NOUVELLE ECONOMIE DES SERVICES ET INNOVATION
Collection Économie et Innovation dirigée par Sophie Boutillier et Dimitri Uzunidis Dans cette collection sont publiés des ouvrages d'économie industrielle, financière et du travail et de sociologie économique qui mettent l'accent sur les transformations économiques et sociales suite à l'introduction de nouvelles techniques et méthodes de production. L'innovation se confond avec la nouveauté marchande et touche le cœur même des rapports sociaux et de leurs représentations institutionnelles. Ces ouvrages s'adressent aux étudiants de troisième cycle, aux chercheurs et enseignants chercheurs. Les séries Krisis, Clichés et Cours Principaux collection.
font partie de la
La série Krisis a été créée pour faciliter la lecture historique des problèmes économiques et sociaux d'aujourd'hui liés aux métamorphoses de l'organisation industrielle et du travail. Elle comprend la réédition d'ouvrages anciens, de compilations de textes autour des mêmes questions et des ouvrages d'histoire de la pensée et des faits économiques.
La série Clichés a été créée pour fixer les impressions du monde économique. Les ouvrages contiennent photos et texte pour faire ressortir les caractéristiques d'une situation donnée. Le premier thème directeur est: mémoire et actualité du travail et de l'industrie; le second: histoire et impacts économiques et sociaux des innovations (responsable: Blandine Laperche). La série Cours Principaux comprend des ouvrages simples et fondamentaux qui s'adressent aux étudiants des premiers et deuxièmes cycles universitaires en économie, sociologie, droit, et gestion. Son principe de base est l'application du vieil adage chinois: « le plus long voyage commence par le premier pas ».
COORDINATION
Farida DJELLAL
FaÏz GALLOUJ
NOUVELLE ECONOMIE DES SERVICES ET INNOVATION
INNOV AL 21, Quai de la Citadelle 59140 Dunkerque, France L'Harmattan 5-7, rue de l'École-Polytechnique 75005 Paris FRANCE
L'Harmattan Hongrie Hargita u. 3 1026 Budapest HONGRIE
L'Harmattan Italia Via Bava, 37 10214 Torino ITALlE
Remerciements
Plusieurs personnes ont contribué, de différentes manières, en fonction de leur spécialité, à la réalisation matérielle de cet ouvrage. Nous voudrions leur témoigner notre amitié et rendre hommage à leur professionnalisme. Il s'agit de Jean-Luc Kedzir (reprographie), Marianne Kleim (gestion), Dominique Maertens (reprographie), Kourosh Saljoghi (informatique), Véronique Testelin (composition), Younès Tiouassiouine (documentation).
Les auteurs
André Barcet, Maître de conférences en économie à l'Université de Lyon 2. Joël Bonarny, Chargé de recherche CNRS au GATE, Université de Lyon 2. Jocelyne Barreau, Rennes 2.
Professeur d'économie à l'Université de
Faridah Djellal, Maître de conférences en économie à l'Université de Lille 1. Quynh Delaunay, Chercheur au laboratoire «sociologie du travail» du CNAM, Paris. FaÏz Gallouj, Professeur en économie à l'Université de Lille 1. Carnal Gallouj, Maître de conférences en économie à l'Université de Lille 1. Abdelillah Harndouch, Maître de conférences en économie à l'Université de Lille 1. Johan Hauknes, Directeur de recherche, STEP Group, Oslo (Norvège). François Horn, Maître de conférences en économie à l'Université de Lille 3. Bénédicte Lapassousse, Maître de conférences en gestion à l'Université Montesquieu, Bordeaux IV. Marie-Christine Monnoyer, Professeur de gestion à l'IAE, Université de Toulouse I. David Nahon, Chargé de recherche à l'INRA, Paris-Grignon. Jacques Nefussi, Chargé de recherche àl'INRA, Paris-Grignon. Esther Sarnuelides, Allocataire de recherche à l'université de Paris 1.
@L'Hannatlan,2002 ISBN: 2-7475-3069-8
INTRODUCTION GÉNÉRALE: HISSER LA QUESTION DE L'INNOVATION DANS LES SERVICES HORS DE LA « TRAPPE DE COMPÉTENCES » Faridah Djellal et Faïz Gallouj
Il y a maintenant près de soixante-dix ans que la France a atteint ce que Jean et Jacqueline Fourastié (1989) ont intitulé « le point des trois tiers» (c'est-à-dire le moment où l'industrie, l'agriculture et les services ont commencé à représenter chacun un tiers de l'économie française), et près de trois décennies qu'elle a amorcé son processus de désindustrialisation des emplois. Le premier tournant a été atteint, il y a bien plus longtemps enc9re, dans d'autres pays (1810 en Grande-Bretagne, 1910 aux Etats-Unis) et le second en 1950 et 1955, respectivement pour chacun de ces pays. La littérature économique et sociologique consacrée aux services a été dominée pendant longtemps par un débat relativement manichéen qui a opposé les tenants des thèses postindustrielles (la société de service traduit un progrès socioéconomique) aux tenants beaucoup plus nombreux des thèses néoindustrielles (la montée des services est une pathologie). Ce débat a longtemps consacré la suprématie de ces dernières. Les conceptions néo-industrielles relayées par certains pouvoirs politiques trouvaient une certaine légitimité théorique dans les thèses des fondateurs de l'économie politique (en particulier, Adam Smith pour qui les services sont improductifs puisqu'ils s'évanouissent au moment de leur production) et une illustration empirique ou une preuve dans la crise économique née dans les années soixante-dix. Ces thèses sont par ailleurs confortées par le score relativement faible réalisé par les services dans un certain nombre de variables économiques centra-
les: faible productivité, faible qualification de la force de travail, faible effort de R-D et d'innovation. Ce débat a occulté une réflexion plus sereine sur la nature profonde des services, et sur l'inaptitude d'appareillages analytiques hérités d'une tradition industrielle et agricole à rendre compte des spécificités des servIces. Les économies contemporaines sont désormais irrémédiablement des économies de service. Plus personne ne le conteste. Ce n'est ni un bien, ni un mal. C'est un fait statistique, une réalité socio-économique fondamentale, qui s'impose à toutes les économies développées. Les performances de nos économies de services ne sont pas nécessairement mauvaises. Elles sont comme celles des élèves surdoués dans le système scolaire. Elles échappent en partie aux outils de mesure traditionnels. Ainsi, comme l'analyse Gadrey (1996), la productivité n'est peut-être pas aussi faible qu'on le croit, dans les services, elle est tout simplement mal mesurée. Le paradoxe de Solow traduit ainsi non pas une stagnation de la productivité, mais une stagnation de l'acuité de nos outils de mesure de la productivité. Nos appareillages analytiques subissent les mêmes irréversibilités ou lock-in que celles fort bien décrites par la théorie évolutionniste du changement technique (David, 1985). Une autre formule tout aussi évocatrice est utilisée par les théoriciens de l'organisation: celle de «trappe de compétences» (Levitt et March, 1988), qui traduit l'idée que la spécialisation d'une entreprise dans un produit donné et son succès l'empêchent de renoncer à ce produit pour d'autres lorsque cela s'avère nécessaIre. La question de l'innovation dans les services est longtemps restée enfermée dans une telle « trappe» de compétences, l' économiste s'évertuant à appliquer les catégories analytiques disponibles qui ont fait leur preuve et qui sont même institutionnalisées dans les indicateurs des organisations de statistiques nationales et internationales. Malgré l'horizon ouvert par les thèses schumpeteriennes dès le début du vingtième siècle, la théorie économique s'est ainsi développée en privilégiant l'innovation de process associée à des systèmes techniques (celle dont le concept de fonction de production était en mesure de rendre compte). Les systèmes techniques étant produits dans le secteur industriel, l'innovation dans les services a longtemps été réduite à la question de l'adoption de ces systèmes techniques par les firmes de service et à l'examen de leurs conséquences sur des variables économiques comme la productivité, l'emploi, les qualifications, l'organisation du travail, l'échange, la qualité.
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Dans une telle perspective, tout se passe comme si les économies contemporaines étaient reconnues comme étant à la fois des économies de service et des économies de l'innovation (dont on dit parfois qu'elle est permanente) sans véritablement pouvoir prétendre être des économies de l'innovation dans les services. Autrement dit, s'ils coexistent, les deux phénomènes majeurs de nos économies développées s'ignorent pour l'essentiel. La sortie de cette « trappe» est en cours de réalisation. Elle s'effectue selon au moins cinq directions ou programmes de recherche: 1) Un processus d'endogénéisation des nouvelles technologies dans les services. Ce programme de recherche prolonge les approches initiales en termes d'impact (des NTIC sur les services). Il permet d'enrichir fondamentalement la question du lien entre les services et les nouvelles technologies. En effet, les services ne sont plus considérés comme se contentant d'adopter ces NTIC. Ils jouent un rôle de plus en plus actif dans leur production et leur diffusion; et l'innovation de service apparaît souvent comme une catégorie hybride associant des NTIC et une activité d'ingénierie organisationnelle, c'est-à-dire de conception développement de formules organisationnelles. 2) Un programme de recherche des spécificités de l'innovation dans les services. L'accent a été mis ici tout naturellement sur les spécificités de la nature de l'innovation. Cette spécificité de nature peut être approchée de manière déductive ou inductive. En effet, les caractéristiques théoriques des services (en particulier, leur immatérialité, leur interactivité, etc.) sont des idéaux-types qui permettent de formuler un certain nombre d'hypothèses sur les spécificités de l'innovation dans les services. Ainsi, en se contentant de ce seul cas (mais le tableau 1 en illustre d'autres), le caractère flou et « dynamique» de l'output entraîne un brouillage des frontières entre les différentes catégories analytiques habituelles (produit, process, organisation.. .), des difficultés de dénombrement, des difficultés d'évaluation des impacts économiques de l'innovation. Il facilite l'imitation. Par ailleurs, les travaux empiriques (en particulier, dans le domaine des services « purs») permettent de mettre en évidence des formes particulières d'innovation, qui échappent aux conceptions traditionnelles. La question des spécificités a été déclinée à d'autres dimensions de l'innovation dans les services: spécificité de l'organisation de l'innovation, spécificité des déterminants, spécificité des régimes d'appropriation, etc.
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Les caractéristiques
Tableau 1 : des services et leurs conséquences sur l'innovation
Caractéristiques des services
Conséquences théoriques et méthodologiques sur l'innovation: sa nature et son organisation
Diversité des supports (matière, information, connaissance, individu...) Le produit est un process flou
- Multiplicité des formes et trajectoires d'innovation (technologiques, mais aussi non technologiques) + relations multiples entre elles. - Difficulté de distinguer innovations de produit, de process, organisationnelle
- Dénombrement des innovations difficile - Imitation plus aisée - Relation ambiguë vis-à-vis de la technologie - Difficulté d'évaluer les impacts économiques de l'innovation - Difficulté d'appréhender le degré de nouveauté et de distinguer innovation, diversification, différenciation Le service est interactif
- En contradiction avec une conception linéaire de l'innovation - Existence de différents modèles d'organisation de l'innovation - Participation du client au processus d'innovation - Importance de certaines formes d'innovation (sur mesure, ad hoc) - Reconnaissance implicite de l'innovation organisationnelle - Distinction entre innovation dans les services et innovation par les services - Problèmes des régimes d'appropriation - Problèmes d'évaluation des coûts et de fixation des prix de l'innovation
Absence de transfert - Facilité d'imitation, problèmes de protection de droit de propriété Le secteur des servi- - Types de « produits» extrêmement variables ces est d'une extrême - Problèmes de double comptabilisation diversité Source:
D}ellal et Gallou}, 2000
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3) Un programme de recherche orienté vers une volonté d'intégration des biens et des services dans le traitement de la problématique de l'innovation. L'hypothèse qui est faite ici est celle d'une convergence entre biens et services dans la mesure où l'on assisterait, d'une part, à une montée en puissance du service et de la relation de service comme mode de coordination entre agents économiques partout, dans le secteur industriel, mais aussi dans le secteur agricole, et, d'autre part, à une « industrialisation » de certains services, qui recouvre en réalité (de manière sans doute impropre) deux processus différents: l'un de rationalisation professionnelle, l'autre de rationalisation industrielle (Gadrey, 1994). Autrement dit, les spécificités des services mises en évidence dans le programme précédent n'en seraient pas véritablement et les efforts consentis pour mieux comprendre l'innovation dans les services (leur nature, leur mode d'organisation) n'est pas un facteur de divergence, mais au contraire un facteur de convergence: l'innovation industrielle devrait elle aussi être mieux comprise in fine. 4) Un programme consacré au rôle de certains services dans l'innovation de leur client. Ce programme explore l'hypothèse d'un certain renversement du rapport de force entre le secteur industriel et le secteur des services. Certains services (en particulier les services intensifs en connaissances, et notamment l'ingénierie et le conseil) jouent un rôle extrêmement important dans l'innovation de leurs clients. Ils sont décrits comme des machines à traiter et à produire de la connaissance. Ils occupent ainsi une place importante dans les processus d'apprentissage interactifs des firmes et contribuent à des innovations qui couvrent l'ensemble du spectre des fonctions de l'entreprise: fonctions technologiques, juridiques, commerciales, etc. Ce programme de recherche permet ainsi d'articuler deux champs problématiques de la théorie économique: celui de la connaissance et celui des services. 5) Un programme méthodologique qui est étroitement lié à chacun des programmes précédents. Derrière les questions théoriques se cachent en effet aussi des questions de mesure. Ce programme de recherche concerne en particulier les pouvoirs publics et les institutions statistiques nationales et internationales. Les outils de mesure de l'innovation dans les services utilisés par ces institutions soulèvent de nombreuses difficultés. Une partie non négligeable de l'activité d'innovation et de R-D leur échappe. Les deux principaux manuels de l'OCDE: le manuel d'Oslo et le manuel de Frascati sont ainsi confrontés aux résultats des programmes de recherche précédents et des révisions sans envisagées afin de mieux tenir compte de l'innovation et Il
de la R-D dans les services. En effet, les indicateurs du manuel d'Oslo ne permettent de saisir que l'innovation technologique, et le manuel de Frascati n'est pas en mesure de rendre en compte de la totalité des activités de R-D dans les services qui ont souvent une nature composite, mêlant des aspects de sciences et techniques, de sciences humaines et sociales, d'ingénierie organisationnelle, etc. RÉSUMÉ DES CHAPITRES
Les différents chapitres de cet ouvrage issus, pour l' essentiel, des communications à un colloque pluridisciplinaire organisé à Lille en juin 2000 intitulé «Economie et socioéconomie des services» contribuent chacun à hisser les services hors de la «trappe de compétences» dans laquelle ils sont confinés en matière d'innovation. Les contributions réunies ici relèvent de la sociologie, de l'économie et des sciences de gestion. Outre cette pluridisciplinarité, elles couvrent des secteurs différents: services intensifs en connaissances, services publics, grande distribution, etc. Ces différents chapitres s'articulent relativement bien avec les cinq programmes de recherche esquissés précédemment. L'ouvrage comporte trois parties. La première partie intitulée «Nouvelles technologies et services» explore les relations multiples qu'entretiennent les nouvelles technologies avec les activités de service. Le chapitre de Bénédicte Lapassousse et Marie-Christine Monnoyer est consacré à l'analyse des systèmes d'offre électronique. Il aborde cette thématique à travers trois questions: l'évaluation de la rupture stratégique introduite par le commerce électronique, le rôle du site électronique dans l' élaboration de la politique commerciale de l'entreprise, les conséquences de la politique commerciale retenue sur la relation de service, c'est-à-dire, dans ce cas, sur l'interaction entre le prestataire et son client, médiatisée par le site électronique. La contribution de Bénédicte Lapassousse et Marie-Christine Monnoyer qui articule, d'une part, une analyse théorique des canaux de distribution et de la construction de l'interaction servicielle, et, d'autre part, un travail empirique dans le domaine de la distribution des vins de Bordeaux puis, plus généralement, de la distribution multimarque conforte l'hypothèse selon laquelle le commerce électronique est une innovation radicale (perçue comme telle à la fois par l'offre et la demande). Par ailleurs, cette analyse des systèmes d'offre électronique permet de mettre en évidence les sources actuelles de leur différenciation, 12
leurs limites et la manière dont l'élargissement de l'offre par l'intensification de la dimension servicielle permet d'envisager une fidélisation potentielle de la clientèle du site. Le chapitre de Abdelillah Hamdouch et Esther Samuelides examine la manière dont les NTIC contribuent à réorganiser les prestations de services traditionnelles et à générer de nouvelles prestations. En effet, les NTIC sont à l'origine d'innovations significatives dans le contenu et l'organisation des prestations de services. L'innovation exerce dans ce type d'activités une influence tout aussi considérable sur la compétitivité des acteurs que dans l'industrie, ce qui explique sa fréquence. Hamdouch et Samuelides se proposent de mettre en évidence les caractéristiques des innovations affectant actuellement les services afin d'isoler celles qui confortent la position concurrentielle des prestataires et assurent le développement des marchés. Ils rappellent dans un premier temps l'apport des NTIC dans les services et proposent quelques exemples de ce qui est appelé « les nouvelles industries de services ». Puis ils mettent en évidence les principaux attributs des nouveaux services et montrent que les innovations qui les affectent dépendent de l'utilisation qui est faite des NTIC. Enfin le chapitre examine la manière dont ces innovations se développent dans une perspective d'assimilation et d'accumulation ainsi que les processus grâce auxquels les prestataires de services peuvent réussir à innover en permanence. François Hom, dans le chapitre 3, s'intéresse au paradoxe de la productivité dans la production des logiciels. Les gains de productivité y seraient faibles, ce qui confirmerait la réalité du paradoxe de Solow. Ainsi, l'activité informatique appartiendrait au secteur «à stagnation asymptotique» au sens de Baumol. Selon Hom, moyennant un certain nombre de précautions d'interprétation, l'examen de plusieurs indicateurs techniques suggère au contraire que la productivité dans les activités de conception des logiciels connaît une croissance significative. Ainsi, surtout, si l'on prend en compte une des évolutions les plus fondamentales de l'économie des logiciels de ces vingt dernières années, à savoir la substitution de l'utilisation de progiciels (c'est-à-dire de biens intangibles) à l'utilisation de logiciels sur mesure (qui correspondent à une activité de services), on constate que la productivité a augmenté de façon importante. Une explication de la sous-estimation de la croissance de la productivité dans la production des logiciels est qu'elle est beaucoup moins rapide que la croissance de la productivité dans le matériel informatique (qui évolue à un rythme exceptionnel) et qu'elle reste donc insuffisante face à la très forte croissance des 13
besoins. Hom en déduit que le secteur informatique est globalement un secteur asymptotiquement croissant, avant d'esquisser quelques perspectives d'évolution de la productivité dans la production des logiciels. La deuxième partie (L'innovation dans les services: des formes et des dynamiques spécifiques ?) approfondit, sous différentes perspectives, le programme de recherche n° 2 (celui des spécificités de l'innovation dans les services). Plusieurs contributions sont consacrées à une thématique qui est loin d'être épuisée: celle de la nature ou des formes de l'innovation dans les services. D'autres mettent l'accent sur la spécificité des dynamiques de l'innovation sous l'angle de ses déterminants ou de la nature de ses cycles de vie. Dans le chapitre 4, Johan Hauknes articule une interrogation théorique et un questionnement méthodologique, qui s'inscrivent dans les programmes n° 2 et 5. Sur le plan théorique, il rappelle les dangers d'une application aux services de théories de l'innovation forgées pour des économies industrielles. Cette tendance contribue à sous-estimer l'innovation dans les services et à la réduire à l'adoption de systèmes techniques issus des secteurs manufacturiers. En s'appuyant sur cette base théorique, Hauknes opère une critique des définitions officielles de l'innovation et en particulier de la notion d'innovation technologique de produit et de process telle qu'elle est véhiculée par les manuels de l'OCDE. Cette discussion critique s'appuie sur une enquête réalisée en Norvège et sur la propre expérience de l'auteur dans le domaine de l'édition. Le chapitre de Faridah Djellal et Faïz Gallouj s'appuie sur une enquête postale exploratoire consacrée à l'innovation dans les services. Il rend compte ici de la nature de l'innovation dans les services selon différentes perspectives: en s'appuyant, dans un premier temps, sur une typologie prédéfinie (produit, process, organisation, relation externe), en tentant, ensuite, d'appréhender la nature de l'innovation par son contenu technologique, son degré de nouveauté, les modalités de l'innovation de produit. On constate ainsi que l'innovation dans les services ne se réduit pas aux dimensions technologiques de cette activité et que des formes particulières d'innovation peuvent être mises en évidence. Ce chapitre s'inscrit également à la fois dans les programmes de recherche n° 2 et 5. Le chapitre de Jocelyne Barreau est consacré à la notion d'innovation sociale définie comme « le processus qui consiste à modifier les règles de coordination et d'incitation, sur la base de négociations sociales et de compromis formels et informels». Cette notion d'innovation sociale est confrontée aux 14
formes plus traditionnelles d'innovation à savoir l'innovation technique et l'innovation organisationnelle. L'auteur tente ainsi d'examiner dans quelle mesure les nouvelles approches économiques du changement technique et organisationnel peuvent être transposées à l'innovation sociale. Les champs d'investigations retenus sont les services publics et en particulier La Poste, France Telecom, la gendarmerie nationale, l'hôpital public. L'auteur tire la conclusion que sous l'angle de l'innovation sociale, les activités de service et notamment de service public font preuve d'une «inventivité » particulière (plus élevée que celle du ,secteur privé). Or, l'innovation sociale, tout comme l'innovation technologique, contribue à l'accroissement de la performance des firmes et des organisations. Le chapitre de André Barcet et Joël Bonamy est consacré aux spécificités de la dynamique de la régulation économique pour l'innovation dans les services. Selon Barcet et Bonamy, si les activités de service jouent un rôle important dans la dynamique économique actuelle et si l'innovation de service devient une question d'actualité dans les pratiques des entreprises, ce sont les conditions microéconomiques, liées aux questions de concurrence et de différenciation de l'offre marchande, qui ont été principalement analysées. Les conditions macroéconomiques sont peu identifiées, elles paraissent cependant fondamentales pour la réussite de ces innovations. L'hypothèse centrale du chapitre est que l'innovation de service ne peut trouver son véritable rôle que dans une modification de certaines conditions de la dynamique et de la régulation économique. Partant d'une identification des formes de l'innovation de service (l'innovation de service complémentaire à l'offre de biens, l'innovation de service liée au développement des technologies de l'information, l'innovation dans les services de proximité) qui émergent aujourd'hui, les auteurs examinent les enjeux qu'elles représentent pour la forme actuelle de la croissance. Des mutations des conditions macroéconomiques paraissent alors nécessaires pour que les innovations de service trouvent leur efficacité économique et sociale. Elles concernent les problèmes de reconnaissance institutionnelle de ce type d'innovation (ce qui suppose une identification et surtout des critères clairs d'évaluation), les problèmes de temporalité (dans le sens où l'innovation de service implique de nouvelles logiques dans l'utilisation du temps individuel ou social), les problèmes d'apprentissage (notamment au niveau collectif) et les problèmes de monétarisation d'une sphère économique peu développée et souvent non marchande (cette monétarisation laisse supposer des modes de financement eux-mêmes innovants). 15
Carnal Gallouj, dans le chapitre 8, porte son analyse sur la grande distribution. Il s'agit d'un secteur qui, en particulier dans le domaine des sciences de gestion, dispose d'un certain nombre de théories « locales» (c'est-à-dire spécifiques à ce secteur particulier) de l'innovation. Il examine ces différentes théories (en particulier les théories de l'accordéon et de la roue de la distribution) et met en évidence leur incapacité à rendre compte de la diversité des formes de l'innovation dans la grande distribution. Ce chapitre explore d'une manière détaillée la multiplicité des formes de l'innovation dans la grande distribution, montrant ainsi que si l'introduction, voire la production de systèmes techniques y sont importants, ils n'épuisent pas, loin de là, le potentiel d'innovation dans ce type d'activités. Ainsi, ces théories locales, qui ont l'intérêt de poser la question de l'innovation dans les services dans sa dynamique et non pas seulement dans sa morphologie souffrent des mêmes limites que des théories à prétention plus générale, comme la théorie du cycle de vie inversé de Barras (1986). La troisième partie intitulée « L'innovation par les services et au-delà des services» est consacrée, d'une part, aux brouillages des frontières entre les secteurs et quant à la nature des « produits» et, d'autre part, à la contribution de certaines activités de services à l'innovation dans d'autres secteurs économiques. Elle relève ainsi des programmes de recherche n° 3 et 4 évoqués précédemment. Les trois chapitres correspondants illustrent l'idée selon laquelle la valeur de nombreux biens (industriels et agricoles) est alimentée par les services et l' innovation dans les services. Ainsi, Quynh Delaunay, dans le chapitre 9, définit le design industriel comme un « service d'aide à l'innovation et à la réalisation de produit et de service », dont l'apport est fondamental dans une économie où la compréhension des usages et des rapports sociaux d'usage est tout aussi importante que les performances techniques et économiques. Elle accompagne sa réflexion sur la nature de cette activité (de ce produit) par une analyse fine des prestataires, de leur organisation et des outils qu'ils mobilisent. Dans le prolongement des modèles d'innovation entrepreneuriale et monopoliste formalisés par Schumpeter, le chapitre de Faïz Gallouj propose un nouveau modèle d'innovation intitulé: le modèle d'innovation interactionnelle. Ce modèle microéconomique qui renvoie, au niveau macroéconomique, aux rôles de certains services dans les systèmes nationaux d'innovation articule les quatre éléments suivants: les différentes composantes du processus d'innovation sur lesquelles le prestataire peut être amené à intervenir; les fonctions de l'entreprise cliente supports de l'activité d'in16
novation; le degré d'implication du prestataire (et du client) dans l'innovation (degré de coproduction) ; les formes cognitives de l'intervention du prestataire dans le traitement et la production de connaissances. Ce chapitre met ainsi en évidence un certain nombre de configurations parmi lesquelles la configuration standard (définie par l'absence d'interaction et le caractère mécaniste du transfert de technologie) n'est qu'un cas limite. La contribution de David Nahon et de Jacques Nefussi vise, tout d'abord, à rompre avec l'idée d'un produit agricole réduit à sa dimension matérielle, autrement dit à mettre en évidence la « richesse en services» du produit agricole. Elle vise, ensuite, à montrer dans quelle mesure l'innovation dans l'activité agricole passe de plus en plus par les services. Une étude de cas très fine est consacrée au cas de la pomme de terre de consommation qui constitue un champ d'innovation étonnant, qui s'appuie sur les services et le contenu en service. Au total, en adaptant les éclairages théoriques, cet ouvrage met en lumière l'importance de l'innovation dans les activités de services, ce qui contribue à réévaluer la place de ces activités dans la dynamique économique et leur rôle dans la désindustrialisation tendancielle des économies contemporaines. Si l'on en revient aux thèses de Schumpeter, il se pourrait fort bien que l'expansion des services s'explique aussi par leur capacité d'innovation dans le cadre des vagues de destructions créatrices.
BIBLIOGRAPHIE BARRAS R., Towards a theory of innovation in services, Research Policy, 15, 1986, pp. 161-173. DAVID P., Clio and the economics of QWERTY, AEA Papers and Proceedings, American Economic Review, mai, 75 (2), 1985, pp. 332-337. DJELLAL F., GALLOUJ F., Le «casse-tête» de la mesure de l'innovation dans les services: enquête sur les enquêtes, Revue d'économie industrielle, n° 93, 2000, pp. 7-28. FOURASTIE J. et FOURASTIE J., La ruée tertiaire, Futurible, juin 1989, pp. 21-34. GADREY J., La modernisation des services professionnels, Revue française de sociologie, n° 35, 1994, pp. 163-195. GADREY J., Services: La productivité en question, Desclée Debrouwer, 1996. LEVITT B. et MARCH J.G., Organizationallearning, Annual Review ofSociology, 14, 1988, pp. 319-340.
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PARTIE I: NOUVELLES TECHNOLOGIES ET SERVICES
CHAPITRE 1 : SYSTEMES D'OFFRE ELECTRONIQUE: L'ELARGISSEMENT DE LA DIMENSION SERVICIELLE Bénédicte Lapassousse, Marie-Christine Monnoyer Université Montesquieu, Bordeaux IV et lAB de l'Université de Toulouse I
INTRODUCTION
Au regard de la complexité organisationnelle et des coûts que suppose la création de circuits de distribution internationaux, la commercialisation via Internet apparaît, au premier abord, comme un mode de distribution simple, rapide et peu coûteux. Cinq ans après l'apparition des premiers sites de commerce électronique, il est en effet possible pour toute entreprise, quelle que soit sa taille, de trouver les prestataires nécessaires en moins d'un mois, de se doter des équipements indispensables et de quelques pages web qui lui permettront d'être en contact avec un client potentiel pour 10 000 F. .. Cette simplicité est-elle pour autant la garantie d'un succès commercial? La réd\lction des perspectives de développement du commerce électronique n'est pas en effet à l'image de cette apparente facilité. Notre analyse n'a pas pour ambition de répondre complètement à cette question difficile. Plus modestement, notre objectif est de comprendre comment la médiation électronique modifie la construction du service de distribution pour la vente de produits aux consommateurs, et de mettre en évidence
les sources de création de valeur de ce nouveau circuit de distribution qui constituent autant de clés de succès potentielles. Au cours de ces trois dernières années, les auteurs qui se sont focalisés sur les dimensions marketing de l'Internet ont montré que la virtualisation remettait en cause la gestion de l'interactivité avec le client (Abidi et Alba, 1998 ; Boulaire, 2000; Bergadaa, 2000; Hagel, 1997; Madrid et Monnoyer, 2000; Marion, 2000... ) mais apportait en contrepartie une connaissance fine de ce dernier, permettant un renouvellement de la réflexion marketing (Don Peppers, 1998; Hagel, 1997; Branche, 1999.. .). D'autres chercheurs ont mis l'accent sur la prégnance des problèmes logistiques soulevés par la réduction possible des intermédiaires entre le producteur et l'utilisateur (Pelton, 1997; Joyce, 1998; Dornier, 2000), problèmes qui avaient souvent été sous-estimés lors des premières expériences et amputaient largement la profitabilité du nouveau circuit de distribution. Enfin un troisième courant de travaux a mis en évidence les conséquences de la numérisation des relations offre-demande et les potentialités organisationnelles qui en résultent tant sur l'amont que sur l'aval du processus productif stricto sensu (Bitouzet, 1999; Don Peppers, 1998; Gilles, 1994 ; Iansiti, 1997 ; Isaac, 2000 ; Kalika, 2000 ; Levy, 2000 ; Madrid et Monnoyer, 2000. ..). C'est dans ce courant que nous avons ancré notre interrogation quant aux sources de création de valeur apportée par la numérisation de l'échange. Cette démarche nous a conduit à explorer les caractéristiques de la distribution électronique, et son impact sur les fonctions de back-office de l'entreprise, sur la base d'une étude sectorielle approfondie relative à la commercialisation des vins de Bordeaux (Madrid et Monnoyer, 2001). Nous avons depuis entrepris de confronter les hypothèses issues de ces terrains, au marché plus vaste de la distribution multimarques, grâce à une enquête quantitative consacrée aux caractéristiques des offres de 52 sites multiproduits (cf. annexe n° 1). Après avoir analysé les spécificités de la commercialisation électronique et son positionnement dans la chaîne de valeur de l'entreprise (section 1), nous nous proposons de faire le point sur les apports de nos enquêtes quant à la création de valeur (section 2) en mettant plus particulièrement en évidence les spécificités de la dimension servicielle dans le contexte de la commercialisation électronique (section 3).
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1. De la distribution physique à la distribution virtuelle La numérisation des informations affecte les modalités organisationnelles de tout processus productif. Dans le cas de la distribution, nous nous interrogerons sur les incidences qu'exerce la virtualisation possible de l'échange d'informations, sur les fonctions de cette prestation de services. 1.1. Les dimensions de la distribution électronique Pour déceler la réalité des opportunités que présente le commerce électronique, il nous semble nécessaire de revenir à la définition du concept de canal de distribution et aux fonctions qu'il recouvre, et qui doivent être accomplies pour que cette forme d'approvisionnement n'apparaisse pas aux consommateurs comme une version réduite par rapport aux prestations dont il est coutumier. Pelton (1997) distingue cinq responsabilités distinctes dans un canal de distribution: l'accès à l'offre, la mise à disposition, la gestion des stocks, le financement et la valorisation commerciale du produit. Pour chacune d'entre elles nous mettrons en évidence les caractères spécifiques du commerce électronique vis-à-vis des autres formes de distribution. 1.1.1. L'accès à l'offre
Sous ce terme, Pelton évoque les efforts réalisés par le producteur ou le distributeur pour rendre l'offre accessible à des clients géographiquement dispersés. Toute personne ayant accès au réseau Internet se trouve de fait en contact possible avec une offre de produit présentée sur un site. Pour assurer la diffusion spatiale de ses produits, le producteur ou le commerçant n'a plus besoin de construire un réseau de vendeurs ou de distributeurs. La numérisation des informations nécessaires à la présentation de l'offre semble moins coûteuse que la réalisation des catalogues de vente par correspondance. En revanche la commercialisation électronique suppose la transmission à l'internaute d'informations plus diversifiées, celles qui sont nécessaires à la connexion sur le site et à la compréhension des informations qui y ont été rassemblées. La dimension informationnelle semble prendre une importance plus grande que la dimension relationnelle ou résiliaire qui caractérise la grande distribution ou le commerce de proximité (Laurent-Lasson, 23
1999). Dans une première approche, le coût de la gestion de cette information peut apparaître plus faible que le coût de la constitution et la gestion d'un réseau physique. 1.1.2. La mise à disposition Le service de distribution suppose que les biens et les services soient remis à la clientèle sur les lieux de vente ou d'utilisation. Les concepteurs de la grande distribution ont imaginé, à la différence du commerce de proximité et des succursalistes qui les avaient précédés, de ne pas supporter seuls la charge financière et matérielle de cette mise à disposition et de la répartir entre les différents intervenants de la chaîne d'approvisionnement des consommateurs. Le client est invité à effectuer un déplacement, qui peut être important, pour accéder au produit. Cet « effort» est rétribué par un allégement des prix par rapport au commerce de proximité (Chétochine, 1998). Cet allégement est rendu possible par le moindre coût de la localisation du commerçant, la taille de l'équipement. La commercialisation par correspondance (VPC) n'exige pas cet effort de déplacement, mais nécessite, en revanche, l'acceptation par le client d'un délai d'acheminement du produit vers le lieu d'utilisation et la facturation de frais de transport liés au poids et aux caractéristiques des colis. Le commerce électronique qui ne peut acheminer par le réseau téléinformatique que les produits ou services numérisables, se rapproche de la VPC. Les contraintes logistiques constituent un véritable frein commercial puisque le commerçant en ligne doit effectuer aussi bien la préparation du colis (que le consommateur assure lui-même dans les formes dites de libre-service) que son contrôle et son expédition. Un ou plusieurs intermédiaires logistiques peuvent se révéler indispensables (groupage des commandes, transport, passage en douane. ..). Ils augmentent le coût du produit «sortie usine» et font apparaître un délai d'acheminement proche de celui qui caractérise les formes les plus efficaces de la VPC. Seule la circulation de l'information autour de l'envoi et de l'acheminement et à destination tant des intermédiaires que du client, est accélérée et rendue moins onéreuse, du fait de sa numérisation Ces contraintes ne peuvent être reportées sur l'acheteur sans incidence négative sur l'attractivité du site.
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1.1.3. La gestion des stocks
Le consommateur doit pouvoir disposer, au moment où il le désire, d'un bien dont la fabrication n'a pas été organisée pour lui directement mais incluse dans un processus productif plus large. La responsabilité de stockage représente un coût dont l'incidence est lourde sur le processus productif. Sans réponse à cette contrainte, l'effort de diffusion spatiale perd sa signification. Pour réduire cette charge et améliorer ainsi sa compétitivité, la distribution moderne s'appuie largement sur les technologies de l'information et plus particulièrement sur l'E.D.I. (Monnoyer, 1993) pour réduire le besoin de stockage et le reporter partiellement sur l'amont de la filière de distribution. Le recours à l'E.D.I., en diminuant le délai nécessaire à l'accomplissement du cycle de la commande, permet également d'élargir la variété des produits proposés sans alourdir le stockage. Le commerce électronique modifie ces contraintes pour les biens numérisables, les services et les informations qui accompagnent toute prestation productive. Pour les autres biens, une organisation logistique est nécessaire et son efficacité doit être proche de celle obtenue par la distribution moderne. 1.1.4. Le financement du produit service dans la filière de distribution Le coût du stockage évoqué précédemment a incité industriels et distributeurs à accélérer l'organisation logistique (de la commande à la remise au client final). En s'engageant dans une démarche de commercialisation électronique, l' offreur accepte de supporter un allongement des délais qui peut provenir de l'éloignement géographique de sa clientèle. A contrario, le paiement électronique, qui peut accélérer et simplifier la réalisation de la transaction, suppose la mise en place d'une sécurisation du paiement ou le recours à un tiers de confiance. 1.1.5. La valorisation commerciale du produit-service L'utilisation d'un site de commercialisation électronique permet de transformer la communication monologique traditionnelle (publicité graphique ou télévisuelle) en une communication dialogique et interactive entre producteur et consommateur dès qu'existe sur le site, une adresse électronique ou un forum. 25
La communication sur le produit peut être, par ce moyen, enrichie. De plus, comme le constatent de nombreux webmasters, l'efficacité des modalités de cette communication est testée très rapidement au moyen des logiciels d'analyse de circuits de visite de sites. Elle peut donc être adaptée en cas d'erreur (Plant, Willcocks, 1999). L'internaute, par les questions qu'il pose ou par les caractéristiques qu'il donne volontairement ou involontairement sur ses besoins et ses attentes, conduit le prestataire à reconsidérer les caractéristiques de son offre ou de sa présentation (Mehlmann, 1997). La personnalisation de l'offre qui naît du dialogue entre producteur et consommateur facilite la différenciation de l'offre sur le marché. Sans modifier celle-ci, l'offreur peut mettre en valeur les éléments les plus incisifs de sa prestation pour un profil de consommation donné. Il peut aussi choisir, parmi son catalogue, une prestation qui lui semble plus adaptée à la demande formulée (McKenna, 1998). Cette construction relationnelle, avec le client que Don Peppers a qualifié de « one to one », s'appuie sur la mémorisation des informations échangées et induit un enrichissement de l'offre en service. Si cette relation permet d'accroître les marges (Don Peppers, 1998 ; Lee, 1998), sa construction en est pourtant délicate. Elle s'appuie sur une interaction virtuelle et non plus humaine dont le rôle dans l'appréciation de la qualité du service rendu au client n'est plus à démontrer (Eiglier, Langeard, 1987; Philippe, 1996). L'interaction peut s'étendre à une communauté d'utilisateurs qui par leurs échanges interpersonnels enrichissent la base de connaissances et élargissent aussi le produit-service offert (Hagel, Armstrong, 1997). Chacune des cinq fonctions constitutives d'un canal de distribution est donc affectée par la numérisation de la commercialisation, bien qu'à des degrés divers. Toutefois, comme le montrent les travaux de M. Porter (1986) « la base ultime de la différenciation est la firme et le rôle que joue son produit dans la chaîne de valeur de son client ». Pour mettre en évidence l'intérêt de la dimension numérique dans la création de valeur, nous nous proposons d'utiliser le concept portérien de chaîne de valeur.
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1.2. Les sources de valeur ajoutée de la distribution électronique Porter décompose les sources de l'avantage concurrentiel de l'entreprise en fonction des activités pertinentes pour sa stratégie et créatrices de valeur. L'identification de ces activités repose sur leur impact potentiel élevé en matière de différentiation. La chaîne de valeur générique distingue cinq catégories d'activités principales qui permettent de construire une différenciation sur le marché, des activités de soutien qui peuvent être associées à l'ensemble de la chaîne ou venir en appui d'une activité principale en particulier (cf. figure n° 1). La numérisation de l'échange constitue à nos yeux une sixième activité principale qui vient compléter les apports de deux d'entre elles qui agissent sur la phase de commercialisation: celles qui sont associées à la « fourniture de moyens par lesquels les clients peuvent acheter le produit et sont incités à le faire» et celles « qui concernent la fourniture de services visant à accroître la valeur du produit» (Porter, 1986). En donnant un support numérique aux informations constitutives de chacune des dimensions produit et service, il devient possible d'offrir au client un mode d'accès et un usage différents de l'offre qui lui était proposée avant la numérisation. Cette dernière constitue donc bien une activité principale supplémentaire dans la chaîne de valeur puisqu'elle fait évoluer le positionnement concurrentiel du produit-service concerné. Slywotzky et Morrison (2001) évaluent à 10 % les gains de marge des sociétés qui intègrent vraiment la dimension numérique dans leur système d'offre. Figure n° 1 : La place de la dimension électronique dans la chaîne de valeur
Logistique interne
Commercialisation du roduit
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Service VALEUR
La généralisation de la numérisation des systèmes d'information affecte toutes les activités qualifiées de principales, et constitue en cela une activité de soutien dans la logique « portérienne ». On observe précisément une liaison de coordination de la fonction numérisation de l'échange avec les activités de soutien que constituent l'infrastructure de la firme et le développement technologique. Porter recommande de subdiviser les activités de la chaîne de valeur tant que l'analyse permet de découvrir des éléments susceptibles d'influer sur le positionnement concurrentiel de la firme. L'activité production peut, par exemple, être subdivisée en plusieurs fonctions telles que la promotion, la gestion de la force de vente, le design. Le ou les services associés s'appuient, quant à eux, sur un double processus, organisationnel et humain. Dans cette logique, nous avons cherché à désagréger la numérisation de manière plus fine. A l'instar d'Eiglier et Langeard (1987) mobilisant la théorie des systèmes pour montrer le caractère interdépendant des éléments fondamentaux de la servuction, nous avons décomposé la transaction électronique proposée pour repérer les modalités de l'échange virtuel et ses clefs de succès. En nous appuyant sur nos travaux précédents (Madrid et Monnoyer, 2000, 2001), nous formulons l'hypothèse de l'existence de composantes originales, conçues de manière différente des transactions non numérisées. Il s'agit des formes de l'interaction, des supports de la confiance et de l'organisation logistique (figure n° 2). Figure n° 2 : Le système d'offre électronique, la subdivision de l'activité « numérisation»
VALEUR
Interaction
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L'interactivité est très souvent évoquée par la littérature (Bergadaa, 2000 ; Dandouau, 2000) puisqu'elle est liée de manière intrinsèque à la nature du média électronique. Elle permet à un consommateur d'étudier de près ses produits en fonction des critères qui l'intéressent particulièrement. La qualité de l'interaction suppose une personnalisation du site. Mais la virtualisation de la rencontre nécessite «un confort de navigation» (Boulaire, Matthieu, 2000). L'ergonomie du site constitue le premier support de la construction de la relation personnalisée avec le client. Filser (1998) rappelle que le consommateur, en situation d'achat non routinier, est souvent peu confiant dans ses propres capacités à analyser les informations qui lui sont fournies pour prendre ses décisions d'achat. Cette fragilité, exacerbée par l'hyper-choix auquel l'individu est confronté, l'incite à se fier à une marque (Kapferer, 2000), à s'attacher à un point de vente, à suivre les préconisations d'un vendeur... Avec le temps, ces repères sont sources de fidélité et engendrent la confiance (Ladwein, 1999). Le passage à un échange numérisé doit organiser deux fonctions traditionnellement dévolues à un canal de distribution: l'accessibilité à l'offre et la gestion des stocks. Elles représentent aussi les principales composantes physiques de l'achat. Un délai de livraison jugé trop lent ou une rupture de stocks, risquent de rompre la confiance si difficile à susciter (Nuss, 2000). 2. L'observation des systèmes d'offre électronique Nous avons cherché à confronter aux réalisations des offreurs électroniques les hypothèses que nous venons de formuler, quant aux sources de création de valeur de la numérisation de l'échange. Seront ici présentés les résultats d'une étude empirique effectuée sur 52 sites électroniques (l'annexe 1 fournit une description et les caractéristiques des offres de sites multiproduits). Nous analyserons successivement chacune des trois composantes précédemment identifiées.
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2.1. L'analyse de la composante « interaction» de l'offre De manière générale, les résultats de l'étude empirique mettent en évidence l'existence de deux types « d'items »1 (cf. tableau n° 1). Les premiers (que nous avons qualifiés de « standards », parce que nous les trouvons sur plus de la moitié des sites analysés) et ceux qui ne sont que rarement exploités et que nous considérons donc comme des vecteurs de différenciation. L'observation
Tableau n° 1 : de la composante « interaction»
Items2 Informations sur le secteur Richesse de la fiche produit Convivialité: utilisation de vidéo, photos... Vente d'articles complémentaires Liens avec d'autres sites Possibilité d'un contact mail personnalisé avant achat Possibilité d'un contact mail personnalisé après achat Forum Mailing list Club Avis des utilisateurs Nombre de situations d'utilisations Co-construction d'une offre
Fréquence (52 sites) 38 42 36 13 23
Nature de l'item standard standard standard différenciateur différenciateur
51
standard
49
standard
8 17 Il 37 2 30
différenciateur différenciateur différenciateur standard différenciateur standard
Les possibilités de convivialité liées à la technologie électronique sont exploitées largement. Les sources de différenciation qui peuvent constituer des éléments de valeur ajoutée, pour les clients et donc pour les offreurs, proviennent d'abord de la volonté d'entretenir une démarche relationnelle (mailing lists, club...) qui allège la charge de la recherche d'informations pour l'acheteur. Des prestations de services complémentaires à l'offre produit (articles complémentaires, liens avec d'autres 1 ou caractéristiques observées pour chaque offre électronique. 2 Grâce à une phase exploratoire nous avons identifié de quelles manières pouvaient se manifester, en pratique, les composantes des systèmes d'offre. Les items proposés dans le tableau correspondent aux modalités selon lesquelles s'exprime la composante « interaction» de l'offre. 30
sites, richesse de la fiche produit...) réduisent les charges d'approvisionnement de l'acheteur. Elles complètent la composante logistique que nous analyserons plus loin. 2.2. L'analyse de la création de confiance L'information est une des principales ressources mises en œuvre par l'acheteur pour forger la hiérarchie de ses préférences (Filser, 1998). Or, comme nous l'avons largement développé, le site est un puissant vecteur informationnel. Cette information peut contribuer à la structuration du choix par les éléments et les connaissances mises à la disposition du consommateur. Elle peut ainsi donner une dimension rationnelle à un « achat passion ». Cette source d'informations peut même inspirer une confiance qui naît de l'environnement de l'internaute lors de la consultation (conditions de lecture, absence d'influences visibles, de précipitation. . .). Elle peut sans doute alléger les nombreux facteurs de méfiance des consommateurs (Jarvenpaa, Grazioli, 1999) liés à la question de la sécurité de paiement, aux problèmes de la confidentialité des données personnelles ou à la complexité d'utilisation des nouvelles technologies. L'observation
Tableau n° 2 : des vecteurs de confiance
Items
Fréquence
Gamme: présence de produits de marque Possibilité d'échange: satisfait ou remboursé Comité d'appréciation /banc d'essai Remboursement si retard Garantie Mise en avant du professionnalisme Points ou cadeaux fidélité
16 28 8 2 7 4 9
Nature de l'item différenciateur standard différenciateur différenciateur différenciateur différenciateur différenciateur
L'étude empirique montre que l'attention à la création de la confiance n'est pas générale. Les responsables de site s'efforcent de susciter la confiance soit en s'appuyant sur le renom des produits commercialisés soit en s'assurant de la qualité des produits commercialisés (cf. tableau n° 2). Dans les secteurs où les sites ne peuvent s'appuyer sur le renom d'une marque, d'autres éléments tels que le professionnalisme, la garantie sont mis en avant. L'information écrite, visuelle, auditive vient con31
forter, sur les sites les plus soignés, les efforts de communication déjà réalisés par les producteurs dans les médias traditionnels. 2.3. L'analyse de la composante « organisation logistique» L'analyse du tableau n° 3 montre que désormais l'attention aux problèmes que posent l'acheminement et la remise des achats sont clairement perçus par les offreurs. L'effort de différenciation entre les sites porte donc fortement sur la dimension logistique et la qualité du service qu'elle représente. On constate l'existence de nombreux items différenciateurs3 . Les sites cherchent vraisemblablement à favoriser un premier achat électronique en s'efforçant de réduire les freins liés à la virtualité, sans pour autant creuser les éléments constitutifs de l'organisation logistique qui constituent de réelles créations de valeur pour leurs clients. L'observation
Tableau n° 3 : de 1'« organisation logistique»
Items
Total
Choix d'un emballage protecteur Possibilité de paquet cadeau Envoi d'un mail, tenir au courant des différentes étapes Communication d'une référence commande et d'un numéro de téléphone Tarification abordable (à définir) Rapidité de livraison en nombre de jour: entre 2 et 7 jours Adresse de livraison différente (pour cadeau) Message personnalisé accompagnant la livraison
1 24
Nature de l'item différenciateur différenciateur
32
standard
16
différenciateur
6
différenciateur
Présentation explicite des procédures de sécurité Possibilité de communiquer son numéro de carte par fax ou téléphone Porte-monnaie électronique Possibilité de paiement par chèque
différenci ateur 39
standard
16
différenciateur
39
standard
19
différenciateur
6 5
différenciateur différenciateur
3 Ces efforts portent sur des points qui diffèrent selon les spécificités du produit commercialisé. Par exemple, le paquet cadeau pour les fleurs n'est pas un item différenciateur sur ce secteur. 32
2.4. Le dépassement
des pratiques actuelles
Le commerce électronique répond aujourd'hui à une recherche d'expériences à la fois sensorielles (animations multimédia) et intellectuelles (lecture de documents intéressants surprenants, amusants... ). Mais la banalisation de l'innovation technologique est susceptible d'en réduire rapidement l'atlractivité. Après la phase d'expérimentation, le commerce électronique peut devenir, pour les internautes, un circuit de distribution qui allège la recherche d'informations nécessaires aux achats et les contraintes logistiques de l'approvisionnement. Les conclusions de cette étude empirique révèlent que les concepteurs de sites électroniques se sont focalisés logiquement sur les problèmes nouveaux posés par ce circuit de distribution, sans dépasser de façon générale, nous semble-t-il, le premier niveau d'exploitation des potentialités de la technologie numérIque. Or, au-delà de la création d'un premier achat, il s'agit de susciter une dynamique qui permette de passer d'une transaction ponctuelle à l'établissement d'une relation fidélisée. A cet égard, une différenciation qui s'appuierait uniquement sur les constituants basiques de la dimension logistique n'est guère durable à nos yeux. Attiré par le caractère novateur de l'achat électronique, le client a été encouragé par la promesse d'une livraison rapide de quelques produits phare, d'un paiement sécurisé, en somme par le fait de retrouver des conditions proches de celles qu'il connaît sur le ou les points de vente qu'il fréquente habituellement. Ce contexte n'est sans doute pas suffisant pour créer un véritable changement d'attitude. Seule, une véritable création de valeur chez le client, est susceptible de conduire ce dernier à abandonner son fournisseur habituel ou à accepter de payer, à sa juste valeur, le nouveau service rendu (Porter, 2000). Pour identifier les facteurs qui impulseraient ce changement, il faut s'appuyer sur les avancées de la recherche dans le domaine du comportement d'achat. L'analyse fondée sur la représentation d'un individu raisonnant dans le cadre d'une approche purement cognitive ne permet plus d'expliquer des tendances actuelles, telles que la remise en cause du pouvoir de conviction de la marque ou le développement des formes d'échange (troc ou brocante). En revanche, le modèle de recherche d'expériences (Filser, 1996) qui replace l'acte d'achat ponctuel dans le contexte de la consommation met l'accent sur la gratifi33
cation psychologique que l'individu attend de l'usage du bien ou service. Il s'agit, désormais, d'intégrer la diversité des expériences vécues aux plans symbolique, social, émotionnel et affectif, grâce à cet achat, plutôt que de tenter d'expliquer un choix ponctuel. La prise en compte de cette attente permet de prolonger l'intérêt du consommateur, attiré initialement par une recherche d'expérience innovante. Dans cette optique, l'accompagnement que procure la consultation d'un site, avant (co-construction de l'offre), ou dans la continuité de l'achat, insère l'usage d'Internet dans le contexte d'un continuum de consommation. Il est donc source de fidélisation. Cet accompagnement reste largement d'ordre informationnel même si lui sont adjoints des services riches en maind'œuvre. Le système d'offre dispose, dès lors, d'un potentiel de développement, construit autour d'une dimension servicielle (Mills, 1986). Nous nous proposons, ci-après, d'analyser de manière plus approfondie cet accompagnement informationnel et serviciel. 3. De la prestation de service à la proximité virtuelle L'adjonction de services à une prestation initiale ou à la fourniture de produits constitue désormais une modalité de positionnement concurrentiel largement pratiquée. Les impacts de cet élargissement de l'offre ont été longuement analysés par la littérature (McKenna, 1991 ; Mathé, 1986 ; Furrer, 1999). Dans le cas d'une offre de nature électronique, l'emploi du substantif service peut apparaître paradoxal, tant la dimension servicielle est marquée par la relation humaine. Pourtant, l'accompagnement informationnel qui caractérise toute phase d'interaction dans la prestation de service, peut être maintenu dans un environnement marqué par la virtualité, grâce à une nouvelle analyse du concept de proximité (Filser, 1998 ; Giddens, 1994) et à une gestion performante des bases de données clients (Brosset, 2000).
34
3.1. La question de la proximité virtuelle L'échange d'informations nécessaire à la prestation commerciale ne s'appuie plus sur une co-présence des acteurs, ni même sur une télé-présence de ceux-ci. Son cadre s'éloigne donc, des schémas définis dans le cadre du marketing des services (Eiglier, Langeard, 1987 et 1994 ; Lovelock, 1996 ; Philippe, 1996). En revanche, les performances de la gestion de bases de données clients conduisent à proposer des prestations complémentaires de l'offre, s'appuyant largement sur des échanges informationnels. Elles constituent des services qui répondent à l'expression de la demande. Elles correspondent aux besoins d'écoute et de reconnaissance qui sous-tendent la démarche du consommateur lorsque celui-ci prend contact avec un vendeur ou un prestataire de services dans un contexte de proximité géographique. Ce sont ces prestations qui font l'objet de la mémorisation la plus importante. Elles accroissent, chez le consommateur, le sentiment de qualité et de confiance envers le prestataire (Eiglier, Langeard, 1994 ; Lovelock, 1996 ; Philippe, 1996). Internet apparaît comme un lieu privilégié de mise en œuvre d'un concept élargi de proximité puisqu'il permet, quelle que soit la distance spatio-temporelle, de choisir parmi tous ceux qui offrent un type de produit ou de service, celui qui, par les caractères de sa communication, apparaît proche des aspirations du consommateur internaute et l'incite à ouvrir le dialogue avec lui (Boulaire et Ballofet, 1999). Si l'absence de coprésence est incompatible pour certains avec le concept de proximité, elle n'effraie pas, bien au contraire, ceux qui découvrent avec le réseau, le moyen de construire leurs propres relations de proximité, quels que soient leur origine ou l'environnement qu'ils subissent (Giddens, 1994). 3.2. Le rôle de la proximité virtuelle selon les types d'achat Si le comportement du consommateur est marqué par la recherche de sens, comme nous l'évoquions plus haut, il est aussi affecté par les contraintes économiques. On observe ainsi un comportement dual: . la recherche de produits personnalisés pour lesquels l'implication du consommateur est importante;
35
.
la recherche d'une prestation «produits-mise à disposition» au meilleur prix possible, lorsque le consommateur est plus expert, plus rationnel. Cette dualité justifie la nécessité d'une segmentation des comportements d'achat. Le premier critère de segmentation sera obtenu par la qualification de l'achat par le consommateur (achat utilitaire ou porteur de sens). Mais ce premier niveau de distinction n'est cependant pas suffisamment pertinent. La consommation doit, aussi, être abordée dans le contexte de la gestion du temps disponible de l'individu (Marzloff, Le Carpentier, 1999). La part du temps libre consacrée aux achats peut ainsi être perçue comme une contrainte ou comme une opportunité de rencontres sociales, de loisirs... L'arbitrage sur le temps ne peut être dissocié des revenus, et de la quête de sens associée au produit. Il constitue non seulement un élément d'explication des décisions de recours aux services de proximité, mais aussi un facteur d'« intemalisation» de certaines activités confiées auparavant à des prestataires extérieurs, en fonction du talent et de l'envie de chaque individu4. Dans le cas d'un achat utilitaire, le temps consacré est perçu comme une contrainte par l'individu, la fréquentation des magasins est peu valorisée par le consommateur. L'interface de vente doit procurer une fonctionnalité suffisante pour en réduire la durée. Dans ce cas, le rôle de la proximité virtuelle consiste à diffuser l'information permettant d'en préparer l'achat, par exemple en comparant les produits, en les réservant, voire de renouveler l'achat dans les mêmes conditions5. Lorsque l'implication personnelle du consommateur est plus importante, la perception de l'activité de magasinage menée au cours d'un temps choisi (Bonnin, 1999) est différente. Dans le cas de l'achat utilitaire, le point de vente favorise l'accès à l'offre. Dans le cas de l'achat geste, il constitue une part de l'offre. Les produits deviennent prétexte au développement d'une activité ludique et sociale, (Bonnin et al., 2000). Pour reprendre Chétochine (1998), il s'agit de passer de la « civilisation produit à la civilisation client» et ce, en tentant de résoudre tous les problèmes afférents au produit recherché par le client, en proposant un savoir-faire plutôt qu'un assorti4 L'essor spectaculaire du bricolage et le succès des enseignes telles que Castorama ou Leroy Merlin illustrent cette tendance. 5 Par exemple le ré-achat d'une marque habituelle d'un produit de consommation courante sur le site de l'enseigne auprès de laquelle l'individu a l'habitude de faire ses courses. 36
ment. Le rôle du commerce électronique dans cette « civilisation client », consiste à entretenir un dialogue permanent en fournissant notamment un accompagnement post-achat. En s'inspirant de la démarche de Remy et Kopel (2000), qui décomposent l'ensemble des « composantes qui font lien» entre une entreprise prestataire de service et ses clients, on peut distinguer les types de liens procurés par la consultation du site Internet, dans le prolongement de l'achat. Il peut s'agir d'un service « relationnel» ou« communautaire ». Dans le premier cas, l'entreprise cherche à établir la construction d'un suivi personnalisé. Dans le second, le consommateur satisfait son désir d'appartenance à une communauté d'émotions (Pras, 1999). Dans les deux cas, la numérisation des flux informationnels permet d'envisager de réaliser ces prestations à des coûts abordables. L'offre de lien peut devenir un élément de différenciation. En situation de proximité virtuelle, la dimension servicielle de l'offre peut devenir plus large et plus complexe en tenant compte de la perception du temps consacré à l'achat, combinée avec les valeurs associées à cet achat. Il appartient a chaque fabricant de concevoir l'articulation entre ses points de vente physique et virtuel au sein de son réseau de distribution, en fonction de sa stratégie marketing. CONCLUSION
L'exacerbation de l'intensité concurrentielle et son corollaire, la banalisation des produits, ont rendu patente la nécessité de compléter la commercialisation d'un produit physique, par un accompagnement serviciel qui vient l'enrichir d'une composante immatérielle (Eiglier, Langeard, 1987 ; Furrer, 2000). Notre recherche s'est intéressée au rôle de cette composante pour les systèmes d'offre électronique. Elle a mis en évidence les sources actuelles de leur différenciation et leurs limites. Elle a montré les enjeux d'une dimension servicielle numérique. La source de différenciation acquise grâce à la conception d'un couple produit-service résidait dans la mise en place d'une relation de face à face avec le client. Les N.T.I.C rendent aujourd'hui possible - donc nécessaire dans un contexte d'hyperconcurrence - la numérisation. Cette dernière introduit (cf. figure n° 3) une troisième dimension dans la politique d'offre, qui vient s'ajouter aux dimensions produit et service que décli-
37
naient les auteurs de « Servuction », et qui représente une source supplémentaire de valorisation de l'offre. Figure 3 : Le passage à la troisième dimension Commercialisation . électro que
Electronique
S rvuction n mérisée Produit
Service
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Les caractéristiques
ANNEXE 1 : de la démarche d'étude empirique
Une phase exploratoire a permis d'établir une classification des principales options relatives aux systèmes d'offres en ligne, à partir de l'exemple de la commercialisation des vins de Bordeaux. Objectifs: Décrire les systèmes d'offre commerciale actuels des sites «multimarques» (par opposition à des sites de prestations de service ou de commercialisation en ligne d'un seul produit). Confirmer et/ou préciser le choix des deux dimensions (performance logistique et caractère interactif de la communication) à partir desquelles a été élaborée la classification des sites de vins. Observer les techniques de création de confiance des sites et valider l'importance de ce concept, dans la stratégie de développement commercial des sites. Méthodologie: 1) Construction de l'échantillon: Identification des produits susceptibles d'être commercialisés par des sites multimarques : livres, jouets, fournitures informatiques, C.D. musicaux, produits alimentaires haut de gamme, terroirs régionaux... Mise au point de critères de définition d'un site multimarques. Mise au point d'un processus de repérage des sites (utilisation d'un moteur de recherche précis, recoupement de plusieurs moteurs, utilisation d'un métamoteur ). Prétest de la grille (compléter les items d'observation notamment). 2) Recueil des données: Observation des caractéristiques de l'offre de chaque site de l' échantillon. L'observation s'appuie sur des critères explicitement décrits par le site, à partir d'une grille (équivalent d'un questionnaire).
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CHAPITRE 2 : INNOVATION, CONCURRENCE ET STRATEGIES D'ATTRACTION DE LA DEMANDE DANS LES SECTEURS DE SERVICES LIES AUX NTIC Abdelillah Hamdouch, Esther Samuelides MATISSE-CRIFES, Université de Paris 1
INTRODUCTION
Les Technologies de l'Information et de la Communication (TIC) sont à l'origine de nombreuses innovations dans les industries de services. Trois types d'effets innovants peuvent généralement être distingués: i) l'apparition de nouveaux services d'Information et de Communication; ii) le développement de services intermédiaires dont la finalité est d'aider les entreprises ou les particuliers à assimiler ces technologies; iii) l'évolution de services plus traditionnels utilisant ces technologies. Ces nouveaux services utilisant les TIC connaissent actuellement une croissance élevée (Durlacher, 2000 ; OCDE, 2000) et les innovations qui les affectent semblent renforcer cette croissance. L'objet de cette contribution est de faire apparaître les caractéristiques des innovations affectant ces industries de services. Nous montrons ensuite quels types d'innovations sont susceptibles d'assurer le succès de leurs prestataires. Les innovations dans les services liés aux TIC reproduisent les particularités des innovations de services relativement à celles d'origine industrielle. En effet, les prestataires de servi-
ces liés aux TIC ne participent pas directement à la recherche technologique développée par des équipementiers extérieurs à la firme mais utilisent ces technologies pour créer des applications de service. La conquête de parts de marché dans ces secteurs de services en croissance semble en effet déterminée par la capacité du prestataire à attirer ses clients par l'offre de services à valeur ajoutée utilisant ces technologies. Comme le marché est récent, le succès des applications commerciales basées sur ces technologies de l'information reste incertain. En outre, l'assimilation de ces nouvelles technologies dans les services est longue et coûteuse. Par conséquent, les prestataires de service doivent sonder et anticiper les besoins de leurs clients comme le développement et les limites des applications technologiques. Ils doivent alors accroître leur réactivité face aux évolutions de leur environnement et de la concurrence en adoptant des stratégies organisationnelles flexibles qui nécessitent préalablement de substantielles innovations en interne. Comme les innovations de services constituent la compétitivité des prestataires, elles sont introduites fréquemment en phase de concurrence accrue. Les prestataires de services doivent en outre préempter les nouveaux marchés en forte croissance liés aux TIC en raison des effets de réseau induisant des avantages pour les premiers entrants. Ces nouveaux services sont valorisés davantage par les investisseurs sur leur base de clientèle que sur leurs résultats financiers, si bien que la conquête de nouveaux clients et l'obtention de leur fidélité est cruciale. La préemption des marchés peut être effectuée par des innovations dans le contenu du service et dans les stratégies organisationnellesl. Les services issus des TIC génèrent ainsi de nouvelles fonctions, de nouveaux modes de communication et requièrent de nouvelles compétences des entreprises qui les utilisent. Le désir d'être le premier à exploiter les nouvelles opportunités technologiques induit une coopération avec les équipementiers comme une surveillance permanente des marchés afin de favoriser l'assimilation des évolutions du secteur et stimuler la créativité des prestataires. Un examen des interdépendances entre innovations technologiques, organisationnelles et commerciales, et le rôle que chacun de ces types d'innovation a sur la performance d'une entreprise permet de comprendre comment les prestataires de services peuvent éta1 La nature organisationnelle et commerciale des innovations de service est décrite dans Hamdouch et Samuelides (2000). 44
blir une dynamique d'innovation continue, nécessaire à leur survie sur ces nouveaux marchés. Nous rappelons dans un premier temps les apports des NTIC, à l'origine de ces «nouvelles industries de services» (section 1). Puis, nous mettons en évidence les principaux attributs de ces services (section 2) et différencions les innovations qui les génèrent selon la manière dont les prestataires utilisent les NTIC (section 3). Enfin, nous examinons comment les innovations s'y développent dans une perspective d'assimilation et d'accumulation (section 4) ainsi que les processus grâce auxquels les prestataires de services peuvent réussir à innover en permanence (section 5). Enfin, nous rappelons en conclusion les principaux résultats de ce travail. 1. Les applications des TIC à l'origine de nouvelles activités de servIces Dans la dernière décennie, les services liés aux TIC ont connu une très forte croissance. Ces services peuvent être définis comme des prestations consistant à mettre en communication deux personnes par transmission de signaux, afin d'échanger ou de vendre des biens, des services ou de l'information. Grâce à des innovations technologiques telles que la numérisation, la commutation par paquet et l'accroissement constant du débit de la transmission ainsi que la transmission radio, les opérateurs de réseaux ont pu fournir de nouveaux services d'information et de communication qui ont permis d'établir des contacts en temps réel ainsi que le transfert rapide d'un large volume d'informations. Ces innovations ont en outre considérablement réduit les coûts de communication et de transport. Enfin, la convergence croissante des différentes technologies de transmission au sein de réseaux intégrés permet un accès à des services identiques par des terminaux variés, comme des téléviseurs, des ordinateurs, ainsi que des téléphones mobiles et fixes (Ducatel, 1999 ; Katz et Woroch, 1997). Cette grappe d'innovations technologiques induit des innovations dans les services car elle permet la réalisation de nouvelles prestations et améliore l'efficacité des services qui y ont recours. Les services de télécommunications ont été les premiers affectés par ces nouvelles technologies de l'information. Les opérateurs de réseaux de télécommunications peuvent en effet commercialiser désormais des services comme les téléconférences, le transfert de fichiers, les e-mails ou des portails de 45
services spécialisés, à condition de s'être dotés de réseaux haut débit (Colombo et Garrone, 1998). Des services intermédiaires entre les équipementiers et les consommateurs ont été développés pour faciliter les transactions électroniques qui ont nécessité l'adaptation des techniques de vente et de gestion existantes. Les entreprises manquaient par exemple d'intégrateurs de systèmes, d'informaticiens, de consultants, de même que d'une veille technologique afin de comprendre comment sélectionner, installer et exploiter la variété des applications des nouvelles technologies. Des concepteurs de sites et des prestataires de ces nouveaux services de communication sont aussi nécessaires afin d'élaborer des stratégies marketing spécifiques à ces nouveaux media. Avec le développement des transactions commerciales en ligne, les clients ont par exemple un besoin croissant de portails de services adaptés et de navigateurs intelligents. Les entreprises utilisent également le Web comme un canal publicitaire, qui permet en outre à leurs clients d'acheter en ligne et de choisir les biens ou services qu'elles commercialisent par ces biais. Le développement de technologies assurant la sécurisation et la confidentialité des transactions facilite le paiement électronique. Les transactions ainsi réalisées vont de la distribution de livres et de médicaments à celle d'une large gamme de produits tels les produits d'alimentation congelée, les automobiles, les vêtements, jusqu'à la distribution de masse via le développement de supermarchés en ligne. Outre la distribution de biens, les prestataires peuvent aussi et surtout effectuer des prestations de services sur ces supports électroniques. Il peut s'agir de la transmission d'informations telles des actualités, des services météorologiques ou des visites virtuelles dans des musées et des villes. Les clients ont désormais également accès à des services comme la banque directe, l'assurance et la facturation de l'électricité et du gaz, des réservations en ligne pour les trains ou les théâtres, etc. Les TIC permettent enfin de réaliser des services liés aux données et aux sons par téléchargement. La variété des effets de ces technologies dans les services peut s'observer dans la figure 1.
