ANALYSE DES DISCOURS PROMOTIONNELS D’HYDRO-QUÉBEC DE 1964 À 1997 Dominique Perron
Le nouveau roman de l’énergie nation...
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ANALYSE DES DISCOURS PROMOTIONNELS D’HYDRO-QUÉBEC DE 1964 À 1997 Dominique Perron
Le nouveau roman de l’énergie nationale Analyse des discours promotionnels d’Hydro-Québec de 1964 à 1997
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Le nouveau roman de l’énergie nationale Analyse des discours promotionnels d’Hydro-Québec de 1964 à 1997 Dominique Perron
© 2006 Dominique Perron Publié par les Presses de l’Université de Calgary (University of Calgary Press) 2500 University Drive NW, Calgary (Alberta), Canada T2N 1N4 www.uofcpress.com Il est interdit de reproduire cette publication, de la sauvegarder dans un système d’extraction ou de la transmettre, en tout ou en partie, sous quelque forme ou par quelque moyen que ce soit, sans avoir obtenu au préalable le consentement écrit de l’éditeur ou une licence de The Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright). Pour obtenir une licence Access Copyright, consultez le site www.accesscopyright.ca ou composez sans frais le 1-800-893-5777. Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives Canada Perron, Dominique, 1957Le nouveau roman de l'énergie nationale : analyse des discours promotionnels d'Hydro-Québec de 1964 à 1997 / Dominique Perron. Comprend des réf. bibliogr. et un index. Comprend du texte en anglais. ISBN 1-55238-203-6 1. Publicité télévisée—Langage. 2. Hydro-Québec—Langage. 3. Industries électriques—Publicité—Québec (Province) 4. Publicité télévisée—Aspect social—Québec (Province) 5. Nationalisme—Québec (Province) 6. Québec (Province) —Politique et gouvernement—1960-. I. Titre. HF6161.E3P47 2006
659.19'3337932'09714
C2006-900877-9
La publication de ce livre a été rendue possible grâce à une subvention de la Fédération canadienne des sciences humaines, par l’entremise de son Programme d’aide à l’édition savante, au moyen de fonds fournis par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada. Nous remercions le gouvernement du Canada de son appui financier accordé par l’entremise du Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIÉ), ainsi que l’Alberta Foundation for the Arts pour son soutien à nos activités d’édition. Nous remercions le Conseil des Arts du Canada de son appui à notre programme d’édition.
Conception graphique de la couverture : Mieka West. Photo de couverture : Getty Images. Conception graphique et typographie : Infoscan Collette, Québec. Ce livre est imprimé sur du papier sans acide. Imprimé et relié au Canada par Marquis Imprimeur.
Ce livre est dédié à la mémoire de Léonard Maltais, décédé accidentellement sur le site de construction de Manicouagan 3, le 6 décembre 1970. Il était âgé de 29 ans.
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Table des matières
Remerciements . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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Chapitre 1 Le nouveau roman de l’énergie nationale . . . . . . . . . . . . . .
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Chapitre 2 La girafe et la nostalgie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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Chapitre 3 L’histoire « rêvée » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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Chapitre 4 Deux discours d’inauguration . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 171 Chapitre 5 Femmes électriques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 219 Chapitre 6 On est Hydro-Québécois . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 247 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 265 Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 275
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123 Le nouveau roman de l’énergie nationale
Notes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 281 Index . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 295
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Remerciements
L a rédaction de cet ouvrage a été rendue possible grâce à une bourse de l’Institute of Humanities de The University of Calgary. Je tiens à remercier tout particulièrement les personnes suivantes, collègues et amis, qui m’ont appuyée et encouragée d’une façon ou d’une autre lors de la rédaction de ce manuscrit : Estelle Dansereau, Daniel Maher, Rachel Schmidt, Douglas Walker, Pierre-Yves Mocquais, Wayne McCready, Susan Bennett, Micheline Cambron et Hermina Joldersma. Merci à Ruth Schürch et Pauline Willis pour leur soutien amical. Ma reconnaissance va également à Carole Taylor, Katherine Guevara et Federica Gowen pour leur serviabilité et leur bonne humeur. Un remerciement très spécial à Nathalie Viens pour la révision de ce manuscrit. Je désire également exprimer ma gratitude à mon conjoint Kenneth Sutherland pour son appui pendant ces longues années de travail de même qu’à mes amis Martin Gilbert et Aubert Lavoie.
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Introduction Y nous disaient que Manic 5, c’était l’orgueil du Québec. Ben, pour nous autres, c’était surtout une bonne job… (ouvrier-électricien, retraité d’Hydro-Québec)
R arement, sinon jamais, dans l’histoire québécoise de la seconde moitié du siècle, une entreprise a-t-elle su autant qu’Hydro-Québec dégager e
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par ses discours promotionnels les paramètres aussi constants et précis que reconnaissables d’une identité dite nationale. Pour ce faire, ses activités publicitaires tendirent à créer, puis à entretenir, une confusion intéressante et fructueuse entre la promotion politique d’un État ou du désir d’une Nation et le discours propre à la mise en marché et à l’offre des services d’une entreprise productrice d’hydroélectricité. Comme telle, HydroQuébec cherchait au même titre que d’autres à se tailler une part purement commerciale dans un marché donné, avec les mêmes modes de diffusion publicitaire que toute autre firme industrielle. Quoique le statut de société d’État d’Hydro-Québec ait pu expliquer en partie cette quasi-substitution entre promotion industrielle et publicité identitaire, substitution certainement accessoire, du moins dans les débuts de l’entreprise, il n’empêche que la compagnie d’électricité québécoise s’est livrée plus méthodiquement que ses homologues ontariennes et britanno-colombiennes à la production d’un discours publicitaire spécifique qui l’a non seulement distinguée parmi les autres entreprises de même nature au Canada, mais qui l’a représentée assez tôt dans son histoire comme une émanation immédiate du discours d’affirmation nationale des années soixante-dix et quatre-vingt. Ce phénomène est ainsi formulé par un analyste de l’histoire des entreprises hydroélectriques au Canada : If any Ontarians gaze with temporal pride at Ontario Hydro’s historic accomplishment […] Quebecers are decidedly more spiritual when their thoughts turn to their provincial power utility. After all, Hydro-Québec is not just an engine of economic growth. It is a power edifice that both represents and radiates the institutional authority many Quebecers feel they need to eventually realize a true and lasting sense of independence. In that respect, the foundations of HydroQuébec’s important social and cultural role go much deeper than those of any other provincial power utility1.
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Le nouveau roman de l’énergie nationale
Au-delà d’une perspective historique sur la genèse et le développement du projet hydroélectrique au Québec, c’est précisément ce processus quasi simultané de transformation de l’entreprise Hydro-Québec en symbole social et surtout culturel qui nous intéresse ici. Et plus encore que ce glissement du référent d’une compagnie hydroélectrique à celui de média d’une affirmation nationale, transfert qui s’est effectué somme toute assez rapidement, c’est surtout le processus de consolidation discursive de cette condensation symbolique qui attire l’attention. Si les raisons premières de cette conglomération entre hydroélectricité et identitaire national peuvent facilement s’expliquer par des paramètres historiques surtout repérables entre, disons, 1945 et 1970, il se révèle fascinant de distinguer comment ce phénomène s’est manifesté dans le discours, non pas de l’entreprise, mais de représentation de l’entreprise, donc du comment et non du pourquoi, qui relèverait ici plutôt de l’analyse politique. Le comment, c’est-à-dire les stratégies discursives pour signifier cette association, au demeurant pas absolument inextricables, nous oblige à reconsidérer ces énoncés discursifs véhiculés par les besoins de la représentation spécifique qu’Hydro-Québec avait choisi de privilégier auprès du public et de sa clientèle. Ces énoncés, circulant le plus souvent sous la forme de slogans publicitaires diffusés principalement à la télévision, ont très vite fait partie de la culture populaire des Québécois, ce qui en prouve l’impact. La rapidité de leur intégration dans le folklore commun (pensons à des formulations telles On est propre, propre, propre ou encore On est 12 012 pour assurer votre confort) montre aussi qu’ils échappaient à une lecture analytique, à laquelle ils n’étaient pas destinés malgré leur impact indéniable qui les rend maintenant dignes d’intérêt. Parallèlement, l’examen attentif des procédés discursifs de cette association identitaire offre un exemple exceptionnel, dans un trajet historique déterminé et aisément repérable, de mise en œuvre d’une forme avérée de « propagande » circulant dans le cadre spécifique des publicités télévisées qui sont les formes médiatiques par excellence des modes de promotion, donc de représentation, choisis par une entreprise. Cependant, le corpus promotionnel d’Hydro-Québec ne se limite pas à ces publicités télévisées dont les premières furent lancées en 1964. La présente étude considère aussi comme document promotionnel une série télévisée commanditée par l’entreprise et intitulée Les bâtisseurs d’eau, diffusée en 1997. Sont également inclus deux discours d’inauguration de barrage et de centrale, dont l’un ne put être prononcé par Daniel Johnson en 1968 et l’autre qui fut effectivement énoncé par René Lévesque en 1978. La télésérie comme les allocutions offraient chacune à leur façon une représentation de l’entreprise que l’on peut incontestablement rattacher à cette pratique de propagande, tout comme elles articulaient, sous des modes
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Introduction
différents, ce que nous appellerons pour l’instant le « Grand Récit de l’Exploit d’Hydro-Québec », qui lui aussi fournit un élément éclairant sur la représentation historique du collectif québécois que livra l’entreprise. Avant d’aller plus loin, il faut s’arrêter ici sur les sens du terme « propagande » lequel, s’il n’est pas clarifié, risquerait dès le départ de coller à l’objet de cette étude – la rhétorique nationale et identitaire dans les publicités télévisées d’Hydro-Québec – une intentionnalité comportant un jugement négatif préétabli qu’il faut dissiper dès maintenant. Car, comme le dit Pierre Bourdieu, si l’idéologie, c’est toujours les autres, la propagande, c’est aussi toujours les autres2 et il importe de s’interroger sur la nature du péché dont on s’estime, à tort, irréprochablement exempt. Comme nous privilégierons pour cette étude entre autres les modèles développés par Marc Angenot tels qu’il les a appliqués à son analyse de la rhétorique de la propagande socialiste3, c’est à lui que sera également empruntée une définition opératoire du terme permettant de le dégager quelque peu de sa charge négative. Angenot précise ainsi son insistance sur la dénotation du terme, plutôt que sur sa connotation : je donnerai […] à « propagande » un sens descriptif, sans jugement a priori désignant par là toute production discursive s’adressant à un destinataire collectif pour le mobiliser dans un sens déterminé […] J’appellerai propagande tout ce qui a argumenté pendant plus d’un siècle le bien-fondé de « l’idée » socialiste, ou ce qui a visé à « convertir » les masses et à faire « trembler les bourgeois »4.
L’attribution de cette définition de premier degré, sans « jugement a priori » nécessite cependant quelques nuances conceptuelles si l’on désire l’associer au processus publicitaire, même et surtout s’il a plus ou moins fortuitement recours à un identitaire politique donné. Vera Carvalho, ayant étudié cette question précise des relations entre propagande et publicité, affirme d’emblée qu’elles : « font, de plus en plus, un tout indissoluble, un seul bloc qui évoque des réalités chaque fois plus rapprochées l’une de l’autre »5, mais précise cependant que des distinctions doivent être faites tout particulièrement sur le plan des connotations, de la réception et des diverses formes de réalisations des incitations visées chez le récepteur, toutes articulations qui seront analysées en détail plus loin, mais qui peuvent, avec une efficacité relative, permettre de mieux identifier le passage entre publicité pure et propagande. Ainsi, il est difficile de nier que les publicités télévisées d’HydroQuébec de 1964 à 1997 n’ont pas eu comme fonction première d’argumenter, par le récit, le discours, une sémiologie et une iconographie particulières, le bien-fondé du recours à l’énergie hydroélectrique pour assurer davantage de confort domestique. Difficile de nier aussi qu’à partir d’un certain moment, historiquement identifiable, les publicités télévisées
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Le nouveau roman de l’énergie nationale
d’Hydro-Québec ont eu recours plus ou moins massivement à un type distinct d’énoncés faisant appel à une constellation de discours sociopolitiques déjà en circulation pour conforter les consommateurs dans leur choix de l’hydroélectricité. Cette stratégie promotionnelle reste un phénomène intéressant, d’une portée heuristique infinie, mais elle n’est certainement pas exclusive à cette entreprise, comme l’a bien démontré Andrew Werwick6. Ce qui permettra de mieux identifier les marquages signalant le promotionnel d’un service à celui d’un politique (dont la distinction, dans tous les cas, demeure fort relative au sein de la victoire absolue du néocapitalisme) se situe, dans le cas des publicités télévisées, au sein des modifications syntaxiques, sémantiques, actantielles, iconographiques et globalement discursives, qui réarticulent le message. D’autre part, en admettant que les choix publicitaires d’Hydro-Québec aient infléchi ces variations productrices d’un sens déterminé assimilable à la propagande, c’est encore Angenot que l’on se doit d’évoquer pour statuer sur les dangers de la polarisation idéologique, si tant est que l’on peut accepter ce pléonasme, dans l’analyse de ce corpus promotionnel : On ne dispose plus d’aucun terme pour désigner, sans condamner d’emblée, les discours de mobilisation et d’action publique. Or, ce qui caractérise tous les discours de propagande (dans ce sens dénotatif et englobant) est que – non pas au bout de processus pervers, mais toujours d’emblée quoiqu’à degrés divers – ils aveuglent, trompent, occultent, « mentent », alors qu’aussi ils cherchent à ouvrir les yeux, ils font comprendre, mobilisent, solidarisent, secouent l’apathie, convainquent et font agir7.
De même, on voit bien à quel point, dans ce que Werwick a appelé la « culture promotionnelle », ces divers procédés et leurs résultats sont, de fait, quotidiennement employés à promouvoir une infinité de causes et de mouvements que nos manichéismes idiosyncrasiques s’emploient à étiqueter alternativement comme étant valables, louables ou inacceptables : les banques alimentaires, l’Armée du Salut, le Parti conservateur, le Bloc québécois, Centraide, la lutte contre l’alcool au volant, l’enrôlement dans les Forces armées canadiennes, le combat pour l’enregistrement obligatoire des armes à feu, les campagnes du Front national, sans même avoir à mentionner, bien entendu, toutes les représentations véhiculées par le néolibéralisme contemporain. Ayant ainsi neutralisé une certaine valeur dérogatoire attachée à l’usage du terme « propagande », il importe ici de préciser également sur quels objets précis, en tant que modes de manifestation principale de l’entreprise promotionnelle d’Hydro-Québec, portera cette analyse, le cas singulier des annonces télévisées convoquant une simultanéité d’approches sémiologiques, filmiques et discursives, au sens langagier du terme. Si les premiers éléments ne sauraient en aucun cas être coupés de la totalité signifiante
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Introduction
d’une publicité donnée sans la déformer dangereusement, sinon la trahir totalement, il n’empêche que l’ancrage plus définitif du message réside dans le commentaire l’accompagnant, celui-ci à son tour, par sa rhétorique ou sa polysémie, relançant en quelque sorte les signifiés dans d’autres directions souvent inattendues en raison de leur historicité, de leur acceptabilité, et évidemment, des conditions particulières à leur réception. Ainsi, sans pour autant passer complètement sous silence la présentation iconographique et la syntaxe filmique, notre démarche ciblera davantage les discours accompagnateurs des messages, comme ceux qui sous-tendent la télésérie Les bâtisseurs d’eau, les slogans réitérés, les thèmes insistants, les schémas énonciatifs, les topos de base, bref, tout ce qui peut, dans l’entreprise de « propagande » d’Hydro-Québec, s’articuler dans le langage et produire en même temps un dicible et un récit culturel identifiable, reconduit et réactivé. Se concentrer sur le discursif, en tenant compte, mais dans une moindre mesure, du support sémiologique, c’est aussi pouvoir vérifier avec plus de précision la présence des différentes fonctions du projet de « propagande ». C’est aussi en mesurer le dosage particulier, les dominantes et les effacements, comme la variabilité de ces fonctions qui permettraient de mieux identifier les points de contact, ou les rabattements entre les discours identitaires et nationalistes québécois, tels qu’ils se sont dégagés dans leur singularité au cours des années soixante-dix ou quatre-vingt et le discours promotionnel d’une corporation industrielle née dans une certaine mesure de la genèse de ces discours tels qu’ils ont commencé à s’ébaucher autour de la Révolution tranquille. Mais le terme « propagande » ne saurait suffire à cerner et à qualifier ces activités promotionnelles d’ou émanent d’autres traits exprimant une condition fondamentale sous-tendant les représentations du collectif québécois auxquelles les discours hydro-québécois ont donné lieu. Ainsi, pour la série télévisée, on peut parler de l’élaboration d’un Récit proposé comme fondateur d’une certaine condition du Québec moderne, Récit qui est une extension mythique de l’histoire contingente de l’entreprise. De même, les discours d’inauguration, de nature en fait plus directement politique, ont procédé presque automatiquement à cet appel au Grand Récit d’Hydro-Québec justifiant et légitimant les visées autonomistes du Québec. À cet égard nous pouvons avancer maintenant que toute l’entreprise promotionnelle d’Hydro-Québec a pivoté autour de la mise en place de ce qu’on peut appeler, en paraphrasant une expression de Gérard Bouchard, un mythe euphorisant s’opposant aux mythes dépresseurs qui, selon le chercheur, ont caractérisé longtemps une certaine historiographie québécoise8. C’est ainsi que ce mythe euphorisant propose un Grand Récit de l’Exploit chargé effectivement de contrer les effets dépresseurs du « roman national autour des griefs », ainsi qualifié par Jocelyn Létourneau9.
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Le nouveau roman de l’énergie nationale
Le Grand Récit de l’Exploit d’Hydro-Québec n’en prend pas moins pour point de départ les termes posés par un récit national où le Canadien français minoritaire, écarté de la voie de développement économique et industriel par l’altérité colonialiste anglophone, a intériorisé son sentiment d’infériorité. La nationalisation de l’électricité (à propos de laquelle il faut rappeler qu’elle est en fait la seconde, la première ayant eu lieu en 1944 sous le gouvernement Godbout), obtenue contre l’Opposant symbolisé par les cartels financiers anglo-canadiens et survenue dans l’effervescence de la Révolution tranquille, est présentée comme une rupture d’avec cet état de fait : le Québécois devient enfin Maître chez lui. Cette repossession de soi va de pair avec l’acquisition d’un savoir conduisant à la maîtrise technologique : on peut ainsi concevoir le gigantisme d’une réalisation telle que le barrage Daniel-Johnson et on a l’audace d’imaginer puis de mettre au point un standard inédit de lignes de transport d’électricité, le 735 kV. L’Opposant, à ce stade, pourrait être perçu comme les propres sentiments de doute des Québécois sur eux-mêmes, sentiments vaincus grâce à cette réappropriation de soi marquée par la nationalisation de 1963. Le Sujet québécois a ainsi vaincu le conditionnement de ses origines le posant comme un oublié de l’histoire : l’Homme hydro-québécois n’est plus né pour un petit pain et peut enfin se tourner complètement vers l’avenir, s’étant enfin doté de ce glorieux passé de l’Exploit et de l’Inédit dont il demande au monde extérieur d’être le témoin. Par ce Récit, diversement modulé au gré des différents messages, mais toujours cohérent dans ses grandes lignes, Hydro-Québec s’autodésigne comme le pivot essentiel ayant rendu possible la prise de distance radicale d’avec le passé du Canadien français subalterne : en ce sens, comme on le verra, elle n’aura de cesse de s’émerveiller de ce rôle, et fera preuve d’un recours massif à la nostalgie pour en rappeler les grands moments. C’est dans cette perspective de la nostalgie que sera analysée en détail la campagne publicitaire de 1995 inscrite sous le thème L’énergie qui voit loin, laquelle va également activer le Récit de l’Exploit d’Hydro-Québec dans une présentation où se situera aussi le travail de permutation identitaire entre l’entreprise et le collectif national. Cependant, un chapitre subséquent portant sur la campagne de 1997 intitulée Une énergie nouvelle procédera à un démontage plus minutieux encore de cette substitution des identités tout en permettant de voir à l’œuvre pour une des premières fois dans le corpus promotionnel d’Hydro-Québec une représentation de l’Altérité consécutive au désir de l’entreprise d’intégrer les discours inhérents à la mondialisation des marchés. Par ailleurs, sans avoir voulu procéder à une revue minutieuse de toutes les campagnes successives d’Hydro-Québec, nous avons tenté, par l’analyse de quelques-unes, de cerner les représentations de la femme qui y étaient proposées et les dérapages interprétatifs auxquels elles donnaient lieu 6
Introduction
malgré leur intention paradoxale de présenter l’électricité comme un élément fondamental d’une certaine conception de la « libération de la femme ». Nous avons aussi voulu doubler ce chapitre de l’examen pour nous incontournable du slogan de 1973, On est Hydro-Québécois, qui consacre historiquement le projet déterminé de la permutation identitaire où l’identité de l’entreprise est représentée comme celle du groupe national, permutation dont les campagnes de 1995 et de 1997 présentent l’aboutissement achevé. Le choix de revoir les discours d’inauguration de Manicouagan 5 (1968) par Daniel Johnson et de la centrale des Outardes par René Lévesque (1978) nous a semblé aussi essentiel tant pour l’intérêt historique que devrait susciter l’allocution de Johnson, qui n’a pas été prononcée pour les raison tragiques que l’on sait, que pour la dimension d’artefact discursif que pouvait représenter le Récit de l’Exploit d’Hydro-Québec endossé, le temps d’une adresse publique, par celui qui a véritablement créé la modernité de l’entreprise, René Lévesque. En dernier lieu, nous accordons une attention plutôt soutenue à une lecture des discours présentés dans la série fictionnalisée sur l’histoire de l’entreprise, intitulée Les bâtisseurs d’eau, puisqu’elle propose un éventail de représentations discursives portant sur des thématiques qui ne pouvaient pratiquement pas être abordées dans l’encadrement somme toute limité offert par un message publicitaire. C’est ainsi qu’au sein d’une conception éminemment téléologique de l’histoire, la télésérie illustre un discours plus élaboré sur la question du travail des femmes, les conflits avec les Amérindiens, la politisation de l’entreprise, l’hégémonie technocratique, les contacts avec les anglophones, les polémiques entourant le développement du bassin de la Baie James, tous aspects problématisés qui demeuraient intouchables pour des fins publicitaires mais qui n’en étaient pas moins éloquents sur la vision hydro-québécoise du monde. Nous avons donc choisi de les mettre à l’épreuve d’une lecture plus soutenue. Telles sont ainsi les prémisses de cette étude qui ne peut être envisageable que parce qu’Hydro-Québec jouit d’un indéniable statut culturel au Québec, statut qu’elle a grandement contribué à créer elle-même tant par le retentissement populaire de ses discours promotionnels que par leur cohérence même qui présidait à la réitération de son Récit. Nous espérons pouvoir ainsi mieux déconstruire le rôle symbolique d’Hydro-Québec dans l’élaboration d’une perception du Québec moderne, comme en dernier lieu amorcer une réflexion des discours qui entourent cette manifestation de nature physique et en apparence si neutre, qui prendra une place grandissante de plus en plus discursivisée, sans parler de sa politisation, dans le quotidien de ce nouveau siècle : l’Énergie, hydroélectrique ou autre. Et nous nous devons de réfléchir aussi à cette autre question à laquelle Hydro-Québec semble exemplairement s’être donné le projet de répondre : l’Énergie, qui s’en saisira, qui la dispensera et au nom de quelle entité ? 7
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Chapitre 1 Le nouveau roman de l’énergie nationale Une énergie nouvelle
L
e premier échantillon sur lequel nous nous proposons de mettre à l’épreuve une méthode de dissection des rhétoriques de la propagande consiste en la campagne de publicité télévisée lancée par Hydro-Québec en octobre 1997, campagne intitulée Une énergie nouvelle. Cette production présente à la fois l’avantage d’offrir une synthèse des diverses manifestations discursives de ce qui a trait aux représentations transhistoriques de l’entreprise et l’inconvénient de faire l’économie du récit formé par ces représentations, récit qui ne peut s’articuler, en tant que transformation, que dans la remise en perspective du télescopage de ces représentations successives. Il relèvera donc d’un autre chapitre d’établir la genèse du « récit de l’énergie » tel que narré en publicité par Hydro-Québec depuis 19641, mais on peut dégager d’emblée des traces de ce récit global dans la dernière campagne publicitaire, qui, en raison d’objectifs particuliers à cette production précise, s’est donné pour formule de les récapituler. Néanmoins, en sus des condensations narratives de ce Grand Récit de l’Énergie, Une énergie nouvelle met en jeu avec clarté les mécanismes de fonctionnement de son activité de « propagande » tout en exerçant son efficacité proprement commerciale ; cette concomitance du Récit de l’Énergie avec l’exercice de la propagande permettra de mesurer l’efficace du message en termes d’idéologie au service de l’image de l’entreprise.
PARATAXES Une énergie nouvelle (dans la version française de soixante secondes) se présente en termes filmiques, sous la forme éminemment parataxique du vidéoclip postmoderne. Cette structure parataxique se déploie toutefois strictement sur le plan des images, qui se succèdent et se superposent, sans les références au quotidien qui ont caractérisé les autres publicités d’HydroQuébec dans les décennies précédentes. De fait, les courts flashes (une ou 9
Le nouveau roman de l’énergie nationale
deux secondes au maximum) produisent, dans les limites floues d’un signifié global qui pointe vers la désignation de la technologie mondialisée du XXIe siècle, une suite précipitée d’énoncés permettant une vaste possibilité d’interprétations, toujours à l’intérieur de cette esthétique postmoderne de la rupture et de la superposition. Voyons ainsi le déroulement de ces courts segments filmiques avant d’examiner les discours qui les accompagnent. Le message s’ouvre sur un plan filmé au ralenti de la chute d’une goutte d’eau, se signalant sans ambages comme la genèse contrastée du phénomène « énergie », ce comble2 hyperbolique entre l’infiniment petit qui produira l’inconcevablement puissant, et s’enchaîne sur des images d’enfants courant dans un parc (avec cadrage diagonal). Celles-ci sont superposées à leur tour à l’image d’un buste d’homme au crâne complètement rasé présenté comme signe absolu de cette postmodernité contrôlée et lisse, dégagée de toutes les émanations contingentes du quotidien. Par contiguïté avec ce crâne sphérique et désincarné, on enchaîne sur le pivotement d’un globe terrestre évidé, et métallique, censé illustrer, on s’en doute, la « globalisation des marchés », terme fétiche par excellence du discours euphorique du néocapitalisme en ce début de millénaire. Le mouvement dudit globe – sur lequel, remarquablement, les continents sont uniformément plaqués en métal gris mat et où rien n’est marqué d’aucune frontière nationale – entraîne, toujours dans une durée inférieure à deux secondes, un arrêt légèrement plus long que les prises précédentes sur une autre scène aux lignes non plus sphériques, mais dotée d’une horizontalité presque insistante représentant ce que Roland Barthes nommerait le signe codifié de l’exoticité par excellence. On voit un paysage de rizière, au milieu duquel une jeune femme coiffée du cône de paille traditionnel est penchée vers le sol, cristallisation stéréotypée de l’Autre, cliché dans tous les sens riche d’intérêt dans son procès de stéréotypisation même, bien censé illustrer les marchés extérieurs les plus lointains, les plus éloignés culturellement et géographiquement3, l’éloignement surcodifié étant la garantie paradoxale du même, dans l’ici-maintenant. Mais le panoramique de la rizière, avec un plan rapproché sur la jeune travailleuse – soulignant le contraste entre la technologisation de l’ici et le primitivisme de l’ailleurs, et donc sousentendant le besoin de la conversion quasi missionnaire –, cède très rapidement la place à une scène illustrant la littéralité absolue de l’expression « de bouche à oreille » : on voit effectivement un profil féminin bougeant les lèvres et émettant, mais sans qu’on les entende, des paroles destinées à un visage masculin qui tend son oreille à ce qui nous apparaît comme un chuchotement lentement articulé. En surimpression, entre la bouche et
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l’oreille, on lit l’inscription « télécommunication », produisant un effet différent jouant sur l’écart entre le niveau d’accomplissement technologique qui permet la communication tous azimuts et multiforme et son articulation proprement linguistique qui s’effectue d’abord dans les limites physiques de sa production la plus élémentaire. Si la dérivation vers la notion toute idéologique de missionnariat est ici affaiblie, jusqu’à la disparition, le destinataire du concept à la fois métaphorique et littéral du « bouche à oreille » n’en est quand même pas moins orienté par l’impression d’amplification exponentielle, de dilution infinie mais aussi indéfinie de cet acte de communiquer comme un autre idéologème obligé du discours postmoderne. Une perversité de lecture nous inviterait même à soupçonner, puisque le chuchotement n’est pas entendu, mais montré, que le contenu de fait importerait peu et que décidément le support matériel serait plus que jamais le message, constat revivifié par les discours fin de siècle. La microscène du chuchotement, si l’on peut ainsi intituler les images parataxiques qui se suivent, s’enchaîne alors sur une autre image à la référentialité un peu plus étroite et immédiate qui permet enfin au téléspectateur d’identifier tant soit peu l’objet certain de cette publicité, puisqu’on nous montre enfin les fameux pylônes de transport se profilant sur fond de ciel d’un bleu franc qui n’est pas sans évoquer la couleur du fleurdelisé. Ces silhouettes devenues familières dans le paysage québécois4 – urbain, rural, forestier, subarctique, toutes particularités confondues – installent enfin le signifié global du message dans une quasi-certitude : il sera donc question d’hydroélectricité, et donc de son producteur principal au Québec, Hydro-Québec. Mais, plus que le support filmique du message, au sujet duquel une analyse non spécialisée ne peut être qu’incomplète, c’est le texte qui accompagne ces premières images, récité en voix hors champ par une narratrice, qui vient ancrer l’énoncé tronqué des courtes scènes et contrôler la teneur du message. C’est ce texte qui de prime abord nous intéresse, car tout en fixant la finitude déterminée du produit dont on fait ici après tout la réclame, il est la mise en discours spécifique comme support premier et premièrement repérable du message publicitaire en tant que « propagande » de l’entreprise. Ici, doublant les images et allant au-delà d’elles, le texte publicitaire comme tel illustre la prégnance de ce « qui se narre et s’articule dans un état de société donnée », selon la formule bien connue d’Angenot, dans une expressivité particulière d’où se dégagent, et d’où devraient se dégager, des lignes directrices d’un ou plusieurs discours sociaux propres à une situation historique. Ces discours renvoient à des positions idéologiques identifiables, alimentant l’activité de propagande, elle-même englobant des fonctions précises sur lesquelles nous reviendrons.
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VA-ET-VIENT D’UNE IDENTITÉ Les premières lignes lues par la narratrice – voix mûre, professionnelle, assurée, mais non autoritaire – sont les suivantes, qui accompagnent la première série d’images que nous venons de décrire brièvement plus haut : Nous avons l’énergie pour avancer. Pour grandir, prospérer, rayonner vers de nouveaux marchés. Elles seront suivies, au gré du déroulement du clip dans sa totalité, des commentaires suivants : Nous avons l’énergie de milliers d’hommes et de femmes qui s’ouvrent au monde. Pour imaginer le mieux pour tout le monde. Nous avons une belle énergie. La plus pure. La plus propre. Notre propre énergie. L’énergie pour créer, innover, allumer l’avenir. Le génie de l’énergie. Nous avons l’énergie de nos vingt ans, de nos trente ans, l’énergie de la jeunesse et de la sagesse. Hydro-Québec : une énergie nouvelle.
Précisons que ce court texte n’est que le premier d’une série de trois dans la campagne Une énergie nouvelle, et il nous semble d’emblée que pour procéder au procès discursif qui reflète tant soit peu l’intentionnalité de l’entreprise, il nous faut disposer aussi des deux autres textes qui modifient (malgré les redondances apparentes) les éléments déjà présents dans le premier, ou encore leur insufflent une signification distincte selon les thématiques privilégiées, lesquelles sont formulées respectivement dans les deux autres messages, Ouverture des marchés et L’eau, énergie verte. Ainsi, les commentaires intégraux sont les suivants : Ouverture des marchés S’ouvrir. Rayonner Partir à la conquête de nouveaux espaces économiques. Pour grandir, prospérer. Nous avons l’énergie pour fonder des alliances. Pour rentabiliser nos acquis. Développons. Ensemble. Pour vivre une nouvelle grande aventure. Donnons-nous le pouvoir d’avancer. Hydro-Québec : une énergie nouvelle. L’eau, énergie verte L’eau. Source de vie. Qui coule au plus profond de notre histoire. Fabuleuse richesse que nous avons su apprivoiser. L’eau. Source d’énergie pure, renouvelable. Source de bien-être. De cette ressource, nous avons tiré un savoir. Un héritage à valoriser. L’eau. Notre propre énergie. Hydro-Québec : une énergie nouvelle.
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La constitution de ces trois textes comme suite complémentaire nous offre donc ainsi un corpus discursif un peu plus ample qui s’illustre comme un tout avec une intentionnalité qui peut s’articuler par une analyse schématique des fonctions de la propagande prenant la forme d’une publicité. Marc Angenot, examinant le potentiel d’efficacité du discours de mobilisation, but qu’on ne saurait dénier à toute forme de publicité puisqu’il s’agit d’inciter à agir, pose que le discours de propagande exerce, entre autres, une fonction identitaire. Cependant, bien que cette fonction précise vienne en dernier lieu dans l’ordre logique proposé par Angenot, nous devons la mentionner ici en tête de liste parce que l’ordonnance linéaire du texte en pose la manifestation dès le départ, par l’emploi du pronom « nous », choix qui, on s’en doute, est éminemment pesé et mesuré dans la formulation publicitaire élaborée qui ne laisse rien à l’improvisation ou à la dérive sémantique. Ce pronom personnel, on le remarquera, ouvre par ailleurs chaque phrase de la séquence Une énergie nouvelle. Si on relit cette séquence, et si on s’en tient à elle pour l’instant, il pourrait paraître au premier abord que cet identitaire n’est pas problématique, ni problématisé, puisqu’il renverrait sans ambages à celui de l’entreprise Hydro-Québec. Or, que l’on se restreigne à la clôture de cette première séquence, et que l’on dépasse les limites de ce premier texte, et l’on s’aperçoit vite que la fonction identitaire portée par le message, et l’ensemble de la campagne, repose sur des ambiguïtés et des glissements d’ordre historico-discursif qui complexifient la référence identitaire réelle tout en lui conférant une efficacité indéniable et redoutable, ce que l’on ne saurait en toute bonne foi reprocher à une publicité en tant que propagande. Déjà, le Nous avons de l’énergie pour avancer. Pour grandir, prospérer, rayonner vers de nouveaux marchés déplace le « nous » au-delà du simple référent direct à l’entreprise elle-même, en ce qu’il est orienté, faute de référent plus précis justement, vers l’espace large et extensible d’une collectivité encore indéfinie. Mais, qui mieux est pour un destinataire québécois, la poussée roborative de l’énoncé réinvestissant tout le discours historique et analytique d’une réaffirmation nationaliste inscrit immédiatement, par l’effet précisément centripète des discours précédents, le « nous » dans les limites supérieures, quoique encore floues, du Nous national plutôt que du Nous entrepreneurial. De ce fait, ces premiers syntagmes d’Une énergie nouvelle sont remarquablement applicables, sans aucun réajustement préalable, à la représentation de n’importe quelle entreprise québécoise performante dans le contexte des vingt dernières années, le terme « énergie » étant modulé devant les topos suscités par grandir, prospérer, rayonner vers de nouveaux marchés sur lesquels il conviendra de revenir. Cependant, dans la deuxième phrase, le destinataire peut réajuster son entendement du « nous », avec Nous avons l’énergie de milliers d’hommes et de femmes qui s’ouvrent au monde, le nombre ramenant ici sans contexte le référent à celui des employés 13
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d’Hydro-Québec5 ; mais là encore, l’astuce réside dans le brouillage identitaire qui consiste à ne pas proprement désigner ces milliers par la nomination spécifique « employés » ou « travailleurs », mais bien par le syntagme hommes et femmes, dans lequel on doit admirer en passant la spécification des genres. Le décodeur du message perçoit le réajustement identitaire, mais celui-ci a été effectué sans rupture brutale, avec une ouverture nominale qui adoucit considérablement, presque vers la neutralité, l’exclusion inévitablement portée par un « nous » qui ne désignerait que les travailleurs. La troisième séquence du message relance encore la désignation identitaire dans une extension large, référentialité quasi mythique qui mine merveilleusement la prétendue stabilité de l’énoncé final Hydro-Québec : une énergie nouvelle. Cette séquence est la suivante : Nous avons une belle énergie. La plus pure. La plus propre. Notre propre énergie. Mettons de côté, pour l’instant, le champ sémantique de l’intégrité proposée par « pure et propre », qui relève d’une autre fonction de la propagande, et considérons de nouveau la modification insufflée à cette troisième occurrence du « nous », modification qui, du fait précis d’un choix énonciatif particulier, permet encore une adhésion identitaire élargie. Si la seconde séquence, comme nous l’avons vu, ramène en douceur le « nous » à celui de l’entreprise, il n’empêche qu’elle est séparée de la troisième, dans le cadre du message publicitaire global, par un certain silence verbal, si court soit-il, dûment rempli de cet enchaînement précipité d’images propre au clip, bousculade de signifiants laissant un temps moins que minimal à leur décodage et qui a un indéniable effet de distraction. Or, le récepteur ainsi « distrait », ce qui est de fait rendu aisé par l’éclatement de la formule filmique, perdrait ainsi facilement de vue le rétrécissement de la désignation identitaire proposée par l’énoncé précédent, dont il est en quelque sorte « détourné », et est prêt à accueillir la proposition suivante : « Nous avons une belle énergie » avec la même expansivité qu’au début, aidé en cela par l’effet préparateur du rabattage centripète6 des discours corroborants émis au Québec depuis, disons, 1968–69, dont l’idéologème par excellence serait concentré dans le fameux slogan de 1970, Québec sait faire. La coupure énonciative qui laisse donc se réactualiser ces paradigmes discursifs permet ainsi à ce « nous » de s’élargir de façon significative d’autant plus qu’il s’approprie « une belle énergie », formule dont la familiarité appréciative paraît l’apanage d’une essence globale mal attribuable à un groupe organisé dans la discipline d’une entreprise, même si tel était le cas. Cette belle énergie paraît prête à fuser de toute part, à s’offrir dans un enthousiasme effréné et ne saurait donc être que le fait d’un collectif dont l’identitaire est ainsi naturalisé en termes d’énergie. Hydro-Québec s’est donc habilement effacée ici derrière l’appropriation par le collectif national d’un élément, l’énergie, pris ici dans une acception très large qui 14
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inclut et le sens métaphorique de la capacité d’accomplissement d’un groupe présenté comme effervescent et le sens littéral du produit de la publicité : le même terme propose ici deux possesseurs hypothétiques, un Nous élargi et le Nous de l’entreprise. Notre propre énergie subit dès lors le même effet de dérèglement en ce qui a trait à l’attribution d’un détenteur, d’autant plus remarquable que le terme propre aurait justement eu comme virtualité d’affirmer un possesseur strict et incontestable à cette énergie. L’énergie appropriée est ici plus que simplement un objet possédé, devenue propre par antanaclase, et glisse plutôt du côté de l’essence, faisant partie intégrante du Nous effervescent qui se l’attribue belle. Hydro-Québec est une compagnie de production hydroélectrique et, par définition stricte, une structure privée d’âme, mais le collectif québécois et sa référence suggérée par le Nous imposeraient une transcendance par cette essence incontournable de l’énergie présentée comme une attribution spontanée. La dernière séquence de ce message-pavillon qu’est Une énergie nouvelle dans laquelle apparaît encore le Nous, joue toujours, quoique sur une note plus atténuée, sur l’indécision relative au référent du pronom. Le procédé est le même que pour la deuxième séquence dans laquelle l’énonciateur refuse ou élude le sème qui permettrait l’ancrage au terme « entreprise ». Ici, on choisira tout simplement une allusion temporelle, dont la réalité même dépasse en fait la vraisemblance, qui permettrait d’établir avec certitude l’identité du référent. Il s’agit de : Nous avons l’énergie de nos vingt ans, de nos trente ans, l’énergie de la jeunesse et de la sagesse. Si, comme toutes les entreprises, Hydro-Québec, au cours de son histoire publicitaire, a souvent recours à des représentations directes (fictionnalisées ou non) de ses employés, mais représentations qui dans ces cas n’auraient pu souffrir d’ambiguïté du référent, ici on semble jouer de nouveau sur l’équivoque qui permet toutes les projections identitaires. L’énoncé l’énergie de nos vingt ans, de nos trente ans est, on n’ose dire renforcé dans ce cas précis, mais accompagné d’images de jeunes enfants courant dans un sous-bois, enfants qui ont certainement à peine la moitié des vingt ans précisés par la narratrice, ce qui déstabilise d’emblée la fermeté de l’affirmation. Mieux encore, les trente ans sont doublés d’une très courte scène, assez stéréotypée, où l’on voit une très jeune fille, qui n’a sûrement pas davantage les trente ans du commentaire, même ni à peine vingt ans, courir au ralenti dans un champ de blé mûr, lequel peut difficilement, malgré toutes les invitations à l’éclatement proposées par le clip, évoquer un des bureaux d’Hydro-Québec. La précision temporelle ici est très sérieusement compromise par le référent iconique, et l’identité apparemment univoque d’Hydro-Québec, stricte entreprise, est ici encore détournée vers la globalité du collectif québécois qui y retrouve un de ses vecteurs identitaires les plus chers, celui des générations montantes, futures, exigeantes et prometteuses – l’énergie de la jeunesse – qui sont à la fois le présent 15
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ouvert à qui l’on destine ce potentiel énergétique – et financier – et le futur qui en assurera la continuité rassurante. La référence à l’entreprise comme finitude concrète est encore plus délibérément brouillée pour permettre la désignation identitaire de toute une collectivité activant ainsi ses représentations privilégiées, puisqu’il nous paraît difficile d’acquiescer au premier degré à une affirmation laissant supposer qu’Hydro-Québec compte parmi ses employés un nombre majoritaire de jeunes de moins de trente ans7. Idem pour la référence à la sagesse, qui permet d’éviter de peu par sa virtualisation un horizon d’attente brièvement suscité par l’expectative d’une polarisation, une mention malencontreuse du terme « vieillesse » qui viendrait s’imposer dans une logique binaire. En fait, l’écueil est toujours là, marqué à peine par la superposition quasi in extremis du mot « sagesse », qui renvoie ici encore à une potentialité dépassant sans conteste l’identitaire corporatiste, et ce, pour plusieurs raisons. D’abord, parce que le terme « sagesse » accolé aux accomplissements d’une entreprise qui a pour mandat, faut-il le rappeler, d’être profitable pour l’ensemble des Québécois, reste une occurrence assez inattendue, surtout dans le contexte néolibéral capitaliste de ce début de millénaire. Sagesse paraît pratiquement s’opposer à « audace », sinon à « performance », et dégage, malgré une dimension d’autorité rassurante et de bon aloi, une impression étrange de hauteur et de distance philosophique vis-à-vis de ce qu’on imaginerait être les aigles impitoyablement efficaces du monde de la finance, de la gestion et de l’investissement. Cette hauteur subtile, dégagée des enjeux concrets de l’univers de productivité affairiste, est symboliquement incarnée par l’image de la femme – très belle et visiblement d’âge mûr – qui commentait jusqu’ici en voix hors champ. Au moment où elle prononce le mot « sagesse », ce qui coïncide avec l’apparition de son visage sur l’écran, elle ferme doucement les yeux, dans un mouvement quasi religieux de distanciation finale, s’offrant comme méditation dégagée des contingences de l’offre et de la demande d’énergie qui nuiraient somme toute à une réflexion posée, manifestant ainsi une élévation vaguement dédaigneuse face à ce qu’on pourrait imaginer être les brutalités nécessaires de la gestion des affaires. Ici, HydroQuébec prend le risque encore relativement neutralisé par les flottements identitaires précédents de se qualifier de façon singulière, par rapport à l’ensemble des représentations plutôt décidées que l’on est accoutumé de voir en cette décennie de campagnes publicitaires d’entreprises performantes : elle se désigne de la sorte comme légèrement ou potentiellement dégagée des abruptes nécessités des lois du marché ou, plus brutalement encore, des polémiques associées à maintes décisions de l’entreprise, polémiques qui allaient grandissant depuis 1970. Or, le réfèrent sagesse ne peut fonctionner que parce que le Nous qui s’en saisit, comme c’est le cas pour les « vingt et trente ans », n’est plus celui d’Hydro-Québec, mais celui du collectif québécois vers lequel il a de plus en plus glissé, en dépit, ou à cause 16
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de ces réorientations fort bien calculées. La sagesse ici, en ce qu’elle appelle l’expression « sagesse populaire », ne peut être justement que populaire, la sagesse présentée comme individuelle, celle précisément d’Hydro-Québec, insistant trop sur cette curieuse vue des hauteurs qui pourrait être de mauvais aloi de la part d’une entreprise censée être aux aguets des marchés, des investissements, des prises de position rapides et efficaces nécessitées par ce contexte mythique de la mondialisation. Les deux autres messages de la version française d’Une énergie nouvelle, soit Ouverture des marchés et L’eau, énergie verte, vont réinvestir de façon plus resserrée la fonction identitaire, toujours en jouant de nouvelles contextualisations du « nous ». Il en va ainsi, dans la seconde séquence, des énoncés suivants : Nous avons l’énergie pour fonder des alliances. Pour rentabiliser nos acquis. Développons. Ensemble. Pour vivre une nouvelle grande aventure. Donnons-nous le pouvoir d’avancer.
Si le Nous de la première phrase laisse encore vraisemblablement supposer celui de l’entreprise, le terme « acquis » convoque de nouveau l’ombre de l’ambivalence en ce qu’il définit une totalité vaguement historicisée de ce qui a été obtenu, amassé, construit, thésaurisé en tant que somme d’un passé. Le terme « acquis », à l’opposé du terme attendu « actifs », toujours dans le contexte d’une entreprise, signale davantage un appel à la reconnaissance extérieure, « l’actif » étant plus de l’ordre de la certitude interne et comptabilisable. Cependant, Développons. Ensemble réoriente avec plus de sûreté encore la nature spécifique de l’identitaire, l’impératif de la première personne réussissant à simultanément susciter un interlocuteur dont on assume qu’il est le destinataire du message et à l’annihiler, puisqu’il est aussitôt incorporé au premier Nous qui s’adresse à lui. Le destinataire n’est ainsi privé de parole que pour la reprendre par la médiatisation de l’émetteur, de sorte que ce seront donc les deux qui s’exprimeront dans cette injonction, une certaine logique portant difficilement à croire qu’HydroQuébec s’adresserait, dans ce message spécifique, strictement à elle-même ou à ses employés. Il faut qu’il y ait un destinataire, mais le destinataire est inclus comme sujet d’énonciation. Qui plus est, l’adverbe « ensemble » vient atténuer – à moins que ce ne soit accroître – l’irrésolution sur l’identité de l’énonciateur ainsi déstabilisé. Le Développons. Ensemble ne peut être qu’Hydro-Québec et les Québécois. Le Donnons-nous le pouvoir d’avancer fait intervenir un louvoiement de même type, en ce que l’injonction fait l’économie radicale du « vous » auquel vraisemblablement elle s’adresse dans le cadre d’un signifié premier et plausible qui serait donnez-nous. Ici, l’instance dynamisée anéantit toute possibilité, pour le destinataire, le consommateur, l’abonné, le client, de se soustraire à cette injonction pleine de conviction, cet « être-ensemble » 17
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nécessaire et imparable qui rend possible le progrès. La deuxième séquence de la campagne se clôt ainsi (mise à part la signature) sur une actualisation d’une identité qui se dégage graduellement de l’ambiguïté. Les allusions à l’identité de l’énonciateur ont été ainsi l’objet de multiples déterminations, mais toujours assez floues pour éviter tout choc d’une désignation trop directe. Mais ces ajustements/réajustements n’en ont pas moins effectué un travail préparatoire vers une référence qui va plus ou moins permettre à la séquence trois d’afficher sans ambages, mais sans brutalité, le discours attendu de l’identitaire collectif et national. Qui coule au plus profond de notre histoire. Fabuleuse richesse que nous avons su apprivoiser. […] nous avons tiré un savoir. Un héritage à valoriser.
N’insistons pas sur les idéologèmes couverts par les termes « histoire » et « héritage » qui peuvent entraîner curieusement au sein de l’esthétique globalement postmoderne du message publicitaire toutes les résurgences du conservatisme national traditionnel, typique disons d’une certaine historiographie des années cinquante (pour ne nommer que celle-là). Mais, justement à cause de l’effleurement de ces discours-clés, la fabuleuse richesse, idéologème cher au discours progressiste de la Révolution tranquille, ne peut avoir été « apprivoisée » que par le collectif national, et non pas par le groupe singulier « Hydro-Québec », qui, dans le cadre supposé de l’héritage, ne peut en être qu’un dépositaire, un curateur peut-être, mais certainement pas un propriétaire exclusif. Dès lors, Hydro-Québec, au terme de la troisième séquence d’Une énergie nouvelle, s’est assez efficacement effacée derrière le groupe national à qui elle offre, par éclipses de plus en plus brèves, un identitaire unificateur, progressiste, énergique (si on nous pardonne ce jeu de mot), un identitaire éminemment engageant qui prend appui sur son passé de bâtisseur pour se projeter dans l’avenir prometteur, processus récapitulatif et euphorique cher à tout aspirant collectif à la postindustrialisation, club privé enviable qui conforte d’autant plus l’identité justement parce qu’il permet de jouer sur « l’effet de club »8 des nations technologiquement avancées. Ainsi l’assimilation de la publicité aux formes discursives de la propagande trouve-t-elle une validation définitoire dans le dégagement d’une fonction à la visibilité première et incontestable, malgré les détours rhétoriques auxquels elle se livre, la fonction identitaire qui « fait communier en une communauté pourvue d’un savoir, d’un pouvoir, d’un vouloir collectif »9. S’il ne s’agit pas encore d’examiner plus avant, à ce stade-ci, les traits immanents de ce noyau identitaire, traits obtenus d’abord, comme on l’a vu, par des effets de discours, on peut néanmoins assumer sa présence orientante et l’affronter à d’autres données fonctionnelles fournissant les topiques se dégageant des procédés persuasifs propres à Une énergie 18
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nouvelle. Ayant rallié ses destinataires, les ayant fait prononcer eux-mêmes son propre texte, le message peut maintenant avoir recours à d’autres dispositifs rhétoriques qui lui permettront une efficacité maximale, encore que la seule fonction identitaire, dans le cadre de cet objectif d’efficacité, prenne un relief dominant, inséparable en fait du message, justement à cause du flou entretenu sur la référence possible de cette identité dont le travail de nomination devient presque central, au cours des trois messages de la campagne.
LÉGITIMATION ET PERSUASION La fonction légitimatrice10 s’articulera ici très étroitement à la fonction identitaire, en ce que l’affirmation même à éclipses de cette dernière entraînera le discours du message vers le topos nécessaire du progrès, de l’affirmation, du développement, de la croissance. Ce « nous » ne saurait être stagnant : dès qu’il est nommé, il est lancé dans la trajectoire inévitable et indiscutable de son affirmation d’emblée économique. Nous avons l’énergie pour avancer. Pour grandir, prospérer, rayonner vers de nouveaux marchés. (message 1, Une énergie nouvelle) Partir à la conquête de nouveaux espaces économiques. Pour grandir, prospérer. […] Pour rentabiliser nos acquis. […] Donnons-nous le pouvoir d’avancer. (message 2, Ouverture des marchés) De cette ressource, nous avons tiré un savoir. Un héritage à valoriser. (message 3, L’eau, énergie verte)
Le sujet collectif ainsi dessiné est un sujet qui a des comptes à rendre, qui se doit d’aller de l’avant parce qu’il est dépositaire intrinsèque de ce qui lui est transmis (acquis, savoir, héritage). C’est en cela qu’il peut légitimer son avancée euphorique dans les sillons du capitalisme, déplaçant de fait le passé vers l’avenir, et créant entre eux des obligations mutuelles qui amènent cette opposition qui a pu être chère à un discours traditionnel du type Notre maître, le passé sur un autre axe où l’avenir de conservation ou de survie est télescopé dans la démultiplication victorieuse sur un terrain dépouillé de tout facteur de suspicion : la prospérité économique. L’allusion passéiste est ainsi innocentée en étant redirigée vers un terrain d’affirmation idéologiquement irréprochable dans le contexte cependant idéologiquement suspect, mais pour d’autres raisons, de la globalisation des marchés. On se doit d’y participer, et nul ne saurait nous le reprocher : le passé patrimonial prend ainsi une allure légitime en ce qu’il est posé comme justification d’une avenir de réussite.
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La fonction légitimatrice du message ne se dissocie pas davantage de son action persuasive, la persuasion tirant son élan de l’imparable acquiescement, non énoncé, à la nécessité, pour le collectif national dont l’identitaire ne peut qu’être lié à la notion d’une histoire commune, de transmettre le legs historique. La persuasion ici sera encore de l’ordre de l’inventaire et de la récapitulation et prend la forme d’énoncés réitératifs et insistants qui illustrent bien ce recours au renforcement, à la persévérance et à l’intériorisation11 propres à l’action persuasive : Nous Nous Nous Nous Nous
avons avons avons avons avons
l’énergie pour avancer… l’énergie de milliers d’hommes et de femmes… une belle énergie… l’énergie de nos vingt ans… l’énergie pour fonder des alliances…
Notons ici l’exhortation finale du message 2, Donnons-nous le pouvoir d’avancer, où le Nous ressort dans toute son ambiguïté flamboyante. Les formes analeptiques, surtout concentrées dans les messages 1 et 2, exercent un effet de réassurance dans la comptabilisation des atouts, comme la version plus sophistiquée et lyrique de l’idéologème du « Nous sommes capables » qui a servi à d’autres discours promotionnels d’Hydro-Québec12. Plus particulièrement, le premier énoncé du message d’Une énergie nouvelle place le Nous plus ou moins problématique sur une ligne de départ qui appelle un déplacement qui ne peut être que vers l’avant, puisque le Nous est représenté comme étant « prêt ». L’aiguillon final du Donnons-nous, jouant toujours sur cette savante indétermination identitaire (le collectif québécois ? l’entreprise ?), place maintenant le Nous dont on a peine à croire à ce moment qu’il ne représente que l’entreprise, laquelle vraisemblablement ne se poserait pas la question en ces termes, et le responsabilise devant le choix à faire quant à cet avenir euphorique qui est ainsi miroité : Pour vivre une nouvelle grande aventure. La persuasion joue ici plus clairement sur l’impossibilité pour le « nous » identitaire de reculer devant la prospérité, le rayonnement, mais surtout devant l’aventure, l’ouverture, la conquête, sous peine de se percevoir comme retournant aux attitudes de repli sur soi passéistes et passives que tout un discours historico-politique contemporain, et accusateur, amplement médiatisé, lui a présenté comme irrecevables. Angenot associe également à la fonction persuasive « les fonctions connexes » détergente et immunitaire de même que la fonction intégrativeinterprétative. Dans ces cas encore, on mesure bien à quel point les exercices de ces différentes fonctions de la propagande sont étroitement entremêlés et ne sauraient se démonter mécaniquement sans prise en compte de leur interaction et de leur interdépendance respectives. Nous reviendrons sur « le détergent et l’immunitaire » ; en nous attardant d’abord sur les manifestations du travail d’intégration et d’interprétation du discours 20
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promotionnel d’Une énergie nouvelle, il nous sera possible de nous donner des outils plus précis pour aborder la question centrale du procès général des publicités d’Hydro-Québec comme Grand Récit. Ce qui nous mène inévitablement à cette perspective est que la fonction intégrative-interprétative doit « permettre de vérifier les enseignements de l’expérience »13 et manifeste une « activité de nomination et de valorisation » par où certains éléments sont narrés, donc présentés comme une transformation. De ce fait, elle confère à ces éléments un sens univoque qui favorise leur intégration au projet global de la publicité comme propagande. C’est tout particulièrement dans le message 3, L’eau, énergie verte, que s’inscrivent le plus clairement des manifestations discursives propres à la fonction intégrative-interprétative. Notons particulièrement : L’eau. Source de vie. Qui coule au plus profond de notre histoire. Fabuleuse richesse que nous avons su apprivoiser […]. De cette ressource, nous avons tiré un savoir. Un héritage à valoriser. (Nous soulignons.)
On ne peut éviter de voir, tout particulièrement dans les deux derniers énoncés, le travail discursif d’élimination des « aléas de la conjoncture »14, comme le précise Angenot, en ce sens où l’Histoire est ici synthétisée de façon maximale, mais surtout orientée vers une téléologie, la réussite passée garantissant la réussite de l’avenir synthétisée par le terme « savoir », dont le bref récit de l’acquisition fait l’économie d’une complexité multidimensionnelle. L’Histoire, la « nôtre », et ici encore se pointent les flottements bénéfiques à une attribution large de son identité, est forcée dans le collimateur du Récit de la Révolution tranquille sous l’aspect de ce savoir présenté comme accessible à tout le collectif québécois (Nous du groupe ou Nous de l’entreprise) et présenté comme la clé obligatoire d’accès à la modernité métonymiquement représentée ici par l’abondance capitaliste (fabuleuse richesse, ressource). Par ailleurs, la fonction immunitaire, précisée par Angenot comme celle qui « doit fournir un contingent d’arguments susceptibles de résister aux idées bourgeoises, aux mensonges de la presse reptilienne… »15 est convoquée ici en ce que justement l’Histoire et ses contingences sont ramenées à la performance exclusive de la domestication de l’eau, passant sous silence dans cette attribution symbolique et métaphorique qui coule au plus profond de notre histoire les combats parallèles et différents, les difficultés politiques et sociales liées à la prise de possession de ses ressources hydrauliques, et surtout, les contestations mêmes inhérentes au développement de l’entreprise Hydro-Québec, contestations comme questionnements de ses activités : difficultés liées au développement de la Baie James, conflits avec les Autochtones, tutelles gouvernementales, protestations contre les tarifs, oppositions des groupes environnementalistes, et ansi de suite. C’est 21
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ainsi que la virtualité d’une remise en question du Grand Récit transformateur des porteurs d’eau en bâtisseurs d’eau, renversement euphorique qui s’impose comme interprétation rétrospective, est escamotée par ce travail immunitaire de la propagande publicitaire. Dans l’énoncé, tel qu’il est présenté, est exclue une représentation plus nuancée ou tenant compte des modalités diverses de cet accès à la propriété de l’eau et surtout aux conditions d’exercice de cette propriété. Dès lors, l’interprétation obligée de l’Histoire comme Récit de l’acquisition d’une richesse pose également la prescription de la transmission de l’objet à un destinataire qui se met du coup à exister in absentia dans le discours, puisque la logique du récit mythique ne peut que poser son existence : Un héritage à valoriser. Dès lors surgit plus fermement encore, avec ce destinataire (amplement relayé dans le vidéoclip par des images de bébés, de jeunes enfants, de jeunes adolescents, synecdoques obligées de l’avenir « héréditaire »), le Nous du collectif québécois comme bénéficiaire absolu des activités de l’entreprise, statut qui découle d’une intégration logique de cette interprétation univoque. La fonction immunitaire ici a bien joué : le récit historique convergeant vers la valorisation, par et pour le Nous, permet d’articuler son argument persuasif final et incontournable : c’est pour le Nous que tout cela a été fait, et le bien du Nous demande que cela continue ainsi. Dans cette logique, le Donnons-nous le pouvoir d’avancer aurait peut-être eu plus d’impact à la toute fin du message 3, la fonction intégrative-interprétative pouvant se manifester avec tout son potentiel dans cette dernière partie, mais il appartient davantage aux publicitaires de discuter du bien-fondé de cette dernière observation.
IDENTITÉ ET RESSENTIMENT Tout bien considéré maintenant l’analyse discursive d’Une énergie nouvelle – en gardant toujours à l’esprit une définition non connotative du discours de propagande, comme en appréciant ce lien entre publicité et propagande –, quels seraient les paramètres à dégager de ce type de lecture somme toute peu prévue dans la production même du message ? Aucune des conclusions, voire des condamnations, dont les trop souvent moralisantes analyses de publicité, récits comme images, ne sont pas avares, ne paraissent ici satisfaisantes, et il convient d’examiner plus avant les articulations théoriques et les conséquences pratiques d’une telle grille de lecture d’une publicité télévisée avant de procéder à des disqualifications du message par trop aisément validées, et par là désagréablement définitives. C’est par le recours à un autre ouvrage de Marc Angenot, qui fut d’ailleurs l’objet de vives polémiques lors de sa parution, Les idéologies du ressentiment, que nous souhaiterions à ce point affronter la nécessité de 22
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cette condamnation elle-même idéologique des stratégies discursives d’Une énergie nouvelle. Pour ce faire, nous allons procéder à une remise en perspective des manifestations de la thématique nationaliste québécoise dans le cadre d’un message qui a justement pour objet non pas de faire adhérer, à un premier niveau du moins, à la légitimité des positions politiques assurant la prééminence du nationalisme comme fondement de la définition de l’État, mais certainement de convaincre des consommateurs, par une manipulation précise, d’avoir recours aux services d’une société d’État dont les bénéfices vont bien à l’État, selon un principe de distribution des capitaux devant retourner sous forme de services et de dividendes indirects aux consommateurs-bénéficiaires et, faut-il le préciser en fin de ligne, aux citoyens. Si le nationalisme proprement québécois n’est pas expressément désigné dans l’herméneutique16 proposée par Les idéologies du ressentiment, le nationalisme au sens strict est sans contredit l’objet de la dénonciation critique d’Angenot : L’objet de crainte qui se profile derrière les ressentiments nationalistes, ethniques, c’est ordinairement la peur de la modernisation menaçante qui pose à la nation ou au groupe la nécessité d’une adaptation malaisée, l’insécurité devant ce qu’on ne contrôle pas […] la perspective pas moins déstabilisante de « devenir autre »17.
Or, il va sans dire que, dans la praxis, l’idéologie nationaliste prend de multiples visages, emprunte des morphologies discursives diverses à un point tel que des variantes, précisément extensibles dans les discours et même dans l’esthétique, peuvent acquérir une certaine autonomie et même, en tant que dérivé idéologique, tendre vers une clôture qui proposerait à son tour un nouvel idéologème au sein d’un discours ayant pour objet le nationalisme. Considérons ainsi le discours véhiculé par la publicité Une énergie nouvelle de même que, quoique partiellement, l’esthétique filmique qui est son support. On l’a vu, ce discours, comme propagande, joue – sans vergogne, pourraient dire d’aucuns – sur la fonction surtout identitaire dont on peut dire qu’elle contamine les autres. Que le recours à l’identitaire baigne ici dans une ambiguïté assez habilement entretenue dans l’intérêt d’une entreprise qui se refuse, pour l’instant18, à autonomiser son image, n’enlève rien à son pouvoir de susciter la reconnaissance d’une subjectivité qui, entre autres, peut se positionner avec confiance dans le Grand Récit qui lui est ainsi proposé : les porteurs d’eau qui en sont devenus les bâtisseurs : […] au plus profond de notre histoire […] richesse que nous avons su apprivoiser […] nous avons tiré un savoir. Un héritage à valoriser. L’eau. Notre propre énergie.
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Plusieurs traits actualisants de l’identité collective peuvent être isolés et désignés en fait comme ressortant de ce ressentiment qui serait la composante obligée du nationalisme. Mentionnons à cet effet « l’instinct de propriété tribale » (notre propre énergie), ou bien l’installation « au stade du miroir » ou encore le fait que l’identitaire du ressentiment soit « tourné vers le passé » dans un « rapport morbide au temps » de par cette allusion à l’histoire comme essence. La désignation obsessive de l’identité (nous, notre, donnons-nous) pourrait être elle aussi perçue comme « enfermement ou selfdetermination ». On verra plus loin que la version anglaise du même message, et plus particulièrement Water and Green Energy, offre encore plus de prise aux paramètres de ce ressentiment en ce qui concerne ce trait précis de l’identitaire sous-tendant le discours. Mais c’est précisément dans la signification globale du texte qu’il faut maintenant replacer ces idéologèmes et essayer de voir, à l’instar d’Angenot lui-même, les forces qui tirent à elles ces traits idéologiques par cet effet global qu’il avait déjà identifié, soit l’allégorèse, définie ainsi : « rabattement centripète des textes du réseau sur un texte-tuteur ou un corpus fétichisé »19. On peut voir ainsi sans conteste à quel point l’efficacité première, le déclencheur si l’on peut dire, de la publicité-propagande d’Hydro-Québec, repose d’abord sur le plein fonctionnement de cette fonction identitaire, force centripète donc du discours. Mais la notion même de discours doit tenir compte de fluctuations, de variables évolutives qui font que cette force centripète est aussi redressée, sinon fortement détournée par des tensions centrifuges qui viennent remettre en cause l’indéniable noyau de ressentiment dont nous ne contesterons pas qu’il a pu être à un moment historique identifiable, partie prégnante dans la construction de l’identitaire national québécois. Voyons ainsi les torsions notables qu’inflige à ce noyau identitaire Une énergie nouvelle et comment l’effet, maintenant « centrifuge », tend à renverser les axiomatiques premières propres à une telle formulation de l’identité. On a commenté jusqu’ici l’actualisation simultanée des multiples fonctions du message, identitaire, intégrative-interprétative, immunitaire, produisant, si l’on peut revenir encore, à ce stade de l’analyse, à une lecture naïve et impressionniste, un effet global roboratif de réassurance, d’injection de confiance dans le collectif-entreprise, totalisé d’emblée par le premier énoncé du message : Nous avons l’énergie pour avancer. Tout le message est dominé par la double thématique du mouvement tendu vers l’avenir, surdéterminé en cela par l’esthétique du clip particulière au message : tous les personnages courent, s’agitent, bondissent, sont en mouvement, à part la figure hiératique de la sagesse de même que celle d’une jeune fille à sa fenêtre semblant incarner tous les signes d’une orientalité de bon aloi, autre stéréotype sur lequel nous reviendrons. La narration impose d’emblée son intentionnalité centrifuge : rayonner vers de nouveaux marchés, s’ouvrir au monde, créer, innover, allumer l’avenir, partir à la conquête, vivre une 24
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grande aventure. Et effectivement, du point de vue des images du clip, quelques séquences, surtout pour Une énergie nouvelle, pourraient inciter le spectateur à littéralement penser que ce court film va « dans toutes les directions », installant en particulier une polarité haletante entre l’Occident et l’Orient, l’Asie étant (avant la crise boursière survenue un mois après le lancement de la campagne l’Hydro-Québec) le lieu obligé de la représentation de l’Autre économique, du partenaire différentiel dans les représentations mythicisées du monde des affaires, différentiel parce qu’immédiatement perceptible comme tel. Curieusement, l’effet-propagande du message paraît maintenant prendre à contre-pied, par interprétationintégration, quelques observations faites dans Les idéologies du ressentiment, dont nous citerons, parmi d’autres : L’être de ressentiment ne peut désirer ni concevoir l’avenir, l’avenir comme ouverture, délivrance, indétermination relative, dépassement, métamorphose du sujet. (p. 88) Face à la fluidité du temps et à la succession des défis qui posent les conjonctures nouvelles, les idéologies du ressentiment se constituent comme des mécanismes de résistance ou « devenir-autre ». (p. 88)
Si ces phobies (la modernité, le temps, l’adaptation, le défi, l’Autre) ont été au Québec historiquement liées de façon indéniable à une énonciation identitaire traditionnelle conservatrice, de droite20, on peut percevoir ici comment Une énergie nouvelle, précisément comme lieu de propagande qui doit convaincre, met en place un véritable système de transmutations des valeurs premières du ressentiment en invitant le Nous à franchir ces obstacles à sa participation au pluralisme et même à relire son histoire comme une affirmation et non plus comme une déperdition : Nous avons eu, nous avons tiré. Tout cela, aidé par une esthétique euphorisante, fragmentée, elle-même peut-être acritique dans sa postmodernité flamboyante. Mais Une énergie nouvelle, malgré qu’elle conserve son Nous comme point de départ s’il doit être identifié comme tel, suggère, il est vrai à travers des stéréotypes insistants, ce qu’Angenot désigne lui-même comme l’essence de l’anti-ressentiment : « le progrès, la conciliation rationnelle des intérêts, le pluralisme, l’universel comme horizon de volonté, le cosmopolitisme, la transcendance du savoir » (p. 49). Serait-ce à dire ici que le message, tout dominé qu’il soit par l’expression de la fonction identitaire, réussit dans une certaine mesure à éviter l’écueil de la composante du ressentiment qui fut, et reste dans certains cas, un axe majeur du discours historiographique québécois21 ? Sans doute pourrait-on répondre partiellement par l’affirmative à cette question, qui aurait le potentiel de repenser le bilan idéologique présupposé d’une publicité qui autrement s’avère fort habile à exploiter toutes les ressources d’un appel à l’identitaire.
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LE MIROIR DE SOI Il convient de résister cependant à la tentation de dédouaner trop rapidement la propagande-publicité de son recours massif à la fonction première de l’identitaire, puisqu’on l’a vu, une lecture naïve d’Une énergie nouvelle ne peut dissocier le message de son destinataire avec la formulation « pouvoirfaire/nous ». Cependant, pour mieux cerner la dynamique particulière à l’affirmation pour l’instant toujours suspecte du Nous comme levier d’une propagande qui vise l’efficacité et du même coup pour mieux reconsidérer les catégories opératoires propres aux marqueurs habituels de l’identité, on peut lire autrement le message promotionnel centré sur ses représentations du Soi présenté comme énonciateur et récepteur du message. Ainsi, en plaçant la question des expressions des identités sur le terrain de la sémiotique, Eric Landowski22 les définit, outre en termes biologiques ou sociologiques, par le fait qu’elles instaurent (en les exprimant ou en les manifestant) des écarts déchiffrables qui deviennent signifiants. La question des différences identitaires se trouve ainsi sur le plan des descriptions structurelles de l’énoncé identitaire dans un ordre métadiscursif, où se situe de fait toute pratique purement sémiotique. En résumant ici – un peu grossièrement – le système proposé par Landowski en ce qui concerne les possibles identifiables dans les relations entre l’actant collectif « Nous » et cet autre actant collectif qu’est « l’Autre », on voit d’abord que ces relations semblent pouvoir prendre les dénominations bipolaires d’assimilation et d’exclusion : « la première, une parfaite conjonction des identités, […] la seconde, leur complète disjonction »23. Mais cette perspective d’opposition radicale impose une univocité que le réel social se refuse souvent à considérer comme souhaitable ou praticable ; ainsi une société contemporaine à composante hétérogène, mais qui compterait une « majorité dominante », s’installerait plutôt dans une position de non-conjonction : « d’où l’état de tension, les ambivalences et, à la limite, les déchirements caractéristiques de cette configuration en équilibre précaire entre deux pôles contraires »24. On peut aisément imaginer les types variés que peuvent prendre, en divers épisodes sociohistoriques, ces tensions qui iraient, pour paraphraser ici Landowski, du ghetto au camp, de la ligue anti-tabac au refus d’inclure les homosexuels dans la Charte des droits et libertés. Cependant, Landowski souligne que de la position de non-conjonction (ségrégation) se démarquant de l’intégrisme qui est partie prenante de la disjonction (l’exclusion) se dégage un principe (parfois ténu, comme le démontre régulièrement l’histoire) de retenue qui « fait que le groupe dominant, au lieu cyniquement d’éliminer comme il le pourrait cet Autre qui le gêne, lui réserve malgré tout, chez lui, sa place, fût-ce, bien entendu, la moins enviable de toutes »25. 26
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Il convient alors d’essayer de trouver la source de ce « refus » d’anéantir totalement l’Autre, malgré les marginalisations et les vexations de toutes sortes, dans la problématique des rapports précis entre le Soi et l’Autre qui impliquent la « référence à un avant ». C’est-à-dire que si les deux groupes non conjoints s’estiment comme tels, il a pu y avoir un moment, repérable historiquement mais surtout mythiquement, où les deux groupes ont pu être conjoints, c’est-à-dire être assimilés totalement l’un à l’autre et être les deux éléments du Même. Ce souvenir, plus ou moins effaçable à des degrés divers d’avoir perçu en l’Autre le Même, expliquerait plus clairement ainsi la complexité et la volatilité des relations d’attraction-répulsion entre dominés et dominants, dans lesquelles les seconds percevraient confusément la manifestation irréductible du Même dans cet Autre que l’on veut reléguer en périphérie du social. S’ensuivrait alors ce phénomène extrême que Pierre Bourdieu a qualifié de « domination par sa domination » où, selon Landowski, le groupe « le plus fort, décidément las de devoir se reconnaître dans l’image détestée du plus faible, serait inéluctablement amené à déchaîner sur lui sa fureur destructrice »26. On voit donc comment la position de non-conjonction, si elle implique un esprit de retenue devant les possibilités d’élimination radicale de l’Autre, n’en comporte pas moins, justement en raison du mythe de l’identité autrefois partagée, des instabilités lourdes de conséquences suscitées par l’incompréhension exaspérée (ou le désir exaspéré de l’incompréhension) de ce qui se rappelle pourtant comme avoir été le Même. Comment, de quel droit l’Autre peut-il avoir ainsi « dévié » de ce qui était le Même ? Landowski, conscient que cette perspective analytique, si plausible soit-elle devant la réalité, ne saurait justifier éthiquement les discriminations extrêmes de toute nature qui marquent régulièrement les rapports entre dominés et dominants, propose donc une autre position sémiotique caractérisant les relations entre le Soi et l’Autre, qui se nomme la « non-disjonctivité ». Cette position se différencierait d’abord radicalement de la disjonction avec l’Autre, qui suppose ici l’exclusion complète, mais aussi se démarquerait clairement de la position de non-conjonction (qui comporte la ségrégation sous toutes ses formes) en ce qu’elle se caractérise, comme on le verra, par une tendance à l’« admission » de l’Autre. Là où le groupe positionné dans le non-conjoint vivait avec le souvenir potentiellement explosif de l’antécédent d’une mêmeté mythique, le non-disjoint pose ce principe fonctionnel de l’admission, laquelle serait basée sur le souvenir d’une situation opposée à la non-conjonction. Les groupes non disjoints auraient l’impression d’avoir été disjoints, d’avoir été – ou du moins de croire, à tort ou à raison, que l’on a été – capables de vivre « chacun pour soi » en « étrangers » les uns aux autres, seul garant susceptible de contrebalancer,
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cette fois, la tendance, peut-être dominante à terme, à la réduction pure et simple des « uns » aux « autres », autrement dit à leur assimilation réciproque27.
Les groupes non disjoints, en raison de cette mémoire d’avoir été séparés et d’avoir reconnu cette séparation en l’assumant pleinement, présentent plus de chance, selon Landowski, de pouvoir potentiellement cohabiter de façon plus harmonieuse, puisque la différence identitaire originelle étant admise, sinon assurée par certaines conditions sociohistorique précises, ils peuvent envisager « le rapprochement entre identités distinctes » favorisé par la force centripète des discours sociaux, mais aussi, puisque la différence continue sa manifestation dans le présent, les non-disjoints ont simultanément recours à la résistance à cette même force centripète, en refusant l’assimilation totale et irréversible à un seul mode identitaire (social, politique, discursif, linguistique, consommatoire). On voit cependant – et Landowski en est bien conscient – que ce positionnement, si idéal et souhaitable soit-il, n’est pas non plus sans inconfort ni ambiguïté, ni surtout n’est pas exempt de risques puisque la capacité de résistance au mouvement centripète homogénéisateur des identités dépend en fait de la position de domination relative, ou de force relative d’un groupe identitaire, dans le cadre plus large d’une globalisation qui tendrait à estomper, puis à effacer ces différences qui définiraient une identité. Néanmoins, pour les tenants de l’admission, le rapport à l’Autre, dans l’hypothèse où il peut se poser autrement qu’en termes de domination (à des degrés variables de « douceur »), implique non plus le principe originel du Même, comme on l’a vu, mais que l’on considère maintenant l’Autre, son altérité, comme un des éléments prenants du Nous ou de l’identité de soi : dès lors, le « Nous » pourrait être perçu comme un sujet collectif indéfiniment en construction28. Et Landowski rajoute : « de toute évidence, pareille attitude implique d’abord un geste d’ouverture, d’acceptation, de curiosité, le cas échéant d’admiration et peut-être d’amour pour la différence qui fait que l’Autre, justement, est autre »29. Ces considérations théoriques, quoiqu’un peu extensives, nous offrent de nouveaux éléments, métadirscursifs il est vrai, pour reconsidérer le discours identitaire d’Une énergie nouvelle et pour établir sur un autre terrain la question d’un éventuel « identitaire du ressentiment » décelable dans le discours publicitaire.
FAIRE SURGIR L’AUTRE Une énergie nouvelle Nous avons l’énergie pour avancer. Pour grandir, prospérer, rayonner vers de nouveaux marchés.
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Nous avons l’énergie de milliers de femmes et d’hommes qui s’ouvrent au monde. Pour imaginer le mieux pour tout le monde. Nous avons une belle énergie. La plus pure. La plus propre. Notre propre énergie. L’énergie pour créer, innover, allumer l’avenir. Le génie de l’énergie. Nous avons l’énergie de nos vingt ans, de nos trente ans, l’énergie de la jeunesse et de la sagesse. Hydro-Québec : une énergie nouvelle. Ouverture des marchés S’ouvrir. Rayonner. Partir à la conquête de nouveaux espaces économiques. Pour grandir, prospérer. Nous avons l’énergie pour fonder des alliances. Pour rentabiliser nos acquis. Développons. Ensemble. Pour vivre une nouvelle grande aventure. Donnons-nous le pouvoir d’avancer. Hydro-Québec : une énergie nouvelle. L’eau, énergie verte. L’eau. Source de vie. Qui coule au plus profond de notre histoire. Fabuleuse richesse que nous avons su apprivoiser. L’eau. Source d’énergie pure, renouvelable. Source de bien-être. De cette ressource, nous avons tiré un savoir. Un héritage à valoriser. L’eau. Notre propre énergie. Hydro-Québec : une énergie nouvelle.
On a donc établi, au gré des manipulations référentielles exercées sur les deux Nous, celui de l’entreprise et celui du collectif national, que l’affirmation sans conteste de ce Nous reste une des assises discursives du message. De fait, le Nous se pose comme le principal lieu ontologique de la force centripète du discours, s’appropriant répétitivement l’énergie, objet de son discours, désignant sinon sa genèse, du moins la récapitulation de son récit historique. Il s’agit bien ici d’un Nous inexpugnable et plein, malgré la confusion habile qui est entretenue sur son référent exact. Mais plus encore, ce Nous s’impose d’emblée comme ayant des intentions expansionnistes : le Nous n’est nommé que pour préciser immédiatement qu’il va rayonner vers de nouveaux marchés, qu’il va s’ouvrir au monde, qu’il va se projeter vers le futur, allumer l’avenir. On peut même le soupçonner d’une certaine pointe d’impérialisme idéologique puisqu’il revendique vouloir imaginer le mieux pour tout le monde. Ce Nous, si ferme, qui ne s’excuse pas de l’être, exprime ainsi son désir d’entrer en relation avec l’Autre, tout un champ sémantique réitérant cette volonté de contact : s’ouvrir, conquête, alliance, rayonner. Mais la formulation de ce Nous suscite logiquement la virtualité de l’Autre, et c’est surtout dans le deuxième message, Ouverture des marchés, que la présence de cet Autre, attirant le Nous
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comme un aimant, est la plus manifeste : dès la première séquence, avec s’ouvre au monde et rayonner vers, on sent cette tension vers l’Ailleurs, quoiqu’il faille bien garder à l’esprit que ce désir est le fruit d’une rationalisation économique. De fait, si on retourne à la position fondamentale de Benveniste – où comme on sait, le « Je » pose le tu –, on peut avancer que ce Nous qui s’affirme avec tant de certitude triomphante ne doit sa conviction répétitive qu’à la hantise d’un Autre tout aussi déterminé, en dépit de son statut de virtualité dans le discours, dont la présence encore non dite, mais massive, n’en confère pas moins une urgence à une claire dénomination du Sujet. Ce Nous sans contredit se pose comme distinct en réitérant la singularité de son histoire et la qualité spécifique de son énergie. Il se nomme bien à un certain point dans la disjonction, mais pour se repositionner, immédiatement, dans la non-disjonction, telle que décrite par Landowski : Nous avons l’énergie pour avancer … rayonner vers de nouveaux marchés. Le Nous bouge, s’étend, veut toucher l’Autre, encore que l’on doive toujours avoir à l’esprit les motifs économiques de l’entreprise. Mais, surtout dans cet esprit particulier du néolibéralisme des marchés, la disjonction d’avec l’Altérité s’avère intenable dans le discours contemporain : si le Nous veut exister en se nommant comme force d’entreprise, il doit aussi immédiatement nommer l’Autre dont la massivité se vérifie en ce qu’elle suscite l’obligation du Nous de se nommer lui-même haut et fort. Par ailleurs, l’existence même de l’Autre est garant de la capacité du Nous à être comme entreprise. Sans la référence implicite ou explicite à l’Autre, le Nous ne peut plus discourir, se projeter dans le temps, et donc se mettre en récit. Le discours filmique propre à Une énergie nouvelle offre en arrière-plan une représentation encore moins équivoque de cette position de nondisjonction. On notera d’abord les « supers », mots en surimpression, qui marquent certaines images sans être repris par la narration : ouverture sur le monde, télécommunication, croissance, alliances. Mais surtout, il convient de revoir la thématique de l’image qui joue alternativement de la représentation d’un individu solo et de celle d’une silhouette dédoublée, dont, à vrai dire, le dédoublement pourrait tout aussi bien signifier le Même, renforcé en cela par les brèves images de couplage, comme celles des deux silhouettes masculines stylisées ou celles des deux jeunes garçons courant en forêt. Mais plus signifiantes en ce sens restent la représentation littérale d’un bouche à oreille, marqué de la surimpression télécommunication, et celle de l’homme à la main tendue vers le hors-champ de la caméra, dans un geste non pas suppliant, mais proposant une invitation ferme (ce que Landowski appelle la « position de l’hôte »), encore qu’elle ne soit pas totalement dénuée d’autorité. Les images brèves, récurrentes, du globe terrestre épuré, vide, illustrant la surimpression mondialisation rappellent cependant la précarité de ce qui n’est qu’une suggestion iconographique de l’Autre, puisque 30
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cet Autre, ce rapport à l’Autre risque de se fondre dans la force centripète entraînée par les praxis d’un néocapitalisme effectivement sans frontières, comme le signale le globe terrestre tournant sur lui-même : représentation « naïve » du discours hégémonique économique le plus efficace pour parvenir, selon Landowski, à « leur [les groupes minoritaires] absorption effective par la masse, de leur lente disparition par effacement des différences qui les singularisent »30. Paradoxalement, la représentation de la non-disjonction des sujets dans Une énergie nouvelle semble aussi inclure l’anticipation claire du « laminage des différences ». Que faire alors, dans ce contexte, de la volonté d’illustrer ce fusionnement éventuel, par la technologie, avec l’Autre par les représentations stéréotypées des jeunes femmes asiatiques dont on a parlé au début : l’une, coiffée de son vaste chapeau conique et plantant ce qui est vraisemblablement du riz dans une rizière, et l’autre (ou la Même, comme on le verra l’indifférenciation a son effet), encore coiffée de ce chapeau, roulant à bicyclette dans ce qui apparaît être une place de marché typique propre à une localité d’un pays en voie de développement. Ces images asiatiques, idéal type de l’Ailleurs, non activées par la narration du message, offrent ainsi une possibilité d’interprétation supplémentaire de ce rapport ambigu entre le Nous et l’Autre31. On notera d’abord que la représentation de ce que nous nommerons pour l’instant l’« autre pays » est surdéterminée dans son opposition avec le lieu du Même par une polarité que les choix des images se refusent à atténuer. On a déjà mentionné la longue ligne horizontale de la rizière et à l’arrière-plan une colline paisible, au milieu de laquelle la jeune femme au cône, penchée sur son champ, a l’air presque immobile. Ce qui frappe, dans le dépouillement proprement oriental de l’image, comme représentation gelée, cent fois répétée ailleurs comme dirait Daniel Castillo Durante32, c’est précisément la plénitude tranquille de l’absence du fourmillement iconographique et sonore qui caractérise l’« ici » d’Une énergie nouvelle : lieux urbains, immeubles vitrés, homme d’affaires en trench coat et avec mallette bondissant d’une rue à l’autre, tête de femme blonde portant des lunettes noires, claviers, mécanismes, rouages, codes informatiques en surimpression lumineuse, ventilateur géant d’immeuble. Dans ces images débordant d’une euphorie de l’hypertechnologie, toute référence au naturel est éradiquée, l’eau elle-même, élément indispensable à l’existence d’Hydro-Québec, est soigneusement enchâssée dans des cadres artificiels (piscines, réservoirs, aquariums). Par contraste, l’« autre pays » est chargé du mythe de son orientalité, marqué non pas par une immobilité totale, puisque la seconde jeune fille traverse l’écran sur sa bicyclette, mais par une lenteur de mouvement qui insiste plutôt sur son envers, sur sa polarité opposée, un flottement qui laisse quand même supposer la possibilité d’une accélération. La technologie avancée, crevant les images de 31
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l’Ici, du Nous donc, est à son tour méticuleusement absente de l’Ailleurs, la bicyclette, premier pas technologique, n’ayant pour fonction que conférer une référence tant soit peu actuelle à une représentation de l’Autre que l’on veut donner dans le stéréotype rassurant de l’ahistoricité. L’Ailleurs n’est pas ainsi donné comme privé d’histoire, mais présenté comme « oublié » par l’histoire, sinon plus précisément oublié par le progrès (dont la bicyclette serait la virtualité non actualisée). Ce qui est immédiatement signifié de cette façon dans la représentation de l’Ailleurs, c’est que l’Autre est d’abord la non-représentation du progrès technologique qui assure en retour l’identitaire triomphant du Nous. Mais c’est justement dans ce contraste entre le Nous et l’Autre, dans cette sur-représentation de leurs différences, la technologie et la nontechnologie33 présentées respectivement comme Valeur et Anti-Valeur, que s’inscrivent les paradoxes et les risques inhérents à la représentation de Soi et dont la stéréotypisation de l’Autre est le résultat le plus immédiatement saisissable et le plus problématique. Encore que cette stéréotypisation indéniable puisse, en un sens, être le fruit d’une intentionnalité de lecture (on peut penser à des situations de tensions sociohistoriques où tous les discours pourraient être accusés de « gel »), elle doit être examinée dans le contexte précis des contraintes liées au message promotionnel.
IMMOBILITÉ DE L’AUTRE Nous l’avons dit, le Nous reconnaît et assume une différence fondamentale par rapport à l’Autre. Une énergie nouvelle, jouant à fond sur la fonction identitaire, illustre comment le recours aux deux images des jeunes Asiatiques peut devenir ainsi un « moyen commode de résoudre la question de sa propre identité avant même de l’avoir posée »34. Mais, il ne faut pas oublier que le discours identitaire a instauré sa domination, dans la logique temporelle du déroulement du message, dès les premières secondes du film, de sorte que l’image de l’Autre, comme éventuelle Anti-Valeur, viendrait plutôt conforter a posteriori cet identitaire sans encore se démarquer de l’axiome suivant : « Ce que moi je suis, c’est ce que toi tu n’es pas »35. Plus encore, si l’on garde à l’esprit que jamais la parole n’est déléguée à ces images indéniablement figées de l’Autre, on peut penser avec Castillo Durante que « tout ce qui échappe au logos est voué à la non-existence. De même que le stéréotype condamne au néant tout ce qui ne se conforme pas au Même. C’est dire que sous le tubule du stéréotype l’Autre n’a droit de cité que comme copie du Même » (p. 69). Cependant, c’est sur ce point précis que l’accusation de stéréotypie produite par le discours (filmique) de l’identitaire peut basculer dans un autre paramètre qui va installer le stéréotype dans une logique différente 32
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et en quelque sorte relativiser ses effets. Ainsi, peut-on d’abord penser que la jeune femme dans la rizière est présentée comme le négatif de la copie du Même, ou la faillite à être la copie du Même ? Ou peut-être peut-on avancer qu’elle est là précisément pour ne pas être le Même, qu’elle est là pour y résister, pour bien marquer la frontière identitaire, la démarcation qui peut orienter le discours du Nous ? Mais plus encore que le caractère suspect du stéréotype, c’est la position de celui qui l’énonce qui doit être mise en perspective : « Or, il se trouve que le Même n’est aussi à son tour qu’une copie de lui-même car en clichant l’Autre, il empêche la pensée de se penser comme naturelle […] la pensée se fige ainsi dans sa propre stéréotypie »36. Ce constat enchâsse dès lors la totalité du discours social et filmique d’Une énergie nouvelle dans ce même cercle vicieux.. Cela, il est vrai, est certes aussi dû aux conditions d’énonciation particulières à un message publicitaire, où la signification est contrainte par des limites de durée très strictes. Le message publicitaire doit, par nature, renoncer aux possibles, aux transformations, aux expériences multiples des discours : dans une certaine mesure, il s’inscrit lui-même et inscrit son discours comme stéréotype-matrice des stéréotypes qu’il présentera. Le discours promotionnel est, comme la modernité qui l’a fait naître, éminemment non naturel, non lié au hasard, critère déficitaire du moderne tel que le souligne Castillo Durante. On voit bien comment il va alors littéralement figer, geler tout ce qu’il touche, parce qu’il est lui-même discours gelé et arrêté, « discours d’usure » où « le gel est à l’œuvre ». Si le stéréotype est un risque inhérent dans le rapport à l’Autre différencié, un risque auquel il faut rester attentif, son exploitation exhaustive n’a pas autant de rendement interprétatif que l’on pourrait lui supposer. Le stéréotype permet en fait de soupçonner, non pas un seul discours mais tous les discours, et cette globalité conceptuelle (comme toute globalisation) peut s’avérer rapidement non efficace.
L’IDENTITÉ COMME CONTRE-DISCOURS Il paraît plus productif, pour une analyse approfondie d’Une énergie nouvelle, non pas de dénoncer les stéréotypes, mais plutôt de voir ce que l’on en fait et d’examiner le rapport que le stéréotype entretient avec ce qui pourrait être vu comme le stéréotype-matrice, c’est-à-dire le message global de la publicité. Nous avons insisté sur ce que l’efficacité partielle du discours d’Une énergie nouvelle comme propagande repose sur la fonction identitaire et que cette fonction attire à elle les autres, comme un aimant irrésistible, et en arrive à les masquer. Une présence si appuyée, presque obsessive dans le discours aussi ne peut que soulever la question de ce qui hante à ce point le message en le présentant sous l’éclairage d’une dénégation plutôt que d’une affirmation. Ainsi, comme dénégation, le discours 33
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matriciel jette à son tour une autre lumière sur le stéréotype des jeunes femmes asiatiques et remet en question une fois encore la représentation « gelée » de l’Autre. La fonction identitaire, prenant la forme d’une anaphore, paraît tirer son énergie d’un contre-discours extérieur à la publicité, contre-discours qui chercherait en fait à le nier, contre-discours assez massif qui jouirait d’une antériorité par rapport à la discursivité de l’identitaire telle qu’élaborée dans le message. Ainsi faut-il situer ce contre-discours dans le contexte postréférendaire québécois de 1995, où des accusations d’ethnicisme à outrance portées contre le collectif québécois – accusations abondamment véhiculées à l’extérieur du Québec par de multiples campagnes de presse et qui l’ont amené à corriger certains de ses axiomes identitaires – réorientaient ainsi le rapport Québec-Canada dans la conjonction assimilante telle que dénoncée par Landowski. Un Québec basant son identité sur le principe du « Québécois de souche » se retrouve en quelque sorte disqualifié dans son accès à la souveraineté politique par ce qui est perçu comme la lacune éthique de la ségrégation. Son désir de signaler son identité s’installe dès lors dans un autre axe plus vertigineux dans ce qu’il représenterait, à un second degré, de son rapport avec l’Autre. Pour revenir à une autre théorie d’Angenot37, Une énergie nouvelle se trouverait en fait dans la position glissante du discours périphérique, du discours anxieux de la protestation, qui serait placé, par le cadre préconstruit et fini d’un message publicitaire à paramètres de réception précis, dans la position usurpée de discours central et légitime, cette dernière position étant normalement occupée par les discours d’une Confédération canadienne n’ayant aucun intérêt, particulièrement politique, à accorder une place majeure à un discours identitaire québécois. Dès lors, le discours d’affirmation du Nous collectif, même enchâssé dans l’esthétique particulière à une publicité, ne peut qu’être obligé d’affronter sa propre condition périphérique et d’assumer sa position équivoque de l’Autre de l’Autre, cet Autre central pouvant être désigné comme le dominant politique, identitaire et économique anglo-nordaméricain. Cette condition, fondamentalement intrinsèque à tout discours d’affirmation au Québec, rend mieux compte du « gel » du discours global d’Une énergie nouvelle, puisqu’il doit répondre à un discours antérieur qui le dénie, traditionnellement et historiquement, d’où sa conviction, sa volonté d’infaillibilité, sa « confiance triomphale » comme dirait Angenot, et d’où aussi le caractère quasi baroque de la représentation iconique de l’Altérité dans le message, qui ne peut être maintenant à son tour que le stéréotype d’autre chose. Un regard plus attentif posé sur les représentations des jeunes femmes asiatiques permet d’entrevoir plus clairement la fonction de ces représentations stéréotypées : la première jeune femme dans la rizière est représentée 34
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penchée sur ses plants et n’accorde aucun regard à la caméra. La séquence est très courte, ne connotant rien d’autre par l’excès différentiel du paysage que l’Ailleurs absolu, avec lequel il n’est fait aucun contact compte tenu de la rapidité de la séquence et de l’immobilité du personnage qui concourent à objectiver l’Anti-Valeur non technologique. Cette fenêtre sur l’Asie est présentée comme un possible, mais vierge encore de liens avec le Nous collectif. Cependant, la seconde représentation, enchâssée dans Ouverture des marchés, présente des traits encore plus intrigants quant aux possibilités d’interprétation des relations avec ce qui est surcodé comme l’Altérité. On l’a dit, la camera suit, sur fond de ce qui semble être un marché villageois, une jeune femme montée sur sa bicyclette, métonymie d’un début de technologie en attente du progrès véritable qui pourrait surgir d’un contact avec Hydro-Québec. Contrairement à ce qui se passe dans la première scène, la seconde jeune femme, toujours coiffée de son chapeau conique, accorde, malgré qu’elle soit elle-même en mouvement, un long regard à la caméra, laquelle se signale ici comme l’œil que le Nous pose sur l’Autre. Mais cet Autre, outre son regard accordé en retour au Nous, ne réagit pas directement, ne s’arrête ni ne sourit en signe de reconnaissance. Pour un peu, on croirait lire dans son expression une certaine méfiance envers cet « objet » au bord de sa trajectoire, objet qu’elle remarque, mais qui ne semble pas constituer un élément assez intéressant pour même la faire dévier de sa route, ses yeux seuls suivant très brièvement ce Nous avant de se fixer de nouveau sur la route. L’impression donnée est paradoxale, comme l’ombre d’un premier contact furtif de la part du Nous – Hydro-Québec –, contact dont on prend note, comme pour y revenir plus tard, mais qui ne vaudrait pas encore la peine que l’on s’y arrête. C’est le Nous qui semble brièvement devenir ici secondaire, l’axe du contact étant ainsi renversé : ce n’est plus le Nous qui regarde l’Autre, mais bien l’Autre qui regarde le Nous. Le stéréotype est ainsi contre toute attente retourné contre son discours matriciel, renvoyant du Nous aussi suscité par la séquence une image plutôt timide, celle qui fait signe, qui veut attirer l’attention, mais qui ne réussit à obtenir que ce regard latéral qui semble vouloir dire « À plus tard », sans capter vraiment la curiosité de l’Autre. Sous ce regard, c’est le Nous qui est devenu Autre38. Le recours, somme toute naïf, à la stéréotypie fait du « Nous » l’Autre de l’Autre, transformant son discours identitaire en contre-discours se dressant contre un discours central, dominant39, qui a mis, lui aussi, toute son énergie à repousser le discours identitaire tel qu’exprimé par Une énergie nouvelle. Faudrait-il garder en mémoire ici un commentaire d’Elspeth Probyn : « Listening to everyday expressions of Québécois identity, I am reminded of its theoretical
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impossibility »40 ? Elle s’empresse pourtant d’ajouter : « while it may be my experience that having an identity is an impossible idea, it is something that nevertheless circulates as a feasible goal and increasingly as evident fact [in Québec] »41. L’insistance de ce Nous à s’affirmer devant l’Autre déplace insensiblement ce dernier de la marge où le maintenait l’intentionnalité de la représentation au centre d’où il transforme par ressac le sens de l’affirmation obsessionnelle du message. Dès lors, ce Nous véhément est peut-être aussi un Nous anxieux faisant la preuve dans son expression identitaire de l’arrivée à une intersection fondamentale indiquant d’autres voies dans l’élaboration de son image, comme le souligne Simon Harel : « Quelles sont dès lors les stratégies accessibles ? Une reformulation obsessionnelle et défensive de l’identité nationale ou la reconnaissance d’une faille dans l’élaboration de cette identité puisque est sous-entendu le fait que l’Autre, personnage extrinsèque en délimite les contours. »42 À cet égard, le message d’HydroQuébec, en équilibre entre la hantise de l’identité et la manifestation, aussi ténue soit-elle, d’une fissure dans son énonciation, se pose peut-être comme la prescience d’une nouvelle nécessité dans l’élaboration de cette identité : se dire, mais savoir aussi d’où l’on se dit, sans que cette donnée ne soit perçue par le Nous comme un péril remettant en question l’êtrecollectif. Mais, pour l’instant, dans le message de 1997, ces nouvelles voies sont encore dans le désordre d’une obscure genèse.
WITH RENEWED ENERGY Cet effet de contre-discursivité comme nature contingente du discours identitaire est encore plus frappant dans la version anglaise d’Une énergie nouvelle intitulée With Renewed Energy et confère un appui non négligeable à l’hypothèse du discours identitaire comme réaction à ce qui le précéderait, l’entourerait et le menacerait. Il convient donc de le soumettre aux mêmes grilles d’analyse discursive que la version française ; toutefois, on mettra ici délibérément de côté les difficultés théoriques reliées au problème épineux de la traduction en publicité, qui nous entraînerait quelque peu hors du propos initial de l’analyse. Pour demeurer dans les limites, toujours facilement franchies, de l’analyse discursive, la solution provisoire – et peut-être facile – afin d’éviter une stricte analyse comparative entre les deux textes, sera de considérer With Renewed Energy comme un discours autonome, car il n’est pas une traduction rigoureuse d’Une énergie nouvelle. Dès lors, à la suite de l’examen des points forts du discours de cette version anglaise, il sera possible de la mettre à l’épreuve de l’hypothèse de la contrediscursivité.
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With Renewed Energy se lit comme suit : We have the energy to grow and to prosper. To embark in search of new markets abroad. To show the world what makes us special. We have the energy to progress ; to accomplish the unprecedented. To expand and reap the benefits. The energy to go forward and to design our very future. We are Hydro-Québec. With Renewed Energy.
Ajoutons immédiatement à cela le deuxième volet de la version : Water and Green Energy (L’eau, énergie verte) Water – it’s the source of all life. And it’s been a blessing to us, here in Quebec. It is the source of clean, renewable energy and the source of our diverse expertise. Water. It’s our legacy. It belongs to all of us. We are Hydro-Québec. With Renewed Energy.
