Ph. Gavi, J.-P. Sartre P. Victor
On a raison de se révolter DISCUSSIONS
Gallimard
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Ph. Gavi, J.-P. Sartre P. Victor
On a raison de se révolter DISCUSSIONS
Gallimard
Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous les pays, y compris VU.R.S.S. O Éditions Gallimard, 1974.
Pour la partie qui m'incombe, je dédie ces pages à Hélène Lassithiotakis. J.-P. Sartre.
Une aventure qui commence un certain jour, qui finit un autre, avec des pensées qui ne sont pas toujours les mêmes.,, (Novembre 1972-mars 1974.) PHILIPPE GAVI : Les discussions
ont commencé
en
novembre 1972. Elles se terminent en mars 1974. Pendant cette période de près d'un an et demi, bien des choses se sont passées, bien des événements ont eu lieu. A la relecture du manuscrit, on s'aperçoit que certaines de nos idées ont changé, changé parce que confrontées entre elles au cours de ces entretiens, changé aussi parce que confrontées à ce qui se passait ailleurs, à Lip par exemple. Il est important que chacun d'entre nous fasse le point de son évolution. On peut rappeler qu'à Vorigine de ces discussions, il y a eu la naissance du quotidien Libération, du moins,' ce n'était qu'un projet en hiver 1972. Nous pensions que le journal devrait démarrer le 5 février 1973; en réalité il a démarré le 22 mai 1973. Il s'agissait de trouver de l'argent, et nous pensions donc gagner avec ce
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livre de l'argent qui irait dans les caisses de Libération. C'est pour cela que, personnellement, j'ai accepté, Je précise que, dans ce livre, je ne parle pas au nom de l'équipe de Libération, pas plus que Sartre, Nous avons seulement été mandatés pour exprimer nos points de vue personnels. Tout l'argent ira au Journal qui en a bien besoin. Certes, cela fait drôle de voir trois personnes discuter ensemble et ensuite sortir un bouquin avec leurs noms sur la couverture, mais nous n'avons pas discuté à huis clos. Chacun avait sa * pratique », Et rien n'empêche d'autres, beaucoup d'autres, déformer, eux aussi, des groupes de parole. Il faut préciser aussi que nous ne nous doutions pas que ces conversations nous prendraient tellement à cœur, JEAN-PAUL SARTRE : Je suis tout à fait d'accord avec Gavi sur tout ce qu'il a dit; c'est-à-dire que c'est un de ces cas fréquents en politique où le hasard devient finalement la réalité avec un sens qui va dans la ligne générale que l'on cherche. Par exemple, ici il y avait un sens, qui était Libération, qui était le mouvement mao, et c'est ça que nous avions voulu essayer d'exprimer dans les dialogues; puis peu à peu, le sens de ces dialogues s'est précisé. Finalement c'est parce que nous nous trouvions là, que nous avions une certaine sympathie et une certaine manière de manier les problèmes qui nous étaient propres, que nous avons fait ces entretiens. Ils apparaissaient donc absolument comme une contingence, comme un hasard. Et puis, petit à petit, en fonction du journal qui se développe, en fonction des événements sociaux, on s'aperçoit que cette entreprise simplement hasardeuse est en fait une entreprise qui a un sens. Donc c'est la transformation du hasard en nécessité qui représente l'évolution de ces entretiens. Ce n'est pas ton avis, Victor?
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PIERRE VICTOR : Tout à fait. Moi je peux dire9 peutêtre plus nettement que vous, qu'au cours des entretiens ma position a changé. Ce n'est pas simplement des idées qui ont évolué, mais c'est même ma position : au départ j'ai été, et vous m'avez pris comme un chef du mouvement mao... SARTRE : Nous t'avons pris comme «r venant ici comme chef du mouvement mao »... VICTOR : Oui. Et puis à la fin des entretiens, je ne suis plus tout à fait un chef. En novembre 1972, quand on commence nos entretiens, il y a derrière ce que je dis le mouvement mao, qui a une très riche expérience d'action révolutionnaire et qui a déjà une image assez encombrante; c'est assez normal que cette image encombre tout particulièrement le chef Dans toute la première partie de nos entretiens, vous me provoquez... vous voulez vous placer constamment sur les limites du mouvement mao, 'c'est d'ailleurs ce qui était intéressant, vous m'interpellez sur ce que le mouvement mao n 'a pas fait, n 'a pas pu faire, n 'a pas pensé ou a mal pensé. En particulier, l'interpellation se concentre sur la question de la lutte contre les institutions idéologiques, la question des minorités, des minorités sexuelles, et on peut dire que dans cette première partie des entretiens je suis constamment provoqué. Je pense que cette méthode-là dans nos entretiens a une efficacité certaine. C'est un des premiers facteurs de mon évolution idéologique. J'y insiste : il y a eu une efficacité de V* entretien », à la différence des débats traditionnels où on sort comme on est entré, où les rôles restent fixes. Ce n'est pas du tout le cas. Donc voici pour le premier facteur : les entretiens me font changer d'idée parce que mes interlocuteurs mettent le doigt sur des faiblesses, sur des limites, qui pourraient être corrigées, ou qui ne le pourraient pas.
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L'important c'est qu'elles soient mises en perspective, que l'on puisse voir au-delà. Il y a eu un deuxième facteur d'évolution de cette position du chef politique mao. Ce deuxième facteur, c'est l'évolution du mouvement mao lui-même* Ces entretiens s'étalent sur une période où la contradiction entre l'organisation telle qu'elle est structurée, donc la pensée de l'organisation' et la réalité, s'accentue et va vers un point d'explosion. Autrement dit c'est une * mauvaise année ». Mais on cherche toujours la remise en question. Alors cette contradiction entre l'organisation et le mouvement social, même si elle conduit sur le moment à avoir des positions fausses, finit par provoquer une explosion et un grand ébranlement de la pensée dans son ensemble. L'évolution de cette contradiction est un facteur positif, au bout du compte. C'est le deuxième facteur de mon évolution. Le troisième facteur, je le situe en dernier, mais c'est le plus important : c'est Lip. Je parle de moi, parce que précisément Lip va correspondre à un changement dans ma position; en exposant mes idées sur Lip, je me retrouverai en porte à faux par rapport à la pensée et à l'état du mouvement mao tel qu'il était au moment de Lip, et je vais me retrouver dans une position personnelle d'une certaine manière... pas tout à fait, parce qu'évidemment il y aura encore l'autorité acquise dans l'expérience depuis cinq ans. L'événement Lip, c'est le facteur le plus important. Il y avait certains aspects conservateurs de la pensée marxiste traditionnelle dans mon esprit, que je n'avais pas réussi à remettre en question en Mai 1968; en particulier le gros, massif et redoutable concept d'organisation tel qu'il nous est légué par les prétendus héritiers du léninisme. Je n'avais pas réussi à le remettre vraiment en question en Mai. Tant que la classe ouvrière ne parle pas sur l'organisation, on
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peut toujours être tenté de recourir à un très vieux discours marxiste, très conservateur, on peut prétendre que c'est un discours ouvrier, ce qu'il est en partie, Il afallu cet événement ouvrier, Lip, pour queje remette en question certaines choses, très profondes, sur l'organisation, donc sur la théorie et le pouvoir, je retombe sur mes pieds : denc aussi sur ma position de chef C'est la conjugaison de ces trois facteurs qui provoque mon évolution, du début des entretiens jusqu'à la fin. SARTRE : Très clair. Il faut maintenant que le lecteur soit en mesure de juger la profondeur de nos changements. VICTOR : Est-ce que vous avez changé? CAVI : Ces entretiens se sont déroulés en deux temps : dans un premier temps, deux individus, Sartre et moi, interpellent le représentant d'une organisation dont on se sent proches, tout en restant très critiques. A ce moment-là le mouvement mao existe, on l'interpelle évidemment sur ce qu'il dit et fait, et on s'appesantit surtout sur ce qui nous sépare : des « une M de La Cause du Peuple où il est dit : * La guillotine mais pour Touvier. » Une absence totale de réflexion sur les contradictions au sein du peuple, le manque de transparence de l'organisation. Nous insistons beaucoup sur l'importance des luttes que vous considérez encore comme marginales ou dont vous ne saisissez pas le sens : lutte des femmes, des homosexuels... Nous attaquons votre conception de l'organisation. Sartre explique la nature de ses relations avec le P.C. et avec les maos. Dans un second temps, à partir du printemps, deux choses ont fondamentalement changé : 1) D'abord le mouvement mao pratiquement est à deux doigts de ne plus exister comme tel. Il se déstructure, se dissout. Si bien qu'on se retrouve à trois individus, chacun impliqué de manière différente et
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commune en même temps, dans le mouvement révolutionnaire. Victor n'est plus représentant d'un mouvement. Il apparaît plutôt comme un rescapé. Nous parlons alors beaucoup moins des maos, beaucoup plus du présent et de l'avenir en fonction des événements qui surgissent au fil des jours. 2) Ensuite, Libération paraît et me voilà investi d'une responsabilité quotidienne... VICTOR : ...et du
pouvoir...
CAVI : ...et du pouvoir, oui, c'est vrai, le journal est un instrument de pouvoir. Les rédacteurs, les fabricants, ceux qui font le journal écrivent ce qu'ils voient se passer; ils ont évidemment un pouvoir par rapport à ce qui se passe, un pouvoir politique. Donc la situation est en quelque sorte inversée : au début des entretiens, c'est Victor qui par sa pratique quotidienne a plus de pouvoir politique et vers la fin des entretiens, c'est le journaliste de Libération. J'interpellais Victor. C'est Victor qui va m'interpeller. Sartre, toujours égal à luimême, nous interpelle tous les deux et sans que son nom apparaisse souvent dans le journal, joue cependant un rôle très important dans son évolution car ses critiques se répercutent doublement : à travers Victor, sur les maos qui travaillent à Libération et constituent la moitié de l'équipe. Et sur moi, journaliste de Libération. L'évolution des maos, ou de Sartre, passe alors au second plan. Beaucoup de questions se posent à nous concrètement au journal : réfléchir sur le syndicalisme, réfléchir sur les rapports de forces à l'heure actuelle, sur l'union de la gauche; bref, je me retrouve dans la situation de devoir concrétiser notre réflexion sur l'organisation, l'autorité et4e socialisme. A l'heure actuelle, je pense qu'il n'y a pas de révolution sans un renversement simultané des rapports économiques et des rapports idéologiques. C'est tout l'intérêt et l'ap-
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port de la révolution culturelle chinoise. Anticapitaliste et anti-autoritaire, tel est le sens de notre démarche aujourd'hui, et la réalité de ce qu'on appelle le « gauchisme » toujours à la recherche de son identité propre après cinq années de gestation. Au sein de la gauche, nous sommes minoritaires. Et nous avons les problèmes propres à toute minorité. Imaginons un jour un gouvernement de la gauche; bien évidemment, nous serons minoritaires par rapport à cette gauche, et nous serons donc condamnés à avoir une position soit suiviste, suiviste critique, mais suiviste quand même, soit totalement provocatrice et aventuriste. Ou nous serons des
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pas « travaillé » idéologiquement les classes moyennes, n 'a pu les rallier avec des mesures économiques toujours inadéquates; les classes moyennes ne peuvent alors que se fasciser. Et Vaffrontement inévitable se conclut soit par le fascisme soit par la bureaucratie autoritaire. Si nous ne voulons ni de fascisme, ni de social-démocratie, ni de la bureaucratie autoritaire, nous allons donc nous battre contre la droite, contre le capitalisme, là en faisant front commun avec la gauche, et puis contre la gauche pour renverser les rapports de forces à Vintérieur de la gauche, en y introduisant la lutte contre la division du travail, la lutte contre la hiérarchie, la lutte contre tous les rapports autoritaires. C'est une lutte politique que nous engageons, pas des idées d'intellectuels lancées en l'air. Elle aura des formes d'action qui lui seront propres, des pratiques profondément démocratiques, des espaces en voie de libération où la démocratie directe et le contrôle de tous sur tout s'inscrit concrètement dans la vie de tous les jours : communautés, tribunaux populaires, commissions d'enquête, occupations, presse parallèle, légitimité de l'illégalité, groupes de parole, rotation des tâches, réseaux d'entraide. Et en chaque espace où nous prendrons un peu de pouvoir et ferons l'apprentissage de la démocratie nouvelle, nous poserons la question du pouvoir dans son ensemble jusqu'au jour où nous investirons l'ensemble de l'espace au terme d'une suite d'affrontements auxquels nous nous serons aussi préparés. VICTOR : Toi, Sartre, qu'est-ce que tu as appris dans ces entretiens? SARTRE : J'ai réappris, si tu veux... VICTOR : Une réminiscence, quoi... SARTRE : Oui, réminiscence d'une théorie qui est mienne tout entière, la théorie de la liberté; je pense
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que chaque homme est libre. J'explique à l'intérieur des entretiens ce que je veux dire par là, et jusqu 'à 1968, cette liberté ne m'apparaissait pas très clairement dans le domaine politique, ça je dois le dire, et mes rapports avec le P.C. tentaient plutôt à m'en dégoûter qu'à autre chose. Le P.C. et la liberté, ça ne va pas ensemble. VICTOR : De là Les mains sales... SARTRE : De là Les mains sales; et maintenant je vois, je revois la possibilité de concevoir une lutte politique axée sur la liberté. C'est une chose très importante pour moi de retrouver aujourd'hui ce que je pensais il y a vingt-cinq ans, de le retrouver par différents chemins bien bizarres, bien tourniquants, mais enfin je le retrouve et c'est ce que je dirai. J'ai parlé de la liberté au cours des entretiens, mais nous comptons faire une conclusion à ces entretiens, et je dirai dans cette conclusion le rôle de la liberté dans la pratique actuelle des organisations que nous avons à créer. Donc pour moi, j'ai retrouvé simplement la vérité réaliste en me réapprochant du réel avec vous. Ça me paraît assez important pour un intellectuel qui en général ne connaît plus la réalité, et j'ai constaté avec plaisir que sur cette notion de liberté nous n 'étions pas tellement différents, à la fin. Je pense qu 'au début nous l'avons été tout à fait, mais à la fin des entretiens nous sommes assez voisins sur cette question et ça m'importe, au point que je vous dirai que pour moi le dialogue depuis le début jusqu 'à la fin a été le dégagement de plus en plus précis, de plus en plus progressif de l'idée de liberté; elle ne se voit pas toujours dans les discussions, mais elle a présidé à tout ce que j'ai dit, dans le fond, par sa renaissance et par sa précision. J'ai eu avec toi, Victor, des entretiens sur la liberté plus importants, malheureusement ils ne sont pas
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publiés ici. On ne peut pas dire que la liberté n'ait pas lieu autrement que par son absence dans les entretiens, sauf qu'elle est l'envers de tout ce que j'ai dit. Voilà ce, que je puis affirmer. Dans la mesure où sous d'autres noms que liberté vous êtes assez proches de moi, dans certains domaines, j'ai l'impression que vous êtes assez frappés par ces idées de liberté. C'est pourquoi je proposerais même, quoiqu'en n'y insistant pas pour qu'on le garde, le mot d' «r Entretiens sur la liberté », si ça avait été un tout petit peu plus explicite sur cette question. C'était
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stade de la minorité agissante et la classe ouvrière a pris le relais de la petite bourgeoisie. Il y a un petit Lip dans la tête déplus en plus de gens, dû à révolution des rapports de production, dû aux affrontements...,, dû aussi aux idées qui ont été développées depuis des années dans le mouvement révolutionnaire, mais marginalisées. Ces idées ne sont pas nouvelles, mais elles ont une force nouvelle; elles ont été pendant longtemps soit lefait de groupuscules qui n'arrivaient pas à assumer leur identité, et se groupuscularisaient encore plus, ou se laissaient liquider, soit le propos de quelques intellectuels qui n'avaient pas de rapports avec la réalité, qui étaient coupés de la réalité, dont on étouffait la voix, ou que la bourgeoisie utilisait; aujourd'hui elles prennent une ampleur nouvelle, et c'est pour ça que je pense qu'on est arrivé maintenant à un troisième moment du mouvement révolutionnaire; après le mouvement religieux, après la religion marxiste, la liberté est devenue une pratique quotidienne. SARTRE : // reste à conclure cette introduction. CAVI : Qu'est-ce que tu en penses? SARTRE : Si le lecteur veut vraiment comprendre ce livre, il faut qu'il refasse avec nous le chemin qu'on a fait depuis les premiers entretiens jusqu'aux derniers. Autrement dit, il ne s'agit pas de lire des expériences de quelques personnes dans une île lointaine, dans un continent ignoré, il s'agit de voir des gens qui sont le lecteur lui-même; passer d'une sorte de nécessité de la lutte à l'idée de forme libertaire en liaison avec les luttes présentes. Il s'agit de le faire, parce qu'en lisant, le lecteur se pénètre de nous; c'est plusieurs thèmes en présence, et souvent en compétition qui ont lieu... qui sont trmités dans les entretiens, ce sont des courants d'idées en lui, et ilfaut qu'il le prenne comme ça. Il faut qu'il soit l'idée que défend Gavi, puis l'idée que
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défend Victor, puis Vidée que je défends. Il y a des courants qu'on peut avoir dans Vesprit qui sont contradictoires, et il faut qu 'il voie dans quelle mesure nous nous rapprochons petit à petit vers la fin. Autrement dit, il y a un travail et un temps à utiliser pour lire un manuscrit. Il ne faut pas prendre n'importe quelle page avec l'idée que c'est une page qui dit ce qu'elle dit pour l'éternité. C'est une page qui dit ce qu'elle dit mais qui peut être réfutée à la page 150 ou à la page 200; il faut donc vraiment lire ça comme une temporanéité. C'est ce qui me paraît le plus important dans ces entretiens, et c'est évidemment ce qui se passe dans les conversations politiques ou philosophiques de gens quelconques, qui veulent les avoir, eh bien ils s'installent sur les chaises, et puis ils parlent, et si c'est bien conduit, ça peut les modifier, et ça se saura dans leur dialogue et petit à petit le dialogue prendra une forme temporelle. Nous avons donc ici une forme temporelle, pas une forme écrite avec un monsieur qui a supprimé le temps, fait un ouvrage quelconque, dont il a les principes et les conclusions; mais l'idée est une forme qui se fait dans le temps. Le temps ça compte énormément dans ce livre, le temps où nous commençons en automne 72, le temps où nous finissons : entretemps, le Chili a été victime d'un coup d'État; entretemps, il y a eu Lip et il y a eu bien d'autres choses aussi, la guerre du Moyen-Orient, etc., et tout ça nous a influencés, non pas que nous en parlions toujours mais on sent qu'on est influencés. Il faut donc, si nous voulons absolument que le lecteur prenne ce livre comme cette unité temporelle qu'il est, que nous pensions aux événements qu'il y a derrière; il faut que le lecteur qui lit ça voie les dates, et réfléchisse en se disant, là le Chili ça ne marchait pas, là il y avait la guerre au Moyen-Orient, sur tout cela ils ont d'ailleurs
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des opinions différentes mais chacune de ces opinions est déjà plus ouverte que les opinions qu'ils avaient autrefois. Donc je conseille au lecteur de lire ce livre comme quelque chose qui est un événement, une aventure qui commence un certain jour, qui finit un autre avec des pensées qui ne sont pas toujours les mêmes à Vintérieur du développement temporel mais qui finissent par arriver à la fin à une pensée cohérente qui, elle, demanderait à ce moment-là à être développée dans un
CHAPITRE
I
Compagnon de route du Parti Communiste J'avais affaire à des hommes qui ne considéraient comme camarades que des gens de leur parti, qui étaient bardés de consignes et ainterdits, qui me jugeaient comme compagnon de route provisoire... SARTRE : Je pense qu'il faut commencer à partir de 36. A ce moment-là, je ne faisais pas de politique. Cela signifie que j'étais un intellectuel libéral de cette République des professeurs — comme on nommait parfois la République Française. J'étais entièrement favorable au Front Populaire, mais il ne me serait pas venu à Tidée de voter pour donner le sens d'une décision à mon opinion. C'est peu admissible, si on considère la question rationnellement. Mais, quand l'idéologie s'effrite, il reste des croyances qui donnent des aspects magiques à la pensée : ce qui me restait encore, c'était les principes de l'individualisme; je me sentais attiré par les foules qui faisaient le Front Populaire, mais je ne comprenais pas vraiment que j'en faisais partie et que ma place était au milieu d'elles : je me voyais en solitaire. L'élément positif en cela c'était une obscure répugnance pour le suffrage universel, et l'idée vague qu'un vote ne pouvait jamais représenter la pensée
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concrète d'un homme. Je n'ai compris que beaucoup plus tard ce qui m'a toujours gêné dans le suffrage universel : c'est qu'il ne pouvait servir qu'à la démocratie indirecte, qui est une duperie. Donc je suis resté inactif jusqu'en 39, me bornant à écrire, mais en parfaite sympathie avec les hommes de la gauche. La guerre m'a ouvert les yeux : j'avais vécu la période 1918-1939 comme l'aurore d'une paix durable, et je voyais que c'était en fait la préparation d'une nouvelle guerre. Quant au beau petit atome bien propre que je croyais être, des forces puissantes s'emparaient de lui, et l'envoyaient au front avec les autres sans lui demander son avis. La durée de la guerre, et surtout celle de la captivité en Allemagne (dont je m'échappais en me faisant passer pour civil) furent l'occasion pour moi d'une plongée durable dans la foule, dont je croyais être sorti, et que je n'avais en fait jamais quittée. La victoire des nazis m'avait bouleversé et avait mis en déroute toutes mes idées qui s'inspiraient encore du libéralisme. En outre, un devoir politique était venu nous chercher tous dans le camp de prisonniers : déjà quelques individus, prisonniers comme nous, voulaient organiser pour après un fascisme français; nous étions mis, dès cet instant, en face d'une réalité politique à laquelle nous avions toujours voulu échapper : il fallait combattre nos ennemis allemands et français au nom de la démocratie. Mais celle que nous défendions n'était plus tout à fait la démocratie libérale. Revenu à Paris après neuf mois de captivité, je cherchais — encore convaincu des pouvoirs souverains de l'individu — à constituer un groupe de résistance dont le nom, « socialisme et liberté », marquait assez le souci principal, mais qui n'était constitué, comme beaucoup de petits groupes à l'époque, que d'intellectuels petits-bourgeois. Nous ne fîmes guère de besogne : surtout des tracts. Quand l'U.R.S.S. entra en guerre, nous nous mîmes à recher-
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cher l'alliance avec des communistes. Un d'entre nous prit le contact avec eux à la Faculté — encore les intellectuels. Ceux-là s'adressèrent à de plus hautes instances du P.C. et rapportèrent la réponse : « Pas question de travailler avec eux : Sartre a été libéré par les nazis pour se glisser dans les milieux résistants, et les espionner au profit des Allemands. » Cette défiance des communistes nous écœura, et nous fit mesurer notre impuissance. Nous nous dissolûmes peu après, non sans que l'une de nous fût arrêtée par les Allemands; elle mourut en déportation. Dégoûté, je restai dix-huit mois sans rien faire, professeur au lycée Condorcet. Au bout de ce temps, je fus contacté à mon tour par d'anciens amis communistes qui me proposèrent d'entrer au C.N.E. (Comité National d'Écrivains) qui rédigeait un journal clandestin Les Lettres Françaises, et je faisais le genre de travail qu'on peut attendre d'écrivains soigneusement coupés par le P.C. des masses résistantes et de la résistance armée. C'est donc au début de 43 que commença ma première entreprise commune avec le P.C. Je leur demandai, au départ, s'ils n'avaient pas peur de faire entrer au C.N.E. un espion libéré par les nazis pour donner les noms des résistants. Ils rirent, dirent que c'était un malentendu, et que tout allait s'arranger. Par le fait, il n'y eut plus aucun communiste à- Paris pour colporter des calomnies sur moi. En zone libre, cependant, les communistes faisaient circuler une liste noire d'écrivains collaborateurs, parmi lesquels on avait fait figurer mon nom. Je me fâchai, on m'assura qu'il y avait eu erreur et que la liste ne reparaîtrait plus avec mon nom, ce qui eut lieu, je crois. De cette première entreprise faite avec les communistes, je garde le souvenir de réunions à date fixe chez Edith Thomas. Il n'y a pas grand-chose à en dire, à part la rédaction des Lettres Françaises où je fis quelques articles, et que Paulhan dirigeait; nous ne fîmes rien
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de pratique. J'ai surtout gardé le sentiment qu'on nous isolait. Ce fut surtout sensible pendant les combats de la Libération : beaucoup d'entre nous ayant demandé à y prendre une part active, on nous affecta à la garde de la Comédie-Française qui, bien entendu, ne fut jamais attaquée. On se battit pourtant — pas nous, à qui Ton assigna la fonction d'infirmiers — aux alentours de la place du Théâtre-Français, un seul jour. Au lendemain de la Libération, le P.C. changea complètement d'attitude envers moi : Les Lettres Françaises m'attaquèrent, ainsi qu'Action (moins violemment mais plus insidieusement). J'attribue cette rupture au fait que je commençais à être connu, en particulier comme auteur de VÊtre et le Néant, ce qui ne pouvait que leur déplaire. Un des dirigeants me dit alors que je freinais le mouvement qui entraînait les jeunes intellectuels vers le Parti. Ce fut un moment de véritable confusion : c'était l'époque où je pouvais tirer les conclusions de ce que m'avait appris la Résistance qui, comme chacun sait, avait viré de plus en plus à gauche, et qui, en ce moment même, commençait à être démantelée par de Gaulle. Pour ma part, j'étais devenu socialiste convaincu, mais anti-hiérarchique — et libertaire — c'est-à-dire pour la démocratie directe. Je savais bien que mes objectifs n'étaient pas ceux du P.C., mais je pensais que nous aurions pu faire un bout de chemin ensemble. Cette rupture brusque me déconcerta profondément. Et puis il y avait ma revue, Les Temps Modernes. Elle n'était pas encore militante, mais je cherchais à y mettre au point différents moyens d'enquête, permettant de montrer que tous les faits sociaux reflètent également, quoique à des niveaux différents, les structures de la société où ils se sont produits, et que, à cet égard, un fait divers est aussi significatif qu'un fait proprement politique au sens où on l'entendait
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alors. Ce que je traduirais maintenant par ces mots : tout est politique, c'est-à-dire tout met en cause la société dans son ensemble, et débouche sur sa contestation'. C'est ça, le point de départ des Temps Modernes. Évidemment, cela supposait une prise de position politique (pas au sens où il y a des partis politiques, mais plutôt à celui où il fallait orienter ces enquêtes), et j'avais laissé pour la formulation politique la plus entière liberté à Merleau-Ponty. Il avait pris une position qui était celle de beaucoup de Français, et qui consistait à s'appuyer sur le P.S. et même parfois sur le M.R.P. ', en cette époque tripartiste, pour essayer de se rapprocher des communistes. Par exemple, il jugeait que les droits de l'Homme dans notre république bourgeoise, c'était abstrait et vide, et il comptait sur l'attraction que le P.C. exerçait sur les deux autres Partis pour obliger ceux-ci à leur donner un contenu social. Personnellement je ne faisais pas grand-chose sur le plan politique, mais je l'approuvais. C'était l'attitude de la revue vers 45-50. Le résultat, c'est que les communistes, bien que défiants à l'égard de Merleau-Ponty, le traitaient mieux que moi. Seulement ce type de rapprochement était vicié à la base, puisqu'il supposait le gouvernement tripartiste. Mais la première brèche a été faite lors de la vague de grèves qui entraîna la démission du P.C. du gouvernement. A partir de là, le P.C. revenant dans l'opposition s'est durci, cependant que le P.S., par un mouvement inverse, est devenu somme toute la gauche de la droite, et les gens comme nous qui pensions contribuer à rétablir un pont entre le P.C. et les partis de gouvernement se sont trouvés le derrière entre deux chaises. Notre position était peu tenable. Merleau-Ponty, d'ailleurs, ne concevait de tendre la main au P.C. que s'il était soutenu sur sa droite. Après la rupture, il y avait 1. Mouvement des Républicains Populaires : parti charnière des combinaisons parlementaires de la IVe République.
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trois possibilités : se rapprocher du P.C., se rapprocher des partis P.S.-M.R.P. qui gouvernaient, abandonner la politique. D'autant que vers cette époque, il y a eu un premier casse-gueule sérieux, je veux dire la guerre de Corée... Merleau-Ponty a été très secoué, il m'a dit : « Les canons parlent, nous n'avons plus qu'à la boucler. » Il tenait pour vraies les informations des agences américaines, avait pris ses distances avec le Parti et choisi la seconde solution. Il ne cessa dès lors de s'éloigner de nous. Moi, cependant, j'avais choisi la première : je mettais en doute les nouvelles qu'il prenait au sérieux. Surtout, je considérais à l'époque que le P.C. était le représentant organique de la classe ouvrière. De fait, il ne semblait y avoir que lui à gauche; je ne me rendais pas compte que le centralisme démocratique et la structure hiérarchique de l'appareil du P.C. ne faisaient qu'un : même s'il recueillait les voix et les adhésions des ouvriers, sa politique n'était jamais décidée à la base, mais en haut. Il fallait encore que le rapprochement avec le P.C. fût possible. Il ne voulait justement pas en entendre parler; c'est que, dans les années précédentes, j'avais adhéré au R.D.R., rassemblement fondé par Rousset. Merleau n'y est pas venu tout de suite, et n'y a adhéré par la suite que pour ne pas m'abandonner. Cela a été ma première démarche politique, et je dois avouer qu'elle n'était pas heureuse. Le Rassemblement ne voulait pas que ses adhérents fussent uniquement des sans-partis, il souhaitait que des communistes et des socialistes vinssent à nous, sans cesser pour autant d'être militants au P.C. ou au P.S. C'était une grosse connerie. Tant que nous n'étions, Merleau-Ponty et moi, qu'aux Temps Modernes — revue lue par 1 0 0 0 0 personnes —, nos critiques ne gênaient pas les communistes, elles avaient même l'intérêt de n'être inspirées par aucun parti. Ils acceptaient même parfois d'y répondre. A partir du moment où nous préten-
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dions, au R.D.R., recruter leurs militants (en acceptant, bien sûr, qu'ils demeurent communistes, mais c'était une simple clause de style), le P.C. se mit à tirer sur nous à boulets rouges. Nous n'étions pas très nombreux, peut-être de 1 0 0 0 0 à 2 0 0 0 0 . N'importe, c'était un embryon de parti, on nous attaqua comme tel. En fait le R.D.R. ne sortit jamais de cette première phase. Nos idées étaient fort vagues : en gros, il me semble, c'était une nouvelle version de cette troisième force que tant de gens voulaient créer en France. Nous voulions tenter de pousser notre Gouvernement à se joindre à d'autres Gouvernements européens, pour tenter d'être une médiation entre l'U.R.S.S. et les U.S.A. VICTOR : Il y avait des ouvriers là-dedans? SARTRE : Quelques-uns. Pas beaucoup. Je les ai connus au Congrès qui a, plus tard, enterré le R.D.R. En vérité, tout a tourné très mal au bout d'un an, quand nous avons constaté que nous n'avions plus d'argent. Rousset a dit : il faut en demander aux syndicats américains. Et il est parti en Amérique, d'où il est revenu en rapportant quelques sous, effectivement, et la demande de réunir des gens de différentes nations à Paris, en une sorte de discussion internationale, qui doublerait le Congrès du Mouvement de la Paix, d'inspiration communiste, qui venait de se tenir à Paris. Cette discussion a eu lieu; on a surtout parlé de la guerre qui allait venir. Non pour l'éviter : pour énumérer les moyens de la gagner. Les Américains avaient envoyé des anticommunistes bien connus, par exemple Sidney Hook. Des gens firent l'éloge de la bombe atomique. Merleau-Ponty, Richard Wright et moi, comprenant qu'on nous avait eus, avons refusé d'aller à cette réunion, et réclamé la convocation d'urgence d'un Congrès qui s'est tenu à Paris, un mois plus tard. Ce congrès a été très violent : les gars, d'anciens communistes, des trotskystes, reprochaient à Rousset
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ses engagements pris aux U.S.A., et la réunion pour la paix — en fait belliciste — qui avait eu lieu. Le R.D.R. s'est décomposé. Il y avait une forte majorité qui voulait travailler avec les communistes, et une petite minorité pro-américaine. On n'a plus parlé de lui après ce Congrès. Pendant ce temps, je méditais sur ce que je ferais en cas de conflit entre Américains et Soviétiques. J'ai dit que le P.C. me paraissait représenter le prolétariat. Il me paraissait impossible de n'être pas du côté du prolétariat, en tout état de cause. Au reste, la récente histoire du R.D.R. m'avait instruit. Un micro-organisme qui avait des aspirations à jouer le rôle de médiateur se décomposait rapidement en deux groupes : l'un proaméricain, l'autre pro-soviétique. Devant les menaces de guerre qui, vers 50-52, semblaient à tous grandir de jour en jour, il me paraissait que ce seul choix était possible : U.S.A. ou U.R.S.S. Je choisis l'U.R.S.S. C'était un choix dominé par les problèmes internationaux, mais surtout motivé par l'existence du P.C. qui me semblait, comme à tant de gens, exprimer les aspirations et les exigences du prolétariat. Ce fut l'époque de la visite du général Ridgway à Paris, de la manifestation violente que cette visite provoqua (manifestation P.C.), et de l'arrestation de Duclos. L'anticommunisme de notre gouvernement se manifesta à l'occasion de l'affaire des pigeons-voyageurs. Mon indignation fut telle que j'écrivis alors trois articles intitulés « Les communistes et la Paix » qui parurent dans Les Temps Modernes, et où je me déclarais compagnon de route du P.C. Quand j'y pense aujourd'hui, je pense que je fus poussé à les écrire par la haine du comportement bourgeois plus que par l'attirance qu'exerçait sur moi le Parti. En tout cas, le pas était sauté. Quelques temps plus tard, le Parti délégua chez moi Claude Roy, encore communiste, et un autre intellectuel dont j'ai oublié le nom (ils vont toujours par
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deux, comme les flics) pour me demander de me joindre à un groupe d'intellectuels (communistes et noncommunistes) qui demandaient l'élargissement d'Henri Martin '; un jeune marin qui avait fait à Toulon de la propagande contre la guerre d'Indochine... J'acceptai; nous fûmes nombreux à participer à la rédaction d'un livre qui donnait un compte rendu des activités d'Henri Martin et des manœuvres répressives du Gouvernement. Je me chargeai de rédiger cette partie polémique. D'une certaine manière, c'était une critique bourgeoise du Gouvernement bourgeois : je lui reprochais d'avoir violé la légalité bourgeoise. Disons, si l'on veut, que c'était l'acte de rupture d'un bourgeois avec sa classe. Je vis Farge chez le docteur Dalsace, il m'invita à Vienne où devait se tenir le prochain Congrès du Mouvement de la Paix. Je devenais compagnon de route des communistes, ce qui entraîna de nouvelles ruptures, en particulier avec la gauche libérale (brouille avec L'Observateur, avec Le Monde, etc.). MerleauPonty a quitté la revue, me laissant avec une nouvelle tâche, la tâche politique, pour laquelle j'étais aidé par une nouvelle équipe (Péju, Lanzmann, etc.) qui était beaucoup plus jeune, et qui souhaitait un rapport de compagnonnage critique avec le P.C. A ce moment-là (52), et jusqu'en 56, j'ai fait une nouvelle expérience, plus complète, du travail avec les communistes. La première chose que j'ai notée, c'est leur correction rigide pour observer les accords. Tu n'es pas du Parti, mais tu es d'accord avec lui pour telle démarche. Ça se passe comme si tu avais signé un contrat : tu t'engages à faire quelque chose pour l'intérêt commun, eux s'engagent à t'aider à le faire — et ils le font dans la mesure du possible. En même temps, sur tous les autres points où tu n'es pas d'accord avec eux, il est entendu 1. Militant communiste, arrêté pour son opposition à la guerre d'Indochine.
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qu'ils ne t'attaqueront pas, et ils ne le font pas. VICTOR : Ils sont loyaux alors? SARTRE : Oui. Mais c'est une lourde machine. Il y a de temps en temps des bavures. Par exemple, pour l'affaire Henri Martin, nous avons demandé qu'une délégation, dont je faisais partie, soit reçue par Vincent Auriol, alors président de la République. Il répond — à moi — qu'il ne recevra pas la délégation, mais qu'il veut bien me recevoir. Comme notre groupe tout entier était engagé par mon acceptation ou mon refus, je ne pouvais décider seul. Je téléphone au docteur Dalsace, et lui demande de consulter de plus hautes instances du P.C. Il le fit, et me rappela peu après : il fallait que j'y aille. Mieux valait quelqu'un à la Présidence que personne. J'y vais donc, sans résultat, comme tu penses. Et le lendemain je lis dans L}Humanité que Vincent Auriol n'avait pas reçu des écrivains et intellectuels honnêtes, et qu'il avait préféré recevoir un personnage louche (moi). J'ai reçu des tas d'excuses. Les courroies de transmission n'avaient pas fonctionné, etc. J'ai encaissé. De fait, ces bavures-là sont sans importance. Elles te montrent tout de même que les militants, tant que dure leur contrat, conservent de toi l'opinion qu'on leur a donnée précédemment. Dans l'ensemble, ils la cachaient, c'est tout. Pour eux, j'étais une ordure, on m'utilisait pendant quelque temps, et, pendant ce temps-là, on n'en parlait pas. C'est ce qui régissait mes relations avec eux. D'abord ils n'acceptaient pas le compagnonnage critique : pourquoi les aurais-je critiqués, puisqu'ils ne me critiquaient pas? Pour la même raison, nous n'avions aucun rapport avec les ouvriers communistes. Or, si tu te mets en rapport avec le plus grand parti ouvrier de France, comme on disait à cette époque, c'est tout de même que tu veux entrer en contact avec des ouvriers. Tu voyais des intellectuels communistes — ou ce que j'appellerais des bourgeois communistes — ou des responsables du Parti, des ou-
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vriers rarement, ou alors triés sur le volet comme au Congrès de Vienne. Ces ouvriers-là, on leur avait donné de la méfiance envers nous. Ils commençaient en disant : « moi qui ne suis pas un intellectuel, qui suis un travailleur manuel », etc., et continuaient un petit discours terriblement intellectuel! C'est là que j'ai commencé à comprendre que cette division entre manuels et intellectuels, ça n'avait pas grand sens, en dehors du point de vue professionnel, et qu'il fallait trouver des moyens pour qu'elle finisse par disparaître aussi du point de vue professionnel. La conséquence de cette méfiance, c'est qu'on nous traitait en potiches. On nous asseyait sur des chaises, derrière une table, sur une estrade. Nous y allions d'un petit discours, nous nous rasseyions, et c'était tout. Ou alors, on signait un manifeste. VICTOR : Est-ce que le contrat était toujours respecté? SARTRE : Oui, à part les bavures, toujours. Mais tu comprends, ce n'est pas là le problème. Bien sûr, on ne parlait pas de ce qui divise, mais de ce qui unit. Seulement, si tu vois ce que je veux dire, c'est le contraire de la réciprocité... Et j'entends bien qu'elle est toujours difficile entre un homme qui représente un parti, et un autre qui ne représente que lui-même. Mais, chez eux, c'était systématique. Il y avait la défiance, soit. Mais pas seulement ça : j'avais affaire à des hommes qui ne considéraient comme camarades que des gens de leur parti, qui étaient bardés de consignes et d'interdits, qui me jugeaient comme compagnon de route provisoire, et qui se plaçaient par avance au moment futur où je disparaîtrais de la mêlée, repris par les forces de droite. Pour eux, je n'étais pas un homme à part entière, j'étais un disparu en sursis. Aucune réciprocité n'est possible avec des types comme ça. Ni de critique mutuelle, ce qui serait pourtant bien souhaitable. On ne me demandait rien de plus que ce que je m'étais engagé à faire, mais jamais il n'était question d'un
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accord qui aurait pu aller plus loin. Je parlais dans les meetings, oui. Et les gens qui m'écoutaient pensaient : c'est Sartre, un ami du P.C. Mais il me revenait de tous les côtés que les militants dans les cellules pensaient m'utiliser, sans m'accepter. VICTOR : Tu étais un allié malodorant. SARTRE : Malodorant, c'est ça. VICTOR : Est-ce que tu as continué à écrire ce que tu voulais? SARTRE : J'ai tâché de le faire. J'ai voulu continuer, envers et contre tout, le rôle de compagnon critique. J'ai écrit contre Kanapa, dans Les Temps Modernes. Et aussi quand ils ont cassé la gueule à Lecœur, qui avait quitté le Parti. Ou encore à propos du livre de Hervé qui avait fait beaucoup de bruit. VICTOR : Mais c'était un beau salopard, Lecœur. SARTRE : Peut-être, mais je ne pense pas que ce soit un procédé pour un parti ouvrier d'envoyer un commando casser des gueules dans un meeting d'ouvriers. VICTOR : C'était un meeting d'ouvriers que Lecœur tenait? SARTRE : Oui. C'était dans le Nord, il parlait à des ouvriers du rassemblement socialiste. Remarque, ce tiraillement est particulier au P.C. français. J'ai rencontré des gens d'autres P.C., en Italie, par exemple. Le Parti italien est, au fond, assez dur, mais il est plus ouvert. Ses membres gardent la possibilité d'avoir des amitiés avec des non-communistes. A éclipses d'ailleurs. Quand j'étais mal avec le P.C. français, ils me disaient juste « bonjour », en passant, quand ils me rencontraient. Mais, dès que je me rapprochais du P.C. français, je retrouvais mes amis italiens, qui avaient certainement beaucoup de largeur d'idées. La veille de l'intervention des troupes russes à Budapest, j'ai passé la soirée à Rome avec un communiste italien. Il était désespéré, et nous avons pu parler sans contrainte, dans la réciprocité. Le P.C. français, c'est très parti-
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culier. Il me paraît très grandement atteint par la « maladie de la pensée ». C'est très souvent une pensée par analogie, ou, si tu veux, par amalgame. L'autre jour, à la télé, Duclos a pris à partie Lecanuet. Bon, le programme des réformateurs est mauvais : c'est donc le programme qu'il faut attaquer. Au lieu de ça, il procédait par insinuations. Par exemple, il lui disait : « Vous voulez être ministre, bien sûr. » Moi, auditeur, j'ignore si Lecanuet veut être ministre, et d'ailleurs je m'en moque. C'est son programme qui m'importe. Duclos n'en dit pas un mot. Par contre, il attaque J.-J. S.-S. qui n'est pas là pour répondre, et, des fautes de J.-J. S.-S., il laisse entendre que Lecanuet son allié d'aujourd'hui est responsable. Tout ça, ce n'est pas de la pensée, c'est si l'on veut de la rhétorique. Vous voyez comment, à partir des à-peu-près de cette pensée bafouillante, on arrive tout naturellement à la calomnie. De 45 à 52, la calomnie était le procédé le plus utilisé par le P.C. Le plus bel exemple, c'est Nizan. On sait qu'il a quitté le Parti en 39-40, aussitôt on apprend qu'il est un traître : à preuve qu'il y en a un, Pluvinage l , dans un de ses romans. D'ailleurs, il émargeait au ministère de l'Intérieur, on y avait vu sa signature (...d'un autre écrivain, qui était en effet sorti du Parti : « il était bien obligé de faire ce que la Police voulait, il avait épousé une putain qui avait été en carte »). Marty, il espionnait les révolutionnaires dès l'époque de la mer Noire. On vivait dans une atmosphère empoisonnée de pensées qui ne résistaient pas à l'examen, mais qu'ils se gardaient bien d'examiner. C'était putride, et l'on n'était jamais sûr qu'ils n'étaient pas en train de nous calomnier dans quelque coin. (Novembre 1. Personnage du roman de Nizan : La Conspiration.
1972.)