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Figure 1 : L'influence des TIC sur les services
1. Evolution des stratégies
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organisationnelles Ex: automatisation, téléconférences
cs
2. Création de nouveaux services utilisant ces technologies
Ex: e-commerce, banque en ligne, voix sur IP
~
Création de nouveaux services fondés sur ces technologies Ex: concepteurs de web-site, intégrateurs, fournisseurs d'accès
Bien que ces évolutions aient donc d'abord affecté les services traditionnels qui n'utilisaient les TIC que comme des supports techniques, les nouveaux services suscitent également des évolutions dans les besoins et les usages des consommateurs. Les nouvelles technologies ont d'abord entraîné des économies dans les coûts de logistique et de vente. Les dépenses de mar47
keting par client étaient ainsi réduites puisque ces services d'information se diffusent à un coût identique quel que soit le nombre de personnes qui en sont bénéficiaires, ce qui permet à l'entreprise de présenter une large variété de produits. Les clients achètent donc des produits et des services à des prix moins élevés et économisent du temps (achats livrés à domicile). Ces nouveaux services liés aux TIC représentent ainsi une menace pour le commerce traditionnel, bien que certaines entreprises les considèrent plutôt comme un système de distribution complémentaire des circuits traditionnels. Les sites Web attirent des cibles de marché différentes, ils augmentent et diversifient la demande, si bien que les distributeurs traditionnels utilisent de plus en plus ce media. Des clients qui découvrent ces entreprises sur Internet peuvent ainsi acheter leurs produits dans des magasins traditionnels. Les clients traditionnels peuvent eux utiliser Internet pour économiser du temps et éviter les désagréments des transports comme dans le cas des supermarchés en ligne. Une concurrence accrue s'est instaurée entre d'une part les acteurs originaires d'Internet, pour la plupart des start-ups maîtrisant les technologies de réseau, le sponsoring et les systèmes électroniques de facturation, et, d'autre part, les acteurs traditionnels bénéficiant de liquidités et d'une base de clientèle suffisante pour leur permettre de se lancer dans ce type d'activité qui tend à générer de lourdes pertes à ses débuts. 2. Les évolutions dans le contenu du service En raison du nombre et de la variété des activités impliquées dans les applications de services des TIC, le rôle d'un prestataire de services est d'introduire une combinaison valorisante de services complémentaires, de comparer différentes prestations de service, et ainsi d'en améliorer la qualité pour ses clients. La distribution de services variés par le même media permet aux distributeurs de rassembler différents services dans un même produit. A titre d'exemple de cette convergence de services, on peut citer les achats groupés avec des bonus de fidélité qui favorisent les échanges sur le site. Les sites de réseaux de la grande distribution organisent des enchères ou, au contraire, réduisent les prix d'autant plus qu'ils attirent des acheteurs. L'intégration de services devient une activité à part entière: elle représente la plus grande part de la valeur ajoutée pour le client. Ce dernier évite en effet les pertes de temps dues à l'achat auprès de différents prestataires de services, les coûts 48
de transaction associés à la recherche des entreprises, les coûts de comparaison des différentes offres et la perte de temps représentée par la souscription à ces différents services en ligne. Pour toutes ces raisons, la distribution de services variés par le même média représente une source de revenus croissante à la fois pour des insiders et pour de nouveaux entrants. Par exemple, les opérateurs de télécommunications essaient de migrer vers ces activités profitables en raison de la baisse des prix des télécommunications due aux nouvelles technologies de transmission. Parallèlement, comme l'intégration de services permet aux entreprises de se concurrencer sur d'autres bases que les coûts et les économies d'échelles, elle offre à de nouveaux entrants la possibilité de se différencier des opérateurs et intervenants traditionnels. Un autre axe d'évolution dans le contenu du service découle du caractère désormais anonyme des transactions en ligne. Les entreprises sont ainsi contraintes de rechercher de l'information sur l'identité et les besoins de leurs clients potentiels. Les données sur les consommateurs sont en effet d'autant plus précieuses que les prestataires essaient de développer des services personnalisés. Ces services permettent d'optimiser le profit de l'entreprise car les prestataires peuvent ainsi vendre leurs services à chaque cible de marché à un prix correspondant à son revenu et son profil de consommation. Pour inciter leurs clients à révéler l'information sur leurs goûts, certaines entreprises offrent alors des services en option ou des réductions de prix. Elles exploitent aussi les transactions antérieures en les enregistrant systématiquement. D'autres outils électroniques comme les «cookies» enregistrent automatiquement les sites Web consultés, ce qui permet aux prestataires de service de déduire de cette information les intérêts des usagers. Enfin, l'utilisation de logiciels élaborés, basés sur des statistiques et l'analyse factorielle, ainsi que le recours à des techniques de marketing pointues pour exploiter ces données et développer des services personnalisés, constituent également un trait saillant des nouvelles formes d'organisation de l'offre de services. Une autre caractéristique de ces nouveaux services est que les entreprises doivent convaincre leurs clients d'utiliser les TIC afin de pouvoir bénéficier des services qu'elles offrent. En Europe, où la première génération de terminaux mobiles a rencontré peu de succès en raison du prix des services et de la taille encombrante des terminaux, l'apparition de téléphones portables GSM, d'utilisation plus facile, et l'introduction de 49
formules de marketing attractives ont accru la pénétration des services de téléphonie mobile. Les stratégies commerciales engagées par les prestataires de services et les équipementiers ont ainsi déterminé la diffusion et le succès de cette technologie. De même, plusieurs de ces technologies sont récentes et représentent une évolution si radicale que les clients ne s'habituent que progressivement à l'informatique et à l'interface homme/ machine. Cette réticence concerne particulièrement des clients potentiels comme les retraités qui n'utilisent pas les TIC dans leurs activités professionnelles. Par conséquent, les prestataires de services adoptent des stratégies variées pour inciter leurs clients à essayer des services et s'adresser à des marchés de masse. Ils essayent d'adopter des prix plus bas, de subventionner les terminaux, d'introduire des promotions pour les premières utilisations, voire de pratiquer une tarification gratuite pour l'accès à Internet. Les nouveaux services présentent alors des avantages comme des prix moins élevés, une facilité d'usage et des gains de temps dans l'achat en ligne, le renouvellement et le paiement automatique, de même que le plaisir d'utiliser ces nouvelles technologies. Les clients sont ainsi invités à expérimenter les possibilités du multimédia comme celles de programmes interactifs, leur donnant l'impression de choix, de variété et de services personnalisés. L'utilisation de « navigateurs intelligents» aide les clients à chercher dans le volume croissant des données disponibles (Maxwell et Vernet, 1999). La conception du site Web, afin d'attirer le plus grand nombre de personnes, contribuera également au succès du prestataire de services. Enfin, les prestataires de service devront garder leurs clients et rémunérer leur fidélité en leur accordant des réductions et des services optionnels gratuits. 3. Quelle innovation pour quel type de service? Comme indiqué ci-dessus, de nombreuses innovations sont apparues dans les services traditionnels. Toutes ne présentent pas la même importance et leurs impacts sont variés. Distinguer différents types de services aide à mieux appréhender leur diversité et à comprendre comment des services présentant un certain type de caractéristiques peuvent être améliorés, ou encore quel type d'innovation est requis dans une certaine catégorie de services (Hamdouch et Samuelides, 2000).
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Sur un plan général, nous pouvons distinguer quatre types d'applications génériques des innovations de services: . les services fournis indépendamment d'autres applications, en d'autres termes, des services satisfaisant un besoin générique, comme par exemple les services bancaires qui permettent de financer un investissement; . les services fonctionnels, supports d'activités telles le marketing ou la recherche; . les outils utilisés pour améliorer l'efficacité organisationnelle ; . enfin, les services contribuant à favoriser ou à créer des relations. Ils peuvent être des attributs d'autres prestations de services, comme par exemple les lignes d'accueil des opérateurs téléphoniques, mais ils sont aussi utilisés par les entreprises pour des usages internes, tels la communication entre différents départements ou la relation équipementier-client. Les innovations s'appliquant à chaque type de services mentionnés ci-dessus sont décrites dans le tableau 1. Afin de mieux comprendre la distinction entre ces types de services, prenons comme exemple les services d'information et de communication. Ils peuvent revêtir les quatre usages, selon l'identité de leurs utilisateurs, que ces derniers soient des entreprises ou des particuliers. Ils représentent d'abord le contenu du service vendu par les prestataires de services d'information et de communication. Ils peuvent aussi tenir lieu de services-fonctionnels, comme c'est le cas pour le concepteur de sites ou pour les consultants multimédia. Mais pour la plupart des entreprises, ils sont utilisés en tant qu'outils de travail ou comme des services relationnels. Ces usages multiples expliquent leur succès croissant.
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Innovations Type de service Servicefonction
Serviceoutil
Tableau 1 : dans les différents types de services Exemples
Innovations
Recherche, marketing, vente, international juridique, etc. Objectifs: - Constitution de compétences - Organisation et Management - Planning et prospection Sondages, interviews, statistiques, bases de données, tests de qualité, etc. Objectifs: - Prospection et information - Evaluation, certification - Standardisation
Serviceproduit
Spécifications du produit ou service précisant comment, combien, quoi, quand, où. Objectifs:
- Nouvel
organigramme - Co-design-équipementier/ distributeur - Nouveaux modes de décision
- Nouveau logiciel - Nouveau système de rémunération - Nouveau système de contrôle - Nouvel indicateur - Nouveau support de vente
- Nouveau concept de service - Nouvelles caractéristiques
dans l'exécution ou le contenu - Recombinaison de services traditionnels
- Satisfaire un besoin géné-
rique - Résoudre un problème spécifique au client Servicerelation
Négociation, échanges d'information, gestion des interfaces, etc. Objectifs: - Améliorer la notoriété et l'image Capter des idées et de l' information - Instaurer un environnement favorable
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- Introduction
de services de conseil et d'assistance - Nouveau processus de coordination - Co-design - Services de réclamation - Développement de contacts réguliers avec les clients
Les entreprises utilisent souvent différents types de services parmi les quatre catégories (service-outil, service-fonction, service-produit et service-relation), reliées les unes aux autres dans l'organisation interne de la firme (cf. figure 2). Une innovation affectant un service en génère souvent une autre dans un autre type de service. Par exemple, l'innovation dans un service-outil induit parfois des innovations dans le service produit par l'entreprise qui utilise cet outil. De la même manière, des innovations dans le contenu d'un service commercialisé requièrent souvent des évolutions significatives de l'organisation et, par conséquent, l'apparition de nouvelles fonctions ou des innovations dans les outils de travail. Souvent aussi, les entreprises introduisent des innovations qui se fondent sur les synergies constatées entre les différents services. Comme le montre la figure 2, ces innovations interviennent autant au niveau de l' organisation interne de l'entreprise qu'à l'interface entre le prestataire et ses équipementiers, ses distributeurs et, naturellement, ses clients.
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Figure 2 : Diversité des prestations utilisées et produites par une entreprise de services
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l~HE~L~rJ\lID:Dlè SER\rxIe ~iœs-FluX1t:iQD!i : - llmlle 1.£d1ml1c1gique - :R&,D~ Jt.f1ttketi~
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4. L'émergence d'innovations plus ou moins radicales Les innovations peuvent laisser intactes certaines caractéristiques des services qu'elles affectent. Pour les premiers théoriciens comme Schumpeter (1912), la définition du concept d'innovation ne fait pas allusion à l'intensité de la rupture introduite. Mansfield (1968) introduit le concept d'innovation incrémentale qui consiste soit en l'amélioration, soit en l'ajout de certaines caractéristiques dans un service. Plus récemment, Henderson et Clark (1990) ajoutent le concept d'innovation architecturale, combinaison de plusieurs éléments existants. Enfin, dans le domaine spécifique des services, Gallouj (1994) et Gallouj, Weinstein (1997), en se basant sur une approche en termes de caractéristiques « à la Lancaster », complètent et affinent ces ditTérentes catégories, notamment en distinguant innovation incrémentale (par substitution ou adjonction de caractéristiques), innovation d'amélioration (qui «consiste à améliorer certaines caractéristiques, sans aucun changement dans la structure du système») et innovation de recombinaison ou architecturale (à partir de caractéristiques techniques ou finales issues de technologies et de produits existants). Ces distinctions permettent d'affiner les processus d'émergence des innovations. Un examen des innovations apparues dans les offres et l'organisation des opérateurs de téléphonie mobile (Hamdouch et Samuelides, 2000) montre que des innovations globales peuvent provenir d'innovations incrémentales ou architecturales. Inversement, des innovations globales peuvent s'appliquer à différents produits et être réutilisées pour développer des innovations architecturales. Plusieurs innovations sont ainsi issues du même concept ou de la recombinaison de services existants. Le degré de rupture introduit par une innovation est lié à un arbitrage entre le désir de l'entreprise innovante de se différencier et le risque induit par l'introduction de nouvelles utilisations dont le succès reste incertain. Dans le développement d'une innovation radicale, par exemple, une entreprise préférera introduire des changements progressifs dans son offre afin d'y familiariser ses clients préalablement; c'est pourquoi l'introduction d'un service complètement nouveau requiert souvent, au préalable, plusieurs innovations incrémentales. Dans les nouveaux services liés aux TIC qui se traduisent, comme on l'a vu précédemment, par une personnalisation de l'offre de services, les entreprises reproduisent en
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outre les innovations introduites par leurs concurrents en les adaptant aux besoins ou désirs spécifiques de leur clientèle. Ces connexions constatées entre les différents types d'innovations examinées en section 4, de même que cette diffusion cumulative, expliquent comment les prestataires de services peuvent influer sur leur propre trajectoire de développement, d'une part, en exploitant toutes les possibilités d'un nouveau concept élaboré en interne, et, d'autre part, en imitant et absorbant les évolutions extérieures. Cette faculté se trouve liée aux compétences de l'entreprise et à sa capacité à retirer un profit des expériences d'autres entreprises. Les firmes doivent en outre améliorer leur connaissance des goûts de leurs clients du fait que les marchés sont jeunes et que la demande est souvent incertaine. Elles doivent par conséquent familiariser les clients à leurs nouveaux services et diversifier les besoins traditionnels. Les prestataires introduisent ainsi de nouvelles manières de tester la demande, et apprennent comment ajuster leurs services relativement à la réaction de clients confrontés à leurs innovations. Ces innovations et l'assimilation des évolutions récentes du marché déterminent le succès du prestataire de services. Les effets de réseau (Katz et Shapiro, 1985) et les économies d'échelle jouent un rôle important dans les industries de réseaux en raison des effets de notoriété, de l'existence de services destinés à des communautés d'usagers, et des modes de financement publicitaires. Les effets de réseau sont en premier lieu importants dans Internet pour les raisons suivantes: le nombre d'échanges augmente avec la croissance du nombre d'usagers, parce qu'il augmente la variété de l'offre et favorise la définition de services pour des cibles de marchés spécifiques. Une autre raison est effectivement que les prestataires de services et les sites sont subventionnés par des sponsors diffusant en ligne des spots publicitaires visuels. Ces derniers sont prêts à payer d'autant plus qu'ils seront vus fréquemment par un grand nombre d'utilisateurs qu'ils auront identifié le plus précisément (Kavassalis, Solomon et Benghozi, 1996). Par ailleurs, pour des services comme les e-mail ou les sites communautaires, les effets de réseau sont évidents. Dans ces services, l'avantage concurrentiel clé pour un prestataire de service repose sur sa capacité à constituer et consolider sa base de clientèle - attraction et fidélisation de nouveaux clients - en développant des effets de marque, en particulier en raison du coût de la résiliation des contrats du aux coûts finalement élevés d'acquisition du client (Madden, Savage et Coble Neal, 1999). 56
Les innovations liées aux technologies de l'information tendent donc à améliorer la facilité d'accès et d'usage, encourageant les clients à essayer les services et à les adopter, en augmentant progressivement leur consommation. La plupart des innovations dans ces nouveaux services sont donc commerciales plus que technologiques. Elles paraissent alors très mineures et consistent surtout à améliorer la présentation des produits, leur emballage, le prix, et les formules marketing. Ces domaines sont ainsi soumis à des évolutions fréquentes car un prestataire de services doit tester les goûts de ses clients afin de rester compétitif et de déterminer quels services auront le plus de succès. L'annonce régulière de l'introduction d'innovations lui permet ainsi de retenir l'attention des clients et de préserver sa notoriété sur le marché. Par exemple, la segmentation et les innovations commerciales dans la tarification multiplient les innovations architecturales car elles augmentent le nombre de combinaisons possibles. Chaque mode de consommation peut alors être combiné à des innovations tarifaires ou à des services déjà dédiés à une cible de marché précise (cf. Hamdouch et Samuelides, 2000) pour des exemples de l'extension d'innovations à des services existants). Du fait de l'urgence de la préemption du marché, la plupart des innovations consiste dans la gratuité ou des réductions de prix temporaires pour inciter les clients à acheter. Dans les services de téléphonie mobile, par exemple, les innovations de produit comme les cartes prépayées, les packs ou les forfaits ont affecté uniquement les prix ou les modalités de la consommation. Certaines innovations améliorent aussi l'accessibilité de services de TIC en subventionnant le premier terminal des usagers. Les innovations sont souvent introduites comme des promotions temporaires ou sont accompagnées par des prix promotionnels, par exemple, lorsque le contenu du service se trouve affecté. Quand elles ont un impact significatif sur les performances des opérateurs, ces évolutions sont présentées comme des innovations radicales et différencient souvent les opérateurs sur un segment de marché donné. Dans les services de téléphonie mobile, par exemple, la possibilité de consultation de données ne constitue pas réellement une innovation radicale. Elle a en effet été annoncée il y a plusieurs années comme un projet sur lequel des chercheurs industriels et des opérateurs travaillaient en collaboration. Néanmoins, les services «W AP », s'appuyant sur une technologie favorisant l'accès à Internet avec un usager en situation de mo-
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bilité, sont présentés comme des innovations et sont différenciés dans l'offre de chaque prestataire de service. Les techniques et les innovations technologiques sont ainsi vendues comme des «matières premières» ou des « commodités », c'est-à-dire qu'elles sont disponibles pour chaque entreprise pourvue de ressources financières suffisantes. La différenciation est alors plus fondée sur les particularités du contenu du service et de la relation au client que sur ses performances techniques. Les innovations dans ces services sont souvent architecturales car les prestataires doivent les adapter aux besoins spécifiques de leurs différentes cibles de clientèle, ce qui pousse généralement les entreprises à adapter un service existant à une demande particulière. 5. Processus d'innovation, concurrence et coopération dans les télécommunications Avant la dérégulation, la recherche industrielle et technologique en Europe était développée par les filiales des monopoles d'Etat. Les opérateurs de télécommunications investissaient ainsi dans des projets de recherche technologique (Lanza et Antonelli, 1998). A présent, les technologies développées par les équipementiers sont disponibles pour tous les opérateurs ayant les capacités financières et la volonté d'investir dans les nouveaux réseaux. Comme de telles innovations technologiques sont très coûteuses, les équipementiers coopèrent dans leur conception comme lors de l'introduction d'un nouveau standard. Cette coopération apparaît d'autant plus nécessaire que la croissance de la deuxième génération de terminaux mobiles (GSM) a révélé les avantages et la nécessité de la standardisation dans les technologies de l'information. Ainsi, contrairement à ce qui s'est passé en Europe, la croissance du nombre d'usagers des services mobiles aux Etats-Unis a chuté du fait de l'incompatibilité des standards, qui différaient d'un Etat à l'autre. Des équipementiers, tels Cisco ou Alcatel, introduisent donc des innovations technologiques standardisées affectant les services et essaient de les vendre au plus grand nombre de prestataires. Les opérateurs travaillent alors en collaboration avec eux pour implémenter ces innovations dans les réseaux existants et essaient également de développer à partir de ces réseaux des applications de services avec des coûts réduits et une haute qualité. Mais le vrai changement est que cette relation équipementiers/prestataires se tourne de manière croissante 58
vers la détection des évolutions de la demande plutôt que sur des innovations technologiques. Comme la technologie évolue très rapidement, les prestataires de services doivent anticiper les évolutions technologiques à venir et leurs applications, ainsi qu'orienter les projets de recherche technologique. Afin d'introduire des services compétitifs, les opérateurs et les équipementiers doivent concevoir des applications à ces technologies encore en phase de développement. La convergence des technologies et les effets de réseau entre ces activités variées induisent des alliances entre entreprises de différents secteurs (par exemple Microsoft et France Télécom), de même que les acquisitions de fournisseurs de services Internet par des opérateurs puissants (Capron et Mitchell, 1998). Comme cela a été souligné par Felder et Liu (1999) et par Creze et Husherr (1998), la chaîne de valeur de l'industrie se modifiera selon la nature des acteurs qui réussiront à s'imposer dans ces services. La chaîne de valeur dépend elle-même étroitement des habitudes des clients. Par exemple, avec la convergence d'Internet et des services de téléphonie mobile, les clients pourront d'une manière alternative considérer le rn-commerce uniquement comme un nouvel accès à Internet, ou au contraire comme l'opportunité de découvrir des services spécifiques liés à la situation de mobilité (Ancian, 1999). Les business models liés à ces activités ne sont pas encore définis et chaque entreprise, comme chaque secteur d'activité, essaie de l'emporter sur les autres en anticipant la demande, en entretenant contacts et échanges d'informations avec les clients par des procédures de co-conception et de sondages, ou en introduisant des services-options personnalisés. Cette volonté de sonder la demande traduit ainsi la tendance croissante des opérateurs à personnaliser les applications de service. Comme l'investissement dans les nouveaux réseaux et le développement des applications technologiques nécessitent des liquidités conséquentes alors que le succès commercial des futures applications de services ne peut être anticipé, l'assise capitalistique des opérateurs devient cruciale. Il existe ainsi une dissociation croissante entre les équipementiers ou gestionnaires de réseaux, et les prestataires de services, bien que ces derniers soient forcés de coopérer avec les constructeurs et équipementiers afin de fournir à leurs clients des combinaisons de services et de biens associés. Elle accroît la distinction entre les opérateurs de réseaux, qui conçoivent et gèrent l'administration des réseaux haut débit en les adaptant aux TIC, et les prestatai59
res de services, qui modulent leurs offres selon différentes cibles de clientèle, en anticipent les besoins, sont en contact avec le marché et facturent les clients, etc. L'apparition de prestataires de services spécialisés accélère la sophistication des pratiques marketing et la segmentation des services selon différentes cibles de marché (Hamdouch, Samuelides, 2000). De ce fait, la capacité à sélectionner les cibles rentables en fonction de ses ressources (investissement, réseaux, partenaires, stratégie, expériences de services précédentes) représente l'atout essentiel du prestataire. Cependant, certains opérateurs, en particulier les anciens monopoles, se positionnent comme des opérateurs universels, s'opposant ainsi à cette dissociation opérateur de réseau/prestataire de service. Ils s'efforcent de garder un contrôle à la fois sur la gestion de la relation au client et sur celle des infrastructures. La gestion de la relation au client constitue en effet l'essentiel de la valeur du service, en particulier parce que les coûts de transmission sont désormais réduits, d'où la tendance croissante des opérateurs à devenir des prestataires de services intégrés, en multipliant les partenariats transversaux et verticaux avec diverses activités, par exemple, avec les banques et les constructeurs automobiles. Les opérateurs de téléphonie traditionnels commencent ainsi à diversifier leurs services dans des applications sophistiquées à valeur ajoutée liées à la transmission de données, tel l'accès à l'Internet mobile, où l'usager est connecté à des fournisseurs de services que l'opérateur a préalablement sélectionnés. Pour les mêmes raisons, des équipementiers, tels Microsoft ou Nokia, essaient d'instaurer une relation au client qui leur confère une plus grande valeur ajoutée ; ils souhaitent ainsi vendre des terminaux personnalisés directement à leurs clients ou via des partenariats avec des prestataires de service. La globalisation des marchés induite par l'universalité du réseau augmente la taille des marchés ainsi que le nombre de concurrents et pousse à la concentration des secteurs de services liés aux TIC. Cette concentration s'est faite notamment par des acquisitions issues du démantèlement de plusieurs alliances. Au cours des cinq dernières années, les alliances entre les anciens monopoles de télécommunications comme France Télécom et Deutsche Telekom ont été démantelées, comme l'ont été les consortia globaux tels Esprit, Global One et, plus récemment, Unisource avec la vente de Siris à Deutsche Telekom. Les entreprises d'information et de communication ac60
quièrent ainsi leurs concurrents et entrent en concurrence frontale avec leurs anciens partenaires (Idate, 2000 ; Gassot et al., 2000). La dissolution brutale de ces alliances s'explique par les nouvelles possibilités d'entrée sur les marchés de services de télécommunications pour les opérateurs en concurrence pour les licences UMTS (Universal Mobile Telecommunications System). Ces licences sont en effet en nombre limité du fait de la rareté des fréquences, ce qui explique l'intensification de la concurrence dans ce domaine. Le démantèlement des alliances s'explique aussi par le refus des opérateurs de partager des profits issus de l'investissement dans des projets de R&D dont les coûts de lancement avaient été mutualisés avec les alliances, de même que par le besoin de ces opérateurs de réaliser des partenariats avec d'autres activités ou d'acquérir des start-ups Internet, par exemple, des fournisseurs d'accès, ces nouvelles alliances paraissant, de fait, plus profitables et moins risquées que des alliances avec des rivaux puissants. Par conséquent, dès qu'une nouvelle alliance est établie ou quand des acquisitions ont lieu, les opérateurs suivants forment des partenariats afin de se maintenir à une taille critique. Comme cela a été montré dans Hamdouch (2001) et Samuelides (2000), ces rapprochements entre entreprises ont par ailleurs un caractère préemptif car ils réduisent les possibilités d'alliances des concurrents. Ces phénomènes expliquent la séquence des acquisitions et la rapidité des changements structurels sur les marchés. Comme la croissance de tels marchés est élevée et soumise à des effets de réseaux, les prestataires de service se concurrencent sur la taille de leur base de clientèle en attirant de nouveaux utilisateurs et en améliorant leur notoriété par des services originaux relativement à leurs concurrents. En outre, le besoin des prestataires d'adapter leurs services à la demande, et à l'environnement concurrentiel de chaque pays, explique la nécessité pour un prestataire de services d'innover en continu pour bénéficier de la croissance du marché et améliorer sa position concurrentielle. Afin de développer ou d'anticiper la demande, l' apprentissage (Cohen et Levinthal, 1989) est une condition de survie pour ces activités de services. Il leur permet de tester le succès, la rentabilité et les effets des évolutions passées. De la même manière, les innovations sont introduites par accumulation et assimilation des changements antérieurs. L'anticipation de la clientèle potentielle, l'investigation du marché, l'assimilation des résultats des tests auprès de la demande, requièrent la res61
tructuration permanente des modes organisationnels traditionnels (par exemple avec l'apparition de la veille concurrentielle et des référentiels systématiques). Cette adaptation procure des idées nouvelles pour des applications de service. Par exemple, la co-conception dans les processus d'innovation à l' œuvre dans les télécommunications induit de nouveaux services pour satisfaire les demandes des clients (renouvellement de terminaux et d'options de services, possibilité de choisir une formule forfaitaire après un test sur un mois, ou encore diminution des tarifs des communications entre réseaux fixes et mobiles, etc.). Comme indiqué dans la figure 3, les innovations et l'apprentissage se rencontrent dans des boucles variées qui impliquent le prestataire de services et ses différents partenaires. En particulier, des innovations passées améliorent généralement la connaissance du marché par l'observation des échecs ou des succès liés à leur développement. Un tel apprentissage permet d'innover, de contrôler et d'améliorer les processus d'innovation. L'apprentissage est à la fois interne, à l'interface entre équipementiers et prestataires de services, et dans la relation au client. Les différents partenaires rassemblent ainsi leurs savoirfaire et leurs sources d'informations pour concevoir de nouveaux produits, c'est-à-dire à la fois de nouveaux biens industriels (terminaux, équipements) et de nouveaux services. Les équipementiers fournissent des connaissances scientifiques et techniques, le prestataire de services et les distributeurs fournissent leur connaissance du marché et des évolutions de la demande. Ces boucles d'apprentissage sont cruciales dans les innovations de services car elles affectent la capacité du prestataire à maîtriser les délais des processus d'innovation et à maintenir son avance sur ses concurrents.
62
Figure 3 : Les dynamiques d'apprentissage liés aux TIC
dans les services
......................
Equipementiers en technologies (produits, processus)
(i)
A
(i)
(ii)
(ii)
PRESTATAIRESDE SERVICES Utilisateurs et intégrateurs de nouvelles technologies
(iv)
t
A
(iii
Distributeurs
(iv)
(iv)
t
>1
< (i) (ii) (iii) (iv)
(iii)
1
(iii)
Clients
--7
~
A
no............... 1.-.
Transactions commerciales (vente et distribution) Interactions et processus d'apprentissage (feed-back) Vente de technologies (terminaux, équipements) Participation dans la conception des technologies (transfert d'information sur la demande) Participation dans la conception des nouveaux services (tests sur clients, traitement des réclamations) Prestations de services
63
:
CONCLUSION
Les nouvelles technologies de l'information et des télécommunications sont en train de réorganiser les prestations de services traditionnelles et de générer une dynamique de développement de nouvelles activités, à la fois dans les nouvelles entreprises et dans les entreprises traditionnelles. D'une part, les TIC améliorent les performances des entreprises utilisatrices en permettant d'augmenter la vitesse des transactions et le volume de stockage et de traitement de l'information. Avec le développement d'Internet, ces technologies génèrent, d'autre part, de nouveaux services d'information et de communication, à l'origine de la création de la plupart des start-ups nées au cours des années quatre-vingt-dix. Ces technologies affectent aussi la gestion de la relation au client et la distribution, si bien qu'elles permettent aux industries traditionnelles de renouveler leurs activités en proposant des prestations de services innovantes, personnalisées, intégrées et accessibles. Les prestataires doivent donc introduire des innovations commerciales et de nouvelles stratégies organisationnelles afin d'élaborer des réponses rapides aux besoins du marché par de nouveaux concepts de service qui doivent permettre à leurs clients de s'initier aux TIC et d'en devenir des utilisateurs réguliers. Ces innovations génèrent ainsi de nouvelles prestations de service, utilisées à la fois comme outils de loisir et de travail. Les prestataires de services introduisent souvent ces innovations cumulativement en les combinant afin d'accroître la valeur des services et habituer leurs clients à des évolutions radicales. Un prestataire de services doit donc établir une dynamique continue d'innovations en associant évolutions organisationnelles et commerciales ainsi qu'en assimilant les flux continus d'innovations technologiques. Les prestataires peuvent instaurer et développer des processus d'apprentissage afin d'améliorer leur aptitude à introduire des innovations de services en surveillant les évolutions de la demande. Ils développent des stratégies d'innovation cohérentes en exploitant les synergies entre les différentes innovations. Les échanges d'information entre les équipementiers et la demande sont assurés par les prestataires de services qui jouent le rôle d'intermédiaires et établissent de nouvelles applications aux projets de R&D des équipementiers. L'évolution de ces industries est déterminée par le rythme de croissance de la demande qui reste encore incertain, comme les futures innovations technologiques, de telle 64
sorte que le prestataire de services concentre désormais son activité sur la détection des besoins des consommateurs. Cette évolution liée aux TIC implique ainsi une reconfiguration globale des activités de services et de nouveaux processus d' apprentissage afin de détecter et d'assimiler les évolutions continues et rapides de la demande et des technologies. Les innovations de services permettent ainsi aux prestataires de services de pénétrer ces activités en forte croissance et, en s'appuyant sur des effets de réseaux, d'occuper rapidement une position dominante sur ce marché. Par la compréhension approfondie de la variété des applications des technologies de l'information, un prestataire pourra fournir à ses clients des services qui contribueront à la création et la croissance de ces nouvelles activités. Ces innovations affectent la plupart des services qui utilisent les TIC pour réaliser des transactions commerciales comme à des fins de communication interne. Ces changements de l'offre et de la demande de services dans un contexte de concurrence accrue impliquent une adaptation en profondeur de la structure des activités de services traditionnelles, qui passe par la convergence d'activités variées, notamment grâce à des alliances et des acquisitions. Cette évolution favorise donc la reconfiguration des activités de services en de nouvelles activités associant des secteurs variés, comme c'est le cas à travers les nouveaux partenariats observés entre distributeurs, fournisseurs de contenu, opérateurs, intégrateurs et équipementiers. BIBLIOGRAPHIE ANCIAN P., «Mobile-Internet: nouvel accès ou nouveau service? », Communications et stratégies, 36, 1999, pp. 207-222. CAPRON L., MITCHELL W., « The Role of Acquisitions in Reshaping Business Capabilities in the International Telecommunications Industry », Industrial and Corporate Change, vol. 7, 4, 1998, pp. 715-729. COHEN W., LEVINTHAL D., «Absorptive Capacity: a new Perspective on Learning and Innovation », Administrative Science Quaterly, vol. 35, 1, 1989, pp. 128-152. COLOMBO M.G., GARRONE P., «Common carriers' entry into multimedia services », Information, Economics and Policy, 10, 1998, pp. 77-105.
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CHAPITRE 3 : LES PARADOXES DE LA PRODUCTIVITE DANS LA PRODUCTION DES LOGICIELS François Hom1 Clersé - Iftési, Université de Lille 3
INTRODUCTION
Le «paradoxe de Solow», selon lequel « on voit des ordinateurs partout sauf dans les statistiques de productivité », suscite de nombreux débats. Une interrogation préalable porte sur la réalité statistique du paradoxe en émettant des sérieux doutes sur la pertinence des statistiques de productivité, notamment dans les activités de services, où «les mesures existantes de productivité [sont] inadaptées pour saisir la forte complexification» des activités (Gadrey, 1996, p. 227) ou donne des résultats contradictoires. Au-delà, plusieurs explications de ce paradoxe ont été proposées: difficultés pour passer de gains partiels réels à des améliorations globales; « nature intrinsèquement sociale du processus d'informatisation» (Pichault, 1990, p. 170) d'où l'existence de comportements stratégiques des acteurs (salariés mais aussi dirigeants) qui empêcheraient d'exploiter toutes les potentialités de l'informatisation; mauvaise gestion de l'informatisation (Brynjolfsson, 1993) ; objectifs d'informatisation des organisations qui ne sont pas nécessairement la recherche de gains de productivité, l'informatisation pouvant avoir une multiplicité d'impacts et être un investissement obligatoire en raison de nécessités administratives, des exigences des clients ou des entreprises partenaires, et des pressions des entreprises 1 Mes sincères remerciements pour leurs commentaires et remarques sur une première version de ce texte à William 1. Baumol et à Jean Gadrey.
concurrentes; prise en compte de la dimension temporelle, les effets de l'informatisation se manifestant avec retard, comme dans le cas de l'électricité où il fallut attendre quarante ans pour que son impact sur la croissance apparaisse dans les statistiques (David, 1991) notamment en raison de la lenteur des processus d'apprentissage. Nous voudrions contribuer à ce débat à partir de l'étude de la réalité de ce paradoxe dans un secteur particulier: la production des logiciels. L'étude de ce paradoxe pour cette activité est particulièrement intéressante dans la mesure où la production des logiciels utilise massivement des technologies de l'information (matériel informatique, autres logiciels). De plus, la part de ces technologies est croissante, au détriment des connaissances tacites des programmeurs, avec les tentatives d'automatisation de cette activité par l'utilisation d'outils de génie logiciel de plus en plus sophistiqués, et par leur regroupement dans des Ateliers de génie logiciel. L'absence de gains de productivité dans la production des logiciels serait d'autant plus fâcheuse qu'une des fonctions principales de la plupart des logiciels est justement d'améliorer la productivité des utilisateurs (productivité indirecte) . Or, apparemment, l'économie du logiciel se caractérise par la faiblesse des gains de productivité pour produire des logiciels (que ce soit en termes de niveau ou d'évolution). Par exemple, Jones, fondateur et président de la société Software Productivity Research, dans un livre intitulé «Programming Productivity » constate que « la programmation est universellement jugée trop coûteuse, génératrice de trop d'erreurs et beaucoup trop lente », (1989, p. 14). De même, Printz estime que « la productivité de la programmation est le problème numéro un du bon usage des ordinateurs» (1998, p. 322). Selon Baumol, l'absence d'amélioration de la productivité dans la production des logiciels justifie le classement de l'informatique dans le secteur « à stagnation asymptotique» (section 1). Pourtant, nous verrons qu'à condition de prendre un certain nombre de précautions d'interprétation, l'examen de plusieurs indicateurs techniques montre que la productivité dans les activités de conception des logiciels connaît une croissance significative (section 2). Surtout, si l'on prend en compte une des évolutions les plus fondamentales de l'économie des logiciels de ces vingt dernières années, à savoir la substitution, dans un nombre croissant de situations, de l'utilisation de progiciels (c'est-à-dire de biens intangibles) à l'utilisation de logiciels sur mesure (qui correspondent à une activité de services), on constate alors que la productivité a augmenté de façon importante 70
même si cette augmentation est difficile à mesurer précisément (section 3). Il reste alors à s'interroger sur les raisons de cette sous-estimation. Une explication de la sous-estimation de la croissance de la productivité dans la production des logiciels est qu'elle est beaucoup moins rapide que la croissance de la productivité dans le matériel informatique (qui évolue à un rythme exceptionnel) et qu'elle reste donc insuffisante face à la très forte croissance des besoins. Nous en déduisons que le secteur informatique est globalement un secteur asymptotiquement croissant, avant d'esquisser quelques perspectives d'évolution de la productivité dans la production des logiciels (section 4). 1. La thèse de Baumol : l'absence d'amélioration de la productivité et ses conséquences Le point de départ de l'analyse est l'examen critique des modèles de Baumol, en raison de l'impact de ces modèles sur les débats concernant l'évolution de la productivité, et surtout parce qu'une des deux activités, qui est étudiée pour appuyer sa thèse est l'informatique et en son sein les problèmes liés à l'importance prise par la production des logiciels. Le premier modèle de « croissance déséquilibrée» de Baumol (1967) voulait rendre compte des effets des taux de croissance de la productivité plus faible dans les activités de service. L'économie y était divisée en deux secteurs, un secteur « stagnant» et un secteur « progressif». Le secteur « stagnant» comprenait les activités de service dans lesquelles le travail était l'intrant principal et les gains de productivité faibles. Le secteur « progressif» comprenait des activités de production de biens dans lesquelles l'usage croissant de capital et la mise en œuvre de nouvelles technologies entraînaient des accroissements continus du produit par travailleur et, par conséquent des salaires plus élevés. Comme les salaires plus élevés se propageaient du secteur « progressif» vers le salaire « stagnant », les coûts et les prix dans ce secteur devaient croître de manière continue (<<maladie des coûts »). De plus la faiblesse de la croissance de la productivité dans le secteur « stagnant» conduisait à prévoir que ce secteur absorberait progressivement des proportions de plus en plus importantes de l'emploi total, qui, par effet de structure, entraînerait un « déclin du taux de croissance général de la productivité dans l'économie ». Vingt années après, Baumol, Blackman et Wolf (1985) présentent un second modèle dans lequel ils ajoutent un troisième secteur « à stagnation asymptotique ». Les activités de ce secteur ont une composante très avancée sur le plan technologique 71
(intrants du secteur progressif) et une composante relativement irréductible fortement intensive en main d'œuvre (intrants du secteur stagnant). De ce fait «le dynamisme de ces activités peut se révéler passager et quelque peu illusoire» (p. 816). En effet, ces activités «démarrent comme des activités de pointe dominées par leur composante technologique à forte productivité, mais à mesure que la main-d'œuvre représente une part croissante des coûts globaux (parce que la composante dynamique, novatrice, entraîne une réduction de ses propres coûts), elles finissent par revêtir les caractéristiques des services stagnants» (idem). L'analyse du secteur asymptotiquement stagnant est basée sur des données relatives à deux activités, l'informatique et la télévision. En ce qui concerne l'informatique, la composante progressive est l'équipement informatique, dont «le coût par unité de puissance de traitement semble avoir chuté d'environ 25 % par an » (p. 813). Le segment ayant les caractéristiques du secteur stagnant est la production de logiciels: « entre temps, le coût des logiciels (à fort coefficient de maind'œuvre) représentait une proportion toujours plus grande du coût global d'un système informatique» ; selon Baumol, Blackman et Wolf, la part du logiciel dans le coût d'un système est passée de 5 % en 1973, à 80 % en 1978 et 90 % en 1980 (p. 813), ceci s'expliquant par le fait que « l'élaboration du logiciel demeure une activité essentiellement artisanale et, jusqu'à présent un service stagnant» (idem). Ces analyses ont trouvé un écho dans les prévisions alarmistes régulièrement effectuées, mais non confirmées jusqu'à aujourd'hui, d'une pénurie structurelle de programmeurs dépassant les simples tensions conjoncturelles sur le marché du travail effectivement constatées. Par exemple, l'OCDE (1991) cite une étude américaine, selon laquelle, si les tendances actuelles concernant le matériel ~t le logiciel se poursuivaient, en 2040, toute la population des Etats-Unis (hommes, femmes et enfants) devrait écrire des logiciels! Or il est possible de montrer que contrairement à ce qu'affirme Baumol, il existe des gains de productivité dans la production des logiciels. La mesure de la productivité du travail et de son évolution peut poser des problèmes difficiles à solutionner (cf. notamment pour les activités de service, Gadrey, 1996). Le plus délicat est la mesure du numérateur (la quantité produite), qui nécessite de pouvoir définir une unité de production: son caractère le plus souvent hétérogène nécessite de trouver des indicateurs pertinents pour pouvoir agréger la production. Ces indicateurs peuvent être des indicateurs techniques (ou physiques) que l'on estime représentatifs de la production réali72
sée, ou des indicateurs économiques (chiffre d'affaires, valeur ajoutée) ce qui nécessite d'éliminer les évolutions des prix non liés à des changements qualitatifs de la production réalisée. 2. La croissance de la productivité mesurée par des indicateurs techniques 2.1. Le nombre de lignes de codes par personne Pour la production des logiciels, la mesure la plus fréquemment utilisée de productivité à partir d'indicateurs techniques (parfois également appelée productivité physique) est le nombre de lignes de codes par personne. Elle repose sur le fait que, si les logiciels sont très différents les uns des autres, ils ont une caractéristique commune, qui est qu'ils sont tous constitués d'un code source (texte du programme écrit dans un langage de programmation) et que l'on peut facilement connaître le nombre de lignes de codes. Il suffit ensuite de calculer le nombre de lignes de codes sources (LS ou KLS pour Kilo Lignes Source) par homme année (KLS/HA) ou par homme mois (KLS/HM)2 pour disposer d'un indicateur de productivité. Cet indicateur de productivité ne posait pas trop de problèmes d'interprétation quand la production de logiciels était une activité essentiellement individuelle, basée sur le même langage de programmation et que l'indicateur était appliqué à des programmes d'une taille et d'une complexité comparables. La facilité et le coût très faible d'obtention de cet indicateur fait qu'il est resté « l'unité de mesure la plus répandue dans l'indl.;1striede la programmation» (Jones, 1989, p. 24). Il correspondait à « l'hypothèse de loin la plus répandue au sujet de la productivité, depuis les débuts de l'industrie de la programmation, [qui] était qu'améliorer la productivité voulait dire augmenter la possibilité de rédiger des lignes de code-source à plus grande vitesse » (idem, p. 21).
2
A notre connaissance,il n'existe pas de tentative de mesure de la producti-
vité horaire, notamment parce qu'il est souvent difficile de connaître la durée réelle du travail des programmeurs. Jones signale que la pratique répandue des heures supplémentaires non payées peut avoir pour conséquence de sousestimer les gains de productivité réels, « un gain de 20 % ou 25 % [risquant] de se traduire uniquement par une diminution des heures supplémentaires non payées» (1989, p. 272). 73
2.2. L'importance des conventions utilisées Cependant, le nombre de lignes de code source par personne ne peut être utilisé valablement qu'en précisant clairement les nombreuses conventions adoptées, ce qui est loin d'être toujours le cas, alors même que ces conventions sont fréquemment différentes selon les études effectuées. Concernant le numérateur, Jones dénombre onze façons différentes, concernant les programmes et les projets, pour compter le nombre de lignes de code source. Les variantes au niveau des programmes concernent principalement la définition de ce qui termine une ligne de code (un retour à la ligne ou un séparateur logique), la prise en compte des définitions de données, des commentaires ou uniquement des instructions exécutables. Elles ont pour conséquence des variations d'au moins cinq à un entre la technique de comptage la plus lâche et la technique de comptage la plus compacte. Les variantes au niveau des projets concernent l'éventuelle prise en compte du code réutilisé, des lignes de codes supprimées (qui peuvent demander beaucoup d'efforts et permettre une amélioration du produit par augmentation de la vitesse de traitement et diminution de l'encombrement en mémoire), du code temporaire de mise au point et du code d'assistance; selon les choix effectués l'estimation de la productivité peut aller de 333 lignes de code par homme-mois à 7666 lignes de codes par homme-mois (Jones, 1989, p. 31 et 32). Concernant le dénominateur, selon que l'on prend en compte uniquement les personnes qui font du codage et que pendant les périodes où elles effectuent celui-ci, ou qu'au contraire on comptabilise l'ensemble des personnes qui participe au cycle de développement du logiciel depuis l'expression des besoins jusqu'à la maintenance des applications, les écarts de productivité sont encore plus importants: ainsi Jones (1989, p. 38) estime que la productivité apparente contenus dans les lignes de code source par homme-année est de 25 000 pour « le codage seul, mesuré pendant une journée et converti en taux annuel », à 250 pour « les moyens totaux consacrés en un an au logiciel par l'entreprise, y compris projets abandonnés, tous les développements et améliorations et toute la maintenance ». L'importance de ces écarts traduit la place de plus en plus limitée occupée par l'écriture du code inclus dans le logiciel par rapport à l'ensemble des activités de développement d'un logiciel. Enfin indépendamment de ces problèmes qui peuvent se résoudre par une normalisation des conventions utilisées, il faut également tenir compte du « style» de programmation qui peut aboutir à des programmes de taille sensiblement différente pour 74
résoudre le même problème. Un exemple célèbre est le conflit opposant Microsoft à IBM lors de leur projet d'écrire en commun un système d'exploitation (OS2) : la contribution de chaque entreprise, de culture très différente, au projet commun était mesurée par le nombre de lignes de code source produit, et les programmeurs de Microsoft considéraient que les programmeurs d'IBM avaient besoin d'écrire (inutilement) beaucoup plus de lignes de codes qu'eux pour réaliser les mêmes fonctions (Carroll, 1994). 2.3. Le problème de l'hétérogénéité des langages de programmation Une complication supplémentaire dans l'utilisation de l'indicateur du nombre de lignes de codes par personne pour mesurer la productivité provient de l'utilisation de plus de 500 langages de programmation différents, ce qui ne permet pas d'effectuer une comparaison directe pour des programmes écrits dans des langages différents. La création de langages de plus haut niveau avait notamment pour objectif d'améliorer la productivité des programmeurs. Or on constate invariablement que lorsque l'on utilise un langage de plus haut niveau, la productivité mesurée par le nombre de lignes de code-source diminue. C'est ce que Jones (1989, p. 21) appelle le «paradoxe le plus significatif de toute la profession: les langages de haut niveau tendent à réduire, au lieu d'accélérer, la vitesse de production des lignes de codes ». L'explication de cet apparent paradoxe est la suivante: plus le niveau du langage est élevé, moins il y a de code à rédiger pour réaliser une même fonction. Certes, le codage d'une ligne dans un langage de plus haut niveau ne prend pas plus de temps (il aurait même plutôt tendance à diminuer légèrement lorsque le niveau du langage s'élève), mais la part relative des activités indépendantes des langages de programmation (spécifications, conception, documentation...) va augmenter, ce qui dégrade apparemment la productivité mesurée par le nombre de lignes de code-source. L'exemple suivant de trois programmes fonctionnellement identiques rédigés dans trois langages de niveau croissant permet d'illustrer par le tableau 1 ce raisonnement.
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Tableau 1 : Le paradoxe des lignes de code: un programme identique dans trois langages différents Assembleur PL/1 Lignes source 100 000 25 000 Activité (hommes-mois) Spécifications 10 10 Conception 30 30 Codage 115 25 20 Documentation 20 25 15 Intégration/tests 200 100 Total (hommes-mois) Lignes de code source 250 500 par homme-mois Source: Jones, 1989, p. 22
APL 10 000 10 30 10 20 10 80 125
Le même programme nécessite 100 000 lignes de code source dans le langage de plus bas niveau (l'assembleur) et seulement 10 000 dans un langage de plus haut niveau comme APL. Il est clair que l'utilisation d'un langage de plus haut niveau a permis d'augmenter la productivité «réelle» puisqu'il fallait 200 hommes-mois pour développer la version en assembleur et seulement 80 pour développer la version en APL. Mais mesurée en lignes de code source par mois, la productivité a apparemment chuté (de 500 à 125 !). Il est intéressant de noter que ce n'est pas l'activité de codage qui explique ce phénomène (le programmeur en Assembleur codait en moyenne 870 lignes par mois, et 1 000 lignes par mois en PLll ou en APL), mais la baisse de la part des efforts consacrés au codage, ce qui est justement une des motivations pour utiliser des langages de plus haut niveau. Formulé autrement, ce paradoxe signifie qu'il n'est pas justifié de comparer directement deux programmes de même taille écrits dans des langages différents: un programme de 1 000 lignes Cobol demande beaucoup plus d'efforts pour établir ses spécifications, sa conception et sa documentation qu'un programme de 1 000 lignes Assembleur parce que ses fonctionnalités sont beaucoup plus importantes. Il faut pourtant remarquer que le plus souvent l'utilisation très répandue de la mesure de l'évolution de la productivité par le nombre de lignes de code par personne, ne tient pas compte des différences des niveaux de langages utilisés, ce qui a certainement contribué à sous-estimer l'augmentation réelle de la productivité dans la production de logiciels. 76
Une première possibilité pour éliminer ce biais consisterait à évaluer le logiciel produit en remplaçant la mesure des lignes de code-source, par des lignes de code-objet ou octets occupés en mémoire, une ligne de code source en langage de haut niveau se traduisant par beaucoup plus de lignes de code-objet qu'une ligne de code-source en langage de bas niveau (un programme de 1 000 lignes Cobol génère un programme exécutable de taille beaucoup plus importante qu'un programme de 1 000 lignes assembleur). Toutefois cette solution, si elle est très simple à mettre en pratique, risque d'aboutir à un nouveau paradoxe: l'amélioration continuelle des compilateurs permet de générer un code-objet de plus en plus compact, ce qui permet d'améliorer les performances (vitesse d'exécution, place occupée en mémoire) mais ferait apparaître une baisse de la productivité mesurée par la taille du code-objet. La seconde possibilité, retenue par Jones, consiste à convertir les programmes écrits dans les différents langages en « équivalent assembleur» en se basant sur un nombre moyen d'instructions exécutables générées par une instruction source. En reconnaissant que l'estimation de ces ratios est approximative, Jones propose les conversions suivantes: une instruction source en assembleur génère une instruction exécutable, une instruction source en Cobol ou en Fortran génère en moyenne trois instructions exécutables (et est donc équivalente à trois instructions assembleur), une instruction source en APL génère en moyenne 10 instructions exécutables, une instruction source en Smalltalk (un langage objet) génère 15 instructions exécutables, une instruction dans un langage de tableur génère 50 instructions exécutables... (1989, p. 69). A partir de ce ratio, on peut calculer l'évolution de la productivité mesurée en unités artificielles d'équivalent assembleur. Pour un système remplissant les mêmes fonctions réalisé à vingt ans d'intervalle, Jones donne les estimations suivantes (cf. tableau 2).
77
Tableau 2 : Productivité de systèmes remplissant les mêmes fonctions à vingt ans d'intervalle
Langage Lignes source Activité (hommes-mois) Spécifications Conception Documentation interne Documentation utilisateurs Codage Tests d'intégration Correction des défauts Gestion Total (hommes-mois) Lignes de code source par hommemois Source:
1964
1984
Assembleur 30 000
Cobol 10 000
10 15 14 29 99 40 48 25 280
4 6 4 Il 20 Il 31 7 94
107
106
Jones, J989, p. J 06
On constate que bien qu'aient été prises en compte des améliorations de productivité dans l'ensemble des activités du cycle du développement du logiciel, le changement de langage de programmation fait que la productivité mesurée par le nombre de lignes de code-source (sans tenir compte du changement de, langage) reste stable. Par contre, en considérant qu'une ligne Cobol équivaut à trois lignes en assembleur, la productivité en équivalent assembleur est de 319 lignes par homme-mois en 1984, soit une hausse de près de 200 % en vingt ans, ce qui correspond à un taux de croissance annuel moyen de 5,6 %. Certains auteurs font état de gains de productivité encore plus importants: par exemple, Brooks estime que « la productivité en programmation peut aller jusqu'à quintupler lorsqu'un langage évolué approprié est utilisé» (1996, p. 207). Toutefois Jones estime que pour les langages dont le niveau dépasse 15 fois la puissance de l'assembleur, tels les langages à base graphique (par exemple Visual Basic où la programmation repose plus sur l'utilisation de menus déroulants ou des commandes par boutons que sur des instructions déclaratives), la
78
mesure par les lignes de codes perd toute signification et ne doit pas être utilisée (1998, p. 20)3. 2.4. L'augmentation de la taille et de la complexité des projets à réaliser Jusqu'à maintenant nous avons uniquement considéré des projets de taille identique. Or les projets de taille importante demande des efforts qui croissent beaucoup plus rapidement que l'augmentation du nombre de lignes de codes produites. De façon générale, il a été estimé que l'effort exprimé en hommemois (HM) croît de façon exponentielle avec la taille du logiciel à développer, exprimée en milliers de lignes source livrées (KL8)4. Ceci signifie que la productivité des programmeurs décroît fortement avec le volume de code à réaliser (Printz, 1998, p. 270). En réalité, c'est moins la taille que la complexité de l'application qui affecte la productivité: «il est possible d'envisager de très grandes collections de codes comme par exemple une bibliothèque de macros, un magasin de modules réutilisables ou un ensemble de programmes utilitaires, où la taille totale a relativement peu d'effets sur la productivité d'ensemble parce que les modules individuels sont complètement déconnectés les uns des autres et ne font que se côtoyer dans un même catalogue» (Jones, 1989, p. 122). Mais, le plus souvent, la complexité d'un logiciel augmente de façon non linéaire avec sa taille (Brooks, 1996, p. 159). Dréan estime que pour les activités de rédaction et de test, la productivité va de 60 instructions (testées) par jourhomme pour un programme simple à moins de 2 instructions par jour-homme pour des systèmes complexes (1996, p. 199). Cette chute de la productivité pour la production de grandes applications complexes est d'autant plus gênante que la tentation d'augmenter le nombre de personnes qui travaillent sur le projet pour pouvoir l'effectuer dans des délais raisonnables se révèle peu efficace. C'est ce que Brooks, qui coordonnait jusqu'à plus de 1000 personnes participant au développement de 1'08/360 d'IBM, appelle « le mythe du mois-homme» : les mois et les 3
Un des effets des générateurs automatiques de code est que, s'ils facilitent
considérablement la programmation, ils produisent toujours beaucoup plus de lignes de codes qu'un codage manuel. 4 Boehm (1981, pp. 81-84) donne les estimations suivantes dans le modèle de coût CoCoMo : 1,05 pour les programmes simples, et Effort HM Effort HM= 2,4 * (Volume KLS)
1,20 = 3,6 * (Volume KLS) pour les programmes complexes. Brooks cite d'autres études selon lesquelles l'exposant serait proche de 1,5 (1996, p. 74 et 206). 79
hommes ne sont interchangeables que lorsqu'une tâche peut être divisée entre plusieurs travailleurs sans réclamer de communication entre eux, ce qui est vrai pour la récolte du blé ou la cueillette du coton mais pas pour la programmation (1996, p. 14). Dans ce cas, il faut prendre en compte la formation des travailleurs au but du projet, à sa stratégie globale, à son plan de travail et aux technologies utilisées, ce qui représente un surcroît de travail qui augmente linéairement avec le nombre de travailleurs. Il faut surtout tenir compte de l'effort supplémentaire de communication: si n taches doivent être séparément coordonnées avec chaque autre tâche, l'effort augmente en n(n-l)/2 (idem, p. 15). Dans des situations extrêmes ces activités supplémentaires font plus que compenser l'apport de travailleurs supplémentaires, ce qui est connu sous le nom de « loi de Brooks» : « ajouter des gens à un projet logiciel en retard le retarde encore davantage» (Brooks, 1996, p. 20). Toutefois, il existe une possibilité de contourner cette « loi» et d'arriver à une augmentation significative de la productivité, malgré l'augmentation de la taille moyenne des applications développées. Elle correspond au fait que c'est moins la taille que la complexité qui importe. Elle consiste à effectuer un important travail préalable au niveau de l'architecture du système pour le décomposer en petits modules qui doivent avoir une indépendance maximale. Joël Aron à partir de l'étude du développement de neuf grands systèmes chez IBM a montré que la productivité variait de 1 500 lignes de code par année-homme quand il y avait beaucoup d'interactions entre les programmeurs et les parties du système à 10 000 quand il y en avait très peu (Brooks, 1996, p. 206). Il apparaît ainsi que « la clé de la productivité est l'architecture », une bonne architecture consistant à mettre en place « les interfaces nécessaires à une croissance indépendante des différentes composantes du logiciel envisagé» (Printz, 1998, p. 271). C'est du reste le domaine de l'architecture des logiciels qui a connu le plus d'innovations dans la période récente. En même temps, plus les activités de conception se développent au détriment du codage (de plus en plus automatisé), moins il semble pertinent de se baser sur le nombre de lignes de codes pour mesurer la production réalisée. 2.5. Les autres indicateurs techniques Malgré «l'importance surprenante historiquement accordée aux lignes de codes» (Jones, 1989, p. 45) alors que presque personne ne se satisfait de cette métrique (idem, p. 61), il existe
80
des tentatives pour construire des indicateurs plus significatifs de l'activité réalisée. La première tentative est celle de Halstead (1977) de construire des indicateurs de complexité textuelle à partir d'une démarche scientifique (le titre de son ouvrage, très controversé, est Elements of software science). L'idée de base est de comptabiliser séparément les instructions fonctionnelles du programme (appelées « opérateurs») et les définitions de données (les constantes et les variables du programme appelées « opérandes»). Ceci lui permet de mesurer le « vocabulaire» n d'un programme (la somme du nombre d'opérateurs et du nombre d'opérandes différents), et la « longueur» N d'un programme (la somme du nombre d'occurrences des opérateurs et des opérandes). A partir de ces deux grandeurs sont calculées le «volume» du programme (égal à N Log2(n)). Ces indicateurs de base ont été ensuite utilisés pour calculer de nouveaux indicateurs (la «difficulté» D, «l'effort» E, le «contenu d'intelligence» I). Le bilan de cette tentative est mitigé: si la distinction opérée entre les aspects fonctions et données des programmes a permis de mettre en évidence l'importance des données, les indicateurs de base «partagent plus ou moins [avec le nombre de lignes de codes] les mêmes problèmes et les mêmes sources d'ambiguïté » (Jones, 1989, p. 90) ; quant aux autres indicateurs (D, E, I), ils sont« purement subjectifs et ne proviennent en aucune façon de données objectives» (idem, p. 90-91). Finalement, selon Printz (1998), «personne n'a été capable de démontrer l'avantage de ces mesures par rapport aux mesures plus traditionnelles» . Une autre tentative consiste à tenter de mesurer la complexité structurelle d'un programme. La mesure la plus connue est celle de McCabe basée sur la représentation d'un programme par un graphe orienté composés de nœuds (blocs séquentiels d'instructions) et d'arcs (les transferts possibles de contrôle entre les blocs). A partir du nombre de nœuds et d'arcs d'un programme, McCabe (1976) définit la « complexité cyclomatique » d'un programme. Cette méthode, qui connaît un certain succès notamment pour prédire le nombre de défauts d'un programme, a suscité deux critiques. D'une part, la complexité mesurée est celle de la solution qui a été trouvée et qui, selon les compétences des concepteurs, peut être plus ou moins différente de la complexité du problème posé initialement. D'autre part, cette mesure ne tient pas compte de la complexité des données; or, selon certains auteurs, la complexité d'un programme vient principalement de la complexité des données qu'il doit traiter (Jones, 1989, p. 95). 81
Une troisième solution de nature plus empirique est la technique dite des «points de fonction », expression peu adéquate pour une technique qui ne s'occupe pas explicitement des fonctions. Cette technique a été développée par Albrecht en 1979, qui tentait de mesurer l'évolution de la productivité chez IBM pour des programmes écrits dans une grande variété de langage et qui se heurtait au paradoxe exposé précédemment. La mesure des points de fonction, déterminés à partir des caractéristiques d'un projet de logiciel et indépendants du langage de programmation utilisé, correspond aux totaux pondérés et ajustés de cinq éléments: les entrées de l'application, les sorties de l'application, les fichiers logiques associés à l'application, les requêtes pouvant être effectuées vis-à-vis de l'application, les interfaces entre l'application considérée et d'autres applications externes. Cette méthode conserve un certain degré de subjectivité dans la détermination des coefficients de pondération et par l'introduction d'une plage de variation autorisée de plus ou moins 25 %, en fonction de certains facteurs comme une grande complexité ou un traitement temps réel. Cette technique a été utilisée au départ par Albrecht sur un ensemble de 22 projets s'étendant sur cinq ans. Sur cette période de cinq ans et avec cette métrique, Albrecht et Gaffney (1983) ont estimé que la productivité avait été multipliée par 3, ce qui représente un taux de croissance annuel moyen de près de 25 %. Il faut noter que cette période a connu beaucoup d'améliorations des technologies de développement et des langages de programmation. Pour expliquer cette forte croissance de la productivité, Albrecht mentionne comme facteurs principaux, l'utilisation de la programmation structurée, des langages de haut niveau, du développement on-line, et d'une bibliothèque de développement de programmes. En constatant en 1989, qu'aucune métrique communément admise par tout le monde n'avait réussi à se substituer au nombre de lignes de code, Jones plaidait pour la création d'un indicateur unique (<<équivalent logiciel du « produit étalon» de la comptabilité analytique ») qui aurait intégré les points de fonction de Albrecht, la mesure de la complexité de McCabe et une mesure de la complexité des données fondée sur les méthodes de conception par l'analyse des données (la méthode la plus connue étant celle de Jackson, de Warnier et de Orr). L'examen des écrits postérieurs de Jones semble indiquer que cette tentative n'a pas abouti et que ceux qui ne se satisfont pas de la métrique du nombre de lignes de codes recourent principalement à la méthode des points de fonctions, dont les aspects les plus subjectifs ont été en partie éliminés par son application à de 82
nombreux projets et par l'importance des programmes de recherche qui lui ont été consacré (Jones, 1998). 2.6. Une productivité manifestement croissante Il est difficile d'obtenir des informations statistiques globales et fiables sur les indicateurs techniques permettant d'appréhender la productivité. Tout d'abord, beaucoup d'entreprises n'effectuent pas ces mesures qui peuvent être coûteuses5, et les entreprises, en général de grande taille qui effectuent ces mesures communiquent rarement leurs résultats. Les seules sources sur lesquelles on peut s'appuyer sont les écrits de personnes travaillant (ou le plus souvent ayant travaillé) dans ces sociétés (par exemple Brooks à IBM), et des consultants spécialisés dans le développement de la productivité concernant les logiciels. Ce qui frappe à la lecture de ces écrits, c'est que tous mentionnent des estimations statistiques de gains de productivité élevés (voire dans certains cas très élevés), tout en les considérant comme insuffisantes. Un exemple célèbre est un article de Brooks, écrit en 1986 et intitulé « Pas de balle d'argent: l'essence et la substance en génie logiciel »6.Cet article fut souvent interprété comme une démonstration du caractère inéluctable de la faiblesse des gains de productivité dans la production des logiciels, ce que pouvait laisser entendre son titre: les «balles d'argent» sont des armes mythiques capables d'abattre par magie les loups-garous, en l'occurrence les projets logiciels, « monstres crachant des retards, des dépassements de budgets et des produits déficients» (Brooks, 1996, p. 156). En réalité, la thèse défendue par Brooks n'était pas si pessimiste: il affirmait qu'« aucun développement en génie logiciel ne produirait, à lui seul, un gain d'un facteur 10 en productivité de programmation dans les dix ans à venir» (idem, p. 184) et il précisera dix ans plus tard, que « l'article prédisait que conjointement les innovations en cours de développement en 1986 engendreraient effectivement un gain d'un ordre de grandeur en productivité », (idem) ce qu'il juge avoir été une prédiction un peu trop optimiste. Brooks analyse les limites à l'augmentation de la productivité à partir de l'existence de difficultés spécifiques pour la production de logiciels. En s'inspirant de la distinction d'Aristote entre l'essence et la substance d'un phénomène, Brooks divise 5 Jones estime qu'IBM consacre l'équivalent de 5 % de tous ses coûts de développement à des opérations liées aux mesures (1989, p. 289). 6 Nous nous référons à la traduction française publiée dans la deuxième édition du «Mythe du mois-homme. Essais sur le génie logiciel» (1996). 83
les difficultés de la technologie logicielle en «essence» (les difficultés inhérentes à la nature du logiciel) et en « substance» (les difficultés qui gênent la production de logiciel, mais n'y sont pas inhérentes). L'essence d'une entité logicielle est un édifice fait de concepts étroitement imbriqués. La partie la plus difficile du développement d'un logiciel consiste à bâtir les structures conceptuelles complexes qui forment l'entité logicielle abstraite. En effet, ces tâches « essentielles» seront toujours difficiles en raison de quatre propriétés fondamentales des logiciels: la complexité, la conformité (<
que les tâches substantielles ne peuvent permettre de décupler la productivité, même si elles parvenaient à réduire à zéro les tâches substantielles (idem, p. 181). A partir de ce raisonnement, Brooks en déduit que les innovations des années quatre-vingt, qui «permettent d'améliorer uniquement les composantes d'expression des concepts» (idem, p. 169) et dont beaucoup espéraient qu'elles permettraient de résoudre les problèmes de productivité concernant la production de logiciels, ne pourront multiplier la productivité par plus de dix. Cependant, en conclusion de son article, Brooks pointe quatre facteurs qui «s'attaquent à l'essence conceptuelle », des « approches très prometteuses », qui prennent pour cible l'essence du problème logiciel, c'est -à- dire l'élaboration de ces structures conceptuelles complexes. Parmi ces facteurs, le plus important est la « réutilisabilité », vu la faiblesse des coûts de reproduction de ce qui a déjà été développé. La réutilisation de composants logiciels déjà développés est également jugée par Jones comme un facteur d'amélioration de la productivité particulièrement prometteur. Selon cet auteur une réutilisation réussie améliore de 65 % la productivité, réduit de 50 % les délais et de 85 % les défauts (1998, p. 35). Mais Jones souligne l'importance des investissements à réaliser pour produire des composants réellement réutilisables dont la qualité doit approcher le niveau du zéro défaut. En plus du coût initial très élevé de tels composants, Brooks ajoute qu'il suffit que le consommateur potentiel pense (indépendamment du coût réel) qu'il sera plus coûteux de trouver et de vérifier un composant qui satisfasse ses besoins plutôt que d'en écrire un, pour qu'il écrive un nouveau composant, «réinventant la roue ». De ce fait, si la réutilisation des composants a suscité beaucoup d'études, elle est « relativement peu mise en pratique» à l'exception de quelques «communautés» (les mathématiciens, les développeurs de codes de calculs des réacteurs nucléaires, de modèles climatiques ou de modèles océaniques). Mais la «réutilisation» peut également s'opérer au niveau du produit global avec la production de logiciels qui ne sont pas développés pour un utilisateur particulier mais pour des milliers (voir des millions) d'utilisateurs anonymes (progiciels). La production de progiciels apparaît comme offrant des perspectives radicales d'amélioration de la productivité. En effet, « le coût du logiciel a toujours été un coût de développement pas un coût de duplication. (...) Partager ce coût entre plusieurs utilisateurs (. . .) diminue radicalement le coût par utilisateur (...). La mise en service de n exemplaires d'un système logiciel multiplie par
85
n la productivité de ses développeurs » (Brooks, 1996, p. 171)8. L'utilisation des progiciels a suscité au départ certaines réticences, en raison notamment d'exigences trop spécifiques des utilisateurs, mais la baisse du coût du matériel a favorisé leur diffusion9 à des centaines de milliers d'utilisateurs. Cependant dans le cas des progiciels on peut de moins en moins mesurer l'évolution de la productivité en se basant uniquement sur les efforts de développement du logiciel original. Si les coûts de reproduction sont dérisoires, il faut également prendre en compte les activités de marketing, de commercialisation, et les services de support liés dont la part relative augmente fortement. De ce fait, l'utilisation d'indicateurs techniques de productivité, qui dans les hypothèses les plus favorables permettent uniquement d'évaluer l'évolution de l'effort de développement, devient de plus en plus inadaptée, et il est nécessaire de recourir à des indicateurs économiques de productivité. 3. La croissance de la productivité mesurée par des indicateurs économiques La mesure «traditionnelle» de la productivité, notamment dans les comptes nationaux, consiste à mesurer la production par la valeur ajoutée, à pratiquer une double déflation pour éliminer les évolutions de prix et à la diviser par les effectifs (ou les heures de travail). Les études qui traitent de la productivité pour la production des logiciels ne procèdent pas ainsi: tout d'abord, la plupart mesure la production par le chiffre d'affaires, ce qui ne pourrait permettre que d'évaluer ce que Vincent (1968) appelle la productivité brute, moins significative que la productivité nette construite à partir de la valeur ajoutée. Surtout, ces études utilisent des indicateurs non déflatés, ce qui 8 D'une certaine façon, dans le cas extrême mais qui se développe rapidement où un logiciel est disponible sur un serveur et où le nombre de fois où il est téléchargé par des utilisateurs n'entraîne aucun coût supplémentaire pour le prestataire, se manifeste une forme «d'effet d'audience» (Gadrey, 1996, p. 215). Cet effet vise à montrer comment dans des prestations « en public », dont l'exemple typique est le quintette à vents mis en exergue par Baumol, on peut observer des gains de productivité, à condition de « se placer du point de vue de la consommation des prestations, et non du point de vue de leur production ». 9 « En 1960, l'acheteur d'une machine de deux millions de dollars pouvait se permettre d'en dépenser 250000 de plus pour un programme de paie personnalisé (. ..). De nos jours, les acheteurs de machines de gestion à 50 000 dollars ne peuvent absolument pas se permettre de faire faire leurs propres programmes; ce sont leurs procédures de paie qui s'adaptent aux progiciels disponibles » (Brooks, 1996, p. 171). 86
s'explique par les difficultés pour déflater les données, en l'absence d'indice des prix adéquats. 3.1. L'utilisation d'indicateurs non déflatés Pour la France, on dispose de données détaillées de l'INSEE pour le secteur 72 «Activités informatiques », sur la valeur ajoutée et les effectifs. Pour les effectifs, on a additionné les effectifs salariés et les effectifs non salariés. Pour les effectifs salariés, nous avons calculé leur « équivalent temps plein» à partir des effectifs à temps partiel, en appliquant un coefficient de travail à temps partiel calculé à partir de l'année 1996, année où nous disposions de données sur le nombre de travailleurs à temps partiel et sur l'effectif salarié moyen. Le calcul de la valeur ajoutée par effectif pour les années 199310à 1997 donne les résultats figurant dans le tableau 3. Tableau 3 : Evolution de la valeur ajoutée par effectif en France (en milliers de F. courants) 72 721
722 723 724
725
1993 Activités in330,448 formatiques Conseil en systèmes in320,759 formatiques Réalisation 333,209 de logiciels Traitement de 346,294 données Activités de banques de 280,469 données
1994
1995
1996
1997
TCAM
336,234
366,451
384,838
16,46 %
3,88 %
327,408
365,150
393,108
22,56 %
5,22 %
351,369
390,434
400,105
20,08 %
4,68 %
343,613
356,674
383,492
10,74 %
2,58 %
326,036
351,450
378,635
35,00 %
7,79 %
284,856
296,402
276,057
-6,44 %
-1,65 %
En treti en et
réparation de machines de bureau et de matériel informatique
295,049
Source: calculs effectués d'après des données INSEE in Annuaire statistique de la France (Editions de 1996 à 1999) et Tableaux Economiques de la France 1999-2000 pour les données 1997
10 On ne dispose pas pour les années antérieures à 1993 des données selon la nouvelle nomenclature (NAF). 87
Pour les Etats-Unis la connaissance du chiffre d'affairesll et des effectifs du secteur logiciel et services informatiques nous permet de mettre en évidence un doublement (en dollars courants) du chiffre d'affaires par employé entre 1985 et 1995 (cf. tableau 4). Tableau 4 : Evolution du ~ecteur logiciel et services informatiques aux Etats-Unis (en dollars courants) 1985
1995
Taux de croissance
TCAM
CA 12,9 % 237% 45132 152213 (en millions de $) 5,5 % Emploi 1083977 70% 637409 CA/Employé 7,1 % 708,054 1404,209 98% (en milliers de $) Source: calculs effectués d'après les données OCDE (1998, p. 18-19)
Sur la période 1990-1995 qui se caractérise par une croissance moins rapide du chiffre d'affaires par employé, nous disposons (cf. tableau 5) de statistiques par sous-secteurs qui permettent de mettre en évidence un niveau plus élevé de cet indicateur pour les progiciels (un taux de croissance annuel moyen de 3,26 % à comparer à 1,53 % pour les «services de programmation informatique»). Pour le Japon, le chiffre d'affaires par employé en monnaie courante croît beaucoup plus rapidement qu'aux Etats-Unis mais reste à un niveau beaucoup plus faible qu'aux Etats-Unis. Ceci peut s'expliquer par la plus faible proportion de progiciels dans les logiciels au Japon et par leur introduction plus tardive.