On le voit immédiatement, les services de publicité d’Hydro-Québec ont renoncé d’emblée à une traduction, même éloignée, d’Une énergie nouvelle, ce qui permet la désignation de With Renewed Energy comme texte autonome. Il n’en demeure pas moins que la concordance entre les motifs discursifs des deux textes doit être vérifiée, et à cet effet il importe de revoir les traits ressortant du message par les manifestations de ces fonctions en tant que discours de propagande. Rappelons une fois encore ces fonctions, mais cette fois-ci dans l’ordre où les a énumérées Angenot : fonctions légitimatrice, persuasive, intégrativeinterprétative, mémorielle et identitaire. Comme c’était le cas pour toutes les séquences d’Une énergie nouvelle en français, la fonction légitimatrice s’énonce à peu près de la même façon dans With Renewed Energy ; l’assertivité des potentialités du « We », profitant du même type d’anaphorisation – We have – We have – We are – que celle qui encadrait le Nous, est d’autant plus directe que la brièveté du premier message (trente secondes par rapport aux soixante secondes d’Une énergie nouvelle) ne saurait souffrir de pertes de sens discursif, ou pour mieux dire de « creux » : tout énoncé publicitaire doit avoir une rentabilité maximale. Le « We » possédant la compétence initiale, energy semble ici, par la force martelante de la répétition, ne pas être en mesure de la contenir : elle se doit de croître et de prospérer, de rechercher de nouveaux marchés, de forger des alliances, de progresser. Mais, en même temps, si la compétence initiale et nécessaire est désignée avec insistance, cette insistance projette aussi la réalisation de la croissance du « We » dans l’avenir : cette croissance paraît pour l’instant inaccomplie et semble, tant elle insiste sur l’énumération de ses possibles, être prête à passer à sa réalisation, mais demander aussi un « feu vert », presque une 37
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permission de passer à l’acte. Nommément ici, cette permission pourrait, dans la logique du message publicitaire, s’adresser au destinataire, encore que dans le cadre spécifique d’une publicité d’Hydro-Québec en version anglaise, la question du destinataire soit inextricablement liée à celle de l’identité du Nous, aspect qui sera abordé un peu plus loin, lorsque sera soulevé le point crucial de ce Nous qui s’exprimerait dans la langue de l’Autre. Si la brièveté inhérente à l’énonciation du Nous s’exprimant en anglais lui donne un air de plus grande urgence, son mode de légitimation repose plus encore sur une logique événementielle dont le dynamisme ne saurait souffrir d’obstacle : le sujet collectif de With Renewed Energy est présenté sur la ligne de départ, prêt et tendu à l’action : We have the energy to embark in search, to accomplish, to go forward, to design. Ce « vecteur temporel »43, appuyant la légitimation, est lié aussi à la fonction persuasive. Puisque l’on est prêt, il faut décoller, et la répétition des virtualités de la croissance a également son effet de conviction sur le destinataire, qui est pratiquement tenu captif par l’anaphorisation. « Les arguments sont répétés jusqu’au moment où ils sont connus par cœur »44. Les fonctions intégrative-interprétative, mémorielle et identitaire étant inextricablement liées, force nous est ici de les appréhender simultanément, au gré également de l’ordre énonciatif de With Renewed Energy. Comme pour Une énergie nouvelle, ce qui s’impose immédiatement dans l’énoncé de With Renewed Energy est l’affirmation primordiale du sujet collectif « We » qui prend tout de suite un sens dans l’énumération de ses capacités acquises : ici, « travail de nomination et de valorisation » vont de pair, encore que l’interprétation de l’histoire en tant que confirmation de l’avancée victorieuse et inévitable du collectif soit plus présente dans Water and Green Energy dans les passages suivants : it’s been a blessing to us et the source of our diverse expertise. Comme pour Une énergie nouvelle, l’interprétation est concrétisée par l’acquisition d’un savoir. Le nous avons su apprivoiser et le nous avons tiré un savoir deviennent le concept de l’expertise, à connotation encore plus technologique, donc avec un taux même plus élevé d’efficacité. Une énergie nouvelle présentait un Nous qui a appris, qui sait ; With Renewed Energy présente un groupe situé un degré au-dessus, un collectif encore plus pragmatique, en fait, un collectif qui sait faire. Sans conteste, le message réactive fidèlement les attributs du Grand Récit de l’Énergie nationale : le passé est garant de l’avenir, l’expansion prévue pour l’entreprise est littéralement bénie – a blessing – et ne peut qu’advenir. Pour sa part, si la fonction mémorielle illustre encore une concordance entre les deux textes, elle ne se fait pas remarquer, toujours dans les deux versions, comme un trait dominant. Mais si encore c’est la fonction identitaire ici qui attire vers elle toutes les manifestations connexes propres au
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message-propagande de With Renewed Energy, on se doit de souligner maintenant ce qui se révèle comme des divergences par rapport à l’expression identitaire d’Une énergie nouvelle. Rappelons qu’Une énergie nouvelle de même que deux messages-satellites, Ouverture des marchés et Eau, énergie verte, avaient exercé leur fonction identitaire en déplaçant, de façon intermittente mais à un rythme rapide, le référent du sujet collectif du Nous national au Nous de l’entreprise. En résultait, non pas exactement une confusion, mais plutôt un amalgame qui avait permis d’effectuer un glissement global où le Nous du collectif national pouvait masquer, dans une ambiguïté paradoxalement dépourvue de tension, le collectif de l’entreprise au profit de cette dernière. Il va cependant en aller différemment pour With Renewed Energy, où la fonction identitaire va s’installer dans un autre paramètre. Les deux versions anglaises (qu’il faut considérer ici, pour des raisons pratiques, comme une unité discursive) utilisent d’emblée le « We » dont le référent supposé se déplace également du national à l’entrepreneurial selon des niveaux de réception variés. On peut déduire que to grow and to prosper comme to embark in search of new markets abroad peuvent être par extension attribués au collectif national qui, choisissant l’affirmation par la voie économique, adhérerait aux idéologèmes discursifs du capitalisme global alliant croissance et prospérité. Plus intéressant cependant est le complément abroad qui installe clairement la relation avec l’Ailleurs dans un espace différent, plus élargi, renvoyant donc, par ressac, à un référentsujet plus nettement territorialisé. La troisième phrase instaure cependant un écart palpable avec un discours sans conteste attribuable à l’entreprise : To show the world what makes us special –, ce qui en traduction littérale pourrait être entendu comme « montrer au monde ce qui nous rend si spéciaux ». On pardonnera l’inélégance de cette version qui souligne en quoi elle frôlerait en français l’inacceptabilité même dans le cadre d’un travail de nomination identitaire. C’est à la fois le premier terme de la phrase, « to show » – montrer –, et le dernier terme, « special », qui déclenchent un mécanisme aux effets décisifs dans l’ensemble du message, et du coup, projettent le référent du « us » hors de ses ambiguïtés précédentes. La prescription de « montrer au monde » réduit considérablement l’hypothèse de l’entreprise, comme référent, puisque la logique comparative où s’inscrit ce « donner à voir » ne peut concevoir pour ce destinataire que d’autres collectifs nationaux qui composeraient ce monde (world). L’entreprise choisirait plutôt d’être confrontée au regard des autres entreprises : mais c’est le collectif national qui prouve ainsi son existence au collectif des collectifs, le chœur des nations renvoyant nécessairement à une de ses composantes, une « nation » dont l’existence, du moins discursive, se manifesterait ainsi dans le topique du « je vais vous prouver » ou « je vais vous montrer ».
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L’importance nominale du complément « the world » sort donc l’énonciateur de l’ambiguïté ; on remarque sans peine que, par opposition, un énoncé du type to show what makes us special pourrait renvoyer de façon plus claire à l’entreprise. Mais, plus encore, le special oriente vers un supplément de précision quant au mode de signification de l’identité du groupe. Il s’agit bel et bien ici de la volonté de marquer justement cette spécificité par le premier degré de la « distinction », si toutefois l’on peut encore utiliser ce terme, galvaudé qu’il a été dans les débats constitutionnels et autres au Canada à partir des années quatre-vingt. Le sujet collectif est ici radicalement différencié, impossible à confondre dans la masse des autres collectifs, maximalement et positivement individualisé : le Nous ou Us a quelque chose en plus qui force le regard. Même dans Une énergie nouvelle, l’identité n’avait pas été désignée sous le mode aussi crucial de la différenciation absolue, mais With Renewed Energy affirme avec plus de détermination, avant qu’on puisse même parler de non-disjonction, la disjonction, encore que ce premier niveau de positionnement, à ce stade initial de l’énoncé, ne saurait impliquer le potentiel absolument excluant auquel Landowski l’associe. Quelques lignes plus loin, un désignateur supplémentaire vient indiquer encore une appropriation claire par le Nous collectif d’une projection dans l’avenir qui donne de nouveau l’impression de démarquage irréfutable : to design our very future ou préparer notre avenir même. Dans Une énergie nouvelle, l’avenir demeurait indéterminé en termes de possesseur – allumer l’avenir –, la formulation infinitive n’évoquant pas de sujet actif, mais l’attribution plus restreinte de ce futur prometteur – et contrôlé – est sans équivoque en ce qui a trait à With Renewed Energy, où l’avenir est d’abord le nôtre. Avec le second message Water and Green Energy, on monte d’un cran dans l’explicitation identitaire et territoriale, surtout que l’on se doit de garder à l’esprit que nulle part, sauf pour la signature finale du message où c’est en fait le nom de l’entreprise qui est précisé – Hydro-Québec –, la narration d’Une énergie nouvelle n’énonçait le mot « Québec », lequel pourtant constitue sans conteste le réel arrière-plan discursif de cette campagne publicitaire de 1996. Dans la version anglaise, la phrase It’s been a blessing to us, here in Quebec, qui met en relief la préséance de la fonction identitaire, doit être démontée en deux volets pour bien faire la part des thèmes discursifs qui sont à l’œuvre. Ainsi, si l’on accepte que les derniers traits d’une construction signifiante sont ceux qui auraient un rôle plus important dans le procès de signification, le here in Quebec met fin pour de bon à toutes les suppositions sur la dénomination du lieu d’où on parle. L’énonciateur, marquant clairement son origine, la situe dans l’espace et le territoire, faute de pouvoir pour l’instant la désigner par le langage. Cet « here » (ici) différencie radicalement l’Ailleurs et l’Autre, qui sont ainsi non 40
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pas tant retournés à leur Altérité que désignés dans la différence, parce que la nomination et la spécification du sujet collectif, infiniment plus que celles de l’entreprise, restent l’objet premier – sinon urgent – du message. Le volet précédent de la phrase It’s been a blessing to us mérite aussi qu’on s’y arrête en ce qu’il ajoute une dimension supplémentaire au discours identitaire de With Renewed Energy, dont les premières traces apparaissaient dans le premier texte avec to accomplish the unprecedented. Si l’on comprend d’abord que le terme « blessing » ne saurait en aucun cas pouvoir être traduit littéralement par « bénédiction », ce qui encore une fois se heurterait – en version française – à une acceptabilité problématique, la connotation qu’il implique dépasse le champ du religieux45, débordant vers le théologique, puisque le collectif serait proprement un groupe désigné ou élu, et donc quasiment « choisi ». À partir de ce topos du peuple « distingué », on voit immédiatement ce qui est enclenché dans la représentation du collectif : le discours divinatoire prophétique qui désigne le Sujet comme investi d’une mission spéciale, to accomplish the unprecedented, d’aller là où personne n’est allé encore, curieux écho, en passant, du type de discours propre aux populaires émissions américaines de science-fiction diffusées dans les années soixante-dix. Sur ce plan, Une énergie nouvelle s’inscrit dans le topique du prométhéen allumer l’avenir, cohérente avec l’appropriation du Savoir, alors que With Renewed Energy assume avec aisance le prophétique qui place le Nous, à certains moments, dans une position de hauteur quasi ésotérique. Cette euphorie est cependant tempérée par des alternances avec des tranches topiques reliées à l’expression d’un esprit capitaliste assumé avec décision : to embark in search of new markets, to expand and reap the benefits, to design, our expertise… Ce qui frappe dans l’utilisation de ces topos, plus particulièrement avec la mention peu scrupuleuse de « récolter les bénéfices », dussent-ils être ceux de l’expérience, réside dans la nature crûment mercantile des images ainsi sollicitées. Il faut cependant souligner encore une fois ici comment la mise en relief des différents topos discursifs est accentuée avec la brièveté du message, ce dont rend compte l’aspect « stilted » – guindé – de l’énonciation anglaise du texte. Malgré les difficultés liées à toute adaptation de ce genre, l’effet de coupure entre les manifestations des genres discursifs – du prophétique de la version française au capitalisme de la version anglaise – reste saisissant. Considérons le seul exemple d’une comparaison quant à l’emploi de la métaphore typique du voyage, entre son énoncé dans Une énergie nouvelle – pour vivre une nouvelle grande aventure – et celui de With Renewed Energy – To embark in search of new markets abroad. Dans la version française, où l’on bénéficie d’une ouverture maximale du référent, cette ouverture pourrait tout aussi bien être attribuée à l’ordre du spirituel, à celui de la construction historique d’une nation
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(mis à part celle des complexes hydroélectriques) ou à l’ordre de l’accomplissement scientifique. Les visées de With Renewed Energy sont plus terre à terre ; le grand départ mènera pragmatiquement à la réalité spécifique du marché, lieu de règles fixes et des pratiques d’efficacité. Doté d’une combativité lyrique, Une énergie nouvelle va à la conquête de nouveaux espaces économiques, désignant par là un lieu d’expansion aux limites mal définies. With Renewed Energy adopte par comparaison un ton plus technocrate : on ne craint pas de parler de diverse expertise, donc d’une connaissance circonscrite, pratique et comptabilisable. En un sens, chaque version du même message promotionnel paraît réaliser deux aspects figés liés à la représentation du Soi et de l’Autre : la langue française conférant une heureuse flexibilité aux interprétations possibles adoucissant quelque peu les brutalités des réalités commerciales, la version anglaise illustrant une tendance à les assumer plus directement, avec un discours plus âpre, comme s’il s’agissait pour les publicitaires de reconduire une fois encore les stéréotypes inhérents au « gel » de l’Autre.
SE NOMMER DANS LA LANGUE DE L’AUTRE Le contraste entre les deux versions s’avère le plus remarquable dans le procédé final de dénomination du Sujet collectif qui doit clore le message. Dans la version française de ce que les professionnels de la publicité appellent la « signature », l’énonciateur est identifié comme allant de soi : HydroQuébec : une énergie nouvelle, ce qui est peut-être amorcé par l’image-flash finale des pylônes électriques vus en contre-plongée diagonale sur fond de ciel bleu. L’absence de narration associée à cette dernière image projette le nom de la société d’État dans la domination absolue, et l’équation entre la nomination de l’entreprise et cette pulsion de forces fraîches et dynamiques est dénuée d’équivoques. De fait, l’entreprise n’a même pas besoin de signifier son procès de nomination par le verbe être ; sa manifestation discursive semble fonctionner comme une anthologie46, la seule précision qu’elle établit étant la référence définitive au Nous de l’entreprise après tout ce flirt référentiel avec le collectif national. La nomination de la société d’État dans la version anglaise procède d’un travail tout différent, indicateur non négligeable des difficultés liées au processus large de traduction dans une dimension autre que littérale, car comme le dit avec justesse Annie Brisset : « traduire est un acte discursif »47. De ces passages ductiles du français à l’anglais, dans l’expression d’une propagande dont la fonction dominante reste l’identitaire, il ressort surtout, comme on l’a vu, les difficultés d’expression de l’identitaire, difficultés d’autant plus spécifiques qu’elles s’expriment dans une langue qui représente historiquement un lieu chargé d’affects et de tensions. Comment se dire, se nommer, s’identifier dans la 42
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langue de ce qui a été construit, politiquement et culturellement, comme l’Altérité redoutable, le puissant antagoniste dont il faudra toujours se méfier ? Autrement dit, comment se désigner, hors de son propre code, dans les mots de l’Autre à qui on a toujours attribué comme but historique la volonté d’assimilation à plus au moins long terme du Nous ? Pour citer encore Annie Brisset : « L’Altérité se définit par rapport au colonisateur. Elle est négative et menaçante. Elle symbolise l’assimilation de la collectivité québécoise, l’éventualité de sa dissolution dans la “mer anglophone” »48. L’aisance naturelle qui procède à la nominalisation de l’entreprise en français se passe d’attribution tellement elle est jugée comme allant de soi par la trame discursive. Par contre, le sous-texte impliquant que le Nous n’a pas besoin de préciser qu’il est l’énonciateur de cette propagande se manifeste par le besoin d’user de formules plus redondantes dans la version anglaise. Comme le fait remarquer Brisset, le texte original, dont les fonctions sont quand même exprimées par une poétique englobante, atténue et adoucit en français les signifiés directs justifiant par ailleurs la production du texte. Précisons que dans le cas d’un texte proprement littéraire et reconnu comme tel dans sa réception, ces problématiques socio-discursives liées à l’expression des règles des marchés commerciaux devraient être soumises à une scotomisation maximale à partir de laquelle on ne pourrait les repérer que dans la négativité ou dans les écarts. Cela expliquerait aussi l’impression de plus grande souplesse dans la superposition des discours économique, capitaliste et identitaire (leur « hauteur ») dans Une énergie nouvelle comparativement aux cassures plus nettes dans l’enfilade des même discours dans With Renewed Energy. Mais, évidemment, « La traduction est par excellence un lieu d’empêchements et de tensions. Par nature, elle crée de la différence »49. L’énonciateur de With Renewed Energy paraît ainsi un peu mal à l’aise dans la langue de l’Autre : les pléonasmes sur le lieu de l’énonciation (here in Quebec), sur l’identité comme différence absolue (what makes us special) ou comme privilège (it’s been a blessing) marquent le discours comme autant de points nodaux arrêtant le glissement du texte, révélateurs de tensions indiquant l’impossibilité de s’approprier entièrement la langue dangereuse. L’énonciateur, de fait, doit lutter avec cette contradiction inhérente à sa décision de se traduire : du fait qu’il ne s’exprime plus en français, langue politiquement revendiquée pour marquer sa différence, il n’est plus « special » et se doit de rappeler quasi obsessivement sa spécificité dans le discours. Comme dans le cas du stéréotype de la jeune femme asiatique, le Nous se retrouve dans la curieuse situation de l’Autre de l’Autre, comme Sujet non plus qui se donne à voir et à entendre, mais qui par lui-même est donné à voir et à entendre dans un autre code. Empruntant l’autre langue, il se retrouve quelque peu possédé par elle, luttant contre cette possession par ses propres résistances identitaires. L’Autre le force effectivement à se « surnommer », ce qui explique 43
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cette domination plus insistante de la fonction identitaire dans la propagande véhiculée dans With Renewed Energy. Cela fait également mieux saisir l’obligation, pour la signature, de ne plus appréhender la nomination comme allant de soi, d’où le recours au verbe être pour l’établir : We are Hydro-Québec. With Renewed Energy. Spécifiquement, l’identité disséminée dans Une énergie nouvelle, malgré sa forte présence, atteint son sommet expressif et assertif à la fin de With Renewed Energy comme une dernière mise au point, clarification finale qui projette aussi étrangement un doute rétrospectif sur les certitudes des précisions identitaires précédentes. Le We are Hydro-Québec instaure une dernière précaution contre les errements du référent identitaire ; effectivement, le « We » est l’ultime « embrayeur à fonction multiple : ethnique, linguistique, identificatoire, séparateur »50. Cependant, ici encore le principe d’acceptabilité détermine la fonction identitaire et la déplace vers une aire de pertinence déterminée : le discours de la détermination ethnique, particulièrement après le référendum de 1995, ne saurait être actualisé en octobre 1997. La détermination linguistique, du fait de l’énonciation même du message en anglais, perd aussi de sa pertinence. Reste encore cette fonction identitaire et, sans jeu de mot, « séparatrice » qui se manifeste en porte-à-faux, tiraillée entre son devoir de contrediscours réagissant aux potentialités latentes d’accusation de ressentiment idéologique (d’où l’inclusion anxieuse donnée par all of us) et son obligation d’autodésignation. With Renewed Energy illustre bien cette remarque de Sherry Simon : « Nous savons que la traduction n’est pas toujours le déplacement confiant et entier d’un message depuis son lieu d’origine vers un nouveau lieu de naturalisation »51. Puisque cette publicité particulière se doit, de par sa nature spécifique de propagande, de désigner clairement un Nous collectif, elle ne peut le faire que conditionnée par un certain fléchissement d’un de ses « repaires traditionnellement fondateurs de l’identité »52 : la langue. Il lui reste le territoire here et sa distinction special qui, mis en relief par les sur-dits, continuent d’exprimer, pour un destinataire anglo-québécois, anglo-canadien ou anglo-américain, une certaine anxiété d’être.
ANATOMIE D’UN MESSAGE Ayant détecté cette anxiété d’affirmation, plus marquée en anglais, quels sont les points provisoires que l’on peut dégager d’une analyse toujours partielle des deux versions d’Une énergie nouvelle, d’autant plus que le démantèlement discursif des textes narrés dans la publicité est difficilement séparable du récit filmique qui l’encadre ? Il est possible à ce stade d’isoler
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quelques paradigmes discursifs qui permettent de mieux rendre compte de la complexité des stratégies discursives utilisées par la société d’État dans un cadre somme toute promotionnel.
Publicité et propagande Il faudrait préciser « dans une certaine mesure ». Sur ce plan, Vera Carvalho n’établit pas de distinction opératoire, ce que fait par contre Andrew Werwick qui établit cette comparaison intéressante : « the case of promotion is similar to propaganda, though here, there is a difference. The effectiveness of promotion is not measured by the extent of which its claims and perspectives are actually believed. What matters is simply the willingness of its audience to complete the transaction promotions aims to initiate »53. On devrait plutôt dire que certains discours promotionnels jouent de la propagande – sans jugement préjudiciel, dirait Angenot – en ce qu’ils ont aussi recours à des discours de mobilisation collective54 et d’action publique, tout particulièrement lorsqu’on désire vendre autre chose qu’un objet de consommation. Il n’est pas indifférent de noter que, dans ce contexte de consommation, Hydro-Québec exerce sur le territoire québécois un monopole historique. Dès lors, on doit conclure qu’un certain nombre de consommateurs-destinataires du message sont déjà – et depuis un certain temps – clients d’Hydro-Québec, et la simple promotion telle que la définit Werwick, dans ce cas particulier, a amplement atteint son but avant même que d’être émise. L’objet d’Une énergie nouvelle – qui sera légèrement différent en ce qui a trait à With Renewed Energy – est bel et bien de conforter et de justifier la croyance en le potentiel du collectif québécois, quelle que soit l’ambiguïté de son référent. On se livre ainsi, surtout par la récapitulation des acquis historiques, à une consolidation roborative de la foi dans cette hybridité des vertus de l’entreprise et de la nation, délibérément mal distinguées l’une de l’autre, ce qui nous amène tout de suite au deuxième point.
Prépondérance de la fonction identitaire Le premier point appelle immédiatement le deuxième : le message promotionnel en tant que mobilisation pour recueillir l’adhésion aux visées expansionnistes de la société d’État, elles-mêmes ayant recours à un masque discursif de topos particulièrement actifs dans le contexte de cette fin de siècle : « l’avenir des jeunes, […] développement respectueux de l’environnement et occasions d’affaires […] marchés étrangers […] »55. Les deux premiers points, on s’en doute, suscitent plus particulièrement les
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possibilités d’enrégimenter un collectif-client qui risque ainsi d’oublier sa position de consommateur prisonnier du monopole de la société d’État. Au nom de quoi le collectif-client pourrait-il se rallier à ces topos : justement parce qu’il est un collectif qui doit vivre dans un espace commun de conditions et de perceptions. Une énergie nouvelle jouera donc sur cet espace commun en rétablissant sans cesse les paradigmes d’une identité collective. Mais mieux encore, le message aura pour mission de légitimer en douce les visées proprement entrepreneuriales en les présentant comme inextricablement liées au bienêtre du Nous collectif, ce dernier suggéré au gré des énoncés des trois versions de la campagne comme étant celui de l’entreprise ou du collectif national s’aidant sporadiquement de la fonction mémorielle (au plus profond de notre histoire, un héritage à valoriser). D’une part, les références à l’identité, au Nous, sont surcodées ; d’autre part, la confusion entretenue au sujet du référent identitaire est maximale. Le destinataire-client ne peut ainsi qu’adhérer au discours de l’entreprise puisqu’elle est présentée comme découlant de sa propre identité. Le message permet en fait au collectif de se reconnaître en tant que Sujet tout en l’articulant sans ambiguïté dans un discours qu’il peut et doit faire sien.
Force centripète et centrifuge Ce qu’on peut qualifier de masques topiques – le sort des générations à venir, l’environnement, l’expansion des marchés – peut aussi être perçu comme discours centrifuges cherchant à échapper au centripète de l’identitaire. L’argumentaire des Services de publicité d’Hydro-Québec précise : « Le terme “énergie” […] fait appel à l’expression du qualitatif, de l’humain, à la volonté et à l’ambition collective comme moteur du progrès »56. L’identitaire, on l’a vu, s’énonce comme le levier central du discours, la légitimation nodale au dessein d’expansion extraterritoriale de l’entreprise. Cependant, sur l’écran, surimposés sur les images, les « supers » font circuler les motsclés de la thématique néocapitaliste actuelle : croissance, avantage concurrentiel, investissement, nouvelle technologie, performance énergétique, mondialisation, richesse. Le discours attribuable à l’entreprise renvoie le discours identitaire centripète au rôle plus restreint de prétexte légitimateur : on n’y revient que pour rétablir un contact qui permet de repartir vers de nouveaux paradigmes discursifs. Le va-et-vient constant entre force centripète et centrifuge, qui va jusqu’à déplacer le centre, confère une tension dynamique au message, accentuée par ailleurs par l’esthétique parataxique du montage filmique qui le sous-tend.
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Entre non-disjonction et disjonction L’insistance indéniable du discours identitaire « séparateur » (notre histoire, notre héritage), malgré les tensions vers l’extérieur (alliances, nouveaux espaces), implique sans contredit une volonté de signifier, d’une part, cette démarcation de l’identité par l’affirmation de l’identité comme distincte, mais d’établir, d’autre part, des points de contact avec l’Autre comme il est suggéré par : s’ouvrir au monde, tout le monde, fonder des alliances. Encore une fois, le montage filmique insiste plus clairement sur cette non-disjonction que le discours de la narration ; la très jeune fille aux nattes, les yeux fermés sur un recueillement détaché, semble illustrer un désir, sinon un fantasme, d’une présence intériorisée de l’Autre par un rappel de l’esthétique et de la gestuelle tout extérieure d’un orientalisme zen de bon aloi. L’Autre réel, représenté dans son Altérité concrète et immédiatement repérable, est renvoyé comme on l’a vu au processus de stéréotypie. Cependant, l’effleurement orientalisé marque une accentuation et une appropriation de la différence beaucoup plus nette dans Une énergie nouvelle que dans aucune autre publicité précédente d’Hydro-Québec. Il est possible d’y percevoir les premiers tracés de cette conséquence possible de la non-disjonction, conséquence décrite ici par Landowski : Le groupe admet que son identité ne se construit qu’à la faveur d’une série ouverte de transformations dynamiques qui, en le changeant lui-même, rendent seule possible l’établissement, toujours provisoire, d’un juste rapport à l’Autre ; soit qu’il lui faille reconnaître, présente au fond de luimême, une part d’Altérité, soit qu’il découvre que, pour une part, sa propre identité lui vient de l’Autre, le sujet, en pareil cas, n’est jamais lui-même mais le devient – à condition d’accepter de changer57.
La version anglaise With Renewed Energy est par contre plus clairement disjonctive, privée qu’elle est de l’assise identitaire traditionnelle du collectif national, la langue ; d’où le topos du peuple « béni », d’où l’exclusion virtuelle donnée par le all of us prononcé par la jeune narratrice anglophone, exclusion si on l’oppose à l’ouverture suggérée par le pour tout le monde. Pourtant, cette exclusion de l’Autre comporte un paradoxe ontologique fondamental dont il importe de tenir compte : du seul fait que le Nous est dit Us or We, il inclut, dans sa délimitation séparatrice, son Autre fondamental. Les frontières de l’identitaire sont tout à coup repoussées vers un autre paradigme séparateur, qui ne peut plus être ni linguistique ni ethnique, mais sûrement territorial : here in Quebec.
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La stéréotypie Inextricablement lié à la question de la représentation de l’Autre, mais également procédé indissociable de l’énonciation publicitaire qui est, par nature, un discours mesuré, calculé, préconstruit sous toutes ses formes, le stéréotype n’est pas absent d’Une énergie nouvelle, mais il s’épanouit plus explicitement dans le récit filmique, par les deux séquences des jeunes femmes asiatiques. Si le stéréotype est « gel de l’Autre », il n’est pas sans effet pervers sur le Sujet qui s’en saisit. On l’a vu, le choix particulier des images de la différence dans la campagne, par l’absence de représentation d’un contact déterminé entre le Sujet et l’Autre, semble assigner vraisemblablement au Sujet regardant la fonction inverse du regardé, le transformant ainsi brièvement en l’Autre de l’Autre, phénomène furtif mais réitéré par les malaises textuels relevés dans la version anglaise With Renewed Energy. On a envie de dire que le discours triomphaliste affiché par Une énergie nouvelle est encore trop grand aux entournures, mal ajusté ou mal intériorisé, si l’on veut, puisqu’on ne réussit pas bien à se saisir du stéréotype : on est renvoyé à la copie de Soi, ne serait-ce que pour trois secondes.
Le contre-discours Une source supplémentaire de tension discursive identifiable dans l’énonciation d’Une énergie nouvelle réside dans sa condition singulière de contrediscours du ressentiment, par lequel le texte semble vouloir réfuter point par point un certain nombre des topos chers à la construction de l’identitaire du minoritaire ou du dominé, du moins tels que les a énoncés Marc Angenot dans Les idéologies du ressentiment. Répétons quelques-unes de ses remarques : L’être de ressentiment ne peut désirer ni concevoir l’avenir – l’avenir comme ouverture, indétermination relative, dépaysement, métamorphose du sujet (p. 89). L’objet de crainte […] c’est ordinairement la peur de la modernisation menaçante qui pose à la nation et au groupe la nécessité d’une adaptation malaisée, l’insécurité devant ce qu’on ne contrôle pas, […] la perspective pas moins déstabilisante de « devenir autre » (p. 88). Face à la fluidité et à la succession des défis que posent les conjonctures nouvelles, les idéologies du ressentiment se constituent comme des mécanismes de résistance au « devenir Autre » (p. 88).
Si certains traits discursifs sont attribuables à un ressentiment sousjacent dans With Renewed Energy, la version française met une certaine intensité à les contrer : les thèmes sont résolument orientés vers un avenir euphorique, vers le contact euphorisant avec un Autre idéalisé dans son indétermination même, vers l’adhésion – surtout iconographique – à la 48
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technologie comme légitimation incontournable. Les allusions au passé comme ciment identitaire, il est vrai, servent surtout à mesurer la distance, à évaluer avec une indéniable autoglorification les progrès depuis le commencement. En ce sens, l’écoulement du temps historique d’Une énergie nouvelle est perçu comme une acquisition, une appropriation satisfaite – et étonnée par ses résultats – du progrès technologique, et non pas comme une déperdition. À vrai dire, on assiste à une négation triomphaliste du point suivant : « Le succès “séculier” n’est aucunement, en bonne logique la preuve nécessaire au mérite »58. Cela ne diminue pas néanmoins l’impression du discours comme « programme de réputation méthodique », comme s’il cherchait à devancer certaines critiques potentielles dans sa représentation de l’identitaire collectif.
La langue de l’Autre : l’identité déplacée L’énonciation propre à la version anglaise de la campagne, With Renewed Energy, exacerbe curieusement la manifestation des traits identitaires par désir au demeurant compensatoire de bien marquer une frontière entre Soi et l’Autre tout en redéfinissant paradoxalement les paradigmes de cette identité qui ne peut plus se légitimer par une particularité linguistique, et qui perd dès lors une partie de son homogénéité et de son univocité. L’identitaire va donc se reposer sur une référentialité partielle du lieu « here » et sur un opérateur discursif, pour citer Elspeth Probyn59, le « We » réinvesti par la constance de l’anaphore, signalant à la fois le groupe original séparé mais mis en demeure aussi d’inclure l’Autre pourtant historiquement redouté. With Renewed Energy s’installe alors sur une frontière intéressante qui, malgré l’impression d’étrangeté conférée par la poétique particulière du texte, invite à plusieurs perspectives. D’une part, l’Altérité elle-même devient intériorisée dans le langage, mais pas encore naturalisée : forme supplémentaire de l’Autre de l’Autre. D’autre part, cette Altérité parlée, même avec malaise, indique l’expression du Nous collectif dans le possible d’une acceptabilité différente : apprendre à se nommer, pouvoir se nommer aussi en anglais au Québec, inclure enfin ce qui a été exclu.
LA SIGNATURE Il est certainement pertinent de commenter ici, quoique brièvement, les contenus discursifs des deux « signatures »60 de la campagne : Une énergie nouvelle et With Renewed Energy. Si l’on reconnaît que la signature a les caractères du slogan, « concision, figement, mémorisabilité, autonomie et complétude thématique »61, on inscrira, toujours selon Angenot, ce mot d’ordre comme appartenant à la catégorie des « “épigraphiques”, faits pour 49
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être gravés ou affichés en devise, isolés d’un contexte déterminé »62. L’analyse comparative des signatures doit tenir compte de la problématique de leur traduction, ou plus précisément de leur interprétation dans l’autre langue : il faut voir ici que bien plus qu’un cri de guerre ou un mot d’ordre, elles identifieraient chacune dans sa version une thématique plutôt autonome, mais dont la lecture se prêterait à une polysémie intéressante dépassant – et de loin – le référent initial de la production énergétique à usage domestique ou industriel. Précisons d’abord que le terme « énergie » en soi est indissociable de l’existence même d’Hydro-Québec et qu’en quelque sorte il s’impose : la campagne de 1995 portait la signature L’énergie qui voit loin, encore que par l’usage de l’article défini, l’acception était sensiblement limitée à la production d’électricité comme telle. Une énergie nouvelle, par contraste, élargit de façon maximale le spectre des significations du terme, permettant également son attribution simultanée au groupe humain, dont le référent, on l’a vu, oscille déjà lui-même entre le Nous collectif national et le Nous de l’entreprise, de même qu’à la nature et aux fonctions spécifiques de l’entreprise qui sont de transformer un phénomène physique en produit de consommation. Comme l’exprime lui-même l’argumentaire de la campagne : « Le terme “énergie” transcende le simple discours énergétique et fait appel à l’expression du qualitatif, de l’humain, à la volonté et à l’ambition collective comme moteur du progrès »63. Cette transcendance est donc le fruit voulu d’une manipulation bien consciente des catégories grammaticales, et là encore, le procédé est inhérent à toute énonciation en publicité et ne saurait être réprouvé comme tel. Mais l’appellation « énergie » transcende plus que le stade initialement prévu du qualitatif humain : son référent explose littéralement dans toutes les directions où une transformation dynamique peut être en jeu, transformation quasi effrénée puisqu’elle n’a plus de restriction référentielle : sa potentialité est présentée comme illimitée. C’est la force, mais sans brutalité : l’énergie garde un caractère fluide, non massif, malléable. La force seule est massive, son lieu d’action est circonscrit, et le terme s’associe à une virilité opaque et doit être contenue. L’énergie, élément plus féminin, dont le mouvement peut être canalisé, garde cependant une légère dimension d’imprévisibilité somme toute positive : la multiplication exponentielle et sophistiquée de tous ses usages. Comme l’énonciateur l’a calculé, cette énergie est également humaine et insuffle la même idée d’effervescence non pas incontrôlable, mais qui demande à être contrôlée : pure potentialité, elle s’offre ainsi à la disposition d’un utilisateur privilégié, le client ou le partenaire d’affaires. L’adjectif « nouvelle » oriente cependant la signature vers un champ sémantique impliquant une actualisation non verbale, soit, mais qui convoque une indéniable relation au temps. Cette relation, curieusement, semble avoir échappé à l’argumentaire publicitaire qui a paru prisonnier 50
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de la tautologie : « S’il y a un mot en publicité, comme en toute chose, qui ne vieillit pas, qui ne prend jamais une ride, qui échappe aux modes et se renouvelle à satiété c’est bien le mot “nouveau”. »64 Le mot « nouveau » renvoie à l’idée de jeunesse, de progrès, de renouvellement, de nouveaux projets. Étrangement, la langue française n’a pas trouvé d’équivalent, de synonyme aussi précis et évocateur que ce petit mot tout simple. Inévitablement, nouveau renvoie aussi à un processus antécédent, accompli, dont se démarque nécessairement celui qui est actualisé : il n’est pas ce qui a précédé, il risque même d’en être fort différent, mais il ne saurait être proprement nouveau que par cette opposition à l’ancien qui resurgit ainsi, de façon peut-être non prévue par la publicité. Le nouveau indique, comme par inadvertance, une volonté de faire table rase de ce qui a été, mais il ne saurait pour autant constituer une coupure nette. Ainsi, nouvelle est tout aussi quantitatif que qualitatif : vraisemblablement, il y a eu une certaine quantité d’énergie qui a été épuisée, ou réduite, puisqu’il y en a une autre maintenant. La locution française avec une énergie nouvelle transmet bien l’allusion à une déperdition antécédente, mais qui a pu trouver une autre source. La question donc demeure en suspens, à peine énonçable, mais inscrite en pointillé : à quelle réduction qualitative ou quantitative dans le passé la signature fait-elle allusion comme par mégarde ? Pourquoi insister tant sur le changement actuel de catégorie ? De quelle nature exacte a été le point d’épuisement ou de diminution, pour qu’on veuille tant marquer la potentialité de l’inédit ? La version anglaise d’Une énergie nouvelle, With Renewed Energy, propose une interprétation qui accentue, pour des raisons grammaticales, la référence à ce qui a précédé. Le calque littéral A New Energy aurait signifié plutôt, en ce qui concerne energy, non seulement une autre source, mais clairement un autre type d’énergie, nettement distinct de ce qui est déjà répertorié comme formes énergétiques : hydro-électrique, thermique, nucléaire, éolien. A New Energy suscitait l’inédit, ce qui n’était pas, à ce moment, dans l’intentionnalité d’Hydro-Québec. Mais With Renewed Energy réduit davantage l’éventail des applications de la formule : si energy bénéficie de la même polysémie qu’en français, la préposition with et surtout le participe adjectif renewed limitent la dilatation euphorique de l’indéterminé Une énergie nouvelle. La préposition appelle immédiatement l’attribution de Renewed Energy à un sujet antéposé, non désigné, mais doué d’une présence indéniable : quelqu’un ou quelque chose est forcément, directement et syntaxiquement doté de cette energy, l’entreprise ou le groupe national, alors qu’Une énergie nouvelle flotte comme un qualificatif global. Le participe adjectif renewed, pour sa part, cite résolument le passé : très lisiblement, l’energy a été, sans conteste, à un certain point sinon tarie, du moins clairement restreinte ou modérée. Renewed implique qu’un élan vital
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s’est produit, mais à partir de quel point amorti par rapport aux potentialités actuelles ? Encore une fois ici, si on a fait le plein, c’est à partir de quel point d’amortissement ? La question est ainsi plus définie dans la version anglaise ; mais les deux slogans-signatures signalent, à différentes intensités, le renouvellement en indiquant forcément un état de choses qui a nécessité cette ère inédite vers le changement. Du coup, est plus ou moins disqualifié ce qui a pris place avant, d’où une perception d’insuffisance. La question demeure donc sur la nature de cette impression d’inadéquation d’une période antérieure (récente ?) d’exercice de l’entreprise, exprimée indirectement par un message qui pourtant veut insuffler un nouvel élan, un nouveau désir d’action, message cherchant ni plus ni moins à redéfinir ce que pourrait être l’Hydro-Québec de demain, délestée de ses mythes et de ses discours antérieurs.
RÊVER SON RÉEL Dans le cadre d’une analyse proprement discursive, on a fait peu d’allusions à l’organisation filmique du message, laquelle nécessiterait une tout autre étude qui dépasserait amplement les objectifs circonscrits par celle-ci. C’est donc strictement à partir des différents discours véhiculés par la campagne Une énergie nouvelle que l’on peut être en mesure d’extrapoler sur les conditions de possibilité, de productivité et d’acceptabilité des facettes variées du message comme propagande indéniable, en ce que, nous le rappelons, le message a pour objectif global de convaincre un destinataire d’adhérer à certains points de vue, d’y prêter foi comme dit Werwick, et de l’amener ainsi à une certaine mobilisation. Ce qui ressort clairement d’une analyse des éléments fonctionnels de la campagne Une énergie nouvelle – versions anglaise et française – est que le discours central est l’objet de tiraillements multiples, de tensions intermittentes entre un désir de fermeture identitaire et un désir d’ouverture à l’Altérité, tout en demeurant à l’intérieur de certains repères formés par une intersection entre histoire et lieu. On observe un discours éminemment sur ses gardes, très conscient d’éventuels reproches de tribalisme et cherchant à maintenir un équilibre entre ce qu’Elspeth Probyn désignerait comme le relativisme entre « marginality » et « center », discours dans un certain sens écartelé entre son désir prégnant de distinction et sa capacité extensible d’absorption des différents lieux du capitalisme global. On y voit particulièrement mises en œuvre ici toutes les forces contradictoires de l’identitaire centripète et des orientations centrifuges nécessitées par les interrelations de plus en plus marquées avec l’Autre, la forme la plus spectaculaire étant cette tentative intéressante d’utiliser la langue de l’Autre – sa manifestation historiquement perçue comme la plus menaçante65 – pour 52
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se nommer. Mais ces interrelations ne sont encore qu’esquissées dans le discours qui en contient pourtant les potentialités. Landowski commente ainsi ce seuil hésitant : On comprendra dans ces conditions [la non-disjonction] que lorsque les unités en présence ont le statut de sujets autonomes, et qui tiennent à leur identité respective tout en se tenant mutuellement en estime pour ce qu’elles sont, elles peuvent avec souci, quelquefois peut-être intérêt, retarder le moment de cette petite ou de cette grande catastrophe que constituerait leur fusion66.
Il faudrait relativiser ici le terme « catastrophe » : il va du dérangement à l’avatar en ce que le discours identitaire de l’entreprise devra et doit déjà affronter, dans Une énergie nouvelle, ce que Sherry Simon appelle une nouvelle cartographie discursive née des paradigmes entraînés par l’hégémonie capitaliste actuelle : globalisation, contacts extérieurs, échanges, marchés, technologies. L’assise identitaire, pourtant légitimatrice historique de l’existence même d’Hydro-Québec, ne suffit plus à ce point, et la campagne publicitaire d’octobre 1997, comme on le verra, se situe à ce point tournant où « cette cartographie doit entrer en rivalité avec les représentations du discours politique dont la tâche est très souvent de refermer les cercles identitaires, de donner l’illusion organique de l’appartenance dans le but de gagner des objectifs stratégiques. »67 « L’illusion organique de l’appartenance » s’est avérée le socle idéologique indéniable mais contestable à bien des égards de la conception même et des succès subséquents d’Hydro-Québec, mais l’entreprise arrivée à une situation d’expansion correspondant aux nécessités d’un marché global doit maintenant intégrer d’autres paradigmes légitimateurs. C’est peut-être ici que les mots « nouvelle » et « renewed » prennent un autre relief. Comme on le verra, le Grand Récit d’Hydro-Québec semble avoir touché, tout particulièrement dans la campagne de 1995, L’énergie qui voit loin68, les dernières lignes d’un chapitre où il ne pourrait pousser plus loin les transformations qui assuraient l’avancement du récit, selon le topos romanesque du flambeau passé à une autre génération. Cette autre génération – métonymie du changement démographique – ne pourrait elle-même qu’être « nouvelle » et doit se mettre en quête d’autres discours, mais dans un épisode subséquent du Grand Récit. À ces changements démographiques impliquant métissages et hétérogénéité polymorphes s’ajoute aussi une donnée historique aux conséquences manifestes, justement à cause de son caractère ambigu qui soulève de nombreux possibles interprétatifs : l’échec – ou la victoire
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morale ? – du référendum de 1995, trou noir qui continue de hanter les tenants des différentes parties en cause. Annie Brisset, peut-être un peu prématurément, pensait en 1990 que : la traduction est chargée de répondre au besoin que l’on éprouve d’être dit et reconnu par autrui, car cette reconnaissance prouverait que l’on existe. Aujourd’hui la tâche est accomplie. Le Québec s’est affirmé sur le plan politique. Après la « mort » de l’entente constitutionnelle du lac Meech, il n’est plus question que d’une souveraineté plus ou moins acquise dans son principe […]69.
Dans ce contexte, conclut-elle au sujet des traductions d’œuvres théâtrales en langue québécoise : « Au discours sur la spécificité nationale du théâtre québécois s’est substitué un discours sur l’universalité de ce théâtre. »70 Cette hypothèse appliquée au théâtre paraît toujours présenter un potentiel heuristique pour expliquer comment et pourquoi, dans Une énergie nouvelle, la spécificité identitaire se superpose et s’hybride, dans la résolution anxieuse du timide, dirait-on, avec les discours centrifuges (de même que les images) nécessités par le désir de s’intégrer dans la mondialisation des marchés, et cela en tant qu’entité autonome : We are Hydro-Québec. Revenons ici à quelques réflexions d’André Belleau, qui même si elles s’appliquent au texte romanesque n’en trouvent pas moins un écho dans les replis de ce discours promotionnel particulier d’Hydro-Québec : Les relations d’implication dans les textes, les questions se rapportant au statut pragmatique des énoncés littéraires, les phénomènes d’hétérogénéité, tout cela ne désigne pas des carences ou des sortes de maladie, mais nous rappelle plutôt que le travail d’un écrivain devrait être envisagé comme une réponse de quelque façon négociée, accommodée, empêchée aussi par rapport aux contraintes qu’exerce sur lui sa société71.
Une énergie nouvelle, il est vrai, n’est pas une fiction littéraire, et surtout, est véhiculé par un média radicalement différent du roman. On ne saurait nier cependant que son expression discursive comporte une esthétique et une poétique qui confèrent une littérarité à son contenu. Parallèlement, et dans des marges infiniment moins flexibles, le travail du publicitaire, dans un texte d’une brièveté telle que celle d’Une énergie nouvelle, peut être aussi perçu comme négociation et comme accommodation, singulièrement conscient qu’il est de son statut de contre-discours, en même temps que cette contrainte fondamentale se superpose à cette autre contrainte qu’est le discours rabatteur de l’identité. L’hypothèse initiale d’Annie Brisset, dans ces conditions, peut trouver une applicabilité servant à mieux rendre compte des composantes discursives de la publicité-propagande. Les mots « nouvelle » et « renewed » marqueraient un point de démarquage d’avec un avant devenu un après : topos de l’aube nouvelle, de jour nouveau, devrions-nous dire même de l’an un ? 54
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Quelque chose est donc advenu puisque les forces humaines, collectives, entrepreneuriales, physiques sont changées et chargées d’un principe qui tendrait à rejeter les conditions d’être précédentes. Tout permet d’avancer en fait que les discours portés par Une énergie nouvelle et With Renewed Energy relèvent de la projection dans l’Utopie relative de la postsouveraineté. Quelque chose qui, dans les autres productions discursives des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, devait advenir, attendant l’avenir, fait déjà partie de l’accompli dans Une énergie nouvelle : ce qui a été négocié et accommodé, avec des difficultés qui sont toujours lisibles dans les discours globaux, c’est l’autonomie du Sujet collectif québécois qui s’éprouve toujours avec malaise dans son expression. La publicité de la société d’État s’énonce à partir de la reconnaissance du groupe comme n’étant plus politiquement remise en question : dès lors, loin de refléter un monologisme mythique, les discours émanant du collectif et exprimant ses aspirations et sa projection dans l’avenir vont donc signifier toutes les tensions, contradictions, censures, tous les défis et espoirs qui accompagnent et accompagneront nécessairement la nomination d’une nation non pas en devenir, mais devenue et obligée de considérer, par-delà son affirmation économique, que « les espaces identitaires sont continuellement en voie de construction et de déconstruction. »72 Nous ne disons pas qu’Une énergie nouvelle illustre à la lettre cette remise en question, mais que dans le « sur-dit », le discours en a la prescience. Et c’est ainsi qu’un message promotionnel sur l’énergie hydroélectrique réussit à exprimer des considérations qui renvoient à une dimension quelque peu inattendue dans le contexte d’exercice de son entreprise, exprimant ce que l’identité non utopique pourrait être lorsqu’elle ne rêvera plus son réel : Nous sommes Hydro-Québec. Nous sommes Québec.
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Chapitre 2 La girafe et la nostalgie
L e 14 septembre 1995, six semaines avant le second référendum sur l’indépendance du Québec, était lancée une des campagnes les plus ouvertement politisées du corpus publicitaire d’Hydro-Québec. Cette campagne particulière, intitulée Père et fille. L’énergie qui voit loin, pouvait être perçue, dans le cadre de l’évolution paradigmatique des discours publicitaires de l’entreprise depuis 1964, comme un apogée dans la revendication ouvertement nationaliste d’Hydro-Québec, tant par le discours direct qui portait le message que par le choix singulier des images télévisuelles chargées d’illustrer ce discours. Évidemment, la coïncidence entre la franchise – qui allait jusqu’au candide – du ton de la publicité et l’agitation politique et discursive grandissante1 créée par le référendum à venir n’en est pas vraiment une à proprement parler, si l’on garde à l’esprit l’entreprise historique de légitimation entourant la nationalisation d’Hydro-Québec, à laquelle le message fait d’ailleurs une allusion qui n’a rien de voilé. De ce point de vue, Père et fille. L’énergie qui voit loin pourrait être parfaitement perçu comme un instrument supplémentaire ajouté à l’appareil de propagande mis en branle par les forces souverainistes pour les besoins du second référendum, cette observation étant cependant formulée d’un point de vue extérieur qui tend à ignorer les tractations internes ayant présidé, dans ce contexte, à la création de la campagne publicitaire elle-même. Le fait demeure que rétrospectivement, par cette incontournable mise en relation du message publicitaire avec le référendum de 1995, la publicité a presque perdu sa fonctionnalité première, qui était en principe de faire la stricte réclame des services énergétiques de l’entreprise. Cependant, si la subordination du clip publicitaire au discours prosouverainiste pouvait s’imposer dans le contexte énonciatif particulier de l’automne 1995 au Québec, le message n’en garde pas moins sa complexité propre, tant dans l’énonciation de son discours que dans son énonciation télévisuelle. La politisation du message, lequel doit être d’une lisibilité maximale, pose cependant une problématique particulière dans le cas de 57
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Père et fille. L’énergie qui voit loin, dont l’examen approfondi devrait permettre d’en nuancer les termes. Et cela, d’autant plus que les discours propres à cette publicité s’étendent dans une autre aire de pertinence allant au-delà de l’aspect somme toute un peu mécanique des fonctions de la propagande, telles que nous les avons énoncées précédemment. Néanmoins, nous devrons plus singulièrement rendre compte ici de la fonction mémorielle et de la dimension plus prégnante liée effectivement à la mémoire qu’est la nostalgie singulière qui se dégage de cette fictionnalisation distincte de l’Histoire présentée par Père et fille. L’énergie qui voit loin. Si l’on peut déterminer les manifestations propres à un discours nostalgique, il importe aussi, comme l’a bien démontré Micheline Cambron dans ses travaux2, de démêler les modes de traitement, de distanciation et de résorption de cette nostalgie, son rapport au discours culturel d’une époque somme toute récente, et surtout sa signification comme composante dans l’expression globale de l’identitaire national, telle qu’elle a pu se manifester pendant la période critique de 1995, et surtout, telle qu’HydroQuébec, société d’État, a choisi de signifier.
LES FORMES DISCURSIVES, NARRATIVES ET FILMIQUES PRIVILÉGIÉES PAR PÈRE ET FILLE L’énergie qui voit loin présente précisément ce que Micheline Cambron définit comme « le point nodal d’un enchevêtrement de récits »3, récits dont il nous faudra décortiquer les niveaux divers pour bien démêler les stratégies du message. Ces récits, nous rappelle encore Cambron, sont formés par le premier niveau narratif de la diégèse, l’histoire, ensuite par un récit plus vaste où sont « narrativisés des éléments non diégétiques »4. À cela vient s’ajouter, ou se superposer, le récit de l’histoire, capital dans Père et fille. L’énergie qui voit loin où, comme le précise encore l’auteure d’Une société, un récit, il se présente comme « une refiguration hybride où les modèles narratifs de la fiction et l’hétérogénéité des événements historiques sont ramenés à une unité tout aussi factice qu’essentielle puisque sans elle aucun discours ne pourrait être tenu »5. Si nous citons un peu longuement les prémisses précisées par Cambron, c’est qu’elles offrent les concepts nécessaires, malgré certaines adaptations qu’imposera la forme télévisuelle, au dégagement du discours spécifique à Père et Fille. L’énergie qui voit loin, lequel présente la particularité d’être narrativisé dans une forme diégétique, ce qui n’était pas le cas pour le discours propre à Une énergie nouvelle. Et c’est donc à cette mise en récit précise que nous devons d’abord nous intéresser.
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LE RÉCIT DU PÈRE D’abord, la volonté de présenter le discours global de la publicité sous la forme d’un petit récit fictif est clairement déterminée : dès la première séquence du message, lequel est divisé en deux courtes scènes de trente secondes chacune, le spectateur ne peut que remarquer d’emblée le recours intertextuel choisi par la représentation, intertextualité filmique qui revendique bien le premier degré fictionnel du message. Les premières images de la séquence – une chaloupe posée sur un calme lac brouillé par une brume automnale : visiblement, la scène doit se passer très tôt le matin – sont déjà familières à un public québécois, en ce qu’elle font partie du folklore sportif ou touristique du Québec. Mais là où cette scène de pêche rappelle nettement un précédent précis et identifiable est lorsqu’on réalise que l’un des deux pêcheurs, une jeune pêcheuse, plus précisément, s’adresse, in petto, à l’autre passager, un homme entre deux âges, en disant en voix off (hors champ) : Sacré papa ! La connexion s’effectue immédiatement ici avec cette scène du film Un zoo la nuit de Jean-Claude Lauzon, datant de 1987, dans lequel le père et le fils, lors d’un voyage de pêche, peuvent enfin établir une communication affective qui a été jusque-là absente de leur vie. C’est dans une barque immobile sur un brouillard d’automne que les deux hommes, jusque-là fermés l’un à l’autre par une incompréhension réciproque, vivent une première rencontre authentique dans l’autodérision. On se souvient encore du rire du père, incarné par Roger Le Bel, lorsque le fils, intervertissant les expressions attendues, accuse son père d’être « un mauvais calleur de truites ». Cette soudaine complicité entre un père et son fils, dans un film qui d’autre part n’épargne pas les scènes de violence extrême, reste une référence assez rare dans la culture littéraire québécoise pour qu’elle demeure dans l’esprit collectif comme le lieu d’un face-à-face exceptionnel où l’échange ne peut être que d’une sincérité indiscutable qui devrait dès lors marquer de son sceau tout têteà-tête subséquent. Le grand succès populaire et critique d’Un zoo la nuit n’a pu qu’installer – dans les multiples références dont se tisse la vie culturelle – cette scène de pêche comme un renvoi d’exceptionnalité touchante susceptible, sauf en cas de parodie, de contaminer d’autres micro-récits qui l’utiliseraient comme modèle situationnel et esthétique. On sent que c’est la stratégie à laquelle a eu recours Père et fille. L’énergie qui voit loin, dont l’effet immédiat est double : d’une part, fictionnaliser le discours qui sous-tendra la publicité, d’autre part, maximaliser le pathos par une relation intertextuelle avec le film de Lauzon, qui dispose le spectateur à privilégier l’échange qui va suivre comme une vérité émotive fondamentale porteuse de l’entière justification des personnages comme existence. Ce qui sera ainsi échangé ne pourra être que le « point nodal » de l’effet des personnages.
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On a parlé du caractère singulier de cette rencontre émotionnelle entre le père et le fils, pendant laquelle, en particulier, les voiles de la pudeur sentimentale masculine ont pu être tant soit peu soulevés pour permettre l’expression toujours difficile de l’amour paternel et filial. Mais, conçue en 1995, la publicité Père et fille. L’énergie qui voit loin ne pouvait présenter ce couple masculin par trop excluant du père et du fils, signe d’un patriarcat manifestement malvenu dans l’univers publicitaire très vulnérable à toutes les accusations de « political incorrectness », surtout en ce qui a trait au traitement de la généricité6. L’échange, toujours supposé comme fortement chargé d’une qualité d’authenticité fondamentale, aura donc lieu entre un père et sa fille. Il est loin d’être fortuit qu’il revienne d’abord à la jeune pêcheuse de tenir, en voix intérieure, la totalité du discours de la première séquence. Que l’énonciateur soit une énonciatrice conditionne sans conteste l’énonciation, mais plus singulièrement encore quand on doit tenir compte de la différence d’âge très nettement signifiée par les traits physiques des personnages. Le rapport filial est aussi, et surtout, un rapport entre deux générations : la fille, en parlant du père – sacré papa7 –, parle aussi d’une génération passée, et de ce fait, en l’actualisant dans son monologue intérieur, met entre l’objet de son discours et elle-même une distance d’abord chronologique, mise à distance qui s’amplifiera dans toutes les dimensions possibles suivant les autres paradigmes qui prennent en charge ce que j’appellerai la représentation du « récit du père » tel qu’énoncé par la fille. Ce récit, pour reprendre l’expression de Micheline Cambron, se pose comme l’intersection entre narration de surface, son histoire à lui et le récit diffus qui narrativise ce qui ne relève pas de la diégèse dans cette histoire. Cette intersection formera le récit commun liés au Récit de l’Histoire qu’elle associera à celle de son géniteur. Voyons d’abord le contenu de ce « récit du père » narré par la fille en même temps qu’il est reconduit par un montage d’images enchaînées qui découlent d’un choix que l’on sait pesé en vue d’un effet bien précis. Les premières réflexions de la fille s’énoncent donc ainsi : Sacré papa ! toujours d’attaque Comme quand il était à l’Hydro. La nationalisation de l’électricité… Tous les nouveaux projets de développement Le plus heureux des Québécois, disait maman. Puis il y a eu le grand barrage Et vos fameuses lignes 735 kV à travers tout le Québec… Non, je suis juste fière de toi.
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Une première lecture du récit dégage l’oscillation calculée entre le sujet privé – et fictif –, véritable agent métonymique du groupe puisqu’il est « le plus heureux des Québécois », et l’histoire globale, récit qui trouvera sa genèse dans la nationalisation d’Hydro-Québec. Le père, objet premier de la diégèse, est fortement individualisé par le discours de la fille, et ce, dès le départ. L’exclamation familière Sacré papa ! l’inscrit dans une singularité première qui veut à la fois abolir la distance avec l’objet de la diégèse et la créer du même mouvement, puisque l’individu se trouve isolé par cette appréciation affective où on dénote un peu d’indulgence, teintée même d’un soupçon de condescendance. Si l’on ne souhaite pas insister trop sur ce ton très légèrement protecteur, en même temps qu’il se veut fortement appréciateur, on peut toutefois soupçonner qu’il sera aussi l’une des clés dans le mode d’appréhension du récit commun qui sera construit à partir du père. Le toujours d’attaque ne dissipe pas ce début d’ambiguïté, puisqu’il laisse pointer, par l’adverbe, l’expression impalpable d’une certaine surprise devant la fonctionnalité continue du père : il peut « encore » faire des choses avec enthousiasme, malgré tout. La question se pose ici vaguement : malgré quoi ? À partir de ce point, l’image vient prendre le relais, ou plutôt vient donner d’autres précisions sur le récit du père qui permettent de mieux comprendre la distanciation affectueuse – et involontaire, du moins dans l’intentionnalité première du message – repérable dans les réflexions de la fille. Les deux segments suivants, doublés par un montage en flash-back, vont fournir une actualisation plus articulée de ces marques de distanciation suggérée d’abord par les précisions suivantes : comme quand il était à l’Hydro / La nationalisation de l’électricité. L’imparfait installe le récit propre du père dans le passé, mais, mieux encore, dans la description du passé. De plus, comme pour souligner la coupure entre l’homme qui pêche maintenant, au premier niveau de la narration, et l’homme qui était à l’Hydro, les images à l’arrière-plan nous montrent la scène, de plus en plus familière en raison de l’avancée démographique des baby-boomers, d’une joyeuse célébration de mise à la retraite entre quinquagénaires. Donc, le père n’est pas représenté du temps où il travaillait à l’Hydro, mais au temps où il a cessé de le faire, comme pour mieux inscrire encore sa participation active au développement de l’entreprise, à un passé deux fois révolu : déplacé au premier niveau de la narration (père et fille sur le lac) et déporté aussi plus avant dans les souvenirs mêmes de la fille, puisqu’elle est la narratrice du second niveau du récit. D’autre part, le segment la nationalisation de l’électricité renforcera cette paradoxale association entre l’objet de la diégèse et le récit de l’Histoire tel qu’il sera présenté par le support filmique. Notons d’abord son aspect d’emblée parataxique : Comme quand il était à l’Hydro / La nationalisation de l’électricité. La parataxe pourrait être perçue dans l’accolement intentionnel de deux bribes de récit radicalement différents : la 61
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diégèse du père et le récit de l’Histoire, rapprochement immédiat qui fait l’économie d’une relation logique quelconque entre les deux données, présentant le second segment comme celui exerçant la primauté, surtout qu’il entraîne à sa suite une énumération triomphante des réalisations de l’entreprise. De ce fait, la diégèse individuelle est immédiatement happée par le récit de l’Histoire. Pour sa part, le récit de l’Histoire est amorcé par sa genèse : la nationalisation d’Hydro-Québec. Cette désignation particulière du commencement du récit mérite que l’on s’y arrête, puisqu’elle est la première marque d’une refiguration spécifique, refiguration qui brouille les deux plans chronologiques de la remémoration. Le rapprochement des énoncés, Quand il était à l’Hydro et La nationalisation de l’électricité, joint un temps non défini, descriptif et réitératif à un événement dont la chronologie peut être déterminée précisément dans l’histoire du Québec (mai 1963). L’indétermination temporelle contribue à l’impression de déréalisation du sujet de la diégèse – on ne sait pas au juste quand le père est entré à l’Hydro ni quand il en est sorti –, alors que la référence à la nationalisation d’Hydro-Québec s’opère, sinon comme une modification de la véracité historique, certainement comme une marque ontogénétique précise qui a ses conséquences sur le discours. Ainsi, en choisissant d’inaugurer le récit proprement historique par la nationalisation d’Hydro-Québec, laquelle, on le sait, ne marque pas la naissance réelle de l’entreprise, créée en 1944 sous le gouvernement Godbout, le message montre ici un premier indice de sa facticité relative. Cependant, cette même facticité lui permettra de s’orienter vers cette politisation globale qui reste en fin de compte l’objectif réel de la publicité, puisqu’elle s’attarde sur la seconde nationalisation comme ayant été celle qui a été le véhicule le plus favorisé par les médias politiques de l’époque.
HISTOIRE RÉELLE ET MYTHE DE L’HISTOIRE À ce choix de désigner la nationalisation d’Hydro-Québec comme la genèse privilégiée du récit de l’Histoire s’ajoute un recours iconique qui se révèle unique au sein de tout le corpus publicitaire de l’entreprise depuis 1964. Pendant que la jeune fille prononce la nationalisation de l’électricité (l’aspect parataxique étant d’ailleurs atténué par le ton énumératif), on voit à l’arrière-plan un très court extrait de film d’archives, montrant la signature officielle du décret de la nationalisation, film dont les images paraissent artificiellement assombries pour lui conférer justement cette teinte sépia qu’ont les documents vieillis. Ce n’est pas sans une certaine surprise que le spectateur quitte tout à coup la fiction pour entrer ici directement dans l’incontestable réel historique : on y voit le jeune René Lévesque signer le 62
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document, tandis que légèrement en retrait se reconnaît parfaitement la figure un peu brouillée de Jean Lesage, alors chef du gouvernement libéral responsable de la nationalisation de 1963. Le choix de cette séquence précise se pose comme une irruption massive du réel, qui n’est pas sans effet sur la signification idéologique voulue du message. En effet, en plein début de la campagne référendaire de 1995, la référence directe à un René Lévesque, qualifié dès sa mort de « Libérateur des peuples », installe brièvement le message dans l’idolâtrie mythique dont il a été incontestablement l’objet, en même temps qu’elle rappelle la dimension réelle et réaliste de ce qui n’est plus personnage, mais personne historique. Le caractère sacré de l’homme politique qui, en 1980, conviait prophétiquement les Québécois à cet autre rendez-vous du deuxième référendum devient réinvesti par l’authenticité de son référent, le relançant dans le mythe, mais dans un mythe consolidé par l’incontestable de l’Histoire, mythe dépouillé, l’instant de l’image, de la construction subséquente que la culture québécoise a pu faire du premier chef du Parti québécois. Ainsi le mythe redevientil légitimé par le rappel de son humanité. La présence de Jean Lesage à ses côtés, si fugace soit-elle, est cependant efficace comme celle d’un mentor discret mais présent, et procède d’une détermination précise, car il aurait été facile de ne projeter que la personne de Lévesque sur l’écran. Choisir d’y associer un Lesage un peu effacé, mais bien là, c’est aussi par le politique dépolitiser la dimension idéologique du message, en rappelant que la nationalisation d’Hydro-Québec est le fruit d’abord de la volonté – que l’on a su parfois récalcitrante8 – du gouvernement libéral de l’époque. Associer dans la même représentation ceux qui allaient devenir frères ennemis, et jouer ainsi sur l’illusion rétrospective constructrice du mythe, c’est suggérer, de la part des divers gouvernements québécois qui ont succédé à l’équipe de Lesage, une ligne directrice constante dans la volonté du développement non seulement hydroélectrique, mais industriel et technologique du Québec moderne.9 En osant faire cette référence mythifiée mais historique aux référents proprement politiques, le message, dès les premières secondes, réussit paradoxalement à élargir cette dimension qui pourrait être aisément partisane à celle d’une décision collective et populaire, découlant de l’ensemble du collectif québécois. Se dotant de deux pères au lieu d’un seul, Hydro-Québec s’assure de la sorte une filiation irréprochable : son évolution sera de ce fait perçue comme indépendante de volontés politiques impliquant des prises de parti délicates sources d’antagonismes psychologiquement coûteux, comme les semaines suivantes allaient le montrer au cours de cet automne de 1995. En outre, dans l’élan de la représentation de l’Histoire mythifiée, Père et Fille. L’énergie qui voit loin ne s’était pas arrêté sur cette lancée : au moment où est représenté Lévesque signant le décret de la nationalisation, on voit en surimpression,
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sur le côté supérieur droit de l’image, flotter au ralenti les plis d’un fleurdelisé majestueux, lui aussi ayant subi cet assombrissement artificiel pour les besoins de la signification du passé historique. L’image se fige, pour une seconde à peine, le temps cependant qu’on voie bien nettement la fleur de lys du quart droit se déployer complètement, blanche sur fond bruni. Exceptionnellement en 1978, une publicité d’Hydro-Québec avait montré dans un travelling extérieur extrêmement rapide le drapeau du Québec, sans toutefois insister, et cette allusion fugitive ne permettait pas de conclure à un sens clairement orienté. Par comparaison, la surimpression sur film du fleurdelisé ne pouvant relever d’un hasard au gré d’un plan, le message de 1995 représente un sommet dans cette intentionnalité d’une politisation par le signe le plus chargé de l’identité politique : la représentation du drapeau du Québec, lequel n’a aucun trait emblématique commun avec le logo stylisé bien connu de l’entreprise, diffusé sous la forme d’un Q traversé d’un éclair. La date du 1er mai 1963 va donc servir de cristallisation chronologique au récit de l’Histoire, expulsant de ce second niveau de la diégèse, toujours pris en charge par la jeune fille, la véritable naissance de la société d’État et ses accomplissements majeurs des années cinquante, soit la mise en œuvre des centrales de Bersimis et de Beauharnois, comme les travaux préliminaires du complexe Manicouagan-Outardes. Tous les nouveaux projets de développement Le plus heureux des Québécois, disait maman.
On voit que le nouveau est celui de 1963, et il n’est pas synchronique à la contemporanéité du discours de la fille : encore une fois le procédé de brunissement des images en flash-back assure l’autonomie du temps historique qui ne peut être confondu avec le temps du récit. Tous les nouveaux projets de développement sont illustrés dans une globalité indistincte et massive, qui fait l’économie de leur détail. La sursignification grammaticale de l’indétermination indique bien la présupposition que ces projets sont déjà connus et identifiés des spectateurs : ils constituent la partie centrale du Grand Récit de l’Exploit d’Hydro-Québec tel qu’adopté par le collectif québécois, et il sera bien entendu essentiel d’examiner plus loin ce qui a été exclu de ce Récit et pour quelles raisons. Pour l’instant, il importe seulement de noter que le Récit de l’Exploit est déjà supposé connu par le collectif et qu’il se concentre sur une chronologie particulière. Le collectif est nommément convoqué : là où on se serait attendu à l’expression « le plus heureux des hommes », nous avons le plus heureux des Québécois énoncé par la mère, ce qui montre par là la qualité éminemment métonymique du sujet de la diégèse. Il en perd son individualité, car il n’existe que par rapport au collectif national, et sa généralité même, puisqu’il n’est plus « l’homme » pourtant présumé dans la bouche de la mère. Notons aussi, 64
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ce qui contraste avec la fonction de la fille comme voix d’autorité, l’allusion à la mère de 1963, à qui il revient de commenter sur le bonheur de son homme qui s’accomplit dans l’extériorité de « ces grands projets ». Ces nouveaux projets sont tellement éloignés dans le temps par une distance chronologique qui favorise la construction mythique qu’ils se sont développés au temps où les femmes ne participaient pas aux enjeux de la lutte pour la domination. Elles ne faisaient que les commenter à distance, ce qui confirme donc le récit du père dans le caractère révolu du passé.
DANIEL-JOHNSON Puis il y a eu le grand barrage Et vos fameuses lignes 735 kV à travers tout le Québec…
Le puis marque ici le point de départ de l’énumération des exploits proprement dits, décrétant aussi en représentant l’Exploit ce qui relève de cette catégorie et ce qui en sera exclu, puisqu’on n’en retiendra que deux sur tout l’ensemble des réalisations d’Hydro-Québec. Sans aller jusqu’à dire que tout ce qui a été éliminé de l’Exploit dans le Récit commun d’HydroQuébec comme réussite mythique ne relève pas de l’accomplissement technologique remarquable10, il demeure important de cerner ici la raison pour laquelle, dans cette construction que l’on fait du Récit d’Hydro-Québec, on cristallise le récit sur ces deux développements cruciaux quoique relatifs, en fait, si on les replace dans la totalité des accomplissements de l’entreprise jusqu’alors. En d’autres termes, pourquoi précisément a-t-on choisi de représenter en deux images rapides, également traitées pour obtenir un effet d’archives, le barrage Daniel-Johnson (Manicouagan 5) et des isolateurs de la ligne de transport 735 kV ? Micheline Cambron, dans Une société, un récit, justifie la périodisation de son étude des discours culturels québécois entre 1967–76 par, d’une part, à une extrémité, la tenue de l’Exposition universelle de 1967, marquant la reconnaissance par le monde extérieur du Québec comme État moderne, et, à l’autre extrémité, 1976, qui offre deux points de repère oscillant entre dysphorie et euphorie. Le point dysphorique marquant serait associé aux Jeux Olympiques de Montréal, dont les Québécois auraient et ont encore une perception mitigée en raison de l’endettement massif qui en a résulté, alors que l’aspect plus positif de la même année serait inscrit dans « l’euphorie du 15 novembre 1976, celle de l’accession au pouvoir du Parti Québécois »11 à la suite de laquelle, selon elle, « le discours social commun se démarque de ce qui précède et de ce qui suit »12. Une telle périodisation semble parfaitement se justifier aux points de vue à la fois événementiel et discursif, et on peut penser que le même principe de sélectivité opératoire du temps conditionné d’abord par l’euphorie s’est 65
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appliqué dans le choix de Père et fille. L’énergie qui voit loin d’évoquer les images précises de Daniel-Johnson et des lignes de transmission 735 kV. Un telle sélection dans les réalisations d’Hydro-Québec procède également d’une décision manifeste de désigner une périodisation distincte de l’espace de la « fierté nationale » associée à l’histoire de l’entreprise et suscitée par elle, périodisation qui, elle aussi, implique un avant et un après du discours social associé à l’exploit hydroélectrique. Puis, il y a eu le grand barrage : au moyen d’une pellicule toujours obscurcie, un travelling latéral montre, dans un tournoiement panoramique relativement rapide, le barrage Daniel-Johnson, d’une extrémité à l’autre, immédiatement reconnaissable par ses hautes voûtes. La séquence plutôt rapide, d’une durée peut-être de deux secondes, ne permet pas de distinguer les habituels détails structuraux liés au fonctionnement d’une installation hydroélectrique : barrières métalliques, câbles divers, véhicules, équipement. La voie supérieure sur le barrage, qui constitue son sommet, apparaît lisse, dépourvue de détails autres que sa propre horizontalité, laquelle semble davantage allongée par le choix du cadrage. Il est vrai que l’échelle véritable de la structure rendrait à vrai dire la plupart de ces contingences mêmes absolument invisibles13. Tout ce que voit le téléspectateur est le pivotement, comme sur elle-même, de la suite sans heurts de courbes harmonieuses sur un fond à peine deviné de plat paysage nordique. Le nom officiel du barrage n’est pas mentionné : le grand barrage paraît se suffire à lui-même comme s’il avait été unique dans l’ensemble des réalisations d’Hydro-Québec. Il est vrai que son esthétique particulière le distingue des autres structures, en particulier des digues d’enrochement et des centrales souterraines, lesquelles sont moins spectaculaires au sein des autres œuvres d’Hydro-Québec. Il est notable par ailleurs que dans sa documentation technique, et dans ses textes promotionnels, Hydro-Québec a toujours insisté sur l’aspect immotivé de l’esthétique particulière de son ouvrage fétiche : dans ces textes, Daniel-Johnson n’est doté de cette élégance épurée, devenue symbolique, que de façon fortuite. Il n’en demeure pas moins qu’il faut confronter ici le discours technique et officiel de l’entreprise, délégué à un de ses chercheurs, David Peace, à celui d’un de ses historiographes officiels, Georges-Hébert Germain. Peace, dans son commentaire technique sur la conception du barrage, précise : L’élégance et la beauté des barrages à voûtes multiples ne sont pas à négliger, mais l’Hydro-Québec n’a choisi ce type de barrage que pour une seule raison : l’économie. Le barrage Daniel-Johnson renferme 2 950 000 verges cubes de béton, ce qui est beaucoup, mais un barrage ordinaire en béton aurait eu cinq fois ce volume et un barrage en enrochement, dix fois14.
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Cette rationalisation scientifique présentée comme irréfutable se heurte curieusement à une autre présentation historiographique tout aussi officielle, sous la plume de Georges-Hébert Germain : Les Français15 faisaient valoir qu’un barrage-voûte ne coûterait pas plus cher qu’un barrage-poids, qu’il serait probablement moins long à construire et, surtout, qu’il serait certainement plus élégant, plus au goût du jour. La Révolution tranquille battait son plein. Il y avait au Québec une soif d’idéal, de mythe, d’élan. Finalement, Robert Boyd et François Rousseau, avec l’accord pressant de Camille Dagenais, décidaient de construire le barrage à voûtes multiples et à contreforts plutôt qu’un banal barragepoids en enrochement. On dira plus tard, après le fait, qu’il s’agissait d’un choix esthétique, qu’on a voulu élever un monument exaltant, porté par la fierté des Québécois. « Ce ne sont pas là des considérations d’ingénieur » disait en souriant Camille Dagenais. Mais comme disait Arthur Surveyer à ses ingénieurs : « Quand c’est bien fait, c’est beau »16.
Le discours technique insiste sur une rationalisation qualitative : moins coûteux, plus rapide à construire. L’esthétique devient alors une contingence d’autant plus appréciable qu’elle est la prime à l’économie, sa récompense en quelque sorte, surplus qui viendrait conforter le choix premier. L’entreprise a intérêt à insister sur l’occasionnel qui n’a rien coûté comme étant la qualité essentielle primant même sur le gigantisme objectif de l’ouvrage. La nature de sa valeur oscille ainsi entre la gratuité émouvante du monument naturel, monument situé sur le territoire national tel l’archipel de Mingan ou le rocher Percé, et le monument national, fruit d’une téléologie assumant la fonction de revendiquer la valorisation d’un collectif, ce qu’Hydro-Québec ne veut précisément pas ici négliger sans toutefois y accorder la préséance. Le discours technique rationnel porte en germe, tout en s’en déresponsabilisant, l’élément lyrique par lequel s’exprime somme toute la propagande de valorisation, qui se trouvera ainsi déléguée au discours historiographique, dont nous n’oublions pas que le titre global est programmatique : Le génie québécois. histoire d’une conquête17. Ce qui frappe par ailleurs dans le texte de Georges-Hébert Germain est cette contradiction flagrante entre le désir de souligner l’indéniable esthétique de l’ouvrage – « plus élégant, plus au goût du jour » – et le désir de nier cette même intentionnalité. D’une part, Germain établit un lien causal entre le style architectural de Daniel-Johnson et la Révolution tranquille, d’autre part, il vient remettre en doute cette causalité en affirmant : « on dira plus tard qu’il s’agissait d’un choix esthétique », ce qui est immédiatement contredit par le commentaire de l’ingénieur qu’il cite. Mauvaise relecture du texte ? Cafouillage relié aux contraintes d’une commande de texte imposant une orientation précise ? Cette indécision – ou maladresse – n’en éclaire pas moins la détermination singulière d’amalgamer les deux 67
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concepts liés à la signification de l’ouvrage, à la fois comme résultat technologique, l’Exploit, et comme signe architectural, la Beauté, laquelle est récupérée comme un signe positif du destin collectif. En ce sens, devant l’ambivalence du discours esthétique, c’est le discours technologique dans son austérité mesurée qui reste le plus persuasif sur Daniel-Johnson comme signe esthétisé de l’Exploit. Après l’affirmation ambivalente du signe architectural, on doit s’arrêter maintenant au processus d’élimination qui a conduit à la sélection de l’image de Daniel-Johnson, de préférence aux autres réalisations d’HydroQuébec de 1944 à nos jours, pour incarner le mythe par excellence de l’entreprise. La réponse vient tout de suite à l’esprit et renseigne sur la praxis d’effacement des « aléas de la conjoncture », pour reprendre l’expression d’Angenot en ce qui a trait à ce choix monstratif. Il est indéniable que du simple point de vue filmique, Daniel-Johnson, avec ses courbes continues, sa massivité élégante qui trouve un juste équilibre au sein des lourdes montagnes pourtant adoucies qui entourent le réservoir en amont, trouve moyen d’être à la fois spectaculaire et bien intégré dans le paysage nordique. La prédominance de ses courbes y est pour quelque chose, alors que la structure de Manicouagan 2, par exemple, est marquée par des angles droits, qui l’identifient trop à l’esthétique des années cinquante, période qui, on le rappelle, est rejetée de la mise en récit rétrospective de la Révolution tranquille. D’autres ouvrages d’Hydro-Québec, digues, enrochements, centrales souterraines, offrent beaucoup moins d’unité d’ensemble à une caméra pour provoquer un semblable impact visuel. Cependant, hors de la Côte-Nord, et contemporains à Manicouagan 5, on pourrait songer au site des Chutes Churchill, ou aux gigantesques évacuateurs de crues en escalier des digues des rivières La Grande et Eastman, à la Baie James. En fait d’images spectaculaires, les deux dernières réalisations pourraient éventuellement rivaliser avec la vertigineuse et dépouillée majesté de Daniel-Johnson. Nul n’est besoin d’aller chercher bien loin les raisons de l’absence de références à ces deux réalisations : c’est que, contrairement à Manicouagan, les installations des Chutes Churchill et de la Baie James ne peuvent être dégagées – et particulièrement en plein contexte référendaire de 1995 – des débats politiques fort litigieux qui, s’ils marquent une culmination autour de la période du second référendum, trouvent leur source à l’origine de la réalisation de ces projets : les revendications environnementalistes et territoriales des Cris de la Baie James, leur appel à l’opinion internationale et les tensions entre Terre-Neuve et Québec au sujet du contrat liant les deux provinces concernant l’exploitation de la centrale du Labrador. Significativement, la centrale des Chutes Churchill ne sera jamais montrée dans une publicité d’Hydro-Québec qui pourtant participa à sa réalisation : il est vrai qu’elle est la propriété officielle de Terre-Neuve. Brièvement, dans une 68
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publicité de 1978, on aura un travelling avant montrant le gigantesque évacuateur de crues de la digue de la rivière Eastman ; mais au moment où, à la suite du cauchemar qu’était devenu le Stade olympique de 1976, l’ensemble des Québécois commençait à soupçonner le réel prix du développement de la Baie James (endettement vertigineux, conflits avec les Autochtones, durcissement de l’opinion publique, annulation de contrats américains), sans doute était-il plus sage dans le cadre d’une propagande promotionnelle d’éviter toute allusion à la litigieuse histoire de la Baie James. Dans cette perspective de mise en Récit de l’Exploit, l’impossibilité d’un discours de consensus sur le développement de la Baie James en rendait le récit à peu près impossible, comme on le verra dans l’analyse subséquente des Bâtisseurs d’eau. En raison de tous les conflits auxquels ils font référence, les deux autres spectaculaires ouvrages d’Hydro-Québec ne sont pratiquement pas utilisables pour des fins publicitaires. C’est ainsi que Manicouagan 5–Daniel-Johnson, outre son incontestable photogénie, comporte l’avantage de faire référence à une période consensuelle : il n’y a pas eu, entourant son élaboration et son achèvement, de discours de contestation ou de remise en question. Il peut, comme signe, renvoyer à une impression d’harmonisation discursive : cristallisation architecturale des discours découlant de la Révolution tranquille sur la reprise des pouvoirs, la décolonisation, l’affirmation du fait français au travail. Daniel-Johnson incarne tout cela avec la tangibilité de son béton, si nous osons dire : il se pose comme le carrefour des deux diktats de la décolonisation et comme l’accomplissement de leur programme conjoint, tels que formulés par Jean Lesage en 1960 : « les richesses naturelles du Québec appartiennent en propre aux citoyens de la province ; elles doivent être exploitées d’abord et avant tout à leur avantage et cela de façon rationnelle, pour obéir aux impératifs de l’économie moderne »18. Vu de l’extérieur, le programme ainsi formulé ne saurait amener de contestation dans le contexte des années soixante : il va se présenter comme dominant et faisant partie du Récit commun de l’époque, alors qu’en réalité, il a pu voir son hégémonie discutée. Entre autres, à propos du révisionnisme appliqué à la Révolution tranquille, Kenneth McRoberts nous rappelle : Je trouve qu’on fait face à la même difficulté si on essaie d’expliquer les réformes économiques du gouvernement Lesage par les intérêts d’une bourgeoisie francophone. Cette classe était également nettement opposée à la nationalisation de l’électricité. La Chambre de commerce de Montréal et la Chambre de commerce de Québec ont toutes pris position contre cette mesure. Il semble même qu’elles n’étaient pas favorables à la création de la Caisse de dépôt et de placement. En tout cas, au début des années soixante cette classe était assez faible comme force sociale.
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La seule possibilité d’expliquer la Révolution tranquille en fonction des intérêts et des actions des classes sociales serait une explication en référence à une coalition des classes qui est menée par la nouvelle classe moyenne et les travailleurs organisés, mais avec la participation circonstancielle des hommes d’affaires francophones et de la petite bourgeoisie traditionnelle. Les réformes de la Révolution tranquille ont donc été en grande partie le résultat des pressions sociales au sein de la société francophone plutôt que de l’extérieur19.
Dans ce contexte où nous est rappelée l’opposition originelle à la nationalisation présentée, elle aussi, comme phénomène univoque, on mesure encore mieux la dimension triomphaliste de l’hégémonie discursive cristallisée autour de Daniel-Johnson. L’ouvrage a certainement aussi représenté une double victoire sur soi-même, sur le doute de pouvoir réaliser un tel monument et surtout sur cette partie récalcitrante du collectif qui n’osait se lancer dans l’aventure, et pour laquelle la réalisation de l’ouvrage s’avéra un démenti éclatant. Rétrospectivement, Daniel-Johnson est incontestable, au sens étymologique du terme : à l’époque de son inauguration en septembre 1968, aucun discours de poids ne put se risquer à mettre en doute la légitimité de cet accomplissement technologique, esthétique, collectif, sociétal. Notons par ailleurs que le discours environnementaliste ne commencera à s’articuler dans les publicités d’Hydro-Québec qu’assez tard dans les années soixante-dix. Curieusement, lorsqu’il apparaîtra, il ne sera pas accolé à l’impact qu’aurait pu avoir sur le territoire nordique la construction du complexe Manicouagan-Outardes20. L’environnementalisme rétrospectif, tout comme la défense des droits des autochtones, semble avoir eu des cibles sélectives, et ces discours de contestation seront repoussés avec efficacité en périphérie : la silhouette de Daniel-Johnson semble les avoir absorbés. Un autre élément de cristallisation qui constitue certainement un facteur justifiant l’emploi de l’image du barrage comme signe consensuel reste l’élément romantique produit par le tragique lié à l’inauguration de ce qui s’appelait, en septembre 1968, le barrage Manicouagan 5. Le décès soudain du premier ministre du Québec, Daniel Johnson, dans la nuit précédant la cérémonie constitue une des pages sombres de l’histoire du Québec, telle que revue par une certaine chronique. Ici encore, comme pour le cas de l’esthétique perçue comme un bénéfice inattendu, le caractère fortuit du décès soudain de Daniel Johnson21 est, nous ne dirions pas exploité par l’imaginaire collectif, mais replacé dans ce va-et-vient entre le fortuit et le causal. Pour un peu, la mort du premier ministre peut représenter la figure du sacrifice ultime, même accidentel, consolidant encore plus fermement la valeur symbolique du barrage qui a transformé la liesse de son inauguration en une gravité propitiatoire. C’est dans le recueillement pensif sur la lutte des pionniers du Québec moderne – comment ne pas penser au 70
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slogan lancé par Johnson lui-même : « Égalité ou Indépendance » – que Manicouagan 5 reçoit son nom définitif, lequel n’a même pas à être précisé par la jeune fille : le grand barrage regroupe, sous son gigantisme, tous les autres. Le terme est ainsi employé comme un superlatif effaçant les réalisations précédentes – et les suivantes – et, singulièrement, leurs conjonctures individuelles : il est à jamais le symbole unique d’un consensus multiple et le « point nodal » du Récit de l’Histoire qui échouera à reproduire ailleurs le lieu d’une telle perfection mythique.
EXPLOIT ET TERRITORIALISATION La même sélectivité dans le Récit de l’Histoire est appliquée à la référence à une autre réussite technologique d’Hydro-Québec : Puis, il y a eu […] vos fameuses lignes 735 kV. Notons l’attribution possessive des lignes de tension au « vous » de cette autre génération de 1960 : l’exploit technologique, inédit à l’époque, a été dépassé depuis22, alors qu’il serait impensable maintenant de songer à rééditer un monument tel que Daniel-Johnson, puisque son unicité est absolue dans son gigantisme même. L’adjectif fameux ouvre un autre terrain d’appréciation : si le grand peut frapper l’imagination, et la contenir en quelque sorte par la massivité sémantique et visuelle qu’il souligne, le fameux se pose plus clairement comme un marqueur de discursivité. Le fameux, le célèbre, c’est d’abord celui dont on a longuement parlé et qui reste avant tout l’objet d’un discours. La taille du barrage peut être facilement représentée, l’image le prouve, on peut l’accompagner d’une série détaillée – abondamment répétée – de détails quantitatifs qui défient la capacité de conceptualisation du commun des mortels. Alain Chanlat a bien illustré l’effet hypnotique – à la fois fonction et effet indéniable de toute propagande – de ces enfilades de chiffres23 qui accompagnent habituellement toute description de Daniel-Johnson. Mais comment représenter graphiquement – sans aller dans des détails relevant d’un exposé scientifique a priori peu accessible au grand public – une tension hydroélectrique ? L’image va en donner le signe, au sens littéral du terme : les isolateurs en spirale garnissant obligatoirement les haubans des pylônes. Le spectateur moyen, familier avec les paysages particuliers des couloirs de ces pylônes dont Hydro-Québec a sillonné le territoire québécois, va approximativement relier un fort déploiement d’isolateurs à la transmission, disons, d’une forte quantité d’électricité. Mais celle-ci garde toujours l’inconvénient notable, toujours dans le cadre d’une manipulation iconique propre aux besoins de la propagande, non seulement de ne pouvoir être montrée, mais encore d’être particulièrement évanescente, ne pouvant être ni gardée, ni accumulée, ni même comptabilisée, si ce n’est en frais de service. Mais, contrairement à l’image de Daniel-Johnson, qui 71
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peut se passer de commentaire, les lignes de transmission de 735 kV ont grand besoin d’être représentées formellement, et qui plus est d’être immédiatement valorisées par un ajout à l’acte d’énonciation. Sous cet angle, la spécificité des lignes de haute tension ne peut être que discursive, résultat singulier de la représentation hégémonique de la « première mondiale » propre aux discours de représentation d’Hydro-Québec, le lieu de l’inédit étant l’un des topoï favoris du discours promotionnel de l’entreprise, tel que l’a souligné également Alain Chanlat : « Manicouagan 5 : le plus grand barrage à voûtes multiples, le 735 kV de Manicouagan à Lévis, “une première mondiale”. Manicouagan 2 : le plus grand barrage à joints évidés au monde ». Bersimis : « Hydro-Québec adopte le 315 kV, une des plus hautes tensions au monde »24. L’inédit comme topos, c’est revendiquer ce qui n’a pas été accompli auparavant, renvoyant le précédent à l’obsolescence et installant une improbabilité ouverte ou une probabilité audacieuse pour ce qui sera à l’avenir. C’est surtout s’approprier la valeur de cette réalisation sans précédent puisque l’ouvrage a été indéniablement exécuté par quelqu’un, ou par un groupe. Le vos fameuses lignes de transmission est d’abord éminemment attribuable à ce « vous » de la génération précédente, dont l’écart avec l’actuelle est, comme on l’a vu, constamment sursignifié, comme pour ajouter à la distance temporelle : l’inédit ainsi amplifié par la distance devient alors de l’épique, et de l’épique à la légende, il n’y a qu’un pas. Mais si le mythe de René Lévesque était relancé par le rappel même de la contingence du personnage historique, le mythe du 735 kV reste un mythe gardant son poids de réel, l’austérité de son signifié purement scientifique limitant l’éclatement de l’imaginaire. Une certaine historiographie officielle d’Hydro-Québec va traditionnellement se charger de lui donner cette forme du mythe, comme le montrera un épisode des Bâtisseurs d’eau. Un récent ouvrage de commande de l’entreprise, non dépourvu d’intérêt historique, Les coureurs de lignes, se livre à un éloquent travail discursif dans ce but : le chapitre de son ouvrage consacré à la réalisation de cette ligne s’intitule : « Le 735 kV : Hydro-Québec à l’avant-plan mondial ». L’auteur, Jean-Louis Fleury, qualifie ainsi la fonction globale du projet : Pas de réseau fiable, pas de Manic : pas de Manic et […] c’est du thermique, voire du nucléaire qu’il faudra installer, à l’instar de tous les autres grands producteurs de l’époque, Ontariens, Américains et Européens de l’Ouest. Le débat, on le voit, est loin d’être uniquement technique. Il est au cœur même du choix du développement d’Hydro-Québec, et dans une large mesure, du Québec tout entier25.
L’historien n’hésite pas à relier le sort du Québec au 735 kV, lui conférant de la sorte une importance fondamentale et téléologique qui renvoie à la périphérie les mythologies politiques accidentelles. Par ailleurs, l’auteur
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cite abondamment les commentateurs de l’époque, mais aussi surtout les ingénieurs et techniciens ayant participé au projet, dont on peut ici donner quelques extraits illustrant la thématique accolée à cette performance technologique : C’est la légende d’un peuple rencontrant sa force créatrice, sa volonté d’être ! (Michel Sarrazin, rédacteur de la revue Forces) C’était la fierté de faire tout cela non seulement pour l’entreprise, mais pour le bien de toute la population québécoise. (André Charbonneau, technicien à l’arpentage, Relevés techniques) Je dédie au service de l’homme cette première ligne 735 kV au monde ! (Jean Lesage, Discours d’inauguration de la mise en service de la ligne, octobre 1965) C’était au Palais des Congrès de Paris. Il pouvait y avoir là 3000 ingénieurs et experts en transport. La conférence s’était ouverte sur la présentation de notre film. À la fin, la salle s’est levée pour acclamer la réalisation québécoise. J’ai ressenti à cette minute un intense sentiment de fierté. (Guy Monty, l’un des responsables du projet)26
La fierté illustre le fétiche discursif encadrant l’évaluation rétrospective du projet et sa dilatation évaluative, comme l’exemplifient les mots de Lesage. S’il est indiscutable que la mise au point de ce nouveau standard de transport électrique fut une percée remarquable pour Hydro-Québec, qui certainement rendit possible son développement subséquent et son hégémonie dans le domaine de l’exploitation hydroélectrique, il n’empêche que la tendance à la surévaluation appréciative s’exprimant sous la thématique de l’orgueil et de la « première mondiale » attribue à cet accomplissement particulier une quasi-fonction de symptôme compensatoire de ce qui apparaît comme un vif et profond sentiment à la fois de doute et d’étonnement d’avoir vaincu cette perspective de soi comme étant marquée d’incapacité par l’Autre, quelle que soit l’identité réelle recoupée par cette désignation. Car la fameuse ligne 735 kV est véritablement lancée à la face du monde comme une sourde dénégation : l’exploit technique renvoie au collectif, indiquant par contrecoup, par sa seule nature discursive – « nous avons fait cela », suggérant quelque part : « peut-être ne pouvions-nous pas le faire » – ou mieux encore, sa médiatisation comme contre-discours : « on a dit – “ils” ont dit – que nous ne pouvions pas le faire », contre-discours amplement relayé par ce slogan publicitaire de 1970 : « Québec sait faire ! » Revenons sur l’exploit et son énonciation : Et vos fameuses lignes 735 kV à travers tout le Québec. Si l’on considère une carte du réseau de transmission d’électricité du Québec, on ne peut que constater que ce qui paraît de prime abord une hyperbole est un énoncé au sens propre : ces lignes de transport sillonnent l’ensemble du territoire québécois, du nord au sud (lignes LG2-A, 3 et 4, jusqu’à Carillon et Beauharnois), et du nord-est vers le sud (Churchill Falls, Manicouagan jusqu’à Tracy), toutes les lignes se croisant 73
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dans la région de Montréal pour repartir vers la frontière américaine. L’exploit est donc omniprésent et étend sa manifestation à un trait fondamental de l’identité collective : le territoire dans son intégrité, tout le Québec. Du coup, l’exploit est plus que personnalisé, rattaché à un groupe de chercheurs audacieux, métonymie de la génération des pionniers de la Révolution tranquille : il devient nationalisé, ou mieux encore nationalisant, comme un réseau qui, tout en marquant les frontières, resserre aussi l’intérieur, sécurise contre l’extérieur. Le Québec se trouve ainsi, par la fortuité apparemment neutre de la technologie, doublement délimité par ses frontières géopolitiques par Hydro-Québec. Cette seconde délimitation dédouble l’exploit des réalisateurs de la 735 kV en rejaillissant d’abord sur l’ensemble des Québécois et en prouvant le savoir-faire d’une nation. Est ainsi confirmé à la fois concrètement et symboliquement le territoire légitimateur de la souveraineté : littéralement, la nation est électrifiée et affermie par la marque indélébile de l’entreprise, par ce même phénomène de double aubaine de l’élégant – et puissant – Daniel-Johnson. Diane Lamoureux nous rappelle à cet effet : La souveraineté est d’abord affaire de territoire. Ce qui implique le fait d’exercer le pouvoir à l’intérieur de ce territoire, celui d’être en mesure de le défendre contre l’extérieur […]. Dans ce sens il est intéressant que le nationalisme moderne au Québec se soit développé autour de ces trois axes. Le premier, la territorialisation, vient de l’identification au territoire de la province de Québec. Contrairement au nationalisme de la période précédente, le nationalisme québécois moderne voit dans la territorialité la base à partir de laquelle construire les frontières du futur État souverain. […] La maîtrise [du territoire] se fait sentir à plusieurs égards […]. La figure du coureur des bois qui faisait corps avec la nature et correspondait à l’une des figures du nationalisme québécois (l’autre versant en étant le défricheur qui arrachait péniblement à la nature sa maigre pitance) a été remplacée depuis la Révolution tranquille par celle de l’ingénieur qui dompte la nature et nos symboles de fierté nationale sont devenus Hydro-Québec, SNC Lavalin ou Bombardier, qui ont en commun l’obsession du harnachement de la nature27.
Ainsi s’explique en fin de compte l’équation entre l’ingénieur et le héros national, les deux ayant accompli l’exploit d’appropriation territoriale et de confirmation au monde de sa prise de possession irréfutable. Le petit monologue intérieur de la fille s’arrête avec cette dernière mention des lignes 735 kV. Elle posera ensuite un long regard sur le père lançant sa ligne à pêche et affichant dans le présent du message une calme innocence qui contraste encore plus fortement avec l’exaltation fervente du passé, ce qui souligne une fois de plus cette coupure radicale entre l’actuel
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et ce qui a été, le maintenant apaisé, presque repu, et l’effervescence historique et historicisée qui l’a permis. Tout absorbé qu’il paraisse par sa prise, le père semble avoir une vague intuition du soliloque de la fille : à la question distraite qu’il lui pose, Disais-tu quelque chose ?, elle lui répond : Non, je suis juste fière de toi. Ainsi, dans une certaine mesure, le discours précédent est renvoyé au néant : la négation indiquerait que la jeune fille estime effectivement n’avoir rien dit, que l’énumération qu’elle vient de faire n’a pas à être exprimée à un interlocuteur et que les points tournants de cette histoire présentée comme une épopée ne sauraient être clamés haut et fort. Est-ce une pudeur rétrospective de la propagande, qui trouve moyen ici de poser son degré de politisation sous l’ordre du fantasme en ne le disant pas explicitement : Non, je suis juste… ? Ici, le discours cinématographique, permettant la focalisation externe sur une perspective intérieure d’un personnage, laquelle n’a pas à être énoncée dans le dialogue, permet donc cette perversité discursive qui consiste à affirmer une chose tout en atténuant sa portée. Il semble que la représentation d’HydroQuébec sous le signe de l’épopée, associée très clairement à sa genèse politique, touche ici à une certaine limite de son acceptabilité : une telle représentation peut être encore détaillée, mais en son for intérieur, et non prise en charge directement par le premier niveau narratif du récit filmique, accentuant la distanciation discursive d’avec le Récit du père et réifiant ainsi le processus de propagande, sans toutefois permettre qu’il aille jusqu’à l’ironie. Tout le récit épique d’Hydro-Québec, sous-jacent à la Révolution tranquille, trouvera donc sa résolution dans son point global de convergence, la fierté. Mais cette fierté est projetée sur l’autre génération, dont le père, on l’a vu, est l’agent métonymique. La jeune fille n’éprouve pas la fierté à son propre compte, ni pour son groupe ou sa génération : ce sentiment de valorisation attendrie, à la limite de la condescendance qui s’exprime à peine – je suis juste –, est inspiré clairement par le récit au passé du père, comme si cette fierté ne pouvait avoir de pertinence pour elle.