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CHAPITRE
II
La paranoïa dans les institutions L'institution devient sa propre fin, sa propre morale. Elle représente l'avenir. Elle est le devenir. Tout ce qui s'oppose est ressenti comme une provocation, comme profondément immoral, puisque l'institution est la moralité... VICTOR : A travers ce que tu racontes, on voit bien à quel point vous étiez dominés par la pensée politique du P.C. Or, dès la résistance, tu essaies de penser le rapport : socialisme et liberté; tu es porté à penser les termes de la démocratie directe, d'une nouvelle relation entre l'individu et le groupe. Donc, vous avez de quoi définir une pensée différente, à première vue. Pourquoi donc cette incessante médiation par le P.C.? Autrement dit : pourquoi ne cherchiez-vous pas le contact direct avec les ouvriers? SARTRE : D'abord, à cause des difficultés qu'il y avait à rencontrer des ouvriers en dehors du P.C. Tous les ouvriers n'étaient pas communistes. Et il y avait peu de trotskystes, dans les milieux que je fréquentais. VICTOR : Au même moment, il y a chez des ouvriers communistes ou influencés par le P.C. une opposition, confuse bien sûr, à l'orientation du P.C. N'y avait-il pas la possibilité d'une jonction entre les intellectuels critiques et certains ouvriers? SARTRE : Il aurait fallu que l'époque soit autre,
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comme en 68 par exemple. Entre 45 et 50, la classe ouvrière était fascinée par le P.C., le parti des héros, le parti des fusillés. Et nous, ça nous allait bien, puisque nous étions des intellectuels classiques. Nous n'étions pas ennemis des théories de Lénine dans Que faire? : la pensée, c'était notre boulot. Nous trouvions naturel que des militants professionnels « fassent penser » la classe ouvrière. En sorte que le Parti nous semblait avoir dégagé, resserré, systématisé la pensée du prolétariat. Tu sais que je pense le contraire aujourd'hui. Mais, à l'époque, nous n'étions pas loin de croire que la pensée du Parti, malgré certaines déviations, était la pensée mise en forme de la classe ouvrière. Je n'avais pas — ni Merleau-Ponty ni d'autres avec moi — compris qu'un appareil a la pensée de ses structures, et que les structures du Parti, ossifiées, bureaucratisées, fortement hiérarchisées, produiraient des pensées hiérarchiques et bureaucratiques parfaitement opposées à la pensée populaire. Mais, puisque celle-ci ne se revendiquait pas elle-même, ne s'arrachait pas au collimateur du Parti, que pouvions-nous faire? Il aurait fallu un mouvement à la gauche du Parti. VICTOR : N'y avait-il pas aussi l'idée d'une division « naturelle » entre intellectuels et ouvriers? Vous ne critiquiez pas la division du travail, de ce point de vue? SARTRE : Je pense qu'il y avait de ça, qu'on n'avait pas assez réfléchi là-dessus. Ou plutôt, je te dirai que la situation de l'immédiat après-guerre ne permettait pas d'y réfléchir, mais que c'est ça mon évolution, et celle de beaucoup d'autres. On a mis près de trente ans à comprendre. A l'époque, le Parti, seul à gauche, faisait fonction à la fois de mouvement de gauche et, en apparence, de mouvement gauchiste. Voilà comment j'ai envisagé les choses jusqu'à Budapest. A ce moment-là, j'ai rompu avec mes amis d'Union Soviétique et avec le P.C. français. Mais pas pour les raisons
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qu'on vient de dire. En gros, j'ai cru vers 50-52 que TUnion Soviétique voulait sincèrement la paix. Et puis en 56, j'ai compris qu'ils avaient soumis militairement et continuaient de soumettre les pays d'Europe centrale, politiquement et économiquement. Cette dictature impérialiste n'avait rien de commun avec les relations normales des pays socialistes entre eux. Tu vois, il y avait peu de rapports entre cela, et la situation intérieure française. Plus tard, je me suis un peu rapproché du P.CF. à cause de la guerre d'Algérie, mais ça n'a jamais bien marché. Je suis retourné plusieurs fois en U.R.S.S. pourtant. Et puis, après l'invasion de la Tchécoslovaquie, ce fut la rupture définitive. J'ai fini par comprendre deux choses qui sont étroitement liées : la maladie de la pensée dans le Parti, ça pouvait s'appeler manichéisme ou paranoïa; d'autre part, l'attitude du Parti pendant la guerre d'Algérie, au moment du coup d'État de de Gaulle, et plus tard sous le règne gaulliste et en Mai 68, m'a prouvé que ce parti révolutionnaire était bien décidé à ne pas faire la révolution. Ma rupture avec le P.C. a été définitive en 68, d'abord à cause de son attitude en Mai, et puis lors de l'entrée des troupes soviétiques en Tchécoslovaquie. Notez que cette paranoïa n'existe sous cette forme virulente que dans le communisme français. Je ne l'ai pas rencontrée dans le P.C. italien. Cela tient, je pense, à ce que le P.C.I. est entré tout de suite dans la clandestinité, et que beaucoup de ses membres totalisent à eux tous un nombre impressionnant d'années de prison. Dans la clandestinité, ils n'avaient que peu de rapports avec les Russes. Ils se sont constitués avant tout comme les membres d'un parti clandestin, qui luttait contre la dictature en son pays. Pendant toute la période du fascisme, l'évolution du P.C.I. a été radicalement autre que celle du P.C.F. Ils ont commencé par l'expérience d'une révolution ratée. Ensuite celle de la clandestinité et de la prison. Toutes expériences
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qui ont manqué — sauf entre 39 et 45 — au Parti Communiste français. CAVI : Le fascisme de Mussolini avait une base populaire. Le mouvement fasciste n'a-t-il pas attiré une foule de gens qui, en d'autres circonstances, seraient rentrés dans le mouvement communiste? SARTRE : Sûrement. De même, le mouvement nazi. CAVI : Seulement, en France, nous n'avons pas eu le développement d'un mouvement fasciste de telle ampleur. SARTRE : Sans doute. Et la paranoïa me paraît correspondre davantage au développement d'un parti souvent haï, mais non clandestin. Les militants du Parti sont, en effet, entourés de toute part par des gens qui ne sont pas des militants du Parti. Ils sont perpétuellement isolés les uns des autres, séparés par la foule. Pour maintenir la dureté du Parti, en l'absence de contacts réels, il faut se durcir encore, repousser a priori tous les autres, n'avoir confiance que dans le Parti. On développe en eux des idées frustes d'orgueil et de persécution qui conduisent justement à la paranoïa. On a créé ainsi un certain type de militant communiste, bardé de consignes et d'interdits, colportant des'histoires manichéistes et ingénues, que d'autres communistes leur ont racontées. On ne peut même pas dire que ce type-là ment; ou plutôt, il ment, mais il croit ce qu'il dit. VICTOR : Prenons un exemple actuel de la paranoïa du P.C. : son attitude lors de l'assassinat de Pierre Overney. L'assassinat fait partie d'un complot commun des gauchistes et du pouvoir. Un an auparavant, le P.C., à propos de la grève des O.S. au Mans, disait de la « spontanéité ouvrière » qu'elle était un complot. Le fond de l'affaire, de la paranoïa, n'est-il pas à chercher de ce côté : la pensée ouvrière, c'est la pensée du P.C. Toute pensée ouvrière autre, « spontanée », ou « gauchiste », est nécessairement pensée dirigée contre le
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P.C., fabriquée pour s'opposer au P.C. : un complot. Ce que le P.C. rejette, par le moyen de sa paranoïa, c'est l'idée que les ouvriers produisent une pensée autonome. Une question, Sartre : au fond, vous, les compagnons de route, n'adoptiez-vous pas le même postulat : les ouvriers ne pensent pas? SARTRE : Non. Et au départ, c'est une des idées qui m'ont le plus choqué dans le Parti : l'idée que des militants professionnels doivent former la pensée des ouvriers, parce que les masses spontanément arriveraient à peine à concevoir un réformisme. Cela supposait une conception enfantine de la pensée, qui s'opposait parfaitement à la mienne, selon laquelle pn pense avec les mains, avec l'œil. La pensée est un moment de la praxis, et les spécialistes de la pensée (militants professionnels) ne peuvent que l'en détacher, l'abstraire, et la transformer en idéologie du prolétariat. Mais tu as certainement raison en partie. Effectivement, d'une autre façon, nous étions tentés de prendre l'idéologie du P.C. pour la pensée ouvrière, parce que, à l'époque, en 50-55, il n'y en avait pas d'autre. VICTOR : Mais si; il y avait une pensée ouvrière autonome, à l'état latent, très dispersée. SARTRE : Comment l'aurions-nous su? Il aurait fallu que nous soyons déjà un groupe d'intellectuels, d'ouvriers, d'hommes politiques... VICTOR : Au départ, nous étions bien un petit groupe d'intellectuels. SARTRE : Vous étiez dans une autre situation. Tu récris l'histoire, si tu supposes que l'on aurait pu en 50, penser comme en 68. En 68, il y avait eu la Révolution culturelle chinoise. D'autre part, ici, il y avait le gaullisme, dont la population commençait à avoir nettement assez, et que le P.C., assez sottement, se débrouillait pour soutenir indirectement. Il y avait, depuis 65, un violent malaise étudiant. Dans notre cas,
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on ne demandait qu'une chose, je te l'ai dit, c'était se rapprocher des ouvriers, sans intermédiaire. Mais, si tu crois que c'était possible, tu ne comprends pas la situation, ni ce qu'était le P.C. à l'époque. C'était trop tôt. T'es-tu demandé pourquoi des gens qui étaient gauchistes dans le P.C., et qui étaient exclus pour une attitude de gauchiste, on les retrouvait ensuite à droite du P.C., au P.S. ou pis? Parce qu'il n'y avait rien à gauche du P.C. A l'époque, la situation était bloquée. La classe ouvrière était en reflux, jusque vers 65, et le P.C. se durcissait et se bloquait. Nous avions le sentiment d'assister à une défaite de la classe ouvrière et du P.C. VICTOR : Bien. Alors en quoi la pensée du P.C. a agi sur ta propre pensée? SARTRE : Elle m'a fait réétudier le marxisme. La pensée marxiste n'est pas absente du P.C., même si elle est déviée. Les communistes enseignent un certain marxisme : quand ils parlent de la valeur d'usage, de la valeur marchande, ou de la plus-value, ce qu'ils disent est à peu près exact. J'ai commencé à sortir de ma névrose propre qui consistait à faire mon salut par l'écriture. Ils m'ont appris qu'écrire était une fonction comme une autre. Du coup, j'ai commencé à écrire Les Mots, où j'essaie de dire ça noir sur blanc : un intellectuel classique — je l'étais encore — met dans un livre tout ce qu'il apprend. Revenons à la paranoïa. Pourquoi est-ce une nécessité du Parti que de réagir à tout événement, ou toute séquence historique, par des pensées de paranoïaque? Pourquoi fallait-il pour le P.C. que des forces impérialistes soient entrées à Budapest, alors qu'on n'en a pas pu trouver? Pourquoi, à Prague, ont-ils caché des armes à Karlovy-Vary, qu'ils ont, bien entendu, découvertes ensuite, et qu'ils ont dit avoir été déposées là par des ressortissants de l'Allemagne de l'Ouest. Pourquoi, dans les deux cas, n'ont-ils pas pu
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reconnaître tout simplement que les ouvriers et les intellectuels ne pouvaient plus supporter la situation, et qu'il fallait la transformer? D'autant que c'est ce qu'ils ont fait en Hongrie, après que Kadar eut pris le pouvoir. Y avez-vous réfléchi? GAVI : Et pourquoi retrouve-t-on cette « paranoïa » dans la plupart des institutions? L'Église, par exemple. Quoi de plus paranoïaque que l'Inquisition? SARTRE : Oui. Mais il n'y a plus d'Inquisition aujourd'hui, et l'Église renferme plus d'un mouvement contestataire. Le P.C. lui, existe depuis un peu plus de cinquante ans : c'est un parti encore très jeune. On peut facilement remonter à ses origines. Or, il semble bien que les P.C. nationaux sont apparus dans différents pays, et, par exemple, en France pour faire avaler aux masses révolutionnaires le fait — vrai ou faux, nous en reparlerons — que la révolution n'était pas pour demain. Autrement dit, le P.C.F. n'est pas un parti révolutionnaire. C'est un parti qui fait prendre patience, parce que la révolution est différée selon lui, sine die. Quand donc le Parti français a-t-il dit : allez-y, les gars, on la fait? Jamais. Il disait : elle est faite en U.R.S.S., voyez comme c'est beau là-bas. C'est tout. Le seul qui ait déclaré dans un meeting : « nous verrons le socialisme de nos yeux », c'était Lecœur. On sait ce qui lui est arrivé. Effectivement les P.C. se sont constitués après la guerre de 14, dans une période de reflux de la classe ouvrière. En France, par exemple, la Révolution telle que le Parti la concevait n'était pas possible dans les années de l'après-guerre. Et puis, c'était les années où commençait le conflit Staline-Trotsky. Staline disait : « La Révolution se fera dans un seul pays. » Cela voulait dire que l'U.R.S.S. se servirait des prolétariats occidentaux, mais ne se compromettrait pas en les aidant à renverser les régimes bourgeois. Pour Trotsky, au contraire, la Révolution devait se faire partout. L'U.R.S.S. ne
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pouvait tenir qu'en aidant les prolétariats étrangers. C'est Trotsky qui a perdu. Cela conduit donc — mettons le P.CF. — à une drôle de situation : on doit dire en même temps : a notre seul but est la Révolution, parce que d'elle seule peut naître la société sans classe » et « la Révolution ne peut pas se faire pour l'instant, ni dans un avenir prévisible ». D'un côté, ils rejettent les réformistes : si les réformes réussissaient, elles rendraient la société plus supportable, sans toucher aux problèmes de fond. Pour eux, la société capitaliste est un enfer, dont on ne peut sortir qu'en la détruisant. De la théorie de la paupérisation absolue, qui est une idée absurde, il suffit, pour voir sa niaiserie, de comparer le mode de vie des ouvriers en 1848 à celui des ouvriers en 1972. Donc le P.C. ne peut pas être réformiste, et il ne peut — mais par en dessous, en se cachant par exemple derrière le Parti Socialiste — être que réformiste ou ne rien faire du tout. CAVI : Oui, et le rôle de toute organisation qui s'institutionnalise est de différer. Surtout maintenant, où l'on croit de moins en moins au paradis ou à la terre promise. Alors les hommes se retrouvent coincés dans leur existence, obligés d'accepter ce qu'ils pressentent pourtant inacceptable : la vie, le travail, les rapports affectifs... Chacun de nous est partagé entre deux désirs, le désir d'accepter, de subir, et le désir de ne pas accepter, de refuser; les contraintes extérieures nous forcent à subir, mais le désir contraire se développe en même temps, jusqu'au moment où, devenant très aigu, pour une raison ou une autre, le plus souvent très anodine, très banale, il y a éclatement et refus d'accepter. Les institutions ne sont qu'une manifestation sociale du désir — qui est aussi une contrainte d'accepter. Ce que tu dis du P.C. vaut pour toute institution : 1° ce qui ne peut être réalisé maintenant l'a été mais autre part, au Royaume des Cieux, en U.R.S.S., en Chine; 2° attendez, on ne peut tout faire
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maintenant, on le fera demain. Autrement dit, l'inexplicable sera compris et résolu plus tard. L'institution sert à bloquer le désir des gens de réaliser quelque cbose aujourd'hui, maintenant. Pour cela, elle intériorise le désir de changement, elle s'y substitue, elle est le changement. Cette substitution est banale. Combien de couples s'aiment? Bien peu. Mais aux rapports amoureux se substitue tout un apparat, une cérémonie : les noces, le mariage, le banquet, toujours les noces, d'argent, d'or, les repas du dimanche. Une personne meurt? Combien de gens sont réellement affectés? Heureusement, il existe le deuil pour remplacer le chagrin : le dais noir, l'enterrement, les habits noirs, le crêpe, les poignées de main, voire même le mausolée, le Panthéon. Très souvent, j'ai été frappé par la joie des foules au moment d'un drame, le C.E.S. Édouard-Pailleron, par exemple; enfin, il se passe quelque chose. Tout le monde est excité. On pose pour la presse. Et puis, dès que le reporter s'approche, le visage se ferme, devient douloureux. Approche l'enterrement, la foule se tait, se met en deuil comme si on lui avait appris à bien se tenir, comme si elle reconstituait une vieille cérémonie ponctuée par des rites. Les parents, alors, regardent avec sévérité leurs enfants, le plus souvent leur tiennent la main, et exigent qu'ils restent cois. Le Parti Communiste ne fait pas autrement : son imposture est normale, banale. Hier, Victor, tu as employé une expression que je trouve monstrueuse : « la pensée autonome de la classe ouvrière ». Tu confonds classe et pensée d'une classe. Toute classe produit des idées propres, mais la classe ouvrière est soumise aux idées dominantes. Elle n'a pas une pensée autonome. Politiquement, elle a même sa droite, sa gauche et son centre. Son rôle historique se déduit de l'évolution des rapports de production et du capitalisme, non d'une morale en soi, naturelle. Chaque fois que je lis La Cause du Peuple,
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j'ai l'impression que, pour vous, tout ce qu'un ouvrier dit est juste. C'est de la prestidigitation. De la pensée religieuse. Dans le premier manifeste de Libération, en octobre 1972, vous avez d'ailleurs écrit, sans tiquer ;
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dans un commissariat de Versailles (décembre 1972). Il y a eu le samedi suivant une manifestation assez dure. Les gars se sont fait casser la gueule en bon nombre. Il y avait des immigrés, et des intellectuels français. Pourquoi? Il n'était pas question de ressusciter Diab, ni de servir aucun intérêt. Ils sont allés là-bas parce qu'ils trouvaient le meurtre trop dégueulasse. Et ceux qui manifesteront le 20 janvier contre l'ambassade des U.S.A. n'auront pas non plus d'intérêt immédiat à défendre : on fait appel à l'indignation morale qu'ont soulevée en eux les bombardements de Haiphong et de Hanoï. Vous, les maos, n'avez pas expliqué ce qu'est la force morale. Mais vous l'avez constatée, et vous savez vous adresser a elle. CAVI : Et s'explique alors la théorie communiste du complot. A un moment de non-évolution, l'institution devient sa propre fin, sa propre morale. Elle représente l'avenir. Elle est le devenir. Tout ce qui s'oppose est ressenti comme une provocation, comme profondément immoral, puisque l'institution est la moralité. Comme contre-révolutionnaire, puisqu'elle est le devenir révolutionnaire. SARTRE : D'accord.
CAVI : Le Parti réduit alors la Révolution à des formules consacrées, des cérémonies... Le Parti, comme l'Église, comme d'autres institutions, devenu sa propre fin permet aux gens qui voudraient transformer leur vie et ne le peuvent pas du jour au lendemain d'intérioriser cette transformation dans leur appartenance au Parti. SARTRE : Un exemple : une revue littéraire dés avant 68 a eu besoin d'un alibi politique. Cela a signifié, pour ses collaborateurs, participer à des cérémonies qui donnent un vague arrière-goût révolutionnaire, impossible à localiser nettement, à leurs recherches sur le langage. Us se sont d'abord rapprochés du P.C. parce qu'ils étaient sûrs que ce parti hiérarchique d'ordre et
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de moralité ne les gênerait pas dans leurs études linguistiques. Toutefois, certains d'entre eux, au cours de la période 68, se sont aperçus que le P.C. avait perdu son image de marque révolutionnaire, et qu'il était devenu une institution. En U.R.S.S. et en Yougoslavie, on dit : le Parti historique. Cela signifie qu'on a résorbé l'Histoire dans le Parti, qui doit s'efforcer dans ses démarches d'être conforme à l'Histoire en partie mythique qu'il revendique. Alors ces intellectuels qui font la revue dont je parlais se sont rapprochés des maos, parce que, malgré tout, ils ne veulent pas que la Révolution soit un mot gravé sur leurs cartes de visite. Ceux-là, du moins, se sont éloignés du P.C. Mais un phénomène curieux est qu'après Mai 68, qui traduisait obscurément des aspirations antihiérarchiques, et qui contestait donc le Parti communiste, le P.C. a recruté même des étudiants, et finalement, il a augmenté le nombre de ses militants. C'est, je crois que, parmi les jeunes qui se sont battus en 68, il y en avait qui — faute de saisir pleinement le sens de ce qu'ils faisaient — ont voulu que la Révolution fût réduite à des cérémonies. Ils ont préféré le P.C. à ces mouvements sans revendications précises de Mai 68, surtout quand, en 69, la défaite provisoire a resserré et durci les différentes tendances en groupuscules qui s'opposaient les uns aux autres. Ces jeunes gens qui sont entrés au P.C. préféraient une image plus claire de la Révolution aux forces encore obscures à ellesmêmes qui s'étaient manifestées en Mai 68. CAVI : Tout cela n'est pas particulier aux intellectuels. Je connais des ouvriers pro-chinois aussi dogmatiques. SARTRE : Il est important de montrer que le P.C. est une institution. Une institution est une exigence qui s'adresse à des individus abstraits et atomisés, alors qu'une véritable praxis ne peut exister qu'à partir de rassemblements concrets. Si un parti révolutionnaire
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doit exister aujourd'hui, il faut qu'il ressemble le moins possible à une institution, et d'ailleurs qu'il conteste toute institutionalité hors de soi, mais d'abord en soi. Ce qu'il faut développer chez les gens, ce n'est pas le respect d'un ordre prétendu révolutionnaire, c'est l'esprit de révolte contre tout ordre. VICTOR : Nous nous sommes posé une question, à propos du P.C. Je ne crois pas qu'elle ait été résolue. SARTRE : On t'a répondu en partie. Premièrement, on t'a dit que le P.C. naît en 20, à la suite d'une révolution en U.R.S.S. et d'un reflux de la classe ouvrière en Occident. Ce double phénomène se traduit comme ceci : il y a au loin une révolution qui est vantée comme une image — on dirait aujourd'hui un modèle — mais c'est comme le Paradis : la réalité est hors de portée. Le Parti, comme l'Église dans les premiers temps, est là pour nous faire attendre. Deuxièmement, au fur et à mesure, à travers des luttes aussi dramatiques que celles contre les paysans, le Parti Communiste en U.R.S.S. reconstruisait un ordre hiérarchique et national. En France, le P.C. en subissait le contrecoup, et devenait, lui aussi, national et répressif. GAVI : Et le P.C. s'appuie sur la pensée de Lénine. Or, cette pensée se situe dans un contexte historique précis. Elle s'exprime d'ailleurs dans des textes polémiques, des textes de lutte. Chaque fois il s'est agi pour Lénine de faire accepter telle ou telle tactique selon son évaluation des rapports de force. Il s'est trouvé que les Bolcheviques ont pris le pouvoir. Est-ce une raison pour déifier la pensée de Lénine? Ce qui a marché telle époque, tel jour ne marche pas nécessairement en d'autres circonstances et ailleurs. SARTRE : Je suis entièrement d'accord. Il faut voir comment dès les premières années, après la Révolution russe, il y avait deux pouvoirs en U.R.S.S. : l'un, démocratique, c'était les Soviets, l'autre, centralisé et autoritaire, le Parti. C'est du temps de Lénine, et
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non du temps de Staline, que le Parti s'est imposé aux Soviets, d'abord comme organe de contrôle, et puis, peu à peu, en y pénétrant. La révolte des marins de Cronstadt a été l'effort d'un soviet pour redevenir démocratique. Ils disaient : il ne faut pas qu'un parti domine le soviet. Ils furent vaincus. Ce fut le Parti qui fit régner la dictature du prolétariat : il devint institutionnel, et la dictature du prolétariat devint elle aussi une institution. Ce fut la dictature sur le prolétariat. VICTOR : Tu as sans doute raison sur la naissance du P.C. Mais le P.C. s'est développé. A bien des égards, le P.C. s'est réédifié à travers la Résistance. SARTRE : J'ai vu beaucoup de jeunes gars, pendant la Résistance, qui sont entrés au P.C. Les uns l'ont quitté, les autres y sont restés. Mais ils n'ont pas amené avec eux une exigence démocratique; au contraire, ils demandaient que le P.C. fût autoritaire. Leurs pères étaient plus ou moins collabos ou indifférents. Tout s'écroulait autour d'eux. Le P.C. leur offrait les moyens de résister patriotiquement. Ils n'y sont pas entrés pour faire la Révolution, mais pour chasser les nazis de France. Et le P.C. mettait en avant son caractère de parti national, apportant une sourdine à ses exigences révolutionnaires. VICTOR : Je te parle, moi, des militants ouvriers qui ont dû pratiquement reconstruire par en bas le Parti. Les directives centrales étaient très sporadiques. En somme, les militants du P.C. se trouvaient en 40 un peu comme les communistes chinois dans les années 30 : loin du centre du pouvoir communiste, en situation d'autonomie forcée. Pourquoi, à ce moment, pas plus qu'à sa naissance, le P.C. n'a-t-il pas été capable de diriger le rassemblement populaire? SARTRE : En 36 il le pouvait, mais pas... VICTOR : En 36, mais surtout pendant la Résistance. CAVI : On a donné quelques explications à ce pourquoi : c'était une institution.
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VICTOR : C'est une fausse réponse. La question demeure. Pourquoi? SARTRE : Je te l'ai dit, à ce moment-là les Soviétiques
ne voulaient pas la Révolution en Europe. C'était Tépoque du socialisme dans un seul pays. Staline envisageait que les masses dans les autres pays devaient simplement servir de soutien. VICTOR : Tu repousses encore.
SARTRE : Non. Je te répète que Staline ne voulait pas la Révolution. VICTOR : Mais si le P.C. prône la Révolution et qu'il la diffère dans les faits, à quoi tient ce décalage? SARTRE : Je te l'ai dit : en 20, le Parti s'est défini objectivement comme un parti révolutionnaire attend ste. Il s'est peu à peu donné les dirigeants qui convenaient à ses structures. A partir de là, c'est fini. Thorez n'a jamais voulu la Révoludon. VICTOR : Comment se fait-il que les meilleurs éléments ouvriers se retrouvaient dans le P.C.? SARTRE : Précisément à cause du caractère double du P.C.; le P.C. dit : nous travaillons pour la Révoludon. VICTOR : Mais quelle est la pratique du P.C.? SARTRE : Il n'y a pas de programme puisqu'il ne peut être ni réformiste ni révoludonnaire. Quel est le rôle du P.C. depuis qu'il est devenu, à partir de 45, un grand pard national? Qu'a-t-il fait? A-t-il amélioré la condition ouvrière? A-t-il empêché la prise du pouvoir par de Gaulle? A-t-il mis fin à la guerre d'Indochine ou d'Algérie? Il a laissé faire tous les gouvernements bourgeois. Il a voté les pleins pouvoirs à Cuy Mollet 1 . CAVI : La Révolution, ce n'est pas remplacer un appareil par un autre. Sinon, cela signifierait qu'on reprendrait à son compte toutes les valeurs de la bourgeoisie, et en tout premier lieu, l'horreur de la révolte. Le Parti 1. Vote de la gauche en 1956, qui permit la guerre à outrance contre les Algériens.
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est la révolte. La révolte est confisquée, transformée en cérémonie. Tu n'as plus qu'à chanter VInternationale machinalement. VICTOR : On avance un peu. Il y a une manifestation essentielle du cérémonial dans le P.C. : le mythe du Grand Soir. On prône la Révolution mais elle est différée. Résultat : on produit un mythe nécessaire : celui du Grand Soir : le jour, imaginaire, où la révolution se fera. L'analyse de ce mythe est décisive. Le P.C. identifie la prise du pouvoir à l'insurrection-type (celle d'Octobre 17). Mais cette insurrection ne peut pas être reproduite par le P.C.F. La prise du pouvoir est impossible : elle devient le Grand Soir. Qu'est-ce qui remplace ce mythe? SARTRE : Rien pour l'instant. VICTOR : A l'aide de ce mythe, on pouvait rendre supportable aux militants ce qui était insupportable. On faisait alliance avec Blum ou Moch. Mais on disait : ne t'en fais pas, c'est nécessaire cette alliance pour la galerie, mais tu verras après. SARTRE : Je l'ai éprouvé dans mon cas individuel. Les dirigeants se servaient de moi comme potiche, mais dans les cellules on ne m'acceptait pas. VICTOR : Exact. Comment le P.C. a-t-il pu faire accepter l'inacceptable aux militants? Grâce au mythe insurrectionnel. Le P.C. a fait de l'insurrection un mythe après avoir transformé la théorie de l'insurrection en culte. SARTRE : Ce qui amène finalement à accepter la démocratie bourgeoise, et à déclarer qu'on prendra le pouvoir bourgeoisement, c'est-à-dire par les élections. VICTOR : Qu'a fait, au contraire, le P.C. chinois? A partir de l'échec de l'insurrection dans les villes, il a reconstruit la théorie de l'insurrection. Le dogme làbas coûtait cher : des milliers de morts dans les insurrections urbaines. S'appuyant sur l'histoire des révoltes populaires, le P.C. a converti la théorie de l'insurrec-
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tion en théorie de la guerre populaire. Le P.C. chinois était décimé dans les Communes. Il s'est réédifié dans les montagnes. CAVI : D'accord. Mais au fond, posons cette question toute bête : qu'est-ce qui fait qu'à un moment donné les masses se révoltent contre ce qu'elles supportaient auparavant? Je crois que nous interprétons l'Histoire souvent à côté de la plaque. Nous disons « révolution chinoise ». Mais les paysans chinois n'ont au départ pas vécu l'idée qu'ils faisaient la Révolution. Ils ont vécu surtout les Japonais, des étrangers, piétinant leurs champs, et des seigneurs de la guerre pillant leurs richesses. C'était insupportable. Plus exactement, le cumul de ces deux oppressions n'était plus supportable. L'introduction de l'étranger dans leur quotidien a fait déborder le vase. VICTOR : Ce n'est pas exact. SARTRE : Nous aussi, nous avons eu l'étranger en France, mais nous n'avons lutté que contre lui. Le P.C.F., il est vrai, pensait que la Résistance se radicaliserait et irait vers la gauche. C'était exact, mais cette radicalisation n'a pas servi à grand-chose. De Gaulle et la bourgeoisie y ont mis bon ordre. CAVI : Oui, nous avons eu l'occupation. Mais pas la féodalité. En Chine, c'était les deux. Or, une situation féodale provoque toujours des révoltes pour la bonne raison que ceux qui la subissent, comme dirait Marx, n'ont que leurs chaînes à perdre. Le Moyen Age français, par exemple, est plein de jacqueries, de révoltes, d'explosions populaires. C'était aussi une époque de pénétrations impérialistes de toutes sortes, entre régions, pays de France, des autres pays... Pendant l'occupation, il y a eu les Allemands, c'est vrai, mais la population ne vivait pas économiquement entre la vie et la mort. En réalité, aucun pays pour le moment n'a réussi une révolution sans que l'une ou l'autre condition soit remplie. En général les deux : la misère (le
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plus souvent due à des rapports d'exploitation de type féodal) et l'intervention étrangère. Et si nous voulons que la population se révolte en France, si nous voulons qu'elle partage notre révolte, il faut d'abord qu'elle découvre qu'elle ne peut pas supporter ce qu'elle supporte, qu'elle découvre sa misère, son Moyen Age, qu'elle découvre aussi les corps étrangers plongés dans sa chair. SARTRE : D'accord. Il faut leur découvrir ce qu'ils ne supportent pas, mais qu'ils croient inchangeable — la réalité, quoi — parce qu'ils ne peuvent le changer, faute d'être rassemblés. CAVI : Aussi une des tâches essentielles du mouvement révolutionnaire aujourd'hui consiste à démasquer les institutions qui masquent l'insupportable : les cultes politiques, familiaux, matrimoniaux, les rites, les appareils... SARTRE : Il me semble que Libération devrait amorcer une critique de toutes les institutions : par exemple, comment la justice, qui est un sentiment vrai, un sentiment éthique chez les exploités, a engendré l'institution Justice, avec des juges, des procureurs, etc.? qui, le plus souvent, est en contradiction avec les aspirations populaires à la Justice. VICTOR : Je reviens à l'institution P.CF. Le Grand Soir pouvait fonctionner comme mythe, parce qu'il était toujours possible de montrer que l'insurrection était une utopie. Mais, avec la Résistance, ça change. SARTRE : Mais le mythe du Grand Soir n'a pas été inventé par les communistes. Ils l'ont repris à l'anarcho-syndicalisme. VICTOR : De 1921 à la Résistance, le P.C. se construit dans la lutte contre les réformistes, il prône la Révolution. Il capte aussi la combativité ouvrière. Mais il ne peut donner une issue à cette combativité (la prise du pouvoir). Alors le P.C. se voit contraint de gérer la combativité, de la canaliser, de la réprimer. En retour,
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il doit fournir une consolation spirituelle. Pourquoi était-il condamné à gérer la combativité ouvrière? Parce qu'il n'a pas les capacités de provoquer un rassemblement populaire autour du combat ouvrier. Or, sans ce rassemblement, toute tentative de prise du pouvoir ne pouvait qu'être une aventure. Ce rassemblement était-il possible? Il y avait par exemple la révolte des intellectuels au sortir de la guerre de 14. Pourquoi cette révolte n'a-t-elle pas fusionné avec la révolte ouvrière? Elle a donné un mouvement littéraire, c'est tout! SARTRE : Mais qui s'est aussi traduit par le fait que beaucoup d'intellectuels ont été fascinés par ce Parti. Le Parti, pour eux, c'était la Révolution. On ne pouvait pas être contre le Parti. CAVI : Puis, progressivement, on a commencé à faire carrière dans le Parti. VICTOR : Qu'est-ce qui empêchait que les actions surréalistes soient prises en charge par un Parti ouvrier? SARTRE : Rien. C'est ce que disait Trotsky. VICTOR: Il y avait dans la révolte de ces intellectuels des éléments de contestation, tout à fait utiles au combat ouvrier, qui contribuaient à désagréger l'ordre bourgeois. Le P.C. n'en a pas tenu compte. Il en a été de même pour les révoltes paysannes. Nous avons évité le pire : que ces révoltes soient prises en charge par les fascistes. Mais qu'a fait le P.CF.? De l'économie politique bourgeoise, l'office du blé, par exemple, mesure prise par le Gouvernement de Front Populaire. Dans les années 30, les révoltes des classes intermédiaires pouvaient fusionner avec la révolte ouvrière. Le P.C.F. n'a pas construit le creuset où cette fusion eût été possible. Ce qui a manqué au P.C.F., c'est la notion de révolte, plus précisément la notion de révolution idéologique, que l'on pourrait définir comme la circulation des idées de révolte dans les différentes classes populaires. Le P.C.F., par exemple, ne voyait pas la
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révolte paysanne, les idées qu'elle produisait (antiparlementarisme, action directe...); il voyait à la place le Parti Radical, représentant parlementaire des classes paysannes. Pour le P.C., conquérir les classes intermédiaires c'était faire alliance avec le Parti Radical, et non pas s'intégrer aux jacqueries. Le P.CF., ne s'appuyant pas sur la révolte, était condamné à gérer la combativité ouvrière, puisqu'il ne pouvait l'entretenir à l'aide des révoltes des autres classes populaires. Gérer la combativité, c'est à certains moments, la réprimer. Pour un parti qui prône la Révolution, cela nécessite un langage, un mode de fonctionnement qui rende supportable ce qui ne peut l'être. Donc, le P.C.F. différait la Révolution, il n'avait pas les moyens de former un Rassemblement populaire. Or les conditions de ce Rassemblement étaient réunies puisqu'elles ont été utilisées par le nazisme. L'existence du fascisme, d'un mouvement populaire confisqué par le grand capital, voilà qui condamne la théorie, le programme du P.C. entre les deux guerres. CAVI : Je suis d'accord. Mais pourquoi, entre les deux guerres, une poignée de gens seulement s'interroge sur ce qui semble évident à beaucoup aujourd'hui? Pourquoi le concept de révolution idéologique est-il marginal? L'idée du Grand Soir n'est pas due au hasard. Ne peut-on pas dire tout simplement, qu'en raison des conditions objectives, la Révolution n'était pas possible, et que les révolutionnaires ont voulu s'adapter à cette réalité? Ils se sont entraînés à gérer la situation dans les perspectives d'une victoire électorale, ou plutôt de la victoire d'un compromis électoral, puisque c'était la seule victoire qu'ils pensaient pouvoir remporter, eux qui s'étaient habitués à réduire la Révolution au renversement de l'appareil d'État. De là, se dégagent bien des attitudes : l'art du compromis, les astuces pour refréner la révolte immédiate, ou la laisser éclater à des moments bien précis en fonction d'une
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stratégie déterminée, reprendre à son compte les valeurs des alliés, les socialistes, les radicaux, pour ne pas les effrayer. La propriété, le nationalisme, etc., un tas de valeurs qui... VICTOR : Oui. Tu peux reprendre ces valeurs, mais tu ne dois pas être repris par elles. • CAVI : Mais on ne peut qu'être repris par ces valeurs. Prenons l'esprit de propriété. Qu'est-ce que la propriété? Toute propriété a un double sens : possessif et restrictif. C'est à la fois ce qu'on a, et ce que les autres n'ont pas. Dire : « Cela m'appartient », c'est dire aussi : « Cela ne t'appartient pas. » Il y a donc dans l'esprit de propriété aussi bien une affirmation de son identité que son exclusion d'une collectivité. Il en va de même pour toutes les valeurs. La famille. Si tu as une famille, ce n'est pas celle des autres. Pour l'amour, pareil : il y a à la fois élargissement et restriction. On passe à la propriété à deux. Comme on dit, c'est « ma » femme, ou mon « mec ». Qu'on le veuille ou non, la valeur se définit donc toujours en opposition avec les autres, avec le reste de la collectivité. Ainsi la bourgeoisie produit un certain nombre de valeurs à première vue séduisantes — posséder, aimer, vivre — et, en réalité, sans t'en rendre compte, tu ressors la tête moulée dans une philosophie, une pensée restrictive, trouvant son identité dans la négation des autres, encourageant donc toute division et étouffant l'esprit de révolte collectif. En prenant ces valeurs, pour des raisons en partie électorales, un communiste doit savoir qu'il s'habille avec la tunique de Nessus. Tunique mortelle. Plutôt que de concilier laT nécessité du compromis avec une autre nécessité, l'état d'insurrection permanente. VICTOR : A condition qu'insurrection permanente signifie : insurrection idéologique permanente. CAVI : Absolument. Aujourd'hui beaucoup de camarades qui s'engagent au P.C. ont une mentalité de
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gestionnaires. N'importe quel bureaucrate peut espérer accéder au secrétariat général. Tu as bien eu des gens comme Lecœur, ou Doriot. Si tu as des qualités de « jeune cadre qui en veut », tu es sûr de ta promotion! Pour la pensée, les formules sufRsent. Pour la pratique, quelques cérémonies. SARTRE : Un militant communiste, c'est quelqu'un qui est, en partie, fabriqué. Le problème de la foi est lié au mythe du Grand Soir. Des journalistes communistes assistent au procès Rajk, ou à n'importe lequel des procès qui ont eu lieu après le schisme de la Yougoslavie. Ils dirent tous : « J'avais des doutes, mais à présent j'ai vu et j'ai compris : ils sont coupables. » Il y a là de pseudo-institutions qui sont du domaine de la foi. Tu crois au Grand Soir, et du coup on peut mobiliser ta foi pour autre chose. Au nom du Grand Soir, tu crois Rajk coupable. La foi a une importance capitale. On ne dit pas : « faites la Révolution à présent si vous le pouvez; si ça rate, on recommencera ». Non, on te dit : « croyez à la Révolution. Elle aura lieu, mais plus tard ». VICTOR : On ne dit pas : « Faites la Révolution comme vous pouvez... » SARTRE : C'est un exemple. Ce n'est pas le rassemblement mao que je visais. Je voulais dire : l'idée qui manque au P.C. est l'idée que la Révolution est à faire à chaque instant. CAVI : C'est si vrai qu'il n'y a pas de gens plus respectueux que les dirigeants du P.C. : du passé, des monuments, des valeurs, de l'usine, de l'instrument de travail. Ils ont horreur des contestataires. S'il s'agit de discuter, par exemple, avec les catholiques, ils s'adresseront à l'aile centriste de l'Église, jamais aux chrétiens les plus contestataires. VICTOR : Faire respecter, c'est le propre de l'homme de foi et du policier. CAVI : Tous ces problèmes ne sont pas nouveaux.
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Seulement, aujourd'hui, ils ne sont plus posés par quelques individus, mais par les masses elles-mêmes. Révolution idéologique, l'autorité, les rapports entre l'individu et le groupe. Ces idées restent minoritaires, certes, mais elles sont devenues des valeurs collectives de lutte. Pourquoi cela n'a-t-il pas été le cas avant Mai 68? SARTRE : Ce qu'il y avait de faux, dans le P.C.F., c'était tout le langage. Il était violent mais figé, ce langage, parce qu'il dissimulait de nombreux compromis. Chaque fois que j'ai parlé à un meeting communiste, je me bornais à prendre avec moi quelques notes. Mais les communistes lisaient un discours écrit. Il était violent, ce discours. Mais la violence lue perd les trois quarts de sa force. VICTOR : Le tournant dans la révolution mondiale c'est, dans la Révolution culturelle, l'affirmation du principe : « On a raison de se révolter. » Mais revenons à ton évolution. (Décembre
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CHAPITRE* III
1968 : Mai. Prague La rupture avec le Parti Communiste Sur le bureau, à ma place, il y avait un mot sur une feuille de papier : * Sartre, sois bref. » Je me suis dit : ça commence mal... SARTRE : Donc j'ai rompu après l'intervention soviétique à Budapest en 56. Je suis resté quelque temps sans faire de politique. Je recevais de temps en temps
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une lettre de quelqu'un de mes amis soviétiques. L'U.R.S.S. avait une attitude assez maligne envers les intellectuels dont j'étais, qui désapprouvaient l'intervention : elle ne tenait pas compte de nos protestations, et nous invitait à venir à Moscou, comme si de rien n'était. J'étais reçu bien autrement qu'a mon premier voyage : personne ne faisait de propagande et beaucoup d'intellectuel-* avaient des choses à me dire. De 62 à 65, je suis allé tous les ans en U.R.S.S. En 62, pour le Congrès de la Paix, où ce sont les Soviétiques qui m'invitèrent, et non les Français, j'essayai de formuler le problème culturel : il fallait reconnaître que l'Est et l'Ouest mènent une lutte culturelle mais il fallait la démilitariser. Il ne fallait pas que les écrivains et les artistes servissent de boulets de canon envoyés d'un camp à l'autre. La lutte culturelle devait être menée entre intellectuels, durement, mais sans que nos discussions prennent une tournure belliqueuse. A la suite de cette intervention j'ai adhéré à la Communauté européenne des écrivains qui s'était créée en Italie en 58. C'était un organisme culturel, dont Ungaretti était le président et Vigorelli le secrétaire, et qui essayait de réunir pour des discussions des écrivains soviétiques, ou appartenant aux démocraties populaires, et des écrivains de l'Occident. On aurait voulu — nous, du moins — déterminer les cas où les intellectuels de la Communauté se seraient défendus en tant qu'intellectuels contre les gouvernements qui les auraient attaqués. Au début, cela marchait assez bien, au moins en apparence. C'est que nous autres, de l'Ouest, nous attaquions volontiers nos sociétés capitalistes, et, sur ce point, les Soviétiques nous approuvaient volontiers. Mais tout s'est gâté au moment de l'affaire Daniel-Siniavsky. Non pas à cause de l'affaire elle-même, mais parce que la plupart des écrivains russes qui venaient à ce propos en Occident refusaient de nous donner une autre version des faits que celle de
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leurs gouvernements, et surtout de défendre les deux écrivains, comme il avait été décidé qu'on le ferait. Cela signifiait qu'aucune solidarité entre écrivains de l'Ouest et de l'Est n'était possible. Nous jugions, à l'Ouest, comme des personnes, et eux, à l'Est, ils représentaient, en toutes circonstances, leurs gouvernements ou leur Parti. Dans cette affaire, ils étaient donc répressifs, et nous, nous réclamions la liberté. Ce fut la fin de la Communauté Européenne de Culture. Nous comprenions que leur position était difficile, moi surtout, qui étais très lié, vers la fin, avec Ehrenbourg 1 . Mais il était certain que nous ne pouvions rien les uns pour les autres. Du reste, vers la même époque, nous sentions que les écrivains soviétiques étaient plus attirés par le Pen Club, organisation franchement réactionnaire, que par la Communauté. Le Pen Club les attirait parce qu'il leur apparaissait comme un ennemi de classe. D'abord, en y entrant, ils pénétraient un peu dans la forteresse occidentale. Ensuite, ils n'avaient pas à s'inquiéter des critiques qu'on leur y ferait puisqu'elles viendraient des ennemis. Ensuite, nous, écrivains de la Communauté, étions à l'Ouest contre nos Gouvernements, et les Soviétiques n'aimaient pas ça. Ils aimaient l'ordre. Il n'y aurait pas eu, malgré tout, de rupture définitive. Mais pour finir, il y a eu Prague. Là, tout s'est rompu. J'avais été à Prague en automne 63, j'y suis retourné en 68. VICTOR : Tu y as été avant et après l'occupation? SARTRE : Avant et après. Mais Dubcek était encore au pouvoir. J'avais là-bas des amitiés que je m'étais faites en 63, et j'ai voulu revoir mes amis. On jouait deux pièces de moi à Prague : Les Mouches et Les Mains sales. Mes amis m'ont dit : on vous invite à une des dernières répétitions des Mouches. Après le spectacle vous parlerez; il y aura dans la salle des étu1. Écrivain soviétique.
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diants et des ouvriers. Dites ce que vous voulez, sans précaution, sans crainte de compromettre vos auditeurs et de vous compromettre. Pour moi, le crime de Prague renouvelait celui de Budapest, en l'aggravant. En effet, tant que le problème était dans le Parti, entre les fonctionnaires dirigeants et les bureaucrates, les Soviétiques attendaient, ils espéraient un accommodement. Les troupes d'U.R.S.S. sont intervenues quand les ouvriers ont commencé à s'agiter. Les ouvriers avaient constitué des organismes nouveaux, les syndicats avaient retourné leurs vestes, ils avaient changé de personnel, abandonné leur rôle répressif de courroies de transmission pour devenir les représentants des revendications ouvrières. On m'a demandé, à cette répétition des Mouches, ce que je pensais, en tant que membre du tribunal Russell, de l'intervention soviétique. J'ai dit : c'est un crime contre la paix. Ils m'ont approuvé, puis m'ont raconté les derniers événements, en particulier ceux qui marquaient un début d'alliance entre les ouvriers et les étudiants — ce que vous cherchiez en vain vers le même temps. Plus tard, on m'a fait réitérer, avec un peu plus de retenue, à la télé, ce que j'avais dit à la répétition des Mouches. Je trouvai partout une violence ouverte ou contenue, toujours, en tout cas, chez les communistes. Ce fut ma rupture définitive avec l'U.R.S.S. où j'ai d'excellents amis, mais où je ne veux plus retourner. Avant Mai 68, en France, il y avait une autre gauche, née en partie des J.C., avec laquelle j'avais déjà fait un peu de travail. Il y avait en elle deux attitudes : l'attitude mao, et l'attitude italienne. Pour ma part, je ne me mêlai pas de choisir entre les deux. Étant toutes les deux contre le P.C.F., je pensais naïvement qu'on pouvait les rapprocher. Le pro-italianisme a disparu, par inefficacité. C'est l'autre qui a triomphé. Mais, au départ, mon amitié pour les Italiens m'a troublé. Et puis, j'avais connu l'attitude des maos à
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travers les Comités de base. C'était des Comités qui voulaient aider le Viêt-nam. J'étais lié avec certains, Puig en faisait partie. A l'époque, ils représentèrent pour moi la première apparition du mouvement antihiérarchique et libertaire qui allait éclater en Mai. Il n'y avait pas de direction centrale, simplement, de temps en temps, un groupe de coordination naissait avec des pouvoirs restreints. Pour le reste, chaque comité décidait des formes de lutte qui lui convenaient. C'était vraiment des groupes de démocratie directe. Et puis, un jour, les maos se sont emparés du comité de coordination, les groupes de base ont perdu leur autonomie et n'ont plus décidé de leurs initiatives. Ils recevaient les affiches, les tracts à distribuer, alors qu'avant ils composaient les tracts et les affiches. Voilà ce qu'on m'a dit. Est-ce qu'il y a du vrai? VICTOR : C'est peut-être vrai vers la fin, après les manifestations violentes de février 68. SARTRE : Alors vous auriez pris une sorte de pouvoir incontrôlé? VICTOR : Je ne crois pas. Il s'agissait simplement d'un renforcement de la coordination entre comités. SARTRE : Bon, il y aura peut-être lieu d'en reparler. En tout cas, la rupture a été complète à partir de Prague. VICTOR : Attends un instant. GAVI : Prague, c'est Août 68. J'aurais cru que ta rupture datait de Mai 68. SARTRE : Non. Tu sais, depuis Budapest, je ne m'étais jamais vraiment rapproché du P.C.F. Mais Prague, ça a été la rupture avec le Parti soviétique, ce qui est très différent. Mai 68, c'était certainement en partie la révélation de mouvements violents à gauche du Parti français. Ça ne pouvait qu'augmenter la division entre les communistes en France et les intellectuels comme moi, mais cela ne signifiait pas nécessairement une reconsidération de la politique étrangère des Sovié-
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tiques. Tandis que Prague, oui. Il fallait choisir : ou Ton acceptait tout, ou Ton refusait tout Nous avons choisi de refuser. } Oui, mais Mai 68ÎI CAVI
SARTRE : J'étais avec le mouvement étudiant. J'ai fait des articles, parlé pour eux avec R.T.L., été parler avec les gens qui occupaient la Sorbonne. Mais, dans le fond, je ne le comprenais pas. Je voyais des jeunes gens qui se révoltaient durement. Je connaissais leurs revendications, qu'ils donnaient eux-mêmes pour secondaires. J'étais content qu'on secoue le pouvoir de de Gaulle que je détestais autant que j'avais détesté Pétain, sous l'occupation. Mais, ce qui m'échappait davantage, c'était le véritable sens (global) de ce mouvement, et surtout des grèves ouvrières qui suivirent. Il me semble d'ailleurs que vous autres n'avez pas été très brillants en Mai 68. C'est à partir de l'automne que vous avez commencé à faire du bon travail. Moi c'est en Italie, peu de jours avant que les Soviétiques n'entrent en Tchécoslovaquie, que les étudiants de Bologne m'ont demandé ce que Mai 68 signifiait, et que j'ai commencé à réfléchir et à trouver des explications. Ce n'était pas encore fameux. VICTOR : Dans ton interview de Dan y Cohn-Bendit dans L*Observateur, tu insistais sur la redécouverte de la notion de souveraineté. SARTRE : Quand je te dis que je ne comprenais rien, je vais sans doute un peu loin. Je voyais ce qu'ils cherchaient, comme eux, dans le meilleur des cas, mais sûrement pas mieux qu'eux. Il m'a fallu toute l'année 69 pour comprendre quelque chose. Je vais te dire pourquoi : jusque-là, les intellectuels condamnaient, au nom d'une certaine universalité qu'ils tiraient de leurs activités professionnelles, l'usage pratique et particulier que les gouvernements et la classe dirigeante faisaient de cet universel. Ils vivaient dans cette
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contradiction, et la dénonçaient sans cesse : meetings, signatures de manifestes, dons d'argent, quelquefois, comme pendant la guerre de 39 ou la guerre d'Algérie, ils payaient de leurs personnes. Mais personne ne remettait en question leur statut, surtout pas euxmêmes. Or, en 68, ce n'était pas le principal caractère du mouvement mais pour les intellectuels c'était un point de départ pour le comprendre : l'intellectuel classique était contesté profondément. J'avais un ami, intellectuel de gauche, trotskysant. Il avait fait du bon travail pendant la guerre d'Algérie et pendant celle du Viêt-Nam. Ceci dit, en tant que professeur, en considérant la discipline qu'il enseignait, il se montrait sélectionniste. Pour des raisons strictement techniques, pensait-il. En fait, faute d'avoir compris une revendication majeure des étudiants : pas de sélection, ceux-ci l'ont mis en cause personnellement, sans tenir compte du bon travail politique qu'il faisait. Donc, la compréhension de Mai 68 passait par notre mise en question. Or, vous le savez, ce qui demande le plus de temps, est de se contester dans sa propre existence. D'autant que nous n'étions pas tous remis en question en même temps. Certains professeurs furent les premiers contestés, mais les écrivains, par exemple, ne le furent pas d'abord. VICTOR : Tu ne te sentais pas remis en question par Mai 68? SARTRE : Non. Les étudiants me faisaient bon accueil. C'est venu peu à peu, en 69. Tu vois, il y avait deux choses : d'une part, Mai 68 montrait aux intellectuels comme moi qu'il y avait à présent une force puissante, encore incertaine mais appelée à se développer, à gauche du P.C. C'est ce que beaucoup d'entre nous avaient toujours espéré. Mais l'autre aspect de l'événement, c'est que cette force à gauche ne pouvait pas nous accepter tels que nous étions. Cela nous paraissait aberrant, au début, que ce mouvement que nous
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avions toujours appelé de nos voeux soit justement celui qui nous contestait comme intellectuels classiques. Il fallait donc comprendre ça, et aller plus loin. Personnellement, ce qui m'a remis en question indirectement, dès Mai 68, c'est que les gens avaient marre du vedettariat autant que du cours magistral. Quand j'ai été parler avec eux à la Sorbonne, il y en avait qui disaient : « ben merde! Qu'est-ce qu'iï a à faire ici celui-là? C'est une vedette, on n'a pas besoin de vedettes ». Ça venait en partie des maladresses du service d'ordre qui m'avait fait rentrer en vedette dans le grand amphithéâtre. De sorte que je me demandais : est-ce à moi que les gars sont hostiles, ou à l'espèce de pompe que d'autres avaient déployée autour de moi? Ce n'était pas un bon point de départ pour m'interroger. Trop ambigu. Surtout qu'après, quand on a commencé à parler, ça a très bien marché. Et puis, si la bourgeoisie a fait de moi une vedette, je ne coïncide pas avec cette vedette-là. Par la suite, en 69, les choses ont été plus claires. Je me rappelle un événement qui, pour moi, n'était pas anecdotique, parce qu'il a été le point de départ de mon évolution. Il y avait à la Mutualité une grande réunion d'étudiants et de certains de leurs professeurs en Sorbonne pour décider de l'action qu'ils devaient faire pour répondre à une provocation du Gouvernement. Il s'agissait d'aller manifester dans la rue. Certains étudiants, d'un groupe donné, sont venus me trouver et m'ont dit : il faut que tu ailles parler là-bas. J'ai dit : « Pourquoi pas, mais je ne vois pas très bien ce que j'ai à y faire. » J'y ai été. Il y avait une salle pleine d'étudiants et de profs, et, au bureau, à côté de moi, le même mélange. C'était un meeting nouveau pour moi : il y avait des choses à décider, et non simplement à dire — comme au temps de la guerre d'Algérie : « Vive les Algériens! A bas la politique du Gouvernement français! » Sur le bureau, à ma place, il y avait un mot sur une feuille de papier : « Sartre,
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sois bref. » Je me suis dit : ça commence mal. Là-dessus, comme je me levais pour parler, les Palestiniens et leurs amis ont crié : « Palestine vaincra! » C'était contre moi : j'avais une position sur le problème du Moyen-Orient, que la plupart des auditeurs n'approuvaient pas. J'ai parlé. Hors sujet. Je ne pouvais pas leur dire : faites telle ou telle manifestation. Je n'avais pas qualité pour le faire, puisqu'il s'agissait d'un problème universitaire. Ou « ne faites pas ceci ou cela ». De quel droit? Je n'étais ni étudiant ni professeur. J'ai fait un petit discours sur les problèmes de la jeunesse en général, qui venait là comme des cheveux sur la soupe. Les gars s'en foutaient. Ils n'ont pas écouté très attentivement, un peu chahuté, et pour finir, applaudi poliment, moins qu'à mon arrivée. J'ai commencé à comprendre à partir de ce jour-là. D'abord, que je n'avais rien à-faire dans ce meeting pratique, puisque la manifestation ne me concernait pas. Ensuite, que ma présence était scandaleuse : puisque je n'étais ni professeur, ni étudiant, les maladroits qui m'avaient fait venir m'imposaient comme vedette. En outre, n'ayant rien de précis à leur proposer, j'avais parlé en intellectuel classique, opposant l'universel au particulier. C'était ce qu'ils ne pouvaient supporter. Il fallait qu'un intellectuel se supprime en tant qu'intellectuel, et qu'il se fonde dans les rassemblements, qu'il ne parle que pour proposer des actions qu'il fera avec les autres, surtout qu'il ne porte plus son cœur en écharpe, et qu'il ne discoure plus sur le rapport universel-particulier, mais qu'il soit dans le peuple pour une certaine sorte d'universalité. Dans les meetings communistes, auxquels je participais, il n'y avait pas d'action. Les orateurs venaient apprendre à l'auditoire ce qu'il pensait. A la fin, par exemple, tout le monde était d'accord pour blâmer les Américains ou pour louer les Vietnamiens, ou faisait voter une motion à l'unanimité et le tour était joué,
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c'est-à-dire la cérémonie était terminée. Et je rencontrais en 69, ce jour-là, une nouvelle forme de réunion avec un public indomptable qui demandait une pensée pratique et qui prenait lui-même les décisions. J'ai mis du (emps à comprendre tout ça, mettons Tannée 69. CAVI : Pourtant, l'attitude du P.C. était claire en Mai 68. SARTRE : Ça, je l'avais compris. Je te l'ai dit, depuis l'affaire Siniavsky, je m'étais éloigné du P.C.F. CAVI : Oui, mais tu dis que la rupture date de Prague. SARTRE : La rupture avec les Soviétiques. Mais c'est longtemps avant : depuis la guerre d'Algérie, vers la fin, que j'avais pris des distances croissantes avec le Parti français. Nous étions liés de nouveau pour la guerre d'Algérie. Mais il ne faisait pas grand-chose et refusait de radicaliser en se mettant sans réserve du côté du F.L.N. Ça me refroidissait. Tiens, je me rappelle une histoire qui m'avait indigné. Les intellectuels français avaient voulu créer un front contre l'O.A.S. Mais nous ne voulions pas que ce front — le F.A.C. il s'appelait — soit uniquement constitué d'intellectuels. Nous voulions nous adresser a l'ensemble de la population. Nous avons demandé à des responsables du Parti de venir en discuter avec nous. Ils sont venus nous dire : le F.A.C. sera intellectuel, très bien, mais il ne recrutera pas dans les autres secteurs. Ils voulaient nous isoler dans un ghetto. Naturellement, ça nous a fichu un coup. Mais, comme ils étaient les plus forts, l'affaire en est restée là. Pourtant, nous avions pris des contacts dans de nombreux secteurs, et nous avions l'assurance que, si on l'eût laissé faire, le mouvement se serait largement développé. VICTOR : On voit bien comment le P.C. te traitait. Mais, en Mai, tu vois un mouvement sur la gauche du P.C. Avant, l'absence de mouvement te mettait à la merci de toutes les manipulations du P.C.
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SARTRE : C'est exact. VICTOR : Comment se fait-il que ce mouvement ne te remet pas en cause de fond en comble? SARTRE : Je te l'ai dit : il faut le temps. Il faut tenir compte de ce qu'on appelle les lenteurs de l'Histoire. VICTOR : En Mai 68, où te trouvais-tu?
SARTRE : Ici. Mais peux-tu prétendre que les gars qui faisaient Mai 68 comprenaient tout à fait ce qu'ils faisaient? Vous vous êtes fourrés dedans, vous aussi. Il est même encore trop tôt pour analyser les événements. Regarde, il y a eu des étudiants qui ont manifesté. Contre quoi? Contre qui? Contre toute culture? Pour une contre-culture? Et puis les ouvriers, par millions, se sont mis en grève. Mais la majorité des usines occupées ont refusé de recevoir des étudiants. Pourquoi? A ce moment-là, il y a eu deux mouvements. Faut-il les considérer comme entièrement séparés? L'un a-t-il engendré l'autre? Qu'est-ce qu'ils avaient en commun? En août 68, j'étais à Rome, et je fréquentais mes amis italiens, ceux qui ont fait le Manifesto. Ils connaissaient très bien la France, et ils essayaient d'interpréter les événements. Cane donnait rien du tout. CAVI : J'ai l'impression qu'en Mai 68, tu étais coupé de la réalité. Et non préparé à l'événement. SARTRE : J'avais donné déjà la Critique de la Raison dialectique. CAVI : Mais tu n'as pas eu l'impression que tu as vécu ensuite sur des acquis? SARTRE : Quand on a 67 ans, c'est difficile de ne pas vivre sur un acquis. C'est ce que Deutscher appelait : l'intérêt idéologique. On a des œuvres derrière soi, qui sont matérielles, des feuilles de papier avec des signes dessus, qui élèvent l'exigence inerte d'être défendues. L'intérêt idéologique, j'en avais moins que d'autres, mais j'en avais tout de même. Et puis, il y avait autre chose : j'étais orienté très différemment en 68. Politique à zéro, tu as raison. Ayant rompu avec les com-
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munistes, ne voulant pas faire de la politique contre eux, ne trouvant rien à gauche, et surtout très intéressé par ce que j'écrivais sur Flaubert. Si je réussissais ce livre, je pensais donner une technique pour comprendre les personnes aux critiques et biographes marxistes. J'étais dans une tour d'ivoire provisoire, dont Mai 68 a mis un an à me faire descendre. Je me suis senti contesté par les milliers de gars qui criaient dans la rue. Mais, dis donc, il fallait encore que je me sente visé, parce qu'ils ne criaient pas contre moi. Ils criaient contre d'autres. Et il fallait comprendre qu'ils finiraient forcément par crier contre moi. C'est venu, en 69-70. Tiens, vous, les maos, quand j'ai témoigné au tribunal pour Roland Castro, vous vous êtes foutus de moi. Et, tout d'un coup, il y a eu Y affaire de La Cause du Peuple. VICTOR : Pendant toute une période, tu sens qu'il manque une dimension au P.C., mais tu es dominé par le système politique P.C. Il se trouve que cette période est révolue en Mai 68. Il y a un mouvement de masse qui échappe au contrôle du P.C. Le mouvement conteste en particulier cette division qui laisse les intellectuels dans leur tour et les ouvriers soumis à la pensée du P.C., sans contact avec les intellectuels. SARTRE : Ce qui est absurde.