Il Le titre du tableau de l'étude de l'OCDE (<
Tableau 5 : C.A. par,employé pour les services informatiques aux Etats-Unis (en milliers de $ courants)
737 Services de programmation informatique, traitement de données, et autres activités de services informatiques rattachées 7371 Services de programmation informatique 7372 Progiciels 7373 Configuration de systèmes informatiques intégrés 7374 Préparation
1990
1995
Taux de croissance global
Taux de croissance annuel moyen
114,392
139,658
22,09 %
4,07 0/0
141,366 146,480
152,658 171,941
7,99 % 17,38 %
1,55 % 3,26 %
132,472
158,522
19,66 %
3,66 %
90,595
139,597
54,09 %
9,03 %
74,361 97,206
96,467 104,191
29,73 % 7,19 %
5,34 % 1,40 %
et trai-
tement de données, services de traitement 7375 Services de récupération d'information Total 7376 à 7379 *
* 7376 : Services de sous-traitance informatique, 7377 Location et leasing informatiques, 7378 Maintenance et réparation informatique, 7379 Services informatiques n.c.a. Source: calculs effectués d'après les données de l'OCDE (1998, p. 23-24)
Tableau 6 : Evolution du secteur logiciel et services informatiques au Japon (en dollars courants) 1985 C.A. (en millions de $) Emploi C.AlEmployé (en milliers de $)
1995
Taux de croissance
TCAM
655
6764
933 %
26,3 %
162010
407396
151 %
9,7 %
4,042
16,603
311 %
15,2 %
Source: calculs effectués d'après les données OCDE (1998, p. 18-19).
Les différentes études statistiques font donc apparaître une croissance de la «productivité» (basée sur des grandeurs nominales) importante pour la production des logiciels, indépen89
damment de fortes variations selon les années et selon les entreprises. Il est vraisemblable que l'évolution réelle de la productivité est encore plus favorable, les logiciels à qualité constante se caractérisant par la baisse de leurs prix ou, plus fréquemment par une amélioration des fonctionnalités fournies pour un prix donné. Pour vérifier cette hypothèse et pouvoir estimer la croissance de la productivité, il faudrait pouvoir déflater les données. 3.2. Les difficultés pour déflater les données Pour pouvoir appréhender l'évolution en volume d'une production à partir de la connaissance de son évolution en valeur, on déflate cette production par un indice des prix mesurant l'évolution des prix pour le secteur considéré, en tenant compte des effets qualités. Malheureusement de tels indices de prix n'existent pas pour le secteur du logiciel, du moins actuellement12. En effet, «définir, mesurer et enregistrer au cours du temps des prix, et construire ensuite des indices de prix, exige le respect d'une condition essentielle: l'existence d'unités d'output suffisamment standardisées, dont la nature qualitative reste à peu près stable au cours de la période d'étude, ou à la rigueur dont les variations de qualité puissent faire l'objet d'une mesure acceptable lorsqu'on modifie la base statistique des biens pris en compte» (Gadrey, 1996, p. 194). Il est clair que cette condition est très difficile à remplir pour les logiciels sur-mesure, et que pour les progiciels la mesure de l'effet-qualité est délicate à réaliser. Dans de telles circonstances, qui sont fréquentes dans les activités de services où il est souvent difficile de définir des unités produites et donc des prix unitaires, différentes méthodes, plus ou moins satisfaisantes sont utilisées (idem, p. 66 et suivantes). Une première méthode consiste à déflater la valeur produite par le secteur en utilisant l'indice général des prix de l'économie13. Cette méthode ne peut être utilisée que si l'on suppose que l'évolution des prix du secteur n'est pas très différente de l'évolution du niveau général des prix, ce qui n'est manifestement pas le cas pour les logiciels. Une deuxième méthode consiste à effectuer la déflation à partir d'un indice des prix dont on dispose pour un secteur com12
L'INSEE mène actuellementdes études pour construireun indice des prix
des logiciels. 13Cette méthode est fréquemment utilisée pour les services d'assurance où on déflate les primes par l'indice général des prix à la consommation (Gadrey, 1996, p. 199). 90
plémentaire, correspondant en général à des biensl4. Appliquée au logiciel, elle consisterait à déflater la production de logiciels par l'indice des prix du matériel. Les estimations de l'évolution des prix du matériel divergent selon ce que l'on estime le plus représentatif (ordinateur ou composant électronique) et selon les méthodes utilisées pour tenir compte de l'amélioration de la qualité (traitement par chaînage ou méthode hédonique). En utilisant des indices des prix hédonistes, l'OCDE (1997, p. 8) estime que de 1974 à 1994 le prix des semi-conducteurs (microprocesseurs et mémoires) a été divisé par plus de 1 000 et celui des ordinateurs par 10. Dans tous les cas, l'importance des baisses de prix du matériel ferait apparaître une très forte croissance de la productivité pour la production des logiciels. Même si on peut justifier cette façon de procéder, par les complémentarités entre les deux secteurs (des ordinateurs plus puissants permettent d'utiliser des logiciels aux fonctionnalités plus étendues et donc plus complexes à réaliser), il ne nous semble pas que cette méthode puisse être retenue valablement. Une troisième méthode consiste à déflater par l'évolution des rémunérations des salariés du secteurl5. Cette méthode est très contestable, notamment pour les logiciels sur mesure, où la tarification de fait en régie est le plus fréquemment pratiquée, conséquence d'une situation où il n'existe pas d'output séparable économiquement de l'activité de production. Dans ce cas l'évaluation de la production réalisée repose principalement sur les salaires versés, et cette méthode peut être inadéquate pour appréhender l'évolution de la productivitél6. En effet, une augmentation des salaires moyens peut très bien ne pas correspondre à une augmentation des prix à qualité constante, mais traduire une augmentation de la complexité moyenne des pres14Cette méthode est par exemple utilisée pour déflater la production des architectes-conseils, qui est effectuée par l'indice du coût de la construction ~idem, p. 67). 5 C'est la méthode qui est utilisée pour mesurer la production de l'ingénierie « en volume» qui est déftatée par l'évolution des honoraires des ingénieursconseils (Gadrey, 1996, p. 82). 16En théorie si l'ensemble des prestations était uniquement effectué en régie et était constitué uniquement de travail direct, la déflation par l'évolution des rémunérations, conduirait à une «productivité» stationnaire, à l'exception d'écarts pouvant résulter des difficultés d'adaptation des effectifs à l'évolution de l'activité. Le risque, souligné par Gadrey dans le cas de nombreuses activités de service, est de mesurer « un pseudo-produit, qui reflète mal l'output qui importe vraiment, économiquement et socialement, à savoir les services rendus» et de l'utiliser pour calculer une « pseudo-productivité qui peut fort bien être stagnante ou décliner, alors que l'importance des services rendus (par heure de travail) progresse» (1996, p. 169-170). 91
tations réalisées et donc être représentative d'une amélioration d'une qualité des prestations réalisées. Par contre, si on se limite au sous-secteur des progiciels, on peut tenter d'effectuer une déflation par un indice des prix spécifique relativement représentatif. Une étude effectuée par Eurostaf sur un échantillon de 18 entreprises de progiciels, le plus souvent leaders dans leur secteur, évaluait la croissance de la « productivité» du travail (mesurée par le chiffre d'affaires par employé en monnaie courante) à 20,31 % entre 1990 et 1994, soit un taux de croissance annuel moyen de 4,73 %, avec de fortes disparités entre les sociétés: SAP avait sa «productivité» qui augmentait de 53,1 % (TCAM de II,24 %), Microsoft de 65,6 % (TCAM de 13,44 %), Informix de 75 % (TCAM de 15,02 %), le record étant Nat Systems, spécialisé dans les outils de développement clients-serveurs avec une croissance de 107,5 % (TCAM de 20,02 %). Cette étude précisait que les prix des progiciels étaient en baisse, d'où une augmentation réelle de la productivité plus importante, mais ne fournissait pas d'indications sur l'importance de la baisse des prix (Eurostaf, 1996, p. 164). Pour les Etats-Unis, nous disposons de données sur le chiffre d'affaires et les effectifs pour le sous-secteur 7372 "Progiciels", que nous pouvons essayer de déflater. L'étude des prix des progiciels pose des problèmes: évolution spectaculaire des prix en fonction des stratégies commerciales, tarification différenciée selon les utilisateurs. Des indications partielles semblent témoigner de fortes baisses de prix alors même que les fonctionnalités des progiciels augmentent: par exemple, Eurostaf estime que les prix des progiciels bureautiques ont été divisés par 3 en 1993 avec l'arrivée sur le marché des suites bureautiques (Eurostaf, 1995, p. 26) ; selon la Software Publishers Association, le nombre d'unités de logiciels d'application pour ordinateur personnel vendues, pour l'Europe de l'Ouest, avaient augmenté en 1994 par rapport à 1993 de 69 %, mais leur valeur correspondante ne s'était accrue que de 4 %, ce qui correspondait à une baisse du prix moyen de 38,4 % (OCDE 1995 p. 149). Mais à notre connaissance, le seul indice existant aux Etats-Unis est un indice portant sur les logiciels d'application pour ordinateur personnel basé sur la méthode des modèles correspondants, et qui fait état d'une baisse plus modeste. Si nous l'utilisons pour déflater le chiffre d'affaires des progiciels, en faisant l'hypothèse discutable qu'il reflète l'évolution des prix de l'ensemble des progiciels, nous obtenons les résultats suivants (cf. tableau 7).
92
Productivité
Tableau 7 : brute pour les progiciels
C.A nominal (en millions de $ courants) Variation (en %) Evolution annuelle des prix (en %) C.A réel (en millions de $, aux prix de 1990) Variation (en %) Effectifs Variation (en %) C .A./Effectif (en milliers de $ courants) Variation (en %) Productivité (C.A. /Effectif en milliers de $ aux prix de 1990)
aux Etats-Unis
1990
1991
1992
1993
16523
18306
21236
24648
10,8 % -1,6
16,0 % -6,5
16,1 % -0,8
18604
23082
27006
16523
112800 146,480
146,480
Variation (en %)
12,59 % 24,07 % 124400 130800 10,28 % 5,14 %
17,00 % 144800 10,70 %
147,154
162,354
170,220
0,46 %
10,33 %
4,85 %
149,547
176,464
186,506
2,09 %
18,00 %
5,69 %
TCAM
14,26 %
17,79 % 8,68 %
5,13 %
8,39 %
Source: calculs effectués d'après des données OCDE (1998, p. 24, 25 et 41).
Indépendamment de l'amplitude des fluctuations (qui reflète en partie celle des prix), la productivité brute a connu une croissance importante (un taux de croissance annuel moyen de plus de 8 %). Il faut toutefois noter que ce qui est mesuré c'est l'évolution de la productivité au sein du sous-secteur des progiciels. La forte hausse constatée peut s'expliquer par la diminution de la quantité de travail pour produire un original (cf. infra la productivité mesurée par des indicateurs techniques) mais également (et peut-être surtout) par le fait qu'un même progiciel est vendu à un nombre croissant d'utilisateurs. Par contre, ce que nous ne pouvons mesurer (en raison de l'absence d'indice des prix adéquat) et qui représente vraisemblablement la plus grande partie des gains de productivité dans la production des
logiciels considéréeglobalement,ce sont les conséquences
de la
substitution de progiciels à des logiciels sur mesure. La méthode, assez proche de certaines techniques parfois utiliséesl7, qui consisterait à déflater l'ensemble de la production de la branche des logiciels par un indice des prix des progiciels nous semble trop contestable pour pouvoir être utilisée, dans la me17
Par exemple,pour les services bancaires et financiers,le produit en valeur
de cette branche est déflaté par un indice des prix de divers services annexes de gestion (location de coffres, gestion de portefeuilles, placement de titres). 93
sure où il est très peu vraisemblable que l'évolution des prix des progiciels soit représentative de l'évolution des prix de l'ensemble des logiciels. Toutefois une indication des gains de productivité résultant de la substitution des progiciels aux logiciels sur mesure, est constitué par la formidable baisse des prix qui résulte, pour la résolution d'un problème donné (exploitation d'un ordinateur, paye, comptabilité...), du passage d'une solution basée sur des développements sur-mesure à une solution basée sur des progiciels pour remplir les mêmes fonctionnalités18 : «un progiciel entier aux riches fonctionnalités coûte moins cher qu'une journée de programmeur avec ses coûts indirects» (Brooks, 1996, p. 244). 4. L'informatique, un secteur asymptotiquement croissant Que conclure de l'examen de ces différents indicateurs techniques et économiques? Même si nous ne prétendons pas avoir réussi à mesurer globalement de façon précise et rigoureuse l'évolution de la productivité dans la production de logiciels, nous pensons avoir rassemblé suffisamment d'indices (au sens policier du terme) partiels et convergents pour pouvoir affirmer qu'il y a eu une incontestable augmentation de la productivité dans la production des logiciels. Comment expliquer alors que cette augmentation soit le plus souvent considérablement sousestimée? Une explication est le fait que ces études émanent d'informaticiens dont la référence semble plus être les gains de productivité dans la production de matériel informatique, que dans l'ensemble de l'économieI9. Par exemple, Printz cite une étude de ACM SIGSOFT (vol. 8, n° 2, April 1983) qui indiquait que la productivité moyenne d'un programmeur avait été multipliée par 3,6 en 30 ans - ce qui représente un taux de croissance annuel moyen de 4,36 % - et considère qu'il s'agit d'une performance « ridicule comparée à la performance réalisée pour le matériel» (1998, p. 233). 18En réalité les fonctionnalités ne sont jamais rigoureusement identiques: en général le passage à un progiciel permet de fournir une gamme plus large de fonctionnalités; par contre, étant conçu pour répondre à des besoins standards, un progiciel peut être moins adapté aux spécificités de chaque problème concret qu'un logiciel sur mesure, sauf à entreprendre des développements complémentaires. 19Une autre explication possible de cette sous-estimation des progrès constatés, est la volonté de relativiser les annonces, fréquentes dans le domaine des logiciels (et souvent commercialement intéressées), d'une nouvelle solution ou d'un produit miracle, censé à lui seul, multiplier la productivité par un nombre très élevé (la promesse d'une augmentation de la productivité de 1000 % n'est pas rare!). 94
De même quand Brooks affirmait que «aucun développement en génie logiciel ne produirait, à lui seul, un gain d'un facteur 10 en productivité de programmation dans les dix ans à venir» (1996, p. 184), il se référait explicitement au secteur du matériel en précisant que « on ne peut entrevoir aucune invention qui augmente la productivité, la fiabilité et la simplicité du logiciel, comme l'électronique, le transistor et l'intégration à grande échelle l'ont fait pour le matériel informatique (...) [avec] des gains d'un facteur deux tous les deux ans» (idem, p. 157), et que « aucune percée technologique ne nous promet les résultats magiques dont nous sommes si familiers dans le domaine du matériel» (idem, p. 170). Cependant, « l'anomalie n'est pas la lenteur des progrès du logiciel, mas la rapidité de ceux du matériel »20(Brooks, 1996, p. 157). L'écart persistant entre les gains de productivité dans le matériel et dans les logiciels confirme la thèse de Baumol d'une part grandissante des dépenses en logiciels dans les dépenses informatiques, même si les statistiques disponibles font état d'une évolution beaucoup moins rapide que celle qu'il mentionne. Par contre l'augmentation incontestable de la productivité dans la production des logiciels nous conduit à rejeter la classification effectuée par Baumol du secteur informatique (intégrant les logiciels et les matériels) dans les secteurs asymptotiquement stagnants. Il semblerait plus juste de caractériser le secteur informatique comme étant un secteur asymptotiquement croissant21, dont la pente de l'asymptote est le rythme de la progression de la productivité dans la production des logiciels. La productivité continuera-t-elle à croître plus rapidement pour le matériel que pour les logiciels? La réponse à cette question est délicate. Du côté du matériel, il semble que la poursuite de la «loi de Moore» (à la base des progrès de productivité) puisse se heurter à des limites physiques d'ici une dizaine d'années, et il est à l'heure actuelle difficile de savoir si de nouvelles technologies (encore au stade expérimental) permettront les mêmes gains de productivité. Du côté de la production des logiciels, où il n'existe pas de limites physiques à la poursuite de la 20
Brooks estime que «l'explosion de la technologie des ordinateurs qui a connu des progrès sans équivalent dans l'histoire humaine» a permis de « multiplier par au moins mille durant ces vingt dernières années» la productivité dans la fabrication du matériel (1996, p. 222). 21 Baumol, au vu d'une version provisoire de cette étude, tout en soulignant son accord avec l'analyse principale et sa conclusion (l'informatique comme un secteur asymptotiquement croissant), estime qu'à long terme « la question de la stagnation peut finalement surgir, la pensée étant un des inputs du développement des logiciels (...) et la pensée moderne n'étant pas plus productive que celle des grands mathématiciens du XVIIème siècle ». 95
croissance de la productivité, les prévisions sont également très incertaines. Les tendances observées sur les évolutions (passées et actuelles) dans la production des logiciels peuvent toutefois laisser supposer que la croissance de la productivité suit une « courbe en S ». La « courbe en S » de la productivité (cf. graphique 1) a été mise en évidence par Gadrey (1999, p. 20) pour certains services (commerce, transports, télécommunications, banques et assurances). Graphique 1 : La courbe en S de la productivité Taux
de croissance
de
la pudoctivité
1900
?
1~
La première phase, correspondant dans la représentation pour les services de Jean Gadrey à un « stade de modernisation lente d'un service traditionnel» (1999, p. 20), couvrirait pour les logiciels la période 1960-1980. Dans cette phase, les logiciels sont principalement produits sur mesure et l'augmentation de la productivité résulte essentiellement des améliorations introduites dans les méthodes de développement, les langages et les outils utilisés. La deuxième phase qui commence dans les années quatrevingt, voit la croissance de la productivité s'accélérer, principalement en raison de la part croissante des progiciels dans les logiciels. En effet, la production des progiciels recouvre des activités où les gains de productivité sont moyens (conception de 96
l'original, marketing, commercialisation...) et des activités de reproduction, où l'amélioration de la productivité est très importante avec la croissance du nombre d'exemplaires fournis. Elle comprend également la fourniture de services de support, où les gains de productivité sont plus faibles, mais qui représentent une part modeste de l'activité, au moins dans un premier temps. Elle s'apparente à la phase « de production de masse d'un service standardisé permettant de réaliser des économies d'échelle» (Gadrey, 1999, p. 20) observée pour certains services. Gadrey dans le cas des services identifie une troisième phase dite de «service à valeur ajoutée, où l'on réalise encore des gains de productivité mais à un rythme inférieur» (idem) en soulignant que, dans cette phase, la productivité perd de son sens comme mesure de la performance. Cette évolution correspond à la montée en puissance d'un « sur mesure de masse» dans le cas de la production des logiciels, dont nous avons identifié deux composantes principales: la fourniture avec un progiciel d'une proportion croissante de services divers et variés; le développement de logiciels sur mesure en réutilisant des modules déjà développés et testés. Dans les deux cas, il s'agit de fournir une solution plus adaptée aux besoins spécifiques de l'utilisateur que ne peut le faire par définition un produit standard. Si ces formes de production sont appelées à se développer et si elles sont porteuses d'une moindre croissance de la productivité au sens classique, cela n'implique pas que pour l'ensemble de la production des logiciels, le point d'inflexion de la courbe de croissance de la productivité soit atteint rapidement. En effet, plusieurs facteurs peuvent permettre à la productivité de continuer à croître à un rythme soutenu dans la période actuelle. Tout d'abord les solutions dites « sur mesure de masse» peuvent se substituer à des développements de logiciels sur mesure (et non à des progiciels) et dans ce cas contribuer à améliorer la productivité. Ensuite et surtout, la production de progiciels pour répondre à des besoins standards a encore des perspectives de croissance très importantes: poursuite de la substitution des progiciels aux logiciels sur mesure dans des domaines encore peu couverts par des progiciels, domaines nouveaux couverts d'emblée par des progiciels, et extension à de nouveaux utilisateurs qui utiliseront des progiciels déjà existants, d'où des gains de productivité très importants. Par contre, le développement de la fourniture d'une solution adaptée à un problème particulier met au premier plan la nécessité de prendre en compte d'autres dimensions que la producti97
vité du travail pour apprécier l'efficacité dans la production des logiciels. Elle repose sur le fait que ce qui importe le plus, est moins la mesure du produit immédiat de l'activité que l'évaluation des résultats indirects de cette activité pour les utilisateurs. Cette évaluation nécessairement multidimensionnelle est encore plus complexe à effectuer dans la mesure où interviennent des facteurs extérieurs à l'activité du prestataire (caractéristiques de l'environnement, compétences des utilisateurs...), où l'horizon temporel à prendre en compte est plus important, et où elle nécessite d'analyser de multiples aspects qualitatifs difficiles à appréhender. BIBLIOGRAPHIE: ALBRECHT A.J., GAFFNEY J.E., « Software Function, Source Lines of Code, and Development Effort Prediction », Transactions on Software Engineering, vol. SE-9, n° 6, 1983, pp. 639-647. BAUMOL W.J., Macroeconomics of Unbalanced Growth: the anatomy of urban Crisis, American Economic Review, juin 1967, pp.415-426. BAUMOL W.J., BLACKMAN S.A. Batey, WOLF E.N., Unbalanced growth revisited: asymptotic stagnancy and new evidence, American Economic Review, vol. 75, n° 4, 1985, pp. 332-337, traduit sous le titre « Nouvel examen du modèle de croissance déséquilibrée : application au cas américain », dans Problèmes Economiques, n° 1970, 16 avril 1986, p. 14-22. BOEHM B.W., Software engineering economics, Prentice-Hall, 1981, 767 p. BROOKS F.P., Le mythe du mois-homme: Essais sur le génie logiciel, International Thomson Publishing, 1996, 276 p., traduction de The Mythical Man-Month, Addidson-Wesley Publishing Company, 1995. BRYNJOLFSSON E, The productivity paradox of infonnation technology, in Communications of A CM, vol. 36, n° 12, décembre 1993, pp. 67-77. CARROL P., Big Blues chez IBM ou le déclin d'un empire américain, Addison-Wesley, 1984,378 p. DAVID P.A., The Computer and the Dynamo: the Modem Productivity Paradox in a Not-Too-Distant Mirror, in Technology and Productivity: The Challenge for Economic Policy, OCDE, 1991, 588 p. DREAN G., L'industrie informatique: Structure, économie, perspectives, Masson (Stratégie et systèmes d'infonnation), 1996, 389 p.
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99
PARTIE II : L'INNOVATION DANS LES SERVICES: DES FORMES ET DES DYNAMIQUES SPÉCIFIQUES?
CHAPITRE 4 : L'INNOVATION SOUS L'ANGLE DES SERVICES: FAUT-IL CRÉER DE NOUVEAUX CONCEPTS ?* Johan Hauknes STEP group
INTRODUCTION
Dans le domaine de l'innovation, il n'existe pour l'instant aucune théorie alternative viable qui soit adaptée aux secteurs et firmes de services1. Il est donc nécessaire de sélectionner soigneusement les principaux cadres conceptuels et les approches servant à analyser l'innovation comme le changement structurel dans les services. Et quand nous jugeons utile de modifier les cadres conceptuels, il est nécessaire de voir si les cadres modifiés éclairent d'un jour différent les axiomes qui leur servent de base. Il ne s'agit pas tant de savoir si les concepts et les raisonnements utilisés pour analyser l'innovation sont vrais ou faux, mais de vérifier si ces concepts sont analytiquement adaptés pour aborder et comprendre le développement économique de notre époque, dans le contexte des questions analytiques qui sont posées. * Texte traduitde l'anglais par DominiqueJouhaud.
1 Quelques tentatives existent néanmoins. La plus importante est la théorie proposée par Richard Barras, et reposant sur le concept de « cycle inversé du produit ». Cependant, il s'agit d'une « théorie» assez spécifique qui présente certaines faiblesses, et se limite surtout à une tentative de description des changements actuels, dominés par les TIC, dans les services informationnels. Voir F. Gallouj, Innovating in reverse: Services and the reverse product cycle, S14S Topical Paper 5, STEP Group, 1998.
Les théories de l'innovation qui découlent des raisonnements généraux utilisés jusqu'ici présentent deux aspects essentiels: dans les activités de service, l'innovation est dominée par une dynamique externe à la production et à l'offre de services ellesmêmes. Par ailleurs, ces théories mettent l'accent sur l'innovation technologique ainsi que sur les mesures de l'évolution de la productivité. Sur la base de mes propres recherches et des résultats présentés dernièrement par le projet SI4S2 (vaste projet européen de recherche sur l'innovation et les activités de service), je conclus dans ce chapitre que ces théories sont problématiques, essentiellement pour trois raisons interdépendantes. 1) Dans le domaine des services, l'innovation est également omniprésente, mais il suffit de focaliser son attention sur ce point pour voir surgir une série de questions liées à notre conceptualisation actuelle de l'innovation, qui ne s'appliquent pas seulement au domaine de la production de services. 2) Le caractère sectoriel des études sur l'innovation, et plus particulièrement la quête d'une source ou d'un moteur unique de croissance économique, élude certains points fondamentaux concernant la constitution de systèmes économiques. Il est essentiel d'adopter une perspective systémique pour comprendre l'émergence de l'innovation comme celle des services. 3) Dans cette perspective systémique, une place de choix doit être attribuée au rôle des diverses fonctions de services pour concevoir et adapter des capacités d'innovation, chez les clients comme chez les fournisseurs. Afin de comprendre l'innovation dans les firmes dominées par les services (c'est-à-dire les actions et les décisions mises en œuvre au niveau de la firme attentive à la fois aux défis et aux opportunités offertes par son environnement économique et par sa perception de celui-ci), nous devons aborder l'innovation d'une manière systématique qui reflète la manière dont ces firmes perçoivent leurs propres activités et leur environnement. L'absence de théories de l'innovation solides, adaptées au secteur des services, a forcé la communauté des chercheurs à appliquer les théories « standard» de l'innovation fondées sur l'analyse de l'innovation dans le secteur industriel, souvent high tech. Mais, ce faisant, nous pensons que l'on n'accorde pas assez d'attention critique aux conditions d'application des concepts et des fondements utilisés pour appréhender l'innovation dans le secteur des services. Selon nous, il suffit d'étudier l'innovation dans différents secteurs de services pour émettre de sérieux 2 Voir le résumé des résultats dans 1. Hauknes, Services in innovation - Innovation in services: S14S Final Report, S14S Synthesis Paper SI, STEP Group, 1998. 104
doutes sur les conditions générales d'application de ces concepts de base. L'analyse de l'innovation dans les services nécessite de reconsidérer certains aspects essentiels de ces théories de l'innovation. Dans ce chapitre, je m'intéresse moins aux théories de l'innovation applicables aux services en général ou développées pour ce secteur, qu'au repérage empirique des activités d'innovation et à leur impact au niveau de la firme. L'approche désormais admise pour réaliser de tels exercices est consignée dans le Manuel d'Oslo de l'OCDE. Les dix ans qui se sont écoulés entre la première et la seconde version3 de cet ouvrage indiquent que l'on a explicitement tenté de synthétiser et d'actualiser les théories de l'innovation dans les entreprises, sans tenir compte de la moindre perspective analytique, adaptée à la cartographie des activités d'innovation dans le cadre d'une enquête. Si l'on prend le Manuel d'Oslo comme le cadre « consensuel» pour spécifier l'innovation dans les entreprises, il s'agit de savoir si les concepts et les modèles que sous-tend cet ouvrage constituent une triangulation adéquate de l'innovation dans les entreprises, compte tenu des objectifs du Manuel, dans tous les secteurs industriels et les marchés. La réponse est non. Pour justifier cette affirmation et en tester les conséquences, nous avons conçu une enquête qui vise à cerner les activités innovantes d'une façon que les firmes puissent reconnaître. Nous étudions ici la manière dont le Manuel d'Oslo aborde les innovations, et nous expliquons pourquoi nous avons besoin d'une approche plus nuancée de l'innovation dans les services. L'analyse et les points de discussion qui suivent reflètent l'expérience acquise dans le cadre du premier grand projet européen autour des questions touchant le secteur des services, le changement structurel et l'innovation (le projet SI4S : Services in Innovation and Innovation in Services). 1. Les innovations technologiques de produit et de process (TPP) et l'enquête communautaire sur l'innovation dans les services (CIS) 1.1. Le contexte
Les premières enquêtes relatives aux innovations se sont limitées aux activités industrielles. Elles se sont concentrées sur les innovations technologiques de produit et de process, sur la 3
OCDE/EUROST AT, Proposed guidelines for collecting and interpreting
technological
innovation
data
- Oslo
Manual, Paris, 1997.
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spécification fonctionnelle des inputs des processus d'innovations. Elles ont exclu les innovations organisationnelles. Elles ont retenu la part totale des ventes de produits nouveaux ou substantiellement modifiés comme le seul instrument de mesure de l'output des activités innovatrices. Le biais industriel du Manuel d'Oslo et des enquêtes fondées sur lui se reflète également dans le cadre conceptuel des indicateurs utilisés pour décrire les activités d'innovation ainsi que leurs outputs. Même si elles n'ont suscité qu'un intérêt marginal, à l'époque, il y a eu quelques tentatives d'extension de ce système au secteur des services. Cette velléité s'est manifestée, au sein du CIS I, dans les enquêtes néerlandaises et allemandes, qui incluaient certains secteurs de services, même si le cadre proposé par le Manuel d'Oslo leur était appliqué de manière plus ou moins directe. Au cours de la période 1992-1996, on a tenté de développer des formes d'enquêtes plus adaptées aux caractéristiques de l'innovation dans les secteurs de services. Ces tentatives ont été décrites et analysées ailleurs (Haumes 1996, 1998). Compte tenu de la taille et du développement des secteurs de services au sein des économies industrialisées, mais aussi de leur rôle apparent dans le développement technologique et économique, il était évident qu'une approche plus large était nécessaire pour les enquêtes sur l'innovation. Au début du processus de révision qui a mené à la publication de la seconde édition du Manuel d'Oslo en 1997, il était explicitement prévu de mettre au point un manuel qui inclurait l'innovation dans les secteurs des services. L'accent sur les services devait être mis en œuvre dans le cadre d'une seconde édition de CIS (CIS II). Entre 1996 et 1997, EUROSTAT a mis au point deux questionnaires harmonisés, par le biais du R&D Working Party. Un questionnaire tenant compte des principales suggestions du Manuel d'Oslo a porté sur l'innovation dans les entreprises industrielles, un autre questionnaire abrégé (dans lequel les questions jugées délicates étaient simplifiées ou éliminées) était destiné aux sociétés de services. CIS II a été lancé en 1997-1998 dans les pays membres de l'Union Européenne et en Norvège. 1.2. La logique de CIS pour évaluer l'innovation La logique sous-jacente à ces enquêtes est présentée de façon succincte dans les deux éditions du Manuel d'Oslo. De toute évidence, le projet de développement de ce manuel est lié à une analyse politique. Ce projet est conçu pour pallier ce qui est considéré comme un obstacle majeur à la formulation d'une politique économique, à savoir l'absence de mesures d'output et
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d'indicateurs des efforts en matière de R-D et d'innovation4. En second lieu, il est souligné que « notre compréhension du processus d'innovation et de son impact économique est encore insuffisante, et que l'affinement de l'analyse de l'innovation, et le repérage des problèmes de décisions qu'il pose, dépendra en partie de notre capacité à améliorer» notre information sur l'innovations. En dernier lieu, la question des comparaisons internationales et de la méthodologie statistique est posée. Il est fort probable que le système des statistiques économiques actuelles n'intègre pas correctement le changement technologique et l'innovation en tant que principaux moteurs du changement économique. En dépit de toutes les résolutions, on constate souvent, à l'heure actuelle, un manque de compréhension de l'innovation et des méthodologies de son repérage, impliquant un vaste besoin d'enquêtes exploratoires. De manière générale, nous pouvons donc identifier trois catégories de motivations au sein de CIS: 1) Le CIS et le Manuel d'Oslo partagent une profonde motivation d'ordre politique, le but des enquêtes étant de fournir les connaissances essentielles pour formuler des politiques industrielles visant à accroître les performances en termes d'innovation. 2) Ils poursuivent également des objectifs exploratoires et de recherche, visant l'expérimentation de méthodologies de repérage et le développement de données de base utiles aux recherches ultérieures sur les processus d'innovation et leur impact. 3) De même, signalons des objectifs analytiques et statistiques visant le développement de méthodologies de repérage et de localisation du changement industriel ou de l'innovation dans les différentes nations. Cependant, il semble que les deux premiers types d'objectifs cités soient prioritaires, et que le besoin d'indicateurs d'innovation destinés aux « preneurs de décisions et aux analystes» soit particulièrement crucial6. Le questionnaire harmonisé ale statut de questionnaire « conseillé » pour les enquêtes menées par les organismes statistiques nationaux. Nous présenterons brièvement ci-dessous les principaux aspects de l'approche de l'innovation dans les services 4
De ce fait, il est un peu paradoxal de noter qu'en dehors de la part de ventes imputable aux produits innovants, on a peu tenté d'expérimenter et d'évaluer systématiquement des indicateurs alternatifs d'impact et d'output. La plus grande partie des grands indicateurs étudiés par le CIS sont des indicateurs d'input et de flux. 5 OCDE/Eurostat, op. ci!. 6 Ioc.cit. 107
telle qu'elle apparaît dans la version réactualisée du Manuel d'Oslo. Nous discuterons rapidement la tentative réalisée pour rendre cette approche opérationnelle par le biais du CIS II. 1.3. Le concept d'innovation Toutes les questions essentielles figurant dans le questionnaire de CIS II sur les services sont reprises, avec quelques modifications mineures, dans le questionnaire de CIS II portant sur le secteur industriel. Les principales différences entre les deux questionnaires sont de deux ordres: 1) Dans le questionnaire réservé au secteur des services, il est question des innovations dans les services, et non plus d'une distinction entre innovations de produit et innovations de processus, qui apparaît dans le questionnaire réservé aux entreprises industrielles. 2) Dans le questionnaire destiné aux entreprises industrielles, deux questions supplémentaires portent sur l'impact des innovations de produit. On demande aux entreprises d'indiquer leur chiffre d'affaires annuel provenant de la vente des produits respectivement non modifiés, modifiés, et nouveaux. En outre, on invite ces firmes à spécifier le degré de nouveauté des innovations, en précisant notamment si leurs produits innovants sont à la fois «nouveaux sur le marché» et «nouveaux pour la firme ». Dans ce cas, on leur demande quelle part du chiffre d'affaires correspond aux innovations «nouvelles pour le marché ». Nous allons tout d'abord étudier le contenu et la structure des définitions fondamentales utilisées dans les questionnaires. Les définitions fournissent les principales caractéristiques des concepts de base utilisés par les firmes sondées. Cependant, les personnes interrogées se voient fournir des explications complémentaires, sous la forme d'une liste «d'exemples d'innovations technologiques », qui les aide évidemment à interpréter les concepts de base. Ainsi nous pouvons considérer que ces listes présentent des innovations modèles, conformes aux vues des auteurs des questionnaires harmonisés du Manuel d'Oslo et de CIS. Comme nous l'avons noté plus haut, le Manuel d'Oslo et l'enquête communautaire sur l'innovation (CIS) ont été conçus au départ pour cerner le concept d'innovation dans les secteurs industriels. Compte tenu du lien d'hérédité entre les versions du Manuel d'Oslo, il est évident que l'extension des concepts de base pour qu'ils couvrent les services doit être considérée comme une tentative d'extension de l'approche fondamentale choisie 108
pour la première édition, afin qu'elle intègre les exigences spécifiques des services 7. L'une des motivations les plus importantes de l'action permise par le Manuel d'Oslo et le CIS est de nature exploratoire. La question qui se pose est celle des buts exploratoires visés lors de la seconde édition. L'approche prônée par le Manuel d'Oslo et le CIS jouant le rôle de « norme» pour les enquêtes sur l'innovation, les définitions utilisées déterminent largement la manière dont le phénomène d'innovation est compris dans les entreprises, et la façon dont on utilise les concepts qui lui sont liés, dans les travaux analytiques ou de politiques économiques. 1.3.1. L'innovation technologique Dès le départ, le Manuel d'Oslo a été un instrument de mesure de l'innovation technologique. Ce centrage sur la technologie tient au fait que le Manuel d'Oslo est le produit d'initiatives et de travaux de mise au point d'indicateurs effectués au sein du programme technologique et économique de l'OCDE entre 1989 et 1991. Le Manuel d'Oslo est fortement lié aux orientations et aux objectifs de ce programme. La technologie au sens large devait appréhender les aspects hardware et software, tout en incluant les connaissances sur la production ou de manière plus générale, sur les capacités de production. Dans la première édition du Manuel d'Oslo, le concept de « technologie» n'est pas discuté. Il semble que les « innovations technologiques» aient été plus ou moins traitées comme des synonymes d'innovations de produits et de processus, avec une définition implicitement fournie par les références à la littérature sur le changement technologique et la croissance économique. Une référence explicite était faite à la typologie de l'innovation proposée par Joseph Schumpeter: innovations de produit, innovations de processus, ouverture de nouveaux marchés, découverte de nouvelles sources d'offre de matières première, réorganisation des industries8. « Ces recommandations ne porteront que sur les deux 7 Voir l'introduction de la seconde édition du Manuel d'Oslo. Ce choix indique que les expériences d'application de la méthodologie de CIS I ont été jugées globalement positives. L'approche en termes d'innovation de produit / processus technologiques a fonctionné de façon satisfaisante, et les expériences qu'elle a permis ont jeté les bases d'une avancée méthodologique pour CIS II. « Le cadre originel des concepts, des définitions et des méthodologies est actualisé afin d'incorporer l'expérience tirée des enquêtes et une meilleure compréhension du processus d'innovation ». De manière générale, la préoccupation de Schumpeter n'était pas le changement organisationnel au sein des firmes. Il se concentrait sur les innovations 109
premiers points, les nouveaux produits et les nouveaux processus, qui sont des innovations technologiques à proprement parler ». La seconde édition, telle qu'elle est présentée par l'OCDE/ Eurostat, est plus explicite, parce qu'elle note l'incertitude sémantique inhérente au terme d'innovation, tout spécialement lorsqu'il est utilisé dans un contexte multilingue, et Ja difficulté de construire un cadre analytique pour le Manuel. A propos de la question des modèles mentaux et théoriques de l'innovation qui sont utilisés, les auteurs du Manuel soulignent avec raison le point suivant: puisque l'innovation est une activité complexe et diversifiée, l'exercice de repérage réalisé par le biais d'une enquête doit être sélectif. Ils font valoir que le Manuel ne repose pas sur un concept figé de l'innovation - ce qui implique que l'approche choisie doit être fondée sur un concept d'innovation assez général pour s'appliquer à une gamme de modèles théoriques. Cependant, la seconde édition se réfère aussi à des innovations technologiques qui seraient à la fois de produit et de processus ; mais les « méthodes de livraison» ont été incluses dans la catégorie des innovations de processus. Le Manuel d'Oslo se concentre de nouveau «sur deux des catégories créées par Schumpeter», celle des produits nouveaux ou améliorés, et celle des nouveaux processus de fabrication, avec comme point d'entrée minimal « la nouveauté pour la firme ». Ceci est justifié cette fois, de manière intéressante par cette remarque: «il s'agit d'intégrer les recommandations relatives à la diffusion» (p. 43). Cette justification fait évidemment référence aux brèves remarques précédentes sur le rôle de la diffusion dans la création d'un impact économique transcendant les limites de la firme innovante. Ceci implique que les activités d'innovation produisent un impact économique plus large grâce au processus de diffusion, d'adoption ou d'imitation des innovations technologiques par les autres firmes. C'est donc grâce aux innovations TPP que « l'innovation se trouve au cœur du changement économIque ». Notons dans les définitions la fréquente référence à des caractéristiques objectives, à la performance et à l'utilisation de technologies, pour l'identification de ces innovations. Comme il apparaît clairement dans le débat initié par le Manuel d'Oslo, les auteurs de cet ouvrage et du questionnaire ont tâtonné vers une radicales, pour repérer les dynamiques à l'œuvre au niveau de l'organisation industrielle. 110
approche permettant aux enquêtes de cerner les innovations « objectives» ou matérielles. L'objectif du Manuel d'Oslo est de décrire et de mesurer les innovations qui sont d'une certaine manière « réelles» ou « visibles». Il s'agit d'innovations que nous pourrions qualifier d'« aliénables» ou d'objectives. Les innovations « aliénables» peuvent être décrites et reproduites; facilement codifiées, elles sont susceptibles d'être imitées. Nous pouvons également remarquer, dans la perspective d'une discussion ultérieure, l'absence de tout débat sur les concepts de «produits» et de « processus », dont la définition est jugée consensuelle. 1.3.2. L'innovation dans le Manuel d'Oslo Les auteurs du Manuel d'Oslo et du questionnaire harmonisé ont imposé trois restrictions au concept d'innovation (technologique) : . Le degré de nouveauté: les innovations doivent présenter un net caractère novateur. Cependant, le caractère opérationnel de cette exigence est évidemment laissé à l'appréciation des personnes qui répondent au questionnaire. . Les innovations à prendre en compte sont distinguées à partir des changements dans les caractéristiques des «produits de services auxiliaires ». Les innovations TPP dans les services auxiliaires couvrent seulement les innovations de processus dans les activités auxiliaires, notamment celles qui supposent l'introduction d'outils ou d'instruments techniques essentiels. Ainsi, «l'informatisation des ventes ou du service financier d'une firme peut être considérée comme une innovation TPP »9. . Et comme nous l'avons déjà noté, les changements « nontechnologiques », «esthétiques» ou « subjectifs» sont explicitement exclus des caractéristiques et des qualités sont explicitement exclus. Les innovations, telles qu'elles sont décrites dans le Manuel d'Oslo, supposent qu'il est possible de distinguer entre les degrés significatifs et non significatifs de nouveauté. Ceci est de toute évidence lié aux caractéristiques objectives du produit ou du processus. La nouveauté elle-même est considérée comme une caractéristique objective, provenant des caractéristiques 9 On a tenu compte de ces innovations lors du processus de révision du Manuel d'Oslo; la première édition excluait totalement les innovations touchant les activités annexes (<<seules les innovations touchant le processus de production et/ou les produits eux-mêmes déterminent la fabrication de nouveaux produits ou de nouveaux processus »). De ce fait, l'informatisation du service des ventes ou des finances ne doit pas être considérée comme une innovation. 111
technologiques objectives du produit ou du processus en question. Bien que la définition des innovations ne précise pas vraiment le statut des changements organisationnels (voir cidessous), il est difficile de mesurer le degré de nouveauté des changements organisationnels, sauf dans des cas exceptionnels. Le critère de nouveauté ne fait que souligner l'approche matérielle et aliénable des innovations qui apparaît lorsqu'on se focalise sur les caractéristiques objectives. Les auteurs du Manuel d'Oslo souscriraient aussi sans doute à l'interprétation suivante: 1) Les innovations dans les services auxiliaires sont des phénomènes secondaires (essentiellement réducteurs de coûts), à la fois du point de vue de l'observateur extérieur et de la firme. Elles agissent de façon générique sur les produits ou les processus de fabrication, et ne présentent que peu ou pas de liens directs avec ces derniers. 2) La «visibilité» et le degré de nouveauté sont généralement difficiles à appréhender pour ces innovations. 3) La non-aliénabilité générale de ces innovations suppose qu'elles sont non-codifiables et non-imitables, d'où la difficulté à les identifier et à les décrire. Le problème fondamental de cette interprétation réside dans le fait que ces hypothèses ne sont pas vérifiées, et même, plus généralement, invérifiables. Il existe également des raisons de croire qu'une telle hypothèse entraîne d'importantes erreurs d'interprétation sur ce qu'est un comportement innovant dans de nombreuses activités. L'approche du Manuel d'Oslo et du CIS repose sur un modèle de l'innovation, qui s'appuie sur une approche de la production industrielle en termes d'ingénierie et de flux de production. Cette tentative vise, de toute évidence, à identifier les processus physiques ou technologiques, plutôt que l'innovation touchant les processus organisationnels et comportementaux. On pose l'hypothèse implicite d'un lien unilatéral entre, d'une part, les dépenses technologiques des processus de production et leurs résultats, et d'autre part, les actions organisationnelles. L'innovation peut alors être analysée au moyen d'une approche technique matérielle des opportunités et des objectifs d'innovation, définis comme des caractéristiques technologiques. En outre, cette approche technique est corroborée, comme cadre d'analyse, par la définition des activités innovantes et des dépenses correspondantes. Les activités innovantes sont « toutes ces étapes nécessaires pour développer et mettre en œuvre les produits ou les processus technologiquement nouveaux!
112
améliorés» (l'accentuation est de notre fait), les dépenses d'innovation étant identifiées comme les coûts de ces activités. 1.3.3. Le questionnaire harmonisé du CIS sur les services Le Manuel d'Oslo se sert de la distinction produit/processus sans faire de différenciation entre le secteur manufacturier et le secteur des services, même si ses auteurs notent que cette distinction peut être difficile à opérer dans certaines activités de service. Toutefois, lorsque le questionnaire harmonisé a été conçu par EUROSTAT, un questionnaire séparé a été élaboré à l'intention des firmes de service où les innovations technologiques étaient regroupées dans la seule catégorie des innovations de service, catégorie évidemment non concernée par les difficultés de distinction entre innovation de produit et de processlO. Mais en dehors de cette modification, et de la suppression de questions essentielles sur la part des ventes imputables aux produits modifiés, la définition et l'approche de l'innovation de service technologique sont essentiellement des répétitions des définitions générales, et les mêmes commentaires s'appliquent ici. Cependant, nous notons que l'innovation technologique est définie sans la contrainte explicitement citée plus haut, d'une «amélioration objective de la performance », telle qu'elle est utilisée dans le questionnaire réservé aux firmes industrielles. Selon la définition générale de l'innovation technologique, en tant que « mise en œuvre de services nouveaux ou significativement améliorés, et de manières nouvelles ou significativement améliorées de fournir un service », cette condition est remplacée par une formulation supplémentaire: «un service nouveau ou amélioré est considéré comme une innovation technologique lorsque ses caractéristiques et ses modalités d'usage », etc. (l'accentuation en italique est de notre fait). Ceci doit être interprété comme un « ou » inclusif (c'est-àdire qu'il y a au moins un changement dans l'ensemble combiné de caractéristiques et de «modalités d'usage »). Mais la formulation utilisée est, au mieux, mal choisie, et au lieu de lever le doute, elle crée une plus grande confusion autour de l'interprétation de ces questions essentielles.
10Dans un autre article, j'avance qu'aucun argument puissant ne paraît s'opposer à l'idée de distinguer produit et processus dans les secteurs de service. La plupart du temps, le problème d'une telle distinction réside dans la signification technique complexe des concepts de produit et de processus qui viennent se greffer sur ce couple, et non dans le couple en lui-même, ou l'utilisation de ce couple dans le contexte du marché. 113
Notons également l'utilisation d'exemples pour délimiter le concept d'innovations technologiques. A une seule exception près, tous les exemples qui figurent dans le questionnaire du CIS possèdent une dimension nette et prépondérante de technologie de l'information (TI). Les TI sont un élément constitutif essentiel de l'innovation. Cette liste suggère à la personne interrogée que l'innovation en matière de services est (principalement, sinon exclusivement) liée à l'introduction d'outils et de systèmes fondés sur des TI. Certes, les TI sont importantes pour l'innovation dans de nombreux secteurs de services et de nombreuses firmes. Mais cette liste nous conduit à nous demander si ce biais est recherché ou accidentel, et s'il existe une intention de limiter les « caractéristiques» aux caractéristiques des TI. Il n'y a aucune raison convaincante de limiter « l'innovation dans le domaine des services », même à l'intérieur du cadre de l'innovation TPP, aux innovations qui seraient liées aux TI. Ceci n'exclut pas le fait que ces innovations puissent être importantes, et peut-être aussi importantes que le suggère la liste. Cependant, la question reste ouverte. Pour ce qui concerne les intentions des auteurs des questionnaires et du Manuel d'Oslo à propos du rôle des TI dans l'innovation appliquée au secteur des services, la discussion qui figure en pages 17 et 18 du Manuel suggère qu'il n'y a pas là d'intention déclarée. Le débat ne concerne pas directement les TI, mais constitue une tentative d'interprétation de la dimension technologique des innovations TPP. Au regard, par exemple, de la variation sémantique autour de l'adjectif « technologique» dans les différentes langues du Manuel, et « des nuances de ce terme, auxquelles les personnes interrogées sont susceptibles de réagir », on a eu le sentiment que dans les services, le mot « technologique» pouvait être compris comme signifiant « l'utilisation d'équipements high tech », ce qui n'était évidemment pas l'intention des auteurs. De ce fait, un vaste fossé s'est creusé entre les intentions sous-jacentes du Manuel à propos de l'interprétation des innovations TPP et la définition implicite qui est fournie par le questionnaire destiné au secteur des services. 1.3.4. Une approche en termes d'archétype (<
étudié, et les services (les utilités) fournis par le produit au consommateur ou à l'utilisateur. Par ailleurs, nous sommes forcés de considérer les services fournis comme inertes ou, au contraire, comme l'apparition de besoins/services nouveaux et autonomes. En opérant une distinction entre la nouveauté « technologique» et ce qui est appelé «les autres améliorations », le Manuel met (excessivement) l'accent sur les « caractéristiques de performance» en tant que critère de différenciation. Comme le notent les auteurs du manuel, une telle distinction implique que les diverses industries soient traitées différemment, en raison de variations dans l'applicabilité de cette simple distinction. De ce fait, nous serions en droit d'attendre une discussion nuancée de ce que constituent ces « améliorations créatives » dans les contextes où elles sont importantes, suivie d'une présentation des restrictions qu'il faut apporter à l'applicabilité de l'approche choisie, et des données qu'elle génère. Mais ce n'est pas le cas. Confronté aux difficultés d'approche de ces « autres améliorations créatives », le lecteur est renvoyé à une autre section qui identifie ces améliorations, et le manuel se contente de discuter des « améliorations des produits» (vendus directement aux consommateurs ou aux ménages) qui les rendent plus attractifs pour les acheteurs (p. 57). Cet ensemble réduit d'améliorations est exclu de la catégorie des innovations TPP. Ce chapitre du Manuel désigne trois types « d'autres améliorations de produit créatives ». Dans chacun des cas, il les met
en parallèle avec les innovations TPP tirées du même contexte. Les changements de couleurs et de coupe des vêtements «ne modifient pas les caractéristiques essentielles» (l'accentuation est de notre fait) du produit, les innovations TPP supposent l'utilisation de nouveaux matériaux. La mise en place de réservations en ligne dans les agences de voyage est une innovation TPP, alors que les «voyages organisés autour de thèmes nouveaux» (y compris vers de nouvelles destinations ?) n'en sont pas. La nouvelle décoration d'un restaurant n'est pas une innovation TPP, alors que l'installation de fours à micro-ondes dans l'établissement en est une. 1.3.5. Les limites de l'approche en termes d'archétype (<
tiques qui sont jugées subjectives. Les changements non-TPP «ne concernent pas les caractéristiques des performances objectives ou d'usage des produits et des process mais plutôt leurs qualités esthétiques ou d'autres qualités subjectives ». Les innovations TPP sont identifiées aux changements qui interviennent au niveau des « caractéristiques objectives », alors que les innovations qui supposent des changements des caractéristiques « subjectives» sont exclues. Les caractéristiques objectives ne fournissent une définition complète que dans le cas de ce qu'on appelle habituellement des marchandises. Dans ce cas, les innovations TPP sont immédiatement identifiables et sont diffusées dans l'économie comme des « archétypes », comme des « blue print ». L'une des limites du Manuel d'Oslo, et donc des questionnaires du CIS, tient au fait qu'ils ne discutent pas de la relation entre les différentes définitions de l'innovation, des activités d'innovation et des objectifs globaux du manuel et d'enquêtes comme celles du CIS. Dans la première partie de cette section, nous avons identifié trois groupes d'objectifs globaux, sans clairement spécifier lequel est l'objectif majeur. De ce fait, aucun argument fondamental n'est présenté pour justifier la focalisation sur les innovations TPP. En outre, comme nous l'avons indiqué, les définitions semblent être fondamentalement biaisées, dès lors qu'elles partent d'une perspective limitée en opérant une simple distinction entre les caractéristiques «objectives» et « subjectives» des produits et des processus. Nous voulons montrer par là que seule une véritable discussion autour de la relation qui existe entre les objectifs et les définitions permettra au Manuel d'indiquer quelles sortes d'analyses méritent les données collectées, et quelles sont leurs limites fondamentales. Dans le Manuel, nous pouvons identifier deux grands types d'arguments justifiant la réduction des innovations aux seules innovations TPP. Le premier est utilisé à plusieurs reprises, et plus précisément dans les discussions tournant autour des innovations organisationnelles. Il souligne les faiblesses ou la grossièreté des méthodes statistiques et de nos connaissances actuelles sur les mécanismes de constitution et la dynamique de ces autres innovations. Nous souhaitons donc que le Manuel discute d'une approche exploratoire de ces autres formes d'innovation, de leur dynamique et de leur impact microéconomique, mésoéconomique et macroéconomique. Nous sommes ainsi amenés à remettre en question la validité de l'affirmation, selon laquelle les innovations TPP sont les principaux véhicules de tels impacts, et à douter de l'ensemble de l'analyse sur laquelle reposent le Ma116
nuel et les enquêtes. Les enquêtes devraient avoir pour principal objectif de guider une exploration analytique et méthodologique, et le Manuel devrait présenter un profil plus clair lorsqu'il établit un agenda de recherche dans le domaine des études sur l'innovation. Dans le cas contraire, les critères de comparabilité internationale peuvent devenir plus contre-productifs que productifs. D'un autre côté, les auteurs du Manuel déclarent que les innovations TPP sont les principaux véhicules des effets positifs de l'innovation tant au niveau micro que macro, et qu'ils déterminent notamment une plus grande croissance de la productivité, etc. Malheureusement, le manuel n'étaye pas suffisamment cette affirmation. Lorsqu'il met en valeur le rôle de support à la politique économique de telles enquêtes sur l'innovation, et lorsqu'il prétend que les innovations TPP sont les mécanismes dominants pour stimuler la croissance globale de la productivité économique, de l'emploi et de la richesse, le manuel implique que la diffusion de l'innovation et les processus d'apprentissage complémentaires au niveau de la firme sont dominés par l'adoption, l'adaptation et le développement des innovations TPP. Cette affirmation est hautement sujette à caution, lorsqu'elle prétend s'appliquer de manière globale à tous les secteurs et à toutes les structures de marché. En conséquence, le cadre proposé par le Manuel d'Oslo et qui est mis en œuvre dans le questionnaire CIS est probablement d'une validité limitée pour l'ensemble des secteurs, et ses bases de formulation des politiques d'innovation ont un statut incertain. Ces problèmes posent des questions essentielles pour le développement futur des instruments d'enquêtes sur l'innovation, questions que le Manuel d'Oslo et le CIS n'ont pas correctement étudiées. Il est important qu'EUROSTAT et l'OCDE traitent de ces problèmes dans la planification à venir et dans les processus de révision de leurs enquêtes. 2. L'innovation dans les services. Etude générale Notre compréhension actuelle de l'innovation est avant tout une compréhension de l'innovation TPP industrielle. Au lieu d'en conclure immédiatement que les firmes de services innovent moins que les firmes industrielles, nous devrions nous demander si notre approche de l'innovation ne limite pas notre compréhension des processus de changement et des opportunités stratégiques sur les marchés des services. Il est facile de reconnaître plusieurs domaines d'innovations dans divers secteurs 117
de services. Quelques exemples sont fournis dans l'encadré suivant. La question que nous devons poser est celle de savoir si l'approche choisie par le Manuel d'Oslo, qui repose sur les innovations TPP, nous permet de décrire fidèlement les innovations de services ainsi que leur diffusion et leur adoption. Encadré 1 : Quelques exemples d'innovations de produit et de processus dans les services Commerce: formats et formules dans le commerce de détail, inventaire automatisé Services financiers: produits dérivés, fonds en actions, gestion de bases de données, services bancaires sur internet Services de conseil: évaluation des actifs immatériels, conception rapide et élaboration rapide de prototypes, analyses d'impacts sur l'environnement Services de télécommunication: téléphonie cellulaire, ISDN à large bande Services de retransmission: modulation de fréquence, « pay-per-view» Services de santé: médication prophylactique, techniques de dépistage Autres services: systèmes de surveillance, jeux stratégiques.
Nous ne pouvons donner de réponse définitive à toutes les questions qui sont posées ici. Les suggestions proposées ne visent pas à mettre au point une approche alternative «plus correcte» que celle de CIS II. Il s'agit plutôt d'explorer explicitement les questions posées dans la section précédente de manière à permettre d'améliorer le Manuel d'Oslo et le CIS. 2.1. Point de départ: les archétypes d'innovation Le projet SI4S nous a surtout invité à dépasser la conception des «innovations en tant qu'événements autonomes », telle qu'elle est véhiculée par les approches privilégiant l'innovation technologique. L'enrichissement du concept d'innovation conduit à un concept moins net et plus diffus, même s'il permet une meilleure compréhension des marchés et de la production des services. Cette démarche réitère et renforce le caractère fondamental de l'innovation comme phénomène de marché. L'innovation est essentiellement façonnée par les opportunités offertes par le marché et par les défis à relever, tels qu'ils sont perçus par les agents de l'innovation. De ce fait, l'innovation doit être considérée comme une réaction des innovateurs à ces opportunités ou à ces défis. La vision objective de l'innovation, à la différence de la vision de l'innovation en tant que processus implique une approche en termes d'« archétype» (blue print). Les innovations sont des objets circonscrits qui peuvent être décrits par des changements précis dans les caractéristiques de performances objecti118
ves ou dans l'élaboration de nouvelles caractéristiques de performance. Nous ne cherchons pas à dire que cette approche est fausse, ni qu'elle passe à côté des principaux aspects de l'innovation. En fait, ces critères reposent sur d'excellents arguments: l'intentionnalité de la prise de décision, le degré de nouveauté ou du niveau de performance et le degré d'objectivité des innovations de produits ou de processus. Ceci entraîne l'émission de signaux informationnels précis en direction des concurrents, des consommateurs et des autres. Ainsi, un archétype peut être adopté par les concurrents, c'est-à-dire que l'innovation peut être imitée. L'information fournie par l'archétype peut modifier les conditions de la demande sur le marché ou dans l'industrie, ainsi que les performances innovatrices des clients eux-mêmes, ou bien l'archétype peut être adopté par un agent d'un autre secteur d'activité ou d'un autre marché. Bref, les innovations d'archétype sont de puissants générateurs d'extemalités : l'existence d'un modèle d'archétype modifie l'environnement du marché en finissant par être adopté par les concurrents et les consommateurs. Notons toutefois que les extemalités de ces archétypes ne constituent qu'un sous-ensemble des extemalités qui peuvent être générées par les firmes qui innovent. Cette approche des innovations en termes d'archétype est particulièrement bien adaptée aux marchés sur lesquels il existe des concepts objectifs de produits et de processus, et tout spécialement aux marchés où les produits sont matériels et souvent caractérisés par un ensemble discret et limité de caractéristiques fonctionnelles pertinentes en termes de performance. Bien qu'il soit difficile de trouver des définitions explicites, il semble qu'il s'agit là de caractéristiques essentielles de marchandises. Nous désignerons donc cette approche en la qualifiant d'approche « marchandise» de l'innovation. Lorsque les caractéristiques de performance deviennent plus floues, et que l'intangibilité des produits augmente, ce modèle en termes d'archétype perd en précision. Pour les produits informationnels ou intensifs en connaissances, qui sont largement constitués d'informations et où les « caractéristiques objectives de performance» sont intimement liées à la fiabilité, à l'adaptabilité (pour le client) et à la qualité des informations fournies, l'approche de l'innovation en termes d'archétype devient difficilement applicable. La difficulté ne tient pas à l'absence de concept de produit disponible
119
sur le marché en question, mais aux caractéristiques du concept de produit11 .