L’ÂGE D’OR Pour cette première partie du message, on a retenu l’évidence d’une sélectivité du passé hydro-québécois qui s’attardait sur les moments consensuels et censurait en quelque sorte les risques d’allusion à la polémique et au conflit. À cet égard, il convient de revenir sur un autre aspect particulier de la représentation du temps dans ce message, aspect qui n’a été qu’effleuré jusqu’ici : la tendance à illustrer ce passé qui est dans une certaine mesure réinterprété comme magnifiant le collectif dans une unicité exaltante, mais aussi à le représenter sinon comme absolument révolu, du moins comme maximalement distancé. 75
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Ainsi, nous avons souligné à quel point les images qui viennent doubler le monologue intérieur de la jeune femme au sujet de son père sont artificiellement et brouillées et vieillies : scènes Lévesque-Lesage, le fleurdelisé d’arrière-plan, le barrage Daniel-Johnson, les lignes de haute tension. De fait, elles donnent l’impression que les pellicules ont facilement vingt ans de plus qu’elles n’en ont en réalité. La volonté de reculer davantage un passé historique somme toute relativement récent (en 1995, la seconde nationalisation datait de trente-deux ans), et dont la datation est incontestable, indique la conscience nostalgique de cette unicité nationale dont nous savons qu’elle comportait une part de fiction, surtout si l’on considère la campagne de nationalisation de 196228. L’exaltation de l’exploit, de l’inédit, semble se dilater d’autant plus que l’on dilate facticement le temporel : la période consensuelle pour Hydro-Québec pourrait être ramenée à environ sept ans, de 1963 à 1969. Cependant, le report rétrospectif du temporel soulève aussi sa finitude, son caractère de non-retour nostalgique, mais paradoxalement il lui interdit aussi la possibilité de le voir se reproduire. Jankélévich ne précise-t-il pas la nature de cette nostalgie comme « une mélancolie humaine rendue possible par la conscience, qui est conscience de quelque chose d’autre, conscience d’un ailleurs, conscience d’un contraste entre passé et présent, entre présent et futur… »29 Car Père et fille. L’énergie qui voit loin a bien soin, comme on l’a vu, de marquer cette « passéité du passé », comme pour en bien faire sentir le caractère irrévocable et irréversible. Mais singulièrement, puisqu’à l’exaltation de la fierté s’accordait un arrière-plan compensatoire, l’insistance à représenter le temps du consensus peut évoquer une relation malaisée à un présent difficile : il n’est que de penser à la situation d’affrontement discursif général qui régnait au Québec à l’automne 1995, où nombre de manifestations polémiques s’accompagnaient de véritables violences langagières. L’unicité factice illustrée par la légendaire genèse d’Hydro-Québec est éminemment nostalgique, et là était l’intentionnalité première de sa représentation, mais elle est aussi clairement mélancolique, marquant un désir pour une époque que le message s’emploie paradoxalement et comme par inadvertance à nous présenter comme perdue. Le regard de la jeune fille ne manque pas d’exprimer cette intuition d’une perte irrévocable : sa perspective sur la génération des pionniers, métonymiquement représentée par son père, étant une perspective de la hauteur, laquelle se sépare de la fierté collective que tout dans cette récapitulation de l’époque hydro-québécoise avait pourtant pour but de susciter. Elle ne dit pas : « Je suis fière de nous », mais précise plutôt : je suis fière de toi, le déictique marquant quand même une petite hésitation dans la considération d’une globalité identitaire. Somme toute, ce que vient de présenter la campagne, c’est indéniablement l’âge d’or de l’entreprise, portée par le souffle effervescent d’une Révolution tranquille, laquelle, comme on le sait, a été elle-même fort idéalisée. 76
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Nous ne pouvons ici que reprendre les termes de Robert Misrahi qui s’ajustent admirablement au Grand Récit originel que présente d’elle-même Hydro-Québec : L’Âge d’Or évoque le temps : non pas seulement un temps heureux, mais un temps véritable, qui fut heureux. C’est à l’intérieur du cycle temporel que se situe l’Âge d’Or, même s’il s’inscrit dans un autre temps que le temps empirique et destructeur que nous connaissons. Dans l’âge d’or, c’est d’un autre temps qu’il s’agit : mais c’est bien du temps qu’il s’agit. Il forme une période qui s’écoulait où se produisant elle-même : la temporalité était active et harmonieuse, féconde et inépuisable […] C’est du temps fondateur qu’il s’agit : l’âge d’or est le temps parfait des premiers temps où l’harmonie s’alliait à l’activité créatrice30.
Cette conscience de l’harmonie initiale trouve un écho dans un discours de René Lévesque lui-même, prononcé lors de l’inauguration de la Centrale Outardes 2 en 1978, dix ans, presque jour pour jour, après celle de Manicouagan 5 : Cette fierté, avec cette plénitude de l’entreprise, furent dès lors si fortes, si logiquement enracinées au cœur des aspirations et de la volonté d’avenir du Québec, qu’elles ont pour une fois provoqué une remarquable continuité de l’action des différents gouvernements (Lesage, Bertrand, Johnson, Bourassa) depuis le début des années soixante31. (Nous soulignons)
C’est bien cette plénitude de l’entreprise que Père et fille. L’énergie qui voit loin veut exprimer, mais plénitude passée et nostalgique : on ressent dans les mots mêmes de Lévesque un regret doux-amer : « elles ont pour une fois provoqué ». Durant toute l’allocution de Lévesque comme dans la publicité, le non-dit des images et des discours est rempli de ces conflits actifs, de ces polémiques véhémentes, de ces déchirements du présent, de ces deux présents empiriques du collectif national de 1978 et de 1995, marqués pour l’entreprise par les conflits récents de la Baie James en 1975 et, en 1995, par une déstabilisation causée par les revendications autochtones, les difficultés du marché, les campagnes environnementalistes internationales et l’état de crise politique latente occasionnée par la campagne référendaire qui s’enclenchait. D’où le besoin de « dater » littéralement la représentation de l’âge d’or, de la signature du présent de la nationalisation ou du panoramique sur Daniel-Johnson sur pellicule brunie, comme pour mieux le déplacer dans le passé, vieillissement artificiel toujours probant de l’angoisse du présent. La plénitude du passé, sa créativité et son dynamisme doivent être encore plus reculés dans le passé, un passé devenu quasi fictif puisque sa représentation filmique ne veut pas tenir compte de sa chronologie réelle, pour mieux étendre son ombre rassurante sur le présent : son faux éloignement est garant de son mythe et de l’interprétation qui en découle. 77
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Mais la représentation de l’âge d’or, et la trahison indirecte du présent problématique qui en découle, ne va pas sans une tentative de restauration, non pas de ce présent qui est, pour Hydro-Québec, en 1995, difficilement manœuvrable et idéalisable, mais d’un avenir que l’on peut toujours s’approprier par l’interprétation prospective, encore que ce procédé, comme on le verra, ait ses contraintes. La seule évocation de la première séquence du message, faisant d’un père inactif et désactivé un objet de fierté toute individuelle, aurait laissé le message sur une note par trop mélancolique. C’est ainsi que le discours promotionnel va procéder à ce que Misrahi appelle la « seconde naissance » de l’âge d’or, démarche obligée pour contrecarrer la nostalgie révélatrice d’un présent difficilement maîtrisable. Ainsi, il précise que du point de vue réflexif et culturel, cette seconde naissance implique des contenus qu’il est possible de nommer : l’actualité du nouveau départ, au niveau second de la réflexion ; la joie qualitative ; la libération et le sentiment de fraîcheur, de nouveauté et d’amplitude ; le renversement des perspectives et le passage de la nostalgie malheureuse à l’optimisme créateur ; le parti pris de la joie ; le primat du sujet actif ; la permanence de fait d’un acte créateur toujours initiateur et toujours recommencé […]32.
La deuxième séquence de la publicité s’emploiera donc à représenter cette seconde naissance au moyen du regard maintenant inversé lancé par ce même représentant métonymique de la génération de la Révolution tranquille sur l’avenir qui sera virtuellement endossé par la génération active prenant la relève à Hydro-Québec. Cette perspective du passé jetée sur l’avenir, conforme à la description de Misrahi, passe par une double prise en charge : l’énonciation filmique et l’énonciation du père, toutes deux participant à ce discours de la « seconde naissance », dont on peut ainsi vérifier la conformité avec la théorie initiale.
SECONDE NAISSANCE Pour ce qui est de la seconde séquence de la campagne, au moment où commence l’évocation du futur par le père, la pellicule est teintée du bleu qui semble être la nuance obligée dans laquelle baignent toute les représentations officieuses de l’avenir : si le sépia est affectif et subjectif, le bleuté traduit, sinon la froideur aseptisée, du moins une objectivité respectueuse vis-à-vis de la manifestation scientifique. On y voit, en contre-plongée vers le haut, dans une série d’énoncés filmiques elle aussi parataxique, des tours de communications et la silhouette d’un travailleur – vraisemblablement spécialisé, rien n’évoque en lui l’ouvrier de la première heure de l’entreprise – maniant cet autre objet métonymique du technologique qu’est un téléphone cellulaire. Mais si les premières secondes émerveillées 78
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du père nous laissent encore dans un présent disons « postmoderne », les images suivantes nous projettent sans ambages dans un futur qui n’a d’autres référents que lui-même : contre-plongée sur des scènes, toujours bleutées, de laboratoires aseptisés, de manipulations techniques, de silhouettes de scientifiques vêtues de blanc. L’espace est ici perçu comme hermétiquement fermé, hautement technologisé et complètement désocialisé : la femme en blanc qui traverse la rampe supérieure du laboratoire sans jeter un regard à ses collègues s’oppose radicalement aux précédentes scènes jaunies de la fête de retraite où le père se faisait offrir une canne à pêche dans une ambiance de convivialité joyeuse. Alors que le passé était le passé du communautaire, iconographiquement du moins, le futur d’Hydro-Québec est un futur d’individus. Cependant, c’est sur le plan du discours que se révèle la perception véritablement problématique de ce futur, discours dont l’énonciation est prise en charge par le père. Citons la narration en voix off de la deuxième séquence, que l’on pourrait maintenant étiqueter comme le Récit de la fille et qui se trouve de fait la narration de la « seconde naissance » censée remédier à la mélancolie inhérente à toute perception d’un âge d’or. Regardant sa fille s’activer à sortir sa prise du filet de pêche, le père songe ainsi, en son for intérieur : Ça doit la changer de ses histoires de robotique, pis [sic] de fibre optique. Elle dit que bientôt, on va pouvoir gérer notre énergie par télécommunication. Puis il y a leurs autres recherches, Comme la nouvelle pile Le monde entier est intéressé.
À ce futur filmique, laiteux, dont le caractère élusif est appuyé par des contrechamps multiples, du bas vers le haut, comme pour étrangement insister sur l’inaccessibilité immédiate de cet avenir de technologie, s’ajoute donc un discours de l’attribution des éléments du futur qui semble avoir pour principe majeur l’éloignement au plus haut degré du sujet d’énonciation. Cette dissociation s’exprime d’une manière de prime abord quasi dédaigneuse : Ça doit la changer de ses histoires de robotique pis de fibre optique, parallèle à la distance précédemment exprimée par la fille. « Ses histoires » et surtout le « pis » familier paraissent exprimer ce dédain, en même temps qu’ils se marquent comme trait identificateur avec le téléspectateur moyen. Là aussi, la distanciation d’avec l’énonciateur de la génération des pionniers est maximale : l’énumération, ayant recours à l’amalgame, projette résolument l’avenir dans l’étrangeté, sinon dans l’aliénation, résultat souvent accidentel mais patent de certaines formes discursives de la vulgarisation. Ainsi, l’énoncé suivant n’est pas davantage pris en charge par l’énonciateur : il est délégué au représentant métonymique de cette génération du futur :
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Elle dit que… Seule marque d’appropriation, le notre énergie qui n’en constitue pas moins le référent dur de l’énoncé ; cependant, ce référent somme toute inaliénable sera pris en charge, contrôlé par une autre technologie, elle aussi peu explicitée dans le procédé de l’amalgame. Le père ne semble à vrai dire que répéter certains termes fétiches qui fusent du discours néotechnologique conduisant ici à une identification maximale avec un énonciateur supposé tout aussi émerveillé, sinon tout aussi perplexe que lui, et qui, dans une certaine mesure, renonce aussi à comprendre, ce qui ne nuit nullement à la légitimation du discours technologique. Le concept (robotique, fibre optique, télécommunication) n’est plus qu’une opacité incontournable, parce qu’il n’est pas (et ne saurait être, en fait, de par toutes les restrictions inhérentes à un message publicitaire) déconstruit : opaque, il est inévitable, la distance qui lui est infligée par le discours lui confère ce type d’approximation souvent liée à l’événement imparable. Paradoxalement, la distance discursive rend compte du caractère nécessaire de cette technologie, elle dit que, ils disent que… et de sa légitimité. L’énonciateur ne se positionne nullement dans le parti de la contestation. Puis il y a leurs autres recherches, Comme la nouvelle pile Le monde entier est intéressé.
Même flottement dans la désignation d’autres avancées technologiques : le terme générique « recherche » recouvre cet ensemble d’activités, non pas d’un masque simplificateur, mais d’une dénomination justificatrice de la quête, de l’aventure peut-être, mais aussi d’une démarche liée à un mystère éminemment respecté. Ici aussi, on reconnaît la valeur légitimatrice du terme « recherche » qui justifie et valorise toute expérimentation à la fois secrète et éloignée de la quotidienneté. De plus, « recherche » est la nomination communément acceptée de la mise en circulation du mythe du scientifique, incommunicable dans sa complexité mais dont l’incommunicabilité même garantit la légitimation. Si je ne saurais comprendre, moi qui dis pis, c’est que cela doit être important et incontestable : même chose pour le téléspectateur. La nouvelle pile, comme exemple tiré du magma approximatif autres recherches, n’est en fait pas plus éclairant. L’énonciation ne s’appuie nullement sur une contextualisation préalable, malgré le déterminant, contrairement à ce qui prévalait pour l’allusion précédente au grand barrage incontestablement reconnaissable par l’ensemble de la population québécoise. Mais remarquons surtout la rupture entre la spatialité reliée à la représentation du passé et la réduction maximale accolée à la métonymie du futur : la pile. Ce contraste ne peut passer inaperçu entre les dimensions de Daniel-Johnson, magnifiées par l’angle de prise de vue du « faux » extrait d’archives, et le clip montrant la pile par une prise d’image très rapide, dont 80
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la couleur bleutée, en plus de surcoder « l’avenir », semble renvoyer aussi à l’obscurité hermétique et régulée d’un laboratoire officiel mais inaccessible. La perception du passé épique était liée à la conquête de l’espace et de la distance : à travers tout le Québec gardait aussi cette dimension territoriale, dont l’acceptabilité discursive a été fortement modifiée trente ans après la seconde nationalisation : on le sait, l’un des enjeux de l’après-référendum de 1995 demeurait l’intégrité du territoire québécois. Pourrait-on y percevoir la raison impensée de la déspatialisation sans risque de l’avenir et de ses recherches confinées ou de ses résultats « invisibles » (fibre optique, télécommunications) qui ne marqueraient plus un territoire devenu un enjeu de plus en plus politisé dans le présent ? La « seconde naissance » de l’âge d’or est donc à la fois perçue par Hydro-Québec comme souhaitable, sinon nécessaire, afin de contrebalancer la nostalgie de l’épopée, mais en même temps elle est aussi l’objet d’un mécanisme énonciatif de mise à distance : « l’optimisme créateur, le parti pris de la joie, le primat du sujet actif » semblent être reportés par l’énonciation qui le prend en charge. Sans doute faudrait-il une fois de plus mettre au compte de ce malaise lié à la perception de l’avenir souhaité le contexte énonciatif obsessionnel de la campagne lancée en septembre 1995, à savoir le second référendum sur l’indépendance du Québec qui s’ouvrait sur ce présent empirique et déstabilisant. Si l’avenir – et le présent – de l’entreprise avaient été garantis par un passé d’exploits audacieux, discursivisés sur le topos de l’inédit et de la fierté, il semble aussi que l’on doive tenir compte de la nature plus prospectiviste que véritablement romantique de cette iconicisation et de cette discursivisation du fait énergétique, tout autant que national. Ici s’applique avec pertinence cette remarque particulière d’Abel Jeannière : « La prospective est une attitude d’esprit qui relève de deux constatations : la destruction d’une situation ancienne où l’homme pourrait trouver facilement sa place et se comprendre, l’absence d’une détermination historique claire de l’avenir par le passé. »33 L’avenir idéal rêvé par le père, acteur de la Révolution tranquille, c’està-dire avenir conçu par l’entreprise, s’inscrit bel et bien dans le désir d’une seconde naissance : il se veut extrapolation à partir de l’âge d’or que l’on pourrait réitérer. Mais, comme le rappelle Jeannière : « L’extrapolation est le prolongement d’un mouvement dont on a pu analyser le rythme et l’accélération, elle est poursuite du temps passé ; elle croit imaginer l’avenir alors qu’elle trace ses figures dans un temps révolu. »34 L’ambivalence dans la perception du futur, et surtout le malaise discursif qui l’accompagne, semble bien trouver sa source dans ce va-et-vient entre projection et extrapolation dans la conception du nouvel âge d’or hydro-québécois. Sans doute se trouve là aussi la raison d’une représentation magnifiée d’un passé affichant pourtant tous les signes de sa finitude (historicisation, emblématisation, recul artificiel dans le temps) et lui aussi 81
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distancé par la perspective énonciatrice de la représentante métonymique du présent, la jeune fille. Tout comme est plus intelligible également cette image d’un avenir déhistoricisé, déterritorialisé, désindividualisé, décollectivisé, bref, déréférentialisé. Comme par hasard, faut-il remarquer que le fleurdelisé ne flotte plus mollement sur les appareils de laboratoires, comme s’il ne pouvait plus servir de légitimation à l’entreprise, née pourtant d’une nationalisation. La seconde naissance de l’âge d’or, désirée pour combler le vide nostalgique et relevant de l’extrapolation issue d’une idée de progrès national donné comme continu et téléologique, est modifiée par la prescience des lois de la prospective, où l’entreprise sent confusément qu’elle pourrait être appelée à faire plus ou moins table rase de sa détermination historique. La possible naissance d’un nouveau pays, en octobre 1995, n’aurait-elle pas, dans son propre récit, amené tôt ou tard la remise en question ou du moins la distanciation vis-à-vis de ces déterminants ? La réponse à cette question se trouve évidemment dans la réalisation de l’indépendance du Québec. Mais encore, dans la masse des polémiques et des discours suscités par ce même référendum, ne se créait-il pas comme un vide du discours présent, véritable œil du cyclone discursif, qui invitait peut-être le discours promotionnel à s’écarter également du passé et du futur, tout en les convoquant expressément, pour flotter, au sens propre comme au sens figuré – la jeune fille et l’homme vieillissant représentés pêchant sur un lac nordique –, dans un présent lui aussi déférentialisé parce que son référent est ou était à l’époque l’incertitude même. Cela, l’entreprise qui a si bien lié son sort discursif – entre autres – au collectif qui l’avait créée ne peut qu’exprimer le même flottement pour l’actuel, comme la même profuse insatisfaction avec un passé dont on sent qu’il ne peut plus exactement être extrapolé au futur et un futur lui-même que l’on doit imaginer privé de ses assises connues. Reste une nostalgie pour un passé somme toute recréé, laquelle nostalgie elle non plus ne peut se guérir dans la « seconde naissance », distancée qu’elle est par l’énonciation qui la prend en charge. Malgré la politisation euphorique dont la campagne Père et fille. L’énergie qui voit loin porte la marque exceptionnelle, faut-il plutôt percevoir dans ces convocations par trop explicites du passé et du futur, l’absence justement probante d’un présent empirique et anxiogène, celui précisément de l’automne 1995, qui ne pouvait que laisser place à un discours « suspendu » parce que l’actualisation de ce présent empirique aurait été potentiellement explosive. C’est ainsi qu’en oscillant entre passé réinterprété et futur où l’extrapolation le dispute à la prospective, la campagne publicitaire parle précisément en l’effaçant de son présent problématique qui risquait, par la réalisation potentielle de l’indépendance, de modifier radicalement ses déterminants historiques et ses fondements contemporains. C’est de cela,
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précisément cet instant où le sort collectif et national se jouait, cette intensité insupportable du présent, que Père et fille. L’énergie qui voit loin parle si intensément tout en le passant sous silence.
L’ŒIL DE LA GIRAFE Il va revenir au père d’énoncer les deux dernières répliques du message, en répondant à la question de sa fille : À quoi tu penses ? À l’Hydro. Y a d’quoi être fier des Québécois !
Ce dernier rappel de valorisation identitaire du père « à la retraite », donc appartenant doublement au passé puisqu’il est expulsé du présent, installe paradoxalement son ultime incitation à la fierté collective dans la non-pertinence, puisqu’elle surgit de l’espace nostalgique à la fois représenté et repoussé par la fille. Cette délégation du discours prescriptif de la gloire à un acteur surgi de ce véritable paradis perdu qu’est le passé consensuel semble en fin de compte indiquer une faille singulière dans le désir promotionnel du message. Parlant de certains discours déplacés dans des lieux d’énonciation précis, Angenot suggère que ce procédé « accuse des stratégies par quoi l’énoncé “reconnaît” son positionnement dans l’économie discursive et opère selon cette reconnaissance. »35 Faut-il alors avancer que cette dernière exhortation à l’orgueil hydro-québécois de la part du père, témoin du passé et cherchant tant bien que mal à le reproduire dans l’avenir, comporte la prise de conscience de sa propre invalidation potentielle, signalant une perversion fondamentale de l’intentionnalité du message ? C’est dans un dernier retournement iconique de la publicité que l’on peut sans doute trouver une tentative de réponse à cette suggestion. Le temps est venu ici de rappeler que Père et fille. L’énergie qui voit loin s’ouvre sur un plan de lac embrumé par une aube automnale, avec en arrière-plan sonore le bruit d’un martèlement nonchalant de larges sabots provenant de ce qu’on imagine être un animal de grande taille, orignal, wapiti, caribou, vu le contexte extérieur de la forêt boréale. Ce n’est que soixante secondes plus tard, après la dernière exclamation du père, que l’on prend conscience de la véritable identité du quadrupède, identité qui rompt avec tout horizon d’attente imaginable pour un téléspectateur québécois. L’animal qui se montre enfin à nous est en effet une girafe, qui ploie gracieusement le cou avec une certaine curiosité à la vue de la barque des pêcheurs avant de le relever avec majesté : un fond sonore musical quelque peu exotique vient ajouter au caractère insolite de cette dernière scène. L’intégration de cette girafe à l’économie d’un message exprimant à la fois nostalgie pour le passé et incertitude pour l’avenir instaure en dernier lieu une rupture radicale d’isotopie qui vient remettre en question toute 83
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l’économie antérieure du message. Rappelons qu’une girafe avait été utilisée dans une campagne précédente de cette même année 1995 comme symbole au premier degré du slogan L’énergie qui voit loin. Dans cette campagne, l’animal déambulait dans les rues de Montréal, mettant son cou aux fenêtres des locataires s’apprêtant à déménager, et posait un mufle curieux dans une nacelle de protection d’un travailleur d’Hydro-Québec, ce qui lui était permis par sa taille exceptionnelle. La représentation d’un élément aussi hétérogène par rapport à d’autres icônes du paysage culturel québécois instaurait sans contredit une distanciation amusée quant à la teneur des messages. Mieux encore, la publicité didactique demandant aux clients d’Hydro-Québec de signaler leur changement d’adresse à la compagnie était entièrement assumée par la perspective de la girafe : Si vous voulez mon point de vue… disait-elle. L’entreprise, ses installations, sa clientèle, surtout incarnées dans cette campagne par des enfants, étaient ainsi soumises au regard évaluateur de l’animal. Mais le fait que la girafe était perçue d’abord par les enfants la ramenait à la dimension d’un être imaginaire et ludique : dans un message à teneur environnementaliste, par exemple, seule une petite fille pouvait « voir » la girafe à la fenêtre, le grand-père n’apercevant rien. Le « voir loin » était ainsi déjà lié à l’avenir et se projetait dans un futur à l’extérieur des éléments familiers du folklore québécois. Cependant, dans les trois messages où apparaissait la girafe, la visée didactique dominait, d’où le recours à l’enfance non pas comme destinataire premier, mais comme légitimation des messages d’organisation prévoyante, de prudence devant les installations électriques et de protection de l’environnement. L’utilisation de la girafe pour Père et Fille s’effectue cependant dans un contexte complètement différent en ce qui a trait à la nature du message, qui, comme on l’a vu, relève plus directement du fait de propagande que de la didactique des services offerts. Et son décodage implique une reconsidération attentive de cette permutation du familier par l’incongru, reconsidération qui doit aller au-delà de l’expérience purement esthétique ou ludique. Ainsi ce placage d’une girafe comme « apparente perturbation du message »36 reste de l’ordre de la rhétorique, mais d’une rhétorique qui, comme le signale Antoine Compagnon, « prescrirait une position définie à tout sujet. »37 La rhétorique ici serait de l’ordre de l’hyperbole, où le sème « hauteur » de la girafe serait d’abord exploité de façon maximale en contiguïté avec le sème de la « longue portée », littéralement de la hauteur de vue permise par cette taille élevée qui renverrait à la capacité prospective de l’entreprise. Cependant, ce sème de la hauteur ne doit pas négliger aussi la référence à l’africanité ou du moins à l’exotisme absolu lié à l’animal : ce signe est réactivé par le fond musical des messages, aux sonorités décidément allochtones et par le coucher de soleil panoramique de la fin d’au moins deux messages, coucher de soleil rouge sur une vaste plaine qui 84
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évoque difficilement un paysage québécois typique, hétérogénéité illustrant bien ces remarques de Denis Bachand : « L’économie générale de son esthétique [de la publicité] est déterminée par les courants de modes et les flux socio-culturels… On y voit [dans la publicité] l’illustration magnifiée d’une culture émergente fondée sur la discontinuité, le collage et le rapprochement insolite. »38 Projetée hors de l’imagerie enfantine d’une entité bienveillante illustrant une morale, en sus de son exotisme, la girafe accolée à un message hautement politisé prend une détermination tout à fait différente. Puisque les deux séquences de Père et fille opposaient la nostalgie au moderne artificiellement unifié, tout comme l’excitation de l’utopie futuriste surcodée par ses représentations les plus stéréotypées répondait au passé glorieux de l’entreprise lui aussi surcodé, le regard extraterritorial de la girafe, vaguement motivé comme synecdoque de la mondialisation des marchés (le monde entier est intéressé), vient réaligner rétroactivement nostalgie nationaliste et mythification technologique et les poser sur le mode spécifique du postmodernisme ainsi récapitulé par France Fortier comme « situation de fait, caractérisé à la fois par une incertitude endémique, la mondialisation de la culture de masse, les réseaux interculturels instantanés et les déstabilisations identitaires qu’ils engendrent »39. Ces données résument les manifestations successives suscitées par le regard de l’animal étranger porté sur cette scène québécoise, qui a pour effet, puisque le point de vue de la girafe est global (on entendait le bruit de ses sabots dès le début de la première séquence), de rendre à son tour la québécité de la nostalgie et de l’utopie presque exotique. Il faut noter que certains traits de la mondialisation de la culture de masse, exprimés davantage par une esthétique visuelle de type vidéoclip, seront plus probants dans les publicités d’Hydro-Québec de 1997. On peut penser que 1995 est une date charnière à cet égard, l’échec du second référendum ayant pu contraindre, on s’en doute, l’entreprise à repenser les limites de son expression nationaliste dans ses publicités-propagandes. La présence de réseaux interculturels fera pour sa part une apparition plus timide dès 1973, lors de la campagne On est Hydro-Québécois, encore que les allusions à cette interculturalité aient été soigneusement cooptées par le fait français et n’allaient pas jusqu’à représenter des membres de groupes ethniques différents de celui des Québécois dits « de souche » ; pour ce faire, il faudra attendre les messages produits après la tempête de pluie verglaçante de 1998, dans lesquels le discours doit prendre la mesure d’un collectif plus hétérogène. Mais pour ce qui est de Père et fille, cette mondialisation et cette interculturalité s’immiscent dans l’économie du message par la bande sonore aux rythmes africains et par la girafe, qui, cette foisci non perçue par une enfant, est ramenée entièrement à son sème d’exoticité. Mais cette irruption, faut-il le rappeler, ne peut en aucun cas être 85
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qualifiée de massive et ne saurait en soi caractériser le message comme entité : ou mieux, en matière de mondialisation et d’interculturalité, la girafe n’en illustre que le soupçon timide, ce qui ne signifie pas qu’elle n’a pas fonction de conditionnement. La qualité postmoderne, qualité il est vrai tardivement accolée au message, s’illustre plus du côté de l’incertitude endémique et de la déstabilisation identitaire paradoxalement discrète du message, qu’il faut examiner à la lumière même de sa prise en charge par l’énonciation filmique et narrative des nostalgies parasites et prospectives. On l’a vu, le récit nostalgique du père, raconté par la fille, est légèrement décalé de la narration : parce qu’il est aussi réinterprétation, il relève du moins partiellement du mode utopique, au sens plus spécifique d’eutopia dont Jean-Michel Racault nous rappelle qu’elle renvoie au « lieu-oùtout-est-bien [qui] met l’accent sur la positivité de l’imagination utopique, projection d’un désir, représentation d’un monde meilleur, expérimentation sociale, imaginaire certes, mais vouée à servir de modèle pour une transformation politique du monde réel. »40 L’eutopia est aussi associée à un « projet politique qui prendrait la forme de “l’exposé” d’un programme à réaliser »41. S’il est vrai que le récit du père renvoie à une série d’événements historique identifiables : nationalisation de l’entreprise, construction de barrages et inauguration de lignes de transmission, il n’empêche que le mode de perception de ces événements réinterprétés utilise l’historique à d’autre fins. En fait, c’est l’histoire idéalisée de la Révolution tranquille qui est évoquée, sa concordance fictive, le désir de son harmonie sociale et politique : « le plus heureux des Québécois » : voilà véritablement la nostalgie pour ce qui a été l’eutopia comme modèle de transformation politique. Car il faut garder à l’esprit que l’eutopia ne peut se faire qu’en réaction à un présent désaccordé et problématique et que l’union Lesage-Lévesque42 dans l’évocation du père se pose en fait comme le négatif des déchirements qui marquaient le Québec à l’automne 1995. L’autre eutopia, plus véritablement ici utopique, à laquelle le père adhère avec une certaine précaution est celle de cette technologisation massive censée aplanir tous les problèmes reliés à la transportation de l’énergie, à laquelle d’ailleurs la crise de janvier 1998 allait apporter un mordant démenti. Les deux récits du père et de la fille, projetés tous les deux dans un espace-temps différent du présent du message, lui-même indéterminé spatialement et chronologiquement, se posent donc dans une certaine mesure comme eutopiques/utopiques, ce qui est renforcé par ce qu’il faut bien appeler la naïveté, du moins au premier degré, du message. La fonction de la girafe serait alors de signaler la nature particulière de ces récits en les soumettant à sa perspective distancée justement en raison de son exotisme. La girafe, agent complètement extérieur, jouissant néanmoins d’un point de vue privilégié sur les deux récits, jouerait le rôle de ce personnage-voyageur qui réifie lui-même, en nous en
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faisant le récit, la contrée utopique : il est le médiatiseur de cet ailleurs. « Dans ce processus de décentrement critique, le voyageur-narrateur joue un rôle comparable aux Persans de Montesquieu ou aux “bons sauvages” des Lumières »43. C’est ainsi que la girafe, présence il est vrai d’une interculturalité minimale, permet d’articuler l’eutopie politico-sociale constituée par le Grand Récit d’Hydro-Québec à l’incertitude et à la déstabilisation identitaires caractéristiques du postmodernisme. Son regard de voyageur-narrateur posé sur eutopia et nostalgie vient les relativiser en les faisant entrer en contact avec un monde autre : l’ingénuité première du passé justifiant la fierté ou le candide émerveillement devant les promesses indiscutables de l’avenir sont maintenus, de façon non délibérée, à l’intérieur d’une subjectivité dépassée par la prescience d’une globalité extérieure. Le sujet québécois et technologique semble ainsi en dernière instance littéralement objectivé par l’œil de la girafe : « Le discours post-moderne revoit la position du sujet en regard du savoir et oblige la mise à distance des systèmes de légitimation, qu’ils soient d’ordre esthétique, sexuel, national ou théorique. »44 : on le sait, l’un des enjeux de l’après-référendum de 1995 demeurait l’intégrité du territoire québécois. C’est dans ce passage de sujet national à objet national que Père et fille. L’énergie qui voit loin manifeste une saturation particulière dans le recours identitaire. Il semble que cette campagne, si l’on garde à l’esprit les années 1996, 1997 et 1998, ait atteint un faîte dans la référence politique directe, mais aussi une conscience plus aiguë du caractère radical de cette référence faisant appel à ce qu’il convient bien de désigner comme les stéréotypes d’un nationalisme traditionnel fondé sur la glorification du passé, la valorisation du communautaire, de même que la distinction ethniciste sinon linguistique. En même temps que s’impose massivement dans le message la subjectivité identitaire, le point de vue de la girafe s’illustre comme le signe d’un nécessaire réajustement, peut-être involontaire, à l’autocongratulation, comme si le balancement maximal du pendule dans le discours nationaliste impliquait du même coup un certain retour à l’auto-ironie avec la possibilité de porter un regard sur soi-même quelque peu différent de celui de la valorisation du groupe. Car la girafe a la fonction de permettre l’irruption de ce regard différent, étant elle-même différence radicale qui pourrait remettre l’épopée québécoise à sa place, c’est-à-dire parmi les récits d’autres petites nations qui se sont affirmées avec plus ou moins de succès par des accomplissements industriels plus ou moins reconnus. Plus encore, la figure animale projette le message non plus dans son présent – lui aussi achronique et utopique, en l’absence de références précises (quand donc a lieu cette scène de pêche ?) – mais dans son passé, le regard
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de la girafe étant postréférendaire, littéralement postmoderne : la fierté présente étant devenue en fait chose du passé, l’existence du Québec ayant advenu quelque part entre la conversation père/fille et le regard rétrospectif de la girafe. Songeant aux difficultés multiples liées à l’affirmation de l’identité nationale, Jean Larose énonce : « il n’y a pas d’identité moderne sans mouvement et sans éclatement, l’identité telle que définie par les nationalistes m’apparaît hautement problématique. »45 Tel serait le rôle ultime de la girafe dont le caractère insolite viendrait fissurer tant soit peu la certitude utopique – au sens commun du terme – du discours nationaliste, et tout particulièrement la candide affirmation dernière, Y’a de quoi être fier des Québécois !, thème obligé d’un discours de compensation que Larose n’hésite pas à qualifier de perversion : « Le pervers est celui qui est resté fixé à l’une de ces perversions sans avoir pu la transcender et poursuivre son développement. Il en est peut-être de même du nationalisme dans l’histoire d’un peuple minoritaire : il faudrait enfin faire l’indépendance pour se libérer de la “perversion” nationaliste. »46 Le signe d’interculturalité incarné par l’animal illustrerait vraiment l’éventualité positive d’une déstabilisation identitaire potentielle après l’accession à la souveraineté, accession qui rendrait non pertinente tout particulièrement la nostalgie du père, éventualité qui est enfin ce passage du Québec moderne au Québec postmoderne. Mais retenons aussi qu’il s’agit là d’une virtualité probablement impensée encore dans l’économie globale du message. En ce qui a trait à la surcodification d’un trait hétérogène, Pierre Fresnault-Deruelle émet cette réserve : « On notera enfin pour mémoire que certaines publicités intègrent dans leur message des pseudo-bombages faisant mine de susciter leur propre mise en cause. »47 Ainsi, il est fort possible que la candeur du discours sur la fierté et sur l’utopie technologique ait été conçue pour un destinataire du premier degré partageant peut-être l’ingénuité du père. La girafe ne serait alors effectivement qu’un « pseudo-bombage », simple réitération iconique servant à conférer une unité thématique aux trois messages de la campagne L’énergie qui voit loin. Mais on n’écartera pas non plus l’hypothèse que l’effet déstabilisant amené par la girafe, redoublé par le fond musical, pouvait être lu aussi comme la prescience peut-être mal contrôlée encore de la nécessité, entrevue bien timidement, d’être traversé par l’Autre. Ainsi, la politisation ultime du message à la fois atteindrait et manquerait son but. Hydro-Québec, se plaçant sous l’égide du fleurdelisé, fait effectivement campagne pour un Québec souverain, confondant inextricablement le discours de l’entreprise et le discours nationaliste, dans un commentaire dont le caractère excluant est plutôt bien symbolisé par l’isolement des deux personnages sur ce lac de pêche, métonymique du mythe
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du territoire. Mais ce faisant, sa revendication souverainiste « impense » son possible postmoderne, sous la contemplation de l’allégorie de l’Autre, et entrevoit, du point de vue de la girafe, qui doit être cinématographiquement le nôtre, ce que Jean Larose prévoyait également : « L’accession à la souveraineté serait une menace pour l’identité québécoise, une menace et une libération, puisqu’il faudrait enfin se mettre en jeu, se risquer, pour ainsi dire […] »48. Sans doute, dans ce cas-ci, l’Énergie nationale voit-elle plus loin que n’aurait voulu le penser Hydro-Québec…
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Chapitre 3 L’histoire « rêvée » Les Bâtisseurs d’eau
W ayne Skene, dans son étude des déboires et aléas qui ont marqué l’évolution des grandes compagnies hydroélectriques canadiennes, se plaisait à citer cette boutade de René Lévesque : « Donnez-moi le nom d’une entreprise capable d’inspirer une chanson l’emportant à la première place du palmarès. » (Notre traduction)1. Et Skene, en sus de la chanson de George Dor, d’énumérer la marque de cigarettes « Manic » de même que le prototype de petite voiture auquel on avait voulu donner le nom de l’actuel barrage Daniel-Johnson, afin de communiquer à ses lecteurs la mesure de l’impact des réalisations d’Hydro-Québec dans l’univers culturel québécois des années soixante. Il aurait été bien entendu intéressant de savoir ce que René Lévesque aurait pensé de la série télévisée qu’Hydro-Québec a ellemême produite et fait diffuser par Radio-Canada à l’automne 1997, série fictionnalisée sur la naissance et l’évolution d’Hydro-Québec, où l’ancien premier ministre lui-même, par le biais d’innombrables films d’archives intercalés dans la fiction, jouait incontestablement l’un des rôles-vedettes. Non pas que, toute réflexion faite, il faille absolument s’étonner qu’HydroQuébec soit devenue, même par ses propres soins, l’objet d’une fiction télévisée sur son épopée. La télévision québécoise avait déjà présenté des téléséries sur Alphonse Desjardins en 1991 et Joseph-Armand Bombardier en 1992, dans un esprit de récapitulation de l’exploit inhérent au besoin de reconnaissance du collectif national, besoin qu’a bien explicité Charles Taylor. Il faut quand même s’arrêter sur le fait que la fiction télévisée, dans ce cas précis d’Hydro-Québec, a pour objet une institution et non pas un individu responsable ou créateur de l’entreprise, individu pouvant être directement incarné dans la représentation télévisée comme le furent A. Desjardins ou J.-A. Bombardier. Par contraste, mises à part les inévitables références historiques et politiques qui ne peuvent être fictionnalisées sans nuire à leur véracité, Hydro-Québec, dans la série Les bâtisseurs d’eau, va
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constituer l’acteur central de la fiction, médiatisée il est vrai par une distribution précise des rôles de divers actants-personnages fictifs. Les bâtisseurs d’eau n’illustrera pas la vie de Robert Boyd, un des présidents les plus marquants d’Hydro-Québec, ou celle d’Arthur Surveyer, ingénieur responsable du projet Manicouagan. Contrairement à ce qu’on peut relever dans ce qui s’avère la réplique canadienne aux Bâtisseurs d’eau, soit la série anglocanadienne Avro Arrow2, diffusée en 2000 sur les ondes de CBC, où les personnages historiques réels ayant participé au projet de création du premier avion supersonique canadien sont dûment inscrits dans le récit et non pas traduits dans la fiction, Les bâtisseurs d’eau présentera des personnages fictifs que l’on ne pourra rattacher à des personnalités réelles. De la sorte, la référence centrale, justificatrice de l’histoire télévisée, reste d’abord et avant tout Hydro-Québec, de ses débuts hésitants et controversés jusqu’à son affirmation triomphante, mais, comme on le verra, non dénuée de conflits et de remises en question. Le trait remarquable de cette production réside non pas tant dans l’illustration qu’elle livrera de l’affirmation de l’esprit entrepreneurial des Québécois, mais dans le fait que le récit de cette affirmation sera privé du représentant individuel à la fois symbolique et authentique de ses accomplissements. Ainsi, les individus Desjardins et Bombardier primaient encore sur l’histoire de la création de leurs institutions respectives. Pour Les bâtisseurs d’eau, l’individualité des actants, encore qu’elle ait une importance indéniable, sera complètement subsumée par la préexistence même de l’entreprise que la fiction va proposer comme raison d’être et d’agir des personnages. Dès lors, la vedette des Bâtisseurs d’eau n’est pas les individus que le titre suggère, mais véritablement HydroQuébec qui utilise cette production promotionnelle pour médiatiser les différents discours qui ont entouré sa création et son évolution historique.
PROMOTION ET FICTION HISTORIQUE Poser Hydro-Québec comme personnage principal d’une série télévisée, ou, parallèlement, que l’entreprise se pose elle-même comme tel, est révélateur du statut d’objet culturel que la société d’État pouvait s’attribuer à l’automne 1997, date de la diffusion de la série. En cela, Hydro-Québec, dans sa démarche promotionnelle, s’inscrit dans une manifestation plus globale qui ne fait que consolider sa position – ou le désir de sa position – privilégiée dans le répertoire d’affirmation collective des Québécois. En d’autres termes, par cette série à but promotionnel, Hydro-Québec expose une aporie ultime liée à sa signification historique jointe à sa fonction socio-économique : elle ne peut parler d’elle-même comme entreprise et
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adhérer à son histoire, inextricablement mêlée à l’histoire collective des Québécois, sans aussi continuer à légitimer la production et la consommation du produit qu’elle offre, réaction qui alimente en retour l’investissement purement économique chez un producteur d’énergie hydroélectrique qui exerce déjà un monopole. On l’a illustré dans les chapitres précédents : la clé de la conduite promotionnelle d’Hydro-Québec réside bien dans cet enchevêtrement étroit entre discours national et discours entrepreneurial, dans ce va-et-vient entre deux régions discursives, il est vrai peu compartimentées, mais dont la contiguïté réussit généralement à assez bien occulter les motivations primaires de l’émetteur de la publicité-propagande, comme elle occulte ses craintes et – parfois –ses constats d’échec mal digérés. En ce sens, une série télévisée de six heures, par opposition à deux courts messages publicitaires de soixante secondes, offre par l’abondance quantitative des discours qui seront inévitablement représentés dans une telle fresque – laquelle emprunte à la formule particulièrement bavarde du téléroman classique québécois – la possibilité de mieux dégager et définir les circonvolutions discursives qui vont servir à représenter l’histoire de la compagnie. Ainsi sont communiquées les expressions d’une discursivité plus « réaliste » en raison même de sa forme théâtralisée, et d’une multiplicité plus intéressante, car elle n’aura pas été artificiellement compactée par les besoins stylistiques inhérents à l’expression publicitaire comme telle. En fait, là où dans le message publicitaire conventionnel on se doit d’exprimer le maximum d’efficacité avec le minimum de recours langagiers ou sémiotiques, d’où l’importance incontestable de la sloganistique, la série télévisée – dont il faut bien voir qu’elle est un luxe promotionnel en fait à la portée de peu d’entreprises pour des raisons économiques, mais aussi parce qu’elle exige une envergure culturelle et un goût pour le lyrisme qui n’est pas distribué uniment dans le monde des affaires – permet l’étalement d’une somme appréciable de discours secondaires, de substrats plus ou moins négligeables, mais toujours signifiants, de noyaux digressifs en apparence étrangers au propos central, mais qui n’en renseignent pas moins sur les contre-discursivités et les discours périphériques qui ont en quelque sorte défini le discours promotionnel central. En cela, Les bâtisseurs d’eau fournit un tableau évidemment plus complet du paysage discursif inhérent aux différentes étapes chronologiques de l’historique d’Hydro-Québec, quoique l’on doive tenir compte aussi des nécessaires conditions de sélection et de discrimination dans lesquelles ont été tenus ces discours pour être intégrés dans cet objet fabriqué qu’est un scénario télévisé idéologiquement orienté. Cela n’empêche nullement qu’un tel scénario, pouvant s’étirer en longueur, offre le luxe appréciable d’une exploration plus en profondeur des paradigmes discursifs qui ont marqué la mise en place
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d’Hydro-Québec comme institution s’inscrivant dans un temps représenté. Ces paradigmes ne sont pas figés dans un slogan qui marque nécessairement un arrêt, mais peuvent naître, se modifier, parfois disparaître mais aussi s’installer avec une insistance au sujet de laquelle il est à l’honneur des scénaristes et producteur d’avoir choisi, dans certains cas, de n’en avoir pas éliminé les caractères gênants ou même la situation d’opposition visà-vis du discours dominant affiché par l’entreprise.
DES DISCOURS : COHABITATIONS ET AFFRONTEMENTS Dans son ouvrage La griffe du polémique, qui servira de référence régulière à cette partie de l’analyse, Dominique Garand établit comme point de départ à sa réflexion théorique sur les conflits discursifs « le constat que la violence est au principe de toute société et de tout discours »3. Rien mieux que cette remarque ne saurait qualifier la mise en récit – textuel ou scénarique – de l’épopée mythique présentée par Les bâtisseurs d’eau, mise en récit qui a privilégié le thème de la résistance à vaincre, sous toutes ses formes, pour en arriver à la pleine affirmation de l’entreprise Hydro-Québec comme un des moteurs fondamentaux de l’autonomie économique et éventuellement politique du Québec. Cette violence, on le sait, n’a pas été nécessairement confinée à l’échange verbal, et dans la société duplessiste et sous l’appellation lénifiante de la Révolution tranquille. Mais, circonscrite à l’échange verbal, elle rend essentiellement compte du récit d’Hydro-Québec, dont l’histoire, dût-elle avoir été mythifiée ou simplement transformée dans la télésérie, semble essentiellement ponctuée de dialogues emportés entre protagonistes mordants, chacun voulant imposer à l’autre sa perspective particulière sur le développement – ou le statu quo – d’une société pour laquelle la mise en place d’une institution nationale telle qu’Hydro-Québec peut se voir comme la cristallisation d’une problématique plus large. De façon régulière dans la série, on voit une mise en place de ces échanges qui illustre bien, pour citer Garand, comment « tout discours suppose en outre une prise de position à travers laquelle s’élabore son identité. Il s’agit pour le discours de se “tailler une place” au sein des possibles permis par le champ discursif où il apparaît. »4 Les bâtisseurs d’eau se pose exactement, par la médiation d’un scénario et de protagonistes-actants, comme cette mise au point graduelle d’une représentation discursive de la nécessité de participer au développement d’Hydro-Québec, habilement présentée comme métonymique de celui du
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Québec, représentation qui, à force de vaincre les autres, accédera effectivement à l’hégémonie. Ce scénario lui-même, narrant l’histoire de l’entreprise, n’est pas sans astuces, puisque « narrer, c’est aussi se poser comme extérieur à la querelle, au-dessus de la mêlée en quelque sorte »5. La série proposera donc une représentation spécifique des polémiques entourant le développement et l’évolution de l’entreprise en ce qu’elle en assurera une désignation signifiante comme travail discursif à l’œuvre. Comme le précise Angenot, tout texte [c’est-à-dire le scénario] porte ainsi la couture et les reprises de « collages » de fragments erratiques du discours social, intégrés à un telos particulier. Le discours social est à voir comme une coexistence de genres et de champs aux langages fortement marqués et aux finalités établies et reconnues, où un trafic plus ou moins occulté fait circuler des formules ou des thèmes dont les déplacements et les avatars renforcent l’effet global d’hégémonie6.
C’est donc cette désignation des discours et leur opposition polémique qui forme la trame de la série, dont la résolution devrait hypothétiquement dégager cet effet de domination discursive, qui doit se poser comme le médium décisif de cette propagande avouée, pour inverser l’expression de Jean-Marie Piemme7. Il convient alors de donner une idée plus précise, toujours en considérant Les bâtisseurs d’eau comme d’abord et avant tout un texte scénarique, conception il est vrai partielle, des diverses attributions discursives mises en scène par la série en suivant également leur distribution chronologique, dont on se doit de tenir un compte scrupuleux. Dès lors, le scénario-narrateur aura bien soin de dater avec toutes les évidences possibles la multiplicité des discours portés par des actants singuliers qu’il choisira de mettre en scène, comme pour donner un répertoire rétrospectif – rappelons que le temps d’énonciation de la série est 1997 – de ce qui pouvait se narrer et s’argumenter selon la formule bien connue d’Angenot de 1950 à 1980.
1952 : BEAULIEU, VIGNEAULT ET CARTER L’ancrage chronologique est clairement dénoté dans le premier épisode, où l’on indique 1952 comme date du début de la série. La période est évocatrice d’un ensemble de substrats discursifs bien identifiables, encore que de récentes études invitent à reconsidérer les stéréotypes discursifs que l’on retient de la période duplessiste8 : le scénario attribuera entre autres à trois personnages principaux la tâche d’endosser, chacun avec plus ou moins de recoupements et d’exactitude, des paradigmes discursifs différentiels repérables à cette période. En outre, cette attribution en soi ne peut être signifiante, dans le cadre d’une conception de la série comme représentation de 95
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polémiques, que si l’on examine de près le statut social des énonciateurs mis en cause, statut qui conditionnera avec efficacité et précision les poids respectifs des discours qui s’affronteront subséquemment. On l’a dit, l’axe chronologique reste essentiel au déroulement conceptuel de la série : cette même attention à la chronologie conditionne l’identification des protagonistes à des générations bien distinctes, identification qui ne sera pas dénuée de conséquences sur la partie des discours individuels. Les trois principaux personnages dominant les épisodes un et deux, Pierre Carter, Émilien Vigneault et Antoine Beaulieu, sont présentés comme quadragénaires au début de la série, ce qui, vraisemblablement, fera d’eux des septuagénaires en 1980, à la clôture du sixième épisode. Vigneault et Beaulieu sont de petits entrepreneurs de campagne, propriétaires d’une compagnie d’excavation œuvrant pour la Shawinigan Water and Power, alors que Pierre Carter est un ingénieur anglophone, chef de projet pour la toute jeune Hydro-Québec, créée en 1944. Chacun de ces personnages, appelés sous différents auspices à œuvrer directement ou non pour l’entreprise, est l’objet d’une distribution discursive déterminée, par laquelle doivent être assumées les diverses voix du Progrès ou du Conservatisme. C’est donc entre eux aussi que se déroulera l’essentiel des dialogues porteurs de la polémique, dont le ton est déjà donné à l’épisode un, avec cet arrière-plan de l’hégémonie duplessiste comme conditionneur discursif. La présence du « Chef » est fortement marquée dès le début de l’épisode un, par des indices iconographiques très clairs, telle cette affiche électorale de la campagne unioniste de 1952 collée sur le capot d’un camion. On est en pleine scène de célébration sur le chantier de la compagnie BeaulieuVigneault. Duplessis est rentré hier soir, s’exclame triomphalement Vigneault, qui est organisateur unioniste. Beaulieu, qui n’est pas en reste, porte un toast au premier ministre réélu : À Maurice Duplessis, qui voit plus loin que toutes [sic] vous autres ! Les scènes subséquentes de gigues sur la table, le fond sonore d’harmonica, les toasts portés à la Shawinigan Power and Water, au sujet de laquelle le spectateur de 1997 sait bien que la nationalisation d’Hydro-Québec portera un coup fatal, toute cette contextualisation contribue à établir une forte distance d’avec l’unanimité discursive dont font preuve les protagonistes Beaulieu et Vigneault, qui n’ont pas l’air prêts à remettre le régime en question. On a toujours voté du bon bord, dira Vigneault à Pierre Carter, surgissant sur scène pour requérir les services de la compagnie d’excavation de Vigneault. Le téléspectateur québécois contemporain considère ainsi les énoncés de cette période comme une émanation caractéristique de la Grande Noirceur qu’il a été programmé à honnir. La manœuvre dernière de la représentation filmique peaufine admirablement ce travail de réification discursive en terminant la scène par un film d’archives
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qui montre Duplessis en personne, ce qui légitime ainsi la véracité historique incontestable de la série, énonçant dans son allocution victorieuse une bonne série des stéréotypes obligés qu’une vision de la modernité québécoise utilisera abondamment contre lui : Eh bien, la province de Québec, c’est la grande maison paternelle de la nation canadienne-française et il faut avoir un plan. Et dans ce plan d’ensemble, il y a une place de choix pour l’agriculture, il y a une place de choix pour les ouvriers, et il y a une place de choix surtout pour notre jeunesse qui sera appelée demain à assumer le fardeau qui nous incombe aujourd’hui et à continuer l’acte de nos aïeux de façon à assurer à la province de Québec la survivance dans le travail et la prospérité.
Si dans cet extrait, les analystes Bourque et Duchastel9 pourraient démêler encore quelques traces du paradoxe qui, selon eux, a qualifié le discours duplessiste, entremêlant le désir du progrès et la foi dans le conservatisme, le spectateur moyen ne retiendra que la choquante isotopie idéologique formée par un relais du type « province de Québec-nation canadienne-française-agriculture-aïeux-survivance ». Le scénario de 1997 narrant l’épisode qui se déroule en 1952, établit ainsi sans conteste un travail de disqualification systématique des énonciateurs qui n’adhéreront pas à ces exacts paradigmes discursifs, mais qui continueront à en intégrer de façon plus générale les bribes topologiques, les formules gelées, les idéologèmes dont un des plus fâcheusement remarquables est lancé par Antoine Beaulieu : Aux libéraux, qui ont eu la sagesse de nous montrer leurs couleurs de communisses ! Antoine Beaulieu se démarque, à cet égard, comme la victime discursive favorite du scénario lequel, rappelons-le, est la dernière instance responsable de la « narration promotionnelle », si l’on peut dire, car « se consacrer narrateur c’est s’assurer le dernier mot »10. Antoine, par comparaison avec Vigneault qui adopte très vite les voix du Progrès, se voit donc imparti de la tâche de cristalliser les substrats déconsidérés des discours du conservatisme résistants aux changements, car on l’aura compris, Les bâtisseurs d’eau se narre en fonction d’une résistance à vaincre, quelle que soit sa nature : résistance au progrès social ou technologique, résistance à l’affirmation des francophones, résistance à l’éducation des femmes, résistance politique, résistance à l’acceptation de l’Autre. Ainsi, à la veille de l’inauguration de Manicouagan 5, en 1968, Antoine trouvera encore moyen de s’exclamer : Si Duplessis avait été là !, paroles qui n’apportent qu’un sceau supplémentaire à sa destinée discursive : d’un bout à l’autre de la série, on peut dire qu’Antoine, incarnant la résistance, est l’objet d’un désir actif des scénaristes qui est, toujours selon Garand, « de retirer à l’adversaire son droit de parole : rendre sa parole illégitime, non crédible, invalide »11. Cependant, ce rôle d’adversaire malheureux, condamné d’avance à perdre
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dans toute discussion, ne doit pas être perçu de façon aussi unidimensionnelle, encore que pour ce faire, il nous faille sortir quelque peu du paysage strictement discursif de la série, et considérer son aspect plus théâtral, si nous pouvons dire. Car justement il faut aussi garder à l’esprit que, comme fiction télévisée, Les bâtisseurs d’eau est un spectacle au sens premier du terme, et cette dimension rend mieux compte de l’importance du personnage d’Antoine Beaulieu. Il faut retourner à La griffe du polémique : « La situation polémique est associée à une scène, une mise en scène qui donne à ses figurants l’impression d’avoir quelque importance dans l’univers. »12 Si l’on peut penser que Beaulieu cherche continuellement dans les échanges à rappeler la place de l’ordre patriarcal et conservateur – ainsi, citons au hasard des épisodes : Les vieux travaillaient bien, Claude, c’est pas pareil, c’est un garçon, si tu te maries, les études seront de l’argent perdu, Lévesque, ça vaut pas cher la livre, à côté de Duplessis –, on peut penser aussi que dans la logique du spectacle théâtral, le personnage d’Antoine pourrait aussi permettre une certaine identification à une partie de l’auditoire, identification favorisée par le côté « sens commun » de certaines de ses interventions, la plus mémorable en ce sens étant l’apostrophe lancée à Morin, un ouvrier tireau-flanc de mauvaise volonté : C’est moé qui est en charge du chantier, c’est moé ton boss, c’est moé qui signe ton chèque de paye, c’est moé qui mène ! T’es comme ton père, gros bras, pas de tête (épisode deux.) L’épisode trois le voit émettre des réticences à l’égard de certaines revendications syndicales, dont on sait qu’elles ont été historiquement une des bêtes noires d’HydroQuébec : La grève, c’est pas tellement mon genre. À l’épisode quatre, devant le succès de la mise sous tension de la ligne 735 kV dont son fils Charles était le responsable de projet, il avouera à son fils « le petit ingénieur », qui a été pourtant si souvent l’objet de son ironie et de sa méfiance : Mon père m’a dit seulement une fois que j’étais correct. Je te le dis maintenant, mon garçon, t’es correct. Ce dernier aveu peut être perçu comme une fissure émotive dans l’armure rébarbative d’Antoine Beaulieu, mais les autres remarques, comme la façon dont il cède facilement à sa fille, malgré ses préjugés concernant l’éducation féminine, rétablissent une certaine crédibilité au personnage, peut-être dépossédé dans l’échange discursif, mais autrement capable d’incarner certaines valeurs qui auraient encore cours chez une partie de l’auditoire, comme une réminiscence de ces autres personnages de pères bourrus, mais en fin de compte capables de compréhension et d’empathie, qui ont pullulé dans les téléromans québécois des quarante dernières années. Antoine Beaulieu montre tout de même un sens terre-à-terre du leadership, une autorité qui, dans l’action, s’avère bien nécessaire, un souci de la « belle ouvrage », expression qui donnera le ton final à la série, alors que l’on pourra conclure que d’autres discours, par ailleurs présentés comme dominants, courront des risques d’invalidation, tel celui du Progrès 98
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à tout prix. En ce sens, Antoine Beaulieu favorise donc, malgré ses égarements et peut-être à cause d’eux, une identification à un personnage plus humain, capable d’erreurs et donc perfectible, s’éloignant des stéréotypes victorieux incarnés par Carter et Vigneault. Plus on avancera dans la série, plus lui reviendra, en dépit du caractère douteux de beaucoup de ses interventions, la capacité d’effectuer un retour sur lui-même (symbolisé en cela par l’aspect positif de sa vie conjugale) : de la sorte, il dépasse sa fonction d’opposant polémique pour endosser, peut-être plus complètement que les autres personnages, la fonction de sujet de l’action. Du point de vue filmographique, il n’est pas fortuit que le premier épisode de la série s’ouvre d’abord sur l’image de Beaulieu sortant de son camion, encore juché sur le marchepied et considérant d’un œil critique, connaisseur et professionnel, l’excavation en cours sur la rivière Beaumont. Métonymiquement, il représenterait l’exécutant réel, l’expert incontesté, le seul capable de mener la tâche à bien, quels qu’aient pu être ses fourvoiements idéologiques. Si la polémique est spectacle, elle est dans ce cas aussi spectacle dans le spectacle, où rien n’empêche que l’un des actants, peu compétent au niveau de l’échange, puisse se voir attribuer dans le spectacle enchâssant les dialogues, l’aptitude de se rallier à un objet d’identification problématique illustrant tous les paradoxes et ambivalences typiques d’une certaine conception de la psyché collective québécoise en laquelle le spectateur moyen pourrait partiellement se reconnaître. Par comparaison, le personnage d’Émilien Vigneault est moins complexe, et sa fonction au sein des polémiques en scène est plus intelligible. Facilement convaincu par Pierre Carter de participer aux projets d’Hydro-Québec, Émilien Vigneault n’oppose que très peu de résistance aux arguments du Progrès et du Changement : non seulement délaisse-t-il très rapidement les clichés duplessistes chers à Antoine Beaulieu, mais il est aussi soudainement capable de les remettre en cause, sans que le spectateur puisse bien saisir une explication profonde à cette disposition à faire aussi aisément table rase des idéologies politiques de son époque. Un exemple patent en est offert à l’épisode deux par l’échange tendu entre Vigneault et son ancien associé Beaulieu, où le premier voudra convaincre le second d’abandonner son employeur, la Shawinigan Water and Power, pour venir avec lui tenter l’aventure sur le plus gros chantier d’excavation au monde, la centrale de la rivière Bersimis. Beaulieu peut entrevoir qu’il a été en quelque sorte trahi par la Shawinigan, en se retrouvant simple mécanicien à la centrale de la compagnie, mais il tente encore de justifier ce déclin : La Shawinigan s’est fait couper l’herbe sous les pieds par l’Hydro ! Ce à quoi Vigneault rétorquera, avec véhémence : Pas par l’Hydro, par Duplessis, et tu le sais aussi bien que moi. Remarquablement, il est plausible de décoder ici la désignation de Duplessis comme adjuvant à la montée irrépressible d’Hydro-Québec, ce qui est en concordance générale avec les thèses des chercheurs McRoberts, Bourque, 99
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Duchastel et Fortin, entre autres, mais il est clair aussi que Vigneault montre les prémisses d’un potentiel de distanciation face à l’homogénéité du pouvoir du Chef, qui l’amènera à voter pour Jean Lesage à l’épisode trois, se ralliant clairement par là au complexe idéologique revendiqué par l’« équipe du tonnerre ». Dans cette foulée, on voit aussi comment sa position discursive est d’être le réceptacle disons amplifiant d’une bonne partie des discours de Pierre Carter, à l’exception peut-être de l’apolitisme de ce dernier, qui ne rencontrera un écho chez Vigneault que vers la fin de la série. Ainsi, on notera chez ce quadragénaire posé, contrôlant mieux ses mouvements que l’émotif Beaulieu, une forte tendance à reprendre, comme en écholalie, les commentaires de Carter, mais en leur insufflant une note euphorique et admirative, presque naïve, que le ton du flegmatique anglophone n’exprime pas. Ainsi nous aurons non pas des polémiques entre Carter et Vigneault, mais des renchérissements signifiants : voyons une scène de l’épisode deux, à propos du site de la centrale de Bersimis : Carter (dirigeant son regard du haut d’une montagne vers un cours d’eau en contrebas) : L’autre côté de la crête, c’est les rapides. C’est là qu’on va construire le barrage. Vigneault : Pis la centrale ? Carter : Une centrale souterraine. C’est de là que va partir l’eau qui va descendre par là jusqu’à une centrale. Vigneault : Une centrale souterraine ? Carter : C’est ça. Vigneault : Vous voulez construire un tunnel dans le roc ? Carter : C’est ça ! Seven miles and a half. Vigneault : Sept milles et demi dans le roc ! Carter : C’est en plein ça ! Vigneault : Ça, c’est l’entrée du tunnel ?… C’est de la grosse ouvrage, Mister Carter ! Carter : That’s why I want to work with you… Vigneault : Vous allez remplir tout ça, là ? Heille, ça c’est de l’eau, ça ! Carter : Ça, c’est de l’énergie. Vigneault : Oui, c’est qui qui a bien pu avoir une idée de fou de même ? (Éclats de rire de la part des deux hommes.) C’est à Vigneault qu’est imparti cet émerveillement incrédule qui doit conditionner par une amplification émotive chez le spectateur la réception voulue à la fière mais tranquille assurance de Carter. En répétant automatiquement les énoncés de Carter, il les précise pour le spectateur, les assimile
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et les vulgarise en quelque sorte, sans jamais toutefois les remettre en question. Si on tient compte du poids discursif de Carter on peut déjà déduire dans le premier épisode que Vigneault est là pour médiatiser les discours de celui qui deviendra son employeur pendant les trente années suivantes. Du coup, c’est lui aussi qui médiatise le véritable message promotionnel de la série, lequel ne saurait, pour les raisons qu’on verra, être catalysé par Carter. Cette fonction « promotionnelle » va de pair avec sa validation discursive : dans tout échange avec les autres personnages – à une exception notable –, c’est Vigneault qui l’emporte, véhiculant contre le passéisme de Beaulieu, en particulier, les discours de l’essor et du changement. Il est évident que le spectateur, qui a sur les protagonistes l’avantage de connaître la suite de l’histoire, conçue certainement comme Progrès irrépressible dans la série jusqu’à l’épisode cinq, perçoit chez Vigneault en tant que représentant de la petite bourgeoisie québécoise montante de l’époque13 la voix élue de l’Histoire à laquelle on ne peut que donner raison. C’est ce qui explique en même temps qu’est légitimisée sa remarquable perméabilité discursive qui lui permet justement de s’ajuster aux besoins du discours promotionnel, car, plus que d’autres, ce type de discours, nous dit Angenot, est « perméable à la migration d’idéologèmes qu’il adapte à son telos propre et partage des stratégies avec des discours contigus ou parents, et de proche en proche, avec les systèmes hégémoniques tout entier »14.
LE « BON BORD » La capacité d’adaptation discursive de Vigneault reste remarquable, comparativement à celle de Beaulieu, son principal vis-à-vis polémique, lequel incarne donc les relents duplessistes, pôle supposé répulsif pour le spectateur de 1997. Un exemple de cette polarisation dans laquelle Vigneault assure le beau rôle est contenu dans l’extrait suivant de l’épisode trois, qui a pour cadre la campagne électorale suscitée par la seconde nationalisation de l’électricité – dont le spectateur sait évidemment qu’elle a donné raison à Lesage. Il illustre bien l’essentiel des forces différentielles discursives entre Vigneault et Beaulieu, de même que cette faculté de Vigneault de « rendre » les idéologies environnantes qui allaient effectivement constituer l’hégémonie discursive des beaux jours de la Révolution tranquille. Autour de la table, dans la cuisine des Beaulieu, au camp de Manicouagan 5. Beaulieu : Voyons, Émilien. Les élections sont dans trois semaines, pis on a encore rien faite. Vigneault : On n’est pus dans les années cinquante. Tu vas pas commencer à faire de la cabale sur les chantiers.
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Beaulieu : Heille, on vit dans un pays démocratique… J’ai faite une liste des gars que je pense qu’ils sont du bon bord. Vigneault (riant) : Ah oui ? C’est lequel, le bon bord ? Beaulieu : C’est pas parce qu’on travaille pour Hydro-Québec qu’on est obligés de virer communistes. (tendant la petite brochure de propagande de la Shawinigan) Tu vas lire ça, c’est éclairant. Vigneault (riant) : C’est ben éclairant, l’électricité de la Shawinigan ! Beaulieu : Émilien, toé… Vigneault : Une minute, une minute. Moé, chus chef de chantier, pis ch’peux pas prendre plus pour un bord que pour l’autre. Beaulieu : Comment ça ? Vigneault : On n’est pas dans un comté icitte, on est dans un chantier. Faut garder l’esprit d’équipe, faut pas l’diviser ! Beaulieu : On n’est pas pour se laisser manger la laine sur le dos par des petits libéraux communisses ! Vigneault : Voyons donc, toé ! Les libéraux sont pas plusse communisses que le pape. Les Anglais ont nationalisé l’électricité à Westmount en 1905. Quand le gouvernement a voulu faire la même chose avec la Montreal Light and Power en 44, les Anglais ont crié : « Au loup ! Au voleur ! Aux communisses ! » Beaulieu : T’as raison, Émilien. Tous les actionnaires de la Montreal Light ont été forcés de vendre leurs parts. Moé, les parts que j’ai, qu’on a à la Shawinigan, j’veux pas les vendre au gouvernement. Vigneault : Ce que tu comprends pas, Antoine, c’est qu’avec la nationalisation, c’est tous les Québécois qui vont être actionnaires. Beaulieu : Administrés par des fonctionnaires. C’est écrit là-dedans. Vigneault : Tu crois ça, toé ! C’est pas parce que la Shawinigan est devenue la « compagnie d’électricité Shawinigan » que ces gars-là ont changé ! (Prenant la brochure de la Shawinigan) C’est quoi ce p’tit livre-là, là ? Un p’tit catéchisme qu’il faut apprendre par cœur, qu’il faut réciter sans se poser de questions ? Beaulieu : Émilien Vigneault ! T’es-t-un [sic] libéral ! Vigneault (après un temps et se levant) : Bon ! Beaulieu : Tu vas me retrouver sur ton chemin, Émilien. Vigneault : Antoine, un jour, on va être maîtres chez nous !
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Beaulieu : T’es un libéral. Pis tu vas donner ton vote à des libéraux qui ont volé leur slogan à Duplessis. Vigneault : Fais ben attention à la cabale que tu vas faire sur le chantier. Parce que si tu fais du trouble, c’est moé que tu vas retrouver su’ton chemin ! Cette discussion à saveur folklorique entre les deux hommes constitue un échantillon éloquent de la division du travail discursif caractéristique des deux actants tout au long de la série et montre l’actualisation particulière des arguments propres à la nationalisation d’Hydro-Québec telle que mise en discours dans cet épisode précis. Si les travaux d’Hélène Laurendeau ont bien démontré la composition argumentative de la campagne de nationalisation menée par le Parti libéral de l’époque, il revient à Gilles Paquet d’en avoir bien repéré les manifestations dans une classification discursive plus précise, telle que l’on peut la voir à l’œuvre dans la polémique entre Vigneault et Beaulieu15. Ainsi, en reconnaissant à Vigneault la fonction d’énonciateur privilégié du discours promotionnel intégral des Bâtisseurs d’eau, marqué d’abord par sa tendance à « amplifier » affectivement les données objectives de Carter, on voit dans ce cas précis qu’il participe à l’instauration de ce que Laurendeau et Paquet désignent comme le « monopole discursif de la petite bourgeoisie » suscité par la Révolution tranquille. Le premier effet du discours de Vigneault, en termes polémiques, sera, en renvoyant d’emblée Beaulieu au folklore de la décennie précédente (On n’est pus dans les années cinquante), de marquer dès l’abord une certaine « intentionnalité blessante » qui instaure tout de suite sa position d’adversaire et marque déjà un point pour lui. Beaulieu est une fois de plus associé aux idéologues conspués de la Grande Noirceur et est désigné comme n’étant plus « de ce temps », la modernité étant l’un des paradigmes discursifs incontournables du discours promotionnel. Beaulieu, sentant confusément qu’il est l’objet d’une première disqualification pour faute de passéisme, tentera de déplacer la suite du dialogue sur un topos qu’il suppose incontestable, On vit dans un pays démocratique : le résultat est qu’il ne s’offre que mieux encore aux coups de Vigneault, avec son allusion aux gars que je pense qu’ils sont du bon bord. Cet autre trait de la tradition conservatrice ne peut que faire jubiler Vigneault affichant une ironie à valeur quasi cathartique pour le spectateur contemporain de 1997, programmé à renvoyer toutes traces discursives prévalant durant l’avant-Révolution tranquille au chapitre d’une malencontreuse et risible historicité : C’est lequel le « bon bord » ? À ce stade de l’échange, Vigneault démontre bien sa maîtrise de la tactique gagnante qu’est l’ironie : « Celui qui ironise n’affirme pas une position définie, n’intervient pas dans un “autre lieu”, mais plongé dans le lieu du consensus, il en signale la faille, il met à jour le leurre de la 103
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croyance. »16 Même procédé pour la façon dont il va retourner, en reprenant exactement les termes de Beaulieu, le pamphlet électoral de la Shawinigan : C’est ben éclairant, l’électricité de la Shawinigan. Ce faisant, sans qu’il puisse encore à proprement parler s’installer sur son propre terrain de véracité supposée, il repousse aisément Beaulieu dans l’espace plus douteux de l’allodoxia. Plus encore, établissant une nette différence entre « comté » et « chantier », il polarise davantage cette opposition entre territorialité politique nécessairement partisane, le terme « comté » ayant une connotation anachronique pour le spectateur de 1997, et le lieu même du faire de la modernité, le chantier, qui se doit d’être libéré de la division politique, les prétentions d’apolitisme régulièrement revendiquées par le discours promotionnel d’Hydro-Québec constituant l’un des traits paradoxaux les plus intéressants dans l’élaboration de sa propre représentation. À cet égard, il est facile de constater que Vigneault est le porte-parole discursif privilégié par le scénario, qui, ne l’oublions pas, reste un outil de propagande. Une trace supplémentaire chez Vigneault de la fonction de porte-parole officieux de l’idéologie prévalant à la nationalisation de 1962, la création d’une « illusion de consensus », est justement le désir de ne pas menacer ce consensus (Faut garder l’esprit d’équipe, faut pas l’diviser17), dans une intimation à l’unité repoussant l’idée d’hétéronomie. De plus, Vigneault assume encore plus clairement sa tâche de catalyseur discursif incontestable lorsqu’il donne son interprétation personnelle et imagée des nationalisations hydroélectriques de la première moitié du siècle : quand le gouvernement a voulu faire la même chose avec la Montreal Light and Power, en 44, les Anglais ont crié : « Au loup ! Au voleur ! Aux communisses ! ». C’est là une façon radicale de désigner le véritable ennemi, en orientant la polémique dans la direction souhaitable, à la fois pour maîtriser le débat, mais aussi pour créer une communion efficace dans ce qui doit être reconnu comme la lutte essentielle. Gilles Paquet a bien mis le doigt sur la problématique : On mêle hardiment aux sentiments anti-trustards impartis des débats des années trente des sentiments anti-anglais qui ont fleuri de manière plus vivace depuis les années cinquante : voilà qui amène à ne reconnaître aucune légitimité à l’action des « managers » qui défendent leur poste ou à la complainte des petits actionnaires qui vont perdre beaucoup dans l’aventure.
Et Paquet de rajouter, ce qui illustre avec précision comment Beaulieu est « enfoncé » : « Les petits actionnaires sont flétris par association dans le discours officiel orchestré »18. La brève concession de Beaulieu (T’as raison, Émilien.) montre de surcroît qu’il n’a pas saisi la teneur de la manipulation de Vigneault, ce dernier réappropriant les axiologies (communistes, voleurs) mésusées par Beaulieu et les mettant dans la bouche de l’ennemi indiscuté. Cette incapacité de Beaulieu à se rendre à la logique du discours
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officiel au service d’une conception historiographique favorisant le Récit d’Hydro-Québec instaure tout à coup fermement Vigneault dans une position d’autorité didactique (ce que tu ne comprends pas) lui permettant d’énoncer presque intégralement l’argumentation officielle de la campagne Lesage-Lévesque de 1962 : les trusts anglophones dépossèdent les Québécois de leur ressources naturelles. Une fois encore, Vigneault répète, au sens le plus plat du terme, la quintessence du discours hégémonique, sans même y mettre une infime marque de distance où pourrait s’instaurer une complicité goguenarde avec le téléspectateur, complicité qui serait tout de même un indice d’une certaine liberté face au discours dominant. Sa réplique suivante prend alors une saveur particulière : Un p’tit catéchisme qu’il faut apprendre par cœur, qu’il faut réciter sans se poser de questions. Un récitant accusant l’autre, voilà la quintessence du spectacle polémique comme mise en scène, où effectivement les acteurs récitent littéralement leur rôle, comme sous-texte émanant du grand texte principal. L’intégration syntaxique du slogan de la campagne de 1962 par Vigneault, là encore privée de cet infime recul qui assurerait tant soit peu l’autonomisation des personnages, marque le telos de toute cette scénographie polémique : Antoine, un jour, on va être maîtres chez nous ! Vigneault adhère fidèlement à l’ensemble des variations discursives inhérentes à la nationalisation que nous récapitulons ici, selon la classification de Gilles Paquet : l’illusion ou la volonté du consensus, la désignation de l’ennemi comme étant le « trust anglophone », le viatique de la prospérité économique, tout cela sous l’égide du dispositif cognitif dont on verra qu’il est une manifestation régulière du discours promotionnel hydro-québécois. À l’issue de ce parcours, Vigneault peut enfin nommer ou faire nommer son identité véritable : Émilien Vigneault, t’es-t-un [sic] libéral ! Vigneault, dès lors, ne peut plus être séparé de la raison hégémonique conditionnant les énoncés de la propagande d’une bonne partie des Bâtisseurs d’eau. Garand pose ainsi la relation entre identité et prépondérance discursive : « L’identité que se donne l’énonciateur comporte bien entendu une dimension institutionnelle. L’énonciateur de cette formation se perçoit intégré à un “ordre” associé à d’autres énonciateurs semblables à lui, unis par une même détermination à agir. »19 C’est pourquoi le spectateur de 1997, connaissant l’issue de la campagne de 1962, peut, infiniment plus que le petit groupe mis en scène ce soir-là dans la cuisine des Beaulieu, apprécier à quel point Vigneault incarne la voix indéfectible de ce qui sera l’institution politique dominante au Québec jusqu’à 1976 : le Parti libéral du Québec. Plus encore, ce même spectateur de 1997, au cours d’un troisième mandat du Parti québécois et donc jouissant d’une distance à la fois chronologique et idéologique, peut démêler ce qui dans ce parti politique allait effectivement s’imposer dans l’histoire comme une institution capitale avec ses couleurs d’effervescence sociale-démocrate, sa volonté d’affirmation et sa résolution 105
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inébranlable de changer pour le mieux la condition du collectif, institution à laquelle le citoyen de 1997 demeurait encore en partie redevable. D’où la forte crédibilité discursive accordée à Émilien Vigneault tout au long de la série, crédibilité qui deviendra cruciale lorsque Vigneault sera chargé plus tard d’effectuer une récapitulation critique des réalisations d’Hydro-Québec, comme nous le verrons à l’épisode six.
UN AMI ANGLOPHONE Par opposition à Vigneault et à Beaulieu, dont les tâches discursives sont nettement divisées entre celles de chantres respectifs d’un progrès indubitable et d’un passéisme de résistance, le rôle imposé à Pierre Carter, représenté comme un des chefs de projets majeurs d’Hydro-Québec dès ses débuts, est plus complexe en ce qu’il manifeste une double dimension, d’abord proprement discursive, comme les autres, mais aussi plus idéologique en ce que lui est impartie la fonction – toujours délicate dans une télésérie québécoise – d’incarner l’Altérité et, ce faisant, d’interpeller la conception centrale de l’identitaire québécois telle que proposée par le discours global du scénario. Traditionnellement, la plupart des personnages anglophones représentés dans les téléséries québécoises sont inscrits dans une axiologie de la négativité, et l’on compte très peu d’exceptions à cette attribution20. Pierre Carter comme plus loin le jeune ingénieur Fletcher que nous verrons dans l’épisode 3, vont compter parmi ces rares exceptions justement encore plus lourdes de sens en raison de leur caractère inusité et ils seront d’emblée présentés comme des adjuvants dans le cadre de ce Récit de l’Exploit d’Hydro-Québec. Adjuvants et destinateurs : ainsi, c’est Pierre Carter qui vient chercher Émilien Vigneault dans son petit chantier de la Shawinigan Power and Water et le convainc de travailler pour Hydro-Québec, malgré l’hostilité de Beaulieu qui a des intérêts dans le trust anglophone. Cependant, Carter illustrera aussi très rapidement un lieu d’énonciation, le sien, qui ne sera pas sans conséquences notoires pour l’ensemble du discours du scénario : ce « patron anglais » qui accordera sa confiance à Vigneault et poussera le jeune Charles Beaulieu, fils d’Antoine Beaulieu, à terminer ses études d’ingénieur, dans un geste de soutien qui n’est pas cependant sans rappeler un certain paternalisme colonisateur, s’empresse de faire savoir qu’il ne « fait pas de politique » (épisode un), apolitisme qui se révélera une des caractéristiques les plus ambivalentes des discours de la série. Ce lieu de pseudo-non-appartenance à la ligne officielle du pouvoir, alors que les autres personnages – francophones – revendiquent bien haut leur affiliation soit aux libéraux, soit aux unionistes, et même plus tard au Parti québécois, dédouane les paroles de Carter pour les poser en quelque sorte 106
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au-dessus de la mêlée, le libérant des soupçons de partisanerie et permettant dès lors à ses énoncés de donner l’impression d’émaner d’un lieu de raison incontestable dégagé des passions enflammées dont on a lu un échantillon dans l’échange entre Vigneault et Beaulieu. Carter représente la certitude du bon droit du progrès : Hydro-Québec, c’est l’avenir ! Celui qui ne voit pas ça n’a qu’à rester chez lui à regarder les trains (épisode un). Ainsi est-il chargé d’indiquer au Canadien français l’obligation de procéder à la coupure irréversible qui le fait entrer dans la modernité, du moins technologique ou industrielle. Par cette remarque non totalement dénuée d’agressivité un brin méprisante, Carter incarne une version de l’Autre en face du « Sujet collectif » tel qu’a pu le définir Jocelyn Létourneau : Le Canadien français était un Sujet manqué (à tout le moins en état d’inachèvement) qui, inspiré par des dirigeants à l’horizon idéal dépassé (les clercs et les conservateurs) était en train de rater le train de l’histoire, celui de la modernisation. Il était impératif de le dissocier de cette élite réactionnaire et de l’inscrire dans une nouvelle temporalité, celle qui le ferait graduellement accéder à ce stade idéalisé du devenir des sociétés contemporaines, celui du libéralisme, de la démocratie et du progrès moderne contraire au monolithisme idéologique et au nationalisme de la race21.
C’est dans un tel contexte que s’insère l’anglophone-destinateur du projet Hydro-Québec, ayant ce double avantage d’être l’Autre à l’aune duquel le sujet premier doit se mesurer – Carter demeure le patron anglophone – et l’Autre qui jouit de la distance nécessaire pour faire voir l’enceinte où risque de s’enfermer le Sujet, dans son passéisme passif, comme si le Sujet n’avait pu trouver en lui-même les ressources pour effectuer ce revirement majeur. Ainsi s’expliquent, lors de l’arrivée de Carter au chantier de la Shawinigan, les démonstrations d’hostilité infantile de Beaulieu et de Jeannot, son jeune frère, contre Carter (barbouillage de boue sur son camion, allumage de mèches de dynamite à ses côtés, chansonnettes de dérision), comme pour sursignifier cette immaturité sociopolitique du groupe que l’on doit secouer de l’extérieur. Que le scénario attribue à la figure de l’ennemi traditionnel la tâche d’indiquer la voie véritable menant à cet accomplissement de soi en dit long sur le désir discursif et rétrospectif de 1997 de restaurer la place de l’Altérité fondamentale dans sa conception du Récit d’Hydro-Québec. Cette restauration a des conséquences intéressantes dans beaucoup d’épisodes, jusqu’à prendre la figure d’une réponse anxieuse à d’éventuels contre-discours fréquemment formulés à l’encontre du discours hydro-québécois devenu dominant qui, quoiqu’il prétende le contraire, a délibérément fondé sa légitimité sur la plupart des paradigmes du nationalisme québécois traditionnellement exprimés depuis la Révolution tranquille : linguistiques, économiques, identitaires et politiques.
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C’est ainsi que la transformation de l’anglophone hostile et opposant en un anglophone adjuvant et bienveillant pour l’obtention de l’objet global, qui n’en est pas moins, en bout du compte, l’intégrité économique, politique et, comme on le verra, territoriale du Québec, présente l’atout appréciable et idéologiquement très rentable de briser la représentation d’un nationalisme ethnique étroit et exclusif. Carter peut être alors perçu comme « un des nôtres », dès le début, comme lors de la scène du chantier de Bersimis, où il décrit avec enthousiasme à Vigneault la configuration de la future centrale en énonçant un des axiomes favoris des publicités subséquentes d’Hydro-Québec : Ça, c’est de l’énergie. Dans un récit national global marqué par l’obsession de l’ennemi héréditaire perçu comme obstacle perpétuel à l’affirmation du « Nous », chaque représentation qui va à l’encontre de ce stéréotype, mais représentation imaginée dans la fiction, prend une ampleur particulière évocatrice de ce désir d’ouverture à l’Autre mais s’affiche aussi comme désir de contrer les accusations d’ostracisme envers cette Altérité. Carter devient alors le personnage alibi d’une position d’accueil et d’intégration, inventée il est vrai après coup. C’est ainsi que beaucoup de scènes illustrant ce désir d’union et de complicité entre le « Nous » et « l’Autre » sont présentées avec insistance, comme pour devancer un reproche éventuel. Mais plus concluant encore est le rôle précis que joue Carter dans ces scènes qui prennent habituellement le tour polémique que l’on a décrit auparavant. Ainsi, lors de l’exposition par Charles Beaulieu et Fletcher (jeune ingénieur anglophone, devenu ami personnel de Charles Beaulieu) du projet de création des lignes de tension 735 kV, c’est à Carter qu’il revient de trancher entre les jeunes ingénieurs, le francophone Charles à leur tête, et les seniors anglophones, représentés par un ingénieur plus âgé, Thompson, anciennement à l’emploi de la Montreal Light, Heat and Power, dont on se souviendra qu’elle fut également nationalisée par la création d’Hydro-Québec en 1944. Thompson estime irréalisable l’idée de mettre au point une ligne de transport de 735 kV, la qualifiant même de « projet d’étudiant », et ce qui s’ensuit est véritablement un affrontement polémique au sens très littéral du terme. Thompson : Je m’y connais. Cette ligne 735 kV est un château en Espagne. Beaulieu : Vous avez raison, Mister Thompson, nous sommes des rêveurs. Thompson (haussant le ton) : Vous voulez que l’on utilise un standard dont nous n’avons pas besoin, un standard inconnu dans le monde. Nous allons être la risée de la communauté internationale. Beaulieu : Est-ce donc seulement à quoi vous pensez, votre image ? Vous…
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Carter (arrivant sur scène et s’installant aux côtés de Thompson) : Messieurs, messieurs… Je vois que notre étude suscite des passions au sein de notre équipe. Thompson (rageur) : Vous n’êtes pas un rêveur, vous êtes un aventurier… ! Beaulieu (donnant un coup de poing sur la table) : Ça, c’est pas vrai. Les Italiens nous attendent pour mettre au point le prototype du disjoncteur. On connaît nos fournisseurs et la plupart sont prêts à nous suivre. Trois ans pour les tests, deux ans pour la conception et les ajustements, quatre ans pour la construction du réseau. Y a personne ici qui peut me dire que les échéanciers proposés sont irréalistes. Carter (après un silence) : Si, moi. Beaulieu (démonté) : Oui… Si vous étiez contre depuis le début, pourquoi on s’éternise ? Jetons tout ça à la poubelle ! Carter (calme) : Trois ans pour les tests, c’est une année de trop. Faut réduire ça à deux ans. Fletcher : Non, ce n’est pas suffisant. Carter : Si, dans deux ans, on découvrait que votre idée est irréalisable… Beaulieu (un peu plus conciliant) : On pourrait toujours se rabattre… on aurait toujours le temps de revenir en arrière… À une ligne de haute tension de 315 kV. Carter : Mister Thompson ? Thompson : Si vous voulez vraiment perdre deux ans de travail… Beaulieu (redevenu enthousiaste) : On est prêt à relever le défi ! En deux ans on peut vous montrer le sérieux de notre projet. Mais à une condition. Carter : Laquelle ? Beaulieu (regardant Thompson) : Pas de bâton dans les roues ! Carter (ton un peu pompeux) : Messieurs, Hydro-Québec compte sur vous ! Pour bien mesurer le rôle ici imparti à Carter, il faut saisir que cette scène, bien qu’elle soit fictive, n’en repose pas moins sur le référent historique de cet exploit technologique, toujours revendiqué dans la saga d’Hydro-Québec comme une de ses prouesses marquantes : la mise au point du standard de transport hydro-électrique de 735 kV, dont Robert Boyd, ingénieur à Hydro-Québec à partir de 1944 et président de la société d’État de 1977 à 1981, a bien dit qu’elle avait fait du complexe ManicouaganOutardes un projet rentable comme elle avait rendu possible le projet des chutes Churchill22.
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La narrativité de la scène s’inscrit dans une distribution des actants fidèles à la mythologie du Grand Récit hydro-québécois : un anglophone, d’âge mûr, inscrivant le double déterminant linguistique et générationnel, s’opposant au projet mené par le jeune francophone, en le renvoyant au farfelu, à l’incongru et principalement à l’infaisable. Le savoir-faire ayant toujours été un point nodal du discours d’affirmation hydro-québécois, celui qui le conteste, conteste par contiguïté la capacité même d’affirmation nationale et est chargé par là de tout l’odieux du colonialisme méprisant, ce qui donne quand même la possibilité d’une soupape par la désignation d’un coupable incontestable tentant effectivement de démoraliser le Sujet. En cela, le stéréotype de l’Anglophone oppresseur est respecté et assure une figure dialectique de l’Autre – ennemi contre lequel construire une partie du moins de son identité, la partie qui serait « contre ». L’irruption de Carter, et la complicité à la fois linguistique et générationnelle entre le jeune Beaulieu et Fletcher, vient à point modifier cette donnée de l’Autre comme adversaire et antithèse, dirait Létourneau, et propose une version reconfigurée des rapports avec cet Autre, où il y aurait non seulement possibilité de réconciliation, mais aussi revendication d’une alliance. Ce que Thompson dénonce chez son Autre à lui qu’est le jeune Canadien français, c’est au fond le stéréotype qu’il a lui-même de la latinité : rêveur, esprit peu pratique, voire aventurier, entraînant la communauté dans un espace sans point de repère : « un standard inconnu ». Carter vient s’installer tout près de Thompson, dans une mise en scène où les positions spatiales des personnages viennent surcoder l’affrontement polémique, chaque groupe d’ingénieurs étant massé aux deux extrémités opposées d’une longue table de travail, dans une allégorie d’affrontement où il ne saurait y avoir de compromis. Le chef de projet commence son intervention par une feinte correspondant à cette conception de l’Anglais-adversaire propre à cette première version du récit collectif où le Sujet national se percevait comme opprimé par le colonisateur : l’opposition supposée de Carter se révèle immédiatement un leurre qui non seulement le transforme en complice de l’évolution du Sujet national vers la modernité débouchant sur l’autonomie, mais en accélère aussi le processus : c’est une année de moins que l’on accorde aux tests, et Beaulieu devra mettre les bouchées doubles. Cette seconde intervention de Carter fait donc la preuve, dans le discours du scénario, d’un désir explicite de réinventer l’Autre ennemi, dont on gardera quand même quelques versions pour la bonne bouche23, et de le poser en partenaire actif de l’accession à la modernité. De ce point de vue, le rôle de Carter dans la polémique est probant : prenant la décision finale qui favorisera Beaulieu, il n’entre pas pour autant dans la discussion
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et correspond de ce fait à la position de tiers inclus, telle que la définit Garand : « Le tiers laisse les autres se bagarrer jusqu’à essoufflement ; alors, il intervient pour réconcilier, pour juger ou pour lancer le débat sur une autre piste. Dans tout conflit, il existe un moment-clé pour l’intervention d’un tiers. Celui qui le saisit s’assure une domination certaine de l’autre […] Mais la position du tiers ne peut être tenue par un agent engagé dans le conflit »24. Là se trouve peut-être la clé de qui rend le mieux compte du rôle narratif de Carter ; elle soulève aussi la question de sa véritable signification telle qu’elle lui est assignée par la configuration idéologique profonde du scénario. C’est qu’effectivement, l’inclusion de Carter dans la polémique comme tiers inclus, tel un roi Salomon tranchant les questions délicates dans le sens d’une justice transcendante, en fait un dominant, ce qu’il est de toute façon de par sa position sociale, mais en fait aussi un exclu de la réalité du conflit : car il est du fait de cette domination, rationnelle et raisonneuse, expulsé d’une certaine façon des enjeux des divers conflits représentés. Cette désincarnation est manifeste dans son énoncé qui clôt la discussion : Messieurs, Hydro-Québec compte sur vous, où il n’est même plus sujet, mais agent transparent de l’entreprise-destinatrice. Il faut mentionner que le même phénomène de « hauteur de vue » est donné par une séquence bizarrement intercalée au beau milieu d’une échauffourée au sujet de la ligne 735 kV, ce qui confère, grâce à un montage particulier entre deux scènes, une curieuse ambiguïté au personnage de Carter, confirmant par là peut-être sa relative irréalité et, tout compte fait, une certaine incertitude sur son statut véritable. Cette scène intercalée le présente lors d’une conférence de presse aux bureaux d’Hydro-Québec pour le dévoilement de la maquette du projet Manicouagan 5 devant un auditoire de journalistes et de représentants du gouvernement. Une question est lancée, directement issue du discours global articulant la première version du Récit national privilégiant une conception du Sujet comme victime de la domination de l’Autre : La journaliste (Françoise Beaulieu, la jeune sœur de Charles) : Monsieur Carter, comment expliquez-vous que la langue de travail à Hydro-Québec soit encore l’anglais ? Carter : C’est que… voyez-vous… la plupart des firmes d’ingénieurs sont torontoises, nos plans sont en anglais, nos fournisseurs sont souvent américains, on ne peut pas commencer à tout traduire… La journaliste : Est-ce vrai que le ministère des Richesses naturelles souhaite qu’Hydro-Québec fasse affaire avec des maisons d’ingénierie québécoise ? Carter : Il y a effectivement une volonté politique en ce sens. Mais jamais le gouvernement ne s’est ingéré dans les décisions d’Hydro-Québec.
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Carter, le temps de ce bref dialogue, « survole » donc le noyau du conflit, l’épineuse question linguistique, d’abord en la rationalisant dans un discours didactique au topos analogue à celui où s’installait l’argument de Thompson : il faut s’en tenir aux impératifs du réel, c’est seulement dans un monde idéal que l’on pourrait « tout traduire », c’est dans un monde idéal que l’on pourrait conceptualiser une ligne à très haute tension. Cependant, puisque l’échange est performé dans une représentation « jouée » par des acteurs, il faut voir comment le comédien Joël Miller confère à sa réplique une dimension apologétique intéressante, peignant sur son visage un air de quasi-repentance qui évoque à la fois le regret de la situation et sa dimension inéluctable, superposant, en l’espace de cette réplique, deux conceptions actantielles du personnage de l’anglophone, la question de la langue de travail au Québec suscitant toujours des achoppements de tout ordre dans l’élaboration d’un discours social. Pour le spectateur qui a déjà entendu Carter professer son apolitisme, sa deuxième réplique « concession/dénégation » prend une saveur particulière. Si l’apolitisme peut être une vertu, et insuffle au discours de la modernisation une extension dans l’universel – je ne fais pas de politique, je fais des barrages (épisode un) –, l’apolitisme confronté au topique « le gouvernement, c’est la volonté du peuple » implicitement brandi par la jeune Françoise fait alors passer Carter du rôle de repentant de la première réplique à celui d’opposant passif de ce désir d’égalité linguistique dans la seconde réplique, mise en abyme significative de toute l’ambiguïté politique générale d’HydroQuébec, à la fois création du gouvernement québécois, mais très souvent désignée comme un État dans l’État, puisque jamais le gouvernement ne s’est ingéré dans les décisions d’Hydro-Québec. L’impression ici est que le personnage de Carter permet d’actualiser l’articulation délicate et équivoque, dans la propagande, de l’idéologie légitime du progrès à l’idéologie d’affirmation nationale et culturelle, celle-ci plus contestable dans l’universel, et devenant en particulier plus récusable parce qu’elle fait justement surgir la question de l’Altérité. Cette répartie de Carter, qui visiblement ne souhaite pas s’engager dans un débat sur la question de la langue, éclaire encore sa fonction de tiers inclus dans la polémique : pour ne pas représenter l’Autre, ce qu’il laisse à Thompson et à Bradley, l’actant va devoir s’éjecter hors de la polémique, ne prendre partie que du haut d’une domination cognitive ou même sociale, car le statut d’ingénieur réunit exemplairement les deux. C’est dire si son inclusion comme tiers qui tranche le débat est en fait une exclusion dans le discours du scénario, où il n’a pas à s’engager réellement dans la lutte. La narrativité globale de la série ne s’y trompe pas, qui refuse à Carter une existence personnelle ou affective pourtant allouée aux autres personnages, ne le représentant que dans sa dimension unique de destinateur tout-puissant des Bâtisseurs d’eau. Bien que le récit ait voulu en faire un ami du collectif national, on ne lui a pas conféré le rôle de personnage 112
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plein, ce qui le renvoie paradoxalement dans l’Altérité d’où on avait voulu le tirer. Pis encore, c’est à lui que revient d’incarner presque sans faille la face technocratique et rationnelle d’Hydro-Québec, celle qui ne fléchira pas devant la conjecture, celle qui voudra se démarquer de l’élan mythique et culturel, celle qui ne voudra pas faire le joint entre l’accomplissement du « grandiose » rendu possible par lui et ce que signifiait ce « grandiose » pour le petit peuple à qui, pourtant, il le destinait25. Ayant dessiné dans ses grandes lignes le portrait discursif de ce que j’appellerai les patriarches d’Hydro-Québec, Carter, Vigneault et Beaulieu, patriarches non pas tellement en raison d’un âge avancé, qu’ils auront toutefois à la fin de la série, mais en raison de leur statut effectif de pères se mesurant à la nouvelle génération, on peut maintenant aborder la perspective discursive selon laquelle va s’affirmer cette jeune génération par qui s’effectuera l’accès concret à la modernité, alors que les pères avaient pour rôle d’illustrer la nécessité de l’avènement de cette modernité, d’où cette forte teneur polémique de la plupart de leur échanges verbaux. Le titre Les bâtisseurs d’eau renvoie davantage à la fonction littéralement exécutante des patriarches qu’à la réflexion technocratique et idéologique des jeunes, qui seront pour leur part chargés de « penser » la réalisation de cette modernité.
LE DESPOTISME COGNITIF La distribution discursive des pères opposait deux paramètres divergents : les éléments conservateurs et passéistes contre le discours d’affirmation et de changement, qui faisaient de Beaulieu et Vigneault les porte-voix fidèles d’une conception dichotomique de la pré-Révolution tranquille. Parallèlement, les rôles discursifs des deux fils Beaulieu, Charles et Claude, s’orienteront également selon deux voies distinctes, mais cette fois-ci, complémentaires, selon une conception classique de la Révolution tranquille marquée « comme épisode fondateur auquel la technocratie a associé son historicité et sa temporalité »26, conception suggérant fortement un consensus discursif, sans faille, orienté vers le topos du Progrès inéluctable, que ce soit progrès technique ou progrès social. Les deux frères Beaulieu se voient donc attribués d’office par le scénario le rôle d’actualiser les deux pendants discursifs qui se cristalliseront autour de la montée d’Hydro-Québec, avec comme arrière-fond la représentation rétrospective de la Révolution tranquille. Charles devient ingénieur, sous les encouragements de Carter, choix de carrière qui le place sous le mode de « production et d’échange »27, et Claude s’oriente vraisemblablement vers la situation, honnie par son père, de « fonctionnaire », en entreprenant des études en sciences sociales ou en sciences politiques, le scénario n’offrant pas de précision rigoureuse là-dessus. Ce principe d’un consensus 113
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discursif présidant à l’avènement de la Révolution tranquille est si impératif que jamais le scénario ne donnera lieu à une scène où Charles et Claude manifesteront de véritable différend. Un affrontement entre ces deux « penseurs » de la modernité serait impensable malgré leur position différentielle à l’intérieur même de ce mouvement vers le Progrès global. À cet égard, Claude et Charles Beaulieu se posent donc comme de rigoureuses manifestations du despotisme cognitif que prit la figure de l’homogénéité discursive, non seulement lors de la campagne de la nationalisation de l’électricité, mais lors de ce qui fut globalement lié à l’instauration de la Révolution tranquille. Ainsi décrit par Gilles Paquet, ce « despotisme cognitif » « s’appuie sur la technique : les technocrates mettent en scène un discours planificateur, ils écrivent le chant rationalisateur enraciné dans l’opinion d’experts dont les avis ne sauraient raisonnablement être mis en doute. »28 S’il est vrai que le scénario n’accorde pas à l’ingénieur Charles Beaulieu la possibilité d’intervenir dans une polémique au sujet de la nationalisation, par exemple, il s’emploie par contre à le construire graduellement comme le scientifique, celui qui sait, celui qui a accès à la connaissance donnée par l’éducation, cette dernière se posant comme l’un des grands thèmes du discours d’affirmation des années soixante. Dès l’épisode un, Jeannot, le jeune oncle de Charles, bouffon du chantier appelé bientôt à un sort tragique, établit bien l’équation centrale qui installera Charles dans une position de domination discursive et sociale, lui donnant toute la crédibilité requise pour ses interventions subséquentes : J’ai pas eu la chance d’aller à l’école, moé, j’vas passer ma vie sur les chantiers… (Charles doit momentanément interrompre ses études à la suite de la grossesse de sa petite amie) mais toé, tu s’ras jamais ingénieur, tu s’ras jamais boss. Voilà qui, même de la part d’un énonciateur aussi disqualifié que Jeannot, reste l’imposition d’un acte de foi inébranlable dans l’équivalence directe savoirpouvoir. Et dès que Charles obtient son diplôme, il est intégré aussitôt à l’équipe élaborant le projet Manicouagan-Outardes, et on le voit s’opposer avec une ardeur juvénile aux positions des ingénieurs principaux – et anglophones – qui voudraient s’en tenir au statu quo technique, comme dans la scène de l’intervention de Carter que l’on a vue précédemment. La première scène de la séquence ci-dessous, où Charles prend à partie Thompson, est symptomatique de l’amalgame discursif qui modulera son « despotisme », lui conférera une efficacité et permettre en fait au téléspectateur d’adhérer très fortement à cet exposé, par une intéressante combinaison de légitimation et de provocation, échantillon parfait des procédés décrits par Paquet. Thompson : Je suis persuadé que ce projet est tout, sauf raisonnable. Alors, allez-y, convainquez-nous. Charles : Un jour, vous m’avez dit : « Charles, tu penses comme un ingénieur. » N’est-ce pas ?