VICTOR : Pourtant, ce mouvement ne te remet pas en cause. SARTRE : Tu crois que ça se fait en cinq minutes, ça? Vous autres, les maos, vous allez toujours trop vite, et ça vous amène à bâcler les chaos ou à les manquer. Réfléchis, tu crois que ça ne prend pas de temps d'abandonner un certain nombre de schémas qui m'ont été inculqués par un marxisme revu par les communistes, et dont on reste influencé même quand on s'est éloigné d'eux? Essayer de penser d'une autre façon, qui n'est pas tellement claire au début, qu'il faut dégager peu à peu des événements? Certes, c'était cette nou-
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velle pensée que j'ai réclamée toute ma vie, mais vous croyez qu'on reconnaît tout de suite les choses qu'on a si longtemps désirées? (Décembre
CHAPITRE
1972.)
IV
De Flaubert aux maos J'aurais voulu — mais ça ne dépendait pas de moi — que ce trajet fût plus court* autrement dit que les événements de Mai 68 eussent eu lieu en 55 ou en 60. Cette gauche audelà du P.C., qu'ils ont révélée, elle n'existait malheureusement pas avant 68... VICTOR : Au fond, tu as toujours été maître des révisions de ta pensée? SARTRE : Maître des révisions de ma pensée, qu'est-ce que ça veut dire? Pour ce qui est de ma pensée fondamentale, celle qui exprimait mon être d'intellectuel, il est vrai que je l'ai changée avant que la contestation directe ne m'ait mis en demeure de le faire. Mais cette contestation allait venir, je le savais. Disons que j'ai l'air d'être maître des révisions de ma pensée parce que je la révise ou un peu plus tard, ou un peu plus vite qu'on n'y comptait. C'est un petit décalage de temps. Mais, en réalité, ce sont les mêmes raisons que les autres qui me font changer. En Mai, je n'ai pas commencé de changer. Donc l'événement ne m'a pas éclaté au nez. Mais, si j'étais resté longtemps
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comme j'étais, vous m'auriez finalement contesté : autre éclat. J'ai changé à cause de Mai 68 et à cause de Prague. Ça s'est combiné et j'ai, à cause de cela, été disponible quand vous m'avez demandé de diriger La Cause du Peuple. Quant aux pensées qui concernent mes écrits philosophiques, je ne veux pas que quelqu'un me les révise. VICTOR : Pas quelqu'un, mais les mouvements sociaux. SARTRE : Ouais. Il faut voir ce que ça veut dire. Mes recherches sur Flaubert, et les mouvements sociaux se confondent. Il y a de nombreuses années que j'étudie Flaubert avec des techniques et des méthodes que j'ai essayé de changer. Je ne pense pas que tout cela puisse être remis en question par les masses sur-le-champ. Un jour, une nouvelle culture s'instaurera, pour tous, et les gens seront tous intellectuels et manuels à la fois. Alors on dira de mes livres sur Flaubert : ce sont des vieilleries; ou bien : il y a quelque chose à en tirer. Mais c'est pour plus tard. VICTOR : Tu esquives le problème. Par exemple, ne serait-il pas plus utile que tu écrives un roman populaire? SARTRE : Je te l'ai dit, c'est l'intérêt idéologique. Tu me dis : pourquoi n'abandonnes-tu pas Flaubert? Je te réponds : parce que les trois volumes déjà écrits en demandent un quatrième. Je les ai relus récemment, et j'ai trouvé, presque à toutes les pages, qu'ils exigent une fin. VICTOR : Mais cet intérêt idéologique pourrait peutêtre se fondre plus étroitement aux exigences de la révolution idéologique, non? SARTRE : Si tu crois que c'est facile. Il ne suffit pas qu'on me le demande, il faut que je sache ce que c'est, un roman populaire. Si ça peut être utile en 1972. Les romans populaires du xix e siècle ont-ils été utiles? Ils n'ont jamais provoqué chez leurs lecteurs le moindre
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sentiment révolutionnaire. Et comment s'y prendre pour frapper le peuple? Un roman populaire et révolutionnaire ne doit pas être lu par chacun dans son coin : il faudrait qu'on puisse le lire ensemble, VICTOR : Supposons que le thème initial du roman soit une occupation d'usine. Tu vas t'installer quelque temps chez les ouvriers. SARTRE : Parfait 1 Tu me proposes la méthode des écrivains soviétiques qui leur permet d'écrire souvent de si mauvais romans! S'il y a quelque chose dans une usine, ils vont y voir. Ils voient des dirigeants, et même, figure-toi, de vrais ouvriers... Mais ce sont des messieurs, tu sais. Ils mettent peut-être une salopette ou un bleu, mais ils n'ont pas de vrai contact. VICTOR : Mais tu peux l'avoir! SARTRE : J'espère. Et puis, tu sais, il y a l'âge. Je suis vieux. J'aurai de la chance si je finis Flaubert. Alors, après, un roman populaire, on peut essayer... si vous me laissez le temps. Comme vous me mettez à contribution assez souvent, je suis obligé de travailler moins. Il y a à faire, avec vous... Il y aura le journal. Quand aurai-je fini? Tu sais les romanciers s'intéressent à l'avenir de leurs personnages, tant qu'il leur reste à eux-mêmes un peu d'avenir. A 35 ans, tu vois dans la rue devant toi un couple qui a l'air de bien s'aimer, tu rêves de leur avenir, tu leur en prêtes un que tu construis avec le tien. Mais à 67 ans, le plus que je puisse rêver c'est qu'il me reste quelques années pour voir le début de la Révolution. L'avenir est fermé. Et toi, tu me demandes de commencer à cet âge-là une deuxième carrière littéraire... CAVI : Dans tout entretien, il y a toujours la réduction de la personne avec qui on s'entretient, c'està-dire qu'on la réduit à la fonction qu'on attend d'elle. Finalement, toutes les questions qu'on te pose sont des questions politiques. Depuis le début de cet entretien, c'est la fonction politique qu'on exige, sans jamais la
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situer dans le contexte de ta vie. Alors, tu n'as parlé de Mai 68 qu'en termes politiques. Et ton attitude devient difficile à comprendre. A moins que finalement tu n'introduises d'autres données : ton moi, par exemple; ces données sont d'autant plus importantes que Mai 68, c'est aussi l'irruption du moi et qu'aujourd'hui il ne faut pas hésiter à dire « je ». Et il me semble que tu as certaines difficultés à répondre à nos questions parce qu'on cherche chez toi une continuité politique. Sans faire intervenir la question de l'âge, par exemple, Mai 68 surgit... SARTRE : C'est arrivé un peu tard pour moi. Ça serait arrivé quand j'avais 50 ans, c'était mieux. Parce que tout ce que je fais maintenant avec vous, ça suppose que j'aie 50 ans. Pour aller jusqu'au bout des exigences qu'on peut avoir avec un intellectuel connu, il faut que cet intellectuel ait 45-50 ans. Par exemple, je ne peux pas aller jusqu'au bout des manifestations, parce que j'ai une jambe qui ne va plus. Pour l'enterrement d'Overney, par exemple, je n'ai pu faire qu'un petit bout du parcours. De ce point de vue, Foucault est mieux placé que moi. Ça n'est pas que je veuille lui laisser ma place. Il faut que j'aille jusqu'au bout. Simplement, ça m'embête d'appeler, comme vous me le demandez quelquefois, les Parisiens à manifester, quand je sais que je ne pourrai les suivre que pendant un temps restreint. VICTOR : Ce n'est pas insurmontable, comme obstacle. Ce qui peut poser problème à certains d'entre nous, c'est le fait que tu ne puisses pas écrire plus de choses, immédiatement utiles pour le mouvement issu de mai; qu'à la place, tu continues Flaubert. SARTRE : Eh bien, c'est parce que j'ai acquis, au cours des années, certaines idées que je ne peux pas dire comme ça. Mais tu sais, indépendamment de l'intérêt idéologique, je considère cet ouvrage comme un ouvrage socialiste, en ce sens que, si je le réussis, ça
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devrait permettre d'avancer dans la compréhension des hommes, d'un point de vue socialiste. De ce point de vue, il me semble que j'agis, mais pour plus tard, pour la société socialiste. J'espère que c'est comme ça, que ces bouquins font partie d'un travail à long terme, et qu'ils pourraient faire partie d'une autre culture, d'une culture populaire, à condition qu'il y ait des médiations. Si, par contre, je me donne à la pratique, c'est que je pense que c'est dans la pratique, en mettant en jeu mon rôle de « vedette », que je peux aider le mieux le mouvement. Tu es très vague sur le roman populaire, tu ne le vois pas, et je ne le vois pas non plus. Mais il y a ce journal, dont je compte m'occuper à plein temps. J'abandonnerai Flaubert pour trois mois, d'abord. Mais ne me dites pas que le mouvement de Mai 68 se traduit pour moi uniquement par une demande objective de roman populaire. VICTOR : Tu as dit : je suis encore un intellectuel traditionnel, mais tu vois ce que peut être un intellectuel dans un sens neuf. SARTRE : Il y a là une contradiction de fait, et elle est rendue plus aiguë par mon âge. Un jeune intellectuel — à 25 ans, par exemple — peut se transformer complètement. Il y a des « établis » dans les usines qui étaient auparavant Normaliens, ou qui ont passé l'agrégation. La raison : il a tout son avenir devant lui. Je n'ai plus d'avenir. Si je te parlais tout à l'heure des manifestations où je fais un petit bout de chemin, c'est pour te marquer qu'il y a des conditions physiques qui, en changeant avec l'âge, entraînent des changements réels dans les comportements. J'ai dit, et je redirai, les raisons objectives pour lesquelles je suis avec vous. Une des raisons subjectives que je veux dire ici, c'est que les maos me rajeunissent par leurs exigences. Seulement, il faut bien que vous compreniez qu'un jour vous pourrez m'en demander trop. De toute manière, je n'aurai d'efficacité véritable que
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pendant trois ou quatre ans. A partir de 70 ans, si vous persistez à vous mêler aux gens qui agissent, on vous transporte sur les lieux en bagnole avec une chaise pliante, vous êtes une gêne pour tout le monde, et Tâge vous transforme en potiche. Je le dis sans mélancolie aucune : j'ai bien rempli ma vie et je suis content. Mais il faut que tu comprennes la situation réelle et vécue d'un type de mon âge, pas sur le plan abstrait. VICTOR : Tu as dit un jour quelque chose qui m'a troublé : que la Révolution, c'était possible, mais qu'il en sortirait sans doute une société un peu moins ignoble. Tu restes fidèle à La Nausée? SARTRE : Ah ça, c'est encore autre chose. On en parlera tout à Theure. Ce que je voulais dire à présent, ce sont les raisons objectives pour lesquelles je vais avec les maos. Je suis avec vous : cela ne veut pas dire que je sois d'accord avec tout ce que vous faites. C'est votre conception de la démocratie directe qui me paraît le lien essentiel entre vous et moi. Parce que, finalement, c'est à établir cette démocratie que doit tendre un écrivain qui comprend un peu le sens de son métier. Je veux dire, tout simplement, qu'un écrivain doit écrire pour tout le monde. Et ce n'est pas tout : si nous écrivons pour ces hommes atomisés qui travaillent dans les usines et aux champs sans avoir de vraie communication les uns avec les autres, on crée une mauvaise littérature, une littérature d v atomisation, qui contribue à isoler chaque lecteur des autres. Dans un rassemblement légitime, les livres doivent tous être importants pour le groupe. Si tu le lis, et que les autres ne le lisent pas, il faut que tu en rendes compte au groupe. Cela suppose d'ailleurs que l'on écrive autrement qu'on le faisait auparavant, que l'on écrive pour un lecteur collectif. Cela n'est possible que dans une démocratie socialiste — ce qui n'existe nulle part — c'est-à-dire dans une démocratie directe. C'est
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peut-être en Chine qu'elle a le plus de chance d'exister un jour. Ce qui me lie à ça, et qui est une forte relation entre vous et moi, c'est l'idée que vous avez de la morale, l'idée que l'amour de la Justice et la haine de l'Injustice sont des forces réelles qui poussent le peuple à agir. Donc vous ne faites jamais de machiavélisme, à la différence des communistes, qui disent : « si on parle de Justice au peuple, il marchera », mais qui se foutent de la justice, qui veulent d'abord le pouvoir. Vous proposez aux gens des causes vraiment justes. Vous avez cessé, ces derniers temps, de dire : la Justice ne peut s'obtenir que par la Révolution. Mais je sais que vous y reviendrez, d'autant — et là encore je suis profondément d'accord avec vous — que vous souhaitez que votre action contribue à créer un vaste rassemblement de gauche, qui sera légitime mais illégal, et qui agira dans l'illégalité. Vous n'utilisez la légalité que pour emmerder les bourgeois, en montrant les contradictions de leurs lois. La faiblesse du P.S.U. et de la Ligue, c'est de vouloir user tantôt de l'illégalité — en maintenant, par exemple, une manifestation interdite — et tantôt de la légalité — en présentant, par exemple, des candidats aux élections. En fait, si on respecte la légalité, on ne peut agir contre le système : on est dedans. Voter, par exemple, comme dit Kravetz, c'est voter pour le vote, c'est-à-dire pour la délégation des pouvoirs. De cette façon, on ne détruira jamais le système : je veux dire en utilisant le suffrage universel. Il y a aussi, chez vous, la tendance — que j'approuve — à vous donner (ou à proposer de se donner aux groupes qui vous suivent) des institutions instables, c'est-à-dire qui comportent en elles-mêmes la possibilité d'être dissoutes, quand la situation change. Les comités de lutte, en cas de grève, peuvent être dissous par les comités de grève. Car une institution qui demeure stable en toutes circonstances, c'est une institution morte, qui contribue à atomiser
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les hommes. Elle n'est plus qu'une chose, une exigence pratico-inerte, qui traite les hommes comme des choses, et non pas comme des hommes. Et je suis encore avec vous quand il s'agit de mener la révolution idéologique, c'est-à-dire de donner aux gens une nouvelle conception du monde du travail, du capital, et une nouvelle culture. Sur tous ces points, je suis d'accord avec vous. Et il y en a d'autres — mi-objectifs, mi-subjectifs — c'est que je suis content de vos rapports avec moi. Il va de soi que je n'existe pour vous qu'autant que je vous suis utile. Cela, je l'approuve pleinement. Mais, quand il s'agit de faire une action en commun, il y a de l'amitié, c'est-à-dire un rapport qui dépasse l'action entreprise, un rapport de réciprocité. Et vous prenez grand soin de toujours me demander, avant de me faire participer à une action, si je suis d'accord avec elle, bref, de la discuter avec moi et, le cas échéant, de la transformer sur certains points. Pour ces différentes raisons, je crois saisir en vous, et pas seulement en vous mais dans le mouvement antihiérarchique et libertaire, l'annonce d'une politique nouvelle, et les racines des hommes nouveaux qui la feront. CAVI : Revenons à La Nausée... SARTRE : Ce que j'ai à dire encore, je ne peux l'expliquer comme ça : il faut que je l'écrive. Il y a trois volumes de Flaubert, et les gens qui m'ont lu attendent le quatrième. Disons que le Flaubert est une application concrète des principes abstraits que j'ai donnés dans la Critique de la Raison dialectique pour fonder l'intelligibilité de l'Histoire. CAVI : Il y aura une suite? SARTRE : Non. Il faudrait lire, ou relire, d'abord trop de livres d'Histoire. Tu vois, c'est encore l'âge... Alors j'ai pensé qu'il valait mieux s'arrêter là, puisqu'il viendra un temps où n'importe qui pourra continuer. Pour La Nausée, par contre, je peux m'expliquer : j'essayais d'y montrer la contingence des choses. Ça veut dire
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quelles s'expliquent incomplètement par le déterminisme ou la nécessité. Par-delà les explications demeure le fait qu'elles existent sans raison et disparaissent par rencontre. Je crois au matérialisme historique dans la mesure où il explique certains comportements des hommes, mais pas au matérialisme dialectique qui tente de replacer les hommes dans la Nature, et de trouver un type de nécessité dialectique qui s'appliquerait d'abord à la Nature, et ensuite aux hommes. Le résultat est pessimiste : on n'obtient jamais de résultats rigoureusement conformes à ce que Ton prévoyait, non pas parce que la nécessité du monde serait différente de celle que nous concevons, mais parce que la nécessité, dans les choses, n'est que partielle, et que la réalité fout le camp de tous les côtés à la fois. D'une manière générale, l'homme, depuis qu'il existe, essaye de connaître et de dominer lé monde par la raison. Il y parvient en partie seulement, à cause de la contingence. En un sens, il m'importe peu d'être ou non pessimiste puisque je ne verrai au mieux que le commencement de la Révolution, et qu'il suffit que je m'allie à vous pour faire le mieux possible le bout de trajet qui m'incombe. En un autre sens, ça me regarde profondément de savoir ce qu'on peut attendre d'une action, puisque nous agissons ensemble. De ce point de vue, je ne pense pas que la rencontre des maos m'ait beaucoup changé. Ce qui m'a changé, par contre, c'est ce que je vois réapparaître sous des aspects nouveaux : de vieilles choses auxquelles je croyais dans mon adolescence — le moralisme, par exemple — auxquelles j'ai renoncé au nom du réalisme quand j'ai commencé à travailler un peu avec les communistes, et que je retrouve à présent dans le mouvement anti-hiérarchique et libertaire. La réalité, ce n'est plus ce qui est, c'està-dire des institutions mortes, et des faits généraux. La réalité, c'est le peuple qui se trouve dans telle situation, avec telles forces, et qui réclame la Justice, ou qui
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n'est pas lucide en tel domaine parce qu'il a été mystifié et dupé par la classe dirigeante, mais qui doit prendre conscience de ses contradictions. De sorte que j'ai passé d'un irréalisme idéaliste (quand j'avais 18 ans) à un réalisme a-moraliste quand j'en avais 45, et de la je retrouve, mais cette fois matériellement, la moralité comme fondement du réalisme, ou, si tu veux, un réalisme matérialiste et moraliste. J'ajoute que, pour comprendre mon évolution jusqu'au bout, il faudrait dire que ce n'est pas moi qui suis venu à vous, mais que c'est vous qui êtes venus à moi. Quand vous m'avez connu, vous souhaitiez rester non clandestins le plus longtemps qu'il se pourrait. Or l'organe de la gauche prolétarienne, La Cause du Peuple, avait ses deux directeurs successifs en taule. Leur procès n'avait pas eu lieu, mais si le prochain directeur était encore un jeune homme de la G.P. on pouvait facilement imaginer les mesures que prendrait Marcellin. Vous avez donc imaginé de me demander dé prendre la direction de la CD.P. Mais ça vous a tout de suite mis devant un problème important : quelques semaines auparavant, la CD.P. se foutait franchement de ces intellectuels petits-bourgeois. Vous n'aviez pas de mots assez durs pour eux. Or voici que, dans l'urgence, vous demandiez à l'un d'eux de diriger votre journal. Cela ne pouvait avoir lieu sans que vous reconsidériez votre attitude envers les intellectuels. Quand j'ai vu que, pour vous, une décision de détail pouvait entraîner une révision de tout ou partie de votre front de combat, cela m'a donné de l'estime pour vous. Les communistes, eux, n'auraient pas été embarrassés : ils n'auraient pas changé leur position touchant les intellectuels, ils auraient mis une sourdine à leurs attaques, et passé un contrat avec l'un d'eux. Ça, c'est leur machiavélisme, ça n'est pas sérieux. Bref, j'ai accepté de prendre la direction de La Cause du Peuple. J'ai dit, dans la CD.P. elle-même, que je n'étais pas d'accord
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avec vous sur tous les points, mais que, pour protéger la liberté de la presse révolutionnaire, je prenais la responsabilité légale de tous vos articles. Au début, je ne m'occupais pas du journal. Marcel lin n'a pas osé me poursuivre : c'est le bon usage, vous voyez, du vedettariat. Seulement, il interdisait chaque numéro du journal et, comme on l'imprimait clandestinement et qu'on le vendait tout de même, il arrêtait les vendeurs quand il le pouvait, et la Cour de Sûreté de l'État les condamnait durement. Cela m'amena d'abord à témoigner pour eux devant la Cour, à vendre moi-même avec d'autres intellectuels La Cause du Peuple dans les quartiers populaires de Paris. J'étais dans le coup. Làdessus, vous avez sorti J'accuse, qui n'a duré que quelques mois, qui n'était pas l'organe des maos, mais un journal démocratique auquel vous m'avez demandé de collaborer, ainsi que Simone de Beauvoir. Je l'ai fait, et de ce fait, j'ai eu une sorte de contrôle sur cette feuille, qui est demeuré, quoique plus abstrait, quand J'accuse a fusionné avec La Cause du Peuple. C'est ce qui arrive toujours en politique quand on se lie avec des militants non machiavéliques : l'objectif s'élargit progressivement, et on se retrouve, comme je le suis aujourd'hui, en plein dans le bain avec eux. VICTOR : Si c'était à refaire, tu referais le même chemin? SARTRE : Oui. Mais il faut comprendre ce que cela veut dire. Si c'était à refaire à partir des mêmes circonstances et dans les mêmes conditions, je le referais. Si j'avais eu la même enfance, et le même grand-père, je ne conçois pas d'autre trajet. Je vous le dis en toute naïveté : je ne suis pas mécontent de moi. Simplement, j'aurais voulu — mais ça ne dépendait pas de moi — que ce trajet fut plus court, autrement dit que les événements de Mai 68 eussent eu lieu en 55 ou en 60. Cette gauche au-delà du P.C. qu'ils ont révélée, elle n'existait malheureusement pas avant 68.
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VICTOR : Dans ta préface à Aden Arabie de Nizan, pourtant, tu dis : ce qu'il a fait, j'aurais pu ou dû le faire. SARTRE : J'aurais dû entrer en même temps que Nizan au Parti, en sortir comme lui en 39 et ne pas me faire tuer. Entre 1924 et la guerre, il aurait fallu que je sois compréhensif pour les gens de gauche, et plus à gauche moi-même. Je le sais. Mais il faut tenir compte de mes problèmes personnels qui n'étaient pas ceux de Nizan, et aussi du milieu. Les intellectuels, à l'époque, étaient pour la gauche en paroles, en pensée, jamais ou rarement en actes. Moi, par exemple, j'avais lu des livres sur la lutte des classes (qu'est-ce qu'un Normalien ne lit pas?). Mais je n'en ai senti la réalité que pendant l'occupation et les premières années de l'après-guerre. VICTOR : Nizan ne te provoquait pas? SARTRE : Ce n'était pas son caractère. Il était réservé. Je sais qu'il était obsédé par l'idée de la mort. Il a été en U.R.S.S., a parlé de ça avec des camarades soviétiques, et il m'a dit, en revenant, « une révolution qui ne nous délivre pas de l'obsession de la mort, ce n'est pas une révolution ». Ce n'est pas faux. Si tu es dans une entreprise, quelle qu'elle soit, qui demande de nombreuses années avant d'être accomplie, et que tu penses à la mort, tu as moins d'angoisses si tu penses que tes camarades l'achèveront après toi. Mais il faut alors que tu comptes vraiment dans cette entreprise, et qu'elle s'identifie pour toi avec ta vie. VICTOR : C'est ce qu'a apporté la révolution chinoise. SARTRE : Ça, je ne sais pas... CAVI : J'ai l'impression que les générations d'intellectuels depuis l'après-guerre jusqu'à Mai 68 — sans dater — ont crevé finalement d'un abus de « pensée » vidée de toute pratique militante. Leur pensée est complètement « au-dessus » de la réalité sociale, coupée d'elle. Quoi d'étonnant à ce que cette pensée s'exprime dans des symboles, à travers des manifestations
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qui deviennent de pures cérémonies; on participe à des meetings, on signe des manifestes, et dans ses œuvres, grosso modo, on s'interroge sur la vie et la mort, c'està-dire qu'on pose des problèmes philosophiques généraux, réels seulement... SARTRE : Il faut se les poser, l'ouvrier aussi, la mort, l'angoisse. Mais, d'un certain point de vue, je te donne raison. As-tu lu l'article de François George sur les intellectuels dans le dernier numéro des Temps Mo~ dernes? Il montre que la domination des intellectuels, si elle existait, conduirait au fascisme. Si les intellectuels sont unis par des intérêts idéologiques, il faudra s'en méfier. Un intellectuel ne se définit pas par l'intelligence : j'ai connu beaucoup d'ouvriers plus intelligents que la majorité des intellectuels. Alors c'est quoi un intellectuel? CAVI : Ce que le Parti a voulu que vous soyez : un fonctionnaire de la pensée. Les paysans restent des paysans, les commerçants des commerçants, les étudiants des étudiants... et les intellectuels des intellectuels. On vous demande d'interpréter comme vous voulez l'Histoire, mais surtout de ne pas y participer autrement qu'en écrivant, si bien qu'en Mai 68... SARTRE : En Mai 68, j'étais pour les étudiants. Mais ma première impression, oubliée ensuite, retrouvée en 69, c'était que leur mouvement était dirigé contre moi. CAVI : Et ça l'était. Contre la fonction Sartre. SARTRE : Contre l'intellectuel, conscience malheureuse, qui tire son mérite et sa vertu de son malheur. CAVI : Et j'ai peur que les maos soient en train de restaurer ce mur. Ils sont en train de ravaler les fonctions. Souvent sommairement. Comme dans un livre d'Épinal, au gré de l'anecdote : le juge Pascal, Sartre, les paysans, les prolos... SARTRE : Je ne crois pas. Jusque-là, les intellectuels étaient engueulés par les maos comme marée pourrie.
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Tu n'as qu'à voir l'histoire du Secours Rouge. C'était vraiment le martyre des intellectuels. Les maos les terrorisaient, les envoyaient se faire casser la gueule par les flics dans des expéditions souvent inutiles, et après ils leur disaient : « Vous êtes trop violents! Vous terrorisez la population! » Mais, les malheureux, ils_étaient terroristes parce que terrorisés. Et ça ne suffisait pas : les maos ont fini par démolir le Secours Rouge, et ils l'ont fait contre les intellectuels. Mais, un an auparavant, ils avaient amorcé, je l'ai dit, un changement qui s'est développé en même temps, et lentement, lorsqu'ils avaient choisi un de ces maudits — moi — pour le mettre à la tête de leur journal. C'était leur contradiction, en ce temps-là. VICTOR : Le fait que tu aies accepté la direction du journal a eu tout de suite d'importantes conséquences pour nous : nous avons senti qu'un nouveau terrain d'action était ouvert. (Décembre
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Illégalisme et gauchisme Il n'y a pas d'un côté l'action purement illégaliste et de l'autre l'action purement légale. Une action oui comporte un élément de légalité doit comporter en même temps une charge critique pour le système établi, un indice de subversion... SARTRE : Quand j'ai accepté de prendre la direction de la CD.P., j'avais l'idée assez vague de contribuer à
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resserrer l'unité perdue de Mai 68. Cela veut dire qu'à ce moment-là, je n'étais pas tout à fait avec les maos. Je prenais le titre au nom de la liberté de la presse, mais je n'étais pas contre V.L.R. et l'organe Tout, ni contre Révolution, ni contre les trotskystes de Rouge, ni contre tout autre groupe de cette époque. A ce moment-là, c'était pour moi des groupes qui devaient plus ou moins s'accorder sur des objectifs précis, comme en 68, et reprendre un mouvement d'ensemble. Ce que j'ai appris peu à peu... VICTOR : En 69, tu avais la même idée concernant l'unité des révolutionnaires et tu as soutenu Krivine aux élections présidentielles. SARTRE : Je l'ai soutenu quelque temps. Mais je souhaitais qu'il dise : je me suis présenté parce que cela permettait de vous faire entendre à la télé une voix d'extrême gauche, mais non pas pour être élu. VICTOR : Aujourd'hui, tu es contre tout machiavélisme en matière de vote, tu vas le dire dans Les Temps Modernes. Mais en 69 tu étais machiavélique? SARTRE : Je suis contre le machiavélisme du suffrage (par exemple, de voter pour des gens dont tu espères bien qu'ils ne seront pas élus) non par moralité, mais parce que j'estime que le suffrage universel ne s'y prête pas. Mais je ne suis pas contre une ruse contre le Pouvoir que j'estime de bonne guerre. Ce qui m'a gêné, ce n'était pas qu'il utilise la fonction — créée par le Pouvoir — de candidat pour qu'une voix d'extrême gauche se fasse entendre à la télé d'État, c'est qu'il ait persisté à se présenter pour que les trotsks se comptent. Car le suffrage universel est une ruse du pouvoir bourgeois pour substituer une légalité à la légitimité des mouvements populaires et de la démocratie directe. J'attendais que Krivine dise, à son premier passage à la télé : merci de m'avoir écouté, je ne voulais rien d'autre. Faites de vos votes ce que
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vous voulez, mais ne votez plus pour moi, car je ne suis plus candidat. VICTOR : C'était pourtant clair dès le départ qu'il voulait compter, lui aussi, « ses voix ». Il acceptait la règle de la représentation indirecte. SARTRE : Oui, mais c'était lamentable. Et ce n'est pas seulement une erreur trotskyste. En Italie, aux dernières élections, le Manifesto a voulu présenter Valpreda pour des raisons compréhensibles mais erronées, résultat : il a remporté une veste. D'accord, les groupes politiques d'extrême gauche peuvent servir de ferment dans la vie quotidienne. Mais ceux qui subissent leur influence sont beaucoup plus nombreux que ceux qui se réclament d'eux. Donc l'idée même de se compter par le suffrage universel est fausse, elle ne peut pas rendre compte de leur influence réelle dans le pays. Ensuite, j'ai compris que les trotskystes et le P.S.U. n'étaient que partiellement pour l'illégalité, puisqu'ils se prêtaient à la comédie électorale. Les seuls qui étaient vraiment sur le plan de l'illégalité complète — puisqu'ils refusaient même les droits que leur conférait le système — c'était les maos. Bien entendu, ils tentaient quelquefois une action sur la Justice légale. Mais il fallait qu'elle agisse du dehors : par exemple, le tribunal populaire de Lens. Et dans ce cas, comme dans tous les autres où j'ai été avec vous, l'autorité des intellectuels jouait contre la classe qui la leur avait reconnue, contre la bourgeoisie. Les ouvriers ne me reconnaissaient aucune autorité. En nous liant à eux, nous agissions à la fois du dedans et du dehors sur le système. Ça, je m'en étais persuadé depuis quelques années : ceux qui veulent faire quelque chose à l'intérieur du système n'aboutissent qu'à le conserver. Celui qui veut renverser le système par son vote se trompe profondément, puisque le vote est fait pour opposer la légalité à la légitimité d'un mouvement, par exemple insurrectionnel. Quels que
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soient les gens qui obtiennent un pouvoir légal, ils sont foncièrement semblables. Voyez l'U.D.R. et le P.C.P.S. Voter, c'est se démettre de sa souveraineté pour un groupe qui exerce la sienne en votre lieu et place. Par cette raison, je me suis rapproché du groupe mao; l'ennui c'est que, vers 70-71, il a pris un tournant légaliste, c'est-à-dire qu'il a constitué des Comités Vérité et Justice qui contestent la légalité du dedans au nom de la légalité, et non du dehors : au nom de la légitimité. Les Comités Vérité et Justice réclament l'application de la loi, et on ne leur dit pas qu'il y a un autre point de vue : l'illégalité absolue, ou contestation du système par la légitimité de la démocratie directe. Il devrait y avoir en même temps un nouvel essor du Secours Rouge, qui ne fait pas les grèves ou les occupations de logement, mais qui, là où il s'en trouve, les aide illégalement. De cette façon, les gens qui en ont vraiment ras-le-bol iraient au Secours Rouge, et ceux qui croient qu'on peut obtenir la Justice en restant dans le système iraient dans les Comités Vérité et Justice. Je comprends votre tendance à prendre les mouvements populaires où ils sont, et au degré de politisation où ils sont. Mais je ne vois pas que votre nouvelle manière d'attaquer la légalité soit incompatible avec votre action d'hier qui se faisait à l'extérieur du système. Si vous abandonnez cette dernière, vous rejoignez les P.S.U. et les trotskystes. VICTOR : La marche sur Paris des mineurs de Bruay était interdite. SARTRE : Oui, mais ça ne va pas bien loin. Il faudrait réorganiser ce secteur de l'illégalité légitime, qui est celui où vous êtes vraiment forts. Et vous devez conserver, et non détruire systématiquement le Secours Rouge qui ne peut servir qu'à cela. Vous lui faites grief d'être terroriste, cela veut dire qu'au fond, il fait dans le même quartier du porte-à-porte, qui est une agitation presque légaliste, et puis une action violente,
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donc illégale, ce qui effraye les gens qu'ils ont pu convaincre dans le porte-à-porte. Mais Terreur vient selon moi de ce que les deux actions ont lieu la plupart du temps dans le même quartier. En fait, il s'agit seulement pour le S.R. d'être plus mobile, et de faire des actions dans des quartiers différents. Bref, les maos devraient se dédoubler selon le degré de politisation des gars. Ne demandez rien de plus que ce qu'ils peuvent donner aujourd'hui aux Comités Vérité et Justice : sinon ce serait du volontarisme et vous les manipuleriez. Mais conservez une organisation franchement illégale et toujours capable de tenter des actions illégales et violentes. CAVI : Je suis en partie d'accord. Tout mouvement est obligé, à un moment ou à un autre, s'il ne veut pas être coupé du peuple, d'enfoncer ses racines dans un fumier d'idées aliénantes ambiguës, de nature double. Avoir ce sacré besoin de Justice, c'est à la fois le refus du « deux poids deux mesures » et le désir de réprimer. Il peut être normal de partir de besoins qui ont été maquillés, fabriqués, et ensuite détournés par la bourgeoisie, et de l'intérieur même d'institutions encore acceptées, de bien montrer qu'il y a des contradictions et aiguiser ces contradictions pour arriver jusqu'à l'éclatement, pour arriver à ce que les masses créent leur propre légitimité et s'affrontent à la loi. Seulement, je pense qu'à partir du moment où un mouvement organisé se sert ainsi des institutions (ce qui n'exclut pas les actions illégales du style de la marche sur Béthune), ses militants doivent être bien conscients qu'inévitablement ils ne pourront plus dire certaines choses. Par exemple, au moment où le juge Pascal, pour les mineurs des corons, a une attitude juste, vous ne pouvez pas attaquer au même moment le juge Pascal parce qu'il est juge d'instruction, parce qu'il a été un juge assez répressif, etc. Mais pourquoi ne reconnaîtriez-vous pas qu'il y a complémentarité
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entre le travail que vous pouvez faire — qui est d'aiguiser des contradictions dans les institutions d'une part, tout en continuant à mener des actions illégales — et, d'autre part, tout un courant de révolte qui se manifeste chez pas mal de jeunes. Ce courant n'est pas organisé; il n'est donc pas soumis aux silences des organisations de masse : il peut dire tout. Il peut être excessif — mais l'excès aussi appartient à la tradition populaire. Ce courant qui s'exprime de manière violente, et même provocatrice, je dis que toi Victor, tu ne peux pas en mesurer l'efficacité. Tu ne peux pas dire à un moment, Bobignyl c'est positif, alors que tel meeting à la Mutualité deux ans plus tôt ne Tétait pas. On ne peut pas mesurer le rapport dialectique qu'il peut y avoir entre une action de masse et une action de provocation qui se déroule simultanément. Certaines luttes s'attaquent directement aux idées aliénantes et ces luttes prennent souvent des aspects d'autant plus provocateurs que ceux qui les mènent sont révoltés et minoritaires. Et puis, d'autre part, si Ton veut être tout de suite plus entendu, il faut faire ce que vous faisiez. Tout cela est conciliable. J'ai peur que vous considériez ce que vous appelez le gauchisme comme un courant provocateur, avec lequel vous continuez d'entretenir des relations, mais avec lequel vous n'êtes pas d'accord. Finalement, c'est ce qu'a commencé à faire la Ligue, il y a un an ou deux : elle s'est démarquée du mouvement gauchiste. Et maintenant les maos vont se démarquer aussi? Prenons Bruayen-Artois : Je crois que la constitution d'un Comité Vérité et Justice est une grande victoire, que vous ayez eu raison d'exiger que la population contrôle la justice. Une chose m'a marqué à Bruay : les seuls jeunes qui se sont mobilisés ont été ceux du coron 4, 1. Procès de Marie-Claire, pour cause d'avortement. Ce procès marque un tournant dans la lutte pour la liberté de Pavortement.
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dont les parents étaient dans le Comité Vérité et Justice, et ceux qui étaient directement concernés par l'affaire; mais, en général, l'affaire a été prise en mains 1° par des femmes, 2° par des gens d'un certain âge. Je sais que beaucoup de jeunes partent de Bruay, les mines ferment, etc. Mais le lycée, par exemple, n'a pas été mobilisé, et je me demande si une des raisons n'est pas le langage que vous avez employé. C'était le langage de ceux qui ont fait 36, qui ont fait 39-40, qui continuent à défendre une morale très traditionnelle. N'y avait-il pas une contradiction entre ces classes d'âge, de pensée et les jeunes qui lisent plutôt Charlie-Hebdo. VICTOR : Le problème n° 1 depuis 68 est d'élargir le champ d'opposition entre légitimité et légalité. On n'a pas envie que seuls des groupes marginaux se battent. CAVI : Absolument.
VICTOR : Élargir le champ d'opposition, ce n'est pas : faire à tel moment des actions illégalistes qui sont légitimes et â d'autres des actions légales qui provoquent un certain nombre de contradictions au sein des institutions. J'ai employé l'expression d' « actions subversives institutionnelles ». Quand Sartre prend la direction de La Cause du Peuple, dans cette action il y a un élément légal, et un élément qui rompt avec la légalité. C'est cette combinaison instable qui donne toute sa force â l'action. SARTRE : Il est certain que lorsque nous avons fondé la société des Amis de la Cause du Peuple, et que nous avons demandé â la Préfecture le reçu qu'elle devait selon la loi nous donner immédiatement, et qu'elle nous a refusé, nous avons mis la légalité... VICTOR : En position instable... SARTRE : Seulement les Amis de la Cause du Peuple se sont mis aussitôt après â faire des actions illégales, par exemple â vendre la CD.P. dans les rues. Il y a donc eu les deux types d'action presque en même temps.
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VICTOR : C'est un exemple-type d'action subversive institutionnelle. Il n'y a pas d'un côté l'action purement illégaliste et de l'autre l'action purement légale. Une action, qui comporte un élément de légalité doit comporter en même temps une charge critique pour le système établi, un indice de subversion; la combinaison devient instable : les masses se mettant en mouvement c'est le pouvoir lui-même qui se charge de dérégler le rapport légalité-illégalité, de « durcir » le mouvement. Prenons un exemple : l'exemple d'un échec. SARTRE : Provisoire.
VICTOR : Dans le bassin minier, on a fait campagne pour que les mineurs marocains obtiennent une carte de travail, c'est-à-dire l'application de la loi. C'est la « liberté du travail » qu'on réclame. Quoi de plus conforme à la loi capitaliste? Et pourtant, c'est un mouvement très subversif. Il remet en cause la politique de liquidation des Houillères; en effet, celles-ci ont besoin, tout en fermant les puits, d'une maind'œuvre corvéable à merci, qu'on peut rejeter facilement. Voilà pourquoi on refuse aux Marocains même cette faible protection qu'est la carte de travail. C'est très important de définir cette notion d'action subversive institutionnelle. Elle fout en l'air une stratégie, issue d'une mauvaise lecture de Lénine, qui se présente ainsi : je combine l'action légale et l'action illégale. Je combine 1' « action illégale », cela veut dire : je me prépare à l'insurrection armée, suivez mon regard. Je combine donc une action inexistante, ajournée, à des actions réelles qui sont tout ce qu'il y a de plus légal; j'ai pignon sur rue; j'adopte les règles du jeu en attendant que le jeu se dérègle. Pour nous, ce qui est au centre de la pensée tactique c'est cette dialectique de l'action qui part du conflit entre idées profondément légitimes, refoulées, et idées légales à la surface. Il s'agit de transformer cette équivoque en charge critique. A un certain seuil,
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c'est le pouvoir lui-même qui, commettant ses conneries, transforme le rapport entre esprit de soumission et esprit de rébellion, au bénéfice de la rébellion. CAVI : Non. Ce n'est pas une réponse. D'accord avec l'action subversive dans les institutions, mais pas sans, en même temps, l'action subversive contre toutes les institutions. Le gauchisme, cela a été, qu'on le sache ou non, consciemment ou non, un état d'insurrection permanent contre les vieilles idées pourries* les normes sociales. Y compris ces deux années où le mouvement mao jouait les Robin des Bois. Tout cela a provoqué bien des ruptures, ou tout au moins, des fissures. Le monde n'était pas renversé, il était bouleversé. Faute de l'avoir compris, vous avez fait de J'accuse un journal de vieux. VICTOR : Mais dépasser le gauchisme ce n'est pas s'opposer à la révolte des jeunes. C'est rejeter un système de normes politiques coupées de la pensée populaire. CAVI : Il n'y a pas de pensée populaire, d'oasis prolétarienne. Les ouvriers ne pensent pas comme les bourgeois. Forcément : ils vivent autrement. Cela ne veut pas dire qu'ils ne reprennent pas les valeurs produites par la bourgeoisie. Une pomme n'est pas une poire, mais l'une et l'autre sont des fruits produits par un même verger. VICTOR : J'essaie de te définir ce que nous entendons par : « Nous ne sommes pas gauchistes. » Il y a un groupe de personnes, jeunes pour la plupart, qui auront appris depuis Mai 68 que la Justice est une Justice de classe. Ils ont même parfois appris plus, que l'ensemble de l'État devait être détruit de fond en comble, pour qu'à la place il y ait quelque chose d'autre qui implique une participation directe des citoyens. C'est, dans le meilleur des cas, ce que ce groupe de personnes a appris en Mai. Mais ce groupe essaie d'imposer ce qu'il a appris à l'ensemble de la
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population. Vois Lutte Ouvrière qui dit à propos de Bruay : ce qu'il fallait démontrer dans cette affaire, c'est que c'était une Justice de classe, il ne fallait pas soutenir le juge Pascal... CAVI : Tu es de mauvaise foi. Lutte Ouvrière est encore plus antigauchiste que les maos. VICTOR : On ne s'entend pas sur la définition des mots. SARTRE : Qu'est-ce que tu appelles un « gauchiste », et qu'est-ce que tu appelles les « gauchistes »? VICTOR : Le gauchiste dira à la majorité de la population : cette affaire — par exemple, un militant emprisonné pour avoir fait une action de soutien à une grève — démontre que la justice, c'est une justice de classe. On a un fonctionnement de pensée « gauchiste ». Pourquoi? Parce qu'on part d'une chose qui est assimilée par une toute petite partie de la population, et, sans trouver les voies d'accès dans la majorité de la population, on la balance. CAVI : C'est ce que vous avez fait à Bruay? Vous avez cherché à montrer qu'il y avait une justice de classe? VICTOR : On a soutenu le juge Pascal. CAVI : En laissant entendre qu'il pouvait y avoir des juges honnêtes. VICTOR : Déjà cela, c'est mettre fin à une notion gauchiste : tout ce qui vient des institutions judiciaires est impur, on doit mener des actions pour la Justice, qui soient complètement éloignées de tout ce qui touche à l'institution judiciaire. Le fait de dire : il y a une petite parcelle de justice dans l'attitude du juge Pascal, on ne veut pas que cette petite parcelle soit éliminée par les autorités judiciaires les plus hautes, donc on le soutient; c'est une pratique antigauchiste. SARTRE : De quel droit peux-tu déclarer le juge Pascal un peu plus juste qu'un autre si ce n'est à partir d'une idée de la Justice, c'est-à-dire pour la classe ouvrière la justice révolutionnaire? VICTOR : Nous sommes d'accord, mais la démarche
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gauchiste, c'est de dire, dès le départ : la Justice, c'est la Révolution. Dépasser le gauchisme, c'est partir des sentiments de justice de la population, avec ce qu'ils charrient d'équivoque, d'aliéné, et puis provoquer une logique de Faction qui éduque le mouvement des masses, de telle manière que ce soient les éléments subversifs — en rupture avec le système établi — qui dominent sur les éléments aliénés, concernant la Justice. La notion de contrôle dans tous les domaines, contrôle public de la Justice, de la police, le mot d'ordre lancé en 71 : « surveillons la police », ces notions-là sont équivoques. Le gauchiste dira : Vous voulez contrôler la Justice, donc, d'une certaine manière, vous lui faites confiance : non, à bas la Justice de classe! Quand on dit : contrôlons l'organisation du travail, on peut nous répondre : alors, vous acceptez l'organisation du travail, vous voulez l'améliorer... Mais toute tentative de provoquer un rassemblement large implique que les mots d'ordre revêtent une charge critique, qui entraîne l'idéologie réformiste. SARTRE : Sauf que c'est aussi cela qui a entraîné le P.C.F. à la position réformiste qu'il occupe actuellement. (Décembre
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CHAPITRE
VI
Les maos et les intellectuels Je pense qu'aucune société ne peut se passer de philosophe, parce que la philosophie, dans une société quelconque, c'est la compréhension de ce qu'est l'homme de cette société... SARTRE : J'ai fait des critiques aux maos, mais je n'ai pas dit pourquoi, objectivement, je me suis rapproché d'eux. CAVI : Tu as donné trois raisons, mais tu ne les as pas développées. Tu as parlé de la moralité... SARTRE : Oui, mais je parle des raisons purement objectives. Mettons les dates. Avant 65, il y avait un vide à gauche du Parti. Faye a bien expliqué que la notion de gauchiste vient d'Allemagne. On y appliquait le mot à toute gauche radicale. Ça a été repris par le P.C. qui a appelé gauchistes ceux de son Parti qui étaient pour radicaliser ses positions. A droite du Parti, il y avait l'opportunisme, à gauche, le gauchisme. Il y a eu à partir de là un jeu de concepts qui se donnaient pour de la pensée. Par exemple, il y avait les gauchistes qui étaient en réalité des opportunistes, etc. La ligne du Bureau politique était centrale : ni gauchiste ni opportuniste, disaient-ils, bien qu'ils dussent tenir compte un peu des uns, un peu des autres. Au temps du F.A.C. (Front anti-O.A.S. dont je vous ai parlé) beaucoup d'intellectuels, dégoûtés de l'attitude ambiguë du Parti ont fait comme moi : ils se sont rapprochés des gau-
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chistes du Parti. Et c'est la que nous avons découvert que le travail avec eux ne constituait pas un vrai radicalisme, mais au contraire que les gauchistes du Parti étaient dans nos actions une sorte de frein. Dès que notre mouvement tentait de se radicaliser, les gauchistes du P.C. nous retenaient. On se disait : si on va trop loin, ils vont se faire vider du P.C. et, bien sûr, nous n'y tenions pas. Nous voulions — quelle folie! — agir sur le P.C. par sa gauche. C'était en fait impossible. Et d'ailleurs la plupart de ces gauchistes ont par la suite été vidés du Parti. Ce qui apparaissait clairement, c'est qu'un mouvement radical ne pouvait donc se constituer qu'avec des forces extérieures au P.C. A l'époque, ceux qui se croyaient à gauche du P.C. — je pense en particulier aux artistes — étaient en fait, à sa droite. Et puis, dans ce vide de la gauche, sont apparus des mouvements divers, dont le mouvement mao. Le gauchisme, comme on disait alors, est apparu non plus comme la gauche du Parti, mais comme radicalement séparé de lui, donc comme autonome. Je me suis senti attiré par ce groupe qui se réclamait de la révolution chinoise —j'avais été en Chine en 55, à un certain moment de son développement — simplement, d'abord, parce qu'il représentait un mouvement à gauche du P.C., ce mouvement dont nous aurions eu besoin en 61 et qui n'existait pas encore» Mais les alliances se font à l'occasion d'événements, et non simplement par attirance. C'est le danger où se trouvait La Cause du Peuple qui m'a fait exister pour eux. Vous savez la suite. Les premiers temps, je ne faisais pas grand-chose au journal, mais si j'avais voulu y écrire, ils m'auraient ouvert ses pages. On a travaillé davantage ensemble, et, petit à petit, je me suis gauchi, en ce sens que le travail avec eux m'obligeait — sans qu'ils fassent la moindre pression sur moi — à me contester comme intellectuel. L'intellectuel en partie bourgeois, que le P.C. acceptait sans le changer comme
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compagnon de route-potiche, ne pouvait pas travailler avec les maos sans découvrir ses contradictions et sans vouloir en sortir. Il ne fallait pas que l'intellectuel se prît pour un conducteur des peuples, mais qu'il regagne, au plus vite, la place qui l'attendait dans le peuple. Quant aux intellectuels futurs, à ceux qui ont 15 ou 18 ans aujourd'hui, je comprenais qu'il fallait qu'ils eussent un métier manuel. Le P.C., je vous l'ai dit, m'a débarrassé de ma névrose d'écrivain. Avec les maos, il fallait aller plus loin et contester l'intellectuel, voir en lui non pas un homme spécialement doué par la Nature mais un bénéficiaire, et une victime de la division du travail. J'ai réussi cette contestation en partie grâce à vous et à certaines de vos contradictions. Pratiquement, il y a des limites, par exemple, le Flaubert. Je donne à notre action la plus grande partie de mon temps, mais pas tout. Je ne suis pas assez jeune, voilà tout. Bref, je me suis rapproché d'un mouvement radical qui me contestait en tant qu'intellectuel, et je m'en suis rapproché tout simplement parce qu'il s'est mis à exister. J'ai fait l'expérience que les rapports entre maos et non-maos sympathisants peuvent être excellents. Ils ne le sont pas toujours : les non-maos du Secours Rouge parlent encore du terrorisme mao. Et toi, Victor, tu as parlé ici du terrorisme des non-maos. Il faudrait savoir où il est, ce terrorisme. Selon moi, c'est variable selon la situation. En tout cas, il n'y en a jamais eu avec moi. J'ai toujours discuté à fond avec les maos des actions où ils voulaient que je participe. Je vous ai rappelé tout à l'heure que l'opération Câbles de Lyon s'annonçait très mal. Alors Geismar m'a dit : décide si on la fait ou non. J'ai décidé qu'on y allait, on était trop engagés, c'aurait été une trahison. Peutêtre pensait-il à cela, et qu'on ne risquait rien à me laisser décider. Reste que le pouvoir de décision appartenait à ceux qui participaient à l'action. Donc, j'ai la possibilité de travailler avec les maos — pas dans le
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secteur des Comités Vérité et Justice — mais dans l'illégalité, et j'en profite parce que je pense que ce qu'ils font dans ce domaine-là est juste. Un mouvement révolutionnaire ne peut pas ne pas être radical, autrement, d'une manière ou d'une autre, il tombe dans le réformisme. Et il doit être dans le peuple, non pour lui donner des idées, mais pour tourner en action les idées qu'il y rencontre. CAVI : Et toi, Victor, est-ce que tu peux nous raconter comment les rapports des maos avec Sartre, avec les intellectuels, ont évolué? VICTOR : Au départ, il fallait trouver une solution à un problème tactique clé, qui était : comment sortir La Cause du Peuple? Je me souviens, c'était marrant,. on était une dizaine, ça partait dans toutes les directions, on sortait des trucs cocasses et c'est alors que l'un de nous dit : on pourrait voir Sartre... Chose dite, chose faite. On prend rendez-vous, on le voit. Sartre accepte tout de suite. A ce moment-là, nous avons la solution du problème tactique, mais il y a quelque chose de neuf qui commence. J'ai dit dans un précédent entretien que c'est tout un champ d'actions qui s'ouvre, celui des actions subversives institutionnelles, c'est un mode de pensée qui est rendu possible. Il y a plus, dans l'histoire de nos rapports, et ça tourne autour de la question des intellectuels. Il est incontestable qu'une tendance intérieure de développement nous pousse à un certain sectarisme avec les intellectuels. C'est quoi, cette tendance? C'est assez simple. On est partis en 67 comme intellectuels... Puis on se remet en question comme intellectuels, en s'établissant dans les usines en particulier. Je me souviens du choc : on vomissait la culture livresque, on voulait accéder à la réalité. C'était vraiment un moment de découverte. Mai l'a prolongé. Il faut voir que, depuis 67, cette sorte de traumatisme anti-condition d'intellectuel, chez le militant intellectuel, ça pèse sur nous, dans la mesure où jusqu'à main-
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tenant, cette base sociale est le point de départ le plus mobile, le plus dynamique des forces militantes. Des intellectuels se transforment en militants plus actifs, capables d'aller n'importe où, ils ont besoin de s'arracher toute la carcasse de l'intellectuel. Et ça passe par une phase de haine de soi, de haine de l'intellectuel. Un exemple : au moment du tribunal de Lens ', on mobilise les ingénieurs; la réaction de certains camarades, consciente ou inconsciente, ça a été : nous, depuis trois ans, on a abandonné tout, on a démontré que c'était complètement pourri, qu'il fallait rompre complètement et revenir à la base et à la production; et puis, voilà qu'on s'adresse à l'ingénieur en tant qu'ingénieur, on le traite comme un dieu. Il y a ça qui constitue une base toujours possible de sectarisme* avec les intellectuels. Je pense qu'avec notre rencontre, on a eu les premiers moyens, à la fois théoriques et pratiques, de lutter contre cette tendance. Il était clair pour tout le monde que sans Sartre La Cause du Peuple était bloquée. C'était immédiatement mobilisateur. Théoriquement, ça nous faisait comprendre, de manière concrète, ce qu'on avait dit en 68-69 : que la crise des classes intermédiaires intellectuelles était aiguë. Prenons le cas des cadres dans les entreprises : toute la logique du développement des noyaux de gauche dans l'entreprise, c'était d'être anti-hiérarchique, radicalement. Un cadre égale un flic, ce qui n'est pas totalement exact — on le disait par ailleurs. Mais dans notre pratique de contestation à ses débuts, on n'avait pas vraiment de moyens de discrimination, de méthode pratique pour appréhender la situation complexe des classés. A partir de la rencontre avec Sartre et de la situation du mouvement au printemps 70, la question de la discrimination dans les catégories intermédiaires vient de 1. Contre-procès populaire qui fait la preuve des responsabilités, dans le meurtre de mineurs, des Houillères Nationales.