Le contenu du concept d'innovation doit être adapté aux intentions de l'analyste de l'innovation, en même temps qu'aux caractéristiques de l'objet d'étude. S'il a l'intention d'analyser le développement des firmes et de certains marchés spécifiques, il a besoin d'une définition large. Une analyse menée au niveau du secteur d'activité, qui mettrait l'accent sur les caractéristiques structurelles du secteur en question, permettrait d'adopter un concept d'innovation plus limité, tandis qu'une analyse axée sur la croissance macroéconomique et le développement est susceptible de restreindre davantage le concept en étudiant la portée de la diffusion ou du processus d'adaptation. Le CIS n'étaye pas suffisamment ses arguments, même pour ce dernier type d'analyse. 2.2. Le besoin d'un concept d'innovation plus large Dans le projet SI4S, nous avons choisi une perspective assez large de l'innovation, afin d'éviter toute limitation immédiate qui empêcherait d'utiliser plus tard une spécification analytique plus précise. Cela donne une approche un peu anthropologique, reposant sur des conceptions de l'innovation, des produits et des processus propres aux firmes elles-mêmes. Dans les enquêtes proposées aux firmes de services qui ont prêté leur concours au projet (voir la synthèse du projet SI4S, Sundbo et Gallouj, 1998) nous avons essayé de mettre en œuvre cette perspective plus large, en évitant l'usage du mot « innovation », et en fondant l'enquête sur les concepts revendiqués par les personnes interrogées, tant pour les produits que les processus de fabrication de ces produits. Pour décrire l'innovation de façon neutre, afin d'éviter que les personnes interrogées ne pratiquent l'autocensure, les innovations ont été décrites comme la mise en œuvre de décisions et d'actions engagées par la firme, impliquant des modifications significatives de ses produits, de ses méthodes de production, de son organisation interne et de ses relations extérieures. Ceci correspond à une simplification de l'approche par strates qui sert à décrire les domaines ou les lieux d'innovation, comme l'indique le tableau 1 ci-dessous. En décrivant les processus d'innovation en termes de modèle structurel multi-strates Il Cela est encore plus vrai sur le marché des services, comme l'a souligné le projet SI4S. Il n'est donc pas étonnant que les entreprises aient généralement une conception bien développée de leur produit, liée à l'idée d'un "domaine d'action" spécifique. 120
de la firme, nous pouvons identifier cinq grandes catégories d'innovation et capacités d'innovation. Comme le montre le tableau 1, la taxonomie repose sur une vision de la firme comme «chaîne de valeurs» stratifiée consistant en flux intégrés de production et d'informations. Les deux premières strates concernent les flux de production, tandis que les suivantes concernent les différents aspects des flux d'information et l'intégration de ces strates aux flux de production, et donc directement les questions de gestion stratégique. Les deux premières strates d'innovation de produits et de processus correspondent largement à ce que le Manuel d'Oslo décrit comme l'innovation technologique de produit et de processus technologique. Le troisième niveau prend en compte l'innovation de processus dans les fonctions de support ou auxiliaires, ainsi que les changements organisationnels liés à ceux-ci et à la mise en œuvre d'innovations de produit et de processus. Le quatrième niveau concerne des questions telle que la mise en œuvre de nouveaux principes d'organisation de la firme: business re-engineering, concurrent engineering, les méthodologies d'assurance qualité, etc. La nature de l'innovation à chaque strate et l'interaction entre ces strates sont susceptibles de varier en fonction des caractéristiques de l'activité de l'innovateur. Tableau 1 : Cinq domaines d'innovation (Hauknes , 1998) 1 Lieu de l'innovation 2 Lieu de l'innovation 3 Lieu de l'innovation 4 Lieu de l'innovation 5 Lieu de l'innovation
Caractéristiques du produit (innovation de produit) Aptitudes et compétences intervenant dans la conception et la production des produits Potentiel du processus de production et de distribution (innovation de processus) Aptitudes et compétences intervenant dans la conception et le déroulement des processus de production et de distribution Potentiel du processus d'administration (innovation organisationnelle) Aptitudes et compétences intervenant dans la conception et le déroulement des processus d'information et de coordination Potentiel d'innovation structurelle (innovation structurelie) Aptitudes et compétences intervenant dans la gestion stratégique et la gestion des connaissances, ainsi que dans la transformation concurrentielle des firmes Gestion des relations (innovation "de marché'~ Intelligence économique et études de marchés
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2.2.1. L'innovation systémique Comme le montre la section précédente, la performance en matière d'innovation de toute firme individuelle dépend d'une multitude de sources d'informations situées dans l'environnement de la firme, et des liens de celles-ci avec les réservoirs internes de compétences. Ce constat illustre la nature systémique de l'innovation. Les divisions du travail entre les firmes d'un même groupe, qui sont évidentes dans tout système économique, soulignent directement le rôle crucial des liens entre utilisateur et producteur, ce qui renforce la dimension marchande de l'innovation. L'environnement institutionnellement structuré d'une firme ou d'un groupe de firmes liées constitue ce que l'on définit comme le système d'innovation de la firme ou du groupe. Les flux d'informations sont un aspect constitutif de ce système. La réussite d'une innovation dépend de la recherche, du transfert et de l'interprétation des informations relatives aux caractéristiques de la demande, aux actions et innovations des concurrents, à l'applicabilité des informations développées à l'extérieur aux opportunités et défis offerts par ces informations, aux grandes tendances sociales, et à la manière dont celles-ci peuvent modifier la demande à l'avenir, etc. Pour analyser l'innovation au-delà de la firme individuelle, il faut prendre pour base de départ l'idée qu'un environnement institutionnellement structuré des firmes est formé des complémentarités multifonctionnelles et multi-institutionnelles, que les systèmes d'innovation constituent des ponts conceptuels jetés entre l'évolution des divisions «techniques» du travail et l'innovation (Hauknes, 1998). 2.2.2. L'innovation, les marchés et l'interaction Les macro-tendances qui ont été révélées dans le cadre du projet SI4S servent de modèles généraux qui autorisent une grande diversité. Mais cependant, une caractéristique générale sous-jacente à ces tendances est la prise de conscience par un grand nombre de firmes industrielles et de services de la nécessité de trouver de nouvelles interactions avec leurs clients et de s'adapter à ce qui est perçu comme un environnement économique en mutation rapide. Nous avons noté des efforts considérables accomplis en ce sens au niveau des firmes appartenant à de nombreux secteurs de services. Il apparaît aujourd'hui que les entreprises et les secteurs de service deviennent de plus en plus souvent le lieu d'efforts d'innovation délibérés, dans le but d'améliorer la renta122
bilité et la qualité de la production des services, et les produits eux-mêmes, mais aussi dans la perspective de développer de nouveaux concepts de services. Mais, ces tendances ne sont pas spécifiques aux service, elles s'appliquent également à de nombreuses activités industrielles. Les dimensions systémiques et interactives de l'innovation mettent l'accent sur les pouvoirs redistributifs du système national d'innovation, ainsi que sur les capacités d'absorption ou de réception. Face à l'environnement de plus en plus compétitif, il existe une plus grande demande de saisie, de traitement et de transformation d'informations et de compétences spécialisées. Ces processus ont conduit à l'émergence de «marchés de connaissances », permettant à certaines firmes d'avoir accès aux compétences et aux capacités de sociétés de services spécialisées12.Ces fournisseurs de services « à forte intensité de connaissances» servent de « ponts» ou de « convertisseurs» entre les réserves de savoir internes et externes, d'interface entre les sources d'information et le savoir codifié externe à la relation entre fournisseur et client. Elles s'intercalent entre les compétences du fournisseur (assorties de sa capacité à les utiliser) et les compétences localisées du client. 2.3. Délimitation de l'innovation dans les services L'innovation est très répandue dans les services, de même que dans le secteur manufacturier. Cependant, le projet S14S a permis de mettre en évidence que les concepts d'innovation, tels qu'ils sont développés sur la base des analyses du secteur manufacturier ne sont pas directement applicables au secteur des services. Il est apparu très clairement que l'approche restreinte en termes d'innovation technologique de produit et de processus devait être élargie afin de couvrir les relations interactives entre producteur et utilisateur, dans de nombreux marchés de services (Sundbo et Gallouj, 1998). Comme je l'ai suggéré dans la section précédente, ceci est lié au fait que l'idée de produit idéal et de processus de production idéal structure moins les firmes « à forte intensité de services» que les firmes industrielles. Dans les relations de service, le produit n'est ni parfaitement formaté, ni précisément déterminé. L'interaction avec le client prévoit une relation de co-production qui implique une forte composante de «mise en service». D'une certaine manière, chaque transaction est unique, adaptée à la spécificité du client. Cependant, il devrait être évident que cette composante elle-même est 12
loco cit. 123
variable, et que ces relations n'existent pas seulement dans le domaine des transactions de service. Contrairement à la « production de masse », les « services» ne permettent pas d'utiliser des concepts d'innovation simplificateurs, comme ceux qui sont au cœur du Manuel d'Olso (l'innovation technologique de produit et de process). De manière générale, nous pouvons suivre Schumpeter en identifiant l'acte d'innovation d'une firme à la mise en place de toute manière de faire les choses différemment dans le domaine économique, l'introduction de nouvelles combinaisons de facteurs de production. Pour des raisons évidentes, il s'agit d'un concept fonctionnel plus large de l'innovation que celui qui est défendu par le Manuel d'Oslo. L'innovation du point de vue de la firme est surtout une réponse (réactive ou proactive) face à l'environnement concurrentiel. En innovant, la firme contribue à changer les « don-nées» de l'environnement des clients, des concurrents et d'autres firmes, ce qui oblige l'ensemble de ces acteurs à réagir par l'innovation, et ainsi de suite. Cette incitation à l'activité collective, qualifiée de « technologique» et qualifiée de concurrence horsprix, est au cœur de la compréhension de l'innovation, de ses dimensions systémiques et de son développement économique. Le moteur de la croissance économique réside dans cette incitation à la diversification économique par l'innovation. Comme l'affirme Schumpeter, «l'innovation est le fait marquant» du développement économique. Dans ce contexte, il n'est donc pas surprenant que les sociétés de services innovent de manière extensive. Ce concept d'innovation peut s'appliquer à n'importe quelle activité industrielle, quelle que soit la nature de l'activité ou du produit. L'applicabilité d'une autre définition des catégories d'innovation implique de s'adapter aux caractéristiques du secteur d'activité. Trois dimensions sous-tendent implicitement le concept d'innovation comme générateur de diversité économique: les innovations sont la mise en œuvre délibérée de «nouvelles manières de faire les choses» ; elles sont « nouvelles »; elles se hissent audessus du «niveau» minimal de nouveauté, et elles sont au moins partiellement codifiées. Il faut surtout noter que ces trois caractéristiques sont plus ou moins directement respectées dans l'approche en termes d'archétype dont nous avons discuté précédemment. C'est en dehors de cette classe restreinte d'innovations que ces critères sont moins immédiats. Le contexte du projet SI4S discute largement des précédentes tentatives de conceptualisation et d'interprétation de l'innovation dans les services (Gallouj, 1998; Hauknes, 1996). La 124
plus grande partie de la littérature existante consacrée à l'innovation dans les services adopte une perspective technologicoindustrielle, se concentrant presque exclusivement sur l'innovation technologique au sens le plus restreint du terme. De telles approches excluent les processus de « co-production» d'innovation qui ont été jugés essentiels pour les relations avec le client «à forte intensité de service ». Certaines innovations peuvent exister « là où le regard du spécialiste en technologie ne perçoit rien». Ce qui est important dans un grand nombre de ces approches orientées vers le service, c'est que l'intensité de la relation entre le prestataire de services et le client implique certaines possibilités d'innovations de « produit/processus» qui vont au-delà des innovations TPP. La distinction produit/processus est particulièrement problématique dans le cadre de ces relations « à forte intensité de service» avec le client. Globalement, la relation entre le fournisseur et le client peut être décrite comme une capacité de production ou une compétence mise à la disposition du client. Les approches intégratives comprennent des tentatives pour concevoir des approches générales de l'innovation, qui ne tiennent pas compte des divisions entre services et biens industriels. Ici, selon l'idée générale, l'innovation fait intervenir des traits génériques qui transcendent les divisions entre services et biens ou entre produits tangibles et intangibles. L'importance de ces éléments dépend, parmi d'autres choses, de l'intensité de l'interaction entre les fournisseurs et les clients sur les marchés en question, ce qui conduit à une possible description d'un paysage d'innovation en termes de continuum de relations et/ou de caractéristiques des produits. 2.4. Attitudes et modes d'innovation dans les services Nous avons noté qu'en général, les firmes de services ont une approche bien développée de leur produit dans le cadre de leur secteur d'activité. Sur cette base, nous pouvons opérer une distinction entre les attitudes et les modes d'innovation. Les attitudes caractérisent «l'espace fonctionnel» de l'innovation. Nous pouvons faire la distinction entre les innovations portant sur les produits et les innovations portant sur les processus, comme nous l'avons indiqué précédemment. Quand on identifie les innovations de produits, on considère comme acquis le concept de produit de la firme en question, ce concept reflétant de manière détaillée la structure concurrentielle sur le marché où intervient la firme. De ce fait, le produit de service corres125
pond à ce qui est fourni ou accompli au nom des clients payeurs, ce qui reflète l'activité du fournisseur de produits. Les innovations de processus sont liées aux procédures et aux prescriptions de ce processus de création du produit de service, le processus de création, d'assemblage, de composition ou de développement du produit de service vendu aux clients. Les processus ou les méthodes au moyen desquels les services sont « regroupés» concernent les outils, les matériaux et les autres ressources, ainsi que les procédures, les qualifications et les connaissances utilisées pour transformer les ressources en services commerciaux. Cette distinction est opérée avec l'hypothèse qu'elle sera difficile à réaliser dans le cas des firmes qui entretiennent des relations « à forte intensité de service» avec leurs clients. Les innovations organisationnelles couvrent plusieurs types de changements dans la structure des firmes, qui vont de la réorganisation adaptative, afin d'intégrer les innovations de process dans l'organisation, d'institutionnaliser de nouveaux domaines fonctionnels dans la firme (par exemple la création d'un service de marketing, d'un département informatique, le changement de la forme de l'entreprise par l'adoption de processus BPR ou l'organisation par équipes ou matricielle, etc.). Dans le tableau 2, ceci couvre à la fois le troisième et quatrième niveau ou domaine d'innovation. Les innovations de marché correspondent à la pénétration de nouveaux marchés ou de nouvelles niches, ou encore à l'introduction de changements dans l'organisation des relations extérieures, par exemple s'il y a mise en place de diverses formes de partenariat dans les chaînes de partenariat. Nous n'avons pas effectué d'enquête globale pour la caractérisation des modes d'innovation. Une approche simplifiée est suggérée ci-après.
126
Tableau 2 : Modes d'innovation dans les services (Sundbo, GaUouj, 1998) Mode dtinnovation
Définition
Prestataire
de service
Innovation sur mesure
Les produits sont faits sur mesure afin de répondre aux demandes et aux besoins des clients.
Petites entreprises Services opérationnels
Innovation ad hoc
La mise en place des produits de service impose une adaptation aux spécificités du client. Le produit élaboré est largement « co-produit » avec le client dans le cadre dtun processus interactif de résolution des problèmes, adapté au contexte dtun client particulier. Ces innovations sont complétées par leur formalisation, leur inscription dans des bases d'expérience afin de permettre leurs réutilisations.
Prestation de services reposant sur l'expertise.
Les nouveaux produits sont largement créés par dissociation ou par une nouvelIe combinaison dtéléments de service plus ou moins standardisés.
Services financiers masse)
Innovation incrémentielle ou par adjonction
Les nouveaux produits sont créés par l'addition de services périphériques, innovants ou amendés.
Commerce, Cafés, Hôtels, restaurants
Innovation de la livraison ou de formalisation
La fonction de base et les caractéristiques du « produit de service » restent inchangées, mais le mode de prestation ou l'interaction avec le client sont modifiés.
Services opérationnels Services financiers
Innovations de recombinaison
Services intensifs en connaissances.
(de
Services opérationnels
3. L'innovation dans le secteur norvégien des services: l'enquête 1995 sur la recherche et le développement Dans les rares tests qui ont été effectués sur les possibilités de distinction entre les produits et les processus, la conclusion négative est que les sociétés de services sont généralement capables de faire la distinction entre produits et processus B. Cependant, de manière générale, ces tests ont été réalisés sur la base d'interviews menées à petite échelle ou d'études de cas. Aucune enquête statistique systématique n'est disponible. L'analyse d'un échantillon représentatif, fourni par l'enquête 1995 sur la recherche et le développement en Norvège, qui couvrait plus de 2000 sociétés de services, nous permet de tirer quelques 13Une enquête sur ces points a été effectuée par G. Sirilli et R. Evangelista, Science and Public Policy, 1997. 127
conclusions. Nous en arrivons en effet à constater que le problème lié à la non-distinction entre produits et processus dans le domaine des services est limité. La figure 1 montre les résultats de l'enquête 1995 sur l'incapacité de répartir les revenus sur des produits nouveaux, améliorés ou inchangés, pour les diverses activités de services, et une comparaison agrégée des secteurs de service avec le secteur industriel. Ce qui nous intéresse ici, ce n'est pas de savoir si, dans l'absolu, le concept de produit ou de revenu dans le secteur approprié rend impossible la répartition des revenus, mais plutôt de voir s'il existe des différences significatives entre le secteur manufacturier - où la distinction produit/processus est considé-
rée comme non-problématique - et le secteur des services. En
outre, nous examinerons s'il existe des différences entre les activités de services. Les secteurs de services qui ont le plus de mal à distinguer un concept de produit, sont les services financiers (81 %), les services de transport (27 %) et les autres services résiduels (26 %), avec une part un peu moins importante dans les services informatiques et commerciaux, le service de détail et le secteur HORECA. Ainsi, exception faite des services financiers, la proportion est généralement de 20 % environ. Dans les activités industrielles, les trois secteurs les plus concernés sont l'industrie du papier et l'industrie graphique (25 %), l'équipement de transport (21 %) et les industries alimentaires (17 %). Le test a permis de conclure qu'il existe une différence entre les activités de services et les activités industrielles, avec 14 % de firmes industrielles et 23 % de firmes de services qui sont incapables de classifier leurs revenus de manière adéquate. Une comparaison des six catégories de services retenues indique que la réaction de tous les secteurs de service, sauf les services aux entreprises et informatiques, différent à un seuil de signification de 95 % des secteurs industriels.
128
Figure 1 : Estimation des probabilités et intervalles de confiance pour des firmes de service ayant introduit des produits innovants, mais qui ne parviennent pas à répartir les ventes selon les produits modifiés ou non modifiés. Données issues de l'enquête 1995 sur la R-D, statistiques nationales norvégiennes
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Il existe une exception remarquable à cette moyenne d'environ 20 %. Presque toutes les firmes appartenant aux services financiers déclarent qu'il est impossible de procéder à cette répartition des revenus. L'explication est aisée. Il n'existe pas, dans les services financiers, de concept des ventes comparable aux revenus dans les entieprises non financières. Les services financiers déclarent que c'est la grande différence, mais pas toute la différence, entre les services et les produits manufacturés. Cependant, la variance restante entre les deux est ténue. Cette analyse indicative suggère donc que l'impossibilité de faire la distinction entre les produits et les processus n'est essentielle ni dans le domaine des produits manufacturés ni dans d'autres domaines ne relevant pas des services, ni même dans le domaine des services au sens large. Cependant, l'analyse suggère également que le concept de produit peut être plus complexe dans les services, au sens où, pour un nombre substantiel de firmes, il n'est pas possible d'établir un lien simple et direct entre les modifications des caractéristiques du produit et la spécification des parts de revenus. Ce point est intéressant, pour ce qui est des conséquences sur la définition des produits de service, mais il a également une incidence directe sur la question dont nous discutons ici. La difficulté, dans les service, de lier les innovations aux « dimensions des revenus », implique une difficulté à localiser les innovations dans «un espace produit» générateur de revenu comme dans une analyse de type Lancaster (1996). Il est donc possible que cela affecte la propension des interlocuteurs à signaler les innovations dans ce type d'enquête, dans la mesure où les innovations, telles qu'elles sont conceptualisées par les analystes, n'ont pas de support localisé dans l'espace produit. Il existe un risque que les innovations incrémentales, telles qu'elles sont perçues par les analystes, soient moins souvent signalées que celles qui bénéficient d'un meilleur soutien localisé dans l'espace produit. Les personnes répondant à l'enquête risquent d'être moins enclines à considérer comme des innovations ces innovations « immatérielles ». En un sens, cela appelle une remarque de simple bon sens. Nous nous attendons à ce que toutes les firmes et leurs représentants utilisent quotidiennement certains concepts de produits, parce que leurs marchés et la nature des échanges commerciaux sont largement définis par ce que fournit la firme, par la « nature» de ses produits. De ce fait, nous ne nous attendons pas à rencontrer de problèmes dans l'utilisation du concept de produit et de processus dans une vaste gamme de contextes industriels. Cependant, les concepts de produits utilisés dans toute 130
industrie sont flexibles et nuancés, adaptés aux circonstances d'utilisation. Nous en offrons une illustration plus loin dans l'encadré 2. Ceci peut être particulièrement le cas dans les secteurs où dominent la nécessité d'adapter le produit au client, où « l'intensité d'informations» des produits est relativement élevée, mais nous contestons la portée générale de cette affirmation. Le concept de produit et la délimitation d'une distinction produitprocessus, ainsi que le concept d'innovation TPP qui en est dérivé doivent être considérés comme des concepts analytiques qui n'ont aucune relation immédiate avec le concept de produit industriel. Pour l'analyste, cela implique une grande prudence dans la construction de ces concepts dans les diverses activités, lorsqu'il décide de les utiliser pour structurer non seulement l'information générée par d'autres outils, mais aussi le processus d'obtention de l'information. Encadré 2 : Les concepts d'innovation et de produit dans l'édition L'exemple qui est illustré ici est tiré de l'expérience professionnelle de l'auteur, ancien rédacteur et rédacteur en chef spécialiste de l'ingénierie et d'autres sujets techniques chez un grand éditeur norvégien de littérature générale (hors fiction), d'ouvrages scientifiques et de manuels scolaires. Quels sont les produits d'une maison d'édition? La réponse la plus générale Rourrait évidemment être « des livres» (livres électroniques ou sur papier). A ce niveau de généralité, l'innovation de produit peut prendre une signification précise, qu'il s'agisse de l'introduction de nouveaux supports médiatiques pour « les livres », de nouvelles caractéristiques techniques des « livres» (reliure, technologies multimédia, etc.) ou de nouvelles techniques générales de présentation. Cependant, au sein de cette activité, l'application d'un tel degré de généralité à un concept de produit tourne vite à la tautologie. De ce fait, on procédera tacitement à une identification plus utile des « produits» en prenant en considération certains marchés spécifiques, ciblés au cas par cas, qu'il est possible de localiser même au niveau individuel dans certains systèmes scolaires spécifiques. Ainsi, les cours Math 100 et Math 200, destinés aux écoles supérieures d'ingénieurs, pourraient être considérés comme des marchés distincts, que l'on approvisionnera séparément à l'aide d'une série de produits, de manuels, de livrets d'exercices, de documents divers, etc., plus ou moins intégrés. Ceci correspondrait à des éléments dans une liste de produits. Toutefois, à d'autres moments, le produit pourrait être considéré comme un ensemble d'articles de ce type, de matériel imprimé et électronique, de matériel audio et vidéo, etc. Dans ce contexte, le concept d'innovation de produit intervenant sous la forme d'un « changement technique» du produit est évidemment ambigu. L'aspect essentiel réside dans le fait que le concept de produit est utilisé de manière flexible au sein d'un secteur d'activité et dans l'existence d'une interprétation intra-sectorielle tacite qui répond aux besoins spécifiques d'un marché ou d'un produit dans ce secteur. ----------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
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n--iïë--faüt-donc--pas-êtrë--sUrpfls-dë-ëe--que--ië-conëëpt-trë-pro-auTi--se--SOlt
aventuré bien au-delà des limites citées, même si la conscience explicite de cette sophistication et cette flexibilité au sein de l'activité en question peuvent être ténues, puisque le besoin de sophistication et de flexibilité ne surgit que lorsque l'analyste de l'innovation entre en scène. Quand l'analyste interroge un représentant de firme, ce dernier applique ses propres concepts et les adapte à ce qu'il/elle croit être le cadre adopté par l'analyste, étayé par des descriptions complémentaires et des considérations générales. Généralement, la personne interrogée ne comprend pas les objectifs spécifiques qui lui sont présentés. Lorsque l'analyste insiste lourdement sur la nécessité d'éviter les changements et les actions «non techniques» pour améliorer la compétitivité, la personne interviewée peut se concentrer exclusivement sur certains phénomènes qui lui paraissent objectifs de ce point de vue, mais qui ne relèvent pas directement de l'innovation comme outil servant à créer de la compétitivité dans le secteur d'activité. Dans l'exemple de l'édition scientifique et scolaire que je décris plus haut, il est facile d'associer, par exemple, l'innovation technique et l'introduction de nouveaux média électroniques. Cependant, si l'analyste n'a pas d'idée très précise de ce qu'est le secteur d'activité, cette affiliation est erronée, dans le sens où les médias de support n'interviennent en rien dans les caractéristiques essentielles du produit qui est fourni. Nous sommes ici confrontés à un cas où l'on voit s'écrouler l'hypothèse en termes de « marchandise» selon laquelle il existe un lien direct entre les caractéristiques « objectives» du produit et sa valeur d'usage ou sa fonction d'usage. L'analyste inflige ainsi un véritable « COUp» à la boîte à outils de la compétitivité, qui met en valeur les instruments disponibles dans la firme pour faire la distinction à des fins analytiques entre « l'innovation» et la « non-innovation». Ce « COUp»peut alors introduire une distinction qui ne serait plus pertinente, pour envisager les déterminants de la compétitivité dans la firme, le développement de celle-ci, et finalement, les répercussions économiques plus larges.
Plus spécifiquement, il faut être très prudent et ne pas appliquer aveuglément et à tous les secteurs d'activité les concepts de produits qui s'enracinent dans une production de biens industriels. Lorsque l'on opère une distinction entre produit et processus, le problème ne réside ni dans les termes ni dans leur capacité d'application, mais dans l'interprétation et les utilisations différentes qui peuvent être faites par les analystes et les personnes interviewées. Pour notre enquête, nous avons tiré la conclusion que l'impossibilité de faire la distinction entre produit-processus n'était pas un problème général pour les sociétés de service. Nous avons choisi de spécifier quatre catégories d'innovation à proposer aux personnes interviewées, en faisant la distinction entre les innovations sur les produits et les innovations sur les processus, les changements organisationnels, et les changements intervenant dans la gestion des relations extérieures de la firme. Pour aider les personnes interrogées et pour poursuivre l'analyse, nous avons donné des définitions simples des produits, des 132
processus, des changements dans les structures d'organisation et dans les relations extérieures (cf. encadré 3). Il faut noter que ces éléments ont été conçus pour souligner notre définition des innovations. Au sens analytique, les innovations, améliorations ou changements qui interviennent dans les différentes entreprises doivent se conformer à ces catégories. Quatre principes de définition s'appliquent ici. Premièrement, le concept d'innovation n'est pas du tout utilisé. Au lieu de parler d'« innovation », nous avons décrit en détail et en termes neutres ce que nous entendons par innovation: des changements dans les caractéristiques des produits, des process, de l'organisation ou des relations. Deuxièmement, cette définition de l'innovation est délibérément plus vaste que celle fournie par les interprétations de l'innovation reposant sur la technologie, à la fois en termes de portée, puisqu'elle inclut les innovations organisationnelles et relationnelles, et en termes de profondeur, puisqu'elle inclut des aspects « plus soft» des innovations de produit et de process. Troisièmement, pour une définition plus adéquate de l'innovation et comme conséquence nécessaire de la vaste portée du concept d'innovation appliqué, nous avons concentré l'attention des personnes interrogées sur deux aspects nécessaires du processus d'innovation: la décision de développer ou d'appliquer des innovations est un processus délibéré et déterminé. Les innovations sont donc interprétées comme des changements qui sont mis en œuvre par l'organisation dans une situation de choix, d'alternative. Les innovations n'interviennent pas par hasard. Quatrièmement, le but visé par les innovations est d'optimiser les performances de l'entreprise, sans spécifier ce que devrait être l'impact recherché. Ces caractéristiques de l'innovation sont générales, c'est-à-dire non spécifiques à l'innovation dans les firmes de services. Cependant, le caractère de certaines activités de service et de leurs produits implique que la méthode de mesure de la capacité générale à innover (telle qu'elle est définie de manière traditionnelle par le Manuel d'Oslo, en référence au concept d'innovation du produit et du processus technologique) doit être plus large dans les activités de servicel4.
14Il faut noter que les données norvégiennes relatives à l'innovation, fournies dans l'enquête 1995 sur la R-D que nous avons mentionnée, ne se réfèrent pas à l'approche des innovations TPP choisie par le Manuel d'Oslo. En principe, cette approche devrait donc être comparable à la nôtre. 133
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Encadré 3 : Attitudes d'innovation dans les firmes de service identifiées dans l'enquête du groupe STEP sur l'innovation
Les produits ont été définis comme « les services que la société rend à ses clients ». En incluant dans le concept de produit le mode de livraison du produit ou du service, l'innovation de produit définie comme l'introduction de produits nouveaux ou significativement modifiés inclut la catégorie des innovations en matière de livraison, catégorie qui a été désignée comme spécifique des firmes de services. Le concept de processus de production - ou de méthode de production - a été décrit comme la façon dont la « firme» « met sur pied» (crée, assemble, compose, produit ou développe) le service ou le «produit ». Les processus - ou méthodes - de production concernent donc les outils, les matériaux ou les autres ressources, les procédures, les qualifications, les compétences utilisées. Les changements concernent ces différents éléments sont considérés comme des innovation de process. Les changements organisationnels ont été définis comme des changements dans la structure générale de l'organisation d'une firme, conformes à ce que l'on peut désigner comme les principes de fonctionnement d'une organisation. Le remplacement de personnel à des postes existants a été explicitement exclu du concept de changement organisationnel.
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Dans la description
des relations externes de l'entreprise,
l'accent a été
mis sur les liens significatifs (afin d'éviter de souligner les liens « ordinaires») avec les autres firmes et organisations; avec les clients, les fournisseurs, les organismes publics, avec les autres clients ou concurrents. Sur la base de ces définitions, on a demandé aux personnes interviewées de prendre en compte les changements: 1) qui résultent de décisions et d'actions délibérées visant à améliorer les performances, à accroître la valeur du produit et à réagir efficacement aux changements dans l'environnement économique ; 2) dont on attend qu'ils exercent un impact significatif sur la firme et son activité.
BIBLIOGRAPHIE HAUKNES J., Services in innovation - Innovation in services' S14S Final Report, S14S Synthesis Paper SI, STEP Group, 1996. HAUKNES J., «Dynamic Innovation Systems: Do Services have a Role to Play? », S14S Article 03, STEP Group 1998. LANCASTER K.J., «A new approach to consumer theory », Journal ofPolitical Economy, vol. 74, 1971. LANCASTER K.J., «Consumer Demand: A New Approach », Columbia University Press, New York, 1971. OCDE/EUROSTAT, Proposed guidelines for collecting and interpreting technological innovation data - Oslo Manual, OCDE/ EUROSTAT, Paris, 1997. SUNDBO J., GALLOUJ F., Innovation in services - SI4S Project Synthesis Work package, SI4S Synthesis Paper S2, STEP Group, 1998.
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CHAPITRE 5 : A PROPOS DE LA NATURE DE L'INNOVATION DANS LES SERVICES: LES ENSEIGNEMENTS D'UNE ENQUETE POSTALE Faridah Djellal, Faïz Gallouj 1 Clersé, Ifrési, Université de Lille I
INTRODUCTION
La question de l'innovation dans les services est une préoccupation récente tant pour les chercheurs que pour les pouvoirs publics. Qu'elle soit mesurée par leur contribution à l'emploi ou au produit intérieur brut, l'importance prise par les services dans nos économies a conduit les uns comme les autres à reconsidérer un certain nombre d'analyses héritées du passé (industriel et agricole)2 : les services, secteur résiduel, activités périphériques et non motrices; les services improductifs, faiblement intensifs en capital et faiblement qualifiés; et, pour ce qui nous intéresse ici, les services réfractaires à l'innovation. Cette idée, selon laquelle les services seraient peu innovants, se décline en réalité en deux propositions: 1) ils n'innovent pas du tout; 2) ils se contentent, dans une attitude subordonnée, d'adopter des systèmes techniques conçus et pro1 Ce travail est issu d'une recherche effectuée pour la Commission Européenne, DG XII, programme TSER, Projet SI4S (Services in Innovation and Innovation in Services). 2 Et notamment des pères de l'économie politique (Adam Smith, David Ricardo... ).
duits par les secteurs industriels. Le cas échéant, ils sont davantage des clients de firmes innovatrices que des innovateurs eux-mêmes. Un certain nombre de travaux (cf. notamment Gallouj, 1994 ; Gallouj et Gallouj, 1996 ; Sundbo, 1998) ont mis en évidence le caractère biaisé de ces conclusions. Elles sont en effet fondées sur une conception industrialiste et technologiste de l'innovation qui trouve désormais ses limites dans l'industrie elle-même. Les travaux auxquels nous faisons allusion tentent quant à eux de prendre en compte les spécificités généralement attribuées aux services, à savoir leur caractère immatériel et relationnel3. Le service n'est pas seulement un résultat, c'est aussi un acte, un processus qui s'inscrit dans le temps et dans une relation (de coproduction) entre un client et un prestataire. Il n'est pas par conséquent stockable, et il est difficile de le « réparer ». Il est de même difficile de séparer le « produit» du process. La prise en compte de ces spécificités contribue à modifier les conceptions de l'innovation dans les services (mais également dans les biens), et, par conséquent, l'évaluation de son importance. Autrement dit, non seulement l'innovation dans les services existe, mais elle est loin d'être marginale. Elle peut prendre des formes différentes et s'organiser différemment... Ce n'est pas le lieu ici de reprendre en détail ces différents résultats (Gallouj et Gallouj, 1996). Ce qu'il faut en retenir, c'est qu'ils sont issus, pour l'essentiel, de travaux qualitatifs fondés sur des entretiens et des monographies. Une telle méthodologie apparaît, en effet, comme la plus efficace lorsque le domaine de recherche est largement inconnu et inexploité, et si l'on veut éviter de se laisser enfermer dans des conceptions (des définitions, des indicateurs...) consacrées et rigidifiées par la pratique, mais (en partie) inadaptées aux phénomènes économiques étudiés. Autrement dit, les travaux qualitatifs ont pour intérêt de permettre de contourner, dans une certaine mesure, ce qu'on pourrait appeler les «irréversibilités» conceptuelles et analytiques. On peut désormais, et c'est l'objet de ce travail, dépasser cette étape méthodologique et tenter de fournir des résultats quantitatifs généralisables sur l'innovation dans les services, en 3 Ces caractéristiques sont de plus en plus vraies pour les biens eux-mêmes, ce qui permet d'envisager des analyses convergentes ou intégratrices de l'innovation dans les services et dans les biens. 136
s'appuyant sur une enquête postale. La conception du questionnaire intègre bien évidemment les résultats des travaux qualitatifs évoqués précédemment, notamment en ce qui concerne la définition et la nature de l'innovation. Les enquêtes sur l'innovation ne sont pas nouvelles en France, et elles n'excluent pas les firmes de service, tout au moins directement ou volontairement. Cependant, influencées par les hypothèses technologistes et industrialistes que nous avons évoquées précédemment, elles ne s'intéressent qu'aux innovations technologiques, et elles négligent de fait une grande partie de l'innovation dans les firmes de service qui peut se manifester sous d'autres formes. Ainsi, de telles enquêtes aboutissent le plus souvent à la conclusion selon laquelle l'innovation (sous entendu technologique) dans les firmes de service est particulièrement faible. Seules de rares activités de service liées aux technologies matérielles par des relations particulièrement fortes, comme, les services informatiques ou de télécommunication, parviennent à « faire bonne figure» dans ce type d'analyse (Cases, Favre et François, 1999). Les enquêtes dédiées exclusivement à l'innovation dans les services sont très rares et très récentes (pour un survey, cf. Djellal et Gallouj, 2000). A de rares exceptions près (Gault et Pattinson, 1995; Hipp et al., 1996) ces différentes enquêtes, qui ont l'intérêt de porter sur les services seuls, demeurent cependant fondamentalement technologistes. L'enquête dont nous présentons les résultats dans ce travail est, à notre connaissance, la première de ce type réalisée en France (cf. encadré 1). Dans ce chapitre, nous cherchons à rendre compte de la nature de l'innovation dans les services. Cette question est abordée de différentes manières, en utilisant, en premier lieu, la typologie d'inspiration schumpeterienne (produit, process, organisation, relation externe), mais également en changeant de perspective analytique, notamment de manière à faire apparaître d'autres types ou modalités d'innovations possibles (innovations ad hoc, innovations de recombinaison, etc.). L'innovation est également abordée selon ses relations vis-àvis de la technologie (ou son contenu technologique) et son degré de nouveauté.
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Encadré
1 : Le questionnaire
et l'enquête
Le questionnaire a été conçu conjointement par quatre équipes européennes (française, norvégienne, danoise et suédoise) avec l'objectif de faciliter les comparaisons entre les quatre pays correspondants. Il comporte 26 questions ouvertes ou fermées tantôt quantitatives, tantôt qualitatives qui recouvrent les thèmes de la nature de l'innovation, de son organisation, de ses objectifs et de ses freins. En ce qui concerne les types d'innovation, pour tenter de réduire la sous-estimation de leur propre innovation par certains responsables des firmes de service eux-mêmes4, nous avons substitué au« terme» innovation, celui de « changement significatif ». Ces « changements significatifs» qui doivent être intentionnels et non aléatoires peuvent concerner les différents éléments suivants: Le « produit-service ». C'est ce qu'on appelle généralement l'innovation de produit. Nous lui conférons cependant une acception suffisamment large pour englober à la fois les produits matériels et les « produits» immatériels. Ainsi, une nouvelle formule de formation, un nouveau type ou domaine de conseil seront considérés comme des innovations de produit ou de « produit-service ».
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Le « processus ». Là encore, nous ne limitons pas ce type d'innovation
aux seuls systèmes techniques qu'ils soient informatiques ou de quelque autre type que ce soit: l'innovation de processus peut consister en l'introduction d'un système informatique, mais elle peut également être immatérielle. Tel est le cas, par exemple, des méthodes des consultants. L' « organisation (interne) », dans le sens habituel du terme. L'organisation diffère du processus en ce sens qu'elle constitue la structure générale d'accueil de l'activité et des process. L'introduction d'une structure matricielle ou la réduction du nombre de niveaux hiérarchiques constituent des exemples de changements organisationnels. Le type de «relation externe ». Ce type de changement ou d'innovation rend compte de la mise en place (sous des formes inédites) d'un certain nombre de relations particulières avec les clients, les fournisseurs, les pouvoirs publics, les concurrents, etc., par exemple, des alliances stratégiques, de nouveaux types d'interface, la mise en place d'un médiateur... La typologie précédente présente plusieurs avantages: en substituant le terme « changement» à celui d'innovation, on encourage en quelque sorte les firmes de service à se libérer d'une certaine « modestie », liée aux schémas traditionnels intériorisés par les cadres euxmêmes (qui portent à croire que seuls innovent véritablement, ceux qui conçoivent de nouveaux systèmes techniques) ;
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4 Cette sous-estimation peut s'expliquer en partie par le fait que les responsables de ces entreprises sont eux-mêmes bien souvent nourris d'une culture économique industrialiste et technologiste. Le pré-test du questionnaire, ainsi que les entretiens qualitatifs réalisés, montrent que ces responsables ont tendance à considérer l'innovation comme un changement technologique spectaculaire. A l'inverse, dans d'autres cas, en particulier dans les services de conseil, les interviewés ont des difficultés à répondre, car ils estiment que chacune de leur transaction de service est nouvelle, sur mesure, et qu'elle peut donc être considérée comme une innovation. 138
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elle est cohérente formellement avec les typologies traditionnelles de l'innovation d'inspiration schumpeterienne. Mais, comme nous l'avons souligné précédemment, les différentes catégories se trouvent enrichies dans leur contenu (par la prise en compte de l'immatérialité et de la dimension relationnelle). Ainsi, par exemple, un produit ou un process pourront être immatériels. Elle présente en revanche certains inconvénients dont il faudra tenir compte dans l'analyse: .la substitution de la notion de changement à celle d'innovation présente le risque inverse de laisser considérer, comme des innovations, des changements mineurs ou non intentionnels. L'analyse d'une question ouverte consacrée au recensement et à la description d'exemples concrets d'innovations permet, nous semble-t-il, de corriger, dans une certaine mesure, cette difficulté; malgré l'assouplissement des définitions que nous avons opéré, certains des responsables d'entreprises qui ont répondu à notre questionnaire peuvent continuer d'interpréter les différents types dans un sens strict. Ainsi, certains types d'innovations (les produits, process et relations externes immatériels) pourront continuer d'échapper au questionnaire. Pour tenter de pallier cette difficulté, nous avons introduit des questions complémentaires qui posent, en d'autres termes (c'est-à-dire en sortant des frontières rigides d'une typologie a priori), la question de la nature de l'innovation; certains chevauchements classiques se retrouvent ici: les problèmes de frontière entre le produit et le process et entre l'organisation et le process... De nouveaux apparaissent: la fixation des frontières entre les changements de relation externe, d' organisation (interne) ou encore de process. En accord avec les trois autres équipes européennes impliquées dans cette recherche, nous avons retenu les différents secteurs suivants: le conseil (sous ses différentes formes), les services financiers et d'assurance, le nettoyage, le transport, I'hôtellerie, la restauration, le commerce. Un questionnaire postal a été adressé à 3500 entreprises de service entre juin 1997 et octobre 1997. Plusieurs relances par courrier et par téléphone ont été effectuées. Au total, après l'élimination des questionnaires incomplets et des doublons, nous avons retenu 324 questionnaires exploitables. Le taux de réponses de près de 10 % ainsi obtenu peut paraître faible au regard de l'importance de la question traitée et des normes statistiques. Il semble cependant assez satisfaisant si on le compare aux taux de réponses habituels en France pour ce type d'enquête. Etant donné sa taille, notre échantillon ne peut donc prétendre à la représentativité. Cependant, l'inexistence de ce type de travaux en France, que nous avons soulignée précédemment, autorise certaines entorses aux règles statistiques. S'ils ne peuvent prétendre à la généralisation, et s'ils doivent être analysés avec précaution, les matériaux statistiques recueillis ont cet intérêt de fournir un premier défrichement d'un terrain mal connu.
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1. L'engagement dans une activité d'innovation Cette question est envisagée pour différentes périodes (cf. tableau 1), tout d'abord de manière générale, puis pour chaque catégorie d'innovation de la typologie retenue (innovation de produit, de process, d'organisation et de relation externe). 139
Durant la période 1992-1995, 66,4 % des firmes de notre échantillon ont innové, c'est-à-dire ont introduit au moins une innovation, quelle que soit la forme de celle-ci. Davantage de firmes ont introduit des innovations de produit (57,1 %) ou de process (41,8 %) que des innovations organisationnelles (27,8 %) ou de relation externe (21,6 %). Cette tendance générale (décroissance de la part des firmes introduisant respectivement chacun des types d'innovation précédents) n'est démentie ni en 1996, ni en 1997, bien que, à ces deux dates, la proportion de firmes innovantes soit supérieure, dans tous les cas de figure. On note cependant que cette augmentation (qu'on pourrait qualifier de «rattrapage ») bénéficie davantage, relativement, aux types d'innovations les moins fréquemment introduits durant la période précédente à savoir les innovations organisationnelles et les innovations de relation externe. Ce «rattrapage» ou cette accélération de l'activité d'innovation pour certains types ne doit pas être interprétée de manière trop hâtive. Il se pourrait tout simplement que les responsables d'entreprises répondant au questionnaire aient une mémoire plus nette des années récentes. Les problèmes de frontière entre les différents types d'innovations (les interprétations différentes selon les individus) peuvent également intervenir ici. Durant la période 1992-1996, la relation ordinale selon le type d'innovation est toujours respectée. Plus de 80 % des firmes ont introduit des innovations. La part de celles qui ont introduit des innovations de produit ou de process est supérieure à la part de celles qui se sont engagées dans des innovations organisationnelles ou de relation externe. Si l'on considère maintenant l'ensemble de la période 19921997, on constate que plus de 86 % des firmes ont introduit au moins une innovation parmi les différents types proposés. Un peu moins de 14 % n'ont réalisé aucune innovation. Sur cette période, plus des trois quarts des firmes ont introduit des innovations de produit; 70,4 % des innovations de process; 59,3 % des innovations d'organisation et 52,5 % des innovation de relations externes.
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Tableau 1 : L'engagement dans une activité d'innovation pour différentes périodes et années (parts des firmes de l'échantillon ayant introduit des innovations)
1992-1995 1996 1997 1992-1996 1992-1997
Produit
Process
57,1 60,8 59,3 70,4 76,2
40,7 47,2 45,7 61,4 70,4
% % % % %
% % % % %
Organisation 27,8 % 37,3 % 34,6 % 48,8 % 59,3 %
Relation ext 21,6 % 32,1 % 33,3 % 41,70/0 52,5 %
Ensemble 66,3 75,6 76,8 80,2 86,1
% % % % %
Pour conclure ce point, on retiendra que: 1) sur la période 1992-1997, plus de 86 % des firmes de notre échantillon ont innové; 2) il existe une relation décroissante entre la part des firmes qui introduisent des innovations de produit, de process, d'organisation et de relation externe; 3) les innovations organisationnelles, et surtout les innovations de relation externe, semblent rattraper leur « retard» ces dernières années, sans pour autant bouleverser la hiérarchie précédente. Cependant, ces conclusions, et notamment l'existence d'une relation d'ordre entre les différents types d'innovation, devront être nuancées par un certain nombre de remarques. Il existe, en effet, de redoutables problèmes empiriques et théoriques de frontière entre les différents types d'innovation de la typologie utilisée. Il est ainsi difficile, dans les services, de distinguer le produit du process. Il y a donc ici un espace ouvert pour des différences d'interprétation. Cependant, pour éclairer l'analyse, on peut dire que, même si la distinction produit/process est délicate, l'examen de la question ouverte de notre questionnaire consacrée à l'énoncé et à la description d'exemples concrets d'innovations suggère que, dans la plupart des cas, les distinctions analytiques suivantes sont opérées de manière quasi systématique : 1) Une fonction de service (des caractéristiques de services, des spécifications de services) nouvelle( s) s'appuyant sur les systèmes, les process existants est considérée comme une innovation de produit. 2) Une fonction de service (des caractéristiques de services, des spécifications de services) existante(s) s'appuyant sur de nouveaux systèmes ou process est généralement considérée comme une innovation de process. 141
3) Quand la fonction de service et le process correspondant sont tous les deux nouveaux, le problème d'affectation à un type d'innovation est plus difficile. On constate cependant que pour la plupart des responsables répondant au questionnaire, il s'agit alors d'une innovation de produit. On pourrait donc en conclure que, dans ce cas, il y a sous-estimation de l'innovation de process. Autrement dit, au total, l'innovation de produit recouvre à la fois les situations où la composante process est inchangée pour des spécifications fonctionnelles nouvelles (en valeur absolue ou relative) et celles où les deux composantes (process et fonctionnalités) sont nouvelles. Il est également difficile, dans les services, de distinguer le process de l'organisation, dans la mesure où le process peut y être immatériel, et correspondre en fait à des modalités, des arrangements organisationnels pour produire des caractéristiques de service. Il existe des innovations de produit particulières (que nous avons baptisées innovation ad hoc), mais aussi plus généralement des innovations sur mesure qui échappent, le plus souvent, à la typologie d'inspiration schumpeterienne utilisée. Nous reviendrons sur cette importante question (notamment lorsqu'il s'agit de services aux entreprises intensifs en connaissances) dans la section 4 de ce chapitre. Une innovation de relation externe peut également être interprétée comme un « service nouveau». On trouve des indices de cette ambiguïté dans la comparaison des objectifs visés à travers l'innovation de produit et l'innovation de relation externe. Certains des objectifs généralement considérés comme les plus spécifiques de l'innovation de produit (à savoir l'ouverture de nouveaux marchés, l'accroissement des parts de marchés, la satisfaction des exigences des clients) sont en effet également cités parmi les objectifs principaux des innovations de relation externe. Ainsi, au total, le problème des distinctions entre le produit, le process, l'organisation et la relation externe peut contribuer à modifier nos classements de la fréquence d'occurrence des différents types d'innovation. Etant donné ces problèmes de frontière, si, par exemple, on n'avait pas introduit d'innovation de relation externe, il est probable que les fréquences d'occurrence des autres types d'innovation, et notamment celles des innovations de process et d'organisation, mais aussi, dans une moindre mesure, celles des innovations de produit, auraient été plus élevées. La hiérarchie entre les fréquences de l'innovation de 142
produit et de process aurait pu être renversée par des définitions différentes de l'organisation et de la relation externe. 1.1. L'engagement dans une activité d'innovation selon le type de service Le tableau 2 rend compte de la part des firmes qui ont introduit des innovations de différents types, selon les activités de services dans lesquelles elles sont engagées. Seule la période 1992-1997 est examinée ici. Les résultats suivants doivent être interprétés avec précaution en raison de la taille réduite de certains sous-échantillons. Si l'on examine, tout d'abord, l'innovation dans son ensemble (toutes catégories confondues), on constate que les parts des firmes innovantes sont sensiblement identiques pour tous les regroupements d'activités envisagés à savoir les services financiers, les conseils, les services opérationnels, 1'hôtellerie-restauration-commerce. Elles se situent dans une fourchette allant d'environ 83 % à environ 90 %. On constatera cependant qu'au sein du secteur du conseil, des différences apparaissent, selon l'activité considérée. Ainsi, les services juridiques semblent globalement être les moins innovants (69 %) alors que le conseil en management est parmi les plus innovants (97 % des firmes). Il ne semble pas y avoir de différences significatives en matière d'innovation de produit selon les principaux secteurs considérés, à savoir le secteur financier, le conseil, les services opérationnels, 1'hôtellerie-restauration-commerce. Al' exception de l'hôtellerie-restauration-commerce où le taux est légèrement supérieur (82,1 %), la part des firmes ayant introduit des innovations de produit oscille autour de 75 %. Cependant, au sein des plus hétérogènes de ces « grands» secteurs, certaines différences apparaissent selon l'activité: par exemple, toutes les compagnies d'assurance ont introduit des innovations de produit; au sein du conseil, quatre sous-groupes peuvent être distingués, dont il faudrait confirmer l'existence par l'analyse de sous-échantillons plus importants: (i) un sousgroupe constitué de la seule activité de conseil juridique, caractérisé par un taux d'introduction d'innovations de produit très faible (le plus faible de notre échantillon) ; (ii) un sousgroupe constitué de l'activité de conseil en recrutement et en formation qui se classe en dessous de la moyenne de l'échantillon et de celle du conseil; (iii) un sous-groupe réunis-
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sant les services informatiques, les études de marché, le conseil en publicité et communication dont plus de 80 % des firmes ont introduit des innovations de produit, ce qui les situe au-dessus des moyennes du conseil et de l'ensemble des services de notre échantillon; (iv) enfin, un sous groupe constitué du conseil en management dans lequel plus de 90 % des firmes ont introduit des innovations de produit. Comment interpréter ces différences au sein des firmes de conseil? Le faible score du conseil juridique, si on accepte qu'il ait un sens, malgré la taille modeste de l'échantillon correspondant, pourrait tenir à la difficulté d'application de la notion d'innovation de « produit» à une activité qui consiste à traiter de l'expertise Guridique). En réalité, il y a dans les services juridiques, deux types d'innovations qui, selon nous, relèvent de l'innovation de produit, mais qui échappent à la définition conventionnelle de ce type d'innovation: l'innovation ad hoc qui consiste à apporter une solution juridique originale, inédite et partiellement reproducttible au problème du client; l'innovation de nouveau champ d'expertise qui décrit l'accumulation d'expertise relatives à des champs de connaissances émergents (Internet en est aujourd'hui un bel exemple), avec l'idée de fournir des prestations relatives à ces champs nouveaux. Le premier type est relativement fréquent. Mais, sa nature particulière, son caractère ad hoc n'incite pas les participants à l'enquête à l'intégrer dans l'innovation de produit au sens habituel du terme. Si lors des entretiens qualitatifs précédant l'enquête, les responsables d'entreprise ont généralement considéré cette activité ad hoc (qui dépasse le cadre de leur activité routinière de résolution de problèmes) comme une innovation, ils ont cependant souvent manifesté une certaine gêne à l'intégrer dans une typologie de l'innovation. Le second type (l'innovation de «nouveau champ d'expertise ») qui est plus proche de la notion de «produit» au sens classique est beaucoup moins fréquent puisqu'il est soumis à l'évolution générale de long terme de l'environnement technologique, institutionnel, social, économique... Pour ne prendre que ce seul exemple, on peut dire que c'est l'invention de l'informatique qui a donné naissance à ce nouveau champ d'expertise, ce nouveau marché, ce nouveau «produit» qu'est le conseil en droit de l'informatique. Le score élevé réalisé par le conseil en management et les études de marché peut s'expliquer par une plus grande familiarité avec les typologies de l'innovation et le travail d'enquête; 144
celui également élevé du conseil en informatique tient sans doute à la proximité de cette activité vis-à-vis des technologies matérielles et des typologies industrielles traditionnelles (production de « produits» au sens plus matériel du terme). Le score relativement plus faible du conseil en recrutement et en formation (qui serait sans doute plus faible encore si l'on en détachait les services de formation, plus sensibles à une analyse en termes de produit) s'explique par la nature du support du service, à savoir l'individu. . La part des firmes qui ont introduit des innovations de process sur la période 1992-1997 est plus importante pour les services opérationnels (83 %), l'hôtellerie-restauration-commerce que pour les services financiers. Le score le plus faible est celui des services de conseil (67 %). Si on examine plus en détail (mais avec la prudence exigée par la faible taille de l'échantillon) les activités constituant ces secteurs, on constate que: 1) les compagnies d'assurance sont (presque) aussi nombreuses à introduire des innovations de process que de produit; il en va de même pour 1'hôtellerierestauration et le commerce; 2) au sein de la rubrique conseil, c'est dans le conseil en publicité-communication, les études de marché, le conseil en recrutement qu'on trouve les fréquences les plus élevées d'introduction d'innovations de process. Mais, globalement, les écarts entre les différentes activités de conseil sont plus faibles que pour l'innovation de produit. . C'est dans le secteur des services opérationnels qu'on trouve la proportion la plus élevée de firmes ayant introduit des innovations organisationnelles. Les services financiers occupent la seconde place, suivis de 1'hôtellerie-restaurationcommerce. Le score le plus faible en matière d'innovation organisationnelle est celui des services de conseil. Il faut relever ici un certain paradoxe (qu'on pourrait qualifier de « paradoxe du cordonnier ») : la faiblesse (relative) des conseils (ou de certains d'entre eux) dans l'activité principale pour laquelle ils sont sollicités par leurs clients à savoir le changement organisationnel. Si l'on compare les scores de l'innovation de produit et de l'innovation de process, on constate que les différences entre ces deux types d'innovation, selon l'activité de service sont nettement plus faibles dans le cas de l'innovation de produit que dans celui de l'innovation de process. Un autre paradoxe se manifeste. Il concerne les « innovations de relation externe» qu'en valeur relative les firmes de conseil, toutes catégories confondues, sont moins nombreuses à
.
145
introduire que les firmes appartenant aux secteurs des services financiers, des services opérationnels ou à l'hôtellerie-restauration-commerce (45 % pour le conseil, contre respectivement plus de 60 % dans chacun des autres cas). Il semble ainsi que les firmes fournissant les services considérés comme les plus « purs », celles où la dimension de relation (externe) de service est la plus importante, sont également celles qui introduisent proportionnellement le moins d'innovations de relation externe. Tableau 2 : L'innovation selon l'activité de service (parts des firmes de différents secteurs de service ayant introduit des innovation durant la période 1992-1997) Qté
Produit
Process Organisa- Relation Ensemble ext tion
52
78,8%
73,1 0/0
69,2 0/0
65,4 0/0
82,7%
29 51 35 53 12
34,5% 84,3% 91,4 % 81,10/0 83,3%
62,1 % 62,7°,fo 65,7% 71,7% 75,0%
37,9% 68,6% 54,3% 45,3% 75,0%
31,0% 58,8% 42,9% 45,3% 58,3%
69,0% 84,3 % 97,1 % 88,7 0/0 100,0 %
35
65,7%
68,6%
51,4 %
37,1 0,fo 82,9%
215 29
74,9% 75,9%
67,0% 82,8%
53,9% 82,8%
45,6% 65,5%
86,0% 89,7%
Hôtellerie-restauration et commerce
28
82,1 0/0
78,6%
57,1 0/0
67,9 0/0
89,3%
Total
324
76,2%
70,4 %
59,3 0,fo 52,5%
Services financiers et immobiliers Conseils juridiques Services informatiques Conseils en management Etudes de marché Conseils en pub. corn. Conseils en recrutement et formation
Ensemble des conseils Services opérationnels
86,1 %
1.2. L'engagement dans une activité d'innovation selon la taille de la firme La taille de l'entreprise en tant que facteur important de l'innovation est confirmée dans ce travail. Le tableau 3 indique que les firmes de petite taille sont proportionnellement moins nombreuses à innover que les firmes de grande taille. Ce résultat général vaut également pour chacun des types d'innovation de la typologie retenue. Qu'il s'agisse d'innovation de produit, de process, d'organisation ou de relation externe, on constate ainsi que les entreprises de moins de 50 salariés sont proportionnellement moins nombreuses à innover que celles de plus de 50 salariés. L'écart est important entre ces deux groupements. Il l'est moins à l'intérieur de chacun d'eux. Par ail146
leurs, on note que le classement ordinal produit, process, organisation, relation externe n'est pas démenti globalement par le facteur taille. Tableau 3 : L'innovation selon la taille des firmes (parts des firmes de différentes tailles ayant introduit des innovations) TYPE
D'INNOVATION
aTE
Produit
Process
150 65 53 52
66,7 0/0 56,9% 83,0 010 86,5%
52,7 0/0 53,8% 84,9010 73,1 %
TAILLE DE LA FIRME
1-19 20 - 49 50 - 199 200 et plus
Organisatio 34,0 0/0 46,1 % 69,8 0/0 75,0%
Relation Ensemble ext 30,7 0/0 74,70/0 40,0% 72,3% 54,7010 96,2% 61,5 % 90,0%
2. Le contenu technologique de l'innovation Nous abordons ici un point central de ce travail. Il s'agit d'évaluer l'importance de la technologie (au sens de système matériel) dans l'innovation des firmes de service. Si l'on considère les seules firmes innovatrices sur la période 1992-1997 (et quel que soit le type d'innovation considéré: produit, process, organisation, relation externe), on constate que (tableau 4) 66,3 % d'entre elles ont introduit « des innovations où la technologie ne joue aucun rôle », qu'on désignera désormais par l'expression « innovations non technologiques au sens strict» ,. 70,6 % ont introduit des «innovations non technologiques, mais qui ne peuvent être réalisées sans le recours à des technologies », qu'on désignera par l'expression « innovations non technologiques au sens large» ,. 65,2 % ont introduit des «équipements matériels, des technologies innovantes » (des «innovations technologiques »). Classés dans cet ordre, ces trois types d'innovations marquent donc, d'une certaine manière, une élévation de l'intensité technologique. La première conclusion qu'on peut tirer de ces résultats est que « l'innovation non technologique au sens strict» tient une place importante dans le domaine des services. Il n'est donc plus question de réduire l'innovation dans les services à la simple adoption ni même à la production d'innovations technologiques, c'est-à-dire de systèmes techniques. Si l'on regroupe les «innovations non technologiques au sens strict» et les «innovations non technologiques au sens large », on en déduit que l'innovation non technologique constitue, de loin, la principale forme d'innovation dans les services. En effet, 92,8 % 147
des firmes ont introduit des innovations non technologiques (ainsi définies). Cependant la composante technologique varie selon le type d'innovation introduit. C'est dans le cas des innovations de produit-service, d'organisation et de relation externe que la part des firmes qui ont introduit « des innovations où la technologie ne joue aucun rôle» (innovations non technologiques au sens strict) est la plus importante (respectivement, 36,6 %, 39,4 %, 30,1 %). En revanche, seulement Il,83 % des firmes ont introduit des innovations de process « où la technologie ne joue aucun rôle ». Ces premiers résultats suscitent plusieurs commentaires. Tout d'abord, c'est le cas des innovations de produit-service, et, dans une certaine mesure, celui des innovations de relation externe qui sont les plus intéressants, car le fait que les innovations organisationnelles soient «immatérielles» n'a rien de nouveau ou d'étonnant en soi. Ensuite, que le score des firmes introduisant des innovations de process «dans lesquelles les technologies ne jouent aucun rôle» soit plus faible ne doit pas être jugée comme une tautologie. Certes, l'innovation de process se confond bien souvent avec l'introduction de systèmes techniques. Cependant, l'information ainsi recueillie est importante (et nouvelle) à double titre: l'innovation de process n'est pas nécessairement technologique, elle peut être immatérielle (méthodes des consultants, par exemple) et la part des firmes qui introduisent ce type d'innovation est loin d'être négligeable (environ 12 %). L'innovation non technologique au sens large réalise des scores importants, notamment pour ce qui concerne l'innovation de produit et l'innovation de process. En effet, 43,4 % des firmes innovantes ont introduit des innovations de produit et 30,1 % des innovations de process, considérées comme des « changements non technologiques qui ne peuvent être réalisés sans le recours à des technologies ». Si l'on n'opère pas de distinction entre les deux variantes de l'innovation non technologique, on constate que près de 70 % des firmes ont introduit des innovations de produit non technologiques ; 62 % des innovations organisationnelles non technologiques ; 48 % des innovations de relation externe non technologiques et 41 % des innovations de process non technologiques. Ce que nous avons dit précédemment ne doit pas cependant conduire à sous-estimer l'innovation technologique. En effet, 148
plus de 20 % des firmes innovantes ont introduit des innovations de produit correspondant à des systèmes techniques au sens habituel du terme. Cependant, et ce n'est pas étonnant, c'est dans le domaine des innovations de process que la dimension technologique est la plus affirmée. En effet, plus de la moitié des firmes innovantes ont introduit des innovations de process qui sont des technologies, des équipements matériels. Les scores des innovations organisationnelles en matière de contenu technologique (faible, mais néanmoins positif) reflète à notre avis les problèmes de frontières analytiques entre innovation de process et innovation organisationnelle. Une lecture en colonne du tableau 4 permet en outre d'énoncer les résultats suivants: . la part des entreprises innovantes qui ont introduit des innovations de produit non intensives en technologies est de loin supérieure à la part de celles qui ont introduit des innovations de produit intensives en technologie; . la part des entreprises qui ont introduit des innovations de process non intensives en technologies est inférieure à la part de celles qui ont introduit des innovations de process technologIques ; . en ce qui concerne les innovations organisationnelles et de relation externe, c'est la dimension non technologique qui l'emporte sur la dimension technologique. Tableau 4 : L'intensité technologique des innovations (part des firmes ayant introduit des innovations de différentes intensités technologiques par rapport à l'ensemble des firmes innovantes sur la période 1992-1997)
Innovation
non techno. au
sens strict Innovation
non techno. au
Produit
Process
Organisation
Relation ext.
Ensemble
32,6%
11,8 %
39,4 %
30,1 %
66,3%
43,4 %
30,1 ok
26,2%
19,7 ok
70,6%
Ensemble des innovations non technologiques
69,5 %
40,9%
62,0 %
47,7%
92,8%
Innovation
21,5 %
50,2%
7,5%
10,70/0
65,2 0/0
sens large
technologique
149
2.1. Le contenu technologique de l'innovation selon l'activité de service
.
Dans le cas de l'innovation dans son ensemble (sans distinction des types), le tableau 5 suggère les résultats suivants: . en ce qui concerne l'innovation non technologique au sens strict, il ne semble pas y avoir de différence significative selon le type de secteurs de service. Les parts des firmes ayant introduit des innovations de ce type oscillent autour de 65 % pour chacun des secteurs; . l'examen de l'innovation non technologique au sens large laisse apparaître des différences selon les secteurs de service. En effet, les firmes du conseil sont proportionnellement moins nombreuses à introduire ce type d'innovations; . si l'on n'opère aucune distinction entre les catégories précédentes, on constate que la part des firmes ayant introduit des innovations non technologiques est toujours supérieure à 90 %, à l'exception des firmes de l'hôtellerie-restauration-commerce (88 %) ; . des différences apparaissent, selon le secteur considéré, en matière d'innovations technologiques. En effet, les firmes de conseil et de services financiers semblent être proportionnellement les moins nombreuses à introduire des innovations de ce type; . c'est dans le conseil (et dans les services financiers) que l'on constate l'écart le plus important entre la part des firmes qui ont introduit des innovations non technologiques et la part de celles qui ont introduit des innovations technologiques. En ce qui concerne l'innovation de produit, les firmes de services financiers et de 1'hôtellerie-restauration-commerce sont proportionnellement plus nombreuses que celles du conseil ou des services opérationnels à introduire des innovations de produit non technologiques (au sens strict comme au sens large). Les firmes de services opérationnels et celles du conseil, sont plus nombreuses que les autres à introduire des innovations de produit technologiques. Il y a ici un paradoxe qu'il est important d'examiner: il s'agit du degré relativement élevé d'intensité technologique relevé dans les activités de conseil. C'est le conseil en informatique qui explique cette forte intensité technologique. Si l'on excluait le conseil en informatique, la part des entreprises du conseil qui ont introduit des innovation de produit techn{)logique (à savoir 23,8 %) se réduirait à 9 %.
.
150
.
En ce qui concerne l'innovation de process, c'est dans le conseil qu'on trouve la part la plus importante de firmes qui introduisent des innovations de process non technologiques. Il s'agit notamment des différents types de méthodes mises au point par les consultants. En revanche, l'innovation de process technologique atteint ici des scores importants notamment dans les services opérationnels et le commerce-hôtellerie-restauration, mais aussi dans les services financiers. La proportion des firmes de service opérationnels qui introduisent des innovations de process non technologiques (au sens large) est plus élevée que celle des firmes des autres secteurs. Le score le plus faible est celui du conseil. Près de 60% des firmes de services financiers ont introduit des innovations organisationnelles dans lesquelles la technologie ne joue aucun rôle, contre un peu plus ou un peu moins du tiers pour les autres secteurs. Enfin, quel que soit le secteur considéré, environ 30 % des firmes innovatrices ont introduit des innovations de relation externe à intensité technologique nulle. La même proportion (sauf pour le conseil 15 %) a introduit des innovations de relation externe à intensité technologique intermédiaire. En revanche, en ce qui concerne l'innovation technologique (intensité technologique élevée), les services financiers et I'hôtellerierestauration-commerce l'emportent sur les autres secteurs. En effectuant une lecture en colonnes du tableau 5 pour les deux principaux secteurs de notre échantillon, on observe un certain nombre de différences quant à l'intensité technologique de l'innovation. Dans les services financiers, c'est la dimension non technologique (au sens strict comme au sens large) qui l'emporte, quand il s'agit d'innovations de produit et d'organisation; c'est la dimension technologique qui prévaut quand il s'agit d'innovations de process. Les trois dimensions interviennent de manière relativement équilibrée, en ce qui concerne l'innovation de relation externe. Dans le secteur du conseil, la présence du conseil en informatique entraîne une élévation de l'intensité technologique de l'innovation de produit, mais la dimension non technologique continue de prédominer, comme elle prédomine dans le cas de l'innovation organisationnelle et de l'innovation de relation externe. En revanche, même si c'est dans ce secteur que l'innovation de process non technologique atteint son score le plus
.
.
151
élévé, c'est tout de même la dimension technologique qui prédomine quand il s'agit d'innovation de process. Tableau 5 : Le contenu technologique selon l'activité de service (parts des firmes des différents secteurs ayant introduit des innovations de contenus technologiques différents) Services financiers
Ensemble conseils
Service opérationnel
Hôtellerie Restaurat. Commerce
Total
39,S%
31,3 %
23,1 %
40 ok
32,6%
6S,1 %
38,4%
34,6%
S2%
43,4 %
Technologique
0%
23,8%
42,3%
20%
21,S %
Innova-
Non technologique au sens strict
7,0%
1S,1%
0%
8%
11,8 %
tionde
Non technologique
process
au sens large
34,9%
26,S%
42,3%
36%
30,1 0/0
Technologique
62,8%
41,1 %
73,1 %
72%
SO,2%
Non technologique au sens strict
S8,1 %
36,2%
34,6%
36%
39,4 ok
13,9 %
22,7%
61,S %
36%
26,2%
Non technologique au sens strict
Innovation de produit
Innova-
Non technologique
au sens large
tionorga- Non technologique nisation- au sens large Technologique neUe
9,3%
6,S%
1S,4%
4%
Non technologique au sens strict
27,9%
30,8%
30,8 %
28%
30,1 %
Relation Non technologique externe au sens large
30,2%
14,6 %
26,9%
32%
19,7 ok
Technologique
2S,6%
S,9%
11,S%
20%
10,7%
Non technologique au sens strict
67,4 %
66,S 0/0
61,S 0/0
68 0/0
66,3 0/0
Ensemble Non technologique au sens large
81,4 ok
6S,9 %
76,9%
80 %
70,6 ok
97,7%
91,9%
96,1 %
88%
92,8%
69,8% 43
60,S ok 18S
80,8% 26
76% 2S
6S,2% 279
Non technologique
ensemble Technologique
7,S 0/0
2.2. Le contenu technologique de l'innovation selon la taille de la firme La part des entreprises innovantes (sur la période 19921997) qui ont introduit des innovations dans lesquelles la tech152
nologie ne joue aucun rôle (innovation non technologique au sens strict) augmente avec la taille des firmes. Mais ceci est également vrai, dans une certaine mesure, pour celles qui ont introduit des innovations technologiques et des innovations non technologiques au sens large. Autrement dit, quel que soit le contenu technologique envisagé, les grandes entreprises participent davantage à l'innovation que les petites. Ceci conforte le résultat général selon lequel les fréquences d'engagement dans l'innovation augmente avec la taille des firmes, Quelle que soit leur taille, les entreprises ont généralement tendance à être proportionnellement plus nombreuses à introduire des innovations non technologiques au sens strict ou au sens large que des innovations technologiques. Certaines nuances légères doivent cependant être énoncées. La part des plus grandes entreprises de notre échantillon (firmes de plus de 200 salariés) qui ont introduit des innovations dans lesquelles la technologie ne joue aucun rôle est supérieure à la part de celles qui ont introduit des innovations non technologiques au sens large. Le résultat est l'inverse pour les entreprises les plus petites (moins de 20 salariés) de notre échantillon bien que l'écart soit relativement faible. Tableau 6 : Le contenu technologique de l'innovation selon la taille des firmes Contenu technologique Taille
Innovation
aTE
de la firme
non
Innovation
non
technologique
technologique
au sens strict
au sens
Innovation
tech-
nologique
large
123
61.8%
66.7%
57.7 0,10
52
65.4%
65.4%
61.50,10
50- 199
52
67.3%
82.7%
76.9%
200et plus
48
85.4%
77.1 0/0
75%
1-19 20- 49
3. Le degré de nouveauté de l'innovation L'idée qui prévaut dans la littérature, et qu'il s'agit d'examiner ici, est celle qui consiste à dire que les firmes de service imitent beaucoup et sont beaucoup imitées. Le règne de cette « loi de l'imitation» (pour reprendre les termes de Gabriel de Tardes, 1890) tient au caractère volatile et non appropriable des fonctions ou spécifications fonctionnelles (ou caractéristiques de services) des services. La conséquence en serait la rareté de 153
l'innovation radicale et la prééminence de l'innovation mineure ou incrémentale. Sur la période de référence (1992-1997), et si l'on ne distingue pas les différents types d'innovations, l'enquête montre que (tableau 7) : . 67 % des firmes ont introduit des innovations en imitant les concurrents du même secteur (imitation intra-sectorielle) ; . 46,6 % des firmes ont introduit des innovations à travers un processus d'imitation extra-sectorielle, c'est-à-dire en imitant les firmes d'autres secteurs; . si l'on ne distingue pas les deux origines possibles de l'imitation, on constate que 79,6% des firmes ont introduit des innovations par le biais de l'imitation; . 43,4 % des firmes ont introduit des innovations qui ont consisté en l'adoption ou l'acquisition d'innovations produites par d'autres; . enfin, 54,4 % des firmes ont conçu et introduit ellesmêmes des innovations, dans un véritable effort créatif. Il apparaît ainsi que, dans la plupart des cas, les firmes se contentent d'imiter l'innovation des autres, qu'il s'agisse d'imitation intra ou extra-sectorielle. Cependant, la création personnelle n'est pas rare, et par ailleurs nos travaux qualitatifs ont montré que l'imitation ne se résume jamais à un simple transfert, mais qu'elle comporte toujours un travail d'adaptation à la spécificité des firmes et de ses environnements internes et externes. Ce phénomène fait que la « copie» diffère bien souvent de l'original. Pour le degré de nouveauté de l'innovation, comme pour le contenu technologique, on constate des variations importantes selon le type d'innovation. L'imitation du même secteur concerne chacun des différents types d'innovation dans des proportions grossièrement voisines. Un peu plus ou un peu moins de 30 % des firmes innovatrices (n = 279) ont introduit des innovations de produit, de process, d'organisation ou de relation externe, fruits de l'imitation intra-sectorielle. L'imitation de firmes d'autres secteurs concerne davantage les innovations organisationnelles (24,7 %) et de process (18,6 %) que les innovations de produit (13,3 %). Ce n'est pas a priori surprenant, dans la mesure où il est vraisemblable que les process et l'organisation sont relativement moins spécifiques à un secteur donné que les produits. L'imitation, quel que soit le secteur (l'imitation intra ou extra-sectorielle), est la principale source d'innovation et concerne, dans des proportions voisines, chaque 154
type d'innovation, avec un léger fléchissement dans le cas de l'innovation de relation externe. L'innovation, en tant qu'adoption, acquisition d'innovation produite par d'autres, concerne davantage l'innovation de process que les autres formes, ce qui n'est pas non plus surprenant. La « conception plus personnelle et originale» concerne, de loin, davantage l'innovation de produit que les autres types d'innovation. 41,2 % des firmes innovantes ont conçu elles-mêmes des innovations de produit, contre 16,5 % pour les innovations de process, 12,5 % pour les innovations organisationnelles et Il,5% pour les innovations de relation externe. Une lecture en colonne du tableau 7 permet de tirer les conclusions suivantes: . la part des entreprises innovantes qui ont introduit des innovations de produit qu'elles ont été les premières à concevoir est supérieure à la part de celles qui ont introduit l'innovation de produit par le simple biais de l'imitation intra-sectorielle, extra-sectorielle ou de l'adoption. Si l'on ne distingue pas les deux sources d'imitation, la conception et l'imitation (intra- ou extra-sectorielle) réalisent des scores comparables; . la part des entreprises innovantes qui ont introduit des innovations de process qu'elles ont imitées (de firmes du même secteur) ou adoptées est supérieure à la part de celles qui ont conçu ce type d'innovation ou qui ont imité d'autres secteurs; . enfin, les firmes ont un comportement similaire en ce qui concerne les innovations organisationnelles et de relation externe. La part des firmes qui ont introduit ces types d'innovation par la voie de l'imitation est supérieure à la part de celles qui les ont adoptées ou conçues elles-mêmes. Tableau 7 : Le degré de nouveauté de l'innovation (parts des firmes innovatrices ayant introduit des innovations de différents degrés de nouveauté) Produit
Process
Organisation
Relation ext.