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(petit signe de tête approbateur de Thompson) Permettez-moi de vous faire remarquer que la façon brutale dont vous remettez ce dossier en question, Monsieur Thompson, ne fait que jeter un éclairage sur la rigidité de votre mentalité d’ingénieur, qui, malheureusement, ne possède peut-être pas toutes les qualités inventives nécessaires pour faire partie d’une équipe comme la nôtre. Understand ? (geste de colère rentrée de Thompson) To build a line of 735 kV requires some vision and the ability to look beyond someone’s self-interest. Mister Fletcher, auriez-vous l’obligeance et l’amabilité de compléter les notes de ce dossier en élaborant sur la particularité du genre de disjoncteurs que nous voulons utiliser. Charles commence donc par préciser, et faire approuver par Thompson, sa situation d’énonciation, légitimant son discours par sa position professionnelle : « je parle comme un ingénieur ». Il bénéficie de la sorte du statut privilégié accordé par la construction de ce mythe cher à l’historiographie de la Révolution tranquille, « le héros entrepreneur et rationnel ». Fort de cette qualification de compétence – c’est l’ingénieur qui va parler – reconnue même par l’adversaire, Charles devra jouir du même caractère d’incontestabilité dans son énonciation-dénonciation : les quatre vérités qu’il envoie à son aîné seront ainsi validées, malgré leur caractère invraisemblable dans une situation professionnelle réelle. Ainsi Charles, d’un seul souffle, disqualifie son adversaire, lequel de surcroît est muselé durant la majeure partie du dialogue, puisqu’il ne comprend pas le français (Understand ?). Ainsi, Thompson est accusé de violence, d’inflexibilité, d’égocentrisme, et pour toutes ces raisons, doit être exclu du « nous progressif ». De fait, dans l’exercice de son « despotisme discursif », c’est l’Autre que Charles accuse de despotisme, l’Autre pourtant bien incapable de répliquer, comme dans ces situations rêvées où un individu s’imagine exposant clairement et calmement ses raisonnements indéfectibles devant un adversaire contraint d’écouter, et convaincu, comme malgré lui, par la luminosité des arguments exposés. On peut soupçonner ici que cette jubilation discursive (et de la part du spectateur-participant, qui voit là un de ses fantasmes chers, et de la part du scénario) indique une intéressante immaturité revancharde. Retournons à Garand : « Bien entendu, les observations des polémiques ne sont pas toujours fausses ou idéologiques ; elles peuvent parfois viser juste, mais leur reconstitution du discours de l’adversaire reste malgré tout un simulacre, puisqu’elle le réduit à quelques valeurs négatives. »29 Donc, le « despotisme cognitif » permet, en raison de la faveur dont jouit à l’époque le discours technique, de proposer une simulation (au sens propre) de « la force maléfique » qu’est l’Autre, mais en déplaçant la tare de l’ethnique à l’épistémologique : on n’a qu’à reconstituer l’isotopie parcourant les
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accusations triomphantes de Charles pour comprendre comment l’un se substitue à l’autre : ce dont on accuse Thompson de manquer, c’est d’inventivité, de vision, de sens du collectif. Paquet nous rappelle d’autre part que « le despotisme cognitif des technocrates, auquel viennent s’abouter des instruments de propagande, sera théâtral ; on accuse ceux qui contestent d’immaturité, de sabotage. »30 S’il est vrai que cette remarque se rapportait au contexte précis de la nationalisation d’Hydro-Québec, on peut voir comment le discours narratif du scénario propage cet argument dans presque toute la totalité de la télésérie, en commençant par le sort réservé à Jeannot qui, pour s’être moqué de Carter, périra lors d’une manœuvre fautive de dynamitage. Ainsi en va-t-il de Thompson, qu’on n’accusera pas clairement d’être anglophone, mais, que, à la faveur d’un glissement épistémologique efficace, on accusera d’être scientifiquement conservateur, et ce, on ne doit pas l’oublier, dans une langue qui lui interdit toute réplique. La scène est lourde de ressentiment envers l’Autre, et le scénario a dû contrer cette charge : Charles change de ton abruptement et va demander à son jeune collègue anglophone Fletcher, avec des égards marqués, comme pour racheter la brutalité précédente – obligeance et amabilité –, de procéder au commentaire technique du rapport. Deux formes du Récit national se télescopent fidèlement ici, soit celui d’une lutte contre le colonisateur, soit celui d’une alliance avec le colonisateur transformé, comme pour la représentation de Carter allant de l’oppresseur à l’allié, encore que Fletcher, à l’instar de Carter, et malgré l’amitié personnelle qui le lie à Charles, ne bénéficiera pas de l’épaisseur vraisemblable d’un personnage jouissant d’une autonomisation dans la fiction. Le scénario le réduit soigneusement au statut de représentant métonymique dans ce rapport du Sujet national avec l’Autre. D’autre part, la conception même de Charles comme investi du discours hégémonique cognitif en fait une caricature du savant enthousiaste mais désadapté, incapable de communication affective, ce qui conduira à la désintégration de son couple ; en outre, il sera finalement éjecté du scénario lorsque sera effectué le Récit de l’Exploit central, c’est-à-dire la mise sous tension de la ligne 735 kV. Si le scénario réserve à Charles le privilège d’être l’un des créateurs de l’IREQ, autre fleuron de l’histoire d’Hydro-Québec, mais peu rentable en termes d’investissements discursifs31, il l’installe jusqu’à outrance dans le stéréotype du visionnaire, qui va imaginer une ligne de tension à 1500 kV, jamais réalisée, comme si le récit initial favorisant un Sujet québécois performant cédait le pas, vers la fin de l’épisode cinq, à un ton beaucoup plus sobre. Dès 1970, le paradigme discursif
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de la certitude scientifique ne semble plus de mise, et Charles, invité par Hydro-Québec à aller donner des conférences en Europe pour aller propager la bonne nouvelle (épisode cinq), est promu littéralement « prophète », mais prophète irrémédiablement coupé des enjeux discursifs présents, comme si sa déréalisation était la sanction prévue – impensée ? – par un scénario qui choisit à ce point d’exprimer un autre état du discours social inhérent à la position d’Hydro-Québec, devenue institutionnelle en 1980.
RÉVOLUTION TRANQUILLE ET GÉNÉRATION LYRIQUE En affirmant que Claude Beaulieu assurait l’actualisation d’un autre pendant du discours de rationalité et de productivité, central à la représentation de la Révolution tranquille, l’on doit cependant préciser que cette analogie est trop restrictive pour rendre compte avec justesse de l’ensemble de la fonction discursive du personnage, car celle-ci couvre un domaine plus large que ce qui est alloué à Charles, décidément plus contraint par sa fonction d’ingénieur impartie par le scénario. L’histoire personnelle de Claude, encore adolescent au moment où Charles est forcé, et d’épouser Germaine et d’abandonner temporairement ses études, ne commence pleinement qu’à l’épisode trois, au moment où lui est attribué un poste de fonctionnaire au ministère des Ressources naturelles sous le gouvernement Lesage, nouvellement élu (1960). C’est donc dire qu’il incarne la version disons bureaucratique de son frère technocrate, chargé qu’il est de l’intégration politique de l’évolution d’HydroQuébec ; à cet égard, Claude se montre dès le départ un ardent partisan de la nationalisation de l’entreprise, alors que le scénario ne montre pas Charles prenant parti à ce sujet. La validation discursive de Claude provient, outre du fait qu’il bénéficie du prestige d’avoir fait des études universitaires dans les années cinquante, prestige analogue à celui acquis grâce au diplôme d’ingénieur de Charles, de ce qu’il est illustré comme le représentant métonymique des penseurs-exécutants de la Révolution tranquille : par lui, encore que ses interventions soient quantitativement limitées dans l’ensemble du scénario, circulent les habituels fétiches discursifs de la rupture d’avec le conservatisme et de l’irruption de la modernité. Cette fonction de représentant de la volonté de l’État, ce qu’il est au sens propre du terme comme fonctionnaire, provoque chez le public une grande adhésion à ses propos et propositions en ce qu’ils sont présentés rétrospectivement au téléspectateur de 1997 comme l’expression incontestable de la « volonté
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publique » des citoyens de 1960, consensus dont on sait pourtant qu’il a été en partie artificiellement créé. Ainsi l’explique François Ricard, situant la Révolution tranquille comme prélude nécessaire à l’avènement de la « génération lyrique » : Quand l’« État du Québec » se lançait dans de vastes entreprises comme la nationalisation de l’électricité, l’aménagement de la Manicouagan, la réforme de l’éducation et de l’aide sociale, la mise sur pied de la Société générale de Financement, la création du ministère des Affaires culturelles ou l’ouverture des délégations du Québec à l’étranger, ces « politiques de grandeur » comme on disait alors, étaient grandes effectivement, non par leur contenu, qui pourrait même paraître assez anodin, mais par la signification que leur prêtait la collectivité en les interprétant comme des actions qui la concernaient toute entière et auxquelles elle avait le sentiment de prendre part toute entière. La légitimité et l’autorité morale de l’État, en d’autres mots, venaient du droit que lui accordait chaque citoyen, même s’il avait voté contre le parti élu, de le représenter, d’être le lien de sa vie publique, c’est-à-dire de sa propre participation et de celles des autres à la construction de leur monde commun, en tant qu’il était le monde de tous32.
Claude, porte-parole gouvernemental, est donc doté par le scénario de cette légitimité et de cette autorité étatique et se pose comme le didacticien des axiomes rétrospectivement révérés, et calculés pour susciter l’adhésion maximale du téléspectateur : de la sorte, le personnage franchit, de beaucoup d’ailleurs, les limites discursives liées au récit d’Hydro-Québec. Ainsi, c’est sa jumelle Françoise, la jeune journaliste qui, précédemment, avait pris Carter à partie au sujet de la question linguistique à Hydro-Québec, qui va synthétiser en les critiquant quelque peu les acquis généraux du gouvernement dont Claude Beaulieu est le délégué fictif et la métonymie scénarisée. Françoise : Tu ne trouves pas que le gouvernement libéral ratisse large ? Vous voulez révolutionner l’éducation, instaurer un régime d’assurance-maladie universelle, construire le plus gros complexe hydroélectrique au monde… Claude (coupant) : On est resté assez longtemps dans la noirceur. Cette réplique, reprenant la désignation épistémologique traditionnelle de la période duplessiste, en actualise ce qui peut être désigné comme un contre-fétiche, sinon un tabou, que les discours de l’époque désignaient vraiment comme une ère appartenant au passé, un traditionalisme obscurantiste à rejeter avec véhémence, sans compromis, et réitérant bien ce désir de rupture radicale d’avec l’avant. À ce moment, Claude ne fait qu’actualiser la perception historique et reconnue sans conteste par les téléspectateurs du duplessisme perçu comme négativité : Claude est placé en position
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d’être le truchement rétrospectif de ce consensus qui assurera sa crédibilité discursive et le fonde comme la voix de la raison historique, ce qui ne sera pas sans conséquences pour le sort futur du personnage. On observera par ailleurs chez lui toutes les manifestations du florilège discursif propre au contexte de la création d’Hydro-Québec comme entreprise nationale, manifestations dont la concordance avec les remarques théoriques faites au sujet de la nationalisation conforte toujours un peu plus le statut spécifique de Claude comme véhicule des discours dominants de l’époque. Prenons à cet égard une autre remarque de Françoise, inhérente à la question de l’appui que le gouvernement accorde à Hydro-Québec pas encore nationalisée. Françoise : Un projet impressionnant. Mais, on voit pas beaucoup de chiffres sur les coûts du projet. Claude : Trop de variables : inflation, taux d’intérêt, des imprévus. La seule chose dont ils sont convaincus, c’est que le projet sera rentable (inflexion insistante sur ce dernier terme). Par sa réponse, évasive mais assurée, Claude actualise avec une exactitude désarmante, qui tient de la démonstration d’un modèle, les remarques précédemment établies par Paquet au sujet de la nationalisation. Il est vrai qu’elles sont toutefois servies ici avec une anticipation de deux années sur la nationalisation proprement dite, et cette particularité relève bien ce que ces manifestations avaient de prégnant dans le paysage discursif de l’époque. On l’a dit, Charles Beaulieu exerce son « despotisme cognitif » sous le couvert de la scientificité et aussi d’un certain lyrisme, sur lequel nous reviendrons, illustrant ainsi cette « première vitesse » du discours de justification du développement d’Hydro-Québec, que Paquet décrit ainsi : « L’exposé de problèmes techniques requérant des solutions techniques dont la complexité dépasse l’entendement du citoyen moyen mais dont la solution technique promet la prospérité économique et sert de viatique »33, ce qui explique pourquoi la scène de commentaires techniques sur la ligne 735 kV amorcée par Fletcher – en anglais – est tout simplement coupée du scénario. Une autre caractéristique propre aux détenteurs du monopole discursif est cette fois-ci pleinement et très littéralement attribuée à Claude, sans qu’il soit possible pour le téléspectateur de saisir une distance critique s’insérant entre le principe discursif en cause et sa représentation par trop fidèle. Il s’agit, exposé par Paquet, et tiré des travaux d’Albert Hirschman, de l’exercice du principe de la main camouflante […] qui consiste à « compenser pour une infirmité de l’imaginaire » des acteurs et des preneurs de décision en présence par des tours de passe-passe qui tendent à atténuer la perception
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des risques, des difficultés et des incertitudes d’un projet, afin de susciter un support plus enthousiaste de preneurs de décisions timorés, hésitants ou simplement prudents34.
On voit comment la réplique de Claude est entièrement calquée sur ce principe d’occultation des coûts et inconvénients réels de ManicouaganOutardes, en l’occurrence. Cependant, la certitude tranquille avec laquelle Claude énonce les incertitudes, vite réorientées vers une restriction qui prend l’allure d’une compensation salvatrice mais rentable, jointe à sa légitimité antérieure de conseiller de l’« équipe du tonnerre », fait passer rapidement sur l’éclipse des contingences en ne la signalant pas comme telle. Raison de la Révolution tranquille, Claude est donc légitimé d’exercer sa raison sur tout sans ébranler l’adhésion du spectateur-témoin, sans laisser soupçonner a fortiori l’existence du procédé de la main camouflante et encore moins le fait qu’il est possible que ce procédé ait été favorisé par le discours de l’entreprise, tout particulièrement à d’autres points névralgiques de son histoire. La suite de cette même séquence ne fait que consolider la position d’énonciateur privilégié de Claude par une dernière exclamation qui, d’une part, confirme la perception consensuelle de la Révolution tranquille comme rupture historique et, d’autre part, réintroduit la conception satisfaisante – pour le téléspectateur – d’un identitaire capable de reconnaître l’apport de l’Altérité, toujours suivant la version de l’Anglophone comme associé et adjuvant de l’accès à la modernité. Germaine : Tu aurais pu être moins dure avec Carter. Françoise : Hydro-Québec : bastion anglophone. Ça ferait un beau titre. Claude (en colère) : Ah ! Non ! Maudite manie des Canadiens français ! Quand on réussit à avoir quelque chose qui nous appartient, pis qui fonctionne, y’a toujours une gang de jaloux, de dénigreurs, de pisse-vinaigre qui… que… Le terme « Canadien français » lancé comme injure renvoie bien clairement à l’individu d’avant la rupture historique, le colonisé que l’on sommait encore d’être à la remorque des autres : Les Canadiens français sont encore à l’arrière du camion dira un ouvrier du chantier de la Manicouagan. Le Canadien français, dans l’esprit de Claude et conformément à la terminologie supposée du spectateur contemporain, c’est celui qui n’a pas encore accès à l’appellation de « Québécois », donc à sa pleine identité, et par là même reste incomplet et marqué par l’échec ; son esprit, non pas critique, mais de « dénigrement » est la preuve de sa mise en marge, par lui-même, de la grande marche du Progrès. Rappelons les termes de Paquet : « On accuse ceux qui contestent d’immaturité, de sabotage »35. Critiquer celle qui critique Carter – par ailleurs ménagé par le scénario en raison de
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l’adoption en fin de compte de la seconde version du récit national – c’est aussi mettre en accusation de façon spectaculaire l’affiliation des « dénigreurs » à cette première version de l’historiographie traditionnelle que serait le discours de la victimisation et les accuser d’assimiler l’Autre anglophone à cette force maléfique qui doit faire partie du folklore, tout comme le Canadien français. Ainsi le porte-parole distingué de la Révolution tranquille échappe-t-il à cette même accusation, alors que dans la séquence précédente, Charles Beaulieu lui-même avait tenu à dépeindre l’anglophone Thompson comme force opposante au Progrès et à l’affirmation triomphante du « Nous » collectif. Le despotisme discursif exercé par Claude, s’il ne peut être reconnu comme tel par le scénario, ce qui soulignerait la visée de propagande de la série de façon trop ouverte, n’en garde pas moins une efficacité constante qui renforce la crédibilité de tous ses dires. Cependant, cette fidélité discursive de Claude à l’hégémonie de l’époque conditionnera aussi son devenir dans le scénario. C’est que Claude, chronologiquement le personnage le plus jeune du groupe avec sa jumelle Françoise, est situé par son âge à la toute première marge de cette « génération lyrique » qu’a analysée François Ricard. En fait, ayant peut-être vraisemblablement dix-huit ans au début de la série, ce qui lui en donnerait vingt-huit à l’époque de la nationalisation, il serait théoriquement trop âgé pour faire partie de ce groupe qui « marque le triomphe final, dans nos sociétés, des formes et des contenus de ce qu’on appelle la modernité »36. C’est que Claude est situé démographiquement à cheval entre cette génération de la Révolution tranquille qui s’est employée à faire advenir la modernité au collectif, par le moyen, entre autres, d’un interventionnisme accru de l’État dont la nationalisation d’Hydro-Québec n’était qu’une des manifestations les plus spectaculaires, et la génération suivante, plus jeune d’une dizaine d’années, peut-être, dont les membres manifestent, pour reprendre Ricard, le désir d’être pris en charge euxmêmes comme individus, d’être soutenus et gérés dans leur bonheur privé. De tous les personnages mis en scène dans la télésérie, c’est chez Claude que s’effectue le plus visiblement ce passage d’une participation technocratique et pré-lyrique à cette rupture d’avec la « noirceur », jusqu’à un repliement vers le privé et conséquemment vers d’autres voies idéologiques qui peuvent être de moins en moins intégrables à une fiction promotionnelle telle que Les bâtisseurs d’eau. Ainsi, dès l’épisode trois, on voit Claude marquer son admiration sans bornes pour René Lévesque qui présente son émission Point de Mire. Le jeune homme le désigne, à l’instar, il faut le dire, du scénario, dans un montage spécifique de films d’archives, comme le père réel d’HydroQuébec. D’autre part, le sort professionnel de Claude est éminemment lié aux avatars du Parti libéral de Lesage, alors que, par contraste, le reste des 121
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membres de sa famille est à l’emploi de divers services d’Hydro-Québec et ne voit jamais leur situation menacée par des changements électoraux. C’est ainsi qu’en 1966, date de la reprise du pouvoir par l’Union nationale de Daniel Johnson, le jeune fonctionnaire tranchant et enthousiaste de 1960 sera devenu un chômeur désabusé. Claude (hirsute et habillé d’une chemise militaire) : J’t’offrirais ben un café, mais j’ai pas d’lait, pas d’sucre… pas d’savon à vaisselle non plus, pas d’job, pas d’argent… Ah ! j’ai pas d’blonde pour me ramasser, non plus. Bon… t’es au courant de tout là… Ça fait que tu peux faire ton speech, pis repartir. Françoise : Je te ferai remarquer que c’est toé qui fais le speech… Ok, t’as perdu tes élections, t’as perdu ta job, pis ? T’es pas l’seul… trouve-toé un autre emploi, c’est pas ça qui manque. Ça pue ici. Claude : Duplessis doit ben danser sur sa tombe… Maudits Canadiens français ! Gang de moutons ! Tu veux changer la société ? Tiens ! une claque dans la face ! Du discours institutionnel, Claude passe maintenant à un discours sociétal plus large qui, s’il veut toujours marquer la rupture identitaire fondatrice – Canadiens français/Québécois –, ne prend plus Hydro-Québec comme son alibi central et glisse vers la pente, presque naturelle, de l’idéologie de la société, dans son sens le plus large. Il ne s’agit pas de faire déjà ici de Claude un véritable révolutionnaire – le scénario le fait redevenir brièvement négociateur des ententes avec Terre-Neuve au sujet des Chutes Churchill –, mais une autre orientation est insufflée au personnage qui ne peut poursuivre que ses fins logiques. Le seul signe iconique de la chemise militaire ouvre la porte, pour le téléspectateur, à tout un ensemble d’associations de symboles qui pourraient traduire, plus ou moins exactement, ce mélange idéologique auquel la société lyrique était susceptible d’adhérer, où « se distinguent surtout le marxisme et ses multiples variantes, tiersmondisme compris, qui visent au renversement du capitalisme et de l’ordre socio-économique bourgeois et à l’instauration soit d’un nouveau pouvoir fondé sur le prolétariat, soit d’une société où tout rapport de pouvoir aurait disparu. »37 Entendons-nous bien : ce n’est pas que Claude endosse clairement la personnalité d’un contestataire radical, mais le scénario, surtout dans la construction iconographique du personnage, le montre adoptant un style de vie de plus en plus différent des autres. De la scène de négociations de cuisine (!) en 1968 au sujet des Chutes Churchill, entre une affiche du Parti québécois et un poster des Black Panthers, jusqu’à la fumerie de hachisch avec sa nouvelle copine, dans un décor de draperies indiennes et de coussins orientaux, Claude évolue vers un univers de moins en moins intégrable par un scénario qui, utilisant la fibre nationaliste pour
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fin de propagande, se doit cependant d’en refuser les périphéries extrémistes. On peut facilement imaginer Claude devenu membre du Parti québécois et ayant participé avec enthousiasme à l’élection de l’indépendantiste René Lévesque, sans compter ce que l’on peut supposer de ses prises de position lors de la Crise d’octobre de 1970. C’est sur Claude que s’articule donc ce paradoxe fascinant qui contamine toute la série, laquelle se fonde sur les discours et les images politiques pour établir la crédibilité de sa démarche promotionnelle assimilant les objectifs d’Hydro-Québec à ceux de l’État québécois, faisant découler ceux-ci de ceux-là, et s’empressant de réaffirmer une coupure entre les décisions gouvernementales et l’orientation de l’entreprise, dès que celles-là viennent par trop incarner celle-ci. À cet égard, si Hydro-Québec largue Claude qui est devenu, à la fin de la série, décidément membre, peut-être un peu baba-cool, de la génération lyrique, c’est qu’Hydro-Québec a toujours été, elle aussi, de nature lyrique, mais d’un lyrisme qui justement ne peut s’ancrer dans la pesanteur d’actions réellement conséquentes entraînant des prises de position contestables susceptibles de par trop secouer le tissu social. N’oublions pas qu’Hydro-Québec, dès sa nationalisation, devenait une institution : Claude, en 1968, en chemise indienne, dans un appartement rappelant curieusement le décor du film Octobre de Pierre Falardeau, s’inscrivait comme l’objet d’une représentation risquée. Le nationalisme, selon Hydro-Québec aussi, se devait de rester lyrique, mais surtout léger, et se devait de pouvoir, au besoin, se libérer du politique lorsqu’il l’attirait vers les « basses besognes », qui nécessitaient des prises de position claires et concrètes. Après 1970, Claude devait aller exercer ailleurs son talent particulier pour incarner les faisceaux discursifs d’une époque, et cette époque n’était plus celle d’Hydro-Québec : en quelque sorte, le temps mythique de l’institution était arrêté ailleurs. Claude Beaulieu devenait un luxe discursif que la logique promotionnelle ne pouvait plus s’offrir.
LES FEMMES D’HYDRO-QUÉBEC Délimiter le travail discursif des personnages principaux ne rend pas compte de la totalité des Bâtisseurs d’eau, et de loin, si l’on ne prend pas en considération les rôles, discursif et autres, que vont jouer les femmes dans la télésérie. Affirmer que Les bâtisseurs d’eau ne laisse qu’un espace très marginal à l’élément féminin est certainement de l’ordre d’une lapalissade, puisque la série retrace surtout l’histoire des grands chantiers nordiques comme celle de l’ingénierie au Québec, tous domaines essentiellement masculins dans les années cinquante et soixante. Cependant, cette considération ne doit pas faire l’économie d’une analyse plus détaillée de cette mise en marge des femmes dans cette version de l’épopée d’Hydro-Québec, 123
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car c’est cette mise en marge même, continuellement représentée dans la série, qui doit être minutieusement examinée en ce que sa mise en scène redondante et récurrente fait partie du discours narratif du scénario, et de la propagande, avouée ou non, de la série, pour reprendre l’expression de Jean-Marie Piemme. Dans ce cas encore, les personnages féminins seront divisés selon une ligne générationnelle : Evelyne Beaulieu, l’épouse d’Antoine, est elle aussi vraisemblablement quadragénaire au début de la série. Germaine Vigneault, sa belle-fille, pourrait être âgée de moins de vingt ans, si l’on en croit les exclamations de son père apprenant qu’elle est enceinte de Charles Beaulieu. Françoise, fille d’Évelyne et jumelle de Claude, n’est encore qu’une adolescente. Cette division selon l’âge se double aussi d’une répartition différente du capital scolaire : Évelyne a un diplôme d’infirmière, qui lui permettra de travailler sur les lieux mêmes des chantiers, alors que Germaine ne paraît pas avoir de formation supérieure à un diplôme du secondaire. Pour sa part, Françoise convaincra son père, qui reste à demi convaincu, de lui permettre de faire des études en sociologie à l’université. Ces trois points de départ vont délimiter des trajectoires différentes traduisant à la fois une représentation, sinon réaliste, du moins vraisemblable, des possibilités personnelles et professionnelles des femmes à l’intérieur du cadre sociétal et institutionnel fourni par Hydro-Québec entre 1950 et 1980. Les points d’arrivée de ces trajectoires illustrent à la fois le discours institutionnel sur la place réelle des femmes et une critique, curieusement à peine voilée, de ce discours énoncé par le scénario au moyen d’une distribution du travail discursif spécifique fait aux femmes d’une part, et d’autre part, au moyen d’une série de mises en abyme des discours promotionnels eux-mêmes. Ces procédés vont constituer un surprenant travail d’autodénonciation d’où résulte, comme on le verra en fin de compte, une remise en question massive de l’épopée par sa propre énonciation, plutôt rare dans une production qui se reconnaît sans complexe média de propagande. En affirmant que Les bâtisseurs d’eau illustre, en ce qui a trait à la question de la représentation du féminin dans les discours promotionnels d’Hydro-Québec, tous les effets les plus attendus et les plus pervers de la « domination masculine », on énoncera sans doute une évidence, mais c’est justement dans les résultats de cette perversion particulière de l’exercice du pouvoir masculin que la télésérie se distingue, et ce, sous plusieurs aspects. Jean-Marie Piemme avait déjà insisté, et d’autres après lui, sur l’importance, dans le feuilleton, de la redondance des signes servant à l’imposition de certaines idéologies particulières38. J’aborderai donc cette analyse de la question du féminin dans la série par le biais de cet usage de la redondance et de son effet, non plus ici discursif, mais beaucoup plus simplement idéologique, en ce qu’il va non seulement organiser l’espace dans la fiction, mais aussi par contrecoup requalifier l’espace dévolu à l’élément masculin. 124
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Pierre Bourdieu nous rappelant que les divisions sexuelles vont déterminer les divisions spatiales, on ne s’attend pas, ni en 1952, ni en 1962, ni même plus tard, à voir apparaître une travailleuse sur les chantiers d’HydroQuébec : en cela, le scénario se doit d’être réaliste et d’illustrer ce qui était la norme dans la division sexuelle du travail en ces années. Le spectateur de 1997 ne pourra s’offusquer qu’Évelyne soit une infirmière qui a laissé son métier pour élever ses enfants, que Germaine devienne relationniste à Hydro-Québec sous les ordres du cauteleux et méprisant Cadieux, et que ce soit Françoise qui devienne journaliste et non pas ingénieure comme son frère Charles. En cela, le vraisemblable historique est pleinement respecté : intégrer dans le scénario, par exemple, un personnage d’ingénieure féminin gérant le complexe Bersimis, à la place du pourtant tout aussi symbolique Carter, n’aurait que sursignifié une inexactitude historique patente qui n’aurait pas, loin de là, validé un certain désir du discours narratif de procéder à une auto-accusation rétrospective en ce qui concerne le sort fait aux femmes par Hydro-Québec. C’est pourquoi il vaut mieux réexaminer les données réalistes illustrant la situation des femmes dans la série et saisir comment ces représentations historiquement conformes à la domination masculine sous toutes ses formes réussissent quand même à ébranler tant soit peu et de façon inattendue cette même domination masculine qui s’inscrit pourtant unidimensionnellement d’un bout à l’autre de la série.
ÉVELYNE ET LA DISTANCE On l’a dit, c’est Évelyne Beaulieu qui, par son appartenance générationnelle, illustre ce que la femme hydro-québécoise peut avoir de plus conforme à l’image traditionnelle construite et favorisée par la société duplessiste : dès l’épisode un, on voit Évelyne consacrée uniquement à ses tâches domestiques et à ses fonctions d’épouse et de mère de famille. La cuisine familiale, espace emblématique du feuilleton québécois, est son domaine incontesté : une même – et redondante – réplique accueille tous les hommes qui y pénètrent : Vos bottes ! (épisodes un, deux, trois, quatre) Ainsi, la délimitation entre l’extérieur masculin et l’intérieur féminin est appuyée de façon répétitive et correspond de fait à la logique même de l’univers représenté : symboliquement, pour être admis dans leur propre foyer, les hommes doivent se défaire de l’attribut fondamental du travailleur de chantier, les bottes, ne devant en laisser littéralement aucune trace sur les lieux du domestique. Le fait que chaque fois que l’ordre est réitéré, les hommes s’empressent d’y obéir sans réplique illustre le caractère incontestable de cette exclusion mutuelle et implique aussi une docilité masculine dont la logique va plus loin que la crainte de salir le plancher. Cette docilité dans 125
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la reconnaissance de l’imperméabilité des deux univers se manifestera toujours sous le mode redondant qui rend justement suspecte l’occurrence même, et revêt une dimension nouvelle avec les remarques récurrentes d’Évelyne qui prend à cœur la tâche de rappeler au groupe d’hommes – généralement Émilien Vigneault, Antoine Beaulieu et Clément (un travailleur associé à la compagnie d’excavation) – la règle de l’inviolabilité des espaces respectifs. Parce que le scénario répète presque intégralement la même intervention d’Évelyne dans trois ou quatre épisodes de la série, avec une contextualisation différente, il devient nécessaire d’examiner le contenu même de ces rappels à l’ordre – leur discursivité – afin de cerner ce que veulent véritablement éclairer ces redondances. Dans l’épisode un, aux funérailles de Jeannot, Antoine Beaulieu, Émilien Vigneault et Charles Beaulieu se sont réfugiés dans l’arrière-cuisine, laissant le salon, lieu pourtant officiel, aux femmes qui servent le repas au retour du cimetière. La discussion s’échauffe entre Antoine et son fils Charles sur l’opportunité d’abandonner la Shawinigan Power pour aller travailler aux chantiers d’Hydro-Québec sur la Bersimis, et les voix sont haussées jusqu’à ce qu’Évelyne, laissant les invités, vienne intervenir et menacer d’une inflexion sans réplique : Là, vous allez baisser le ton, ou je vous sors de la maison ! Un peu de respect ! L’injonction tranchante a pour effet le silence immédiat et intimidé des hommes, qui ne vont reprendre l’échange qu’en chuchotant. Un rappel similaire au respect des codes et des lieux sexués imposé par Évelyne est réitéré à l’épisode deux, qui se déroule au camp de Manicouagan 5. Les hommes sont une fois de plus regroupés dans la cuisine, cette fois celle de la maison-roulotte où les Beaulieu ont déménagé, et une altercation oppose de nouveau le père et le fils, mal tempérée par Émilien Vigneault et Clément. La scène est une telle répétition de la précédente que l’intervention d’Évelyne fait partie des attentes des spectateurs : Allez vous chicaner ailleurs, dehors ! Dehors ! C’est pas un bureau, ici, et il faut que je prépare mon souper ! (Les hommes se bousculent vers la sortie) La prochaine fois, vous enlèverez vos bottes ! À l’épisode trois, un autre différend oppose cette fois-ci Beaulieu et Vigneault à propos de l’usage illicite de dynamite sur les chantiers de Manicouagan 5. Un ouvrier ayant été blessé à la suite d’une manipulation d’explosif volé, le tandem s’accuse mutuellement et respectivement de népotisme et de fraude, dans le hall de l’infirmerie où travaille Évelyne. L’interposition d’Évelyne entre les deux hommes est devenue à ce point pratiquement une scie de la série. Évelyne : Avez-vous fini ? C’est une infirmerie, ici ! Antoine : Émilien, Manic, trop gros pour toi, tu perds le contrôle.
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Vigneault (voix basse) : Maudit Beaulieu ! J’vas t’montrer qui c’est qui est le boss. (Évelyne, en arrière-plan, se passe la main sur les tempes, dans un geste d’irritation découragée.) Cette réitération de la même scène donnée presque sans variations dans trois épisodes différents est trop lourde de sens pour que son impact sur la représentation globale n’aille pas au-delà d’un premier niveau de signification, qui serait tout simplement un rappel insistant de ce code particulier imposant le respect mutuel et incontesté des espaces sexués. Mais c’est précisément la répétition manifeste des réactions masculines aux injonctions féminines qui éclaire d’un jour particulier la représentation sexualisée, si nous pouvons dire, de la série. Le ton d’Évelyne, épouse et mère traditionnelle, fidèle à l’image dépeinte par le discours duplessiste, est toujours invariablement autoritaire et ferme : les hommes ne s’y trompent pas et obtempèrent immédiatement à ses ordres de baisser la voix ou de quitter les lieux. On pourrait n’y voir justement que les masquesrepères réguliers de l’inviolabilité des espaces si ce n’était que l’intervention d’Évelyne, n’impliquant ni ingérence ni immixtion dans les débats masculins, a pour effet, en faisant invariablement taire les hommes, d’insuffler dans la représentation du masculin cet ébranlement de l’esprit de sérieux qu’ils devraient pourtant inspirer ; ses rappels à l’ordre, pour lesquels une contestation semble impensable, survolent en quelque sorte la teneur des conflits qu’elle réduit au silence. Jamais il n’est question ici de renvoyer Évelyne à sa cuisine ou à ses malades : les acteurs prennent un air penaud, presque comique chez ces quadragénaires qui sont quand même des contremaîtres imbus de cet esprit viril que l’on imagine exigé et inspiré par la vie rude des chantiers. Le jeu des personnages masculins, sous la ferme injonction féminine, renvoie immédiatement à l’infantilisation de ces adultes, conférant par le fait même une paradoxale puérilité à l’objet des débats mis en cause, qui est précisément la domination masculine : désir de domination du père sur son fils, ce dernier s’insurgeant « virilement » contre cette domination, désir de domination d’un ami sur l’autre qui le renvoie à sa propre inaptitude à dominer – Manic, trop gros pour toi – sous l’œil exaspéré d’Évelyne. Ce que ces scènes permettent de soupçonner est le caractère illusoire de cette libido dominandi, laquelle, tout en excluant les femmes des enjeux réels, les chantiers, la construction, l’entreprise, l’avenir politique, n’en est pas moins soumise, et par la répétition et par la redondance, à l’évaluation féminine
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qui tâche de ramener ces enjeux à une autre dimension. Ainsi l’exprime Bourdieu dans La domination masculine pour tenter de bien rendre compte de cette infantilisation paradoxale des représentations de la masculinité : L’illusion originaire, qui est constitutive de la masculinité, est sans doute au fondement de la libido dominandi sous toutes les formes spécifiques qu’elle revêt dans les différents champs. Elle est ce qui fait que les hommes (par opposition aux femmes) sont socialement institués et instruits de manière à se laisser prendre, comme des enfants, à tous les jeux qui leur sont socialement assignés et dont la forme par excellence est la guerre […]39 auxquels il [Mr. Ramsey] s’adonne, comme les autres hommes, sont des jeux d’enfants – que l’on ne perçoit pas dans leur vérité parce que, précisément, la collusion collective leur confère la nécessité et la réalité des évidences partagées. Le fait que, parmi les jeux constitutifs de l’existence sociale, ceux que l’on dit sérieux sont réservés aux hommes, tandis que les femmes sont vouées aux enfants et aux enfantillages, contribue à faire oublier que l’homme est aussi un enfant qui joue à l’homme40. (Nous soulignons)
Cette infantilisation du masculin, dans la logique proposée par Bourdieu, est aussi un effet de perspective du regard féminin posé sur ces hommes : la disposition particulière de ces scènes montre invariablement Évelyne arrivant debout derrière les hommes, les dépassant donc en hauteur, ou encore, lors la scène à la clinique, montrant en profondeur de plan son visage irrité derrière l’expression de colère sur la face ronde de Vigneault, dont justement les traits exaspérés d’Évelyne soulignent le caractère somme toute naïf. Bourdieu commente ainsi plus avant ce phénomène de domination inverse du féminin regardant les agissements masculins selon une certaine distance : De leur côté, les femmes ont le privilège, tout négatif, de n’être pas dupe des jeux où se disputent les privilèges, et, la plupart du temps, de n’y être pas prises, au moins directement, en première personne. Elles peuvent même en voir la vanité et, aussi longtemps qu’elles n’y sont pas engagées par procuration, considérer avec une indulgence amusée les efforts de l’« homme-enfant » pour faire l’homme et les désespoirs enfantins où le jettent ses échecs. Elles peuvent prendre sur les jeux les plus sérieux le point de vue distant du spectateur qui observe la tempête depuis la rive – ce qui peut leur faire valoir d’être perçues comme frivoles et incapables de s’intéresser aux choses sérieuses, telles que la politique41.
Quiconque a un peu pratiqué Bourdieu reconnaîtra ici le principe négatif de la lucidité des exclus, qui fait qu’Évelyne, restant de par sa condition de femme éloignée des enjeux réels des chantiers et des politiques hydroélectriques, peut en quelque sorte mieux les jauger et les remettre à leur place d’où le rapetissement de ces derniers sous son regard – et sous celui de la caméra. Ce dernier point a une importance capitale lorsque l’on 128
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veut tenter de mesurer la place non pas réelle mais symbolique des femmes dans l’univers fictif servant de promotion à Hydro-Québec. Car cette infantilisation est d’abord un effet de mise en scène, où l’appréciation totale de la puérilité masculine est le fait du téléspectateur, le regard du personnage féminin n’en étant que l’instrument producteur : les représentations redondantes de certaines formes de dépendance, voire d’immaturité masculine, débordent amplement le cadre restreint de la perspective féminine, comme pour bien indiquer selon quel code idéologique il faudrait lire l’univers masculin représenté par Les bâtisseurs d’eau. Ainsi, entre autres exemples, notons le viril Antoine Beaulieu qui s’inquiète de l’avis d’Évelyne sur un possible déménagement à Manicouagan (épisode un) et qui, selon l’éloquente coutume québécoise, ne saurait se passer de l’assentiment de celle qu’il appelle moman ; ou encore, au chantier, les membres de l’équipe dirigée par Vigneault s’amusant comme des collégiens lors de la mise au point du téléguidage des blondins (épisode cinq) ; plus loin, enfin, Émilien lui-même, alors quinquagénaire, devient amoureux de la jeune secrétaire de Carter, et retombe littéralement en enfance, dans une niaiserie – il n’y a pas d’autre terme – qui culmine avec la scène où il examine en présence de Pierre Carter, une liste d’achats que lui a soumise la jeune femme avant leur départ pour la Floride : Pierre, ils-ont-tu ça, en Floride, du beurre de pinottes ? Rappelons aussi que la polémique opposant les ingénieurs d’HydroQuébec lors de la mise au point de la ligne 735 kV est mise en scène selon un modèle rappelant très exactement la division en deux camps des batailles de cour d’école, les opposants marquant d’un signe de tête approbateur chaque injure bien lancée par leur chef respectif derrière lequel ils sont scrupuleusement massés : on voit se dessiner ici l’allégorie du collège, couronnée par l’intervention autoritaire mais pacifiante de Carter évoquant aisément la férule bienveillante d’un père supérieur plutôt amusé du rituel de ces affrontements. Et puisque l’on parle des ingénieurs d’Hydro-Québec, qui, peut-être plus que les ouvriers bons enfants du chantier Manicouagan, se devraient d’incarner l’esprit de sérieux de l’entreprise, la palme de la gaminerie incongrue revient à Charles Beaulieu chez lequel les scénaristes ont forcé la note : le jeune premier de classe en rupture de ban avec l’autorité masculine de l’épisode un glisse assez rapidement dans les épisodes deux, trois et quatre au stéréotype du distrait professeur Tournesol – personnage de bande dessinée pour enfants, rappelons-le – égarant ses dossiers, oubliant ou ne comprenant pas le fil de la conversation au restaurant, pirouettant comme un pré-pubère dans les corridors des bureaux d’HydroQuébec, et tout cela sous l’œil indulgent et habitué de sa jeune épouse Germaine, dont on comprend qu’elle soit allée chercher ailleurs certaines satisfactions.
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C’est ici beaucoup parler des hommes pour tenter de mesurer le rôle des femmes dans la représentation qu’Hydro-Québec se fait de son histoire fictive : c’est que le vraisemblable historique qui doit effectivement confiner les femmes à l’écart de l’espace public et du champ du pouvoir ne va pas sans un certain dérèglement du scénario, d’où ces redondances marquantes qui expriment en fait un désir de perversion de la domination masculine, son aspect souvent dérisoire désigné comme par inadvertance par ce regard de la « lucidité des exclus »42 fourni par une femme de la génération d’Évelyne, qui ne saurait participer, même de loin, à ces luttes de pouvoir ou d’affirmation. On comprend mieux son rôle, malgré effectivement sa négativité, puisque c’est justement son incapacité objective à participer ou à influencer les jeux réels du pouvoir qui fait qu’elle peut les voir évoluer avec l’ironie permise par la distance, mais il faut également comprendre pourquoi cette ironie n’est pas réduite à sa seule perspective et contamine de nombreuses parties du scénario. C’est qu’en fait, pour le spectateur de 1997, une institution telle qu’Hydro-Québec a certaines choses à se faire pardonner sur la question du traitement fait aux femmes, et dans l’entreprise elle-même et dans ses discours promotionnels, mais en a également la conscience manifeste. C’est pourquoi, en fait, Évelyne non seulement est le média récurrent de cette remise à leur place des jeux et des personnages masculins, réduits à l’infantilisation, mais devient en fait la perspective adoptée par le quasi-ensemble du scénario, alors qu’on ne peut pas exactement la considérer comme un personnage central de l’action. On pourrait à ce point avancer que le regard de la caméra posé sur ces pionniers d’Hydro-Québec est un regard de femme, mais non pas de femme séduite par toutes ces marques de virilité boueuse et poussiéreuse des chantiers de centrales, mais de femme un peu amusée, à la limite même de la condescendance, de ce que ces lieux où elle n’aurait pu être admise, et d’où il serait impensable qu’elle soit objectivement exclue maintenant, transforment symboliquement ces hommes en gamins, comme par une volonté d’expiation de la vraisemblance historique.
GERMAINE DE TOUTES LES DOMINATIONS Cette volonté d’expiation devient plus claire dans le traitement que le scénario va réserver au personnage de Germaine Beaulieu, la jeune bru d’Évelyne. Celle-ci, contrairement à sa belle-mère, ne bénéficie pas de cette autorité matriarcale coutumière à la société québécoise traditionnelle qui, dans les années cinquante, pourrait encore contraindre, emblématiquement du moins, cette domination masculine. Si Évelyne pouvait se tenir à l’écart des luttes de pouvoir entre les hommes, c’est qu’elle jouissait de ce privilège somme toute générationnel de matrone qui reste privilège en ce 130
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qu’il « survole » les agissements masculins sans s’y immiscer. Pour sa part, Germaine, encouragée on l’imagine par l’atmosphère de changements inhérente à la Révolution tranquille, va tenter d’entrer dans le champ des activités symboliques réservées aux hommes et de participer idéalement à partie égale aux luttes et à aux efforts collectifs pour faire d’Hydro-Québec ce qu’elle est devenue. À ce titre, Germaine Beaulieu incarne plus véritablement le sort réel fait aux femmes en ce qu’elle affrontera cet univers dépourvue de toute aura de protection comme celle permise par la position de survol d’Évelyne, et son histoire exemplaire marque, plus encore que cette caméra féminisée posée sur les hommes, l’intentionnalité de rachat du scénario. Dès le début de la série, Germaine est présentée comme étant en lutte contre les diktats masculins, cédée par son père désemparé – Je l’ai élevée tout seul, cette enfant-là – au jeune Charles qui l’a engrossée : Viens-t-en, Germaine, on s’en va, et objet de fureur – brièvement, il est vrai – de la part d’Antoine, blessé dans son honneur de patriarche : Tu vas gâcher ta vie pour une… Toutes ces scènes d’affrontement – entre hommes – causées par sa grossesse illégitime la montrent passive, silencieuse, blottie dans les bras de sa belle-mère ou de son père, fidèle en cela à cette représentation de soumission et de dépendance de la bonne volonté familiale qui était la norme vraisemblable – et terrifiante – dans laquelle pouvait se retrouver une jeune fille enceinte durant la période duplessiste. L’histoire de Germaine aurait pu commencer avec l’annonce de sa grossesse et finir avec celle de son mariage, et son sort féminin aurait pu être arrêté ainsi comme celui d’Évelyne qui, malgré sa position de puissance du moins symbolique, n’évolue pas en dehors des limites strictes du privé. Mais c’est justement parce que Germaine va tenter de sortir de cet espace du privé et de rejeter cette image traditionnelle de la femme que le discours de la domination masculine – professionnelle, sexuelle et conjugale – pourra être mis en relief sous une lumière que n’atténue plus cette fois-ci la perversion magique et efficace mais somme toute inoffensive de l’infantilisation des hommes. Car c’est par Germaine refusant les contraintes liées au rôle traditionnel de l’épouse, de la mère nourricière et « dispensatrice de la chaleur du foyer familial » que vont surgir les discours masculins exprimant le plus brutalement – il n’y a pas d’autre terme – l’implacabilité de la domination masculine sans voiles, révélation que vient réajuster l’ironie dominante du regard féminin rendue précédemment possible par Évelyne. Le désir d’intégration de Germaine dans le monde des hommes, sa volonté de s’y tailler une place, malgré un maigre capital de départ, car elle n’a pas fait d’études, vont permettre la mise à jour, dans le scénario, de tous les topos et clichés discursifs qu’exprime cette violence symbolique – quand elle n’est pas réelle – imposée au féminin dominé par le masculin dont la domination est tout simplement consolidée par l’ordre naturel des choses. Il faut citer 131
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ici des scènes complètes opposant Germaine à son mari Charles, à son amant Claude, à son patron Cadieux, pour illustrer toutes les voies discursives qu’emprunte cette violence devenue de moins en moins symbolique au fur et à mesure que Germaine en prend conscience et essaie de s’y opposer en la démasquant. Bourdieu avance que : La préséance universellement reconnue aux hommes s’affirme dans l’objectivité des structures sociales et des activités productives et reproductives […] et aussi dans les schèmes immanents à tous les habitus […] Et les femmes elles-mêmes appliquent à toute réalité, et, en particulier aux relations de pouvoir dans lesquelles elles sont prises, des schèmes de pensée qui sont le produit de l’incorporation de ces relations de pouvoir et qui s’expriment dans les oppositions fondatrices de l’ordre symbolique. Il s’ensuit que leurs actes de connaissance sont, par là même, des actes de reconnaissance pratique, d’adhésion doxique, croyance qui n’a pas à se penser et à s’affirmer en tant que telle, et qui fait en sorte la violence symbolique qu’elle subit43.
C’est justement à ce caractère naturel de l’intégration sur soi-même de la vision dominante, et contre les schèmes de pensée issus de l’habitus de domination, que Germaine voudra s’opposer, d’où précisément cette mise en relief dans les discours des hommes des formes multiples de la violence symbolique. Voyons ainsi l’essentiel de ces scènes, qui sont surtout concentrées à l’épisode quatre, qui peut ainsi être perçu, de ce point de vue de la condition des femmes, comme le point tournant de la série. La plus marquante de ces scènes, car elle indique pour la première fois une contestation claire et non ironique des discours masculins par Germaine, s’inscrit dans un échange avec son mari lequel l’attend à son retour du travail, du moins son prétendu retour, car elle a passé en fait la nuit avec son amant, qui n’est nul autre que son propre beau-frère Claude. Charles (menaçant) : Où t’étais ? Germaine : Au bureau. Pourquoi tu m’as pas prévenue ? Je serais allée te chercher à l’aéroport. Qu’est-ce que tu fais avec un verre à cette heure-là ? T’es pas dans un état normal, toi. Charles (commençant à marcher en long et en large) : Ça marche pas, cette… notre situation. Tu travailles tout le temps, tu rentres tard… c’est rendu que Guillaume est en train de s’élever tout seul… Germaine (fermement) : C’est pas tout le temps comme ça, y’a des exceptions. Charles (un peu en colère) : T’es jamais-là, moé j’ai pas le temps, c’est pas une vie, ça !
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Germaine : On recommencera pas ça ! J’m’occupe pas mal plus de Guillaume que toi. S’il y a quelqu’un qui est jamais là, c’est bien toi. Charles : Moé, c’est normal ! Germaine (maintenant en colère) : C’est ça ! Tous nos problèmes, c’est parce que je travaille. Toé, tout ce que tu veux, c’est une servante à ta disposition quand tu décides d’en avoir besoin. Charles (tranchant) : Non, non, non, tout ce que je te dis, moé, c’est que Guillaume, c’est le seul enfant qu’on a, ça fait que tâche de t’en occuper comme du monde ! Germaine (montant le ton) : C’est ça que tu regrettes ? Que j’aie pas pu avoir d’autres enfants ? Comme ça, je serais obligée de rester à la maison ? Charles (criant) : Depuis quand c’est un crime pour un homme de vouloir que sa femme reste à la maison ? Chus tanné, moé ! M’entends-tu, j’veux que tu lâches ta job ! Germaine (criant à son tour) : Non ! là, on a un problème, parce qu’y en est pas question, c’est compris là ? On admirera l’âpreté de cette scène où Germaine est rudement renvoyée à son seul domaine pensable, le lieu privé, dont on a vu qu’il est peut-être l’unique et paradoxale source de pouvoir d’Évelyne. Germaine, en violant cette démarcation, transforme l’adolescent puéril qu’était Charles en homme véritable brandissant ici férocement ses prérogatives d’homme : ses activités constituent la norme (c’est normal), l’épouse doit (tâche de) s’occuper de l’enfant (elle a eu tort d’en avoir un seul, contrairement à la tradition québécoise), mais surtout, cette remise en place de la femme est aussi un rappel à l’ordre dans toute sa férocité : l’homme a le droit pour lui. Ce n’est pas un crime […] J’veux que tu lâches.... Ce discours masculin, gros de cette violence à peine symbolique – dans les deux sens, puisque Germaine la reconnaît en s’y opposant, et qu’on sent Charles très près, dans sa fureur, de passer aux gestes –, est vraisemblable et prescriptif du discours sur les femmes en 1962. De même, à quelques jours de cette scène, au camp Manicouagan, Évelyne se fait dire par Antoine Beaulieu, furieux qu’elle ait voté pour le Parti libéral de Lesage : Ça a le droit de vote, pis ça connaît rien en politique. Pour en revenir à Charles, il réussit, en trente secondes, à émettre toute une série de préjugés qui ne sont choquants, en fait, que pour le spectateur de 1997 : on sent que les autres personnages masculins de la série pourraient sans problème répéter la même chose. Ce qui étonne plus, par contre, c’est la résistance assez vive, à laquelle le scénario ne nous prépare guère, qu’oppose Germaine à ces axiomes du pouvoir des hommes. À cet égard, son affrontement, direct et ferme, avec Charles, son aplomb à dévoiler les motifs profonds de ses discours – C’est ça ! Tous nos problèmes, c’est parce que je travaille […] tu regrettes […que] j’aie 133
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pas pu avoir d’autres enfants – laissent soupçonner davantage une interlocutrice de 1997, en fait la téléspectatrice, ce qui ferait mieux comprendre pourquoi Charles paraît si empêtré dans un discours rageur qui semble archaïque dans son efficacité même à choquer par le machisme ordinaire qu’il véhicule. Mieux encore, il faut souligner à quel point ce discours apparemment individuel et subjectif est en fait clairement désigné comme une métonymie de l’institution dont la série vise la promotion. Quelques mois après la séparation du couple, Charles articulera verbalement ce que le spectateur se devait d’avoir saisi depuis presque le début de la série : Ma priorité, c’est la 735, pis Hydro-Québec ! J’me déplace pas pour mon plaisir, moé …, ce à quoi le spectateur conçoit aisément que Germaine réplique : Ça, ça fait longtemps que je l’ai compris, Charles. Ce dernier exemple articule encore plus nettement les fonctions respectives des discours féminin et masculin, Charles étant décidément le porte-parole de l’entreprise de l’époque et Germaine donnant sa voix à la critique qu’une téléspectatrice de 1997 pouvait être justifiée de faire à une entreprise qui avait effectivement maintenu les femmes à leurs places – cuisine-bureau-infirmerie – jusqu’à un passé assez récent. Le mécanisme de récupération, et en fin de compte de perversion, du discours de domination masculine dans lequel a dû baigner l’évolution d’Hydro-Québec était donc amorcé par la représentation de Charles comme voix métonymique de ce discours, et le scénario n’avait plus maintenant qu’à marteler le dénouement par des expressions supplémentaires de cette violence symbolique. On s’attendait bien à ce que la voix conjugale ait rudement rappelé à Germaine ses devoirs à elle et ses droits à lui : le spectateur est au fond tout aussi peu surpris de mesurer à quel point la voix sexuelle (l’amant) et la voix du milieu du travail (le patron) forment un parfait écho à la violence symbolique qui constituait, du moins à l’époque, le fondement du mariage. On est seulement un peu étonné du désir du scénariste d’assener ces scènes répétitives, toutes marques de domination dans tous les espaces, avec une insistance qui vise bien à provoquer, chez le spectateur, une indignation de bon aloi. Ainsi, voyons la scène où le Service des relations publiques – n’oublions pas que Germaine est relationniste à Hydro-Québec – veut tenter de proposer un nouveau concept publicitaire à Cadieux, personnage à la fois cauteleux, arrogant et fat, caricature du patron cauchemardesque. À Germaine qui voudrait appuyer un concept basé sur la reconnaissance du travail des ouvriers dans les chantiers (concept que le scénario suggère comme l’ancêtre de la campagne de 1970, On est 12 012 pour assurer votre confort), Cadieux va répondre d’un ton paternaliste condescendant efficacement calculé pour révolter toute Québécoise de 1997, d’autant plus indignée que, par identification à Germaine qui
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demeure employée subalterne, la téléspectatrice partage aussi l’impuissance rageuse de la jeune femme qui ne peut, pour l’instant, que subir la suffisance méprisante de son supérieur : Je crois, Mme Beaulieu, qu’il y a une subtilité que vous n’avez pas tout à fait saisie. Vous ne pensez pas qu’entre la fierté des travailleurs qui œuvrent sur les chantiers et une certaine image disons plus glamour de la femme québécoise au foyer, certes la deuxième image serait plus susceptible de susciter la consommation d’électricité ? Nous pourrions travailler avec une comédienne connue pour interpréter le rôle de la femme au foyer pour vanter les mérites des appareils électriques qu’elle utilise pour cuisiner des petits plats à son mari.
Germaine (contenant difficilement sa colère) : Vous voulez qu’on fasse la promotion de la femme au foyer, retenue à ses fourneaux ? Ben, il nous reste plus qu’à rajouter : à la place qui lui revient ! Cadieux (montrant sa patience) : Pas du tout, au contraire. Il faut prêcher la libération de la femme au foyer : grâce à l’électricité, la femme se libère de ses tâches ménagères, elle a donc plus de temps pour ses loisirs, ses enfants, son mari… Germaine (le coupant) : C’est une image rétrograde. Cadieux (plus tranchant) : Je crois qu’il serait préférable de faire la promotion des appareils électriques plutôt que de parler des ouvriers qui… que… (s’adressant à la ronde pour les prendre à témoin des errements conceptuels de Germaine). Plus il y aura d’appareils électriques sur le marché, plus il y aura consommation d’électricité. (À Germaine, avec une pointe d’irritation) L’équation est simple. Deux intentions du scénario se télescopent ici pour produire ce que l’on pourrait appeler un palimpseste à l’intérieur de l’activité de propagande, si l’on garde à l’esprit que Les bâtisseurs d’eau reste d’abord et avant tout une fiction de promotion d’Hydro-Québec. Cette séquence avec Cadieux a ainsi deux fonctions complémentaires dont il est somme toute difficile de déterminer laquelle a préséance. Il est d’abord clair que la suffisance insupportable du patron voulant démontrer l’inaptitude de Germaine – avec l’approbation paterne des autres personnages masculins présents dans la scène – fait partie du système redondant de représentation systématique de la violence symbolique polymorphe tout aussi vivace, sinon plus, dans l’espace public de reproduction économique que dans l’espace privé de la vie conjugale. Germaine a déjà été illustrée comme l’objet de la violence symbolique conjugale où l’on voudrait l’empêcher de travailler ; le scénario ici va parfaire sa position, si l’on peut dire, en la montrant ensuite objet de la violence symbolique du patron qui maintenant voudrait l’empêcher de penser. Et rappelons 135
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encore une fois que Cadieux et Charles remplissent très exactement le rôle de voix métonymique d’Hydro-Québec, assumant un discours d’autorité et de dérision envers la femme. L’autre intention que l’on peut supposer à cette scène a plus à faire directement avec l’effet de palimpseste. Cadieux, ne l’oublions pas, est directeur du Service des relations publiques d’Hydro-Québec, et de ce fait, responsable de la publicité qui émane de ce service ; tout comme Charles voulant exercer tyranniquement ses prérogatives matrimoniales, Cadieux est présenté comme la caricature ignominieuse des fonctionnaires mâles bénéficiant d’un peu de pouvoir. Arrogant et condescendant à l’égard des femmes, obséquieux et flagorneur avec les hommes, il est doté à la fois des traits extérieurs les plus horripilants, tête à claque, voix nasillarde, maniérisme de langage et des discours les plus faits pour offusquer la téléspectatrice de 1997 : l’image glamour de la femme québécoise au foyer, la libération de la femme au foyer, les petits plats cuisinés au mari. Bref, il module toutes les variantes du topos du bonheur soumis dans l’espace privé. Or, ce que Cadieux énumère ainsi, ce sont les propres topoï publicitaires auxquels Hydro-Québec a eu recours, et abondamment, dans ses publicités de 1964 jusqu’à 1985, date à partir de laquelle cette image domestique de la femme a commencé à se modifier, sinon à disparaître. La charge caricaturale contre Cadieux, porte-parole de ce discours conservateur, s’avère nettement un moyen supplémentaire de dédouaner HydroQuébec de ses fautes promotionnelles du passé, un mea culpa déconstruisant ses propres activités promotionnelles. Ainsi est récupéré le caractère contestable de ces errements représentatifs, récupération qui s’intégrera dans l’immédiat à ce second niveau de promotion qu’est la série elle-même, ce qui indique à quel point l’entreprise était consciente de son traitement problématique de la représentation des femmes. Cette mise en accusation rétrospective des activités publicitaires d’Hydro-Québec par leur mise en abyme dans la série n’a toutefois pas à ce point paru suffisante aux scénaristes pour mettre fin au processus d’auto-accusation, et c’est par le personnage de Claude, troisième voix métonymique d’Hydro-Québec, et même de la Révolution tranquille, que seront lancées contre Germaine les attaques discursives les plus brutales exprimant cette violence symbolique faite aux femmes dans ce qu’elle a de plus près de la violence réelle, que, en fait, comme l’a bien démontré Bourdieu, elle prépare et permet. Peu après la scène avec Cadieux et les autres publicitaires, Germaine, fraîchement séparée de Charles et composant difficilement avec les exigences professionnelles et familiales, voit surgir dans son bureau Claude, son amant. Elle lui reproche son manque d’appui lorsqu’elle a voulu mettre en avant un concept publicitaire différent de celui de la femme au foyer. Encore une fois, les réponses qu’elle s’attire sont bien calculées pour révulser et révolter les téléspectatrices de la série. 136
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Germaine : La semaine dernière, je t’avais exposé toute la campagne, pis t’étais d’accord. Pis maintenant, tu changes d’avis ! Claude : Tu veux pas me donner de chance, moé non plus. Germaine : Comment ça ? Claude : Chus pas venu ici pour qu’on se chicane. Tu t’es séparée d’avec Charles pour qu’on vive ensemble. Germaine : Pas vivre ensemble. Pour se voir plus souvent. Claude : Pour l’instant, c’est ni l’un ni l’autre. Germaine : C’est ma faute, tout est ma faute… Claude : On mange ensemble ce soir ? Germaine : J’peux pas. J’rencontre les gars de l’agence. Claude (après un silence, les dents serrées) : Fais attention, Germaine, fais bien attention. Claude est décidément plus direct que Cadieux et Charles dans l’expression de son pouvoir masculin, ne voilant ni son ressentiment, ni sa possessivité, ni son désir de vengeance, ni surtout ses menaces. Qu’il ait été présenté précédemment par les scénaristes comme une des voix privilégiées de la Révolution tranquille, ce qui lui conférait ainsi une validation discursive très forte suscitant par l’actualisation de ses discours un considérable potentiel d’adhésion auprès du destinataire de la série, réduit la possibilité pour ce même destinataire de se distancer de son agressivité si peu contenue en la déplaçant vers la parodie, alors que cette distance était relativement possible pour Charles, systématiquement infantilisé, et pour Cadieux, systématiquement ridicule. Rien de tel pour Claude dans la représentation que fait de lui le scénario, et force nous est donc de le prendre littéralement au mot et de constater que c’est à lui qu’est attribuée la tâche d’assumer discursivement le véritable fond de domination, de contrainte et d’assujettissement de tous ordres imposé aux femmes et sur lequel a pu s’établir et se développer une entreprise comme Hydro-Québec ; cette dernière reconnaît, par cette attribution discursive, qu’elle a été de son temps, avec ce que cela impliquait pour les dominées naturelles du champ social. Prise entre la brutalité possessive de Claude, l’incompréhension de mauvaise foi de Charles et ce qu’il faut bien appeler l’ineptie de Cadieux, il ne reste plus à Germaine, mal dotée pour tirer son épingle de ces jeux de libido dominandi, qu’à se retirer de ces champs de pouvoir tels que définis par les hommes, ce qu’elle fait à l’épisode six. Le texte de cette dernière séquence mérite que l’on s’y attarde un peu en ce qu’il consolide définitivement le système de redondances disséminées dans la série en mettant la dernière main à la sursignification de ce désir d’expiation de la domination masculine dans l’univers d’Hydro-Québec. Et ici encore, c’est par le biais 137
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de la mise en abyme des publicités antérieures d’Hydro-Québec que s’effectue l’ultime mise en accusation, comme si le scénario voulait fermement orienter les imputations antiféministes attribuables à Hydro-Québec sur le strict terrain de ses propagandes promotionnelles. La séquence se passe encore dans les services des relations publiques de l’entreprise, en 1972, où Germaine, Cadieux et un nouveau venu, Girard, visionnent le thème de la campagne publicitaire On est 12 012 pour assurer votre confort. On se souviendra que, dans l’épisode quatre, Germaine avait voulu développer un concept publicitaire faisant place à une représentation des travailleurs de la compagnie susceptible, par l’identification ainsi proposée au destinataire, de faire vibrer la fibre communautaire, voire nationaliste. Sa proposition avait été rejetée avec le mépris que l’on a vu et remplacée par l’image de tout repos de la femme au foyer. Or les discours sociaux évoluant, Cadieux va revenir sur l’idée jadis présentée par Germaine et, devant la réception enthousiaste du nouveau relationniste – mâle – qui les accompagne, il s’attribue sans vergogne la paternité du concept qu’il avait auparavant qualifié de « trop avant-gardiste ». Girard (après le visionnement, enthousiaste) : C’est extraordinaire ! Je vous félicite d’avoir eu une si bonne idée ! Utiliser de vrais travailleurs pour faire notre publicité, c’est… c’est… révolutionnaire ! Cadieux (modeste) : Je vous remercie, Monsieur Girard. Germaine (assise à leurs côtés, d’une voix beaucoup plus posée) : Félicitations, Monsieur Cadieux, c’est très original, très nouveau, avant-gardiste, et surtout, ça fait différent de la femme au foyer. Cadieux : Merci, Germaine, je vous avoue que c’est une idée qui me tenait à cœur depuis longtemps, depuis des années. Girard : C’est une façon tellement originale de rejoindre notre public : de vrais travailleurs. (Exaspérée, Germaine se lève et se dirige vers la porte.) Cadieux : Germaine, autre chose. Les relations publiques vont procéder à une restructuration et nous avons décidé d’ouvrir un poste. (Germaine sourit enfin aux deux hommes.) Cadieux : C’est avec une grande joie que je vous annonce que dès le mois prochain, c’est Monsieur Girard qui sera votre nouveau patron. (Germaine sort de la pièce sans répondre.) On reconnaît là la scène classique du suspense trompant absolument les attentes et du personnage et du spectateur : le double outrage fait à la jeune femme n’en est que plus inadmissible et ressort, surtout ainsi inséré en fin de série, comme la dénonciation sans appel que Les bâtisseurs d’eau semble vouloir faire aux idéologies passées de l’entreprise. La femme métonymique qu’est Germaine, après avoir été en butte à toutes les formes de
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domination masculine dans le champ social, se retrouve, en tout dernier lieu, volée de ses idées et dépossédée de son poste au profit d’un nouveau venu – mâle –, ce qui illustre ainsi le scandale de ce que Bourdieu appelle « la masculinité comme noblesse »44. Les idées et le travail de Germaine n’ont en définitive de valeur que s’ils sont attribués à un homme, fût-il une nullité telle que Cadieux, en raison de ce double standard omniprésent instaurant « une dissymétrie radicale dans l’évolution des activités masculines et féminines »45, et dévaluant automatiquement les tâches féminisées. Après ce soufflet final, qui ne pose aucun problème d’interprétation du message à un téléspectateur que l’on imagine sans peine au plus haut point d’indignation, on comprend que Germaine, de guerre lasse, ait tout simplement choisi de quitter l’entreprise, sans même penser à se réorienter dans un service différent. C’est à une autre femme qu’il revient de lui permettre d’énoncer la conclusion sans appel de toutes ces années passées au service de l’entreprise en laquelle elle a pourtant cru : dans la cuisine des Beaulieu, par un retour notable et mélancolique à l’espace privé d’où, en fin de compte, il restait plus facile de faire face à cette domination du monde des hommes, Évelyne va lui demander, connaissant déjà vraisemblablement la réponse : Evelyne : Tu regrettes pas trop d’avoir quitté Hydro-Québec ? Germaine : Oh ! non ! C’est la meilleure décision que j’aie jamais prise. Comme clou enfoncé dans le cercueil des éventuelles prétentions de l’entreprise sur la place qu’elle aurait ou non ménagée aux femmes, on ne saurait faire mieux. Mais, dans l’esprit de la série télévisée à la fois comme « lieu de cristallisation idéologique », comme nous le rappelle Jean-Marie Piemme46, et comme système complexe de représentations, c’est peut-être le caractère trop évident et simplifiant de cette autodénonciation d’HydroQuébec par Hydro-Québec sur la question des femmes, surtout si on la compare aux choix représentatifs dans la série de groupes minoritaires tels les Anglo-Québécois, les Anglo-Canadiens et les Autochtones – dont il faut en dernier lieu mesurer la dimension paradoxalement « facilitatrice » dans son univocité. De la puérilité attribuée à la génération des patriarches à la brutalité à peine symbolique de la génération agissante de la Révolution tranquille, Les bâtisseurs d’eau ne craint pas d’accumuler les marques de négativité accolées aux représentations du masculin et ce, jusqu’à la caricature : on doit donc sentir dans le discours narratif de la série l’effet rétroactif du discours contemporain de 1997 des femmes au Québec, où les multiples formes de domination masculine représentées dans la série seraient impensables. C’est précisément cette condition d’« impensable » qui produit la distance chargée d’ironie avec laquelle le téléspectateur ne peut que percevoir les agirs masculins, effet sur lequel la représentation de la 139
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série peut s’appuyer en toute confiance. Quel que fut le discours réel d’Hydro-Québec sur les femmes dans les années cinquante et soixante, la représentation même de ce discours est court-circuitée par la position de dénonciation du discours narratif lui-même : c’est pour cela qu’il ne coûte rien aux Bâtisseurs d’eau d’expier ses expressions de la domination masculine, et de pousser même sa confession jusqu’à l’autodérision. Écrite en 1997, la série n’a pas le choix, le discours d’égalité des femmes étant devenu un discours hégémonique, donc impossible à subsumer sans risquer sa propre invalidation discursive dans le contexte québécois de la fin des années quatre-vingt-dix. Ainsi s’explique pourquoi l’option d’autodérision sur un point somme toute contrôlable était plus rentable – plus facile et moins coûteuse idéologiquement – que la moindre tentative de livrer au premier degré l’univers « naturellement » masculin d’Hydro-Québec, qui se serait ainsi aliénée sans recours un peu plus de la moitié de ses téléspectateurs. Peut-être aussi faut-il soupçonner que cette concession à l’hégémonie discursive féministe, par la facilité avec laquelle elle s’est établie dans la série, n’est qu’une preuve indirecte qu’une telle concession ne constituait pas un enjeu réellement crucial dans l’évolution historique de l’entreprise, et que l’importance laissée aux questions féministes dans Les bâtisseurs d’eau les place peut-être, paradoxalement et une fois de plus, dans la fonction sans danger de l’alibi idéologique.
TERRE-NEUVE Plus délicate, en raison même des discours dominants présidant aux représentations de l’Altérité au Québec, reste la question des choix représentatifs appliqués aux autres minorités que le cœur du discours narratif désignerait comme l’Autre, qui ne sont en rien facilités, comme c’est le cas pour la question des femmes, par un ferme consensus discursif qui guiderait une fois de plus vers une distanciation sûre, entraînant ce discours sur l’Altérité dans une périphérie qui le ridiculiserait, selon le phénomène bien décrit par Marc Angenot. Qu’il soit plus difficile de dégager une intentionnalité claire dans les discours concernant les Amérindiens et les Terre-Neuviens, ceux-là un peu plus élaborés, laisse déjà soupçonner que ce consensus discursif, à partir duquel pourrait opérer le discours narratif, n’était pas encore bien affirmé en 1997. Si certains paradigmes peuvent s’en dégager, ils ne permettent que de façon intermittente l’élaboration d’une représentation tant soit peu conséquente de ces Altérités, et leur ambiguïté même reflète bien la mouvance idéologique qui préside à la situation d’énonciation initiale de la série. À cet égard, une brève analyse des séquences
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illustrant les rapports tumultueux d’Hydro-Québec avec Terre-Neuve et les représentants de la Brinco47 permettra de mesurer les impacts représentatifs de ces incertitudes. La scène que nous privilégierons a lieu vers 1965, peu de temps après l’inauguration de la ligne 735 kV de Manicouagan à Lévis. Une scène préparatoire au dîner de négociation avec Terre-Neuve nous est d’abord donnée, au cours de laquelle Carter et Vigneault vont demander par téléradio à Charles Beaulieu, qui se trouve au poste Manicouagan, s’il est possible d’établir un câble sous-marin de transmission d’électricité entre TerreNeuve et les Maritimes, ainsi que l’affirmait Joey Smallwood, premier ministre de Terre-Neuve à l’époque. Charles, dont on a déjà établi la crédibilité, du moins sur le plan scientifique – il est présenté comme l’inventeur de la ligne 735 kV –, va prononcer un avis scientifique incontournable, qu’il faut citer ici, de même que les commentaires de ses interlocuteurs. Carter : Ils ont combien de chances de réussir ? Charles : Ben, si on se fie à notre expérience, sans compter le risque que représentent les icebergs, un câble sous-marin de cette envergure-là… c’est une histoire de Newfie ! Je leur donne une chance sur 100 de réussir. Carter : Merci, Charles, salut ! (Il ferme l’appareil radio.) Émilien : Pierre, on tient le gros bout du bâton ! Carter : Il faut convaincre les Terre-Neuviens qu’ils ne peuvent pas se passer de nous autres. Émilien : S’ils pensent qu’ils peuvent construire une centrale hydroélectrique ! Une bande de Newfies ! Carter : Émilien, fais-moi plaisir, on s’en va à Terre-Neuve, efface le mot « Newfie » de ton vocabulaire. Émilien (soupirant) : Ça va être dur, ça… On reconnaîtra dans cet extrait plusieurs idéologèmes propres au discours disons différentialiste, qui trouvent, remarquablement, leur essence dans le topos de la domination. Cette donnée est particulièrement signifiante lorsqu’on garde à l’esprit le rôle qu’Hydro-Québec a voulu se donner comme fer de lance dans l’entreprise de décolonisation qui orientait la Révolution tranquille. Lutter contre la domination impérialiste anglocanadienne économique ou politique a constitué grosso modo la forme la plus tangible pour le Québec de ce désir d’accéder à l’autonomie. Cette lutte historique donne cependant un relief pour le moins inusité à la répétition de ce même désir de domination exercé aux dépens d’un groupe qui a été tout aussi victime d’impérialismes divers que le Québec, que ce soit avant ou après son entrée dans la Confédération canadienne. Tenir le gros bout du bâton ou Ne pas pouvoir se passer de nous autres renvoient clairement non
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seulement à la volonté de s’autodésigner comme le maître mais aussi au souhait, plus machiavélique parce que plus réfléchi de la part de Carter, d’instaurer, de l’intérieur, ce doute – il faut [les] convaincre – quant à la propre capacité des Terre-Neuviens à accéder à la libération économique. Les injures racistes sur les « Newfies » peuvent être par ailleurs reçues de façon ambivalente, étant lancées d’une part par un énonciateur autrement validé auparavant dans le scénario, Charles, et d’autre part, par Émilien, un autre énonciateur tout aussi précédemment valorisé par ses positions idéologiques et par ses victoires dans les polémiques antérieures. Cette ambivalence est encore plus inquiétante lorsque Émilien va jusqu’à avouer sans remords qu’il ignore s’il pourra même se passer de continuer à utiliser cette insulte, marquant par là un refus très clair de vouloir songer à modifier sa vision figée de l’Autre. Mais plus opérante reste l’exclamation dédaigneuse d’Émilien sur les capacités de la communauté terre-neuvienne à affronter les mêmes défis technologiques qu’a relevés le Québec dans la décennie précédente : S’ils pensent qu’ils peuvent construire une centrale hydroélectrique. Pour qui s’est penché tant soit peu sur la question de la domination politique sait qu’il s’agit là d’une argumentation privilégiée du discours colonial : bien faire comprendre au dominé qu’il porte en lui l’essence de l’échec, et qu’il n’a pas et ne saura acquérir les instruments nécessaires à l’autonomie, tels le savoir-faire et la technologie. Comment ne pas voir dans ce commentaire la régularité des rappels d’infériorité jadis appliqués aux Québécois. On se rappelle l’injure lancée à Lévesque lors de la campagne de nationalisation de 1962 : « But, Lévesque, how can people like you imagine you can run Shawinigan Water and Power ? »48 Ce renvoi à l’incapacité de l’Autre, légitimant par ressac le droit du dominant de garder les choses en main, se répète ici contre Terre-Neuve avec une quasi-naïveté qui doit logiquement instaurer la distance salvatrice avec le téléspectateur lequel, normalement, devrait être tout aussi indigné d’entendre le mot « Newfie » appliqué à ses voisins de l’est. À cet égard, Pierre Carter va à bon droit rabrouer Émilien, rompant ainsi quelque peu la vague complicité que l’on pourrait être tenté d’entretenir avec le chef de chantier dont on a compris depuis le début qu’il ne peut pourtant être un « mauvais gars ». On pourrait commenter plus avant cette scène qui marque aussi la raison technologique venant à l’aide de l’impérialisme, plutôt la science confortant le désir de domination politique. Mais il faut voir surtout, grâce à ce discours sur l’hégémonie technologique, comment cette brève scène prépare la séquence du dîner avec le négociateur terre-neuvien, séquence qui suit immédiatement. Le téléspectateur, sachant que Terre-Neuve sera de toute façon historiquement vaincue par Québec dans le dossier de
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Churchill Falls, est déjà disposé de façon particulière envers son représentant métonymique, le jeune Blacksmith, dont le statut est réglé d’avance : entre Carter et Vigneault, il ne pourra être que le perdant, ce qui est confirmé par le reste de l’histoire réelle d’Hydro-Québec. La scène se passe dans un restaurant de Saint John’s. Carter : Delicious ! Blacksmith : Newfoundland is ready to make a deal with Quebec, but not at any price. Carter : If you want us to buy the energy produced at Churchill Falls, you’ll have to consider our standard. Blacksmith : No, you have to consider our own standards. Vigneault (mastiquant et dédaigneux) : You don’t have any ! Blacksmith : And all the resources must come from our province. Vigneault : Like what ? Blacksmith : Like… men… and… Vigneault : And ? Carter : You already know that we are not going to build high tension lines and rent them to you. We want to buy the energy. Blacksmith : And sell it back to the Americans with profits… Carter : Frankly, you don’t have much of a choice… Blacksmith : We could export it ourselves. The studies for underwater cable are… Vigneault (l’interrompant) : Which studies ? It is not going to work ! It is a kind of Newfie joke or something ? Blacksmith (haussant le ton) : You are not going to tell us what is good or not for Newfoundland, and you can keep your Newfie jokes for yourself ! Carter : Gentlemen ! Brinco can’t finance Churchill Falls without HydroQuébec, but you must understand that our partners and investors want to guarantee the quality of a project in Northern Quebec. Blacksmith : Churchill Falls is in Labrador. Labrador doesn’t belong to Quebec, it belongs to Newfoundland. Carter : Gentlemen ! Vigneault (ironique) : Labrador belongs to Newfoundland ! It is because London gave it to you without asking us, câlisse ! Carter : Émilien ! Vigneault : Ben !
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Quelques remarques préalables doivent être faites avant d’aborder l’analyse du contenu de ce dialogue chargé qui prend ici intégralement la forme d’une polémique telle que nous l’avons examinée précédemment. Il importe de noter d’abord que, dans le contexte d’une série télévisée relevant de la culture populaire et du divertissement, la réelle complexité de la controverse historique opposant Québec et Terre-Neuve, controverse qui toucha régulièrement à la crise entre les deux provinces, est loin d’être rendue dans cette petite scène qui n’en retient, très imparfaitement, que des clichés rapides capables de fournir du spectacle. Pour une étude plus détaillée sur les différends politiques, économiques et technologiques entre les deux provinces, on consultera avec profit le travail minutieux de Bolduc, Hogue et Larouche sur la question49. Gardons simplement à l’esprit qu’au moment où ces lignes sont rédigées50, il n’y a toujours pas de claire entente entre les deux provinces, et sur le contrat passé en 1968 et sur d’éventuels projets de développement d’autres rivières du Labrador. En gardant à l’esprit que les premiers contacts entre le directeur de la Brinco, Bill Southam, et Jean Lesage au sujet de ce qui était alors les Chutes Hamilton remontent en 1951..., on abandonnera à des spécialistes de ce genre de négociations le soin de les commenter plus avant51. Ce qui doit retenir l’attention pour la démonstration, c’est que la scène se déroule en anglais, avec sous-titres français, pour, on s’en doute, des raisons de vraisemblance historique, ce qui a en même temps l’avantage de souligner une fois de plus un des points sensibles de la lutte pour l’affirmation nationale : la question linguistique rappelle la domination honnie de l’anglais comme langue de travail à Hydro-Québec. Mais exceptionnellement ici, le scénario laissera au second plan l’affrontement linguistique proprement dit, qu’il avait amplement exploité dans des scènes précédentes, pour mettre au point une représentation plus singulière de sa propre idéologie de la décolonisation. Sur ce point, il nous faut cependant interroger brièvement l’intentionnalité des scénaristes, car les effets polémiques qui seront analysés dans cette scène ont très probablement échappé à un téléspectateur que l’on imagine certainement francophone, peut-être bilingue, mais pas nécessairement assez féru de phonétique et de linguistique pour bien apprécier les significations internes reliées à ce choix spécifique de reproduire l’échange Carter-Vigneault-Blacksmith dans sa langue originale. À ce point de la série, le téléspectateur a en tête un portrait assez précis de Vigneault : on a reconnu en lui le Québécois relativement scolarisé de sa génération, sans que cela ait néanmoins signifié des études supérieures. Énergique, habile, plein de ressources, compétent, autoritaire, mais peu subtil, adepte du gros bon sens et de tout ce qu’impose une doxa raisonnablement progressiste, n’interrogeant que peu les stéréotypes, et avide avant tout de défendre, dans sa position métonymique, les intérêts immédiats de l’entreprise. Ses paroles à Charles sont emblématiques : On veut 144
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pas une théorie, on veut une réponse claire. Bref, on a compris depuis longtemps qu’Émilien Vigneault ne s’embarrasse pas de nuances, offrant ainsi une possibilité d’identification élargie à l’auditoire, qui peut de la sorte se soulager par procuration d’un certain fond de xénophobie revancharde, qui ne peut être bien méchant, puisque Vigneault ne saurait se poser comme un « mauvais gars ». Si ses interventions se feront sous le signe d’une indéniable violence verbale (entre autres, par le procédé constant de l’interruption), elles sont en même temps, au premier abord, exemptes de soupçon par cette bénignité attribuée à Vigneault, préparée par son fort accent québécois en anglais, le seul reconnaissable pour le téléspectateur moyen, qui ajoute à ses propos une dimension ludique bien censée en atténuer la virulence, comme l’interjection finale du « câlisse » surgie là, on s’en doute, pour augmenter le capital de complicité rieuse avec l’auditoire. Pierre Carter incarne, par contraste, un interlocuteur d’un tout autre calibre : homme de pouvoir, négociateur chevronné, s’exprimant posément et calmement avec l’élégance de l’accent central anglo-canadien, il bénéficie dans cet échange d’une infinité d’avantages sur son adversaire qui lui permettent de faire preuve de la détente et du calme du dominant envers le dominé, sachant par ailleurs que les jeux sont déjà faits et qu’il en maîtrise tous les possibles : Frankly, you don’t have much of a choice… Blacksmith, que la mise en scène a coincé entre Carter et Vigneault, qui sont ses voisins de table, est privé des attributs de stature dont jouissent ses interlocuteurs, le premier de ces attributs étant la maturité : le jeune négociateur de Terre-Neuve paraît être le fils des deux autres Québécois, et l’on ne peut s’empêcher de penser qu’il représente symboliquement auprès de ces quinquagénaires rusés l’âge proportionnel de Terre-Neuve comme province canadienne, soit dix-sept ans en 1966. Si son costume de mauvaise coupe et son visage imberbe confirment cette impression de juvénilité encore mal ajustée à la connaissance des jeux de pouvoir entre hommes faits, son accent typiquement terre-neuvien, à la Brian Peckford, fait le reste : Blacksmith est donné comme la différence fondamentale dans le trio, l’élément extérieur et absolument étranger qu’il s’agit de circonvenir. Plus encore, le choix logique de la langue dans cette scène a une conséquence majeure qui surdéterminera la position de Blacksmith dans la polémique52 – conséquence dont il faut encore voir dans quelle mesure elle échappe à un téléspectateur québécois francophone. Opposer l’anglais standard et central de l’Anglo-Québécois Carter à l’accent très marqué et incomparablement moins aristocratique du Terre-Neuvien Blacksmith, c’est faire ressurgir dans toute son âpreté la question de la domination politique et de la colonisation d’une communauté qui a toujours été maintenue à la périphérie des préoccupations politiques, d’abord britanniques et ensuite canadiennes. Sur cette question de la violence symbolique sous-tendant les relations linguistiques de tout ordre, Bourdieu, renvoyant à des exemples 145
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historiques bien connus, nous rappelle : « Si un Français parle à un Algérien, ou un Américain noir à un WASP, ce ne sont pas deux personnes qui se parlent, mais, à travers elles, toute l’histoire coloniale ou toute l’histoire de la subjugation économique, politique et culturelle des Noirs (ou des femmes, des travailleurs, des minorités, etc.) »53. Ce rappel par l’interaction linguistique de la soumission sociale, économique et politique des francophones aux anglophones a été relativement surmonté par la série, qui a certainement voulu, malgré le constat historique et incontournable de cette domination, en dépasser le stade de la dénonciation rageuse. Mais il semble que sa prégnance soit telle dans le discours narratif que l’on a voulu reproduire, en la déplaçant, cette représentation de l’assujettissement sociopolitique ainsi projeté sur celui que l’on veut tenacement construire comme l’Autre. Or c’est cette Altérité même qui doit être soupçonnée si l’on veut inscrire cette scène ailleurs que dans la superficialité du discours revanchard. Comment ne pas voir que Blacksmith, nouveau venu inexpérimenté, représentant d’une province démunie, sans ressources, à peine sortie de la colonisation directe par l’Angleterre, assumant le rôle douteux de tête de Turc traditionnel du Canada, et voulant avidement entrer elle aussi dans la modernité économique en tirant profit de la part aride de la terre de Caïn qui lui avait été donnée, n’est qu’une version spéculaire du Québécois colonisé de la décennie précédente à qui les dominateurs traditionnels avaient répété à l’envie le thème de l’incapacité du dominé, de son infériorité à dire et à faire. Que ce soit Vigneault qui renvoie le plus brutalement Blacksmith à son impuissance – S’ils pensent qu’ils peuvent, You don’t have any [resources] – illustre bien comment c’est l’ancien dominé qui redirige les discours qui lui ont été opposés dix ans plus tôt. D’où les réactions beaucoup plus colériques de Blacksmith aux remarques moqueuses de Vigneault qu’aux considérations rationnelles de Carter : les deux individus ne s’adressent plus l’un à l’autre en tant que subjectivité, mais engagent immédiatement leur collectif respectif – et parallèles – dans leur dire, avec une violence que Carter, dominant des deux parties, en fait, a peine à contenir. Cette indifférenciation de l’Autre, en qui on percevrait – et refuserait de percevoir – Soi-même, a été analysée, on le sait, par René Girard54, mais c’est Dominique Garand qui en a mesuré le rôle avec le plus de précision dans son analyse de la polémique : Un contrat polémique, si je puis m’exprimer ainsi, n’a pas lieu sans contact. Les risques de polémique s’accroissent avec la proximité que crée la compétition. La rivalité est mimétique et le processus de différenciation n’apparaît vraiment pressant qu’au sein de l’indifférencié. Rapport de doubles, dirait René Girard : plus la ressemblance est grande entre les antagonistes, plus
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violent devient le rapport. Il ne faudrait pas se méprendre sur cette ressemblance : elle n’est pas physique ou discursive (sémantique) mais structurelle, positionnelle ; elle touche les deux sujets qui occupent sensiblement la même place dans le champ, sans possibilité de la partager55 (Nous soulignons).
Blacksmith explose précisément au moment où Vigneault lui ressert l’expérience collective de dénégation vécue antérieurement par le Québec : It is not going to work. L’injure « Newfie » suit la logique de la différenciation, puisque les discours descriptifs de la domination sont similaires. Pour Vigneault, il faut se distinguer de ce semblable à tout prix, ne pas lui permettre d’être son égal, puisque cette égalité, qui trouve sa légitimité dans le contexte d’un impérialisme fédéral, est celle qui précisément menace son identité de Québécois, ce qui rend compte des dépréciations agressives de Vigneault : « Les discours ont besoin d’une altérité pour affirmer leur “identité”, leur être coïncide avec leur être-contre »56. Quels sont les possibles discursifs du Même insupportable ainsi expulsé par l’Altérité qui lui est attribuée sans recours ? Notons que des trois interlocuteurs, la violence de Vigneault reste « gaie », si l’on peut s’exprimer de la sorte, les scénaristes l’ayant sans doute calculée ainsi pour ne pas gêner le téléspectateur dans son travail d’identification, et celle de Carter reste froide et contrôlée, se révélant en fin de compte la plus dommageable. Mais la rage de Blacksmith devient de plus en plus difficilement maîtrisée, modulant symptomatiquement dans le langage du jeune homme les tonalités les plus fortes de son accent. Et pour cause : dès le début de l’échange, les deux Québécois ont martelé Blacksmith des rappels de son échec ou plutôt de ceux de sa communauté, absence de ressources, absence de technologie, absence de financement. Terre-Neuve n’est plus inscrite dans le discours que dans la carence et la déficience. Ainsi acculé – voire peut-être presque convaincu – par le topos de l’insuffisance du dominé, il ne reste plus au jeune homme qu’à bondir de fureur lorsqu’on voudra lui nier son dernier retranchement, sa territorialité : Churchill Falls is in Labrador. Labrador doesn’t belong to Quebec, it belongs to Newfoundland. Cette contestation des frontières, dont on voit régulièrement la fonction dans les discours de contestation de toute forme d’indépendance du Québec, reste le point le plus sensible de tout le processus de dépouillement dont Blacksmith est la victime. S’il pouvait encore se construire à contrecœur un identitaire basé sur la négativité, processus commun à certains groupes dominés notablement défavorisés57, l’éventualité d’une spoliation de territoire désigne une limite à partir de laquelle son existence, même négative, ne peut plus s’affirmer. D’où son déchaînement auquel répond le rappel méprisant par Vigneault de leur commune impuissance de colonisés : London gave it to you. Garand analyse ainsi les fondements de la fureur dans la polémique : « Au cœur du polémique, il y a l’être, touché par le manque. Rage d’expression et rage d’être vont de pair. Il s’agit 147
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non seulement d’exister, mais de symboliser cette existence, lui donner un poids historique. Les corps individuels, sociaux, discursifs aspirent à l’être, au sein de l’étant. »58 L’attribution du Labrador au Québec ou à Terre-Neuve s’est avérée une des pierres d’achoppement majeures dans les tentatives d’entente chaotiques entre les deux provinces, en raison précisément d’un poids symbolique qui consolidait ou confortait cette condition de colonisés dans ce qu’elle a de plus immédiatement perceptible, et tangible. Plus tard dans la série, on accusera régulièrement Terre-Neuve de ne pas vouloir reconsidérer cette question des limites territoriales, et on entendra Carter émettre sans vergogne un discours punitif sur la question : Ils veulent pas céder sur la question des frontières du Labrador, on cèdera pas sur nos tarifs (épisode cinq). La tension manifestée par Blacksmith se justifie clairement à la lumière de cette perspective : il était là pour négocier, le scénario nous a préparés à assister au « spectacle » de cette négociation et à celui de sa défaite inéluctable, donnée ici pratiquement sous le signe du divertissement. Cependant, comme un ajout impromptu au spectacle, Blacksmith était là aussi pour tenter de montrer ce qu’il avait de commun avec son vis-à-vis, ce qui pourrait se résumer par la formule : « Nous aussi nous voulons tenter l’aventure mythique de l’hydroélectricité ». Pour paraphraser Garand, il était là pour marquer son être, et on le lui refuse avec une hauteur méprisante, d’où la fureur qui lui fait littéralement perdre son langage. Ce qu’il est ou veut être – un colonisé voulant sortir de sa condition et être un participant égal dans le dialogue – lui est rigoureusement nié. On doit apprécier aussi comment cette négation de l’Autre, en qui on refuse de voir le Même, est aussi attribuée à une responsabilité double, comme si le scénario avait sciemment veillé à ce que l’odieux n’en retombe pas uniquement sur le « pure laine » Vigneault, mais qu’il soit bien partagé, et même de façon considérable, avec Carter, l’Anglo-Québécois dominant. La complicité qui s’établit entre les deux compères – autre forme surcodifiée de l’ancien adversaire récupéré en partenaire agissant – se désigne comme efficacité double. L’association entre les anciens opposants crée une unité triomphale qui répondrait, dans le discours narratif, à l’intention claire de contrer les accusations antérieures et postérieures d’ethnicisme. Le Québécois dit « de souche » est ainsi déchargé de tout soupçon, par l’évidence de ce désir d’effacer les vieux griefs, entre vieux amis que l’histoire a jadis opposés. Le sacrifice du Terre-Neuvien anglophone sur l’autel de la raison politique du dominant québécois se retrouve ainsi dé-ethnicisé : le doute sur la nature proprement raciste de l’élimination de Blacksmith a été ainsi levé, ce qui permettra au téléspectateur de se délecter de cette victoire sur l’Autre. Ainsi, ce n’est pas le racisme de Vigneault qui est le coupable, c’est la froide violence symbolique représentée par Carter qui est la raison d’État incontestable, c’est sa brutalité courtoise, sa position de 148
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force dotée de machiavélisme, qui fait le travail d’élimination et de disqualification de l’Autre, du moins pour le téléspectateur. Dans ce réajustement, les manières insultantes de Vigneault ne jouent en fait que le rôle de ces petites primes qui accompagnent un bon coup, comme le droit accordé aux soldats de piller raisonnablement une ville déjà conquise. Tel est l’étrange festin auquel nous convie la scène du dîner de négociations avec Terre-Neuve : un Autre à qui on refuse le mimétisme, que le représentant métonymique du collectif national ethnicisé, le « pure laine », dépècera avec une jubilation d’autant plus grande qu’il remet ouvertement à son partenaire, l’ancien Autre enfin devenu le Même, le soin et la responsabilité de porter les coups les plus fatals, au nom du refus à cet Autre de sortir de la subjugation coloniale contre laquelle pourtant le Québec avait tant lutté. La défaite de Terre-Neuve, son exclusion aux mains des détenteurs du nouveau savoir et des capitaux se présente comme une image spéculaire de ce qu’avait été le Québec de la décennie précédente, que le discours global du scénario ne représente que pour mieux la réfuter. Rappelons, à l’égard de ce rendez-vous manqué avec le jumeau colonisé, ce qu’avance Marc Angenot : « Le patriotisme est un secteur du pathos où la sottise est méritoire. Un certain degré de bêtise agressive qui en toute autre circonstance serait répréhensible, est ici admise, car l’exaltation nationale supporte tout […] c’est une des fonctions du discours social de produire cette illusion de convivialités nationalitaires.59 » Sans doute faut-il limiter ici les avancées d’une semblable critique du soupçon pour confronter cette scène d’assujettissement du Même posé en Autre à une autre lecture susceptible de la sortir tant soit peu de la manifestation revancharde gratuite. On l’a amplement montré dans les précédents chapitres, et Les bâtisseurs d’eau s’inscrit sur ce fondement, la promotion d’Hydro-Québec est fondée sur la confusion récurrente et calculée entre discours d’entreprise et sentiment d’appartenance nationale. Ce constat n’est pas une accusation spécifique ; la plupart des entreprises nord-américaines d’une certaine taille ayant recours régulièrement à cet argument publicitaire. La scène particulière de mise sous tension de la ligne 735 kV, soigneusement présentée comme une collaboration étroite entre les ingénieurs francophones et anglophones, Beaulieu et Fletcher, est éloquente à cet égard : l’affirmation nationale relaie immédiatement le discours de l’exploit technologique. Charles Beaulieu : Lévis confirme la mise sous tension de la première ligne 735 KW au monde. Émilien Vigneault : C’est le Québec qui l’a réussi ! (épisode cinq) En tenant compte du fait que Vigneault est le personnage à qui est invariablement dévolue la fonction d’actualiser la thématique nationaliste, on perçoit bien pourquoi c’est lui, et non Claude Beaulieu qui aurait été
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le choix le plus vraisemblable, de par son statut de représentant gouvernemental, qui s’oppose à Blacksmith. On saisit tout de suite en quoi cette permutation aurait perdu de son relief choquant, sinon de sa violence dissimulée. C’est que si la joute inégale entre Vigneault et Blacksmith illustre – par inadvertance, craignons-nous – le refus d’indifférenciation du Même, du dominé ainsi reproduit spéculairement et que l’on jubile de maintenir dans cette position, elle fait ressortir aussi de façon plus lancinante le besoin de reconnaissance qui, comme le démontre Charles Taylor, peut être perçu à l’époque moderne comme un des fondements de l’identité à la fois individuelle et collective. La scène des négociations avec TerreNeuve étant sans contredit un affrontement entre collectivités, elle permet d’articuler le caractère primordial de cet élément dans l’élaboration de l’identitaire. Taylor fait ainsi le pont entre l’individu et son groupe : « Cependant, à partir du moment où on aspire à se définir, un décalage devient possible entre ce que nous prétendons être et ce que les autres sont prêts à nous accorder. C’est l’espace de la reconnaissance exigée, mais néanmoins susceptible d’être refusée »60. Plus loin dans son étude, il passe ainsi à un autre niveau pour établir le parallèle entre le « je » et le « nous » : L’individu et le Volk : deux identités qui se cherchent, qui ont comme tâches de définir en quoi consiste leur originalité et de bien s’y agripper. Et, en même temps, deux agents qui existent parmi d’autres, dans un champ d’échanges à l’intérieur duquel ils ont besoin de la reconnaissance d’autrui. Les volkers (peuples) : comme les individus, sont conviés à se reconnaître mutuellement, dans leurs différences irremplaçables, mais complémentaires […]61.
La scène du dîner de négociations avec Terre-Neuve, présentée comme un affrontement entre deux collectivités ayant pourtant un certain nombre de points en commun, permet d’articuler non seulement le caractère primordial de cet élément dans l’élaboration de l’identitaire et son affirmation subséquente, mais aussi ce qu’il convient bien de mesurer dans le contexte de 1965 comme le refus d’accorder à l’Autre ce que l’on demande de façon véhémente pour soi-même, c’est-à-dire tout simplement le caractère encore immature de cette identité qui, toujours selon Taylor, est encore en devenir. Ce refus de reconnaître la territorialité de Terre-Neuve, refus devenu l’enjeu des échanges, du moins dans la représentation de la série62, convie à deux interprétations de la scène, qui peuvent dépendre en fait de l’état du discours social de 1997 portant sur l’Altérité et l’Identité, réfracté sur 1965. D’une part, on distingue aisément comment le discours narratif du scénario des Bâtisseurs d’eau représente sans équivoque Hydro-Québec comme le média principal de cette soif de reconnaissance du peuple québécois, que Taylor juge toujours très profonde. La scène peut se lire à un
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premier degré comme l’imposition forcée et victorieuse de cette reconnaissance à un autre groupe qui exigerait la réciprocité mais à qui on la refuse triomphalement et punitivement, scène qui offrirait ainsi un indéniable effet cathartique compensatoire, toujours symptomatique de l’insatisfaction de ce besoin identitaire. À cet égard, la réduction au silence de Blacksmith par les deux Québécois a pu être conçue et perçue comme éminemment satisfaisante. D’autre part, un second regard posé sur cette scène, venant par exemple d’un téléspectateur n’appartenant pas à l’ethnie majoritaire au Québec63, en retiendrait surtout le rôle indiscutable de bouc émissaire auquel est réduit Blacksmith, envers lequel la non-reconnaissance produit en retour la reconnaissance du « Nous » collectif, comme si l’identité québécoise devait passer par la négation identitaire de l’Autre. Si la première lecture suscite une euphorie réparatrice de vexations antérieures, remémorées inconsciemment par Vigneault, l’autre interprétation indique un potentiel d’exclusion assez virulent qui ne peut être nié, mais dont l’animosité même réussit mal à permettre une distanciation dans laquelle pourrait s’instaurer la dénonciation claire du sort réservé au Terre-Neuvien métonymique, contrairement à ce qui se passe pour le traitement des femmes dans la série. Les multiples représentations de la domination masculine sont tellement chargées qu’elles permettent avec justesse d’instaurer ce recul dénonciateur. En ce qui a trait à la scène avec Blacksmith, cette séquence, aussi lourde de ressentiment nous semble-t-elle, ne l’est paradoxalement pas assez pour installer précisément cet intervalle dans la réception du téléspectateur qui permettrait de reconnaître comme tel ce ressentiment et d’en affronter la signification en termes identitaires. Faut-il y voir un tenace résidu d’une forme identitaire qui se nourrirait toujours de la mort de l’Autre sous une forme jubilatoire ? C’est la déroutante question qui se pose ici devant ce refus de contempler le Même.