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plus en plus au centre de nos préoccupations. Comment agir sur les contradictions dans ces catégories? Dans ton cas, c'est quoi, cette contradiction? Ce qu'on discutait à propos de Flaubert; d'un côté l'intellectuel un peu névrosé, terminant Flaubert, l'intellectuel de type ancien qui pense qu'écrire c'est essentiel, de l'autre le nouvel intellectuel... SARTRE : Former des intellectuels d'une nouvelle espèce, c'est bien. En attendant, il faut que vous vous résigniez à utiliser des intellectuels de type ancien. VICTOR : Former des intellectuels, oui, mais il y a déjà une grande masse d'intellectuels qui ont déjà été (ormes par la société, qui peuvent être une force essentielle de la contestation, et à eux, on ne va pas leur demander de s'établir. Ce qu'on découvre a travers notre rencontre, c'est qu'il faut aiguiser la contradiction entre une forme de conscience et d'existence ancienne, et une forme de conscience et d'existence nouvelle. Comment? par des opérations qui tiennent compte de leurs caractéristiques d'intellectuels, de leur position dans le corps social, et qui introduisent des éléments subversifs nouveaux, à savoir la rupture par rapport à la division travail manuel-travail intellectuel. Si on prend les médecins, comment provoquer la contradiction dans le corps médical? en introduisant la question r êtes-vous pour ou contre le contrôle public et direct de la santé? J'ai pris l'exemple des médecins, mais on pourrait prendre toutes les catégories intellectuelles. Et c'est marrant, on a commencé par le plus difficile : l'intellectuel idéologue. A quoi il sert? On voit à quoi sert un médecin... SARTRE : tandis qu'on ne voit pas à quoi sert un philosophe. Et cependant il sert. Il y a un sens que la philosophie conservera dans une société socialiste. Elle fournira une certaine manière de concevoir l'homme dans le monde, qui s'appuiera sur la classe ouvrière au pouvoir. Il y a un savoir sur l'homme qu'une théorie
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scientifique, ou d'apparence scientifique, ne pourra jamais donner. C'est ce que j'ai tenté de montrer dans la Critique de la Raison dialectique. Je disais : la dialectique marxiste ne fonde pas sa propre intelligibilité. En ce sens, mon livre était d'abord un défi. Il disait : incorporez-moi dans le marxisme, et il y aura un premier commencement d'une tentative pour combler le vide originel du marxisme; mais il faut d'abord me prendre, donc changer quelque chose dans votre méthode. Cela, par contre — je ne sais ce que vous en pensez —j'ai cru en découvrir la possibilité dans les œuvres de Mao, pas dans le Petit Livre Rouge, mais dans les œuvres complètes. La méthode de Mao n'est pas « scientifique » mais elle est adaptée à un autre secteur. VICTOR : Précise.
SARTRE : Elle n'est pas fondée sur le déterminisme, parce qu'elle étudie les rapports des hommes entre eux (classes, groupes, rassemblements, armées) qui excluent, précisément, les explications déterministes et ne peuvent se comprendre que dialectiquement. Le marxisme soviétique, au contraire, a filé vers le déterminisme, et c'est cela qui l'a perdu. Si tu crois au déterminisme, tu n'as aucun moyen d'expliquer le courant anti-hiérarchique et libertaire que nous avons constaté dans différents secteurs de la population française. Si tu es déterministe, pourquoi réclamerais-tu la liberté? Tu es nécessairement conditionné, par tel ou tel facteur, ou par tel autre. Comment pourrait-on opprimer un robot? Tu ne peux opprimer ou exploiter que des êtres qui sont par principe libres, mais dont tu dévies et aliènes la liberté. L'exploitation aliénante supprime la liberté, c'est la dialectique seule qui peut rendre compte de cette phrase, mais jamais le déterminisme qui relève de ce que j'ai appelé la Raison analytique. Cela nous entraînerait trop loin. Mais, vois-tu, les lycéens qui refusent l'École et réclament le droit à
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la paresse, ou les jeunes ouvriers qui ne tolèrent pas r autorité du petit chef, je pense qu'ils ont un sentiment juste d'une liberté origineUe qui a été perdue et qu'il leur faut retrouver. Et le philosophe qui exprimerait en mots ce qu'est cette liberté leur permettrait de prendre conscience plus profondément de leur situation. A partir de là, les maos sont arrivés à reposer la question de la morale; ou plutôt non, ils ne Pont pas posée, ils font des opérations pratiques qui se rapportent toujours à la morale. Ce sera au philosophe de la société mao de définir la morale à partir de la liberté. VICTOR : Par rapport à la notion clé, dans ta philosophie, la liberté, est-ce que maintenant la notion de révolte, telle que pratiquement elle se dessine depuis 68, ne prend pas sa place? SARTRE : Si tu veux, mais il n'y a pas de révolte sans une liberté opprimée, exploitée ou aliénée... VICTOR : La liberté, dans ta première philosophie, était une forme vide... SARTRE : C'est la liberté qui se révolte, et qui combine une tactique de la révolte. Voilà ce que je veux dire. Précisons bien : sera philosophe dans une société communiste l'intellectuel-manuel, à sa place, qui tente de savoir ce qu'est l'homme. VICTOR : Des intellectuels dans une société de transition après la prise du pouvoir, n'ont de sens révolutionnaire que comme porte-parole — y compris en contestant le nouveau pouvoir établi — de la liberté des hommes, c'est-à-dire de leur révolte contre les nouvelles normes établies, quand elles ne sont pas légitimes, ou bien contre certains aspects... SARTRE : Contre les facteurs d'aliénation qui apparaissent nécessairement quand un régime s'installe. CAVI : Il y a une petite confusion. Tout à l'heure, quand tu employais la notion d'intellectuel, tu parlais des médecins, des ingénieurs, des écrivains. Bien. Mais il faut espérer que ceux-ci n'auront pas le même rôle
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dans une société socialiste où la division sociale est remise en question; il n'est donc pas juste de réduire « l'intellectuel » au philosophe tel qu'on le connaît aujourd'hui. SARTRE : Personnellement, je pense qu'aucune société ne peut se passer de philosophe, parce que la philosophie, dans une société quelconque, c'est la compréhension de ce qu'est l'homme de cette société. Et je ne prétends pas que le philosophe de la société de transition, ou de la société communiste, doive être un spécialiste de l'intelligence ou de l'intellectualité. En un sens, tout homme sera intellectuel-manuel. Le philosophe sera un homme quelconque, que des raisons particulières auront amené à se poser la question : « Qu'est-ce qu'un homme? » et à tenter d'y donner une réponse. CAVI : Le problème, c'est celui de la « parole ». De l'expression. Imaginons une société socialiste : alors les ouvriers, les paysans... seront aussi des philosophes... et la pratique de la philosophie bien différente. Puisqu'on aura mis fin à la division sociale. La philosophie n'est pas le monopole d'une classe... SARTRE : Évidemment non.
CAVI : Qui appelle-t-on aujourd'hui un philosophe? quelqu'un, presque toujours un homme, et ce n'est pas un hasard, qui écrit des choses bien abstraites sur la vie, la pensée, l'histoire des autres. Pour cela, il faut du temps, et beaucoup d'arrogance. Eh bien! dans la société socialiste, cette capacité de synthèse sera partagée par tous puisque le travail sera organisé de telle manière que tout le monde puisse avoir le temps et la force de réfléchir. SARTRE : Je vous donnerai un exemple, qui ne vous plaira pas à cause de votre attitude envers Israël : dans les kibboutz, j'ai rencontré pour la première fois le type, du manuel-intellectuel. Un berger, par exemple, qui lisait, réfléchissait, écrivait, en gardant ses moutons.
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VICTOR : Mais dans toutes les usines chinoises, c'est ce qu'ils font. L'organisation d'une journée de travail dans les usines, en Chine, c'est extrêmement intéressant. Il n'y a pas de travail productif manuel qui n'alterne avec l'étude. Pendant un temps, l'étude comportait des formes religieuses : par exemple l'étude du Petit Livre Rouge. Maintenant, des millions de personnes étudient un livre comme Matérialisme et empirio-criticisme de Lénine. SARTRE : Il y aura des philosophes dans tous les régimes révolutionnaires. CAVI : A condition que le pouvoir révolutionnaire se fixe comme prioritaire l'expression, la parole des gens. Qu'il organise la production en ce sens... SARTRE : C'est ce que je crois sentir chez les maos que je connais. CAVI : Et ce qu'on ne fait pas en U.R.S.S... SARTRE : Eh non! Aussi n'y a-t-il plus de philosophes. Il y a des gens qui font partie d'une organisation philosophique, qui se bornent a faire des commentaires sur le marxisme tel qu'il existe en U.R.S.S. mais qui ne se posent pas de question sur ce qu'est l'homme de la société soviétique. Là-bas, le marxisme a cessé depuis longtemps d'être euristique. C'est ce que n'a jamais fait le maoïsme. Voilà le sens profond de mon accord avec vous : je pense que si vous me remettez en question, et que je me conteste pour être avec vous j'aide, dans la mesure de mes moyens, à créer une société où il y aura encore des philosophes, des hommes d'un type nouveau, manuels-intellectuel», mais qui se poseront la question : « Qu'est-ce que l'homme? » VICTOR : Je voudrais rappeler quelque chose : on a bien dit que cette contestation des catégories intellectuelles se faisait sur la base d'une contradiction entre forme ancienne et forme nouvelle. SARTRE : Absolument.
VICTOR : L'intellectuel établi dans une usine opère
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dans sa pratique une révolution dans le domaine de la division du travail. Considérons donc l'intellectuel établi, arrivant à un certain stade de transformation, après plusieurs années d'ailleurs. Il y a une différence entre lui et toi, c'est que lui, d'une certaine manière, il pratique la solution de la contradiction. Toi, tu subis la contradiction, plutôt. SARTRE : En effet, il y a une difficulté. VICTOR : On a un droit de contrôle sur vous. SARTRE : Non. Vous avez le droit de nous engager dans des actions qui nous amènent à nous contester. Vous avez le droit de changer les conditions de l'acculturation, de manière que nos successeurs soient différents de nous. VICTOR : Mais pourquoi vous avez le droit de nous contrôler? SARTRE : Je n'ai pas le droit de vous contrôler. VICTOR : Tu es, par exemple, directeur de la C.D.P. A la fin de 72, tu seras directeur de Libération, et de toute façon, un membre actif à rassemblée de rédaction. Tu auras droit de contrôle. SARTRE : Dans ce sens-là, oui. Comme n'importe qui agissant avec d'autres dans une certaine entreprise, a le droit, dans la démocratie directe, de donner son avis. Mais, en ce même sens, tu as le droit de me contrôler du moment que le comité de rédaction peut me dire : « On ne veut pas de ton article », ou : « Camarade, ça ne va pas, non? » Mais n'oublie pas qu'il s'agit d'une entreprise démocratique qui est faite à la fois par maos et non-maos. Mais je ne contrôle pas les rapports des maos entre eux, ou les décisions qu'ils prennent dans leurs rapports, par exemple, avec les ouvriers de telle fabrique. De la même façon, vous n'avez pas le droit en tant que maos de critiquer ce que j'écris dans Uldiot de la famille. Que les maos en discutent entre eux, qu'ils disent : c'est un ouvrage de droite, c'est leur affaire. Mais je n'accepterai jamais
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qu'ils m'imposent d'écrire autre chose que ce que j'écris. Par exemple, toi, Pierre, tu penses que je devrais abandonner mes recherches sur Flaubert et écrire un roman populaire. Le roman populaire, ça peut arriver que je tente de l'écrire. Mais quand j'aurai fini VIdiot de la famille, ou quand j'aurai reconnu qu'il y a dans son sujet des difficultés objectives qui m'interdisent de continuer. Mais tu vois, tu es intelligent et cultivé, tu peux me critiquer en tant que lecteur. Mais tu n'as pas les moyens de me contrôler à cette occasion. Pourquoi? Parce que c'est un intellectuel du type classique qui écrit le Flaubert. VICTOR : Je n'ai pas compris.
SARTRE : Vous m'avez demandé tout à l'heure à qui vous vous adressiez : à Sartre intellectuel classique, ou à Sartre qui commence à entrevoir un type nouveau d'intellectuel. Eh bien, ma contradiction profonde en tant que j'écris L'Idiot de la famille, c'est que celui qui écrit est un intellectuel classique qui se casse les os de la tête pour vous suivre et qui, déjà, sur certains plans, quand il va chez Renault caché dans un camion, ou qu'il fait irruption dans l'immeuble des Câbles de Lyon, se rapproche un peu de l'intellectuel polyvalent que vous imaginez, mais qui ne peut encore participer à ces actions que s'il a un axe de références fixes — le Flaubert qu'il écrit — et, d'une certaine façon, qu'il est comme intellectuel classique. Les deux types d'intellectuel coexistent chez moi, et, d'une certaine façon, ils se contredisent et, en même temps, ils s'appuient l'un sur l'autre. Qu'est-ce que ça deviendra? C'est mon problème, mais il faut que je vive ça, que je m'en tire par moi-même, et ce sont des questions que tu n'as pas à envisager en tant que dirigeant mao. VICTOR : Oui. Mais moi, ce que je demande comme droit de contrôle, c'est de pouvoir discuter avec toi, pour que tu me dises ça. SARTRE : Ce droit-là, je te le reconnais tout de suite.
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Celui que je te refuse, c'est celui de me dire : « Arrête ton Flaubert, et commence ton roman populaire, sinon tu n'es qu'un débile. * (Décembre
CHAPITRE
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VII
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Notre objectif est rétablissement de cette démocratie directe à partir de laquelle tout un ensemble Je problèmes, insolubles dans Vactuelle société autoritaire, pourront enfin être posés en termes de masses.., VICTOR : Quel est ton point de vue? CAVI :... Cela concerne le quotidien?... SARTRE : Oui. Si je fais un article dans le quotidien, je ne le fais pas en tant qu'intellectuel classique, mais en tant que membre d'un groupe constitué par des éléments divers.* A ce moment-là, le contrôle consiste à trouver un commun dénominateur. VICTOR : Libération, ça doit être un creuset pour le rassemblement populaire. Les gens qui y viennent ont rompu, au moins en partie, avec le système de la pensée malade du P.C. Ils apportent des choses, des valeurs enfouies, un peu manipulées, etc. Ils ont chacun quelque chose de précieux sans lequel on n'arrivera pas au rassemblement populaire. Un homme comme Clavel par exemple, il apporte un certain nombre de valeurs enfouies, manipulées, aliénées : un certain sens du rassemblement, absent de la tradition politique des marxistes français, y compris des
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marxistes de gauche qui n'ont qu'un concept dans la tête : le frontisme, le cartel, mettre des forces politiques ensemble. C'est ça qu'ils appellent l'alliance. Mais ce n'est pas ça, le rassemblement. SARTRE : Attention, le rassemblement, pendant la guerre d'Algérie, était celui de l'enterrement des morts de Charonne. Ce sont les communistes qui l'ont fait. Il à été splendide : un million de personnes. Je crois qu'il n'a pas été sans importance pour hâter la fin de la guerre. VICTOR : C'est un moment exceptionnel. SARTRE : Le P.C. était capable d'en faire. VICTOR : Absolument. Il était capable, avant la guerre, de faire des grands rassemblements aussi. Mais le P.C. n'a pas de théorie du rassemblement, il n'a qu'une théorie frontiste, une théorie d'union de la gauche. Ce qui me fait rire, c'est l'appel du XX e Congrès du P.C. qui dit : il faut « étendre » l'union de la gauche à l'union populaire. SARTRE : Il ne veut pas qu'un rassemblement populaire le déborde et soit capable, par lui-même, d'inventer des actions. Alors, il essaye de diviser, comme on l'a vu pour le Front antifasciste. N'empêche qu'il sait faire les rassemblements. VICTOR : Il n'a pas une pensée systématique du rassemblement. Il ne peut pas l'avoir. CAVI : Rassembler, c'est une technique bien connue des fascistes. Mussolini, par exemple... VICTOR : Forcément, puisqu'il l'avait volée au communisme! CAVI : Peu importe où on la pique. L'important, ce sont les idées sur lesquelles les gens se rassemblent. VICTOR : Pour la démocratie directe. C'est notre programme. Pour prendre le contrôle de la vie sociale. SARTRE : A Cuba, en 6 0 , j'y étais, il n'y avait pas d'organe de démocratie directe, mais j'ai suivi Castro pendant une tournée qu'il faisait de village en village. Il
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parlait seul avec tous les paysans, il se défendait, quelquefois il reculait, ils l'obligeaient aussi à prendre des mesures, en tout cas à promettre d'en prendre. Je ne sais pas ce que c'est devenu. VICTOR : C'est à mi-chemin entre la démocratie directe de masse et la démocratie charismatique de style gaulliste. Castro face au peuple. Mais ce n'est pas ce qu'on veut. On veut une démocratie directe qui s'appuie sur des organes de pouvoir — des organes de pouvoir décentrés, dans l'entreprise et dans tous les domaines sociaux. SARTRE : Je suis d'accord avec toi. VICTOR : Donc, notre objectif est rétablissement de cette démocratie directe à partir de laquelle tout un ensemble de problèmes, insolubles dans Factuelle société autoritaire, pourront enfin être posés en termes de masses; les problèmes concernant certaines institutions idéologiques, c'est sous ce régime qu'ils vont être posés à fond. Avant, ils ne peuvent l'être que sous forme d'éclat, de provocation. CAVI : Ce n'est pas le rassemblement gaulliste. VICTOR : Bien sûr que ça n'est pas la notion du rassemblement gaulliste, parce que cette notion donne le R.P.F. et le S.A.C. Mais les gaullistes ont capté quelque chose de la notion vraie de rassemblement populaire. Et ça, il ne faut pas que ça se répète. De même, il faut en finir avec cette pensée de débile : classe contre classe, la pensée du P.C. orthodoxe. SARTRE : Jusqu'en 36.
VICTOR : Après, c'est la même pensée, avec simplement une petite annexe : classe contre classe, mais comme on ne peut pas aboutir à une prise du pouvoir, on prend des partis politiques prétendument représentants des classes intermédiaires, et on fait l'alliance avec eux. Ce n'est pas avec les paysans qu'on a fait l'alliance pour le Front Populaire, c'est avec le Parti Radical, c'est-à-dire avec la grande bourgeoisie,
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ce qui n'est pas pareil. Les communistes n'avaient pas cette idée de creuset, de rassemblement populaire; les nazis et les fascistes mussoliniens se sont emparés de cette idée. Les communistes leur ont opposé quoi? La pensée frontiste, qui est une pensée bourgeoise. Parce que, jamais, en faisant une alliance entre partis prétendument représentants de forces sociales, on ne fera l'union des forces sociales. Avec l'union de la gauche, tu n'as pas l'union populaire. SARTRE : D'accord, mais je me demande comment nous en sommes arrivés là. VICTOR : Notre idée, c'est de fusionner des éléments idéologiques qui revêtent un aspect juste, un aspect populaire, et qui sont mêlés parfois à des préjugés, etc. Ça ne répond pas à un besoin circonstanciel d'avoir Clavel comme ami. Il apporte quelque chose. De même que la représentante du M.L.F. ou celui du Front des Homosexuels. GAVI : Je voudrais que tu me précises, Victor, quelle importance tu attribues réellement à certaines luttes que les marxistes-léninistes considèrent comme marginales : la sexualité, la famille... VICTOR : Nous ne disons pas que, par position, la classe ouvrière soit toujours la force principale idéologiquement. Ça ne Ta pas été en Mai 68. SARTRE : Elle ne Test pas en tout cas parce qu'elle représente moins d'un tiers de la population travailleuse. Les ouvriers ne peuvent prendre le pouvoir seuls. V.ICTOR : « Force principale », ça veut dire que c'est, parmi toutes les autres forces, celle qui entraîne les autres. SARTRE : Oui, mais la classe ouvrière ne Test même pas. VICTOR : Comment ça?
SARTRE : Tu as les forces paysannes qui sont importantes, et d'autres qu'on trouverait dans le secteur
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tertiaire. La classe ouvrière n'est pas encore la force dominante, et on pourrait... VICTOR : Il n'y a pas une position fixe de la classe ouvrière comme force principale à réchelle nationale, ou à Péchelle régionale. Dans l'étape de l'immédiat après-mai, cela n'était pas encore vrai que la classe ouvrière était devenue la force principale de la contestation. Nous situons le moment où la classe ouvrière, enfin sa fraction active, devient la force entraînante pour le mouvement populaire de contestation, à l'offensive des O.S. de 7 1 ; à ce moment, il se produit une configuration nouvelle des différentes forces. Mais ce qui est vrai à l'échelle de la nation n'est pas vrai à l'échelle des différentes régions. Il y a quelque chose que tu avais dit de très important, c'est l'extrême diversité de région à région, l'inégale extension de la contestation, dont on doit tenir compte. Exemple, la région Ouest, de 67 jusqu'à maintenant, jusqu'au Joint Français, la force principale la, c'est les paysans. Prends l'affaire de Belfort 1 , ils sont en train de dire : c'est mai 68. Qu'est-ce que ça signifie? Ça signifie que, dans la conjoncture actuelle, la force principale est la force lycéenne. Donc, il n'y a pas de position fixe de la force principale. A l'échelle nationale, dans le temps, ça se développe et ça se déplace, selon des étapes qu'il faut marquer, et, à l'échelle de la région, ça peut ne pas coïncider terme à terme avec les grandes tendances à l'échelle nationale. D'accord? Bon, ça, c'est pour le déplacement de la force principale. Mais que deviennent les forces secondaires de la Révolution idéologique? Quelle que soit la force principale du moment, elles ne sont pas, parce que secondaires, des forces négligeables. Elles sont aussi des forces motrices de la 1. Mouvement de soutien à un professeur, Nicole Mercier, qui avait lu dans sa classe le tract du docteur Carpentier sur la liberté sexuelle.
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Révolution idéologique. Leur position secondaire fait que leur mouvement doit s'adapter à une situation d'ensemble qui est marquée par la force principale. Si on prend l'exemple des lycées de la région parisienne : à partir de la contestation des O.S., c'est vrai que leur contestation ne peut plus ressembler tout à fait aux insurrections lycéennes de Tannée 69, à un moment où la classe ouvrière était encore enfoncée dans sa coquille. Je ne pense pas qu'on doive adopter la vision de forces qui sont sur un même plan, toutes fondamentales. Ou alors, on ne s'entend pas sur les mots. Si on veut dire qu'on s'attache aux créations de chaque force, qu'on ne veut en exclure aucune, que c'est fondamental pour la démocratie directe, on est d'accord. Mais tout n'a pas le même rôle dans une conjoncture donnée. CAVI : Tu n'as pas répondu. Quelle société veux-tu? Une société où ceux qui contrôlent la production continueraient à penser « sale nègre » ou « pédé » ne m'intéresse pas. Je ne me bats pas pour ça. VICTOR : Oui, mais s'il n'y a pas de révolutionnarisation constante de l'organisation du travail, il n'y a pas la possibilité d'une pensée vivante chez les ouvriers. Sans cette pensée vivante, pas de contrôle des autres institutions. CAVI : D'accord, seulement, c'est dialectique. Reste encore à développer l'idée de ce contrôle dans les masses, parce qu'à l'heure actuelle, il ne faut pas non plus être triomphalistes — notre conception du monde est minoritaire. Pour que cette volonté de contrôle — parce que, pour qu'il y ait contrôle, il faut qu'il y ait volonté de contrôle, sinon il y aura répression — donc, pour qu'il y ait cette volonté, qui elle-même est nécessaire pour que se développe un certain nombre d'idées, ces idées doivent se développer avant. A mon avis, il n'y aura pas une volonté populaire de contrôle si tu n'interviens pas. Il y a finalement deux luttes qui
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convergent. Il faut donner autant d'importance à Tune qu'à l'autre. Quand on est dans une organisation qui veut faire un travail de masse, il y a des choses difficiles à dire : il est préférable de laisser le soin à d'autres qui les ressentent plus de les dire. VICTOR : D'accord sur l'importance corrélative. Et si nous pouvions avoir maintenant un mouvement de contrôle de tous les appareils, depuis l'appareil despotique d'usine jusqu'à l'appareil familial, ce serait d'autant mieux. C'est comme si on harcelait l'ensemble des arrières ennemis. Mais la corrélation, dont tu parles, n'est pas l'effet du hasard. Je ne pense pas qu'une force de contestation de telle ou telle institution idéologique fonctionne indépendamment de ce qui se passe dans les usines. CAVI : Et réciproquement. VICTOR : Et réciproquement.
CAVI : Seulement, la petite bourgeoisie n'a pas le même rapport à la collectivité que la classe ouvrière. Elle n'aime pas la discipline. Et encore moins, la discipline collective. La petite bourgeoisie ne sait pas s'organiser, et il est normal que les luttes qu'elle mène soient accompagnées de beaucoup d'excès, d'incohérences. Vouloir contrôler dès maintenant la révolte anti-autoritaire, ce serait la neutraliser. VICTOR : Dans les deux ans qui viennent, il peut y avoir un mouvement de femmes très massif, pas du tout minoritaire. CAVI : Massif, oui, à la condition qu'il se limite à la question de l'avortement et qu'il ne mette pas radicalement en cause les rapports entre hommes et femmes. VICTOR : Mais rien n'empêche qu'il y ait à l'intérieur de ce mouvement une dynamique provocatrice. CAVI : Un exemple : J'ai des copains en Lorraine. La Lorraine, c'est une région où l'on votait traditionnellement pour le pouvoir de père en fils. Il faut voir ce qu'a été l'empire de Wendel. Aujourd'hui, pour des raisons
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diverses, la famille est remise en question en Lorraine, il y a des bagarres le samedi soir, des tas de trucs qui apparemment sont non politiques. Pour moi, cela conduit aussi un tas de jeunes à ne plus voter comme leurs parents. Autrement dit, la contestation de la famille, d'un certain nombre de valeurs libère l'esprit critique. Mais il n'est pas possible de maîtriser ce qui se passe en Lorraine. Il est très difficile d'orienter idéologiquement une bande de blousons noirs, ou un groupe de motards. VICTOR : L'exemple des motards est faux. Certains ont déjà réussi à s'organiser et à résoudre un certain nombre de problèmes, comme : s'adresser à la population. CAVI : Je suis d'accord. Il est nécessaire d'organiser. Par souci d'efficacité. Mais que vous ne disiez pas dès lors que tu te sens provoqué : faites vos preuves. Ce n'est pas facile d'organiser des mouvements antiautoritaires. Et encore moins de théoriser la révolte. Alors ne faites pas comme le P.C. qui ne veut s'entretenir qu'avec des interlocuteurs sérieux. Parce qu'ils sont minoritaires. Au fond, il y a un peu le réflexe du père à l'égard de ses enfants : vous en baverez comme j'en ai bavé. Tu es jeune, tu verras quand tu auras mon âge. Toi aussi tu te saliras les mains. Tu mettras de l'eau dans ton moulin. Cette conception de l'Histoire, il faut la combattre. VICTOR : Nous ne pensons pas qu'un mouvement, qui se développe en dehors de nous, soit un danger. SARTRE : Autrement dit, vous acceptez d'être l'organe des femmes, de la libération sexuelle, etc., en même temps que vous voulez être l'organe du prolétariat? VICTOR : Nous ne sommes pas l'organe. L'organe nous appartient autant qu'a d'autres. Et c'est cela qu'on veut réellement, que ce soit un creuset. SARTRE : Tu vois, ton mot « creuset », il me gêne. Un creuset, tu mets des tas de choses dedans qui ont cha-
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cune une forme bien définie et puis ça fond, et tout prend une forme autre et unitaire. Pour toi, par exemple, j'ai peur que tu ne penses mettre un tas d'idées dans le creuset pour qu'elles fondent et qu'elles se transforment dans l'idée mao. Dis-nous un peu qu'est-ce qui peut sortir du creuset? VICTOR : Dans le creuset, les gens apportent des points de vue partiels différents, qui sont confrontés, qui fusionnent. SARTRE : Pas d'accord. Prends les femmes : elles apportent, celles qui viennent à nous, un point de vue qui n'est pas partiel. Elles disent : il n'y a eu jusqu'ici que des révolutions faites par des hommes et pour des hommes. Qu'est-ce que ça devient dans le creuset? Moi, je ne suis pas pour le creuset. Tu vois, le creuset, c'est d'abord l'idée trop hégélienne qu'une pensée, quelle qu'elle soit, est partielle, qu'elle doit rencontrer la pensée complémentaire, et qu'à elles deux elles formeront une troisième pensée, méconnaissable. C'est vrai, en principe, et cela suppose, en fait, des luttes terribles. Dans un journal, ce serait du pan-logicisme. Si les idées allaient se fondre toutes seules les unes aux autres. Et puis, d'une certaine manière, si une revendication simple et valable, même sous une forme un peu erronée — « je ne veux pas que mon mari soit mon patron » — se transforme et se fond à une autre, elle perd toute chance d'être entendue sous sa forme première. VICTOR : Et si c'est une autre formule qui est vraie? CAVI : Pourquoi veux-tu inventer une formule à la place des autres? VICTOR : Mais je n'invente pas! Je te dis simplement que les femmes du peuple, celles dont le mari est un exploité lui-même, n'ont pas encore parlé... ÔAVI : Il y a aussi des femmes d'ouvriers et des ouvrières dans le mouvement des femmes...
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VICTOR : Tu ne contesteras pas au moins un point : le M.L.F., dans son ensemble, a des limites de classe, 'même s'il y a quelques ouvrières qui sont dedans. SARTRE : Il faudrait approfondir le rapport des femmes et des classes. Par exemple, beaucoup de femmes de bourgeois sont bourgeoises par leur mari. J'en connais qui n'avaient d'autre argent que celui de leur mari et qui, après divorce, se sont retrouvées avec une pension de six cents francs par mois et deux enfants. Ça les mettait en dessous du S.M.I.C. Elles vivent encore avec ça, elles n'ont pas trouvé de métier. CAVI : Victor, tu parles toujours des luttes des autres comme si tu en étais extérieur. Comme un politicien. Ça ne te remet jamais en cause toi. Pour toi, les femmes, c'est une force. A rallier. Ou non. Mais toi, qu'est-ce que tu penses? Toi, Victor. Prends l'homosexualité. J'en parle souvent, par provocation. Étant donné que tout le monde peut récupérer la lutte des femmes. Même le P.C., le P.S. sont bien obligés de reconnaître qu'il y a un mouvement de femmes qui devient un mouvement de masse. Mais, les homosexuels, étant donné qu'ils sont encore minoritaires, personne n'y touche. C'est pour ça que je veux te demander ce que tu en penses. SARTRE : Tu poses une question vache, parce que le mouvement homosexuel n'est pas populaire. Si on fait dans le journal des articles sur l'homosexualité, nous recevrons des lettres nombreuses de lecteurs qui sont complètement contre. Il n'y a pas les conditions d'un creuset, là. Quand tu auras vingt-cinq ou cinquante lettres de lecteur qui nous diront : l'homosexualité, c'est horrible, c'est contre la lutte des classes, et de l'autre une ou deux lettres du F.H.A.R. comment espères-tu fondre les deux opinions? et note que, d'un certain point de vue, ceux qui diront : c'est contre la lutte des classes, n'auront pas tout à fait tort, ça l'était jusqu'ici. Maintenant, ça a changé, mais...
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CAVI : Mais toi, Victor, quelle est ta position? VICTOR : La liberté amoureuse, dans le cadre de la lutte contre l'égoîsme. SARTRE : Il y a une contradiction chez vous, et dans tout mouvement révolutionnaire. D'une part, il est injuste que les femmes et les homosexuels soient maltraités. Vous devez donc être contre ces formes de répression ou d'aliénation. Mais, d'autre part, il y a un fort courant populaire, exploité d'ailleurs par les classes dirigeantes, contre leur libération. Alors, que ferez-vous? VICTOR : Chez nous? SARTRE : Pas chez vous, maos, mais en tant que vous participez à un mouvement vraiment populaire qui ne peut manquer de charrier des préjugés. VICTOR : Nous combattrons les préjugés en cherchant les voies d'accès dans l'esprit des gens. En veillant à ce que cet esprit ne se referme pas. SARTRE : Les communistes sont puritains, tu sais, Cavi. J'ai un ami qui parlait dans un meeting communiste en province. Il a dit : « il ne faut pas violer les foules ». Le dirigeant communiste lui a reproché à la sortie : « tu n'aurais pas dû prononcer le mot de « violer », il y avait des femmes ». CAVI : Je voudrais savoir si tu t'interroges, à quoi correspond le désir? la sexualité? Pourquoi la peur de l'homosexualité, pourquoi les gens sont-ils si violents devant l'homosexualité? C'est très important. VICTOR : Ça m'intéresse tout à fait qu'il y ait des réflexions là-dessus. SARTRE : Mais toi, tu n'en as pas fait : tu n'avais pas le temps. VICTOR :
Non.
SARTRE : On ne veut rien fermer. Il ne s'agit pas de crier « vive les homosexuels ». Personnellement, je ne pourrais pas le crier, puisque je ne suis pas homosexuel. Il s'agit de montrer aux lecteurs du journal que
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les homosexuels ont le droit de vivre et d'être respectés comme tout un chacun. CAVI : Je suis d'accord. Ce ne sera pas facile. Tiens Victor, une autre question : qu'est-ce que tu penses quand on dit qu'il faut liquider la famille? SARTRE : Mais lui, il est pour la famille, parce que, dans le milieu ouvrier — par exemple dans les mines du Nord — la famille représente un moyen de lutter. VICTOR : Ça ne veut pas dire que je sois pour la famille. J'ai seulement dit qu'il y a parfois dans les familles populaires des éléments authentiquement communautaires. SARTRE : Tu vois, Gavi, il veut aller doucement. Là, je l'approuve. J'ai simplement peur que certains préjugés ne résistent à la douceur. Selon moi, on scandalise ou on ne scandalise pas. Et scandaliser n'est pas nécessairement fermer. Le M.L.F. par exemple, scandalise et recrute. VICTOR : Nous avons été aussi ceux par qui le scandale arrive, et on continue à scandaliser! SARTRE : Il faut continuer. VICTOR : On a vu que, pendant un temps, nous avons opposé de manière tranchée légitimité et légalité, et puis qu'on avait dû élargir le champ de cette opposition, et qu'on avait introduit la notion d'action subversive institutionnelle. D'autre part, on a esquissé une analyse sur le gauchisme, qu'on a arrêtée en chemin. La notion de contrôle a traîné par-ci par-là, d'autant plus qu'au même moment, dans le travail préparatoire pour le quotidien, on approfondissait cette notion. Moi, ce que j'aimerais, c'est qu'on situe toutes ces notions les unes par rapport aux autres, sinon ça fait une pensée un peu décousue. Je pense qu'elles ont un lien très fort entre elles. Il y a la question de la moralité, intimement liée à cet ensemble de notions. Je veux bien qu'on commence par la moralité, et je voudrais qu'on se fixe comme objectif de situer l'en-
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semble des notions les unes par rapport aux autres. SARTRE : Moralité et légitimité sont profondément liées. La légitimité d'une démarche, c'est sa valeur populaire, c'est-à-dire que le peuple l'approuve parce qu'elle est liée à des valeurs qu'il reconnaît. Si, par exemple, les dénonciations d'Aranda concernant les scandales de l'Administration ont une signification, c'est qu'elles vont dans le sens de la moralité populaire : le peuple ne peut pas admettre que des chefs, quels qu'ils soient, qui sont ses représentants, soient dépourvus de moralité. C'est parce qu'il le croit qu'ils agissent en son nom, et qu'il leur a confié sa souveraineté. Donc, il pense qu'ils représentent légitimement leurs électeurs. S'ils sont malhonnêtes, il y a une contradiction entre moralité et légitimité qui, pourtant, devraient être indivisibles. A partir de là, il me paraît difficile d'approfondir dans cette conversation : on ne peut aller plus loin sans aborder le marxisme. Pour les marxistes, la moralité est une superstructure. Il faudrait voir si nous la considérons comme telle. Pour moi, les systèmes de morale sont des superstructures. Mais la moralité vivante est au niveau de la production. N'oubliez pas qu'au niveau de la production, il y a déjà tout le langage, les outils, etc., bref une culture vivante et qui est un moyen de produire. C'est à ce même niveau que le travailleur perçoit le monde et les valeurs à travers son activité productrice, et qu'il est, dans le travail même, moral. Est-ce que c'est cela pour vous, la Morale en acte? VICTOR : La seule chose qui m'embarrasse dans ce que tu dis, c'est la définition que tu donnes de la superstructure, elle ne me paraît pas conformé très exactement au marxisme. SARTRE : Non, elle ne l'est pas. Mais, ce que je voudrais savoir, c'est ce que vous, maos, vous pensez. Bien entendu. Et il est vrai qu'il y a des gens qui pensent ainsi : base fixe qui détermine mécaniquement des
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superstructures. Par la suite, beaucoup de marxiens (j'entends par là des gens qui se réclament de Marx, non pas des marxistes) tiennent les superstructures pour des épiphénomènes qui n'ont pas de logique propre ou, si tu préfères, de dialectique interne, puisque chacun de leurs moments s'explique entièrement par Faction déterminante de la base fixe. Marx lui-même ne voyait pas les choses ainsi, puisqu'il a dit que la superstructure réagissait sur l'infrastructure. Ce conditionnement réciproque implique une certaine autonomie de la superstructure : si elle n'était que l'effet de causes fixes, elle ne saurait réagir sur ces causes, elle ne serait qu'une série d'effets qui ne pourraient se retourner sur leurs causes pour les transformer. Le problème de la morale dépend fondamentalement de ce problème. Marx lui-même n'a pas posé la question de la moralité, mais, d'une certaine façon, il en parle tout le temps. Il a donc laissé la question dans une ambiguïté apparente qui est propice aux tripatouillages des marxiens mécanistes. Pour ma part, je considère que les superstructures sont des théories mortes, c'est-à-dire qu'à ce niveau la pensée qui est un moment de la praxis, se dégage entièrement de la praxis qui l'enveloppe et se pose pour soi. Prenons un exemple : les théories de la monnaie faites par des gens qui écrivent des livres sur ce sujet me paraissent sonner le glas de la vraie théorie de la monnaie, celle qui ne se distingue pas de l'art de produire et d'utiliser la monnaie. Tu vois, à la fin du xvie et au début du xvn e siècle, l'argent se pense et se fait penser : il y a une praxis totale. On a découvert l'Amérique, puis les mines d'or américaines, on a produit l'or à partir de ces mines, on l'a transporté en Espagne où on l'a frappé en pièces puis utilisé pour acheter, par exemple, des marchandises. La théorie vivante de la valeur absolue de l'or était dans l'ensemble pratique de ces opérations. Elle était liée à la production de l'or et à son transport en Espagne. Et, bien sûr, elle
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a été contredite par les conséquences de cette même praxis — conséquences qu'on a subies peu à peu, à savoir que l'or perdait de sa valeur à mesure que l'Espagne l'accumulait. Il y a donc eu deux moments, presque simultanés : celui où l'or apparaissait comme naturellement pourvu de valeur parce que la praxis le faisait apparaître tel, et celui où les conséquences encore pratiques de cette praxis le montraient comme perdant peu à peu sa valeur qui, du coup, ne semblait plus absolue, mais liée à d'autres facteurs. Cette transition du premier moment au second est dialectique : on la découvre dans tous les actes qui supposent un paiement, dans la hausse des prix, etc. Ce n'est pas la superstructure, c'est au niveau de la production et des rapports de production. Là-dessus, des intellectuels — séparés par la division du travail, de toute forme de praxis — se mettent à penser l'argent en dehors du moment où ils le dépensent ou le gagnent. Ils écrivent des livres sur For, sur la monnaie et l'État, ils commencent la querelle du bimétallisme, etc. Et ces théories abstraites, séparées de la praxis, on les prend puis on les abandonne, on en fait d'autres aux xvn e , xvnie, xix e , xx e siècles, jusqu'à Keynes. Or toutes ces théories sont inertes, et se perpétuent par inertie, elles n'ont aucun rapport avec la théorie qui se fait penser « en bas » par les gens qui donnent une pièce de monnaie et acquièrent en échange un objet de consommation. Ça, c'est la superstructure. Mais l'idée que Ton donnait de luimême aux gens qui l'extrayaient des mines, dans une certaine situation, ainsi qu'à ceux qui l'utilisaient en Espagne, elle fait partie de la production et des rapports de production. Es-tu d'accord, Victor? VICTOR : Oui, mais je reste embarrassé par ce que tu es en train de dire. N'est-ce pas la critique qu'a faite Marx de toute pensée qui éternise les rapports sociaux? SARTRE : Cela revient à certaine critique de Marx, sauf qu'Engels lui, ne pense pas la même chose. L'écono-
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misme de YAnti-Duhring, c'est du mécanisme. Non, tu trouves que le point de vue d'Engels dans YAntiDuhring est le même par exemple, que celui de Marx et d'Engels dans YIdéologie allemande? Je te dis ça parce que nos marxiens amalgament l'un avec l'autre, ce qui est inacceptable et crée une véritable confusion. VICTOR : Il y a une notion pseudo-marxiste de superstructure, un marxisme déterministe. Il est clair que ça a été une théorie fondamentale pour la socialdémocratie de la seconde Internationale. SARTRE : Et même pour la III e , les textes des communistes français sont mécanistes et déterministes, ils n'ont rien de dialectique. La dialectique, le P.G.F. n'y a jamais rien compris et s'en est toujours foutu. (Décembre
CHAPITRE
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VIII
Les valeurs nouvelles Les valeurs, c*est comme Janus. Elles ont deux visages. Tu es Breton. Tu défends le drapeau breton. Contre Voppression. Bien. Mais tu prépares en même temps une autre oppression. Tout ce que le drapeau peut représenter de figé, de réducteur... VICTOR : Je suis d'accord. Pour les marxistes déterministes, le socialisme est inéluctable. On ne voit plus très bien le rôle créateur du mouvement des masses, de la révolte. C'est une impasse. Il est significatif que pour
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ce marxisme il y a un affrontement classe ouvrièreclasse capitaliste, mais il n'y a pas un rôle actif joué par la révolte des classes intermédiaires. C'est vrai pour le marxisme déterministe, de droite. Mais il se trouve que le « gauchisme », lui non plus, n'arrive pas à penser une théorie qui tienne compte de révoltes hétérogènes. J'ai relu les textes gauchistes juste après Mai 68 à un moment où on était prêt à tout réviser; on avait vu en effet comme un certain marxisme était condamné par le mouvement social. J'ai relu ces textes avec une pleine disponibilité, et j'ai été frappé par les textes de Gorter et de tous les gauchistes allemands : c'était très exactement classe contre classe. Rien d'autre. Il n'y a pas de pensée concernant les classes intermédiaires. Il y a bien sûr quelques considérations économiques sur la décomposition des classes intermédiaires, sur la formation de nouvelles. Mais il y a l'incapacité à penser une fusion de révoltes d'origines diverses. On ne voit pas comment passer d'un ensemble de révoltes hétérogènes à ce que j'appelle un rassemblement, une union, une fusion. Voilà pourquoi il me semble que c'est essentiellement avec les notions apportées par Mao Tsé-toung qu'on arrive à surmonter l'impasse de la III e Internationale. Il y a plusieurs classes qui subissent plusieurs formes d'oppression. Toute oppression suscite une résistance, une révolte, c'est-à-dire, suscite la création d'un certain nombre de valeurs. Le rôle d'un P.C., c'est de forger « un langage commun », une morale commune à l'ensemble des classes qu'il caractérise comme populaires, parce que, à différents degrés, elles subissent telle ou telle oppression; et ça permet de dépasser ce qui était insurmontable dans la pensée antérieure. SARTRE : Nous revenons au creuset dont tu parlais hier. Dans la mesure où nous ne sommes pas, Gavi et moi, tellement enthousiastes du creuset, dans la mesure où nous voudrions que les révoltes conservent,
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un certain temps du moins, leur autonomie, c'est, il nous semble, que tu prends pour accordé que toutes ces révoltes, ces contradictions nées, chacune, d'une forme définie d'oppression, doivent nécessairement constituer un rassemblement commun. Pour nous convaincre, il faudrait que tu nous prouves que la révolte des femmes et la révolte du prolétariat arriveront, par un procès dialectique, à constituer une même révolte plus large. Tu prends pour accordé que les différentes valeurs créées par l'opposition du peuple à différentes formes d'oppression vont se réunir pour constituer un tout. VICTOR : Il y a une tradition historique qu'on doit et qu'on peut, avec Mao Tsé-toung, rejeter : le couple marxisme mécaniste-marxisme volontariste, le « réformisme », et le « gauchisme » avant Mai 68. Je ne parle pas de ce que devient la notion après Mai 68. Il se produit alors l'événement fondamental : un mouvement social, dont on peut dire qu'un de ses ennemis était le marxisme mécaniste, autoritaire. Le Mouvement, lui-même, était une récusation en acte de ce marxisme autoritaire : ce n'était pas pensable, pour le marxisme déterministe, que des masses d'étudiants — des « couches petites-bourgeoises » — se trouvent en position de diriger l'ensemble du processus révolutionnaire, de révéler l'objectif de la Révolution idéologique, à savoir le combat contre les structures autoritaires de l'État bourgeois actuel. Qu'on le veuille ou non, il se trouve qu'on est dominés par le passé. Et le mouvement social de Mai 68, qui a pu dans son irruption adopter la notion de gauchisme comme acte de rupture par rapport au marxisme autoritaire, a emporté avec lui un certain nombre d'éléments du système de pensée gauchiste traditionnel. Ces éléments ont une incidence pratique négative, qui ne commence à apparaître avec force qu'après la fin du Mouvement de Mai 68. Ce n'est pas simplement le poids des idées. Le mouvement de
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contestation universitaire avait des limites. Ça retentit sur le cerveau, sur la pensée dominante de la contestation. Le résultat, c'est qu'on a ramassé avec nous un certain nombre d'éléments assez morts du vieux système de pensée gauchiste. Il y a toute une partie du mouvement gauchiste, la partie trotskyste en particulier, qui continue la pensée gauchiste traditionnelle : ils ne pensent pas autrement qu'en termes de « classe contre classe ». Dans le cas de trotskystes, c'est parfaitement clair. CAVI : Je n'ai pas l'impression que ça soit ça. La Ligue donne beaucoup d'importance aux classes intermédiaires, même un peu trop... VICTOR : Dans la pensée gauchiste, il y a deux classes fondamentales, et puis il faut que Tune soit plus forte que l'autre pour pouvoir entraîner ce qu'il y a d'intermédiaire. Mais les classes intermédiaires n'ont, au sens strict, rien à apporter, rien à créer. CAVI : J'ai plutôt l'impression que, jusqu'à présent, ce sont les maos qui ont développé l'idée de classe contre classe. Dans tous les textes, partout, on voit l'opposition entre les riches et les pauvres, paysans et ouvriers contre bourgeois. Elle est très récente, cette idée de rassemblement... VICTOR : Ce n'est pas exact. En 69, on disait que les lycéens étaient créateurs de valeurs, ce qu'on appelait F « insurrection lycéenne ». CAVI : La Ligue aussi. VICTOR : Nous disions que le mouvement lycéen était créateur d'un certain nombre de valeurs de rébellion nécessaires au mouvement ouvrier. On faisait, en 6 9 , de petites « longues marches » lycéennes vers les usines. CAVI : Vous disiez : « les lycéens, en dehors des lycées », « les étudiants, en dehors des Facultés »... VICTOR : Ce n'est pas vrai. Le schéma d'alors était simple. Le lycéen se révolte; la logique de sa révolte,
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c'est la destruction idéologique du lycée. A ce moment-là, il se trouve soit devant le désespoir, soit il trouve une issue. L'issue que nous présentions alors, c'est d'être un porte-valeur de rébellion dans la classe ouvrière. CAVI : Pour cela, il vaut mieux commencer par se révolter la où Ton travaille. Pour les lycéens, au lycée. Une des formes de cette révolte consistant à rétablir le lien entre le lycéen et l'ouvrier. VICTOR : Les lycéens créaient des valeurs utiles aux classes productrices. « Classe contre classe », c'est une théorie qui nie la possibilité que des idées viennent d'ailleurs que du prolétariat d'une part, de la bourgeoisie de l'autre. CAVI : Il me semble que les maos disent cela, plus que les trotskystes... vous pensez que des valeurs peuvent être créées par des groupes, et que ces valeurs n'ont un sens que si elles peuvent être reprises sous d'autres formes par les paysans et les ouvriers. VICTOR : Non. Les lycéens créent, dans leur lutte contre l'autorité familiale, des valeurs. Mais les producteurs immédiats, eux aussi, créent des valeurs. Elles ne sont pas les mêmes. L'exemple est intéressant parce que c'est impossible, si on exagère les tendances, que l'ouvrier, un peu âgé, reprenne immédiatement les valeurs créées par la jeunesse lycéenne, ou réciproquement. Je dis que, si on n'a pas cette notion de creuset, on en a une autre, celle du conflit de générations qui relève de la pensée bourgeoise. Un rassemblement comme le Rassemblement des Comités Vérité et Justice met en présence des jeunes et des vieux. Il y avait un conflit : la manière dont parlaient les vieux qui manifestement indisposait les jeunes. Ceux-ci trouvaient le rassemblement triste, un peu démobilisateur. C'était angoissant : on voyait l'ampleur du divorce entre deux modes d'expression. Mais c'était un début de rencontre.