Imitation même secteur
33,7%
29,0 0/0
31,5 %
26,5 %
67,0%
Imitation autres secteurs
13,3%
18,6%
24,7%
16,5 %
46,6%
Imitation tous secteurs Adoption Conception
42,3% 14,0 % 41,2%
43,7% 77,2% 16,5%
45,2% 10,0 ok 12,5 %
38,3% 7,9% 11,5 %
79,6 % 43,4 % 54,4 %
155
Ensemble
3.1. Le degré de nouveauté de l'innovation selon l'activité de servIce Si, pour commencer, on examine le degré de nouveauté, sans distinguer les types d'innovations, on constate que: . c'est dans les services financiers que l'on trouve la part la plus grande de firmes imitatrices de l'innovation de firmes du même secteur ou imitatrices tous secteurs confondus; et dans 1'hôtellerie-restauration-commerce que l'on trouve la proportion la plus importante de firmes réalisant des imitations extrasectorielles; . la proportion la plus faible de firmes qui ont introduit des innovations adoptées se trouve dans le conseil; . c'est dans les services opérationnels que l'on constate la part la plus élevée de firmes ayant conçu leur propre innovation. Pour chacun des secteurs envisagé séparément, la principale source d'innovation est l'imitation. L'imitation de firmes du même secteur, à l'exception du cas de l'hôtellerie-restaurationcommerce, l'emporte toujours sur l'imitation de firmes d'autres secteurs. La deuxième source d'innovation est la «conception », partout, à l'exception des secteurs de 1'hôtellerie-restauration-commerce où c'est l'adoption qui occupe la seconde position. Si l'on s'intéresse à l'innovation de produit, on observe que la probabilité la plus élevée qu'une firme introduise une innovation de produit issue de l'imitation se réalise dans les services financiers (51,2 %). Les scores des autres secteurs sont plus faibles. Ils dépassent légèrement les 30 % des firmes. Les fréquences les plus élevées d'innovations radicales (conception) se manifestent dans le conseil (43,8 %). Dans ce domaine (de l'innovation radicale de produit), ce sont les services opérationnels qui arrivent au dernier rang. En ce qui concerne l'innovation de process, maintenant, c'est dans le conseil et dans les services opérationnels qu'on rencontre la part la plus élevée de firmes ayant introduit de la nouveauté radicale.
156
Tableau 8 : Le degré de nouveauté de l'innovation selon l'activité de service
Imitation même secteur Imitation autres secteurs Adoption Conception Innovation de Imitation même process secteur Imitation autres secteurs Adoption Conception Innovation or- Imitation même ganisationnelle secteur Imitation autres secteurs Adortion Conception Innovation de produit
Innovation de relation
Imitation même secteur
externe
Imitation autres secteurs Adoption Conception Imitation même secteur Imitation autres secteurs Imitation tous secteurs Adoption Conception QTE
Ensemble des innovations
Services financiers
Ensemble conseils
Service opérationnel
Hôtellerie Restaurat. Commerce
Total
51,2 %
30,3%
34,6%
33,69 %
33,7%
7,0%
10,3%
26,9%
13,26 %
13,3 %
9,3% 34,9%
16,2% 43,8%
7,7% 26,9%
13,98 % 41,22 %
14,0 % 41,2%
23,3%
33,0%
19,2 %
29,03 %
29,0%
18,6 0/0
16,8 %
26,9%
18,64 %
18,6%
39,50/0 20,9%
21,6 0/0 14,0%
38,5 0/0 26,9%
27,24 0/0 16,49 %
27,2 0/0 16,5 %
32,6%
33,5%
30,8%
31,54 %
31,5 ok
41,9 %
17,3 %
42,3 ok
24,73 ok
24,7 ok
7,0% 11,6 %
10,8 % 10,3 %
11,5 % 26,9%
10,04 % 12,54 %
10,0 % 12,5 %
41,9°k
25,9 0/0
15,4 0/0
26,52 %
26,5 0/0
13,90/0
13,5 %
23,1 %
16,490/0
16,5 0/0
7,0% 18,6%
7,6% 8,6%
7,7% 19,2 %
7,89% 11,47 %
7,9% 11,5 %
76,6 0/0
67,00/0
65,4 %
52,0 0/0
67,0 0/0
58,1 0/0
38,4 %
61,5 %
72,0%
46,6 0/0
88,4 %
77,3%
84,6%
76,0%
79,6%
51,2% 53,S 0/0 43
38,9% 54,00/0
50,0% 61,S 0/0 26
56,0% 52,0 0/0 25
43,4 % 54,4 0/0 279
185
157
3.2. Le degré de nouveauté de l'innovation selon la taille de la firme La propension à l'imitation (c'est-à-dire la part des firmes qui ont introduit des innovations qu'elles ont imitées) augmente globalement avec la taille des firmes. Autrement dit, les grandes entreprises imitent davantage que les petites. Les entreprises les plus petites sont proportionnellement moins nombreuses à « adopter» des innovations que les autres. En ce qui concerne la « conception », on constate que les plus petites entreprises sont aussi nombreuses que les plus grandes à déclarer introduire des innovations « conçues» de manière originale. Une lecture en ligne du tableau 9 montre que: . les firmes les plus grandes de notre échantillon ont davantage tendance à imiter (quel que soit le secteur objet de l'imitation) qu'à adopter ou concevoir de la nouveauté radicale; . en ce qui concerne les firmes les plus petites, les deux modalités dominantes sont l'imitation intra-sectorielle et la conception; l'imitation extra-sectorielle étant nettement plus faible. Tableau 9 : Le degré de nouveauté de l'innovation selon la taille des firmes Degré de nouveauté
Quantité
1-19 20 - 49 50 et plus
Imitation
Imitation autres
Adoption
Conception
secteurs 39% 40.4 % 60%
36.6% 50% 48%
56.1 % 48.1 % 57 0,10
même secteur
Taille des firmes
123 52 100
62.6% 67.3% 75%
4. Une autre perspective pour envisager la nature de l'innovation Certaines formes d'innovation peuvent échapper à la typologie utilisée jusqu'à présent, typologie dont nous avons déjà évoqué les avantages et les inconvénients. Pour tenter de contourner certains de ces inconvénients, et notamment la difficulté de cette typologie à rendre compte de certaines formes ou modalités particulières de l'innovation de produit, nous avons essayé d'aborder d'une autre manière la question de la nature de l'innovation dans les services. Il ne s'agit pas de re158
noncer à la typologie utilisée précédemment (à savoir, innovations de produit, de process, d'organisation et de relation externe), mais de la compléter. Cette nouvelle manière d'envisager l'innovation privilégie une entrée par le produit, mais elle ne néglige pas pour autant le process, dans la mesure où elle les considère comme deux facettes indissociables du même phénomène économique. Nous avons cherché à hiérarchiser les différentes propositions suivantes susceptibles de caractériser les produits-services nouveaux ou améliorés introduits par les firmes durant la période 1992-1997 : 1) Les nouveaux produits-services sont faits sur mesure (pour répondre aux besoins particuliers des clients) et ne sont pas standardisés. 2) Les nouveaux produits-services sont issus de l'association de composantes de produits-services existants. 3) Les nouveaux produits-services sont issus de la dissociation de produits-services existants. 4) Les nouveaux produits-services sont élaborés par votre entreprise en coopération étroite avec le client, ce qui en limite la reproductibilité. 5) Le nouveau produit-service est le fruit de l'adjonction d'un service supplémentaire ou périphérique à un service existant. 6) La nouveauté du produit-service a résidé davantage dans son mode de fourniture au client que dans sa fonction de base ou son contenu. Ces différentes propositions dérivent en réalité de types d'innovation différents, que nous avons mis en évidence dans d'autres travaux (Gallouj et Weinstein, 1997). Il s'agit respectivement de : 1) l'innovation sur mesure, 2) l'innovation d'association, 3) l'innovation de dissociation, 4) l'innovation ad hoc, 5) l'innovation incrémentielle, 6) l'innovation objectivation ou de formalisation (tout au moins dans certaines de ses expressions). Cette nouvelle perspective pour aborder l'innovation permet ainsi de rendre compte du degré de nouveauté de celle-ci: il est peu probable (mais pas impossible) que les innovations d'association ou de dissociation, qu'on peut réunir sous le terme d'innovation de recombinaison, produisent de la nouveauté ra159
dicale. Mais elle permet aussi de tester l'existence et l'ampleur de certaines formes et modalités de l'innovation qui échappent généralement à la théorie économique (l'innovation ad hoc, l'innovation de recombinaison, l'innovation incrémentielle,...). Les modalités de l'innovation le plus souvent considérées comme importantes ou très importantes, pour qualifier les produits-services nouveaux ou améliorés introduits entre 19921997, sont: le sur mesure, l'association de produits existants, l'adjonction de services supplémentaires ou périphériques à un service existant (cf. tableau 10). En revanche, les autres modalités de l'innovation exprimées par les propositions suivantes: « les nouveaux produits-services sont élaborés en coopération étroite avec le client, ce qui en limite la reproductibilité» ; « les nouveaux produits-services sont issus de la dissociation de produits existants » ; « la nouveauté du produit-service a résidé davantage dans son mode de fourniture au client que dans sa fonction de base ou son contenu» sont relativement moins souvent considérées comme importantes ou très importantes. Elles existent cependant en tant que modalité non négligeable de l'innovation. Tableau 10 : Les différentes modalités de l'innovation de produitservices (part des firmes ayant introduit des innovations de produit-services qui considèrent chacune des modalités comme pas/peu importante ou comme importante/très importante) Modalité de l'innovation de produit service Fait sur mesure
Type d'innovation
correspondante
Pas ou peu important
Important/très important
Innovation sur mesure
24.1 %
57.9 0/0
Association
Innovation d'association
25.9%
51.7 %
Dissociation
Innovation de dissociation
70.2%
11.8 %
Innovation ad hoc
44.7 %
27.6%
Adjonction
Innovation incrémentielle
25.4 %
51.7 %
Mode de fourniture changé
Innovation objectiva-
53.1 0/0
25.0 0/0
Coproduction impurtante et reproductibilité réduite
tion
Pour résumer, nous dirons que l'innovation de produitservice est relativement hétérogène dans le domaine des services. Elle prend, en effet, des formes particulières qui corres160
pondent aux différentes propositions ou modalités énoncées précédemment, et que nous désignons de la manière suivante: l'innovation sur mesure, l'innovation d'association, l'innovation de dissociation, l'innovation ad hoc, l'innovation incrémentielle, l'innovation objectivation ou de formalisation. L'existence des innovations de dissociation, ad hoc et de formalisation n'est pas démentie par l'enquête, mais ces formes d'innovation semblent tenir une place moins importante que ce que pouvaient laisser prévoir les travaux qualitatifs que nous avons réalisés jusqu'à présent. Comment faut-il interpréter ces résultats? Ces résultats tendent, répétons-le, à confirmer l'existence de ce type d'innovation, ce qui constitue en soi un résultat suffisamment intéressant. On peut ainsi considérer qu'il y a, dans une certaine mesure, confirmation empirique de l' existence de types d'innovations rejetés par la théorie économique traditionnelle. Par ailleurs, il est probable que ces types d'innovations soient plus importants que ce que laissent envisager ces chiffres. En effet, l'innovation ad hoc, en raison précisément de son caractère ad hoc, se laisse difficilement enfermer dans une proposition telle que l'exige une enquête postale. La marge d'interprétation d'un concept non consacré par la pratique est très grande. Il est donc probable que certains participants à l'enquête aient confronté la définition de ce type d'innovation à leur conception implicite (et rigidifiée) de l'innovation de produit-service pour rejeter la proposition correspondant à l'innovation ad hoc. Par ailleurs, il est possible qu'une partie de l'innovation ad hoc ait pu être intégrée dans l'innovation sur mesure qui lui ressemble (qui est plus connue), et qui d'ailleurs, rappelons-le, a réalisé le score le plus élevé: 58 % des firmes la considèrent comme une modalité importante ou très importante de l'innovation de produit-service. Enfin, il faut noter qu'en ce qui concerne l'innovation de formalisation ou objectivation, elle n'a été abordée ici que sous un angle restreint à savoir celui des modalités de livraison du service. CONCLUSION
Quand elles s'intéressent aux services (ce qui est une préoccupation relativement récente) les enquêtes sur l'innovation rendent compte de l'innovation technologique exclusivement. Bien qu'il marque un intérêt certain pour les services, le manuel d'Oslo révisé (OCDE, 1997) maintient en définitive des 161
définitions restrictives et technologistes de l'innovation dans ce secteur. Trois amendements sont consacrés aux services: l'un souligne que «le terme produit est utilisé pour désigner à la fois les biens et les services », l'autre met en garde contre la difficulté de distinguer les innovations de produit des innovations de procédé, le dernier introduit une liste d'exemples d'innovation (technologiques) dans les services. Or, dans les services plus qu'ailleurs, l'innovation ne peut être réduite à sa seule dimension technologique (qu'il ne s'agit pas pour autant de sous-estimer). Dans ce travail, nous avons montré qu'il était possible de rendre compte de l'innovation dans les services dans toute sa diversité (technologique et non technologique, radicale et incrémentale.. .). Il ne s'agit cependant que d'un travail exploratoire dont les résultats nécessitent d'être validés plus largement. Une réflexion de ce type est à l'heure actuelle en cours au sein de l'INSEE, qui devrait aboutir à une vaste enquête sur l'innovation dans les services. Il s'agit-là selon nous d'une «innovation dans le domaine des enquêtes sur l'innovation ». Cette innovation sera d'autant plus radicale qu'elle saura contourner l'inertie de nos appareillages analytiques et embrasser, dans toute leur diversité, les formes de l'innovation dans les services. Il est par ailleurs probable que les enseignements d'une telle enquête soient également en mesure d'éclairer, selon des perspectives nouvelles, l'innovation dans les secteurs industriels. BIBLIOGRAPHIE CASES C., FAVRE F., FRANÇOIS J.-P., L'innovation technologique dans les services aux entreprises: une pratique coopérative, Insee Première, 1999. DJELLAL F., GALLOUJ F., «Le "casse-tête" de la mesure de l'innovation dans les services : ~nquête sur les enquêtes », Revue d'économie industrielle, n° 93, 4eme trimestre 2000. GALLOUJ C., GALLOUJ F., L'innovation dans les services, Editions Economica, Paris, 1996. GALLOUJ F., Economie de l'innovation dans les services, Editions L'Hannattan, Logiques économiques, Paris, 1994. GAULT F.D., PATTINSON W., Innovation in service industries: the measurement issues, Voorburg Group Meeting, Voorburg, Pays-Bas, 1995.
162
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163
CHAPITRE 6 : LES SERVICES PUBLICS FRANÇAIS ET L'INNOVATION SOCIALE Jocelyne Barreau LESSOR, Université de Rennes 2
INTRODUCTION
La presse quotidienne nous livre de multiples preuves de « l'impossible réforme de l'Etat », de « la périlleuse modernisation des services publics français ». Les mouvements sociaux des agents des finances, des services hospitaliers, de certains établissements postaux sont mis en exergue comme autant d'exemples de refus du changement. Pourtant des analyses attentives montrent les mutations profondes que connaissent les services publics français au cours de la dernière décennie. Elles prouvent surtout que ces évolutions s'accompagnent d'importantes «innovations sociales », appliquées à des effectifs pouvant atteindre plusieurs centaines de milliers de salariés. Ces bouleversements «réussis» passent inaperçus; la presse les ignore; ils ne sont pas spectaculaires. Nous faisons l'hypothèse que les «innovations sociales» contribuent à la performance de l' entreprise (ou de l' organisation) au même titre que les innovations technologiques et organisationnelles (Chandler, 1962; Aoki, 1990, 1991). Nous considérons par ailleurs que les « avancées» réalisées par les économistes dans l'appréhension de l'innovation technologique et organisationnelle sont transposables à l'innovation sociale. Les études empiriques montrent l'importance des changements
technologiques1 et organisationnels réalisés dans tous les secteurs d'activité (industrie et services) au cours de la dernière décennie. Or la qualité du processus social mis en œuvre au cours de ces évolutions est peu (voire pas du tout) interrogée. Nous considérons que la réussite du changement passe par la qualité du processus d'élaboration et d'introduction de ce changement C'est tout particulièrement vrai pour les entreprises et organisations françaises prestataires de services publics, dans la mesure où elles gèrent des marchés internes du travail et doivent donc introduire des changements, organiser des mobilités et des adaptations avec les personnels présents et non par substitution de personnel (possibilité largement utilisée par les organisations privées)2. Nous voudrions montrer que, contrairement à une idée largement diffusée, les activités de service public sont réellement innovatrices sur le plan organisationnel et sur le plan social (probablement plus que les activités du secteur privé). Après avoir défini la notion d'innovation sociale et l'avoir confrontée aux notions d'innovation technique et d'innovation organisationnelle, nous verrons dans quelle mesure les nouvelles approches économiques des changements techniques et organisationnels sont transposables à l'innovation sociale (section 1). Nous utiliserons les concepts et mécanismes retenus pour appréhender quelques exemples de changements importants intervenus dans les services publics français: La Poste, les télécommunications, la gendarmerie nationale, I'hôpital public (section 2) et pour en tirer quelques enseignements et pistes de recherche (section 3). 1. Innovation technique, organisationnelle et sociale Les théories économiques se sont longtemps focalisées sur l'innovation technique, appréhendée aux niveaux macroécono1 Les systèmes assistés par ordinateur sont utilisés par 38 % des établissements ayant répondu à l'enquête REPONSE 1998 (Dares, ministère de l'emploi et de la solidarité). Ce chiffre est stable par rapport à l'enquête 1993. Cependant « la montée en puissance de l'usage de la micro-informatique et surtout des réseaux informatiques» concerne essentiellement les services. Trois secteurs connaissent notamment un taux d'usage de la micro-informatique dépassant la moitié de leurs salariés: les banques et compagnies d'assurance, les services aux entreprises et le commerce (T. Coutrot, 2000a, p. 3). 2 Nous faisons référence aux statuts des personnels (statuts spécifiques ou statut de la Fonction publique) octroyés aux agents-salariés des principaux prestataires de services publics français, sans ignorer, d'une part, que des possibilités de licenciement sont mentionnées dans ces statuts, d'autre part, que certaines activités de service public sont prises en charge par des entreprises privées. 166
mique et microéconomique, de façon exogène à l'entreprise. Cependant l'importance de l'innovation organisationnelle a été mise en exergue par les travaux de Chandler (1962). Aoki, plus récemment, a fortement contribué à ce recentrage (ou « encastrement ») des analyses de l'innovation sur le fonctionnement interne des organisations. Il défend en effet la thèse que les performances de l'entreprise japonaise, et au-delà de l'économie japonaise, reposent sur l'organisation de ces entreprises (antinomique sur bien des points à l'organisation adoptée par les entreprises occidentales), particulièrement favorable à l' émergence d'innovations techniques incrémentales. Nous souhaiterions préciser les notions d'innovation technique et d'innovation organisationnelle, leurs interrelations, et introduire un troisième concept, complémentaire, celui d'innovation sociale. Dans la théorie microéconomique standard, la technologie est considérée comme totalement exogène à l'entreprise. L'entrepreneur est ainsi amené à « choisir entre des techniques optimales rassemblées dans une sorte d'annuaire constitué à son intention, par l'ingénieur ». Cet annuaire est «actualisé» en fonction des modifications des « bases de connaissances» (Cohendet, Gaffard, 1990, p. 936). Ménard (1995) présente un certain nombre de travaux qui, tout en prenant en compte le fonctionnement interne de l'entreprise et en se démarquant de la conception néo-classique d'une entreprise réduite à une «boîte noire », considèrent cependant l'impulsion au changement comme essentiellement technique et rendent l'innovation « exogène par rapport à l'organisation» (p. 174). «La forme organisationnelle serait ainsi induite par la technologie» (p. 174). Il montre que ces études ne permettent pas de résoudre la question de l'appropriation du progrès technique. Or « une invention ne peut devenir innovation sans le support d'organisations, qui pour en être le vecteur, doivent elles-mêmes se transformer» (p. 174). D'ailleurs « les développements récents de l'approche technologique de l'innovation conduisent, par affinements progressifs, à reconnaître le caractère essentiel d'une 'terre d'accueil' pour l'innovation. Mais ces approches s'arrêtent en deçà de l'analyse de la nature ou de l'origine organisationnelles de l'innovation parce qu'elles s'en tiennent à une vision purement technique de celle-ci, qu'il s'agisse de l'innovation de processus ou de l'innovation de produits» (p. 180). Ménard propose donc de cesser de « tenter de voir comment les changements techniques se répercutent sur, ou s'enracinent dans, des modifications organisationnelles, mais d'analyser comment les innovations organisationnelles et intraorganisationnelles donnent lieu à des apprentissages où prend 167
naissance une partie substantielle de l'innovation technique elle-même» (p. 180-181). Beaucoup d'organisations «investissent» en effet dans la recherche de nouveaux arrangements organisationnels et cette recherche, qui n'est pas comptabilisée dans les budgets de recherche-développement, passe inaperçue. Or elle conditionne « le taux de découverte de nouveaux arrangements possibles» et «les capacités d'absorption d'innovations exogènes» (Ménard, 1995, p. 186). Ménard met ainsi en exergue le cercle vertueux de l'innovation (valable pour les deux formes d'innovation) et la forte interrelation entre les innovations techniques et organisationnelles. Pour Ménard (1995, p. 175), l'innovation organisationnelle «a trait aux transformations portant sur l'organisation ellemême ». Elle porte sur les « changements de structure de plus ou moins grande ampleur». Ménard cite Van Someren (1992) qui identifie vingt formes majeures d'innovation organisationnelle depuis un siècle, dont la société par action, le holding, les chaînes de magasin, les supermarchés, la forme multidivisionnelle, le juste-à-temps, ... (p. 180, note 10). Il désigne par innovation intra-organisationnelle, «les modifications qui interviennent à l'intérieur de l'organisation, affectant les règles, les routines, les tâches, et qui font de l'innovation une innovation continuée» (p. 75) et il souligne l'urgence de déplacer l'attention, dans l'analyse des problèmes d'innovation, vers l'intraorganisationnel (1995, p. 173). La distinction proposée entre innovations organisationnelle et intra-organisationnelle ne nous semble pas pertinente. En effet, dans les deux cas, il s'agit de modifier les règles et les formes de division du travail, au sein de l'entreprise, et les règles de coordination (système d'information et processus de décision) qui y sont associées. Dissocier ces changements organisationnels, selon qu'ils concernent l'organigramme général de l'entreprise ou la division du travail au sein d'un atelier, revient à établir une hiérarchie en fonction de l'importance supposée de ces changements3. Or l'impact de ces changements ne peut être 3 On peut de même contester la distinction établie entre les innovations techniques majeures (ou radicales) et les innovations techniques mineures. C. Tanguy (1996, p. 305) envisage ainsi que « les processus d'apprentissage puissent être considérés comme la base des innovations majeures comme celles des innovations mineures ». Elle afirme que « l'apprentissage technologique ou techno-organisationnel (désignant tout autant l'élaboration et l' évolution des compétences techniques que celles des compétences en matière de d'organisation, de coordination, de gestion...) permet à une firme de construire des compétences technologiques, c'est-à-dire une capacité ou aptitude industrielle à transformer les technologies au cours du temps en fonction de 168
lié au niveau auquel ils se situent. Ainsi l'introduction du justeà-temps (classée par Van Someren dans les innovations organisationnelles) peut ne pas modifier l'organigramme de l' entreprise mais est l'occasion de multiples réorganisations des services et des ateliers. Il nous semble donc préférable d'opérer une distinction selon la nature de l'innovation et non selon son importance, parfois difficilement mesurable et, de toutes façons, mesurable a posteriori, sur la base de ses retombées. Fidèles reflets de cette évolution théorique, les études empiriques contribuent également à mettre en évidence l'émergence de «nouveaux modèles productifs» qui marqueraient l'entrée dans le «post-taylorisme » et se caractériseraient par « la conjonction d'innovations technologiques liées à la révolution électronique, d'innovations organisationnelles, fréquemment inspirées des méthodes japonaises, visant à accroître réactivité, qualité et fluidité, et de nouveaux principes d'organisation du travail reposant sur la polyvalence et l'initiative des salariés» (Coutrot, 1996, p. 209). Les «innovations techniques» et les «innovations organisationnelles » sont identifiées sur la base de plusieurs variables de l'enquête REPONSE, de façon inévitablement simplificatrice et réductrice. L'indicateur «d'innovations technologiques» somme cinq variables: présence d'un robot ou d'une machineoutil à commande numérique, d'un système assisté par ordinateur, d'une proportion supérieure à 50 % d'utilisateurs de la micro-informatique, d'une proportion supérieure à 20 % d'utilisateurs d'un réseau interne ou supérieure à 5 % d'utilisateurs d'Internet, d'un changement technologique important au cours des trois dernières années. Ne sont donc prises en compte que les innovations de procédé, de façon d'ailleurs restrictive. L'indicateur «d'innovations organisationnelles» résulte de la somme de sept variables: plus de 20 % des salariés participent à des groupes qualité, plus de 20 % à des équipes autonomes de production, plus de 20 % à des groupes de projet, organisation en «juste-à-temps », norme «ISO », suppression de niveau hiérarchique, changement organisationnel important au cours des trois dernières années (Coutrot, 2000a, p.ll). Cet indicateur tient compte à la fois de changements « organisationnouveaux objectifs et de nouvelles contraintes ». «Dans cette perspective, la firme peut se donner les moyens de ne pas subir l'environnement en construisant une capacité technologique qui peut évoluer dans le temps» (p. 305). Elle conclut (p. 338) que « l'abandon de la distinction entre trajectoire et paradigme technologique, ou entre innovation mineure et majeure, permet de dépasser les limites de l'approche évolutionniste et de considérer la création de nouvelles opportunités dans la firme ». 169
nels» et «intra-organisationnels » (dans la terminologie de Ménard). Sur la base de ces deux indicateurs, on peut noter que les grands établissements (de 500 salariés et plus) sont très innovants à la fois sur le plan technique et sur le plan organisationnel (Coutrot, 2000a, p. 8). Les théories contemporaines de l'innovation technique se démarquent donc très nettement des approches antérieures. Elles rompent en effet avec les conceptions traditionnelles qui envisageaient «l'adoption des innovations par une population croissante de firmes comme une diffusion progressive d'objets techniques totalement constitués dès leur première apparition» (Tanguy4, 1996, p. 5). Elles insistent sur l'étroite corrélation entre l'élaboration et l'adoption des technologies et sur la dimension cognitive de ce processus. « Insister sur le rôle primordial de la construction de savoirs et de savoir-faire individuels et collectifs dans l'appropriation des technologies permet de prendre en compte les efforts que les firmes doivent déployer de manière endogène pour élaborer et maîtriser les technologies. La technologie apparaît en effet comme le résultat du processus d'innovation et non plus comme la condition préalable de ce processus» (Tanguy, 1996, p. 5). La technologie est « le résultat de l'expérience accumulée par les firmes dans la production5». Dans cette hypothèse, chaque entreprise est contrainte par ce qu'elle a appris; elle suit une trajectoire technologique» (Cohendet, Gaffard, 1990, p. 940). Cette seconde conception « encastre» le progrès technique. Elle met en exergue le rôle du fonctionnement interne de l'organisation dans le processus d'innovation. Si cette évolution théorique permet de mieux appréhender les changements introduits dans les entreprises (amélioration du processus de production, création d'un nouveau produit, adoption d'une nouvelle organisation du travail...), en insistant sur leur diversité, sur leur complexité, sur leur interdépendance et sur le temps d'introduction, il nous semble que deux lacunes subsistent. Les changements dans le fonctionnement interne des entreprises concernent certes les règles de coordination (ces changements sont désignés comme des innovations organisationnelles, voire « intra-organisationnelles » par les auteurs cités ci-dessus) mais également les règles d' incitation (désignées comme les règles de « gestion des ressources humaines» ou de 4
C. Tanguy fait ici référence aux travaux de E. Mansfield, notamment à
l'ouvrage Industrial research and technological innovation, W.W. Norton and Company, New York, 1968. 5 Production est entendue dans un sens large et inclut, la recherchedéveloppement, la commercialisation... 170
« gestion de l'emploi », selon les auteurs). Or ces changements (que nous appellerons « innovations sociales») sont peu étudiés par les économistes et, quand ils le sont, sont souvent dissociés des autres changements (techniques et organisationnels)6. Par ailleurs si le changement est désormais traité comme un processus, l'accent est mis sur la dimension cognitive de ce processus (sur la cristallisation des savoirs et savoir-faire dans les règles de fonctionnement interne) et peu ou pas du tout sur la dimension sociale (négociations explicites et implicites). Nous proposons donc d'introduire le concept d'innovation sociale pour prendre en compte les changements qu'introduisent les organisations dans leurs règles d'incitation et pour mettre en exergue la dimension sociale du processus d'innovation. Nous considérons en effet qu'au sein des règles formelles et informelles, caractéristiques de toute organisation, il est nécessaire de distinguer deux sous-ensembles: règles de coordination et règles d'incitation qui définissent respectivement le système de coordination (ou « structure» dans la terminologie de Chandler, 1962) et le système d'incitation (contrôle ou modalités mises en œuvre pour que les salariés agissent conformément aux objectifs définis par les détenteurs du pouvoir dans l'organisation)7 (Barreau, 1999, p. 9 à 21). Toute organisation peut être appréhendée à travers un ensemble de règles formelles et informelles de fonctionnement (organigramme, règles de décision, procédures, ...). Les règles
formelles sont imposées par la direction et/ou négociées avec les représentants des salariés. Elles « structurent les domaines d'action possible». L'application des règles formelles donne lieu à interprétation et à négociation et donc à l'élaboration de règles informelles, collectives, tacites. Des règles informelles, collectives et tacites sont également élaborées par les salariés et leurs supérieurs hiérarchiques dans tous les domaines non couverts par des règles formelles. Ces règles informelles, ou « routines» dans la terminologie des évolutionnistes, sont parfois abandonnées ou transformées en règles formelles (dans un ac6 L'exploitation de l'enquête REPONSE 1993 avait permis cependant de lier certains types d'innovations organisationnelles à des modifications des pratiques de gestion du personnel: les cercles de qualité et les groupes pluridisciplinaires impliquent des dépenses en formation plus élevées, l'adoption de normes ISO implique une certaine stabilisation de la main d'œuvre... (T. Coutrot, 1996, p. 212). Les premières exploitations de l'enquête REPONSE 1998 montrent que la gestion des rémunérations et des carrières est plus individualisée et plus sélective dans les établissements « innovants » (sur les plans technique et organisationnel) (T. Coutrot, 2000b, p. 7). 7 Ces deux concepts (système de coordination et système d'incitation) sont empruntés à Aoki (1990, 1991). 171
cord d'établissement, par exemple) ou modifiées à l'occasion de l'intégration de nouveaux salariés. Les règles informelles entretiennent donc constamment une relation dynamique avec les règles formelles et ce faisant, elles sont le support essentiel du changement organisationnel (Barreau et Eydoux, 1999, p. 49). La notion d'innovation « sociale» que nous adoptons renvoie donc à la fois au domaine de l'innovation (la transformation des règles d'incitation) et au processus d'introduction du changement adopté. Nous nous intéressons en effet plus aux négociations et compromis entre les acteurs (approche sociale) qu'à l'appreptissage (approche cognitive), tout en étant conscient que les deux sont liés et tout en mettant en évidence l'importance de l'apprentissage de la négociation. L'innovation sociale, telle que nous la définissons, comprend donc deux composantes, les changements introduits dans les règles et pratiques d'incitation et les changements introduits dans les processus de négociation8 (créations de groupes de pilotage de projets, de commissions de suivi, d'évaluation associant les représentants des salariés)9, qui eux-mêmes contribuent à modifier les règles formelles et informelles d'incitation (conditions et temps de travail, affectation à un emploi). La définition stricte de « l'innovation sociale» pourrait être ainsi formulée changements négociés10introduits dans les règles d'incitationll. La définition large inclurait le changement non 8 Les premières exploitations de l'enquête REPONSE 1998 confirment le lien entre les innovations (techniques et organisationnelles) et le dynamisme de la négociation. En 1998, les employeurs des établissements innovants (sur les plans technique et organisationnel) « déclarent négocier et signer plus d' accords sur la plupart des thèmes de la négociation. C'est évidemment le cas pour les thèmes ayant trait à des changements technologiques ou organisationnels, qui ont donné lieu entre 1996 et 1998 à la signature d'un accord dans près d'un établissement innovant sur cinq, contre moins d'un sur dix pour les moins innovants. Mais pour la plupart des autres thèmes (temps de travail, emploi, formation), les accords sont également plus fréquents dans les établissements innovants » (T. Coutrot, 2000a, p. 6). 9 Notons que la négociation peut elle-même apparaître comme une innovation, ou tout au moins un changement notoire, dans bon nombre d'organisations françaises. Notons également que chaque processus de négociation est spécifique (de par les acteurs de la négociation, les positions des parties, les arbitrages qui sont réalisés entre les négociateurs et leurs mandants...). Tout changement dont l'élaboration aura fait l'objet de négociations explicites entre donc dans notre catégorie « innovation sociale ». 10Nous rappelons que « négocié» renvoie pour nous à une négociation explicite (officielle ou officieuse). Nous adhérons à l'idée que des négociations implicites ont par ailleurs toujours lieu, ne serait-ce que dans l'application d'un changement qui lui serait imposé de manière autoritaire. Il L'innovation sociale au sens strict remplit donc simultanément deux conditions : le processus d'élaboration du changement est négocié, le changement porte sur les règles d'incitation. 172
négocié (imposé par la direction d'une entreprise privée ou par le ministère de la fonction publique dans le service public) des règles d'incitationl2 et le changement négocié des règles de coordination13. Dans cette définition, l'innovation sociale peut recouvrir ce que certains désignent par innovation organisationnelle, à ceci près que cette définition inclut la qualité du processus d'élaboration du changement. L'évaluation de la réussite du changement pourrait porter sur l'absence de conflit social important (pas de grève largement suivie), au moment de l'introduction du changement et lors de sa mise en œuvre. De même que l'innovation technologique est identifiée à un processus au cours duquel les technologies sont adaptées, améliorées et transformées, nous considérons que « l'innovation sociale », au sens large, est le processus qui consiste à modifier les règles de coordination et d'incitation, sur la base de négociations sociales et de compromis formels et informels. Nous souhaitons donc concentrer notre analyse sur les transformations non des processus de production mais de la gestion du travail dans les organisations. Nous transposons les analyses contemporaines de l'innovation technique à la transformation de la gestion du travail dans les activités de service et montrons que dans ce domaine comme dans celui de l'innovation technique, il ne s'agit jamais d'implanter dans l'organisation des outils mis au point à l'extérieur mais de les transformer, de les adapter, voire de les créer. Bien entendu les changements techniques, organisationnels et sociaux sont étroitement liés et dans les exemples dont nous traiterons, nous mettrons en évidence ces liaisons. Il nous semble pourtant particulièrement important d'insister sur l'innovation sociale parce que, comme nous l'avons indiqué, elle est négligée et parce que, pour nous, elle est une condition de réussite du changement technique et organisationnel.
12Dans la définition large, le terme « social» peut donc être associé à une réalité tout autre que celle à laquelle renvoie le sens courant: social signifie « qui concerne l'amélioration de la condition des travailleurs » (dictionnaire Larousse), «qui concerne les conditions matérielles des travailleurs et leur amélioration » (dictionnaire Robert). 13Le changement négocié des procédés de production (de biens ou de services) pourrait alors être considéré comme une innovation technico-sociale, alors que l'informatisation d'un service décidé par les responsables, sans concertation ou négociation avec le personnel concerné, relèverait de l'innovation technique « pure ». 173
2. Exemples d'innovations sociales réalisées récemment dans le service public français Le premier exemple que nous présenterons est celui de la réforme sociale introduite dans l'ex-administration des PTT en 1990. La modification complète des règles de gestion du personnel a été négociée avec les organisations syndicales et ~'est opérée dans le cadre du statut de la fonction publique d'Etat. Cette réforme a été concomitante à une réforme institutionnelle, également très importante, et a été suivie dans les deux entités (Postes et Télécommunications) de réformes organisationnelles. Le second exemple est celui d'un grand hôpital public qui a dû réorganiser complètement le fonctionnement de plusieurs services, après avoir réuni dans un même bâtiment neuf, les activités de cardiologie et de pneumologie, auparavant implantées dans deux bâtiments anciens. Il s'agit donc de changements techniques (nouveau bâtiment et nouveaux équipements) et organisationnels (nouvelle répartition des tâches, nouvelles équipes de travail) profonds, qui ont été préparés par la négociation, la concertation et la formation, deux ans avant leur concrétisation (mise en service du nouveau bâtiment et de ses équipements). Le troisième exemple porte, en première analyse, sur une innovation sociale au sens large. Il s'agit de la redéfinition de la règle de mobilité appliquée au sein de la gendarmerie nationale. Si on ne peut parler de négociation, au sens courant du terme, dans le cas de la gendarmerie nationale, puisque les gendarmes n'ont pas le droit de se syndiquer et ont un devoir de réserve très strict, le processus d'introduction de ce changement n'en a pas moins été très concerté. Peut-être pourrions-nous considérer que ce troisième cas relève, comme le premier, de l'innovation sociale au sens strict. 2.1. Modification négociée des règles d'incitation: sociale des PTT14
la réforme
La réforme sociale des PTT, traduite dans un accord signé le 9 juillet 1990, représente un moment particulièrement important à plusieurs titres. Elle marque le passage de relations sociales conflictuelles, au sein de cette entité, à des relations sociales négociées, elle signifie un bouleversement complet des règles de gestion des agents des PTT qui restent cependant des fonc14Ce paragraphe est rédigé à partir de 1. Barreau, La réforme des PTT. Quel avenir pour le service public?, La découverte, Paris, 1995. Les numéros de pages indiqués entre parenthèses renvoient à cet ouvrage. 174
tionnaires d'État, elle amorce peut-être un processus de remise en cause des valeurs portées par le service public. Au début des années quatre-vingt, le système de relations professionnelles des PTT reste très centralisé et très conflictuel. L'organisation même de l'activité implique ces deu)} caractéristiques. En effet les PTT sont une administration d'Etat et toute revendication en termes de salaire ou de carrière de leurs salariés fonctionnaires ne peut être traitée que par le ministre des
PTT, en accord avec les ministres des Finances et de la Fonction publique. Aucun compromis négocié de façon décentralisée ne peut apporter de réponses aux revendications des agents. De grands conflits éclatent donc de façon sporadique. Des solutions sont élaborées au cours de discussions entre le ministère des PTT et les responsables nationaux des fédérations syndicales et sont entérinées dans des « relevés de conclusion» (p. 25). Le partage entre syndicats contestataires et syndicats réformistes place la CFDT et la CGT dans le premier groupe et FO et la CFTC, dans le second groupe. Or la CFDT-PTT évolue et à partir de 1985 se rapproche du réformisme. L'équipe dirigeante est « consciente qu'à un moment ou à un autre, il y aura des changements à opérer (Livre vert européen de 1987) » (Desrayaud, secrétaire général de la CFDT-PTT de fin 1987 à mai 1994). Elle veut « négocier aux PTT et non à la Fonction publique,» et obtenir une autonomie de gestion des PTT par rapport à l'Etat et une réforme des classifications15 (p. 49). Cette revendication sera entendue par le ministre des PTT, P. Quilès, qui prend le risque de lancer une réforme dans un secteur où tous les projets précédents avaient échoué, et le Premier ministre, M. Rocard, par ailleurs initiateur d'un projet de modernisation des services publics. Après une phase de débat public (associal1t le personnel, les syndicats, les élus, les usagers, ...), confié à un tiers indépendant, une longue phase de concertation et de négociation, au cours de laquelle la CFDT joue un rôle très actif, est ouverte, sous l'égide du ministère des PTT. La CFDT demande une réforme des classifications. Elle veut sortir du système de grades parce que « ce système ne permet plus de répondre aux besoins des deux administrations et aboutit à l'existence de plusieurs grades pour faire un même travail» (responsable régional CFDT) et «parce qu'une organisation syndicale 'normale' doit pouvoir négocier avec les patrons les rémunérations et l'emploi [...]. Cela nous conduisait à demander 15Les militants les plus opposés à cette évolution de la CFDT seront exclus en 1988 et formeront le syndicat SUD-PTT (Solidaires, Unitaires et Démocratiques ). 175
que le personnel des PTT relève d'un titre spécial, le titre V. Nous proposions que ce titre V reconnaisse une classification fondée sur la notion de métier et ne comptant pas plus de cinq à six niveaux» (secrétariat général de la fédération des PTT) (p. 51-52). Cette revendication de la CFDT prend de court les directions de La Poste et de France Télécom qui n'ont eu à gérer jusque-là que des emplois budgétaires. Le champ de négociation ouvert est complètement nouveau aux PTT. Mais par ailleurs aucune entreprise (privée ou publique) de cette taille (500 000 personnes) n'a entrepris une réforme aussi radicale de son système de classification. Enfin cette réforme doit s'effectuer dans le cadre du statut de la fonction publique, condition sine qua non posée par l'ensemble des organisations syndicales. L'accord social du 9 juillet 1990 pose les principes d'élaboration d'une nouvelle grille de classification et de nouvelles règles de gestion du personnel (pp. 135-136). Celui-ci bénéficie de mesures de reclassement améliorant très sensiblement l'ensemble des rémunérations et les perspectives de carrière (p. 121). En complément à ce volet social, la réforme des PTT comporte un volet institutionnel, non moins important: la loi du 2 juillet 1990 crée deux exploitants de droit public, c'e~t-à-dire deux personnes morales autonomes par rapport à l'Etat, La Poste et France Télécom. Notons que dès 1992, La Poste réforme ses structures en optant pour une décentralisation. France Télécom adoptera également cette solution, un peu plus tardivement. Après la signature de l'accord du 9 juillet 1990, qui marque vraiment une rupture dans l'histoire sociale des PTT, d'autres accords seropt signés aussi bien au sein de La Poste qu'au sein de France Télécom. L'introduction de la négociation collective dans les entreprises de service public n'est cependant pas anodine. Maggi-Germain note que « la remise en cause, par la négociation collective, de relations de travail construites sur une logique statutaire masque une remise en cause des valeurs portées, entre autre, par le service public »16(1996, p. 422). Le statut a en effet permis de concilier et de hiérarchiser les intérêts en présence, le service public incarnant la défense de l'intérêt général ne pouvant être placé sur le même plan que l'intérêt de l'entreprise ou celui des agents. Ces trois types d'intérêt se trouvent donc positionnés à des niveaux différents sur l'échelle des valeurs. A contrario le contrat postule l'égalité des parties et 16 La construction de relations de travail autour de la logique statutaire implique pour N. Maggi-Germain «l'utilisation de médiateurs juridiques spécifiques (statut du personnel, réglements d'application) et, à travers eux, une référence à certaines valeurs» (1996, p. 422).
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permet donc de niveler les intérêts. « La consécration légale de la négociation collective en tant que mode de création du Droit à part entière oblige à repenser l'organisation juridique (comment articuler statut du personnel et accord collectif) mais aussi socioprofessionnelle des entreprises à statut (remise en question du rôle des commissions statutaires). Les relations de travail évoluent d'un modèle statutaire, fortement hiérarchisé et centralisateur, développant des solidarités collectives, à un modèle conventionnel construit sur l'égalité des parties, la décentralisation des sources du Droit et l'individualisation de la relation de travail. Autrement dit, par delà une confrontation entre des techniques juridiques, a lieu une véritable confrontation entre deux systèmes de valeurs. Cette consécration légale de la négociation coll~ctive traduit, dans le même temps, un désengagement de l'Etat des relations sociales [...]. Les accords et conventions signés permettent de répondre à un impératif d'adaptabilité voulu par les directions et qui est indissociable de la recherche d'une plus grande efficacité économique. Le recours au Droit conventionnel du travail s'inscrit donc dans un mouvement de transformations qui touche l'entreprise publique à statut et, à travers elle, le service public» (p. 424). L'introduction de la négociation collective au sein d'entreprises dont la grande majorité du personnel relève de la fonction publique (La Poste et France Télécom) ne risque-t-elle pas d'aboutir à une modification majeure du service public de la communication? La réforme des PTT (sociale, institutionnelle et organisationnelle) peut être jugée comme une grande réussite. Après dix-huit mois de dialogue social, elle a été accueillie par les agents des PTT, sans mouvement social d'importance, dans une entité qui avait auparavant connu de grands conflits sociaux. L'application des textes adoptés a cependant donné lieu à des dérives. La mise en œuvre du volet social de la réforme a suscité beaucoup de mécontentements chez les agents. Les syndicats des PTT ont cru qu'il suffisait de négocier de « bons» accords et n'en ont pas surveillé l'application. La CFDT et la CFTC, syndicats en grande partie promoteurs de la réforme, ont été sévèrement sanctionnés par les salariés, lors des élections de fin 1994 aux commissions paritaires centrales. La CFDT n'obtient ainsi que 18,2 % des voix à France Télécom (contre 27,2 % en 1989) et SUD la devance avec 22,5 % des voix (contre 6 % en 1989) (p. 202). Ce qui fait dire à l'un des négociateurs CFDT de la réforme que « se positionner contre un changement ne permet pas de peser sur ce changement ou sur
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ses conditions, on se met «hors jeu »17,mais si on participe au changement, on perd des voix». 2.2. Changements techniques et organisationnels négociés: le nouveau centre cardio-pneumologique d'un hôpital public18 Dans un contexte d'austérité budgétaire (obligation de « faire mieux» avec des moyens stables, voire en réduction) et de soumission à un schéma régional d'organisation sanitaire (obligation de qualité), ce centre hospitalier régional universitaire (CHRU) vient (en 1998) de regrouper ses activités de cardiologie et de pneumologie, auparavant dispersées sur plusieurs sites et de les transférer dans un nouveau bâtiment. C'est une opération qui s'inscrit dans la politique de modernisation des hôpitaux. Il s'agit de spécialiser les sites (1'hôpital, en début d'opération est implanté sur six sites), d'en supprimer (pour économiser notamment sur les coûts de transport des malades d'un site à 1'autre) et de reconcentrer les activités (les blocs opératoires par exemple, très consommateurs en personnels) et de se spécialiser sur des activités de référence (cardiologie pour ce CRHU). Ces restructurations «techniques» s'effectuent à effectif constant. Elles impliquent donc des déplacements du personnel et des reconversions. Dans le cas cité, 600 mouvements de personnel ont dû être gérés en quelques mois. La gageure consistait par ailleurs à faire travailler ensemble des personnels qui venaient de deux services (pneumologie et cardiologie) localisés dans deux sites éloignés et organisés très différemment et à faire en sorte que le nouveau centre soit complètement opérationnel dés le premier jour de fonctionnement, tout en respectant des contraintes fortes: des moyens constants en personne119,des normes strictes à respecter par exemple pour les effectifs présents dans les blocs opératoires, les choix architectu-
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C'est ce qu'a fait la CFDT lors du changementde statut de France Télécom
de 1996 (transformation en société anonyme). Sur le projet de loi relatif à cette transformation statutaire, voir le rapport Larcher, Sénat, annexe au procès-verbal de la séance du 5 juin 1996. 18 Les exemples du CHR et de la gendarmerie nationale sont traités à partir d'entretiens avec des responsables des ressources humaines de ces deux organisations. 19 Les surfaces à entretenir sont par exemple supérieures d'un tiers dans le nouveau bâtiment par rapport à la somme des surfaces antérieurement disponibles dans les anciens bâtiments. Or l'entretien est effectué par du personnel hospitalier. Il n'est pas sous-traité à des sociétés extérieures. 178
raux déjà anciens20 ... et en poursuivant des objectifs d'amélioration des conditions de travail du personnel et d'accroissement de la qualité des soins prodigués aux usagers, tout en tenant compte des situations individuelles des agents. Le transfert de personnel est par ailleurs l'occasion de requalifier les emplois et de mettre fin à une certaine confusion des fonctions d'ASH (agent des services hospitaliers) et d'AS (aidesoignante), fonctions clairement définies dans les textes21. La première étape a consisté à évaluer les effectifs nécessaires pour faire fonctionner le nouveau centre et à évaluer les ressources disponibles. Les premières évaluations données par les médecins-chefs de services font apparaître des déficits tels qu'ils rendent impossible l'ouverture du nouveau centre. Après six mois de négociation avec les médecins et la mise au point de multiples scénarii en matière d'organisation du travail, un tableau des emplois presque compatible avec le personnel disponible22est élaboré. Il est soumis au CHSCT. Le processus est engagé sur le plan social, deux ans avant la date prévue pour l'ouverture du bâtiment. Il s'agit d'inviter le personnel à se projeter dans un espace en cours de construction et dans une organisation du travail future et à oublier l'organisation du travail actuelle. Il s'agit aussi de réorganiser la logistique : les circuits d'approvisionnement, les circuits de déchets, la stérilisation, la sécurité-incendie, les examens de laboratoire, l'entretien des bâtiments, le suivi du patient (dossier), la circulation et le stationnement autour du nouveau bâtiment sans oublier d'organiser les réunions des commissions paritaires. Pour ce faire un plan de formation est élaboré: après avoir sélectionné une liste de thèmes23, le personnel travaille par petit groupe sur l'organisation future. Ces sessions de formation ont surtout pour but d'apprendre à travailler ensemble mais elles sont «polluées» par l'inquiétude des agents qui ne savent pas où ils seront affectés. La DRH décide donc de lancer l'opération 20 Le projet de construction d'un centre cardio-pneumologique a été élaboré en 1984. Le « feu vert» ministériel et donc le début des travaux datent de 1994. 21La séparations des fonctions d'ASH et d'AS a isolé les ASH, qui ne participent plus aux équipes de soins mais sont désormais affectées dans les offices ~~réparer et servir les repas). La direction de l'hôpital a pris la décision d'ouvrir le centre de cardiopneumologie même si les effectifs disponibles sont un peu inférieurs aux normes car la non-ouverture remettait en cause l'ensemble du schéma directeur de I'hôpital. 23 Ces thèmes s'intitulent: « intégrer une structure unique », « gestion du matériel et de l'environnement », « dossier de soins », « harmonisation des protocoles infirmiers », « accueil de la personne soignée »... 179
d'affectation avant la fin du programme de formation. Elle publie la liste des emplois par unité (nombre de postes par grade, travail de jour ou de nuit, temps plein ou temps partiel). Chaque agent exprime trois choix par ordre de priorité. La régulation des affectations est basée sur les critères suivants: ordre de priorité de l'agent, ancienneté dans l'unité, ancienneté dans la discipline, ancienneté dans l'hôpital. Deux assemblées du personnel sont organisées pour expliquer ces procédures au personnel. Il faut trouver un emploi pour chaque agent parmi les 400 emplois offerts dans le nouveau centre, sans oublier qu'une partie de ces emplois doit être « aménagée », nombre d'agents étant atteints d'inaptitudes dues à des lombalgies, à des troubles muscul o-squelettiques. Dans le même temps, tous les agents sont invités à visiter le chantier de construction (sur leur temps de travail) et à donner leurs avis (critiques, propositions...). La conception du bâtiment remonte en effet à 1984 et les suggestions des agents permettent des modifications, notamment de l'aménagement intérieur. Des visites de salles d'exposition de matériels sont également organisées pour que les agents indiquent leurs préférences en matière d'achats d'équipements. Cette opération a donc nécessité la reconversion de nombreux agents: des ambulanciers reconvertis en brancardiers, des couturières (qui reprisaient les draps usés, changeaient les élastiques des pyjamas...) employées dans le service de stérilisation (à plier des linges à placer dans les stérilisateurs)... Elle a signifié l'éclatement et la recomposition des équipes de travail. Des équipes de secrétariat qui travaillaient en étroite collaboration avec les services de soins dans les anciens sites ont été éclatées. Les secrétaires ont été réparties dans trois fonctions distinctes: accueil des patients, gestion des rendez-vous et secrétariat des chefs de service. Cette spécialisation des tâches administratives se traduit par un enrichissement ou un appauvrissement des tâches mais également par une perception plus ou moins valorisante de la fonction (accueil du public, au rez-de-chaussée, dans un local privé d'éclairage extérieur, secrétariat des chefs de service, dans les étages et dans des bureaux bien éclairés). Il faut préciser que cet hôpital a connu de nombreuses restructurations antérieures (soixante agents des cuisines reconvertis en personnels soignants, par exemple) et s'est doté d'un groupe de réflexion pluri-professionnel, représentant tous les acteurs concernés, chargé de suivre les opérations de restructurations, de les évaluer et de penser l'accompagnement du personnel lors des restructurations. Ce groupe a élaboré un guide méthodologIque. 180
En dépit de l'ampleur des transferts et des reconversions, la direction de I'hôpital a réussi à ouvrir ce nouveau centre, dans les délais prévus, sans dysfonctionnements importants et sans grève. Elle a pris beaucoup de temps pour dialoguer avec le personnel et avec ses représentants (assemblées générales, préparation de documents d'information, rencontres formelles et informelles avec les représentants des salariés...) sur les changements techniques (nouveau bâtiment, nouveaux équipements) et organisationnels (nouvelles organisations du travail). Elle a donné beaucoup de temps aux agents pour réfléchir aux nouvelles organisations du travail (sessions de formation, visites de chantier, visites d'exposition...). 2.3. Redéfinition concertée de la règle de mobilité: la gendarmerie nationale La gendarmerie nationale représente environ 100 000 personnes dont la très grande majorité a le statut militaire et est donc soumise à des règles précises, notamment en matière de mobilité géographique. Or la mise à plat de la situation (la soixantaine de textes relatifs à la mobilité et les pratiques de gestion), entreprise par la « section prospective» de la direction des ressources humaines en 1995, montre que les règles sont détournées. Ainsi en dépit de la réglementation, un tiers seulement des gendarmes promus changent d'affectation géographique. Cette faible mobilité des gendarmes a des incidences en termes de neutralité et d'indépendance, de déséquilibre entre les régions et de démotivation. La nécessité de garantir un service de qualité24 et l'opportunité d'améliorer l'allocation des personnels (par exemple, faire en sorte que les gendarmes qui ont bénéficié d'une formation puissent occuper un poste correspondant à la qualification ainsi obtenue) plaident pour une redéfinition de la règle de mobilité. En février 1996, le constat de la faible mobilité des gendarmes, de ses causes (raisons familiales et non application des règles en vigueur) et de ses conséquences, a été transmis aux commissions des groupements (découpage départemental) et des légions (découpage infra-régional), dans lesquelles siègent des représentants des gendarmes élus par leurs pairs. Ces commissions ont été chargées de réfléchir aux solutions envisageables. La première phase de la concertation a donc été menée sur 24
La sécurité est actuellementun marché « contestable». La surveillancedes
autoroutes, celle des centrales nucléaires, le transfert des prisonniers pourraient, par exemple, être transférés au secteur privé, si la qualité du service offert par la gendarmerie était mise en cause. 181
l'ensemble du temtoire. Un groupe de travail (composé de douze personnes dont des représentants du personnel), créé au niveau national, a élaboré une synthèse des propositions (environ 200) émises par les commissions, synthèse soumise ensuite à la discussion de l'ensemble des représentants du personnel de toutes les régions (70 personnes), pendant trois jours de travail25.A L'issue de cette procédure de concertation qui a duré cinq mois, un accord sur une mobilité minimale du personnel semble s'établir (ne pas passer plus de dix ans dans un même poste), à condition que trois principes soient respectés: transparence, équité, valorisation des ressources humaines. La nouvelle règle de mobilité, forgée sur la base de la concertation menée, tient compte du temps d'adaptation à un nouveau poste (qui requiert qu'un gendarme passe au moins cinq ans dans une affectation) et du risque de routinisation et de démotivation au fur et à mesure que le temps d'affectation s' accroît26. Elle s'énonce ainsi: la mutation est possible entre trois et dix ans d'affectation. Si un gendarme demande une mutation entre sa troisième année et sa cinquième année d'affectation, il prend en charge ses frais de déménagement. En cas de mutation entre la cinquième et la dixième année d'affectation, les frais de déménagement sont pris en charge. A partir de la huitième année d'affectation dans un même lieu, le gendarme remplit une fiche de vœux et il est reçu en entretien. Après dix ans d'affectation dans un même lieu, il est muté. Une mutation sans contrainte de temps est possible si un poste est offert ou si une brigade est supprimée. La traduction de ces mesures passe par un texte réglementaire, un décret. Une étude d'impact des mesures prévues (estimation du coût sur dix ans) doit être au préalable réalisée et soumise au cabinet du ministre de la défense nationale. Le projet doit être ensuite soumis aux représentants des gendarmes, puis à un conseil composé de représentants de tous les corps d'armée. L'étude d'impact, la rédaction du projet de décret, celle de l'exposé des motifs et des arrêtés (textes d'application) doivent être réalisées en même temps. Enfin le projet de décret doit être accepté par le Conseil d'Etat. A l'issue de cette longue procédure, le décret fixant les nouvelles règles de mobilité sera adopté en août 1998. 25 La réflexion a été menée dans des groupes de travail dont les rapporteurs ont élaboré un nouveau texte issu des conclusions de ces différents groupes. 26 Il s'agit de trouver un équilibre entre un temps moyen pendant lequel les performances du gendarme dans son affectation sont optimales et un temps maximum qui se traduit par une démotivation. 182
Concomitamment à l'élaboration du dispositif juridique, des mesures d'accompagnement étaient programmées: élaboration d'une fiche de vœux, création d'entretiens d'orientation de carrière, formation des chefs des bureaux de personnel aux techniques d'entretien, réorganisation des bureaux des personnels et accroissement de leurs effectifs. Les représentants du personnel ont été invités à réfléchir au contenu de la fiche de vœux et au dispositif d'entretien et ont fait des propositions. L'information a été diffusée dans les journaux internes, dans les écoles de formation, à l'occasion des recrutements. Une charte de mobilité a été élaborée et diffusée à l'ensemble des gendarmes. Des mesures transitoires ont été mises en place sur dix ans (1998-2007). Ainsi les personnels âgés de 48 ans et plus au moment de la promulgation du décret sont exclus de son application. En 1998, sont mutés les gendarmes qui ont plus de vingt ans d'affectation, sauf ceux qui sont à sept ans de la retraite. Sur 550 personnes soumises à la règle de mutation en 1998, 440 ont été réellement mutées, 90 ont choisi le départ à la retraite, les autres sont restées dans leur affectation. Il s'agit d'une réforme majeure introduite dans une vieille institution où les règles d'incitation sont très formalisées. Une lourde procédure (promulgation d'un décret) a été nécessaire pour les modifier. Le processus de changement décrit a fait une large place à la concertation et non à la négociation, la signature d'un accord étant impossible dans une institution qui interdit à ses membres toute forme de syndicalisation. L'évaluation de la réussite de ce changement est difficile. En effet un mouvement social (grève) ou l'expression d'un mécontentement sont impossibles dans l'institution militaire. Des « femmes de gendarmes », des « retraités de la gendarmerie» se sont par contre exprimés pour critiquer la réforme, notamment dans la presse. Mais il est difficile d'interpréter ces manifestations: réactions localisées et peu représentatives ou expression d'un rejet généralisé ? 3. En guise de conclusion: quelques enseignements et pistes de recherche Les trois cas étudiés mettent en évidence le rôle essentiel de la qualité de la concertation et de la négociation, de l'instauration de relations de confiance, de l'apprentissage de la négociation... Or la négociation demande du temps. L'apprentissage et la confiance se construisent dans le temps. Ce qui peut passer pour des « lourdeurs », des «rigidités» du service public comme la nécessité de réunir de multiples commissions, 183
de rédiger des textes soumis à de multiples contrôles, semble de fait participer à la réussite du changement parce que celle-ci s'inscrit dans le temps long27. Nous pourrions ajouter que l'habitude de la négociation acquise par les salariés et par les directions crée un «cercle vertueux », encourage une «dynamique sociale» qui ménage des possibilités futures d'ajustement. Le service public prouve ainsi qu'il est possible d'être flexible, tout en employant des personnels titulaires d'emplois à vie et tout en étant soumis à des cadres réglementaires rigoureux. Il fournit des méthodologies du changement que les entreprises privées pourraient réutiliser à leur avantage. Reste à savoir si ces changements négociés n'éloignent pas le service public de ses valeurs traditionnelles. Il nous semble que dans les exemples analysés ci-dessus, «l'individualisation» de la relation d'emploi, dénoncée par Maggi-Germain comme un facteur de remise en cause des valeurs de service public, prend une connotation particulière. Elle passe par la prise en compte des situations individuelles des salariés (hôpital et gendarmerie), de leurs souhaits, de leurs inaptitudes, de leur qualification, sans pour autant chercher à évaluer les compétences individuelles et à mettre les salariés en concurrence. Elle est associée à une quête d'amélioration des conditions de travail et d'accroissement de la qualité du service rendu aux usagers. Ces conclusions basées sur une approche qualitative et monographique devront être validées aux moyens d'études statistiques. BIBLIOGRAPHIE AMENDOLA M., GAFFARD J.-L., La dynamique de l'innovation, Economica, Paris, 1988. AOKI M., Economie japonaise, information, motivation et marchandage, Paris, Economica 1991(a), traduction française de Information, incentives and bargaining in the Japonese economy, Cambridge University Press, New York, 1988. AOKI M., « Le management japonais: le modèle J d'Aok i», Problèmes économiques, n° 2225,15 mai 1991(b), pp. 1-14, traduction française de «Toward an economic model of the Japanese firm», Journal ofEconomic Literature, mars 1990. BARREAU J., La réforme des PTT: Quel avenir pour le service public ?, La Découverte, Paris, 1995. 27
A contrario, on pourrait donner des exemples de changements introduits sans concertation et/ou dans la hâte et qui aboutissent soit à des dysfonctionnements générant des coûts cachés élevés (absentéisme), soit à une absence de fonctionnement (usines très automatisées non mises en fonctionnement). 184
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CHAPITRE 7 : L'INNOVATION DE SERVICE: CONDITIONS MACRO-ECONOMIQUES André Barcet, Joël Bonamy Gate, Université de Lyon 2
INTRODUCTION
Au moins depuis les travaux de Schumpeter, les économistes admettent que la dynamique économique est rythmée non seulement par le mouvement d'accumulation, mais surtout par l'innovation. Bien que la typologie des innovations retenue par Schumpeterl ait été large, la tradition de l'analyse économique a surtout porté sur les innovations de produits et les innovations de procédés, avec une attention particulièrement focalisée sur le progrès technique. Cette focalisation sur le progrès technique est également dominante dans les modèles de croissance économique, y compris les modèles les plus récents de croissance endogène. Dans un tel contexte intellectuel, l'innovation de service ou l'innovation dans les activités de service occupent une place très limitée (Gallouj, 1994). Cependant, la question de l'innovation de service semble aujourd'hui devenir d'actualité, même si les discours et les pratiques sont centrés sur les Nouvelles Technologies de l'Information et de la Communication (NTIC). Les NTIC créent des capacités, cha1
Schumpeter,dans « Théoriede l'évolution économique})(1912) retient cinq
types d'innovations: un nouveau bien, une nouvelle méthode de production, un nouveau marché, une nouvelle matière première, une nouvelle organisation.
que fois plus performantes en taille comme en vitesse, mais cette capacité nécessite des contenus qui vont se diffuser. La course à la puissance et le développement de la concurrence pour contrôler les réseaux ne suffisent pas à eux-seuls à assurer une rentabilité. La question des contenus devient cruciale dans les formes actuelles de la dynamique économique. L'hypothèse centrale de notre réflexion concerne donc cette question de l'innovation qui implique des contenus et des usages différents, et qui concerne directement les activités de services2. La question ne concerne pourtant pas uniquement les innovations liées aux NTIC, car il existe des innovations de service, où une nouvelle fonction est proposée à un client, et c'est bien la question générale de l'innovation de service qui semble donc posée. Les innovations de services, à la différence des innovations dans les activités de service, sont des innovations en direction du client ou du bénéficiaire3, celui-ci pouvant être un individu, un collectif de personnes, une organisation ou une entreprise. Ces innovations ont un caractère immatériel, dans la mesure où l'on ne peut pas identifier un objet qui incorpore les résultats de la connaissance. L'innovation de service correspond donc à l'innovation de produit de l'économie manufacturière. L'innovation de service est d'abord un concept (Barcet, 1998, 1997) et « une architecture» qui se traduira, non pas par un artefact technique ou un produit physique, comme dans le cas de l'innovation de produit et de procédés, mais par des actes et des procédures qui produisent de nouveaux effets pour les clients. L'innovation de service pour le client aura toujours une dimension organisationnelle, puisque l'apparition de ces nouveaux effets suppose toujours la mise en œuvre d'un processus 2
Cetteréflexiona été nourrie d'observationsde l'évolution des entreprises,et
a été enrichie par la participation à des groupes de travail sur l'innovation de service, notamment d'un séminaire en Rhône-Alpes, auquel participaient la Direction de la Recherche et de la Technologie, la Direction de la Recherche, de l'industrie et de l'environnement, l' ANY AR et la direction des Services Économiques de la Région. L'analyse des réponses à l'appel d'intention lancé par l'ANY AR concernant l'innovation de service en relation avec les TIC a aussi été une des bases de cette réflexion (Barcet A., Favrie C. et Tannery F., 1999). 3
La distinction entre client et bénéficiaireest fréquente dans les activités de
service. On peut distinguer en effet le client comme celui qui paie le service et dont objectif est l'occurrence de certains effets; et le bénéficiaire, comme celui qui reçoit le service et qui est parfois le support du service. Dans certaines situations, le client et le bénéficiaire sont une même entité ou personne. 188
qui implique une architecture nouvelle combinant les moyens, les informations et le travail humain qui réalisent cette activité. Le processus de conception de l'innovation existe, bien que la production de ce type d'innovation ne se fasse pas (ou rarement) dans des activités de type laboratoire de recherche. Ce processus d'innovation produit un résultat, que l'on peut qualifier d'artefact architectural4, qui implique un dessein (dans le sens d'une intention), un dessin (dans le sens de la définition d'un ensemble d'éléments, certains matériels, d'autres immatériels) et surtout des relations entre les éléments et les flux. Le processus qui produit cette innovation peut donc être qualifié de « mise en scène », qui sera ensuite activé dans des processus concrets de mise en acte. L'hypothèse centrale de notre réflexion est alors de considérer que, dans la dynamique économique actuelle, la forme concrète prise par la croissance économique implique le développement d'innovations de service. Il nous faudra donc dans un premier temps montrer les formes dominantes actuelles de l'innovation de service. Au-delà d'une vision analytique de l'innovation, la question qui se pose est beaucoup plus systémique, dans le sens où l'innovation de service ne peut trouver son véritable rôle que dans une modification de certaines conditions de la dynamique et de la régulation économique. C'est donc la question d'une nouvelle forme de croissance économique qui est posée. L'innovation de service nous semble avoir un rôle à jouer, mais elle ne peut trouver son efficacité économique et sociale que si certaines conditions économiques et sociologiques sont présentes. Il y a certes aujourd'hui des potentialités qui sont ouvertes, notamment par le progrès technique, mais celles-ci doivent être actualisées et activées. Or, cette activation ne va pas de soi, elle peut également prendre des formes différentes selon les choix ou selon les cultures et les pays. Autrement dit, ce n'est pas parce que des innovations technologiques sont aujourd'hui présentes, qu'une dynamique économique en résultera nécessairement. Si l'innovation de service doit être présente dans des formes multiples, encore faut-il que des conditions assez précises soient remplies pour que l'effet systémique puisse se développer.