LES SAUVAGES… LES INDIENS… LES AMÉRINDIENS Si le sort de Terre-Neuve avait été si légèrement expédié pour faire de sa représentation un strict instrument de confirmation de l’identité du collectif québécois, il restait aux Bâtisseurs d’eau une dernière étape de travail représentatif à réaliser pour livrer un panorama plus complet des discours sociaux gravitant autour de l’historique d’Hydro-Québec. Jusqu’ici on avait pu répertorier un certain type de discours sur la question des femmes, sur le progrès, sur l’affirmation identitaire, sur la modernisation comme sur l’altérité. Cependant, la représentation inévitable de l’épisode six de la télésérie, couvrant les années soixante-dix jusqu’à quatre-vingt, soit la malencontreuse épopée de la Baie James, allait forcer le discours global du 151
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scénario à non seulement affleurer, mais à aussi intégrer d’autres types d’énoncés que la vraisemblance historique allait imposer à la représentation. Parmi ces discours, le plus malaisé à traiter était sans contredit le discours tenu par Hydro-Québec sur les Amérindiens, tout comme le discours des Amérindiens sur Hydro-Québec, tous les deux amplement relayés par les médias, et si historiquement lourds de contestations, d’accusations mutuelles et de conflits qu’ils constituaient un véritable piège promotionnel pour l’entreprise, et ce, tout particulièrement après la Crise d’Oka de 1990, dont la teneur avait historiquement changé la donne pour les futures négociations entre le Québec et les Autochtones, comme ce fut d’ailleurs le cas pour le reste du Canada. D’autre part, en 1997, peu de téléspectateurs québécois auraient été en mesure de prévoir la teneur de l’entente historique de janvier 2002 entre le gouvernement du Québec et le peuple cri de la Baie James, dans laquelle les deux parties se reconnaissent mutuellement comme nations, ce qui indique bien comment, dans le cours de l’histoire, l’impossible risque parfois de devenir le probable. Mais, en 1997, tout énoncé sur les Amérindiens au Québec était considéré comme un « point sensible » discursif, et sa représentation téléromanesque par une entreprise telle qu’Hydro-Québec relevait davantage de son caractère incontournable, lié qu’il était à l’épineux épisode à rebondissements dépeignant la construction du gigantesque complexe hydroélectrique de la Baie James, considéré autour de 1972–73 comme le plus grand chantier de construction au monde. Disons tout de suite que cette représentation soulevait en termes promotionnels d’énormes défis monstratifs et idéologiques que le scénario a plus ou moins bien relevés. Plus particulièrement, la mise en discours des idéologèmes sensibles de l’époque portant entre autres sur le syndicalisme, l’environnementalisme, les politiques gouvernementales et les Amérindiens posait des problèmes spécifiques en ce que les discours rapportés sur ces thématiques trouvaient une continuité dans le présent des téléspectateurs ; une telle prolongation rendait toujours problématique une distanciation évidente et salvatrice. Pour les épisodes précédents de la série, couvrant la période des années cinquante et soixante, on a vu que cette distanciation devenait manifeste pour les pires stéréotypes du duplessisme ou du colonialisme, stéréotypes que le destinataire pouvait aisément juger comme dépassés et condamnables, voire ridicules. Cependant, quand on s’arrête tant soit peu aux véhémences diverses suscitées dans le discours social par les revendications amérindiennes sur le territoire canadien ou les droits de coupe de bois ou de pêche, à l’est comme à l’ouest du pays, on mesure à quel point l’attribution discursive du scénario sur la représentation des Cris était susceptible, au sein de l’auditoire québécois de 1997, d’interprétations qu’il fallait contrôler selon certains critères d’acceptabilité. Il fallait ainsi pouvoir rallier les positions les plus diverses sur la question amérindienne afin de donner l’impression, sinon l’illusion, d’un consensus 152
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discursif général au sein de la population susceptible de donner à cette même communauté québécoise une perception d’elle-même qui n’offrirait pas trop de prises aux accusations de ressentiment envers les minorités ethniques, accusations qui pleuvaient au sujet du Québec, tout particulièrement depuis le référendum de 1995. Donner une image acceptable de la position d’Hydro-Québec sur les Cris du Québec, tout en respectant la vraisemblance historique des discours, comme on l’avait fait sans problèmes apparents pour d’autres thèmes liés à l’histoire d’Hydro-Québec, tel était le défi des scénaristes pour un scénario promotionnel d’une entreprise nationalisée qui n’avait pas cru bon, depuis 1964, de faire dans ses messages publicitaires une seule référence à l’existence des Amérindiens au Québec. L’épisode six des Bâtisseurs d’eau, le dernier de la série, est essentiellement consacré au récit de la construction du complexe hydroélectrique de la Baie James. Il met en scène les trois personnages principaux qui ont servi de support discursif à l’essentiel du travail narratif précédent : nous retrouvons donc Émilien Vigneault, Antoine Beaulieu et son épouse Évelyne Beaulieu. La scène a lieu en 1980, au moment où le trio septuagénaire, maintenant à la retraite, est interviewé par Françoise Beaulieu sur sa participation à l’épopée d’Hydro-Québec depuis ses débuts. La division du travail discursif et son attribution prennent une fonction primordiale pour dégager le sens de la scène en ce que cette attribution va permettre de régler la valeur et la légitimité des discours qui seront émis sur les revendications autochtones selon le degré de crédibilité individuelle des trois énonciateurs que le scénario a soigneusement établi depuis les cinq épisodes précédents. Ainsi souvenons-nous que Vigneault a toujours incarné la voix du progrès, technique ou social, tout comme il a incarné l’ouverture au changement. Du coup, Vigneault s’affiche comme un tenant du modernisme et relègue Beaulieu, moins scolarisé, à la douteuse tâche de chanter les louanges du passéisme, tâche à laquelle l’excavateur se dévoue jusque dans les années soixante-dix, imperméable qu’il est aux changements qui investissent la vie sociale et politique autour de lui. Rappelons ainsi que le résultat évident d’un tel déphasage discursif est la disqualification régulière de Beaulieu auprès du téléspectateur comme énonciateur et comme actant idéologique. Son épouse Évelyne assume pour sa part le rôle de porte-parole symbolique de l’ambivalence liée à la condition féminine dans le matriarcat psychologique particulier qui se manifestait au Québec dans les années cinquante. Évelyne a la fonction d’ironiser sur les discours conjugaux pour en sursignifier les lacunes (épisode trois : Antoine, on dirait que t’es dans un autre siècle !), tout en demeurant dans les limites de la doxa commune du bon sens général qui craint les dépaysements qu’entraînerait une remise en question trop radicale de l’ordre des choses. À cet égard, sa validation discursive auprès du destinataire reste importante, car dans les épisodes précédents, l’épouse de Beaulieu est 153
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rarement prise en défaut par rapport à l’acceptabilité générale liée au discours social contemporain, qualification qui ne sera pas sans conséquences lorsque lui reviendra d’émettre une opinion sur l’entente établie avec les Cris de la Baie James. Forts de ces précisions sur le statut relatif des énonciateurs, et leur légitimité discursive, nous pouvons donc examiner de plus près le dialogue d’une scène clé de l’épisode six des Bâtisseurs d’eau. Antoine (faisant référence aux problèmes de relations de travail qui ont interrompu les chantiers de LG-2 en 1972) : Émilien, lui, il est à l’aise là-dedans, il patauge là-dedans comme un poisson dans l’eau. Il est ben lui dans ça… Moé, ch’pas capable. La SEBJ, SDBJ, Hydro-Québec, le Gouvernement, le syndicat, les écologistes, les Sauvages, euh… les Indiens, ben… les Amérindiens. Françoise Beaulieu : C’était quoi le problème avec les Cris ? Évelyne (extériorisant sa colère) : J’veux pas en parler, ça m’enrage trop… Ça a pas de maudit bon sens c’qu’ils leur ont donné… Maudites affaires politiques ! Émilien (conciliant) : Y pouvaient pas faire autrement, Évelyne… Ils ont acheté la paix ! Évelyne (rageuse) : Ils l’ont payée cher en maudit ! Émilien : Ils l’ont pas payée si cher que ça… Le monde pense que les Cris sont millionnaires… Ben, ils sont pas pauvres… Antoine : Pourquoi les Québécois auraient été obligés de payer… si on ouvre une mine en Gaspésie, on est toujours ben pas pour faire un chèque à tous les Gaspésiens qui viennent… Émilien (l’interrompant) : On a inondé leurs terres, Antoine, c’était ben le moins… Ces gens-là, y vivent pas, y pensent pas comme nous autres… Faut respecter ça. Moé, moé, la manière dont je vois ça, c’est qu’on leur a donné les moyens d’être autonomes… (Suit un très succinct historique des négociations, films d’archives à l’appui) Pour procéder à un examen plus attentif de ce court dialogue, dont on évacuera l’aspect télévisuel pour n’en étudier que la dimension strictement discursive, on aura recours à certains concepts développés par Paul Chilton64 pour parler des schémas cognitifs des discours racistes, dans une analyse qui tient compte du type de métaphores liées à ces discours particuliers. Avant d’aller plus loin, précisons cependant que l’emploi du terme « raciste » n’indique pas une volonté de vouloir ainsi qualifier d’emblée cette petite séquence portant sur les Cris de la Baie James, mais renvoie plutôt à la démarche de Chilton voulant saisir le fonctionnement de la discursivité disons différentialiste telle qu’elle s’est manifestée largement
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dans une certaine presse française du début des années quatre-vingt-dix. Ajoutons que la perspective de Chilton ne peut rendre totalement compte du présent extrait, ne serait-ce qu’en raison de sa forme polémique qui oppose des coénonciataires dans le cadre d’un discours narratif plus vaste. C’est pourquoi il faut garder encore à l’esprit certaines réflexions de Marc Angenot afin d’articuler les dimensions complémentaires propres à cette représentation donnée dont on ne doit pas oublier qu’elle reste de nature et d’objectif promotionnels. Antoine Beaulieu, à l’égard duquel toute la scénarisation précédente avait permis de faire des gorges chaudes relativement à ses positions conservatrices, voire rétrogrades, limitant ainsi pour les téléspectateurs les possibilités d’identification avec lui, ouvre la séquence par une énumération éloquente des éléments extérieurs perçus dans les années soixante-dix comme des obstacles à la poursuite des travaux de la Baie James. Dans la suite : SEBJ, SDBJ, Hydro-Québec, gouvernement, syndicats, écologistes, Sauvages, on reconnaîtra le procédé sémantique de l’amalgame, tel que commenté par Angenot dans La parole pamphlétaire comme « postulat idéologique simplet qui consiste justement à poser que le désordre, la confusion et les contradictions du monde doivent être apparents »65. Ce que le recours à l’amalgame indique surtout pour Antoine, et ce qui risque aussi d’être partagé par certains téléspectateurs à qui l’on assène en quarante minutes toute la somme des péripéties et des rebondissements liés au déroulement orageux des travaux de la Baie James, c’est l’impression qu’il est totalement dépassé par les événements, qu’il ne peut plus s’y reconnaître et que dès lors, il renonce à les maîtriser. J’pas capable installe le sujet dans un ressentiment buté, issu de son « sentiment d’impuissance à maîtriser le monde et son sens » et de son impression d’être « privé de repères »66. Notons que si l’amalgame veut sciemment produire une vision de confusion en escamotant les articulations réelles entre les éléments ou les choses, il n’en reste pas moins une énumération pouvant impliquer une gradation ; si Hydro-Québec est ici comiquement mise au rang des obstacles à HydroQuébec (il faut que l’on comprenne qu’Antoine ne comprend rien), les syndicats et les écologistes jouissent déjà d’un statut d’empêchement plus net que l’on peut reconnaître, alors que « les Sauvages » qui ferment la suite sont clairement désignés, parce qu’en fin de phrase, comme l’écueil dominant du projet, point de résistance si tangible que l’énonciateur, conscient d’avoir franchi une limite et d’avoir touché à la thématique la plus explosive, s’arrête tout à coup de parler. La caméra, adoptant ici le point de vue focalisateur de l’intervieweuse et gardant le même plan, semble insister comme un interlocuteur choqué du vocable adopté par Antoine : le personnage lève les yeux vers la caméra-personnage et profère rapidement, d’un ton honteux et irrité, le terme « Indiens », puis concède, boudeur, la dénomination « Amérindiens », franchissant avec une réticence marquée 155
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presque quatre siècles d’évolution nominale, illustrant ainsi les variations éloquentes de désignation de l’Altérité autochtone, et invitant du même coup le téléspectateur, même le plus hostile, à faire de même. Mais avant d’aborder la suite du dialogue, il faut d’abord exposer les grandes lignes de la perspective de Paul Chilton qui, dans sa tentative de bien saisir les articulations des discours différentialistes, postule qu’elles sont sous-tendues par des schémas pré-conceptuels et clairement identifiables se combinant les uns aux autres pour produire une vision globale d’un « je » en relation avec l’Altérité. Ces schémas combineraient d’une part la perception de trois éléments « intérieur, extérieur, et la surface limite intervenante »67 illustrant une conception spatiale du monde clos et du contenant, avec, d’autre part, un autre schéma évoquant toujours la spatialité, mais présenté ici en termes de déplacement, supposant ainsi une perception étapiste de l’espace comme point de départ, obstacle et point d’arrivée. Chilton combine de cette manière les deux schémas, espace clos et trajet, en un tableau d’actualisations lexicales que nous reproduisons ici partiellement : SCHÉMA DU CONTENANT Intérieur
Limite
Extérieur ouvert
clos/fermé couvert corps soi-nous identité confronté ami civilisé citoyen cultivé nation État sécurité sûreté connu
séparation différence face à opposition affronté frontière contrôler conserver contenir blesser souiller
exposé autrui/eux altérité étranger barbare anarchie danger insécurité incertitude inconnu
On voit comment ce tableau va nous permettre de mieux situer la place qu’occupe dans cette scène l’Amérindien de la Baie James, et cela, en ce qu’il permet de repérer un réseau lexical, aussi ténu soit-il, à même d’indiquer cette position plus précise de l’Amérindien relayée par les dires du trio. Cependant, en raison justement de l’exiguïté du réseau relevable dans un dialogue aussi court, et parce qu’il nous faut dégager parfois les présupposés mêmes du discours, on fera appel encore une fois à Angenot pour 156
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interpréter toutes les dimensions discursives suscitées par cette mise en demeure d’avoir à parler de l’Autre. L’expression mise en demeure est utilisée ici sciemment parce que l’on peut aisément percevoir qu’un discours promotionnel tel que celui d’Hydro-Québec aurait peut-être préféré ne pas prendre le risque de cette représentation singulière de l’Amérindien, mais cette dernière fut évidemment imposée par le souci de la cohérence historique. Nous y reviendrons. La réplique de l’intervieweuse à la capitulation embarrassée d’Antoine pose d’emblée la référence aux Cris sous le champ sémantique du conflit, de la difficulté : C’était quoi, le problème ? Le contact avec l’Autre autochtone est donc maintenu dans la limite de l’intervention à un lieu qui ne peut être que celui de la friction, qualification qui se prête, à partir de ce moment, à une conception des répliques des personnages en tant qu’explication, justification et résolution particulière du conflit, seul mode possible du discours sur l’Autre. L’exclamation J’veux pas en parler, de la part d’Évelyne, un personnage que l’on a invariablement perçu ailleurs dans le scénario comme raisonnable, insiste sur la teneur névralgique du conflit qui, cinq ans après les événements68, reste quasi insoluble. De colère, elle en perd ses mots, ou plus précisément refuse de discuter, manifestant par cette autocensure l’indicible mais indéniable présence d’un ressentiment vivace, que les scénaristes supposent être toujours partagé par un certain nombre de téléspectateurs en raison de cette relative crédibilité discursive de l’épouse d’Antoine. On peut donc avancer que le couple Beaulieu a pour tâche de médiatiser les griefs anti-amérindiens entretenus dans le discours social québécois, leur accordant de ce fait une actualisation qui fonctionne à la fois comme admission et évacuation. L’intervention d’Évelyne indique également une tendance, reprise par Antoine, à dissocier le sujet énonciateur, « le soi » de l’instance individuelle, de toute décision prise par le collectif national : Ça a pas de maudit bon sens c’qu’ils leur ont donné… Maudites affaires politiques ! Cette disjonction entre l’individu et le politique, censé avoir agi pourtant selon les volontés de ces mêmes individus, évoque le gouvernement comme autorité supérieure mais séparée permettant l’expression de la colère individuelle et sa justification, mais également sa subsumation nécessaire par cette instance supérieure agissant pour le bien commun du collectif, ces agirs fussent-ils qualifiés d’incompréhensibles. On note l’accusation d’anarchie ou d’irrationalité (Ça a pas de bon sens) liée à ce contact avec l’extériorité, le pronom « leur » désignant les Amérindiens dans une nomination qui reflète le schéma proposé par Chilton, sous la désignation « autrui ». La réplique suivante d’Émilien Vigneault, présenté précédemment comme un énonciateur plus crédible, chargé en fait de médiatiser les grands paradigmes du discours global des Bâtisseurs d’eau, se pose comme un 157
Le nouveau roman de l’énergie nationale
argument tentant d’apaiser les frustrations des deux personnages : Y pouvaient pas faire autrement… Ils ont acheté la paix ! Deux présupposés à ces postulats permettent de lire les rationalisations d’Émilien Vigneault d’une façon particulière : d’un côté, on présente le groupe politique « ils » comme ayant été contraint d’agir de façon contraire à sa volonté initiale ; de l’autre, le prédicat « acheter la paix » renvoie à un état latent de conflit, qualifiant littéralement de « guerre » par couplage notionnel le point de contact avec le groupe cri et consolidant ainsi paradoxalement l’isotopie du problème. Le résultat paradoxal est qu’Émilien, voulant apaiser Évelyne, ne fait que reprendre son hostilité sur un mode plus dissimulé et impensé. Sa remarque suivante visant à contester les idées reçues sur l’extravagance du coût de la paix s’avère tout autant une confirmation amollie de ces coûts par l’usage bien québécois de la litote : Ben, ils ne sont pas pauvres… À ce point, l’intervention d’Antoine donnant la réplique à Émilien va permettre un alignement significatif de la conception idéologique du groupe à problèmes, d’abord par la réitération de la prescription de la compensation financière, ce qui remet en question toute perception de la Convention de la Baie James comme ayant été une négociation librement choisie et assumée. On remarquera en passant le glissement du « ils » gouvernemental de la décision dont on se déresponsabilise au « nous » des Québécois qui, eux, doivent subir les conséquences de ces décisions. Mais surtout, l’analogie avec les Gaspésiens met en cause un système éloquent de perception des Cris en ce que, toujours selon Angenot, elle marque « autour de l’objet de la démonstration une structure relationnelle qui sera ensuite perçue comme isomorphe d’une autre située dans un tout autre champ »69. Si Antoine présuppose l’isomorphie entre Gaspésiens et Cris, donc une certaine égalité de statut entre ce qu’il faut bien appeler le « Québécois de souche » et l’Amérindien, il n’empêche qu’il désigne une communauté, la Gaspésie, incomplètement intégrée au collectif national. Cette région n’en est pas moins située à une périphérie géographique et culturelle du Québec : le groupe analogique est situé à la fois dedans et dehors, « être-nous » mais non pas « nous » exactement, un « nous » de la frontière, ce qui renvoie encore à cette figuration problématique de la limite dans le schéma du contenant de Chilton. De plus, l’analogie entre un « nous » périphérique et l’Amérindien de l’extérieur assume pour le second la non-propriété territoriale qui est l’indicateur de la logique du discours d’assimilation dont Sylvie Vincent a bien identifié les aboutissements : C’est une assimilation à sens unique que ce discours propose : que les autochtones deviennent francophones, qu’ils endossent les institutions et les projets de société des autres Québécois […] Cette partie du discours
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nie la différence entre autochtones et Québécois francophones […] Ceux qui se disent autochtones n’ont donc aucun droit territorial particulier si bien que l’espace québécois appartient à ceux qui habitent le Québec et en vivent70.
L’assimilation du « eux » au « nous » passe donc par une dépossession radicale du territoire, résultat de l’occultation des complexités de l’histoire dont on sait qu’Antoine n’est pas un adepte. Cependant, cette possibilité d’identification par la négation de l’Autre est tout de suite écartée par Émilien qui va réinstaurer avec une insistance candide l’insurmontable Altérité des Cris en passant d’abord, il est vrai, par le lieu argumentatif de la réparation de la faute, impliquant au moins la reconnaissance des torts du « nous », ce qui confond à ce point le gouvernement, Hydro-Québec et les Québécois. On a inondé leurs terres […] c’était […] le moins, reconnaissance globale qui a le mérite intéressant de faire l’économie des détails portant sur les avanies faites aux Amérindiens, dématérialisant par l’admission générale de déprédations diverses la volonté déterminée d’avoir voulu d’abord s’y livrer. Mais plus intéressant encore reste le désir actif de prendre une distance maximale d’avec les Cris : Ces gens-là, y vivent pas, y pensent pas comme nous autres. Ce qui se veut la reconnaissance de l’Autre est en fait la réalisation du scandale de l’Altérité : être différent, voire inconnaissable, car Émilien ne dit pas en quoi ils sont différents, inscrit le « nous » comme le point central à partir duquel va s’évaluer la différence, laquelle est encore soulignée par le démonstratif ces gens-là. Ainsi sont-ils privés d’une nomination positive qui leur accorderait une désignation : les Cris de la Baie James. Le faut respecter ça doit alors être pris dans son sens étymologique et présuppositionnel : on pourrait fort bien considérer l’éventualité de passer outre à ces différences, d’ignorer les demandes amérindiennes, voire d’afficher un mépris très clair envers le groupe, mais la prescription « il faut » laisse clairement concevoir le rejet comme l’opposé pensable et l’acceptation comme le fruit d’une nécessité ne laissant pas de place au libre arbitre. À cela, l’étymologie du terme « respect », selon le Robert historique de la langue française, prend un relief particulier de « regard en arrière » (respectus) et, singulièrement, d’une conception du terme où « l’accent étant mis sur l’autorité, il désigne aussi la soumission forcée par la considération de force de la supériorité dans les locutions verbales tenir, garder quelqu’un en respect ». Émilien n’a-t-il pas commencé son intervention en affirmant que le gouvernement québécois n’avait pas eu le choix que de respecter les demandes des Cris, comme si lui-même avait été en vérité tenu en respect par la légitimité précise de ces demandes, dans une isotopie du conflit traduisant les « guerres » légales et médiatiques qui avaient conduit à la signature de la Convention de la Baie James.
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L’autre commentaire d’Émilien, Moé, moé, la manière dont je vois ça, illustre un nouveau retour à l’individualisation du propos, retour susceptible, toujours par sa crédibilité énonciatrice consolidée au cours des épisodes précédents, de remporter l’adhésion du téléspectateur en ce que cette adhésion ne paraît pas imposée par l’idéologie officielle présidant aux relations gouvernementales avec les Cris. Émilien semble nous livrer le fruit d’une réflexion personnelle qui n’engagerait que lui, et qui, du coup, paraît dépouillée de toute imposition didactique. Cependant, ce qui suit : c’est qu’on leur a donné les moyens d’être autonomes soulève ici plusieurs autres implications sur la perception évidemment ethnocentrique de la convention. D’abord, le retour au collectif « on » réaffirme la distance entre le « nous » et le « eux », correspondant toujours au schéma du contenant tracé par Chilton. L’obligation d’avoir satisfait en théorie une partie des demandes des Cris est présentée sous la désignation du don qui transforme le « nous » initialement contraint en bienfaiteur dans le rapport de la limite à l’Autre. Une telle transformation permet ainsi ce regard complaisant sur soi que Sylvie Vincent a pu identifier comme la composante d’une variante du discours québécois sur l’Amérindien, celle de la culpabilité. Si l’on considère maintenant la représentation lexicale de l’objet du don, l’autonomie, terme fétiche d’un certain discours néolibéral, on peut voir comment s’y inscrit une constellation intéressante de concepts et de présupposés qui traduisent très bien ce que Sylvie Vincent désigne comme l’embarras inhérent à tout discours québécois sur les Premières Nations. Le don de l’autonomie aux Cris fait par les Québécois, dans la traduction soigneusement subjectivisée présentée par Émilien, soulève d’abord la perception d’une dépendance antérieure du « eux » qui aurait été vécue par le « nous » comme une difficulté manifeste et lancinante ; or, dans le discours clos que représente l’ensemble du scénario des Bâtisseurs d’eau, aucune référence antérieure n’a été faite à cette dépendance préconçue et assumée, tout simplement parce qu’aucune référence aux Amérindiens n’a jamais été suggérée dans les cinq épisodes précédents. Rappelons pourtant que les centrales hydroélectriques de Bersimis et du complexe ManicouaganOutardes ont été construites sur les territoires innus71, et que les épisodes un, deux, trois et quatre de la série illustraient de multiples séquences portant sur la construction de ces centrales. C’est donc dire à quel point l’Indien du discours, comme dirait Gilles Thérien72, est précisément discursivisé sur le mode préalable de l’absence de l’Indien lui-même, du moins dans le discours promotionnel global formé par la série. En d’autres termes, l’Indien n’a pas droit à l’autonomisation fictive, comme ce fut pourtant le cas pour le Terre-Neuvien Blacksmith, c’est-à-dire à sa représentation directe comme personnage-actant du scénario, ce qui lui permettrait d’exister autrement que selon ce « manque » conceptualisé. L’autre question essentielle relativement à cette discursivité sur l’Amérindien est entraînée par le 160
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sens courant même du terme « autonomie », qui jouit, dans l’univers axiologique que l’on attribue volontiers à un « bon citoyen québécois » comme Émilien Vigneault, d’une marque sans conteste positive : l’autonomie pourrait être cet état souhaitable qu’au fond une entreprise aussi nationalisante qu’Hydro-Québec a contribué le plus activement à obtenir économiquement et symboliquement pour le collectif québécois. Cependant, l’étymologie du terme ouvre également dans ce cas une possibilité de lecture appuyant toujours le schéma de Chilton : auto et nomos, qui est régi par ses propres lois. À cet égard, et en concordance avec une certaine conception du respect, terme sur lequel Émilien revient deux fois, toujours sur le monde prescriptif : Les Cris, moi je les respecte, il faut respecter la différence…, l’emploi du terme autonomie renvoie au désir de ne point être mêlé de près aux normes de fonctionnement interne de la communauté amérindienne, de les voir, littéralement, se contenir entre eux, présenter une entité qui énoncerait ses propres règles que l’on observerait à distance respectueuse, n’impliquant pas le moindre contact entre le « nous » et le « eux ». Autonomie et respect, on le voit, servent d’alibi discursif à l’établissement lexical de l’affirmation non voilée d’une différenciation incontestée et irréductible permettant l’économie de tout contact réel avec l’Altérité amérindienne. Ce qu’Émilien pose dans une argumentation qui se veut pourtant de bonne foi et qui veut s’opposer au racisme hostile des deux autres personnages en qui les téléspectateurs doivent tout de même se reconnaître pour pouvoir s’en distancer, c’est l’étanchéité de cette frontière sans interaction possible entre Québécois et Cris, étanchéité qui correspond exactement au schéma des contenants proposés par Chilton, qu’il avait lui-même dégagé de textes français venant en particulier du Front national de Le Pen et du Parti communiste français. « Ces textes partagent donc le même terrain conceptuel et idéologique […] Ils reconnaissent donc toute une idéologie à la fois différentialiste et intégraliste : les étrangers portent atteinte à l’homogénéité voulue, à l’unicité du corps de la nation. »73 Ce commentaire de Chilton peut paraître trop fortement accusateur pour le discours sur les Cris tel que véhiculé par une production promotionnelle dont l’intentionnalité consciente ne pourrait et ne saurait exprimer délibérément une prise de position relevant d’une idéologie raciste. Mais le paradoxe est qu’Émilien, avec sa maladresse débonnaire voulant contrer l’animosité populiste des tenants de la doxa commune qui poserait que « ce sont les Cris qui nous ont exploités », ne peut que reproduire sans le vouloir les schémas de perception du contenant qui reconnaît et réinstaure l’écart entre Soi et l’Autre. Il affirme ici une impossibilité de perméabilité, Y pensent pas comme nous autres, et de questionnement de cette distance que, tout le laisse suggérer, il trouve au fond bien commode. N’exprime-t-il pas par omission cette remarque de Simon Harel : « Si l’Autre m’est insupportable, je peux tenter de le mettre à distance. N’est-ce pas ce 161
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qui a été si souvent dit à propos des Amérindiens ? Il suffit de les “déménager” un peu plus loin, ce qui ne devrait pas les contraindre, puisqu’ils vivaient déjà en territoire étranger, à la périphérie, en réserve d’une identité mal définie. »74 La série Les bâtisseurs d’eau, en tant qu’instrument promotionnel d’Hydro-Québec, prête le flanc à ces prises à partie qui l’accusent d’un éventuel contenu raciste ou à tout le moins différentialiste : en ce qui a trait aux Amérindiens, elle se commet a priori dans ses choix représentatifs qui consistent justement à ne pas représenter l’Autre, à ne pas lui donner un statut dans la fiction, qui lui permettrait de s’investir d’un discours à même de contrecarrer le ressentiment des Antoine et des Évelyne ou la rondeur naïve des Émilien. Rappelons pourtant que le scénario avait bel et bien consacré des scènes à l’incarnation du Terre-Neuvien métonymique. Mais le fait que ce scénario n’a pas inclus dans son discours narratif le Cri de la Baie James ou l’Innu de Bersimis laisse cours, comme nous l’indique Gilles Thérien, à cette présentation promotionnelle de l’Amérindien comme la personne dite de l’absence, dont l’Altérité est encore plus autre. Elle est là ou elle n’est pas là, on en parle, mais elle n’a pas le droit de parole. L’Altérité devient l’absence inévitable, consentie, ou l’exclusion. Et ce même phénomène se reflète aussi dans la troisième personne du pluriel : les « absents » du discours, ceux dont on parle sans les laisser parler ou encore les exclus, ceux dont on s’approprie le droit de parole75.
Cette omission, ce refus d’incarnation par la représentation directe du discours de l’Autre, constitue, peut-être plus que la candeur débonnaire d’Émilien incapable d’inventer un nouveau discours sur l’Amérindien malgré sa bonne foi indéniable, la véritable prise de position idéologique de la série Les bâtisseurs d’eau. La perspective réelle de ce discours au sujet des Amérindiens se dévoile dans cette option d’en faire le tiers exclu du dialogue entre le « nous » de l’entreprise et celui du collectif national, si souvent habilement confondus dans le corpus promotionnel d’HydroQuébec. Mais cette exclusion qui, avant la signature de la Convention de la Baie James en 1975 ou avant la Crise d’Oka de 1990, aurait été implicite dans le discours de l’histoire, même fictionnalisée, est maintenant prise en charge par le discours narratif, mais avec un malaise tel que l’énonciateur principal trouve moyen de reconduire toutes les préconceptions excluantes typiques au sujet de « l’étrangeté » amérindienne, alors que son intentionnalité première était précisément de les combattre. Voilà une preuve supplémentaire, si tant était besoin d’en apporter d’autres, de la nécessité de viser, pour une entreprise bénéficiant du capital symbolique d’HydroQuébec, à un dépassement d’un discours de légitimation promotionnelle reposant sur l’identitaire national vers la conception d’un discours de représentation de l’Amérindien lui laissant la parole, tout comme les scénaristes
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des Bâtisseurs d’eau ont choisi de laisser la parole aux Anglo-Québécois et aux Terre-Neuviens, encore que dans ce dernier cas, on l’a vu, on assiste également à la reconduite de l’Altérité comme présence imperméable ne servant qu’à confirmer l’identité du « Nous » sur un mode triomphateur. En 1996, on télédiffusait la série québécoise Shewaweh, qui racontait les péripéties dramatiques d’une jeune Amérindienne déracinée dans la Nouvelle-France de la fin du XVIIe siècle – périodisation qui instaurait justement cette distance rassurante facilitant l’expression d’une culpabilité déculpabilisante de tout repos, les véritables enjeux modernes des tensions entre Québécois et Amérindiens étant effectivement et logiquement absents de la série. Pourtant, récemment, une télésérie canadienne, North of 60, a relevé enfin ce défi difficile de la représentation non différencialisée et non lyricisée de l’Amérindien en contact avec la société contemporaine nordaméricaine. On peut alors toujours rêver qu’Hydro-Québec, qui s’avère un commanditaire majeur dans la vie culturelle et artistique du Québec, produira un jour une version de Shewaweh où l’action serait déplacée de Ville-Marie en 1690 à Chisasibi-Fort George en 1972, et où la jeune Amérindienne aurait un droit de parole non idéalisé par le confort de la clôture historique mais actualisé et rendu conséquent par la brûlante proximité des relations entre Québécois et Amérindiens en train de se faire et de s’énoncer. Car c’est cette incapacité de poser l’Amérindien comme sujet d’énonciation et non plus comme sujet d’énoncé qui est le signe le plus manifeste de cette adéquation dont parlait Jean-Marie Piemme entre le feuilleton télévisé et le discours dominant de la société productrice de cet objet culturel particulier. Selon Piemme, le feuilleton « est rigoureusement adéquat au texte idéologique dominant la formation sociale où il est produit »76. Alors que l’intentionnalité discursive du dernier épisode est justement de contester cette mise à l’écart de l’Amérindien produite par le différentialisme, l’attribution discursive a eu comme résultat pervers de la consolider. À cet égard, le bilan promotionnel des Bâtisseurs d’eau, qui se clôt sur cette tentative finale d’élaborer un discours d’ouverture sur les Cris de la Baie James, est quelque peu contaminé par cette ambivalence sur la signification réelle de son propos ; en fait, par comparaison aux cinq premiers épisodes qui assument sans faille le Grand Récit de l’Exploit d’HydroQuébec, ce sixième épisode consacré à la Baie James reste indéniablement teinté d’une pointe de nostalgie douce-amère. À un niveau plus global de signification, peut-être faudrait-il voir la difficulté précise de dégager le discours hydro-québécois sur l’Amérindien des présupposés d’une doxa toujours hostile comme le symptôme d’une difficulté plus étendue de tout le feuilleton promotionnel à réellement se distancer d’une position hégémonique sur les derniers volets des réalisations de l’entreprise, position générale de ressentiment qui gâcha en quelque sorte toute représentation lyrique des travaux de la Baie James. Ainsi l’exclamation rageuse d’Évelyne : 163
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J’veux pas en parler… peut être prise non seulement au sens propre au sujet des Cris, mais aussi dans un sens métaphorique qui donne à voir toutes les controverses qui ont accompagné l’élaboration du complexe hydroélectrique de la Baie James, l’Amérindien ayant le privilège douteux de subsumer, par son absence, la réalité concrète des conflits. Et, du fait de cette paradoxale fonction de l’Amérindien, retombe sur lui l’accusation à peine voilée d’être le trouble-fête de l’histoire ; et parce qu’il est vu précisément comme trouble-fête, en demandant réparation, il ne peut encore atteindre un plein statut d’égalité que pourrait lui valoir une reconnaissance entière, d’où ce symbolique dédommagement d’Hydro-Québec, si symboliquement bâclé.
D’LA VRAIE BELLE OUVRAGE De tous les épisodes des Bâtisseurs d’eau, c’est le dernier qui offre les effets discursifs et télévisuels illustrant avec le plus d’évidence la complexité et le caractère problématique accru du référent historique qu’est l’évolution d’Hydro-Québec après 1970, euphémisme qui désigne en fait la saga de la Baie James. Outre le caractère gigantesque de l’entreprise (Le plus gros chantier au monde !), les évènements entourant le développement hydroélectrique de cette région spécifique du Québec sont de fait beaucoup plus riches en rebondissements spectaculaires et en péripéties diverses que toute l’histoire précédente d’Hydro-Québec, et il est évident, au visionnement de cet épisode six, que les scénaristes ont sciemment décidé de ne pas relever le défi monstratif de livrer une épopée fictionnalisée de cette décennie. Trop de lieux, trop de réalisations, mais surtout trop de polémiques, de vicissitudes, de contestations, une conjoncture dont les complications allaient s’intensifiant, auraient en fait largement dépassé les moyens d’un feuilleton télévisé : l’histoire réelle de l’établissement hydroélectrique de la Baie James appartient en fait plus à l’Histoire qu’à une tentative cohérente de fictionnalisation. Et nous le savons aussi maintenant, le développement de la Baie James marque pour les Québécois la fin du discours de consensus au sujet d’Hydro-Québec : l’accord entre les visées de l’entreprise et les aspirations de la population sera marqué dans cette décennie de 1970 par une brisure qui ira s’élargissant et dont la conscience hantera le reste des discours promotionnels de l’entreprise, comme on le verra plus loin dans cet ouvrage. Il n’empêche, comme c’était le cas pour la question amérindienne, que le référent de cet épisode tumultueux de la Baie James était incontournable et qu’il devait être inclus, d’une manière ou d’une autre, dans Les bâtisseurs d’eau. À cet effet, les scénaristes ont choisi la solution du discours rétroactif que l’on a vu mis en place dans la partie précédente, ce qui au premier 164
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abord facilitait la monstration de l’épisode six : pour sa presque totalité, on allait avoir massivement recours à des films d’archives montrant les diverses activités qui avaient entouré le développement de la Baie James : construction de la route Matagami-LG2, dynamitages en série, construction des digues, détournement des rivières, scènes montrant des ouvriers au travail, intense circulation aérienne, toutes ces images illustrèrent sans problèmes le caractère démesuré du harnachement du bassin hydrographique de la Baie James et à cet égard pouvaient sans conteste se priver d’un translation fictionnelle qui n’aurait pu être à la hauteur. Restait cependant à accoler un commentaire à ces images qui les orienterait vers le surplus de sens discursif souhaitable capable d’aiguiller l’activité promotionnelle dans la direction idiologique voulu par Hydro-Québec, d’ou le discours rétrospectif de Vigneault et de Beaulieu sur les événements. Cette réalisation pour soi d’un consensus discursif interrompu par les conflits évènementiels est inscrite dans les paroles mêmes des deux patriarches interrogés par la journaliste Françoise Beaulieu. Antoine dira en début d’entrevue : Mes plus beaux souvenirs, c’est la Manic…, illustrant ainsi sa conception de la construction du complexe Manic-Outardes comme le véritable âge d’or d’Hydro-Québec, perspective fréquemment réitérée dans d’autres publicités de l’entreprise, tout particulièrement comme on l’a vu dans la campagne de 1995, L’énergie qui voit loin. Devant l’insistance de Françoise à amener l’échange sur le sujet précis de la Baie James, Émilien Vigneault va céder sans résistance en précisant : J’vas pouvoir dire ce que j’pense, remarque qui se pose dès lors comme la véritable enseigne discursive de ce qu’on peut désigner comme le récit de la Baie James, cependant livré sous les auspices de la perception particulière d’Émilien, lequel, rappelons-le, jouit de la position d’interprète du « bon sens populaire » et de la doxa commune qui lui a été allouée par la distribution du travail discursif de toute la série. Dès lors, pour le téléspectateur, la parole de Vigneault continue à bénéficier d’une crédibilité supérieure à celle des deux autres personnages, comme l’ont illustré ses considérations sur les Cris de la Baie James. Mieux encore, la promesse de s’exprimer sans censure (dire ce que j’pense) vise à donner à ses propos un caractère d’authenticité indéniable, garantie de la dimension de vérité de la perspective particulière du récit de la Baie James, cautionné ainsi par Hydro-Québec. Vigneault ne peut pas passer sous silence toutes les polémiques liées au projet de la Baie James : conflits politiques, improvisations gouvernementales, délais d’achèvement, augmentation exponentielle des coûts, négociations houleuses avec les Cris, injonctions de la Cour supérieure du Québec, saccage des chantiers, protestations des environnementalistes, inégalités des conditions des travailleurs. Il va cependant user d’une stratégie qui va lui permettre, dans son récit, de dominer les aléas de la conjoncture, comme dirait Angenot, en ramenant les événements historiques de causes 165
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diverses et de natures variées au rang d’une téléologie donnée comme obstacle global aux visées de l’entreprise, laquelle se dote du même coup d’une mission transcendante : On a essayé de nous empêcher par tous les moyens de travailler, mais on l’a faite pareil ! Ici, toutes les circonstances historiques, tous les acteurs évènementiels issus de contextes précis et repérables qui sont intervenus dans la saga de la Baie James deviennent déhistoricisés sous l’écran flou du « on » qui n’est plus de la sorte qu’un opposant quasi privé de légitimité envers l’objectif supérieur d’Hydro-Québec, lequel n’est plus ici précisé comme le développement hydroélectrique à tout prix du Québec, mais comme l’indiscutable fin du travail. À cette fin donnée comme dominante, toutes les circonstances surgies perdent leur justification historique et leur ancrage dans le réel, pour devenir un adversaire mal advenu et qui n’avait même pas de raison d’être puisque de toute façon il a été vaincu. À cet effet, toutes les bousculades de la part d’Hydro-Québec, ses refus de céder aux protestations, ses manifestations d’impérialisme se trouvent justifiées par de vagues concessions : C’est certain qu’on a bousculé un peu […] On n’a pas toujours été correct […] (épisode six), dont le contenu concret devient évanescent devant la valorisation ultime promue au titre d’essence : Y ont fini par faire d’la maudite bonne ouvrage… Ouais… pour ça c’est d’la belle ouvrage ! (épisode six) Jean-Marie Piemme, dans son analyse idéologique des feuilletons télévisés, s’est penché quelque peu sur les représentations du travail dans les téléséries françaises et sur la façon dont ces représentations, du fait que pour lui le feuilleton télévisé est dépourvu de critique face à l’idéologie dominante, sont toujours issues d’un brouillage idéologique qui consiste à télescoper le contexte historique réel dans lequel s’effectue ce travail. Ainsi, il convient de rappeler que Vigneault, Beaulieu et Carter, du fait de leurs positions respectives à Hydro-Québec, ingénieur-cadre, chef de chantier et entrepreneur en excavation, ne sont vraisemblablement pas des travailleurs syndiqués de l’entreprise, et jouissent en fait d’une position d’autonomie privilégiée par rapport à Hydro-Québec. Il est notable que Carter les rappelle l’un et l’autre de leur retraite tranquille pour qu’ils participent avec lui à la dernière aventure de la Baie James, qui est vraiment perçue comme telle par les deux hommes. Cette condition particulière les place dans une position de hauteur par rapport aux enjeux réels qui se manifestent à la Baie James : ce qu’on leur demande (en fait, on les supplie), c’est d’aller exercer leurs talents particuliers d’organisateur et d’excavateur sur les lieux, deux fonctions que toute la série a présentées comme un sacerdoce : les deux hommes, tout comme les ingénieurs, sont illustrés comme faisant passer leur travail avant toute autre chose, non pas comme gagne-pain mais comme fonction sublimée : Antoine ne va-t-il pas parler de sculpter la montagne au sujet de son dynamitage ? C’est en célébrants du métier que Beaulieu et Vigneault se rendent à la Baie James, et non pas en 166
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tant que citoyens soumis à des responsabilités civiques, d’où l’indulgente remarque des « bousculades » sans conséquences auxquelles l’entreprise a dû se livrer pour parvenir à ses fins. En fait, pour paraphraser Piemme, le caractère implacable des conditions de l’exploitation hydroélectrique de la Baie James (dilapidations du territoire, non-respect des droits autochtones, refus du discours environnementaliste) est présenté comme subsumé par « le principe de l’ouvrage ben faite » donné en tant que valeur transcendante. Ainsi l’indique Piemme : En valorisant la responsabilité et la conscience professionnelle, le feuilleton télévisé reprend à sa façon le discours patronal tel qu’il s’écrit depuis le XIXe siècle dans les brochures aux ouvriers et tel qu’on le retrouve dans maints écrits. Ce discours a pour caractéristique principale de magnifier le travail, abstraction faite de l’inscription économique de celui-ci. Tout se passe comme si le travail n’entrait pas dans un processus de plus-value et dans des rapports de subordination aux possesseurs des moyens de production, pour n’être que l’activité par laquelle le travailleur peut appréhender et goûter un peu de ce bonheur qui lui est dû. En insistant sur la fierté et la satisfaction que procure un travail bien fait, comme si ce travail avait été librement choisi, en taisant les conditions réelles du travail et les conditions d’exploitation dans lesquelles il est pris, le discours patronal assure par une domination idéologique complémentaire aux moyens de coercition mis en œuvre au sein de l’entreprise, et d’une manière plus générale au sein du droit bourgeois déterminant la structure de la formation sociale77.
Ces remarques, on le voit, ne peuvent s’appliquer que partiellement à cet épisode des Bâtisseurs d’eau, en ce que dans le cas des travailleurs qui nous occupent, on ne saurait vraiment parler d’exploitation. Il est vrai que la série a peu insisté sur le sort des travailleurs moins qualifiés qui constituaient pourtant la forte majorité des équipes de chantiers. Ce sont plutôt les conditions d’exploitation non pas des ouvriers, mais du territoire qui sont ici masquées, et qui sont curieusement ici énumérées par Vigneault : Quand le gouvernement a commencé à faire de l’ingérence, là, là, non, là, là, on avait juste le goût de donner notre démission. On était pris entre deux feux, tu comprends… J’te donne un exemple, là… D’un bord, à cause de l’environnement, on nous obligeait à modifier nos plans, ça, ça coûtait plus cher, les échéanciers se tenaient plus … De l’autre bord, on nous disait : « Ça coûte trop cher, pis en plusse, ça prend trop de temps ! » En plusse de ça, y avait toujours quelqu’un pour se lever, pis pour nous accuser de… comment y disaient ça, donc… de… génocide culturel, on allait déporter des milliers de personnes… Y a juste eu les Cris de Fort George qui ont dû s’installer à Chisasibi dans un village construit spécialement pour eux autres ! (épisode six)
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Voilà donc en fait ce que dissimule la prévalence accordée à la « belle ouvrage » : l’arrière-plan idéologique dans lequel s’inscrivent les conflits avec les écologistes, les hommes politiques, les premiers occupants du territoire. Dans l’esprit de Vigneault, ces groupes ne s’opposent pas tant à Hydro-Québec et à ses visées historiques qu’à tout simplement l’amour du travail bien fait, à la fierté de l’artisan qui exprime là son authentique valeur humaine. Pourtant, les objectifs et les fonctions concrètes de l’entreprise inscrites dans une idéologie identifiable de production et de domination exerçaient toujours leur priorité dans la réalisation des différents projets, fût-il celui de la démesure comme le développement de la Baie James. Il faut penser que ces oppositions et ces contestations ont pu, en fait, à partir d’un certain moment, sembler quasi insurmontables à l’entreprise pour qu’elle choisisse d’en donner un récit promotionnel où le seul objet valeur soit la valeur Travail, valeur tautologique et aporétique s’il en est. Car le travail est toujours à recommencer pour reproduire sa valeur, et dans le cas d’Hydro-Québec, le travail épique produisant barrages, digues et centrales, ouvrages toujours spectaculaires, toujours sources de fierté, pourrait se reproduire à l’infini ainsi que les satisfactions morales qui l’accompagnent si ce n’était la finitude du territoire québécois et de ses ressources. Mieux encore, comme pour parfaire cette sanctification de l’accomplissement, l’épisode final des Bâtisseurs d’eau va se clore sur ce dernier procédé de transcendance des aléas historiques visant à justifier et à conférer une dimension intouchable à l’accomplissement, procédé cher aux discours promotionnels d’Hydro-Québec. Il s’agira ici de représenter le projet de la Baie James sous les auspices sacralisés de l’Héritage, de la valeur à léguer, de l’exemple-modèle à offrir aux futurs Québécois : tout le développement de la Baie James devient ainsi essence à transmettre maintenant dépouillée de son historicité encombrante. Beaulieu récapitule ainsi en ces termes non seulement la saga de la Baie James, mais toute l’histoire d’Hydro-Québec : Un jour, les jeunes y vont s’rendre compte de c’qu’on a faite nous autres les vieux… Quelques minutes plus tard, Vigneault renchérit : J’espère… j’espère que les jeunes vont s’rendre compte de ce qu’on a faite pour leur génération à venir… Sur cette projection dans l’avenir se termine Les bâtisseurs d’eau, transformant vicissitudes et péripéties en offrande aux Québécois : l’entreprise de propagande est ainsi bouclée, mêlant fiction et réel historique, ayant cherché à tirer une épopée de la mise en place de l’entreprise et ayant voulu donner un caractère fabuleux à sa prise de possession sans précédent du territoire du Québec. Le récit dernier, malgré tous les procédés de brouillage discursif mis en place pour le sublimer dans l’absolu du Devoir bien rempli
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– on avait une job à faire, insistera Beaulieu –, n’en laisse pas moins transparaître une note douce-amère où s’entremêle l’habituelle nostalgie accompagnant presque toujours les rappels au passé d’Hydro-Québec, nostalgie du consensus pour un peuple ayant été unanime dans sa croyance en les réalisations hydroélectriques, et une certaine mélancolie issue de cette conscience conflictuelle entre le désir de l’objet perdu qu’était la gloire sans conteste obtenue par les grandes réalisations de l’entreprise et le savoir que cette gloire a été quelque chose du passé que l’on ne pourra plus renouveler et que l’on ne peut que ressusciter pour l’offrir en hommage à ces jeunes dont on sait qu’ils chercheront ailleurs une autre confirmation de leur capacité à faire et à réaliser. Ainsi, en 1997, Hydro-Québec, en créant ses Bâtisseurs d’eau, exprimait, à son cœur défendant sans doute, cette sourde conscience que peut-être, dans une certaine mesure, elle avait cessé d’appartenir à l’avenir.
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Chapitre 4 Deux discours d’inauguration Daniel Johnson et René Lévesque
L e 26 septembre 1969, Daniel Johnson, premier ministre du Québec et chef de l’Union nationale, devait prononcer dans la matinée le discours soulignant la « Cérémonie de la dernière coulée de béton au barrage de Manicouagan 5 »1. Si le discours était déjà rédigé et fin prêt pour les diffusions de presse, tous les Québécois savent qu’il ne fut jamais prononcé : Daniel Johnson père était retrouvé mort, aux premières heures du matin, victime d’une crise cardiaque qui avait emporté un organisme déjà affaibli par des problèmes de santé au cours des mois précédents2. Son ancien ennemi politique, René Lévesque, présent pour l’inauguration, a rédigé dans ses mémoires un témoignage sobre et poignant de la dernière soirée du premier ministre, sur le chantier de Manicouagan. La mort subite de Daniel Johnson, au moment même où le gouvernement du Québec et la direction d’Hydro-Québec mettaient la dernière main à préparer les cérémonies de relations publiques perçues comme l’apothéose de l’histoire de l’entreprise nationalisée, vint teinter à jamais de pathos pour l’ensemble du peuple québécois la vision de la silhouette unique de Manicouagan 5. L’immense ouvrage évoquerait dorénavant la mémoire de l’homme politique qui avait osé, après le « Maître chez nous », la menace à peine voilée d’« Égalité ou Indépendance », faisant ainsi de ce qui était considéré comme le plus gros barrage à voûtes multiples du monde un lieu doublement symbolique. Alain Chanlat mentionne avec justesse la « très grande charge émotive rattachée à Manicouagan 5 »3. Une simple lecture du discours non prononcé de Daniel Johnson est sans conteste elle aussi modulée par le tragique de la circonstance pourtant intrinsèquement liée au désir de souligner triomphalement l’achèvement de ce qui reste toujours un des fleurons majeurs parmi les réalisations d’Hydro-Québec : le plus glorieusement « montrable », le plus facilement reconnaissable et surtout, comme on l’a vu dans l’emploi qu’en avait fait la campagne de 1995, le moins associé aux controverses et polémiques du
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type de celles qui ont toujours rendu délicate et problématique une représentation du complexe de la Baie James. À cet égard, du point de vue d’une réception rétrospective du moins, le barrage que nous connaissons maintenant sous le nom de Daniel-Johnson offrait et offre toujours un capital symbolique déterminant qui justifie indéniablement la relecture attentive et peut-être même la redécouverte de cette allocution saisie ici dans sa condition même de cristallisation des discours sociaux spécifiques à cette époque précise où l’image d’Hydro-Québec auprès des Québécois atteignait un apogée qui n’allait suivre sa courbe descendante qu’à partir des années soixante-dix. Parallèlement, une autre déclaration ministérielle, prononcée par René Lévesque à l’occasion de l’inauguration de la Centrale Outardes 2, le 22 septembre 1978, donc dix ans presque jour pour jour après la cérémonie que Daniel Johnson ne put présider, impose une comparaison avec celle de 1968 en ce qu’elle est susceptible de présenter des traits différentiels, en même temps, on le suppose, que des paradigmes communs, évocateurs d’un état spécifique du discours social propre à une autre décennie d’hydroélectricité. L’année 1978, rappelons-le, marque la deuxième année d’un nouveau régime politique québécois qui se dote d’objectifs précis quant à la souveraineté du Québec, objectifs qui étaient indicibles, quoique manifestes, pendant le mandat de Daniel Johnson. Le rapprochement et la confrontation des deux textes vont permettre d’examiner les déplacements de topos, d’axiologie, de pathos discursif et surtout les variantes de mise en récit et d’historiographie propres à chacun des textes comme symptômes indiscutables d’une oscillation éloquente dans la représentation discursive d’Hydro-Québec que pouvaient se faire deux chefs d’État qui avaient participé de façon différente à sa création et à ses réalisations, et ce, à deux étapes perçues comme marquantes dans le processus de représentation discursive du Québec contemporain.
ÉMERVEILLEMENT, HYPERBOLE ET INCOMMENSURABLE La première partie du corpus, à savoir le texte de Johnson, est assez volumineuse et plutôt peu maniable sous sa forme actuelle. Il paraît toutefois judicieux, si l’on veut procéder à une réelle analyse rendant compte de la totalité des paradigmes de ce discours, de le reproduire intégralement, pour faciliter les références directes au texte. Si on procédera de même pour le texte de Lévesque, la reproduction de la totalité de l’allocution de Johnson paraît s’imposer encore plus symboliquement puisque le texte est demeuré littéralement lettre morte en ce qu’il n’a jamais été actualisé dans sa situation d’énonciation. Si le discours est toujours, depuis 1968, aisément accessible au public, on pourrait modestement souhaiter le ramener un peu à 172
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la mémoire du lecteur afin de dédommager, dans une très mince mesure, on en conviendra, du silence factuel où les circonstances l’ont maintenu. D’autre part, faut-il rappeler, à l’instar de Marc Angenot, à quel point la prise en charge du barrage Manicouagan 5 comme synecdoque inaltérable du caractère retentissant des accomplissements d’Hydro-Québec est tributaire des discours qui ont fixé cette qualité d’exception dans les esprits : « Les symboles publics n’ont jamais de signification stable (étant l’objet de polémiques qui justement en disputent) ni de valeur symbolique nécessaire (ce sont leurs discours d’accompagnement qui, par analogie, métonymie, synecdoque… cherchent à fixer des symboles sur un signifiant donné). »4 En examinant en détail le travail discursif établi pour narrativiser et fixer cette symbolisation unique dans l’histoire québécoise du « grand barrage », l’on peut voir en quoi le discours d’inauguration faisait appel à une thématique précédemment repérable dans le discours social de l’époque tout en créant ses propres nouvelles figures qui allaient à leur tour être récupérées dans les topiques d’éventuelles allocutions à venir, telle celle de Lévesque en septembre 1978. Voici donc, intégralement, le texte de Johnson. ALLOCUTION DE M. DANIEL JOHNSON PREMIER MINISTRE DU QUÉBEC CÉRÉMONIE DE LA DERNIÈRE COULÉE DE BÉTON AU BARRAGE DE MANICOUAGAN 5 le jeudi, 26 septembre 1968 Pour publication après 12 h 00 le jeudi, 26 septembre 1968 À l’automne de 1959, alors que j’étais ministre des Ressources hydrauliques dans ce qui était à ce moment-là le gouvernement Sauvé, j’avais le plaisir de piloter un groupe de journalistes à travers les chantiers d’HydroQuébec, non loin d’ici, sur la rivière Bersimis. Déjà, à cette époque, notre Hydro était une entreprise en plein élan, dont l’actif dépassait le milliard et qui pouvait s’enorgueillir de plusieurs records internationaux. Mais si les journalistes avaient été fort impressionnés par les barrages et les centrales de Bersimis, je pense qu’ils l’avaient été davantage encore par les plans du complexe Manicouagan-Outardes qu’entre deux étapes du parcours, je leur avais étalés sur la banquette arrière de l’autobus. Car dès cette année 1959, les lignes maîtresses du projet étaient déjà substantiellement arrêtées. Certains travaux préliminaires étaient même en voie de réalisation. Je me souviens d’en avoir étonné plusieurs en révélant, par exemple, que le harnachement de ces deux rivières mettrait au service du Québec une puissance additionnelle dépassant les cinq millions de kilowatts ; qu’on y travaillerait plus de dix ans ; qu’on y investirait plus d’un milliard de dollars ; et que les travaux de régularisation donneraient naissance à
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des lacs tellement vastes qu’il faudrait des années et des années pour les remplir. Tout cela paraissait si fantastique que l’on avait un peu l’impression de rêver en couleurs, de s’aventurer dans le royaume de la science-fiction. Or, ce qui paraissait un rêve il y a neuf ans est devenu une splendide réalité, comme en témoigne ce barrage à voûtes multiples, le plus grand du genre au monde et sûrement l’une des plus belles réussites du génie humain. Derrière cette forteresse de béton seront emprisonnés cinq billions de pieds cubes d’eau, qui ne pourront désormais retrouver leur chemin vers la mer qu’en s’engouffrant dans les turbines, en entraînant les génératrices et en se mettant de tout leur poids au service de l’homme, de son industrie, de son travail, de son bien-être et de sa culture. Ouvrage éminemment utile, ce qui ne l’empêche pas de témoigner aussi, par la pureté de ses lignes et l’harmonie de ses proportions, du sens esthétique de ceux qui l’ont conçu. Réalisation colossale, mais qui ne paraît pas démesurée dans ce cadre grandiose et qui est à l’échelle du Québec moderne, de ses vastes espaces et de ses immenses ressources. Comme premier ministre du Québec, je suis naturellement très fier que cette grande réussite soit une réussite québécoise, même si elle a été rendue possible grâce à la collaboration scientifique et financière de plusieurs pays. Il va sans dire que nous avons encore et que nous aurons toujours des leçons à prendre des autres ; mais il arrive aussi aux autres de venir prendre des leçons chez nous. Et ces échanges mutuellement profitables ne pourront que se multiplier à l’avenir, surtout quand l’Hydro-Québec disposera des grands laboratoires de recherche qu’elle est à aménager près de Boucherville, au coût de $28 millions de dollars, laboratoires comme il n’en existe pas encore sur notre continent et qui sont appelés à connaître un rayonnement international. Le Québec étant l’un des premiers territoires du globe pour la production et la consommation « per capita » d’énergie électrique, il faut bien qu’il soit aussi à l’avant-garde pour la recherche en ce domaine. Notre progrès économique en dépend, car la houille blanche demeure notre principale richesse énergétique. Quand les sept centrales du complexe Manicouagan-Outardes produiront annuellement leurs trente milliards de kilowatts-heure, quand nous aurons d’autre part infusé dans la vie économique du Québec les trente-deux milliards de kilowatts-heure que totalisera le rendement annuel des chutes Churchill, il nous restera encore un potentiel considérable, notamment du côté de la baie James, d’Hudson et de la baie d’Ungava. Nous savons toutefois que ces richesses ne sont pas inépuisables et un jour viendra sans doute où nous devrons recourir à d’autres sources d’électricité, comme l’énergie nucléaire. Il n’est donc pas trop tôt pour nous y préparer. Notre devoir est de suivre de près ce qui se passe dans les deux hémisphères où divers procédés sont présentement à l’essai. C’est pourquoi, grâce à l’un des nombreux accords que nous avons conclus avec la
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France, nous avons de jeunes stagiaires qui s’initient aux techniques européennes au centre de recherches nucléaires de Saclay, pendant que nos ingénieurs participent avec Atomic Energy of Canada à l’aménagement de notre première centrale thermo-nucléaire de Gentilly. Mais quelles que puissent être les techniques de l’avenir, l’ère des grands barrages, qui s’est poursuivie sous les divers gouvernements depuis l’aménagement de notre première centrale d’État en 1938, aura été pour le Québec une période exaltante. Période de progrès intense, de création, d’innovation, pendant laquelle nous avons pris conscience des énormes possibilités qui sont en nous et autour de nous. Nous avons découvert par exemple qu’avec les moyens d’aujourd’hui, nous pouvions changer bien des choses, même la géographie, modifier le cours des rivières les plus impétueuses, combler des vallées, déplacer des montagnes et faire surgir derrière des murailles comme celle-ci d’immenses nappes d’azur. Les techniques continueront sans doute d’évoluer, mais ce barrage, avec ses voûtes et ses contreforts qui le font ressembler à une cathédrale géante, restera comme un monument impérissable à l’ingéniosité et au dynamisme du Québec d’aujourd’hui. J’ai l’agréable devoir d’en remercier et d’en féliciter chaleureusement tous ceux qui ont pris part à cette splendide réussite, que ce soit comme ouvriers, artisans, techniciens ou ingénieurs, sans oublier les directeurs et le personnel administratif d’Hydro-Québec. Voici une entreprise qui, depuis près d’un quart de siècle, ne cesse de grandir et de faire grandir avec elle la communauté humaine dont elle est solidaire. Son actif dépasse maintenant les trois milliards de dollars et ses revenus sont de l’ordre d’un million par jour. Notre population voit dans l’Hydro-Québec non seulement une source d’emplois et de richesses, mais également des motifs de fierté et de confiance. Pour elle, l’Hydro-Québec est la preuve que les Québécois, qu’ils soient de langue française ou de langue anglaise, peuvent réussir aussi bien dans les domaines de la science, de la technique et des grandes affaires que dans les occupations d’un caractère plus traditionnel. Elle est aussi la preuve qu’en ces domaines comme dans les autres, le français peut être reconnu et utilisé comme principale langue de travail sans nuire d’aucune façon au succès de l’entreprise. Au contraire, l’usage courant de deux langues internationales, dont le rayonnement et le prestige ne cessent de croître dans le monde d’aujourd’hui, est pour le Québec une chance exceptionnelle. Et pas seulement pour le Québec. Je suis convaincu qu’en resserrant ses liens culturels et scientifiques avec la France et les autres pays francophones du monde, le Québec sert, en même temps que ses intérêts propres, ceux du Canada et de tout le continent. Car il devient ainsi pour toute l’Amérique la porte d’entrée de la francophonie, un marché potentiel de 200 millions d’âmes, dont la moitié de l’Afrique et de grandes parties de l’Europe, de l’Asie et du Moyen-Orient.
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En électricité, la tension, ou voltage, se définit comme une différence de potentiel. Or, je pense que cette définition ne vaut pas seulement pour l’ordre physique. Parce qu’il est principalement de culture française, tout en étant géographiquement, économiquement et politiquement de l’Amérique du Nord, le Québec se situe au confluent de deux mondes dont les potentiels, les aptitudes, les conceptions, les procédés sont souvent très différents. D’où cette tension créatrice, qui fait du Québec un pays de haut voltage, un pays de 735,000 volts, un pays où l’on ne s’ennuie pas, ennemi du conformisme et de l’uniformité, sachant colorer de fantaisie et de joie de vivre ses qualités traditionnelles de logique, de mesure et de bon sens. Notion essentiellement positive, le progrès ne consiste pas à nier et encore moins à supprimer les différences culturelles et nationales ; il consiste plutôt à les harmoniser par l’invention de nouvelles synthèses, de nouvelles complémentarités, de nouvelles solidarités. « Si vous voulez unir les hommes, disait Saint-Exupéry, donnez-leur une tour à construire ». Le barrage que nous avons devant nous est une illustration éclatante de l’esprit qui régnait l’an dernier à l’Expo 67 et qui continue d’animer ce haut-lieu de la fraternité universelle. Cet arrière-pays qu’on appelait jadis la Terre de Caïn est devenu véritablement une Terre des Hommes. Et beaucoup mieux qu’une tour, nous avons construit ensemble Manic 5, cette pyramide d’un âge nouveau, cette citadelle colossale qui gardera désormais l’entrée de notre plus grande réserve d’énergie. Rien de tout cela ne se serait matérialisé toutefois si, pendant que nous procédions aux travaux de Bersimis, de Beauharnois et de Carillon, nous n’avions commencé il y a plus de quinze ans à dresser les plans de ce nouveau complexe. Qu’aurons-nous à dévoiler dans les années qui viennent ? Déjà, sur les planches à dessin de nos ingénieurs et de nos architectes comme dans les laboratoires de nos chercheurs se profilent et se précisent les traits du Québec de demain. Ce Québec fera partie d’un monde que les aérobus supersoniques, la multiplication des rapports internationaux et les télécommunications par satellites auront rendu encore plus petit et plus interdépendant qu’il ne l’est aujourd’hui. Je ne suis pas de ceux qu’effrayent ces changements. Au contraire, je suis convaincu que le Québec de l’ère spatiale sera un Québec plus confiant, plus fort et plus déterminé que jamais ; à la condition bien entendu qu’il reste à la pointe de l’évolution et qu’il profite des nouveaux moyens que la science aura mis à sa disposition pour nouer des relations toujours plus étroites avec les autres communautés humaines. C’est parce que nous ne pouvons pas prendre le risque d’être culturellement isolés dans ce monde de demain que nous nous intéressons dès maintenant aux satellites de communication. Il faut que nos jeunes puissent accéder, autant que possible dans leur propre langue, aux banques d’information, de culture et de savoir que permettront d’établir les nouveaux équipements. Il faut aussi que nos diplômés puissent déployer leurs talents dans les secteurs économiques où il y a le plus d’avenir. Il faut
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qu’entre l’industrie, l’enseignement et la recherche s’établissent des rapports toujours plus étroits puisque la croissance économique devient de plus en plus tributaire de l’avancement de la science et de la technologie. En un mot, il faut que le Québec contribue dès maintenant à planifier et à bâtir le monde de demain s’il veut être en mesure de profiter de tous ses avantages. À l’ère des satellites comme à l’ère des grands barrages hydroélectriques, le Québec doit rester et restera une terre d’avant-garde, largement ouverte aux influences les plus fécondes, un laboratoire de confrontation et de synthèse, un foyer d’émulation créatrice et de solidarité fraternelle.
Notons d’abord le positionnement de l’énonciateur comme témoin, plutôt qu’acteur, du projet présenté dans son historiographie « à l’automne 1959 ». Daniel Johnson se pose comme guide, à la fois fier mais modeste, de ce qui était, avant même sa réalisation, un véritable monument touristique : Manicouagan 5 se voyait déjà attribué, au-delà de son rôle technologique et industriel, la fonction de provoquer quasi obligatoirement l’éblouissement chez tout contemplateur, même accidentel, de l’ouvrage5. Les journalistes, accompagnement significatif de l’objet à médiatiser comme phénomène, doivent être d’abord « impressionnés » par les installations de la Bersimis, comme première étape de reconnaissance du caractère hors normes des réalisations d’Hydro-Québec pour l’époque, puis franchement « étonnés », au sens classique du terme. Ce vertige souhaité est le fruit d’un procédé régulier dans toute la rhétorique promotionnelle d’Hydro-Québec : l’énumération quantitative et numérisée des moyens techniques, matériels et économiques mis en œuvre pour l’accomplissement du projet, afin de vraiment installer les témoins dans les limites du concevable quantitatif. La puissance additionnelle de cinq millions de kilowatts, les investissements de plus d’un milliard de dollars, les réservoirs de cinq billions de cubes d’eau, les trente millions de kilowatts-heure, toutes ces données assenées aux témoins comme autant de coups pour pouvoir effectivement « étourdir » l’énonciataire quelle que soit sa position ou sa condition, imposent un des topiques dominants du discours promotionnel de l’entreprise, à savoir celui de l’incommensurabilité. Le nombre et la quantité (eau, matériel, hommes, investissement) doivent en fait être indiqués de façon à créer un équilibre légèrement inquiétant entre ce que l’on peut savoir et concevoir dans ce qui est encore la mesure humaine et le dépassement de cette mesure vers une dimension où les repères, sans perdre de leur efficace, prennent une relativité déstabilisante et impercebtiblement angoissante. Car poser l’incommensurabilité comme référence, c’est aussi soumettre le témoin à un ordre où il n’a plus de place, et où il ne peut plus opposer de contre-discours. Le topique du démesuré se pose aussi, secondairement, comme un instrument redoutable pour une éventuelle polémique, non pas de chiffres comme tels, mais 177
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sur la valeur même du projet : un esprit critique des travaux d’HydroQuébec, en 1968, serait métaphoriquement étouffé sous les milliards de mètres cubes de béton nécessaires à la construction de Manicouagan 5. À cet égard, cependant, le texte de Johnson n’est pas exactement parcouru par cette sollicitation polémique qui deviendra beaucoup plus manifeste dans les discours d’accompagnement des complexes de la Baie James. En 1968, le topos de l’incommensurable, quoique bien installé dans la rhétorique promotionnelle, est là pour rester et se présente encore comme relativement innocent : la jouissance qu’il procure visiblement à l’énonciateur est de l’ordre de l’euphorie amusée et presque enfantine par les effets de ses énumérations du grandiose sur la réception respectueuse des destinataires invités à digérer dans la même phrase toute cette eau, cette électricité, ce ciment, de la même façon qu’ils ont peut-être réprimé une légère mais inavouable nausée lorsqu’on les a sans doute conviés à admirer, du haut de la voûte centrale du barrage, la base de cette même voûte encastrée dans le roc, 703 pieds plus bas. En cela, le discours d’inauguration de Daniel Johnson n’innove pas : l’incommensurable quantifié est un toujours-déjà du discours promotionnel, jusqu’à faire concurrence à d’autres thèmes habituels de ce type d’allocution. Il entraîne avec lui deux autres conséquences topiques interreliées, mais aux potentiels idéologiques plus symptomatiques de l’état de ce que l’on pourrait imaginer être le discours social de la fin des années soixante au Québec. La première de ces conséquences topiques serait la présence insistante du champ sémantique du hors-norme : le « record », le « fantastique », le « génie », le « grandiose », le « colossal », le « splendide », « le plus grand du genre », « il n’en existe pas encore ». Le superlatif et l’inédit achèvent de relativiser les ouvrages précédents (Beauharnois, Carillon, Bersimis), les laissent en arrière dans la non-pertinence, et installe les faits une fois encore dans le délicat et titillant équilibre entre le connu, le connaissable et l’inconnu, d’où la référence à la « science fiction », puisque l’on n’était pas encore arrivé, jusqu’ici, à cette maîtrise technologique ou spatiale. La félicité exprimée par cet emportement sémique illustre également la victoire sur la compétition, indiquant du même coup, par la constance de ce dérivé topique dans tout le discours, le soulagement à l’angoisse même reliée à la compétition. Il semble crucial de souligner toutes les formes de sortie avantageuse du peloton par Hydro-Québec, et par extension par la collectivité, première manifestation d’un syndrome singulier sous-tendant le texte, et qui émergera, comme nous le verrons, sous d’autres formes encore plus tangibles dans d’autres parties du discours.
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Un second dérivé topique lié au lieu de l’incommensurabilité est actualisé par l’illustration de l’impact du hors-norme sur la géographie où vont s’exercer les effets de cette démesure dans ce qu’ils auront effectivement de plus spectaculaire, et dont l’allégresse dans la représentation sera la plus révélatrice de l’ethos – on n’ose, ici dire environnemental – de l’époque. Pour paraphraser Angenot, on pourrait avancer que la mise en discours de cet ethos singulier sur la géographie dessine ainsi une exotérique6 des réalisations d’Hydro-Québec : l’impact « incommensurable », le terme étant pris ici dans une axiologie particulière, des barrages, des digues et des installations sur l’environnement physique. Citons encore rapidement les lacs tellement vastes qu’il faudrait des années et des années pour les remplir et surtout le lyrisme cumulant dans une métaphore perdant tout à coup sa capacité figurative en ce que le trope devient singulièrement le premier niveau du réel : changer bien des choses, même la géographie, modifier le cours des rivières les plus impétueuses, combler des vallées, déplacer des montagnes et faire surgir derrière des murailles comme celle-ci d’immenses nappes d’azur. L’axiologisation positive de « l’incommensurable » conduit à un point de rencontre extatique entre l’hyperbole et le réel. Les lacs qui prennent un temps infini à se remplir, infinitude temporelle qui doit traduire leur infinitude spatiale, ne sont que la première étape descriptive d’un constat enivré de la puissance humaine sur la géomorphologie : changer, modifier, combler, déplacer, faire surgir ne sont pas sans évoquer les vers de Saint-Denys Garneau sur l’enfant occupé à jouer : Ce pourrait changer complètement le cours de la rivière. À cause du pont qui fait un si beau mirage dans l’eau du tapis C’est facile d’avoir un grand arbre Et de mettre au dessous une montagne pour qu’il soit en haut7
Le discours exprime une évidente jubilation, peu éloignée en fait de cette puérilité évoquée par le poète, sur la mise sous tutelle humaine d’un ordre naturel qui lui échappait jusqu’ici, donnée sur un mode ludique qui ne semble pas soupçonner ni la limite, ni l’interdit, ni certainement les conséquences environnementales. Le sous-topique exprime ainsi une conception singulière de l’écologie où le milieu doit s’adapter à l’homme dans une exultation victorieuse qui devrait prendre un sens plus complet en la recontextualisant dans l’ensemble du discours de Johnson. Mais gardons à l’esprit que la soumission de l’échelle naturelle à la technologie permet dans l’expression promotionnelle cette coïncidence résurgente dans beaucoup de discours hydro-québécois de l’époque : la métaphore emblématique de « déplacer les montagnes », désignation mythique de l’impossible, devient tout à coup une description incontestable du réel, installant l’hyperbole dans ce même équilibre jouissif entre le possible et le réalisé. L’impact géophysique des accomplissements 179
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de l’entreprise – impact, qui, quel qu’il soit dans ces années, relève toujours d’une axiologie positive – sort tout à coup les figures rhétoriques de la métaphore pour en quelque sorte les réaliser : le langage d’Hydro-Québec, aussi lyrique soit-il pour décrire les réalisations de 1968, est aussi un langage qui permet un retour à un premier degré de signification. Il renvoie à la littéralité primaire des expressions tout en réalisant l’hyperbole, d’où cette exultation qui signale le constat de l’irréel accompli. Cette constante, relevable aussi dans les discours publicitaires de l’époque, tout particulièrement au début des années soixante-dix, ne manifestera d’atténuation cauteleuse tendant à la mise sous silence quasi totale du Récit de l’Exploit que vers le début des années quatre-vingt, à la suite des contestations diverses entourant les exploitations de la Baie James et des prises de conscience environnementalistes. Dès lors, il n’y aura plus d’acceptabilité à des expressions telles que « combler des vallées » ou « déplacer les montagnes ». Mais, avant la fin des années soixante-dix, le triomphalisme lié à la description déréalisante d’un impact géomorphologique pourtant réel est l’un des traits dominants du discours d’accompagnement de la transformation de Manicouagan en symbole identitaire. Bien entendu, la figure littérale de la victoire sur la nature et l’expression vivace du désir de modification d’un état brut en ressources contrôlées dans leur infinité n’est pas limitée aux premiers paragraphes du texte et est disséminée dans toute l’allocution, exprimant secondairement la satisfaction d’une « domestication » géographique, autre paradigme latent des publicités d’Hydro-Québec dans les années soixante. « Les rivières impétueuses » aux cours détournés – on se souviendra que ce sont les publicités de l’entreprise qui ont fait la fortune de l’anglicisme québécisé « harnacher une rivière » – évoquent une animalité indomptée du naturel que l’on retrouve par ailleurs dans certains textes de Gilles Vigneault à la même époque, telles les chansons La Manikouté ou Fer et Titane. La Terre de Caïn devenue véritablement la Terre des hommes8, phrase inspirée de l’Exposition universelle de l’année précédente, n’en arrive pas moins à point nommé pour renforcer encore ce sous-topique d’une colonisation technologique qui revendique innocemment ce qu’elle ne sait pas encore être sa propre brutalité naïve. Il faut noter à cet égard un recours manifeste au vocable militaire pour désigner les réalisations de l’entreprise : « murailles », « forteresse », « colossale » ; apprécions au passage l’image de la « pyramide », de « la cathédrale géante », comme de la tour de SaintExupéry, qui suggèrent une invasion systématique et surtout offensive du territoire, doublée aussi de l’ombre d’une colonisation culturelle, métaphore récurrente évoquant une autre conquête du Nouveau-Monde, soldats et missionnaires réincarnés en ingénieurs et architectes. Là encore, l’énonciateur de l’allocution n’introduit pas de distance entre lui et son apologie
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de la conquête géomorphologique, pour ne parler que de celle-là, signalant, par son absence même de doute, à quel point cette célébration de l’exploit sur la nature a dû faire partie d’un consensus discursif assez fort dans le discours social québécois pour qu’il ne puisse laisser soupçonner à ce point, dans sa propre plénitude compacte, la possibilité d’un contrediscours contestant les effets de cette incommensurabilité.
LE QUÉBEC ET SON HYDRO Ce premier relèvement topique effectué, invitant à la désignation d’autres lieux argumentatifs qui s’entrecroisent dans le texte, il conviendrait maintenant d’examiner de plus près les représentations diversement articulées de deux entités traditionnellement entremêlées de façon complexe dans les divers discours promotionnels d’Hydro-Québec : le Québec et HydroQuébec elle-même. Si on a examiné brièvement dans le chapitre portant sur la campagne Une énergie nouvelle les utilisations et les procédés purement pronominaux d’un tel entrecroisement des références entre l’entreprise et le collectif national, et leurs conséquences sur la mise en discours, le temps est venu d’examiner dans un texte plus étoffé le travail d’équivalence entre ces deux référents de même que les topiques argumentatifs qui l’accompagnent. Le possessif « notre Hydro », de même que le diminutif familier qui est devenu presque la marque de commerce de l’entreprise, donne le ton sans ambivalence : Hydro-Québec est d’emblée perçue comme propriété collective, et comme une entité qui procède cependant de l’État mais sans poser de principe d’immanence, comme ce dernier pouvait se dégager des messages publicitaires de 1996, dans la campagne Une énergie nouvelle. L’entreprise est perçue rétrospectivement comme un développement « en plein élan », dans une perspective téléologique illustrant une perception de la croissance comme inéluctable. Dans le paragraphe suivant, le rapport Étatentreprise est encore plus précisé : le résultat des réalisations d’HydroQuébec est mis au service du Québec, transmettant de la sorte une conception nettement hiérarchisée de la société nationale. L’entreprise découle encore de l’État, elle est perçue comme une de ses ramifications particulièrement fructueuses. Cependant, cette subordination initiale sera rapidement ébranlée dans la rhétorique de l’hyperbole quantitative qui va suivre. C’est au tour maintenant du Québec d’être métaphoriquement submergé par le gigantesque des accomplissements de son entreprise subordonnée : les cinq millions de kilowatts, le milliard d’investissement. C’est précisément cette rhétorique de la quantification qui vient niveler le rapport initial de subordination, comme si les réalisations de l’entreprise n’étaient plus à sa mesure même : de ce point de vue, le discours de Johnson exprime un 181
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certain empressement à l’appropriation d’Hydro-Québec plus qu’à son assimilation avec l’État. L’inverse se produira avec Une énergie nouvelle, où l’entreprise énonciatrice du message englobe son destinataire, par un mouvement de va-et-vient entre les pronoms, de façon à ce que le « Nous » initial puisse logiquement inclure un « Vous » solidaire. Dans ce discours de Johnson, l’entreprise, initialement désignée par « notre Hydro », est d’abord la compagnie dont on parle, pour se fondre par la suite rapidement au sein de l’entité nationale, et même dans l’abstraction de l’entité nationale. En effet, Manicouagan 5 est qualifié par son caractère « utilitaire » qui servira de ressource de base à [l’]industrie, […au] travail, […aux] loisirs, […au] bien-être et […à] sa culture, tout cela attribué à « l’homme » et non pas d’abord au Québécois. Le succès est reconnu, mais sa relation avec l’identitaire est quelque peu décalée dans le discours : le « triomphe » est québécois, mais comme un peu en passant, et le premier ministre s’empresse de concéder le rôle de la collaboration internationale qui a permis la réalisation de l’ouvrage. L’allocuteur pose ici un ethos de la collaboration avec l’Autre et une vision de l’avenir comme association avec des entités différentes : il ne craint pas alors de relativiser la position du Québec dans le monde, le désignant comme celui qui reçoit de l’Autre, mais manifestant également un quasi-émerveillement devant la possibilité du renversement de cette relation. Le Québec peut aussi passer du statut d’élève à celui de maître, et cela, toujours par l’intermédiaire d’Hydro-Québec, qui permet donc en fin de compte ce retournement des positions. Il faut noter aussi que le fil du discours de Johnson est marqué alternativement par des mouvements d’euphorie et des manifestations de concessions en regard de la position réelle du Québec dans la communauté internationale et en termes de sa situation énergétique. De fait, ce sont ces superpositions intermittentes entre, d’une part, l’extase de l’incommensurable, l’unique, le rêve réalisé, où l’on se situerait dans l’inédit sans pareil, et d’autre part, le rappel prudent à la relation nécessaire à l’Autre et à une prospective plus mesurée, qui télescope à la longue dans le discours cette distinction entre entreprise et État, encore que l’on puisse repérer des couplages notionnels permettant, au gré des paragraphes, de dessiner la sémantique précise se rapportant à chacune de ces entités. En considérant l’ensemble de l’allocution, on peut relever les attributions sémantiques suivantes entre les deux entités centrales du texte : Hydro-Québec
Québec
records impressionnant fantastique rêve
fier collaboration chez-nous territoire
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Hydro-Québec
Québec
science-fiction réussite
avant-garde moderne progrès richesse économique devoir (notre) nous avons conclu nous avons nos ingénieurs ère nous pouvons changer ingéniosité dynamisme communauté humaine Québécois science technique grandes affaires chance confluent voltage ennemis du conformisme logique mesure bon sens progrès synthèses solidarités résume l’énergie demain nos ingénieurs nos architectes aérobus supersoniques rapports internationaux petit interdépendant conscient fort déterminé communauté satellites jeunes langue information culture
génie colossale grandiose laboratoire rendement potentiel produire cathédrale monument impérissable splendide grandir emplois richesse fierté preuve (×2) illustration ouvriers artisans techniciens ingénieurs pyramide
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Hydro-Québec
Québec savoir diplômés croissance économique science technologie planifier satellites terre d’avant-garde laboratoire confrontation émulation solidarité bâtir monde de demain
Les termes associés presque toujours syntaxiquement à chacune des deux entités dessinent, on le voit, des isotopies distinctes qui ne marquent pas nécessairement des couplages notionnels en ce que les concepts ainsi relevés n’opposent pas directement Hydro-Québec à Québec. Voyons d’abord les termes associés clairement à l’entreprise, afin de dégager la conceptualisation qui est dessinée dans le discours. Si les adjectifs « grandiose, colossal, records, impressionnant » relient, on l’a déjà vu, les topiques de l’incommensurable et de l’inédit qui semblent viser dans le discours à rassurer sur l’image du barrage en le plaçant idéalement hors compétition, la série constituée par « rêve, fantastique, science-fiction, laboratoire » propose une isotopie intéressante, symptomatique d’une perception particulière de la technologie dans le discours de Johnson. Cette isotopie est de l’ordre de la déréalisation consciente et même amplifiée par une conception du présent technologique vu comme l’irruption d’un futur perçu essentiellement dans sa dimension scientifique et non humaine : on l’a déjà relevé au cours de l’analyse de la campagne Père et Fille. L’énergie qui voit loin, les réalisations d’Hydro-Québec, dans l’imaginaire proposé par ses représentations, s’expriment toujours dans une désocialisation prospective, caractéristique des utopies pseudo-scientifiques que l’on entretenait typiquement dans les années soixante à ce sujet précis de la fin du siècle. À cet égard, ce n’est pas sans raison que Daniel Johnson fait référence à la fin à l’Exposition universelle de 1967, qui revendiquait avec éclat cette idéologie sociale d’un futur technologique euphorique dont les décennies suivantes allaient montrer le caractère illusoire. Globalement, la sémantique
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des caractéristiques d’Hydro-Québec dessine du futur une représentation véritablement onirique, voire fantasmagorique, qui surgit par intermittence dans le texte, comme une pulsion irrépressible emportant l’éloquence du ministre. Mais cette pulsion est récurrente, et l’utopie n’est pas une manifestation constante du texte ; elle est concurrencée par un condensé discursif manifesté autour de l’objet « Québec », dont les idéologèmes variés vont parfois redoubler l’euphorie liée à Hydro-Québec, parfois la contrecarrer et, à certains points, produire ce brouillage identitaire que nous essayons de cerner, formant un complexe discursif éloquent sur la disparité palpable d’un projet discursif qui visait sans doute une intentionnalité plus cohésive.
HYDRO-QUÉBEC SYNECDOCHIQUE Dans le texte de Johnson, le Québec est d’emblée qualifié de « moderne », certainement dans le sens de contemporanéité : cette modernité s’accompagne, ou est produite discursivement, par la récurrence de termes-valeurs tels « avant-garde, progrès, dynamisme, demain, croissance » qui font surgir cet autre topos sacralisé de l’expansion continue, laquelle invite l’irruption du futur dans le présent, mais futur encore non advenu vers lequel on s’achemine téléologiquement, par la valorisation de l’avant-garde qui doit supposer une direction prédéterminée. De ce point de vue, le fantasmatique d’Hydro-Québec rejoint l’optimisme d’un Québec, lui-même non encore réalisé, mais sur la voie de l’être « demain », comme un décalque, peu poli il est vrai, du « splendide » de l’entreprise. Mais avec cette représentation du Québec, teintée d’alacrité, s’instaure aussi une relativisation dont on a parlé au début, qui place le Québec dans une relation avec l’Autre, alors qu’Hydro-Québec est perçue comme un Absolu isolé. Syntaxiquement, dans la phraséologie ministérielle, c’est le Québec, et non pas l’entreprise, qui a « collaboré », illustrant comment Johnson passe immédiatement à cette superposition pronominale qui inclut maintenant l’entreprise dans le collectif national : nous avons encore, nous aurons toujours. La synecdoque de l’entreprise pour l’ensemble des Québécois semble se produire spontanément lorsqu’il est question du rapport à l’Autre, comme pour indiquer la prescription de la personnalisation. Les ingénieurs et les architectes d’Hydro-Québec deviennent rapidement nos ingénieurs et nos architectes, et c’est le collectif, plutôt que l’entreprise, qui a conclu des accords, qui a envoyé nos stagiaires en France ; ce télescopage paraît être le fruit d’une contamination de l’euphorie qui gagnerait l’entité « Québec », en même temps qu’il indique une difficulté à établir la séparation entre le technologue représentant d’une entreprise sortie de l’échelle humaine et l’identitaire plus personnel, plus originel du même individu qui devient la 185
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dénomination majeure dès que s’établit un contact avec l’Autre. Ce contact ne semble pas pouvoir s’établir au nom de cet autre groupe-valeur abondamment actualisé dans le texte, soit la thématique « science, technique, information, savoir, technologie », mais doit être marqué par la nationalité et l’appartenance collective comme si l’identitaire demeurait l’élément essentiel caractérisant ces échanges : Johnson ne les conçoit pas dans la neutralité de l’avancée scientifique comme telle. Il faut dire parallèlement que l’entité Hydro-Québec est également présentée à plusieurs reprises dans le texte comme une « preuve » argumentative littérale confirmant la capacité du collectif à s’affirmer et à se distinguer au sein des autres nations, position qui est en fait la clé du rapport particulier entre identitaire et entreprise. Hydro-Québec s’inscrit discursivement dans l’ordre de la démonstration des capacités du groupe collectif, les Québécois, en même temps que le positionnement de l’entreprise par le discours sous le mode du témoignage n’est pas sans faire surgir le soupçon tenace que cette « preuve » serait en fait une réfutation des incapacités des Québécois, proférées par d’hypothétiques groupes extérieurs dont Fernand Dumont a bien démontré l’intériorisation dans le processus de renforcement de l’identitaire historique9. L’entité Québec, insistant sur ses qualités d’avant-garde, de dynamisme et d’ingéniosité et produisant anaphoriquement sa « preuve », Hydro-Québec, paraît quelque peu en procès en faisant surgir, ne serait-ce que furtivement, l’écho de ce complexe d’infériorité qui interdit au collectif de participer aux « grandes affaires ». Cette dernière expression suggère paradoxalement, par son ton mi-ironique, mirespectueux, l’ombre d’une certaine infantilisation de l’instance énonciatrice, laquelle veut pourtant réfuter une éventuelle association au groupe de ceux qui ne pourraient accéder au savoir. L’accès au rang des nations productrices de savoir technologique revendiqué comme idéologie est donc entièrement médiatisé par l’entreprise présentée auparavant comme Absolu : c’est cette médiatisation qui favorise un brouillage entre les deux entités, le collectif brandissant les succès de l’entreprise comme légitimation à sa maîtrise du savoir : réussir aussi bien dans les domaines de la science, de la technique et des grandes affaires que dans les occupations d’un caractère plus traditionnel. L’entreprise est donc perçue comme le moyen de la rupture avec une économie et une socialité folklorique, et la voie d’accès à cette modernité qui ne saurait se manifester que par la capacité de se comparer aux autres ayant pu prélever aussi leur part de productivité technologique. Tout se passe comme si l’entité Hydro-Québec, d’abord isolée discursivement par sa propre sémantique, était récupérée et ajustée par le destinataire pour l’adapter à une fonction de démenti d’une inaptitude supposée du collectif, dans une représentation en négatif d’un procès fantasmatique. Mais si ce contre-discours potentiel est plus effleuré que nettement évoqué,
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sa trace obsessive est bien là, puisqu’on ne craindra pas d’évoquer l’incomparable et l’impérissable pour contrer cette charge mi-historique, mifantasmée d’insuffisance et d’incompétence. En fait, si l’on s’y arrête, la nécessité de recourir, dans cette allocution, à ce qui avait été discursivisé sous le signe de l’incommensurable pour contrebalancer et annuler le contre-discours de l’inaptitude, est un assez bon indicateur de la profondeur de ce complexe axé sur le désavantage qui paraît hanter le collectif, du moins dans la logique interne du discours de Johnson. Peut-on avancer ici au sujet de la genèse du lyrisme hydro-québécois, dont on voit les manifestations promotionnelles encore très fortes jusqu’à l’aube du XXIe siècle, qu’elle peut se poser en termes de cette utilisation historique – rien n’est plus historique qu’un discours d’inauguration qui se pense précisément comme historique – de l’entreprise comme pièce à conviction de l’intégrité identitaire, où les réalisations hydroélectriques se présentent comme une occasion indiscutable dans un projet de revalorisation nationale trouvant lui-même ses sources dans le réservoir encore effervescent des idéologies issues de la Révolution tranquille. On pourrait penser dès lors que ce n’est pas réellement le lyrisme d’Hydro-Québec qui a insufflé à l’identitaire national certains de ses paradigmes discursifs, comme c’est plutôt le collectif, ici médiatisé comme allocuteur dans le discours même de Johnson, qui s’est emparé de l’entreprise et de ses réalisations incontestablement remarquables à l’époque, pour insuffler à cette entreprise sa propre dynamique poétique. On peut poser à cet effet que ce discours était en latence et demandait, à la faveur d’autres évènements historiques, à « être » et ne cherchait qu’à se cristalliser sur un objet, objet qu’Hydro-Québec venait offrir. Cette hypothèse génétique put être renversée, mais il paraît toujours pertinent de se demander jusqu’à quel point, à leur tour, les discours promotionnels d’Hydro-Québec autour des années soixante n’ont-ils pas vampirisé les discours identitaires déjà existants, qui avaient tiré eux-mêmes leur métaphorisation de la thématique de l’électricité : l’ingéniosité, le dynamisme, le voltage, la tension, l’énergie, dans une espèce de circularité mutuelle jusqu’à ce que le discours identitaire, du moins dans sa version proprement nationalisante, ne vienne la rompre une décennie plus tard dans le désenchantement qui a suivi l’issue du premier référendum sur la souveraineté, laissant cependant l’entreprise continuer à se nourrir discursivement de ses lancées rhétoriques originales. Cette hypothèse ne peut être vérifiée que par un examen synchronique de l’évolution des discours promotionnels par rapport aux discours sociaux et à la rhétorique nationale québécoise des décennies suivantes, mais elle laisse entrevoir cet opportunisme discursif mutuel qui a le plus influé sur la production topique et rhétorique des discours respectifs des deux entités.
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LA LANGUE, L’AUTRE Parallèlement à son rôle catalyseur au sein d’une idéologie qui, comme on l’a vu, recherchait intensément le consensus, Manicouagan 5 est aussi l’illustration, rétrospectivement inattendue mais historiquement justifiée de la validité d’une participation anglophone et francophone sous le dénominateur commun de Québécois, dans le contexte de l’accès du collectif à la modernité. L’allusion toute particulière à une anglophonie québécoise, naturalisée comme telle et non pas située dans la canadianité, insuffle une nouvelle donnée à la conception de l’identitaire attribuée à ce « Nous » collectif, qui est ainsi projeté momentanément hors de l’ethnicisme et du culturalisme, quoique l’allocuteur concède encore quelque poids à une conception antérieure à la Révolution tranquille par sa vague allusion aux occupations de caractère traditionnel. Si la suite du discours passe vite à d’autres paradigmes identitaires, cette spécification sur les deux composantes linguistiques de la nomination du Québécois n’en est pas moins notable, en ce qu’elle fait entrer une autre thématique dans la conception de l’identité collective. On a vu, dans la série Les bâtisseurs d’eau, le rôle reconnu à l’Anglo-Québécois dans les réalisations de l’entreprise, mais un tel discours d’inclusion est vraisemblablement redevable de l’époque de l’écriture de la série, soit 1997. La distinction inclusive faite par Johnson paraît singulière et, rétrospectivement, prophétique des conversions du discours identitaire québécois de la fin du siècle, du moins chez les intellectuels. Force nous est cependant de noter également que Johnson, après cette mention de l’Altérité maintenant incluse dans le Nous, ne s’y attarde guère, soigneusement enfermée qu’elle est par une incise conçue pour ne pas trop forcer l’attention : qu’ils soient de langue française ou de langue anglaise. De fait, on peut dégager ici immédiatement la présence d’une autre forme de contre-discours. Hydro-Québec étant présentée de façon si insistante comme la « preuve » du succès et de la collaboration francophoneanglophone dans une mise en procès dessinée par la position défensive du discours, n’est-ce pas aussi qu’une tierce partie, jamais désignée, n’a pas cru à l’efficacité ni à la possibilité de cette collaboration entre les deux groupes ? Et plus particulièrement, cette insistance sur les réalisations de l’entreprise présentées comme la démonstration appuyée du caractère légitime de l’emploi du français ne constitue-t-elle pas un symptôme supplémentaire de cette position défensive ? Le terme « légitime » est employé ici sciemment en ce qu’il n’implique pas exactement la dimension inéluctable d’un fait bénéficiant d’une reconnaissance universelle. C’est exprimer ici que la place initiale de la langue française, plus que contestée dans l’entreprise10, a pu être désignée par l’antagoniste comme potentiellement dommageable dans la mise en œuvre des complexes hydroélectriques. La défense de Johnson reste empreinte de précaution par ses modalités 188
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verbales – on reste dans l’ordre du possible : le français peut – et par son recours à la litote sans nuire, indiquant certainement une réserve devant la désignation pleine du terme « favoriser ». Si le passage suivant est moins pusillanime, Au contraire…, on mesure bien que le paragraphe introduisant la question des identités et des fonctions linguistiques, malgré un apport nouveau à l’argumentation identitaire, reste pondéré et circonspect. L’allocuteur tient à la fois à marquer comme fait accompli, mais comme en passant, l’inclusion de l’anglophone comme partie intégrante du collectif, qu’ils soient, et à consentir plutôt qu’à imposer une place au français comme langue d’entreprise, perçue nettement dans l’impensé du discours comme un handicap en raison de la modération même de la démonstration donnée par la négative. La brièveté du paragraphe qui souligne pourtant deux points fondamentaux de la genèse d’Hydro-Québec, un identitaire incluant les deux groupes linguistiques et la nécessité du français comme langue de travail, paragraphe noyé dans un discours de neuf pages, illustre bien les difficultés présumées de l’allocuteur à endosser sa position sans équivoque. Quelque chose doit être dit, mais on sent effleurer un contrediscours à potentiel polémique tel que l’allocuteur ne parvient pas à débarrasser son propos d’une certaine ambivalence dont il ressent visiblement tout l’inconfort.
UNE CANADIANITÉ MALAISÉE Le passage qui suit est d’un lyrisme apparemment moins difficile pour le premier ministre qui peut en principe s’emparer de certaines formules toutes préparées issues de la foulée euphorique de l’Exposition universelle, dont l’essai de Micheline Cambron sur les discours culturels au Québec a bien dégagé le statut particulier11. Johnson établit un parallèle entre les deux langues qui implique leur traitement égalitaire : ainsi s’installe dans son allocution un topique de la distinction littérale où l’hégémonie culturelle associée aux deux groupes culturels, rayonnement et prestige, est perçue comme résolument équivalente – sans doute peut-on avancer que s’exprime ici, avec ce que l’on imagine être une certaine sélectivité, un souvenir de la récente visite du général de Gaulle, l’année précédente. Dans ce topique de l’équivalence hégémonique des deux groupes linguistiques, Johnson n’en procède pas moins à une décontextualisation des éventuelles tensions entre anglophones et francophones pour les projeter dans la perspective utopiste de ce que nous appellerions aujourd’hui la globalisation, encore qu’il ne faudrait pas balayer du revers de la main ce qui pourrait en apparaître trop vite comme les stéréotypes.