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SARTRE : C'est un exemple de pré-creuset, d'accord. Mais que voit-on? Les jeunes étaient indisposés contre les valeurs anciennes que défendaient les vieux. Les jeunes avaient peut-être' des valeurs nouvelles, mais il n'y a pas eu de synthèse dialectique. Quand ils se sont séparés, les jeunes ont dit : c'est démobilisateur, mais bon! C'est comme ça qu'ils pensent. Et les vieux : ils vont trop loin, mais quoi! ils sont jeunes. Il n'y a pas eu de valeur nouvelle qui serait sortie du pré-creuset. VICTOR : A mon avis, si. Je ne dis pas qu'elle est entièrement produite. Mais un élément est produit : le contrôle de la Justice par tous ceux qui la subissent, même s'ils la subissent différemment. Le contrôle de la Justice permet l'union entre des forces qui étaient séparées. CAVI : Au cinéma, il y a aussi des jeunes et des vieux; on ne peut pas dire pour autant que le cinéma est un creuset. Sur un problème précis, tu peux rassembler des gens qui, en plus, ne sont pas n'importe qui, qui acceptent de venir dans une salle. Mais ensuite, sur d'autres problèmes, ces gens peuvent se heurter... VICTOR : Ta comparaison avec le cinéma ne tient pas. Ils ont un objectif commun. CAVI : Voir un film est aussi un objectif commun. VICTOR : Non, mais un objectif commun de transformation sociale. SARTRE : Le marxisme présente le développement historique comme si c'était depuis le père Adam les mêmes individus qui faisaient l'Histoire, alors qu'en réalité, ce sont des individus différents, nés les uns des autres. A chaque génération, les jeunes apparaissent dans une société qui a sa classe dirigeante, ses exploités, ses institutions, ses conflits, mais ils sont obligés, puisqu'ils n'en sont pas responsables, de les prendre autrement. Par conséquent, en fait, l'Histoire n'est pas du tout comme les marxistes la voient. Il y avait un roman de Virginia Woolf où elle racontait la vie d'un
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homme, Orlando, qui naissait en Angleterre du temps des Angles et des Pietés, et qui se développait peu à peu pendant la christianisation de l'Angleterre, la conquête normande, la guerre des deux Roses, etc. C'est comme ça que beaucoup de gens voient l'Histoire, et c'est une erreur. L'Histoire est faite par des gens complètement différents, et même opposés au sein de leur classe. VICTOR : Le P.C. issu du XXe Congrès n'est pas le parti de la classe ouvrière en général. 40 % des délégués au XXe Congrès... sont entrés après 68. Ils sont donc entrés sur la base : « je suis contre la contestation ». SARTRE : Ne parlons pas, si tu veux, de conflits de générations. Mais l'Histoire a, d'une part, une certaine continuité, et, d'autre part, cette continuité est perpétuellement brisée par de nouveaux individus, auxquels la société et leurs parents font un destin dès avant leur naissance, et qui ont toutes les raisons de contester ce destin qu'ils n'ont pas choisi, donc la famille, les institutions et les rapports de production qui le leur imposent. Il arrive même que les jeunes, parce qu'ils prennent un nouveau départ et sentent en même temps l'oppression de leur destin, contestent certaines choses que leurs pères ont acquis à grand-peine et considèrent comme un progrès. CAVI : C'est plus complexe. Beaucoup de jeunes travailleurs sont pour la famille : dès qu'ils sont mariés, ils se rangent. On a même l'impression qu'ils singent leurs parents. Pourquoi? Parce qu'ils trouvent dans ce « foyer » qu'ils fondent : 1° une sécurité; 2° le sentiment d'avoir créé quelque chose; 3 d au travail, ils doivent obéir. Chez eux, ils sont les chefs; 4° une protection contre ce sentiment de n'être rien à l'extérieur; 5° une sorte de promotion sociale : ils s'identifient à cette famille petite-bourgeoise que prend pour modèle la publicité. Certains, cependant, refusent de s'intégrer
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ainsi. C'est pourquoi la phrase de Deshayes me semble très importante : s'interroger sur ce qui fait vieillir les gens me semble fondamental. C'est ce qui fait qu'a l'intérieur même d'une classe; il peut y avoir des gens qui oppriment d'autres personnes qui sont opprimées. SARTRE : Ce qui fait vieillir les gens — Simone de Beauvoir l'a montré dans La Vieillesse — c'est, d'une part, bien sûr, la lente dégradation du corps, et d'autre part le fait qu'on traite les hommes, dans nos sociétés, en fonction de leur puissance de travail, et de rien d'autre. Un ouvrier, au fond, dès le départ, on prend ses dispositions pour le traiter plus tard en vieux : on ne s'intéresse qu'à son pouvoir de produire, en dehors de cela rien. De sorte que, lorsque ce pouvoir diminue ou disparaît entièrement, il ne compte plus pour rien. Mais c'est qu'il n'a jamais compté. Quand il devient pensionnaire d'un asile de vieillard, il s'aperçoit, quand il est trop tard, que l'ensemble de sa vie a été systématiquement détruit par l'abandon et l'exploitation. Il n'a rien à quoi se rapporter dans cette vie pour puiser un peu de courage. Ce qui fait vieillir les vieux aujourd'hui, c'est l'exploitation capitaliste : un vieillard, c'est un type qui a été déformé depuis l'enfance et pour le profit, et puis, à la fin de sa vie, il découvre sa mutilation, ce qui hâte sa mort. Un jeune, par contre, c'est un type de 18 ou 20 ans qui refuse la déformation qu'on veut lui imposer. Tu vois, ce sont deux choses différentes. A ce moment-là, le vieux ne peut pas aider au rassemblement. Enfin si! il le peut, mais pas beaucoup, pas vraiment. Il n'est plus une force sociale. Dans l'ensemble des pays occidentaux, il est clair que le vieux ne peut être une force sociale véritable. Il garde une certaine force électorale, mais c'est bien tout. VICTOR : Je ne suis pas d'accord. Prends une usine; sans les vieux, tu ne feras pas de grève importante. CAVI : Oui, mais avec les vieux, ce ne sera pas la
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même grève que s'il n'y avait que des jeunes. Les vieux ont beaucoup plus à perdre. VICTOR : Mais nous sommes d'accord. C'est une composante seulement. Une grève massive, sans les vieux... SARTRE : Mais ce ne sont pas des retraités qui font cette grève. VICTOR : Mais les vieux avant la retraite... SARTRE : On peut agir pour eux, mais ils ne peuvent pas être force agissante. CAVI : Ils participent à la grève. Ils n'en seront généralement pas à la pointe... SARTRE : Et ce sont eux, pourtant, les plus mystifiés et les plus maltraités : un vieux qui a une retraite de quatre cents francs par mois... Je voudrais qu'on revienne sur un point. Tu as bien défini les mécanistes et les gauchistes, tu as montré comment les uns et les autres se heurtaient au fond aux mêmes difficultés, mais tu ne nous as pas expliqué comment les notions venues de la révolution chinoise vous ont permis d'éviter ces difficultés. Toi, par exemple, comment échappes-tu au volontarisme et au mécanisme? Comment peux-tu être arrivé à trouver la solution? VICTOR : Mao Tsé-toung dit quelque part : sur une scène marquée par des conditions objectives, l'homme peut faire des actions épiques. Exemple : la révolution chinoise. Soit la pensée marxiste-mécaniste qui a été adoptée dans la première phase de la Révolution : la classe ouvrière est objectivement la classe dirigeante de la Révolution. Donc, c'est dans les villes que se joue le sort de la Révolution. Il faut déclencher l'insurrection urbaine. Bien sûr, les révoltes paysannes, c'est aussi important, parce que c'est une classe très opprimée par l'impérialisme et le féodalisme. Donc, on soutient la révolte paysanne, mais c'est une force supplétive qui va soutenir les insurrections urbaines. Pensée
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fausse. Pensée de Mao Tsé-toung : inventer les voies de fusion, rassembler ce qui est objectivement séparé. Il construit un espace pour cette fusion : les monts Tchingkiang. Des mineurs, des ouvriers, à partir de Téchec des soulèvements dans les villes, partent dans la montagne : ils fusionnent là avec les paysans, dans un creuset qui est l'armée populaire. C'est là que Mao Tsé-toung introduit cette notion de creuset. Chacun apporte ses propres valeurs. Mao Tsé-toung, à un certain moment, dit : amenez-moi des mineurs, amenezmoi des ouvriers; parce qu'il manque un élément de solidité, de discipline, il y a trop de tendances à la dispersion. Mais il dit aussi : des paysans, des paysans, parce que, eux, ils amènent des valeurs de haine, de rébellion contre Tordre impérialiste-féodal, ils sont une force immense, inépuisable. Mélangez, et c'est l'armée populaire. Voilà le creuset de la révolution chinoise. Voilà pourquoi le modèle de l'armée populaire est un modèle dominant. CAVI : Je suis d'accord. N'empêche que pour tirer des enseignements de la révolution chinoise, tu dois chercher à savoir comment les Chinois ont vécu leur histoire, mesurer l'influence du confucianisme qui détermine en Chine un ordre extrêmement rigoureux des relations sociales, analyser sous cet angle-là les rapports entre les villes et les campagnes, qui étaient très tranchés. Tu ne peux pas tirer beaucoup de leçons pour la France du modèle de révolution chinois. Les ouvriers français ne ressemblent pas aux ouvriers de Shanghaï de 1927. Et les paysans bretons aux paysans du Hounan. La coupure entre paysans et ouvriers, villes et campagnes est beaucoup moins tranchée en France qu'elle ne l'a été en Chine, pour diverses raisons. Les paysans français ne représentent que 11 % de la population active, la paysannerie chinoise autour de 90 %. Et puis, tu as dans les pays industrialisés comme la France des « rouleaux compresseurs » pour
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niveler les consciences : la télévision, par exemple. Tous les soirs, l'homme de la campagne et l'homme de la ville regardent une même télé. VICTOR : Ah! oui, la télévision est un creuset, à sa manière... CAVI : Tu ne peux pas dire en 1973 : il y a les valeurs produites par les paysans de France, les valeurs produites par les ouvriers, les valeurs produites par telle ou telle catégorie des classes intermédiaires. Ce que tu appelles le « creuset » fonctionne depuis longtemps en France. A travers une série d'institutions : l'État centralisateur, l'école laïque, la prolétarisation des paysans, la consommation... A travers les médias d'information aussi... VICTOR : Mais tu as défini un creuset pour la bourgeoisie, d'abord l'État napoléonien, ensuite le... CAVI : Pas pour la bourgeoisie, pour tout le monde. VICTOR : D'accord, il y a une pensée chez les ouvriers qui est mise dans un creuset bourgeois, c'est la pensée totalement aliénée. Mais qu'est-ce que c'est le creuset pour la pensée populaire libre? CAVI : Est-ce qu'il y a une pensée populaire libre aujourd'hui? Une pensée paysanne libre? VICTOR : Tu es convaincu qu'il y a des éléments de pensée populaire libre, puisque tu es convaincu qu'il y a des mouvements de contestation dans les différentes couches populaires, ou alors tu n'es pas d'accord sur le fait que chaque contestation engendre des idées, des valeurs. Les mouvements dits « régionalistes »... SARTRE : Ils ne sont pas « dits » régionalistes, ils sont régionalistes. VICTOR : Si j'ai employé l'expression « dits » régionalistes, ce n'est pas du tout pour minimiser leur valeur, au contraire. Présenter la question bretonne comme simplement un mouvement régionaliste, c'est à mon avis le minimiser. C'est plus que la volonté d'une autonomie régionale.
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SARTRE : M ai8 c'est aussi la volonté qu'on exploite toutes le s ressources du pays. De même en Occitanie : l'autorité centralisatrice est beaucoup plus responsable qu'on ne pense du développement inégal. Il y a des secteurs dans une région donnée qui sont laissés en friche, parce que l'autorité centrale pense les développer ailleurs à un moindre coût, ou pour d'autres avantages. Ce que les régionalistes veulent, c'est qu'on ne développe plus leur région en l'appréciant par rapport à toutes les autres, mais qu'elle se développe pour elle-même, en tenant compte de toutes ses richesses, et qu'elle s'industrialise en payant ses ouvriers au juste prix, au lieu que si on la considère comme une région éloignée du centre —finis terrae — on aura tendance à sous-payer les ouvriers (c'est l'histoire du Joint). VICTOR : C'est plus encore. Ce qui m'a frappé dans des discussions avec des paysans bretons, c'est qu'ils mettent l'accent sur le fait que certaines de leurs traditions encore vivantes, contiennent des valeurs communautaires qui sont exceptionnelles dans le système actuel, et qu'il faut défendre. SARTRE : C'est exact, mais il faut les moderniser pour les défendre. VICTOR : Bien, sûr, mais c'est un exemple d'élément qui sera à mettre dans le creuset. Une République démocratique fédéraliste, le régime de démocratie directe, respectera cet élément. Évidemment, actuellement, dans le mouvement breton, il peut y avoir, à partir de ces valeurs refoulées et dominées, une interprétation réactionnaire de l'Histoire et des pratiques réactionnaires. SARTRE : Il y a évidemment des gens qui sont réactionnaires. Mais les nouveaux mouvements en Bretagne, en Occitanie, sont en même temps régionalistes et révolutionnaires. VICTOR : Mais qu'est-ce qu'ils apportent à l'ensemble
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du mouvement contestataire? On a l'air de réduire leur importance en disant que les nouveaux mouvements bretons deviennent socialistes... mais ils apportent quelque chose en propre. SARTRE : Bien sûr, ils apportent le fédéralisme. VICTOR : Ils apportent le fédéralisme comme valeur politique, c'est énorme. Mais, à mon avis, ils apportent aussi, pour le fonds collectiviste commun, un certain nombre de valeurs spécifiques à la Bretagne, un certain style de rapports communautaires entre les gens, et ça, ils y tiennent très fort. CAVI : D'accord là-dessus. Mais soyons clairs. Tu discutes avec des camarades occitans : il y a des tendances de droite, des tendances de gauche. A nouveau, on revient au problème : qu'est-ce qu'on entend par « valeur »? Ils ont parfaitement raison de parler de colonialisme, quand ils dénoncent une colonisation qui les a empêchés de s'exprimer librement, dans leur langue. La valeur n'est pas, en fait, une langue, mais la liberté de s'exprimer selon son choix. La valeur peut être aussi un paysage qu'il faut défendre. Par contre, les traditions de veillées, d'assemblées, etc., tu les retrouves partout. Et il y a un danger à dire : « on va retrouver des valeurs ». Le passé ni les valeurs ne sont vierges. Réagir contre le présent en se tournant vers le passé représente à peu près la même démarche qui consiste à se réfugier dans une famille de la pensée autoritaire. Les uns se referment sur leur famille, les autres sur leur couple; ils exaltent donc la valeur de la famille, ils exaltent la valeur du couple. Ce qui permet d'oublier momentanément qu'ils sont opprimés. Même régression quand on rêve d'une histoire qui en fait, n'a jamais existé. Tu lis l'Histoire de l'Occitanie. On te met sur le même plan les ouvriers, les paysans, les ducs d'Aquitaine, toute la monarchie, etc. SARTRE : Les Temps Modernes sortiront bientôt un numéro entièrement fait par les fédéralistes : bretons,
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occitans, basques, alsaciens, corses, catalans, « français », etc. J'ai lu leurs articles, et j'y ai découvert les valeurs nouvelles dont nous parlons. Il y en a deux, selon moi, qui reviennent sous une forme ou sous une autre dans tous les articles : la langue et la fédération. Quelques-uns sont plutôt pour un nationalisme breton ou basque que pour un fédéralisme. C'est à ce niveau que le creuset peut jouer, pour empêcher la constitution d'une nation bretonne, par exemple, qui, en fait, n'aurait ni ne pourrait avoir la pleine indépendance économique et sociale. VICTOR : C'est exact. C'est la situation spécifique d'oppression d'une région comme la Bretagne qui suscite une volonté de se retrouver, de reformer une communauté, avec son contre-effet, un peu ce que tu avais appelé dans un de tes textes un « racisme à rebours » qui peut véhiculer des pratiques réactionnaires. Mais on ne peut pas nier que ça a une fonction éminemment progressiste que la communauté se retrouve. SARTRE : Il y a le contre-effet possible... VICTOR : Inévitable. Tant que ne s'est pas fait le travail de démolition de ce qui est anachronique, de ce qui est réactionnaire dans les valeurs retrouvées, et tant que ce qui est neuf n'a pas fusionné avec des éléments venus de la classe ouvrière française. Quand les gars du Joint Français disaient : « On est Bretons, mais on est des frères des ouvriers de Renault-Billancourt », ils situaient le problème. Ce n'est pas seulement que « nous luttons contre notre sur-exploitation » mais c'est aussi que « nous voulons être Bretons ». La lutte contre la déportation, c'est la volonté de maintenir un certain type de communauté : ce n'est pas le mythe de la province historique de la Bretagne. Précisément, parce que la scène historique est marquée par des conditions objectives : on ne revient pas en arrière. Nous sommes des fédéralistes. Un groupe spécifique,
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là, le mouvement breton, produit à partir de son oppression spécifique un ensemble de valeurs. Dans cet ensemble de valeurs, il y a du bon et du pas bon, quelque chose qui entraîne vers l'avenir et quelque chose qui retient vers le passé. C'est le contact avec des ensembles de valeurs d'autres groupes opprimés, l'affrontement entre ces ensembles, par exemple l'affrontement entre Bretons (« on veut notre communauté, et peut-être que c'est une nation ») et l'ensemble apporté par la classe ouvrière (« on ne va pas retourner en arrière ») qui permet une fusion : oui à une communauté spécifiquement bretonne, oui à une unité de l'ensemble des régions. Dans un régime de démocratie directe — d'où l'idée de la République démocratique fédérale, l'extension de l'idée de la Commune... CAVI : Les valeurs, c'est comme Janus. Elles ont deux visages. Tu es Breton. Tu défends le drapeau breton. Contre l'oppression. Bien. Mais tu prépares en même temps une autre oppression. Tout ce que le drapeau peut représenter de figé, de réducteur. SARTRE : C'est une contradiction jacobine... VICTOR : Ne dis pas jacobine, dis napoléonienne... La fonction centralisatrice devient franchement bourgeoise et réactionnaire avec Napoléon. SARTRE : Tu me fais rigoler : pourquoi considères-tu la fonction jacobine comme uniquement positive? Il y a eu du bon et du mauvais. C'était tout de même une dictature bourgeoise. Elle a unifié, c'est vrai. Mais elle s'est vigoureusement opposée aux sans-culottes que l'historien Lefebvre comparait à un Front Populaire. Robespierre a stoppé d'en haut les mouvements de gauche, et ça lui a coûté la vie. CAVI : Être breton, c'est lutter contre une oppression. Quelle est exactement cette oppression? L'important n'est pas la destruction d'une langue par exemple; l'important c'est qu'une personne qui parlait sa langue arrivait à s'exprimer plus facilement, donc plus libre-
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ment. Ce n'est donc pas la langue qu'on défend, c'est l'écrasement d'une langue qui permettait à un peuple de s'exprimer qu'on dénonce. Donc être breton, c'est à la fois la négation de cette oppression, et, pour l'affirmer, le concrétiser, mobiliser, à la limite tu vas prendre un biniou et un drapeau breton. Cela me semble normal, logique... Ce serait erroné de dire : ne faites pas ça. Seulement, danger : cette lutte pour la liberté porte en elle-même la négation de cette liberté, parce qu'un drapeau reste un drapeau, un biniou un biniou... Pour exister, cette lutte est obligée de créer d'autres institutions qui sont répressives. VICTOR : Ça, c'est beaucoup plus général... CAVI : Je ne vois pas comment s'en sortir. Tu as affaire à des Bretons, des Occitans, tu soutiens parce que tu sens que tu combats pour la liberté. Mais quelque chose t'échappe. Il faut en finir avec la pensée rationalisatrice : tout n'est pas résoluble. SARTRE : Tu veux dire que le concept même de breton est une idée limite pour le Breton? CAVI : Oui. Comme être « français » aujourd'hui est aussi une limite. SARTRE : Oui. Mais s'il y a une demande populaire en Bretagne? CAVI : On soutient, mais en étant conscient qu'on soutient AUSSI ce qu'on va demain combattre. (Décembre
1972.)
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CHAPITRE
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IX
Le geste de Mohamed Alors là, quelque chose se passe, Tout ce qu'il avait pensé sans le dire se rassemble, explose : m Je suis pareil aux autres, tu dois me respecter. » Une fois qu'il s*est révolté, il peut ajouter : m Tu es un raciste... » SARTRE : Il faudrait se demander d'abord — en partant, comme nous l'avons fait, de la production — comment se forment les valeurs. J'ai mon idée làdessus, mais il faudrait que vous exposiez les vôtres. VICTOR : Considérons un atelier. Il y a des ouvriers qui sont sur une chaîne. Ils sont séparés, objectivement exploités par le même ennemi. Mais, ça, ils ne le vivent pas. Ils vivent leur séparation. Arrive un chef — il y a sur cette chaîne une majorité d'ouvriers immigrés — ce chef a fait les guerres coloniales, il est raciste. Il va voir, sur un poste, un ouvrier arabe, il lui dit : « tu peux pas aller plus vite? On la voit bien cette race de fainéants... », le mec se révolte. Le chef a parlé assez fort, il a été entendu par trois ou quatre ouvriers sur les postes voisins qui le communiquent de bouche à oreille aux autres. Il se produit un mouvement d'indignation, tout le monde se rassemble, c'est la grève. Ils fixent comme objectif : « on veut pas travailler avec ce chef; mutation de ce chef»... * SARTRE : C'est un bon exemple. Mais la solidarité des ouvriers français, tu oublies de le dire, est suscitée par un mouvement de révolte de l'ouvrier arabe interpellé.
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Et c'est cette révolte qu'il faut d'abord comprendre. Pourquoi s'est-il révolté, au lieu de penser, par exemple, « c'est vrai, je ne travaille pas assez vite, je devrais me presser »? VICTOR : Il se révolte parce que le chef lui a dit : on la voit bien cette race de fainéants, raton... SARTRE : D'accord. C'est là que je voulais en venir. Mais tu vois, c'est arrivé tout de suite à une prise de conscience subjective-objective d'un niveau très élevé. C'est comme s'il pensait : « je ne suis pas d'une race de ratons, de fainéants, ça n'existe pas. Ceux qui prétendent que ça existe, ce sont des racistes ». Comment pense-t-il ça, selon toi? C'est de la psychologie, ou de la métaphysique? Comment déclare-t-il tout net : « je ne suis pas de cette race que tu as inventée, je suis aussi travailleur qu'un autre »? On l'a traité de raton, il réagit en somme en réinventant le racisme comme antivaleur? Ou, si tu veux, il réaffirme l'universel contre une vue particularisante. Comment fait-il? VICTOR : Le gars en question, il est en France depuis quelques années, et il s'est aperçu que le garçon de café très souvent ne le servait pas exactement comme n'importe quel autre client. De même, dès qu'il a été embauché à l'usine Renault ou à Citroën, il a cherché un logement. Il s'est aperçu, en faisant une vingtaine de logements, qu'on disait : si c'est pour un Arabe, ce n'est pas possible. Il n'avait pas réagi à tout cela : il n'avait pas fait de scandale dans le café, ni avec l'agent immobilier. Mais ça laisse des traces profondes. Il se dit : on n'est pas comme les Français, on n'est pas traités comme eux, mais enfin écrase-toi, tu es là pour travailler, envoyer du fric à ta famille. Et puis, il se trouve dans un atelier où il est semblable aux autres ouvriers, il fait les mêmes gestes en travaillant dans l'usine, ou en sortant, que l'ouvrier d'une autre nationalité, que l'ouvrier français — donc, il se retrouve dans des conditions où il est semblable à l'ouvrier fran-
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çais. Les ouvriers qui sont à côté de lui font le même boulot, le boulot est dur; on est énervé quand on fait un boulot harassant. Il se retrouve-donc, dans l'atelier, dans cet environnement où normalement il pourrait penser que tout le monde est pareil, il est sur les nerfs, il y a le chef qui l'insulte. Alors là, quelque chose se passe. Tout ce qu'il avait pensé sans le dire se rassemble, explose : « Je suis pareil aux autres, tu dois me respecter. » Une fois qu'il s'est révolté, il peut ajouter : « Tu es un raciste. » SARTRE : Autrement dit, nous avons affaire à la liberté, parce que, tu comprends, il n'y a aucune situation particulière qui suffise à elle seule à déterminer la révolte. A chaque fois, il peut subir encore, puisqu'il a déjà subi, le racisme au café et au cours de sa recherche d'un logement. Et tu ne peux pas dire non plus que l'insulte du petit chef résume par elle-même et éclaire toutes les situations racistes où il s'est trouvé depuis son arrivée en France. Tu as bien noté l'essentiel : là, il y a un flagrant délit, puisque l'Arabe peut voir que tous les travailleurs, y compris lui-même, font la même besogne. Il y a là un universel, auquel s'oppose le mépris particularisant du chef. Mais, tu vois, l'universel est une valeur à laquelle s'oppose F antivaleur du particularisme. Et la valeur comme rantivaleur, ne sont pas données comme des faits, mais comme le sens des faits. Il faut que chacun les invente, les crée. Un autre type aurait pu, cette fois encore, ne pas les réinventer, ne pas opposer la vraie morale, celle de l'universel, à la pseudo-morale particularisante du petit chef. C'est ce mouvement de dépassement des faits, et des fausses valeurs vers les vraies, qui est le moment de la liberté. Parce qu'elles existent déjà, les valeurs. Je ne suis point idéaliste, mais elles sont faites de telle sorte qu'il faut à chaque fois les découvrir. Ou les inventer, les deux mots ont le même sens. Et c'est cette invention qui nous fait quitter le
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terrain des faits purs et simples, et nous retourner sur eux pour les apprécier et pour y découvrir la contradiction de l'universel et du particulier, que j'appelle la liberté. Tu peux d'ailleurs, toi, y voir un moment dans un processus dialectique; pour moi, c'est la même chose. Dans la mesure où le moment de la révolte est neuf par rapport aux données précédentes, et ne peut s'expliquer par un déterminisme, les faits déterminent d'autres faits, mais ne peuvent rendre compte de la révolte, c'est-à-dire du passage à la valeur, et de l'appréciation : « ce n'est pas juste ». VICTOR : Il n'y a pas un seul mouvement social, y compris les mouvements sociaux qui ont des objectifs dits économiques, qui n'implique cet acte de révolte. Mon exemple a une portée générale. Est-ce que tu crois retrouver dans cet exemple ta philosophie? SARTRE : Parce qu'on ne peut rendre compte de ton exemple sans l'intervention de quelque chose qui explique l'apparition du nouveau, appelle-ça « dialectique » ou « liberté ». Mais attention : la liberté préexiste chez les individus, en ce sens qu'elle apparaît en eux dès le départ comme exploitée, aliénée, mais chacun, dans son aliénation même — comme dans le cas de l'ouvrier arabe — saisit sa liberté comme affirmation déviée de sa souveraineté. Je ne prétends pas, d'ailleurs, qu'il s'agisse des individus seulement. La liberté peut se manifester dans les groupes — par exemple ce que j'appelle les groupes en fusion. VICTOR : Dans l'exemple que je t'ai donné, on est encore au stade inférieur de la liberté. SARTRE : Inférieur ou supérieur, ça dépend. Si tu commences à établir une hiérarchie des moments de la liberté, tu risques de retomber dans l'aliénation. CAVI : Alors, là, je suis plutôt d'accord avec Victor quand il dit : un stade inférieur qui se caractérise essentiellement par un refus, un refus de contrainte. Ce refus de contrainte n'explique pas nécessairement
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qu'on refuse, soi, de contraindre. Mohamed n'en peut plus, il se révolte. Cela ne l'empêchera pas de contraindre d'autres personnes. Je veux dire par là que la liberté s'organise aussi. Qu'est-ce qui peut pousser quelqu'un à ne pas contraindre et à s'organiser dans un système où les gens se contraignent le moins possible les uns les autres? SARTRE : La liberté, c'est une praxis totale. VICTOR : Mais c'est une pensée pratique. Ce qui m'a embarrassé, c'est quand tu as dit qu'il y a une pensée métaphysique de la liberté. SARTRE : Métaphysique, si tu conçois les gens comme déterminés, tu ne peux pas expliquer ce genre de réaction. VICTOR : Dans ce sens... SARTRE : Eh bien, le déterminisme est métaphysique : c'est une doctrine qui veut rendre compte de l'homme sur terre, mais qui laisse tous les faits proprement humains inexpliqués. La liberté est une autre métaphysique : elle rend compte des faits que le déterminisme ne peut expliquer. Ce qui m'intéresse, en tout cas, c'est que vous admettiez tous les deux — de plus ou moins bonne grâce — la possibilité de la liberté. Pour moi, la société qui devrait naître d'une révolution serait une société où l'homme serait libre et adulte. On en est loin. Aranda disait dans Pentretien que je viens d'avoir avec lui : « on ne considère pas les hommes comme majeurs ». C'est vrai, puisqu'on ne leur dit pas tout. Un Etat, répressif ne tient jamais les citoyens pour majeurs. C'est frappant en U.R.S.S. Je suis pour vous parce que, au moins apparemment, vous voulez préparer une société qui ne sera pas fondée sur l1 autodomestication de l'homme, mais sur sa souveraineté. CAVI : Je voudrais te poser une question : quel lien vois-tu entre l'esprit de liberté et l'esprit de Justice? Je reprends à nouveau ce que j'avais dit : toute valeur porte sa propre négation. Je pense que l'esprit de
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liberté crée la révolte, et crée la contre-révolte en même temps. Je pense qu'un bureaucrate, un homme de pouvoir, affirme par ce pouvoir sa propre liberté, qui passe par la contrainte des autres. VICTOR : Ce qui me gêne encore dans ton intervention, Sartre, c'est que la liberté au début et à la fin est la même. Donc, on a un peu l'impression qu'elle préexiste. Quand, dans le geste de Mohamed, tous les ouvriers de la chaîne se reconnaissent... On a l'impression que tu as une forme vide, la liberté, qui se remplit de manières diverses. SARTRE : Tu n'as pas compris grand-chose si tu appelles la liberté une « forme vide ». Il me. semble que j'ai expliqué quelque chose de très différent. Dans le cas des ouvriers français, leur liberté est plus manifeste : ils réagissent, et n'ont plus été insultés. VICTOR : Il y a par exemple deux ouvriers français sur la chaîne, tous les autres ouvriers sont marocains. On comprend que ceux-ci se rassemblent autour d'un Marocain insulté, puisque ce Marocain, ce pourrait être chacun d'entre eux. Mais l'ouvrier français aussi se rallie, c'est une supposition. Il réagit lui aussi, il manifeste sa liberté. Mais quel contenu donne-t-il à cette liberté, devenue une liberté collective des ouvriers rassemblés sur la chaîne? SARTRE : Tu ne veux pas que je recommence la démonstration... Ils réagissent parce qu'ils apprécient la situation (universel-particulier) au moyen de valeurs qu'ils réinventent librement. A partir de ce moment, même si provisoirement le petit chef les met du côté de l'universel, ils sont dans le coup. VICTOR : Se crée donc une nouvelle valeur : non seulement les hommes ne doivent pas être traités comme des sous-hommes — première valeur de rébellion contre le racisme — mais ils doivent être groupés — valeur du collectivisme. SARTRE : Je te répète ce que j'ai dit.
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VICTOR : Non. La grève aurait marché même si l'ouvrier français avait continué à travailler. Il s'arrête quand même par solidarité. SARTRE : En fait, il pose un principe : tous ceux qui font le même travail dans l'atelier doivent être traités de la même façon. S'il se révolte, c'est qu'il a compris le racisme. Et, pour le comprendre, je te le répète, il faut voir la situation d'ensemble, donc abandonner sa position privilégiée d'ouvrier/ra/zçaû, ce qui implique un recours à sa liberté. A cette minute, il sent non pas qu'il est solidaire des autres, mais qu'il est le même qu'eux, et que c'est aussi bien lui qu'on offense si on ne les traite pas tous de la même "manière. VICTOR : Il est le même, alors que le chef a voulu diviser. C'est l'affirmation positive d'un collectif. SARTRE : Je suis d'accord. VICTOR : Alors, est créée à ce moment-là, par l'ouvrier français, une valeur collectiviste. Il met cette valeur sous le mot Justice. CAVI : Pas seulement cela. Souvent, les ouvriers français ne sont pas solidaires des immigrés qui se mettent en grève. Le raciste, par exemple, croit être juste. C'est même par souci de justice qu'il est raciste. N'at-on pas dit qu'on a fait du Juif ou de l'Arabe un bouc émissaire? Emissaire de quoi? D'une révolte contre l'injustice. Et puis dans la collectivité, il y a aussi l'idée de plaisir. Vouloir se retrouver collectivement n'est pas seulement chercher une forme efficace d'autodéfense. C'est aussi quelque chose d'autre qu'on retrouve dans chaque grève, dans chaque atelier : chaque fois qu'il se passe quelque chose et que des hommes sont ensemble, un mot revient toujours : « la chaleur ». Je préfère ce mot chaleur au mot solidarité, puisque effectivement le mot solidarité supposerait que les gens vont nécessairement vers les autres. Or souvent dans la collectivité, des gens vont aussi vers euxmêmes, qui cherchent leur plaisir, plaisir d'être en-
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semble dans une grève, une occupation, dans une cellule politique, autour d'une table de militants — qui jamais ne le reconnaissent, d'ailleurs... Le plus étrange est qu'on ne trouve jamais le mot « plaisir » dans les discours politiques. Être bien, ou plutôt mieux. Les marxistes semblent avoir banni ces mots de leur vocabulaire. Cette notion de plaisir est pourtant très importante. Les révolutionnaires ont-ils honte? SARTRE : Elle est bonne. GAVI : Fondamentale. SARTRE : Fondamentale, non.
cAvi : Si, car réprimée, passée sous silence ou détournée. Ce n'est pas le plaisir qui est le plus important, c'est l'absence de plaisir. C'est la négation de sa possibilité. Ainsi un militant ne te dira jamais ce qu'il a dans la tête. Certes, il lutte pour une cause avec d'autres militants. Il se retrouve avec eux. Mais il est là aussi pour ne pas être seul, parce qu'il est heureux de retrouver des copains, ou d'être inséré dans un groupe. Parfois même, la cause devient secondaire. VICTOR : Et pourquoi opposes-tu ces deux choses? GAVI : Ça ne va pas toujours ensemble. Exemple : combien de communistes se nichent au P.C. comme si c'était une famille? Combien de « collectivités » se replient alors sur elles-mêmes? Au point que constituées pour défendre la liberté de tous, elles en arrivent à exercer .une contrainte contre les autres? Il y a un tas de gens qui militent non par esprit de révolte, ni même par esprit de liberté, mais simplement pour être avec d'autres personnes. SARTRE : Non. Pour être avec d'autres personnes qui ont une même revendication, ou une même praxis. CAVI : Je n'exagère pas. J'ai vu trop de groupes tourner sur eux-mêmes. Au point que, tout nouveau venu, pour un prétexte ou un autre, s'en voyait interdire l'accès. Ces réunions de cellule qui deviennent des réunions de copains. Après, on va bouffer ensemble...
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SARTRE : Oui, mais ça les emmerde à ce moment-là. Il y a des cellules communistes du quartier qui sont un peu en sommeil. Les gens y viennent encore, mais ils s'y emmerdent. Souvent, au bout d'un temps, ils viennent moins souvent, ou ils partent, — non du Parti, mais de la cellule. Ton raisonnement est juste, si tu penses à un rassemblement pratique de travailleurs dans une usine. Ils ont une même revendication, ils se reconnaissent par elle comme étant les mêmes, et ça leur fait plaisir. Je suis d'accord avec toi sur ce point, et je pense que Victor aussi. Mais je ne vais pas jusqu'à penser que, dans une cellule du quartier où l'on ne fait rien, les gens sont ensemble et avec plaisir. S'ils viennent, c'est plutôt par devoir, et leurs rapports s'enveniment. S'ils ont quelque chose à faire contre l'ennemi commun, ils retrouveront le plaisir d'être ensemble, je suis d'accord. CAVI : Je vois partout des corps morts ou qui s'assèchent, ils sont nés apparemment de la volonté partagée de combattre pour quelque chose. Ils ont correspondu à une révolte dans des conditions objectives. Et puis, ils se survivent. Ces corps ont l'odeur du renfermé, du ranci. VICTOR : Je ne vois pas où tu veux en venir... CAVI : Je veux montrer qu'on ne peut parler de liberté sans savoir ce que signifie le plaisir. Je n'ai pas les idées très claires. Comment comprendre par exemple que des gens puissent rester ensemble s'ils n'ont pas de plaisir à être ensemble? Comme s'ils tournaient à vide. Tels de grands moulins brassant le vent. Non, ne soyons pas religieux : toute société, et tout homme sera toujours à la fois animé par sa recherche de la liberté, et sa recherche de la non-liberté, du contraire, de l'inverse. Comme le corps, la pensée fonctionne sur des mouvements antagonistes étroitement dépendants l'un de l'autre. La liberté est toujours l'envers d'une contrainte, et inversement. SARTRE : Il y a l'inverse, c'est vrai. La sérialisation,
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la bureaucratisation. Mais cela n'est pas un contreeffet de la liberté. C'est au contraire quand la liberté s'aliène à nouveau, et peut-être parce qu'au début elle n'était pas pure. Rien n'est pur, tu le sais. Même la liberté est, dès l'origine, déviée, aliénée par une histoire. L'exigence de libération d'un groupe n'a pas forcément pour contrepartie la violence à l'intérieur du groupe. Cela existe, c'est ce que j'appelle dans la Critique de la Raison dialectique la « fraternité-terreur ». Mais, dans notre cas, la terreur n'est que l'intériorisation des violences répressives de la société bourgeoise. Si l'on en est convaincu, on peut essayer de remplacer la contrainte par une exigence plus fondamentale de liberté. CAVI : Est-ce qu'il ne vaut pas mieux parler de désir — et donc de choix — plutôt que de liberté? SARTRE : Si tu veux. Cela n'a pas d'importance, parce qu'au fond, c'est la même chose. Le désir, tu n'en rends pas compte par le déterminisme. On n'en rend compte que par la dialectique. Mais pour discuter de cela, il faudrait revenir d'où nous sommes partis. CAvirSi les révolutionnaires se refusent à aborder les questions qu'a soulevées Reich, il n'y aura pas de révolution, ou s'il y a révolution, pas de liberté. (Décembre
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tout un système idéologique. Je parle ici de l'aile du mouvement mao qui vient du marxisme-léninisme; je rappelle que la gauche prolétarienne ne s'est vraiment constituée qu'avec l'apport des camarades venus du Mouvement du 22 mars. Avant Mai 68, j'appartenais à la direction de l'U.J.C.M.L. Après le 10 mai 68, je constate un désastre idéologique, dans les rangs « marxistes-léninistes ». SARTRE : Qu'est-ce que tu appelles « désastre idéologique »? C'est là qu'on a le fond. VICTOR : Est-ce que je restitue la pensée de l'époque, ou telle qu'on la voit maintenant? SARTRE : Un peu les deux.
VICTOR : On voit qu'il était juste d'être au Quartier latin. Pourquoi opposions-nous quartier populaire et Quartier latin? Nous avions pensé, depuis 67, que l'intellectuel, et surtout l'étudiant, devait détruire l'Université d'une seule manière : en rompant avec la condition -d'intellectuel, en rompant avec l'Université, et en s'intégrant au travail productif des ouvriers et des paysans. Nous n'arrivions pas à penser une pratique spécifique de contestation au sein de la condition d'intellectuel ou au sein de l'université. Mais au moment où nous disions que l'intellectuel devait rompre avec sa séparation des producteurs, nous restions dominés par une certaine idéologie de l'intellectuel que l'on s'était forgée au moment de la crise du mouvement communiste des années 60. Je fais un retour en arrière : à la fin de la guerre d'Algérie, il y a un profond désarroi. Quelque chose est né sur la gauche du P.C., et c'était né sur la base de la contestation directe de la guerre d'Algérie. Fin de la guerre d'Algérie. Que faire? C'est là qu'il y a eu les premières tentatives de pensée proprement « gauchistes ». C'était l'époque où l'on relisait Lukacs, etc. Il se trouve que nous sommes sortis de cette crise par le retour a Marx, Althusser quoi, en un mot... Il y avait désarroi, on ne savait plus ce
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qu'était le marxisme. Althusser était là pour nous dire : le marxisme, c'est ça, et c'est pas vrai qu'il est en crise... Alors, la fonction de ce retour à Marx, je pense qu'elle est double. Il y avait un aspect positif : l'affirmation qu'il y avait une issue au désarroi, et très vite, ça nous a poussés à la chercher du côté du maoïsme en Chine. Et puis, l'aspect négatif, profondément négatif, c'était qu'en fait ça consolidait le vieux marxisme et particulièrement le vieux type d'intellectuel marxiste. Juste avant Mai 68, notre pensée présentait donc deux aspects : un aspect positif— rupture avec l'Université et établissement — et puis l'aspect négatif : la croyance dans un système théorique orthodoxe, dit rigoureux, et la croyance dans un certain type d'intellectuel marxiste, détenteur d'un savoir, qu'il imposait aux étudiants, mais aussi bien aux ouvriers. Donc, avant 68, on subissait sans le savoir une crise très profonde. En juin 68, on n'a pas essayé de masquer cette crise, ce que d'autres ont fait. Par exemple, tout le courant trotskyste a pris Mai comme une vérification de schémas théoriques anciens. Pour nous, Mai 68 a été une révélation de cette crise, on l'a vécue et puis on en a tiré les conséquences, à l'automne 68. Au fond, malgré l'établissement, on avait réagi aux mouvements étudiants comme des professeurs. Ce qu'il aurait fallu faire, après le 10 mai 68, c'est dissoudre l'U.J.C. (m.l.) et se disperser dans les organes du Mouvement : le 22 mars, les Comités d'action. On ne l'a pas fait : il y avait la pression des décisions à prendre, le 13 mai, la grève générale qui s'annonçait... On n'a pas vraiment le temps de repenser tout, dans des moments pareils. Si c'était à refaire maintenant, avec les connaissances qu'on a, c'est après le 10 mai 68 qu'on dissoudrait. SARTRE : C'est là que vous avez conçu l'idée de dissolution? VICTOR : C'est là, à mon avis, que la pensée pratique a été produite. Sa conception systématique vient plus tard.
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CAVI : Attends! Vous n'avez pas dissous l'U.J.C.M.L., parce que vous pensiez qu'elle pouvait encore rendre des services, ou parce que vous vous accrochiez au pouvoir? Il n'est jamais très agréable pour les dirigeants d'un mouvement de s'autocritiquer et de perdre leur « poste ». VICTOR : Les détenteurs principaux du pouvoir étaient mis hors circuit après Mai 68. CAVI : Ce sont les mêmes aujourd'hui... VICTOR : Ce n'est pas exact. Il y a vraiment très peu de camarades qui assurent la continuité de Mai 68 à maintenant dans le mouvement mao. J'étais, fin juin, parti dans l'Est, et ce n'est qu'à la fin août que j'ai décidé, avec quelques dizaines de camarades seulement, de construire la gauche prolétarienne. Il s'agissait de défendre quelques conquêtes essentielles de Mai. Donc notre pensée se comprend à partir de la rupture de Mai 68. La base de l'événement, c'est le constat de faillite du marxisme autoritaire sous ses deux formes : révisionniste, et marxiste-léniniste traditionnel. Je m'explique. La variante révisionniste, c'est ce qui est le plus simple. Le mouvement de masse s'est opposé au P.C., et à sa pensée, qui est en principe marxiste; on a pu, à travers l'opposition du P.C. au mouvement de masse, saisir ce qu'on a appelé dans un précédent entretien la « paranoïa » du P.C. En clair : comment une doctrine qui visait à libérer l'initiative du mouvement de masse — le marxisme — servait en fait à l'asservir. Mais nous avons aussi appris que la variante marxiste-léniniste est un satellite du marxisme autoritaire. On pourrait dire que c'est une ombre portée du marxisme du P.C. « Si j'étais à la place du P.C., je ferais ça... » En gros, c'est le type de pensée « marxiste-léniniste » qui inclut le trotskysme. Tout ce système de pensée repose sur l'hypothèse de base : « à la place du P.C., je ferais... ». Ça fonde la pensée et la pratique : je déborde le P.C. et je le cri-
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tique, je le critique de l'intérieur de son système de pensée et de ses institutions, d'où par exemple l'entrisme dans les syndicats. Qu'y a-t-il de commun à ces formes du marxisme autoritaire? Ceci : la classe ouvrière est la grande muette, elle n'a pas la capacité de produire une pensée à partir de sa pratique sociale. Au fond, dit d'une manière positive, ce qu'on apprend en Mai 68, c'est que la classe ouvrière peut penser, et faire penser. Il y a une pensée ouvrière produite dans la pratique sociale. A partir de 68, nous rejetons l'extériorité du savoir par rapport à la pratique de la lutte contre les oppressions. On a systématisé l'acte de rupture dans notre système de pensée après Mai 68, de la manière suivante : on a ouvertement rejeté une tradition marxiste qui s'est appuyée sur le Que faire? de Lénine. Dans cet ouvrage, Lénine reprenait la théorie philosophique de la conscience de la socialdémocratie allemande. On y lit que la conscience socialiste est élaborée à l'extérieur de la classe ouvrière, et qu'elle doit être importée dans la pratique spontanée de la classe ouvrière. Ce schéma aboutit à la fabrication d'un concept de « prolétaire inconscient » qui allait causer pas mal d'ennuis au Parti Bolchevik. En particulier, ça s'est manifesté lors de la première Révolution de 1905. Les Bolcheviques se sont trouvés brusquement confrontés à un mouvement spontané, à des organisations de masse spontanées, les soviets, qu'au sens strict ils ne pouvaient penser que comme organisations de prolétaires inconscients, puisque la conscience était dans le Parti Social-démocrate. Prodigieux paradoxe : la forme d'organisation la plus développée de l'autonomie ouvrière, le soviet, est appréciée comme un ensemble de prolétaires inconscients. Il y avait un os. Il faut reconnaître que pas mal de Bolcheviques s'y sont cassé les dents. Il y en a qui disaient en substance : le soviet doit se soumettre au Parti Social-démocrate ou alors se démettre. Il y a
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eu des résolutions extraordinaires du style : normalement, si le Parti Social-démocrate a bien fait son boulot, il ne devrait pas y avoir des soviets; si malgré tout il y a un soviet, alors il faut entrer dans le soviet et lui dire : adopte le programme du Parti Socialdémocrate. Bref, il y avait un élément étranger à la conscience qui, elle-même, était étrangère à la classe ouvrière. Il fallait rétablir l'équilibre, dissoudre le soviet, d'une manière ou d'une autre. Il se trouve que, fort heureusement, la pensée de Lénine ne se résume pas à cette théorie... Il y a dans cette pensée du « populisme », soit dit de manière provocatrice : la reconnaissance qu'il y a des forces créatrices dans la classe ouvrière et dans le peuple. Lénine s'est aperçu que le soviet était une création, et qu'il fallait donc repenser la tactique social-démocrate à partir du soviet. Il l'a fait d'ailleurs de manière très conflictuelle, et le conflit ne s'est dénoué, provisoirement d'ailleurs, qu'en 1917. En fait, le conflit est permanent dans la pensée de Lénine. Si. on reconnaissait le soviet comme une prodigieuse organisation de masse ouvrière, le rapport du soviet à un parti socialdémocrate, fondé sur les principes de Que Faire?, représentait un grave conflit; si le Parti est la conscience collective de la classe ouvrière, le soviet n'a plus de sens; ce qui évidemment est une des bases philosophiques de la déperdition de substance des soviets. Après 68, nous disons : tout ce qui relève de cette tradition kautskyste 1 de « que faire? », nous le rejetons. C'est la sanction théorique de notre révolte contre le marxisme autoritaire. Voilà pour la rupture. Quel est alors l'énoncé positif de la pensée mao? Notre pensée, à ce moment-là, se définit comme l'ensemble des moyens pour libérer la pensée pratique de masse. Dans la pratique sociale des opprimés, il y a de la 1. Kautsky : pape de la social-démocratie allemande.
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pensée; on rejette l'extériorité. Donc, la pensée mao, ça doit être l'ensemble des moyens qui permet de libérer la pensée pratique; je dis bien « libérer », car il ne s'agit pas d'une opération spéculative : on dégage, on trie, dans un bureau... Le mot « libérer » n'est pas le fait du hasard. Comme en Mai 68, la pensée pratique éclate au nez de l'intellectuel marxiste. Elle explose. Il faut définir les moyens de révolte contre le système asservissant à l'intérieur de la pratique sociale des opprimés. Prenons d'abord l'exemple du mouvement étudiant : à N an terre, en 68, il lance, contre le recteur, le mot d'ordre « Grappin nazi ». C'est extrêmement troublant, c'est provocateur, parce que Grappin n'est pas un nazi au regard de l'ancien système de normes politiques. Il sortait même des camps. Dire « Grappin nazi », c'était de fait rejeter un système de normes politiques asservissant hors de la pratique sociale de la nouvelle génération étudiante. On pourrait multiplier les exemples. Mais venons-en au mouvement ouvrier. L'exemple que je vais prendre, c'est celui des chefs. Le marxisme autoritaire, dans toutes ses variantes, nous conduisait à dire : le chef, ce n'est pas important, le véritable ennemi, c'est le système d'exploitation. On nous répétait : vous faites complètement fausse route avec votre dada « cassons la gueule aux chefs, à bas les petits chefs » parce que le véritable ennemi, c'est le patron, c'est le système d'exploitation. En d'autres termes, toutes les variantes du marxisme autoritaire nous demandent de nous battre contre une abstraction : la fabrication de plus-value, contre un système. Il nous place sur le terrain de l'ennemi, le capitalisme, celui des abstractions, du fétichisme de la marchandise. Et comment sortir du système? en retrouvant derrière la chose, une personne : casser la gueule à un petit chef ou séquestrer un cadre, c'était donner un moyen à la pensée des ouvriers pour lutter contre ce système d'asservissement dans leur pratique
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sociale, qui dit : on est dans un monde de choses où les choses rentrent en interaction les unes par rapport aux autres, et toi-même, tu es une chose. C'est l'objectif ultime de ce système de pensée, qui n'est pas simplement « bourgeois ». On doit y inclure toutes les variantes du marxisme autoritaire. La pensée ouvrière qui est contenue, comme des eaux par une digue, par le système hiérarchique, cette pensée éclate dans la révolte. Voilà pourquoi on a soutenu toute révolte, y compris quand elle était strictement individuelle. En 69-70, lorsqu'un ouvrier, pour se reposer un peu, sabotait la production, on disait « bravo ». Lorsqu'un gars, n'en pouvant plus, donnait un coup de poing à son chef, on disait « bravo »; et on ajoutait : il vaudrait mieux qu'on fasse ça par petits groupes, que ça ne se voie pas, sinon le licenciement est inévitable, mais on commençait par dire « bravo ». Bref, notre pensée pouvait se résumer par : on a raison de se révolter. Ça signifiait que la révolte engendrait une nouvelle pensée. Notre travail consistait à faire de ce qui était déréglé par rapport au système d'asservissement, une nouvelle règle, à faire d'un acte marginal un acte central. D'où l'importance de l'opération de renversement, dans notre propagande politique. Ce qui correspond à une formule de bon sens de la révolte : on veut que le monde soit renversé. D'où les mots d'ordre : « Dreyfus à la chaîne » ou « le chef qui te fait chier sur la chaîne, fous-le sur ton poste de travail... ». Cela dit, le problème auquel on était confronté, c'est que le système adverse était une grande puissance qui occupe énormément de terrain, et les actes de révolte étaient dispersés et en faible nombre. Un peu le problème du peuple qui veut lutter contre un ennemi très fort. Il est d'abord faible en armement, en forces organisées, alors que l'ennemi a des troupes qui occupent tout le terrain. Mao Tsé-toung a résolu la question par la guerre des partisans. C'est dans le même esprit qu'on
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a essayé de résoudre ce problème. Ça a donné la chose suivante : il y avait un acte de révolte, donc une nouvelle règle de pensée, assez bien située, par exemple dans une entreprise où ça pouvait se savoir : on l'érigé en exemple type. Les gars de Babcock-Atlantique ont séquestré leur directeur en 69. A partir de là : « on a raison de séquestrer les patrons ». On part de l'exemple de Saint-Nazaire, on n'oublie pas que les premières initiatives de la classe ouvrière, en Mai 68, avaient été la séquestration, on sent que ça correspond a des impulsions de la gauche ouvrière, de celle qui est la plus rebelle au système asservissant. Alors, on établit le mot d'ordre général : on a raison* de séquestrer les patrons. Cela dit, ce n'est pas tout d'opérer cette généralisation, nos moyens pour la répandre sont très limités. Ce n'est pas la sortie de tracts ou la C.D.P. qui peuvent donner sa dimension à cette opération. Comment résoudre ce problème? Par l'opération spectaculaire, celle-ci étant définie comme l'opération permettant, en court-circuitant un système de normes central, d'imposer à l'appareil d'information la publicité. Nous avons donc fait des opérations de partisans spectaculaires qui visaient à propager le plus largement possible un mot d'ordre généralisant des actes dispersés de révolte. Il n'était pas question de faire une opération de détournement d'avion, qui n'avait aucun intérêt pour résoudre notre problème particulier. Notre problème, c'était que l'idée * on a raison de séquestrer les patrons » circule le plus largement possible dans les milieux populaires. La Nouvelle Résistance Populaire a séquestré un député U.D.R., de Crailly, arrêté Nogrette. La séquestration de salauds haut placés permet une plus grande circulation à7 l'idée de la séquestration. Elle encourage, à la base, les initiatives, les petites actions. Ces opérations de partisans ont un caractère symbolique. En arrêtant Nogrette, pendant deux jours, on fait une opération
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matérielle, qui a des conséquences matérielles au niveau de tout le personnel d'encadrement de Renault; mais cette opération comporte aussi un élément symbolique : l'arrestation ne conduit pas à l'exécution matérielle d'une sentence : en le libérant, on montre que l'arrestation a été somme toute symbolique. Cette combinaison de l'élément matériel et de l'élément symbolique tient à ce que ce type d'opération ne vise pas l'anéantissement des forces adverses, des flics fascistes ou des cadres particulièrement répressifs, ce que les Tupamaros ont fait pendant un temps. Ce n'est pas ce problème qu'on essayait de résoudre par ce type d'opération. C'est un autre problème, celui de la circulation des idées dans la grande masse. En d'autres termes, chacune de ces opérations spectaculaires est comme une fable, une utopie, elle signifie essentiellement — quand on séquestre un député — qu'il est parfaitement possible a fortiori de séquestrer ce qu'il y a à portée de main dans une usine. Libérer la pensée pratique dans les masses exploitées, c'est nécessairement libérer l'imagination de la pensée des exploités. Exacerber leur désir de faire des choses qu'elles ne font pas, à cause du système d'interdits. La pratique a démontré comment cet ensemble d'opérations, des plus petites aux plus spectaculaires, visant à faire circuler de manière extrêmement large l'idée de la séquestration, a libéré ce désir, qui était souvent refoulé à la porte d'un bureau quand il y avait une délégation, de défoncer la porte, d'entrer, et de se saisir des patrons. C'est devenu beaucoup plus simple de passer du désir à l'acte de séquestration. Cela nous amène à ce qui a été la contradiction de notre pensée. En effet, ce système, s'il a permis d'exalter le désir de transgresser les normes de la lutte ouvrière, a aussi mis les masses opprimées en état de passivité. Très exactement, en état de spectacle : on leur donnait des images.Cette contradiction dans notre pensée a une nature de classe. Les
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moyens qu'on a mis en œuvre pour faire la percée dans la classe ouvrière, pour produire les premiers dérèglements par rapport aux normes traditionnelles de la lutte ouvrière, venaient de la révolte anti-autoritaire petite-bourgeoise. Les agents de la mise en œuvre de ces moyens dans la classe ouvrière étaient extérieurs à la classe ouvrière. On risquait donc d'aboutir à une nouvelle variante du marxisme autoritaire. On devenait, à ce moment-là, des « nouveaux délégués », d'un style particulier. Il y a un exemple significatif : A Renault, les maos c'étaient ceux qui pouvaient casser la gueule à un chef; un ouvrier est venu nous proposer dix mille balles pour casser la gueule à un chef... On se révoltait à la place des masses pour leur faire imaginer la révolte. Il fallait résoudre cette contradiction de la pensée, faire naître une nouvelle pensée, plus réaliste; ce que Ton a fait en provoquant une dissolution de notre système de pensée dans les différentes pratiques populaires. Les militants n'étaient plus regroupés dans un détachement qui fonctionnait tous azimuts comme porte-parole de la révolte des différentes couches populaires. On ne libérait plus de l'extérieur la pensée pratique, mais de l'intérieur. Il n'y avait plus de ligne droite possible. La ligne droite, c'était avant, de 68 à 70. Un chef était reconnu comme un salopard par tous les ouvriers d'un atelier, donc un groupe, extérieur ou s'appuyant sur des gars de l'intérieur, casse la gueule au chef : mise en état de spectacle de l'ensemble de l'atelier, on a un porte-parole, externe à la masse, de la révolte de la masse contre le chef. C'est ce système-là de pensée qui est disloqué. Donc, il n'y a plus de ligne droite possible. Quand un chef est haï par les masses dans un atelier, il faut que le militant, l'agent actif à l'intérieur de cette masse, promeuve des moyens propres à la masse, pour provoquer l'explosion. Alors, ça suppose pas mal de détours. Avant d'en arriver à la séquestration, il faut
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parfois en passer par une pétition. Ce sur quoi je voudrais terminer cette mise au point, c'est sur les « pesanteurs » de cette nouvelle pensée. Je vais simplement les indiquer. La principale pesanteur dans cette nouvelle pensée, la voici : l'élément détonateur de l'explosion qu'il y avait dans l'ancien système risque de disparaître dans la dissolution. Il 'risque d'y avoir un engluement. C'est le réformisme : on se dissout dans la masse, on a certes en tête de mettre en œuvre les moyens intérieurs à la pensée pratique des masses pour faire éclater les normes hiérarchisées. Cela dit, comme on n'a plus un système de pensée constitué, cohérent, on peut parfaitement ne pas trouver de moyens... D'où médiocrité : on est réduit à l'état de la masse, on devient un simple ouvrier, ce qui est une situation fausse. La deuxième pesanteur, la voici : si on fait éclater notre système de pensée dans des pratiques populaires diverses, un petit problème apparaît. Avant, il y avait un langage commun pour toutes les couches populaires, un code. Évidemment, il était extérieur, il était symbolique, nous étions comme les délégués de l'unité populaire, c'était un code quand même, c'était unificateur, mais quand on se disperse dans les différentes pratiques, il n'y a plus de langage commun. D'où problème, qui est celui de Libération : comment des pensées pratiques peuvent se forger une expression commune? Il faut des lieux, des organes de rassemblement où les différentes pratiques entrent en contact direct. Sinon la pensée peut s'égarer. Ces dangers sont d'autant plus graves que jusqu'à maintenant, j'ai parlé de la pensée mao, mais la pensée mao n'est pas la pensée d'un individu, ni d'un ensemble d'individus, c'est la pensée d'un mouvement organisé, donc une pensée organisée. Or, l'organisation de cette pensée dépend très largement de l'organisation tout court. Voici la dernière pesanteur, la plus grave sans doute : l'autoritarisme.