4
La notion de Design, anglo-saxonne,est sans doute mieux à même de dési-
gner ce qu'est le résultat du processus de conception de l'innovation de service. 189
1. Les formes dominantes de l'innovation de service Les statistiques nationales portant sur l'innovation de service telle que nous l'avons définie sont rares et incomplètes. L'innovation de service est encore mal identifiée. Ceci est sans doute dû à de nombreux facteurs: . l'absence de résultat matériel isolable et identifiable comme outpet du processus d'innovation ne facilite pas la perception de l'innovation. Il peut de plus y avoir une innovation sans qu'il y ait innovation dans le support du service; . le caractère incrémentaI de nombreuses innovations de service. Le degré d'innovation n'est pas facile à mesurer et si, pour le client, l'innovation de service apporte un plus de qualité, de sécurité ou de confort, ceci n'a pas le côté spectaculaire d'une innovation de bien où les aspects extérieurs du bien ont un rôle important dans la perception de l'innovation; . une association fréquente a été faite historiquement entre innovation et technologie, mais si l'innovation de service a parfois des aspects techniques, elle ne se confond pas avec la technologie. Dans la pratique des entreprises, on peut identifier aujourd'hui trois formes dominantes d'innovation de services. 1.1. L'intégration bien et service La première forme concerne l'intégration bien et service. Elle correspond à une tendance forte de la part des industries d'apporter plus de valeur aux clients de manière à répondre plus précisément aux besoins et aux attentes, d'assurer une différence d'offre par rapport aux concurrents. A la limite, il n'y a ni innovation dans le bien ni dans le service, mais c'est la combinaison des deux qui constitue une offre innovante. Mais pour l'entreprise, ce n'est pas aussi simple, car il est nécessaire de repenser et de réorganiser son processus d'offre, de combiner des métiers et des compétences de nature différente. C'est donc, du moins du point de vue de l'entreprise, une innovation qui pose des problèmes de conception et d'implantation comparables à ceux d'autres innovations. Les services les plus fréquemment associés sont les services de financement (prêt, leasing, location), les services de maintenance, les services de remplacement du bien en cas d'indisponibilité de celui-ci, les services de prévention et de diagnostic (souvent avec proposition d'une nouvelle solution), les services de mise à jour (et 190
donc de renouvellement régulier), des services d'utilisation du bien afin d'obtenir pour le client les effets escomptés (mise à disposition du bien et du personnel qui vont utiliser le bien en faveur du client). La relation au client est souvent ainsi modifiée, on passe progressivement d'une relation totalement dominée par la question du droit de propriété qui caractérise la vente du bien à une relation dominée par le droit de créance où un offreur s'engage à fournir à son client une série d'effets anticipés, la question de la propriété pouvant totalement disparaître dans ce type de contrat (Barcet, Bonamy, 1999). De plus, un tel engagement s'inscrit nécessairement dans une certaine durée et les formules de paiement seront souvent plus proches du forfait ou de l'abonnement que d'une véritable formule de prix. 1.2. Innovation de service et TIC
La seconde forme d'innovation de service concerne le développement de services liés aux technologies de l'information et de la communication (TIC). Les TIC permettent en effet aux services, du moins à certains, de se soustraire à la contrainte de proximité (la nécessaire rencontre physique entre l' offreur et le client) qui était historiquement une caractéristique forte des services. Ce que permettent les TIC est donc d'abord la possibilité d'offrir un service à distance. Cette nouvelle donne devient alors une opportunité extraordinaire qui va libérer les initiatives et la créativité. Le service offert doit évidemment avoir un contenu informationnel, mais on s'aperçoit vite que de très nombreuses activités ont un fort contenu informationnel et sont donc par là susceptibles de voir la partie du traitement de l'information réalisée à distance. La focalisation sur le contenu informationnel d'une activité ne signifie pas que tous les aspects présents dans le service soient de nature informationnelle ; une tendance consiste à séparer la partie informationnelle qui devient l'objet d'une nouvelle offre, des autres activités qui peuvent alors être réalisées soit par le client lui-même, soit par un prestataire de service en relation de contact avec le client. Un tel mouvement provoque non seulement une croissance de la capacité d'offre (et dans ce sens provoque des effets d'économies d'échelle), mais aussi une extension de la demande, en raison d'une caractéristique souvent analysée de l'information, à savoir le coût faible de la circulation de l'information et le coût marginal tendanciellement nul de la duplication de l'information. Ainsi, les TIC produisent un effet de levier qui va 191
permettre à un innovateur de service non seulement d'améliorer l'efficacité de l'offre mais rapidement d'étendre son marché. Ce type d'innovation de service est aujourd'hui sans doute celui qui est le plus explicite5. Il est toutefois nécessaire de réfléchir au type de service dont sont porteuses ces innovations et, en conséquence, à ce qu'elles supposent de la part du client ou de l'utilisateur. 1.3. Service de Proximité La troisième forme d'innovation de service qui semble actuellement repérable concerne les services de proximité. Il faut les comprendre dans un sens large, car il s'agit aussi bien de services à la personne, de services à l'habitat des personnes, de services collectifs rendus localement, que des services qui concernent les activités récréatives ou culturelles ou qui touchent à l'environnement et au cadre de vie. L'innovation ne porte pas fondamentalement sur l'apparition de services totalement nouveaux qui auraient été jusqu'ici inconnus, mais l'innovation porte plutôt sur la forme institutionnelle de réalisation et de délivrance du service. On pourrait donc dire qu'il s'agit plus d'innovations sociales sur les services que d'innovations de services proprement dites. Le modèle traditionnel dans lequel ces services étaient réalisés était organisé autour de deux pôles: les services marchands, exécutés dans des entreprises privées avec du personnel salarié, et les services publics, organisés sous financement collectif, avec des statuts du personnel de type fonctionnaire. Les multiples services qui se développent ont un caractère de nouveauté d'une part, en raison du type de personnes qui seront les bénéficiaires du service, (personnes atypiques selon différentes caractéristiques); et, d'autre part, en raison de l'organisation de l'offre et des modes de gestion (association d'activités marchandes et non marchandes, intervention de personnes à statuts différents: salariés, fonctionnaires, bénévoles; association de formes de régulation différentes: droit d'intervention public, régulation sociale, loi de marché). Mais offrir des services dans des conditions de réalisations spécifiques et pour des clients très différents impli-
5
L'appel à intention de l' Anvar que nous avons évoqué plus haut montre que
potentiellement de nombreux Tannery F., 1999).
secteurs sont concernés
192
(Barcet A., Favrie C. et
que de re-concevoir le service selon les conditions économiques et sociales de chaque situation. Les trois formes d'innovation de service que nous venons de présenter ne sont pas les seules à l' œuvre dans la dynamique économique et sociale actuelle. De nombreux secteurs de services démontrent aussi leur capacité à innover. Toutefois, les grandes innovations de services, qui ont fortement structuré les modes de vie du passé, étaient liées à la dynamique fordiste des économies développées. Ces innovations ont permis historiquement le développement de la consommation fordienne, notamment à travers la mise en place des systèmes d'assurances, des systèmes de santé, puis plus récemment des loisirs, liés notamment aux phénomènes de vacances, ainsi que le développement du principe de la commercialisation en « grandes surfaces ». Ces grandes formes d'innovation de services d'aprèsguerre sont encore le lieu d'innovations qui permettent de renouveler constamment les services offerts, mais l'impact sur la transformation des modes de vie est déjà en partie présent. 2. Un nouveau modèle économique? La littérature économique nous a appris depuis longtemps, au moins depuis Schumpeter, que, si l'innovation pouvait être perçue à différents niveaux (d'un produit, d'une entreprise, d'un secteur économique ou de l'économie dans son ensemble), c'est surtout son caractère systémique qui produit les effets économiques les plus fondamentaux. Toutes les notions importantes dans l'analyse économique de l'innovation, que ce soient les notions de grappes d'innovations6, de paradigme technologique7 ou de système national d'innovations8 renvoient à cette idée que l'innovation n'est jamais isolée, qu'elle n'ac6 7
La notion vient de Schumpeter. Le concept est une transposition du concept de «paradigme scientifique»
exposé par Kuhn. Il tend à montrer que la réflexion scientifique se développe à partir d'une certaine conception du monde et des problèmes qui se posent ce qui détermine fortement les hypothèses émises et la manière qui permettra à la science d'avancer. La transposition a été faite notamment par Dosi (1982) et appliquée aux questions d'innovations. Le paradigme technologique signifie qu'à un moment du temps, les innovations technologiques participent d'une même problématique technologique, ayant une base de réflexion commune et induit des formes précises de solutions aux questions rencontrées, ce qui en fait également sa limite. 8
Le conceptde systèmenationald'innovations a été formulédans le cadre de
la théorie de la régulation (cf. Amable B., Barré R., Boyer R., 1997). 193
complit ses effets que dans les relations qu'elle noue avec d'autres innovations et d'autres processus et surtout que des conditions socio-économiques et institutionnelles sont nécessaires pour que des cohérences se mettent en place. Nous nous situons donc délibérément dans l'hypothèse que l'innovation ne peut prendre tout son sens et toute son efficacité, y compris pour les entreprises, que si certaines conditions sont présentes. Celles-ci n'émergent pas spontanément, rien ne dit non plus qu'elles seront présentes dans chaque pays au bon moment, car l'ouverture et la mondialisation ne signifient pas la fin des spécificités nationales ou locales (Boyer, 2000). Si cette première hypothèse peut être facilement admise, d'autres sont nécessaires pour caractériser la dynamique économique à l'œuvre. Mais l'analyse des évolutions actuelles est source de débat9et, selon le point de vue adopté, les points fondamentaux qui formeraient les bases de cette croissance peuvent être sensiblement différents. Toutefois, au-delà de ce débat, il est important d'apprécier quelques unes des dimensions qui sont actuellement centrales dans les dynamiques économiques. La nouvelle économie (la net-économie pour certains) apparaît tout d'abord dominée par les NTIC. Mais la nouveauté provient moins des propriétés de chaque technique (notamment les techniques informatiques) que de l'intégration entre les différents médias, permise par la numérisation et l'adoption d'un protocole (TCP/IP) permettant de relier les ordinateurs dans le réseau mondial d'Internet ou dans des réseaux privés (intranet et extranet). Cette combinatoire de technologies apparaît donc comme la base du nouveau paradigme, et l'innovation a donc, au-delà des développements des techniques et des logiciels, une dimension organisationnelle fondamentale. Elle reconfigure potentiellement les organisations et les relations entre les acteurs et ceci à une échelle nouvelle. En ce sens, l'analyse doit plutôt porter sur la caractérisation de ce qui est strictement nécessaire pour définir la nouvelle économie, ou sur les degrés de liberté qui permettraient de l'orienterlO. 9 Nous n'envisagerons pas directement la question des cycles économiques liés à la nouvelle croissance économique, notamment autour de la question de la durée de la croissance américaine. 10
De nombreux
aspects sont présents mais ne sont pas strictement
nécessaires
à la définition de la nouvelle économie, certains relèvent de la situation particulière d'une économie, l'économie américaine comme lieu d'expérimentation de cette nouvelle économie. Par exemple, il est assez évident que la position du dollar comme monnaie internationale ainsi que le déficit de la ba194
Une dimension qui nous semble particulièrement importante porte sur la réorganisation de la relation entre offre et demande. Elle induit en effet une réorganisation de l'offre ellemême (Bonamy, 2000) qui paraît conduire à une économie servicielle, dans le sens où l'offre peut potentiellement réaliser ce que Bressand (1988) avait qualifié de «sur mesure de masse». En effet, l'offre peut être en contact direct avec le client (le marketing « one to one »), analyser de manière précise les attentes et les besoins, proposer des solutions adaptées à chaque client, tout en diminuant les coûts de transaction et par là offrir un avantage économique. Il y a donc une refondation de la relation aux clients, des tentatives de « nouer» le client dans des réseaux nouveaux. Cette mutation dans les modes de relation aux clients a immédiatement des incidences fortes sur l'organisation de l'offre elle-même aussi bien dans l'ensemble de la chaîne de la valeur que dans la place, le rôle, les relations et les compétences des acteurs de chaque entrepriseII. L'économie devient « servicielle », dans le sens où l' offreur se doit de construire une offre qui produise les effets utiles aux clients, dans le sens où la valeur est une valeur d'utilisation. Une telle problématique ne nous dit rien sur la forme précise de l'offre, sur la nature des biens et des services ou de leurs combinatoires qui sont offertes. La transformation de la relation aux clients suppose une réorganisation de l'offre qui a des effets sur la productivité du système productifI2. La nouveauté en termes de productivité consiste, d'une part, dans un changement dans les usages ce qui implique, pour les acteurs, tout un processus d'apprentissage qui prend du temps; et, d'autre part, dans des effets qui ne portent pas tant sur chaque poste ou chaque unité productive, mais beaucoup plus sur la performance globale d'un système (Lorino, 1996 ; Harvard Business Review, 1999), ce qui en lance des paiements courants ont un rôle fondamental dans l'orientation de l'épargne mondiale vers les Etats-Unis, facilitent le financement des nouvelles activités et expliquent en partie l'attrait de la bourse américaine. De même, Les caractéristiques de faible inflation, de tendance à une évolution lente du taux de salaire, à une création forte d'emplois et, par là, d'une situation de quasi plein emploi ne sont pas organiquement nécessaires pour définir cette nouvelle croissance. Il Ce thème à lui seul mériterait des développements beaucoup plus importants. 12 Cette question est aussi source de débat, à la suite de ce qu'il est convenu d'appeler le paradoxe de Solow, dans le sens où les effets de l'information seraient difficilement visibles dans la productivité des entreprises. 195
complexifie la mesure. Sous cette dimension, le paradigme fonctionne d'abord comme une innovation de processus, qui modifie globalement les conditions de production. Cette évolution concerne également les individus13.De nouveaux produits (les téléphones mobiles par exemple) généralisent des produits existants à une consommation domestique (l'ordinateur par exemple) et modifient sensiblement leurs usages et certains aspects des modes de vie. Les processus d'apprentissage dans le travail favorisent l'apprentissage domestique et vice-versa. Les effets sur les modes de consommation (qui restent encore peu analysés) seront multiples, sans doute différenciés sur les dimensions sociales, collectives ou individuelles de la vie quotidienne. L'ensemble de ces mutations qui correspondent effectivement à un changement de paradigme nous semble fonctionner essentiellement comme des innovations de procédés, de moyens, impliquant et transformant les processus, que ce soient des processus internes à une organisation, à une famille ou à une collectivité. La question de la communication et de la relation est donc au centre. Ceci concerne les services, dans leurs dimensions de relation. Par contre, la question du contenu est, nous semble-t-il, encore fortement absente des réflexions comme des pratiques. C'est donc là qu'intervient la question de l'innovation de service. Il nous semble important d'intégrer cette innovation comme une des dimensions incontournables du nouveau paradigme. L'innovation de service n'est pas la résultante immédiate de l'innovation technologique. Elle doit être pensée en tant que telle14. Dès lors, les conditions macro-économiques et sociales qui seront présentes ou non pour la mise en forme des innovations de service favoriseront ou hypothéqueront le fonctionnement du nouveau paradigme. L'attention des économistes (le concept de paradigme technologique le rappelle) a beaucoup porté sur le rôle de la technologie comme fondement de la nouvelle cohérence. Il n'est évidemment pas question de nier le rôle 13
Dans I'histoire des innovations,il est sans doute assez rare de voir une in-
novation qui ait en même temps des effets structurants sur l'offre, comme innovation de procédés, et sur la demande, comme innovation de produits. 14
Une des remarquesque l'on peut faire à partir de projets que nous avons pu
observer est un risque de transferts sur Internet de services qui existaient déjà (par exemple dans le domaine de l'éducation, ou le passage d'un service du Minitel à l'Internet), il y a certes innovation dans les conditions d'accessibilité, mais peu dans le contenu. 196
central des technologies dans l'évolution générale de nos systèmes économiques. Il s'agit simplement de mieux comprendre à quelles conditions la permissivité donnée par la technologie se transforme en succès. Comme l'a répété plusieurs fois le philosophe Michel Serres, c'est le succès d'une technologie qui doit être expliqué. Or, ce succès ne vient pas de la technologie elle-même, mais plus des conditions d'appropriation et d'utilisation de cette nouvelle technologie Une troisième hypothèse est nécessaire. Si le nouveau paradigme technologique et les solutions mises en place façonnent la dynamique économique d'ensemble, ceci ne signifie pas que toute la vie économique et sociale soit totalement dans la mouvance de ce nouveau paradigme. De plus, les nouvelles formes organisationnelles sont également source de problèmes et créent des phénomènes de résistance qui, à leur tour, peuvent induire des innovations qui auront leurs propres conditions de fonctionnement. Or, une partie des innovations de services qui se développent aujourd'hui peuvent être de ce type. Mais, comme toute innovation, elles ne prennent véritablement leur sens et elles ne trouvent leur efficacité que si en quelque sorte elles font masse et si des formes de cohérence se mettent en place. Les trois hypothèses que nous venons d'évoquer précisent ce qui nous semble être l'enjeu de l'innovation de service aujourd'hui. Nous pouvons maintenant présenter quelques-unes des conditions macro-économiques nécessaires à la réussite des innovations de service. 3. Les conditions macro-économiques des innovations de serVIce 3.1. La reconnaissance institutionnelle de l'innovation de serVIce L'innovation de service, comme nous l'avons définie, n'a pas de reconnaissance officielle et, en conséquence, elle ne fait pas l'objet d'une politique économique. His~oriquement, en voulant favoriser la croissance économique, l'Etat a eu un rôle important dans le développement des innovations techniques et des innovations de produits, notamment par des politiques d'incitation aux investissements qui il}corporent les innovations technologiques. L'intervention de l'Etat dispose, à cet effet, de tout un panel d'instruments: politique de recherche, politique 197
fiscale en faveur de la recherche, financement des innovations technologiques, création de systèmes de financement orientés vers l'innovation, politique d'aide à l'emploi de chercheurs, valorisation du progrès technique comme mesure de la performance d'une économie et comme source du surplus économique à distribuer. Mais, dans la situation actuelle, l'innovation de service, comme forme nouvelle prise par l'innovation, n'apparaît pas faire partie des préoccupations explicites des politiques publiques. Ce qui se passe autour des TIC est de ce point de vue très révélateur; les principales politiques mises en oeuvre ont plutôt tendance à favoriser les technologies de communication que les services qui seront véhiculés grâce à ces technologies. Les politiques de «tuyaux» ont souvent été dénoncées, mais la critique n'a pas pour autant donné véritablement naissance à une politique alternative. Un thème est reconnu par la politique publique, celui du rôle essentiel pris par les investissements immatériels, particulièrement la recherche et la formation, le renouveau des théories de la croissance avec la théorie de la croissance endogènel5 ayant démontré les effets externes à attendre du développement de ce type d'investissement. Parallèlement, au niveau des politiques régionales, le développement de fonds spécialisés (les FRAC) vise à faciliter l'accès des PME à certaines connaissances et à certaines pratiques par le recours au conseil. De telles politiques sont fondées sur un postulat précis - l'investissement immatériel est un facteur de production de l'ensemble des entreprises -, il est par conséquent nécessaire de faciliter l'accès à ce facteur pour rendre plus dynamique et plus compétitive l'ensemble de l'économie. Pour autant, ces politiques ne font pas place à une reconnaissance de l'innovation de service, comme innovation transformant l'offre des entreprises sur les marchés. Cette non-reconnaissance tient sans doute aux difficultés de reconnaître l'innovation de service comme le résultat d'un processus de production de l'innovation, d'identifier les masses d'argent mises en œuvre dans un tel processus et de préciser les points sur lesquels la politique de l'Etat pourrait avoir un effet de levier. Le processus de conception de l'innovation est souvent diffus dans l'organisation, dans la mesure où les acteurs de ce processus ne consacrent pas l'intégralité de leur 15
Notamment les modèles basés sur le capital humain ou les connaissances ou
le développement
de la recherche,
(Romer, 1986 ; Romer, 1990).
198
temps à la conception de l'innovation et dans la mesure où il n'y a pas une fonction dédiée à la réalisation de cette innovation. Mais cela ne signifie pas qu'il n'y ait pas des dépenses dans ce type d'innovation. Certaines dépenses sont identifiables, mais ceci nécessite, de la part de l'entreprise innovante, un effort d'identification. Il s'agit des dépenses liées à l'activité de type créatif avec un contenu informationnel et de production du service extrêmement fort: dépenses de salaires pour concevoir le contenu du service; dépenses de développement de logiciels qui permettront de gérer la réalisation du service; dépenses pour les phases de tests, souvent en grandeur réelle, dans une relation directe avec des clients qui permet de faire l'expérience du nouveau service; et dépenses de marketing (pour des sommes souvent importantes) qui vont permettre de créer la valeur symbolique du service et l'ensemble des supports matériels qui permettront de communiquer sur ce service. Enfin une politique d'incitation pourrait jouer un rôle important en matière de communication et de promotion de l'innovation de service. L'image du service ne semble pas toujours favorable et reste identifiée aux deux images historiques qui ont profondément marqué les mentalités: l'image de la servitude d'un côté et l'image du service public de l'autre. Les grandes sagas d'entreprises qui sont présentées dans les médias valorisent beaucoup plus l'image de l'innovation technologique. Si l'innovation de service doit avoir un rôle important dans le futur, il apparaît nécessaire de la valoriser auprès du public et des porteurs potentiels d'innovation. 3.2. La transformation du processus d'usage en processus marchand Dans la problématique générale de transformation du système de production et des modes de vie, l'innovation de service nous est apparue comme ayant un rôle dynamique à jouer. Les services ont, de manière très schématique et globale, un double rôle: l'un comme services aux entreprises et aux organisations, l'autre comme services aux ménages. Dans un cas, le service agit en modifiant le mode de fonctionnement du système productif, en lui donnant une meilleure efficacité; dans l'autre, les services participent à la mutation des modes de vie. L'innovation de service rendu à des clients a donc de ce point de vue un rôle important à jouer dans la dynamique économique et sociale. Un des enjeux de cette dynamique est de trans199
former une partie du processus d'utilisation en processus marchand. Il a donc comme enjeu l'extension de la sphère monétaire, le développement d'un nouveau lieu de marché, une nouvelle frontière de l'économie, au même titre que le développement des loisirs, du voyage a permis une transformation et une extension de la consommation. Le processus d'utilisation a toujours existé économiquement, mais, pour l'essentiel et jusqu'à une période récente, ce processus était essentiellement du domaine privé, le système marchand ne contrôlant que le processus de conception, de production et de vente. La rentabilité du système est acquise une fois la vente du bien effectuée Les innovations de service signifient une transformation du processus d'utilisation en processus marchand, permettant une extension de la consommation marchande, que ce soit celle des ménages ou des organisations. Cette transformation n'apparaît pas être immédiate et elle est soumise à des conditions précises favorables ou défavorables. 3.2.1. Les conditions de temporalité La mise en place de ce nouveau mode de consommation implique des modifications relativement importantes sur plusieurs temporalités qui organisaient jusqu'ici la vie sociale. On soulignera ici les questions de l'accroissement du temps d'utilisation et de l'organisation du temps de l'offre. D'une part, le nouveau modèle implique un accroissement du temps d'utilisation. En effet, dans le cadre des innovations de service liées aux réseaux de télécommunications qui impliquent le développement d'une activité humaine de relation de service à distance, l'enjeu est de créer les conditions pour que les flux de consommation de ces services marchands deviennent permanents. Comme cette consommation de flux constamment renouvelés implique du temps et que le temps total de I'homme est limité, la question de la libération d'un temps devient importante. Cette question concerne le temps de consommation d'un individu ou d'un ménage, mais aussi le temps de consommation dans une organisation ou une entreprise16. L'aménagement du temps lié au travail peut permettre des gains de 16
Nous avons pu observer dans le cadre d'une grande entreprise multi-
établissements un frein mis par une direction locale à l'utilisation d'un intranet en raison d'une perte de temps par les opérateurs. C'est évidemment paradoxal de développer un intranet qui permet à chacun d'obtenir les informations et en même temps de limiter l'accès. 200
temps qui pourraient être affectés à la consommation de ce type de service. Les formes précises d'aménagement ou de réduction du temps de travail, négociées entre partenaires auront donc des incidences différentes, selon que ce temps libéré sera morcelé, ou, au contraire, ménagera des plages longues et régulières, ou encore sera reporté dans le futur sous la forme de congés supplémentaires. Les réorganisations effectuées au sein des organisations auront aussi leur rôle pour l'évolution de la consommation de certains de ces services à distance. La condition de temporalité est plus large que le temps de travail. Ainsi, une part considérable du temps contraint est lié aux phénomènes de déplacement à l'occasion du travail ou de la consommation, ce qui soulève les questions de la localisation des lieux de travail, des lieux de résidence et des politiques urbaines et régionales en matière de transport. Tout desserrement de la contrainte (ou à l'inverse son accentuation) aura des incidences sur le temps libéré. Les politiques mises en place en matière de services de proximité auront des incidences sur les utilisations des temps. Le recours à certains services, facilement accessibles, ayant un prix attractif, peut modifier les arbitrages dans l'utilisation du temps des familles et des individus. De même le développement du télétravail aura également des conséquences sur cette répartition. Cette question de la réorganisation n'est pas en elle-même nouvelle, il y a toujours eu au sein des sociétés des substitutions de temps. Certaines innovations dominantes après-guerre ont libéré du temps de travail domestique et familial, qui a été massivement réinvesti comme temps de travail extérieur producteur d'un revenu monétaire permettant de financer en partie les biens nouveaux apportés par ces innovations. Les innovations de service aujourd'hui retournent en quelque sorte la problématique, en exigeant un nouvelle forme de temps libre qui puisse devenir un temps de consommation des flux de services à distance. De telles mutations, qui sont de véritables innovations sociales, sont souvent lentes, des facteurs incitatifs peuvent accélérer leur diffusion. D'autre part, le développement des marchés de service, particulièrement des services aux ménages, implique une organisation du temps de l'offre. Les activités de tourisme ont révélé les premières ces exigences, mais le phénomène aujourd'hui pourrait s'accélérer si de véritables marchés dynamiques émergent. En effet, pour que certains marchés de service se développent, il est nécessaire d'élargir l'amplitude de l'offre, la consommation des uns exigeant le 201
travail des autres. Dès lors, les plages d'ouverture peuvent s'élargir, pour qu'alternativement chacun soit à son tour consommateur et offreur. 3.2.2. Les questions d'apprentissage Si le modèle de consommation, dans sa partie émergente, devient un moment d'utilisation des TIC, une des conditions nécessaires est le développement d'un véritable processus d'apprentissage. En effet, les TIC ne sont pas, au moins dans la problématique dominante, conçues à partir des questions d'usages. Les problèmes de conception semblent essentiellement s'organiser autour de la recherche de puissance (puissance des microprocesseurs ou largeur des bandes passantes, par exempIe) et la mise en place de normes permettant de rendre compatibles les techniques entre elles. La question des usages et de l'interface entre usagers et techniques n'est pas alors la préoccupation dominante. Des freins liés à l'apprentissage peuvent apparaître, qui sont sans doute différents selon les techniques et surtout selon les générations. Dès lors, la question de la formation se pose sous un double aspect: formation à l'usage des techniques présentes et formation plus difficile sur les contenus, notamment pour sélectionner les services les plus intéressants et exercer un regard critique sur la qualité offerte. 3.2.3. Les conditions de solvabilité La troisième condition nécessaire pour cette transformation du processus d'usage en processus marchand concerne les conditions de solvabilité de la demande et de revenus. L'enjeu, clairement identifié par les offreurs de technologie et de services, est bien le développement de nouveaux marchés qui supposent qu'une partie des revenus soit orientée vers ces produits. Plusieurs mécanismes économiques peuvent traditionnellement être à l' œuvre, certains sont visibles actuellement, d'autres moins explicites. Le premier est la baisse des prix relatifs des coûts de communication. Le développement de la concurrence ainsi que la capacité des réseaux ont fortement contribué à cette baisse; le processus n'est sans doute pas terminé. Le deuxième porte sur le coût des outils techniques euxmêmes, là aussi la baisse des prix permet une extension des marchés. La mise en place par les offreurs de politiques de for202
faits et d'abonnements permet de financer l'investissement initial sur les flux consommés. Le troisième mécanisme possible est moins visible, car il porte à la fois sur les mécanismes financiers et le contenu des services offerts. Il concerne de plus les ménages comme les organisations. Dans toute évolution des modes de consommation, il y a des phénomènes de substitution de solutions nouvelles à des solutions anciennes. Cette substitution ne porte jamais sur une transposition exacte de la nouvelle solution par rapport à l'ancienne; la nouvelle remplace certaines fonctions réalisées par l'ancienne, mais apporte également de la nouveauté, enrichit les solutions anciennes, permet de satisfaire de nouveaux besoins ou des besoins peu identifiés et peu exprimés. Dans le processus de substitution, il y a toujours la possibilité de réaliser certaines fonctions à moindre coût et ce simple phénomène libère donc du pouvoir d'achat qui permet en partie de financer les nouvelles solutions et les nouveaux besoins. Le développement des modes de consommation ne se fait jamais par des créations totalement nouvelles, ni par des reproductions identiques des fonctions accomplies, il y a toujours recomposition de fonctions anciennes et capacité de création. Ces questions sont également pertinentes pour la consommation des entreprises et leur accès à de nouvelles informations, à de nouveaux traitements et à de nouvelles formes de gestion de l'ensemble de leur processus (de la conception à la vente). La difficulté actuelle est sans doute d'identifier comment les nouveaux services, accessibles par les TIC, apportent véritablement ce renouveau dans la réalisation de fonctions anciennes et le développement de nouvelles fonctions. Le contenu de ces services et le contenu de l'innovation de service deviennent des éléments centraux dans la mise en place de ce nouveau modèle de croissance. 3.3. Une nouvelle forme de régulation des services de proximité Enfin une troisième série de conditions doit être évoquée. Le développement des services informationnels, obtenus grâce aux TIC ne peut à lui seul résoudre toutes les questions ni toutes les contraintes des sociétés actuelles. De plus, le développement même de ce nouveau modèle est porteur de certaines solutions qui susciteront de nouveaux problèmes au niveau économique et social. Ces questions sont plus ou moins bien
203
anticipées aujourd'huil7 : notamment les risques d'exclusion de certaines catégories de population, d'isolement et de solitude dans un monde de communication, d'obsolescence rapide de certaines connaissances et de certaines compétences, de vulnérabilité de systèmes intégrés et complexes, de marginalisation de certains territoires faute de connexions, d'évolution très différenciée des revenus. Autrement dit, les nouveaux services ne couvrent pas toutes les facettes des besoins individuels et sociaux et ils créent de nouvelles tensions qui nécessiteront de nouvelles formes d'intervention. Les services de proximité seront alors probablement indispensables pour aider à la solution de ces problèmes rencontrés. Le développement des services aux personnes peut s' effectuer dans des formes sensiblement différentes, selon les cultures et les modèles sociaux à l'œuvre dans un espace donné. Historiquement, la problématique de ces services s'est organisée autour de quatre modèlesl8: le modèle du travail domestique, dominé par la relation du maître et du serviteur; le modèle de l'artisan, axé sur le savoir-faire de métier; le modèle du service public, basé sur l'égalité dans l'accès aux services et sur le financement collectif; enfin, le service marchand. Les deux derniers modèles sont, ces dernières décennies, les formes dominantes des services aux ménages. Ces modèles continueront certainement à exister, la question est de savoir dans quelle mesure ils peuvent répondre aux questions qui se posent aujourd'hui. On peut sans doute évoquer trois questions particulièrement présentes. La première est celle de la solvabilité. Les besoins de services de proximité ont souvent été identifiés, le frein au développement de ces activités tient en partie à la question des revenus disponibles et à l'affectation d'une partie du revenu disponible au financement de ces services. Toute une partie de la population qui a des besoins et des contraintes importantes (jeunes à la recherche d'insertion, familles monoparentales, célibataires, personnes dépendantes, personnes âgées) n'a pas toujours un revenu monétaire suffisant pour accéder à certains services marchands. La seconde question concerne le caractère collectif et individuel des besoins et des solutions cherchées. Parmi l' ensem17
Les travaux d'Yves Lasfargue (1999) mettent en relief les risques sociaux et
organisationnels 18
liés à l'usage des NTIC.
Ce n'est pas le lieu de développer les caractéristiques de chacun de ces mo-
dèles, on peut sc référer à A. Barcet (1997).
204
ble des servi~es aux ménages, dans de nombreuses situations, l'existence du service a non seulement des effets sur les bénéficiaires, mais aussi produit des externalités qui concernent des collectifs de personnes, sachant que ces collectifs peuvent être chaque fois différents. Chaque fois que ces externalités sont présentes, les besoins ne peuvent pas s'exprimer totalement et le marché est en partie défaillant. Ces externalités sont liées au caractère social du service, à la dimension de création d'un tissu social que les sociologues19ont souvent analysé, mais aussi à la nécessité de produire collectivement les conditions d'existence, problématique que la question de l'environnement, de la dynamique urbaine ou de la création des savoirs ont particulièrement mis en évidence. La troisième question concerne le problème de l'adaptation des solutions envisagées et du contrôle des solutions par les acteurs eux-mêmes. Cette problématique tient à la fois du refus de plus en plus fréquent de solutions imposées d'en haut, conçues dans une vision technocratique de la société, mais aussi de situations complexes où les problèmes ne peuvent être totalement anticipés et ne peuvent dès lors donner naissance à des solutions standardisées, applicables en tout lieu et en tout temps. Les solutions à mettre en place participent à cette dynamique de l'innovation constante et de la recherche de solutions sur mesure. En même temps, la recherche de cette adaptation participe à un mouvement plus général où le consommateur, non seulement cherche une solution adaptée à sa situation, mais aussi à contrôler ce qui lui est proposé. Dans ce sens, il devient un co-concepteur, tout en étant un co-producteur du servIce. Ces trois questions remettent en partie en cause les modèles de service préexistants. Le modèle d'intervention traditionnel de la puissance publique, notamment sous la forme de service public, semble difficilement capable d'apporter les solutions souhaitées. La remise en cause de cette forme d'intervention obéit à plusieurs raisons qui vont du refus de l'intervention publique pour des raisons idéologiques, à la recherche d'une réduction des impôts et des prélèvements, mais aussi à la nécessité de mettre en place des solutions originales, adaptées, différentes selon les lieux et les acteurs, tout en favorisant le contrôle par les acteurs eux-mêmes. L'abandon d'une intervention de l'Etat, la remise en cause des services publics a 19
Les travaux de J.L. Laville sont représentatifs
205
de ces approches.
conduit dans certaines expériences étrangères à une dérégulation20et au développement du modèle marchand. Ce développement de la logique de marché qui remplace le service public traditionnel peut conduire à de nouvelle forme de régulation, comme le montre par exemple le secteur des télécommunications21.Toutefois, il semble nécessaire de faire la distinction entre les services de réseaux qui concernent l'ensemble d'un territoire, accessibles à toute la population, et les services aux ménages plus localisés, concernant tel ou tel collectif de personnes ou des situations particulières. Si le développement de nouveaux services publics n'est pas envisageable et si le développement de services marchands privés est limité, la question qui se pose est donc précisément celle de l'émergence d'un ou de nouveaux modes de régulation des services aux ménages qui favorisent à la fois l'innovation dans les services, le développement de nouvelles activités et une meilleure prise en compte des besoins et des contraintes. L'enjeu nous semble s'organiser autour des conditions d'offre et des conditions de demande. Du côté de la demande, l'enjeu est de voir émerger des services privés à dimension collective, c'est-à-dire des services qui répondent à la préoccupation de chaque bénéficiaire en fonction de ses caractéristiques personnelles, de ses attentes et de ses choix, tout en préservant la dimension collective, en intégrant les effets externes qui impliquent qu'un minimum de contrôle collectif soit réalisé. L'enjeu, c'est aussi l'émergence de nouvelles formes de mutualisation permettant à un collectif de définir les services prioritaires qu'il souhaite financer et favoriser (par exemple, la question de l'assistance entre les personnes est un lieu de nouvelles formes de mutualisation). Du côté de l'offre, l'enjeu est de développer de véritables services professionnels, permettant d'assurer une véritable qualité et un contrôle de l'évolution des coûts. Les services aux ménages, même lorsqu'ils ne sont pas produits dans une logique marchande, ne sont pas nécessairement en dehors de toute question d'efficacité, même si les critères d'évaluation de cette efficacité ne sont pas strictement les mêmes que dans la sphère marchande. Le second enjeu, du côté de l'offre, est de permettre l'émergence d'emplois qui offrent des conditions de 20
Cf. par exemple, Du Tertre et Ughetto (1999) qui évoquent le passage
d'une « régulation 21
tutélaire»
à une « dérégulation
concurrentielle
».
Cf. C. Henry (1997), « Concurrence et services publics dans l'union euro-
péenne », PUF.
206
travail et des revenus corrects, qui exigent de véritables compétences et favorisent des possibilités de carrières. Le modèle de services à créer peut se différencier fortement du modèle de l'emploi précaire, du bas salaire, de l'absence de statut qui a été développé dans certains services de l'économie américaine. L'émergence du nouveau mode de régulation des services al!x ménages ne signifie pas l'absence de l'intervention, de l'Etat central, mais plus une transformation de son rôle. L'Etat central ne sera plus celui qui fait, mais il doit par contre favoriser par son travail législatif les conditions d'apparition de cette nouvelle forme de régulation, rendre possible des formes nouvelles de production. Il doit également inciter par une politique fiscale au développement de ces activités. Le mode de régulation adapté est donc largement à inventer, il s'agit d'un mode de régulation nécessairement local, qui doit être multidimensionnel, c'est-à-dire impliquant les niveaux politiques locaux, les bénéficiaires des services, mais aussi les associations et les entreprises productrices. C'est en fin de compte un enjeu nouveau de la démocratie locale qui est en cause. CONCLUSION
Les difficultés économiques des années quatre-vingt, liées à la fois aux limites du mode de consommation d'après-guerre et des modèles économiques enfermés dans des frontières nationales conduisent à la recherche de nouvelles solutions et, par là, à la recherche d'une nouvelle donne économique. Si les activités de services sont apparues comme porteuses de nouvelles activités et de nouveaux emplois, l'émergence d'une nouvelle forme de croissance économique portée par les services est restée néanmoins très hypothétique et les activités de service qui ont pu se développer n'ont pas totalement répondu aux attentes économiques et sociales. Le développement des technologies de l'information et de la communication et particulièrement de leur convergence est alors apparu comme la base d'un nouveau paradigme technologique porteur de la nouvelle croissance. L'analyse des conditions macroéconomiques de l'innovation de service nous conduit alors à conclure que toutes les conditions minimales ne semblent pas respectées. Les technologies offrent des potentialités, l'activation de ce potentiel implique que de nouveaux usages et de nouvelles organisations se 207
mettent en place. Faute d'actes dans ce domaine, il y a des risques économiques, dus à une absence et une insuffisance de marché, à des solutions économiques non satisfaisantes pour les utilisateurs. Une telle mutation a des implications sociales fortes, notamment dans l'organisation des différents temps sociaux, elle peut également signifier des risques sociaux pour certaines catégories. Le nouveau mode de régulation est donc largement à inventer. BIBLIOGRAPHIE AMABLE B., BARRE R., BOYER R., Les systèmes d'innovation à l'ère de la globalisation, Economica, 1997. BARCET A., FA VRIE C. et TANNERY F., Analyse de l'appel à projets de l'Anvar : «NTIC et innovations dans les services », Rapport de recherche EURISTIK (Université de Lyon 3) à l'Anvar, décembre 1999. BARCET A., Problématique et enjeux de l'innovation de service, Programme CNRS «Enjeux économiques de l'innovation» (axe 4 : les conditions de l'innovation dans les entreprises), 1998. BARCET A., Fondements culturels et organisationnels de l'innovation dans les services, Rapport de synthèse, Ministère de la Recherche, 1997. BARCET A. et BONAMY J." «Éléments pour une théorie de l'intégration biens/services », Economie et Gestion des services, Economies et Sociétés, avril 1999. BARCET A., BONAMY J., « Local Services: Conditions for the Development of the Market », The Service Industries Journal, vol. 9, n° 1, January 1999. BARCET A., Formes et effets de la structuration d,e l'offre de services de proximité, Ministère des PME, Mission d'Etude des services, 1997. BONAMY J., «Information, communication, connaissances :nouvelles technologies, nouvelle économie? » et « e-business : NTIC et relations inter-entreprises », Chapitres 1 et 2 in DUVAL G., JACOT H., Le travaiZ dans la société de l'information, enjeux et paradoxes des NTIC, Editions Liaisons, 2000. BRESSAND A., NICOLAIDIS K., «Les services au coeur de l'économie relationnelle », Revue d'économie industrielle, n° 43, 1er trim. 1988, pp. 141-163. ÇOLLECTIF, La performance, Harvard Bussiness Review-Les Editions d'Organisation, 1999.
208
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209
CHAPITRE 8 : LA DIVERSITÉ DES FORMES D'INNOVATION DANS LA GRANDE DISTRIBUTION: TYPOLOGIES ET MODÈLES THÉORIQUES Carnal Gallouj Clersé, Ifrési, Université de Lille I
INTRODUCTION
Le commerce (de gros et de détail) occupe une place importante dans l'économie française, à la fois en termes d'emplois et de valeur ajoutée. Ce secteur, dans son ensemble, en contribuant à un peu moins de 14 % de la valeur ajoutée nationale, constitue une des premières branches créatrices de valeur ajoutée en France. Il employait au début de l'année 2001 environ 3 220 000 personnes (dont plus de 460 000 non salariés)1, ce qui représente près de 13 % des actifs occupés dans l'ensemble de l'économie. La question de l'importance économique et de la croissance de ce secteur a fait l'objet de débats théoriques et empiriques importants. Cependant, celle de l'innovation est restée faiblement traitée à l'exception notable d'un ensemble de réflexions que l'on peut regrouper dans le cadre de ce que nous appelons les théories des cycles. Dans ce chapitre, et dans un premier temps (section 1), nous présentons les trois modèles principaux composant les théories 1
On comptait à la même époque environ 220 000 personnes relevant de
l'artisanat
commercial
(boulangeries,
pâtisseries
et charcuteries).
des cycles. Dans un second temps (section 2), nous proposons une critique de ces théories qui met en particulier en évidence leur incapacité à cerner toutes les dimensions de l'innovation dans le commerce. En effet, l'innovation dans le commerce est de plus en plus multidimensionnelle (cf. section 3) et de ce fait, elle échappe en partie aux analyses en termes de cycle. 1. Changements institutionnels et innovations dans le commerce : les enseignements des théories des cycles Dans la littérature, principalement de gestion, on dénombre un certain nombre de modèles qui tentent de prendre en compte la question de l'innovation dans le commerce. Parmi ceux-ci, les modèles cycliques (et en particulier le modèle de la « roue de la distribution») restent sans doute ceux qui ont connu le plus grand succès. 1.1. Le modèle de la « roue de la distribution» Certains auteurs ont cherché à construire des modèles généraux de l'innovation dans le commerce. Parmi eux, McNair (1958) a proposé une approche intéressante, désormais connue sous la dénomination de « la roue de la distribution». Ce modèle constitue sans doute une des premières tentatives de formulation de principes régissant l'évolution des formes de vente au détail. Selon ce modèle (on parle parfois de théorie), les formes de distribution (formats de magasins) se succéderaient à la manière des phases du cycle de vie des produits. McNair explique comment, graduellement, des formats de magasins existants sont remplacés par des formats émergeants. Ces nouveaux formats ou ces nouveaux distributeurs, en rationalisant leurs installations, en limitant leurs assortiments et en réduisant les services qu'ils proposent, bénéficient d'un avantage en termes de prix par rapport aux formats existants. Ils se caractérisent par des volumes de vente élevés et des coûts d'exploitation plus faibles que ceux des concurrents. Ainsi, selon ce modèle, toutes les formes de distribution nouvelles ont émergé sous une forme «discount». Ce sont avant tout les prix bas qui attirent les consommateurs et contribuent au développement du chiffre d'affaires du commerce. Sur cette base, le nouveau format connaît un succès certain qui attire les concurrents. Au fur et à mesure de son développement, et de son succès, le nouveau format ou le nouveau distributeur « spartiate» à l'origine commence à s'embourgeoiser 212
pour reprendre les termes de Tarondeau et Xardel (1992). Dans une optique de différenciation (et pour conserver son avance par rapport aux nouveaux entrants), il cherche à élargir sa gamme de produits, développe son offre de services, améliore l'environnement de ses magasins... Cette nouvelle orientation contribue à augmenter ses charges d'exploitation et à rendre nécessaire un taux de marge plus élevé, ce qui débouche immanquablement sur une augmentation de prix. Le distributeur perd alors son image de «discounter» et est de fait à la merci de l'entrée de toute innovation ou de tout distributeur-innovateur qui développerait une forme de commerce plus « sobre ». Ce phénomène spécifique de «trading up» (glissements vers le haut) est analysé de manière approfondie par Goldman (1975). L'auteur, qui cherche à améliorer la capacité explicative du modèle de la roue de la distribution, propose différentes formes possibles pour le « trade up » : une forme routinière (où le commerçant se contente de rajouter des services existants), une forme non routinière (où il met en place de nouveaux services) et une forme innovante (où il introduit une nouvelle combinaison prix-service). Tout en mettant en garde contre une généralisation excessive du modèle de la roue, Goldman propose ainsi une critique pertinente et intéressante de ses hypothèses implicites dans son modèle de « trade up ». D'après le modèle de McNair, les firmes innovantes se développeraient en offrant moins de services que les firmes en place. Or, il est clair que si ces services se sont développés c'est qu'ils répondaient à une demande des consommateurs. Ainsi, l'adoption d'une nouvelle forme de vente pourrait traduire un arbitrage des consommateurs entre prix et services. L'existence d'un vide, d'une partie non couverte (<<en bas du marché ») qui serait créée par l'innovation du fait du phénomène de «trade up » n'est cependant que théorique. En effet, toute nouvelle forme de vente se développe en prenant des parts de marché aux formats existants. De manière générale, on peut dire que Goldman met bien en évidence le glissement vers le haut (<
Le modèle de McNair a cependant suscité de nombreuses discussions et controverses (Hollander, 1960 ; Brown, 1987). Knee et Walters (1985) décrivent la manière dont ce modèle explique fort bien comment le supermarché s'est substitué à l'épicerie traditionnelle avant d'être à son tour «pris de vitesse par l'hypermarché ». Dans la littérature, il existe de nombreuses illustrations justifiant la pertinence de ce modèle. Le modèle de la roue permet par exemple d'analyser le développement des magasins populaires lancés par les grands magasins qui euxmêmes étaient une innovation majeure du XIXème siècle, et qui seront concurrencés par la suite par les hypermarchés. Mais il existe des situations où le modèle semble inadapté. En effet, on peut dénombrer de nombreuses formules nouvelles et innovantes de distribution qui ne se fondent pas sur des prix bas. Et il y a des situations où des formes de distribution se développent avec des marges plus élevées que les structures en place (convenience store, distribution automatique, centres commerciaux régionaux...). Par ailleurs, lorsque l'on passe à une analyse spatiale, on peut mettre en évidence des différences de positionn~ment selon les formats. Si le supermarché est apparu aux Etats-Unis puis en France par exemple avec une image forte et un positionnement de discounter; en revanche, on peut constater que dans son développement dans les pays en développement, il est principalement positionné comme une formule de vente haut de gamme, avec des marges très élevées (Kaynac, 1979). 1.2. La théorie de l'accordéon La théorie de l'accordéon telle qu'elle a été formulée par Hollander (1966) est basée sur la structure et la dynamique des assortiments des formules de vente. L'analyse de la succession des formats de magasins montre qu'il existe une certaine alternance de formules avec assortiment large et non spécialisé puis de formules à assortiment étroit et spécialisé. Sur la base de l'exemple américain, on constate que le « General Store », qui se caractérise par un assortiment (alimentaire et non alimentaire) très large et peu profond, a été remplacé par le grand magasin (<
214
Le modèle de l'accordéon présente un certain intérêt. Il met en particulier en avant la nécessité de prendre en compte la structure de l'assortiment dans l'évolution des formes de vente. Mais, il comporte lui aussi des limites importantes. Il existe en effet de nombreuses exceptions au modèle. Par ailleurs, le modèle ne parvient pas à expliquer l'existence simultanée à un moment donné, de plusieurs formules de vente développant des assortiments différents. 1.3. La théorie du cycle de vie appliquée aux formules de distribution Davidson, Bates et Bass (1976) ont tenté d'appliquer la théorie du cycle de vie au secteur de la distribution. Leur objectif est proche de celui de Goldman (cf. 9 1.1). Ils cherchent à améliorer la capacité explicative de la roue de la distribution. En effet, ce premier modèle, on l'a vu, est totalement centré sur les coûts et les marges. Il n'explique donc pas le succès de formules de distribution innovantes et pratiquant de fortes marges. Les auteurs montrent ainsi que toute forme de distribution passe successivement par une phase d'innovation, de croissance, de maturité puis de déclin qui se traduit par une baisse de la part de marché de la formule ou du format considéré. On constate par ailleurs une tendance à la réduction de la durée du cycle de vie des nouvelles innovations. Les innovations récentes se caractérisent par des cycles plus courts (cf. tableau 1).
215
Tableau 1 : Cycle de vie de cinq formats de magasins Type de format
aux Etats-Unis
Date de l'innovation
Date approx. à laquelle la formule atteint sa part de marché maximale
Nombre moyen d'années pour atteindre la phase de maturité
Part de marché maximale estimée
Part de marché estimée en 1975
1860
1940
80
8,5 %
1,1 %
1910
1955
45
16,5 %
9,5 %
1930
1965
35
70,0 %
64,5 %
1950
1970
20
6,5 %
5,7 %
1965
1980 (e)
15
35,0 %
25,3 %
Downtown department
store
(grands magasins) Variety store (magasins populaires) Supermarket (supermarchés) Discount department store (grands magasins discount) Home improvement center (centre d'amélioration de I'habitat)
Source: Davidson W.R., Bates S.D. et Bass S.J. (1976, p. 94) (e) estimation
Le modèle proposé par Davidson, Bates et Bass (1976) correspond également bien à la situation française. On constate ainsi que les grandes surfaces alimentaires (hypermarchés, supermarchés) continuent de prendre des parts de marché, en particulier au détriment des grands magasins, des magasins populaires et des petites surfaces d'alimentation générale. 2. Une critique des modèles cycliques Les modèles cycliques permettent, on l'a vu, d'expliquer certains éléments de l'évolution du commerce de détail. Cependant, leurs lacunes restent nombreuses. La plupart d'entre eux, et en particulier les deux premiers, sont centrés sur une seule variable explicative (le coût et la marge pour le modèle de la roue, l'assortiment pour le modèle de l'accordéon et une caractéristique distinctive non définie pour le cycle de vie).
216
Les modèles cycliques se sont développés dans un contexte spécifique. En effet, ces modèles ,ont connu un développement remarquable dans le contexte des Etats-Unis entre 1958 et 1976, c'est-à-dire dans un contexte de domination marquée des producteurs (et des grossistes) sur les distributeurs. Tant le pouvoir de négociation que la marge de manœuvre de ces derniers étaient relativement limités. Dans la situation actuelle, et en particulier en France et en Grande-Bretagne, la marge de manœuvre de la grande distribution est certainement plus importante. De grands groupes de distribution se sont constitués, qui contrôlent de multiples formats de magasins ou encore qui proposent leurs propres produits. Ainsi, par exemple, le développement important des marques de distributeur principalement en Grande-Bretagne, mais également en France, est le reflet de ce pouvoir accru de la grande distribution. Ainsi, les distributeurs deviennent des innovateurs à la fois dans Ie « what» (they sell) et dans la « how» (they sell), pour reprendre les termes de Noyelle et Stanback (1982). La plupart de ces innovations qu'ils mettent en œuvre leur permettent d'atténuer les effets éventuels des cycles. En effet, le développement des marques propres permet aux distributeurs de connaître de façon fine la structure des coûts des produits vendus et donc leurs marges de manœuvre en la matière. Par ailleurs, le développement des marques propres rend plus difficile pour le consommateur les comparaisons de prix. De ce fait, le distributeur est donc moins sensible à l'apparition de nouvelles formules discount et donc à un mouvement éventuel de la roue. Par ailleurs, le développement des nouvelles technologies, et principalement des nouvelles technologies de l'information, qui, on le verra, a été particulièrement important depuis la deuxième moitié des années 80, permet une centralisation accrue des achats et des informations. Chaque enseigne connaît de manière précise le comportement à la fois de ses divers magasins mais également et de plus en plus de ses divers produits ou catégories de produits2. Dans les modèles cycliques, la seule dynamique du marché est constituée par les nouveaux formats émergents, par les innovations. Cependant, le modèle ne tient pas compte des réactions éventuelles des firmes en place. Ces dernières peuvent en 2 C'est sans doute aux NTIC que l'on doit l'émergence d'un nouveau paradigme concernant l'évolution du commerce de détail (qui a été fort bien décrit par Rosenbloom et Dupuis, 1994) vers des formes alliant coûts faibles, prix bas et niveau de service élevé. 217
effet imiter de différentes manières le nouveau format. De ce point de vue, le modèle proposé par Gist en 1968 apporte quelques éléments de réponse. Cet auteur met en évidence un système d'évolution dit dialectique selon lequel une forme de distribution est toujours concurrencée par une forme nouvelle possédant des caractéristiques opposées (cf. également Maronick et Walker, 1974). Dans ce modèle, toute innovation apparaît comme l'antithèse d'une formule existante. Les deux formules convergent graduellement vers une synthèse. La «mise au point» de la synthèse passe en effet par une transformation et une convergence des deux formules considérées. Enfin, dans un troisième temps, cette synthèse sera elle-même con:trontée à sa propre antithèse3 (cf. Mason et Mayer, 1981). Enfin, il reste que les modèles cycliques semblent enfermés dans l'analyse de l'émergence et du développement de nouveaux formats de magasins. De ce fait, le taux et la diversité des innovations observées dans le commerce de détail échappent de plus en plus à la plupart de ces modèles et en particulier à la roue. Dans la section suivante, nous présentons les multiples dimensions d~ l'innovation dans Ie commerce. 3. Les multiples dimensions de l'innovation dans le commerce et la grande distribution La question de l'innovation dans la grande distribution est une question importante mais qui reste relativement difficile à cerner. Le commerce peut en effet innover et/ou contribuer à l'innovation de différentes manières. Il y a donc bien diverses façons d'aborder l'innovation dans le commerce et la distribution. On peut en effet s'intéresser à l'innovation dans le com3
Le modèle dialectique suppose ainsi que les distributeurs s'adaptent mutuellement à l'émergence de concurrents « opposés ». Ainsi, lorsqu'une institution établie se trouve menacée par un concurrent bénéficiant d'un avantage différentiel, elle adopte une stratégie qui la fait également bénéficier de cet avantage, annulant ainsi une partie de l'attraction exercée par l'innovateur. De ce fait, le modèle dialectique permet un enrichissement de la théorie de la roue en prenant en compte les réactions des acteurs en place face aux innovations. Ce modèle a également le mérite de mettre en évidence l'importance des effets d'imitation dans la distribution. Les distributeurs en place adoptent en effet très souvent de nombreuses caractéristiques des nouveaux entrants. Cependant, ce modèle comporte lui aussi de nombreuses limites. S'il peut expliquer les évolutions passées, il reste difficile à utiliser à des fins de prévision. Il est en effet difficile de repérer avec certitude les critères pertinents d'opposition entre deux formats donnés. La question des critères est essentielle. On peut en effet difficilement montrer en quoi le grand magasin serait l'antithèse du magasin populaire; ou encore le «hard discount », l'antithèse du supermarché traditionnel. 218
merce (les formes de vente, les circuits de distribution, les formats de distribution). On peut changer de perspective et porter l'analyse sur l'innovation au sein même de ces formes de vente, de ces circuits ou de ces formats établis. On peut également s'intéresser à l'innovation par le commerce, c'est-à-dire au rôle du commerce dans l'innovation de process mais également (et c'est là un aspect qui est souvent négligé) de produit. Ainsi, lorsque l'on cherche à analyser l'innovation dans le commerce, on peut mettre en évidence les six domaines ou formes d'innovation suivants: . les nouvelles méthodes de vente; . les nouvelles formes de distribution, nouveaux canaux, nouveaux formats de magasins... ; . les nouveaux produits et nouveaux services distribués dans et par le magasin (innovation de marché) ; . les nouveaux produits et nouveaux services (mis au point par les distributeurs ou à leur initiative) ; . les nouveaux process (ou nouvelles formes d'organisation et de fonctionnement) à l'intérieur d'un même format; . les applications et utilisations de nouvelles technologies (à l'intérieur d'un même format ou dans l'environnement - clients, fournisseurs, autres magasins - du format considéré). Bien entendu, il existe des interactions fortes entre les différents types d'innovations ainsi définis. L'application et l'utilisation de nouvelles technologies peut, par exemple, aboutir à de nouveaux services ou de nouveaux process. A l'inverse, l'émergence d'un nouveau format de magasin peut se fonder sur (ou même nécessiter) le développement de nouvelles technologies de support. Les nouvelles formes de distribution constituent la dimension intégratrice, ce qui justifie le fait que c'est bien sur cette question que se sont centrés la plupart des travaux théoriques existants. 3.1. Les nouvelles méthodes de vente
L'innovation dans la grande distribution peut prendre la forme de la mise en place et du développement de nouvelles méthodes de vente. En effet, les techniques de vente adoptées et développées par le commerce sont relativement diversifiées. Elles se diffusent graduellement et sont utilisées de manière différenciée par les divers acteurs du commerce. C'est dans cet-te catégorie que nous situons des innovations récentes comme la distribution automatique, le téléachat ou encore le supermarché à domicile. La télévente, ou le téléachat est en effet une forme de vente relativement développée aux États-Unis et qui com219
mence à émerger en France au cours des années 90. Elle réalise encore un faible pourcentage du chiffre d'affaires du commerce de détail, mais trouve un écho relativement favorable auprès d'une clientèle féminine et aisée. La commande et le paiement se font par téléphone ou, le cas échéant, au moyen de réseaux vidéotex interactifs et plus récemment d'internet. Le téléachat qui réalise un chiffre d'affaires de plus de 170 millions d'euros en 2000 représente encore une part infime (0,05 %) du commerce de détail français. Le supermarché à domicile (Caditel, Allomarché, Domitel, Télémarket...) touche également des catégories sociales aisées. Cette nouvelle méthode de vente qui s'appuyait d'abord sur le minitel a été particulièrement développée par Monoprix au travers du service Télémarkert. Le supermarché à domicile (tout comme le téléachat) ont connu sur la période récente une certaine relance sous la forme de la vente par internet. Ainsi, la plupart des groupes de grande distribution se sont lancés avec plus ou moins de succès dans le développement de filiales dédiées au commerce en ligne (C-mescourses pour Casino5, Ooshop et Carrefourdirect pour Carrefour, Hourra pour Cora et Auchandirect pour Auchan et Télémarket pour les Galeries Lafayette). Selon Merceron (2001), le commerce par internet comptait pour moins de 0,1 % du chiffre d'affaires du commerce de détail en 1999 (un peu plus de 153 millions d'euros). Mais, il comptait déjà pour plus du double en 20006. Pour certains auteurs (cf. Zeyl et Zeyl, 1996, p. 156), le développement de ces nouvelles méthodes de vente constitue une innovation majeure qui peut être interprétée comme nouvelle rotation de la roue de la distribution. 3.2. Les nouvelles formes de distribution, nouveaux canaux, nouveaux formats de magasins... On s'intéresse cette fois à l'émergence et au développement de nouveaux formats de magasins. Il s'agit ici finalement de la seule dimension d'innovation retenue dans le cadre des théories cycliques de l'innovation commerciale. Cette dimension correspond d'ailleurs à une certaine réalité. L'histoire de la grande distribution nous montre comment de nouveaux formats de magasins ont émergé et se sont développés au détriment de formules et formats existants (cf. tableau 2). 4 Télémarket est d'ailleurs une des seules enseignes qui a réussi à se maintenir. La plupart des autres ont disparu ou ont été absorbées. 5 Le projet à été abandonné en avril 2002. 6 A la date de la rédaction de ce chapitre les données correspondantes n'étaient pas encore disponibles. 220
Mais cela va plus loin car le développement de nouveaux formats de magasins peut déboucher sur de nouvelles organisations du commerce de détail (comme par exemple l'émergence et le développement du commerce intégré au détriment du commerce indépendant ou associé). En effet, tout distributeur fait partie intégrante d'une chaîne qui va du producteur au consommateur final. Dans ce cadre, il est clair que toute innovation introduite à un point de la filière a des incidences sur l'ensemble des composantes de cette dernière. L'innovation peut même dans certains cas conduire à une recomposition totale de la filière. Tableau 2 : ProfIl des principales formules de magasins
Grand magasin
Création Assortiment Surface en France 1852 Généraliste non moyenne alimentaire 5700
Magasin populaire Supérette
1948
Supermarché
Hypermarché Grande surface spécialisée
Implantation
Ville, centre commercial
Généraliste + non alimentaire Alimentation générale
moyenne 1500 120 à 400
Ville
1958
Alimentaire + non alimentaire basique
400à 2500 m2
Périphérie centre commerci al
1963
Généraliste + non alimentaire
+ de 2500 m2
Années 60 spécialiste ou multispécialiste à 70 produit
Très variable, souvent de 1000 à 3000 Environ 600 m2 moyenne 20m2
Périphérie centre commercial Variable
1929
Hard discounter Spécialiste alimentaire
1975
Boutique spécialisée non alimentaire
-
-
Alimentation générale Spécialisati on produit (ex: boucher, poissonnier) Spécialiste produit (ex: chaussure)
Moins de 300
Ville
Ville
Aldi, Ed, Lidl, Dia
Ville
-
Ville, centre commercial
Benetton, Pimkie, Yves Rocher
Source: Ducrocq, Jamin, Lagrange (1994, p. 52).
221
Quelques enseignes Printemps, Galeries Lafayette, BHV Monoprix, Prisunic Huit à huit, Casino, Comod Intermarché, Super U, Champion, Shopi Carrefour, Auchan, Leclerc Castorama, C&A, Darty, Ikea
3.3. Les nouveaux produits et nouveaux services distribués dans et par le magasin (innovation de marché) Les grandes et moyennes surfaces (GMS) lancent chaque année un nombre considérable de produits nouveaux7 (cf. tableau 3). Bien entendu, ces produits sont souvent le fait des industriels en particulier de l' agroalimentaire. Cependant, il est de plus en plus admis que le lancement d'un nouveau produit ne peut réussir sans la collaboration des distributeurs. Si pendant longtemps, les distributeurs ont soutenu les innovations agroalimentaires, ils sont maintenant moins tentés de le faire, préférant jouer leg valeurs sûres plutôt que d'investir dans de nouveaux linéaires8. Tableau 3 : Nombre de produits nouveaux (hors promotion) dans l'ensemble des GMS 1993 3925 1940 1191 502 2537 1256 718 2061 14130
Epicerie salée Epicerie sucrée Liquides alcoolisés Liquides non alcoolisés Frais LS Surgelés Droguerie-entretien Hygiène, parfumerie, beauté Total
1994 3086 1811 988 592 2142 1059 623 1485 Il 786
Source: LSA, n° 1399, 26 Mai 1994 (cf également Villemus, 1996, p.81)
De plus en plus on constate par ailleurs que les distributeurs interviennent dans la conception des produits en participant au cahier des charges. Cet aspect est particulièrement marqué, comme on le verra, pour les marques propres (mais il reste beaucoup plus large). Ainsi, par exemple, bien que la Redoute ne produise pas en propre, elle tente constamment d'améliorer les produits qu'elle diffuse en imposant un cahier des charges
7 L'internationalisation de la grande distribution a sans doute également contribué à accélérer le développement de l'offre de produits nouveaux au sein des magasins. 8 L'Usine Nouvelle, n° 2403, 25 mars, p. 44. On notera que cette tendance est fortement accélérée par le développement du PDP (profit réel dégagé par produit). 222
très strict à ses fournisseurs (coloris résistant au lavage, pulls qui ne boulochent pas...). Le développement de nouveaux services par les distributeurs correspond quant à lui soit à une politique d'accompagnement de l'offre (il s'agit alors principalement mais non exclusivement de chercher à fidéliser le client), soit à une politique de conquête de nouveaux marchés. Il reste que, là aussi, les choses ne sont pas si simples. Les deux orientations que nous venons de formuler se recoupent souvent, et de nombreuses innovations de service peuvent relever des deux axes. Ainsi, les stations de distribution d'essence constituent l'une des premières innovations de service introduite par la distribution pour attirer et fidéliser le consommateur. Elles constituent également pour certaines enseignes un axe de diversification stratégique. La plupart des distributeurs ont désormais mis en place une politique active de développement des services dans différents domaines, comme les suivants: les services financiers (cartes de crédit, etc.), les services d'assurance, les agences de voyage... Un certain nombre de nouveaux services sont liés à la vente de nouveaux produits. Le développement de la commercialisation de nouveaux produits ou de nouveaux services par les grandes surfaces nécessite bien souvent l'implantation de nouveaux rayons. Ainsi, là aussi, on est confronté à une difficulté de classification. La mise en place d'un nouveau rayon relève également des nouveaux process et des nouvelles organisations. En effet, la vente d'un nouveau produit ou d'un nouveau service nécessite parfois un nouveau process, une nouvelle organisation au sein du magasIn. De nombreuses enseignes cherchent à développer un certain nombre de nouveaux produits-nouveaux rayons: la bijouterie (Leclerc est devenu le premier vendeur d'or en France), la parapharmacie, les produits culturels, etc (cf. tableau 4).
223
Tableau 4 : Les axes prioritaires de développement de nouveaux rayons chez les principales enseignes françaises Rayon, produits Microinformatique Radio-téléphonie Produits culturels Optique Paramédical Centre auto Services financiers Billetterie Voyages Jouets Marché du jardin
Carrefour +++ +++ ++ ++ ++ +++ +++ +++ ++ +
Leclerc
+++ + +++ +++ + ++ ++
Auchan
Casino
+++
++
++ +
+
++ +++ +++ + ++ +
Intermarché
++
+++ +++ + ++ +
+ +++
+
Source: Eurostaf-dafsa, 1996
3.4. Les nouveaux produits et nouveaux services (mis au point par les distributeurs ou à leur initiative) Les marques de distributeur ou marques propres sont aujourd'hui largement diffusées au sein de la grande distribution. On distingue généralement trois formes principales: . les marques propres ou «contremarques» qui sont des marques exclusives au distributeur mais qui portent des noms différents de l'enseigne (Casa café pour Auchan, Tex pour Carrefour...) ; . les marques drapeaux ou encore «produits génériques». Elles ont été imaginées et développées par Carrefour dans les années 70. Il s'agissait d'une innovation importante à l'époque. Ces produits ne portent pas de marque (à l'exception le plus souvent d'un logo qui permet de les identifier). Ces produits ont connu un certain développement dans les années 80, mais rencontrent beaucoup moins de succès actuellement; . les marques d'enseignes qui ont connu des développements importants ces dernières années. Elles portent le nom de l'enseigne et engagent son image. Elles peuvent concerner des produits courants mais également des produits plus complexes (marques de téléviseurs Carrefour).