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Dans cette utopie produite par la décontextualisation des contacts entre les deux groupes linguistiques, la désignation du Québec comme bénéficiant d’une chance exceptionnelle est bien entendu une concession à un discours canadien manifeste dans la mesure où c’est la collectivité québécoise qui devient le lieu d’exercice réel et soi-disant privilégié de ce bilinguisme, qui allait faire l’objet d’une loi officielle en 1969 et dont on constate qu’il semble limité dans le discours de Johnson exactement et rigoureusement au Québec. De fait, si l’on garde à l’esprit les concessions empressées du paragraphe précédent, le français peut être reconnu et utilisé, la logique des énoncés permet de déduire une conception du statut du français en tant que langue de travail comme simple et rétrospectif ajout à l’établissement de la communauté québécoise. Inversement, dans un univers social que l’on suppose dominé par l’anglais, d’où l’insistance d’établir la légitimité du français dans l’allocution, cette perspective impliquant une perception de l’anglais comme naturellement dominant est accompagnée de l’invitation (l’usage courant de deux langues internationales est pour le Québec une chance exceptionnelle) qui serait de fait cocasse si elle n’avait pas une valeur prophétique. Ainsi est réinscrite dans la formulation de l’identitaire collectif la composante linguistique anglophone si obstinément niée par la formulation ethniciste du collectif québécois qui prévaut dans ces années. L’allocution de Johnson n’enregistre pas moins avec timidité les prémisses de cet ébranlement de la domination anglophone sur l’économie et les affaires, lequel conditionne encore parfois, dans une certaine mesure, la montée québécoise vers la modernité. Mais, dans le même mouvement d’inspiration timorée, son discours s’inscrit aussi en faux contre une conception tribale de l’identité refusant la manifestation civique de ce qui fait partie intégrante, bon gré mal gré, de la constitution de ce collectif national québécois, c’est-à-dire les francophones et les anglophones12. Effectivement, les allusions somme toute inévitables de Johnson à la situation linguistique du Québec traduisent une ambivalence trop complexe et sans possibilité historique d’une résolution immédiate pour ne pas se conclure avec l’irruption de la thématique édulcorante de ce bilinguisme dont la suite de l’histoire a bien illustré le caractère fictionnel. Il est en sus également symptomatique que Johnson lui-même ne puisse l’actualiser que dans les limites de la communauté québécoise. Par ailleurs, le Canada, de façon remarquable, est étrangement repoussé de ce discours canadien de la légitimation, non pas tant du français, que de l’usage concomitant des deux langues. La vision du Québec contemporain de Johnson, en dépit de la pondération entraînée par le paradigme d’une canadianité qui ne dit pas son nom, évacue quand même promptement la présence canadienne dans le discours par un effleurement dont la furtivité même est éloquente : le Québec sert, en même temps que ses intérêts propres, ceux du Canada et de tout le continent. Le Canada et l’Amérique du 190
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Nord sont posés ici dans les termes d’une association peu distinctive qui fait l’économie d’une explicitation des rapports traditionnels d’inclusion du satellite provincial par l’entité fédérale et présuppose une similitude entre des relations surtout économiques avec le Canada et celles avec le reste de l’Amérique. Une telle similitude fait ainsi surgir avec elle l’idée d’autonomie de l’entité Québec se posant comme partenaire commercial, et s’opposant aussi dans sa différence d’avec le Canada comme d’avec le reste de l’Amérique. Le Canada ainsi escamoté, le Québec est présenté comme résolument orienté vers l’est et ouvert aux contacts transatlantiques, ce qui le dessine comme État-nation autonome, doté de la latitude nécessaire pour entretenir des relations avec d’autres pays.
FOLKLORE ET OUVERTURE Dans ce positionnement du principe d’autonomie du Québec, c’est maintenant l’exotopie qui domine, et non plus un centrisme sur le collectif : la métaphore de la porte d’entrée appelle aussi celle de la « porte ouverte », où cet État-nation encore dans l’utopie, mais réalisé dans le discours, est traversé de contacts, de liaisons, de rapports avec d’autres entités nationales dans une imagerie qui évoque la définition contemporaine de la mondialisation : le marché potentiel. Cette orientation où les contacts sont dirigés vers l’est fait tourner carrément le dos du Québec au Canada : dans l’énumération de Johnson, même les contacts avec l’Asie doivent suivre la route de l’Atlantique, comme si la route vers l’ouest, pourtant plus rationnelle, était impensable. Cette figure du Québec dans le monde est l’un des traits les plus marquants du discours de Johnson, l’un des plus prophétiques aussi si l’on considère les topiques actuels nés du thème de la mondialisation, ainsi repris par Daniel Salée un quart de siècle plus tard : « l’intégration du Québec dans l’économie continentale ne pourrait que profiter à la consolidation du Québec dans l’économie québécoise et, ce faisant, au renforcement identitaire de la québécitude. »13 Salée dénonce cependant la fictionnalisation de cette relation souhaitée entre mondialisation et identitaire, cette remarque étant faite après le référendum de 1995. Mais Johnson, en 1968, énonce un discours qui fait l’économie de l’accès hypothétique du Québec à l’autonomie politique créant véritablement l’État-nation, comme si l’étape d’un référendum victorieux était déjà franchie, par la magie de l’indicible d’une allocution qui n’en présuppose pas moins cette donnée essentielle dans une certitude euphorique : la mondialisation ne pourra qu’affermir l’identité collective, d’où le désir de Johnson d’en récapituler les traits à ce point du discours, à partir d’une autre métaphore, celle-ci permise à point nommé par le contexte d’inauguration de Manicouagan 5. 191
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Il importe de récapituler ces traits identitaires du collectif national tels que pensés par Johnson à l’époque afin de mesurer à la fois leur conformité et leurs écarts par rapport à la conception hégémonique de l’identité québécoise qui pouvait circuler à la fin des années soixante et que rappelle encore Salée à partir des réflexions de Jocelyn Létourneau sur ce sujet. L’identité nouvelle qui prend forme à travers ce récit est faite de représentations homogènes et de prétentions universalisantes qui posent l’inaliénabilité du territoire québécois et font de ce même territoire le lieu privilégié de convivialité et d’existence des Québécois de souche française. Bien que discours de rupture, la parole technocratique qui alimente l’identité du Québec moderne n’en peut pas moins dans la tradition et la mémoire culturelle, sources des lieux communs de l’imaginaire collectif et du sentiment d’appartenance sans lesquels l’authenticité nationalitaire et les fondements de l’« être québécois » seraient vides de sens14.
Le topique de l’universalité s’exprimera plus loin dans le discours de Johnson, mais l’autonomie du Québec permettant un traitement d’égal à égal avec la communauté internationale présuppose un territoire dont l’intégralité serait le garant de la représentativité. Mais à cela, Johnson superpose par la figure de la « différence de potentiel », un lieu de la distinction particularisante dont on connaît l’usage postérieur qui en sera fait dans les débats constitutionnels des années quatre-vingt-dix. La francité, ici cependant culturaliste et non ethnique, hégémonique mais non totalisante, est un autre topos de différenciation essentielle du discours identitaire global ; toutefois, Johnson l’institue moins comme une barrière que comme le possible d’une intersection permettant l’interpénétration de « deux » hégémonies culturelles dans la confluence, position qui pourrait être vue comme l’esquisse d’une donnée identitaire postérieure au type dont Régine Robin se fait l’écho, encore que le lieu en soit déplacé et que les influences en soient multipliées : la ville cosmopolite, la ville où l’on entend parler toutes les langues, où les odeurs de tous les marchés du monde vous assaillent, la ville où l’on peut, dans la même boutique, acheter Le Monde et le New York Times, la ville avec des librairies françaises et des librairies anglaises, avec des chaînes de télévision québécoises, françaises, canadiennes-anglaises et américaines et même des chaînes ethniques ou un peu folkloriques ; un patchwork de programmes, de cultures, de langues, d’informations et de désinformations spécifiques ! Quel Bonheur ! Mélange de tout, bonheur de ce mélange15.
On ne saurait avancer que Johnson ait pu en être à ce lyrisme de la bigarrure puisqu’il s’empresse, dans les lignes suivantes, de revenir aux stéréotypes de la québécitude conventionnelle, tels ceux d’une culture festive
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et carnavalesque paradoxalement teintée d’une rationalité mythiquement garantie par le substrat français. Cette activation des fictions identitaires folkloriques peut se lire comme un désir de garantir, dans la position de carrefour d’influences qui est celle pensée pour le Québec par Johnson, un certain noyau où l’expression du stéréotype effectif pourrait fournir une réassurance contre les soubresauts possibles au contact de l’Autre. Mais cette réassurance paraît remettre en question la concordance du Soi collectif comme ennemi du conformisme et de l’uniformité ; cependant, dans le même mouvement, elle sert également d’alibi rendant possibles à l’intérieur du groupe ces brouillages de l’identitaire qui permettraient les manifestations d’appartenances autres. Car le constat de la distinction identitaire initiale, si elle est essentielle à l’affirmation fondamentale de l’entité Québec, entraîne pour Johnson l’obligation subséquente du dialogue avec l’Autre, qui doit se traduire en hybridités innovatrices, synthèses, complémentarités, solidarités, tout cela il est vrai sous l’égide d’un progrès technologique qui semble permettre tous les possibles interactifs quoique désincarnés par leur déhistorisation même. Cette désincarnation des conjonctures et des conditions réelles qui favoriseraient ces mélanges de différences culturelles est évidemment tributaire du discours euphorisant et universalisant né du succès d’Expo 67, dont la référence par Johnson est également une récupération ultime dans le topique de la preuve de la réussite. Mais là encore, la fraternité universelle décontextualisante, élément prégnant de la constitution de cette « génération lyrique », comme l’a bien démontré François Ricard pour cette décennie précise des années soixante, se doit d’être ramenée par la boucle discursive de la contiguïté : le slogan « Terre des Hommes » renvoie ainsi à une des dénominations folkloriques de la Côte-Nord, « Terre de Caïn », dans un renversement qui est aussi l’un des topiques préférés de la discursivité sur Hydro-Québec. De la « Terre des Hommes » à la « Terre de Caïn », par cet énoncé de base qu’est l’inauguration de Manicouagan 5, se trouvent réactivés les thèmes du gigantisme et de l’appartenance, preuve supplémentaire du paradoxe de l’identité triomphante établie à partir du point de départ d’un territoire originellement peu prometteur qui devient le lieu initialement improbable d’une citadelle colossale et de notre plus grande réserve d’énergie. On ne peut ici que noter cette alternance régulière entre le discours d’ouverture maximale et la possibilité de rencontre polymorphe avec l’Autre, incarnée par la référence à Expo 67, et un rabattement subséquent vers les cautions de l’identitaire différenciant, figé à nouveau dans ses acquis stéréotypés.
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UN DISCOURS POLITIQUE Le paragraphe qui suit fait davantage état d’une des fonctions propres au discours politiques, soit celle de réassurance et de cohérence, telles que déterminées par Alexandre Dorna16. Ce dernier avait distingué dans ce type de discours les fonctions structurante, décisionnelle, pédagogique et thérapeutique que l’on pourrait relever dans toute allocution émise par un homme politique. Pour Dorna, « le discours est la condition nécessaire de l’existence de la politique »17 ; il est donc aisé de voir que le texte d’inauguration du complexe Manicouagan 5 par un premier ministre est le geste politique par excellence, où en particulier le premier ministre se voit attribuer l’autorité nécessaire pour parler au nom du collectif et pour s’estimer habilité à le représenter. L’autre fonction désignée serait celle de la « décision » qui comprend l’essence du processus politique liée aussi à la nécessité de convaincre et de persuader. En ce sens, cette fonction décisionnelle s’affirme avec force dans le paragraphe où Johnson récapitule et justifie les orientations choisies par Hydro-Québec, décisions qui n’ont pu, dans leur téléologie particulière, que produire les résultats appréciables d’aujourd’hui et permettre les prévisions illimitées pour demain : Rien de tout cela ne se serait matérialisé toutefois, si […] nous n’avions commencé il y a plus de quinze ans […] qu’aurions-nous à dévoiler dans les années qui viennent ? Notons au passage l’assimilation sans ambiguïté de l’entreprise, du collectif et de Johnson lui-même dans ce « Nous » maintenant définitif, qui confirme avec netteté la récupération d’Hydro-Québec par le politique en attendant que, plus tard dans les campagnes, on ne voie plutôt l’inverse, c’est-à-dire la récupération du politique par Hydro-Québec. L’autre fonction, que Dorna désigne comme la pédagogique, et comme une conséquence des autres, se dégage plus clairement dans le passage qui suit, où le premier ministre rappelle à ses interlocuteurs la nécessité de l’insertion du Québec dans l’univers du progrès technologique, par une énumération de ses symboles stéréotypés : le supersonique, la mondialisation de la position du Québec, qui, d’entité autonome née de l’accès au progrès passe immédiatement au statut de puissance « réduite » qui se trouve en germe dans sa souveraineté virtuelle. Johnson évoque ainsi pour ses interlocuteurs, comme une mise en garde précautionneuse, le principe de réalité qui ramène l’euphorie de la réalisation à un pragmatisme de la situation, où l’affirmation technologique reste le média d’un realpolitik de l’obligation des échanges qui débouche sur le rappel de la véritable place du Québec face aux autres nations : celle d’un « petit peuple », prophétie à peine voilée de ce qui sera énoncé quelques années plus tard par René Lévesque. Cette reconnaissance d’une limite, d’une modestie obligée par le réalisme, s’avère une marque constante qui
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vient rythmer le reste du discours : l’élan est là, mais restreint par la précaution qui est celle de la reconnaissance d’une limitation : plus petit et plus interdépendant. Cette pédagogie du réalisme tempérant le lyrisme du progrès est liée également à la fonction ultime du discours d’inauguration de Manicouagan 5 : la fonction thérapeutique, dont on peut déduire maintenant qu’elle est en fait générale à toute l’économie des discours promotionnels d’Hydro-Québec. Dorna précise, à cet égard : « Le discours politique est donateur de sens et lutte contre le resurgissement des doutes, il tend à fournir une rationalisation permanente de toutes les relations vécues. »18 Si l’énoncé de Johnson projette une conception idéalisée d’un Québec sorti de l’embarras des conjectures historiques – Le Québec de l’ère spatiale –, tribut à la technologisation euphorique, le premier ministre Johnson n’en associe pas moins cette représentation du futur à la lancinance d’un malaise plus contemporain à son discours : le Québec plus confiant, plus fort et plus déterminé, tous renforcements qui renvoient en réalité à une anxiété manifeste, dont la récurrence suspecte exprime ce sentiment confus d’une insuffisance ou d’une lacune à être dans le faire, une hantise de ne pas être à la hauteur. Car le Québec représenté dans l’ensemble des discours promotionnels d’Hydro-Québec, ainsi qu’on a pu le voir dans les analyses d’Une énergie nouvelle et de L’énergie qui voit loin, est marqué par la prégnance d’un doute fondamental sur soi, jamais explicité, et toujours nié par son contraire, paradigme discursif et trait anxieux, auquel le discours de Johnson n’a pu que souscrire : le Québec confiant, fort et déterminé est d’abord projeté dans l’avenir, ces sentiments ne semblant pas avoir atteint leur plénitude en 1968. Mais leur expression même soulève la présence palpable des perceptions contre lesquelles ils doivent s’inscrire : la progression de leur affirmation grandissante suppose la présence interne de l’incertitude, de l’indétermination et d’un doute essentiel sur les capacités de réussite du groupe collectif. On revient ici à l’insistance initiale sur le rôle d’HydroQuébec comme preuve d’une accession à la plénitude, pour mieux saisir l’anxiété diffuse qui est à la source de cette insistance : le discours d’HydroQuébec comme le discours sur les réalisations d’Hydro-Québec, hanté par ce non-dit – « on a pu le faire » – et axiologisé par l’émerveillement, est modulé en majeure partie par cette obligation thérapeutique ayant pour fonction de guérir du sentiment d’impuissance et de la potentielle accusation d’incapacité – « vous ne pourrez pas le faire » –, dont on sent qu’elle hante encore plus particulièrement tout le discours des Bâtisseurs d’eau. Daniel Johnson s’emploie donc à cette réassurance, déplaçant les doutes du présent dans le passé du futur – Le Québec fera –, marquant ainsi que la progression vers l’affirmation pleine ne peut nier le point de départ d’une
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incrédulité collective en laquelle se trouve en fait la genèse réelle des discours hydro-québécois : le premier ministre ne tient-il pas en dernier lieu à se démarquer des craintifs, invitant par là son auditoire à reconnaître en lui-même sa crainte et à s’en distancer : Je ne suis pas de ceux qu’effrayent ces changements. Cette dernière note de réassurance effectuée, fonction dont on peut voir par ailleurs à quel point elle a été disséminée dans le texte, Johnson revient à son ton pédagogique initial pour réitérer les conditions pouvant consolider l’accès à la plénitude nationale par le faire, dans une énumération prudente qui tempère le lyrisme du début du discours, montrant à quel point la certitude du « moi » national reste fragilisée et a besoin de se confronter au réel pour conjurer le démon de l’idéalisme, dans ce mouvement de balancier qui reste une des constantes de l’argumentaire de l’allocution. Johnson mitige la promesse de la plénitude future par l’obligation d’un repositionnement dans la conjecture sociohistorique qu’il a pourtant choisi d’ignorer à certains points de son texte. La liste qu’il dresse maintenant des manifestations de cette conjecture est éminemment politique en ce qu’elle structure le situationnel en maîtrisant l’information par l’imposition : il faut que nos jeunes accèdent, autant que possible dans leur propre langue, aux banques d’informations, de culture, de savoir […] Il faut aussi que nos diplômés puissent déployer leurs talents […] Il faut qu’entre l’industrie, l’enseignement et la recherche […] puisque la croissance économique devient de plus en plus tributaire […] Il faut que le Québec contribue dès maintenant à planifier et à bâtir le monde de demain […]
On constate ici que le discours promotionnel cède le pas à une activité assez habile d’imposition d’un savoir politique, puisqu’elle prend le prétexte de la réussite de l’entreprise pour établir les paramètres incontestables d’un programme de parti qui se présente comme un savoir, en faisant l’économie de ses prémisses. On a ici véritablement l’esquisse d’un projet politique appuyant sans conteste ce que nous appellerons plus tard la libéralisation des marchés, soutenant sans restriction l’idéologie du progrès technologique et se vouant sans arrière-pensée à ce que nous appellerions aussi la mondialisation, dans un esprit de compétition où il importe d’être dans le peloton de tête afin de profiter de tous ses avantages. Ce choix, rompant avec le lyrisme hydro-québécois touchant l’objet Manicouagan 5, pose un utilitarisme revendiqué par le discours pour convaincre de la validité du programme : la modernisation de l’éducation, son assujettissement aux besoins du marché, la prééminence de la croissance économique et donc la subordination à ses règles. On remarquera que la mention, par une incise qui marque bien son statut secondaire, de la possibilité – et non pas de la nécessité – de franciser les médias d’information semble demeurer le seul résidu d’un paradigme proprement nationaliste et impliquant de ce
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fait une adhésion claire à un identitaire défini, sur lequel on n’insistera plus. La revendication du fait français dans le Québec de 1968 ne suscitait sans doute pas un consensus harmonieux au sein d’éventuels électeurs, alors que le recours au mythe du Progrès exponentiel, technologique et économique, projeté hors de ses contingences, recouvrant les compromis et les manipulations d’un véritable programme politique, avait vraisemblablement plus de chances de susciter des adhésions, tout particulièrement dans la lancée des discours cristallisés par le phénomène culturel d’Expo 67. À cet égard, dans l’articulation didactique d’un projet qui ne se dévoile pas comme tel, Daniel Johnson se « veut comme un constructeur de réalités »19 dont Manicouagan 5 est à la fois la pierre de touche, la démonstration du principe et la légitimation pour l’avenir.
UN DISCOURS MÉLANCOLIQUE ? Cependant, si l’on considère l’épilogue du discours et la représentation ultime que Johnson y fait du collectif québécois, il ne faut pas nécessairement taxer de machiavélisme le dernier premier ministre québécois de l’Union nationale, mais voir plutôt comment la fin de son allocution établit une représentation d’un Québec résolument postmoderne. Comme tel, il le dessinait sous les termes d’un « laboratoire » expérimental où les certitudes identitaires ne sont énoncées que pour suggérer des remises en question par des mouvances multiples trouvant leur source dans des contacts extérieurs, dessinant ainsi un lieu de mouvements et de déplacements incessants, d’où une certaine prescience de l’hétérogénéité comme nouveau vecteur identitaire à venir. La vision du Québec de Johnson, aussi prospective soit-elle, illustre une société soumise à des reflux, en fermentation incessante, mais régie par l’harmonie virtuelle d’une « solidarité », remarque ultime que l’on peut percevoir comme une conjuration des remous qui agitaient la société québécoise des années soixante – contestations nationalistes allant jusqu’au terrorisme à l’époque – ainsi que des fractures sociales que le lyrisme des discours officiels tentait de recouvrir. Il n’empêche que ce Québec prospectif, prophétie effective à plusieurs turbulences près de ce qu’il sera à la fin du XXe siècle, se pose comme un exemple supplémentaire de la détemporalisation utopique permise par le discours d’Hydro-Québec ou par le discours sur Hydro-Québec. Le constat de la réalisation présente implique mythification et métaphorisation de l’objet réalisé, le barrage, la centrale ou les lignes de transmission, mais permet également du même mouvement une projection vers un avenir – le monde de demain – dont l’imprécision thématique autorise également
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l’exercice de l’utopie sur un objet considérablement élargi, le collectif luimême, dans son être global. Ainsi naît cette société d’avant-garde, perçue comme un carrefour d’influences positives et marquée par une créativité tous azimuts, société éminemment euphorique et fonctionnelle dont Hydro-Québec n’aura été, somme toute, que la promesse synecdochique. Il n’empêche que si l’allocution de Johnson se clôt sur cette projection idéalisée et privée de conjoncture d’un Québec dont on peut croire qu’il a accédé à une souveraineté sans douleur, non problématisée dans une mondialisation idyllique, on peut aussi noter rétrospectivement quelques traces d’une autre nature qui parcourent le texte et qui imposent de reconsidérer ce lyrisme à la lumière de l’hypothèse d’un type différent de compensation. Car le discours de Johnson est insensiblement marqué aussi de certains indices de ce qui est non pas tant une nostalgie qu’une étrange anticipation de cette nostalgie, dont la marque textuelle la plus signifiante n’en reste pas moins ténue. Elle réside dans la notation verbale suivante : Mais quelles que puissent être les techniques de l’avenir, l’ère des grands barrages, qui s’est poursuivie sous les divers gouvernements depuis l’aménagement de notre première centrale d’État en 1938, aura été pour le Québec une période exaltante. Période de progrès intense, de création, d’innovation, pendant laquelle nous avons pris conscience des énormes possibilités qui sont en nous et autour de nous. (p. 4)
Bourdieu nous signale, dans sa socioanalyse de L’éducation sentimentale de Flaubert, que l’emploi du « aura été » est le signe discursif « désespérément rétrospectif qui sont voués à tous ceux qui ne peuvent vivre leur vie qu’au futur antérieur »20. La période exaltante qui doit pourtant trouver son point culminant dans cette inauguration de Manicouagan 5 paraît déjà faire partie d’un passé que l’on veut rassurant au moment même où elle s’énonce dans sa simultanéité, comme s’il était impossible d’en jouir : plus encore, cette exaltation issue du progrès, de la création, de l’innovation, perçue comme une manifestation révolue conditionnelle, justement, à sa perception rétrospective, peut bien être lue en termes de nostalgie ou de mélancolie liées aux manifestations que Walter Moser regroupe sous le nom de Spätzeit. Associant les deux affects, Moser nous rappelle qu’ils ont une base commune : Le sujet affecté – de nostalgie ou de mélancolie – a fait l’expérience de la perte d’objets désirés : l’énergie des premiers temps, l’intégrité du monde, et de ses objets d’avant la déchéance, l’élan d’une création première dans un espace culturel encore vierge, finalement le sentiment d’appartenir à un temps premier, d’être arrivé tôt dans l’histoire21.
La perception de la période d’élaboration des barrages d’Hydro-Québec comme un Âge d’Or des commencements et la nostalgie qui s’en dégage par la désignation anticipée d’une exaltation rétrospective expliquent ainsi 198
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le recours subséquent de Johnson à l’utopie du Québec de demain dans la dernière partie de son allocution. Cependant, cette nostalgie n’est pas aussi absolue dans ce discours qu’elle le sera, par exemple, dans la campagne de 1995, L’énergie qui voit loin. Toujours selon Moser, on pourrait dire que le discours de Johnson verse plutôt dans une mélancolie sous-jacente, masquée par l’utopie futuriste, mais une utopie dont on a vu aussi qu’elle est soumise à une série de prescriptions mesurées qui s’énoncent sur le mode de la condition : à condition qu’il reste à la pointe de l’évolution, et qu’il profite des nouveaux moyens de la science […] le Québec doit rester […] il faut qu’entre l’industrie, l’enseignement et la recherche […]. Johnson, pour favoriser la venue de l’utopie compensatoire à la nostalgie, énonce les modalités de sa production et verse ainsi davantage dans l’autre affect lié à la perception de l’objet perdu qui a été cette plénitude atteinte lors de la construction des grands barrages. Ce passage de la nostalgie, signalée par le aura été, à celui de la mélancolie, à condition que, illustre cette distinction de Moser : Le sujet mélancolique, partageant la même perception négative du réel donné, c’est-à-dire le même désir d’un objet perdu, développe une autre attitude à l’égard de cet objet de désir. C’est que le désir de l’objet se combine avec le savoir que cet objet est définitivement perdu, qu’il est irrécupérable inatteignable […] le sujet mélancolique, tout en restant attaché à l’objet perdu, n’investira pas des énergies à récupérer cet objet que, par ailleurs, il sait définitivement perdu. Dans ce sens, il ne se constituera pas sujet d’une action motivée nostalgiquement. Il investira par contre son énergie dans des activités qu’on pourrait dire davantage de nature intellectuelle. Son « action » consistera à réfléchir, et possiblement, à élaborer une représentation esthétique de cette situation. Cette « complexité de la situation » consiste en un étrange équilibre entre désir et savoir : le désir de l’objet perdu n’est pas éteint, l’objet n’est pas désinvesti, ni dévalorisé aux yeux du sujet. Mais le savoir coupe le chemin de la récupération, condamne à l’inanité tout élan nostalgique. Ce savoir découle des conditions de la Spätzeit. Habité par ses propres imaginaires, le sujet est cependant accessible au principe de réalité, il se rend aux évidences de la situation historique […] Le sujet mélancolique reste ainsi comme en suspens entre l’élan du désir et la lucidité du savoir. Cet état de suspens entre deux forces a pour conséquence de l’éloigner de l’univocité, voie de l’unidimensionnalité de l’affect nostalgique et le dépose dans un état d’indécision et d’ambivalence22.
Cette citation un peu longue rend bien compte des nombreuses fissures traversant le texte de Johnson, qui oscille entre la nostalgie de l’effervescence créatrice des débuts d’Hydro-Québec, le refuge dans une utopie technologique tempérée par le rappel des conjonctures, dont la plus intéressante est la relativité du Québec au sein de la mondialisation – plus petit et plus interdépendant –, et la menace de l’isolement culturel. On voit
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ici que le savoir que Johnson propose comme un outil permettant peutêtre de reproduire l’exaltation, mais dans un lieu autre, reste un savoir proprement politique d’un individu qui a le pouvoir théorique d’infléchir l’orientation du collectif national vers la globalisation des marchés et la mondialisation des échanges, dont finalement la réalisation de Manicouagan 5 n’aura été, dans la logique de son texte, que le désir déclencheur. Toute la démarche de Johnson est la lutte contre la tentation, néanmoins très forte, d’une nostalgie paralysante qui ne peut trouver de résolution que dans la promesse d’un avenir d’accomplissements, lui-même menacé par l’imposition du réel, d’où cette mélancolie diffuse. Si le discours est aussi orienté par sa fonction thérapeutique, dont l’expression est disséminée dans tout le texte – motifs de fierté et de confiance –, fonction insistante qui donne une mesure poignante du sentiment d’infériorité qu’elle avait à guérir, il est tout autant marqué par un autre affect gravitant autour de la fabrication d’une nostalgie étrangement simultanée à son objet, comme si elle était le moteur nécessaire à la conception subséquente du futur, lequel traduit ainsi une conscience collective marquée de malaise quant à sa projection même dans l’histoire. Là aussi, on peut relever une pathologie de cet identitaire collectif qui oscille entre deux tentations s’imprégnant l’une l’autre : refuge dans l’exaltation rétrospective, fuite dans une utopie vite atténuée par le sentiment de certaines limites historiques, toutes sources d’un flottement sans doute redevable à l’énonciateur – Pierre Godin, biographe de Johnson, le qualifiait de « dernier des ambivalents » –, mais exprimant les réactions impensées d’une conscience collective nationale forcée de concevoir son avenir à partir des déterminants initiaux de la perte, de la nostalgie, de l’humiliation obsessivement vécue et de la conscience de ses lacunes au sein de la tentation de l’Utopie. Nous le savons, Daniel Johnson décéda quelques heures avant l’inauguration du barrage qui allait porter son nom, conférant ainsi à son allocution le statut émouvant de testament politique, de consolidation involontaire d’une épopée censée permettre des espoirs illimités pour l’avenir, argumentation politique habituelle dans ces circonstances. Un examen approfondi a permis de dégager des tensions plus complexes qui marquent d’ambiguïté la perception que le collectif avait de lui-même, autour du catalyseur Hydro-Québec, autorisant à la fois un rapport nouveau au monde et un ressassement tenace sur soi. Comme l’exprime Godin dans sa biographie de Johnson, à propos de son legs politique : « Avec lui, le Québec, en tant que nation, a avancé à grands pas sur la voie de l’ouverture au monde, tout en connaissant sa crise d’identité la plus aiguë. » (p. 383). Le discours d’inauguration de Manicouagan 5, éminemment circonstanciel, ne permet pas d’établir tous les paramètres de cette crise telle qu’elle a pu se manifester dans le discours social de 1968, mais il rend possible la
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désignation de quelques traits caractéristiques de la mise « en suspens entre l’élan du désir et la lucidité du savoir » caractéristique de cette mélancolie discrète (et prémonitoire) qui émanait de l’allocution non prononcée de Daniel Johnson.
RENÉ LÉVESQUE POLÉMISTE La validité de ces manifestations d’un sous-texte mélancolique chez Johnson doit être mise maintenant à l’épreuve d’une confrontation avec un autre texte d’inauguration de centrale hydroélectrique, celle de la Centrale Outardes 2, qui eut lieu le 22 septembre 1978, soit dix ans presque jour pour jour après l’inauguration non advenue de Manicouagan 5, Daniel Johnson étant décédé le 26 septembre 1968. Cette seconde inauguration par le premier ministre René Lévesque, ancien adversaire politique de Johnson, s’inscrit dans un contexte social et politique autre dont la différence avec celui de 1968 permet d’énoncer et de vérifier, le cas échéant, l’hypothèse d’une constante de certains traits discursifs sociaux de 1968 à 1978 servant à cerner d’encore plus près la fonction catalysatrice du discours sur Hydro-Québec et sa fonction d’illustration d’éventuelles manifestations identitaires du collectif national québécois. Comme pour le premier texte, il convient de donner l’intégralité de l’allocution du premier ministre Lévesque afin d’en mesurer dès une première lecture les déviations de ton par rapport à un premier discours avec lequel il avait pourtant en commun la fonction inaugurative d’un objet semblable. GOUVERNEMENT DU QUÉBEC LE PREMIER MINISTRE Discours de M. René Lévesque Premier ministre du Québec à l’occasion De l’inauguration de la Centrale Outardes 2 Le 22 septembre 1978 Monsieur le ministre délégué à l’Énergie, Monsieur le député et ministre des Transports, Messieurs les députés membres de la Commission parlementaire de l’Énergie, Messiers les membres de la Commission hydroélectrique de Québec, Mesdames et messieurs, C’est une grande et double circonstance qui nous réunit aujourd’hui puisque nous célébrons en même temps, avec cette inauguration d’Outardes 2, les vingt ans de Manic-Outardes et le quinzième anniversaire de la nationalisation de l’électricité.
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Au fond, ces deux événements ont bien des liens entre eux. En 1958, à l’époque des tout débuts de Manic-Outardes, l’idée de la nationalisation avait déjà commencé à faire un bout de chemin dans les esprits. Et les deux événements n’ont pas cessé d’avoir des liens étroits par leur importance sur l’évolution de la mentalité, de l’identité et de la fierté de la société québécoise. Donc, Manic, c’était il y a 20 ans. On se souvient d’autre part que c’est en 1963, il y a 15 ans, que se dénouait la bataille de la nationalisation livrée l’année précédente. Comme j’y avais pris personnellement une part que – pour le meilleur ou pour le pire – on n’a pas totalement oubliée, je suis bien conscient du fait que je ne dois pas « tirer la couverte ». Il faut rappeler en effet à quel point ce projet, si normal pourtant venait de loin et quel dur chemin il avait dû parcourir. C’est jusqu’en 1929 qu’il faut remonter pour voir s’amorcer, avec Philippe Hamel, la lutte contre ce qu’on appelait à l’époque les trusts de l’électricité. « Seule la nationalisation de l’électricité, déclarait le docteur Hamel, peut mettre fin à la dictature du monopole de l’électricité et électrifier à bon marché les villes et les campagnes. » On doit aussi citer le « Programme de restauration sociale » de 1933, manifeste signé par Esdras Minville, Arthur Laurendeau, Alfred Charpentier, Albert Rioux, Philippe Hamel, René Chalout et quelques autres, pour montrer que, dès cette époque, on avait déjà conscience, au Québec, du fait que cette nationalisation pouvait être considérée comme la première étape d’une reconquête économique. Naturellement, il fallait un immense travail de planification et l’intégration préalable dans la fonction publique québécoise de nombreux spécialistes. Mais, économiquement aussi bien que socialement, la bataille reposait sur des fondements sérieux et des nécessités indiscutables. Et c’est ainsi qu’elle fut perçue lorsqu’à la fin des fins, elle réussit il y a 15 ans à mobiliser les forces vives du nationalisme québécois avec les résultats que nous savons. Le 1er mai 1963, lorsque l’Hydro prit possession des sociétés dont les noms achèvent maintenant de s’estomper, c’était donc les idées de Philippe Hamel et de beaucoup d’autres pionniers qui triomphaient enfin. Concrètement, la nationalisation de l’électricité répondait aux objectifs et aux impératifs suivants : la coordination des investissements ; la diminution des frais fixes et l’uniformisation des tarifs ; la revalorisation des régions insuffisamment développées, grâce à l’intégration technique ; la récupération de l’impôt et des profits des compagnies privées ; la création d’un vaste pouvoir d’achat au profit du Québec ; enfin, la formation et la promotion, dans leur langue, de nombreux cadres québécois.
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Non seulement tout cela se révéla exact, mais comment ne pas rappeler la grande fierté qui accompagna alors les premières années de la grande Hydro, à compter de 1963. D’autant plus que cette fierté, elle eut la chance inouïe d’être immédiatement magnifiée, par ces travaux de la Manic, entrepris d’abord discrètement en 1958, et dont les années 60 vinrent révéler les dimensions et la gigantesque image de puissance qu’ils dégageaient, avec cette preuve éclatante de savoir-faire qu’ils nous fournissaient à nousmêmes, comme ils la donnaient aussi au reste du monde, et cette réponse à tous ceux qui avaient toujours veillé à nous entretenir dans un sentiment d’infériorité. Manic a été et continue d’être un objet de fierté nationale. Cette fierté avec cette plénitude de l’entreprise furent dès l’abord si fortes, si logiquement enracinées au cœur des aspirations et de la volonté d’avenir du Québec qu’elles ont pour une fois provoqué une remarquable continuité de l’action des différents gouvernements (Lesage, Bertrand, Johnson, Bourassa) depuis le début des années 60. C’est ainsi qu’un parallèle s’installera aujourd’hui dans l’esprit de chacun entre l’inauguration du barrage de Manic 5, qui devait être faite par Daniel Johnson il y a dix ans, presque jour pour jour, et l’inauguration d’Outardes 2 aujourd’hui. L’Hydro-Québec est aujourd’hui, autant et plus que jamais, une grande force dans notre communauté nationale. Ses œuvres ne pourront que continuer à encadrer et à stimuler nos efforts, à illustrer et à symboliser notre motivation et notre fierté, à un moment où le Québec se prépare à franchir une étape décisive pour son avenir, où donc le Québec a besoin comme jamais de tous les éléments qui peuvent le rendre plus fort, plus dynamique, plus vivant. Malgré l’inauguration d’aujourd’hui, vingt ans après les tout débuts, j’ai quand même une annonce-surprise à vous faire : le complexe ManicOutardes n’est pas tout à fait terminé. Je suis en effet très fier d’annoncer que, selon des études très avancées, une autre centrale de 1000 MW va être construite à Manic 5. Le début de la construction aura lieu en 1980 et la mise en service en 1985. Selon les prévisions actuelles, le coût de la nouvelle centrale Manic 5 (puissance additionnelle) sera de $750 millions et le nombre d’employés devrait suivre cette progression : 400 en 1980, 650 en 81, 830 en 82, 725 en 83, 900 en 84 et 225 en 85, avec aussi les retombées économiques québécoises que cela entraînera en grand nombre. Sans trop entrer dans la technique, disons seulement qu’il s’agit d’un suréquipement. Autrement dit, pas plus d’énergie mais plus de puissance d’un seul coup quand on en a besoin, c’est-à-dire aux moments de pointe, quand presque tout le monde se met à utiliser une grande quantité d’électricité en même temps. Ça, c’est le problème difficile pour une compagnie d’électricité. Habituellement, pour faire face aux besoins de pointe, on a des centrales qui ne coûtent pas cher à installer mais qui, par contre, coûtent cher à l’usage. Le suréquipement, c’est différent. Ça coûte d’abord assez cher, même avec
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l’utilisation des sites déjà aménagés. Seulement, ensuite, c’est d’un coût d’exploitation très minime et ça peut donc être utilisé davantage que des centrales de pointe ordinaires. Bien sûr que, idéalement, il faudrait atténuer l’importance de la demande de pointe. On s’y emploie avec des mesures qui incitent à économiser l’énergie au maximum. Mais il faut être réaliste : à moins de déménager le Québec plus au sud ou de réglementer les heures où les gens mangent et se lavent, il faut prévoir des sommets de consommation. Et donc des équipements pour y faire face. C’est ce à quoi nous nous employons. J’espère donc que, dans sept ans, on sera tous à nouveau réunis, comme nous le sommes aujourd’hui, pour participer à l’inauguration de cette future centrale. En attendant, permettez-moi de redire à quel point je suis heureux et honoré, aujourd’hui, ce 22 septembre 1978, de pouvoir m’associer, avec vous tous, à ce 20e anniversaire qui nous permet de rendre hommage aux Québécois qui ont œuvré sur les chantiers de ManicOutardes, et de participer à l’inauguration d’Outardes 2, qui est tout le contraire d’un point final.
D’emblée, l’allocution de Lévesque, au lyrisme moins somptueux que celle de Johnson, s’inscrit sous le signe de la fonction commémorative dont Angenot a bien démontré le rôle fondamental dans ses études sur la propagande socialiste. Non seulement l’effet pragmatique de son texte est-il l’inauguration stricte d’Outardes 2, mais Lévesque s’empresse de la rattacher de façon beaucoup plus significative au quinzième anniversaire de la nationalisation de l’électricité, dans une continuité probablement inévitable étant donné le contexte historique entourant le développement de ManicouaganOutardes dont les travaux avaient commencé en 1958. Toute allusion à cet acte fondamental qu’est la nationalisation de l’électricité, régulièrement inscrite comme un des hauts faits de l’épopée d’Hydro-Québec, semblait soigneusement évitée par Johnson qui fut pourtant, nous le rappelle-t-il dans son propre discours, ministre des Ressources hydroélectriques dans le gouvernement Sauvé. Comme l’on sait que Johnson fut l’un des adversaires de Lévesque lors de cette campagne de nationalisation, on comprend que le premier ministre de l’Union Nationale ait jugé inopportun de rappeler son opposition au décret majeur de 1963 par la mention de cette nationalisation dont il célébrait en 1968 un des accomplissements les plus éclatants. La position de Lévesque, maître d’œuvre absolu de l’étatisation d’Hydro-Québec, est évidemment différente en 1978, d’autant plus que rien dans sa trajectoire prévisible de ministre des Ressources naturelles à son tour sous le gouvernement Lesage en 1962 n’aurait pu laisser prévoir son rôle subséquent d’inaugurateur de cet autre complexe en tant que premier ministre du Québec, quinze ans plus tard. Là où Johnson ne peut historiquement se représenter que comme témoin accidentel du développement d’Hydro-Québec – l’image du plan sur la banquette arrière de l’autobus est signifiante à cet effet –, René Lévesque peut se poser comme actant 204
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fondamental de son récit, assumant un rôle historique qu’il ne saurait d’ailleurs nier. De ce fait, la tension entre lui et son discours et sa propre présence comme énonciateur sera beaucoup plus lisible dans son texte alors que Johnson, oscillant entre nostalgie et mélancolie, avait cherché à se maintenir dans la somme toute angélique neutralité des formulations métaphoriques, des hyperboles, du lyrisme et de l’utopie, relayant ainsi une partie des thématiques discursives issues de la foulée de l’Expo 67. René Lévesque, plongé dans le feu de l’action dès les débuts « nationaux » de l’entreprise, choisit donc sans hésiter la position idéologique du militant actif, ce qui explique dès lors le parti pris de la commémoration : il vise à tirer ainsi de l’oubli la geste épique de l’étatisation, lui conférant un statut d’événement historicisé qui l’inscrit d’emblée dans le récit mythique de la formation du collectif national. Pour ce faire, il atténue momentanément l’importance de son rôle individuel dans ce processus : la nationalisation a d’abord germé dans les esprits avant d’avoir un impact sur la globalité du collectif québécois, créant un identitaire et – on voit reparaître ici la constante thérapeutique – suscitant la fierté. L’inauguration, qui se désigne à la fois comme fin d’un processus d’élaboration d’un objet et comme commencement de sa mise en usage, se voit donc ici doublée de ce rôle mémoriel qui a pour fonction de ressusciter l’histoire, de faire naître une historiographie qui s’inscrit dès la seconde page du discours. Là où après une lutte mal dissimulée contre la nostalgie, Johnson orientera son discours vers l’avenir, aussi problématique soit-il, Lévesque, choisissant de commémorer et laissant au second plan l’acte inauguratif, va plutôt tourner son propos vers le passé, singularité dont il faudra plus loin tirer les conclusions qui s’imposent. Le Donc, Manic, c’était il y a vingt ans installe, par son détachement typographique, une certaine poétique de l’historiographie chez laquelle s’entremêlent plusieurs éléments concomitants qu’il importe de distinguer. Lévesque, en se référant au début des travaux du complexe Manicouagan, établit donc ici l’espace nécessaire à une « narration épique », marquant clairement un point de départ qui n’est désigné que pour être réfuté par d’autres dates ultérieures : 1929, 1933, procédé qui illustre une téléologie à l’incidence des faits. Mais, secondairement, est aussi de la sorte illustrée une sursignification du chronologique qui a pour effet de bien faire ressortir le signifié de l’historicité en tant que thématique qui doit dominer le discours, trait totalement absent de l’allocution de Johnson. L’intentionnalité historiographique étant ici clairement instituée, on peut voir maintenant comment s’organise la narration proprement dite de la nationalisation, présentée ici à la fois comme point de départ de la montée d’Hydro-Québec et comme aboutissement d’un long processus dont se saisit la fonction pédagogique inhérente au discours politique,
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lequel s’assure ainsi que ce processus puisse s’inscrire dans la mémoire pour être en fin de compte interprété comme un exemple de lutte militante pour l’affirmation nationale dans son sens le plus large. C’est à dessein que j’emploie le terme « lutte », car le récit de Lévesque est axiologisé par toute une isotopie de l’affrontement, fort éloquente sur sa lecture des faits. La nationalisation que le premier ministre vient de donner comme condition primordiale à l’accès à la modernité du collectif québécois est présentée comme étant le fruit d’une bataille, d’une lutte, d’une reconquête demandant une mobilisation des forces afin que l’on triomphe. Cette polémisation très forte du récit de la nationalisation – dimension conflictuelle qui est absente chez Johnson – implique la présence notionnelle d’un adversaire indirectement disqualifié par l’argumentation de la norme : la normalité du développement du Québec par l’hydroélectricité sous-entend une anomalie quasi ontologique chez l’opposant qui se trouve ainsi renvoyé à l’irrationalité de ses attitudes. À cette irrationalité présupposée de l’opposant s’ajoute une inflation de son caractère maléfique par la dénomination du trust convoquant plus qu’à demi l’idée d’un écrasant complot étranger. De surcroît, la qualification de dictature amplifie l’immoralité brutale de l’adversaire et instaure dans leur bon droit les tenants de la nationalisation, y compris son acteur majeur, l’énonciateur même. Ce dernier continue par ailleurs à légitimer plus loin la lutte passée comme ayant des fondements sérieux et étant conduite par des nécessités indiscutables, affirmations qui font l’économie même d’une démonstration de la validité de la nationalisation, démonstration qui est ici escamotée par ces prises de positions axiologiques, sans raisonnement préalable. Ainsi, par ces assertions, est réfutée encore davantage la position éthique des opposants qui ne saurait plus faire l’objet d’un dialogue, puisque celle du groupe des nationalisateurs est posée comme indiscutable. Le ton clairement polémique de l’allocution, du moins dans cette première partie, jointe à l’isotopie de l’antagonisme, n’en justifie que plus l’injonction commémorative qui entraîne l’énonciateur à énumérer les signataires du Programme de restauration sociale et à les désigner comme des pionniers à la postérité, héros dont il ne faudrait pas oublier les noms, car, comme le rappelle Angenot, « cette mémoire inspire la volonté d’agir, de partager la gloire »23. Le choix du terme « pionniers » pour qualifier les Minville, Hamel, Laurendeau ou Rioux renforce aussi cette logique de l’épopée qui doit donner sa forme au Récit de la nationalisation, où le sujet se pose comme inscrit dans la genèse du récit qui doit suivre, donné comme accomplissement en tant que progrès irréfutable. Ainsi les résultats que nous savons, manifestations d’une fonction interprétative qui s’en tient cependant à l’implicite, s’illustre comme le signe renforcé de l’adhésion du destinataire, alliance qui s’effectue aux dépens de l’antagoniste dans ce lieu de la continuité du Progrès. À ce travail d’obtention du Progrès est jumelé 206
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la nationalisation comme moyen, lequel, par contiguïté, acquiert ainsi une axiologie positive, alors que le terme était soigneusement évité par Johnson. Dès lors, l’allocution énoncée sur le ton polémique prend maintenant plus clairement sa dimension politique en se présentant comme le média enfin dévoilé de l’idéologie qui la justifiait : fonctions pédagogique, décisionnelle et thérapeutique vont s’inscrire de façon encore plus méthodique dans le reste de l’allocution de Lévesque qui présente des variations supplémentaires d’avec celle de Johnson. La fonction commémorative propre à la propagande s’allie à la fonction pédagogique du discours politique dans l’évocation de la genèse de l’étatisation comme dans l’énumération de ses acteurs. Le rappel des objectifs de la nationalisation – des impératifs –, présentés encore sous l’impossibilité d’une contestation, s’inscrit dans le désir didactique de réitérer – sinon d’enseigner – le propos historique de la nationalisation : les familiers de l’image du premier ministre péquiste y verront le souvenir de ses performances télévisées de l’émission Point de Mire dans les années cinquante. Ce travail d’information reste de forme très pure : les différents objectifs sont énoncés séparément, non intégrés dans une syntaxe phrastique, ce qui leur confère un poids factuel indiscutable donnant lui aussi la mesure du besoin de réassurance du collectif et de reconnaissance de la part de l’extérieur : le reste du monde. L’énumération des objectifs se clôt par ailleurs sur un constat qui se passe de démonstration implicite. Lévesque considère, sans discussion possible, que tous ces buts ont été atteints et les présente comme tels avec une remarquable intensité assertive – tout cela se révéla exact – qui pourrait être perçue comme la marque d’un contre-discours résiduel de l’opposition au processus de nationalisation quinze ans plus tôt, mais plus vraisemblablement24 encore comme une réponse aux polémiques et aux contestations dont Hydro-Québec était l’objet en cette année 1978. Toujours par rapport au texte de Johnson, où l’on ne relève pas d’indices explicites d’un antagonisme, le texte de Lévesque est plus manifeste sur la représentation accusatrice d’un adversaire qu’il avait déjà démonisé dans les paragraphes précédents et même dans les objectifs qui voulaient pourtant se présenter sous le couvert d’une neutralité : les profits des compagnies privées. Ainsi, dans le paragraphe dix, l’exploiteur capitaliste est aussi dépeint comme un tenant de l’idéologie colonialiste, puisqu’il a essayé de maintenir le Nous collectif dans une position d’inadéquation : tous ceux qui avaient toujours veillé à nous entretenir dans un sentiment d’infériorité. À cet égard, le recours à Manic, plutôt que la saisie du présent objet de l’inauguration qui est la Centrale Outardes 2, est toujours symptomatique de la perception mythique du « Grand Barrage » comme principal média de ce besoin de reconnaissance, réinvestissement du Grand Récit de l’Exploit et du triomphe sur l’opposition : Manic a été et continue d’être un objet de fierté nationale, et rappel de la fonction d’abord identitaire du complexe. Un autre 207
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trait ici illustre un démarquage significatif d’avec Johnson et s’inscrit dans l’emploi du terme « nationale » qui présuppose dans l’esprit de l’énonciateur une conception plus ferme du Québec comme nation théoriquement advenue : c’est là la seule occurrence de l’adjectif dans l’allocution de Lévesque, mais il brille par son absence dans le texte de Johnson, où les notations Le Québec, du Québec, au Québec ont l’avantage de faire l’économie d’une spécification politiquement épineuse tout en conférant cependant à son objet un statut, somme toute évasif, d’autonomie du moins nominale. Les variations historiques entre 1968 et 1978 permettent de conclure pour les différents récepteurs de ces notations Québec à une polysémie s’adaptant sans heurts à deux différentes perceptions de l’entité Québec, perceptions allant de celle d’une province incluse dans la Confédération à celle d’un État autonome, et pouvant cohabiter simultanément ou être activées à de très courts intervalles, selon les soubresauts politiques qui n’épargnèrent pas le Québec à partir de 1960. Ce qui frappe en outre dans l’enchaînement du paragraphe suivant l’énumération des objectifs historiques est la subsumation du propos par la fonction thérapeutique qui se manifeste de façon peut-être encore plus explicite que dans le texte de Johnson. Notons d’abord l’anaphore de la grande fierté et de la grande Hydro, la réitération du topos de la démesure par les hyperboles magnifiée et gigantesque image de puissance, la thématique de la preuve éclatante de savoir-faire qui suggèrent encore par la négative ce sentiment mal dissimulé d’étonnement d’être parvenu à réaliser un projet de cette envergure, ravissement qui une fois de plus indique le profond doute collectif sur soi sur lequel les accomplissements d’Hydro-Québec exprimaient aussi un triomphe. Sans doute aussi l’expression de la fonction thérapeutique aussi prégnante dans ce passage trouve-t-elle, comme nous le verrons, une explication qui dépasse l’aspect circonstanciel de l’inauguration d’Outardes 2.
UN DISCOURS NOSTALGIQUE ? C’est avec une indéniable nostalgie que le René Lévesque de 1978 va évoquer, dans le paragraphe onze, la plénitude de l’entreprise et la remarquable continuité de l’action des différents gouvernements, rappel qu’il fait suivre de l’énumération de ses anciens adversaires politiques : Lesage, Bertrand, Johnson, Bourassa. Cette continuité est aussi clairement absence idyllique de fractures et de dissensions, harmonie fictive qui exprime, comme le dit Angenot, le désir « d’homogénéité du corps social » analogue au sentiment d’intégrité initiale dont Robert Misrahi nous dit qu’il est une des composantes du sentiment nostalgique de l’Age d’Or. Cette vision d’HydroQuébec comme vecteur unificateur du collectif se pose, à l’instar de ce que 208
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l’on a observé dans les messages promotionnels, comme l’un des topos majeurs des représentations discursives de l’entreprise, et Daniel Johnson n’avait pas manqué d’y souscrire : l’allocution de 1968 se clôt sur une description du Québec comme foyer de solidarité fraternelle. Cette continuité, aussi fictive soit-elle rétrospectivement, constitue logiquement le prétexte pour Lévesque de hausser la teneur nostalgique de son discours en la redoublant du rappel de l’inauguration manquée de 1968 – qui devait être faite –, évocation qui est aussi réactivation et récupération de ce pathos au profit de l’actuelle allocution à laquelle on sent que l’énonciateur voudrait insuffler plus de solennité, cumulant ainsi anniversaires, commémorations et rappels. Ces mises à contribution du passé, produisant la quasi-évacuation d’une représentation proprement dite de la Centrale Outardes 2, ne vont pas sans conférer à l’événement actuel une impression d’insuffisance, écrasé qu’il paraît être par la construction mythique de l’événement Manicouagan 5. La preuve syntaxique de cette insuffisance sera directement donnée dans un alinéa subséquent, marquant bien le caractère non autonome de la cérémonie présidée par Lévesque : Malgré l’inauguration d’aujourd’hui… Le dixième paragraphe offrait la source interprétative d’une inauguration qui semble avoir perdu son objet initial et où on voyait encore plus clairement se déployer la fonction proprement synecdochique d’HydroQuébec dans l’élaboration d’une représentation du collectif national. Dans le douzième paragraphe, cette isotopie de la puissance, réactivée par le terme « force », est reprise, tout comme la fonction synecdochique d’HydroQuébec est ici affirmée sans voiles : l’entreprise doit clairement symboliser notre motivation. Le plus que jamais redondant explicite ici un sentiment de nécessité pressante qui s’explique évidemment par le contexte pré-référendaire : se prépare à franchir une étape décisive. Ainsi, comme dans la logique du roman à thèse, le récit d’Hydro-Québec, invariablement cristallisé sur l’épisode de Manicouagan 5, joue-t-il le rôle d’exemplum pour valider le récit éventuel d’une accession réelle à une autonomie effective du Québec. L’autre trait marquant du passage se relève aussi dans l’intentionnalité logifiante de l’énoncé proprement politique : ne pourront que continuer, lequel, par sa force prescriptive, présente l’entreprise comme une suite inévitable d’exploits futurs à venir, dans un mouvement indéniablement interprétatif qui confère un sens politique à des accomplissements technologiques. À cet effet, le collectif est ici éminemment convoqué : nos efforts, notre motivation, notre fierté, et la tension entre énonciateur et énonciataire est à ce point maximale. L’allusion à peine discrète au référendum à venir désigne en fait le summum réel de ce discours d’inauguration qui a depuis longtemps oublié l’objet à inaugurer : il n’est devenu qu’un média lointain de mobilisation politique au premier degré. Et la fonction mobilisatrice de la propagande qui se déploie ici est doublée aussi de la fonction thérapeutique du discours 209
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politique, laquelle atteint ici presque un point obsessif : il faut doter d’urgence le Québec des conditions qui permettront ces changements mélioratifs, où la force de l’anaphore plus fort, plus dynamique, plus vivant est un indicateur sans fards du sentiment d’angoisse qui accompagne la considération du seuil incertain de la souveraineté potentielle, exemple indéniable selon Angenot du recours à « un langage littéralement magique, langage tout-puissant, contrepartie de son impuissance à accompagner le mouvement social concret et à le comprendre. »25 S’il faut ici atténuer l’accusation d’incompréhension du corps social faite à René Lévesque, il n’empêche que la véhémence langagière de ce paragraphe renforce indéniablement cette valeur compensatoire diffusée dans toute l’allocution et que sa fonction interprétative – par laquelle on pourrait lire, par télescopage, que la réalisation de la Centrale Outardes 2 est un argument qui devrait aider à remporter le référendum de 1980 – l’inscrit sans ambages dans la dynamique propre de la propagande, par laquelle une fois de plus l’entreprise Hydro-Québec est récupérée par un de ses créateurs pour un projet qui à la fois excède ses objectifs initiaux et légitimise l’existence même de l’entreprise en la transformant en moyen essentiel d’accès à l’affirmation du collectif comme entité politique autonome. On l’a dit, ce paragraphe reste l’apogée du discours d’inauguration, son summum rhétorique, à la suite duquel le passage qui suit va marquer une chute curieuse en laissant place, à la suite des fonctions interprétatives et thérapeutiques, à un exercice un peu allongé de la fonction pédagogique que l’on verra entremêlée à d’autres manifestations discursives entraînées par les besoins moins lyriques et plus triviaux du marché de l’hydroélectricité. Malgré l’inauguration d’aujourd’hui, nous le répétons, reste le signe de mise au second plan constante de l’objet premier de l’inauguration, la Centrale Outardes 2, l’installant plus que jamais, avec l’ajout qui suivra dans le reste de la phrase, comme prétexte à la dimension performative de la prestation publique. René Lévesque va ainsi procéder à l’annonce surprise de la centrale additionnelle de Manicouagan, reléguant encore plus dans l’accessoire la raison première de l’allocution, comme si la performance inaugurative était autosuffisante. Lévesque, premier ministre du Québec, passe ainsi à l’exercice intense de la fonction uniquement didactique de son discours qui marque ici le plus le fléchissement proprement électoral de son propos vers la prédiction optimiste dans un contexte socio-économique dont il ne faut pas oublier qu’il était en crise à la fin des années soixantedix. D’où son attachement à une praxis des chiffres, d’où la précision optimale des emplois créés, des dépenses encourues, des dates de mise en service. Par contraste, la partie précédente du discours s’investissait dans une euphorie des réalisations passées et dans une approximation triomphale des accomplissements liés au développement de l’entreprise. Ce passage maintenant typiquement électoral donne la mesure de l’intervention 210
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d’un réalisme réductif, où l’énonciateur doit s’émerveiller d’une progression qui est en fait une diminution par rapport aux chiffres précédents, que l’on pourrait opposer à ceux des beaux jours de Manicouagan 5. Les retombées économiques québécoises que cela entraînera en grand nombre, par leur imprécision, paraissent également comme une tentative d’insuffler une nouvelle valorisation à la légitimation de l’entreprise, et surtout de reconduire le discours d’énumération glorieuse auquel pouvait se livrer Daniel Johnson dans son inauguration de 1968. Mais ici on sent le rétrécissement obligé dans la considération de ces réalisations actuelles en même temps que le désir de leur conférer, malgré tout, la même dimension mythique liée à la conscience, de n’en pouvoir livrer qu’un écho atténué. Les passages suivants vont encore plus nettement se décaler du désir lyrique initial, qui gardait l’inauguration de 1968 comme modèle, pour s’attacher à un réalisme didactique et explicatif dont le caractère rationnel même constitue peut-être le point le plus suspect. L’énonciateur s’attache vraiment ici à un procès de vulgarisation technologique qui esquisse clairement un profit d’énonciataire comme consommateur moyen plutôt que comme citoyen à convaincre de se laisser tenter par l’aventure de l’autonomie : sans trop entrer […] disons seulement, c’est-à-dire aux moments de pointe quand presque tout le monde […]. L’omission des détails peut être perçue aussi comme la manipulation de l’information qui, toujours selon Dorna, est inhérente à la fonction pédagogique du discours politique. Mais si ce paragraphe est marqué par l’ambivalence entre la nécessité de communiquer une information inévitable et le désir de l’adapter de la façon la plus économique possible à ses énonciataires, ce qui suit prend des allures justificatrices encore plus nettes. L’obligation de répondre aux besoins de pointe est présentée sous la perspective de la complexité : ça, c’est le problème difficile, comme pour devancer une demande d’explication et justifier le coût du choix qui suivra, coût que l’on reconnaît d’emblée comme assez prohibitif, mais qui va lui aussi se rationaliser par la suite. Par contraste, en 1968, Daniel Johnson pouvait encore présenter des coûts de projets comme des actifs et des investissements. En 1978, les déboursés supplémentaires, même s’ils pourront se traduire en d’éventuelles sources d’emploi, doivent être exposés comme des précautions d’ordre domestique, double indication du rétrécissement obligé de l’envolée visionnaire des débuts et d’une incontestable position défensive liée à la récurrence de la justification, qui s’accentue avec le dernier paragraphe de ce passage essentiellement dévolu au pédagogique. À ce dernier stade, la présence d’un énonciataire émettant d’éventuelles objections aux rationalisations exercées par l’entreprise, indiquée par les marqueurs bien sûr que, on s’y emploie, il faut être réaliste, il faut prévoir, dessine le portrait d’un interlocuteur objectant une manière de faire différente, suggérant peut-être une solution autre que la dépense de cette centrale additionnelle, et mettant l’énonciateur 211
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dans l’obligation de s’absoudre répétitivement d’un hypothétique ou virtuelle accusation d’erreur de planification. La répétition terminale du nous nous employons fonctionne à la fois comme réassurance conclusive – nous réglons maintenant le problème – et comme preuve supplémentaire d’une volonté de disculpation – nous faisons quelque chose –, toutes indicatrices d’un malaise évident dans le contexte particulier de l’automne 1978, symptomatique de l’ambivalence de la position même de René Lévesque à cette époque par rapport à l’entreprise Hydro-Québec. C’est ici qu’il faut rappeler un changement majeur survenu dans le statut même d’Hydro-Québec : l’adoption de la loi 41, effectuée en juin 1978, soit trois mois avant l’inauguration d’Outardes 2. Outre ses retombées économiques, politiques et énergétiques importantes qui fléchirent le développement ultérieur de l’entreprise, la loi 41 est d’une conséquence idéologique fondamentale pour l’image de l’entreprise nationale. Les chercheurs Philippe Faucher et Johanne Bergeron précisent à cet égard : « Jusqu’en 1978, la société d’État possède toute l’autonomie qui lui permet de définir et de mettre en œuvre elle-même la politique énergétique du Québec. »26 Pour ce qui a trait à la nouvelle loi, ils résument : La loi 41 modifie le mandat d’Hydro-Québec qui était demeuré inchangé depuis 1944. L’article 8 stipule qu’Hydro-Québec doit subordonner ses prévisions et sa planification à la politique énergétique établie par le gouvernement. L’objectif premier demeure toujours la fourniture d’électricité, mais la prévision des besoins (qui accompagne la poursuite de cet objectif) et les investissements nécessaires s’effectuent dans le cadre des politiques énergétiques que le Lieutenant-Gouverneur peut établir. Autrement dit, les décisions de l’entreprise doivent être conformes aux orientations de la politique énergétique27.
Ce n’était pas une mise en tutelle, mais certainement le passage de l’autonomie de l’entreprise à son instrumentation au profit des politiques gouvernementales, modification du mandat initial qui trouvait son aboutissement dans le contexte plus large de la crise de l’énergie de 1973. À cela s’ajoutaient les polémiques entourant les augmentations successives des tarifs, les débats concernant les précisions passives de consommation et les interventions sur les marchés, les paradoxes et les contradictions des économies d’énergies dans un contexte de surplus d’électricité à écouler difficultés auxquelles s’ajoutaient les péripéties de tout ordre entourant le développement de la Baie James. Tous ces facteurs complexes, que l’on n’énumère ici que rapidement, font en sorte que, pour citer André Bolduc : « le dialogue spontané entre la population et Hydro-Québec, caractéristique des années 60, semble rompu. »28
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Deux discours d’inauguration
Cette situation de rupture rend compte de l’ambivalence inhérente au discours de René Lévesque, de la rupture également entre le lyrisme nostalgique, le réinvestissement dans la mythification, l’idéalisation historique, le ressentiment identitaire, l’exercice appuyé de la fonction thérapeutique et un pédagogisme défensif. Par comparaison, la situation énonciatrice de Daniel Johnson, qui pouvait parler d’Hydro-Québec comme d’une entité autonome dont il avait été, de son propre aveu, le témoin distant sinon admiratif du développement, est plus à l’aise dans un contexte de consensus. Son allocution, où sa présence énonciatrice reste minimale, ne montre pas ces heurts conjoncturels tout en présentant les fonctions habituelles du discours politique, qui s’y manifestent cependant de façon relativement adoucie, rendant possible une certaine concordance interne parcourant l’allocution. La position historique et contextuelle de René Lévesque est radicalement différente : père militant de la nationalisation d’Hydro-Québec et par la suite, père distant de son instrumentalisation politique formelle, et, il ne faut pas l’oublier, figure centrale assumant un rôle essentiel dans la production du discours nationaliste qui allait s’installer dans le discours social québécois, de la Révolution tranquille au premier référendum sur la souveraineté. Là où Daniel Johnson assumait comme premier ministre un discours d’inauguration qui lui échoyait un peu au gré des hasards électoraux et chronologiques, René Lévesque est mis en demeure d’assumer discursivement et simultanément diverses positions historiques l’ayant impliqué successivement et personnellement dans le développement et l’affirmation de l’entreprise. De ces diverses positions d’énonciation se dégage une formation discursive comparativement discontinue au sein de laquelle l’énonciateur ne peut passer sous silence et sa participation à l’Âge d’Or de l’entreprise et sa gestion obligée de la décroissance : il incarne véritablement un actant du Récit de l’Exploit mythifié tout comme il est actant du récit du déclin malaisé qu’il est obligé de narrer. Toutes ces remarques n’auraient cependant qu’un caractère insuffisant pour rendre compte du fonctionnement global des discours inauguratifs de Daniel Johnson et de René Lévesque si l’on ne tenait compte des péroraisons respectives des deux allocutions. Ces péroraisons s’avèrent fondamentales pour comprendre également l’aspect performatif inhérent à des discours d’inauguration qui doivent se présenter en fait comme l’apothéose nominale d’une réalisation de l’entreprise, sa somme et sa signification enfin actualisées par la parole. Et à cet égard, la conclusion de René Lévesque est une fois encore plus éloquente que celle de Daniel Johnson. Marc Angenot, parlant des rituels liés à la propagande socialiste, fait remarquer que « chaque cérémonie sert à faire exister la société qui la reconnaît. Ainsi, chaque meeting, chaque manif autonomise un peu plus la “contre société” socialiste révolutionnaire, ses valeurs, sa mémoire, ses
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Le nouveau roman de l’énergie nationale
mœurs, son calendrier, ses espérances. »29 Rappelons que le discours d’inauguration est le point culminant d’une cérémonie – dévoilement d’une plaque, signature d’une entente, coupure de ruban – qui fait exister officiellement, dans le cas d’un pont, d’une usine, d’un immeuble officiel, d’un complexe industriel ou hydroélectrique, l’objet en cause, et qui consacre, par son achèvement, sa nominalisation, sa valeur et son autonomie finale. Les différents projets d’Hydro-Québec, en raison de ce qui était vu comme du gigantisme à l’époque, en raison du délai entre les travaux préliminaires et la finition de l’ouvrage, en raison aussi de leur signification identitaire et de la récupération politique dont ils étaient l’objet, semblent nécessiter tout particulièrement ce type d’inauguration plus ou moins spectaculaire qui à elle seule valide dans l’absolu une réalisation à laquelle vont se greffer tant d’affects collectifs variés. Ainsi, mentionnons pour les amateurs de la petite histoire d’Hydro-Québec que la cérémonie d’inauguration de la ligne de transport de 735 kV, en novembre 1965, présidée par nul autre que Jean Lesage, fut parfaitement fictive, des difficultés techniques ne permettant pas de produire, sur les indicateurs de voltage, le chiffre magique – et stable – de 735. À l’insu des officiels et du directeur des relations publiques, le personnel d’Hydro-Québec n’hésita pas à faire actionner au premier ministre du Québec un faux mais considérable dispositif de mise sous tension et de faire entendre aux invités un bruit de détonation de disjoncteur absolument fantaisiste (suggéré par un pistolet à pétard) afin de bien s’assurer que dans cette création totale d’événement, la manifestation physique de la mise sous tension d’une ligne 735 kV – en réalité intangible et inaudible – était bien réalisée, pour le plus grand ravissement du public convaincu ainsi du réel de la chose30. Telle est donc l’importance fondamentale de la cérémonie d’inauguration qu’une entreprise comme Hydro-Québec n’a pas hésité un jour à truquer l’objet inauguré, de peur de manquer à ce rite essentiel. C’est pourquoi il importe d’insister sur la conscience performative manifeste dans le discours de Lévesque et le sens que ce dernier donne à la cérémonie qu’il préside. Cette conscience performative, beaucoup plus évasive chez Johnson, est fortement présente dans tout le texte de Lévesque et se dénude avec une soudaineté éloquente dans les dernières lignes : le premier ministre qui n’a pas encore clos sa propre cérémonie anticipe déjà sur les prochaines à venir, comme si l’unique moment de vie de l’objet était sa consécration, événement lui-même à détacher de son objet, comme le prouve si bien le discours même du « vernissage » d’Outardes 2, centrale sur laquelle nous n’apprendrons rien : J’espère que dans sept ans, on sera tous à nouveau réunis, comme nous le sommes aujourd’hui, pour participer à l’inauguration de cette nouvelle centrale… De même, on se souviendra que Lévesque, plus tôt dans son allocution, avait établi un lien étroit entre sa présente
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performance et l’inauguration non avenue de Daniel Johnson, inauguration qui, malgré ou à cause de sa charge pathétique, conférait à la cérémonie une aura indéniable et proposait ainsi un modèle, une commémoration réinvestissant le récit glorieux de l’histoire de l’entreprise. Toutefois, on l’a remarqué, la conjoncture historique oblige Lévesque à remettre dans la même trame les lambeaux contradictoires du Récit mythique de l’Exploit, de sa remémoration, du ressentiment historique et de leur joindre les contraintes argumentatives amenées par les nécessités du rétrécissement des opérations et de la rationalisation de la croissance ; l’inauguration permet de brouiller ces contradictions en permettant de leur insuffler une cohérence purement symbolique. Comme le dit Angenot : « Le code rituel ou liturgique n’est que le moyen d’une double actualisation de sens, hypostasiant le moi en lui permettant d’endosser une Identité et hypostasiant le moment, l’événement particulier en l’inscrivant dans un Récit, dans un paradigme qui donne un sens au monde et au cours de la vie. »31 René Lévesque, en présidant l’inauguration d’une petite centrale non comparable au mythique Manicouagan 5, jouait de surcroît le double rôle de père créateur et de tuteur autoritaire de l’entreprise et réalisait certainement la nécessité de gérer la réduction réaliste du mythe. S’ajoutait à cette position contradictoire la conscience qu’il était sur le point de conduire le collectif national à la sublime épreuve identitaire du référendum, conscience produisant une angoisse littéralement énoncée dans le texte. Aussi lui fautil trouver dans l’acte inauguratif le moyen de donner un sens au monde en réinvestissant dans ce Récit de l’Exploit. Ainsi s’explique également le désir de réitérer l’inauguration dans sept ans, quel qu’en soit l’objet, qui permettra de reproduire une fois de plus cette construction de sens rassurante de l’événementiel. S’explique aussi la crainte d’en voir le point final qui remettrait radicalement en question la continuité comme seule explication du monde. Cette crainte de la fin, liée au rappel commémoratif de l’inauguration précédente, exprime aussi, mais d’une manière différente de Johnson, le désir nostalgique et la position mélancolique liés à la Spätzeit dont parle Walter Moser. L’inconscience performative de la cérémonie chez Johnson disséminait sa nostalgie : la cérémonie d’inauguration classait ce qu’il sentait avoir été l’âge d’or de l’ère des grands barrages et se reportait sur d’autres objets dont il sentait l’évanescence, un avenir technologique, un Québec postmoderne, report qui indiquait une réaction plus clairement mélancolique. Chez Lévesque, les symptômes de ces deux affects paraissent coexister avec plus de brutalité dans un discours beaucoup plus hétérogène, où la conscience performative de l’inauguration permet en fait la mise au jour plus immédiate de ce qui reste diffus chez Johnson. Considérons une dernière remarque d’Angenot : « Entre le passé réinventé de la commémoration perpétuelle et l’escompte sur l’avenir de la révolution prochaine, le
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rituel socialiste pourvoit le présent d’une aura qui le transfigure. Le temps “sacral” est celui d’une projection du passé et de l’avenir, tels que l’Idéologie les change, sur un présent métamorphosé. »32 La forte conscience performative de Lévesque est clairement liée à ce désir de l’aura, désir nostalgique de la reproduction des « temps sacraux » précédents – car il sent que le sien reste insuffisant et imparfait – et l’espoir tenace – exprimé par la négativité du « contraire du point final » – de la résurgence de la perfection de ces moments privilégiés qui font l’économie des difficultés et des contradictions de l’histoire conjoncturelle. Escompter, non pas l’avenir d’une Révolution prochaine, mais la répétition dans l’avenir des moments glorieux, ou vécus comme tels, du passé, indique paradoxalement chez Lévesque une nostalgie plus profonde que celle pourtant plus nettement anticipée chez Johnson, lequel, on l’a vu, verse en fin de compte davantage dans la mélancolie et, comme le conclut Moser, « instaure une pratique qui compose avec le principe de réalité »33, d’où le discours précautionneux d’un Québec futur inscrit cependant sous le mode de la condition. Curieusement, ce Québec futur est absent de façon poignante dans le texte de Lévesque : il est bel et bien réduit à une autre inauguration indiquant le choix explicité par Angenot de donner un sens total à l’événement : ce cortège […] avec ses difficultés et son issue incertaine, devient un maillon de la grande chaîne, du Grand Récit de la Révolution et de l’Émancipation humaine. Identitaire et herméneutique, la cérémonie manifestante se rapproche ici de l’ordre du magique : les objectifs immédiats y ont pour moyens des actes illusoires, appuyés sur du sens mythique34.
Sans doute le projet souverainiste, tel qu’il se concevait en 1978 et étayé de tous les discours qui s’entremêlaient dans l’allocution de Lévesque, discours identitaire, thérapeutique, volonté de reconnaissance, expression du ressentiment, discours d’affirmation, pouvait-il trouver une relative soupape à l’anxiété même soulevée par son éventualité et ses conséquences inévitables dans ce recours ou ce refuge à la magie nostalgique médiatisée par la somme toute anodine inauguration de la modeste Centrale Outardes 2, qui se trouvait ainsi investie d’affects à l’expression désordonnée et ambiguë, mais ô combien criante. Il est clair que la personne de Lévesque est infiniment plus investie dans son allocution que celle de Johnson, d’où ce télescopage bousculé de positions qui cohabitent difficilement et ne peuvent trouver de résolution que dans cette projection vers le magique. La mise au tout dernier plan de l’objet inauguré dans une allocution d’inauguration, où l’on retrouve de surcroît à peu près intégrales les diverses fonctions reliées à l’actualisation d’un discours de propagande, plus particulièrement, dans ce cas-ci, les fonctions légitimatrice, persuasive,
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mémorielle et identitaire –, se pose comme une preuve circonstancielle de la saisie de l’entité Hydro-Québec par un discours sociopolitique particulier, dont les rabattements se reconduisent de décennie en décennie. Non pas, comme on l’a vu pour le premier chapitre de cet ouvrage sur la campagne de 1996, que cette saisie soit à sens unique, l’entreprise autonomisée contaminant sans restrictions diverses strates des discours politiques contemporains à son évolution, avec quelques décalages plus marqués avant 1972–73, dans l’ensemble de ses discours promotionnels. Mais les cas singuliers de Lévesque et de Johnson, tous les deux obligés par leur fonction de premier ministre du Québec à prononcer ces discours d’inauguration à un moment où chacun avait un rapport particulier avec la société d’État, qui n’était plus celui des débuts de l’entreprise – opposant pour Johnson, destinateur pour Lévesque –, illustrent qu’ils disposaient déjà d’un répertoire topique, de schémas discursifs, de thèmes et d’idéologèmes, interlisibles et interalliés, se posant, pour employer l’expression d’Angenot, comme un « déjà-doxique » qui servait de point d’appui à ces discours, et ce, malgré des variables sociohistoriques significatives, à savoir les positions respectives de Lévesque et de Johnson dans le champ politique québécois, et plus important encore, la position même d’Hydro-Québec dans le champ sociopolitique à différentes époques. La question reste toutefois de savoir, au-delà des modulations nostalgiques ou mélancoliques dans le mode de discursivité sur l’objet Hydro-Québec, d’où vint la prévalence de ces différents discours. La source en fut-elle dans les différents projets promotionnels de l’entreprise qui auraient inauguré et façonné en quelque sorte le discours proprement nationaliste, peut-être même le créant en le formulant, et l’auraient, en le diffusant, injecté dans les discours sociaux ambiants jusqu’à lui accorder un statut hégémonique repris par le politique ? L’autre hypothèse est la relation inverse, à savoir que l’entreprise nationalisée se serait plus ou moins vu suggérer ou imposer les discours identitaires nationaux déjà mis en place dans l’univers politique de la Révolution tranquille (pensons au slogan de Lesage, « Maître chez nous »), les aurait déjà trouvés disponibles et les aurait relancés dans ses propres énoncés promotionnels, avec l’impact que l’on sait. De fait, il est plausible de croire qu’un certain nombre de Québécois peu scolarisés, peu sensibilisés aux questions politiques, ou peu intéressés par toute forme active de militantisme, aient entendu ou vu leur premier message clairement empreint d’une idéologie proprement nationaliste sous les auspices d’une publicité d’Hydro-Québec. Mais quoi qu’il en soit, une lecture un peu attentive de ces deux discours a permis d’observer les différents affects qu’inspiraient les réalisations d’Hydro-Québec comme l’indéniable pouvoir catalyseur qui marquait l’élaboration de ces discours d’inauguration, faisant bien la preuve qu’ils permettaient d’exprimer davantage que leur simple fonction pragmatique 217
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n’aurait semblé le permettre au premier abord. Ainsi était illustrée une fois encore cette dimension transcendante des discours sur l’hydroélectricité au Québec dans laquelle se déployait sinon toute la psyché d’un peuple, du moins la perception qu’en ont eue historiquement ces deux hommes politiques marquants d’après la Révolution tranquille, pères inquiets de l’autre Révolution mythique dont l’un rêvait toujours et que l’autre allait essayer de réaliser.
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C ’est à partir de 1964 qu’Hydro-Québec, nouvellement nationalisée, s’est mise, par le biais de ses services de relations publiques, à produire des campagnes successives de publicités télévisées afin de promouvoir la vente de son produit particulier dont la mise en marché se devait de composer avec quelques paradoxes. L’un était de vendre un produit invisible, mais dont le mode de production restait spectaculaire (barrages, centrales, lignes de transport), tout comme ses applications (industrielles et domestiques). L’autre paradoxe résidait dans le fait, rare pour un produit de consommation courante, que la compagnie productrice, du fait de sa nationalisation, exerçait en fait un monopole dans la majeure partie du Québec. Ici, se pose accessoirement la question de l’argumentation publicitaire, à savoir si l’on doit convaincre un éventuel client de s’abonner expressément à Hydro-Québec, ce qui était un fait accompli pour la majeure partie des Québécois en ces effervescentes années de la Révolution tranquille, ou encore si plutôt il ne s’agissait pas plus simplement de convaincre l’abonné de consommer plus d’électricité, comme pour absorber toute la puissance hydroélectrique qui allait hypothétiquement déferler sur le Québec dans les années à venir, avec la mise en service à court terme de ce joyau de la société d’État que s’annonçait être Manicouagan 5. Mais la rationalisation la plus probable qui présidait en sous-main à ces premières campagnes, et qui resurgira à intervalles irréguliers au gré des années et des multiples crises internes et externes traversées par l’entreprise, reste celle d’une justification pure et simple de la nationalisation elle-même, dont la chercheuse Hélène Laurendeau a rappelé le caractère polémique au moment de son entrée en vigueur même1. Ce propos légitimatoire de la nationalisation n’est pas toujours ce qui frappe le plus à une première lecture des messages, mais on doit garder à l’esprit cette motivation plus ou moins bien dissimulée au fil des campagnes. Elle sous-tend les démarches publicitaires d’Hydro-Québec, laquelle en toute logique s’adressait en fait à une clientèle captive, composée, ne 219
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l’oublions pas, de contribuables, détail qui conserve une certaine importance lorsque l’entreprise est aussi étroitement liée à l’État, comme l’était Hydro-Québec au gouvernement québécois. Nous y reviendrons. Mais de ces premières années de publicité ne se dégage pas encore une articulation sans équivoque d’un discours net d’identité nationale, encore que l’on ne saurait nier la latence de ce désir de légitimation de la nationalisation dans les messages. Comme l’ont indiqué les chercheurs Faucher et Bergeron, c’est plutôt le désir de commercialisation brute de l’énergie qui caractérise cette première décennie d’activité promotionnelle. Les chercheurs français Alain Beltran et Patrice Carré, dans leur étude magistrale sur l’histoire de l’électricité en France à partir du milieu du e 2 XIX siècle , ont bien reconstitué et illustré comment l’électrification avait donné lieu à toute une série de discours et de mythes qui se sont succédé au gré des différentes applications technologiques liées à la découverte, puis à la maîtrise des manifestations « électriques ». Ainsi, l’électricité est alternativement métaphorisée sous les traits de la Fée, lorsqu’elle est perçue dans l’ordre du magique et du miraculeux qui dépasse encore l’entendement et qui commande l’émerveillement. D’autre part, c’est la figure de la Servante qui s’impose lorsque l’accent est mis sur ses multiples usages domestiques censés faciliter les tâches ménagères. Ces discours et ces mythes vont prendre cependant dans le contexte québécois des formes relativement différentes, pour des raisons sociales et historiques évidentes, mais surtout parce qu’ils auront la particularité d’être presque essentiellement soutenus, pour la période qui nous occupe, par le corpus publicitaire d’Hydro-Québec, alors que pour la France, les thèmes de la magie ou du service efficace seront véhiculés par des courants discursifs non exclusivement limités aux publicités d’électricité. En revanche, le monopole publicitaire d’Hydro-Québec insufflera aux représentations liées à l’électricité un ton particulier, une direction voulue et en fera ainsi l’objet d’une canalisation discursive présentant des traits éloquents sur la conceptualisation même comme sur la signification de l’électrification dans le contexte du Québec moderne. Non pas que les publicités d’Hydro-Québec aient détenu un monopole discursif sur ce qui se disait sur l’électricité dans ce contexte, mais la cohérence du corpus publicitaire de même que la place médiatique que ce corpus occupait auprès du public québécois font des publicités le principal producteur de ces discours comme le principal indice des contrediscours qui allaient aussi surgir au gré des décennies, comme on a pu le voir dans les chapitres précédents. C’est donc Hydro-Québec même qui, par ses stratégies publicitaires, assurera une bonne partie de la genèse de ces discours producteurs de mythes, d’images et de concepts (bref, une véritable idéologie au sens strict du terme) et par lesquels l’ensemble des Québécois, pendant près de quarante ans, seront amenés à percevoir par l’électrification les idées de progrès, l’identité et l’affirmation nationales, 220
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l’altérité, l’utopie futuriste, la mondialisation des marchés, idéologies qui sont résumées dans les campagnes de 1995 et 1996. Mais plus encore, c’est par l’électrification que leur sera régulièrement présentée une division sexuelle des rôles et des tâches, représentations en fait « naturellement » favorisées par la nature domestique des usages les plus courants de l’électricité, encore que cette dernière n’ait certes pas bénéficié de l’exclusivité dans ce type de représentation. Et c’est ainsi que les images de cette reproduction sexuée des rôles laisse place à plusieurs analyses diachroniques qui rendront tant soit peu compte de la façon dont plusieurs caractéristiques sociales du Québec de l’après-Révolution tranquille pouvaient être actualisées dans les discours promotionnels d’Hydro-Québec, avant que ces derniers s’occupent d’illustrer plus systématiquement les diverses modulations de l’identité nationale. Que la visée réelle des premières publicités d’Hydro-Québec ait été en soi une légitimation de la nationalisation de 1963, il n’empêche que ce qui frappe le plus lorsqu’on visionne ces premières annonces télévisées est la caractéristique singulière de « l’énergie électrique » qui soumettait la représentation d’un tel produit à la médiation par d’autres objets. Car contrairement à la plupart des autres biens de consommation qui pouvaient faire l’objet de publicités télévisées à la même époque – pensons aux automobiles, au tabac, à l’alcool, aux objets de luxe, aux poudres à laver ou aux produits alimentaires –, l’électricité avait, à l’instar de produits tels les services bancaires ou les polices d’assurance, la caractéristique de ne pas être dotée d’une visibilité immédiate et d’être impossible à montrer autrement que par le truchement de ses effets et conséquences sur d’autres objets, et tout particulièrement dans ce cas sur les appareils électroménagers, dont la représentation va se poser comme une thématique récurrente au fil de toutes les campagnes publicitaires d’Hydro-Québec. Par ailleurs, ce choix monstratif des appareils domestiques, qui occupe la majeure partie des campagnes publicitaires des années soixante, peut se poser en fait comme une nécessité tant que l’idéologie présidant à l’argumentation publicitaire ne s’était pas encore élargie ni complexifiée au fil des conjectures économiques et politiques qui se sont manifestées au Québec au cours des décennies suivantes. L’Hydro-Québec de 1964 procédant à la mise en marché de son produit n’était certes pas l’entreprise de 1996 qui n’avait plus depuis belle lurette à se préoccuper de vendre cuisinières et réfrigérateurs. Mais la toute jeune société d’État de 1964, consciente à tout le moins de présenter, sinon une toute nouvelle technologie, du moins une technologie devenue plus accessible et plus fiable qui se retrouve soudainement disponible en quantités plus importantes, va devoir se consacrer à démontrer les effets les plus immédiats et les plus bénéfiques de l’électricité pour le consommateur moyen, en ce qu’ils sont censés aplanir ses difficultés domestiques et améliorer ses conditions de vie quotidienne. Plus que 221
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de créer un marché, lequel de surcroît était devenu pratiquement captif avec la nationalisation qui avait créé un monopole, Hydro-Québec allait plutôt essayer de convaincre sa clientèle de consommer davantage d’électricité, présentée ici comme l’accès privilégié à la modernité réelle. Pour le téléspectateur qui s’est familiarisé avec les campagnes publicitaires d’Hydro-Québec depuis, disons, les vingt dernières années, la publicité télévisée lancée en 1964 ne laisse pas d’étonner tant elle semble faire davantage la promotion de l’objet médiatisant l’électricité que de l’entreprise elle-même. Ajoutons à cela une esthétique filmique particulière (le noir et blanc, une musique de fond évoquant les comédies américaines de série B) qui rappelle plutôt celle des années cinquante que celle des années soixante, choix qui n’est pas sans conséquence lorsque viendra le temps de regarder de plus près la représentation ici donnée du consommateur visé, ou plutôt de la consommatrice. Cette publicité s’organisera en deux volets complémentaires mais distincts qui correspondront à deux discours d’accompagnement, lesquels vont dresser, par cette division, les paramètres des topos discursifs des publicités d’Hydro-Québec pour les vingt prochaines années de campagnes. Un de ces premiers paramètres se pose comme étant l’opposition entre les usages domestiques et industriels de l’électricité, donc l’opposition entre l’intérieur et l’extérieur et, par le fait même, une opposition entre le traitement du féminin et du masculin, polarité qui demeure sans surprise dans le contexte de ces premières années d’électricité.
LA FEMME ÉLECTRIQUE : SE CONSACRER À D’AUTRES TÂCHES Examinons ainsi de plus près la toute première campagne télévisée lancée par Hydro-Québec en 1964, en nous concentrant avant tout sur les textes qui commentent les images soumises au téléspectateur, afin de bien saisir les modalités de représentations particulières du féminin qui s’imposeront avec plus de force lors de ces premières campagnes. Pour leur part, les représentations du masculin seront plutôt banalisées par leur correspondance avec l’ordre naturel des choses, de même que par un effacement relatif causé par la médiation hégémonique croissante de l’électroménager dans les années soixante. Ainsi, les premières images de la campagne s’attardent en lents travellings latéraux sur une cuisine dotée de tous les appareils électroménagers imaginables à l’époque, l’image s’arrêtant successivement sur chacun d’eux avec les commentaires suivants à l’appui : On ne peut plus concevoir de cuisine moderne sans réfrigérateur. Vous avez acheté en une fois tout ce qu’il vous faut pour la semaine. Hé bien, grâce à votre réfrigérateur, tous ces aliments seront parfaitement conservés.
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Pour la maîtresse de maison moderne, le réfrigérateur, en préservant la fraîcheur des aliments, représente une assurance de bonne santé, une économie de temps et d’argent. Et maintenant, voici un appareil qui vous permet de faire de plus grandes économies encore : le congélateur. Lorsque des produits comestibles sont en vente à des prix vraiment intéressants, vous pouvez en profiter. Vous achetez des quantités de ces produits et une fois congelés, vous les conservez presque indéfiniment. Vous pouvez vous procurer réfrigérateur et congélateur chez votre marchand d’appareils électriques ou au magasin Southern Canada Power, filiale d’Hydro-Québec, toujours à votre service. Finie la corvée de la vaisselle ! Dans la cuisine moderne, il y a une laveuse de vaisselle automatique et vous n’avez plus à vous abîmer les mains à laver la vaisselle. Même si vous avez reçu plusieurs invités, après le repas vous vous débarrasserez de la vaisselle en un rien de temps avec une laveuse de vaisselle automatique. Grâce à votre laveuse vous aurez plus de temps à vous consacrer au bien-être de votre famille. Cette laveuse de vaisselle mobile a sa place dans n’importe quel foyer. Aucune installation spéciale, aucun changement à faire dans la cuisine.
À ce point, le message passe à un autre volet, où l’on voit une succession de scènes urbaines nocturnes mettant en valeur l’éclairage électrique, suivies de brèves images d’une fonderie, d’une tour de télécommunications et d’un remonte-pente accompagnées des commentaires suivants : Profitez donc des nombreux avantages que vous offre l’électricité pour votre commerce et votre confort. La nuit, nos rues sont plus sûres parce qu’elles sont éclairées. L’électricité est à votre service pour assurer votre bien-être. L’électricité procure l’énergie indispensable à nos industries. L’électricité apporte dans nos foyers les informations du monde entier. Elle met à notre portée la pratique des sports de plein air. L’usage de électricité est un gage de prospérité et de confort. À la cuisine, partout, l’électricité fait tout économiquement, avec sécurité et confort.
La caméra revient encore à la cuisine, où cette fois-ci, l’image s’arrête longuement sur le jumelage d’une laveuse et d’une sécheuse automatiques : Tous les appareils qui composent la cuisine moderne facilitent votre tâche de maîtresse de maison. Grâce à la lessiveuse automatique, tout votre linge est toujours d’une propreté impeccable. Le cauchemar qu’était autrefois le jour de la lessive est une chose du passé. La laveuse automatique ne requiert aucun effort, aucun travail désagréable. Chaque semaine, la lessiveuse automatique vous épargne plusieurs heures que vous pouvez employer à d’autres travaux. Et maintenant, la compagne indispensable de la lessiveuse, la sécheuse automatique. Voici un appareil qui continue à transformer le jour de la lessive : vous n’avez plus à vous préoccuper du temps qu’il fait. Vous n’avez plus à sortir l’hiver pour étendre votre linge. La sécheuse fait tout ce travail pour vous.
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Puis on a une courte séquence montrant des images d’une exploitation laitière électrifiée. Nous tirons tous profit des avantages qu’offre l’électricité sur la ferme. L’électricité rend votre travail plus facile et plus rémunérateur. Aujourd’hui, le cultivateur peut augmenter sa production grâce à l’électricité. L’électricité permet de conserver bien frais tous les produits laitiers. Quel plaisir de travailler dans un endroit propre, bien éclairé, bien aéré. Le rendement est meilleur. L’outillage électrique d’une ferme moderne représente une économie de main-d’œuvre et d’argent. Oui, de nos jours, le cultivateur se rend compte que l’on vit vraiment mieux sur une ferme avec l’électricité.
Dans le contexte de 1964, on ne s’étonnera pas de cette division de l’espace correspondant à une division sexuelle des tâches fort traditionnelle, c’est-à-dire une conception de l’espace intérieur comme habité exclusivement par le féminin et une représentation de l’extérieur comme étant l’espace dominé par le masculin. Cette distribution conventionnelle, on s’en doute, s’imposera pour un bon nombre de publicités télévisées d’HydroQuébec, avec une force telle qu’elle en viendra dans les décennies suivantes à pervertir toutes les formes discursives qui essaieront de les remettre en question. Mais nous n’en sommes pas encore là. En nous concentrant pour l’instant sur ce tout premier texte d’une campagne publicitaire sur l’électricité au Québec, nous relèverons plutôt un ensemble de signes discursifs servant d’abord à légitimer le recours au service de l’électricité et ensuite à articuler cette division des tâches. Voyons ainsi les principaux noyaux autour desquels s’énonce le message. L’épithète la plus redondante, du moins lors d’une première audition du commentaire, est le terme « moderne » : la cuisine est moderne ; à trois occurrences, la maîtresse de maison est moderne, et une seule fois, cependant, la ferme est moderne. La qualité « moderne » semble plus spontanément s’attacher au lieu féminin et à son agent qu’à l’espace masculin, prenant ici valeur d’injonction s’imposant plus à la femme qu’à l’homme, lequel n’est nullement qualifié de moderne dans le texte. Doit-on présupposer qu’il l’est déjà par des critères autres que l’électrification, ou que la nécessité de l’être se pose pour lui avec moins d’urgence ? Ou encore, et c’est là un soupçon lourd de conséquences, la stratégie publicitaire, en posant la qualité moderne comme l’argument de la majorité (soyez moderne à une époque où tout le monde doit être moderne), a-t-elle légèrement reculé devant la possibilité de faire à l’homme la même invitation ouverte à se joindre à une modernité somme toute très instrumentalisée, puisque le seul statut de la modernité n’est indiqué ici que par les appareils électroménagers dont le message indique bien qu’ils restent encore à acquérir ? Il est à noter à cet égard qu’aucune femme n’est visible dans la cuisine électrique, tandis que la ferme que l’on nous présente comme moderne est
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déjà habitée et déjà adaptée à l’électricité, la modernité étant ici déjà advenue. La femme représentée ainsi in absentia reste comme légèrement mise en attente, mise dans un retard qu’il faudrait combler, d’où cette impression d’une injonction plus forte à son égard. L’homme serait déjà moderne et la femme doit maintenant à son tour le devenir. Le message, en ce qui a trait à son volet féminin, se double en outre d’une leçon d’économie domestique qui est épargnée au fermier, lequel est clairement présenté comme maîtrisant d’ores et déjà sa trayeuse et son épandeur. Pour l’éventuelle clientèle féminine, il faut préciser l’usage d’un réfrigérateur (en 1964…), et encore plus celui d’un congélateur. La femme est vraiment désignée ainsi comme une novice devant l’électroménager et doit être convaincue des bienfaits explicités en leçons de choses. Les appareils présentés comme des innovations technologiques étaient certainement familiers à toutes les femmes québécoises, et il y a fort à parier que seules les limites économiques restreignaient les désirs des mères de famille à cet égard. Le choix de les présenter comme des nouveautés dont il faut apprendre l’usage, insuffle un autre paradigme représentatif majeur de la femme dans cette publicité : plus que l’homme, elle est associée à un « avant du progrès », elle n’y est pas encore arrivée, et elle doit être en quelque sorte éduquée au progrès. La nouvelle cuisine-laboratoire attend donc ainsi son occupante qui, au fond, n’y a pas été encore admise. Une autre donnée non négligeable associée à cette représentation de la distribution sexuelle du travail ne surprendra pas davantage : l’écart entre l’appréciation qualitative des tâches féminines et masculines. Pour le fermier, l’électricité rend son travail plus « rémunérateur », son « rendement » est amélioré : la dimension de rentabilité participant à une économie plus globale est ainsi marquée pour l’homme qui est clairement désigné ici comme producteur de poids sur le marché des biens réels. En contrepartie, l’annonce insistant sur les bienfaits des cuisinières, congélateurs, réfrigérateurs, lave-vaisselle, lessiveuses et sécheuses automatiques ne peut que dépeindre une femme anté-électrique abattant un travail de forçat de l’aube jusqu’au soir. Le commentaire a même la franchise de qualifier les journées de lessive de « cauchemar », et on se souviendra des litanies d’exécration des Belles-Sœurs de Michel Tremblay décrivant le « jour du lavage ». Donc, tout l’appareillage électroménager offert à une éventuelle clientèle féminine a pour but, non pas de susciter un rendement de productivité qui la ferait participer à ce que Bourdieu appelle l’économie ouvertement économique du monde des affaires, mais d’adoucir le caractère reconnu comme pénible de ses activités domestiques. Le mot de « libération » des tâches domestiques n’est pas encore prononcé : il n’est pas encore devenu une thématique du discours social de l’époque, mais cette facilitation des tâches semble bien promettre de prime abord une libération de temps pour notre Ève Future3. Le message spécifie cependant à quoi cette épargne de 225
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temps et de labeur doit être employée : se consacrer au bien-être de la famille et, mieux encore, s’employer à d’autres travaux. Pour s’en tenir toujours à Bourdieu, on voit bien les limites étriquées aux fins supposées à cette apparente libération : il s’agit ici de confiner encore plus étroitement la femme dans son univers domestique, dans la consolidation du noyau familial, et en fait d’augmenter sans vergogne sa capacité de travailler tout en gardant bien à l’esprit que, contrairement à celui du fermier, le travail de la femme reste strictement non rémunéré. Il convient de citer ici plus longuement La domination masculine : Ce travail domestique reste pour l’essentiel inaperçu […] et lorsqu’il s’impose au regard, il est déréalisé par le transfert sur le terrain de la spiritualité, de la morale et du sentiment, que facilite son caractère lucratif et désintéressé. Le fait que le travail domestique de la femme n’a pas d’équivalent en argent contribue en effet à le dévaluer […] comme si ce temps sans valeur marchande était sans importance et pouvait être donné sans contrepartie, et sans limites, d’abord aux membres de la famille, et surtout aux enfants…4
S’ajoute donc ici une hypothèse supplémentaire que fait naître la décision promotionnelle de ne pas montrer une femme réelle dans cette cuisine de rêve. À l’idée de montrer l’absente comme non arrivée encore aux réalités du progrès se superpose sans doute le désir de ne pas voir cette femme pourtant virtuellement libérée par le travail s’agiter de réfrigérateur en cuisinière, en passant par le congélateur, tout en tournoyant entre lave-vaisselle et lessiveuse-sécheuse automatiques, comme dans une certaine chanson de Jean Ferrat. Cette sélectivité peut s’expliquer par la crainte plus ou moins consciente que la vue de cette femme accablée de tâches puisse susciter une référence contraire à celle de l’idée de libération par l’électricité. En fait, le travail reste inaperçu parce que les bénéficiaires (masculins ?) n’ont surtout pas intérêt à le voir et dès lors à réellement le comptabiliser et à le mesurer en rendement réel. C’est donc ainsi que le travail féminin est bel et bien dévalorisé jusqu’à être exponentiellement augmenté par les technologies mêmes qui étaient censées le réduire. Encore une fois, ce premier message de 1964 n’a rien qui dépasse les attentes d’un décrypteur tant soit peu attentif à ses procédés de monstration comme à sa mise en discours. Les différences de traitement de la représentation (ou non-représentation) des tâches féminines et masculines, leurs modes d’évaluation divergents, la participation du masculin à une économie d’affaires, même à partir du secteur traditionnel de l’agriculture, alors que le travail féminin est voué à la circularité domestique, tout comme la non-venue des femmes à l’ère du progrès, tout cela correspond à un état du discours social du temps sur la division sexuelle des tâches, comme sur la perception que l’on s’en fait. Il faut cependant noter un début de
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glissement paradoxal dans le discours portant sur le travail féminin, qui trouve sa source dans l’écart, ténu mais perceptible, entre l’intentionnalité du discours sur l’allègement du travail des femmes et les prémisses d’une disponibilité illimitée de la femme à produire un travail non reconnu, au prix d’une augmentation perverse de ses tâches euphémisée sous la pudique expression se consacrer au bien-être de la famille.
CE N’EST PAS MOI QUI AI FAIT TOUT CELA : NOUVEAU REGARD SUR LA MAISON DU PÈRE Il faut attendre en 1968 pour voir dans les campagnes télévisées d’HydroQuébec une esthétique filmique tant soit peu plus contemporaine des années soixante : abandon du noir et blanc et de la muzak des séries américaines, recours abondants aux arrêts sur image et à leur superposition, clôture de chaque publicité sur l’obligatoire logo d’Hydro-Québec nationalisée, en forme de Q stylisé. Dans ces messages, on continue de vanter l’électroménager, les bienfaits de l’éclairage à l’électricité, on donne des informations sur les démarches à faire en cas de déménagement ou de reconnexion au réseau, on représente des monteurs de lignes, des préposés à la lecture des compteurs (mâles, bien entendu) et des préposées téléphoniques à l’information (féminines). Mais on n’en abandonne pas pour autant le topos de la libération des tâches domestiques par l’électricité, thématique obligée d’une majorité de ces campagnes qui s’en tiennent toujours pour l’instant à la métaphorisation de l’électricité en « fée et servante ». À cet égard, plusieurs messages méritent encore que l’on s’y attarde de plus près pour y observer les variations sur le thème de la « libération », comme les potentiels renversements discursifs qui continuent d’en pervertir l’intentionnalité. Scrutons ainsi de plus près ce message de 1968 où l’on voit une maîtresse de maison « moderne » prendre connaissance de son courrier. Elle est bien coiffée et élégante malgré un tablier joliment noué à sa taille mince, le tablier fonctionnant comme le signe métonymique de la domesticité hydro-québécoise, et elle s’exprime dans un français châtié et fort rapproché de l’accent parisien. Rien n’évoque chez elle ses contemporaines dépeintes par Michel Tremblay maudissant dans le langage que l’on sait leur asservissement de bêtes de somme. Voyons le texte de cette commentatrice à talons hauts tirée tout droit des pages du Châtelaine de l’époque : Tiens, une lettre de maman, je la lirai tout à l’heure. Ma facture d’électricité ? Déjà deux mois ? Comme le temps passe… Mais j’ai quand même fait beaucoup de choses dans deux mois ! (suivent des plans successifs de rôties bondissant hors d’un grille-pain)
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J’ai fait 480 toasts (qui apparaissent maintenant empilées sur la table de cuisine, faisant disparaître la pièce), 480 toasts ! Et tout le lavage, j’ai lavé et repassé tout cela (accumulation de piles de vêtements pliés dans les marches de l’escalier qui s’amassent jusqu’à l’étage) Et la vaisselle : 3600 morceaux ! (piles de vaisselle envahissant la cuisine jusqu’au plafond) Sans compter les ustensiles, les chaudrons ! Et puis, ce n’est pas tout. (images d’un ouvre-boîte électrique, d’une cafetière électrique fumante, d’un rôti sortant du four électrique) Mais ce n’est pas moi qui ai fait tout cela. En vérité, c’est l’électricité. Quand je songe aux femmes d’autrefois, j’ai quand même de la chance de pouvoir compter sur l’électricité. C’est vraiment peu pour tout ce confort. (La jeune femme va s’asseoir au salon, où elle se retrouve soudainement entourée des montagnes de toasts, de vaisselle, de vêtements pliés, qui envahissent la pièce et paraissent lui interdire tout mouvement, alors qu’elle les regarde avec ébahissement.) Commentateur : Seule l’électricité vous assure le confort total.