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CAVI : Les trotskystes reprochent aux maos d'être « populistes ». En fait, ce n'est pas si simple. Il y a du bon et du mauvais dans le populisme. Dans ton exposé, tu indiquais la volonté des maoïstes de réagir contre des idées couramment répandues dans les classes moyennes, selon lesquelles la France de la misère relevait du passé, selon lesquelles aussi la « nouvelle classe ouvrière » prenait la relève des O.S. en bleu de chauffe. Pour les maos, un des problèmes essentiels a été de montrer qu'ils existaient, ces O.S. surexploités, et que c'était ces ouvriers principalement — ou non, j'aimerais savoir — qui devaient diriger le mouvement révolutionnaire? VICTOR : S'il est exact que dès 68, on nous a traités de populistes, les auteurs de cette accusation ne savent pas de quoi ils parlent. La meilleure preuve, c'est qu'ils mettent sous ce mot des choses très confuses. En fait, en rompant avec le marxisme autoritaire, on se fait traiter de populistes. En d'autres termes, pour nos accusateurs, le « populisme », c'est la reconnaissance qu'il y a une puissance spirituelle créatrice dans la pratique des masses opprimées. C'est cela que signifie en fait l'accusation de « populisme ». Parfois, c'est teinté de références historiques. Comme nous avions récusé le kautskysme dans la pensée de Lénine, très précisément dans Que Faire?, on nous a rétorqué que nous reprenions à notre compte les arguments des adversaires de Que Faire?, c'est-à-dire les populistes, les économistes, les ouvriéristes, et on pensait de cette manière donner un tour élégant à l'accusation. Mais, au fond, sa réalité vulgaire, c'est que nous sommes « populistes » parce que nous reconnaissons qu'il y a une puissance spirituelle créatrice dans les masses opprimées. Alors, la bonne réponse, c'est d'abord une réponse provocatrice : les mêmes, j'entends les mêmes au niveau du système de pensée, que nos accusateurs actuels, ont été les accusateurs de Lénine lui-même.
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En 17, Lénine s'est fait traiter de « populiste », parce que tout simplement, dans les actes, il a reconnu la pensée créatrice de masses opprimées, et systématisé cette pensée en lançant le mot d'ordre : « tout le pouvoir aux soviets! », ce qui était entièrement contraire aux canons de la social-démocratie russe. De plus, dans son programme soviétique d'octobre 17 à février 18, Lénine a repris à son compte des éléments qui étaient dans la théorie et la stratégie populistes, parce que la stratégie populiste incluait des éléments authentiquement créateurs de la pensée paysanne. On pourrait dire exactement la même chose pour Mao Tsé-toung. On l'a traité de « populiste » lui aussi. Et pourquoi? Parce que Mao Tsé-toung, après l'écrasement des insurrections urbaines en 27 a dit : on ne va pas se laisser écraser comme ça, il n'y a plus qu'une solution : faire comme dans le bon vieux temps les brigands paysans, aller dans les montagnes. Mao est allé dans les montagnes, d'ailleurs il a retrouvé des brigands là-bas, il a même fusionné avec eux. Les tenants du marxisme autoritaire ont toujours traité leurs adversaires de populistes, ce qui est un hommage du vice à la vertu... Ça doit être aussi un hommage au populisme du xixe siècle je suppose, mais alors là, je suis assez peu compétent. Ce qui est clair, en tout cas, c'est qu'est considéré par les marxistes autoritaires comme « populiste » tout système de pensée qui s'appuye sur les inventions pratiques des masses opprimées. (Décembre
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Petit bourgeois ou ouvrier... CHAPITRE
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XI
Qu'est-ce qui fait qu'un petit bourgeois ou un ouvrier se révolte? J'ai toujours pensé que penser en groupe, c'est mieux que de penser séparés... CAVI : Tu parles souvent des « masses opprimées » : quelles sont ces masses? Vois-tu des contradictions dans ces masses? Si on lit la CD.P., on a eu souvent l'impression que vous réduisez ces masses opprimées aux ouvriers et aux paysans. Et ce n'est que dernièrement que vous commencez à parler d'autres catégories sociales. VICTOR : Chez Mao Tsé-toung, le peuple n'est pas une notion fixe, c'est l'ensemble des forces révolutionnaires à une étape donnée du processus. Par exemple, pendant la guerre contre l'envahisseur japonais, des éléments de la classe des propriétaires fonciers faisaient partie du « peuple ». Ils étaient désignés par le concept de « hobereaux éclairés ». Des fractions entières de classe, qui sont des classes exploiteuses, de la bourgeoisie moyenne, étaient des classes patriotes. Donc, des classes révolutionnaires. Il y avait des ouvriers et des patrons qui devaient limiter leurs contradictions à cette étape du processus du développement révolutionnaire. Peuple et masses, en fait, sont rigoureusement synonymes. La distinction qui est apportée par Mao Tsé-toung, c'est celle de « masse fondamentale » par rapport à l'ensemble du peuple. La masse des producteurs. Les forces principales de la révolution chinoise, c'étaient les ouvriers et les paysans, les paysans
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pauvres et les paysans moyens de la couche inférieure pendant la guerre civile, et puis les paysans moyens des deux couches pendant la guerre de résistance nationale contre l'envahisseur japonais. Donc, il faudrait distinguer les « masses fondamentales », qui sont les masses de producteurs, de l'ensemble du peuple. Très souvent, on dit « les masses », et on veut dire « les masses fondamentales », c'est-à-dire les ouvriers et les paysans. Mais, en fait, le peuple révolutionnaire, l'ensemble des classes révolutionnaires en France sont plus larges que les seuls ouvriers et paysans. Il y a, descriptivement, les petits commerçants, les petits artisans, et une très large fraction des classes intermédiaires intellectuelles. Et dans le peuple révolutionnaire, disons dans la « contestation », il peut y avoir exactement comme il y avait des « hobereaux éclairés » en Chine dans sa lutte contre le Japon, des éléments de corps ennemis de la contestation qui se rangent du côté de la contestation : on peut avoir un juge contestataire, qui fait à ce moment-là partie du peuple dans sa pratique de contestation. Par ailleurs, il y a une dualité de classes : il peut être répressif dans ses fonctions de juge d'instruction, exemple Pascal. Il peut y avoir un haut fonctionnaire du style Aranda, qui appartienne à la contestation par un aspect, et par d'autres aspects, qui soit complètement lié à la caste des grands capitalistes. Le traitement de la dualité des classes, le traitement des classes intermédiaires qui, par définition, ont un double aspect, c'est la question décisive de toute révolution. Toute révolution se décide à la manière dont on conquiert les classes intermédiaires, c'est-à-dire à la manière dont on traite cette dualité de classes. Pour nous, le processus révolutionnaire étant une révolution idéologique, le critère d'appartenance à la contestation, c'est l'éclatement de la crise idéologique, sa manifestation en acte de rupture effectif avec l'ordre. Voilà pourquoi, si nous pouvons
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soutenir Aranda, ce n'est pas parce qu'Aranda a des idées sur l'Administration, sur sa réforme, c'est parce qu'il a commis un acte de rupture. De même pour le juge Pascal. Le juge Pascal est dans le peuple parce qu'il contribue, dans une pratique spécifique, à donner des armes au peuple. CAVI : Ce n'est pas évident... Tu as l'air de dire que, d'un côté, il y a le peuple, c'est-à-dire les ouvriers et les paysans, et, de l'autre, ceux qui combattent avec les ouvriers et les paysans parce qu'ils sont révoltés. Qui dit révolte dit qu'il y a oppression. Les ouvriers et les paysans sont opprimés, c'est évident. Mais en ce qui concerne nous, les petits bourgeois, quelle oppression subissons-nous, quelle en est la nature, comment se fait-il que nous puissions être révoltés et que certains même rompent avec leur classe? VICTOR : Le critère d'appartenance à la contestation d'une fraction des classes intermédiaires n'est pas économique. Ce n'est pas l'alliance des moindres revenus contre les plus gros revenus, des petits et moyens bourgeois contre les grands. Cette thèse-là, c'est le fondement de la théorie antimonopoliste du P.C.F. Nous gagnerons plus, par nos méthodes de révolution idéologique, de larges fractions de classes intermédiaires, à long terme, que le P.C. cAvi : Ils l'ont vu après Mai 68. VICTOR : Ils l'ont vu... Ils sont en train de faire un certain nombre de concessions à ces classes intermédiaires, mais ils ne changent pas pour autant le système de leur théorie antimonopoliste. Donc, le critère qui casse l'ensemble hétérogène des classes intermédiaires, c'est un critère de révolte idéologique. S'il y a révolte idéologique, c'est contre une certaine forme d'oppression. Alors là, il faut les traiter de manière spécifique. On peut certes leur trouver un dénominateur commun. CAVI : Peux-tu développer?
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VICTOR : Je peux prendre les deux extrêmes de l'éventail. D'abord l'extrême par le haut : Aranda ou le juge Pascal. CAVI : Et puis tous les fonctionnaires, employés... VICTOR : Attention, n'élargissons pas. Certaines catégories d'employés seraient plutôt à apparenter à la classe ouvrière. CAVI : Les vendeurs de grands magasins ' sont des ouvriers. VICTOR : Quasiment.
CAVI : Ils ne produisent pas de plus-value. VICTOR : Mais pour nous, la production de plusvalue ne peut pas être appréhendée à la manière du marxisme économiste; le critère pour situer des catégories sociales, ce n'est pas simplement la production de plus-value. Il faut qu'il y ait la combinaison du critère « production de plus-value » et « rapport au despotisme patronal et au système hiérarchique de l'organisation du travail ». Les employés, qui sont des agents de circulation de la valeur, ne sont pas producteurs de plus-value; mais ils ont un rapport au despotisme dans l'entreprise commerciale qui les apparente à peu près totalement aux ouvriers. Sauf que, n'étant pas en rapport direct avec la transformation productive, leur mentalité n'est pas la même. Il y a une différence à opérer. Les vendeuses des Nouvelles Galeries n'ont pas la même mentalité que l'ouvrière de l'industrie électronique. CAVI : C'est le résultat aussi de toute une politique de la bourgeoisie. Au début du siècle l'employé était mieux considéré que l'ouvrier. VICTOR : Il y a cette tradition. CAVI : Il y a donc des contradictions dans le prolétariat. VICTOR : Le concept le plus adéquat serait celui de salariés prolétarisés. Qui dit « prolétarisation » dit aussi « non-identité avec le prolétaire ».
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CAVI : Mais ils peuvent nier cette prolétarisation. VICTOR : Ils peuvent la nier. Ils peuvent avoir la mentalité du privilégié. CAVI : Mais plutôt que de parler d'Aranda ou de Pascal, pourquoi ne pas parler plutôt de l'ensemble du « secteur tertiaire », de cette foule de travailleurs qui, suivant le ministère du Plan, vont constituer une part importante de la population active française, ceux qui sont dans les services, dans renseignement, la publicité, TO.R.T.F., les petits techniciens, les scientifiques, les employés de banques. VICTOR : Prenons une catégorie qui nous intéresse de près, avec laquelle on travaille le plus dans le cadre de Libération : les journalistes. Ils ont une « mission », ils adoptent dans leur pratique sociale spécifique, un système de normes. Ce système est marqué par un contexte historique déterminé. Les journalistes actuels sont tous dépendants du système de normes issu de la Résistance : une presse au service du public. L'idéal de la Résistance. Il se trouve que, dans l'entreprise, la direction transgresse constamment ces normes-là. D'où apparaît une fracture dans la conscience du journaliste. C'est là qu'apparaît la possibilité d'une révolte, donc, d'une intégration à la contestation. On peut prendre à son propre piège la direction des journaux. Ce qui fonde la possibilité d'une guérilla sur le front de l'information. Mais il y a des cas moins simples. Prends les gars des bureaux d'étude : c'est une catégorie d'ingénieurs qui n'est pas directement liée à des fonctions de commandement dans l'entreprise; ils n'ont pas de rapports directs avec l'ouvrier. Des ingénieurs, qui sont directement liés à la répression des ouvriers, sont obligés de faire tout un travail idéologique pour nier, refouler, le fait qu'ils ont une fonction de commandement, qui après tout peut être parfaitement abolie sous sa forme actuelle — ils le sentent à l'affaissement de l'autorité de la classe diri-
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géante capitaliste depuis 68. S'il n'y a pas ce contexte d'affaiblissement de l'autorité idéologique, la question ne se pose pas, leur conscience est normale. Ils commandent, ils répriment normalement. Mais ceux qui sont éloignés de la production, comme les ingénieurs des bureaux d'étude, ont plus de recul. Ils ont donc plus de possibilités d'opposer les finalités idéales de leur travail à ses objectifs réels. SARTRE : Alors là, je voudrais justement te poser une question. Quand la classe ouvrière comme à présent conteste dans certains coins, mais dans l'ensemble ne conteste pas, est tranquille, est-ce qu'elle a, au fond d'elle-même, et comment, un profond désir de tout changer? Qu'est-ce qu'une classe ouvrière qui n'est pas profondément anticapitaliste? Et la classe ouvrière ne l'est pas. Penses-tu que le regroupement fera naître nécessairement ces contestations, ou bien penses-tu qu'elle n'a rien, ou quelque chose qu'il faut développer? Comment vois-tu ça? C'est important par rapport aux maos et à la classe ouvrière. Les maos cherchent-ils à regrouper la classe ouvrière? Et, de ce regroupement, naîtra-t-il nécessairement des négations? Est-ce qu'ils pensent que la classe ouvrière telle qu'elle est actuellement est surtout victime de la sérialisation ou de l'atomisation? Ce n'est pas la même chose, mais enfin ce n'est pas pour ma théorie que je pose cette question. Que sont les ouvriers actuellement, ceux qui ne protestent pas? C'est ça qui m'intéresse. VICTOR : Ça n'existe pas.
SARTRE : Ça existe tellement bien que finalement il y a quelques usines... VICTOR : Mais ça suppose qu'il y ait une séparation absolue entre l'état de série et l'état de groupe, ce que je conteste. Même quand la grosse masse est sérialisée, elle murmure. Ce sont des éléments de rupture à l'intérieur de la série; il n'y a jamais d'état de tranquillité absolue.
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SARTRE : Mais enfin, une majorité de gens actuellement, tu n'as qu'à regarder, des gens qui travaillent, exploités, ne disent rien. Qu'est-ce qu'ils sont ceux-là? C'est la question. VICTOR : Prends une petite série. Un ensemble d'ouvriers dans un atelier qui n'a pas fait grève depuis longtemps; pour chaque élément de la série, pour chaque individu, il y a un murmure. Il faut savoir Técouter. SARTRE : Mais c'est un murmure qui n'est pas lié à la pensée sérielle, qui est une pensée fausse, mais qui est derrière. Ils veulent des choses, mais ils ne le disent pas. VICTOR : On peut le dire d'une manière plus précise. Dans cette série il y a un tout petit tronçon de la série qui veut faire la grève, qui a, disons, une conscience développée de groupe, ça existe partout. Et il y a un autre tronçon qui serait d'accord pour lutter juste contre un petit chef... Un autre... CAVI : Cela peut être plus compliqué. Un tas d'ouvriers ne sont pas tellement pour la grève, ou s'en foutent... Le manque de combativité peut venir de ce qu'on n'espère rien de mieux. Cela se traduit par : « des patrons, il en faudra toujours » ou : « moi, je ne me mêle pas de politique ». VICTOR : Absolument. Si on veut avoir l'exemple d'une série type, on dirait : il y a un petit tronçon qui veut toujours la grève, un autre tronçon qui ne veut pas la grève, non pas parce qu'il n'est pas combatif, mais parce^ qu'il en a ras-le-bol de la grève, un autre qui est dominé par le patron, et les autres tronçons qui murmurent... SARTRE : Alors je te demande une chose. Je suis complètement d'accord avec vous. Mais comment jugezvous qu'il faut avantager la pensée de groupe sur la pensée de série? La pensée de série on la connaît : on ne fait pas la grève parce que les femmes ne
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nous suivront pas, parce que les ouvriers ne comprendront pas, parce que les patrons sont trop forts, parce que je me méfie de mon voisin... Une pensée séparatrice, mais qui est réelle au niveau de la série. Au niveau du groupe, c'est fini. Pourquoi favorises-tu la pensée de groupe sur la pensée de série? La pensée d'un groupe révolutionnaire qui dit « merde »... D'ailleurs les travailleurs immigrés sont avec nous, nos femmes nous aident, les autres couches de la population nous comprennent : celui-là est dans le coup. VICTOR : La question que tu me poses, c'est : pourquoi favorise-t-on l'unité plutôt que la division? SARTRE : Mais il faut le dire au début, pourquoi. Nous prenons la classe ouvrière comme elle est, divisée, avec des éléments de rupture, mais on pourrait les considérer aussi bien comme marginaux. Et toi, tu favorises les éléments de rupture, le regroupement qui amène une vraie pensée... Enfin, elle n'est pas vraie, parce que c'est ce qu'il faut que tu m'expliques. Autrement dit, tu viens dans la classe ouvrière qui est sérialisée, ça se voit chez Renault, et tu cherches à faire une pensée de groupe, c'est-à-dire une pensée de gens qui se constitueront comme individus dans le groupe, qui auront leur sens réel de vie dans le groupe, contre la se ri alité. Autrement dit, pourquoi es-tu révolutionnaire, pas toi, mais votre groupe? Pourquoi vous choisissez de favoriser les groupements, c'est-à-dire un ensemble où chacun pense et dit ce qu'il pense à haute voix contre la se ri alité qui est finalement le monde actuel? CAVIV: Oui, pourquoi, vous qui êtes révoltés à l'intérieur d'une série, avez-vous besoin des autres, demandez-vous aux autres que votre série devienne groupe, et en quoi vous concerne la non-révolte des autres? SARTRE : C'est ça. Pourquoi dis-tu : voilà des gens qui ne se révoltent pas? Leur vraie pensée est la révolte, et nous essayons par des exemples remarquables
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— c'était des exemples à un moment donné — de leur faire prendre conscience que c'est la révolte... Tu choisis donc la révolte contre la sérialité impuissante. Alors je te demande pourquoi tu le fais. Parce qu'un ouvrier qui va à son travail tous les jours n'a pas de pensée de révolte en tant que sérielle, ou il Ta au fond, mais il la sent mal. Pourquoi lui donnes-tu la chance de faire un groupe, et de faire des actions révolutionnaires, séquestrer le patron ou des choses de ce genre? VICTOR : La question est tellement... SARTRE Pourquoi es-tu révolutionnaire? C'est une question à laquelle il faut venir. Qu'est-ce qui explique que tu choisisses une pensée cohérente du groupe? C'est-à-dire : je ne veux pas être exploité, je ne veux pas avoir de petits chefs sur le dos, etc., comme le type de pensée que tu as toi, et non pas la pensée des types qui disent « merde », on fait ce qu'on fait... CAVI : Pourquoi y a-t-il rupture? VICTOR : Je suis comme toi. J'ai choisi le groupe contre la série, mais alors pourquoi nous le faisons? CAVI : Il y a un an et demi, je t'avais posé la question, tu n'avais pas voulu répondre... SARTRE : C'est trop difficile... CAVI : Je t'avais demandé : tu ne crois pas en Dieu, etc. Alors pourquoi? SARTRE : Et maintenant, je la lui pose à lui. VICTOR : Réponds toi d'abord! SARTRE : Parce que je pense que la vraie pensée est la pensée du groupe, et pas la pensée de la série. On atomise par les institutions, le rythme du travail, etc. C'est donc un état qui n'est pas le vrai. Et si, à un moment donné, des gens atomisés se réunissent, et font un groupe, là, je pense que la pensée du groupe est la vérité. Parce que c'est une pensée qui est saisie par chacun, par sa propre pensée. Dans un groupe, chacun
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pense sa propre pensée, la pensée qu'il a quand il ne fait pas partie des séries, la pensée qui est vraie. Et la pensée de série est une pensée produite par une atomisation, c'est-à-dire une pensée qui justifie la séparation par des idées d'impuissance, du racisme, de la misogynie, qui sont des pensées autres que la vérité. VICTOR : Tu ne vas tout de même pas dire que tu es révolutionnaire parce que tu veux la vérité. SARTRE : Je veux la vérité parce que je suis révolutionnaire, bien entendu. VICTOR : Pourquoi tu choisis d'être un révolutionnaire? SARTRE : C'est la question que je te pose aussi. (On n'en sort pas.) Parce que je pense que la vraie pensée est une pensée de gens qui ont quitté la série pour être des groupes. Et je le pense parce que tout un monde de pensées intervient qu'on n'avait pas vues dans la série où les gens peuvent se reconnaître. Si tu veux, prenons 93. Les sections, en 93, avaient une vraie pensée. Mais, par contre, en 97, c'était fini, il y a eu Bonaparte. CAVI : Qu'est-ce qui explique que tu penses cela? Il y a d'autres personnes qui ne pensent pas cela. Elles ont les mêmes origines et beaucoup de points communs. Tu n'as pas vraiment répondu. Tu exposes uniquement ta pensée. Pourquoi es-tu passé de la série au groupe? SARTRE : J'ai toujours voulu passer de la série au groupe. Je suis ainsi' fait. Je le pense depuis mon enfance. J'ai toujours pensé que penser en groupe, c'est mieux que de penser séparés. CAVI : Tu ne vois pas dans ton enfance des raisons... SARTRE : Alors là, ça nous amènerait à tellement de choses, tu comprends. CAVI : C'est quand même la question que tu poses à Victor. SARTRE : Parce que lui, je la lui pose en tant que spécialiste de la Révolution. VICTOR : Mais toi aussi, tu es révolutionnaire.
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SARTRE : Oui, mais toi, tu Tes en tant que dirigeant. Ce n'est pas la même chose. Moi, je ne le suis pas. Je pense qu'un individu dans le groupe, même s'il est un petit peu terrorisé, c'est quand même mieux qu'un individu seul et pensant la séparation. Je ne crois pas qu'un individu seul puisse quoi que ce soit. CAVI : Tu crois qu'il y a un rapport avec la famille? SARTRE : Ah oui, certainement. Mais ce serait trop long à expliquer. En tout cas, le fait est — on ne va pas parler de mon enfance pendant six ans. Si vous voulez, je suis le beau-fils d'un directeur de chantiers navals de La Rochelle. Il y avait des usines dans la nouvelle ville, alors il y avait des chantiers. A ce moment, je concevais déjà les ouvriers que je voyais comme un groupe. C'était une chose très importante. A ce moment-là, c'était l'apparition de la révolution russe en 17. En 17, j'avais 12 ans. On a pensé à travers la révolution russe, il n'y a pas de doute. CAVI : Mais comment pouvais-tu la connaître à 12 ans? SARTRE : Les journaux en parlaient tout le temps. D'une manière atroce, mais on en parlait. J'étais pour la révolution russe. Je voyais, je lisais la vie des ouvriers français exploités à partir d'un groupement qui aurait été révolutionnaire. Ça, c'est certainement le point de départ. Autrement dit, je ne pense pas qu'on doive négliger le facteur de la révolution russe chez la plupart des gens qui vivaient à ce moment-là. Et puis alors, ayant un beau-père qui était directeur de chantiers navals, j'étais en révolte profonde contre cet homme. CAVI : A la limite, tu aurais pris parti pour ces ouvriers parce que tu sentais qu'ils étaient en opposition avec lui, parce que tu étais révolté contre ton beau-père? SARTRE : Oui. Je prenais parti d'ailleurs. A partir de 24, il me prenait pour le représentant du P.C. Alors il
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me disait ce qu'il pensait : c'est dégueulasse, c'est des salauds, ils disent ceci, ils disent cela, et moi je répondais en tant que membre du P.C., que je n'étais absolument pas... VICTOR : Tu essayais de mobiliser ta mère? SARTRE : Oui, un peu. J'y suis un peu arrivé. Quand il est mort, elle a un peu changé. Elle n'a jamais été très loin. Pendant la guerre de Corée, elle avait dit à un type : ils sont dégueulasses les Américains, ils ont envahi la Corée, voilà comment elle voyait la chose, c'était vrai, mais c'était plus compliqué. Mon beaupère, lui, ça me faisait infect... VICTOR : Certains moments de ton enfance et de ton adolescence ont compté dans ton choix pour la pensée de groupe? SARTRE : Ôh oui, sûrement. J'ai toujours pensé contre moi. VICTOR : Est-ce que tu as été mal dans ta peau, à certains moments? SARTRE : Oh là là... J'étais mal dans ma peau. Figuretoi que depuis que je suis avec toi je suis mieux dans ma peau. Je n'étais pas bien dans ma peau quand j'étais avec les communistes parce que c'étaient des gars complètement limités et guindés quand il s'agissait de parler à des gars qui n'étaient pas de chez eux, des compagnons de route. CAVI : Tu n'avais pas l'impression de retrouver un peu ton beau-père? SARTRE : Un peu. Mais enfin... Oui. Je pense que oui. Je suis anti-autoritaire depuis que j'ai connu mon beau-père. C'était une autorité... VICTOR : Quand tu croyais qu'écrire c'était essentiel, tu étais bien dans ta peau? SARTRE : Pendant un moment, oui. Quand j'ai écrit La Nausée, oui. Je l'explique. J'expliquais pourquoi les autres devaient se trouver dans ma peau, c'était ma manière de l'exprimer aux autres.
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GAvi : C'est normal. C'est comme un révolutionnaire. Un révolutionnaire parle de la souffrance et de la misère, et en en parlant, il se soulage, il survit et même, il surnage. Il est heureux. Comme au confessionnal. VICTOR : Oui, mais attention... CAVI : Plus ou moins heureux. Il y a une joie de la révolte qui fait qu'avec le temps, à un moment donné, tu peux ne plus avoir envie de te révolter du tout. Et quand tu es dans un meeting, tu es révolté, mais aussi tu es bien dans ce meeting, justement... VICTOR : Quand tu es dans une manifestation, avant un affrontement, il y a un élément de peur et un élément de joie. C'est de la pensée de groupe. CAVI : Écrire un livre, c'est un meeting. VICTOR : Mais tu es seul! CAVI : On n'est pas seul, en fait. SARTRE : On n'écrit jamais des trucs seul. Je n'écris pas le Flaubert seul. Il y a Simone de Beauvoir, elle lit ce que j'écris. Si elle dit c'est bien, ça va. Si elle dit c'est mal, je recommence. Mais ça, ça existe. CAVI : On écrit toujours pour les autres. VICTOR : Tu considères ça comme une pensée de groupe ou une pensée sérialisée? SARTRE : Comme une pensée de groupe. VICTOR : Un groupe à deux? SARTRE : On commence un groupe, il y en a plusieurs après. Ce matin, la fille qui est venue m'interviewer m'a dit : mais on dit que vous êtes manipulé par les maos. J'ai dit : je suis avec eux. Quand ils font une action illégale, s'ils me demandent d'y aller, j'y vais... Non mais les maos, au fond, il n'y a pas tellement de différence entre être chez vous ou être en amitié et hors de chez vous. Je pense que vous êtes assez vaches avec les militants, mais au niveau où on est, on peut avoir de vraies relations. Alors il y a des gens qui me disent : c'est parce qu'ils sont marginalistes, mais ils ne sont
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pas tellement raarginalistes, on Ta expliqué aujourd'hui. Il y en a d'autres qui me disent : c'est parce qu'ils sont un groupe depuis peu de temps. Les communistes n'étaient pourtant pas comme ça en 1921. . Pourquoi des groupes pensent-ils que la pensée, la praxis de la sérialité est fausse, et qu'il faut regrouper les gens pour qu'ils pensent vrai? Moi je pense comme ça, mais je voudrais savoir pourquoi vous, vous pensez comme ça? C'est même le sujet d'aujourd'hui puisque vous essayez de grouper les sérialités. Pourquoi? VICTOR : Je t'avoue que ce n'est pas le genre de questions auxquelles on est habitués : on est dedans. SARTRE : Et en même temps, qui est-ce chez les maos qui se le demande? VICTOR : Tu me demandes de répondre non pas au niveau de l'individu... SARTRE : Ce n'est pas l'individu qui m'intéresse. VICTOR : On pense que les seules valeurs qui puissent transformer les rapports entre les hommes et faire naître un rapport désaliéné, ce sont les valeurs de la collectivité. CAVI : C'est marrant, mais pourquoi vous n'avez pas développé tellement au niveau de la pratique l'idée communautaire? VICTOR : C'est vrai : au sortir de Mai 68, on avait surtout insisté sur la violence subversive comme élément de passage de la série au groupe. Notre pensée collective était encore très pauvre sur la démocratie. CAVI : Vous n'avez jamais développé dans La Cause du Peuple la notion d'entraide. Révolte et solidarité, ce n'est pas pareil. VICTOR : Depuis la première maison occupée, celle de Rika Zaraï, on a exalté les lieux de création communautaire. CAVI : La loi, le régime, sont forts. Ils sont capables de réoccuper une maison occupée, pas d'effacer cet apprentissage de la vie collective qu'amenait l'occu-
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pation. Quand nous avons construit, en 1970, une maison du Peuple à Villeneuve-la-Garenne, ce qui était le plus important pour les gens, outre le caractère illégal de notre action, c'était l'entraide, c'était que s'était constituée une collectivité. VICTOR : C'est exact qu'il y a de notre part un gros retard dans l'expression de l'idéologie communautaire. On pourrait d'ailleurs prendre ce point comme exemple de ce que j'appelle les pesanteurs de la pensée. Je voudrais revenir sur ce que je disais concernant la pensée mao, les pesanteurs qui l'alourdissent. Je voudrais préciser certains points. Dans la pensée G.P., avant 70, on s'appuyait sur les fous : dans un atelier, le plus souvent des jeunes, des immigrés. Aujourd'hui celui qu'on prend comme point de référence, c'est le juste, le sage. Un exemple nous avait particulièrement frappés : en 7 1 , il y a eu une expérience qui a duré trois jours, c'était un comité de chaîne à Renault et dans l'élection de ce comité de chaîne, le mao qui était à l'origine de l'agitation n'avait pas été élu comme représentant. L'explication donnée par les ouvriers : tu es très bien, mais il faut pour le comité de chaîne des ouvriers justes; lui, le fou, il n'était pas un ouvrier juste. Ça me permet d'énoncer l'objectif dans la nouvelle manière de penser : il faut que le sage, le juste, devienne enragé. Au niveau de la mobilisation dans un atelier, il faut que tous les gars, sur un objectif, sur une revendication, disent : « c'est normal », « c'est juste ». Donc, ce n'est plus : vive ce qui est « anormal », ce qui est marginal, c'est l'annonce d'une nouvelle règle. Ça doit être en un sens : tous contre ce qui n'est pas « normal » dans la situation actuelle. Dans la pensée G.P., j'avais signalé que, d'une certaine manière, toutes les opérations prenaient la forme d'un renversement symétrique. Le mot d'ordre qui résumait tout c'était « coup pour coup », et qui était appliqué à la lettre
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par les détachements G.P. Ce qui est profondément juste dans cette pensée-là et qu'on ne doit pas perdre dans la transformation c'est le désir, de la part de l'opprimé, de retourner la situation. On nous a accusés de faire retomber le mouvement ouvrier dans la préhistoire. Mais, à travers ce désir de vengeance que nous exaltions, c'est une conscience très mûre qui se manifestait. Il y a, dans le « coup pour coup », la conscience égalitaire : nous on est à cette place-là, toi tu es à une autre place, supérieure, on va renverser les rôles. Ainsi, pour prendre l'exemple de la lutte antichefs, au début, on cassait la gueule à un chef; progressivement on en est arrivés à lui faire prendre la place de l'ouvrier, pour un petit moment bien sûr. A Richard Continental, une usine de Lyon, ils ont licencié le directeur. En d'autres termes, il y avait déjà dans la formule du « coup pour coup » un élément qui préparait ce que maintenant on appelle le contrôle. Le contrôle c'est une notion adaptée au rassemblement des ouvriers, alors que la notion de « coup pour coup » se fondait sur un état de division dans la masse. Mais c'est important de montrer la filiation entre les*deux notions, car si l'on perd cette filiation, on perd l'âme du contrôle, et l'on retrouve le réformisme. Dans la version réformiste du contrôle, le contrôle se fait par délégation, par exemple, c'est à une commission de discuter avec les directions de service, du rythme de travail, de fixer les normes, et ainsi de suite. Ça n'a plus rien à voir avec le contrôle direct, le contrôle démocratique où c'est la masse qui décide de changer de place. Il y a un danger avec la dissolution de l'ancienne pensée G.P., c'est que la volonté égalitaire contenue dans le mot d'ordre« coup pour coup », disparaisse. Considérons un Comité Vérité et Justice qui voudrait contrôler la marche d'un procès; s'il n'y a pas cette volonté égalitaire en acte, ça va donner des pétitions, et puis ça n'accouchera pas d'une pratique de masse subversive.
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J'en arrive maintenant à la question de l'autoritarisme dans nos rangs. Il est parfaitement exact que, à certains égards, dans le mouvement mao, plus on descend de haut en bas, plus l'élément de pensée dans la pratique se perd; on rencontre régulièrement chez les militants de base le sentiment de faire les choses au jour le jour, de suivre des impulsions venues centralement, des directives; même quand c'est bien fait à la base, même quand il y a un élément d'initiative pratique à la base, on a l'impression de ne pas saisir le processus d'ensemble. C'est incontestable. Et ça tient, en effet, à l'organisation de la pensée dans le mouvement mao, c'est-à-dire à l'organisation tout court. N'oublions pas qu'à ses débuts la Gauche prolétarienne était dans une situation de forteresse assiégée : nos idées, notre pratique faisaient l'objet d'attaques de toutes parts. Le réflexe c'est de renforcer le commandement. Ça laisse, dans l'organisation, des marques très importantes. L'objectif, c'est clair, c'est d'atteindre à une plus grande liberté de pensée dans le mouvement mao. On doit répandre la philosophie dans les différents secteurs; il faut qu'elle pénètre dans les comités de lutte, dans les comités vérité et justice, ou dans les comités de mal-logés, et que dans l'unité de base, les militants des différents secteurs se retrouvent. Le point de vue que chacun apportera de chaque pratique sera confronté aux autres; le militant doit disposer de moyens philosophiques de confrontation. (Janvier
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CHAPITRE
XII
Le sacrifice militant Dans certaines circonstances, mon désir de vie peut aller jusqu'à un instant épanoui où je crie : m vas-y, tire! » En cet instant, je me sens immortel... VICTOR : Il faut que dans l'unité de base il puisse y avoir organisation du conflit entre les expressions directes des différentes couches populaires : par exemple, entre un point de vue ouvrier et un point de vue jeune sur la sexualité. En ce sens, il faut de la philosophie. Mais pour faire de la philosophie : en Chipe, les heures d'étude sont prises sur la journée de travail. En France, ce n'est pas pareil. Dans les comités de lutte, il n'y a pas un seul permanent, mais il y a des responsables. Alors, c'est très clair : les militants font leur temps de travail — comme ils sont tous O.S., c'est le temps de travail maximum; au-delà de leur temps de travail, il y a l'organisation de leur propre comité de lutte, ils prennent forcément des responsabilités au niveau de la localité ou de la région; ils combinent leurs responsabilités dans les comités de lutte avec des réunions et des actions dans le mouvement maoïste. C'est simple, ce qui se passe à l'heure actuelle, c'est qu'ils sont laminés. Pas le temps de faire de la philosophie. On exclut la solution de facilité — qui n'est pas de facilité d'ailleurs, mais de catastrophe — qui consisterait à transformer les ouvriers en révolutionnaires professionnels; parce que s'il y a bien quelque chose de catastrophique dans l'évolution du P.C., c'est l'éli-
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mination des intellectuels par l'ouvriérisme, et la transformation des ouvriers en pseudo-intellectuels bureaucrates. Alors que reste-t-il? A payer le prix de la vertu, à se sacrifier. Mais l'idéologie que cela suscite a très souvent comme conséquence d'éloigner le militant des masses, d'en faire un étranger. CAVI : Tu poses le problème du contrôle ou de la démocratie. Être maître de sa pensée. Aujourd'hui, les idées prennent de plus en plus d'importance. Par exemple un ami occitan me disait hier que des paysans de la région de Toulouse avaient choisi comme thème de discussion d'une veillée la famille et la sexualité. Tout rassemblement doit s'accompagner d'une confrontation d'idées libre. De toutes les idées qu'il y a dans la tête. SARTRE : Ça doit être ça. CAVI : Seulement les marxistes ont la hantise d'exprimer des sentiments un peu personnels de peur d'être vus comme des « cathos », des « boy-scouts ». C'est fou; on a l'impression qu'ils vivent constamment sous le regard des autres; tel l'habitant d'un village, ils referment alors portes et volets pour vivre ce qu'ils croient leur vie. A chacun son catéchisme. Les chrétiens, eux, ont trouvé un mot : Amour. Avec un grand A, puisque, toujours par peur de soi, cela va être l'amour des autres, d'autrui, les autres étant par ailleurs devenus la marmelade de Dieu. Et nous voilà à l'amour de Dieu. Mais revenons au militant. Il se dit souvent « au service du peuple ». Dans le premier manifeste de Libération, il était aussi dit que le journal doit « aider le peuple ». Cela me rappelle un lycéen de 16 ans à Lyon qui lisait un texte où il était question de la « jeunesse lycéenne ». Il était chiant. Pourquoi ne parlait-il pas plutôt de lui? Pourquoi le militant semble toujours extérieur aux causes qu'il défend? On n'a jamais l'impression qu'il a quelque chose à gagner, lui. Pourquoi tant de difficultés à dire : « nous faisons par-
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tie du peuple », « Moi, jeune... ». Il faut partir de sa révolte, pas de celle des autres. De son droit au bonheur, au plaisir. Certes, le militant est obligé d'accepter quelques contraintes. Ce n'est pas toujours drôle de se lever plus tôt que les autres, de se coucher plus tard. Mais surtout, qu'il nous foute la paix avec 1' « esprit de sacrifice ». C'est la meilleure manière de renforcer la tendance des gens à rester passifs et à attendre que tout se règle d'en haut... ou d'à côté. Rien n'est plus mobilisateur au contraire qu'un révolutionnaire joyeux. C'est d'ailleurs la grande force de la plupart des curés : ils présentent un visage heureux. Malheureusement, le rire, voire l'ironie, est souvent à droite. VICTOR : Ce que tu dis est exact, mais pas suffisant, pour la raison suivante : le militant qui se dégage de la révolte de masse, qui va faire les sacrifices que les masses ne font plus après l'action, puisqu'elles retournent dans l'état de passivité engendré par le système social; bon, ce militant, il en fait, il en fait; à ce moment-là, il est distant des masses, il n'a pas le même mode de vie, quoiqu'il ait des conditions de vie semblables, ce n'est pas le problème, mais il est différent, perçu comme différent; les masses sont accoutumées à avoir de telles sortes de militants, ça leur donne confiance, mais c'est ambigu, parce que ça encourage un état de passivité du genre, « j'ai mon délégué il va me défendre »; et dans tous les comités de lutte c'est toujours pareil, tu dois mener des discussions pendant des heures; les gars te disent « vous devez être délégués »... c'est vraiment une tendance à la délégation de pouvoir très profonde. Il faut au militant qui prend sur lui des tas de choses une certaine idéologie pour accepter les sacrifices, tu ne peux pas esquiver le problème. Or, cette idéologie-là, je veux bien que ce ne soit pas l'idéologie judéo-chrétienne du sacrifice, donc une idéologie religieuse, une aliénation, c'est clair; mais je
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ne vois pas comment faire l'économie des éléments de Tidéologie du sacrifice. CAVI : Tu ne milites plus contre, mais pour autre chose. Et pas quelque chose d'abstrait : une date dans le temps (le grand soir de la Révolution ou le renversement d'une majorité aux élections). Non, dès maintenant, tu mets en pratique ce qu'on appelle le « contrôle ». Les habitants d'un quartier s'organisent entre eux : garde des enfants, nourriture, jeux, tâches dites domestiques, refus de payer des loyers et charges exorbitantes, prise en charge des questions de justice, pool commun pour le transport, l'équipement, etc. A l'usine, les travailleurs organisent eux-mêmes leur temps de travail, refusent les cadences imposées, voire, un jour, si le rapport de forces est favorable, refusent de produire ce qui leur semble inutile. Des grosses bagnoles, par exemple... Tu vois «tout ce que le militant va ainsi gagner. Il ne se sacrifie plus. Au contraire. Tu vas dire : cela va devenir vite réformiste. Mais non! Car si tu vas au bout, tu te heurtes nécessairement à la répression, et tu es bien obligé de te poser le problème du pouvoir. Donc, d'être révolutionnaire. Surtout si un tel mouvement s'accompagne d'une discussion permanente. Tout doit se discuter : les idées, la vie affective, tes doutes. Ainsi, la pensée de tous s'enrichit. Ce n'est plus la pensée cathédrale qui produit des fanatiques. VICTOR : Je vais te donner un exemple. L'autre jour il y avait une discussion entre deux militants de comités de lutte. L'un disait que des gars venaient le voir pour lui demander de faire un tract dénonçant telle chose. Bon, alors, je le fais, disait-il. Je sacrifie mon temps et même, je sacrifie mon fric, ils me l'ont demandé, je le fais. L'autre militant a gueulé en disant « ça va pas la tête... Des mecs viennent nous voir, disant qu'il y a un chef à dénoncer, etc., il faut un tract. On leur répond : le chef c'est toi qu'il emmerde, c'est
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à toi de faire le tract ». Conflit entre les deux. D'autres camarades sont intervenus, et on s'est aperçus qu'il y avait excès dans Tune et l'autre position, au stade actuel de la conscience ouvrière. SARTRE : L'amour du sacrifice est le truc le plus affreux qu'on puisse avoir pour un parti. VICTOR : Mais comment veux-tu que des mecs qui sont en avant, qui risquent même leur liberté, comment veux-tu qu'ils éliminent tout élément d'idéologie de sacrifice? CAVI : Pourquoi pas? Change de modèle. Prends Falstaff qui se cache derrière un buisson pour sauver sa vie. Il préfère la vie à l'honneur et il a raison. On milite pour vivre, pas pour mourir. Les militants sont trop souvent morbides. On a l'impression qu'ils se suicident, et qu'ils suicident les autres avec eux. Ils se détachent de la vie et d'eux-mêmes, s'oublient, et cet oubli oblitère leur conception de Pavant-garde. Comme Don Quichotte. Vive Sancho! Non, il faut casser tous ceux qui disent qu'ils militent par esprit de sacrifice. Tu ne donnes pas envie aux gens de construire une autre société si tu leur parles seulement de sacrifice et de contraintes. Il y a des corvées, certes, mais dis aussi que tu y prends du plaisir. Tu luttes pour une autre vie, et aussi tu prends ton plaisir dans la façon dont tu luttes. Il est donc très important de développer une nouvelle forme de militantisme : la communauté en lutte. La collectivité de parole. Une camarade mao de Bruay-en-Artois, institutrice, se plaignait : à Bruay, les rapports entre militants maos se réduisaient au seul « travail politique ». La réunion, puis chacun se retrouvait chez soi; personne ne parlait de ses propres problèmes. L'affectif était éliminé, elle se retrouvait seule le soir, sauf lorsqu'il y avait une distribution de tracts; bref, il n'y avait aucune amitié. Joseph, un camarade ancien mineur, mao, le dit aussi. Il n'y a pas de pratique militante sans amitié; c'est une société
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d'amitié qu'on cherche à construire. Et pas une société à l'image de ces réunions de militants où les ténors aboient avec hargne, comme des chiens devant leur guérite se disputant un os. Ces affrontements verbaux, où le personnel et le politique sont étroitement mêlés, sans que cela soit reconnu, ont déjà découragé trop de gens chouettes qui ne comprenaient rien à de telles rivalités. VICTOR : Je suis tout à fait d'accord avec toi, mais est-ce possible d'éliminer l'élément idéologique de sacrifice? SARTRE : Une idéologie, petit à petit, oui. VICTOR : Mais petit à petit, en attendant, c'est quoi? SARTRE : Actuellement, nous avons des gars qui ont cet esprit-là et qui sont utiles, on ne peut pas les jeter dehors, mais on peut petit à petit essayer d'expliquer. Ce que dit Gavi est très juste : qu'il y ait des espèces de collectifs à tous les niveaux qui fassent le boulot autant que des niveaux supérieurs. Qu'ils n'aillent pas demander aux chefs ce qu'il faut faire; mais ils ont les mêmes renseignements. VICTOR : Sur ce point nous sommes d'accord. SARTRE : Ceux-là ne font pas de sacrifice. Le type qui fait du sacrifice, c'est le type qui est borné par nature. Il est borné par son sacrifice et il l'accepte avec joie pour s'en plaindre. Il est du camp qui ne comprend pas les autres. C'est le groupuscule. Le groupuscule est l'esprit de sacrifice même. Il ne comprend pas les autres, du moment qu'il se sacrifie, il n'écoute personne. Il se donne en exemple. C'est un type affreux. Toute ma vie, j'ai toujours tapé sur l'esprit de sacrifice. VICTOR : Nous sommes d'accord, si c'est la contestation de l'idéologie du sacrifice. Mais est-ce que dans la mentalité du révolutionnaire, il n'y a pas des éléments qui étaient inclus et dominés par des idées
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réactionnaires dans l'idéologie dite du sacrifice? SARTRE : Il se peut qu'il y en ait. Chez certains, chez d'autres, non. VICTOR : Le dévouement... On traite Mao Tsé-toung ou les maos de curés, à cause de la notion de « servir le peuple »; tu mets ça, toi, dans l'idéologie du sacrifice? SARTRE : Pas du tout. VICTOR : Ah
bon.