224
Les marques propres ne sont pas toujours des produits mis au point par le distributeur. Mais, bien souvent ce dernier joue un rôle important au moins dans les spécifications du produit9. Tableau 5 : Les marques propres dans les principales enseignes françaises
Part de marché moyenne de la marque distributeur dans le réseau (en %) Nombre de références de la marque distributeur (poids par rapport à l'assortiment)
Carre- Casino four 26,2 30 (10 à 70)
10000
Cora 23 (10 à 20)
Systè- Auchan Leclerc meU 16 21 20 (5 à 40)
Intermarché 29
2500 850 1100 (25 %) (9,6 % (13 %) en alim)
1500
430 en épieerie
ne
Existe-t-il un responsable national pour la marque distributeur ?
oui
oui
oui
non
oui
oui
ne
Existe-t-il une équipe marketing spécifique pour la marque distributeur?
oui
oui
oui
oui
non
oui
ne
Existe-t-il un responsable qualité intégré?
non
oui
oui
non
oui
oui
ne
Source: Estimations LSA, Mai 1995 (extraits)
La question qui se pose ici est la suivante: les distributeurs sont-ils capables de créer avec leurs sous-traitants des innova9 Par ailleurs, la coopération et l'instauration de nouvelles formes de relations partenariales entre producteurs et distributeurs peut déboucher sur le «cobranding )} (ou marque cogérée). Il s'agit d'une situation ou producteur et distributeur coopèrent pour assurer en commun la conception, le lancement et la gestion d'une marque donnée. Cette opération implique les dimensions suivantes (cf. Zeyl et Zeyl, 1996) : co-définition du cahier des charges de la gamme, co-développement du produit, co-engagement sur des volumes, des prix et des implantations, codécision des actions commerciales et parfois « copartage )}des profits ou des pertes. 225
tions produits susceptibles de mieux satisfaire les besoins des consommateurs que leurs concurrents? A ce niveau, et selon certains spécialistes, la grande distribution serait marquée par des innovations de process, plus que par des réelles innovations de produits. Néanmoins, cela n'empêcherait pas de nombreuses innovations de (<<produits? ») dans le domaine du packaging (avec, par exemple, la création de packagings souvent plus fonctionnels). Ainsi, par exemple, Casino concurrence les grandes marques en matière d'innovation et lance quinze références sous marque Casino Palmarès. Il s'agirait d'innovations de produits par rapport aux marques nationales. Parmi ces innovations, on peut relever les produits suivants: des frites surgelées utilisables au micro-onde, un produit acarien trois en un, des navettes apéritifs surgelées ou des sauces cuisinées par les frères troisgros (Villemus, 1996). Cette gamme fait suite au lancement par Casino d'un « clear cola ». A ce niveau, on reste cependant loin du modèle britannique où l'on constate que des chaînes comme Marks and Spencer ou encore Sainsbury disposent de véritables départements de R-D employant des centaines de chercheurs et techniciens (Senker, 1990). 3.5. Les nouveaux process (ou nouvelles formes d'organisation et de fonctionnement) à l'intérieur d'un même format La grande distribution est à l'origine de nombreuses innovations en matière de gestion des ressources humaines, d'organisation du travail (en particulier au niveau du secteur caisse), et plus généralement d'organisation interne des magasins. La mise au point de nouveaux process ou la transformation des process existants repose souvent sur l'utilisation de nouvelles technologles. Ainsi, par exemple, le « category management» est une innovation organisationnelle qui touche un même format mais également son environnement (relation à la centrale d'achats et aux services centraux en général). Le développement du « category management» est lié au développement technologique. Le « category manager» est le véritable responsable d'un domaine d'activité stratégique. Il gère la totalité des problèmes d'un groupe de produits en étant responsable du produit, de l'achat jusqu'à sa performance à la vente. Le groupe Casino définit le « category management» comme une nouvelle organisation où l'acheteur devient responsable d'une filière produit dans sa totalité. L'idée est également de proposer au consommateur non plus des produits mais des solutions. Auchan a pour sa part dé226
veloppé dès les années 90 plusieurs expériences de gestion du travail en caisse. Au-delà des formes traditionnelles d'organisation (horaires fixes et à modulation), les méthodes du temps choisi et surtout des îlots caisse mises au point dans les magasins du groupe constituent une innovation importante en matière d'organisation et de gestion des équipes en caisse dans la grande distribution (cf. encadré 1). Encadré 1 : deux exemples d'innovation en matière d'organisation du travail
-
Le temps choisi. Le chef de secteur fixe environ 15 horaires pour une semaine donnée. Ces horaires sont dans la mesure du possible homogènes en termes de volume d'heures et de contraintes (soirs, week-ends). Un groupe de 15 hôtesses choisit un horaire parmi les 15 proposés. Un animateur est chargé de veiller à la « juste répartition» des horaires contraignants. - Les îlots-caisse. Une programmation des besoins est réalisée par informatique. L'objectif est de positionner les hôtesses en fonction d'une charge de travail prévisionnelle. Pour cela, le magasin a recours à un animateur de groupe (chef d'îlot-caisse) qui coordonne les propositions d'horaire de travail des hôtesses de l'îlot de telle sorte que les contraintes de charge et les propositions des hôtesses coïncident. Le système des îlots-caisse tend à se développer de plus en plus dans la plupart des magasins.
On peut également citer le « 48 heures chrono» qui est une innovation de service, un service nouveau proposé par La Redoute à ses clients. Ce service correspond également et avant tout à une organisation nouvelle. En ce sens, on peut parler d'innovation organisationnelle. Le «48 heures chrono» a été inauguré par La Redoute en 1985. Par cette opération l'entreprise cherche à réduire un des grands motifs de non-achat dans la VPC, à savoir le délai (jugé souvent trop long) entre la commande et la livraison. Le «48 heures chrono» est né de la volonté politique de montrer qu'il était possible d'effectuer des livraisons dans des délais courts. L'entreprise s'engage à acheminer n'importe quel article dans un délai de 48 heures vers l'un des 120 relais catalogues où des 700 points de ventes (maisons de presse, pressings, stations services) faute de quoi elle promet le remboursement au client. Il s'agit d'un engagement permanent de l'entreprise qui est fortement mobilisateur dans la mesure où tout retard de livraison est lourd de conséquences financières pour la firme. Le «48 heures chrono» s'est appuyé sur un groupe de travail chargé d'analyser les transformations et moyens logistiques nécessaires. Par la suite, des tests ont été menés sur des marchés test, avant d'étendre le service à la partie Nord de la France puis à tout le réseau national. L'initiative 48 heures chrono qui a 227
connu un grand succès se fonde sur des innovations d'organisation (facilitation de la saisie et traitement des commandes par informatique) ; et des innovations de process (amélioration de la rapidité du traitement des colis ainsi que des livraisons, optimisation de la gestion des stocks). 3.6. Les applications et utilisations de nouvelles technologies Que ce soit à l'intérieur d'un même format ou dans l'envi-
ronnement - clients, fournisseurs, autres magasins - du format
considéré, le commerce et la grande distribution sont devenus le champ du développement des nouvelles technologies. Ces technologies proviennent souvent d'autres secteurs: elles sont adoptées et adaptées. Elles peuvent également, dans certains cas, être mises au point par les distributeurs eux-mêmes (ou en collaboration). Dans ce cas, le distributeur devient véritablement l'initiateur de la nouvelle technologie. La grande distribution offre en effet un vaste champ d'application pour les nouvelles technologies comme en témoigne le tableau 6. Pateyron et Salmon (1996, p. 63) montrent que la grande distribution et plus généralement le commerce est devenu un des principaux utilisateurs des nouvelles technologies. On est donc loin des résultats des travaux de Freeman (1982) qui mettaient en évidence la faible pénétration et diffusion des NTIC dans le secteur du commerce. L'introduction accélérée des nouvelles technologies dans le commerce est en effet un des faits marquants des années 90. Rares sont les champs de la fonction commerciale qui ne soient pas encore investis par les nouvelles technologies. L'évolution de la distribution au cours de ces trente dernières années s'est en effet fortement appuyée sur les nouvelles technologies. Les développements dans le secteur du transport et de la logistique, les nouvelles techniques et technologies d'information et de gestion, les développements de l'informatique, ainsi que la combinaison de ces différents éléments (mais également de bien d'autres) ont permis l'essor du commerce de détail et plus particulièrement de la grande distribution.
228
Tableau 6 : Commerce et technologie
1 - Exploitation et connaissance de la demande
technologies développées par les entreprises du commerce Enquêtes marketing à partir des bases de données automatiques constituées par la lecture optique Géomarketing Méga-bases de données
2 - Exploration de l'offre
Constitution de catalogues électroniques tination des magasins adhérents
Eléments de la fonction commerciale
et sélection
3 - Commandes et contrôle de la production 4 - Production 5 - Information mateur 6 - Expédition
Nouvelles
Utilisation des réseaux informatiques Laboratoires d'essais
(vidéo) à des-
(EDI)
du consom-
et livraison
Journaux consommateurs (Fnac, Carrefour) Services en ligne, e-commerce Catalogues électroniques (Click & Paper des 3 Suisses) Chaîne du froid Contrôle et pilotage automatique (VPC)
des expéditions
ECR
-
et allotis-
-
sur lieu de
7 Entreposage sement 8 Exposition vente
-
9 Communication l'offre
de
10 - Vente
Il - Paiement
- transaction
12 - Services liés à l'utilisation et à la consommation
Plate-forme automatisée Stockage vertical à gestion informatisée Radiofréquence Vidéodisque de présentation Bornes interactives Etiquetage automatique Chaîne du froid PL V électronique Services Minitel e-commerce Lecture optique aux caisses, self scanning Vente par Minitel DAP (Disttibuteur Automatique de Produits) Carte privative de crédit, cartes de fidélité Paiement électronique Crédit e-commerce Télévision locale informative
Source: adapté de Economie et Géographie (1991)
CONCLUSION
Les théories des cycles offrent un cadre intéressant d'analyse des innovations dans le commerce de détail. Cependant, ce cadre a tendance à devenir de plus en plus restrictif face aux multiples dimensions que prend désormais l'innovation dans et par 229
le commerce. Globalement, les modèles composant les théories des cycles ne parviennent pas à tenir compte de tous les champs possibles de l'innovation dans le commerce. Ils ne tiennent pas compte de la dynamique des préférences des consommateurs, enfin, ils négligent les stratégies des acteurs en place. Les innovations dans le commerce sont à la fois des innovations de produit, de process, de marché, et parfois les trois en même temps. L'objectif de ces différentes innovations semble être avant tout un objectif de différenciation. Dans ce cadre, certaines analyses de l'économie des services en termes de services centraux et périphériques ou certaines approches en termes de caractéristiques pourraient apporter des éclairages intéressants à la question de l'innovation dans le commerce (cf. Gallouj et Weinstein, 1997). BIBLIOGRAPHIE AMINE A., FADY A., HELIES-HAS&ID M.-L., Le consommateur face au télé-achat en France et aux Etats-Unis, Décisions Marketing, n° 5, mai-août 1995, pp. 63-70. BROWN S., Institutionnal Change in Retailing: A Review and Synthesis, European Journal of Marketing, 21(6), 1987, pp. 5-37. BROWN S., Institutionnal Change in Retailing: a Geographical Interpretation, Progress in Human Geography, vol. Il, n° 2, 1987, pp. 181-206. DAVIDSON W.R., BATES A.D., BASS A.J., The Retail Life Cycle, Harvard Business Review, 54(6), 1976, pp. 89-96. DAVIES G., Innovation in Retailing, Creativity and Innovation Management, vol. 1, n° 4, december 1992, pp. 229-239. DUCROCQ C., JAMIN N., LAGRANGE S., La distribution, Paris, Vuibert, 1994. DUPUIS M., L'innovation dans la distribution: son implication dans les relations industrie-commerce, Décision Marketing, n° 15, 1998, pp. 29-41. FILSER M., Canaux de distribution, Paris, Vuibert, 1989. FREEMAN C., The Economics of Industrial Innovation, 2nd ed., London, Pinter, 1982. GALLOUJ F., WEINSTEIN O., Innovation in Services, Research Policy, 26, 1997, pp. 537-556. GIST R. R., Retailing: Concepts and Decisions, New York, John Wiley and Sons, 1968. GOLDMAN A., The Role of Trading up in the Development of Retail System, Journal of Marketing, 39(1), 1975, pp. 54-62. HOLLANDER S.C., The Wheel of Retailing, Journal of Marketing,24(3), 1960, pp. 37-42.
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231
PARTIE III : L'INNOVATION PAR LES SERVICES ET AU-DELÀ DES SERVICES
CHAPITRE 9 : LE DESIGN INDUSTRIEL: ENTRE L'INDUSTRIE ET LES SERVICESI Quynh Delaunay
Sociologiedu travail - CNAM, Paris INTRODUCTION
Le design industriel illustre quelques aspects critiques du concept de relation de service tel qu'il se présente dans la littérature socio-économique: coopération entre le prestataire et le bénéficiaire des services, rapprochement de la production et de la consommation, satisfaction de la clientèle par la personnalisation de la demande. D'une part, le design industriel emprunte bien des éléments à la société industrielle, même là où il développe le plus les relations de service, à savoir, le travail de conception; d'autre part, les rapports sociaux de l'organisation industrielle n'ont pas été évacués du travail de prestation de service, notamment, dans l'exercice de la pratique professionnelle. Le design industriel marque l'irruption d'un service de nature particulière dans l'univers de la société marchande capitaliste (concurrence accrue, recherche du profit, soumission aux lois du marché, segmentation de la clientèle) en lui apportant une réponse adéquate aux nouvelles conditions de fonctionnement de cette société (intégration de la dimension humaine dans les relations marchandes et techniques, transforma1
Ce chapitre est un extrait remanié d'une publication « Conception de pro-
duit/design industriel: un métier de service pour une stratégie produit dans les PME », parue dans Economies et Sociétés, Série Economie et Gestion des Services, EGS, n° 1, 5/1999, p. 45-70.
tions des nouvelles technologies en valeurs d'usage et d'échange). On examinera, dans un premier temps, l'apport du design industriel en tant que métier de service préparant, en amont de l'offre, les décisions concernant l'accès aux marchés des produits et des services dans le nouveau contexte technique et socio-économique. Dans un deuxième temps, on verra comment, tout en revendiquant des caractéristiques qui l'inscrivent dans l'univers relationnel des services, le design industriel est devenu un outil de management. 1. L'apport du design industriel: l'accès à l'offre des produits et des services Le design industriel n'est pas une nouveauté en cette fin de
siècle. Né avec la production industrielle même, au siècle der-
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nier, et identifié sous ce nom par la revue « The Journal of Design» créée par l'Anglais Henri Cole (1808-1882), paraissant de 1849 à 1852, le design industriel se donne pour but de «modérer l'ardeur bénéfique et désordonnée de l'industrie »2. L'œuvre de H. Cole est poursuivie par William Morris et son mouvement «Arts and Crafts ». Ce mouvement constitue une réaction contre les laideurs de la production industrielle qui jette alors sur le marché des objets nouveaux ou des objets reprenant les gestes anciens, ayant en vue la seule fonctionnalité de l'objet et l'allégement de la force musculaire. Aux EtatsUnis, sur le continent, en Allemagne et en France, notamment, de nombreux courants se créent avec la même ambition, celle de trouver pour l'industrie un style et des formes qui tireraient leur esthétique des potentialités de l'industrie, avec ses matériaux et leurs exigences, de la nécessité de produire pour le marché, non pour une consommation réservée à une élite, et des nouveaux modes de vie liés à l'urbanisation. Tous sont convaincus comme, plus tard, R. Loewy, dans les années 1930, que« la laideur se vend mal ». En fait, pendant longtemps, la laideur se vendra bien face aux besoins d'une société à la recherche d'un confort que seule la production de masse peut satisfaire. Le design industriel, tout en continuant ses recherches et ses applications dans l'industrie, pendant toute la période des Trente Glorieuses, est resté cantonné, néanmoins, dans des dos. Giedion, La mécanisation au pouvoir, p. 301, Centre Georges Pompidou! CCI, 1980 (édit. en langue anglaise: 1948).
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maines assez spécifiques, notamment le mobilier, l'architecture d'intérieur et les accessoires d'ambiance. Le débat sur l'évolution des sociétés industrielles vers la primauté des services et même, selon un concept en vogue, vers « l'âge de l'accès », lancé par Jeremy Rifkin (2001), donne au design industriel une nouvelle actualité. L'âge de l'accès serait celui dans lequel la propriété d'un objet joue moins que l'accès au service qu'il rend. Bien plus, le marché de la culture et de l'information prendrait la place de celui des biens et des services, ceux-ci devenant des supports pour l'accès à la culture, base des rapports sociaux et nouvel objet de l'échange. Les technologies de la communication, via Internet, en succédant aux techniques de la mécanique et de l'électricité, seraient les fondements de la nouvelle société. Ce genre de prospectives appartient au domaine de celles qui, d'après Th. Roszak (1994), engagent leur auteur dans une temporalité si lointaine qu'il ne risque pas de vivre la sanction de l'erreur. 1.1. Les nouvelles conditions du marché On peut constater, cependant, que si le marché des biens et des services ne court aucun danger de se voir remplacé dans l'immédiat, leur production subit des changements importants. Les transformations du système technique et les évolutions socio-économiques posent à l'industrie les mêmes questions qu'elles le firent lors de la première révolution industrielle. Mais ces questions, encore une fois, soulignent moins la recherche d'une esthétique abstraite qu'un système de représentations exprimant, par des formes appropriées, le rapport au monde extérieur. Les formes synthétisent des perceptions et des sensations que les objets doivent traduire. En ce sens, on peut dire que l'objet technique, pour être accessible, doit véhiculer la culture3 de l'usager. La définition d'un produit pour le marché devient plus complexe car elle nécessite que soit pris en compte un ensemble de significations répondant aux attentes d'un public d.e plus en plus hétérogène. A ces questions suscitées par la banalisation du mode de vie industriel et les marchés de produits très concurrentiels, s'ajoutent maintenant celles du développement de l'offre des services. Les services, qualifiés d'« immatériels» et d'« intangibles », nécessitent une forte li3
Pour Malinowski B. (1968) et Tylor E. (1971), la culture est un ensemble
complexe qui inclut les connaissances, les représentations, les coutumes, la morale, les outils, les techniques...
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sibilité pour être acceptés en même temps qu'une personnalisation puisqu'une de leurs caractéristiques est d'être consommés en même temps que produits. Ils appellent, par conséquent, la coopération entre le prestataire et le bénéficiaire, avec un langage approprié. Produits et services font appel au même type de prestation dans leur conception en amont de l'offre. 1.1.1. Produits et services: un rapprochement des modalités de la conception L'analyse de ce qu'est un produit, à notre époque, montre en quoi l'activité de création d'un produit matériel tend à se rapprocher de l'activité d'un service car la définition d'un produit dépasse celle d'une simple matérialité. Un produit n'est pas le simple support matériel d'une seule fonction d'usage mais bien un ensemble de fonctions dans lequel l'esthétique, le symbolique et l'affectif, sans parler de l'ergonomie, occupent une place qui dispute son importance à la seule technique. On ne peut produire un objet aujourd'hui en visant sa seule matérialité fonctionnelle, sans prendre en compte la notion de services que l'acheteur attend de son usage. Ces services constituent ce que nous appellerons les composantes de l'usage propres à un objet technique, afin de les différencier des services produits par des activités qui permettent la mise en oeuvre et la jouissance de l'objet: service d'après-vente, de distribution, de dépannage, d'entretien. Les composantes de l'usage sont tout ce que permettent la possession et la manipulation de l'objet, de la fonctionnalité qu'il permet au plaisir esthétique, en passant par l'expression symbolique de son appropriation ou d'autres sentiments affectifs. Elles renvoient à la singularité de l'utilisateur et à son expérience personnelle ou sociale, au détriment de la primauté de l'objet. Les services nécessitent une approche particulière selon leur nature: une bonne ergonomie des postes de travail est indispensable à la qualité des services rendus pour ceux qui travaillent en contact avec la clientèle (par exemple, l'adéquation de la forme des gllichets est une condition pour une bonne interface) ; dans les services bancaires, la qualité des relations humaines et la clarté dans les explications sont des éléments essentiels ; dans les assurances, une bonne compréhension de la notion de risques ainsi que celle de la réaction du consommateur face aux risques constituent des atouts pour accrocher la clientèle. 238
La traduction des besoins en termes de services rendus (par un produit matériel ou un service) rend nécessaire la présence de compétences capables d'intégrer ces dimensions. C'est parce que, de nos jours, la prolifération des objets sur le marché ainsi que leur maîtrise technique permettent un grand choix et une grande exigence, que le lancement d'objets compétitifs par les prix et la seule fonctionnalité ne peuvent constituer une stratégie pour les entreprises. Dans ces conditions, il est important de se doter d'« une science des objets, des produits, des systèmes de produits ou encore des services »4. Il n'est pas étonnant de voir surgir un métier, le design industriel. 1.1.2. La science des produits et des services: langage et communication L'interve~tion du designer industriel contribue à donner forme et sens au produit et au service. Comme l'a souligné D. Quarante (1984), c'est l'étymologie même du mot qui vient du latin « designare », de la préposition de et de signum signifiant «marque, signe ». «Design» vient du vieux français « dessein ». Le mot est passé en français pour dire « dessein et dessin », associant les deux termes de l'idée qui préside à la construction du projet: il signifie représentation de l'objet et les moyens de sa mise en forme, c'est-à-dire, le graphisme, l'identité du produit ou du service, la qualité perçue ainsi que le processus de production du produit. «Dessein », c'est à la fois le but, la finalité et le dessin de la forme qui en traduit la matérialisation. Passant par la Grande-Bretagne où il a acquis ses titres de noblesse dans l'industrie, il revient en France en se dépouillant d'une partie de son sens. Le design industriel en GrandeBretagne lie la conception de produit au processus qui va de sa genèse, son dessein, à son industrialisation qui lui procure sa forme, son dessin. Le design reconquiert son sens avec la profession qui se constitue en s'enracinant dans les contraintes de l'industrie. Le design n'a de sens que s'il se dote des moyens de sa matérialisation. Son destin s'accomplit avec le design industriel. Le design industriel se présente comme un service d'aide à la conception et à la réalisation des produits et des services. Son travail est à la fois invisible et visible, mais il recèle toujours des connaissances multidimensionnelles et un savoir-faire 4
Quarante D., « Recherche Design », n° 1, mars 1989.
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tiré de la pratique industrielle. A la conception, il occupe une place à part entière parce qu'il met en forme les idées proposées par les autres métiers, y compris celui de l'ergonome, du sociologue, du marketing. A la réalisation, il prend en compte les réalités de la pratique industrielle et celles du marché: le consommateur est un être historiquement et socialement déterminé. Il correspond à la nécessité d'un travail en amont de la production des produits et des services, mêlant l'apport de la technique aux construits sociaux de l'usage. C'est ainsi qu'au travail de l'ingénieur, il se double de connaissances du système de signes qui accompagnent la manipulation des objets et la consommation des services. Il vient comme un complément par rapport aux éléments traditionnels de la conception de produits, domaine de l'ingénieur et du bureau d'études, utilisant les mêmes outils techniques: langage de l'ingénieur, de la production, connaissance des procédés de production, calcul économique, analyse de la valeur. Il cherche à donner un sens aux produits et aux services et cherche à transformer les technologies nouvelles en valeurs d'usages et en marchandises. Il travaille à leur présentation aux usagers, au ciblage de la clientèle, à l'affirmation de l'identité de l'entreprise et des habitants d'une ville... C'est une préoccupation qui renoue avec l'histoire de la genèse des produits industriels dans le contexte des changements technologiques et de la création des marchés. Son travail consiste donc dans la mise en forme et dans la réalisation d'un système de relations des usagers autour du produit ou du service: design d'environnement pour l'offre de service par la médiation de l'objet (guichet de banques, dessin de l'espace de La Poste...), design de communication pour l'information, partage de l'information, complémentaire de l'offre de produits. Il participe à la réflexion sur l'esthétique et les usages dans une société démocratique, en rupture avec la conception de l'art comme objet de musée ou propriété réservée à une élite. En ce sens, il donne de l'esprit à la marchandise, par le langage et la communication. 1.1.3. Le territoire du design industriel Avant d'exister comme groupe professionnel, chose assez peu facile étant donné l'hétérogénéité de sa composition, les designers industriels doivent se différencier des autres métiers du design. Il convient donc de préciser les notions et les métiers 240
du design car il y règne une grande confusion que les designers industriels cherchent à dissiper en se démarquant des autres métiers du design par l'affichage d'une vocation industrielle forte. Si dans une société industrielle avancée, tous les métiers du design ont un rapport avec l'industrie, il faut y distinguer des différences qui correspondent à des secteurs d'intervention spécifique : . le design produit s'applique aux produits industriels et aux différentes formes de conditionnement, . le design graphique comprend l'identité visuelle, l'édition et le packaging, . le design d'environnement concerne tous les espaces (travail, commerce, place publique...). C'est dans le premier secteur que le designer industriel se spécialise. Mais s'il lui arrive de le déborder, ce serait alors pour travailler dans le troisième secteur. Cependant, dans la conception d'un produit industriel ou l'offre d'un service, qu'ils soient destinés au grand public, aux équipements lourds ou comme bien intermédiaire, le souci d'afficher l'identité de l'entreprise créatrice ne peut être absent, lors de leur mise en forme, car l'image de marque de l'entreprise doit accompagner son produit et même, de préférence, y être lisible. Autrement dit, le designer industriel est amené à faire aussi des incursions dans le deuxième secteur. Ce qui amène des chercheurs comme Monique Brun à dire que, malgré une spécialisation réelle des designers, du point de vue des entreprises, les champs d'application du design ne recouvrent pas exactement ceux définis par les designers. Il y aurait plutôt deux champs du design: celui du produit et du packaging qui touche à la réflexion marketing et à la marque; celui de l'identité visuelle et du design d'environnement qui exprime l'identité de l'entreprise. Ce travail de clarification est d'autant plus nécessaire que son apport est peu visible et que sa fonction sociale est toujours plus ou moins perçue comme le fournisseur du supplément d'âme à une production en quête de gadgets ou de luxe, et non comme le résultat logique de l'évolution des sociétés industrielles avancées. 1.2. Les designers industriels: une identité professionnelle liée à l'industrie et aux services Les designers constituent une profession assez mal connue et encore mal reconnue. Parce que le métier a été souvent asso-
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cié au domaine de l'ameublement et des étoffes, le public lui accole la caractérisation exclusive de métier d'art. S'il est vrai qu'à ses origines et même maintenant, le design prospère dans l'architecture intérieure et le mobilier (cf. les noms de Charlotte Perriand, Marcel Breuer, dans l'entre-deux-guerres, J. Prouvé...), on ignore généralement que l'histoire du design est contemporaine de la révolution industrielle elle-même, de ses excès et ses destructions autant que de ses promesses. Aujourd'hui, les choses se passent différemment. Le design conquiert lentement mais sûrement sa place comme une profession indispensable à la création industrielle. Les métiers se différencient à l'intérieur de ce champ un peu flou et les designers industriels affirment leur identité en se démarquant de cette personnalité exclusivement artistique, c'est-à-dire, marginale, fantastique mais chère, qu'on leur attribue et qui les éloigne de la production industrielle. Ils veulent, au contraire, s'en rapprocher et devenir des partenaires à part entière de l'industrie, notamment du côté des PME pour lesquelles leur polyvalence de haut niveau leur donne une vocation d'aide au conseil et aux services dans la stratégie de produits. 1.2.1. L'organisation du métier: entre le marché et les réseaux SOCIaux Pour l'instant, la profession n'est pas structurée et elle se prête mal à une connaissance quantitative. Des enquêtes sont faites, mais aucune n'arrive à cerner son chiffre d'affaires exact ni le nombre exact de personnes pratiquant ce métier. Celle du Ministère de l'Industrie, effectuée en 1995, donne des tableaux de structures sans jamais les cadrer par des valeurs absolues et cite des moyennes sans en citer les bases5. Les enquêtes qui se hasardent à en donner un, ne le prouvent jamais. Selon une publication récente6, il y aurait, en France, en 1995, un peu plus d'un millier d'agences de design dont 40 % se composent seulement d'une ou de deux personnes. A peine 15 % des agences emploient plus de 10 salariés. Ces agences 5
Ministère de l'Industrie, Les PMI françaises et le design, Groupe Bernard
Julhiet, octobre 1995. Les enquêtes ont été menées de la fin 1994 à avril 1995. L'étude a été préparée avec les services du Ministère de l'Industrie et d'un comité de pilotage dont les membres ont une bonne expérience du design en PMI. 6 Design de,A à Z, Ministère de l'Economie, des Finances et de l'Industrie, Secrétariat d'Etat à l'Industrie, mai 1998. 242
comprennent l'ensemble des métiers du design, du graphisme au design d'environnement en passant par les design produit ou design industriel. Le fait que le design, comme le verra, possède des aspects multiples dans ses interventions (design proprement dit, mais aussi activités de conseil), rend l'évaluation difficile pour la partie strictement design. En effet, lorsqu'une agence est importante (plus de 20 personnes), elle est organisée comme n'importe quelle entreprise de services avec des commerciaux (directeurs de clientèle, chefs de marchés, consultants) et des productifs (designers). Lorsque l'agence est petite ou lorsque le designer fonctionne comme un indépendant, les fonctions se cumulent dans la même personne. C'est souvent le cas pour les designers qui interviennent dans les PME. Leur indépendance et leur polyvalence trouvent leur correspondance dans leur propre interlocuteur. D'après une estimation donnée par un ancien responsable de l'OPQDI (Office Professionnel de Qualification des Designers Industriels) lancé en 1996 pour essayer de normaliser la profession par des procédures de certification, par lancement d'une enquête et par recoupement de plusieurs listes parues dans les différents guides professionnels (celui de l'APCI, celui du Ministère de l'Industrie, celui de l'UFDI, Union des Fédérations des Designers Industriels), il n'y aurait pas, en 1998, plus de 300 à 350 designers de tous statuts (indépendants, salariés d'agences et d'entreprises), spécialisés dans le design produit, même s'ils pratiquent aussi les autres domaines du design (graphisme, design d'ambiance, architecture d'intérieur, packaging, environnement). Généralement, ils couplent leur activité avec le design graphique, l'architecture intérieure et l'expertise, ce qui montre l'exiguïté de la demande par rapport à d'autres pays. Par ailleurs, signe de la forte instabilité de la profession et de la grande difficulté à y entrer et à en vivre, sur l'ensemble des questionnaires envoyés par l'OPQDI, 10 % sont retournés à l'expéditeur, pour cause de fermeture du bureau ou pour départ sans laisser d'adresse. Un début d'organisation de la profession se manifeste avec la constitution de multiples instances qui visent à institutionnaliser le métier de design industriel en tant que tel et à le légitimer dans le champ industriel, le désignant comme le partenaire privilégié dans le travail de conception de produits. D'une part, l'OPQDI, mentionné ci-dessus, créé sous l'égide du Ministère de l'industrie avec la participation des gens de la profession, cherche à certifier la qualification afin d'en garantir la compétence, souvent difficile à définir, auprès des industriels et de la
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rapprocher, par les normes ISO, des qualifications européennes du même métier. D'autre part, des associations professionnelles recensent leurs membres en essayant de tenir à jour une liste des gens du métier ou d'autres encore, comme l'APCI (Agence pour la Promotion de la Création Industrielle), ont pour vocation la promotion du design industriel, éditant, d'une façon très utile et efficace, des brochures et des bulletins sur la profession, en France et en Europe ou participant aux manifestations françaises et européennes du Design (le Janus en France, le Prix Européen du Design). Malgré l'effort de l'OPQDI pour rassembler la profession et la convaincre de la nécessité d'un label, le nombre de designers industriels qui demandent l'examen de certification est faible: une trentaine de personnes. Il y a, dans la faible demande de certification, l'expression, fortement ancrée dans les mentalités des designers eux-mêmes, de l'idéologie de la liberté d'exercice du métier, propre aux professions libérales dans lesquelles ils s'inscrivent, et de la croyance dans les qualités personnelles pour la réussite, cette attitude se partageant, chez les designers industriels, entre, d'une part, l'affirmation de compétences nécessairement acquises dans une formation duale, technique et artistique, et l'expérience, d'autre part, celle de l'intuition et de la culture artistiques dont l'acquisition serait plutôt individuelle, participant un peu de la nature du don. Ces représenta-
tions réfractent l'ambiguïté avec laquelle le métier du design est perçu par le public. Il est vécu aussi de façon ambivalente, aspirant à la liberté de la création et à l'indépendance, mais soumis à la loi du marché et souhaitant, pour la plupart, le statut du salariat. 1.2.2. Entre la relation de service et le rapport salarial marchand Les designers travaillent, dans la majorité des cas comme des indépendants, soit possédant leur propre cabinet avec ou sans salariés, soit en free-lance, comme sous-traitant d'autres agences ou d'autres indépendants qui font appel de façon occasionnelle à leurs services. Un petit nombre d'entre eux sont des salariés des grandes entreprises (automobile, électroménager). Ce sont des designers intégrés. Une PME a rarement les moyens de s'offrir les services d'un désigner intégré. Il convient de noter que, pour des raisons de renouvellement de la créativité et de diversification des sources de l'inspiration, les entre244
prises, même celles qui possèdent un service intégré, souhaitent avoir affaire à des designers extérieurs. L'apport du design industriel est difficile à évaluer. Il est toujours perç"Ùsur un mode personnel (culture artistique sociale ou acquise, intuition, approche des relations avec les partenaires, polyvalence et transversalité : démarche pédagogique et apprentissage du langage des autres métiers). Son investissement est peu visible (information, documentation, expositions, travail sur maquette, dessin,.. .). Son travail est un travail de service, pas toujours facile à quantifier. Sa contribution participe de l'indétermination de son apport car en tant que service, il est difficile de lever l'incertitude sur ses résultats. C'est sous différentes formes qu'il est rémunéré: . sous forme de salaires dans le cas du design intégré, il occupe un poste opérationnel dans un département et travaille sur projet, mais il peut faire partie aussi du management de l'entreprIse; . sous forme de facture, mais là entre en ligne de compte la renommée (échelle variant de 1 à 10) ; . mal pris en compte dans le design de production: intégré dans les frais fixes, recherche-développement, il n'apparaît pas toujours dans la comptabilité analytique; . comme fournisseur de plus-value, sa contribution est peu visible, quelquefois, elle s'exprime en terme de royalties, mais c'est une situation de pleine coopération plutôt rare. 2. Le design industriel au service de la stratégie d'entreprise Le recours au design a lieu dans des cas spécifiques et ponctuels. Il exprime l'importance accordée par les sociétés industrielles aux phénomènes de représentation et de perception. En même temps, bien qu'affichant la neutralité de solutions propres à exprimer la relation au client, ce métier tend à devenir un outil du management des entreprises. 2.1. Le design industriel: les besoins de coordination et de compromis de l'entreprise La pratique des designers industriels inscrit cette profession dans le secteur des services rendus aux entreprises. L'étroitesse des effectifs permet difficilement de les recenser et c'est de façon agrégée qu'on les comptabilise dans les services marchands vendus aux entreprises dans les enquêtes de l'INSEE. Leurs services sont, par conséquent, confondus avec ceux des cabi-
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nets d'études techniques, cabinets d'architectes, experts de toutes sortes. 2.1.1. La personnalisation de l'intervention: gue
contact et dialo-
Les services du designer industriel font partie de ceux où, pour réussir, il y a nécessité d'une codéfinition des besoins avec le client et une coproduction des services rendus (étude des projets, toujours spécifiques, dès l'amont avec les personnels des fonctions concernées, connaissance du savoir-faire de l'entreprise, de son processus de production et de ses possibilités, de son aptitude au changement et à l'innovation). Son intervention est très personnalisée car elle porte sur la mobilisation des connaissances adaptées aux besoins d'une entreprise cliente particulière, l'exploration des domaines nouveaux, l'analyse de la culture de son client et de ses ressources qu'elle cherche à modifier. Le service rendu se traduit en termes de relations directes avec le client et en résultats sans cesse renouvelés. Le designer dispose d'outils techniques adéquats (travail en 3D, usage des moyens de prototypage rapide, travail de maquettes...) qui identifient sa compétence et lui permettent une formalisation claire du problème avec le client. S'ils produisent une standardisation de certaines séquences du travail de conception, chaque élément de son activité répond toujours à une demande précise. La prise en compte de la dimension relationnelle de l'entreprise avec la clientèle (identité, image de marque), des consommateurs avec le produit (usage, lisibilité) introduit une personnalisation forte dans les projets dont il a la charge. Leur codéfinition avec le client, qu'il s'agisse d'un produit ou d'un service, est une condition essentielle pour sa mise au point qui s'effectue de façon progressive, avec des allers-retours permettant que la mise en forme d'un concept se précise en se matérialisant, des discussions sur les termes alternatifs des solutions proposées en fonction des souhaits du client, du réalisme de sa stratégie et de ses ressources effectives. Outre les résultats tangibles qu'il fournit sur le produit ou l'environnement où s'effectue la prestation de services, le designer industriel, en associant le client à son travail et quelquefois, à la demande de l'entreprise, en accompagnant le projet jusqu'à l'industrialisation, transforme les pratiques d'organisation du client tout en consolidant son savoir sur le marché de ses produits. 246
La qualité du service au client prend les formes des qualités du contact, du dialogue, de la coordination, du compromis. A l'intersection de plusieurs fonctions de l'entreprise, ces qualités sont essentielles à la réussite de l'insertion du designer chez son client. Elles sont constitutives de ses services, notamment lorsqu'il intervient de l'extérieur et c'est le cas le plus fréquent pour les designers non intégrés, dans les PME, là souvent, où il n'y a pas de bureau d'études ou à peine l'ébauche d'une équipe technique. Le designer commence l'examen de la demande de l'entreprise de créer un produit nouveau, en partant de ses motivations. Il positionne l'entreprise sur le marché des produits (examen des produits concurrents, lieux de fabrication, origine des produits concurrents). Il entreprend le diagnostic de l'entreprise (ses capacités à assurer la production, la gestion et la commercialisation du produit). Ces services accompagnent et même précèdent son intervention sur le projet du produit. Loin de donner un supplément d'âme aux produits, les designers étudient leur faisabilité, du point de vue économique et industriel, lors du travail de diagnostic (analyse de la valeur, capacités financières et organisationnelles de l'entreprise). La réalisation d'un produit est l'aboutissement d'une chaîne d'opérations qui débutent avec la naissance d'un concept, c'est-à-dire, d'une « idée à partir de laquelle est conduit un projet... Le concept peut être général et applicable à plusieurs types de produits... Il sera la référence pour tous les intervenants tout au long de la chaîne de mise en oeuvre du projet: concepteurs, développeurs, sous-traitants, vendeurs, distributeurs, publicitaires ». Quelques exemples: le confort d'usage, le produit jetable ou le prêt-àutiliser (prêt-à-cuire, prêt-à-consommer), le système d'ouverture d'emballage... 2.1.2. La relation de service au service de l'organisation stratégIque Ainsi, le design industriel apparaît comme une fonction appartenant entièrement au management de l'entreprise dans sa stratégie du produit. Il est l'auxiliaire de la décision mais ne se substitue pas à elle. Par les effets qu'il entraîne tout au long du parcours du projet pour arriver au stade du produit final, le design industriel renouvelle aussi l'organisation qui fait appel à ses services, à la fois dans le décloisonnement des fonctions puisqu'il les parcourt en les coordonnant et dans une autre articulation au marché dont il précise mieux la notion de demande
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grâce au sens qu'il cherche à révéler. Bien entendu, tout comme la politique de la qualité, le design industriel, avec ses effets diffus, peut se présenter comme le moyen par lequel l'entreprise soumet le personnel à de nouvelles normes de travail à travers la coopération et apparaître comme un contrôle. Un travail, sous ses dehors techniques, n'est jamais neutre. Le design dans la conception de produit, c'est l'introduction du marché dans le travail des ingénieurs avec ses contraintes et sa logique. Ainsi il est arrivé, avec un exemple pris dans une grande entreprise nationalisée, que l'arrivée d'un designer industriel de grande réputation, avec de fortes capacités techniques et des méthodes d'expérimentation des usages et des goûts de la clientèle, provoque des conflits entre ses conceptions révolutionnaires et le conservatisme du corps d'ingénieurs issus des grandes écoles. Les analyses sur les besoins des usagers, pour modifier profondément le produit, s'appuient sur des méthodes modernes comme l'utilisation de la caméra pour étudier l'ergonomie des positions des sièges, les enquêtes sur l'opinion des voyageurs, la présence de femmes dans la composante commerciale, loin de constituer de pures techniques, mettent en mouvement des conceptions qui ébranlent les places fortes. C'est, du côté de l'équipe qui accompagne le designer, la justification de ses choix par la parole donnée aux clients, là on ne voyait que des usagers d'un service public. Il faut cependant toute la volonté du designer, appuyée de son côté par sa propre entreprise, elle-même jouissant d'une grande réputation dans son métier, pour parvenir à imposer l'ensemble de son projet. C'est surtout dans les PME qui n'ont pas les moyens d'un design intégré que ce métier vend ses services? La diffusion de l'information commence à se faire: en 1995, 36 % des PME y font appel (16 % de façon régulière et 20 % occasionnellement ou ponctuellement), avec des différences selon les secteurs: 48 % pour les produits grand public, 38 % pour le secteur automobile et les transports, 34% pour le biens d'équipement professionnel et 29 % pour les biens intermédiaires et naturellement suivant les régions: en tête, l'Ile-de-France et le CentreEst (Rhône-Alpes et Auvergne) avec 30 % des PME pratiquant le design, dans les autres régions, le recours au design est faible. Aussi dans l'aide à ces entreprises, les pouvoirs publics, ?
Selon l'étude du Ministère de l'Industrie, Les PMI françaises..., op.cit.,
70 % des designers réalisent au moins 30 % de leur chiffre d'affaires auprès des PMI et parmi les prestations offertes domine le design industriel (8 designers sur 10) devant le graphisme (6 sur 10) et le packaging (5 sur 10). 248
État et collectivités locales, associés aux Chambres de Commerce, entreprennent une politique d'information et de mise en relation des PME avec les designers. 2.2. Les motivations d'un recours au design indutriel : quelques exemples De l'avis des responsables rencontrés dans les Centres de Design Industriels (CDI), mis en place par les pouvoirs publics, qui opèrent par un travail de prospection individualisée et établissent des dossiers sur les PME, il Y a un gros besoin en matière de reconception de produit mais il y a peu de demande. Il y a, en effet, une certaine ignorance sur les possibilités d'aide à ce sujet et de fait, il existe une faible organisation institutionnelle ayant cette finalité. C'est par le travail de sensibilisation au design industriel des CDI (démarchage et prospection, colloques et séminaires, expositions et manifestations diverses) que les PME révèlent leurs besoins et font des demandes. Plusieurs cas se présentent où les PME font appel au design. 2.2.1. Recherche sur le produit et coopération avec le client Il yale cas où l'inadéquation fonctionnelle évidente du produit (accidents, pannes, mévente) ou sa mise à niveau aux normes codifiées (notamment l'imposition des normes ISO) stimulent la recherche spontanée de solutions nouvelles. La renommée des offreurs incite les PME ou les organismes assumant les risques d'utilisation du produit, à effectuer la démarche. Par exemple une Caisse d'assurances maladie, constatant de nombreux accidents professionnels chez le bouchers dans une région, commande l'étude d'un couteau de découpe. Le designer étudie les causes et la fréquence des accidents selon le moment de la journée et arrive à la conclusion qu'il faut changer le matériau du manche car celui-ci, constitué en métal, est froid le matin et devient glissant en cours de la journée. Il propose ainsi un modèle plus adéquat et dans un matériau plus neutre à la température ambiante, dans une couleur qui le distingue des autres instruments utilisés à proximité afin d'éveiller l'attention lors de la saisie du couteau. D'autres entreprises, de par la présence d'un responsable innovateur (le chef d'entreprise lui-même par exemple), connaissent la nécessité d'intégrer le designer dans le bureau d'études dès l'avant-projet. Pour ces entreprises qui font appel au desi-
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gner de façon permanente, le coût d'un designer extérieur s'avère égal à l'embauche d'un salarié à temps complet, mais elles préfèrent maintenir le designer à distance, voyant en lui une compétence à exposer un point de vue extérieur pouvant se renouveler. Le designer est celui qui sait assurer la coordination des techniques mises en oeuvre au sein du bureau d'études (mécanique, électronique, électromécanique, automatismes). C'est lui qui assure aussi la cohérence entre les matériaux utilisés pour construire le produit, sa mise en forme en réalisant la convivialité de l'usage en direction du consommateur. L'entreprise dont nous parlons est spécialisée dans les automatismes et l'assemblage des composants d'ascenseurs. C'est en 1990 qu'elle a eu l'idée d'associer un designer à son bureau d'études pour améliorer son produit en direction des installateurs d'ascenseurs en vue d'améliorer la lisibilité des fonctions du produit en cas de réparations. La diversification de cette entreprise dans la fabrication des fermetures de portails pour maisons individuelles renforce ce besoin de lisibilité et de convivialité. 2.2.2. Service d'expertise et de conseil: un outil de restructuration de l'entreprise Une entreprise sous-traitante peut vouloir sortir de sa situation de dépendance par rapport à un donneur d'ordre, en s'autonomisant par ses propres produits. Par une démarche de prospection d'une agence de design ou de sa propre initiative, elle prend contact avec un designer. Au départ, cela peut provenir d'un simple désir d'amélioration et de différenciation par rapport aux produits du donneur d'ordre (une technique ou un détail amélioré, un supplément d'esthétique). Le recours au design se fait sur une représentation classique du design. Le designer donne la mesure de son efficacité. L'entreprise lui confie alors une étude ou un projet plus complet ou plus ambitieux. Dans son article, M. Brun donne l'exemple d'un fabriquant de meubles qui commence par l'amélioration d'une charnière de chaise, puis, satisfait, confie au designer l'étude complète d'une chaise, puis un mobilier de jardin, c'est-à-dire, une gamme de produits. Le changement dans les relations passe par la transformation des contrats ponctuels et courts en contrats plus longs, avec des rencontres régulières et denses. Si sa politique réussit, la société s'oriente vers la diversification: mobilier de collectivité, de jardin, d'habitat... Les rencontres portent sur les avant-projets des nouveaux produits, les vérifications du 250
développement des produits, des projets, des prototypes. De fil en aiguille, les objectifs de la société s'élargissent et le designer est intégré de plus en plus en amont. Il est associé à la prospection du marché par la mise en évidence des univers stylistiques et de ceux de la consommation, de la concurrence. Il soulignera ce que sera le profil du produit de la société, c'est-à-dire, les éléments de la différenciation de la marque, l'identité de l'entreprise. A l'intérieur même de l'entreprise, sa présence et son association au personnel sur toutes les fonctions font de lui un facteur intégrateur des différents personnels à propos d'un projet. On peut dire que le recours au designer transforme le client durant sa prestation par sa façon de travailler dans l'entreprise et introduit des changements dans les mentalités. C'est un processus d'apprentissage qui travaille l'entreprise en profondeur, allant de la technique à la définition d'une stratégie de produits (gamme, populations-cibles, concurrence, positionnement de l'entreprise sur le marché: haut ou bas de gamme), dans laquelle l'identité de l'entreprise s'affirme ou se réaffirme de façon concrète (identité visuelle, forme de mobilisation du personnel à l'intérieur et à l'extérieur de l'entreprise). CONCLUSION
Les designers industriels appartiennent aux métiers de service qui émergent dans cet univers de services innombrables devenus indispensables aux entreprises. Ils sont originaux par les savoirs qu'ils mobilisent et le type de travail effectué, participant de la pensée artistique, de la technique et de la connaissance des usages, des nécessités industrielles et économiques. S'ils n'ont pas l'initiative des projets eux-mêmes qui relèvent d'autres responsabilités, notamment de celle du marketing, on peut dire d'eux qu'ils sont le bras armé de celui-ci car ils mettent en forme les concepts que le marketing fait émerger. A la différence de ce dernier qui subit le reproche de l'innovation inutile, ils possèdent le réalisme de la pratique. Un siècle et demi après sa naissance, avec la protestation contre les laideurs de l'industrie, le design industriel affirme son actualité et son urgence, en s'inscrivant à nouveau dans les transformations de la société. La révolution technologique contemporaine, dépassant les arts mécaniques et s'opérant dans des sociétés industriellement avancées, s'appuie sur d'autres ressources et d'autres exigences qui donnent au produit un autre rôle que celui d'un
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simple relais de la force musculaire. Beaucoup d'entreprises ont compris que la pensée technique gagne à s'adjoindre les dimensions humaines de la production des biens et des services. Se voulant l'instrument du compromis autour de l'unité de la forme et du fond, de l'harmonie autour d'un idéal d'équilibre et de sérénité esthétique et éthique, le designer industriel vit, malgré lui, le conflit fondamental né des pressions du marché, aussi bien dans son travail que dans son statut professionnel. La relation de service dont il veut véhiculer, de façon vivante, les valeurs du ccntact personnalisé, n'abolit pas le rapport salarial de la société industrielle capitaliste marchande. BIBLIOGRAPHIE ASSOCIATION DESIGN COMMUNICATION, Design, la stratégie de la réussite, Les Presses du management, 1994. BEAUFILS Ph., « Le design dope la compétitivité », Industries et Techniques, n° 767,janvier 1996, pp. 56-58. BRUN M., « Design management: les PME aussi », Revue Française de Gestion, n° 117, janv.-févr. 1998, pp. 30-42. CALLON M., «Réseaux technico-économiques et irréversibilité », in BOYER R., ( ed)., Figures de l'irréversibilté en économie, Paris EHESS, 1990, pp. 195-226. DUBUISSON S., HENNION A., Le design: l'objet dans l'usage, la relation objet-usage-usager dans le travail de trois agences, Centre de Sociologie de l'Innovation, 1994. DUCHAMP R., La conception de produits nouveaux, 1998. GADREY J., «Les relations de service dans le secteur marchand », De BANDT J. et GADREY J. (dir.), Relations de service, marchés de services, éd. du CNRS, 1994, pp. 23-41. GIARD V. et MIDLER C. (dir.)" Pilotage de projet et entreprises, diversités et convergences, Ecosip, Economica, 1993. GRANDADAM S., «Le design, une fonction mal assise dans l'entreprise », in Dossier: Outil indispensable d'un management audacieux, Les Echos Management, 28 sept. 1993, pp. 37-38. GUIDOT R., Histoire du design, éd. Hazan, 1994. HILL T., «On goods and services », The Review of Income and Wealth, 4-23, 1977, pp. 315-330. MALINOWSKI B., Une théorie scientifique de la culture, Paris, Maspéro, 1968. MIDLER C., L'auto qui n'existait pas. Management des projets et transformation de l'entreprise, Paris, InterEditions 1993.
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CHAPITRE 10 : L'INNOVATION INTERACTIONNELLE : UN MODELE NEOSCHUMPETERIEN Faïz Gallouj Clersé, Ifrési, Université de Lille I
INTRODUCTION
La question de l'innovation dans les services, longtemps négligée par la théorie économique, est à 1'heure actuelle en voie de conquérir son « droit de cité». Il ne pouvait en être autrement dans des économies désormais largement dominées par les services, que cette domination s'exprime en termes de contribution à l'emploi ou à la valeur ajoutée. L'intérêt croissant pour cette question met fin à un paradoxe: celui de sociétés contemporaines dont l'innovation et le tertiaire constitueraient les deux traits dominants, mais où le tertiaire serait réfractaire à toute innovation. L'explication de ce paradoxe trouve ses origines dans 1'histoire de la pensée économique: chez les fondateurs de l'économie politiquel. Elle réside en grande partie dans l'inertie d'appareillages analytiques conçus dans et pour des économies industrielles et agricoles. En adaptant ces appareillages aux spécificités des services, et, notamment, à leur caractère souvent immatériel et relationnel, on aboutit à deux résultats importants. Le premier est la mise en évidence de l'existence (éventuellement sous des formes particulières) et du caractère non négligeable de l'inno1
Cf. sur ce point Delaunay
et Gadrey (1987).
vation dans les services; le second résultat réside dans les multiples voies d'enrichissement possible de l'innovation industrielle qui en découlent. Dans cette contribution, nous souhaitons aller encore un peu plus loin dans ce qu'on pourrait appeler la «réhabilitation» des activités de services dans la dynamique économique. En effet, les services (ou tout au moins certains d'entre eux) ne se contentent plus d'innover. Ils constituent, de plus en plus, à différents moments, et selon différentes modalités, des supports d'innovation pour les autres activités économiques, qu'elles soient industrielles ou tertiaires. Autrement dit, c'est moins à l'innovation dans les services qu'est consacré ce chapitre2 qu'à l'innovation par les services, bien qu'en réalité, comme nous le verrons, ces deux activités soient indissociables, ce qui soulève de redoutables difficultés d'appropriation de l'innovation. Ce chevauchement des activités d'innovation dans et par les services s'accompagne d'une autre difficulté: celle de la distinction entre la participation routinière du prestataire de service et sa contribution effective à l'innovation. La littérature récente fournit un ensemble d'analyses intéressantes sur ce thème du rôle des services dans l'innovation de leurs clients. On y compte des travaux relativement nombreux sur l'extemalisation des activités de R-D, sur le rôle des « agences publiques intermédiaires» dans la dissémination de l'information scientifique et technique. Les travaux consacrés exclusivement au conseil en technologie de l'information et de la communication échappent rarement à cette problématique (Djellal,1995). Les analyses de Bessant et Rush (1995), celles de Hales (1997) s'intéressent au rôle des consultants dans le «transfert technologique », tout en élargissant, dans une certaine mesure, le contenu sémantique de ces deux termes: le transfert n'est pas réduit à sa dimension linéaire et la technologie à sa dimension matérielle. Les travaux de Miles et al. (1994), enfin, recensent les différentes missions des services aux entreprises intensifs en connaissances et définissent ces activités comme des utilisateurs, des diffuseurs et des sources d'innovation. Au niveau macroéconomique, en s'appuyant sur les données des tableaux entrée-sortie, Antonelli (1995) analyse, en s'inspirant de la méthodologie des processus de percolation issus de la physique, le rôle des technologies informa2
Sur cette questjon voir notamment C. et F. Gallouj (1996).
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tionnelles et communicationnelles dans l'amélioration de la « connectivité » (c'est-à-dire du nombre de connexions établies entre les agents d'un réseau) et de la « réceptivité» des agents (c'est-à-dire de leur capacité à absorber de l'information) grâce au recours accru aux services aux entreprises intensifs en connaIssances. Le modèle « d'innovation assistée par consultant» ou plus généralement modèle «d'innovation interactionnelle ou résiliaire» proposé dans ce chapitre a pour objectif d'unifier ces analyses tout en ouvrant d'autres perspectives, notamment celle d'un enrichissement du degré de variété des mécanismes et des formes d'innovation. Le modèle «d'innovation assistée» ou coproduite se situe, par ailleurs, dans le prolongement des analyses schumpeteriennes et neoschumpeteriennes3. La définition (neoschumpeterienne) de l'innovation en tant qu'« activité de résolution de problèmes sélectionnés» (Dosi, 1982) est particulièrement compatible avec la finalité même des activités de conseil, qui est précisément de trouver des solutions préventives, curativ"es ou créatives à des problèmes détectés ou (re) construits avec la collaboration du client. Ce modèle prolonge, selon nous, d'une manière intéressante, et inattendue les deux modèles d'innovation développés par Schumpeter dans «Théorie du développement économique» (1912) et dans « Capitalisme, socialisme et démocratie» (1942), et qualifiés par la suite respectivement de modèles d'innovation Schumpeter I et II. Le modèle d'innovation interactionnelle constitue, comme nous le verrons, un nouveau lieu d'expression de l'esprit schumpeterien d'entreprise. A ce titre, on pourrait le baptiser modèle de Schumpeter III ou encore modèle de « l'entrepreneuriat d'interface », pour marquer la filiation et la cohérence avec la démarche schumpeterienne. Ce chapitre est organisé en quatre sections. La première section est consacrée à un rappel de l'analyse schumpeterienne. Dans les sections deux et trois est introduit le modèle de Schumpeter III ou modèle d'innovation interactionnelle (ses différentes composantes, son fonctionnement). Dans la dernière section, nous examinons certaines implications théoriques de ce modèle.
3
Une hypothèse similaire est développée dans McKee (1990), cf. également
Gallouj (1994).
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1. Schumpeter et les services Schumpeter s'intéresse à la dynamique générale du capitalisme, et il n'y a pas dans son œuvre de réflexion particulière consacrée à l'innovation dans les services. Deux activités de service occupent cependant une certaine place récurrente dans son œuvre: les services bancaires, envisagés non pas comme des activités innovatrices, mais comme des supports de l'activité entrepreneuriale ; le commerce, cité à plusieurs reprises comme exemple d'innovation. Autrement dit, l'intérêt des travaux de Schumpeter pour l'économie des services réside davantage, ce qui n'est pas négligeable, dans les promesses implicites contenues dans les analyses, les questionnements et les concepts que dans les réalisations concrètes. Au nombre de ces « promesses », on compte: . une définition particulièrement riche de l'innovation, qui moyennant certains amendements s'applique sans difficulté aux services. Selon Schumpeter, l'innovation est synonyme de combinaisons de connaissances qui aboutissent à de nouveaux produits, process, marchés ou à de nouvelles organisations, de nouvelles sources de matière première ou de produits semifinis; . le concept d'« entrepreneur» dont l'économie des services ne cesse de nous fournir des illustrations, que ce soit dans le commerce, la restauration, l'hôtellerie ou le tourisme... Ces premières promesses ne sont que de simples transpositions conceptuelles. D'autres sont plus subtiles et nécessitent des extrapolations plus « serrées ». Nous en envisagerons deux, mais nous ne développerons ici que la seconde qui constitue le point de départ de ce travail. . Une promesse plus subtile de l'analyse schumpeterienne est contenue dans le concept de «vague de destruction créatrice» qui traduit la substitution de structures innovantes aux structures peu innovantes dans la dynamique du capitalisme. En effet, et nous nous contenterons de soulever la question, sans chercher à y répondre, les phénomènes de désindustrialisationtertiarisation qui caractérisent nos économies ne sont-ils pas, dans une certaine mesure, des phénomènes de destruction (industrielle), création (tertiaire), régis par les lois de l'innovation (en l'occurrence favorables au tertiaire) ? . La seconde « promesse» que nous tenterons de formuler à travers notre «modèle d'innovation interactionnelle» émerge 258
du cœur de l'analyse schumpeterienne. Avant d'être développée plus longuement, cette promesse peut être résumée de la manière suivante: les deux modèles d'innovation schumpeteriens peuvent être complétés par ce nouveau modèle (inexistant ou négligeable à l'époque de Schumpeter, mais cohérent avec sa pensée) qui accorde une place active aux services dans l'innovation (industrielle ou de service). En effet, l'esprit d'entreprise s'est incarné dans deux modèles successifs (mais non exclusifs) formalisés par Schumpeter: le modèle entrepreneurial (bâti sur la figure emblématique de l'entrepreneur individuel) et le modèle monopolistique (dans lequel le département de R-D se substitue à l'entrepreneur) qui correspondent à l'évolution historique du capitalisme et de la pensée de Schumpeter. Le passage du modèle entrepreneurial (Schumpeter I) au modèle monopolistique (Schumpeter II) consiste ainsi en l'endogénéisation (au moins partielle) de l'innovation, c'est-à-dire en une bureaucratisation que Schumpeter (1942) dénonce comme le signe annonciateur du « crépuscule de la fonction entrepreneuriale », et donc à terme de la disparition du capitalisme. Ces deux modèles peuvent s'appliquer sans difficulté aux activités et aux firmes de service dès lors que, comme nous l'avons proposé précédemment, on accepte une lecture plus flexible (mais non incompatible avec l'esprit schumpeterien) de la notion d'innovation. Ainsi, pour cette raison, le modèle de Schumpeter II pourra se manifester dans le domaine des services, mais rarement sous la forme d'un département de R-D au sens traditionnel, et plus souvent sous celle de structures formalisées dédiées à l'innovation (par exemple, des groupes de projets flexibles mobilisant des membres de plusieurs départements). Le raisonnement précédent se réduit en définitive à une simple transposition conceptuelle. L'analyse schumpeterienne peut être transformée ou complétée de manière plus radicale en introduisant, ce que nous appelons le «modèle d'innovation interactionnelle » ou (modèle de Schumpeter III ou modèle de l' entrepreneuriat d'interface). De même que le passage du modèle de Schumpeter I au modèle de Schumpeter II caractérise l'évolution historique du capitalisme, l'apparition de notre nouveau modèle constitue, dans une certaine mesure, une étape supplémentaire de cette évolution. Cette étape, que ne pouvait entrevoir Schumpeter, correspond à l'explosion de l'économie tertiaire, et dans ce ca259
dre général, à l'avènement d'une économie fondée sur la connaissance, dans laquelle les «services de matière grise» ou « services complexes» ou encore « services intensifs en connaissances», constituent la seconde infrastructure de connaissances qui complète et concurrence l'infrastructure traditionnelle constituée par les services publics d'enseignement et de recherche, pour l'essentiel (Bilderbeek, Den Hertog, 1997). L'avènement de ce « modèle d'innovation interactionnelle» consacre, comme nous le verrons, une définition plus flexible et ouverte de l'innovation, et l'apparition d'un nouveau lieu d'expression de l'esprit schumpeterien d'entreprise. Il est probable qu'en même temps que d'autres mécanismes (par exemple, la mise en place de formules organisationnelles telles que «l'intrapreneuriat» sous ses différentes formes, c'est-àdire des modes d'organisation facilitant les espaces de liberté et de créativité, l'esprit interne d'entreprise) ce modèle ait joué un rôle dans la lutte contre la bureaucratisation de la fonction entrepreneuriale que redoutait Schumpeter. Il ouvre, en effet, l'entreprise sur l'environnement extérieur et favorise le renouvellement des routines organisationnelles. 2. Schumpeter III : les différents composants du modèle d'innovation interactionnelle Les trois composantes de notre modèle sont l'innovation et les deux acteurs qui s'appliquent à la produire ou à l'introduire : le « consultant» et le client. Il s'agit de définir ces trois termes avant de les articuler et d'examiner les différentes configurations envisageables du modèle d'innovation interactionnelle. 2.1. L'innovation: définition et « objets» Schumpeter, nous l'avons dit, bien qu'il propose une typologie large de l'innovation n'en utilise le plus souvent qu'une version restreinte (l'innovation technologique). Les deux modèles de Schumpeter sont en effet des modèles «science push». Dans le modèle de Schumpeter III, nous adoptons, pour notre part, une définition résolument large et ouverte de l'innovation, d'inspiration évolutionniste. Il s'agira d'une « activité de résolution de problèmes» couvrant l'ensemble du spectre des problèmes (ou des fonctions) de l'entreprise, qu'ils soient envisagés indépendamment les uns des autres ou dans 260
leurs interactions: problèmes technologiques, bien sûr, mais aussi problèmes, sociaux, juridiques et fiscaux, marketing, stratégiques, etc. A l'exception des problèmes technologiques dont les solutions sont qualifiées d'innovation technologique de produit ou de process, la résolution de ces différents problèmes est généralement traitée de deux manières différentes par la théorie économique: . on leur refuse le statut d'innovation, même quand la ou les solutions au problème sont originales et inédites, pour préserver une certaine « opérationnalité » du concept. Il s'agit tout au plus de changement; . on réunit l'ensemble (ou une grande partie de ces problèmes et des solutions correspondantes) dans une catégorie « fourre-tout» qui est qualifiée d'innovation organisationnelle. La typologie de Schumpeter (produit, process, organisation, marché, matière première ou produit semi-fini) est de ce point de vue commode, pourvu qu'on accepte certains amendements et enrichissements sémantiques. Par exemple, l'innovation de produit et l'innovation de process recouvrent à la fois des produits et des process matériels et des produits et des process immatériels (un nouveau type de conseil ou un nouveau champ d'expertise en matière de conseil, une nouvelle formule hôtelière ou touriatique, une nouvelle méthode). Par ailleurs, parmi les innovations de produit, il est important d'introduire une catégorie qualifiée d'innovation ad hoc (C. et F. Gallouj, 1996), qui désigne des innovations sur mesure, coproduites, des solutions inédites (et non nécessairement directement reproductibles en tant que telles) au problème d'UR client donné. Une autre manière d'envisager l'innovation, qui n'est pas contradictoire avec la précédente, est celle qui consiste à privilégier les différentes fonctions (Fj) de l'entreprise, qui peuvent faire l'objet de l'activité innovante. Dans une perspective évolutionniste, une fonction peut être définie comme un ensemble d'activités (ou métiers ou compétences) fondées sur un champ disciplinaire ou cognitif commun, auquel sont associées des technologies matérielles (machines) ou immatérielles (méthodes). A chacune de ces fonctions peut être associée sa « fonction de production ». En ce qui concerne la fonction informationnelle et les technologies correspondantes (NTIC), il est important de noter que si elles peuvent constituer un des objets (F) du modèle d' in~ovation interactionnelle (en particulier lorsque des prestataires de services informatiques sont sollicités), elles peuvent 261
également jouer un rôle fondamental dans le fonctionnement du modèle (cf. Bancel-Charensol, 1999). Elles peuvent en effet contribuer à établir des liens entre les différentes étapes du processus d'innovation (I) (marché, conception, production), à déterminer le degré de coproduction de l'innovation en facilitant les contacts entre les intervenants (C), à définir et sélectionner les modalités de traitement de la connaissance (M). En effet, ces technologies affectent les processus de production, de traitement et de diffusion de la connaissance dans la mesure où elles contribuent à modifier la facilité d'échange ou de transport, la divisibilité, la séparabilité et l'appropriabilité de l'information. Certaines de ces technologies, en particulier le multimédia, peuvent aller jusqu'à permettre, dans une certaine mesure, le transfert de connaissances tacites et procédurales. Cette démarche fonctionnelle a plusieurs avantages: . elle permet d'envisager l'innovation dans toute sa variété: innovation juridique ou fiscale, informatique, financière, marketing, stratégique, logistique, etc. sans pour autant négliger, plus en aval, les « objets» de l'innovation le plus souvent examinés à savoir le produit et le process au sens strict. L'innovation peut s'exercer sur n'importe lequel de ces « objets» ou sur des combinaisons différentes d'objets. En effet, une innovation (un projet d'innovation) mobilise très souvent plusieurs fonctions ou métiers. On peut ainsi envisager que les fonctions juridiques et informatiques soient en jeu simultanément quand il s'agit, par exemple, de concevoir un nouveau logiciel et de réfléchir à des moyens de protection spécifiques; . elle permet d'éclairer la boîte noire que constituent les « innovations organisationnelles» et de process, si l'on admet qu'elles se définissent, comme nous l'avons souligné précédemment, par des changements simultanés dans différentes fonctions de l'entreprise: ressources humaines, informatique, marketing, communication, etc. ; . les différentes fonctions internes de l'entreprise pourront être mises en vis-à-vis avec les prestataires extérieurs correspondants, afin d'étudier de manière plus fine les processus d'innovation (la fonction juridique avec le conseil juridique, la fonction marketing avec le conseil en marketing et en études de marché...). En effet, ces fonctions internes et externes relèvent de champs disciplinaires communs et de connaissances de base communes.
262
2.2. Les étapes du processus d'innovation Pour bien appréhender les phénomènes d'innovation, on ne peut se contenter de l'analyse de l'objet de cette innovation (le produit, le process ou plus en amont les différentes fonctions envisagées de manière autonome ou dans leur relation au nouveau produit ou process). Il est nécessaire d'en examiner le processus. En effet, l'innovation (tout comme d'ailleurs le service) n'est pas un résultat, mais un processus interactif qui comporte différentes activités, que pour simplifier nous limiterons aux suivantes4 : . Le recueil d'informations ou d'idées relatives à un problème. L'information recueillie et transmise ne se limite pas à de l'information scientifique et technique. Il peut s'agir de tout type d'information relative à chacune des fonctions envisagées. Cette définition élargie de l'information constitue une rupture importante avec les modèles schumpeteriens (I et II), souvent qualifiés de modèles « science push» dans la mesure où l'innovation y est étroitement déterminée par des informations et connaissances scientifiques et techniques, complètement exogènes dans le modèle I, et partiellement endogénéisées dans le modèle II. En prenant comme référence l'entreprise cliente, l'information recueillie peut être interne ou externe (c'est-àdire concerner l'environnement intérieur ou extérieur de la firme). Le recueil d'informations peut être informel et inconscient ou formalisé. S'agissant de l'information externe, il pourra, par exemple, être formalisé dans des structures de veille et d'écoute non seulement technologiques et commerciales, mais couvrant l'intégralité du spectre des fonctions de l'entreprise, supports potentiels d'innovation. Au recueil de l'information interne effectué par les membres de l'entreprise ou par (ou avec) des prestataires extérieurs, on peut également associer l'activité de genèse ou de formulation des problèmes (diagnostic) qui peut être à l'origine de l'innovation.
. La
recherche
(fondamentale
ou appliquée)
au sens habi-
tuel de création de connaissances nouvelles (par combinaison de connaissances anciennes). Cependant, nous considérons que cette activité peut concerner à la fois les sciences exactes et les
4
Pour un examen concret des processus d'innovation dans différentes activités de service cf. Gadrey et al. (1993).
263
sciences sociales et humaines (droit, sociologie, psychologie, économie, techniques de gestion, techniques financières...). . La conception-développement (C-D), c'est-à-dire la mobilisation des différentes idées recueillies ou produites dans le cadre de l'élaboration d'une solution au problème détecté. Cette activité comprend également les phases de tests et d'expérimentation. . La production de cette solution qui dans le domaine des services est généralement indissociable de sa commercialisation, dans la mesure où il y a coproduction, c'est-à-dire participation du client au processus de production. . La commercialisation de cette solution. La commercialisation peut s'effectuer en externe. Il s'agit alors de la diffusion de l'innovation. On peut également rattacher à cette phase aval du processus, la mise en place de mécanismes de protection divers Guridiques ou autres) de l'innovation. Mais, cette commercialisation peut également être interne. Il s'agit de la « vente» de l'innovation aux «clients internes» de l'organisation innovante. C'est alors une pseudo-commercialisation car il n'y a pas, sauf exception, de vrai marché organisé, mais plutôt des négociations de contribution-rétribution. Il s'agit en d'autres termes de l'ensemble des mécanismes qui concourent à la mise en œuvre interne ou simplement à l'introduction d'une innovation (formation, mécanismes d'apprentissage) et qui visent à faire en sorte que l'innovation s'adapte à son nouvel environnement, c'est-à-dire se « localise », se « contextualise ». Ces différentes activités ne constituent pas les étapes successives d'un processus rigide et linéaire. Il faut plutôt les considérer comme un ensemble de tâches qui peuvent être réalisées au cours d'un processus d'innovation. Pour bien mesurer la distance entre cette conception et une vision linéaire standard du processus d'innovation, on peut de manière plus générale énoncer un certain nombre de constats et remarques: 1) Ces différentes activités ne concernent pas que l'innovation technologique au sens traditionnel, mais l'ensemble des innovations, quel que soit le support considéré. Par exemple, un problème relevant de la fonction juridique peut mobiliser certaines de ces activités dans la mesure où la recherche de solutions comporte une phase de recherche d'informations et d'idées, des phases analytiques, plus conceptuelles, semblables à de la véritable R-D, et qu'elle nécessite des stratégies d'appropriation et de protection.