On le voit, l’argument publicitaire du message de 1968 présente une variation sur le thème de l’adoucissement des tâches domestiques par l’électricité, ici décidément illustrée en fée invisible mais efficace. Et comme pour le premier message d’Hydro-Québec, dont nous rappelons que la signature était « Toujours à votre service », la représentation de l’électrification domestique passe par la médiation massive de la technologie. Avec cependant un petit changement qui en fait s’avère lourd de conséquences : le parti de maintenant montrer les résultats concrets des applications électroménagères comme celui de montrer leur principale bénéficiaire, cette fameuse maîtresse de maison « moderne » qui n’avait pas encore pu prendre possession de sa cuisine idéale dans le message précédent. Cependant, cette prise de possession ne s’accompagne pas encore d’une représentation directe de la femme se livrant activement à ses tâches domestiques. Le message, montrant d’abord la jeune femme prenant connaissance de sa facture bimestrielle d’électricité, choisit plutôt de se donner l’aspect d’un bilan rétrospectif au cours duquel seront exactement comptabilisés les résultats quantitatifs obtenus par le recours à l’électroménager : le nombre précis de toasts, d’assiettes, de vêtements lavés, repassés, pliés, et leur empilement d’une pièce à l’autre a quelque chose de spectaculaire. On sent que les quantités indiquées ne sont limitées que par la vraisemblance des besoins d’une famille nucléaire typique, et que l’amélioration du rendement ménager grâce à l’électricité pourrait permettre une productivité illimitée tant ces tâches sont présentées ainsi comme étant plus faciles. En fait, et c’est là l’aspect précisément « fée » de la représentation de l’électricité, la superposition après coup des images de toasts, d’assiettes et de vêtements donne l’impression que tout cela semble s’être fait par magie, sans grands efforts de la part de la jeune femme si bien maquillée et coiffée. Elle nous 228
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dira : […] j’ai quand même fait beaucoup de choses […] et ce n’est pas tout […]. Mais le quand même semble curieusement répondre à un contre-discours s’opposant aux énumérations de la jeune femme : répond-elle ici (en le faisant surgir) à un présupposé portant sur un stéréotype commun accolé à la femme au foyer, à savoir la perception négative que l’on a du travail domestique comme non-travail, voire comme oisiveté affichée5 ? La lettre de la mère, à laquelle on répondra plus tard, semble confirmer ici cette image d’une pseudo-productivité féminine trouvant sa vraie nature dans le repli sur l’opacité mystérieuse et souvent ridiculisée des relations mère-fille. Cependant, cette comptabilité des tâches, malgré leur représentation « magique » qui laisse la jeune femme ni défraîchie ni exténuée, pourrait comporter des risques, par les nombres vertigineux mêmes qu’elle suggère, de laisser croire à un véritable et abrutissant travail à la chaîne pour la ménagère qui doit effectivement produire ce rendement à la fin de ces deux mois. La libération supposée par l’électricité menacerait de prendre l’aspect d’un taylorisme au féminin où la rationalisation des tâches justifierait leur augmentation illimitée et où encore – on reprend ainsi l’argument du message précédent – la maîtresse de maison ne sera libérée que pour mieux se consacrer à d’autres tâches. Mais le discours global du message évitera cet écueil par une solution qui cependant ne l’entraînera que vers d’autres paradoxes. Cette femme accablée de tâches et d’obligations (on voit la famille se profiler derrière les lessives et les repas répétitifs), il faut la distancer de ses corvées aliénantes. Elle s’empressera donc de protester : Mais ce n’est pas moi qui ai fait tout cela, en vérité c’est l’électricité. De fée, l’électricité devient ainsi la véritable servante, la dilatation du rôle réel de l’électricité qui reste en fait instrumental quoique appréciable se produit par l’escamotage des réalités incontournables liées aux travaux domestiques : le lave-vaisselle demande rinçage et une disposition minutieuse des diverses pièces dans l’appareil, la lessiveuse-sécheuse n’épargne rien du tri, du pliage et du repassage, les repas exigent une préparation attentive et une surveillance continue. Ce qu’on présente comme diminution des tâches, voire leur disparition, n’en est en fait qu’un adoucissement. L’électricité incarnée en servante, c’est le remplacement du réel par le mythe de la besogne s’accomplissant d’elle-même. Mais quelle est donc ainsi la valeur, dans l’économie globale du message de la dénégation de la jeune femme, qui permet de la sorte d’éviter au récepteur l’évocation même furtive du spectre de l’esclavage féminin ? Dans la mesure où la femme n’est pas l’énonciateur réel du message, on peut aisément comprendre comment et pourquoi on lui fait préciser cette réduction de son rôle. Mais si l’on considère maintenant la logique interne de ses énoncés, on peut voir comment cette maîtresse de maison parfaite propose d’elle-même un ethos particulier susceptible de dépasser l’intentionnalité de cet énonciateur publicitaire pourtant fort occupé à 229
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neutraliser les pistes d’interprétation non souhaitées de son message. La jeune femme, créature de l’annonce, ne peut bien entendu que correspondre à la vision idéologique proposée par une électricité donnée à la fois comme fée (tout arrive comme par magie) et servante (c’est elle qui fait tout) : cette perspective, on l’a vu, a comme résultat une dévalorisation du travail féminin, comme dans le cas de l’annonce de 1964, mais par des moyens différents. Mais, plus encore, le travail idéologique de création d’un personnage féminin paraît ici perfectionné par une logique qui, à notre avis, échappe à la conscience de l’énonciateur publicitaire tant elle pourrait contester, en ultime recours, la cohérence même du message initial. La jeune femme, en affirmant qu’elle n’est pas l’auteur de tout ce travail proposé à dessein comme gargantuesque, soulage les consciences, mais ce faisant, dans la mesure où on lui prête une autonomie fictive, elle fait aussi l’intéressante démonstration de sa soumission à la violence sexuelle symbolique telle que la définit Bourdieu où « les femmes elles-mêmes appliquent à toute réalité, et en particulier aux relations de pouvoir dans lesquelles elles sont prises, des schèmes de pensée qui sont le produit de l’incorporation de ces relations de pouvoir et qui s’expriment dans les oppositions fondatrices de l’ordre symbolique. »6 Ces oppositions, on les a vues inscrites avec force dans le message précédent : le travail masculin est producteur et rentable, il participe à l’économie réelle, le travail féminin n’a pas de poids économique, il n’est pas visible et ne saurait que conduire à sa propre circularité. Mais le fin du fin semble bien ici de mettre dans la bouche de la jeune femme une dénégation déculpabilisante pour le récepteur de cette publicité, masculin ou même féminin, face à l’énormité de sa véritable besogne : il est bon de savoir que tout ce travail, qui n’a de valeur que quantitative et non qualitative, n’est pas vraiment en fait accompli par la femme, de son aveu même, ce qui est évidemment en accord avec la perception masculine de l’ordre naturel des choses. Malgré l’amoncellement des assiettes, toasts et vêtements, la femme au foyer ne travaille pas, ou si peu, alors que tout est fait pour ne pas évoquer trop directement les enjeux réels de sa tâche écrasante. Le message échapperait sans doute à la plupart des dérapages d’interprétations proposées par son énonciation filmique et langagière si on ne l’avait clos sur cette dernière image de la jeune femme s’asseyant au salon et se retrouvant soudainement entourée de toutes les piles de vaisselle et de lessive que l’on avait montrées précédemment dans le message, mais successivement. L’effet quantitatif de l’accumulation de ces accumulations rétrospectives de travail est saisissant : la pièce disparaît presque,et la jeune femme se retrouve littéralement prisonnière des toasts, draps, serviettes et
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plats qui lui interdisent tout mouvement, et notamment un geste de recul qui lui permettrait de sortir de la pièce et d’échapper en fait à son travail des deux derniers mois. L’image finale de ce confinement brutal est d’une telle force qu’elle appelle une interprétation radicale qu’éclaire le rapprochement avec une analyse plus littéraire. C’est ici que s’impose une référence à cette pierre de touche pour les études féministes que demeure Écrire dans la maison du Père, où Patricia Smart examine les figures du féminin en littérature québécoise. Dans son chapitre sur le roman de la terre au Québec, Smart s’attarde sur un personnage dont la critique traditionnelle s’était peu préoccupée jusqu’ici : la petite Louise Rivard. Rappelons qu’elle est l’épouse parfaite – et traditionnellement ignorée – de Jean Rivard, ce vaillant défricheur du XIXe siècle, que son auteur Antoine Gérin-Lajoie transforma bientôt en économiste, pour la plus grande édification d’un lectorat canadien-français que l’on devait convaincre de demeurer sur place à perpétuer le mythe d’un peuple censément prospère grâce à sa vocation agricole. Cependant, pour se réaliser, les projets de Jean Rivard avaient besoin de l’appui d’une maîtresse de maison accomplie, économe et efficace. Smart n’est pas avare de citations à cet égard : « Disons d’abord que Louise contribua pour beaucoup à entretenir le courage et à faire le bonheur de son mari par les soins affectueux qu’elle lui prodiguait »7 ; « La table de Jean Rivard était chargée d’un bout à l’autre de l’année »8 ; « le soin des enfants dont le nombre s’accroissait tous les deux ans »9. On pourrait se laisser aller ici à penser à quel point l’électrification domestique aurait bel et bien facilité la tâche à cette Louise hyperactive dont Gérin-Lajoie donne encore ce dernier portrait : Il fallait voir cette petite femme proprette, active, industrieuse, aller et venir, donner des ordres, remettre un meuble à sa place, sans cesse occupée, toujours de bonne humeur. Si on avait quelque chose à lui reprocher, c’était peut-être un excès de propreté. Les planchers étaient toujours si jaunes qu’on n’osait les toucher du pied. Les petits rideaux qui bordaient les fenêtres étaient si blancs que les hommes n’osaient fumer dans la maison de peur de les ternir. Cette propreté s’étendait même jusqu’au dehors : elle ne pouvait souffrir qu’une paille traînât devant la porte. Son mari la plaisantait quelques fois à ce sujet, mais inutilement. La propreté était devenue chez elle une seconde nature (p. 341).
Patricia Smart fait de cet extrait une lecture particulière qui montre en fait Louise Rivard comme aspirée par ses tâches domestiques jusqu’à la non-existence. Son seul regard sur l’extérieur se limite maintenant à vérifier la propreté du seuil, et même les remarques de son mari échouent à lui
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faire comprendre ce que son attitude a d’obsessionnel, ayant transformé son intérieur en lieu quasiment hostile aux manifestations de la vie. Smart commente ainsi cette page : Ce passage offre un bon exemple de la « subversion textuelle » par laquelle on voit les personnages féminins du roman de la terre se révolter de la seule façon possible pour un prisonnier : en révélant leur vérité malgré les contraintes du comportement obligatoire […] Mais l’empreinte qu’elle laisse dans le texte est celle d’une femme aliénée d’elle même et dont la force s’épuise dans la mécanique d’une routine abêtissante […] Tuée dans ce qu’il y a d’humain en elle, Louise Rivard résiste en signifiant sa mort dans le texte10.
Si l’on retourne à l’annonce de 1968, on voit comment cette dernière image-choc de la maîtresse de maison cernée de toutes parts par sa tâche accomplie, image pourtant contrôlée par les publicitaires comme le roman est contrôlé par l’auteur, permet cette « subversion textuelle » que nous qualifierons ici plutôt d’iconique, par laquelle la jeune femme trop bien policée signifie en fait sa paralysie finale par l’accumulation des tâches ménagères. Le film publicitaire a en fin de compte laissé échapper ce qu’il voulait euphémiser par ce mythe de l’adoucissement des tâches grâce à l’électrification : l’électricité, en réduisant l’effort, risque en fait d’autoriser une multiplication des tâches, comme le prouvent naïvement toasts, lessive et vaisselle qui ont bel et bien interdit tout mouvement final à la maîtresse de maison « moderne », qui s’estime pourtant heureuse d’échapper au sort des femmes qui l’ont précédée, les véritables Louise Rivard : Quand je songe aux femmes d’autrefois, j’ai quand même bien de la chance. Ces paroles, une fois encore, lui sont mises dans la bouche par cet ordre symbolique masculin exprimant sa légitimation par la voie privilégiée que constitue un message publicitaire, lequel ne veut que persuader des avantages de l’électricité. Voilà ainsi exposé un des risques inhérents à la représentation directe ou allusive des tâches domestiques : rendre possibles des discours subséquents qui auraient le potentiel de contredire l’intentionnalité première du message. Et de faire de la « libération » électrique une cause d’aliénation virtuelle pour celles qui en seraient l’objet. On relèvera d’autres exemples de ces dérapages interprétatifs chez Hydro-Québec, lesquels surviennent plus singulièrement dans les campagnes de stricte commercialisation du produit hydroélectrique, campagnes qui ont le plus souvent recours à l’assignation spécifique de l’électricité au rôle de servante. Dans cette perspective, puisque nous avons examiné un type de perversion de sens pratiquement inhérente à la représentation des tâches domestiques, il paraît ici intéressant de nous attarder quelque peu sur une
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publicité assumant justement le choix de montrer l’absence de ces tâches ménagères et d’attribuer à la femme un rôle différent de celui de bonne. Nous verrons lequel.
SOYEZ LIBRE. SOYEZ ÉLECTRIQUE En 1970, les messages télévisés d’Hydro-Québec ont adopté une esthétique décidément contemporaine : accompagnements musicaux acoustiques, superpositions d’images, montages parataxiques, enchaînements nerveux, arrêts sur image, traitement plus inventif du logo comme signature finale de chaque message, indicatif accrocheur lié à une recherche de la formulechoc, tout cela contribue à donner de la société d’État une image plus jeune, plus urbaine, plus dynamique, on oserait dire ici « énergique », qui la fait participer à l’esprit du temps que François Ricard a si bien décrit dans son ouvrage La génération lyrique. Cependant, précisons immédiatement que jamais Hydro-Québec ne livrera d’elle-même un message qui pourrait ressembler de près ou de loin à une contestation de l’ordre établi, s’étant construite comme une des principales vitrines de l’establishment économique québécois. Mais elle est très fière de ses réalisations spectaculaires (rappelons que l’inauguration de Daniel-Johnson date de 1968) et engagée dans de nouveaux projets (les travaux préliminaires de la Baie James sont en cours), on sent que l’esprit de l’entreprise est à l’audace et à la hardiesse et qu’une sortie de la cuisine (toute temporaire) s’impose. À la fin des années soixante, des entreprises affiliées à Hydro-Québec vont concevoir une maison unifamiliale complètement électrifiée, la maison Novelec, présentée comme une innovation technologique en ce qu’elle propose le chauffage central à l’électricité, celui-ci devant remplacer totalement les systèmes traditionnels à l’huile ou au bois. La maison Novelec s’inscrivait à la suite de la cuisine électrique dont on faisait déjà la promotion en 1964 et du fameux chauffe-eau Cascade dont la mise en circulation vers 1968 allait donner lieu à une campagne de publicité demeurée célèbre avec le slogan : On est propre, propre, propre. Quoi qu’il en soit, la maison Novelec se présentait dans les messages publicitaires sous l’aspect d’un modeste petit bungalow de brique, visiblement destiné au consommateur de revenu moyen, dont la silhouette caractéristique hante encore la majeure partie des agglomérations de banlieue qui se développèrent à cette époque au Québec. L’argumentation publicitaire assurant la diffusion du concept Novelec s’attachait à convaincre d’abord la femme des avantages d’une telle habitation, alors que le client visé restait l’homme, détenteur réel du pouvoir d’achat, surtout en ce qui concernait le marché immobilier au Québec. Cette question du destinataire réel des publicités d’Hydro-Québec garde son importance, mais pour l’instant, tenons pour acquis qu’à un premier 233
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niveau du message, le destinataire inscrit dans l’adresse lue par une voix off masculine reste bien un agent féminin que l’on doit convaincre une fois de plus des effets bénéfiques de l’électrification. Le texte, lié à une brève description du synopsis, se présente ainsi : Voici la maison anti-pollution, la maison Novelec. (plan d’ensemble de la maison de brique blanche) Anti-fumée, anti-bruit de chauffage, anti-pièce de rechange. (plan sur la cuisine où une jeune femme vient prendre un fruit dans un bol disposé sur la table) Anti-manque d’eau chaude, anti-espace perdu, anti-temps perdu. (lent travelling sur le salon, où l’on retrouve la même jeune femme lisant les jambes repliées sur le divan) Anti-lavage des rideaux souvent, anti-ménage tout le temps. (la jeune femme est dans sa chambre et arrange sa coiffure devant une glace) Anti-pollution. (la jeune femme est à la salle à manger et dispose des chandelles sur une table mise pour deux) La maison tout à l’électricité Novelec : Soyez jeune, soyez libre, soyez électrique. (retour à la jeune femme qui tourne son visage vers la caméra : l’image se fige avec la superposition du logo d’Hydro-Québec)
Puisque tout le message se construit autour des divers espaces de la maison occupés par la jeune femme, examinons d’abord celle-ci de plus près. Elle paraît décidément beaucoup plus jeune que la maîtresse de maison pourtant pimpante de 1968 : cette dernière était élégante et bien mise, mais la joliesse de la jeune femme Novelec est davantage mise en valeur par une courte robe aux larges imprimés géométriques qui faisaient rage à cette époque. Notons au passage la disparition du fameux tablier, symbole obligé du statut de la femme au foyer. Ses cheveux sont libres sur ses épaules ou ramassés en un chignon coquet ; son maquillage très stylisé est appuyé, mais sans vulgarité : tout en elle renvoie la précédente dame d’Hydro-Québec au rang de matrone bourgeoise, toujours attrayante, mais dépourvue de sensualité. Par comparaison, la jeune femme Novelec au regard de biche est éminemment sexualisée et, en fait, quelque chose dans son physique et sa pose rappelle vaguement l’actrice Catherine Deneuve dans Belle de jour, le film culte de Buñuel datant de 1967. Qu’arrive-t-il maintenant lorsque cette très jolie jeune femme entre en conjonction avec l’espace qui lui est assigné ? Le premier lieu, la cuisine, est présenté comme impeccable, voire inhabité malgré le passage de la jeune femme qui vient y prendre un fruit. Rien n’évoque un éventuel labeur domestique – ni repas à préparer ni vaisselle à faire, et l’on comprend que la jolie occupante de la maison ne s’y attarde pas plus qu’il n’est nécessaire. La seconde prise de vue nous amène au salon, lui aussi impeccablement rangé et plus confortable en fait (moquette, meubles rembourrés, draperies) que le foyer de 1968. Tout semble suggérer une amélioration du 234
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niveau de vie du consommateur visé : cette possibilité semble être confirmée par la vue de la jeune femme à demi couchée sur le divan et lisant un livre, ce qui se pose dans la perspective petite-bourgeoise évoquée par l’intérieur Novelec comme l’activité gratuite par excellence. Clairement, la jeune femme ne semble plus être conviée à se consacrer à d’autres tâches. La prise de vue suivante nous conduit maintenant à la chambre à coucher où la jeune femme, qui arbore une troisième toilette (elle en portera quatre au cours du message de trente secondes), met la dernière main à sa coiffure : encore une fois, nulle trace de travail domestique, comme – il importe de le souligner – nulle trace d’enfants dont il faudrait s’occuper, alors que les soins familiaux à donner à une très jeune progéniture vont s’avérer une thématique fréquente pour d’autres publicités d’Hydro-Québec. Finalement, la dernière image, très brève, nous permet tout juste de saisir que la jeune femme vient de disposer une table à dîner de deux couverts et allume un faisceau de chandelles tout aussi à la mode qu’elle-même. Ces deux couverts très brièvement entrevus restent le seul indice que la jeune femme n’occupe peut-être pas seule sa maison Novelec : ils transforment rétrospectivement le sens des courtes scènes précédentes, où elle est montrée ne faisant rien, en ce qui paraît être tout simplement une attente de quelque chose, mais beaucoup plus sûrement de quelqu’un. On voit que le texte commenté a pour tâche d’assurer une redondance significative du message : la répétition obsessionnelle du préfixe « anti » repousse dans un autre univers tous les désagréments comme toutes les tâches liées à l’entretien d’une maison conventionnelle. Plus question de perdre son temps à laver ou à nettoyer : le temps de la jeune femme est ainsi absolument vidé de ces obligations pénibles qui avaient complètement aliéné la maîtresse de maison précédente. Mais si son temps est vide (et le commentaire précise libre), de quoi est-il maintenant rempli ? De l’attente, d’une attente qui prend un sens particulier si on garde à l’esprit tous les signes de sexualisation dont on a chargé la jeune femme : coquetterie, quasi-lascivité de la pose, préparation du petit dîner pour deux. À cela s’ajoute un constat de nature tout simplement économique : la jeune femme Novelec n’est pas libérée des tâches domestiques pour s’aventurer sur le marché du travail : l’injonction du message Soyez libre confine sa liberté à l’intérieur de la maison, pas à l’extérieur. Et en 1970, au Québec, très rares étaient les femmes, surtout si jeunes, qui étaient propriétaires à part entière de leur propre maison. La question se pose alors de savoir qui est le véritable possesseur de la maison Novelec, celui que la jeune femme attendrait avec ses préparatifs de toilette, de coiffure et de dînette. L’homme, bien entendu, propriétaire de la maison et de ce qui s’y trouve, donnée qui vient quelque peu modifier le statut de la jeune femme qui ne semble avoir d’autres activités que de l’attendre. La toute dernière scène du message, qui nous la
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montre tournant son visage vers la caméra avec une expression de biche joliment offerte, laisse planer peu d’incertitudes sur le sexe du regard qui vient ici la surprendre une dernière fois dans la chambre à coucher. On vient de faire remarquer que la maison Novelec, si elle peut maintenant nous paraître modeste, représentait à l’époque de sa mise en marché un bien de consommation dont l’acquisition pouvait distinguer son acquéreur en faisant la preuve de sa capacité d’accès à une technologie moderne garantie de confort : le petit bungalow pouvait confirmer le statut bourgeois, d’aucuns diraient petit-bourgeois, du propriétaire. Même chose en ce qui concerne l’attrayante jeune femme qui n’occupe pas assez la maison pour qu’on puisse vraiment en déduire qu’elle en est la « maîtresse » : tout dans sa représentation (sophistication, féminisation maximale, sexualisation, enfermement) porte plutôt à conclure à son objectivation ; à une maison si pratique, si dénuée d’inconvénients grâce à l’électrification, correspond une occupante non problématique présentée comme une offre séduisante garantissant à la fois le plaisir et le bon goût du propriétaire. Ainsi, si la comparaison avec l’héroïne de Belle de jour peut sembler brutale, relisons Bourdieu sur le statut des femmes (ou d’une certaine catégorie de femmes) comme élément fondamental du capital symbolique masculin : Elles apportent une contribution décisive à la production et à la reproduction du capital symbolique de la famille, et d’abord en manifestant, par tout ce qui concourt à leur apparence – cosmétique, vêtements, maintien, etc. – le capital symbolique du groupe domestique : de ce fait, elles sont rangées du côté du paraître et du plaire. Le monde social fonctionne (à des degrés différents selon les champs) comme un marché des biens symboliques dominé par la vision masculine : être quand il s’agit des femmes, c’est, comme on l’a vu, être perçu et perçu par l’œil masculin ou par un œil habité par les catégories masculines11.
Voilà donc le statut de la jeune femme Novelec un peu plus clarifié. Délivrée de toute tâche domestique, elle n’est plus que pur objet confirmant l’accumulation de capital symbolique de son propriétaire, alors que l’efficace ménagère de 1968 se voyait attribuer le rôle de contributrice (pourtant non reconnue comme telle) du capital économique masculin. On peut imaginer sans peine à quel point elle permettait d’épargner au chapitre de l’aide domestique… Cette fonction d’apport au capital symbolique masculin pour la jeune femme Novelec repose rétrospectivement sur la question du destinataire réel du message lequel semble ainsi se dédoubler et se contredire selon que l’on considère le texte ou le discours filmique comme tel. Du point de vue du commentaire (lu en voix off par une voix masculine) : une injonction à la jeunesse, Soyez jeune, émanation claire du discours social de l’époque, propre à la « génération lyrique », suivie de
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l’injonction à la liberté Soyez libre, qui a partiellement la même origine discursive et qui pourrait aussi signifier une effective libération des tâches domestiques. Le Soyez électrique bénéficie lui aussi d’une double articulation où on joue ici à la fois sur le mot « électricité » comme métaphore du dynamisme, du mouvement, de l’énergie qui devait caractériser cette génération toute orientée vers l’avenir12, en même temps que l’allusion à l’électricité permet avec à propos de préciser le produit dont le message veut faire la promotion. De ce point de vue, le commentaire garde une indéniable cohérence, que viennent cependant faire déraper les images imposant un autre sens aux termes de jeunesse, de liberté et d’électricité : la représentation d’une très jolie jeune femme attendant quelqu’un pour qui elle a préparé un petit souper aux chandelles révèle la caméra comme un regard éminemment masculin posé sur la jeune femme. On voit ici que la jeunesse prend en vérité le sens de sexualisation, que la liberté est en fait une disponibilité dans l’enfermement, et que l’électricité devient une métaphore de l’érotisme. Le message global dessine ainsi un premier destinataire apparent, les femmes invitées à se libérer grâce à l’électrification, auquel se superpose l’ombre dominante du destinataire réel, l’homme invité à consommer le produit charmant de cette libération, produit apparemment inclus dans l’acquisition de la maison Novelec, et produit qui a l’avantage appréciable de faire la preuve supplémentaire de prérogatives viriles. Ce message de 1970 illustre bien les risques inhérents à cet autre choix monstratif qui est d’éliminer la représentation directe des tâches domestiques en train de s’accomplir. En fait, ce qu’il indique, en s’accordant avec enthousiasme aux discours du temps sur la « libération de la femme », c’est une incapacité naïve à l’articuler hors des schèmes propres à l’hégémonie masculine, incapacité à vrai dire sans surprise dans le cadre d’un message publicitaire qui n’a pas pour mission de promouvoir les principes fondamentaux d’une idéologie qui remettrait trop en question l’ordre naturel des choses à partir duquel toute entreprise d’affaires installe sa vision du monde. Si le Québec a pour sa part hésité entre une représentation masculine ou féminine de soi, comme l’a démontré Diane Lamoureux dans l’étude de certains récits dits nationaux, il est bien clair qu’à ce stade et pour longtemps, Hydro-Québec est un homme bien avant d’incarner une affirmation nationale. Ce constat aussi est sans surprise, mais peut expliquer les déstabilisations signifiantes dues à toutes formes de subversion textuelle qui s’immiscent régulièrement dans le formulé de ses messages prônant toujours l’électricité comme facteur de libération des femmes. Il serait dès lors intéressant de voir ce qu’il advient de la cohérence significative d’une publicité lorsqu’elle attaque de front la question de la condition féminine à une période plus récente où la réalité d’une égalité féminine se manifestait avec plus de fermeté et où on ne pouvait plus sciemment concevoir de présenter la femme en objet, fût-il électrique. 237
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LA MAISON DU PÈRE De 1970 à 1984, les publicités d’Hydro-Québec, au gré des changements multiples qui surviennent dans la société québécoise, insèrent peu à peu dans leurs messages, ne serait-ce que d’une façon furtive, quelques signes révélateurs d’une évolution dans la conception de la distribution sexuelle des tâches. Si l’on montrera, pour le plaisir de leurs acrobaties spectaculaires, des monteurs de lignes invariablement masculins, on cherchera aussi à représenter des hommes mettant la table, préparant le déjeuner, s’occupant de jeunes enfants. Bien entendu, l’unité domestique est toujours celle d’un couple hétérosexuel, mais à la suite de la loi civile de 1982 qui redonne aux femmes leur nom de jeune fille, les publicités d’Hydro-Québec spécifient bien qu’il s’agit, par exemple, du couple Tremblay-Gauthier plutôt que de la famille Duhamel. Autre signe des temps, en 1978, on nous montrera sous forme de cinéma-vérité une jeune femme directrice de centre commercial traiter d’égal à égal avec des cadres d’Hydro-Québec sur des questions d’économie d’énergie. Il serait juste aussi de préciser que les représentations de femmes dans des rôles plus traditionnels étaient connotées dans ces messages par une positivité liée à une responsabilité familiale mieux assumée par la mère que par le père. Ainsi, quelques messages de 1971 se félicitent du fait que ce sont les femmes, au Québec, qui s’occupent de la comptabilité domestique, disqualifiant ainsi les hommes par une pudique omission. En 1975, des messages présentent des femmes participant à part égale aux travaux de rénovation de la maison. Les campagnes d’économie d’énergie qui se succèdent à la fin des années soixante-dix illustrent invariablement des femmes se chargeant des mille petits gestes qui assurent la rationalisation de la consommation énergétique, mettant encore une fois en valeur leur plus grand sens des responsabilités domestiques et civiques. Mais en 1984, la campagne De l’énergie et du cœur constitue une percée définitive vers une claire orientation visant à briser une fois pour toutes les moules des rôles sexuels traditionnels. On y verra une femme-cadre présentée comme responsable des exportations d’énergie à Hydro-Québec, une femme-ingénieur vérifiant les installations de l’entreprise laitière Lactantia, des femmes travaillant dans des laboratoires, et certains des messages de la campagne se termineront sur l’image futuriste d’une jeune fille un peu androgyne baignée dans une lumière bleutée et annonçant l’avenir de l’entreprise comme marqué d’innovations technologiques. Or, une publicité particulière ressort de cette période en ce qu’elle se charge d’articuler encore plus fermement l’intention de l’entreprise d’illustrer son adhésion à ce que le discours ambiant désignera comme le « féminisme », par opposition au concept de « libération de la femme » de la décennie précédente. La particularité du message sera précisément la sursignification 238
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de son intentionnalité en ce qui a trait à ces nouveaux rôles à attribuer aux femmes, sursignification qui se double d’une contradiction émanant du cadre idéologique dans lequel elle prend place. Voyons le premier niveau du message. La première scène nous montre une jeune fille en tailleur de tweed et cravate faire irruption dans un bureau. Au fond de la pièce, un homme encore jeune regarde par une fenêtre. La jeune fille : Papa, les fusibles pour Hydro-Québec… Le père : Pas de problème, ça va se faire aujourd’hui. La jeune fille : Qu’est-ce qui se passe ? Le père (cherchant à détourner son attention de la fenêtre) : Rien… rien… (La caméra montre maintenant des images d’une usine fabriquant de l’équipement spécialisé. La jeune fille vient effectuer un contrôle à l’une des salles de montage. Elle exerce clairement une fonction administrative plutôt que celle d’un ouvrier spécialisé.) Services des achats d’Hydro-Québec. Commentateur : Robert Richard fabrique un nouveau fusible mis au point avec Hydro-Québec. Chaque année, près de 6000 entreprises comme la sienne donnent du travail à 30 000 personnes. C’est ça, l’électrificacité. (Dans ce qui paraît être le service de livraison de l’entreprise, le père vient rejoindre la fille, qui se livre à une dernière vérification. Ils s’enlacent avec enthousiasme. Suit alors une courte scène où l’on voit les deux mêmes personnages maintenant à la sortie des bureaux.) La jeune fille : Ouf… on a réussi ! Je trouve que… Son père, à ses côtés, la fait se retourner sur elle-même, ce qui lui permet de voir ce qu’il lui cachait le matin : l’affiche lumineuse portant la raison sociale de la compagnie : Richard et Fille. La jeune fille se jette au cou de son père : Oh, papa ! Je suis tellement heureuse ! Le père : On va souper, chère associée… (Ils repartent enlacés.) De nombreux éléments, amplifiés par le discours proprement filmique du texte, contribuent à orienter le sens premier ou voulu du message – « les filles aussi peuvent être entrepreneures » – dans des directions quelque peu inattendues sur lesquelles il convient de s’attarder. Nous sommes d’emblée ici dans l’univers du travail, auquel la jeune fille semble participer pleinement. Il n’empêche cependant que cette jeune fille travaille dans l’entreprise de son père, et que la relation proprement paternelle semble l’emporter ici sur la relation patronale : le premier mot
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du dialogue est papa, détail auquel s’ajoute cet autre que le personnage de la jeune fille (est-ce le fait d’une claire direction de mise en scène ?) est malencontreusement doté d’une voix dont les intonations enfantines semblent être quasi forcées. Les scènes d’enlacement relèvent sans conteste du régime paternel plutôt que du régime patronal. Cette relation idyllique, en pleine usine, suggère la perfection d’un amour filial qui n’est pas sans rappeler celui d’Angéline de Montbrun pour son père, relation qu’a si bien analysée Patricia Smart, toujours dans Écrire dans la maison du Père. La critique a bien souligné l’atmosphère de séduction entre le père et la fille qui régnait au domaine familial d’Angéline : soulignons à cet effet que le personnage de Robert Richard est incarné par un acteur à l’apparence un peu plus jeune que celle du patriarche traditionnel de la littérature québécoise. Smart montre aussi qu’Angéline, en admiratrice soumise de son père, est en fait privée de parole : « Elle n’a pas droit à la parole : elle sera la femme objet qui sera échangée entre son père et son prétendant. »13 Dans l’entreprise Richard, le père n’interdit pas à sa fille de s’exprimer, mais on remarque que sur quatre phrases qu’elle prononce, trois ne sont pas terminées, puisque interrompues, tout gentiment que ce soit, par le père. Car nous sommes ici véritablement dans la maison du Père, dans tous les sens du terme, dans le sens de l’ordre patriarcal comme dans le sens de l’entreprise familiale d’où le prétendant traditionnel est commodément éliminé par la vraisemblance même du discours social contemporain : cette jeune fille peut s’épanouir en dehors du mariage. On peut cependant se demander où si ce n’est dans l’entreprise de son père-patron, dans laquelle productivité et reproduction deviennent à la fois affaire publique et privée. Curieusement, de cette jeune fille transpirant la dévotion filiale HydroQuébec voulait donner la représentation d’un individu autonome et affirmé pouvant faire sa marque sur le marché du travail. Or, cette autonomie, ou plutôt la reconnaissance de sa part égale, est fixée dans les termes du père et selon son bon vouloir : la jeune fille paraît tout aussi surprise qu’honorée de voir l’affiche qui annonce son statut de fille : visiblement, elle ne s’y attendait pas. De plus, si elle est sans conteste montée en grade dans l’entreprise en étant devenue associée, elle y est cependant sous une nominalisation qui rappelle avec une littéralité désarmante sa place dans l’ordre patriarcal. On objectera que de très nombreuses entreprises portaient à l’époque la raison sociale et fils, ce qui n’est généralement pas perçu, dans l’ordre patriarcal, comme une assignation autoritaire à une position dominée. Plus justement, on en conclut à la perpétuation « naturelle » de ce patriarcat d’affaires, consolidant sa lignée, car le fils deviendra lui aussi le père. Mais la raison sociale et fille rompt trop avec les attentes doxiques pour ne pas inviter au questionnement de son signifié ainsi renvoyé à son caractère « anormal ». La jeune fille est ici trop brutalement désignée comme une exception : en fait, on serait tenté de se demander si elle ne 240
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serait pas celle qui confirmerait la règle. Et exception de surcroît consentie par le père à l’égard d’une jeune fille que tout le message présente comme fort soumise à son autorité : avec ses grands yeux et ses exclamations puériles on est convaincu qu’il ne saurait y avoir de contestation de ce côté-là. L’autonomie de la femme reste donc décidément encadrée dans les limites autorisées de cette maison du Père qu’est Hydro-Québec malgré un discours de surface qui voudrait promouvoir les manifestations réelles de cette autonomie. Les observations précédentes sur ce message particulier ne cherchent pas tant à formuler une idéologie du soupçon qu’à plutôt mettre au jour les difficultés inhérentes liées aux choix représentatifs de la rupture d’avec les stéréotypes sexuels qu’on a en fait trouvé moyen de partiellement reproduire. Est-ce à dire, dans le cas qui nous occupe, que si le destinataire est féminin (les filles peuvent devenir des associées dans une entreprise), le destinateur reste masculin et plus justement ici patriarcal ? Par rapport à la publicité de 1970 où la femme est sans contredit objet de désir sexualisé, Hydro-Québec reste ici toujours un homme, mais qui aurait évolué en bon père de famille responsable et ouvert aux changements, encore qu’avec les étreintes présentées dans le message on peut toujours se poser la question de ses ambiguïtés devant une fille clairement infantilisée (voix, gestuelle, expression) qui serait toujours sa possession, comme Angéline de Montbrun est celle de Charles de Montbrun : « C’est une enfant, je désire qu’elle reste enfant aussi longtemps que possible » cite Patricia Smart14. Une telle énumération des glissements de sens des messages illustre bien la confusion dans les publicités d’Hydro-Québec lorsqu’il s’agit d’établir une distinction claire entre la connaissance d’une évolution de la condition féminine et une reconnaissance superficielle qui ne se contenterait que des signes monstratifs ou discursifs de cette évolution, signes qui se retrouvent trop souvent enserrés dans le système plus large de perception du monde masculin et qui deviennent dès lors subvertis par lui. Au fond, les changements survenus à la condition féminine au Québec ne semblent pas parvenir, dans les années soixante-dix et quatre-vingt, à profondément remettre en question la vision masculine affichée par Hydro-Québec malgré la volonté manifeste de la société d’État d’en rendre compte, phénomène d’autant plus paradoxal que ces subversions de sens semblent surgir avec le plus d’éclat lorsque les messages publicitaires tentent justement de modifier cette vision masculine des choses. Par ailleurs, la contrepartie de ce phénomène s’exprime justement quand les publicitaires délaissent ce que l’on pourrait appeler le projet féministe et qu’une représentation plus cohérente et plus vraisemblable de l’autonomie féminine prend place, comme si, privées de discours volontariste, certaines données sociales réussissaient à s’affirmer comme allant de soi dans l’économie générale de certains messages.
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LA LETTRE ET LE BAISER Prenons-en ainsi pour preuve une publicité de 1986 lancée sous l’argumentaire suivant : L’électricité est associée à tout ce qui fait le confort de la vie moderne. Quand on y pense, ça vaut le coût. Une jeune fille rentre dans son appartement en fin de soirée ; elle allume une lampe sur l’étagère pour regarder son courrier, qui, visiblement, ne consiste pas cette fois-ci en un relevé de compte d’Hydro-Québec. Elle va à la salle de bain pour faire couler de l’eau chaude, revient dans la salle de séjour pour insérer un disque compact dans le lecteur et, en retournant vers la salle de bain, tapote des doigts au passage le vaste réservoir d’un aquarium éclairé ; elle s’assoit finalement sur le rebord de la baignoire pour finir de lire son courrier au son d’une discrète musique de harpe. La jeune fille est vêtue avec raffinement, évoluant dans un appartement feutré meublé avec goût, bon goût renforcé par la sophistication du choix musical : rien n’évoque en cette jeune fille les traces d’une vie familiale ou domestique. Toute l’électricité qu’elle utilise est décidément au service d’un hédonisme de bon aloi qui n’a plus rien à voir avec la production ou la reproduction d’un capital symbolique possédé par un détenteur masculin. Et en dépit de ce qui est représenté comme la version contemporaine d’une scène du genre « jeune femme à sa toilette », aucune connotation érotique n’est liée à la mise en images. Le regard posé sur cette jeune femme urbaine, qui visiblement a une vie à l’extérieur et pour qui l’appartement semble n’être qu’un abri douillet entre deux activités, ne se détecte pas comme celui de la domination masculine : il paraît neutralisé par la nature même de son objet qui est enfin une femme devenue sujet. Pour elle, dégagée des tâches domestiques, et donc dégagée des besoins de la servante, l’électricité reste la fée silencieuse qui facilite plaisirs et confort et la laisse enfin toute à sa vie : une lettre lue avec joie, lettre qui pourrait être la synecdoque du monde extérieur. Il est remarquable qu’au cours de cette même campagne marquée par le slogan L’électricité est associée à tout ce qui fait le confort de la vie moderne, on ait pris dans une autre publicité le parti d’insister cette fois sur une métaphorisation de l’électricité sous le visage de la servante, avec pour effet la subversion habituelle amenée dans la représentation de la femme, subversion qui dépasse une fois de plus l’intentionnalité du message. Ce message s’ouvre sur un long travelling à l’intérieur d’une cuisine dotée de tous les appareils électriques et électroniques imaginables : le micro-ondes, la cuisinière sur laquelle cuisent des légumes, un couteau électrique s’activant sur un roast-beef, le réfrigérateur flanqué du lave-vaisselle, une cafetière automatique. On a semblé multiplier à plaisir ici toutes les formes possibles de l’électroménager. Cet éventail est déployé dans une cuisine oblongue, aux murs blancs, sans fenêtres et sans plantes, sans autre ornement que les 242
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appareils électriques, ce qui confère à la pièce un aspect de laboratoire aseptisé. Une femme d’âge mur, jolie et élégante, s’approche du microondes et le programme pour une cuisson quelconque. Son mari fait irruption derrière elle par une porte battante qui laisse filtrer les bruits d’une réception animée : l’homme fait d’abord un arrêt devant le lave-vaisselle où, d’un geste empressé mais élégant, il appuie sur quelques boutons pour le mettre en marche, puis à petits pas joyeux s’approche par-derrière de sa femme. Elle se retourne vers lui qui lui fait signe de rapprocher un peu plus son visage du sien comme s’il voulait lui chuchoter quelque chose à l’oreille. Elle s’exécute avec une expression de curiosité, et il en profite pour déposer sur sa joue un rapide baiser. Elle le regarde avec un amusement surpris puis elle repart pour la salle à manger : il la suit, toujours de son petit pas joyeux, en appuyant au passage sur les boutons de la cafetière, et ressort de la pièce avec trois assiettes à la main. Dans son ouvrage The Promotional Culture, Andrew Werwick soulignait le fait que si, dans les années cinquante, les publicités automobiles représentaient volontiers les véhicules motorisés dans un environnement urbain, la tendance dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix fut, dans les annonces télévisées et sur les posters publicitaires, de les insérer dans un paysage de plus en plus naturel, intouché par l’homme : forêts, déserts, montagnes, bords de mer. Il souligne ici le paradoxe inhérent au fait que plus les voitures ont révélé leur véritable rôle dans la destruction de l’environnement par la pollution atmosphérique et géographique qu’elles causaient, plus les publicités ont cherché à les représenter dans des cadres qui échappaient à cette destruction, comme si l’on cherchait à persuader les consommateurs qu’en achetant l’automobile on achetait également cet espace vierge qui aurait évité les dommages effectivement causés par l’automobile. D’une façon un peu similaire, et comme par inadvertance, certaines annonces d’Hydro-Québec dans les années quatre-vingt auront tendance à illustrer l’équation suivante : plus la cuisine est envahie par des technologies de plus en plus sophistiquées, plus le travail domestique peut se réduire à presser des boutons et à programmer des appareils, plus on cherchera à y représenter des hommes s’y activant presque de façon ludique comme le pimpant quadragénaire de l’annonce de 1986. Déjà, dans une annonce de 1972, on voyait les acteurs Paul Berval et Jeanine Sutto se disputer le privilège de faire la vaisselle grâce à un lave-vaisselle automatique. Evidemment, l’homme obtenait gain de cause : un bouton à presser. En 1970, un petit dessin animé mettant en scène un homme aux prises avec la lessive sans lessiveuse-sécheuse automatique, présentait bien l’éventualité d’un réel labeur domestique masculin comme relevant tout simplement de l’utopie : Si votre mari devait faire la lessive, il aurait une lessiveuse automatique, affirmait-on.
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Sans pousser plus avant l’examen de cette participation masculine au travail domestique donnée comme inversement proportionnelle à la rigueur des tâches réelles, on gardera cependant à l’esprit cette jubilation affichée de l’homme devant à la fois les facilités électroménagères permises par l’électricité et les félicités conjugales partagées avec une femme que l’on devine sereine et équilibrée. Le baiser de l’homme donne toutefois l’impression d’exprimer une sorte de gratitude : on pourrait suggérer ici que c’est en raison des talents de maîtresse de maison de son épouse qui orchestre si bien, du fond de la cuisine, un dîner présentant tous les signes de la réussite, à en juger par la mine réjouie du mari dont l’agitation d’un appareil à l’autre le présente quand même comme ayant un rôle subalterne dans l’élaboration du repas. Compte tenu de ces hypothèses, l’on peut se demander de quoi, somme toute, cet homme est-il si heureux, puisqu’en fait c’est plutôt sa femme qui est aidée par la servante électricité. Si l’on revoit le cadre global du message, il faut aussi – et surtout – considérer que nous est présenté ici un couple plutôt bourgeois que petitbourgeois (les vêtements du couple et la sophistication de leurs appareils étant à cet égard des signes éloquents de leur appartenance sociale) : le dîner allant bon train à l’arrière-plan se lit plus précisément comme un acte réussi de reproduction de capital symbolique placé sous la responsabilité de la femme, car c’est elle qui tranche le rôti et lui qui apporte les assiettes. Voilà ce qui jette un éclairage plus complet sur la satisfaction pleine de gratitude du mari : la servante électricité permet en fait d’améliorer le rendement domestique de l’épouse, qui à son tour peut se dévouer avec encore plus d’efficacité au travail social de reproduction de capital de son époux, selon la formule habituelle de Bourdieu. Une certaine obsession idéologique pourrait faire suggérer ici qu’en fait, malgré les apparences d’une libération effective des tâches ménagères, puisque tout s’effectue du bout des doigts, on n’est guère encore éloigné ici du pour vous consacrer à d’autres tâches de 1964. En fait, quelles que soient les intentions signifiées de cette dimension des publicités d’Hydro-Québec choisissant de représenter l’électricité sous l’archétype de la servante ou de la fée, il apparaît très difficile aux yeux d’un analyste tant soit peu attentif à la sémiologie du message d’éviter ces risques de glissements qui signalent trop souvent les structures de perception authentiquement masculine présidant aux choix représentatifs des messages promotionnels. Il serait fallacieux de voir dans ces piétinements réitérés la raison, même partielle, de l’abandon vers la fin des années quatre-vingt de ces mises en discours de l’électricité sous l’aspect de la servante domestique ou de la fée du confort. Cette décennie s’accompagne d’une familiarité maximale avec toutes les avancées technologiques permises par l’électricité,
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tout particulièrement en ce qui a trait au domaine domestique. Cependant, l’émerveillement continu n’est plus de mise : à trop insister sur les prodiges de l’électricité on court le risque de se représenter comme un énonciateur qui ne connaîtrait pas encore ces prodiges, et donc comme un esprit attardé trouvant encore moyen d’être ébloui par ce qui est pourtant devenu familier. Mais d’autres réalités, pour lesquelles 1988 semble se poser comme une date charnière, vont venir imposer des discours promotionnels considérablement en rupture avec la thématique du confort et du travail facilité. Dès 1975–76, certaines campagnes, en enjoignant aux Québécois de mieux rationaliser l’énergie, faisaient plus que suggérer une prise de conscience de la finitude des ressources hydroélectriques tout en présentant des allusions non équivoques à la hausse astronomiques des coûts de développement de certains bassins hydrographiques : si le nom de la Baie James n’a jamais été précisé dans les textes publicitaires, on peut facilement déduire que la clientèle pouvait faire les références qui s’imposaient. Mais en 1988, avec les campagnes suivantes : Ici Hydro-Québec – Évitons le gaspillage et Le meilleur de nous-mêmes, la société d’État allait plutôt orienter ses discours promotionnels dans deux directions simultanées : d’abord, une visée didactique légitimant la rationalisation d’énergie et exposant les moyens d’y parvenir, et une visée de représentation d’Hydro-Québec comme corporation nationalisée productrice d’hydroélectricité, sans avoir plus avant recours à la médiation de l’électricité elle-même. Jusqu’en 1996, ce désir de donner une image de soi allait en fait dominer toute la démarche publicitaire de l’entreprise. C’est dans ce nouveau cadre promotionnel, où la fée et la servante n’ont plus leur place, qu’il faut maintenant situer les distributions sexuelles du travail, les mises en discours, la référentialisation et les recours iconographiques propres à ces campagnes. C’est à partir de ce point qu’il faut laisser temporairement de côté la question des discours sur les femmes représentées dans les publicités et examiner un autre aspect fondamental de ces campagnes, qui est celui de l’image d’elle-même que la société d’État souhaitait communiquer à sa clientèle. Cette image passa par bien des thématiques et des slogans impliquant le recours à d’innombrables segments des discours sociaux – ou même, dans certains cas, la création de ceux-ci – qui se bousculèrent au gré de presque quatre décennies d’existence de l’entreprise. On a vu son aboutissement avec la campagne de 1995, L’énergie qui voit loin, et celle de 1997, Une énergie nouvelle. Toutefois, ces deux dernières campagnes n’eurent pas le privilège exclusif de proposer une image de l’entreprise en termes presque uniquement idéologiques, et leur forte cohérence significative n’indiquait pas nécessairement l’absence de précédent dans cette direction. Il y eu en fait un travail préparatoire, quoique discontinu, dans cette représentation de l’entreprise,
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dont la matérialisation promotionnelle constitue peut-être, dans tout le corpus publicitaire d’Hydro-Québec, celle qui connut la plus grande postérité au Québec comme à l’extérieur du Québec, par une formule-choc qui explicitait soudainement l’essence de l’entreprise, et ce, à un moment délicat de son histoire. C’est pourquoi nous avons gardé pour la fin de cette étude l’examen plus approfondi de cette campagne publicitaire qui s’avère être la première à offrir une représentation de la société d’État dépassant le simple aspect de l’électrification, et qui, plus que tout autre message, avant lui et après lui, allait inciter les Québécois à percevoir leur position de consommateur d’électricité comme une directe émanation de leur nationalisme dans une équation dont la rigueur rend compte en fait de l’indéniable statut symbolique et culturel dont ne cessa jamais de bénéficier Hydro-Québec, de sa création jusqu’à nos jours.
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Chapitre 6 On est Hydro-Québécois
E n 1973, apparaît dans le corpus publicitaire de la société d’État HydroQuébec une campagne visant à donner une représentation globale de l’entreprise nationalisée de production d’hydroélectricité, représentation que l’on voulait lier à une image du collectif au service duquel avait été créée cette entreprise. Depuis 1964, Hydro-Québec avait donc lancé sa série de messages publicitaires télévisés soulignés par différents slogans dont quelques-uns se sont inscrits dans le folklore populaire, tels les mémorables On est 12 012 pour assurer votre confort et On est propre, propre, propre. Cependant, c’est un ethos différent qui se dessinera à partir de cette campagne de 1973, ethos qui n’ira pas sans subir quelques modifications au gré des séries publicitaires subséquentes jusqu’à l’apothéose particulière de la représentation identitaire que constituera la campagne Une énergie nouvelle. Dans cette campagne, en effet, la superposition entre l’identité de l’entreprise et celle du collectif québécois atteindra pour ainsi dire un point de perfection. Mais ce point de fusion identitaire est le résultat d’un processus qui trouve sa source précisément dans la campagne de 1973, qu’il convient d’examiner ici avec minutie si l’on veut comprendre ce rôle symbolique qu’a pu jouer Hydro-Québec dans la conception du Québec moderne. La campagne de 1973 prend résolument le parti d’abandonner (temporairement) le message de commercialisation poussant à la consommation exponentielle d’électricité qui avait caractérisé les discours promotionnels des années soixante. Après la nationalisation de 1963, on a vu que les messages publicitaires avaient surtout été orientés vers un travail de légitimation de l’entreprise, ou plutôt de légitimation de la nationalisation de l’entreprise. La mise en service de ce monument triomphal qu’était la centrale Manicouagan 5 avait vu l’enthousiasme pour les réalisations d’HydroQuébec porté à son comble. Mais la décennie de soixante-dix amorce une période de désaffection populaire à l’égard de la société d’État, conséquence des premières polémiques entourant le développement hydroélectrique de la Baie James, tout particulièrement, et surtout la crise énergétique de 1973 247
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qui voit flamber le prix du pétrole et déstabilise ainsi les coûts de l’énergie. Bien sûr, à ce moment, les dirigeants de l’entreprise, qui sont aussi les clients des publicitaires, sont encore loin de soupçonner l’ampleur des contestations de certaines de leurs décisions sur le développement hydroélectrique du Québec : elles conduiront à une reformulation du mandat d’Hydro-Québec en 1978, laquelle prendra presque les allures d’une mise en tutelle. Les historiens Bolduc, Hogue et Larouche synthétisent ainsi les termes de la distanciation entre le public québécois et la société d’État, en citant le journaliste Pierre Nadeau : Depuis les années soixante, depuis la nationalisation de l’électricité, l’HydroQuébec, pour nous, a été un peu comme la NASA pour les Américains. La Manic, c’était le plus gros projet hydraulique au monde. Ça nous appartenait. C’étaient nos ingénieurs qui le construisaient, démolissant le mythe de notre incompétence technique. Mais depuis la Baie James et l’escalade des coûts, les Québécois ont commencé à se méfier un peu de l’Hydro, surtout qu’on voit constamment la facture monter : environ 15 % pour la majorité des abonnés depuis le premier janvier dernier1. Pendant toutes ces années, l’Hydro a plus ou moins agi à sa guise, sans consulter personne, ni le gouvernement ni les expropriés mais elle fait face maintenant à une sorte de révolte2.
Bien sûr, à l’époque du lancement de la campagne de 1973, on n’en est pas encore à ce stade de rupture ouverte, mais il convient de noter que ce n’est pas dans les années soixante, au moment précis de ce « dialogue harmonieux » – pour reprendre une expression des historiens cités plus haut – entre l’entreprise et sa clientèle, qu’Hydro-Québec choisit de se donner une représentation qui tentera de lier de façon inextricable son identité à celle des Québécois. Cette osmose, on décide de l’établir plutôt au moment où les termes de cette relation présentée comme idyllique commencent à montrer des signes de fissure3. Rappelons ainsi la teneur du premier message de la campagne, message divisé en deux volets, et dont le slogan publicitaire On est Hydro-Québécois constitue en fait la signature réitérée à chaque volet. Dans la première scène, on voit d’abord une très jolie jeune femme assise sur un petit quai au bord d’un lac. Puis quelques plans successifs la montrent faisant du canoë, se promenant sous la pluie, sur une plage (elle est alors vêtue d’un petit corsage court assez suggestif) ; un plan rapproché la montrant buvant à même une cascade permet d’avancer quelques hypothèses sur ses origines ethniques : yeux sombres, peau mate et cheveux foncés peuvent fonctionner ici comme des signes de latinité pouvant renvoyer au type physique des « Canadiens français de souche ». L’absence apparente de maquillage ajoute à une impression de naturel dénué d’apprêts en contraste avec les jeunes femmes sophistiquées des publicités précédentes. Le message se poursuit en montrant la jeune femme qui parcourt un champ 248
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à cheval, les cheveux au vent, filmée sous différents cadrages. Enfin, la dernière scène nous la fait voir, riante sous la douche, mais avec l’image cadrée pudiquement à la hauteur des épaules. Un commentaire chanté accompagne ainsi la scène, commentaire dont la piètre qualité littéraire n’en rend pas la citation indiquée. Suit alors la signature du message : un gros plan sur un homme encore jeune, en costume-cravate, image sur laquelle est surimposé le logo jaune (à l’époque) d’Hydro-Québec, formé de la lettre Q traversée d’un éclair. Comme pour la jeune fille de la première partie du message, l’homme présente des traits physiques qui n’indiquent pas de marques, disons, d’altérité : cheveux et yeux foncés, peau plus claire ; toutefois l’ensemble de ses traits pourrait également renvoyer à une lointaine origine amérindienne. La caméra effectue alors un assez long travelling qui replace l’homme dans un contexte plus élargi : il se déplace maintenant au milieu d’une foule urbaine, et l’agrandissement du plan permet de voir qu’il a quelques documents à la main, suggérant soit un magazine, un journal ou un rapport relié, mais rien qui évoque la frivolité ou les loisirs. Au début de la scène, l’homme regarde à droite de la caméra vers un point visiblement éloigné : pendant le travelling, son regard va suivre la même direction que la caméra, de droite à gauche, mais à partir d’un degré plus élevé, continuant à donner l’impression que l’homme regarde au loin un point que la caméra ne saurait capter. Un très mince sourire sur ses lèvres lui confère une indéniable expression de satisfaction lorsqu’il parcourt la foule du regard. C’est sur cette dernière image que vient s’imprimer le slogan final : On est Hydro-Québécois, où réapparaît le logo bien connu de l’entreprise. Au cours de l’année 1973, ce court plan d’une durée de dix secondes à peine servira de signature à sept messages fort différents dans leur articulation iconographique et discursive, encore qu’ils convergent tous vers cette même perspective idéologique de la représentation de l’entreprise, plutôt que de celle de ses services. La signature du message établit sans conteste le trait définitif d’une première permutation identitaire dans les choix publicitaires auparavant favorisés par la société d’État. En revenant à la courte séquence qui montre l’homme se mêlant d’un pas assuré à la foule, ses documents nonchalamment roulés à la main, on notera bien sûr l’absence de paroles attribuées à cet acteur, qui se contente d’être là, sans que l’on sache vraiment s’il a une profession, Hydro-Québec par ailleurs aimant plus particulièrement à mettre en scène des travailleurs en action. Précisons cependant que les vêtements de l’homme, dans le contexte de 1973, le signalent sans ambiguïté du côté de la bourgeoisie active. Le regard dont il balaie la place est assuré, dominant, confiant ; séparé des autres, dans un premier temps, il s’intègre dans la foule, prêt à y exercer cette confiance, cette maîtrise de soi qui ne peut provenir que d’une position où les choses sont dominées. 249
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L’identité convoquée ici ne sera plus la ménagère ravie de sa lessiveusesécheuse ou le ménage modeste soulagé de recevoir une facture d’électricité au montant apparemment raisonnable. Nous ne sommes plus dans l’univers réduit du petit consommateur se limitant au souci d’un bon service.
HOMO HYDROQUEBECENSIS Mais pour le publicitaire et le téléspectateur, que doit donc représenter cet homme à qui est attribuée la tâche d’incarner le premier homo hydroquebecensis ? Que sont enfin censés en conclure les téléspectateurs invités à reconnaître d’abord l’entreprise et ensuite, hypothétiquement, eux-mêmes, par l’association avec l’appellation « Québécois » ? Quelle est l’identité qui leur est ici proposée sans ambages ? Certaines réflexions de Jocelyn Létourneau sur les figures identitaires québécoises nous permettent de formuler une hypothèse sur la construction de cette identité et sa signification en congruence avec le projet de représentation d’un ethos d’Hydro-Québec. Ainsi, en s’appuyant sur les choix promotionnels représentatifs de la Fédération Desjardins4 comme découlant d’une volonté ferme d’illustrer l’imaginaire collectif québécois, Létourneau a repéré trois mutations principales subies par le Québécois dans sa transformation identitaire depuis les débuts de la Révolution tranquille, qu’il synthétise en ces termes : « […] il est passé de l’Homme Hésitant à l’Homme Audacieux, de l’Homme dans la Cité à l’Homme dans le Marché, et de l’Homme Uniculturel à l’Homme Transculturel… »5 Cependant, Létourneau se croit tenu d’indiquer que ces mutations, si elles sont représentées dans des discours promotionnels, d’une part obéissent à une chronologie assez précise (les années quatre-vingt, et non pas les années soixante-dix, étant pour lui une date charnière) et d’autre part relèvent tout aussi bien du mythe et du désir que d’une réalité historique. Quoi qu’il en soit, on peut voir comment les signes de ces mutations se bousculent vers une certaine cohérence dans la scène de signature : l’Hydro-Québécois se pose vraiment à la fois comme l’Homme de la Cité en voie de devenir l’Homme du Marché qui recueille avec satisfaction les dividendes de ses investissements, à savoir la richesse produite par HydroQuébec. On met ici derrière soi les images des employés dévoués associées à la campagne célèbre de 1970, On est 12 012 pour assurer votre confort, images et formule qui renvoient à une idée de service et de soumission et à une contingence qui n’a d’autre horizon que son immédiateté, sans compter qu’elle enferme les représentations chargées d’endosser l’instinct communautaire des Québécois dans une référence à ce qui est encore la classe des travailleurs ainsi proposée à l’identification des destinataires. Par contraste, l’assurance de l’Hydro-Québécois, son regard confiant dirigé vers 250
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l’avenir pourraient augurer cette figure de l’Homme Audacieux – Létourneau précise « Performant » – qui marquera les représentations identitaires que l’on proposera comme modèles aux Québécois des années quatre-vingtdix, telles que médiatisées par les Bernard Lamarre, Laurent Beaudoin, Guy Saint-Pierre, Guy Laliberté, Claude Béland, lesquels ont fait régulièrement les beaux jours de la couverture de la revue Commerce (n’insistons pas ici sur l’hégémonie masculine présidant à l’incarnation de ces figures). Mais cet Homme Performant constitue une rupture radicale avec les références qui se dégagent du groupe des 12 012 travailleurs d’Hydro-Québec, lesquelles sont clairement inscrites dans une fonction instrumentale ne promettant pour les temps à venir que la répétition de cette condition d’employés qui ne saurait être celle de notre nouveau sujet : on voit bien qu’il a rompu avec cette aliénation du travail répétitif et qu’il s’appartient enfin, tout tourné qu’il est vers l’avenir. En outre, pour ce qui est du passage de l’Homme Uniculturel à l’Homme Transculturel, force est de reconnaître toutefois que non seulement il n’a pas lieu, puisque l’acteur choisi pour illustrer la séquence l’a aussi été visiblement en raison d’une physionomie propre à signaler les traits de l’ethnie québécoise majoritaire, mais il se pose, en 1970, comme une improbabilité ou un impensable, mais pour d’autres raisons peut-être que celle avancée par Létourneau dans son article de 1991, où il estimait la transculturalité toujours incertaine, en raison de la « reconformation majeure de l’être » qu’elle impliquait ; transculturalité dont la question ne se posera que beaucoup plus tard dans le corpus promotionnel d’Hydro-Québec. Il faudrait certes revenir sur cette question d’une improbable mutation de l’Uniculturel vers le Transculturel, mais quoi qu’il en soit pour l’instant, on voit comment elle trouve partiellement sa confirmation dans le slogan publicitaire servant de signature à la campagne On est Hydro-Québécois, formule-choc traduisant cette osmose voulue entre l’identité de la compagnie nationalisée et celle du collectif national.
ENTRE LE « NOUS AUTRES » ET L’ENTREPRISE Au-delà de son impact historique, la première question essentielle soulevée par l’énoncé de ce slogan touche précisément à son énonciation, c’est-à-dire à l’identité de l’énonciateur. Précisons d’emblée pour les fins de cette étude que nous considérons le référent du « On » de l’énoncé comme ayant valeur de la première personne du pluriel. Qui est donc en fin de compte ce « Nous » désigné par le « On » qui lie ainsi l’image et le destin de l’entreprise à celui de ses clients, avec cette appellation symbiotique dont les conséquences identitaires trouveront leur resserrement maximal vers la fin des
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années quatre-vingt-dix ? Le « On » de 1973 joue sur la même équivoque : veut-on ici d’abord identifier l’entreprise, ses employés, sa structure administrative, sa direction ? Ce « Nous-On » renvoie-t-il tout autant à la société d’État comme un ensemble de réalisations (barrages, centrales, innovations technologiques, recherches) ou un ensemble de politiques (nationalisation, mise en marché, privilèges de clientèle) ? Une autre hypothèse sur l’identité du référent renverrait à la synthèse de tous ces possibles, rassemblés ici en une somme rayonnant dans toutes ces directions tout en convergeant vers un même but : l’affirmation pure d’une appropriation identitaire en matière d’énergie hydroélectrique. Si l’on n’examinait pas l’ensemble du prédicat, on pourrait ici être en présence d’une ontologie de l’énergie où toutes les composantes de sa production et de son organisation sont fondues dans une totalité aux contours incertains mais gardant un poids indéniable. Cependant, le reste de l’axiome vient pulvériser cette impression de totalité limitée à l’entreprise comme moyen et fin en mettant ici cette dernière en relation avec une extériorité qui conférera à la question de ses limites une dimension vertigineuse, et c’est là qu’il faut sans doute parler d’un trait publicitaire de génie exploitant pleinement toutes les ressources liées au plein exercice de la fonction identitaire. Que voudrait ainsi signifier être hydro-québécois en 1973 ? Pour tenter de répondre à la question, peut-être faudrait-il se pencher d’abord sur le terme « Québécois » dont les années nous ont appris à réinterroger l’innocence, au gré des exclamations différentialistes du type « Le Québec aux Québécois » ou des remarques à la Jacques Parizeau sur le « vote ethnique ». Et dès que l’on prononce enfin le mot, après que le message nous a bien montré son incarnation, il faut départager ce que, dans le discours social de l’époque, recouvrait ce terme toujours-déjà explosif de « Québécois ».
ETHNICITÉ ET AUTRES CONTENUS Les chercheurs Greg Elmer et Bram Abramson se sont penchés sur les modulations liées à l’emploi du mot « Québécois » depuis la Révolution tranquille6 et, ce faisant, ont dû aborder la question de l’ethnicité inhérente au terme, ethnicité d’ailleurs présente dans la nominalisation du Canadien du XVIIe siècle, comme celle du Canadien français du XIXe siècle. Ils font la remarque préliminaire que les emplois du terme « Québécois » expriment une modulation constante de cette référence à l’ethnicité qui est selon eux « toujours évoquée, étrangement manquante, carrément évitée et d’une certaine façon écartée du discours »7.
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Si l’emploi du terme dans l’expression « Le Québec aux Québécois » met l’accent sur une référence ethnique indiscutable, les auteurs soulignent que de nombreux autres emplois du terme le présentent comme une absenceprésence, à la suite de plusieurs stratégies discursives souvent diachroniquement inscrites. Ainsi, le terme « Québécois », qui a renvoyé et renvoie toujours à une spécificité ethnique dans le discours social, quoi qu’on en dise, indique aussi le lieu d’une citoyenneté civique, précisée en vue de la fondation toujours problématique de la nation, comme l’indique bien cette définition du Parti québécois de 1994 : « […] est Québécoise ou Québécois celle ou celui qui détient la citoyenneté québécoise », remarque où l’on voit sans conteste une volonté radicale (et aporétique) d’éliminer toute référence à la problématique de l’ethnicité. Ce dernier exemple de l’emploi du mot « Québécois » illustre sans conteste « le va-et-vient entre l’ethnique et le civique, qui est au fond le même mouvement entre le particulier et l’universel, le local et le global »8. Cependant, tous les auteurs qui se sont penchés sur ce que pouvait recouvrir la désignation sémantique du terme ont dû rendre compte de sa teneur fortement problématique depuis sa mise en circulation dans le discours social. Elmer et Abramson expriment leur perplexité par la synthèse suivante : Des analyses récentes hésitent entre des termes inégaux tels que « Québécois d’origine canadienne-française » (Labelle 1995, La Brie 1993) « Québécois d’origine française » (Juteau et MacAndrews, 1992) « Franco-Québécois » (Létourneau 1991 et 1995) ou « Canadien-Français-Québécois » (Beaudry 1991). Une appellation plus populaire préfère le terme « francophone » – ce qui paraît inadéquat puisque comme Juteau et MacAndrew (1992) l’ont signalé, plusieurs Québécois francophones ne sont pas d’origine canadienne-française – ou encore « Québécois pure laine » et « Québécois de souche », ce qui est également inacceptable en raison du degré hiérarchique de québécitude qu’ils impliquent, comme si les Franco-Québécois étaient plus Québécois que les autres Québécois9. (notre traduction)
À ces considérations de chercheurs anglophones, sans doute faudraitil ajouter l’irritation d’un André Belleau qui, beaucoup plus tôt en 1983, évidemment dans une perspective proprement indépendantiste, commentait : « Mais le terrain est tellement piégé ici que nous ne sortons pas des mises en demeure, des interpellations flicardes, des questions malveillantes et de mauvaise foi. On me demande souvent : qu’est-ce qu’un Québécois ? Je refuse de répondre ou plutôt ce n’est pas à moi de répondre. »10 Cependant, plus près de la période qui nous occupe, autour de 1976, Léon Dion concluait : Dans le présent texte, je m’en tiendrai à l’expression traditionnelle de « Canadien français » chaque fois que je désignerai les descendants des habitants de la Nouvelle-France vivant au Québec et ceux qui parlent ici
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leur langue, partagent leur culture et s’émeuvent de leur histoire. On doit reconnaître que l’absence d’un terme non équivoque pour désigner les Québécois révèle une identité ambiguë et incertaine11.
Quelle que soit la signification du terme « Québécois » et ce qu’elle a pu synchroniquement recouvrir, il apparaît important de cerner le point de cristallisation du terme, qui justifie son succès remarquable en 1973 et confirme la dernière main à ce que l’on pourrait désigner comme un processus de nationalisation symbolique dont il conviendra d’examiner les termes. Précisons à cet égard que la nominalisation même de l’entreprise se prêtait bien sûr à un genre d’extension morphologique également probable pour les homologues anglophones de l’entreprise nationalisée : si elle est peu évidente pour BCHydro de la Colombie-Britannique, elle reste possible pour Ontario Hydro, par exemple. En demeurant d’ailleurs dans le domaine énergétique, on pourrait tout aussi bien concevoir Petro-Canadian. Il est intéressant de constater qu’on n’a pas vu dans l’histoire publicitaire de ces entreprises de telles formulations. Pourquoi donc ce type de nominalisation est-il survenu en ce qui concerne Hydro-Québec et s’est-il inscrit dans les mémoires comme un des points forts de l’ensemble du corpus publicitaire de l’entreprise ? Ainsi était créé probablement le plus vaste réseau d’identité au Québec, si l’on considère que l’entreprise exerçait (et exerce toujours) un monopole sur le territoire québécois, et ce, malgré la teneur ethnique incontestable de l’appellation qui, en fait, devait paradoxalement s’effacer devant la position incontestable de client obligé de l’entreprise, indépendamment de son appartenance à une groupe identitaire. Le concept d’Hydro-Québecois accolait la dénomination initiale de la corporation, qui exprimait clairement comme pour ses consœurs canadiennes une territorialisation de l’énergie, à la dénomination d’un groupe (producteurs ou consommateurs) qui renvoyait, dans le contexte de 1973, à ce va-et-vient identitaire entre ethnicité et citoyenneté, lequel n’avait pas son équivalent dans les autres contextes anglo-canadiens qui avaient pourtant servi historiquement de modèle au phénomène global de l’hydroquébécité. S’affirmer Ontarien ou Britanno-Colombien, on s’en doute, n’avait et n’a pas la même portée idéologique que la revendication du mot « Québécois », laquelle, on le sait, se présente dans les environs de la Révolution tranquille comme le rejet d’une entité antérieure par trop chargée de connotations coloniales, comme le rappelle encore Létourneau, qui lit l’adoption du terme « Québécois » comme la signification de « la mort d’un Être collectif, le Canadien français, à la personnalité traditionnelle, cléricale et colonisée, et son remplacement par un nouvel Être collectif, le Québécois laïc, politique et désireux de se dépasser. »12 Si, en 1991, cette remarque de Létourneau a un caractère rétrospectif dépourvu de dimension provocatrice, du moins dans la mesure où elle affirme la non-pertinence moderne de
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l’appellation « Canadien français », le choix de l’appellation « Québécois », pourtant morphologiquement logique à la suite du nom Hydro-Québec, a une saveur considérablement différente dans le contexte du discours social des années soixante-dix. Au mieux, être Ontarien ou BritannoColombien exprimait une taxinomie dans la pancanadianité (rappelons que cette condition est en train de se modifier considérablement à l’aube du XXIe siècle, tel que l’illustre en ce moment le cas de l’Alberta) : être Québécois allait exprimer une revendication. Il revient à Paul Chamberland d’avoir explicité, pour une des premières fois au Québec, les paramètres recouverts par cette appellation : Nous utilisons les termes Québec et Québécois, de préférence à ceux de Canada français et de Canadien français. Le parti pris langagier recouvre une transformation des réalités. Québec ne sera plus une province, mais un pays, le nom d’une totalité et non celui d’une partie honteuse d’un ensemble. Québec constitue l’antithèse irréductible du Canada, du moins de ce qui a été le Canada jusqu’à maintenant. Il y aura recouvrement entre le territoire, la nation, la patrie et la culture13.
Léon Dion, citant Chamberland, ne peut que commenter : « Ici, l’intention est clairement exprimée : elle est politique », sobre réflexion à laquelle il ajoute : « Un certain nombre d’indépendantistes prêtent à la désignation “Canadien français” une connotation négative et proclament qu’elle n’a de sens que pour les fédéralistes à tous crins. »14 C’est ici le moment de rappeler que dans Les bâtisseurs d’eau, le jeune technocrate Claude Beaulieu, à l’emploi du ministère des Ressources Naturelles sous le gouvernement Lesage, va qualifier de Maudits Canadiens français les trop véhéments critiques des projets de « l’équipe du tonnerre », dans une scène que l’on peut vraisemblablement dater de 1961. On conçoit que cette configuration hautement politique du terme en 1964 ait pu maintenir le mot Québécois, empreint de ce qui pouvait être perçu comme une radicalisation, dans une certaine périphérie du discours social, d’où l’ont tiré assez rapidement les discours politiques, tels celui de Daniel Johnson, en 1968, pour l’inauguration de Manicouagan 5, et plus singulièrement, la même année, cette explicitation de René Lévesque qui ouvre le premier chapitre d’Option Québec : « Nous sommes des Québécois. Ce que cela veut dire d’abord et avant tout, et au besoin exclusivement, c’est que nous sommes attachés à ce seul coin du monde où nous puissions être pleinement nous-mêmes, ce Québec qui est le seul endroit où il nous soit possible d’être vraiment chez nous. »15 Sans conteste, le pivot central de cette appellation reste ici le référent à l’ethnicité. Rappelons que le 16 octobre 1968, le Mouvement Souveraineté-Association dirigé par René Lévesque prenait le nom officiel de Parti québécois. Or, remarquablement, le chef du nouveau regroupement politique semble avoir été effleuré par le doute
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au moment du choix d’un nom pour son parti, comme le rapporte son biographe Pierre Godin : « C’est un très beau nom que nous venons de choisir, mais il ne faut pas jouer avec le nom du pays. »16 Sans doute effectuait-il ici une distinction entre le nom de l’État et celui de la Nation, mais ce premier usage officiel du terme Québécois semble, par l’omission même d’une analyse approfondie des implications de ce qu’il recouvre, s’en tenir toujours à cet ancrage de l’ethnicité, comme Option Québec relie inextricablement la québécité à la francité : « […] le fait que nous parlons français. Tout le reste est accroché à cet élément essentiel. C’est par là que nous nous distinguons des autres. C’est physique. De cela, seuls les déracinés parviennent à ne pas se rendre compte. »17
ETHNICITÉ EN MOUVEMENT Au cœur de l’immédiateté de cette rupture avec l’appellation « Canadien français », il ne fait donc pas de doute que la référence ethnique prime la dimension civique du terme Québécois. Cependant, dans la même lancée, accoler le qualificatif au nom d’un parti qui ne peut justement exister que parce qu’il se qualifie de « Québécois » confirme au terme par ressac une dimension politique qui met en quelque sorte cette ethnicité en mouvement : elle est devenue à la fois la nouvelle genèse d’une société dont le projet prend forme, mythique pour les uns, lyrique pour les autres, et menaçante pour beaucoup. On décèle alors ici un premier exemple de ce mouvement de balancier entre l’ethnique et le civique qui va dès lors caractériser le terme, encore que cette dialectique reste pour l’instant dans l’impensé. Il faut garder en mémoire cette scène du film Les ordres de Michel Brault, tourné en 1974, où un chauffeur de taxi arrêté par la Sûreté du Québec lors de la Crise d’octobre est sommé de spécifier son identité. Il dit alors : « Canadien français », mais se ravise immédiatement et indique : « Mettez donc Québécois », conférant ainsi à ce nom nouvellement choisi une valeur d’interpellation et de conscience d’une avancée douloureuse mais potentiellement triomphale vers la légitimation du nom. La culture populaire avait en fait adhéré plus tôt cette à nominalisation qui prenait des allures de défi précisément dans le contexte sociopolitique qui conduisit à la Crise d’octobre. Ainsi, en 1969, un groupe rock, La Révolution française, avait connu une gloire fulgurante, aussi courte leur carrière fût-elle, avec la chanson « Québécois, nous sommes Québécois » dont on se rappellera le refrain suivant : « Le Québec saura faire s’il ne se laisse pas faire ». La référence ethnique accolée au terme, du moins dans le discours social actuel, n’était pas encore devenue le point délicat qu’elle sera plus tard, sans doute parce que, quoique rompant dans l’immédiat avec le terme
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plus décisivement ethnique de « Canadien français », le mot dans son émergence n’en établit pas moins une continuité référentielle avec le groupe précédent qu’il « renommait » sans radicalement effacer, tout proche encore qu’il en était. Or, personne n’aurait pu reprocher au groupe canadien français de se désigner dans son ethnicité puisque telle était précisément la fonction de cette appellation. Mais la politisation impliquée par le terme même de « Québécois » comportait une ambiguïté supplémentaire qui n’allait en fait que lui donner encore plus d’allant et d’acceptabilité. Sans doute la raison en est-elle justement dans le stade embryonnaire du projet de réalisation politique suggérée par le mot que beaucoup ont pu percevoir comme une utopie, à commencer par Lévesque lui-même à la suite de son écrasante défaite de 1973. Le Québécois ethnique non encore réalisé en Québécois civique renvoie en somme vers 1973 à un inaccompli qui permet en fait une expansion discursive relativement sécuritaire : Léon Dion, qui décidément s’est beaucoup penché sur ce qu’il appelait les incertitudes du terme, a signalé qu’au tournant des années soixante-dix, vingt et un pour cent des citoyens du Québec choisissaient la dénomination « Québécois » pour se désigner eux-mêmes ; en 1984, ce pourcentage sera de trente-sept pour cent. Cette nomination qui se met en circulation restreinte autour des années soixante-dix reste plutôt vaguement liée, outre au désir de rupture radicale qu’elle veut signifier, à une sensation de gageure un peu provocante impliquée par son projet idéologique même qui pourrait rendre possible ce qui était même impensable à l’aube de la Révolution tranquille, une décennie plus tôt. Cependant, le projet politique continuellement reporté a l’effet ambigu d’installer l’appellation « Québécois » dans le désir discursif, masquant ainsi la composante ethnique de celle-ci par le lyrisme dans lequel il l’enveloppe. Le mot « Québécois » injecté dans une publicité peut renvoyer alors à cette conscience de son audace toute théorique et indiquer une aspiration étrangement bénigne faute de signes sérieux de sa réalisation : médiatisé ainsi dans une campagne promotionnelle, il prend véritablement une dimension cathartique et déréalisante, si bien que, d’une certaine façon, le Québécois de 1973, tout ethnique qu’il soit, ne représente pas encore un élément menaçant qui peut nuire à sa circulation promotionnelle. Parallèlement, comme on ne saurait nier la persistance d’une saveur de désapprobation politique et sociale accolée à l’usage du terme, venant des couches plus conservatrices et plus âgées de la société où le projet politique, tout aussi improbable qu’il soit, est abondamment diabolisé dans les discours pour que le terme « Québécois » soit aussi vu comme un signal de rupture générationnelle de bon ton, la plupart des publicités, ne n’oublions pas,
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cherchant toujours à « faire jeune », à donner une impression de dynamisme et de mouvement. Ce n’est d’ailleurs pas non plus par hasard que les deux Hydro-Québécois de la publicité paraissent être clairement âgés de moins de trente ans. Ces précisions faites, nous pouvons établir comment un certain nombre de facteurs noient en quelque sorte cette composante de l’ethnicité qui deviendra le reproche majeur que l’on adressera au concept de « Québécois » au tournant des années quatre-vingt-dix. De fait, et surtout pour les Canadiens français qui auraient toujours hésité à l’époque à se retrouver catégorisés sous l’appellation « Québécois », le facteur « ethnicité » a joui indéniablement d’une certaine acceptabilité propre à l’ordre naturel des choses, comme nous l’avons mentionné plus tôt. Cet ordre naturel des choses du côté des Québécois nouvellement nommés était tout aussi manifeste dans la représentation physique qu’Hydro-Québec donnait de ses Hydro-Québécois, aux traits raciaux immanquablement typés. L’Hydro-Québécois de 1973 était donc bien sûr Uniculturel parce qu’il n’avait guère eu le temps ou la possibilité de se penser autrement : son statut de Québécois, arraché de peine aux idéologies de la survivance évoquées par la dénomination « Canadien français », ne lui était triomphalement accordé que parce qu’il avait la séduction de l’Utopie, de l’angélisme sécuritaire dans lequel bon nombre de téléspectateurs pouvaient s’identifier sans risque. En fait, dans la logique de sa propre représentation publicitaire, ce Québécois qui osait enfin dire son nom s’émerveillait sans doute trop de sa propre autonomie de Sujet naissant pour qu’il puisse passer à ce que Létourneau déplorait toujours de ne pas voir en 1991 : « cette mutation culturelle, qui implique une modification du rapport à l’Autre favorisant la remise en cause des caractéristiques identitaires et de l’ordre culturel différent. »18 L’Hydro-Québécois fut donc la première esquisse de cette figure identitaire de l’Homme Performant, sa première projection dans l’imaginaire, tout en demeurant beaucoup plus Québécois rêvé que Québécois réel, n’ayant pas encore d’existence concrète dans le monde : là résidait sans doute la condition sine qua non à son utilisation publicitaire. Là aussi résidaient les clauses de la non-problématisation de l’ethnicité. À cet égard, il est plausible d’avancer que l’Hydro-Québécois a quelque peu perdu de son acceptabilité publicitaire après l’arrivée au pouvoir du Parti québécois en 1976, car il signifiait une prise de position dans le réel demandant d’une part une claire définition de la nation et convoquant d’autre part une certaine notion d’aventure politique à laquelle une entreprise telle qu’HydroQuébec, aussi nationalisante fût-elle, aurait souhaité ne pas se voir trop directement liée – du moins à l’époque – car, comme nous le rappelle Réal Ouellet, « là ou cette identité québécoise demeure la plus difficile à vivre, c’est dans son projet politique »19. À partir du moment où se profile à l’horizon le premier référendum sur l’indépendance du Québec, le terme 258
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« Québécois », ayant pris une épaisseur réelle, « mobilise les signifiants de l’ethnicité et les réinscrit dans le projet national, d’où résulte cette tension entre l’ethnique et le civique inscrite dans le mot “Québécois” »20. Mais, en 1973, on n’en n’est pas encore là.
EXCLUSION INCLUANTE ET NATIONALISATION SYMBOLIQUE Le coup de génie d’Hydro-Québec, c’est donc d’avoir joué de ce moment précis de la montée du terme « Québécois » tout en utilisant à point nommé les éléments suivants : sa propre nominalisation, qui permettait d’établir par sa morphologie un lien inextricable et mythique entre l’entreprise nationalisée ; l’État, qui avait bien sûr posé les termes de cette nationalisation ; la Nation, qui se profilait à un horizon indéterminé, séduisante mais non menaçante par son caractère utopique même ; la citoyenneté civique, qui transformait l’ancien Canadien français n’ayant fait que survivre en Homme de la Cité à l’esprit d’entreprise ; l’ethnicité de ce même Canadien français à un moment où, privée de véritable poids politique, elle n’était pas encore suspecte, ni dans le discours ni dans l’image ; et en dernier lieu, un esprit de jeunesse en plein élan tout orientée vers un avenir de réalisations économiques ou technologiques, effervescence séduisante à laquelle un téléspectateur moyen pouvait difficilement se soustraire. Le terme « HydroQuébécois » remportait l’adhésion parce qu’il était en fait sans conséquence réelle et ne comportait pas d’opposition binaire : quel pouvait donc être à ce moment son contraire ? Rappelons d’ailleurs que la formule indique, à peine par inadvertance, une condition essentielle du marché de l’électricité dans le Québec de l’époque : une situation de quasi-monopole. À y regarder de plus près, peu de Québécois en réalité étaient – et sont toujours – en situation de ne pas être Hydro-Québécois. S’il existe en ce moment un réseau identitaire regroupant littéralement l’ensemble de tous les citoyens vivant sur le territoire québécois, il faut bien admettre que c’est celui des Hydro-Québécois, comme d’ailleurs le démontra la crise provoquée par la tempête de pluie verglaçante de 1998. L’ethnicité suspecte parce qu’excluante s’allie ainsi à une inclusion maximale dès qu’elle fait vraisemblablement référence aux simples abonnés en fait clients captifs de tous les projets de la société d’État. En outre, la littéralité même de la formule dissimulait à peine son ultime coup de maître qui fut la conséquence la plus éclatante de la publicité et, de fait, celle qui dut être logiquement la plus recherchée. Cette exploitation exclusive de la fonction identitaire eut pour résultat de transformer la consommation obligée d’électricité en acte de citoyenneté civique,
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de faire du débiteur de la facture un actionnaire enthousiaste de l’entreprise, de métamorphoser cet habituel objet passif des hausses de tarif qu’est le contribuable en membre de conseil d’administration susceptible de les contrôler. Cette formulation absolue d’une équation difficilement contestable entre identité de l’entreprise, de l’État, de la Nation, du peuple, du consommateur et du citoyen, bref de l’ethnique et du civique, surgit, rappelons-le, au moment précis où la réalité la remet radicalement en question : la fusion avec la communauté, présentée comme l’une des données fondamentales du Grand Récit d’Hydro-Québec, s’ébranlait de toutes parts, on l’a vu avec les crises et polémiques liées à la Baie James, à certains développements controversés, marqués par de fortes crises administratives internes. Cependant, cette rupture circonstancielle entre les visées de l’entreprise et leur appréciation par l’opinion publique québécoise ne saurait être considérée comme la seule justification à ce besoin de sceller l’adéquation entre l’identité de l’entreprise et celle du collectif national par cette formule triomphale et irréductible où se retrouve l’expression consommée de la nationalisation symbolique arrivée à son point de perfection. La construction symbolique d’Hydro-Québec comme une manifestation essentielle du désir des Québécois d’aller vers la modernité était en germe dès sa nationalisation, mais elle n’avait pas jusque-là trouvé l’expression qui allait consacrer cette fonction avec une telle justesse et une telle pérennité. Par cette interjection sans retour, à laquelle on ne pouvait rien opposer de même nature, le Canadien français client d’Hydro-Québec était dorénavant promu jeune citoyen dynamique d’une nouvelle Nation qui allait se précipiter vers son autonomie politique grâce à son affirmation économique, mais tout cela à peu de frais, car cette réalisation d’une autodétermination politique restait dans l’improbable plutôt que dans le possible. L’entreprise productrice d’hydroélectricité, arrivée en 1973 au terme de la phase triomphale de son Récit, dont on peut situer l’apogée à l’inauguration de Manicouagan 5 en 1968, allait se doter d’une nouvelle mystique en scellant discursivement son cheminement à celui d’un Québec toujours-déjà sur le point de s’ébranler vers un destin conquérant dont l’entreprise se donnait comme le signe intangible. C’est dans ce sceau discursif, résultat immédiat d’une concentration extrême de la fonction identitaire, et ses conséquences sur l’imaginaire qu’il faut situer ce processus de nationalisation symbolique de l’hydroélectricité au Québec, qui permettait enfin l’appropriation psychologique de ce type d’énergie par le collectif. Ce processus, dont les termes doivent être mis à l’épreuve dans le cadre d’une étude portant sur un contexte plus large, n’est pas un phénomène exclusif au Québec, loin s’en faut. Peu de travaux, jusqu’à ce jour, ont abordé de façon systématique cette question précise de la formation du capital proprement culturel pourtant invariablement accolé aux différents aspects des représentations liées aux questions énergétiques21. Cependant, un très 260
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rapide survol des questions de l’énergie au Canada force à reconnaître d’emblée le caractère proprement nationalisant de l’énergie, que ce soit sous sa forme hydroélectrique, atomique, pétrolière, voire éolienne. Par « nationalisant », nous entendons ici non pas le processus politique qui consiste, comme ce fut le cas pour la nationalisation d’Hydro-Québec en 1963, à se servir de fonds publics pour une réappropriation strictement gouvernementale des installations hydroélectriques, de leur développement et des dividendes qui en découlaient et de les rendre propriétés publiques et non plus privées. Plus précisément, ce second type de nationalisation de l’énergie est plutôt cette manifestation de l’ordre du symbolique où la possession de l’énergie permet de développer un sentiment identitaire particulier visà-vis du territoire où s’exerce cette possession. Ce phénomène a ceci de plus singulier encore en ce que cette nationalisation prend dans tous les cas non pas une figure globale, mais une tendance à produire une localisation forte de l’identitaire sur le territoire jouissant de ces ressources énergétiques. En d’autres termes, la nationalisation symbolique, plus que la nationalisation politique, a l’effet à la fois de concentrer la désignation identitaire et de lui donner une cohésion plus ferme tout en créant un facteur encore plus fort de cette identité. Si cette cristallisation s’est sans contredit effectuée avec éclat dans le cas d’Hydro-Québec, elle s’est également vérifiée dans le reste du Canada où d’autres provinces ont pu se saisir de l’énergie à leur disposition pour affirmer haut et fort un désir d’appropriation de leur territoire et de distinction identitaire qu’elles ont eu le loisir d’opposer aux visées globalisantes du Canada central. Les exemples historiques de l’Alberta et de la Colombie-Britannique viennent tout particulièrement à l’esprit. Il convient également de souligner que si la nationalisation politique bénéficie d’une chronologie claire dans l’histoire, la nationalisation symbolique ne coïncide pas nécessairement avec la première. En fait, elle se signale comme étant parfaitement indépendante de toute étatisation. Elle peut soit la précéder, soit encore plus simplement survenir sans qu’une nationalisation politique à proprement parler ait été réalisée. Dans le cas d’HydroQuébec, il est possible que l’inauguration du barrage Manicouagan 5 en septembre de 1968, ait été une étape décisive permettant d’en arriver au point de perfection du phénomène. Nous préférons cependant accoler le procès ultime de nationalisation symbolique d’Hydro-Québec à ce message de 1973 qui concentrait – en les brouillant, il est vrai – toutes les virtualités identitaires du Québec de l’époque, des plus pusillanimes aux plus audacieuses. De la sorte, les questions énergétiques propres à l’État québécois devenaient idéalement le souci de tous les citoyens, qui s’identifiaient, au moins dans le discours, comme actants essentiels du Grand Récit d’Hydro-Québec. Et les bénéfices
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immédiats de cette autre nationalisation, quoique parfois dans une certaine mesure quelque peu imprévisibles, pourraient s’énumérer de la sorte, mais nous devons souligner une fois encore qu’ils ne sont pas uniques au Québec : • création ou renforcement d’un consensus psychologique auprès du
collectif. Les nationalisations politiques, comme l’ont démontré Hélène Laurendeau et Gilles Paquet22, n’impliquent pas nécessairement ce consensus puisqu’elles font généralement l’objet de débats publics, voire de référendums ou de campagnes électorales. D’autre part, pour certains États n’ayant pas procédé à ce type de d’appropriation financière des ressources énergétiques, le recours à la nationalisation symbolique semble lui aussi s’imposer pour la nécessité d’obtenir ce consensus ; • projection identitaire soumise au collectif qui se voit ainsi rigoureusement représenté dans le discours ou plus simplement dans l’iconographie, avec des résultats parfois malencontreux, mais toujours intéressants. La représentation (généralement véhiculée par le discours promotionnel) arrête et fige en quelque sorte les errances identitaires et leur donne un cadre fixe auquel il devient difficile de se soustraire, toujours en raison de l’efficacité du consensus auparavant obtenu. Ainsi, on a vu qu’il devenait quasi impossible de ne pas être hydro-québécois à un niveau ou à un autre pour l’ensemble des citoyens habitant au Québec. D’où l’expression célèbre parodiée par Daniel Poliquin23 : « HydroQuébec, c’est à nous-autres » ; • la troisième conséquence est inextricablement liée à l’exercice des deux autres et paraît être celle qui rapporte le plus de gain direct à toute entreprise, nationalisée ou non, exploitant des ressources énergétiques. Il s’agit ici de ce que je nommerai pour l’instant « le bénéfice de l’absolution » dont peu d’entreprises de ce type peuvent se passer. La force de la fonction identitaire étant telle dans le discours promotionnel qu’il devient périlleux du point de vue d’une adhésion cohérente à certains préceptes idéologiques, tels le nationalisme ou un certain sens du « bien public », de contester le « Nous » de l’entreprise en ce qu’il est présenté comme le « Soi » du consommateur. Cette difficulté psychologique posée d’emblée à toute velléité de contestation des politiques de l’entreprise, ce qui ne les rend pas, soit dit en passant, impossibles, permet à cette même entreprise d’occulter ses erreurs, de passer outre à certaines pratiques douteuses, d’ignorer des accusations de méfaits administratifs. En fait, le consommateur-citoyen se voit une fois pour toutes inclus dans un réseau identitaire qu’il ne peut plus rompre sous peine de se voir inculpé de désolidarisation d’avec le réseau communautaire suggéré par la nationalisation symbolique. On a vu que la campagne de 1973 était arrivée à point pour renouveler
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l’image d’Hydro-Québec à l’époque où la société d’État était en grand risque de défaveur auprès de la population. En 1997, dans un contexte différent, deux critiques de l’entreprise avaient formulé le mécanisme du bénéfice d’absolution avec assez de justesse : « On nous demande d’appuyer les visées expansionnistes d’Hydro-Québec et de subventionner les entreprises américaines parce que le nationalisme est une mauvaise chose : dans le même souffle, on nous demande d’accepter les inefficacités d’Hydro au nom de ce même nationalisme. »24 La liste de ces corollaires du processus de nationalisation symbolique ne s’arrête certes pas ici et doit faire l’objet de recherches plus fouillées, mais il est aisé de voir que ces conséquences avantageuses découlent toutes d’une étape fondamentale qui est le recours délibéré et organisé à la fonction identitaire pour créer ce réseau essentiel dont l’existence aplanit généralement bien des problèmes d’images inhérents aux entreprises de production d’énergie. Hydro-Québec est en cela exemplaire. Qu’importait donc en 1973 la conjoncture réelle présidant aux activités de la société d’État, tout comme la réticence potentielle d’une majorité de Québécois de l’époque à se désigner comme tels, à la fois comme Québécois et Hydro-Québécois, et à endosser le projet politique que sous-tendait cette dénomination. La nationalisation symbolique découlait donc d’une euphorie suscitée pouvant s’exercer sur un champ de significations et de références aux frontières mouvantes et comme cette même nationalisation exprimait sans risque de part et d’autre un désir d’être. Rien ne semblait plus être à expliciter ni à justifier malgré les réelles bousculades de l’histoire dont les contingences allaient souvent contrecarrer ce désir. Et, peut-être en ce sens, l’Hydro-Québécois du film publicitaire, en regardant au-delà de la foule, au-delà de la caméra, contemplait-il aussi le vide inhérent à sa propre condition de mythe, alors que le slogan triomphant qui accompagnait son visage hiératique soulignait certainement la satisfaction de l’avoir créé, comme individu archétypal et comme collectif en marche vers l’avenir, jouant chemin faisant de l’absence-présence de son ethnicité comme pour illustrer cette remarque au sujet du slogan : « Il s’affiche et en même temps se dérobe »25. Cependant, la pérennité de cette désignation allait un jour lui garantir son irruption dans le réel et la nécessité d’affronter l’hétérogénéité qui constituait enfin le cœur d’une authentique « réécriture de la nouvelle figure identitaire » dont il n’avait été que l’ébauche scintillante, la première page portée par l’euphorie des commencements.