SARTRE : Oui, seulement tu as des tas de concepts, celui de chef, par exemple. Les chefs prennent leurs décisions eux-mêmes parce qu'ils ont tous les éléments en main. Je souhaiterais une vie dans laquelle les gens ne seraient pas simplement des gens qui obéissent, en se sacrifiant, mais qui feraient eux-mêmes ce qu'ils ont à faire et avec gaieté. Ce que je reproche au Parti Communiste, c'est qu'il est empreint d'esprit judéochrétien et qu'on s'y sacrifie. CAVI : Et toi, Sartre, qu'est-ce qui fait que tu peux être amené à accepter certaines contraintes? SARTRE : Moi j'ai travaillé avec la gauche parce que originellement, un écrivain, c'est -cela que je suis, ne peut pas ne pas essayer d'élargir au maximum son public, c'est-à-dire d'écrire pour tous. Or, la société actuelle est une société dans laquelle on écrit nécessairement pour la classe au pouvoir. On peut parfois être lu par des ouvriers..., mais à ce moment-là ce sont des gens qui reprennent les valeurs bourgeoises. Il y a eu des comités de lecture ouvriers, ils achetaient des livres, les patrons donnaient quelque chose, Annecy, par exemple, ils étaient assez habiles pour ne pas intervenir dans les choix, ils donnaient de l'argent, c'est tout... Françoise Sagan au début... On reproduisait les valeurs bourgeoises, et ce n'est pas lire, dans ce cas-là. Et il me paraît donc nécessaire de se battre pour un certain type de liberté de pensée et de vie qui est impliquée par l'idée même d'écrire. On doit écrire
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à des gens en s'adressant à leur liberté, par conséquent, il faut qu'on soit libre. En plus, il faut que ce soit tout le monde. On ne doit pas parler des paysans comme le faisait La Bruyère, ou Fénelon; on doit parler aux paysans, ce qui n'est pas la même chose. Et puis, malgré tout, on fait partie, en tant qu'écrivain, de la masse, on est un homme de la masse qui s'adresse à d'autres; ce qui implique toujours, depuis l'occupation et la lutte contre les nazis jusqu'à la lutte actuelle, un effort que je fais, en dehors de ce que j'écris, pour essayer d'agrandir mon public. Dans ces conditions, je suis à vos côtés et je trouve ça absolument naturel. Ceci dit, ce qu'il y a de particulier — vous me le demandiez l'autre jour d'ailleurs — quand on a affaire à des gens de gauche qui militent pour l'instant pour les mêmes problèmes que vous, mais qui se contiennent dans leur rôle de militant, n'essaient pas d'avoir des rapports d'amitié ou d'élargir le militantisme jusqu'à l'amitié, on n'est pas bien dans sa peau. Quand je travaillais avec les communistes je n'étais pas bien dans ma peau, parce que je faisais des choses par contrat avec eux; donc ils m'approuvaient dans la mesure où je les servais, mais je n'ignorais pas que pour eux j'étais quelque chose qui devait à un certain moment rendre un certain son, et puis qu'on laissait tomber, à moins qu'on ait de nouveau besoin de lui. Ici, au contraire, j'ai l'impression que ce sont beaucoup plus des rapports d'amitié, et en cela je suis content. Ça me suffit, je suis payé de ce que je fais — c'est pour cela qu'il n'y a pas de sacrifice, par le fait que je travaille avec des gens qui sont des amis. C'est une très grosse différence et ça vient justement du fait que ces gens n'ont pas l'esprit de sacrifice. S'ils l'avaient, ils se seraient sacrifiés et moi je serais a côté, et ils me regarderaient sans chercher mes raisons, il serait entendu que c'est par sacrifice. Les gars qui travaillaient avec moi
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contre la guerre d'Algérie, en général des gars des Jeunesses Communistes, par exemple, ou des comités de base, étaient des gars très amicaux. Le militant était un ami, ce qui veut dire qu'il ne te reprochait pas de ne pas être militant sur certains points, ça te regardait, mais dans la mesure où tu faisais un truc avec eux ils savaient que pour le reste tu n'étais pas contre eux, ils donnaient de l'amitié. C'est ce que j'ai perdu un peu en 69 et c'est ce que j'ai retrouvé en 70. De sorte que je me considère comme largement payé du peu de chose que je fais, par le fait que je rencontre une amitié dans ce monde, et, en somme, je voudrais que l'ensemble des militants soit un peu cela. C'est-à-dire que l'amitié est très importante. Ce qu'il y a de terrible avec les communistes, c'est qu'on sait que ces amitiés ne sont que pratiques, même à l'intérieur du Parti. Si à un moment donné, on dit « ce type-là est un salaud, on le fout dehors », il n'a plus un ami, c'est fini. Si on conçoit la vie militante comme elle devrait être, il faudrait longtemps pour persuader que le type doit être foutu dehors. Si on considère qu'il a fait des fautes, on pourrait le rétrograder, mais non pas le foutre dehors. Il ne devrait pas y avoir d'organisation répressive à l'intérieur d'un parti. C'est sur ce plan-là que je me place; peut-être y a-t-il encore de la répression chez vous, je n'en sais rien. Dans le cas de Fofana, j'ai eu l'impression qu'il y avait un début de répression, ça ne m'a pas beaucoup plu, mais dans l'ensemble je n'en ai pas vu. J'ai vu des gars comme July foutre le camp à un moment donné du rôle de dirigeant central, pour aller en province, à la base, et je l'ai vu revenir, et reprendre sinon le même rôle, du moins un rôle analogue à celui qu'il avait d'abord. Donc, c'est bien cela le fond. Je crois que la manière dont les communistes conçoivent leurs rapports a complètement foutu en l'air ce que devraient être les vrais rapports de gens qui militent.
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VICTOR : Quand les Vietnamiens disent : « On ne doit pas hésiter à recourir au sacrifice suprême pour la patrie », tu penses que c'est empreint de l'idéologie judéo-chrétienne? SARTRE : Certainement pas, quoique je n'aime pas beaucoup l'expression de « sacrifice suprême »; mais je pense effectivement que pour les Vietnamiens, chacun doit pouvoir se faire tuer pour le Viêt-Nam, je ne dirai pas pour la patrie, c'est une notion qui me gêne un peu; en tout cas, pour l'ensemble des territoires qui se trouvent là et qui est occupé par d'autres, pour le récupérer, parce qu'il est à eux. VICTOR : C'est la définition de la patrie. SARTRE : Enfin, mettons, c'est la patrie, ce n'est pas le nationalisme. CAVI : C'est plus compliqué; je crois qu'il faut faire une différence qualitative entre l'état de guerre réel, où il y a risque de mort (et la mort c'est autre chose que l'incarcération); quand il y a état de guerre, le cri « la liberté ou la mort » vient tout naturellement. Il correspond à la réalité. Ce n'est pas une contrainte mais la constatation d'un état de fait. Quand tu risques ta vie réellement, ce n'est plus du tout romantique. Tu mouilles, tu nies et souvent tu as envie de dire pouce. Et tu ne dis pas pouce parce que tu es trop con et que les autres en face se fichent de ton existence. SARTRE : Les conditions de vie qu'on nous fait ne sont pas compatibles avec une vraie vie, donc c'est la mort. Tout ça c'est la même chose. Retomber dans cette vielà, ou mourir actif, ça revient au même. Donc il y a une possibilité de liberté qui est donnée si on se bat, étant entendu qu'on peut y laisser la peau. Il est bien certain — ça se voit par exemple tout au long de la guerre d'Algérie — que la quantité de nourriture départie aux Algériens n'avait cessé de baisser depuis 1880. Vers 1950 c'était le pire. Alors, à ce moment-là, c'est fini; un jeune type qui n'a pas de boulot, et qui ne peut manger que le
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strict minimum, il préfère crever, et là il n'y a pas de sacrifice. La difficulté, si tu veux, c'est que nous ne sommes pas une société comme l'Algérie, c'est-à-dire qu'il y a de la misère en France, mais qu'elle n'est plus une des raisons déterminantes du militantisme de gauche. On n'est pas à gauche parce qu'on est misérable; il y en a qui le sont pour cela; mais beaucoup d'ouvriers ou d'intellectuels sont à gauche pour d'autres raisons, ils ont la vie matérielle à peu près assurée. C'est là qu'intervient ton idée de sacrifice. La situation n'est pas tellement, penses-tu, contraignante; ils ne conçoivent une révolution qu'en se sacrifiant à ceux qui en ont besoin. Mais je pense qu'il y a maintenant d'autres raisons personnelles de faire une révolution que des raisons strictement matérielles, telles que les concevait Marx, par exemple. Ce qui s'exprime de plus en plus dans la masse, c'est un mouvement antihiérarchique et libertaire; elle réclame de vivre en supprimant ces hiérarchies et ces chefs qui nous brisent la vie, c'est pour ça qu'ils se battent. Mais ceux-là, à mon avis, ne se sacrifient pas; ils cherchent à avoir une certaine vie, ils cherchent à l'avoir dans le travail, dans la vie quotidienne. Et puis il y en a qui sont dépités, qui n'arrivent pas, qui restent en arrière, qui ne comprennent plus. On leur redonne de l'espoir, et ils y vont de nouveau. C'est beaucoup l'espoir, qui, selon moi, est actuellement une grande force révolutionnaire, c'est-à-dire l'idée qu'on peut arriver à quelque chose. Ce qu'indique non seulement le mouvement mao, mais tous les mouvements de gauche non communistes, c'est qu'il y a une ouverture des gens. Alors, à partir du moment où tu as de l'espoir, tu peux demander aux gens beaucoup de choses qu'ils ne te donneront pas par sacrifice. Ils te les donnent parce qu'ils pensent que ça va réussir. VICTOR : L'idéologie religieuse, pour aller vite, conçoit le sacrifice comme une aliénation de l'individu, tou-
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jours liée à l'obéissance aveugle. C'est cela qu'on rejette. SARTRE : Totalement.
CAVI : Attention, Job : il sacrifie tout, mais il a la vie future, le paradis derrière. Le marxiste-léniniste, lui, est un matérialiste. Tu es mort, c'est fini. Il n'y a rien derrière. SARTRE : Attention, dans le marxisme-léninisme, si c'est une immense entreprise sociale qui progresse, la mort n'a pas le même sens que dans la bourgeoisie. C'est une entreprise où tu as eu ton rôle, tu crèves, mais tu as l'impression que ça continue. Tu ne vois pas les choses de la même façon si l'histoire est composée de faits contingents, ou si tu es à l'intérieur d'une immense entreprise sociale qui doit conduire à un but. CAVI : C'est vrai, mais on risque d'en revenir au mythe religieux du grand soir. Une manière comme une autre d'espérer quelque chose « derrière » qui peut t'amener à accepter l'existence telle quelle. Pour moi, la mort c'est la mort. Je n'ai qu'une vie. Je me fous de l'histoire et des générations à venir. Je lutte pour que quelque chose change dans mon existence. Je veux jouir. Maintenant. Une fois, mille fois. Et quand je suis heureux, j'ai envie d'avoir plusieurs jours dans un. Je veux des amours, pas un, des femmes que j'aime, pas une, des enfants et pas d'enfants, être au journal et dans les Cévennes et dans les Andes, combattre et lire des polars. SARTRE : Oui, mais seulement tu luttes pour quelque chose qui sera mené à bien par d'autres. CAVI : Ça, je m'en fous, ou, plus exactement, j'aimerais m'en foutre. Au fond, je m'en fous et je ne m'en fous pas. Je me sens donc toujours coupable. SARTRE : Moi, je suis entre les deux. Je ne sais pas si ça sera mené à bien, parce que j'ai un vieux pessimisme; mais si c'est mené à bien, c'est comme une idée
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éternelle. Tant que ça durera, je vivrai. Le problème est là : toi tu te dis qu'au milieu tu crèveras. C'est très frappant. Il y a eu la même conversation aux Temps Modernes, parce qu'on discutait pour savoir si l'idée qu'aprè9 notre mort, trois mois après notre mort, une des bombes atomiques ferait sauter l'humanité, ça nous gênerait ou non. Il y avait des gens des Temps Modernes dont j'étais, qui disaient : « ça me gênerait atrocement, ça n'a pas de sens que je ne survive pas dans une société où je serais forcément quelque chose, même de manière anonyme ». Et puis, d'autres qui disaient « au contraire, puisque je meurs, tout le monde meurt, c'est très bien », ce qui me paraît une pensée réactionnaire. Et cependant, c'était pas des réactionnaires qui disaient ça, c'est ce qui m'a le plus épaté. CAVI : Mais personne n'a dit « de toute manière ils ne seraient pas là pour y penser, puisqu'ils sont morts »? SARTRE : Mais c'est maintenant qu'on y pense. La mort, c'est gênant pendant la vie. Une fois qu'on est mort, c'est fini, mais pendant la vie, justement, ça donne une force de penser qu'il y aura quelque chose qu'on commence à faire qui réussira après, et ça on ne peut pas si on ne fait rien et quand on pense « quand je serai mort il n'y aura rien ». Les bourgeois, pendant le xix e siècle, se sont un peu protégés par l'héritage. Ils faisaient l'enfant, et ils lui donnaient ce qu'ils avaient amassé, et il leur semblait à ce moment-là qu'il y avait une continuité. C'était bien faible, mais enfin c'était quand même une continuité, ils ne mouraient pas tout à fait tout seuls. On a cherché des tas de moyens de se prémunir; je crois que le meilleur c'est encore celui du ré volu tionn aire. CAVI : Tu n'as pas l'impression que la connaissance a évolué. On en sait plus sur soi. La science nous rend sceptique et on a raison d'être sceptique quand on se retrouve au petit matin en train de se raser devant une
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glace. Sceptiques et en même temps plus révoltés. Papa n'est plus derrière. Papa Dieu ou pour les révolutionnaires dits matérialistes papa Lénine, papa Mao, papa théories. Je sais très bien qu'en fait je ne vivrai pas cette société sans classe dont parle Marx. Aujourd'hui, ma génération est plus réaliste. Elle s'ébroue comme un animal échaudé, et c'est cela dont le Pouvoir a peur. Il cherche à détourner ce réalisme vers la consommation, mais, de toute manière, on voudra toujours plus consommer qu'il ne peut nous donner, et autre chose. Essentiellement, c'est cela dont un système fondé sur l'ordre et la hiérarchie du savoir et de l'argent a le plus peur : que les gens prennent bêtement conscience que si Dieu n'existe pas, tout doit être possible. Qu'il vaut mieux vivre tout de suite. L'Ordre a besoin de gens patients. Nous ne sommes plus patients. Cela terrifie le pouvoir, et il réagit en cherchant à tuer l'espoir. En lançant des formules du genre : « tu as vingt ans, quand tu auras mon âge... ». Ou : « regardez ailleurs, ce n'est pas mieux ». Ils veulent assassiner l'espoir. Dans leur bouche, le rêveur n'est plus qu'une fleur bleue, l'utopie, des projets en l'air. C'est quand même extraordinaire : ils en arrivent à nous rendre coupables de vouloir quelque chose d'autre. Des mots qui ont eu un sens, rêve, utopie, passent pour dérisoires et même péjoratifs. Heureusement ils ne sont pas arrivés à tuer la connaissance. On se connaît mieux et aussi on sait mieux comment la société fonctionne. Ne serait-ce que parce qu'un pourcentage de la population active de plus en plus élargi travaille à produire les idées qui font que les gens restent à leur place. Leurs armes se retournent contre eux. Et ce n'est pas un hasard si des « religieux » et des matérialistes se retrouvent dans le camp de la révolte. Les uns et les autres peuvent poursuivre le même espoir. La religion est produite par le matérialisme et inversement. Dès lors que l'individu assume son désespoir et qu'il décide de ne pas se suici-
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der, il ne sera plus récupéré par une église quelconque. De plus en plus de camarades dans les bureaux d'étude sont révoltés; des camarades ouvriers qui brusquement comprennent comment fonctionne l'usine sont aussi révoltés. Ils ne disent plus : « il faudra toujours des patrons ». Ils ne le disent plus car ils savent aussi ce qu'est un patron et ils ont commencé à comprendre à quoi correspondait ce patron, cette volonté d'autorité qu'il y avait en eux. Nous avons tué un certain nombre de valeurs : que représente pour beaucoup d'entre nous aujourd'hui un drapeau, une frontière? Rien, des choses dérisoires qui nous détournent de nous. SARTRE : Seulement, tu n'arriveras pas. Comment tu vois le monde changer au point où tu le veux? CAVI : Mais je veux changer ma vie... SARTRE : Tu la changeras simplement en étant un peu révolutionnaire, ou beaucoup. VICTOR : Je voudrais te poser une question. Tu veux changer ta vie, tu es révolutionnaire. Le 25 février 1972, tu te retrouves à la porte de Renault, avec d'autres gens. Et puis on te menace avec un revolver. Est-ce que tu fais comme l'un de ceux qui étaient là, Pierre Overney,, est-ce que tu regardes le gars qui te menace en lui disant « vas-y, tire ». Là, tu ne changes pas ta vie, tu annonces ta mort. CAVI : Je ne suis pas Pierre Overney. J'ai trop peur de la mort pour avoir envie réellement de me suicider. Par contre, dans certaines circonstances, ma vie, mon désir de vie, peut aller jusqu'à un instant épanoui où je crie : « vas-y tire ». En cet instant, je me sens immortel. VICTOR : Pierre Overney non plus ne s'est pas suicidé. CAVI : Non, mais il était profondément révolté. En affrontant Tramoni, il était, comme diraient les chrétiens, en « état de grâce ». C'est un état joyeux. Je suis sûr que Pierre Overney était un gars joyeux avec la logique du joueur de rugby ou du conducteur de bolide.
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SARTRE : Overney, ce n'était pas seulement sa vie, il y avait des gens autour de lui, il voulait quelque chose, il était lié... Donc, tu vois, il ne faut pas dire seulement « ta vie », tu veux un ensemble. CAVI : Qu'est-ce que c'est que la vie de quelqu'un? C'est aussi le regard que les autres ont sur lui, ce sont les rapports qu'il a avec les autres. VICTOR : Oui, mais tu ne te fais pas tuer pour que les gens disent de toi que tu es un héros. CAVI : Je ne sais pas. Tu peux très bien te trouver à un point de non-retour au tournant d'un chemin hérissé de rêves. Un de ces rêves consiste à être le héros, l'homme fort, la vedette. C'est con peut-être mais nous sommes tous très cons. Ceci dit, ces rêves ont plus de chances de se concrétiser dans un combat commun. Comment affronter tout seul le cafard do dimanche dans une banlieue? ou ailleurs. VICTOR : Donc, tu rejoins ce que disait Sartre : ta mort n'a pas la même signification que pour un bourgeois qui n'a strictement aucun espoir dans la transformation sociale. CAVI : Je ne sais pas assez bien qui je suis pour te répondre. SARTRE : Ta vie... l'objectif, il y a quelque chose qui ne va pas. Parce que pour changer ta vie, il faut changer l'objectif et, à un certain moment, vouloir le changement de l'objectif, ça déborde complètement ta vie. Par exemple, tu veux changer les institutions, ce qui est précisément l'objectif. A ce moment-là, tu ne vois les moyens et les fins qu'objectivement. Non pas que je nie la subjectivité, et même comme force politique, mais je constate simplement qu'on aborde constamment des problèmes qui sont des problèmes objectifs; tu n'existes plus en tant que vie : simplement il faut changer ça, parce qu'en effet, pour que tu vives, il faut le changer. Alors à ce moment-là, tu es dans l'objectif, tu combats dans l'objectif, les autres aussi,
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et comme ton entreprise ne sera pas menée jusqu'au bout, ta disparition est moins importante que la disparition d'un bourgeois pour lui-même. Disparition moins importante ne veut pas dire qu'elle ne soit pas importante, mais simplement elle est devenue quelque chose, parmi les différentes choses que tu mets en jeu, une de celles qui peut arriver. Je suis d'accord qu'il ne peut y avoir de vrai révolutionnaire, ce n'est pas le cas ici, mais de révolutionnaire comme on n'en a vu à Cuba, que lorsque tu mets ta vie sur la table comme disait Fanon, c'est vrai. Personne d'entre nous, sauf Overney, et Overney pendant très peu de temps, quelques secondes, n'a eu l'occasion encore de se dire «je lutte avec l'idée que si je suis pris, je meurs ». Personne d'entre nous, même les maos qui ont été foutus en taule, n'a risqué d'être tué. CAVI : J'ai été dans cette situation à Saint-Domingue. SARTRE : Oui, tu as été dans cette situation pendant quelque temps, mais ce n'était pas chez nous. VICTOR : Si tu veux dire que le risque objectif pour des révolutionnaires d'affronter la mort est moindre qu'en Afrique ou en Amérique latine, je suis d'accord. Mais la conscience que tu peux perdre ta liberté fait partie aujourd'hui de la mentalité du révolutionnaire français. Et la privation de la liberté c'est un peu la mort. Aussi je voudrais te relancer sur la question, Cavi; je suis tout à fait d'accord avec Sartre sur l'idée que la mort d'un révolutionnaire n'équivaut pas à la mort d'un bourgeois, et je trouve quelque chose de vicieux dans ton raisonnement. Par ta révolte tu veux changer ta vie, mais pour changer ta vie tu as besoin du combat collectif, tu as besoin des autres. CAVI : Et puis ce changement de vie que je veux, c'est justement une vie plus collective. Donc ça n'est pas uniquement un besoin des autres pour qu'ils m'aident à changer de vie, mais cette vie que j'envisage, c'est justement une vie avec un peu plus de chaleur.
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SARTRE : C'est ce qu'on disait tout à l'heure quand on parlait de l'amitié. VICTOR : Dans ces conditions-là, si tu veux, tu écourtes tes possibilités objectives de vie, en te révoltant de cette manière. Tu accrois tes risques objectifs de vivre moins qu'un autre. Et subjectivement tu le ressens. SARTRE : Événement double : la mort; d'une part quand on est en terre on n'est rien, et d'autre part, c'est un événement de la vie. Or, ce qui nous intéresse pour l'instant, c'est l'événement de la vie. CAVI : Exactement.
VICTOR : Il est profondément différent chez le bourgeois. CAVI : Forcément puisque le bourgeois est la mort. Au Chili on appelle d'ailleurs les réactionnaires les « momies ». Je voulais dire seulement que tu pouvais lutter pour vivre mieux, quitte à accepter certaines contraintes. Vivre mieux, cela veut dire prendre plus de plaisir. Et comme pousse-café, face à Tramoni, tu dis « vas-y, tire ». Par plaisir aussi, tu peux prendre tes jambes à ton cou, si c'est possible. Les révolutionnaires font d'excellents traîtres. VICTOR : Tu me balances « la logique du plaisir ». Je ne comprends pas ce que ça veut dire. Le « vas-y, tire », je veux bien qu'on dise que c'est un principe de plaisir, mais c'est quoi? SARTRE : La liberté, il faut passer à la dialectique. CAVI : Avec les mêmes mots, nous ne disons peut-être pas la même chose. Les religieux et les marxistesléninistes ont rayé le mot « plaisir » de leur vocabulaire. Ils ont trop peur d'eux-mêmes. Ils ne veulent pas que leur personne soit impliquée. Ils se conduisent comme ces couples qui ont honte et s'étreignent dans l'obscurité. VICTQR : Toi, tu dis que c'est la logique du plaisir, Sartre dit que c'est la logique de la liberté, moi je voudrais qu'on s'entende sur les termes. Expliquez.
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CAVI : L'un ne va pas sans l'autre. Seulement, le plaisir peut aller contre la liberté des autres... VICTOR : Je suis d'accord pour la démolition du système religieux du sacrifice. Mais je constate que l'esprit de sacrifice : ne pas craindre les épreuves, ne pas avoir peur de la mort, ça correspond à quelque chose de vital, chez les révolutionnaires. SARTRE : Tu remarqueras, en premier lieu, que la vie n'est pas acceptable... A Cuba, la vie que faisait Batista n'était pas acceptable. Donc, le choix de la liberté ou de la mort, ça veut dire ceci : si je n'ai pas de liberté, de toute façon c'est la mort. C'est la mort lente ou par un coup de fusil, mais c'est la mort. Donc, ça, c'était simplement choisir la vie. Alors, je pense qu'à partir du moment où tu choisis la vie dans ces conditions, tu es entraîné à un tas d'autres choix, des choix d'objectivité. Tu es obligé de choisir, par exemple, de renverser Batista. Ça veut dire que dans telle circonstance particulière tu sais que les troupes de Batista sont la, les tiennes ne sont pas assez nombreuses, tu vas ailleurs. Ou, alors, c'est le moment d'aller vers lui parce que le rapport de force, etc., et tu le sais. Il y a toute une logique qui à ce moment-là se^ détache du début. Elle se détache dialectiquement. Tu as commencé par ta vie parce qu'elle n'est pas viable, et que tu veux la liberté, et ensuite tu vois des tas de conditions objectives qui s'installent de telle manière que tu es obligé d'agir. Et ça, c'est la dialectique. La liberté de la dialectique, c'est : pourquoi veux-tu ça, maintenant, puisque ta liberté n'est même plus en jeu dans ce cas précis; tu ne peux pas la sauver, et tu ne mourras pas... pourquoi le veux-tu? Parce que tu t'aperçois que l'ensemble des motifs et des mobiles s'arrangent de telle manière qu'à un moment donné, pour aller vers un affrontement final peut-être, ou pour n'importe quelle autre raison, où il y a la liberté, tu es obligé de faire ça. Alors tu le fais, mais en espérant bien que
Le sacrifice militant
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c'est un moyen pour arriver à quelque chose d'autre. VICTOR : Ça me rappelle ce qu'un jour Althusser m'avait dit. SARTRE : Je ressemble très peu à Althusser, ça doit être un malentendu, tu sais. VICTOR : Je lui avais dit, un jour, que si on était communistes, c'était pour le bonheur. Il m'avait répondu en substance : il ne faut pas dire ça; c'est pour provoquer un changement de mode de production... SARTRE : C'est pas ce que je te dis. Moi, je te dis le
contraire, et je te dis « on commence pour le bonheur et la liberté, mais on est très vite dévié par les causes et les effets du monde, et pour obtenir ta liberté, tu es obligé d'agir sur telle cause particulière, puis sur telle ou telle autre, qui n'ont pas de rapport direct mais qui sont absolument nécessaires sur le plan objectif». VICTOR : Tu as décidé à un certain moment de ne plus supporter l'insupportable, la dictature de Batista; d'aller dans la Sierra Maestra; tu es dans la Sierra Maestra, des avions te bombardent... tu as toujours le choix, de te battre ou d'abandonner... SARTRE : Je ne dis pas le contraire.
VICTOR : Qu'est-ce qui te motive à rester dans la Sierra Maestra, malgré les bombes? SARTRE : Parce que tu te rends compte que ton chemin est juste, donc tu dois y rester. Il n'y a pas de problème, ceux qui n'y restent pas, ils ont fini. Us ont essayé un peu de se révolter et puis finalement, c'est trop dur. Mais ceux qui veulent réellement la liberté, la veulent pour eux, pour tous. Parce que la liberté pour tous implique sa propre liberté. Alors, il est la, il est pour la liberté de tous, il y a des bombes qui tombent, il reste. Il reste parce qu'il faut en passer par là. C'est un chemin, un moyen d'arriver ailleurs. Il essaiera d'éviter de recevoir des bombes sur la tronche, mais... VICTOR i Pourquoi chante-t-on, sous les bombes?
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SARTRE : Ça consiste très exactement à faire que la liberté de chacun soit la liberté de tous. L es types qui chantent sont libres par rapport aux bombes, parce qu'on ne chante pas sous les bombes, d'habitude. Si tu chantes, tu retrouves complètement ta liberté. C'est ça, c'est faire appel à ce qu'il y a de plus profond dans le type; et la liberté, à ce moment-là, dépasse complètement la mort. VICTOR : Bon, alors dans l'idéologie judéo-chrétienne, le dévouement est complètement aliénant. On reprend cet élément du dévouement, mais dans une théorie de la liberté. SARTRE : Je suis d'accord, là-dessus j'estime que — Gavi serait d'accord aussi — une vie, comme il dit, une vie qui veut se défendre, ça implique la défense des autres; parce que, par exemple, avoir faim et refuser sa faim, ce n'est pas la refuser pour toi, c'est la refuser pour tout un ensemble de gens; tu imagines les gars qui sont mal payés, et qui ne mangent pas. Mais il y a aussi la femme qui ne mange pas, et puis les enfants, les voisins, tout ce monde qu'ils aiment fait partie de la vie, et en même temps partie d'eux. (Janvier
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XIII
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vage organisé pour les immigrés, c'est-à-dire le principe des contrats à durée limitée; c'est donc la circulaire Fontanet, mais c'est aussi bien le développement du travail intérimaire qui est une pièce au moins aussi importante. Alors si on prend le travail politique qui a été fait dans ces trois directions par les forces autonomes révolutionnaires, on peut, à mon avis, en tirer des leçons importantes sur la propagande en faveur du socialisme. Prenons le premier point « A travail égal, salaire égal », que je vais décrire assez minutieusement. On est partis du principe — je prends comme référence l'exemple de Renault — qu'il ne peut y avoir de rassemblement massif, ce qu'on a appelé les grèves à 100 %, si ce n'est autour de revendications où figure l'élément de la paye. Et j'insiste sur ce point à cause de l'image un peu simpliste qui est née dans le mouvement gauchiste après 68, opposant les revendications quantitatives dites d'augmentation de salaire et les qualitatives concernant les conditions de travail, les cadences, l'ambiance, etc. Précisément, on a voulu abolir cette antinomie entre revendications quantitatives et qualitatives : on veut améliorer la paye mais en même temps transformer les rapports sociaux. Le point clé concerne le système de cotations de poste et donc la lutte contre l'arbitraire dans la paye. Quand on pense qu'il y a plus de vingt-cinq taux de salaire pour des gars faisant à peu près un travail de même type, on mesure un peu le degré de l'arbitraire. On aide à comparer les postes de travail entre eux, les fiches de paye entre elles : « Vous voyez bien, c'est pas normal, on fait à peu près le même travail, on a des payes différentes. » La revendication est fixée : en l'occurrence là c'était le 162 maxi pour tous, peu importe le détail. Là-dessus la grève se déclenche dans cet atelier. Ils ne gagnent pas, mais on répand leurs revendications et les leçons de leur grève partout ailleurs; et eux-mêmes,
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par la méthode de manifestations internes, comme à la Fiat, répandent leurs revendications dans les autres ateliers, ce qui est beaucoup plus efficace qu'un tract. Au troisième mois, à travers quelques grèves d'atelier, ce qui devait arriver arrive. Un atelier particulièrement stratégique du point de vue de l'organisation de la production, l'atelier des grandes presses, s'y met, et puis ça bloque; d'où l'épreuve de force qui devient à ce moment-là la caisse de résonance pour toute l'usine, pour toute la Régie, et d'ailleurs pour toute la classe ouvrière, du principe de justice : « A travail égal, salaire égal. » Gomme disaient dans Libération les gars de la C.C.C.T. de Massy : « A la télévision on a vu des trucs sur Renault " A travail égal, salaire égal ". » Alors eux-mêmes s'y sont mis, avec leurs propres revendications. C'est un peu comme ça que ça s'est passé dans bien des endroits. Donc ce principe se répand. Il se trouve que le mouvement ouvrier n'est pas uni et qu'en particulier une ligne le domine encore : celle du P.C. et de la C.C.T. Ils doivent prendre le contrôle du mouvement, ils doivent étouffer la portée, précisément, de ce principe « A travail égal, salaire égal » tel qu'il était pratiqué à travers les grèves à Renault. Ils essaient de coiffer le mouvement parti de Renault avec leurs propres revendications « générales ». Selon eux, la lutte à Renault prouve qu'il faut mettre de Tordre dans les salaires de toutes les catégories — c'est d'ailleurs ce que demande la C.G.T. depuis des années, à savoir, une grille hiérarchique unique, de l'O.S. à l'ingénieur. La définition de la grille hiérarchique : toutes les catégories sont alignées dans une même grille à différents étages, avec un point commun à toutes les catégories du personnel, que Ton multiplie par le coefficient de chaque catégorie, ce qui fait une situation beaucoup plus rationnelle que l'actuelle où il y a une grille distincte pour chaque fraction du personnel avec des
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classes différentes à l'intérieur de chaque catégorie. En fait, qu'est-ce qui se passe à travers la lutte entre le principe « A travail égal, salaire égal », défendu directement par les catégories ouvrières concernées, et le principe « Grille hiérarchique unique », défendu par l'appareil? C'est tout simplement la lutte entre le socialisme que nous voulons, libre, et le socialisme autoritaire, le pseudo-socialisme de type russe. En effet, « A travail égal, salaire égal », lorsque les ouvriers en discutent, qu'est-ce que cela veut dire? Cela veut dire : « pas normal », si on fait le même type de travail, de ne pas avoir le même salaire. Mais ça va plus loin. Prenons l'exemple de la C.F.D.T. qui pendant la grève fait un tract en direction des agents de maîtrise, leur disant « chers camarades, vous avez votre dignité, vous êtes des hommes. Le principe " A travail égal, salaire égal " s'applique aussi à vous. Donc, pas d'inquiétude,'rentrez dans la bagarre avec les O.S., etc. ». On a répondu vertement à ce tract, en concédant que les agents de maîtrise étaient des hommes, qu'ils pouvaient avoir leur dignité, mais qu'attention, « A travail égal, salaire égal » s'applique en effet à tout le monde à la condition qu'il s'agisse d'un travail. Les agents de maîtrise font-ils un travail? Et là on a rappelé la phrase de Marx dans Le Capital, la définition qu'il donne du travail de l'agent de maîtrise : « le soi-disant travail de surveillance ». A travail égal, salaire égal, d'accord; encore faut-il que ce soit du travail. En quoi les agents de maîtrise travaillent-ils? Donc, en fait, « A travail égal, salaire égal » pose nécessairement le problème du statut du travail. Qu'est-ce qui est travail et qu'est-ce qui ne l'est pas, quel type de travail? En fait, c'est la division du travail qui est remise en question. Et quand la C.G.T. demande la grille hiérarchique unique, que veut-elle imposer? Mais tout simplement la division du travail actuel; elle veut sacraliser la division entre le travail productif actuel dominé en bas de l'échelle, et
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le travail improductif, totalement parasitaire et répressif, qu'exerce la majeure partie des agents de maîtrise et une fraction d'ingénieurs. Or, c'est cela le socialisme autoritaire qui en Russie signifie la perpétuation de la division sociale du travail de type bourgeois dans l'entreprise. Alors cela a des conséquences sur l'ensemble du corps social : selon que l'entreprise est organisée d'une manière ou d'une autre, toute la société s'organise en conséquence. Marx l'a dit : la société se modèle selon ce qui se passe dans la fabrique. Or, comme l'a très bien dit France-Soir pendant la grève de Renault, lorsqu'il y a eu tout le baratin sur la suppression du travail à la chaîne : qu'on aille voir en Russie. En Russie, il y a des chaînes de montage exactement semblables; et pour cause : c'est aussi Dreyfus qui les monte là-bas. Donc, à travers une grille hiérarchique unique, ce qu'on voulait faire gober aux gars, c'est tout simplement la consécration, la justification idéologique des travaux improductifs répressifs du style de celui des agents de maîtrise ou des ingénieurs, le refus donc de la contestation du travail social actuel; ce qui a abouti à des accords profitables pour le haut de l'échelle, c'est-à-dire les P. 3 et surtout les mensuels, agents de maîtrise et ingénieurs; alors que cette fois-là seuls les O.S. s'étaient bagarrés. Or, non seulement les agents de maîtrise n'ont pas aidé les O.S., mais à Flins, encadrés par les C.D.R., ils s'attaquaient aux ouvriers; ce qui fait que faire avaler la grille hiérarchique unique à un O.S., c'est compliqué. Ce qui s'est passé de plus profond, finalement, dans cette grève, c'est le débat qu'elle a suscité dans les catégories de travailleurs. Voyons ce qui s'est passé à l'intérieur de la hiérarchie ouvrière entre les O.S. et les ouvriers professionnels. Les ouvriers spécialisés demandent donc à s'aligner tous sur le coefficient supérieur. Le coefficient supérieur, selon les normes de la
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Régie, c'est une catégorie d'O.S. qualifiés professionnels du bas de l'échelle. Professionnels, mais sans être passés, comme le véritable ouvrier professionnel, par l'obtention d'un C.A.P. ou une période d'essai. Lorsque les ouvriers professionnels ont appris que les O.S. réclamaient d'être considérés comme des professionnels, ils ont protesté, ignorant qu'il s'agissait d'une fausse qualification. Ils disaient qu'ils s'étaient emmerdés eux à aller à l'école, et maintenant des gars qui travaillent aux presses — c'est vrai que c'est pénible — mais ça ne demande pas beaucoup de qualification, voudraient être professionnels, non mais ça va pas... Au fond, ce débat, qu'est-ce que c'était? Eh bien, il remettait en question le rapport à la culture, à la science, à l'école, le rapport différent à l'école de l'O.S. qui, lui, est radicalement privé non seulement de la propriété mais de la science, de la culture, ce qui en fait la force la plus explosive de la classe ouvrière, et puis de l'ouvrier professionnel dans ses fractions plus aristocratiques du type P. 3 qui, lui, a un rapport d'utilisateur de l'école même si ce n'est pas un H.E.C.! Mais enfin il consomme l'école, ce qui n'est pas le cas de l'O.S. Et quand on pense que ce débat qui divisait O.S. et professionnels, débat capital pour l'avenir de la lutte ouvrière, mettait en évidence le rapport à l'école au moment même où dans la rue 2 0 0 0 0 0 lycéens contestaient l'école et vers la fin de leur mouvement instituaient des contre-cours, il me semble que notre vision de la propagande politique vivante en faveur du socialisme commence à prendre forme. Non seulement on devait animer le débat sur « A travail égal, salaire égal », donc finalement sur le statut du travail, mais on devait, en liant le débat qu'il y avait à l'intérieur de la classe ouvrière, au moins dans les secteurs concernés, à la contestation dans l'école, mettre en question aussi le statut de l'école. Si l'on pose en même temps la question du statut du travail et du statut de l'école, en
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fait on met en question tout simplement la société. Je voudrais conclure cette intervention dont on rediscutera, en revenant à notre point de départ qui était comment rendre vivant le projet du socialisme. En développant cet exemple, j'ai voulu montrer que c'était dans les luttes sociales elles-mêmes — j'ai pris là l'exemple de luttes ouvrières mais on pourrait prendre les autres couches et d'autres fronts — qu'il fallait travailler. Je crois que la grande invention de cette année est ce concept de revendication contestatrice; l'effort de rassemblement pour arracher la revendication unit la classe ouvrière, la mobilise pour l'action, lui ouvre l'esprit et, à ce moment-là, à travers le quelque chose qui est visé, elle essaye de tout contester confusément. C'est là qu'intervient le rôle des révolutionnaires prolétariens qui est d'organiser ce débat et de faire en sorte que la propagande en faveur du socialisme soit un débat politique dans les masses, vivant. A ce moment-là on arrive à une conclusion très simple : ce n'est pas la peine d'aller chercher ni à Moscou ni à Pékin les principes du socialisme. Vous voulez savoir comment seront les entreprises dans un régime nouveau débarrassé du patronat : eh bien, par exemple, le décret de la constitution démocratique socialiste en France, un des premiers décrets, sera « A travail égal, salaire égal », avec toutes ses implications qui comportent la remise en question des divisions arbitraires dans la rémunération, de la discrimination entre les salaires des jeunes, au moment de l'apprentissage ou de l'embauche, et des plus âgés, de l'homme et de la femme; deuxième décret de la constitution démocratique socialiste, le travail au rythme naturel, ce qui veut dire que dans les entreprises socialistes en France il n'y aura pas de cadences imposées par une autorité incontrôlable. Ça sera fixé par les collectifs de production. Il y aura certes des discussions où des instances de planification générale donneront
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des éléments dont il faudra tenir compte. Il y aura aussi bien sûr des conflits, continuellement. De toute façon, nous ne pensons pas que le socialisme interrompe la bagarre. CAVI : J'ai l'impression que tu brodes beaucoup sur le mot d'ordre « A travail égal, salaire égal »; pris à la lettre, il traduit effectivement une revendication des O. S. qui sont en grande majorité des travailleurs immigrés. Mais c'est une revendication parfaitement récupérable, car elle ne remet en question ni le salaire ni le travail, ni le patronat ni le capitalisme. La deuxième revendication « travailler au rythme naturel » reprend elle aussi le terme de « travail », elle peut être plus subversive, mais pas nécessairement. Il faut quand même se demander si le patronat n'est pas en mesure d'accorder cette revendication; il peut très bien finalement maintenir la hiérarchie et la division du travail tout en accordant un salaire égal à ceux qui travaillent également à chaque niveau. Dans ce mot d'ordre, on ne retrouve pas deux idées très importantes. La première, c'est : qu'entend-on par « travail »? Tu l'as d'ailleurs un peu introduite en parlant des agents de maîtrise, mais on pourrait d'une manière plus générale se demander comment on peut estimer un travail, mesurer un effort. Si on dit « A travail égal, salaire égal », c'est qu'on suppose qu'on puisse mesurer, ce qui me semble bien contestable. Comment va-t-on estimer le travail d'un peintre, d'un ouvrier, d'un paysan? Comment pourra-t-on dire que là, c'est égal, ou là, non? Déjà que la bourgeoisie qui a besoin de bras et de cerveaux pour produire veut nous faire croire à la sacro-sainte vertu du Travail, ne vas-tu pas à ton tour, sans le vouloir, faire valoir la primauté du Travail sur les besoins, de la Production sur la Vie? A ce stade-là on s'écarte bien du socialisme. Deuxième idée qu'on ne retrouve pas non plus, c'est qu'il n'y a pas d'un côté l'entreprise, de l'autre le
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reste. Je ne vois pas quelles conséquences peuvent avoir des mots d'ordre tels que « A travail égal, salaire égal » ou « Travailler au rythme naturel » sur les luttes menées à l'extérieur des murs de l'entreprise : le logement, l'école, l'organisation de la vie... Dans des circonstances bien particulières, il est juste d'axer une campagne sur ces thèmes-là, mais il est inutile de leur donner trop d'importance. Dire qu'à partir de là on va introduire une certaine idée du socialisme me semble un peu ambitieux. Est-ce que tu es d'accord? VICTOR : Je n'ai jamais prétendu que la propagande en faveur du socialisme doive se borner à l'explication de la revendication « A travail égal, salaire égal ». C'est un exemple, simplement. Maintenant, il y a une chose importante dans ce que tu as dit : c'est la critique de la validité même de « A travail égal, salaire égal »; tu critiques l'estimation de cette égalité et, en fait, la loi de la valeur. Je reviens à l'exemple de la grève des presses. Quand les gars des presses ont défini leur revendication, elle signifiait : une seule classe de salaire pour les O.S. des presses. Alors, pour « politiser » la lutte, les groupes gauchistes ont lancé « 1 6 2 maxi, une seule classe » pour tous les O.S. de la Régie. On s'en fout, disaient-ils, des soi-disant différences entre les travaux d'O.S. — un mec qui travaille dans le pédalier peut parfaitement faire le travail des presses ou un boulot dans une fosse sur une chaîne de mécanique, toutes ces différences sont des conneries du patron. On n'était pas d'accord. C'est vrai : par la rotation sur les postes de travail différents, n'importe quel ouvrier peut passer d'un travail à un autre, du moins dans la catégorie des travaux qui sont actuellement ceux des O.S.; mais ce qui nous intéresse, ce n'est pas ce que nous pensons, c'est ce que pense la masse. Et dire à ce moment : « Un seul coefficient, une seule classe de salaire pour tous les O.S. », c'était violer le niveau de conscience. Que disait-on? Que les
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gars, au fond, comprennent qu'il y a deux types de travaux d'O.S. : le travail pénible — car sur une chaîne il y a des postes plus pénibles que d'autres — et le reste. Ce qui explique que des copains, non de Billancourt mais du Comité de Lutte de Flins, aient proposé comme revendication générale pour les O.S., dans une pétition signée à 100 % sur une chaîne de mécanique : « Une seule classe pour tous les O.S., la classe 9 maxi; et pour les postes durs le 162 maxi. » Donc, au fond. c'étaient deux coefficients. Abstraitement, nous voudrions qu'il n'y ait qu'un seul coefficient, de même que nous récusons l'écart hiérarchique actuel entre O.S., O.P., etc., mais il faut compter avec ce qui se passe dans la tête des ouvriers. Demander d'un seul coup l'égalisation à un seul coefficient, c'était renforcer les divisions que suscitait la Régie entre Français et Immigrés, entre O.S. et professionnels, cela apparaissait irréaliste dans le mauvais sens du terme. Mais on ajoutait que nous voulions la polyvalence; que nous voulions, par exemple, que sur une chaîne les ouvriers puissent tourner. A ce moment-là, s'ils font tous les postes, y compris le poste pénible, c'est le même coefficient pour tous. Quelle est la leçon à tirer de cet exemple, par rapport à la question que tu m'as posée? Eh bien, que ce n'est pas tout d'être communiste, il faut rendre la masse communiste. Évidemment je suis pour le principe : à chacun selon ses besoins, c'est cela le socialisme développé, le communisme. Je pense que la dimension communiste est présente dans toutes les luttes actuelles : c'est la dimension égalitaire contenue dans la remise en question des divisions, la division dans le travail, la division entre travailleur manuel et intellectuel, de la ville et de la campagne. Mais dire que toutes les luttes doivent déboucher immédiatement sur des mots d'ordre communistes du type « A chacun selon ses besoins » est complètement faux. Je te rap-
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pelle que même dans les régimes qui construisent le socialisme la loi de la valeur est encore appliquée, au moins en partie. CAVI : Ça ne leur réussit pas! VICTOR : En Chine, il y a eu un courant égalitariste qui voulait la suppression des différences de salaires, qui remettait en question le concept même du salaire, tout de suite. Cela a été critiqué à partir des années 67. On ne peut pas violer comme ça les limites de la réalité héritée, il faut les transgresser constamment, c'est pour cela qu'il faut plusieurs révolutions. Mais actuellement on est obligé d'accorder une valeur différenciée à plusieurs types de travaux; la différence se joue surtout sur le concept de qualification. CAVI : Je n'ai pas dit le contraire. Il est juste de partir des revendications des gens à un moment donné, d'en chercher le sens et d'essayer d'élargir. Il serait complètement ridicule de crier « Vive la révolution » et d'en rester là. Ce ne serait pas réaliste et ce serait même démobilisateur. Par contre, on peut constamment reconnaître les limites de telle ou telle revendication et montrer ce qu'il y aurait à gagner dans une société tout à fait différente. VICTOR : Tout à fait d'accord. CAVI : Des amis en discutaient récemment avec CohnBendit. VICTOR : Tiens, comment il va? CAVI : Il va bien. Il s'occupe d'un jardin d'enfants à Francfort. En Allemagne, des milliers de communautés se sont organisées, le logement et la nourriture coûtant moins cher à plusieurs. Cohn-Bendit et ses amis cherchent à ce que cette prise en charge collective s'effectue en liaison avec les luttes dans les usines. Des militants travaillent dans la grande usine automobile « Opel » et cherchent à établir un lien entre l'organisation dans l'usine, axée sur des mots d'ordre décidés en assemblée générale, comme « travail au rythme
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naturel », « briser les cadences », et la vie quotidienne en dehors du travail. Tu as parlé, Victor, de passage au socialisme. Les obstacles sont énormes : une bourgeoisie extrêmement forte ayant étudié le marxisme, disposant d'une fantastique technologie et de moyens d'information et d'intoxication inconnus au début du siècle; une grande partie de la population qui a appris à considérer comme une amélioration de la vie le fait d'avoir un frigidaire ou une machine à laver; c'est la petite bourgeoisie, ce sont tous ces travailleurs qui, en rapport avec une organisation hiérarchisée de la société, ont accédé à ce qu'ils croient être un niveau social supérieur qui n'est autre que l'amélioration de leurs conditions matérielles de vie. Cette couche-là vient massivement renforcer la social-démocratie, par exemple le parti socialiste... et même les réformateurs puisque, par exemple, les paysans du Larzac ont en partie voté réformateur. Enfin, il y a ce que le maoïste appelle le révisionnisme, et le trotskyste la bureaucratie, bref, le Parti Communiste, qui reste extrêmement puissant et solide. Et il y a nous, coincés entre ces trois forces extrêmement puissantes, disposant de leur presse et d'une clientèle importante... VICTOR : Mais nous, nous avons Libération... CAVI : Oui, on a Libération. Mais c'est un instrument faible. La preuve : sa distribution dépend de notre principal ennemi, c'est-à-dire Hachette. Bref, on n'a pas l'impression que la révolution soit possible de notre vivant. Comment peut-on alors élaborer une stratégie de prise de pouvoir, se frayer une voie vers le socialisme? Bien sûr, on pourrait faire de la surenchère, dire que je suis pessimiste, que dans dix ans ou cinq ans tout va changer, qu'on va prendre le pouvoir, nous. Or, soyons lucides. On produira de plus en plus de petites révoltes qui seront écrasées de plus err plus violemment et efficacement; et nous aussi, nous serons
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de plus en plus efficaces dans nos révoltes; il y aura un affrontement incessant mais il n'y aura pas de prise de pouvoir de notre côté, surtout si Ton tient compte de la situation internationale qui ne nous est pas favorable. VICTOR : Où veux-tu en venir? GAVI : Eh bien, comment vois-tu cette transition? Alors que pour beaucoup il n'y a d'avenir que dans le temps présent, vécu, et que ce temps vécu ne peut pas produire la liberté? Toute la liberté. Tu peux parler d'une société socialiste où l'on travaillerait « au rythme naturel », etc. Cela répond à des aspirations. Toujours est-il que la majorité des gens n'y croient plus, même s'ils prétendent le contraire. Et toute leur attitude en découle : non-militantisme sauf au moment d'une crise, d'une grève; vivre au jour le jour, avec tout ce que cela comporte de révoltes quotidiennes. Prenons l'exemple des lycéens qui étaient 2 0 0 0 0 0 dans la rue. Trois jours après, il n'y avait plus personne. C'est très important. VICTOR : Oui, mais je voudrais savoir où toi tu veux en venir... CAVI : A mon avis, tu en arrives à devoir élaborer une stratégie de la révolution impossible. A aménager l'espace de l'impasse où nous nous trouvons. VICTOR : Un aménagement... oh le mot ambigu! CAVI : On peut aujourd'hui désarticuler la société en créant une sorte de société parallèle à l'intérieur du système, avec sa propre culture, son propre logement, ses propres lois et règlements. Règlements à l'usine : briser les cadences, travail au rythme naturel; règlements dans les logements : occupation, grèves de loyers, communauté; règlements pour l'avortement : si la loi interdit l'avortement libre et gratuit, on le fait soimême; règlements au niveau de la culture : si on nous bâillonne, on va manifester dans la rue, ou on fait le théâtre dans la rue. On édite nos journaux, nos livres. On a nos librairies...
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VICTOR : On a discuté de tout cela... Mais est-ce cela que tu appelles la stratégie d'une révolution impossible? CAVI : Ou bien, on élabore une stratégie en se donnant pour fin la prise du pouvoir, ou bien on l'élabore en pensant qu'on ne peut pas prendre le pouvoir dans un avenir proche. Disons, à mon avis, que l'ensemble des mouvements issus du marxisme-léninisme... VICTOR : C'est de nous que tu parles? CAVI : Vous aussi, encore que le mouvement maoïste n'ait pas de stratégie du tout, à long terme en tout cas. On ne sait toujours pas comment vous entendez prendre le pouvoir. Donc, de toute manière, tous les courants issus du marxisme-léninisme en restent à un schéma, disons léniniste, de prise du pouvoir. VICTOR : Pour clarifier, j'aimerais que tu donnes d'abord ton point de vue. CAVI : Mon point de vue est que le pouvoir ne peut pas être pris. VICTOR : Tu penses que nous n'aurons pas le pouvoir? CAVI : Pas maintenant en tout cas, pas tant que je suis vivant. VICTOR : Tu as quel âge? CAVI : Trente-deux ans. De toute manière, quand je dis « vivant », à cinquante ans... VICTOR : Donc, tu prétends que dans les vingt ou trente ans qui viennent, il n'est pas possible de prendre le pouvoir? CAVI : Ou tout pète. VICTOR : Attends, je voudrais que tu précises. Quelle est ta stratégie révolutionnaire, étant entendu que pour toi la révolution ne va pas à son terme : le pouvoir? Est-ce que je résume ta pensée en disant : « Comme on ne peut pas prendre le pouvoir d'État central, alors prenons un pouvoir marginal »? C'est cela ta strategie? CAVI : Pour s'emparer du pouvoir d'Etat central
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dans des conditions correctes, nous avons de toute manière à développer préalablement cette société parallèle. VICTOR : A mon avis, tu es en train d'inventer le réformo-gauchisme. CAVI : Non. Ce qui peut apparaître comme réformiste ne Test pas. Ce désir de vivre tout de suite autrement t'amène à contester radicalement toutes les structures de la société et tous ses intérêts dominants... VICTOR : Mais comme tu disais, tu t'aménages une place subversive dans cette société, autrement dit, tu « t'aménages »... CAVI : C'est un mot comme un autre. Quand tu parles des travailleurs des grandes presses qui demandent « à travail égal, salaire égal », c'est un aménagement, ce n'est pas une révolution. Toute revendication, à un moment donné, sur un point donné, est un aménagement. On peut parler de révolution lorsque les structures ont changé. Aussi, je parle d' « aménagement ». VICTOR : Soyons clairs. Il n'y a pas de pensée révolutionnaire qui ne soit une pensée du double pouvoir. Mais il y a plusieurs manières de concevoir le double pouvoir. Il y a la manière révisionniste. Dans le Programme Commun de la gauche, le double pouvoir c'est que Roger Sylvain, secrétaire de la C.G.T., soit chef du personnel dans la Régie nationalisée. C'est ce qu'il a dit. Au cours d'une entrevue avec M. Thomas, chef du personnel, il lui a dit. : « Monsieur Thomas, vous savez que si le Programme Commun de la gauche passe, je serai chef du personnel », et M. Thomas lui a répondu : « Mais je n'y vois aucun inconvénient, monsieur Sylvain, je vous préviens seulement que la tâche est complexe, et j'espère que vous serez aussi démocratique que moi. » Ce qui n'est pas du tout évident! Pour les révisionnistes, il y a deux pouvoirs qui se partagent la France : l'appareil syndicalo-révisionniste et l'appareil patronal du type traditionnel; on va renfor-
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cer l'un au détriment de l'autre. Il y a un système de pouvoirs dont le pivot est le pouvoir d'État central; les réformistes, prenant pour acquis et immuable le système de pouvoir actuel, demandent simplement un aménagement des places. « Nous demandons que la classe ouvrière prenne toute sa place, rien que sa place, mais toute sa place », disait Waldeck-Rochet. CAVI : Finalement, il faut que les ouvriers dirigent les ouvriers... VICTOR : C'est la conception réformiste du double pouvoir. La conception que tu défends et que j'appellerais gaucho-réformiste, c'est que, le système des pouvoirs actuels étant beaucoup trop puissant, on ne peut pas le récuser radicalement à longueur de vie. Donc, comme nous ne sommes pas chrétiens, que nous ne voulons pas nous sacrifier, que nous pensons à la révolution par rapport à nous-mêmes, et qu'il est impossible, selon le temps de la personne humaine, de récuser le système des pouvoirs actuels, il faut purement et simplement installer à l'intérieur du système un point de fuite, une place qui ne sera pas comme les autres, une place subversive, un pouvoir subversif. Ce pouvoir n'étant évidemment pas capable de remettre en question l'ensemble du système de pouvoir, il est donc marginal... CAVI : Il peut le remettre en question... VICTOR : En parole. Quand je dis « le remettre en question », c'est le foutre en l'air. La révolution, c'est un soulèvement, ce n'est pas un mot. Alors, comme on ne peut pas récuser le système des pouvoirs, on se taille une place pour un pouvoir subversif marginal dans le système actuel des pouvoirs. Or, c'est réformiste en ce sens que l'organisation n'est pas récusée pratiquement, elle est récusée en paroles. C'est subversif dans la mesure où on oppose à la norme dominante l'envers des normes actuelles. Mais les communautés créentelles des valeurs nouvelles?