264
2) Ces activités peuvent être réalisées en totalité, mais le processus peut également être plus sommaire et se limiter à certaines d'entre elles. 3) Elles peuvent se succéder dans le temps (processus séquentiel), mais le plus souvent elles se chevauchent, et certaines sont menées en parallèle. 4) Elles peuvent être formalisées (institutionnalisées) dans un « script» du processus d'innovation, mais elles sont plus généralement informelles et tacites. 5) Le processus de production du service peut être une étape (ou une activité) du processus d'innovation. Mais ces deux processus peuvent également se confondre, dans certains cas. Si, en effet, le plus souvent, les innovations ont un certain degré d'extériorité vis-à-vis des acteurs (il s'agit alors de processus d'innovation bien identifiés, qui sont le fait des clients et pour lesquels ceux-ci sollicitent des prestataires), il existe aussi des innovations qui ne sont pas programmées, qui émergent du processus de production du service, et qui ne sont reconnues en tant que telle qu'a posteriori. C'est le cas de ce que nous avons appelé « innovation ad hoc ». 2.3. Le conseil, le client et le degré de coproduction de l'innovation Le conseil lui même est une activité de résolution de problèmes (Greiner et Metzger, 1983). Il Y a donc une certaine communauté de nature entre le conseil et l'innovation, dont il s'agira de fixer les frontières afin d'éviter de considérer toute prestation de conseil comme une activité d'innovation. Par ailleurs, notre modèle d'innovation interactionnelle ne se limite pas à cette catégorie particulière de consultants qu'on appelle généralement les « conseils en innovation» pour désigner des activités spécialisées toujours tournées vers une innovation (un projet d'innovation du client) bien déterminée. Par exemple, le « conseil en innovation» au sens strict prendrait en compte l'activité d'un conseil en brevet, mais pas celle d'un avocat fiscaliste (alors que ce dernier peut, par exemple, participer activement à la conception d'un contrat d'assurance nouveau). Notre modèle va au-delà dans la mesure où il cherche à prendre en compte l'ensemble des consultants qui peuvent être amenés à participer à une innovation chez le client, que celle-ci ait une existence a priori ou qu'elle émerge du processus de prestation. 265
Ce modèle ne se réduit pas non plus aux seules prestations fournies par des professionnels et des entreprises appartenant aux secteurs du conseil au sens des nomenclatures comptables. Il englobe tous les services aux entreprises intensifs en connaissances, mais aussi les prestations des laboratoires de RD, des Universités, des agences publiques d'intermédiation, des entreprises financières et d'assurance, et, enfin, la coopération inter-firmes en matière d'innovation... Il peut être généralisé sans difficulté aux consultants et prestataires internes de l'entreprise. Ce modèle s'applique donc à de nombreuses situations d'intermédiation. Le «conseil» peut intervenir seul ou en collaboration ou encore en concurrence avec d'autres, aux différentes étapes du processus d'innovation défini précédemment. Son intervention pourra ainsi avoir pour objet le recueil d'informations ou d'idées, la formulation de problème (diagnostic), la conception, le développement, le test, la production et la mise en œuvre d'une solution, le management des projets d'innovation, les efforts de protection et de formation... Par ailleurs, les modalités de son intervention et inversement celles de son client dans ces différentes tâches peuvent prendre des formes diverses qui peuvent être mesurées par le degré de coproduction de l'innovation. Celui-ci peut être nul ou faible (il s'agit d'une situation de sous-traitance simple dans laquelle le prestataire réalise une mission relativement précise en interagissant peu avec les experts internes de l'organisation). Il est le plus souvent important, ce qui signifie que la densité du travail d'interface est élevée et que l'innovation est produite en partenariat entre les experts internes et les prestataires externes. 2.4. Les formes cognitives de l'intervention du prestataire dans l'innovation Une autre manière, beaucoup plus importante pour notre propos, d'envisager le rôle du consultant dans le processus d'innovation est d'examiner ses différentes relations vis-à-vis de l'information et de la connaissance (qu'elle soit incorporée ou non), c'est-à-dire les différentes procédures cognitives d'intervention du prestataire dans l'innovation ou encore les différents modes de traitement intellectuel et de production des saVOlrs. L'activité du consultant peut en effet se limiter à un rôle de transfert algorithmique ou linéaire d'informations et de con266
naissances5 éventuellement incorporées dans des hommes ou des systèmes techniques (transfert technologique). Cette modalité semble d'ailleurs occuper une place importante dans certaines activités comme les études marketing, par exemple. Une telle conception de l'activité de conseil renvoie à une vision standard de l'information technologique perçue comme un quasi-bien public, c'est-à-dire comme un bien non exclusif6 ou non appropriable et non rival7, dont le transfert est aisé et peu coûteux (Arrow, 1969). Cependant, une activité qui se limiterait à cette fonction de transfert algorithmique (ou linéaire), par les hypothèses qu'elle sous-tend, nous semble être en contradiction avec l'existence même des activités de conseil. En effet, l'existence de ces activités et leur coût non négligeable est la preuve que l'information n'est pas une « marchandise» accessible à faible prix, partout et facilement transférable. Mais d'autres modalités de relation à l'information et à la connaissance (ou plus exactement de la transformation de l'information en connaissance)8 peuvent être mises à jour. Ces processus intellectuels de production et de transformation de connaissances (y compris de connaissances-méthodes) relèvent d'une tradition schumpeterienne et neoschumpeterienne : . La combinaison (créatrice) : il s'agit de la création de liens entre des informations et des connaissances, mais aussi entre des hommes ou des organisations. Différentes activités peuvent être décrites à travers ce mécanisme: la R-D qui consiste à créer des connaissances nouvelles en combinant (de manière créative) des connaissances anciennes; la recherche de partenaires qui signifie la combinatoire d'organisations; le rôle de «marriage broker» selon l'expression de Bessant et Rush (1995) qui signifie également combinatoire d'organisations, mais dans le sens où un consultant est désigné comme maître d'œuvre dans la réalisation d'une prestation et où il est chargé de « recruter» ces organisations et de gérer les interactions entre elles.
5
Ces deux termes étant, dans ce cas, des synonymes.
On ne peut en interdire l'accès à un tiers. Son usage ou sa consommation par un agent donné ne rend pas impossible son usage ou sa consommation par un autre. 8 Autrement dit, ces deux termes ne sont plus considérés comme des synonymes puisque, dans ce cas, la connaissance c'est de l'information passée au crible de l'intelligence, traitée et contextualisée. 6 7
267
. La
localisation ou contextualisation ou «customisation » des connaissances, c'est-à-dire la transformation d'informations standard (génériques) en connaissances tacites et idiosyncrasiques adaptées à la réalité particulière du client (et donc appropriable par celui-ci), mais difficilement transférables à d'autres. La « localisation» transforme ainsi des informations ou connaissances génériques en biens quasi-privés (Antonelli, 1995 ; Atkinson et Stigliz, 1969). . La formalisation des connaissances qui consiste, à l'inverse, à les rendre plus objectives, moins tacites, plus transférables, c'est-à-dire génériques. Il s'agit de les construire ou de les insérer socialement. On a là une véritable fonction maïeutique. La formalisation d'un problème, l'établissement d'un diagnostic peuvent également se rattacher à ce mécanisme, qui, de ce point de vue, présente des similitudes avec le mécanisme de «traduction» de la sociologie des réseaux (Callon, 1986), c'est-à-dire d'« enrôlement» des acteurs réels ou potentiels dans la définition du problème. En effet, la définition de la nature du problème « ne va pas de soi ». Elle est en grande partie socialement construite.
. L'apprentissage
(ou le désapprentissage).
Ce mécanisme
d'innovation doit être envisagé dans ses trois facettes: «apprendre soi-même », « apprendre aux autres », c'est-à-dire aux clients, à travers des mécanismes formalisés (formation) ou non (learning by interacting), mais aussi «apprendre aux autres à apprendre », c'est-à-dire à entretenir et à améliorer ce que Cohen et Levinthal (1989) appellent les capacités d'absorption des firmes. On constate que les différents mécanismes d'action du « consultant» sur la « connaissance» doivent être envisagés à la fois de manière positive et négative. Ainsi, à la combinaison s'oppose la dissociation, c'est-à-dire la destruction des liens entre connaissances, organisations, etc. ; à l'apprentissage, le désapprentissage, comme destruction de connaissances obsolètes ; et à la localisation (c'est-à-dire à la contextualisation des connaissances) s'oppose la formalisation (c'est-à-dire leur codification, l'élaboration des conditions de leur transférabilité). Le caractère positif ou négatif d'un mécanisme donné ne comporte aucun jugement de valeur: le désapprentissage, par exemple, n'est pas une pathologie de l'entreprise, mais au contraire un mécanisme qui permet de s'extraire des « trappes de compétences» (Levitt et March, 1988), afin de mettre en
268
œuvre de nouvelles trajectoires d'apprentissage. Il s'agit donc d'un apprentissage créatif. Chacune des facettes (positive ou négative) d'un mécanisme donné peut se manifester de manière autonome, mais elle peut également précéder ou suivre l'autre. Ainsi, l'apprentissage fera suite au désapprentissage ; la recomposition d'un réseau passera par la dissociation de la configuration antérieure. Certaines de ces modalités peuvent constituer les étapes d'un processus séquentiel: par exemple, on commencera par formaliser les connaissances, pour pouvoir ensuite les combiner plus facilement, et enfin les transférer. En conclusion, on rappellera que ces différents modes de traitement et de production de savoirs nouveaux ne sont pas spécifiques aux situations dans lesquelles un prestataire externe intervient. Tout traitement et production de connaissances, quels qu'en soient les acteurs peut être envisagé dans les termes précédents. Notre modèle d'innovation interactionnelle ne s'applique donc pas aux seuls consultants ou plus généralement aux seuls prestataires externes, mais il peut également décrire l'activité de tout chercheur ou innovateur interne. 3. Le fonctionnement du modèle d'innovation interactionnelle L'innovation porte sur une fonction. Elle suppose un certain mode de relation au client et une certaine démarche intellectuelle de traitement de la connaissance. Au total, le modèle d'innovation interactionnelle peut être formalisé par l'articulation des quatre éléments suivants: 1) les composantes (étapes ou activités) du processus d'innovation sur lesquelles le prestataire peut être amené à intervenir (I) ; 2) les fonctions (F) de l'entreprise cliente qui font l'objet de l'activité d'innovation. Il peut s'agir de n'importe quelle fonction (ou combinaison de fonctions) de l'entreprise, et pas seulement de celles qui concourent, en aval, à la conception d'un produit ou process nouveau; 3) le degré d'implication du prestataire (et du client) dans l'innovation, c'est-à-dire le degré de coproduction de l'innovation (ou co-innovation) (C) ; 4) les formes cognitives de l'intervention du prestataire dans le processus d'innovation, c'est-à-dire sa façon de traiter et de produire des connaissances (M).
269
Figure 1 : Le modèle d'innovation interactionnelle
Composantes ou étapes du processus d'innovation (I) Amont ~
I
--------- ~
Il, 12 Modalités de traitement intellectuel des connaissances (M)
Aval
Ii.. ..........I m
Ml M2
FI F2
Ml
Fj
Mp
Fn
Co, Cl..Ck Faible I
Fonctions de l' entrepnse cliente "objets" de l'innovation (F)
~
CO
--------- +I
Elevé I
Degré de coproduction ou d'interaction (C)
3.1. Description du modèle Si, pour commencer, on examine les relations qu'entretient le vecteur I (des activités ou étapes du processus d'innovation) avec les autres composantes du modèle, on peut énoncer les différentes remarques suivantes: . Les multiples combinaisons possibles entre les différentes étapes ou activités du processus d'innovation et les différentes fonctions de l'entreprise (relation 1 de la figure 1 : {Ii} < > {Fj}) représentent les fonctions ou groupes de fonctions sur lesquelles peut porter I'innovation (ou certaines étapes ou composantes de celle-ci). Ainsi, l'innovation (le processus dans son ensemble ou certaines de ses étapes) peut porter sur n'importe quelle fonction ou groupe de fonctions Fj indépendamment de toute innovation 270
de produit ou de process, et pas seulement sur les « fonctions» correspondant au nouveau « produit» ou « process ». Si l'on suppose, par exemple, que Il représente l'activité de recueil d'informations et d'idées, 13, l'activité de développement (et plus précisément la réalisation d'un test), FI la fonction juridique, et F5 la fonction règlement de l'activité d'assurance, alors: - la relation Il < > FI désigne « la recherche d'informations, d'idées pour un problème relatif à la fonction juridique» ; - la relation 13 < > F5 signifie qu'un test est réalisé dans le cadre de la fonction «règlement» d'une prestation d'assurance. . Les combinaisons {Ii} < > {Ck} (relation 2) rendent compte non pas du degré de coproduction de la prestation, mais de celui de l'innovation (ou de certaines de ses étapes), encore que, comme nous l'avons déjà signalé, les deux processus soient confondus dans certains cas, dans la mesure où l'innovation peut « émerger» du processus de prestation. On constate là encore que le degré de coproduction peut varier d'une tâche à l'autre (exemple: être faible pour Il, le recueil d'informations, très élevé pour 13, le développement). . Les combinaisons {Ii} < > {Ml} (relation 3) représentent les modalités intellectuelles d'intervention du prestataire dans les différentes étapes du processus d'innovation de son client. Ainsi, Il < > Ml symbolise le simple transfert mécanique d'informations ou d'idées; 13 < > M3, la production de connaissances nouvelles (activité de R-D par combinaison créatrice de connaissances anciennes). 3.2. Différentes configurations du modèle Le modèle d'innovation interactionnelle désigne un nombre considérable de combinaisons {(Ii),(Fj),(Ck),(MI)}. Ainsi, les multiples combinaisons des différents vecteurs dont les composantes peuvent elles-mêmes également être combinées permettent d'envisager de très nombreux espaces d'innovation « coproduite». Ce modèle général ne peut se réduire à quelques configurations stables clairement identifiables. On peut cependant opposer une configuration standard du modèle et une configuration (générique) que nous qualifierons d'évolutionniste. La configuration standard est stable et facile à identifier. Elle construit un espace d'innovation univoque clairement dé271
limité (cf. Figure 2). En effet, pour chacun des ensembles {Ck}, {Ml}, les choix sont réduits à l'unité: . la coproduction de l'innovation est nulle (CO) dans la mesure où il n'y a pas ou peu d'interaction entre le prestataire et le client. Il s'agit d'une relation de sous-traitance; . le mode de traitement de cette connaissance technologique est le simple transfert mécanique (Ml). En ce qui concerne, les ensembles {Ii} et {Fj}, en revanche, les choix sont multiples: . en effet, les fonctions Fj concernées sont celles nécessaires à la production d'un nouveau bien ou d'un nouveau service si l'objet de l'innovation est celui-là. Plus généralement, il pourra s'agir de n'importe quelle fonction ou groupe de fonctions indépendamment de tout bien ou service; . quant au processus d'innovation, là encore, différents « moments» Ii ou groupes de «moments» peuvent être concernés. Ces différentes opérations portent sur un processus d'innovation considéré comme linéaire, c'est-à-dire dont les différentes activités sont indépendantes l'une de l'autre (absence d'interaction ou de rétroaction). Il est important de noter que les deux composants fondamentaux de la configurations standard sont l'absence d'interaction (CO) et le caractère mécanique du transfert (Ml). Figure 2 : La configuration standard du modèle d'innovation interactionnelle (ou assistée) Il, 12 Transfert mécanique I
li
lm FI F2
Ml
I
M2
Fj
Ml Mp
Fn
Co, CI. ..Ck Sous-traitance I
I
272
.Co
Autrement dit, dans cette configuration standard, le modèle se réduit à une activité de transfert d'informations (technologiques) codifiées, visant à alimenter l'une ou l'autre ou l'ensemble des étapes du processus d'innovation sans la moindre coproduction, c'est-à-dire sans interrelation avec le client. Un exemple type de cette configuration standard est le transfert technologique (clés en mains) en direction des pays en voie de développement, dans lequel certaines firmes de conseil et d'ingénierie se sont distinguées, avec les échecs retentissants que l'on c01Ll1aît.Mais, il ne faut pas oublier que ce transfert peut également concerner des technologies non incorporées, des formules de management, des méthodes, des familles cognitives ou fonctions. Cependant, la configuration standard n'est qu'un cas limite de notre modèle qui permet d'envisager de très nombreuses autres configurations ou « états ». Dans la mesure où la théorie évolutionniste s'intéresse aux systèmes riches en interactions (Coriat et Weinstein, 1995), en variété (Saviotti, 1996), et qu'elle introduit la multiplicité des modalités de traitement intellectuel des connaissances, on peut considérer comme des configurations évolutionnistes l'ensemble des espaces d'innovation coproduits pour lesquels le transfert n'est pas réduit à son expression mécanique. Chaque « état» du modèle suppose toujours, en effet, un transfert (vers le client) des connaissances drainées ou produites, mais ce transfert s'accompagne de manipulations et traitements plus ou moins complexes (contextualisation, formalisation, association, etc.). Dans la mesure où il ne semble pas possible de réduire l'immense diversité des configurations évolutionnistes du modèle d'innovation interactionnelle à quelques cas types, on se contentera de fournir un certain nombre d'exemples de configurations (issus de travaux empiriques: cf. notamment Gadrey et al., 1993) qui illustrent cette diversité. Pour simplifier les représentations graphiques, les différentes configurations sont envisagées pour une fonction ou un groupe de fonctions données. 1) L'espace d'innovation coproduite délimité par l'ensemble {Il, 12, CO, M3, M4} (figure 3) peut désigner, par exemple, la coproduction d'une solution à un problème relatif à la fonction juridique, ce qui est parfois qualifié d'innovation ad hoc (C. et F. Gallouj, 1996). Il et 12 y représentent respectivement le recueil d'informations et d'idées et une certaine activité analytique et conceptuelle assimilable à de la R-D ; CO, un degré de 273
coproduction élevé; M3 et M4 les processus de contextualisation et de combinaison des connaissances. Dans cette configuration du modèle d'innovation interactionnelle, l'innovation ne peut pas être envisagée indépendamment du processus de prestation et des acteurs. Elle se construit au cours du déroulement de la prestation. Figure 3 : La configuration de l'innovation ad hoc Etapes de l'innovation
Il 12 13 I4
Ii.
Im Co Coproduction faible
CI C2 C3
Formes cognitives d'intervention
Degré de coproduction
2) L'intervention d'un consultant dans la mise au point d'un contrat d'assurance (et plus exactement dans la phase de test de ce nouveau contrat) est illustrée par la Figure 4. Il s'agit d'une configuration fréquente dans les services, qu'on peut qualifier de configuration du « test assisté par consultant». Elle est délimitée par les ensembles {I3, CI} et {Ml} dans lesquels 13 désigne la phase de test; C I un degré de coproduction ou d'interaction non nul; {Ml} toute la gamme des méthodes de traitement de la connaissance;
274
Figure 4 : Le modèle du test assisté par consultant Test Il 12 13 14
Ii
lm
Co
Ml M2 M3 La totalité ou une partie des formes cognitives
CI Coproduction faible
C2 C3
M4
3) L'externalisation de la R-D, c'est-à-dire le recours à des laboratoires extérieurs publics ou privés, à des Universités, des boursiers relève également de notre modèle d'innovation interactionnelle. Il peut fonctionner selon la configuration standard algorithmique (sous-traitance et transfert mécanique), ce qui est rare, mais plus souvent selon le mode interactif. Les étapes du processus d'innovation concernées sont celles de Recherche et Développement (12 et 13) et les méthodes de traitement de la connaissance utilisées peuvent être n'importe lesquelles des {Ml}. Parmi les variantes du modèle d'externalisation de la RD, l'une d'entre elle est celle illustrée par la figure 5. Figure 5 : Une variante du modèle d'externalisation interactionnelle de la R-D Recherche-développement
Il 12 13 14... ..Ii... ..1m Ml M2 La totalitéou une ~4 partiedes formes cognitives Co
275
Coproduction élevée
4. Les implications théoriques du modèle d'innovation interactionnelle Le modèle d'innovation interactionnelle soulève un certain nombre de questions intéressantes sur le plan théorique qu'il s'agit d'examiner maintenant. 4.1. Au-delà de la relation (de service) microéconomique : le système et le réseau Dans ce chapitre, nous avons jusqu'ici mis l'accent sur l'innovation interactionnelle comme relation microéconomique. Mais le modèle ne peut être compris que s'il est resitué dans un système de relations plus large de niveau mésoéconomique, voire macroéconomique qui conditionnent son fonctionnement. Il ne s'agit pas seulement ici de la réflexion habituelle en économie sur les difficultés de l'agrégation des composantes microéconomiques pour accéder à des niveaux d'analyse supérieurs. Ces niveaux supérieurs participent de manière essentielle au fonctionnement du modèle, à la fonction de production de celui-ci. Les incidences méso ou macroéconomiques d'un tel modèle s'expriment donc aussi à travers les rôles que jouent les consultants, et plus généralement les services aux entreprises intensifs en connaissances, dans les systèmes d'innovation et les réseaux technico-économiques (élargis). L'économie évolutionniste de l'innovation et la sociologie de l'innovation et des réseaux se rejoignent ici en partant d'un même point de départ: l'interaction entre les agents. Les consultants sont ainsi à la fois des composants (des noeuds) du système local, régional et national d'innovation (Lundvall, 1988) ou du réseau technico-économique (Callon, 1991), mais ils sont aussi et surtout des vecteurs de relation, des instruments de connexion entre agents. Ils créent des liens, des «ponts» pour reprendre l'expression de Granovetter (1973). Ils entretiennent des « liens forts» avec leurs clients9, mais surtout sont capables de mobiliser, au bénéfice de ceux-ci, des liens plus «faibles ou affaiblis » par les différents types (additifs) de « distances» vis-àvis des clients en question, qu'il s'agisse de distance temporelle 9
La force de ces liens est en partie exprimée par le degré de coproduction de
notre modèle {Ck}.
276
(on a rencontré un problème similaire, il y a un certain temps) ; sectorielle ou fonctionnelle (on a rencontré un tel problème dans une activité complètement différente) ; ou géographique (on l'a rencontré dans un autre pays) ou encore symbolique (réseaux de grandes écoles en France). Les consultants (mais souvent également les experts internes) peuvent ainsi être considérés comme des entités où se croisent trois types de réseaux (Decoster et Matteaccioli, 1991): des réseaux internationaux d'affaires, qui constituent les supports de l'information provenant d'autres espaces géographiques nationaux ou internationaux; des réseaux institutionnels de diffusion (les relations avec les pouvoirs publics) ; des réseaux académiques de prestige (les relations entre les consultants et les grandes écoles; et entre les diplômés des grandes écoles) ; Dans les réseaux technico-économiques (élargis), les consultants peuvent être des acteurs des pôles de transfert, mais aussi des pôles centraux (pôles scientifiques, techniques, marchands), selon les distinctions établies par Callon (1991). On peut ainsi classer les consultants internes ou externes selon le pôle de leur spécialité: spécialistes du pôle scientifique, du pôle technique ou du pôle marchand, et spécialistes du passage d'un pôle à l'autre. Les consultants jouent également un rôle dans la morphologie et la dynamique du réseau technicoéconomique. Ils peuvent ainsi contribuer à reconfigurer le réseau ou l'allonger, c'est-à-dire adjoindre d'autres acteurs réellement ou virtuellement (c'est-à-dire en mobilisant des liens faibles dans leur fonction de production). Ils peuvent également faciliter la « traduction» au sens de la sociologie des réseaux (Callon, 1986) et contribuer à la convergence du réseau (c'està-dire à la fluidité de la circulation des informations, des connaissances, des solutions, au sein du réseau). 4.2. L'innovation interactionnelle et la convergence des systèmes d'innovation Dans ce travail, nous défendons une conception du prestataire et de la relation de service en tant que lieu d'expression de l'esprit schumpeterien d'entreprise, mis à la disposition des clients ou activé par lui. Autrement dit, nous envisageons les « consultants », comme des « suppléments de mémoires cognitives» pour des entreprises qui sont désormais définies, non pas comme des fonctions de production, mais comme des 277
«structures d'apprentissage» (learning organizations). Notre hypothèse est qu'ils entretiennent la diversité économique, ce qu'on pourrait appeler «l' éco-diversité » (ou la socio-écodiversité) par analogie avec la « biodiversité» ; et qu'ils activent les processus de production de connaissances et l'apprentissage organisationnel (au moins dans certains conditions de réussite de leur mission). Cependant, de même que Schumpeter craignait que l'endogénéisation de la fonction d'entrepreneur dans des départements de R-D guettés par l'inertie bureaucratique ne conduise à terme à l'étouffement du moteur du capitalisme, on pourrait envisager l'hypothèse de consultants facteurs de convergence et d'irréversibilisation des systèmes d'innovation, c'est-à-dire de réduction à terme du degré de variété. Ainsi, les consultants auraient une action néfaste dans la mesure où ils conduiraient à une baisse de l'éco-diversité (une disparition des espèces économiques, en quelque sorte). Les conséquences à terme en seraient l'uniformisation des systèmes économiques par l'application des mêmes systèmes techniques, des mêmes types d'organisations, des mêmes systèmes de gestion, par exemple la reproduction internationale des normes comptables, financières, de recrutement, de gestion, de «lean production», etc. Cette convergence « cognitive» serait d'ores et déjà à l'œuvre par l'intermédiaire des réseaux internationaux de conseil anglosaxons ou d'origine anglo-saxonne. En France, certains sociologues (Henry, 1992) imputent cette convergence aux comportements économiques endogames générés par un système singulier de production et de reproduction des élites (les grandes écoles françaises). Si l'on suppose que la variété économique est préférable à l'uniformité, on peut énoncer un certain nombre d'arguments qui contribuent à rejeter ce risque de convergence (en tant que tendance dominante) : 1) Le premier argument tient au caractère «localisé» ou « contextualisé » des connaissances, des savoir-faire et des innovations coproduites et diffusées par les consultants. Comme nous l'avons déjà dit, ces connaissances sont souvent «reconstruites» ; elles se déforment au contact des différentes entreprises définies comme des espaces économiques multidimensionnels (Antonelli, 1995). Elles subissent des déviations au contact des différents points de cet espace. Par ailleurs, ces espaces, qu'il conviendrait plutôt d'appeler espaces socioéconomiques multidimensionnels, ne sont pas statiques, mais fondamentale278
ment dynamiques. Ils changent au cours du temps, ce qui est source d'éco-diversité. On retrouve ici certaines thèses de l'économie spatiale selon lesquelles la diffusion spatiale à l'échelle mondiale d'un mode d'organisation dominant n'homogénéise pas l'espace, mais au contraire qu'il s'y diversifie au contact des spécificités (historiques, culturelles, économiques, etc.) et de la dynamique de l'innovation spécifique qui y est à l' œuvre. La diffusion spatiale donne naissance à autant de trajectoires d'innovations différentes qu'il existe de « milieux» innovateurs (Aydalot, 1996 ; Decoster et Matteaccioli, 1991). Cette même idée se retrouve dans les travaux récents de l'école de la régulation. «Les modèles industriels voyagent à la recherche d'espaces favorables et s'en trouvent transformés », telle est l'une des principales conclusions du «Monde qui va changer la machine» (Boyer et Freyssenet, à paraître). 2) Il ne faut pas sous-estimer la puissance des clients (notamment les plus grands) et leurs qualités cognitives. Le risque de convergence est une fonction du rapport de force et d'influence réciproque entre le client et le prestataire. Une relation de type sous-traitance pourra plus facilement induire une convergence à terme, c'est-à-dire une uniformisation des produits, des process, des méthodes... La tentation (procustienne) y peut être grande de vouloir faire coïncider tous les problèmes avec les solutions existantes. En revanche, une relation plus interactive qui prend davantage en compte les spécificités des clients et de leur environnement interne et externe sera, au contraire, source de diversité, de solutions nouvelles, car les situations sont elles-mêmes toujours nouvelles. Sous la pression des clients (la «voice» au sens de Hirschman (1972) quand les clients ont les connaissances suffisantes), les consultants font des efforts de «localisation » de leurs informations et de leurs connaissances de sorte qu'elles s'adaptent au «besoin» en même temps qu'elles «reconstruisent» celui-ci. La coproduction permet d'introduire l'empreinte personnelle spécifique du client dans cette connaissance. Elle est facteur de syncrétisme et d'hybridation, autant de mécanismes favorables à l'éco-diversité. Par ailleurs, dans un projet d'innovation, le client pourra mobiliser plusieurs consultants, les faire travailler en coopération ou en concurrence de façon à assurer une certaine diversité. 3) Il ne faut pas non plus sous-estimer la capacité d'innovation propre aux consultants eux-mêmes, qui est source de diversité et de différenciation par rapport aux concurrents. Cette 279
capacité d'innovation des consultants alimente leur contribution à l'innovation de leurs clients, et réduit le risque de convergence. Si les consultants sont les instruments des lois de l'imitation, il ne faut pas oublier que l'universalité de ces lois au sens de Gabriel de Tarde (1890) peut prendre une tournure paradoxale: imiter c'est aussi se différencier ou faire le contraire de l'objet de l'imitation. Autrement dit, le benchmarking n'existe pas ou seulement en tant que « slogan mobilisateur» au sein des firmes, car «ce n'est pas l'innovation qui change le monde, mais le monde qui change l'innovationlO ». Par ailleurs, chez les consultants, l'existence de « réseaux» de différents niveaux crée des « distorsions» dans les transferts, qui modifient la nature de la connaissance. Plus le réseau est long et plus le risque de convergence est limité. Il y a en effet déperdition, sélection, déformation des connaissances tout au long de leur cheminement dans les mailles du réseau. 4) Contrairement aux modèles de Schumpeter I et II qui sont des modèles «poussés par la science », les modèles d'innovation interactionnelle réconcilient les approches science push et demand pull. En effet, le client et ses besoins (formalisés par les fonction (Fj) supports ou « objets» du problème à résoudre et par l'intensité (Ck) de la relation client-consultant) constituent un élément central du modèle. Il faut également noter que ce modèle confère un contenu plus riche au déterminant scientifique dans la mesure où il prend également en compte les sciences sociales et humaines. Cette détermination par la science (prise dans un sens élargi) et la demande est également une source de variété qui limite les risques de convergence. CONCLUSION
Nous avons mis en évidence, dans ce chapitre, un modèle d'innovation qui prolonge les modèles schumpeteriens traditionnels. Ce modèle, dans lequel un ou des consultants (ce terme étant pris dans une acception large) assistent leur client dans une innovation bien identifiée ou émergente (c'est-à-dire non programmée), peut prendre des configurations multiples selon la ou les fonctions de l'entreprise qui constituent le sup10
Ces propos sont empruntés à Robert Boyer, Séminaire Clersé, 28 mai 1998,
Lille.
280
port de l'innovation, la ou les étapes du processus d'innovation qui sont en cause, les méthodes de traitement ou de production de la connaissance qui sont envisagées. Les différentes configurations de ce modèle dépendent d'un certain nombre de facteurs parmi lesquels le style du consultant, celui du client, la nature du problème, etc. La configuration standard de ce modèle, c'est-à-dire pour simplifier, celle dans laquelle le traitement de la connaissance se réduit au transfert mécanique et l'interaction à son niveau minimum, ne constitue qu'un cas limite de ce modèle, qui est un modèle principalement évolutionniste, riche en interactions faibles ou fortes, dans différents espaces: temporels, fonctionnels, géographiques, symboliques. Au total, ce modèle s'appuie sur une définition plus large de l'innovation qui rend compte de toute l'hétérogénéité de ce qu'on renferme souvent derrière les termes d'innovation ou de changement organisationnel, mais aussi de la diversité sémantique des notions d'innovation de produit: de nouveaux biens, mais aussi de nouveaux services (produits immatériels), de nouvelles solutions (produits ad hoc et sur mesure) ; et de la notion de process: des technologies, mais aussi des méthodes... En tant qu'acteur possible dans cette diversité d'innovation, le modèle constitue bien un nouveau lieu d'expression de l'esprit schumpeterien d'entreprise. BIBLIOGRAPHIE ANTONELLI C., The economics of localized technological change and industrial dynamics, Boston, Kluwer Academic Press, 1995. ARROW K.J., « Classificatory notes on the production and transmission of technical knowledge », American Economic Review, 1969, pp. 29-35. ATKINSON A.B., STIGLIZ J.E., « A new view of technological change », EconomicJournal, 79,1969, pp. 125-153. AYDALOT P., Trajectoires technologiques et milieux innovateurs, in AYDALOT P. (Ed) Milieux innovateurs en Europe, GREMI,1986. BANCEL-CHARENSOL L., «NTIC et systèmes de production dans les services », Economies et Sociétés, EGS n° 1, 5, 1999, pp. 97-116.
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283
CHAPITRE Il : LES SERVICES AU CŒUR DE L'INNOVATION DANS LA PRODUCTION AGRICOLE: L'EXEMPLE DE LA POMME DE TERRE David Nahon, Jacques Nefussi INRA Paris-Grignon
INTRODUCTION
Depuis le milieu des années quatre-vingt, l'agriculture a engagé une profonde mutation de son statut économique: elle est passée d'un secteur primaire produisant des matières premières, '« le pétrole vert de la France », à celui d'un secteur élaborant des produits supports de signes et de services. Depuis quelques années, les services incorporés et associés aux produits agricoles sont même devenus le principal facteur de différenciation des produits agricoles. Ainsi le produit agricole peut être analysé comme un «produit-service» permettant la fabrication de produits alimentaires qui sont depuis longtemps caractérisés comme des produits supports de services (des prêts-à-consommer différenciés). L'intégration des produits et des services (cf. De Bandt et Gadrey, 1994) concerne aussi l'agriculture1. Dans une première partie, nous retraçons l'évolution des « fondements industrialistes» de l'économie rurale (ou agricole). Leur remise en cause progressive conduit à appréhender de manière implicite la notion de services en agriculture. Dans une deuxième partie, nous reviendrons sur les aspects théoriques liés au marketing des services. Puis, nous analyserons 1 Nefussi J., 1999, « Les filières agt:oalimentaires : filières de produits ou filières de services? », Demeter 2000, Economie et stratégies agricoles, A. Colin.
I'histoire du contenu en services de la pomme de terre de consommation. Ce produit non transformé permet en effet de mettre en évidence les processus d'innovation par les services pour les produits agricoles. Enfin, nous analysons les coordinations au sein des filières agroalimentaires en tant que relations de services ainsi que leurs conditions permissives. 1. L'économie rurale et ses fondements industriels Au début du siècle, les spécificités de la production agricole ont rapidement conduit au développement d'une branche particulière de l'économie: l'économie rurale puis économie agricole. L'analyse économique de l'agriculture s'est alors assignée pour tâche de rendre compte de la production et des marchés agricoles par référence à l'analyse économique des autres secteurs, notamment l'industrie, tout en en soulignant les spécificités. Les approches classiques ont ainsi mis en évidence le rôle des facteurs de production, la terre faisant l'objet d'une analyse approfondie. De m~me, les particularités des marchés agricoles (la régulation de l'Etat) et des comportements des paysans ont conduit à de nombreuses analyses. Dans cet ensemble de travaux, l'analyse des relations entre l'agriculture et les industries alimentaires joue un rôle particulier. Il se justifie par la coexistence d'un paradigme industrialiste sous-jacent et d'une volonté de rendre compte des spécificités de l'agriculture. En 1900, Kautsky2 tente une analyse marxiste de la production agricole. Ne parvenant pas à identifier un processus d'exploitation comparable au secteur industriel, il pose «la question agraire». Ses analyses, en termes de transferts de la valeur de l'agriculture vers les industries alimentaires (IAA), sont reprises dans les années soixante: l'analyse porte sur l'exploitation de la force de travail qui est jugée plus ou moins formelle, ou de la prolétarisation du producteur agricole par les industries alimentaires. Ces approches nécessitent l'élaboration de concepts ad hoc: exploitation ou prolétarisation sans salariat, marchés « administrés» sans relations marchandes, capital structurellement sous valorisé, etc. Ces analyses butent en fait sur une contradiction d'ordre théorique: l'identification d'un processus de production et d'appropriation de plus value sans vente de la force de travail. Plus fondamentalement, elles sous-estiment la puissance
2 Kautsky K., 1900, «La question agraire. Étude sur les tendances de l'agriculture », Paris, réimpression Maspero 1970. 286
des rapports marchands non capitalistes car elles sont prisonnières d'une approche industrialiste de la production agricole. En 1912, Michel Augé-Laribé3 montre les limites d'une analyse du progrès technique en agriculture qui se limiterait aux processus de production en agriculture. Il analyse le rôle des industries agro-alimentaires qui engendrent des changements par la nature de leur demande, «par leur prescription ». Cette analyse a d'abord été centrée sur la dimension technique de la relation agriculture/IAA, puis elle a pris en compte les marchés de produits agricoles destinés à la transformation. Dans les années soixante, l'économie des « filières agroalimentaires» s'est considérablement développée avec les analyses portant sur l'intégration en agriculture. L'aviculture et les conserveries de légumes ont notamment permis d'observer l'impact d'une demande industrielle sur la production agricole. Depuis la fin des années quatre-vingt, le domaine couvert par cette approche s'est notablement étendu, il intègre les changements liés à l'optimisation de flux physiques (gestion de stocks, logistique, délais de livraison) et ceux liés à la différenciation des produits par des signes de qualité4 (Label Rouge, Appellation d'Origine, Agriculture Biologique, ...). Ces travaux s'appuient majoritairement sur l'économie des coûts de transaction pour caractériser les formes de coordination entre les entreprises des filières agroalimentaires. En particulier, l'analyse des formes de gouvemance permet d'éclairer les transferts de valeurs et les prises de risques par les acteurs. Ces analyses font l'hypothèse d'une création de valeur qui reste cantonnée à chaque «maillon de la filière» : la relation inter entreprise n'est pas appréhendée comme un lieu de production de valeur. Dans cette optique, il n'y a pas de co-production dans les filières. Cette problématique a cependant le mérite d'ouvrir l'analyse de la production agricole à des domaines nouveaux qui sont immatériels: la qualité organoleptique ou technologique, la qualité sanitaire et la sécurité, l'origine. Plus récemment, l' activité de l'agriculteur est appréhendée dans un cadre plus large encore, la «multifonctionnalité ». Cette notion intègre la préservation de l'environnement et du paysage, les activité tertiaires effectuées en milieu rural, comme le tourisme à la ferme, l'occupation du territoire et son rôle contre la désertification. La multifonctionnalité des producteurs agricoles relève naturelle3 Augé-Laribé M., 1912, « L'évolution de la France agricole », Colin, Paris. 4 Valceschini E., 1993, « La qualité des prodqits agricoles et alimentaires dans le marché unique européen », Demeter 93, Economie et stratégies agricoles, A. Colin. 287
ment des analyses en termes de services. Ce n'est pas cet aspect de la production agricole que nous souhaitons analyser mais le contenu en services de la production matérielle des agriculteurs. 2. L'orientation vers le service: un peu de théorie Le service a fait l'objet d'une attention croissante depuis les années quatre-vingt, tant d'un point de vue théorique que pratique. Pour la plupart des travaux publiés depuis cette date, c'est précisément la part intangible, dite « de service », qui revêt une importance croissante dans le succès d'une relation commerciale. Or, le terme de service ne s'applique pas seulement aux activités économiques appartenant au secteur dit tertiaire. De nombreux travaux de recherche (Delaunay et Gadrey, 1990 ; Normann, Ramirez, 1993 ; de Bandt et Gadrey, 1994) ont critiqué les distinctions traditionnelles entre produits et services, notamment celles découlant de définitions des services fondées sur leur non-stockabilité, leur intangibilité, ou la non-séparabilité entre production et consommation (Bourgeois et Ramirez, 1999). Il est alors délicat, au regard de ces recherches, de parler des services comme s'il s'agissait d'une offre de nature fondamentalement différente de celle des biens. Il semble plus logique d'évaluer des offres comportant toutes des éléments tangibles et intangibles en proportions variables. Dans cette perspective, et suivant en particulier de Bandt et Gadrey (1994) ; Normann et Ramirez (1993), Gronross (1990), le service se définit comme une relation de coproduction, entre un offreur et un client, visant à résoudre un ou des problèmes de ce dernier, ou à l'aider à mieux produire de la valeur pour lui-même. Cette logique implique donc la présence d'éléments intangibles et permet dans un premier temps, de rendre compte du fait que le service peut concerner tous les secteurs de l'économie, y compris ceux dits industriels. Il est en effet difficile d'imaginer une offre qui ne serait pas du tout co-produite; même une transaction autour d'un bien nécessite de la part de l'acheteur un minimum d'action. Le client joue dans cette optique, un rôle essentiel dans le processus de service. Il doit connaître ce rôle au sein du système, disposer d'un certain temps et attendre de l'entreprise de service qu'elle en fasse un usage efficace. Le processus de service, son impact fonctionnel et technique sur la qualité dépendent de la façon dont le système client-entreprise fonctionne. On voit ici apparaître en filigrane l'importance de la notion d'apprentissage dans le processus. 288
Selon Bourgeois et Ramirez (op. cit., 1999), nous entendrons ici par « fortement co-produite », une offre qui, selon Eiglier et Langeard (1987), requiert la «participation active» du client. Ils en donnent comme exemple une cafétéria ou un village de vacances, alors que la «participation passive» (ou faible coproduction) se rencontre par exemple dans la chirurgie hospitalière ou la réparation automobile. Sur le plan pratique, de plus en plus d'organisations adoptent une politique d'orientation vers le service (Quinn, Doorley et Paquette, 1990). Cette orientation est définie comme la volonté stratégique d'augmenter significativement la part des prestations dites intangibles dans l'offre proposée au client, et de passer d'une offre fondée sur des transactions autour du produit, à une autre fondée sur une relation de coproduction avec le client, visant la résolution de certains de ses problèmes. Les interfaces entre la production et la consommation des services sont des moments clefs de la perception du service qui ont des conséquences à long terme sur les comportements d'achat des consommateurs. Dans la littérature, le management de ces interfaces est appelé «marketing interactif» ou« relationnel» (Gronross, 1990). Ce type de marketing, qui prend en compte simultanément le processus de production et de consommation du service, est vital pour les entreprises qui veulent fidéliser leurs clientèles. Quelle que soit la définition retenue, le service se définit d'abord comme un système complexe d'interfaces et d'échanges (Jallat, 1999), et de nombreux auteurs ont pu mettre en évidence la nature et les caractéristiques des relations qui lient l'entreprise à ses clientèles (Eiglier et Langeard, 1987 ; Gronross, 1994). Néanmoins, les recherches dans ce domaine ont jusqu'alors essentiellement favorisé une analyse «binaire» de l'échange, en s'attachant à décrire de manière approfondie les processus d'interaction entre le personnel au contact et les clients de l'entreprise prestataire. De ce fait, il n'est pas surprenant que les approches relationnelles, fondées sur le développement de liens réciproques à long terme, se soient d'abord développées dans le cadre des activités tertiaires (Gronross, 1989). Comme l'indique Jallat (1999), deux aspects majeurs semblent caractériser le marketing relationnel: 1) Une optique, désormais classique, favorisant les rapports à plus long terme entre acteurs et privilégiant la relation avec les clients actuels de l'entreprise.
289
2) Une optique plus novatrice prenant en considération la multiplicité des acteurs et l'importance stratégique des réseaux de l'entreprise. Le marketing relationnel se fonde sur le principe que l'entreprise est en relation, non pas avec un seul et unique ensemble composé de clients potentiels, mais bien avec une diversité de réseaux recouvrant différents sous-ensembles constitués de clients, d'interlocuteurs de référence, de fournisseurs, de collaborateurs externes, de réseaux d'influence et du personnel de l'entreprise (Payne, Christopher et Peck, 1993). Le marketing relationnel privilégie par conséquent une démarche globale et substitue à la seule analyse d'un marché de consommateurs, différentes méthodes de concertation et de partenariats (inspirées d'ailleurs de la démarche classique du marketing) avec l'ensemble des réseaux d'acteurs ayant une influence directe ou indirecte sur la demande. L'attention est portée tant sur les réseaux externes constituant l'environnement économique et social de l'entreprise que sur ses réseaux internes. Le marketing relationnel recouvre ainsi des modes d'action aussi divers que le marketing amont, le marketing interne ou encore le trade marketing. Les spécialistes du management des activités de service doivent donc acquérir des compétences plus fines permettant de dépasser le cadre strict de l'entreprise, pour envisager les relations multiples et complexes de l'organisation au sein de ses environnements au sens large. Nous allons tenter de démontrer que l'intégration de la notion de service dans la production agricole s'inscrit parfaitement dans ce cadre théorique et que le produit agricole en tant que tel est lui-même le résultat d'un processus serviciel conséquent. Avant d'analyser les filières agroalimentaires en termes de relations de services, nous présentons un exemple d'innovation par les services dans la production agricole: la pomme de terre de consommation. 3. Le service dans l'innovation de la production agricole: le cas de la pomme de terre de consommation Le marché de la pomme de terre de consommation a considérablement évolué depuis la fin de années quatre-vingt. Les services sont au cœur de cette mutation. Concrètement, la pomme de terre est devenue un « produit-service ». Cette évolution repose sur l'élargissement des fonctionnalités de la pomme de terre pour répondre aux attentes croissantes de la grande distribution et des consommateurs.
290
Les services attendus par la grande distribution permettent de répondre aux problèmes suivants: . La propreté des magasins: les pommes de terre non lavées comportent de la terre qui salit le voisinage du rayon pomme de terre. . La différenciation des produits: le rayon de pommes de terre au début des années quatre-vingt est peu attractif, il est comparé au rayon « charbon de bois », aucune différenciatÏon des produits n'existe, sa capacité à générer des marges commerciales est faible. . Les prestations logistiques: à partir du moment où la pomme de terre devient un produit à faible temps de conservation (quelques jours), des livraisons juste-à-temps sont indispensables pour éviter les ruptures et la mise au rebut. Pour les consommateurs, le statut de la pomme de terre a beaucoup évolué depuis les années cinquante. A cette époque, la pomme de terre fait partie des aliments de base (la consommation est de 152 kg par personne en 1950), son prix est suivi dans le cadre de l'indice des prix. Au cours des années soixante, soixante-dix et plus encore des années quatre-vingt, la consommation de pomme de terre en l'état se réduit: 62 kg par personne en 1990. Ainsi, la pomme de terre de consommation perd progressivement son statut d'aliment bon marché pour devenir un produit alimentaire susceptible d'une forte différenciation5. Pour montrer comment les services sont à l'origine de la différenciation sur ce marché, on peut décrire, depuis les années 50, l'évolution du contenu immatériel d'une pomme de terre de consommation (non transformée) au stade du détail: . Desannées50 à [afin des années quatre-vingt . Produit à stocker à la maison . Conditionnement: 50 kg, 25 kg, à 5 kg . Produit garanti indemne de corps étrangers . Marchandise calibrée . Produit à laver . Pendant les années quatre-vingt-dix . Produit frais disponible en permanence . Conditionnements adaptés à la demande: 10 kg,5 kg, 2,5 kg, 1 kg 5 Cette évolution est la conséquence des changements dans la préparation des pommes de terre qui s'est industrialisée: lyophilisation (purée), pasteurisation (soupe), surgélation (frites, croquettes, ...). Comme pour les autres légumes frais, la transformation ne se traduit pas par une augmentation du prix à la consommation (Nefussi J., 1989, «Les industries agroalimentaires », Que sais-je ?, PUF, Paris). 291
. Conditionnement micro-ondes . Conditionnement
permettant une cuisson dans des fours
dans de la tourbe (conservation de la fraîcheur) . Produit garanti indemne de corps étrangers . Marchandise calibrée . Produit lavé (propreté des coffres de voiture) . Aspect: forme, couleur, absence de tâches, absence de blessures . Différenciation des goûts et saveurs . Produit à consommer avec la peau . Informations sur: la variété, l'origine, l'usage culinaire . Informations sur l'itinéraire cultural: Agriculture Biologique, Production Raisonnée . Sécurité sanitaire garantie . Traçabilité . Support de Signes de Qualité: Label Rouge, AOC, AB . Assurance qualité: ISO 9002, Qualipomfel (assurance qualité de services). Cet accroissement considérable des attributs fonctionnels de la pomme de terre de consommation vise à rendre service aux enseignes de la distribution et aux consommateurs. Ces contenus immatéri~ls comportent des caractéristiques qualitatives du produit, des informations, des garanties, des prestations de services associées (livraisons juste-à-temps, dématérialisation des relations administratives: EDI, ECR, etc. Cet ensemble fonde la segmentation du marché au stade du détail. La variété «bintje» généralement vendue non lavée s'oppose aux variétés à chairs fermes et aux autres variétés lavables. Ces deux dernières falnilles constituent l'essentiel des variétés chargées en services. L'évolution des parts de marché en France (figure 1) montre l'ampleur des changements: ces variétés chargées en services passent de 10 % de part de marché en 1987/88 à 60 % en 1995/96. Le poids de ces variétés dépasse 70 % en 1999.
292
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SoUtce : SECODIP
Source: SECODIP
Pour offrir des pommes de terre aussi riches en services, les négociants (les collecteurs-conditionneurs) achètent des pommes de terre « agricoles» qui comportent déjà un fort contenu en services incorporés aux produits et en prestations de services associées: . la lavabilité : . la forme du tubercule, la couleur de l'épiderme, . l'absence de blessures, de tâches, de coups, . des caractéristiques technologiques de l' épiderme (taille des lenticelles), . la traçabilité de l'itinéraire cultural,
. des garanties concernantl'origine du plant,
. des garanties concernant la sécurité sanitaire, . les conditions de stockage et de livraison, . les modalités de transfert d'informations et de communication (téléphone mobile, fax, internet). Ces services vendus par le producteur agricole sont précisés dans le cahier des charges caractérisant le produit, il font très souvent l'objet de contrats entre le producteur agricole et le négociant.
293
La pomme de terre de consommation est un exemple de la mutation de la production agricole. Cette mutation est de même nature que le processus d'intégration des services et des produits industriels. Comme pour les autres produits, le produit agricole est évidemment une «construction humaine» s' appuyant sur des processus de production. Le secteur agricole est affecté par l'évolution des industries alimentaires et des circuits de commercialisation. En particulier, la différenciation des produits alimentaires et la demande de sécurité sanitaire imposent des changements profonds à la production agricole. En effet, il n'est pas possible de répondre aux attentes des consommateurs sans impliquer les producteurs agricoles par la différenciation qualitative des produits agricoles, par la traçabilité des itinéraires techniques, par la maîtrise des risques sanitaires, par les garanties apportées grâce à l'assurance qualité. En outre la production agricole intègre de plus en plus les contraintes liées à la préservation de l'environnement. Enfin, la dimension éthique de la marchandise apparaît aussi au niveau agricole. Tous ces facteurs fondent le processus d'intégration des produits agricoles et des services. Le produit agricole perd son statut de matière première pour devenir un produit défini par sa destination et élaboré en collaboration avec l'utilisateur. Cette évolution est déjà notable dans les céréales, le raisin pour la vinification, les fruits, les légumes, le lait, le porc. En s'appuyant à nouveau sur l'exemple de la pomme de terre de consommation, on peut mettre en lumière l'existence de relations de services entre les producteurs agricoles et leurs clients. 4. Les filières agroalimentaires: des réseaux de relations de services reposant sur des infrastructures La filière pommes de terre de consommation est constituée des acteurs suivants:
. . .
.. .
les industries de semences (S), les producteurs agricoles de plants de pomme de terre (P) , les négociants en pommes de terre (appelés collecteurs-
conditionneurs) (N), les producteurs
de pommes de terre (P),
le commerce de détail (D), les consommateurs
(C).
Les relations entre les acteurs de cette filière sont parfois structurées par des transactions qui comportent à la fois une vente et un achat. Elles sont représentées sur le schéma suivant (figure 2). 294
Figure 2 : La filière « pommes de terre de consommation»
Les relations entre le producteur de pommes de terre et le négociant visent l'élaboration d'un produit parfaitement positionné dans la segmentation du rayon pommes de terre. Ce produit est le résultat d'un processus qui engage les deux acteurs. Il est, en général, formalisé par un contrat qui porte sur: . la vente de plants au producteur, . l'achat des pommes de terre par le négociant. Le contrat est « un accord sur le prix et la chose ». Dans le cas de la vente de pommes de terre, la « chose» est le produit agricole défini par le cahier des charges, il précise les aspects matériels et immatériels que nous avons décrits précédemment. Ces services incorporés aux produits sont élaborés par les agriculteurs dans une relation très étroite avec les négociants. Le contenu de la relation porte sur: . le choix de la variété et des sols, . la date de plantation, . la densité de plantation, . le suivi de l'itinéraire technique (irrigation, ...), . les traitements phytosanitaires, . la date de défanage, . les méthodes de récolte, . le suivi du stockage, . les modalités de livraisons.
295
C'est dans cette relation que s'élaborent les « services intermédiaires» agricoles incorporés aux produits agricoles. Il s'agit d'une « relation de services» où une co-production est réalisée par la mise en commun de connaissances: connaissance du marché, techniques agronomiques, techniques de stockage (cf. figure 3). Dans cette relation, il y a un processus d'apprentissage et d'accumulation d'expériences caractéristiques des relations de services. Au-delà des relations entre les producteurs et le négociants, l'organisation du rayon au stade du commerce de détail, l'élimination des produits non conformes, la mise en avant des produits (le merchandising) contribuent à la « production » de la pomme de terre au stade final, comme pour tous les produits frais. Figure 3 : Coproduction dans la filière pommes de terre
De même, la définition du produit dans toutes ses composantes matérielles et immatérielles est le résultat d'un processus de prescription: les attentes de l'aval sont prises en compte, confrontées aux possibilités agronomiques et techniques, puis adaptées. Contrairement à la «quasi-intégration» de filières comme l'aviculture ou les légumes de conserves, où la définition du produit est stable, le producteur n'étant qu'un soustraitant, la pomme de terre de consommation est un exemple d'élaboration commune, notamment dans le processus d'innovation. La mise au point d'une variété et de son positionnement marketing dure entre trois et cinq ans, les expérimentations ne concernent pas seulement les producteurs et les négociants. En 296
l'occurrence, la relation de services s'étend au-delà de la relation clients-fournisseurs en associant des acteurs à l'amont (le semencier) et des acteurs à l'aval (GMS) de la relation entre les producteurs et les négociants. C'est un processus de prescription pluri-acteurs. Au-delà de l'abaissement des coûts des services, l'efficacité de la relation de services, c'est-à-dire sa capacité à générer des produits conformes aux projets, dépend des infrastructures de la relation. Trois types d'infrastructures apparaissent essentielles: . les infrastructures matérielles et les investissements immatériels, . les infrastructures organisationnelles entre les entreprises, . les infrastructures institutionnelles qui fixent les règles du Jeu. Les infrastructures matérielles correspondent aux investissements effectués en moyens de production: irrigation, matériels agricoles, bâtiments de stockage, pallox, équipements informatiques, etc. Les infrastructures matérielles sont accompagnées d'actions de formation et de sensibilisation aux différentes formes de qualité, notamment dans le domaine de l'assurance qualité. L'optimisation des outils suppose une accumulation de compétences. Les infrastructures organisationnelles désignent les modalités de mise en commun des connaissances, des expérimentations, des contrôles. Par exemple, l'agréage d'un lot à la livraison peut être précédé par un pré-agréage par le producteur. Les méthodes de qualification de la marchandise et de transmission de l'information donnent lieu à une véritable organisation de la relation, tout comme la logistique. Les infrastructures institutionnelles correspondent aux dispositifs sectoriels et interprofessionnels qui permettent le développement de relations de services entre les entreprises. Dans le cas de la pomme de terre, il s'agit notamment de la création du CNIPT, des Contributions Volontaires Obligatoires (CVO), et des « accords interprofessionnels» étendus. Le Comité National Interprofessionnel de la Pomme de Terre (CNIPT) est une organisation interprofessionnelle rassemblant les syndicats professionnels des producteurs de pommes de terre, des négociants et du commerce de détail. Cet organisme est créée en 1977 dans le cadre de la loi de 1975 sur les interprofessions. Le CNIPT a pour vocation d'élaborer des accords interprofessionnels qui deviennent obligatoires pour les différents acteurs lorsque les Pouvoirs Publics ont «étendu» l' accord. Les Contributions Volontaires Obligatoires sont un exemple d'accord interprofessionnel qui a pour objet de constituer des 297
moyens de financement propres à l'interprofession par des cotisations. Les accords interprofessionnels portent sur la définition des normes en matière de qualité des produits mis sur le marché et sur la promotion générique. Dans la filière pomme de terre de consommation, des accords ont été conclus pendant les années quatre-vingt-dix dans les domaines suivants: . une orientation stratégique commune en matière de qualité . une communication cohérente . une normalisation de la production raisonnée . une offre commune de traçabilité : tracenet . un guide de bonnes pratiques pour l' agréage . une charte de bonnes pratiques commerciales Dans les année quatre-vingt-dix, les accords interprofessionnels ont formalisé une volonté politique commune de modifier qualitativement «la pomme de terre». Cette transformation vise explicitement la différenciation du marché de la pomme de terre par les services. En l'occurrence la lavabilité du produit permet de fournir un service supplémentaire, et au-delà, de construire une nouvelle segmentation du marché. Cette dynamique ayant pour finalité de nouvelles règles communes et des changements entre les différents secteurs composant la filière, seule une contrainte d'ordre institutionnel volontaire pouvait imposer aux acteurs des comportements cohérents. Dans ce nouveau contexte institutionnel, la formation des prix de la pomme de terre de consommation a été totalement bouleversée: «la cotation d'Arras» qui fixait le prix de la bintje a été supprimée. Les nouvelles variétés de pommes de terre ont des prix beaucoup moins volatiles car elles comportent beaucoup plus de services incorporés. La formation des prix n'est plus la simple expression d'une offre et d'une demande quantitative, la programmation de la production et la contractualisation d'une partie de la production ont un effet stabilisateur au cours de la saison. En revanche d'une campagne à l'autre des écarts de prix moyens peuvent être observés en fonction des rendements et des aléas climatiques en France et à l'étranger. Ainsi, la filière pomme de terre de consommation a non seulement connu une évolution très profonde des structures de production avec l'émergence de nouvelles variétés, mais elle a connu aussi une mutation radicale des règles de formation des prix. Cet exemple presque caricatural par l'intensité et la rapidité des mutations, constitue vraisemblablement un nouveau modèle de développement de la production agricole: une production de matière première comportant de plus en plus de services, qui sont incorporés aux produits ou qui sont associés aux 298
produits par le biais d'une prestation de services des producteurs. CONCLUSION
La production agricole est, au même titre que la production industrielle, concernée par le processus d'intégration des produits et des services. L'agriculture sort d'une dynamique centrée sur le produit et ses modes de production, où l'usage du produit est jugé secondaire par le producteur, pour entrer, comme les autres secteurs, dans un rapport au marché où l'utilisation du produit devient centrale. Si une spécificité apparaît, elle concerne le nombre d'acteurs impliqués dans la coproduction et la co-prescription des aspects intangibles des produits agricoles. La complexité des processus nous conduit ainsi à désigner par « services intermédiaires» ces aspects intangibles du produit qui trouvent leur justification chez le client du client ou même au-delà. Par ailleurs, il apparaît que le consommateur est aussi un acteur de la co-production du produit, indépendamment de son rôle de pre scripteur. Il n'est pas suffisamment intégré dans les analyses des filières agroalimentaires en tant qu'acteur de la production, « l'approche par les services» peut contribuer à lui donner une nouvelle place. BIBLIOGRAPHIE BERRY L.L., PARA SURAMAN A., Marketing services: competing through quality, The free Press, New York, 1991. BOURGEOIS D., RAMIREZ R., « Un divorce trop vite annoncé: le service et la bureaucratie », Revue Française du Marketing, 171(1), 1999, pp. 33-52. De BANDT J., GADREY J. (éd.), Relations de services, marchés de services, CNRS Edition, collection Recherche et entreprise, 1994. COMBRIS P., NEFUSSI J., « Le concept agroalimentaire : intérêts et limites », Economie rurale, n° 160, mars-avril 1984. DELAUNAY J.-C., GADREY J., Services in economic thought: three centuries of debate, Kluwer academic publishers, London, 1992. EIGLIER P., LANGEARD E., Servuction : le marketing des services, McGraw Hill, Paris, 1987. GRONROSS C., «Defining marketing: a market oriented approach », European Journal of Marketing, n° 23(1), 1989. 299
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300
CONCLUSION GÉNÉRALE Si, pendant très longtemps, l'association des termes « service» et « innovation» a pu paraître incongrue (le service renvoyant aux images négatives de la servitude et des services publics) ; tel n'est plus le cas désormais. Les services et l'innovation ne sont pas deux phénomènes contemporains majeurs, concomitants, mais fondamentalement étrangers l'un à l'autre. Bien au contraire, les entreprises et les organisations de services sont le lieu d'efforts de Recherche-Développement et d'innovation considérables, qui sont à la mesure de leur contribution à la richesse nationale. La croissance tertiaire ne constitue donc pas un défi à la thèse des « vagues de destructions créatrices» de Schumpeter selon laquelle les entreprises et les secteurs non innovants disparaissent au profit des entreprises et des secteurs qui introduisent de nouvelles «combinaisons productives». Elle en est peut-être tout simplement une nouvelle illustration. Cependant, pour prendre toute la mesure des efforts d'innovation dans les services, l'analyse (qu'elle soit économique, sociologique ou gestionnaire) doit elle-même consentir certains efforts d'adaptation voire d'innovation conceptuelle et méthodologique. Les outils d'analyse traditionnels ne sont pas toujours en mesure de rendre compte de la nouvelle économie des services et de la connaissance. Ils contribuent, dans une certaine mesure, à « verrouiller» nos analyses dans ce que les sciences de l'organisation appellent, de manière métaphorique, une « trappe de compétences ». Bien entendu, cette nécessité d'innovation conceptuelle se traduit par la nécessité de l'adaptation des dispositifs concrets de mesure. Les efforts des chercheurs convergent ainsi et s'entrecroisent avec ceux des institutions statistiques nationales et internationales. C'est ainsi, par exemple, que la plupart des manuels de l'OCDE qui fixent les directives en matière de définition et de mesure de la R-D et de l'innovation ont été récemment révisés à la lumière de la nouvelle économie des services et de la connaissance, ou sont en
passe de l'être: le manuel de Frascati des indicateurs de R-D est ainsi en cours de révision, le manuel d'Oslo consacré aux indicateurs de l'innovation technologique l'a été en 1997 et un projet de révjsion du manuel « brevets» est en cours. Il est important néanmoins de reconnaître que la dynamique des services et celle des autres secteurs de l'économie sont caractérisées par une semblable dialectique de convergence et de divergence. Cette dialectique se traduit ainsi, par exemple, par une certaine universalité de la « dimension service» ou de la relation de service ou encore de la « servuction », qui déborde les frontières sectorielles pour s'insinuer au cœur de la production industrielle, mais aussi de la production agricole (l'exemple de la pomme de terre développé dans cet ouvrage est très édifiant), et y ouvrir la voie à des formes d'innovations nouvelles (produits et process immatériels, innovation sur mesure, innovation ad hoc) ainsi qu'à des modes nouveaux d'organisation et d'incitation de l'innovation. Cette dialectique se traduit également par l'universalité des nouvelles technologies de l'information et des communications (NTIC), qui introduisent dans les services des points d'ancrage matériels, qui facilitent sinon une certaine forme d'industrialisation de la prestation du moins de « rationalisation industrielle », qui les rattache aux formes traditionnelles d'innovation sans pour autant écarter l'existence de spécificités de nature. Ainsi, l'effort des chercheurs doit-il se porter à la fois sur la recherche de spécificités éventuelles, mais aussi sur l'intégration des analyses de l'innovation, c'est-à-dire sur la construction de modèles théoriques généraux indépendants des contextes sectoriels. Les contributions réunies dans cet ouvrage participent de cette stratégie générale de recherche.
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SOMMAIRE Introduction générale: Hisser la question de l'innovation dans les services hors de la « trappe de compétences» Faridah D}ellal, Faïz Gallou)
7
Partie 1 : Nouvelles technologies et services
19
Chapitre 1 : Systèmes d'offre électronique: l'élargissement de la dimension servicielle Bénédicte Lapassousse, Marie-Christine Monnoyer
21
Chapitre 2 : Innovation, concurrence et stratégies d'attraction de la demande dans les secteurs de services liés aux NTIC 43 Abdelillah Hamdouch, Esther Samuelides Chapitre 3 : Les paradoxes de la productivité dans la production des logiciels François Horn
69
Partie 2 : L'innovation dans les services: des formes et des dynamiques spécifiques?
101
Chapitre 4 : L'innovation sous l'angle des services: faut-il créer de nouveaux concepts? Johan Hauknes
103
Chapitre 5 : A propos de la nature de l'innovation dans les services: les enseignements d'une enquête postale Faridah D}ellal, Faïz Gallou}
135
Chapitre 6 : Les services publics français et l'innovation sociale
165
Jocelyne Barreau
Chapitre 7 : L'innovation de service: conditions macro-économiques André Barcet, Joël Bonamy
187
Chapitre 8 : Grande distribution, innovation et « théories» des cycles: la roue toume-t-elle encore?
211
Carnal Gallou)
Partie 3 : L'innovation par les services et au-delà des services
233
Chapitre 9 : Le design industriel: entre l'industrie et les services Quynh Delaunay
235
Chapitre 10 : L'innovation interactionnelle : un modèle neoschumpeterien Faïz Gallou)
255
Chapitre Il : Les services au cœur de l'innovation dans la production agricole: l'exemple de la pomme de terre David Nahon, Jacques Nefussi
285
Conclusion générale
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INNOV ATIONS Cahiers d'économie de l'innovation Éditions L'Harmattan (Paris) Revue/ondée en 1995
Numéros déjà parus: n01 Progrès et ruptures, 1995-1 n02 Innovation, croissance et crise, tome 1, 1995-2 n03 Innovation, croissance et crise, tome 2, 1996-1 n04 J. Schumpeter, Business Cycles et le capitalisme, 1996-2 nOSStructures industrielles et mondialisation, 1997-1 n06 Karl Marx, Le Capital et sa crise, 1997-2 n07 La valeur du travail, 1998-1 n08 Petite entreprise, le risque du marché, 1998-2 n09 Travail et Capital, la mésentente, 1999-1 nOlOLe salariat en friches, 1999-2 nOlI Déséquilibre, innovation et rapports sociaux, 2000-1 n012 Entrepreneurs, jeux de rôles, 2000-2 n013 La parade économique, l'État de la libre entreprise, 2001-1 n014 Joan Robinson, Hérésies économiques, 2001-2 n015 L'économie sociale, laboratoire d'innovations, 2002-1 n016 Géo-économie de l'innovation, 2002-2 Abonnement annuel: 33,54 € Renseignements Dimitri Uzunidis Laboratoire RI! téléphone: 03.28.23.71.35 email:
[email protected]
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Collection "Économie et Innovation" Dirigée par S. Boutillier et D. Uzunidis Derniers ouvrages parus M. KANKWENDA, Marabouts ou marchands du développement en Afrique ?, 2000. A. GOGUEL d'ALLONDANS, Les fonds de pension à la française, Vers un nouveau mode de régulation des retraites ?, 2000. Ph. BROYER, L'argent sale, dans les réseaux du blanchiment, 2000. J-P. CHANTEAU, L'entreprise nomade, localisation et mobilité des activités productives, 2001. B. LAPERCHE (éd.), Propriété industrielle et innovation, la « nouvelle économie )) fausse-t-elle l'enjeu ?, 2001. M. DECAILLOT, Demain l'économie équitable, Bases, Outils, Projets, 2001. M. VAN CROMPHAUT (éd.), Les Mondialisations, gouffre ou tremplin?, 2001. B. GUIGUE, L'économie solidaire, alternative ou palliatif?, 2002. M. RICHEV AUX, M. CALCIU et E. VERNIER, Le travail dans la nouvelle économie, aspects de gestion et de droit, 2002. M. TAMIM, Le spectre du Tiers-Monde, l'éducation pour le développement, 2002. N. LAMAUTE-BRISSON, L'économie informelle en Haïti, 2002. R. VOLPI, Mille ans de révolutions économiques, la diffusion du modèle italien, 2002. P. MOUANDJO B. LEWIS, État et régulation en Afrique, Tome I, L'économie politique de l'Afrique au XXème siècle, 2002. P. MOUANDJO B. LEWIS, Facteurs de développement en Afrique, Tome II, L'économie politique de l'Afrique au XXème siècle, 2002. P. MOUANDJO B. LEWIS, Crise et croissance en Afrique, Tome Ill, L'économie politique de l'Afrique au XXème siècle, 2002. * Série Krisis R. BELLAIS, S. BOUTILLIER, B. LAPERCHE et D. UZUNIDIS (éd.), La femme et l'industriel, Travailleuses et ménagères en colère dans la révolution industrielle, 2000. G. HARC01)RT (éd.), L'Economie rebelle de Joan Robinson, 2001. J-P. FAUGERE et A. KARTCHEVSKY (éd.), Philosophie, travail, système(s), Hommage à Guy Caire, 2001. B. GUIGUE, Les raisons de l'esclavage, 2002. H. JORDA, Le Moyen Age des marchands, 2002. * Série Clichés Y. GUIHENEUF, Economie et Utopies, du marxisme à l'ultralibéralisme en 31 points, 2002. * Série Cours Principaux S. AÏT-EL-HADJ, Systèmes technologiques et innovation, Itinéraire théorique,2002. J. FAU, Acteurs et fonctions économiques dans la mondialisation, 2002. 306
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