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P rocéder à une lecture du répertoire promotionnel d’Hydro-Québec sous l’angle de la fonction identitaire plus ou moins liée à un objectif nationaliste ne saurait conduire à des découvertes d’un ordre absolument inédit pour un familier de l’histoire de la post-Révolution tranquille. Il reste évident que les discours nationalistes et identitaires se sont très rapidement imposés à ces textes publicitaires, lesquels les ont relancés à leur tour à un auditoire passif de consommateurs-citoyens théoriquement moins militants que des groupes associés à des partis politiques, par exemple. Il reste aussi fort plausible que les publicitaires, contraints par l’obligation latente de légitimer la seconde nationalisation de l’entreprise, sa plus spectaculaire, aient pu à point nommé énoncer des paramètres identitaires dont le discours social environnant a pu à son tour se saisir avec un certain bonheur. C’est ainsi peut-être le cas en ce qui a trait à la campagne de 1970, On est 12 012 pour assurer votre confort, dont la thématique communautaire fut reprise par les mêmes publicitaires de l’agence BCP en 1976 pour la campagne On est six millions faut s’parler. Quoi qu’il en soit, c’est plus particulièrement dans l’établissement d’un ethos singulier présidant aux configurations diverses de la représentation de la société d’État délibérément confondue avec la nation que les discours promotionnels d’Hydro-Québec cristallisent des paramètres identitaires de façon plus signifiante. Ainsi, au-delà des formules à succès du type On est Hydro-Québécois, Une énergie nouvelle ou L’énergie qui voit loin, ce qui ressort d’un bon nombre de discours d’accompagnement et de commentaires reste cette constante de l’expression d’un désir polymorphe qui s’insère dans toutes les thématiques illustrant les variantes d’un identitaire québécois conjugué sous toutes ses formes. Ainsi voit-on exprimé dans ce matériel promotionnel et médiatisé par les réalisations de l’entreprise un désir de reconnaissance porté à un degré quasi obsessionnel, qui renseigne avec éloquence sur un classique complexe d’infériorité ou du moins sur une conscience latente d’insuffisance de l’être collectif. Ce que révèle en sus ce 265
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désir lancinant de reconnaissance est une conception de l’Altérité moins comme différence menaçante que comme regard évaluateur porté sur le collectif. Il semble qu’Hydro-Québec s’était donné comme mission singulière et intermittente d’abord de susciter cette attention puis de l’orienter vers une admiration dont l’intensité représentée signalait quelque peu le caractère fictif. Cela pourrait expliquer la très forte médiatisation du barrage Daniel-Johnson ou des lignes 735 kV, longtemps après leur réalisation, en même temps que cette médiatisation quasi exclusive implique une euphémisation intéressante d’autres ouvrages pourtant majeurs d’Hydro-Québec, tel le complexe hydroélectrique de la Baie James. C’est que, parallèlement au désir de reconnaissance, les discours hydroquébécois signalent aussi un désir de consensus social qui n’est pas sans lien avec le récit hégémonique tel que l’a déterminé Micheline Cambron1, dans la mesure où ce désir de consensus cherche, d’une part, à repousser en marge les discours différentiels qui contesteraient les visées d’HydroQuébec et, d’autre part, à contribuer à la production d’une identité de l’entreprise suggérée comme le décalque d’un collectif monolithique, qui ne serait plus ici en mesure de protester des agirs de la société d’État présentée à l’image supposée de ce Nous. Aussi tard qu’en 1997, un énoncé tel que Pour imaginer le mieux pour tout le monde renvoie à cette obsession du consensus légitimateur d’orientations et de décisions qui furent en fait l’objet de polémiques dans le réel historique. Le désir du consensus et sa reproduction acharnée dans la fiction du Récit de l’Exploit d’Hydro-Québec tend à être symptomatique d’une fonction immunitaire dans le système des discours promotionnels globaux de l’entreprise. À cet égard, l’obsession consensuelle manifeste un besoin de refouler l’Altérité présidant aux discours d’opposition. Mentionnons à cet effet les récriminations de TerreNeuve, les doutes des Anglo-Québécois (certainement autour des années soixante), les réclamations des Amérindiens, les considérations inquiètes des environnementalistes et tout simplement les protestations des simples et ordinaires citoyens québécois, stéréotypes obligés du Nous monolithique, qui eurent l’audace de contester la hausse des tarifs d’électricité ou l’expropriation de leurs terres, voire les dommages perpétrés à leur environnement. Il n’empêche, comme nous l’avons fait remarquer plus haut, que ce désir du consensus cohabite paradoxalement dans les messages avec le désir du regard de l’Altérité justificatrice de l’existence propre d’une entreprise aussi anxieuse de se montrer qu’est Hydro-Québec. Un autre trait remarquable inhérent à une partie des représentations promotionnelles d’Hydro-Québec (discursives et filmiques) reste l’expression d’une nostalgie qui va jusqu’à se déployer dans le désir même de la nostalgie, comme c’est le cas pour la campagne L’énergie qui voit loin. Nous distinguons ici le désir nostalgique, tel qu’exprimé et parfois refoulé dans les discours d’inauguration de Daniel Johnson et de René Lévesque, du 266
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désir de la nostalgie telle que construite dans la campagne de 1995 coïncidant avec le second référendum sur la souveraineté du Québec. Pour reprendre Cambron : « La nostalgie […] est un sentiment ambigu qui suppose la rupture d’avec un passé auquel on désirerait retourner […] La nostalgie suppose un état révolu. Dans cette perspective, le retour au passé que le désir nostalgique projette, apparaît à la fois comme l’affirmation de la supériorité du passé et de l’impossibilité du retour »2. Une fois encore, les représentations du barrage Daniel-Johnson sont abondamment sollicitées dans ce processus de représentation de la nostalgie, sans doute en raison du poids consensuel qui fut associé à la décennie des années soixante pour Hydro-Québec et dont on sent que l’entreprise voudrait bien reproduire les conditions, au mépris des conjonctures. Mais plus essentiellement encore, le désir de l’expression nostalgique, inhérent par exemple à tout le discours télévisuel des Bâtisseurs d’eau, est aussi une tentative, un peu naïve, de sacralisation des moments marquants de l’entreprise en leur conférant le statut d’épisodes dignes de nostalgie et de ce fait intangibles. Ainsi, la contingence des images d’une signature officielle, d’une silhouette de barrage, du fourmillement d’ouvriers sur un site de construction se voit-elle injectée d’un surplus de pathos dans lequel tout le collectif québécois est expressément convoqué à communier, dans la conscience poignante d’un non-retour, conscience suscitée s’il en est. Cette création de l’objet de la nostalgie comme sursignification invite à apprécier la capacité des messages promotionnels d’Hydro-Québec en termes de performance de son propre Récit que l’entreprise cherche sans cesse à élever au rang d’épopée inséparable du récit identitaire québécois. La fonction identitaire, que Marc Angenot, on s’en souviendra, signale comme pivotale au discours de propagande, a tendance elle aussi à se manifester, dans une certaine mesure, sous l’ordre du désir. Cela découle du parti pris de la société nationalisée d’une confusion habilement modulée entre l’identité de l’entreprise et celle du collectif québécois, dont le slogan Nous sommes hydro-québécois reste la formulation sans doute la plus promise à la pérennité. Du coup, les traits identitaires de deux entités aussi différentes qu’une compagnie de production hydroélectrique et un groupe minoritaire sur la voie toujours reportée de la souveraineté politique vont être proposés comme non seulement interchangeables mais aussi reflétant une double image idéalisée des deux parties, image orientée vers des objectifs risquant en réalité d’être en contradiction. Ainsi, contrairement à se ce qui se passe, par exemple, pour une publicité d’automobiles ou de services bancaires dans laquelle l’identitaire proposé reste circonscrit à une taxinomie du consommateur (du grand bourgeois au petit travailleur de la classe moyenne), l’identitaire proposé par Hydro-Québec, en allant décidément au-delà de cette taxinomie, brouille considérablement les paramètres des identités proposées. De fait, 267
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ce n’est pas tant une identité de consommateur qui est proposée au téléspectateur (sauf dans des cas très précis, telles les campagnes pour la maison Novelec, le Cascade 60, ou celle d’économie d’énergie), mais une appartenance collective qui fait de l’acte de consommation de l’électricité un geste civique impliquant une citoyenneté, tendance qui ira s’affirmant à partir de 1973. De cette assimilation entre client et citoyen découle un brouillage entre les exigences légitimes de l’un et les aspirations identitaires de l’autre, ces dernières pouvant être potentiellement utilisées pour contrer les premières et leur enlever quelque peu de leur pertinence. C’est qu’Hydro-Québec oublie rarement qu’elle est nationalisée, paramètre dont elle reprend constamment la légitimation en présentant ses décisions de marché, ses orientations d’affaires, ses objectifs, ses campagnes de rationalisation comme non pas issues des manifestations de son autonomie et des nécessités du marché, mais comme plus ou moins découlant des besoins, voire de la volonté du collectif. Ainsi sont à peu près dédouanées certaines erreurs présentées somme toute comme pardonnables mais entraînant une qualité variable des services ou l’obligation de restreindre la consommation d’électricité. Ces concessions publicitaires à un éventuel mécontentement de la clientèle, particulièrement manifestes au début des années quatre-vingt-dix, permettent de passer commodément sous silence les plus sérieux manquements de l’entreprise : dilapidations environnementales, administration insatisfaisante, difficultés à composer avec les réalités autochtones, mauvais contrôle des coûts. À l’autre pôle de la manipulation identitaire se retrouve la présentation au collectif d’une image de l’Homme ou de la Femme Audacieuse, de l’Homme ou de la Femme du Marché tels que décrits par Jocelyn Létourneau, miroirs d’identification proposés aux consommateurs-citoyens, dont l’expression trouve son apogée dans les années quatre-vingt-dix alors que circulent intensément dans le discours social les thématiques euphoriques de la globalisation des échanges, de la circulation des marchés, bref de tout le discours des affaires et de la finance néocapitaliste qui va instaurer une hégémonie durable. Notons à cet effet, comme le prouve Une énergie nouvelle, à quel point Hydro-Québec s’est empressée de chevaucher cette dernière thématique de la prééminence mercantiliste tout en la mélangeant habilement à son habituel Récit de l’Exploit hydro-québécois dont elle ne saurait se départir puisqu’il lui assure sa légitimité. Rappelons une fois encore que ce Grand Récit se formule comme celui d’un peuple qui a appris, presque contre toute attente et malgré une Altérité incarnant un Opposant formidable, à reprendre possession de ses ressources et à les développer sous l’égide de l’inédit pour enfin devenir le « premier du monde en quelque chose ». Ainsi est fournie une identité liant une bienheureuse obstination à une astucieuse créativité qui va être sollicitée selon les termes d’une conjoncture qui n’a pas toujours quelque chose à 268
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voir avec la production hydroélectrique. C’est dans cette perspective que l’affirmation d’un désir identitaire s’établit : cet Hydro-Québécois proposé par le Récit de l’Exploit ne pourrait-il pas investir aussi le Québécois en quête constante d’autonomie et de reconnaissance pour ce qu’il présente comme une collectivité toujours-déjà prête à être enfin autrement que dans le désir, mais aussi se limitant pour l’instant à désirer être. Dans ce contexte d’aspiration identitaire, il semble qu’Hydro-Québec se pose délibérément dans des discours promotionnels soit comme une synecdoque heureuse du Québec, qui le représenterait nécessairement, soit plus simplement comme son prototype accompli qui indiquerait ce que le Québec lui-même devrait être ou devrait faire. Rappelons que L’énergie qui voit loin se clôt, à l’aube de la seconde campagne référendaire, sur l’assertion assurée Je suis fier d’être Québécois, et qu’une bonne partie des énoncés d’Une énergie nouvelle pourraient être attribués sans adaptation ni contresens aucun à un premier ministre du Québec en tournée internationale de promotion de l’industrie québécoise : Nous avons l’énergie pour fonder des alliances. Pour rentabiliser nos acquis. Ce choix de la société d’État de se présenter comme plus ou moins un modèle du Québec explique l’aise avec laquelle nombre de ses discours promotionnels, parvenus au faîte de cette confusion entre Hydro-Québec et le Québec, font l’économie narrative du point nodal qui permet le discours de nomination de l’État québécois, c’est-à-dire soit un référendum victorieux, soit un réel acte d’indépendance. Ce télescopage est particulièrement détectable dans le discours d’inauguration de Daniel Johnson où le fait canadien est présenté comme une contingence dont on oserait presque dire qu’elle est passagère. Le désir d’autonomie de la nation québécoise imprègne avec force l’ensemble de ces discours qui la présentent en fait comme clairement advenue, comme ayant été historiquement inscrite dans l’ordre naturel des choses. Dans cette logique on peut affirmer, et c’est bien entendu le cas pour d’innombrables publicités contemporaines, qu’une bonne part des publicités hydro-québécoises sont élégamment installées dans l’utopie d’un futur rêvé qui scelle à jamais la concordance entre la société d’État et l’État-Nation enfin advenue. Cette énumération des constructions discursives du désir chez HydroQuébec ne saurait clore nos remarques sur ses activités promotionnelles si nous n’y ajoutions par ailleurs deux autres phénomènes moins centraux au corpus, mais qui n’en attirent pas moins l’attention. Il s’agit du type particulier de concession argumentative discursive qui se manifeste dans les publicités de l’entreprise, d’abord en ce qui concerne la représentation des femmes et ensuite dans ce que l’on hésite à qualifier de représentation des Amérindiens.
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Si l’on considère les vingt premières années d’activités publicitaires d’Hydro-Québec, on ne pourra soutenir sans injustice que l’entreprise a livré des femmes une image massivement stéréotypée de maîtresse de maison, voire d’esclave domestique. Nous précisons « sans injustice » parce que si le recours abondant aux traits éculés de la « reine du foyer » a été indéniable, il y a quand même eu au sein de ces publicités le désir diffus mais déterminé de présenter les avantages de l’électricité comme une véritable libération pour les femmes, et ce, dès 1964. Évidemment, le discours sousjacent à ces messages, « dominé par le principe de domination masculine » dirait Bourdieu, les faisait immédiatement déraper vers des manifestations d’une plus grande domination encore où la femme était fermement remise à sa place subalterne. Rappelons les messages Richard et fille, Seule l’électricité vous assure le confort total et Soyez jeune, soyez libre, soyez électrique. C’est plutôt dans Les bâtisseurs d’eau que l’on peut relever un discours plus élaboré sur les femmes, bien qu’on ne pouvait pas les représenter dans la série comme des consommatrices. On y observe les marques claires de ce retournement dont l’intentionnalité est visiblement de s’absoudre du traitement que leur fit l’entreprise non seulement dans ses représentations discursives et filmiques, mais sur le plan plus probable des simples conditions de travail qui leur furent historiquement imposées. Cette autoculpabilisation de l’entreprise s’était cristallisée autour du personnage de Germaine Beaulieu, véritable émanation du pathos téléromanesque, dont les malheurs conjugaux auprès d’un mari borné et les malheurs d’employée d’un patron arrogant et macho étaient tous calculés pour susciter une identification maximale auprès des téléspectatrices, qui pouvaient se rappeler leurs propres luttes pour leur affirmation sur le marché du travail. C’est donc par la bouche de Germaine que fut énoncée la plus définitive et la plus décapante critique de l’attitude d’Hydro-Québec envers son personnel féminin : à la question de savoir si elle n’avait aucun regret d’avoir claqué la porte de l’entreprise, elle répondit d’un ton qui visiblement se conformait à tout le discours tenu par le scénario de la série : C’est la meilleure décision que j’aie jamais prise ! Cette condamnation sans appel fonctionnait incontestablement comme une validation massive des critiques que l’on pouvait formuler sur cette question du rôle attribué aux femmes par Hydro-Québec comme de la représentation qu’on en faisait. Ce qui ne cesse d’étonner cependant reste la facilité et le naturel avec lesquels le fait d’admettre cette inégalité rétrograde dans le traitement fait aux femmes est concédé par une entreprise qui par ailleurs a toujours eu soin d’euphémiser les conflits conjoncturels qui ont accompagné son développement, euphémisation que traduisait un recours anxieux à des représentations consensuelles. Étant donné le travail constant d’invalidation méticuleuse des contre-discours établis précisément par le reste du scénario des Bâtisseurs d’eau, tout particulièrement les oppositions relevant d’un discours environnementaliste, 270
Conclusion
par exemple, on est presque tenté de conclure à une réduction de l’enjeu réel incarné par des revendications féministes. Cette précipitation à reconnaître les torts envers les femmes indiquait hypothétiquement au sein de l’entreprise l’absence de conséquences réelles impliquée par une telle reconnaissance tout en relevant son image auprès des consommatrices devenues plus vigilantes sur ces questions. La problématique féministe pour HydroQuébec se manifestait davantage comme nécessité représentative, d’où sa mise en spectacle dans l’immédiat du discours avant qu’elle ne puisse s’instaurer comme idéologie fondamentale et hypothétiquement coûteuse. Le traitement réservé à la question des Amérindiens est de nature parallèle à cette concession désinvolte relevable dans l’analyse du dernier épisode des Bâtisseurs d’eau. Les contre-discours circulant sur ce thème s’étant clairement signalés comme plus difficilement réfutables, ils ne pouvaient être ignorés aussi facilement et promettaient de se révéler très onéreux (ils le furent) pour l’image de l’entreprise en ce qui concernait les réalisations de la Baie James, pourtant objectivement impressionnantes. Le temps d’écriture de la série (1996) a permis de mesurer le réel prix à payer pour les manquements délibérés des années soixante-dix à la Baie James. Ils furent tels que l’admission officielle (du bout des lèvres, il est vrai) des atteintes au territoire des Cris portées par Hydro-Québec, dans l’univers symbolique que reste un discours promotionnel, ne pouvait plus après coup se signaler comme un dessaisissement conséquent dans les négociations toujours en cours entre l’entreprise et les Amérindiens. L’addition, symbolique et réelle, avait déjà été payée, et la remarque d’Émilien Vigneault On a inondé leur terre, c’était ben le moins n’était qu’une tentative de contrôle discursif et rétrospectif des dommages encourus dans l’élaboration d’une représentation idéalisée d’Hydro-Québec. En un certain sens, et comme ce fut le cas pour le discours féministe, la réparation ne coûtait plus rien et pouvait encore rapporter à peu de frais. Mais à la suite de ce survol très incomplet du corpus promotionnel d’Hydro-Québec, qui s’arrête délibérément à l’année 1997, il reste à tenter de répondre à cette question dont la formulation est aussi malaisée au fond que la réponse reste hypothétique : quelles sont les conditions qui ont permis à une entreprise telle qu’Hydro-Québec de devenir un véritable symbole culturel québécois, et ce, à une degré non atteint jusqu’ici par d’autres compagnies canadiennes productrices d’électricité et ayant un profit comparable ? Il y aurait sans doute ici autant de réponses qu’il existe de théories sur la culture, et ce serait vouloir ratisser large que de se lancer dans cette exploration uniquement à partir d’une analyse qui s’attachait strictement à la mise en discours des représentations de l’entreprise par le médium de ses messages promotionnels.
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Dans la mesure où la création de l’entreprise et son développement ont pu donner lieu à un Récit endossé par le consommateur-citoyen, Récit qui peut être repris et modulé dans sa fonction et son interprétation pour le collectif québécois dans des contextes élargis, il reste possible qu’HydroQuébec ait pu atteindre ce statut d’objet culturel du seul fait de ce Récit. Le caractère hégémonique de ce Récit a fait que l’entreprise peut se lire autrement dans sa mise en représentation que par ses actifs de soixante milliards, que par son parc immobilier toujours sans égal au Canada, que par ses victoires technologiques et ses échecs de gestion. C’est précisément parce qu’Hydro-Québec est ce Récit, indépendant de la réalité contingente de l’entreprise, que l’entreprise cherche toujours à le rappeler, à le réinvestir dans son incessant travail de légitimation. Ce surplus d’âme dont l’avaient doté les circonstances historiques de sa création, les espoirs qu’elle avait suscités, la cristallisation palpable d’une immense victoire sur le sentiment collectif d’infériorité des Québécois qu’elle représentait, Hydro-Québec s’est vue forcée de les reconduire en permanence malgré et surtout dans des circonstances difficiles, voire impraticables. On a remarqué que le slogan On est Hydro-Québécois avait été lancé en 1973, à une époque où s’entamait une rupture de l’harmonie entre les visées de l’entreprise et les désirs du collectif : l’entreprise choisit le recours de réitérer la conjonction utopique entre son identité et celle du collectif québécois, reprenant les termes du Récit qui l’avait fait naître, Récit qui était en fait derrière elle. Et l’on connaît la fortune de cette formule qui se pose bel et bien comme un trait de culture où s’expriment le communautarisme, le bonheur d’avoir échappé à une condition initiale de subordonné, le désir de la plénitude et l’affirmation de sa réappropriation. Outre son Récit légitimateur, Hydro-Québec a pu aussi bénéficier, et ce n’est pas là un phénomène qui lui est unique, d’une mise en place de ce que nous appellerons pour l’instant une poétique de l’Énergie qui s’était dessinée tout au long du XXe siècle, et dont tout permet de croire qu’elle va se déployer avec prédominance au cours du XXIe siècle, vu les enjeux fondamentaux que représenteront de façon croissante toutes les questions relatives aux ressources énergétiques et hydrauliques. Cette poétique de l’Énergie, esquissée dans des ouvrages tels que La fée et la servante, peut consister dans sa mise en discours, que ce soit ou non à des fins publicitaires. Des formulation telles que Tout par l’électricité ou La fée électricité, rapportées par Beltran et Carré3, se sont bien entendu traduites par des énoncés similaires chez Hydro-Québec, parmi lesquels rappelons On est propre, propre, propre, De l’énergie et du cœur, On est 12 012 pour assurer votre confort, et bien sûr le célèbre On est Hydro-Québécois. Mais au-delà d’une sloganistique, ce sont les représentations discursives de l’énergie hydroélectrique qui, tout en dessinant cette poétique, renseignent sur les perceptions parallèles qu’en a eu le Québec de la Révolution tranquille. 272
Conclusion
Clairement, Hydro-Québec n’a fait que canaliser un entendement général de l’Énergie hydroélectrique comme une fortune inattendue pour le Québec traditionnellement exploité, voire dépossédé par l’industriel anglo-canadien ou américain, comme une revanche providentielle sur une destinée de colonisé qui pouvait enfin être secouée. Cette perception de l’Électricité comme aubaine découle aussi d’une saisie de l’énergie comme une ressource inattendue surgie d’un territoire qu’une certaine historiographie avait présenté comme privé d’intérêt. Ainsi s’explique partiellement la référence de Daniel Johnson à la Terre de Caïn, expression même de la dépossession, d’où jaillit fortuitement la richesse4. À cela s’ajoute aussi la qualité d’inaltérabilité de ce qui est intrinsèquement lié au territoire : la richesse était présentée (plutôt fallacieusement) comme « naturelle » et donc comme inhérente à ce qui garantit même l’identité du groupe qui pourra affermir sa propriété sur ce sol. Sur ce point s’explique avec évidence la véhémence des polémiques entourant les revendications territoriales autour de la question du Labrador et de la Baie James. Il y a fort à parier que le développement des grandes centrales éoliennes qui s’annoncent partout au Canada dans un avenir proche ne donnera pas logiquement naissance à un tel sentiment identitaire ou que ce sentiment identitaire devra se moduler selon des paradigmes différents. Plus qu’un produit à mettre en marché, plus que des consommateurs à convaincre, l’énergie mise en discours par Hydro-Québec a été une articulation cohérente de sa fonction de symbole essentiel d’une arrivée concrète à la modernisation radicale, d’une orientation vers l’avenir, fût-il utopique, d’une volonté d’arrachement de la condition traditionnelle du collectif québécois qui explique par ailleurs la politisation aisée de ses discours. Posséder l’Énergie, c’était et c’est jouir d’une clé essentielle d’affirmation globale, et Hydro-Québec, suivant clairement la pensée politique du gouvernement qui lui avait donné naissance, en a toujours eu une conscience aiguë, d’où découlait la constante de l’émerveillement quantitatif devant le potentiel hydroélectrique du Québec, garant continu de ce pouvoir d’affirmation. L’idée de finitude de ce potentiel qui a dû s’imposer vers le milieu des années soixante-dix dans le discours hydro-québécois ne s’est manifestée qu’avec réticence, comme une limitation fâcheuse à un élan qui n’aurait pas voulu un jour devoir se retourner sur lui-même et être reconditionné par le réel. Lorsque ce réel a paru inévitable, Hydro-Québec a trouvé à point nommé la nostalgie pour s’en affranchir. Il va sans dire également que l’année 1998, avec l’historique tempête de pluie verglaçante de janvier et l’indéniable coup publicitaire qu’elle représenta pour Hydro-Québec, marque un point tournant dans la nature des discours promotionnels comme dans l’image de l’entreprise, laissant présager un XXIe siècle évidemment différent du précédent à cet égard et en termes de production identitaire comme en termes d’une prise de 273
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conscience plus saillante d’un rapport à une globalité de la production énergétique nord-américaine. Cependant, nous sommes ici dans le domaine des hypothèses ; ce travail d’exploration des représentations d’une HydroQuébec réellement postmoderne s’inscrit dans un volet ultérieur de notre projet. Si ce travail a pu parfois procéder d’une idéologie du soupçon, et nous ne nous en défendrons pas, il a voulu aussi tenter de faire la preuve de la position somme toute remarquable d’Hydro-Québec comme phénomène relevant d’une étude culturelle de l’identité québécoise. Cette position, dont l’élaboration se devait d’être retracée, n’était que partiellement redevable à la situation réelle d’une entreprise parmi les plus importantes sur le marché nord-américain de la production hydroélectrique et aussi parmi les plus contestées par certains groupes en raison de quelques-unes de ses réalisations et de ses manquements à certains aspects du contrat social québécois. Toutefois, vu du Québec, ce capital symbolique accumulé par l’entreprise semble jouir d’un caractère unique. Mais cette perception devra être mise à l’épreuve d’une comparaison pancanadienne avec d’autres entreprises du même type, car la question demeure : si les discours hydroquébécois ont pu massivement fournir un identitaire, des mythes et des symboles au collectif, y en a-t-il été de même pour BC Hydro, Ontario Hydro, Brinco ou les grandes pétrolières albertaines ? S’il en a été ainsi, et il est nécessaire de procéder au même type d’analyse de leurs discours promotionnels avant d’avancer une réponse valable à ces questions, pourrat-on en déduire que le thème de l’Énergie, quelle que soit sa nature, est effectivement générateur d’une poétique particulière productrice de discours identitaires, d’utopies collectives, de désirs nostalgiques et d’aspirations autonomistes ? Si tel était le cas, l’on pourra alors conclure à une véritable poétique de l’Énergie s’affirmant comme un phénomène consistant ayant sa logique propre. Ou devra-t-on plutôt conclure d’Hydro-Québec qu’elle représenta un cas singulier dans la production des discours orbitant autour de la question énergétique, et que décidément, comme l’affirmait Wayne Skene, nous étions beaucoup plus « spirituals » sur cette question que les Canadiens, confirmant ainsi notre spécificité culturelle dans la mesure où une telle chose peut être ainsi déterminée ? Tout cela restera à voir, et l’histoire promotionnelle d’Hydro-Québec doit maintenant se mesurer à celle de ses entreprises-sœurs qui l’ont parfois inspirée, comme sans doute elles ont pu s’inspirer d’elle et de sa fierté obstinée à se nommer : Nous sommes Hydro-Québec.
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Notes
Introduction 1. Wayne Skene, Delusions of Power. Vanity, Folly, and the Uncertain Future of Canada’s Hydro Giants (Vancouver, Douglas & McIntyre, 1997), p. 98–99. 2. C’est toujours celle des autres, celle qu’on ne reconnaît pas pour sienne. 3. Marc Angenot, La propagande socialiste : six essais d’analyse du discours (Montréal, Éditions Balzac, 1997), p. 9. 4. Ibid., p. 9. 5. Vera Carvalho, « Les langages de la publicité et de la propagande », dans Linguistique, sous la direction de François Frédéric (Paris : PUF, 1980), p. 529. 6. The Promotional Culture. Advertizing, Ideology and Symbolic Expression (London, Sage), 1991. 7. Angenot, La propagande socialiste, p. 10. 8. « En même temps, la nouvelle conscience historique […] a cherché à se détourner des vieux mythes dépresseurs, substituant à l’image du Canadien français courbé et humilié celle du Québécois combatif et responsable de son destin. » Gérard Bouchard, Genèse des nations et cultures du nouveau monde (Montréal, Boréal, 2000), p. 166. 9. Jocelyn Létourneau, Passer à l’avenir. Histoire, mémoire, identité dans le Québec d’aujourd’hui (Montréal, Boréal, 2000). Voir à cet effet le chapitre intitulé « Se souvenir d’où l’on va », p. 9.
Chapitre 1 1. Date à partir de laquelle est disponible une version vidéo de la première publicité télévisée de la compagnie. 2. Au sens barthésien. 3. Il y aurait bien sûr long à dire sur cette construction stéréotypée d’une représentation de l’Asie, ce qui n’est pas le but premier d’une analyse qui se veut prioritairement discursive. 4. Et qui prennent une tout autre signification symbolique après la tempête de pluie verglaçante de janvier 1998. Il faudrait ici s’attarder sur ce changement radical de paramètre de réception.
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5. On se rappellera ici la fortune de la campagne publicitaire de 1970 : On est 12 012 pour assurer votre confort. 6. Ce que Marc Angenot décrit comme « l’effet de “masse synchronique” du discours social surdétermine la lisibilité des textes particuliers qui forment cette masse. À la lecture d’un texte donné, se surimposent vaguement d’autres textes occupant la mémoire […] Cette surimposition s’appelle dans les discours sociaux antiques et classiques allégorèse – rabattement centripète des textes du réseau sur un texte-tuteur, ou un corpus fétichisé. » 1889 : un état du discours social (Longueuil, Le Préambule, 1989), p. 17. 7. On se doit d’ailleurs de souligner à quel point, dans l’histoire de ses publicités, Hydro-Québec a eu recours, et parfois de façon massive, aux représentations d’enfants, comme en fait foi, entre autres, la campagne de 1974 : On est propre, propre, propre. 8. L’expression est de Pierre Bourdieu. 9. Angenot, La propagande socialiste, p. 42. 10. Dans le cadre des discours socialistes, Angenot procède quelque peu par tautologie dans la mesure où il définit cette fonction comme celle par laquelle il s’agit de « convaincre le peuple de la légitimité indiscutable de ses revendications. » (Ibid., p. 37.) 11. « “L’éducation politique du prolétariat” est continue, répétitive, interminable. Elle est d’ordre catéchistique : les arguments sont répétés jusqu’au moment où ils sont connus par cœur. » (Angenot, La propagande socialiste, p. 38.) 12. Le « Nous sommes capables » indique tout particulièrement le noyau centripétique de la fiction télévisée Les bâtisseurs d’eau. 13. Angenot, La propagande socialiste, p. 38–39. 14. Ibid., p. 40. 15. Ibid., p. 38. 16. Quoiqu’une boutade d’Angenot ait pu semer un doute plus précis : « Qui se sent morveux qu’il se mouche… », Les idéologies du ressentiment (Montréal, XYZ, 1996), p. 165. 17. Ibid., p. 88. 18. Les raisons paraissent liées ici tout autant au marketing qu’aux politiques. 19. Angenot, 1889 : un état du discours social, p. 17. 20. On me permettra ici de suggérer qu’un titre tel que « Notre maître, le passé » constitue une évocation qui ouvre bien des vannes troublantes… 21. Voir à ce sujet l’ouvrage de Jocelyn Létourneau : Passer à l’avenir, p. 194. 22. Dans « L’un et le multiple : quêtes d’identité, crises d’altérité », dans Semiótica(s) : homenaje a Greimas, José Romera et autres (éds.) (Madrid, Visor Libros, 1993). 23. Ibid., p. 43. 24. Ibid., p. 44. 25. Ibid., p. 44. 26. Ibid., p. 45. 27. Ibid., p. 46. 28. Ibid., p. 49. 29. Ibid., p. 49. 30. Ibid., p. 47.
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Notes
31. Il faut bien sûr voir dans cette représentation de l’Autre une allusion à la participation d’Hydro-Québec dans le projet du barrage des Trois-Gorges en Chine, collaboration amplement commentée dans la presse québecoise de 1996 et 1997. 32. Du stéréotype à la littérature (Montréal, XYZ, 1994). 33. À cet effet, Landowski mentionne : « […] la figure caricaturale de l’étranger, sorte d’épouvantail échafaudé de bric et de brac, assemblage baroque d’antivaleurs, comme s’il s’agissait simplement de se faire peur à soi-même. », p. 51. 34. Ibid., p. 51. 35. Ibid., p. 51. 36. Castillo Durante, Du stéréotype à la littérature, p. 69. 37. Voir Marc Angenot : « Hégémonie, dissidence et contre-discours. Réflexions sur les périphéries du discours social », Études littéraires 22(1) 3, automne 1989, p. 11–24. 38. Voir à propos de ce concept de l’Autre de l’Autre l’article de Martine Delvaux : « Le Moi et l’A/autre : subjectivité divisée et unité culturelle », Revue canadienne de littérature comparée/Canadian Review of Comparative Literature, sept.–déc. 1995, p. 487–500. 39. Les exemples de ce discours dominant ne manquent pas, surtout ceux émanant des discours des hommes politiques fédéraux depuis 1995. Voir Elspeth Probyn : Love in a Cold Climate : Queer Belonging in Québec (Montréal, Éditions du GRECC, 1994), p. 71. 40. Ibid., p. 71. 41. Ibid., p. 71. 42. Le voleur de parcours : identité et cosmopolitisme dans la littérature québécoise contemporaine (Longueuil, Le Préambule, 1989), p. 53. 43. Angenot, La propagande socialiste, p. 38. 44. Ibid., p. 38. 45. Consulté sur l’effet de réception suscité par le mot « blessing », des étudiants anglophones du second cycle (âgés de moins de 25 ans) ont immédiatement relevé ce qui était pour eux une référence au catholicisme et se signalait comme un trait hétérogène, engendrant un sentiment de bizarrerie. D’autre part, des collègues anglophones de plus de quarante-cinq ans m’ont plutôt affirmé qu’ils ne ressentaient aucun malaise avec « blessing », métaphore verbale courante pour eux propre à une certaine génération (celle qui la précédait) dont l’anglais parlé était selon eux plus près des formulations britanniques. Par contre, tous gardaient l’impression que With Renewed Energy pouvait avoir été rédigé par un francophone, impression partagée par un collègue britannique. Ce dernier qualifiait par ailleurs With Renewed Energy de « stilted », de texte guindé. Comme quoi l’acceptabilité a des paramètres parfois bien différents. 46. Quoique certains spectateurs anglophones regardant expérimentalement le message pour la première fois m’aient confié qu’avant de lire la signature sur l’écran, ils ont cru visionner une publicité de banque. 47. Sociocritique de la traduction (Longueuil, Le Préambule, 1990), p. 23. 48. Ibid., p. 32.
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49. Ibid., p. 28. 50. Ibid., p. 278. 51. Sherry Simon, « Traduction et représentation identitaire », dans La recherche littéraire, objets et méthodes, sous la direction de Claude Duchet et Stéphane Vachon (Paris : CCIFQ ; Montréal : XYZ ; Saint-Denis : PUV, 1998), p. 313. 52. Ibid., p. 312. 53. Werwick, The Promotional Culture, 1991, p. 189. 54. Angenot, La propagande socialiste, p. 9. 55. Argumentaire des Services de publicité d’Hydro-Québec pour la campagne Une énergie nouvelle. 56. Aussi pour la campagne Une énergie nouvelle. 57. Landowski, « L’un et le multiple », p. 53. 58. Angenot, Les idéologies, p. 115. Il est significatif que la télévision québécoise, dans les années 1990, ait produit un certain nombre de séries historiques sur les accomplissements des grands fondateurs d’entreprise du Québec. Mentionnons les séries sur Alphonse Desjardins et Joseph-Armand Bombardier, et bien sûr Les bâtisseurs d’eau, dont l’analyse constitue un chapitre de cet ouvrage. Parallèlement, il serait intéressant de confronter les discours sous-jacents à ces productions au discours d’échec qui transpire d’une autre série historique, canadienne celle-ci, diffusée en 1997 : Avro Arrow, ou même, diffusée en juin 1998, à CBC, Dieppe. On dira que la fidélité historique exigeait qu’on n’atténue pas le constat d’échec, mais l’insistance en est quand même remarquable. 59. Probyn, Love in a Cold Climate, p. 72. Mes remerciements à Zoë Chan pour ses commentaires précieux au sujet de ce chapitre. Entre autres, Probyn y qualifie – avec pertinence – l’identité québécoise comme étant une « complex epistemology » – une façon de construire une identité officielle de marginalité selon la géographie, l’histoire et la colonisation. 60. Je rappelle que c’est là la désignation indiquée par les Services de publicité d’Hydro-Québec. 61. Angenot, La Propagande socialiste, p. 97. 62. Ibid., p. 98. 63. « De l’importance d’une signature rassembleuse », Services de publicité d’HydroQuébec. 64. Ibid. 65. Landowski, « L’un et le multiple », p. 49. 66. Ibid., p. 49. 67. Simon, « Traduction et représentation identitaire », p. 312. 68. Voir le chapitre « La girafe et la nostalgie ». 69. Brisset, Sociocritique de la traduction, p. 315. 70. Ibid., p. 315. 71. André Belleau, « Code social et code littéraire dans le roman québécois », dans Surprendre les voix, (Montréal, Boréal, 1986), p. 177. 72. Simon, « Traduction et représentation identitaire », p. 311.
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Notes
CHAPITRE 2 1. Voir à ce sujet l’étude de Anne Trépanier : Un discours à plusieurs voix : la grammaire du Oui en 1995 (Sainte-Foy, Les Presses de l’Université Laval, 2001), p. 143. 2. Cambron, Une société, un récit. Discours culturel au Québec, 1967–1976 (Montréal, L’Hexagone, 1989). 3. « Du “Canadien Errant” au “Salut de l’exilé” : l’entrecroisement de l’histoire de la fiction », Études françaises, 27–1, 1991, p. 75. 4. « Du “Canadien Errant” », p. 75. 5. « Du “Canadien Errant” », p. 76. 6. J’emprunte avec soulagement la traduction proposée de « gender » à Patricia Smart dans son article « Changer la vie ou changer le monde », Études françaises, 33–3, hiver 1997–98, p. 20. 7. La version anglaise est encore plus explicite : Good old Dad !. 8. Pour les conflits entre Lesage et Lévesque au sujet de la nationalisation, on consultera avec intérêt l’ouvrage de Pierre Godin, René Lévesque : un héros malgré lui (Montréal, Boréal, 1997). 9. Cette homogénéité, Lévesque lui-même a dû la reconnaître, seize ans plus tard, dans son discours d’inauguration de Manic-Outardes. À cet effet, voir le chapitre 4 de cet ouvrage. 10. Les installations de Churchill Falls, de Manicouagan 3 et surtout, de LG1-LG2 pourraient en offrir des exemples tout aussi impressionnants. 11. Cambron, Une société, un récit, p. 44. 12. Ibid., p. 45. 13. « Le barrage Daniel-Johnson est le plus grand barrage à voûtes multiples qu’il y ait au monde : sa longueur en crête est de 4,310 pieds. La voûte centrale a une hauteur de 703 pieds. » D’après David Peace, Le barrage Daniel-Johnson (publication de la Direction des relations publiques, Hydro-Québec, 1974), p. 3. 14. Ibid., p. 9. 15. La firme parisienne Cayne et Bellier, consultée en 1960 pour Manicouagan 5. 16. Georges-Hébert Germain, Le génie québécois, histoire d’une conquête (Montréal, Libre Expression, 1996), p. 153. 17. Ibid., p. 153. 18. Cité par André Marier dans « La nationalisation de l’électricité », dans Jean Lesage et l’éveil d’une nation, sous la direction de Robert Comeau (Sillery, Presses de l’Université de Québec, 1989), p. 272. 19. Kenneth McRoberts, « La révision des interprétations révisionnistes », dans Jean Lesage et l’éveil d’une nation, p. 319. 20. Bolduc et Larouche n’hésitent pas à associer l’acceptabilité du discours environnementaliste et son association massive aux travaux de la Baie James au fait que le Canada anglais avait préféré appuyer les Amérindiens anglophones de la Baie James et ne voyaient pas l’intérêt de défendre les droits des Indiens francophones de la Côte-Nord. Voir André Bolduc, Clarence Hogue et Daniel Larouche, Québec : un siècle d’électricité (Montréal, Libre Expression, 1984).
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21. Alain Chanlat mesure bien l’effet particulier de cet épisode sur la symbolique liée à l’ouvrage : « Le décès du Premier Ministre Daniel Johnson, le 26 septembre 1968, quelques heures avant d’inaugurer cette “cathédrale”, accentuera la très grande charge émotive rattachée à Manicouagan 5 » Gestion et culture d’entreprise : le cheminement d’Hydro-Québec (Montréal, Québec/Amérique, 1984), p. 84. 22. En 1978, on met en service la première grande ligne d’interconnexion 765 kV avec les États-Unis. 23. Chanlat cite en particulier une brochure publiée par Hydro-Québec en 1964 et intitulée Manicouagan : « Le barrage aura 4,200 pieds de développement à la crête et mesurera 703 pieds de hauteur à partir des fondations. Il comprendra une voûte principale (de 530 pieds d’ouverture) enjambant le lit de la rivière et treize voûtes plus petites à arc-boutants de 250 pieds d’ouverture qui endigueront complètement la gorge. L’épaisseur des voûtes est de 75 pieds au contact du roc de fondation et de 10 pieds à la crête. Les contreforts de la voûte centrale ont environ 400 pieds de longueur. Et 125 pieds de largeur à la fondation […] Le volume total de béton qui sera mis en œuvre est de 2,850,000 verges cubes. » (Gestion et culture d’entreprise, p. 146.) L’auteur ajoutera un peu plus loin : « L’observateur ressort d’une séance de visionnement ou de lecture légèrement “groggy” mais fasciné. » (p. 147) 24. Ibid., p. 147. 25. Jean-Louis Fleury, Les coureurs de lignes. L’histoire du transport de l’électricité au Québec (Montréal, Stanké, 1999), p. 257. 26. Ibid., p. 288–289. 27. Diane Lamoureux, « La posture du fils », dans Malaises identitaires. Échanges féministes autour d’un Québec incertain (Montréal, Éditions du Remueménage, 1999), p. 29. 28. Voir à cet effet la thèse d’Hélène Laurendeau : Le processus politico-idéologique de la nationalisation de l’électricité de 1963 au Québec, thèse de maîtrise présentée à l’Université Laval, 1981. 29. Vladimir Jankélévich, L’irréversible et la nostalgie (Paris, Flammarion, 1974), p. 281. 30. Robert Misrahi, « L’âge d’or au présent : nostalgie fictive et plénitude construite », dans Bernard Brugière (éd.), Âge d’or et apocalypse (Paris, Publications de la Sorbonne, 1986), p. 103. 31. Discours d’inauguration de la Centrale Outardes 2, 22 septembre 1978, Centre d’archives d’Hydro-Québec. 32. Robert Misrahi, « L’âge d’or au présent », p. 109. 33. Abel Jeannière, « Les structures pathogènes du temps dans les société modernes », dans Bernard Brugière (éd.), Âge d’or et apocalypse, 1986, p. 122. 34. Ibid., p. 122. 35. Angenot, 1889 : un état du discours social, p. 17. 36. Pierre Fresnault-Deruelle, Les images prises au mot : rhétorique de l’image fixe (Paris, Edilig, 1989), p. 73. 37. Antoine Compagnon, Les cinq paradoxes de la modernité (Paris, Seuil, 1992), p. 44.
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Notes
38. Denis Bachand. « L’Art de/dans la publicité, de la poésie à la prophétie », Études françaises, 22-3, hiver 1997, p. 116. 39. France Fortier, « Le récit de la postmodernité », dans Postmodernités et sciences humaines, sous la direction de Yves Boisvert (Montréal, Liber, 1998), p. 43. 40. Jean-Michel Racault, L’utopie narrative en France et en Angleterre (Oxford, Voltaire Foundation at the Taylor Institution, 1991), p. 14. 41. Ibid., p. 14. 42. Dont Pierre Godin démontre qu’elle n’a certes pas été sans heurts. 43. Racault, L’utopie narrative en France et en Angleterre, p. 25. 44. France Fortier, « Le récit de la postmodernité », p. 42. 45. Dans l’ouvrage de Marcos Ancelovici et Francis Dupuis-Déry, L’archipel identitaire (Montréal, Boréal, 1997). 46. Ibid., p. 72. 47. Fresnault-Deruelle, Les images prises au mot, p. 74. 48. Ancelovici et Dupuis-Déry, L’archipel identitaire, p. 73. Pour respecter la pensée de Larose, il me faut ici donner le reste de la citation : « L’identité moderne est une éternelle mise en jeu. Et cette mise en jeu implique des risques ». Larose assimilerait ici la Révolution tranquille et la post-Révolution tranquille comme relevant d’une condition pré-moderne, ce qui qualifierait l’éventuelle souveraineté québécoise d’accession à la modernité. Étant donné les nombreuses polémiques théoriques qui ont surgi ces dernières années autour du concept de postmodernité et le flottement définitoire qui l’entoure, il semble qu’un Québec devenu souverain, selon les conditions idéologiques qui auraient alors cours, pourrait tout aussi bien faire régresser le Québec à une condition pré-moderne ou le projeter dans la postmodernité, comme le souhaitent Laurent Deshaies et Robert Lussier (« Déclin des identités fortement territorialisées, l’usage diffus et éphémère de l’espace », dans « La place de la géographie dans un monde post-moderne » paru dans Postmodernité et sciences humaines, sous la direction de Yves Boisvert [Montréal, Liber, 1998], p. 161–175). Ou encore, ce Québec potentiel pourrait également, selon Gérard Raulet, donner « la chance d’en finir avec la nostalgie d’un sens perdu qui n’a cessé de hanter la modernité jusqu’en ses manifestations les plus totalitaires. » (dans Boisvert, Postmodernité et sciences humaines, p. 55). Sur cette question de l’appartenance d’un Québec souverain à une ère historique, on consultera avec intérêt le collectif « Postmodernité et sciences humaines » mentionné précédemment.
CHAPITRE 3 1. Skene, Delusions of Power. Vanity, Folly and the Uncertain Future of Canada’s Hydro Giants, p. 98. 2. Il serait intéressant d’établir une comparaison poussée entre les deux séries favorisant un ethos radicalement différent, l’une faisant le récit de la réussite et l’autre, de l’échec. 3. Dominique Garand, La griffe du polémique (Montréal, L’Hexagone, 1989), p. 10. 4. Ibid., p. 30.
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5. Ibid., p. 58. 6. Angenot, 1889 : un état du discours social, p. 91. 7. Voir son étude sur la télévision : Jean-Marie Piemme, La propagande inavouée (Paris, Union générale d’éditions, 1975). 8. Andrée Fortin, dans l’article « Les trajets de la modernité » dans Les frontières de l’identité, cite Bourque et Duchastel sur l’analyse des discours de Duplessis. 9. Bourque et Duchastel, Restons traditionnels et progressifs : pour une nouvelle analyse du discours politique : le cas du régime Duplessis au Québec (Montréal, Boréal, 1988). 10. Garand, La griffe du polémique, p. 58. 11. Ibid., p. 32. 12. Ibid., p. 59. 13. Voir à ce sujet la définition qu’en propose Hélène Laurendeau dans sa thèse Le processus politico-idéologique de la nationalisation de l’électricité de 1963, au Québec, p. 27–28. 14. Angenot, 1889 : un état du discours social, p. 96. 15. Gilles Paquet, « La grande offre publique d’achat (OPA) des années 1960 dans l’électricité au Québec : petit essai d’ethnographie interprétative », dans Jean Lesage et l’éveil d’une nation, p. 282–297. 16. Garand, La griffe du polémique, p. 42. 17. Angenot précise : « C’est une des fonctions du discours social de produire cette illusion de convivialité nationalitaire » (1889 : un état du discours social, p. 217). 18. Paquet, « La grande offre publique d’achat », p. 289. 19. Garand, La griffe du polémique, p. 198. 20. Parmi les téléséries québécoises qui illustrent l’invariant de l’Anglophone ennemi, ne mentionnons que L’ombre de l’épervier, Marguerite Volant ou même Les filles de Caleb. 21. « La production historienne courante portant sur le Québec et ses rapports avec la construction des figures identitaires d’une communauté communicationnelle », Recherches sociographiques, Université Laval, 1994, p. 16. 22. Voir à cet effet les entrevues réalisées par Martha J. Langford avec des ingénieurs québécois anglophones et francophones dans « The Role of Hydro-Québec in the Rise of Consulting Engineering in Montreal », dans Oral History Montréal Studies, Concordia University Library, automne-hiver, 1989–90, p. 76–83. 23. Parmi les « mauvais » anglophones, outre Thompson, citons John Bradley, présenté dans la série comme l’un des vice-présidents de la Shawinigan Power and Water. 24. Garand, La griffe du polémique, p. 143. 25. Je citerai à cet effet Létourneau : « L’Anglais est désactivé en tant que Conscience Maléfique et réincarné sous la forme beaucoup plus neutre (et scientifique, cela va de soi) d’un Mode de production et d’échange » (« La production historienne courante portant sur le Québec et ses rapports avec la construction des figures identitaires d’une communauté communicationnelle », p. 27). 26. Ibid., p. 26. 27. Ibid., p. 27. 28. Paquet, « La grande offre publique d’achat », p. 228.
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Notes
29. Garand, La griffe du polémique, p. 140. 30. Paquet, « La grande offre publique d’achat », p. 228. 31. La création et la fonction de l’Institut de recherche en électricité du Québec aurait nécessité, à l’intérieur d’une série qui a aussi pour fonction de vulgariser par la fiction un pan de l’histoire québécoise, le recours à un niveau de commentaire scientifique assez peu accessible au spectateur. Il est précisément de l’ordre de « l’exposé de problèmes techniques requérant des solutions techniques dont la complexité dépasse l’entendement du citoyen moyen, mais dont la solution technique promet la prospérité et sert de viatique » (Ibid., p. 289). La création de l’IREQ, de par sa nature, était difficilement « spectacularisable », d’où ce glissement très rapide du discours narratif sur ce thème particulier. 32. François Ricard, La génération lyrique (Montréal, Boréal, 1992), p. 225. 33. Paquet, « La grande offre publique d’achat », p. 289. 34. Ibid., p. 290. 35. Ibid., p. 288. 36. Ricard, La génération lyrique, p. 188. 37. Ibid., p. 201. 38. Piemme, La propagande inavouée, p. 358. 39. On pourrait ajouter ici, au niveau discursif, la polémique. 40. Pierre Bourdieu, La domination masculine (Paris, Liber, 1998), p. 82. 41. Ibid., p. 83. 42. Ibid., p. 24. 43. Ibid., p. 39. 44. Ibid., p. 63. 45. Ibid., p. 66. 46. Piemme, La propagande inavouée, p. 19. 47. Contraction de British Newfoundland Corporation Limited. 48. Voir à ce sujet la biographie de René Lévesque par Pierre Godin : René Lévesque : un héros malgré lui, tout particulièrement le chapitre XVI, p. 160. 49. Bolduc, Hogue et Larouche : Un siècle d’électricité au Québec (Montréal, Libre Expression, 1984). 50. Juillet 2003. 51. Il serait très intéressant de voir ici le point de vue terre-neuvien sur la question de ces négociations, en consultant la biographie de Joey Smallwood par Richard Gwyn, Smallwood, The Unlikely Revolutionary (Toronto, McCelland & Stewart, 1999). 52. Je remercie ici mon collègue Daniel Maher, originaire de Terre-Neuve, qui m’a donné des indications fort précieuses pour la lecture de cette scène. 53. Pierre Bourdieu, Réponses (Paris, Seuil, 1992), p. 199. 54. Voir Le Bouc émissaire (Paris, Grasset, 1982), p. 82. 55. Garand, La griffe du polémique, p. 59. 56. Dominique Maingueneau cité par Dominique Garand, Ibid., p. 65. 57. L’incontestable et paradoxale domination culturelle de Terre-Neuve au Canada anglais à la fin du XXe siècle en est la preuve. 58. Garand, La griffe du polémique, p. 51. 59. Angenot, 1889 : un état du discours social, p. 217.
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60. Charles Taylor, « Les sources de l’identité moderne », dans Les frontières de l’identité. Modernité et post-modernisme au Québec, sous la direction de Mikhael Elbaz, Andrée Fortin et Guy Laforêt (Sainte-Foy, Les Presses de l’Université Laval, 1996), p. 351. 61. Ibid., p. 351. 62. Nous rappelons que la réalité historique est infiniment plus complexe. 63. C’est l’expérience que nous avons tentée auprès de collègues originaires de l’Ontario, de l’Alberta et de Terre-Neuve. 64. Paul Chilton, « La plaie qu’il convient de fermer : les métaphores du discours raciste », Journal of Pragmatics, 21, 1994, p. 583–619. 65. Marc Angenot, La parole pamphlétaire : typologie des discours modernes (Paris, Payot, 1982), p. 127. 66. Angenot, Les idéologies du ressentiment, p. 17. 67. Chilton, « La plaie qu’il convient de fermer », p. 586. 68. L’action filmée prend place en 1980, la Convention de la Baie James ayant été signée en 1975. 69. Angenot, La parole pamphlétaire, p. 197. 70. Sylvie Vincent, « Terre québécoise, première nation et nation première : notes sur le discours québécois francophone au cours de l’été 1990 », dans Discours et mythes de l’ethnicité, sous la direction de Nadia Khouri (Montréal, Association canadienne-française pour l’avancement des sciences, 1992), p. 223–224. 71. Les historiens de l’hydroélectricité au Québec André Bolduc, Clarence Hogue et Daniel Larouche constatent cette mise sous silence des Amérindiens de la Côte-Nord dans les années cinquante et soixante, sans s’étonner de ce qu’elle avait de symptomatique de la part d’Hydro-Québec, position historiographique en elle-même significative : « Certains observateurs ne sont pas sans s’étonner qu’on accorde soudainement un tel intérêt aux Inuits et aux Cris. Ils trouvent étrange, en particulier, que les anglophones du Canada prêtent autant d’attention au problème des Indiens anglophones de la Baie James alors qu’on avait passé sous silence le sort des Indiens francophones de la Côte-Nord. » (Un siècle d’électricité au Québec, p. 371.) 72. Gilles Thérien, « Le tiers exclu », dans L’étranger dans tous ses états : enjeux culturels et littéraires (Montréal, XYZ, 1992), p. 9–26. 73. Chilton, « La plaie qu’il convient de fermer », p. 616. 74. Simon Harel, « L’étranger en personne », p. 17. 75. Thérien, « Le tiers exclu », p. 170. 76. Piemme, La propagande inavouée, p. 55. 77. Ibid., p. 275.
CHAPITRE 4 1. Titre officiel du discours tel qu’archivé par le Centre d’archives d’Hydro-Québec. 2. Voir la biographie de Daniel Johnson par Pierre Godin : Daniel Johnson, 2 tomes (Montréal, Les Éditions de l’Homme, 1980). 3. Chanlat, Gestion et culture d’entreprise, p. 84. 4. Angenot, La propagande socialiste, p. 229.
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Notes
5. En 1971, fut publiée en anglais une monographie faisant le récit de l’élaboration et de la construction de Manicouagan 5, illustration assez technique qui n’en suit pas moins la thématique de l’émerveillement devant les dimensions de l’ouvrage et les innovations technologiques qu’il avait nécessitées. Le texte est d’autre part assorti d’une série de dessins remarquables de l’artiste américaine Lili Réthi. Le volume, visiblement un travail de commande, constitue un exemple intéressant de propagande laudatrice chargée d’inscrire dans la pérennité cette manifestation particulièrement glorieuse du génie québécois qu’était Daniel-Johnson. Voir Lili Rhéti et William Jacobus : Manic 5 and the Building of the Daniel-Johnson Dam (Garden City, NY, Doubleday, 1971). 6. Angenot, La propagande socialiste, p. 63. 7. Hector de Saint-Denys Garneau, Poésies (Montréal, Fides, 1972), p. 33. 8. L’expression Terre de Caïn, on le sait, nous vient de Jacques Cartier, comme une des premières désignations de la Nouvelle-France. Elle venait d’être remise à l’ordre du jour par des films de Pierre Perrault au sujet des récits de Cartier, et donc circule dans le discours social de la période. 9. Fernand Dumont, Genèse de la société québécoise. (Montréal, Boréal, 1997). 10. Voir à ce sujet la biographie de René Lévesque par Pierre Godin, tout particulièrement le chapitre XVI du tome 2. 11. Cambron, Une société, un récit, p. 43. 12. Notons que Johnson ne mentionne guère la possibilité d’un groupe allophone. 13. Daniel Salée, « La mondialisation et la construction de l’identité au Québec », dans Les frontières de l’identité. Modernité et postmodernisme au Québec, sous la direction de Mikhael Elbaz, Andrée Fortin et Guy Laforêt (Sainte-Foy/ Paris, Les Presses de l’Université Laval/L’Harmattan, 1996), p. 106. 14. Ibid., p. 111. 15. Régine Robin, « L’impossible Québec pluriel : la fascination de la souche », dans Les frontières de l’identité. Modernité et postmodernisme au Québec, p. 305. 16. Alexandre Dorna, « Les effets langagiers du discours politique », Hermès, 16, 1995, p. 131–144. 17. Ibid., p. 133. 18. Ibid., p. 133. 19. Ibid., p. 134. 20. Pierre Bourdieu, Les règles de l’art (Paris, Seuil, 1992), p. 51. 21. Walter Moser, « Mélancolie et nostalgie : affects de la Spätzeit », Études littéraires, 31–2, hiver 1999, p. 87. 22. Ibid., p. 89. 23. Angenot, La propagande socialiste, p. 161. 24. Voir à ce sujet l’ouvrage de Bolduc, Hogue et Larouche : Québec : un siècle d’électricité, p. 390–400. 25. Angenot, La propagande socialiste, p. 41. 26. Johanne Bergeron et Philippe Faucher, Hydro-Québec. La société de l’heure de pointe (Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 1986), p. 90. 27. Ibid., p. 91. 28. Bolduc, Hogue et Larouche : Québec : un siècle d’électricité, p. 397. 29. La propagande socialiste, p. 269.
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30. Pour plus de détails sur cet épisode, on consultera l’ouvrage de Jean-Louis Fleury, Les coureurs de lignes, L’histoire du transport de l’électricité au Québec, p. 284–286. 31. Angenot, La propagande socialiste, p. 269. 32. Ibid., p. 273. 33. Moser, « Mélancolie et nostalgie : affects de la Spätzeit », p. 101. 34. Angenot, La propagande socialiste, p. 272.
CHAPITRE 5 1. Voir Hélène Laurendeau : Le processus politico-idéologique de la nationalisation de l’électricité de 1963, au Québec, op. cit. 2. Alain Beltran et Patrice A. Carré, La fée et la servante, la société française face à l’électricité, XIX–XXe siècle (Paris, Belin, 1991). 3. C’est à dessein que je fais cet emprunt littéraire à l’usage qu’en ont fait Beltran et Carré dans La fée et la servante, où est analysée la nouvelle de Villiers de L’Isle-Adam en termes de mythologie scientifique face aux applications utopiques de l’électricité au cours du XIXe siècle. 4. Bourdieu, La domination masculine, p. 107. 5. « Ce travail domestique reste pour l’essentiel inaperçu ou mal vu avec, par exemple, la dénonciation rituelle du goût féminin pour le bavardage, au téléphone, notamment » (Ibid., p. 105). 6. Ibid., p. 40. 7. Patricia Smart, Écrire dans la maison du Père (Montréal, Québec/Amérique, 1988), p. 340. 8. Ibid., p. 341. 9. Ibid., p. 342. 10. Ibid., p. 112. 11. Bourdieu, La domination masculine, p. 107. 12. Une chanson de l’époque, sans doute de Stéphane Venne, parle de Montréal comme d’une « électrique cité ». 13. Smart, Écrire dans la maison du Père, p. 59. 14. Ibid., p. 58.
CHAPITRE 6 1. L’émission de Pierre Nadeau, Télémag, est diffusée le 17 janvier 1978. 2. Bolduc, Hogue, Larouche, Québec : un siècle d’électricité, p. 397. 3. On pourra comparer ce témoignage avec la synthèse de Chanlat : « Les difficultés rencontrées par Hydro-Québec depuis le début des années soixante-dix ne sont pas sans affecter la représentation que l’on a d’elle dans le milieu. À l’extérieur, on lui reproche ses augmentations de tarifs, sa lourdeur administrative, son manque de dynamisme, ses « erreurs » de planification, l’existence d’un surplus d’électricité, l’arrêt des grands travaux, la détérioration du service, les pannes, le peu de sensibilité aux facteurs d’environnement et de respect pour les spécificités régionales… » (Gestion et culture d’entreprise, p. 154).
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Notes
4. On se souviendra que la Fédération des caisses Desjardins avait produit, à l’instar d’Hydro-Québec, sa propre télésérie promotionnelle basée sur la biographie de son fondateur Joseph-Alphonse Desjardins, lancée en décembre 1990. 5. Jocelyn Létourneau, « La nouvelle figure identitaire du Québécois », British Journal of Canadian Studies, 6–1, 1991, p. 19. 6. Greg Elmer et Bram Abramson, « Excavating Ethnicity in Québécois », Québec Studies, printemps-été 1997, p. 13–29. 7. Ibid., p. 13. 8. Ibid., p. 25. 9. Ibid., p. 23. 10. « Pour un unilinguisme antinationaliste », dans Surprendre les voix (Montréal, Boréal, 1986), p. 122. 11. La révolution déroutée (Montréal, Boréal, 1998), p. 262. 12. Jocelyn Létourneau, « Le Québec moderne : un chapitre du grand récit collectif des Québécois », Cahiers internationaux de sociologie, no 90, 1990, p. 82. 13. Paul Chamberland, « De la damnation à la liberté », Parti Pris, nos 9, 10 et 11, été 1964, cité par Léon Dion dans « Une identité incertaine », dans L’horizon de la culture, Hommage à Fernand Dumont, sous la direction de Simon Langlois et Yves Martin (Sainte-Foy, Presses de l’Université Laval, 1995), 454. 14. Ibid. 15. René Lévesque, Option Québec (Montréal, Les Éditions de l’Homme, 1968), p. 19. 16. Pierre Godin, René Lévesque, héros malgré lui, p. 392. 17. Godin, René Lévesque, héros malgré lui, p. 323. Il faudrait cependant ajouter qu’en cette même année 1968, quelques semaines plus tôt, le premier ministre Daniel Johnson avait énoncé une spécificité intéressante à sa définition de « Québécois », dans son discours d’inauguration de Manicouagan 5. Nous devrions écrire plutôt ici qu’il avait eu l’intention de spécifier sa définition de « Québécois », puisque l’on sait qu’il décéda tragiquement le matin même de la cérémonie d’inauguration du barrage sans avoir pu prononcer son discours. Son entendement du terme « Québécois » se lit comme suit : « Pour elle, l’Hydro-Québec est la preuve que les Québécois, qu’ils soient de langue française ou de langue anglaise, peuvent réussir aussi bien dans les domaines de la science, de la technique et des grandes affaires que dans les occupations d’un caractère plus traditionnel. » (Allocution de Daniel Johnson, « Cérémonie de la dernière coulée de béton au barrage de Manicouagan 5 », le jeudi 26 septembre 1968, Centre d’Archives d’Hydro-Québec. Voir le chapitre 4 pour le texte intégral.) 18. Létourneau, « La nouvelle figure identitaire du Québécois », British Journal of Canadian Studies, 6–1, 1991, p. 31. 19. Réal Ouellet, Alain Beaulieu, Mylène Beaulieu, « Identité québécoise, permanence et évolution », dans Les espaces de l’identité, sous la direction de Laurier Turgeon, Jocelyn Létourneau et Khadiyatoulah Fall (Sainte-Foy, Presses de l’Université Laval, 1997), p. 96. 20. Elmer et Abramson, « Excavating Ethnicity in Québécois », p. 25.
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21. On pourra citer à cet effet l’ouvrage de Wayne Skene : Delusions of Power. Vanity, Folly and the Uncertain Future of Canada’s Hydro-Giants, op. cit. et celui, plus récent, de Gordon Laird : Power : Journeys across an Energy Nation (Toronto, Penguin Viking, 2002). 22. Paquet, « La grande offre publique d’achat », p. 282–297. 23. Daniel Poliquin, Le roman colonial (Montréal, Boréal, 2000). 24. Gaétan Breton et Jean-François Blain, Les mauvais coûts d’Hydro-Québec (Québec, Nota Bene, 1999), p. 144. 25. Blanche Grunig, Les mots de la publicité (Paris, CNRS Éditions, 1998), p. 7.
CONCLUSION 1. « On peut comprendre les fonctions sociales du récit hégémonique, qui sont de créer et de maintenir un consensus autour d’une sorte de conception du monde-conception, nous l’avons vu, qui vise ultimement à définir l’identité collective » (Cambron, Une société, un récit, p. 182). 2. Ibid., p. 178. 3. Beltran et Carré, La fée et la servante. 4. Ainsi commente Robert Mélançon : « Mais elle (cette côte) n’offre rien qui la rendrait digne qu’on s’y arrête autrement que pour faire étape : “terre que Dieu donna à Cayn ” frappée par conséquent de la malédiction divine, elle n’est qu’un mas de roc stérile. Les gens que Cartier y rencontrent n’habitent pas ces lieux désolés : “ ils viennent des terre plus chauldes ” et eux aussi n’y font que passer. » Terre de Caïn, Age d’or, prodiges du Saguenay : représentation du nouveau monde dans les voyages de Jacques Cartier. Studies in Canadian Literature/Études en littérature canadienne, vol. 4.2, 1979.
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Index
A
A
Abramson, Bram, 252, 253 Ailleurs, 29–30, 31–32, 35, 39, 40–41 Alberta, 255, 261 allégorie, 24, 89, 110, 129, 282n6 Altérité, 6, 30, 34, 35, 40–41, 42–43, 47, 49, 52, 106, 107, 108, 112–13, 120, 140, 146, 147, 150, 155–56, 159, 161–63, 188, 265–66, 268 Amérindiens, 7, 21, 69, 70, 139, 140, 151–64, 167, 266, 268, 269, 271, 285n20, 290n71. Voir aussi Cris anaphore, 34, 37, 38, 49, 208, 210 Ancelovici, Marcos, 287n48 Angenot, Marc, 3, 4, 11, 13, 20, 21, 22–23, 24, 25, 34, 37, 45, 48, 49–50, 68, 83, 95, 101, 140, 149, 155, 156–57, 158, 165–66, 173, 179, 204, 206, 208, 210, 213–14, 215–16, 217, 267, 282nn6,10&16 Les idéologies du ressentiment, 22– 23, 25, 48, 282n16 La parole pamphlétaire: typologie des discours modernes, 155 anglais ethnicité, 106, 110 langue, 24, 36–44, 47, 48, 49, 51– 52, 111, 119, 144, 145, 188–89, 190, 192, 283n45, 288n25, 291n5, 293n17 anglo-canadien, 6, 44, 139, 141, 254, 273
anglo-québécois, 44, 139, 145, 148, 162–63, 188, 266 anglophone, 6, 7, 43, 96, 105, 106–8, 110, 112, 116, 120, 121, 146, 148, 149, 188, 189–90, 253, 254, 285 n. 20, 288nn20&22, 290n71 Asie, 25, 35, 191 autochtones. Voir Amérindiens Autre, 10, 25–36, 40–49, 52–53, 73, 88–89, 97, 107–8, 110, 111, 112, 115–16, 120–21, 140, 142, 146, 148–51, 156–57, 159–162, 182, 185–86, 193, 258, 283n31 Avro Arrow (série télévisée), 92, 284n58 axiologie, 104, 106, 172, 179–180, 195, 206–7
295
B Bachand, Denis, 84–85 Baie James conflit, 77, 151, 260 Convention, 158, 159, 162, 290n68 Cris, 68, 151–52, 153–56, 159, 162, 163, 164, 165–66, 271, 273, 285n20, 290n71 développement, 7, 21, 68–69, 152, 153, 155, 163, 164–65, 166– 67, 168, 171–72, 178, 180, 212, 233, 245, 247–48, 260, 266, 271
Le nouveau roman de l’énergie nationale
barrage construction, 86, 112, 168, 179, 184, 198–99, 207, 215, 219, 252 Daniel-Johnson, 6, 65–72, 74, 76, 77, 80–81, 91, 171, 172–73, 178, 200, 233, 261, 266–67, 285n13, 286n21&23, 291n5, 293n17 (Voir aussi Manicouagan 5) Trois Gorges (Chine), 283n31 Barthes, Roland, 10 Bâtisseurs d’eau, Les (télésérie), 2, 5, 7, 69, 72, 91–169, 188, 195, 255, 267, 270–71, 282n12, 284n58 BC (British Columbia) Hydro, 274 Beaudoin, Laurent, 250–51 Beauharnois. Voir centrales Beaulieu (dans Les bâtisseurs d’eau) Antoine, 96, 97–99, 100, 101–3, 104–5, 106–7, 108–9, 110, 113, 124, 125–26, 129, 131, 133, 153, 155–56, 157, 158, 159, 162, 164, 165, 166–67, 168–69 Charles, 98, 106, 108, 113–17, 119, 121, 124, 125, 126, 129, 131–37, 141–42, 144–45, 149 Claude, 113–14, 117–23, 124, 131–32, 136–37, 149–50, 255 Évelyne, 124, 125–131, 133, 139, 153–54, 157, 158, 162, 163–64 Françoise, 111–12, 118–21, 122, 124, 125, 153, 154, 165 Germaine, 117, 120, 124, 125, 129, 130–39, 270 Jeannot, 107, 114, 116, 126 Beaumont (rivière), 99 Béland, Claude, 250–51 Belle de jour (film), 234, 236 Belles Sœurs, Les (Tremblay), 225 Belleau, André, 54, 253 Beltran, Alain, 220, 272, 292n3 Benveniste, Émile, 30 Bergeron, Johanne, 212, 220 Bersimis. Voir centrales Bertrand, Jean-Jacques, 208 Berval, Paul, 243
296
Blacksmith (dans Les bâtisseurs d’eau), 142–43, 144, 145–48, 149–50, 151, 160 Bolduc, André, 144, 212, 248, 285n20, 290n71 Bombardier, Joseph-Armand, 91, 92, 284n58 Bouchard, Gérard, 5, 281n8 Bourassa, Robert, 208 Bourdieu, Pierre, 3, 27, 125, 127–29, 132, 136, 138–39, 145–46, 198, 225–26, 230, 236, 244, 270 La domination masculine, 128, 226 bourgeoisie, 21, 101, 103, 122, 234–35, 236, 244, 249, 267 Bourque, Gilles, 97, 99–100 Boyd, Robert, 92, 109 Bradley, John (dans Les bâtisseurs d’eau), 112, 288n23 Brault, Michel, 256 Brinco (British Newfoundland Corporation Limited), 140–41, 144, 274 Brisset, Annie, 42, 43, 54 Buñuel, Luis, 234
C Cadieux (dans Les bâtisseurs d’eau), 125, 131–32, 134–39 Cambron, Micheline, 58, 60, 65, 189, 266, 267 Une société, un récit, 58, 65 campagnes publicitaires De l’énergie et du cœur, 238–41, 272 Une énergie nouvelle, 6, 9–55, 58, 181–82, 195, 245–46, 247, 265, 268 Ici Hydro-Québec – Évitons le gaspillage, 245 La lettre et le baiser, 242–46 Le meilleur de nous-mêmes, 245 On est 12 012 pour assurer votre confort, 2, 134–35, 138, 247, 250–51, 265, 272
Index
On est Hydro-Québécois, 7, 85, 247– 63, 265, 272 On est propre, propre, propre, 2, 233, 247, 272, 282n7 Père et fille. L’énergie qui voit loin, 6, 50, 53, 57–89, 165, 184, 195, 199, 245–46, 265, 266–67, 269 télévisées, 2–5, 9, 22, 91–94, 219– 46, 247 With Renewed Energy, 36–45, 47, 48– 52, 55, 283n45 Canada, 1, 34, 40, 146, 152, 188, 189– 91, 260–61, 272, 273, 285n20, 290n71 canadien anglais, 6, 44, 139, 141, 145, 254, 273 Confédération canadienne, 34, 141, 208 français, 6, 97, 107, 110, 120, 122, 231, 248, 252–60, 281n8 capitalisme, 16, 19, 21, 39, 41, 43, 52– 53, 122, 207 Carillon, 73, 178 Carré, Patrice, 220, 272, 292n3 Carter, Pierre (dans Les bâtisseurs d’eau), 96, 99, 100–1, 103, 106–14, 116, 118, 120–21, 125, 129, 141–47, 148–49, 166 Cartier, Jacques, 291n8 Carvalho, Vera, 3, 45 Castillo Durante, Daniel, 31, 32, 33 CBC (Canadian Broadcasting Corporation), 92 centrales Beauharnois, 64, 73, 178 Bersimis, 64, 72, 99, 100, 108, 125, 126, 160, 162, 177, 178 Manicouagan 2, 68, 72 Manicouagan 5 (Voir Manicouagan 5) Outardes (Voir Outardes) Outardes 2 (Voir Outardes 2) Chamberland, Paul, 255 Chanlat, Alain, 71, 72, 171, 286n21&23, 292n3
297
Châtelaine (revue), 227–28 Chilton, Paul, 154–55, 156–57, 158, 160, 161 Chine, 283n31 Chutes Churchill, 68, 73, 109, 122–23, 142–43, 147 Clément (dans Les batisseurs d’eau), 126 clip, 12, 14, 15, 24–25, 57, 80–81 collectif collectif-client, 45–46 collectif-enterprise, 24, 39 national, 6, 14–15, 18, 20, 29, 39–40, 42, 46, 50, 64, 77, 91, 112–13, 149, 157, 158, 162, 181, 185, 190, 192, 199–200, 205, 209, 215, 251, 260 québécois, 2–3, 5, 15–16, 20, 21, 22, 34, 45, 63, 64, 160–61, 186, 190, 194, 197, 201, 205, 206, 208–9, 247, 267, 272, 273 Colombie Britannique, 1, 254, 255, 261 colonialisme, 6, 110, 146, 149, 152, 207, 254 Compagnon, Antoine, 84 complexes. Voir centrales conservateur, Parti. Voir Parti conservateur contre-discours, 33–36, 44, 48–49, 54, 73, 107–8, 177, 180–81, 186– 87, 188, 207, 220, 229, 270–71 Côte Nord, 68, 193, 285n20, 290n71 Cris, 68, 152–55, 157, 158, 159–62, 163–64, 165–66, 271, 290n71
D Daniel-Johnson (barrage). Voir barrage De Gaulle, Charles, 189 de Montbrun Angeline, 240, 241 Charles, 241 Deneuve, Catherine, 234 Deshaies, Laurent, 287n48 Desjardins, Alphonse, 91–92, 284n58, 293n4
Le nouveau roman de l’énergie nationale
Dion, Léon, 253–54, 255, 257 discours sur les Amérindiens, 140, 152, 157, 160–61, 162–64 capitaliste, 43, 268 de contestation, 69, 70, 147 contre-discours (Voir contre-discours) culturel, 58, 65, 189 entrepreneurial, 93, 120, 149 environnementaliste, 70, 167, 270– 71, 285n20 féminin, 133, 134, 135–36, 140, 151, 152, 153, 226–27, 237, 238–39, 245, 270, 271 filmique, 30, 32–33, 236, 239, 284n58 global, 34, 50, 55, 59, 106, 111, 149, 151–52, 157–58, 229 hégémonique, 31, 105, 140, 142 hydro-québécois, 5, 72, 105, 107–8, 110, 119, 120, 136, 140, 163, 179, 197, 266, 273, 274 (Voir aussi discours promotionnel) identitaire, 5, 18, 32, 34, 35, 36, 43, 46, 47, 53, 187, 188, 192, 216, 217, 220, 265, 274 d’inauguration, 2, 5, 7, 73, 171–217, 266–67, 269, 293n17 masculin, 131, 132–33, 134, 136, 270 de mobilisation, 13, 45 narratif, 47, 116, 124–25, 139–40, 146, 148, 150–51, 155, 162 nationaliste, 5, 23, 87, 88–89, 213, 217, 265 politique, 53, 194–97, 205–6, 207, 209–10, 211, 213, 217, 255 postmoderne, 11, 87 promotionnel, 1, 5, 7, 20–21, 28, 33, 45, 54–55, 57, 58, 72, 78, 82, 93, 101, 103, 104, 105, 124, 130, 157, 160, 162–63, 164, 166–67, 168, 177, 178, 180, 187, 195, 196, 217, 221, 245, 247, 250, 262, 265, 266, 269, 271, 273–74
298
de propagande, 13, 22, 23, 37, 45, 216–17, 267 social, 11, 28, 33, 65–66, 95, 112, 116–17, 122, 138, 149, 151, 152, 157, 172, 174, 178, 180– 81, 187, 200–1, 213, 225, 226, 236–37, 240, 245, 252, 253, 255–56, 265, 268, 282n6, 288n17, 291n8 sociopolitique, 3–4, 216–17 technique, 66, 67, 115–16 technologique, 68, 80, 142, 149 domination, 27, 28, 32, 42, 43–44, 65, 95, 111, 112, 114, 130–31, 137, 139, 141–42, 144–47, 167–68, 190, 270 masculine, 124–25, 127–28, 130– 32, 134, 137–40, 151, 242, 270 Domination masculine, La (Bourdieu), 128, 226 Dor, George, 91 Dorna, Alexandre, 194–195, 211 Duchastel, Jules, 97, 99–100 Dumont, Fernand, 186 Duplessis, Maurice, 94, 95, 96–97, 98, 99–100, 101, 118–19, 125, 127, 131
E Eastman (rivière), 68–69 Écrire dans la maison du Père (Smart), 231, 240 électricité, 1, 6–7, 50, 61–62, 71, 73– 74, 101, 104, 114, 135, 141, 174, 178, 187, 204, 212, 219, 220–35, 237, 242–43, 244–46, 247, 250, 259–60, 266, 267– 68, 270–73, 289n31, 292n3 nationalisation (Voir nationalisation) Elmer, Greg, 252, 253 énergie, 7, 9, 10, 14–16, 29, 34, 38, 46, 50–51, 57, 81, 86, 89, 182, 187, 212, 220, 237, 238, 245, 247– 48, 252, 254, 260–62, 263, 267–68, 272, 273–74
Index
atomique, 260–61 éolienne, 51, 260–61, 273 électrique (Voir électricité) hydroélectrique (Voir hydroélectricité) nucléaire, 51 pétrolière, 260–61, 274 thermique, 51 énoncés Au plus profond de notre histoire, 12, 18, 21, 23, 29, 46 De l’énergie et du cœur, 238, 272 Développons. Ensemble, 12, 17, 29 Donnons-nous le pouvoir d’avancer, 12, 17–18, 19–20, 22, 24, 29 L’eau, énergie verte, 12, 17, 19, 21, 29, 37, 39 L’eau. Source de vie, 12, 21, 29 L’énergie de nos vingt ans, de nos trente ans, 12, 15, 20, 29 L’énergie qui voit loin, 6, 50, 53, 57–60, 63–64, 65–66, 76, 77, 82–84, 87, 88, 165, 184, 195, 199, 245, 265, 266–67, 269 Fabuleuse richesse qui nous avons su apprivoiser, 12, 18, 21, 29 It’s been a blessing to us, here in Quebec, 37, 38, 40–41, 43, 47, 283n45 Un héritage à valoriser, 12, 18, 19, 21, 22, 23, 29, 46 Hydro-Québec : une énergie nouvelle, 6, 9, 12–15, 17–26, 28–55, 58, 181–82, 195, 245, 247, 265, 268 La nationalisation de l’électricité, 60, 61–62 Nous avons l’énergie de milliers d’hommes et de femmes qui s’ouvrent au monde, 12, 13–14, 20, 29 Nous avons l’énergie pour avancer, 12, 13, 19–20, 24, 28–29, 30 Nous avons l’énergie pour fonder des alliances, 12, 17, 20, 29, 47, 269 Nous avons tiré un savoir, 12, 18, 19, 21, 23, 29, 38 Nous avons une belle énergie. La plus pure. La plus propre, 12, 14, 20, 29
299
On est 12 012 pour assurer votre confort, 2, 134, 138, 247, 250, 265, 272 On est Hydro-Québécois, 7, 85, 247– 63, 265, 272 On est propre, propre, propre, 2, 233, 247, 272, 282n7 Ouverture des marchés, 12, 17, 19, 29–30, 35, 39 Pour imaginer le mieux pour tout le monde, 12, 29, 266 Richard et fille. Seule l’électricité vous assure le confort total, 228, 270 Soyez jeune, soyez libre, soyez électrique, 233–37, 270 Water and Green Energy, 24, 37, 38, 40 With Renewed Energy, 36–45, 47–50, 51–52, 55, 283n45 environnementaliste, question, 21, 45, 46, 68, 70, 77, 84, 152, 165, 167, 179, 180, 266, 270–71, 292n3 esthétique, 25, 34, 46, 47, 54, 59, 66, 67, 68, 70, 84–85, 233 filmique, 23, 24, 222, 227 postmoderne, 9–10, 18 eutopia, 86–87 Expo 67, 65, 180, 184, 189, 193, 197, 205 exotisme, 83, 84–86
F Falardeau, Pierre, 123 Faucher, Philippe, 212, 220 Fédération Déjardins, 250, 293n4 fée (comme métaphorisation de l’électricité), 220, 228–30, 242, 244, 245, 272 Fée et la servante, La (Beltran et Carré), 272, 292n3 femme asiatique, 10, 31, 32–35, 43, 48 électrique, 135, 219–46 hydro-québécoise, 123–40 libération, 6–7, 134–136, 225–27, 228, 229, 232–37, 238–39, 244, 270
Le nouveau roman de l’énergie nationale
G
représentation, 6–7, 10, 16, 31, 32– 35, 43, 48, 64–65, 76, 79, 97, 123–40, 151, 153, 219–46, 248–49, 268, 269–71 stéréotypisation, 10, 15, 24, 33–35, 43, 229, 241, 270 féminisme, 138, 140, 231, 238, 241, 270–71 flash-back, 61, 64 Flaubert, Gustave, 198 Fletcher (dans Les batisseurs d’eau), 106, 108, 110, 115, 116, 119, 149 Fleury, Jean-Louis, 72 fonction commémorative, 204, 207 décisionnelle, 194, 207 identitaire, 13, 17, 18–19, 23–24, 25, 32, 33–34, 37, 38, 39, 40, 42, 44–46, 207, 252, 259–60, 262, 263, 265, 267 immunitaire, 20–22, 24, 266 intégrative-interprétative, 20–21, 22, 24, 37, 38, 206, 210 légitimatrice, 19–20, 37, 216–17 mémorielle, 37, 38, 46, 58, 216–17 pédagogique, 194, 205–6, 207, 210, 211 persuasive, 20, 37, 38, 194, 216–17 promotionnelle, 101 socio-économique, 92–93 thérapeutique, 194, 195, 200, 207, 208, 209–10, 213 Fortier, France, 85 Fortin, Andrée, 99–100 français, canadien. Voir canadien français français (langue), 9, 17, 36, 37, 39, 41– 43, 48, 51, 52, 115, 144, 159, 161, 188–89, 190, 192–93, 227, 256 francophone, 97, 106–7, 108, 110, 144, 145, 146, 149, 188, 189, 199, 283n45, 285n20, 290n71 Fresnault-Deruelle, Pierre, 88
Garand, Dominique, 94, 97, 105, 110– 11, 115, 146–48 Génération lyrique, La (Ricard), 233 Gérin-Lajoie, Antoine, 231 Germain, Georges-Hébert, 66–68 girafe (dans Père et fille. L’énergie qui voit loin), 83–89 Girard (dans Les batisseurs d’eau), 138 Girard, René, 146–147 globalisation, 10, 19, 28, 33, 53, 189, 199–200, 268 Godbout, Adélard, 6, 62 Godin, Pierre, 200, 256–56 Grand Récit de l’Énergie, 9, 38 d’Hydro-Québec, 2–3, 5–6, 20–22, 23, 53, 64, 77, 87, 107, 110, 163, 207, 260, 261, 268
H Hamel, Philippe, 206 Harel, Simon, 36, 161–62 Hirschman, Albert, 119–20 Hogue, Clarence, 144, 248, 290n71 homme discours masculin (Voir discours masculin) domination masculine, 124, 125, 127, 130, 131, 134, 137–40, 151, 242, 270 homo hydroquebecensis, 250–51 hydro-québécois, 6, 250–251, 258 représentation, 30, 31, 59–65, 82, 95–123, 124, 125–40, 145–47, 166–68, 222, 224–25, 226, 230, 233–34, 235, 237, 238, 239, 241, 243–44, 249–51, 258, 259, 268 hydroélectricité, 1–2, 3–4, 7, 15, 55, 63, 66, 71, 73, 92–93, 104, 148, 152, 153, 160, 164, 166, 167, 168–69, 172, 188, 201, 206, 210, 214, 218, 219, 232, 245, 247–48, 252, 260–61, 266, 267, 268–69, 273, 274, 290n71
300
Index
hydro-québécois discours (Voir discours hydroquébécois) époque hydro-québecoise, 75, 76, 81 femme (Voir femme hydroquébécoise) homme (Voir homme hydroquébécois) identité, 7, 83, 227, 247–63, 267, 269 lyrisme, 187, 196 hyperbole, 10, 73–74, 84, 179–80, 181, 205, 208
J Jankélévich, Vladimir, 76 Jeannière, Abel, 81 Johnson, Daniel, 2, 7, 70–71, 122, 171– 73, 177, 178, 179, 181–82, 184–86, 187, 188–201, 204–9, 211, 213, 214–17, 255, 266–67, 269, 273, 286n21, 293n17 barrage Daniel-Johnson (Voir barrage Daniel-Johnson)
L La Grande (rivière), 68 Labrador, 68, 144, 147–48, 273 Laliberté, Guy, 250–51 Lamarre, Bernard, 250–51 Lamoureux, Diane, 74, 237 Landowski, Eric, 26–28, 30–31, 34, 40, 47, 53, 283n33 Larose, Jean, 88, 89, 287n48 Larouche, Daniel, 144, 248, 285n20, 290n71 Laurendeau, Arthur, 206 Laurendeau, Hélène, 103, 219, 262 Lauzon, Jean-Claude, 59 Un zoo la nuit, 59 Le Bel, Roger, 59 Lesage, Jean, 62–63, 69, 73, 76, 86, 99– 100, 101, 104–5, 117, 121–22, 133, 144, 204, 208, 214, 217, 255 Létourneau, Jocelyn, 5–6, 107, 110, 192, 250–51, 254–55, 258, 268, 288n25 Lévesque, Réné, 2, 7, 62–64, 72, 76, 77, 86, 91, 104–5, 121, 123, 142, 171–73, 194, 201, 204–10, 212, 213–17, 255–56, 257, 266–67 Lévis, 72, 141 lignes LG2-A, 73–74 lignes de transmission 735 kV, 6, 65– 66, 71–74, 98, 108–9, 111, 115, 116, 119, 129, 141, 149, 214, 266 litote, 158, 188–89 Lussier, Robert, 287n48
I iconographie, 3, 30–31, 48–49, 96, 122, 245, 249, 262 idéalisation, 48–49, 76–77, 86, 195, 198, 213, 267, 271 identitaire, 2, 3, 13, 14, 17, 18, 23–24, 25, 26, 32–33, 34, 42, 47, 49, 52, 58, 106, 120, 147, 150, 162–63, 182, 186, 187, 188, 190, 191, 193, 196–97, 200, 201, 205, 261, 265, 267, 274 Idéologies du ressentiment, Les (Angenot), 22–23, 25, 48 inauguration Daniel-Johnson/Manicouagan 5, 70, 77, 171, 191, 193, 198, 201, 209, 211, 214–15, 233, 255, 260, 261, 293n17 discours (Voir discours d’inauguration) ligne 735Kv, 141, 214 Outardes 2, 77, 172, 201, 210, 212, 215, 216 indiens. Voir Amérindiens infantilisation, 107, 127–29, 131, 133, 137, 139, 186, 241 Inuits, 160, 162, 290n71 IREQ (Institut de recherche en électricité du Québec), 116, 289n31 ironie, 75, 87, 98, 103–4, 130, 131, 132, 139–40, 153 isotopie, 83–84, 97, 115–16, 158, 159, 184, 206, 209
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Le nouveau roman de l’énergie nationale
lyrisme, 93, 119, 123, 179, 187, 189, 192–93, 194–95, 196, 197, 198, 204, 205, 213, 257
Moser, Walter, 198–99, 215–16 musique, 83, 84, 85, 88, 233, 242 mythe, 5, 25, 27, 31, 52, 55, 63, 65, 68, 71, 72, 77, 80, 85, 88–89, 94, 110, 113, 115, 123, 148, 179, 192–93, 197–98, 207, 209, 211, 213, 215, 218, 220–21, 229, 231, 232, 250, 256, 259, 263, 274 de l’histoire, 5, 62–65, 94, 213 de l’identité, 27 de la mondialisation, 17 de l’orientalité, 31 récit mythique, 22, 71, 205, 215
M maison Novelec, 233–37, 267–68 Manic. Voir Manicouagan Manicouagan, 68, 72, 73–74, 91–92, 120, 129, 133, 141, 151, 171, 180, 205, 207, 210, 286n23 Manicouagan 2, 68, 72 Manicouagan 3, 285n10 Manicouagan 5, 7, 65, 68–72, 77, 97, 111, 126, 165, 171, 173, 177– 78, 182, 188, 191, 193, 194, 195, 196–98, 200–1, 209, 210– 11, 215, 219, 247, 255, 260, 261, 286n21, 291n5, 293n17 (Voir aussi barrage DanielJohnson) Manicouagan-Outardes, 64, 70, 109, 114, 120, 160, 165, 204, 205, 286n23 (Voir aussi Outardes) Matagami-LG2 (route), 164–65 McRoberts, Kenneth, 69–70, 99–100 Même, 27, 28, 30–31, 32–33, 147, 148, 149, 150, 151 messages. Voir énoncés métaphore, 11, 14–15, 21, 41, 154, 163–64, 177–78, 179–80, 181, 187, 191, 197–98, 205, 220, 227, 237, 242, 283n45 métonymie, 21, 35, 53, 61, 64, 74, 75, 76, 78, 79–80, 81–82, 88–89, 94–95, 99, 107, 116, 117, 118, 134, 135–36, 142–43, 144, 149, 151, 162, 173, 227 Minville, Esdras, 202, 206 Misrahi, Robert, 77, 78, 208 monologue intérieur, 60, 74, 76 mondialisation, 6, 17, 30–31, 46, 54, 85–86, 191, 194, 196, 198, 199–200, 220–21 Montréal, 65, 73–74, 84 Montreal Light and Power, 104, 108
N Nadeau, Pierre, 248 narratif, discours. Voir discours narratif Nation, 1, 256, 259, 260, 269 national, Front. Voir Front national nationalisation éléctricité, 6, 61–62, 70, 76, 81, 101, 108, 114, 204, 248 Hydro-Québec, 57, 61, 62–64, 76, 86, 103, 105, 114, 117, 119, 121, 123, 142, 171, 205–7, 213, 219–22, 245, 247, 254, 259– 63, 265, 267, 268 néocapitalisme, 4, 10, 30–31, 46, 268 Newfoundland, 147. Voir aussi TerreNeuve North of 60 (télésérie), 163 Nous, 13–17, 20–22, 25, 26, 28–44, 46, 47, 49, 50, 55, 108, 121, 151, 162–63, 182, 188, 194, 207, 251–52, 262, 266 Nouvelle France, 163, 291n8 Novelec, maison. Voir maison Novelec
O Octobre (film), 123 Oka, crise d’, 152, 162 Ontario, 1, 72, 254, 255 Ontario Hydro, 1, 254, 274
302
Index
Option Québec, 255–56 Ordres, Les (film), 256 Ouellet, Réal, 258 Outardes, 7, 64, 70, 109, 114, 120, 160, 165, 173, 174, 201–4. Voir aussi Manicouagan-Outardes Outardes 2, 77, 172, 201, 204, 207, 208, 209, 210, 212, 215–16
promotion activités promotionnelles, 4–5, 7, 44–45, 92–93, 97, 121, 136, 153, 155, 162–63, 165, 168, 187, 217, 220, 246, 250, 257, 266, 269, 293n4 corpus promotionnel, 2, 4, 6, 92, 162, 251, 265, 271, 274 discours promotionnel (Voir discours promotionnel) message promotionnel, 26, 32, 42, 55, 66, 83, 101, 177, 178, 179, 208–9, 217, 226, 244, 266–67, 271 (Voir aussi énoncés) propagande promotionnelle, 68–69, 137–38 Promotional Culture, The (Werwick), 243 propagande, 2–5, 9, 11, 13–14, 20–23, 25, 26, 33, 38–39, 42, 43–45, 52, 54, 57–58, 67, 68–69, 71, 75, 84, 85, 93, 95, 104, 105, 112, 116, 121, 122–24, 137–38, 168, 207, 209–10, 213, 216–17, 291n5 discours de, 13, 22, 37, 216–17, 267 fonction commémorative de la, 204, 207 fonction mobilisatrice de la, 3, 52, 209–10 publicitaire, 22–23, 24, 26, 54, 69, 85, 93, 138 socialiste, 3, 204, 213–14 publicité. Voir aussi campagnes publicitaires publicité-propagande, 24, 26, 54, 85, 93 télévisée, 2–4, 5, 9, 11, 22, 91–93, 98, 139, 144, 207, 219, 221, 222, 224, 227, 243,
P Paquet, Gilles, 103, 104–5, 114, 116, 119–20, 262 paradoxe, 6–7, 10, 32, 35, 47, 61, 63, 76, 80, 83, 86, 97, 99, 104, 113, 123, 127, 128, 133, 139, 140, 151, 158, 161, 164, 186, 192– 93, 212, 219, 226–27, 229, 241, 243, 254, 266 parataxe, 9–11, 46, 61–62, 78, 233 Parizeau, Jacques, 252 parodie, 59, 137, 262 Parole pamphlétaire[superscript] : typologie des discours modernes, La (Angenot), 155 Parti libéral du Québec, 62–63, 103, 105, 121–22, 133 Parti québécois, 63, 65, 105–7, 122–23, 253, 255–56, 258 pathos, 59, 149, 171, 172, 209, 267, 270 Peace, David, 66, 285n13 Perrault, Pierre, 291n8 Piemme, Jean-Marie, 95, 123–24, 139, 163, 166, 167 pléonasme, 4, 43 Point de Mire (émission télévisée), 121, 207 Poliquin, Daniel, 262 politisation, 7, 57–58, 62, 64, 75, 82, 85, 88–89, 257, 273 polysémie, 4–5, 50, 51, 208 Premières Nations. Voir Amérindiens Probyn, Elspeth, 35–36, 49, 52, 284n59
Q Québec autochtones, 7, 21, 68, 69, 70, 139, 140, 151–64, 165–66, 167, 266, 268, 269, 271, 285n20, 290n71
303
Le nouveau roman de l’énergie nationale
autonomie, 5, 34, 57, 74, 70–71, 81, 82, 88, 94–95, 97, 110, 141–42, 147, 149, 172, 191–92, 194, 198, 200, 208–9, 210, 212, 252–53, 258–59, 260, 266–67, 269, 274, 287n48, 289n31 condition féminine, 139–40, 153–54, 221, 235–36, 238, 241 développement économique, 63, 69, 72–74, 94, 123–24, 164, 166, 168–69, 173, 174–77, 181–85, 191, 194–97, 199, 206, 209–10, 212, 215, 219–20, 224, 233, 247–48, 259, 283–84 gouvernement, 6, 62–63, 70–71, 77, 91, 96, 105–106, 111, 112, 117, 119, 121–23, 152, 159, 171–73, 178, 182, 197–200, 201, 204–5, 209–10, 214, 216–17, 219–21, 252, 255–56, 258–59, 269, 272 Hydro-Québec comme synecdoque du, 55, 64, 94–95, 181–87, 209, 217–18, 247, 260–62, 268–69, 274 identité, 25, 40, 59, 151, 158, 181, 185–87, 190–91, 192–193, 195, 197, 207–9, 231–32, 245– 46, 247, 254–57, 260–62, 266, 268–69, 274, 287n48 rapports politiques, 69, 141–44, 147– 48, 191 situation linguistique, 49, 76, 112, 189–90, 197 québécois, Bloc. Voir Bloc québécois
R Radio-Canada, 91 Racault, Jean-Michel, 86 réalisme, 194–195, 210–11 récit de la Baie James, 153, 165 de l’Énergie, 9, 38 de l’Exploit d’Hydro-Québec, 2–3, 5–7, 64–65, 69, 71, 106, 116, 163, 180, 207–8, 213, 215, 266, 268–69
filmique, 44–45, 48, 75 Grand Recit d’Hydro-Québec, 5, 20– 23, 53, 65, 77, 87, 104–5, 107, 110, 118, 142–43, 209, 224–25, 260, 261–62, 267, 272 de l’Histoire, 22, 60, 61–62, 64, 71, 94 historique, 22, 29, 58, 62 national, 6, 108, 111, 115–16, 120– 21, 237 de la nationalisation, 206–7 du père, 59–62, 65, 75, 86–87 promotionnel, 168 de la Révolution tranquille, 21, 78 référendums sur la souveraineté, 44, 53–54, 57–58, 63, 68, 77, 81, 82, 85, 87, 88, 152–53, 187, 191, 209–10, 213, 215, 258–59, 266–67, 269 Révolution tranquille, 5, 6, 18, 21, 67– 68, 69–70, 74, 75, 78, 81, 86, 94, 101, 103, 107–8, 113–14, 115, 117–23, 131, 136, 137, 139, 141, 187, 188, 213, 217– 18, 219, 221, 252, 257, 265, 272, 287n48 Rhéti, Lili, 291n5 rhétorique, 3, 4–5, 9, 18–19, 84, 177, 181–82, 187, 210 Ricard, François, 118, 121, 193, 233 La génération lyrique, 233 Richard, Robert, 240 Rioux, Alfred, 206 Rivard Jean, 231 Louise, 231–32 Robin, Régine, 192
S Saint-Exupéry, Antoine de, 180 Saint-Denys Garneau, Hector de, 179 Saint-Pierre, Guy, 251 Salée, Daniel, 191–192 Sauvé, Paul, 204 SDBJ (Société de développement de la Baie James), 155
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Index
SEBJ (Société d’énergie de la Baie James), 155 servante, 220, 227, 229–230, 232–33, 242, 244–45, 272 Shawinigan Water and Power, 96, 99, 10 4 , 10 6 , 107 , 1 2 6 , 1 4 2 , 288n23 Shewaweh (téléserie), 163 signature publicitaire, 28, 40, 42, 44, 49–52, 228, 233, 248–49, 250, 251 Simon, Sherry, 44, 53 Skene, Wayne, 91, 274 slogans « Égalité ou Indépendance », 70–71, 171 L’électricité est associée à tout ce qui fait le confort de la vie moderne, 242 L’énergie qui voit loin, 6, 50, 53, 57– 60, 63–64, 65–66, 76, 77, 82– 84, 87, 88, 165, 184, 195, 199, 245, 265, 266–67, 269 « Maître chez nous », 171, 217 Nous sommes hydro-québécois, 267 On est 12 012 pour assurer votre confort, 2, 134, 138, 247, 250, 265, 272 On est Hydro-Québécois, 7, 85, 247–64, 265, 272 On est propre, propre, propre, 2, 233, 247, 272, 282n7 Québec sait faire, 14, 73 Terre des Hommes, 180, 193 Smallwood, Joey, 141 Smart, Patricia, 231–32, 240, 241, 242 Écrire dans la maison du Père, 231, 240 Société, un récit, Une (Cambron), 58, 65 Soi, 26, 27, 32, 42, 48, 49, 146, 161, 193, 262 Southam, Bill, 144 Spätzeit, 198–99, 215 stéréotypisation, 10, 15, 24, 25, 32–35, 42, 43, 47, 48, 85, 87, 95, 96–97, 99, 108, 110, 116, 129, 144, 152, 189–90, 192–93, 194, 229, 241, 266, 270, 281n3
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Surveyer, Arthur, 92 Sutto, Jeanine, 243 synecdoque, 22, 85, 173, 185–87, 198, 209, 242, 269
T Taylor, Charles, 91, 150–51 technologie, 6, 9–11, 31–32, 35, 38, 48–49, 53, 68, 71–73, 74, 78– 80, 84, 85–87, 88, 97, 109, 142, 147, 149, 177, 179, 180, 184, 186, 193, 194, 196, 197, 199, 211, 215, 220, 221, 225, 226, 228, 233, 236, 238, 244–45, 252, 259, 272, 291n5 Terre de Caïn, 146, 180, 193, 273, 291n8, 294n4 Terre des Hommes, 180, 193 Terre-Neuve, 68, 122, 140–51, 162, 266 Thérien, Gilles, 160, 165 Thompson (dans Les batisseurs d’eau), 108–9, 110, 112, 114–16, 121, 288n23 Tracy (toponime), 73 tranquille, Revolution. Voir Revolution tranquille Tremblay, Michel, 225, 227 Les Belles Sœurs, 225
U Union Nationale, 122, 171, 197, 204 utopie, 55, 85, 86–88, 184–185, 189–90, 191, 197–200, 205, 220–21, 243, 257, 258, 259, 269, 272, 273, 274
V vidéoclip, 9, 22, 85 Vigneault, Émilien (dans Les bâtisseurs d’eau), 95–108, 113, 125–129, 141, 142–51, 153, 157–58, 160–61, 164, 165–68, 271 Vigneault, Gilles, 180 Villier de L’Isle-Adam, Auguste, 292n3 Vincent, Sylvie, 158–59, 160
Le nouveau roman de l’énergie nationale
W We, 37–39, 44, 47, 49, 54 Werwick, Andrew, 4, 45, 52, 243 The Promotional Culture, 243
Z Zoo la nuit, Un (film), 59
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Le nouveau roman de l’énergie nationale est une étude des moyens discursifs mis en place par la Société d’État Hydro-Québec pour lier sa représentation a celle de l’identité nationale des Québécois depuis la Révolution tranquille. On y examine également comment les publicités télévisées, des slogans particuliers, les discours d’inaugurations, des téléséries historiques proposent une rhétorique identiaire qui permis a Hydro-Québec de jouir auprès des Québécois d’un statut culturel et symbolique reconnu comme unique au Canada. Finalement, on analyse comment il est possible, dans une situation historique donnée, de mettre en récit l’exploitation des ressources énergétiques et de le présenter à la fois comme téléologie et justification d’une orientation politique collective plus globale. Ainsi est examiné plus avant l’impact que peut avoir la jouissance de ces ressources sur la conception d’une destinée collective présentée symboliquement comme “nationale.” Dominique Perron (PhD Université Laval) est professeure d’études québécoises a l’Université de Calgary. Elle a écrit plusieurs articles sur les aspects culturels de l’énergie hydroélectrique et s’interesse maintenant aux discours relatifs a l’exploitation pétrolière en Alberta. www.uofcpress.com 1-55238-203-6 978-1-55238-203-5