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CAVI : La communauté en est une... VICTOR : Oui, il y a des petites communautés qui essaient de combiner le travail intellectuel et le travail manuel sur le mode du bricolage et de l'artisanat. Là il y a une recherche d'un nouveau type de valeur, mais qui reste fortement marqué par le caractère du refus. Pour qu'on dise que les communautés qui partent à la campagne créent un nouveau système de valeurs, il faudrait que Ton puisse revenir à ces formes de production qu'ils promeuvent à la campagne... CAVI : Je ne veux pas aller aussi loin. Dans une communauté urbaine, par exemple, où les couples ont des enfants qui sont à la charge de la communauté, tu crées de manière évidente une valeur nouvelle qui est que l'enfant n'est plus à la charge d'une famille, de sa famille. C'est déjà un changement radical de l'environnement d'un enfant dès sa naissance. Qu'à partir de là puissent se développer des écoles parallèles ou une école sauvage dans l'école, dans lesquelles on ne lui bourre pas le crâne et qu'il y fasse un peu l'apprentissage de la liberté, je dis donc qu'à partir de ces balbutiements d'organisation collective de la vie, au sein même du système capitaliste, se développent les germes d'une société anticapitaliste et antiautoritaire. (A Sartre :) Qu'est-ce tu en penses? SARTRE : Ce qui m'a frappé dans cette conversation, c'est que je ne vois pas très bien comment on peut passer de l'idée qu'on paie le travail à l'idée qu'on paie l'individu, ses besoins. Autrement dit, il y a une véritable révolution si on passe de l'idée d'un salaire concernant l'objet fait à celle d'un salaire concernant l'individu ou la personne qui a des besoins. Tout ce qui a été démontré était bien, mais c'était sur la base d'un salaire de travail. Et tu n'as pas montré qu'il y avait aujourd'hui — il n'y en a d'ailleurs pas — une possibilité de passer de cette idée-là du salaire à l'autre. Alors, comme le socialisme repose sur l'autre,
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à quel moment, comment conçois-tu qu'une pareille transformation pourrait se produire? A quel moment des groupes ou la classe ouvrière entière réclamerontils des salaires qui soient liés aux besoins et non pas à un travail? C'est cela qui me paraît le problème le plus compliqué parce que, du point de vue des masses, on n'est pas du tout sur le plan du socialisme. Et du point de vue du salaire, elles s'en foutent. Elles veulent un salaire qui soit égal ou supérieur à celui d'autres mais se foutent qu'il soit le salaire des besoins. VICTOR : Dans la grève de Peugeot, à Saint-Étienne, il y avait le raisonnement suivant : le bifteck coûte le même prix pour tous, que tu soies O.S. ou ingénieur. Le besoin de bifteck est le même, quelle que soit la catégorie sociale. Donc ce n'est pas normal que j'aie 1 200 francs par mois alors que l'ingénieur, lui, pour manger son bifteck, il a sept fois plus. Ce raisonnement est à l'origine des revendications d'augmentation uniforme des salaires, comme les Berliet qui demandaient 200 francs pour tous ou comme les 1 500 minimum de Peugeot et, surtout, une prime égale calculée sur le salaire le plus haut du cadre, revendication antihiérarchique explosive. A la dernière manifestation de Peugeot les gars scandaient : « La maîtrise fasciste au poteau. » Là il y a vraiment eu un bond antihiérarchique. CAVI : Pas anti-hiérarchique. A Peugeot, la maîtrise est fasciste. VICTOR : Comme à Simca, à Citroën et à Flins. Mais je reviens à la critique du salaire. Il y a dans le système actuel une lutte quotidienne des ouvriers pour résister aux empiétements du capital. En résistant à un empiétement, tu gagnes quelque chose; en demandant le 162 maxi pour tous ou le « à travail égal, salaire égal », tu vas arracher quelque chose et de plus tu remportes une victoire idéologique. Les fayots, les mouchards, donc le système sur lequel s'appuie la hié-
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rarchie est ébranlé. Si tu veux, la conscience ne peut progresser que par de tels bonds en avant, un mélange de victoires matérielles partielles et de victoires idéologiques anti-hiérarchiques. Alors, pourra-t-il y avoir un bond en avant tel que le concept même de salaire, c'est-à-dire le concept de la loi de la valeur, soit remis en question avant la prise du pouvoir d'État par la classe ouvrière? Je ne pense pas que ce soit possible. Je crois que les tendances égalitaristes, communistes, remettant donc en question l'ensemble du système social bourgeois, y compris les formes de la loi de la valeur, vont s'accentuer, se développer très profondément, d'une manière très subversive, vont ronger la société comme un cancer; mais il y a besoin du pouvoir d'État central pour formuler radicalement les thèses communistes, pour aller vers « à chacun selon ses besoins », vers la remise en question du concept même du salaire, vers le fait que ce n'est pas le travail qui doit être rémunéré, etc. Tu vois, pour moi, c'est le fond de la thèse maoïste selon laquelle s'il est vrai que la révolution est permanente, ininterrompue, elle se développe par étapes. SARTRE : Tout à fait d'accord. Et même il y a souvent des étapes qui semblent aller très loin et puis qui crèvent, par exemple la Commune. Dans la Commune il y a eu des étapes qui ont été très rapides, parce que finalement sous le Second Empire la classe ouvrière était très opprimée, et là il y a eu des revendications qui ont dépassé de loin celles du moment; n'empêche qu'elle a crevé. Il faut se rendre compte que ces possibilités ne sont pas accompagnées nécessairement d'un profit, d'un gain réel et peuvent très bien être démolies par l'adversaire. Certaines idées, certaines revendications du temps de la Commune, par exemple, ne sont pas encore actuellement reprises. Donc, il faut voir qu'on peut retomber en arrière, et même qu'on y est retombé. La classe ouvrière actuelle est retombée
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par rapport à la classe ouvrière parisienne de 1871. Il n'y a pas de doute. VICTOR : Sur certains points... SARTRE : Sur certains points. Sur d'autres elle est plus avancée. Mais là où je ne suis pas d'accord avec toi, c'est lorsque tu dis que c'est le pouvoir d'État central qui doit, après la révolution, préciser les idées. VICTOR : Non, il y a besoin, si tu veux, du nouveau pouvoir d'État central pour la remise en cause d'ensemble de la notion de salaire, donc du travail. Je ne pense pas que globalement, avant la prise du pouvoir d'État central, par la prise de pouvoirs partiels idéologiques, on puisse énoncer un nouveau statut du travail. SARTRE : Je pense que tu as raison sur ce point, étant entendu que l'évolution de l'idée vient des masses et non pas de l'existence d'un nouveau pouvoir central. VICTOR : L'existence du nouveau pouvoir central doit simplement permettre que les masses réfléchissent au nouveau statut du travail. SARTRE : Elles doivent y réfléchir; ce sont elles qui doivent, d'une manière obscure encore et confuse, présenter le nouveau statut. Et le pouvoir central n'a, en somme, qu'à réfléchir avec les masses sur ce nouveau statut. VICTOR : C'est ça. D'où l'importance avant même la prise du pouvoir d'État central, du travail de sape, de remise en question du statut du travail, que l'on doit effectuer. Si, hypothèse absurde, on prend le pouvoir par une divine surprise, grâce à un concours de circonstances exceptionnelles, avant que ce travail ne soit profondément fait, eh bien rien n'est réglé, ça sera autant en moins de réflexions acquises par les masses, autant en moins d'évolution de leur idéologie proprement collectiviste, proprement communiste; et donc la lutte pour consolider le pouvoir ouvrier et éviter la restauration du capitalisme et du pouvoir bourgeois sera
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d'autant plus difficile. Tout ce qu'on gagne avant la prise du pouvoir central est autant de gagné pour après. Parce qu'une fois le pouvoir pris, rien n'est acquis. La meilleure preuve : les soviets. CAVI (à Sartre) : Et toi, tu vois une stratégie de prise de pouvoir? SARTRE : Pas actuellement, mais je pense que ce qui est vrai c'est le développement des idées des masses, de leurs nouveaux projets. Ce qui me reste très obscur, c'est le passage d'une forme de salaire à l'autre forme. Réclamer un meilleur salaire basé sur le travail, c'est une chose qui est dans Tordre des travailleurs d'aujourd'hui; réclamer un salaire qui ne paie pas le travail, mais donne à vivre, ça c'est une chose à laquelle ils ne pensent pas. Alors, comment passeront-ils de l'un à l'autre? Ça me paraît quand même l'idée révolutionnaire essentielle. Alors là je ne vois pas actuellement, sauf comme tu dis dans certains cas, chez Peugeot ou ailleurs, mais c'est très vague, je ne vois pas actuellement, en dehors des révolutionnaires proprement dits, une possibilité de changer cette notion du salaire. L'ouvrier a tout à fait ancré dans sa tête qu'on lui paie son travail. Comment arriveras-tu à lui faire comprendre qu'on ne lui paie pas son travail mais qu'on lui paie sa vie, qu'on lui donne de l'argent pour pouvoir vivre? VICTOR : Il y a un point clé pour le passage de cette notion, encore compatible avec le capitalisme, du salaire, à la notion communiste du salaire — si tant est qu'on garde ce mot — c'est le rapport à la culture, au travail intellectuel. L'idée proprement bourgeoise dans le statut du salaire actuel, peut être énoncée de la manière suivante : « C'est normal que je gagne plus si je suis plus qualifié », c'est-à-dire : « Si j'ai plus de diplômes, si je suis plus allé à l'école. » C'est le noyau essentiel de la notion bourgeoise des salaires. Si tu fais péter ça, tu libères l'esprit ouvrier pour
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passer de la notion actuelle de salaire à la notion communiste de salaire. Les autres caractéristiques du travail : pénibilité, nuisance, etc., ne sont pas un grand obstacle : il suffit d'introduire l'idée de la rotation. Ce qui fait que tu as une muraille entre un O.S. et un professionnel, c'est que l'O.S. ressent comme normale la différence créée par le C.A.P., l'école; l'idée qui freine la lutte anti-hiérarchique, c'est le fait d'admettre que c'est l'ingénieur qui pense dans la production. Mais c'est une idée qui non seulement garantit la hiérarchie patronale, mais également la hiérarchie, l'institution syndicale. Pourquoi la carte syndicale estelle prise comme une carte de sécurité sociale? Cela repose sur l'idée qu'il est normal qu'il y ait des mecs dont c'est la spécialité de penser à la place des autres. Le syndicat est le spécialiste de la parole et de la négociation, essentiellement. Je laisse de côté le rapport combatif, la tradition de lutte de classe, je vois le rapport négatif a l'institution syndicale. A Renault, l'autonomie ouvrière a fait un bond à partir du moment où des ouvriers ont été élus pour aller aux négociations avec les délégués syndicaux. C'est comme si le tabou avait été violé et qu'on pouvait penser librement. Cela a abouti à cet événement exceptionnel dans l'atelier des grandes presses : les gars ont fait une assemblée avec les trois équipes en disant aux délégués de s'en aller parce qu'ils avaient besoin de réfléchir librement. fis ont chassé les délégués, ils ont discuté, et, quand ils ont décidé de continuer la grève, ils les ont ensuite informés de leur décision. CAVI : Je crois que c'est une analyse un peu raccourcie des syndicats que tu fais là. D'abord, quelqu'un qui prend sa carte de syndicaliste, c'est souvent pour lui un acte de militant. J'ai beaucoup de camarades délégués dans des entreprises qui sont extrêmement combatifs, et non sporadiquement. Traditionnellement, dans la classe ouvrière, s'engager dans le syndicat
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c'est une position de lutte et ça l'est resté pour une partie de la classe ouvrière. Tu raccourcis quand tu dis que prendre sa carte, c'est accepter toute une hiérarchie. En outre, les syndicats forment leurs propres écoles pour rivaliser avec l'école de la bourgeoisie. L'idée de se former soi-même est juste. Ce qui est contestable, c'est que cette école-là reprenne les valeurs de la bourgeoisie : la division du travail, la hiérarchie, la discipline autoritaire... Il y a beaucoup de choses à contester dans le syndicalisme tel qu'il est aujourd'hui, mais pas n'importe comment ou par n'importe qui, pas comme l'ont fait certains maoïstes... VICTOR : Ta critique est juste. CAVI : Toute attaque bestiale est réactionnaire. Au contraire, il en va de notre intérêt à tous de débattre publiquement et démocratiquement de toutes ces questions. Tu ne peux donc pas cracher sur le principe d'une école syndicaliste. Tu peux contester l'enseignement qui y est donné. Et alors, pourquoi les comités de lutte n'auraient pas, eux aussi, leurs écoles? VICTOR : Mais ils les ont, bien sûr. CAVI : Alors, attention aux raccourcis. VICTOR : Tu as raison sur les raccourcis. Je voulais dire : le noyau qui bloque, le noyau bourgeois le plus profond dans la tête des ouvriers, c'est le rapport au savoir, à l'école. CAVI : École, famille, c'est très lié... VICTOR : D'où l'importance de rendre accessible aux ouvriers la contestation lycéenne de l'école. Et elle n'est pas du tout accessible. On sort d'un mouvement lycéen d'une extraordinaire profondeur... CAVI : D'une ampleur sans profondeur... VICTOR : Ce mouvement n'a pas été profond? CAVI : Non. Dans les C.E.T. cela a été profond. Pas tellement dans les lycées. VICTOR : Tu crois, même en province? CAVI : Il y a bien eu quelques initiatives intéres-
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santés, mais en général ce mouvement n'a pas produit grand-chose de nouveau. Tout le monde a été débordé. Il n'y pas eu, du fait de la division des groupes politiques, de l'impossibilité d'une pensée unificatrice, de la part des lycéens quelque chose pouvant dépasser la réaction viscérale. C'était plus brut : la révolution contre l'école — sans que cela soit vraiment dit. VICTOR : Sauf là où il y a eu institution de contrecours. CAVI : Il y en a eu très peu. Et ces contre-cours ne sont pas apparus spontanément. Des militants lycéens, souvent organisés, en ont pris l'initiative. VICTOR : Ce n'est pas parce que c'est faible que ce n'est pas important. C'est cela qu'il faut systématiser. CAVI : Je n'ai pas dit que ce n'était pas important. Je disais seulement que ce mouvement lycéen n'avait pas la profondeur que tu lui attribuais. SARTRE : Ce que je sais, c'est que les lycéens actuellement, dans beaucoup de lycées, sont vraiment en profonde révolte, mais que cette révolte est complètement absurde, elle ne correspond à rien, elle n'a pas de visée sociale, c'est n'importe .quoi. Il faut cracher à ses pieds dans la classe et si le professeur s'y oppose, c'est le chahut. C'est à peu près à ce niveau-là. Ou alors ce sont les notes, c'est n'importe quoi, mais il n'y a pas de sens profond dans cette révolte, elle a perdu son sens. Si tu veux, je pense qu'il y en avait un peu plus vers 69-70 et que maintenant elle l'a perdu. Elle l'a perdu en même temps qu'elle s'agrandit. C'est très curieux et d'ailleurs il faut les rattraper, les lycéens, parce qu'ils foutent le camp. CAVI : C'est normal, ils sont désabusés. En 69-70, on pouvait se rattacher à l'extrême gauche, aux nouvelles forces politiques. Aujourd'hui ces nouvelles forces politiques ont des allures de vieux routiers; un peu comme la couverture de Charlie-Hebdo : « Alors, papa, t'as fait Mai 68? — Tais-toi, petit con... » C'est comme
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ça que c'est vécu par les lycéens. Avant Mai 68 les types étaient découragés par les partis politiques. Maintenant il se passe la même chose. (Mai
CHAPITRE
1973.)
XIV
Juin 1973 : Contestation et répression Le propre d'événements de la révolution, comme Lip, leur force, c'est Veffet de surprise qu'ils provoquent. SARTBE : Je trouve qu'aucun gouvernement depuis qu'il y a des gouvernements en France, n'aurait réagi comme cela à Lip et au 21 juin 1 . Dans les deux cas, il semble que ce gouvernement qui est fait de gens de droite mais peu au courant des réalités politiques, a pris des attitudes contradictoires, un peu fascistes, et qui servent à le déconsidérer. Je pense donc que nous sommes dans une période assez intéressante, une période de réel combat, mais de combat plus avancé qu'en 68, moins spectaculaire et plus avancé. Voilà des considérations générales dont je voudrais que Victor dise s'il est d'accord avec moi. VICTOR : A partir de Lip, on voit le progrès réalisé par les luttes ouvrières dans l'ensemble de la révolution idéologique en France. Mais quel est aujourd'hui le rôle du P.C.? C'est le P.C. qui appelle à la première manifestation de riposte contre la dissolution de la 1. 21 juin : manifestation violente contre la police qui protégeait un meeting nazi d'Ordre Nouveau.
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Ligue ' au Cirque d'Hiver. Avant, nous nous faisions traiter de fascistes rouges. En 1972, Pierre Overney a été assassiné, et c'était, pour le P.C., un fasciste tué par un autre fasciste déguisé. Alors, un pas a dû être franchi par le P.C.-C.G.T. pour aboutir à un tel changement. Plus généralement, ça doit être une occasion, cette fin de printemps, de préciser ce que nous, maoïstes, entendons par nouvelle démocratie et nouveau fascisme. CAVI : Tu insistes peut-être trop sur l'attitude du Parti Communiste et de la C.G.T. Elle me semble tout à fait classique : la manifestation du 20 juin dans la rue évoque un sommeil organisé, avec pour fin les élections. Le Parti Communiste cherche — et cela n'a rien de nouveau — à élargir son électorat mais, cela peut-être est nouveau, il cherche à gagner des voix à gauche puisqu'il ne peut plus s'étendre à droite, le Parti Socialiste commençant à faire le plein. Il lui est nécessaire de rallier un certain nombre d'intellectuels, un certain nombre de couches sociales et déjeunes; il doit donc se mettre du côté de ceux qui combattent pour la démocratie. D'où d'ailleurs une chose très symptomatique : il participe au Front Démocratique qui proteste contre l'interdiction de la Ligue. Mais à ce meeting — je ne sais pas si tu es au courant de ce détail — il a exigé que la Ligue ne parle pas, ne soit pas présente à la tribune, mais seulement dans les premiers rangs. Le P.C. se prépare aux prochaines échéances électorales en tirant les- leçons de ses échecs. VICTOR : Ton analyse est beaucoup trop floue. En effet, les élections constituent un moment crucial pour le P.C., pour un parti dont la stratégie repose tout entière sur les moments politiques électoraux. Avant 1. La Ligue Communiste, dissoute après la manifestation du 21 juin.
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les élections du 21 mars 1973, on avait un P.C. conforme à l'image que la nouvelle gauche a de lui depuis 1968. Il y avait un mouvement de grève, on le réprimait au nom du Programme Commun; bon, la nouvelle gauche sait y voir clair dans une telle situation, elle s'est formée sur ce terrain depuis 1968. Et puis, voilà les élections, voilà l'échec de la gauche. Immédiatement, le P.C. a dû affronter un problème de taille. Pendant au moins un an, toute la machine du Parti fonctionnait à plein sur les élections, l'ensemble des énergies des militants du P.C. était concentré sur les élections, d'autant plus qu'il fallait justifier la perte d'énergie dans les luttes sociales. Les élections arrivent, c'est un échec de la gauche. Le P.C. peut dire ce qu'il veut, mais y compris dans sa presse officielle, il a répandu l'illusion que la victoire de la gauche était possible. Le résultat : cette déception l'oblige à rendre des comptes à sa base, sa base militante, sa base électorale, chose qu'il n'a pas l'habitude de faire. Le P.C. s'est interrogé, non seulement pour savoir comment gagner la frange de l'électorat qui lui manque, mais il s'est demandé aussi pourquoi le Parti Socialiste avait mordu sur cette frange. Et que donne-t-il comme réponse? C'est très marrant de voir comment la sociologie électorale lui permet de voir certaines choses que des grèves ne lui permettent pas de voir. Le P.C. s'est aperçu d'une chose, c'est que le Parti Socialiste mordait sur une partie de l'électorat qui n'est pas celle que l'on visait à gagner à tout prix en 1967. J'ai lu les textes du Congrès du Parti Socialiste, en particulier les textes de la tendance de gauche, et ils le disent clairement. La fraction de l'électorat qu'il faut gagner ne se trouve pas seulement dans les couches moyennes mais aussi dans les couches les plus exploitées de la population qui votent encore à droite. En d'autres termes, les socialistes veulent gagner chez les femmes, les jeunes, les O.S., les agriculteurs, ce qui implique
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' que Ton récupère, du moins au niveau du discours politique, les idées de la contestation. C'est le pari du nouveau Parti Socialiste. Dans l'union passée avec le Parti Socialiste, l'accord tacite, dans l'esprit du P.C., était le suivant : au P.C. la classe ouvrière, au P.S. les couches moyennes. Maintenant les deux partis se disputent les mêmes chasses. Ils se battent pour l'hégémonie dans la conquête de la même frange électorale, ce qui explique tous les phénomènes de concurrence acharnée entre le P.S. et le P.C. sur tous les terrains; évidemment, à Renault-Billancourt, ou même à Lip, concurrence P.C.-P.S. ne veut rien dire puisqu'il n'y a pas de Parti Socialiste. Il y en aura peut-être dans deux ans. Tout dépendra, et j'y reviendrai, de l'attitude de la nouvelle gauche : ou bien elle comprend le danger, ou bien elle ne le comprend pas, et c'est fini pour elle. La conjoncture pousse le P.C. à appliquer immédiatement les leçons qu'il tire des élections. C'est cette conjoncture exceptionnelle d'avril où il y a à la fois le mouvement lycéen et le mouvement de Renault. On peut dire qu'il n'y a rien de nouveau dans l'attitude du P.C. par rapport aux 373 O.S. des grandes presses : sur ce terrain qui est celui par excellence de la classe ouvrière il est débordé, il fait un virage à gauche, c'est classique. Mais ce qui est plus nouveau, c'est l'attitude du P.C. par rapport au mouvement lycéen. Il manifeste son intention d'abord d'avoir une activité indépendante; il échoue, et décide à ce moment-là d'avoir une activité au sein du mouvement lycéen : il aura la patience nécessaire pour profiter de toutes les erreurs de l'ennemi gauchiste, et ensuite récupérer. On assiste aux premières grandes manœuvres du P.C. le 9 avril et le 1 e r mai; le 9 avril, initiative de la C.G.T. appelant avec les comités de lutte lycéens, dirigés par les trotskystes, à une manifestation commune; le 1 e r mai : rebelote. Ça n'a pas réussi, il n'y a eu ni la masse
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ouvrière ni la masse lycéenne le 1 e r mai; mais le fait qu'il y ait eu cette manœuvre montre que le P.C. a marqué un point, car des manœuvres d'« enveloppement » de la nouvelle gauche comme celles-ci n'avaient jamais eu lieu depuis 1968. Le simple fait de cette manœuvre est inquiétant. Seulement voila, il ne s'en tient pas là. Avec les suites du 21 juin, la dissolution de la Ligue et l'arrestation d'Alain Krivine, apparaît une deuxième manœuvre d'enveloppement du P.C. et de la C.G.T. C'est simple. Le P.C. et la C.G.T. disent : comme nous l'avons dit et comme nous l'avons montré dans la rue le 20 juin, le pouvoir manifeste des tendances de plus en plus autoritaires et répressives; nous considérons comme un signe de cette accentuation des tendances autoritaires du régime la dissolution de la Ligue Communiste; nous sommes en complet désaccord avec son orientation, ses méthodes et ses agissements, mais nous voulons attaquer les tendances autoritaires du pouvoir. Donc nous protestons contre la dissolution de la Ligue et nous appelons à un meeting unitaire mercredi prochain. A gauche, tout le monde, ému aux larmes par cette attitude du P.C., crie bravo et décide d'appeler avec lui. Et que dit alors le P.C.? Il dit : d'accord pour mercredi 4 juillet au Cirque d'Hiver, mais entendons-nous bien, c'est nous qui dirigeons. Et le P.C. dirige de la seule manière dont il puisse diriger, d'une manière totalitaire. Donc, il n'est pas question que la nouvelle gauche s'exprime à ce meeting. On assiste à cette proposition renversante : un meeting de protestation contre la dissolution de la Ligue Communiste où celle-ci sera présente mais bâillonnée. Alors ça fait deux manœuvres d'enveloppement de la nouvelle gauche depuis quatre mois. Si elles marchent, je crois qu'il faut avoir le courage de le dire, c'est que la nouvelle gauche a baissé, a décliné. Ça indique bien l'évolution du rapport de force entre la nouvelle gauche et l'ancienne, évolution qui est néga-
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tive. Mais maintenant, pour ne pas être unilatéral il faut observer dans Lip les progrès de la nouvelle gauche depuis 1968. La révolution idéologique dans le monde ouvrier est avancée : l'imagination n'est plus simplement à la Sorbonne. Il fallait qu'il y ait ce déplacement, cette prolétarisation de la contestation, c'est fait. Il faut s'appuyer sur le positif, Lip, pour critiquer, rejeter le négatif : à savoir, les phénomènes de décomposition dans la nouvelle gauche, dans le mouvement maoïste en particulier. CAVI : Là-dessus, levons une ambiguïté. Il y a un rapport dialectique entre les gauchistes — dont les maoïstes — et le mouvement social. Le mouvement social produit aussi les maoïstes qui en reprennent des idées. S'ils sèment, ils moissonnent aussi. Cinq ans après Mai 1968, un tas d'idées ont mûri dans les usines et brusquement elles se concrétisent dans cette usine qui devient une sorte de « BATEAU IVRE «. Dans ce sens-là d'ailleurs, l'article de Clavel dans Libération était bien : les Lip ont découvert l'extraordinaire de manière naturelle. VICTOR : C'est vrai, ça saute aux yeux dès qu'on arrive dans l'usine. SARTRE : ...la réalisation d'une forme socialiste qui échouera... VICTOR : Qui échouera? A Lip, tu veux dire? SARTRE : A Lip. Mais qui en même temps marque une espèce d'idéal que d'autres ouvriers chercheront à atteindre. CAVI : Peux-tu préciser? VICTOR : Lip, en tant que pouvoir matériel de la classe ouvrière, prendra fin, mais restera comme pouvoir symbolique. SARTRE : Voilà, c'est ça. VICTOR : Donc, on se rapproche sur la notion de pouvoir symbolique qui nous a séparés pendant un temps. SARTRE : Que l'on me parle de Lip dans une discussion
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plus générale, d'accord, mais que l'on me parle de symbole du type vraiment symbolique, non. VICTOR : Quand on a désarmé un policier, tu trouvais ça trop symbolique? SARTRE : Oui, parce que c'était UN policier. VICTOR : Évidemment; là, c'est U N E usine. GAVI : Oui, la comparaison n'est pas très bonne. D'un côté, des militants mènent une action symbolique : désarmer un policier dans la rue! A Lip, par contre, les ouvriers n'ont pas pris le contrôle de l'usine en cherchant délibérément le symbole, mais tout simplement parce que cela allait de soi. VICTOR : Oui, mais s'il n'y avait pas eu des opérations de contre-pouvoir symboliques depuis des années, il n'y aurait pas eu cet exercice du pouvoir, à la fois matériel et symbolique qui caractérise l'expérience de Lip. Ou alors discutons-en. SARTRE : Ce serait intéressant de discuter du symbole chez vous, seulement ça ne me paraît pas un sujet de fin de dialogue. Peut-être pourrait-on faire une discussion sur ce que c'est que le symbole dans les masses ouvrières, et ce que c'est que la réalité d'action et comment l'un et l'autre se conditionnent. VICTOR : Crois-tu que ce soit l'effet du hasard que la Ligue Communiste ait été dissoute au moment où Lip dominait l'actualité sociale et politique? SARTRE : Est-ce qu'il la dominait? Est-ce que dans les journaux bourgeois...? VICTOR : Oui, c'est clair. GAVI : Je ne crois pas que ce soit Lip; c'est tout un état d'esprit, dont Lip. Mettons-nous à la place d'un ministre de l'Intérieur ou, disons, d'un Ceyrac. Ces hommes passent par les mêmes « informations » que nous. Le Nouvel Observateur, par exemple, n'a pas d'influence sur la classe ouvrière, mais il en a une sur la bourgeoisie et même une partie du patronat. Si je me mets dans la peau d'un patron d'aujourd'hui, un
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patron pas trop bête, sur la question de Tavortement il est divisé. Il y a des patrons qui sont tout à fait pour Tavortement libre et gratuit. Il y a la question des O.S., des conditions de travail inhumaines. Des patrons sont contre aussi, et ceux-là pensent à organiser l'usine autrement tout en en tirant un profit égal. Une autre partie du patronat, au contraire, réagit brutalement contre toute révolte. Elle veut conserver la société en l'état où elle est. Le patronat est donc divisé. Ce qui s'est passé à Lip ne peut que séduire le patron dit moderniste qui a appris dans les grandes écoles commerciales à respecter l'ouvrier « sérieux » et imaginât if, l'ouvrier capable de gestionner. Il est ravi que l'ouvrier puisse prendre des responsabilités dans la mesure où cela se passe à l'intérieur même du système capitaliste et ne remet pas en cause la hiérarchie; on accepte même quelques bavures. Ce n'est pas un hasard si France-Dimanche disait : * Ce n'est pas la révolution parce que c'est propre, M Telle est la pensée du patron moderniste. Donc, pour ce patronat-là, Lip n'est pas quelque chose de redoutable. D'autant qu'il s'agit d'une industrie traditionnelle où la main-d'œuvre est plus importante que la matière première. Ce sont des secteurs d'activités en train de péricliter, souvent absorbés par des groupes étrangers et qui ne concernent en général pas les gros intérêts du patronat. On pourrait même dire que le patronat.verrait d'un bon œil la nationalisation de ce type d'industrie que tu trouves, par exemple, dans les Vosges, le Jura, dans un certain nombre de vallées des Alpes ou en Bretagne. Il se fiche aussi royalement que les ouvriers prennent le pouvoir dans ces entreprises, du moment que cela ne devient pas une épidémie. En outre, il méprise ces patrons qui n'ont pas su bien gérer leur entreprise. Dans les grandes écoles, on n'a pas beaucoup de respect pour les Fred Lip. Edgar Faure représente une partie du patronat,
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celle qui n'est pas trop bête. Seulement, le patronat a peur de l'épidémie. Il redoute que le même phénomène puisse se reproduire dans la grande industrie, là où il y a des O.S., à Renault, à Peugeot, à Citroën, dans l'industrie chimique. Si bien qu'il est amené à réprimer toutes les forces qui pourraient encourager d'autres secteurs de l'industrie à suivre l'exemple de Lip. VICTOR : Je ne suis pas d'accord avec l'idée que Lip ne dérange pas le patronat. Je reconnais qu'une fraction du patronat dite moderniste — celle qui se laisse interviewer par Libération — a intérêt à « domestiquer » Lip, ce qui ne veut pas dire que cela ne la dérange pas; l'interview d'Edgar Faure éclaire la thèse du patronat moderniste selon laquelle il serait trop bête, étant donné ce que va coûter Lip, de ne pas essayer de le digérer. A cet effet, il faut considérer l'affaire comme un accident, une bavure de l'économie de marché, le symptôme de tout ce qu'il y a de mauvais dans la gestion patronale; il faut donc se servir de Lip pour faire progresser les théories modernes de la gestion qui suppose une participation accrue, à tout le moins de certaines couches, des producteurs. Donc, même pour cette fraction-là, Lip dérange, mais elle essaie d'en tirer parti. Si à Lip le pouvoir patronal vacant était remplacé par un pouvoir ouvrier qui laisse intacts les mécanismes du pouvoir patronal, si à Lip il existait un pouvoir « patronal-ouvrier », Lip serait une excellente occasion pour la fraction moderniste du patronat de renforcer ses positions de force par rapport à la fraction rétrograde. Mais Lip n'est pas cela. Ce n'est pas du tout le pouvoir ouvrier qui chausse les bottes du pouvoir patronal pendant un laps de temps. Lorsque tu dis que Lip serait dans 1' « ordre », c'est complètement faux. C'est dans le désordre le plus intégral, du point de vue du patronat. Visite la partie de l'atelier qui produit : les ouvriers travaillent à leur rythme naturel. Or, la revendication sur le rythme naturel du travail et la
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lutte contre toutes les formes du rendement et du salaire au rendement, même la fraction moderniste, les centres des jeunes dirigeants d'entreprise, disent que ce n'est pas possible à digérer. CAVI : Ce n'est pas exact. Lis le dernier Entreprise. Ils sont en train de revenir complètement là-dessus. VICTOR : Admettons. Alors, deuxième critère des changements effectifs dans les rapports de production : le rapport de l'ouvrier au contremaître, au chef d'atelier; ça a changé à Lip. Entreprise le demande aussi? Je sais que des patrons sont partis en Chine pour y étudier la réorganisation industrielle, en particulier tout ce qui a trait à la suppression de la différence entre le travail d'exécution et le travail de conception, la critique du travail à la chaîne. Cela dit, je ne pense pas qu'une fraction, même la plus moderniste du patronat, aille jusqu'à l'abolition des rapports de production. CAVI : Il y a quelque chose d'ambigu à Lip. VICTOR : Ambigu, qu'est-ce que cela veut dire? Ça veut dire qu'il y a deux classes qui s'affrontent; bien sûr. CAVI : Il semble que la division du travail reste la même. VICTOR : Ce n'est pas exact. J'y étais au tout début et déjà la division sociale du travail, les rapports de production effectifs, commençaient à être contestés. Cer* tains étaient contestés dans le pratique, comme le rapport au contremaître ou au chef d'atelier — et ceci dès le départ. Le rapport aux cadres, à Lip, c'est quelque chose de très intéressant. Pourtant, dans Le Nouvel Observateur, Jean Daniel explique superbement que l'expérience Lip c'est l'union des O.S. et des cadres! C'est complètement faux. Il y a aussi des idées du style « il faudrait peut-être tenter de produire de manière neuve, avec un nouveau rapport entre les bureaux d'étude, de recherche et la production ». Il y a aussi des idées de droite à l'intérieur de Lip, des idées
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syndicalistes qui inhibent ce type d'initiative ouvrière. Mais le simple fait que ces idées... CAVI : Juste un petit détail. Je crois qu'il y a une différence entre les militants syndicalistes à l'intérieur même de Lip et les permanents à l'extérieur de Lip. VICTOR : Je n'attaque pas du tout les militants syndicalistes de Lip qui ont beaucoup contribué au mouvement. CAVI : Quand tu parles de « militants syndicalistes », s'agit-il des syndicalistes de Lip? Des permanents? VICTOR : Quand j'y étais, les permanents n'avaient pas encore beaucoup de pouvoir. Il paraît que, depuis, cela s'est renforcé et que la lutte de classe s'est radicalisée, mais je te parle des syndicalistes intérieurs. Il y a des gars qui sont manifestement très bien. Pour revenir aux rapports de production effectifs, il y en a qui sont bien ébranlés — ça durera ce que ça durera — en l'occurrence, ça ne durera pas uniquement le temps de la libération de l'usine; même si l'usine est reprise par des Anglais ou par d'autres, il sera très difficile pendant des mois, de restaurer certains rapports sociaux, cela ne fait pas l'ombre d'un doute, étant donné la profondeur de la crise des mentalités. Je sais bien que chaque fois qu'il y a une bonne grève, les ouvriers disent que plus rien ne sera comme avant, mais je crois que là il y aura des choses difficiles à restaurer. Je ne dis pas qu'elles ne le seront pas, mais il faudra un peu plus de temps, parce que la libération individuelle est très profonde. Le respect des normes de l'ordre hiérarchique patronal est fêlé à un point incroyable. Quand tu débarques dans l'usine, tu as vraiment l'impression que tout est possible, qu'il suffit de lancer de bonnes idées, quoi. Tu as vraiment l'impression que tu peux aller très loin dans la transformation matérielle et symbolique. Si Lip n'était qu'un pouvoir ouvrier matériel, ce serait déjà très dérangeant, très subversif. Mais en
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plus, il est un pouvoir symbolique, et je m'explique sur ce dernier point. Tu as partout en dehors de Lip, en dehors de Besançon, un dérangement dans les esprits de la masse ouvrière. Des idées qui étaient dominantes dans les esprits commencent à vaciller. Il y a des gars qui te disent « c'est possible de travailler sans patron », ou bien — et c'était le cas quand Lip est venuà Renault : « On va vendre des pneus, on va vendre des batteries, pas de voitures parce qu'il y a les papiers, les numéros d'immatriculation, etc., mais des pièces... » Ils le disent en rigolant, c'est vrai. J'ai discuté avec des gars de Sud-Aviation, de Toulouse — évidemment ils ne peuvent pas produire ou vendre Concorde — mais le simple fait qu'ils se posent la question est déjà une fantastique subversion. Pour reprendre une expression de Marx dans Le Capital, l'éternisation des rapports sociaux est mise en question. C'est phénoménal comme révolution dans les esprits. C'est très dérangeant, même si Lip n'est pas repris à Robin, à Lorient, ou à Romans dans l'industrie de la chaussure immédiatement. Même s'il n'y a pas une autre usine qui fait comme Lip, il y a un pouvoir symbolique Lip qui s'exerce à travers toute la classe ouvrière. C'est terriblement subversif pour le patronat, et il le sait. Pour le patronat, non pas comme collection de patrons individuels, pour le patronat en tant que classe représentée dans le gouvernement. CAVI : Quel est ce mouvement dont Lip est un symptôme? SARTRE : Au départ c'est tout de même, je pense, l'égalité des travailleurs à tous les niveaux. C'est à la fois le sens profond de Lip et l'unité qui est dans la nouvelle gauche, l'idée de la suppression de la hiérarchie, de l'égalité absolue des travaux, des hommes travailleurs. C'est l'idée qui me paraît essentielle chez Lip et c'est l'idée que les trotskystes et les maos défendaient contre Ordre Nouveau. Je ne sais pas si c'est
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Tidée de départ des maos en Chine, mais c'est certainement Tune des idées clés de la nouvelle gauche dans le prolétariat. Tu es d'accord? VICTOR : Oui. Le salaire de lutte ou le salaire de survie sera sans doute égal pour tous, à Lip. CAVI : Tu considères les Lip comme très irrespectueux à l'égard des forces de gauche organisées. Mais on ne peut pas passer sous silence tout le courant autogestionnaire qui s'est développé au sein de ces forces avant que Lip éclate. Est-ce que la gauche traditionnelle reprend quelque chose de profond dans les masses' qui le débordent, au point de théoriser ce « quelque chose » par l'autogestion, ou bien est-ce cette théorie de l'autogestion venue d'en haut qui a contribué à ce que les Lip développent toute une idéologie égalitariste? SARTRE : Ce ne sont pas les théories de la gauche traditionnelle, c'est autre chose. Il semble que la gauche traditionnelle, en effet, ait eu quelques tendances vers cette idée de l'égalité dans la mesure où elle est partie du symbole de la République française, et je pense qu'il y a eu effectivement à gauche une discussion sur l'autogestion, surtout lorsqu'on l'a faite en Yougoslavie. Donc ils sont au courant de la chose. Mais par contre, pour les ouvriers de Lip ce n'est pas du tout cela; c'est vraiment dans le concret qu'ils voient l'absurdité d'une hiérarchie et de salaires différents; ils voient l'égalité des hommes qui travaillent, et cela c'est concret. Avant la grève, quand ils voient passer un cadre sur leur lieu de travail ils trouvent ça cocasse; mais après la grève, après la reprise de l'usine, c'est l'ensemble des rapports entre cadres et ouvriers, cadres et patrons, qui leur apparaît abstrait et absurde, ils ne voient pas que cela corresponde à quelque chose. Ils voient un système, très loin de l'humain, qui donne à des gens des supériorités sur d'autres, sans que cela soit fondé sur une supériorité mentale ou physique. II y a donc réellement chez Lip un
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souhait de réaliser cette égalité. Et puis, il y a eu des expériences comme celles de Yougoslavie — où c'est plutôt le gâchis — qui sont quand même venues jusqu'ici et ont fait l'objet de discussions; ce qui fait que l'idée chez Lip n'est pas complètement originale, encore qu'à mon idée elle ne vienne pas de Yougoslavie ou des discussions qui ont eu lieu en France à ce sujet. Les Lip ont trouvé cela eux-mêmes, cela me paraît assez typique, mais cela rappelle aux vieux de vieilles idées sur l'auto-organisation. Je crois que voila la question. CAVI : As-tu l'impression que ce mouvement puisse se généraliser? SARTRE : C'est-à-dire que c'est un mouvement qui, dès qu'il commencera à se généraliser, devra affronter concrètement les forces bourgeoises; un parti comme le P.C. n'a pas constamment les bourgeois contre lui, puisqu'il y a beaucoup d'actions dont il se garde; ou bien il arrête une grève ou il dissuade de la faire, et en cela il est d'accord avec les patrons. Tandis que là c'est autre chose, c'est dans l'acte, il n'y a pas de parti, il y a une action menée pour obtenir l'égalité; c'est cela qui mettra le patronat en folie : lorsqu'il s'apercevra que cela peut se faire partout et qu'alors le patronat devient inutile et même nuisible. Alors il attaquera, et ce sera une lutte très violente en perspective, mais pour l'instant nous n'en sommes pas là. Nous en sommes à une première tentative qui va échouer parce que l'usine sera rachetée, et parce qu'il y aura des forces de droite qui seront contre. Si tu veux, je trouve que Lip est un fait très particulier, très important, auquel d'ailleurs les journaux ont donné beaucoup de place et qui restera dans la mémoire ouvrière. Voilà ce que je pense sur Lip. Mais ceci dit, ça va rater, dans trois ou six mois. Ça peut rater même si ça marche bien parce que précisément, à ce moment-là il y aura le coup d'arrêt. CAVI : Ils sont assez isolés, surtout en juillet-août.
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VICTOR : Une remarque sur la notion d'échec. La revendication des ouvriers, c'est : non au démantèlement, non aux licenciements. Même si le pouvoir ouvrier est réprimé violemment par les C.R.S. ou subverti par un quelconque projet de participation ouvrière, s'il n'y a pas de licenciements, il y aura eu non seulement l'exercice d'un pouvoir ouvrier pendant un ou deux mois, mais aussi une victoire revendicative. C'est important : il ne faudra pas dire, lorsque le mouvement prendra fin, que c'est un échec. Il y aurait échec s'il y avait licenciement de 500 ou 1 000 ouvriers ou démantèlement de l'usine. SARTRE : Ça n'est pas impossible non plus, d'ailleurs. VICTOR : Oui, mais il y a quand même un bon rapport de force. CAVI : Il faudrait être plus dur : le Parti Communiste, qui raisonne toujours en termes de victoire ouvrière, dans la perspective de la stratégie qui est la sienne de conserver le monde tel qu'il est avec ses hiérarchies et ses inégalités, prépare déjà cette victoire au sens où il ne veut voir dans Lip que des ouvriers qui cherchent à faire aboutir leurs revendications. C'est ce qu'on lit tous les jours dans VHumanité. L'emploi, les salaires... Lip, ce n'est que cela. Et à ce niveau-là le Parti Communiste aura sa victoire, probablement. Tandis que nous, nous acceptons parfaitement qu'il puisse y avoir une défaite sur ce plan-là, qu'à un moment donné la gestion ouvrière de Lip ne puisse continuer; on comprend qu'aucun îlot ne pouvant subsister dans la société capitaliste, ce sera un groupe financier qui prendra le contrôle de l'usine, en s'adaptant d'ailleurs à la situation parce qu'il y sera bien obligé. Et le pouvoir ouvrier qui existe à l'heure actuelle à Lip devra également s'adapter. Nous n'oublions pas les revendications mais nous insistons beaucoup plus sur l'aspect qualitatif, et nous ne donnons pas le même contenu à ces revendications. Curieusement, quelqu'un qui ne
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lit que L'Humanité aura dix fois moins d'idée sur ce qui se passe à Besançon que s'il lit la presse bourgeoise. Heureusement qu'il y a Libération...! VICTOR : Deux précisions. Premièrement, Lip est déjà une grande victoire et on pourra en dire ce que Marx disait de la Commune de Paris : « Son principal mérite c'est d'exister. » Cela dit, il n'est pas indifférent que les Lip gagnent ou perdent sur les revendications. C'est important. Une victoire sur les revendications est une fusée porteuse pour l'idée de pouvoir ouvrier contenue dans Lip. Deuxièmement, sur le rapport entre l'expérience Lip et l'autogestion. Je suis totalement d'accord avec Sartre lorsqu'il dit que les ouvriers de Lip auront découvert l'autogestion euxmêmes, dans le concret. Mais j'irai plus loin : la découverte dans le concret de l'autogestion par Lip rejette dans l'abstrait, au sens péjoratif du terme, le discours sur l'autogestion de certaines forces politiques françaises. J'en vois pour preuve ce que disent de Lip lesdites forces politiques autogestionnaires en France, c'est-à-dire la C.F.D.T., le Parti Socialiste, et même le P.S.U. Disent-elles que c'est de l'autogestion? Non, à l'image de la C.G.T. et du P.C., elles disent que c'est une méthode d'action, une forme de lutte ou, autre expression consacrée, que c'est de l'autodéfense, formule qui ne veut rien dire et qui masque le problème réel de l'autodéfense du pouvoir ouvrier contre l'investissement des C.R.S. Tout le monde autogestionnaire, même s'il achète des montres, nous met en garde sur le fait que Lip n'est pas de l'autogestion. Au point que nous, qui pourtant ne revendiquions pas le mot autogestion, nous en sommes arrivés à dire que si le mot autogestion a un sens c'est bien à Lip. SARTRE : Simplement, c'est arrivé par en bas. VICTOR : Par en bas, c'est exactement cela. Et ça tranche sur le flou des mots. C'est anti-hiérarchique, clairement. Dans un débat sur l'autogestion, j'ai
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demandé au membre du Parti Socialiste quel était le contenu social de l'autogestion. Il me répond qu'à son avis il n'y avait pas de différence entre l'ouvrier et l'ingénieur. Voilà l'autogestionnaire! CAVI : C'est un premier pas vers une conception égalitariste des relations de travail. VICTOR : Sartre a dit que l'égalité chez Lip c'était l'égalité dans un sens neuf. Entre l'égalité du citoyen de la première république et celle du citoyen de la république sociale, pour reprendre la bonne vieille formule de la Commune, il y a la différence entre l'ancienne démocratie et ce que nous désignons sous le vocable « nouvelle démocratie ». GAVJJ Lip est donc le symptôme d'un mouvement qui remet en question toute la hiérarchie, y compris la hiérarchie traditionnelle politique. La bourgeoisie de gauche ou de droite est piégée. Elle croit que l'histoire est faite par des individus. Elle cherche donc à leur interdire la parole, à décapiter. Seulement, la tête est aussi ailleurs... VICTOR : La bourgeoisie n'est intelligente que lorsqu'elle n'est pas surprise. Marx l'a bien compris : le pire dans une révolution qui échoue, c'est qu'elle donne de l'intelligence à la contre-révolution. Le propre d'événements de la révolution comme Lip, leur force, c'est l'effet de surprise qu'ils provoquent. Cela se produit en un endroit où la bourgeoisie ne l'attendait pas. Mais quand elle s'attend à affronter la révolution en un endroit donné, au Quartier latin, le 21 juin par exemple, c'est plus ennuyeux. Il faut toujours la surprendre. SARTRE : C'est pour cela que du point de vue de la bourgeoisie il y a également un rapport entre Lip et le 21 juin. Un type de pensée purement égalitaire qui se trouve dans la nouvelle gauche, voilà ce qu'on veut arrêter, par la répression. CAVI : Victor, vous parlez de « nouveau fascisme », ce n'est pas très précis...
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VICTOR : C'est très précis. On a fait 400 pages là-dessus dans les Temps Modernes, il faut les lire. Je sais bien que lorsque c'est sorti c'était un peu d'avantgarde, mais... CAVI : Qu'appelles-tu le « nouveau fascisme »? VICTOR : A la différence de l'ancien, ce fascisme n'a pas une base de masse; il procède des différents appareils d'État, lesquels lancent des mouvements d'opinion pour justifier telle ou telle mesure de contre-révolution. C'est la principale différence entre l'ancien et le nouveau. L'ancien fascisme avait une base de masse. CAVI : Oui, mais l'État étant élu par 50 % des suffrages... VICTOR : Quand je parle de base de masse, je désigne des mouvements de masse. CAVI : Crasse ! , c'était un mouvement de masse? VICTOR : Un mouvement de masse fasciste? Non. CAVI : Il y a des contradictions au sein des masses... VICTOR : Ce n'est pas pareil du tout. CAVI : Les mêmes contradictions ont poussé le fascisme au pouvoir en Allemagne... VICTOR : Évidemment, avant qu'il ne devienne hégémonique, le fascisme a rencontré des oppositions. Mais sa caractéristique est d'avoir confisqué d'authentiques révoltes populaires dans les couches moyennes, chez les fonctionnaires, les jeunes, mais aussi dans la classe ouvrière. En Italie, le M.S.I. revêt, semble-t-il, une forme un peu originale. Il présente encore des traits de l'ancien fascisme, exploitant incontestablement une base de masse sous-prolétarienne dans le Sud. Et puis il a les traits de ce que nous appelons le néo-fascisme, un fascisme qui procède de l'Etat. Si en Italie la théorie des deux extrêmes a bien marché — frapper à droite, frapper à gauche —, si la pratique des provoca1. Allusion aux graves incidents racistes survenus dans cette ville.
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tions du style Milan a marché, c'est qu'il y a une base sociale pour la théorie des deux extrêmes. Le sousprolétaire du Sud, manipulé par le M.S.I., est contestataire quand il émigré à la Fiat. La théorie des deux extrêmes n'a jamais marché en France; ils ont pourtant essayé en 1970. Ils essaient à nouveau. CAVI : Nous essayons de transposer, d'adapter aujourd'hui ce qui s'est passé hier. Nous situons le « nouveau fascisme » par rapport au fascisme d'hier, sans tenir compte de ce qui s'est modifié. Par exemple, prends les jeunes d'aujourd'hui; je suis sûr qu'il y en avait parmi les gens qui poursuivaient les immigrés à Grasse. Et dans les banlieues des bandes de « loulous » attaquent des travailleurs immigrés, et il y a de jeunes racistes comme il y en a de vieux. Les gens aujourd'hui ne passent pas par les mêmes filtres qu'il y a vingt ans. Par exemple, le pouvoir utilise beaucoup moins la famille, moins puissante, et utilise beaucoup plus les techniques audio-visuelles : télévision, presse à grand tirage... Il hypnotise autrement. Il détourne autrement... SARTRE : Je pense qu'il y a une nouvelle tactique de la classe conservatrice, de la classe bourgeoise, mais je ne vois pas tellement que les masses soient fascistes. Or, comme le disait Victor, il y a eu un fascisme de masse que vous appelez l'ancien fascisme, qui n'existe pas en France. Il y a des groupes fascistes mais il n'y a pas de fascisme en masse. Je ne pense pas que politiquement le fascisme ait une grande importance. Et la preuve, d'ailleurs, c'est ce que vient de faire Marcellin : les deux extrêmes que l'on voit dans d'autres pays et qu'il a essayé, pour une fois, d'appliquer. Mais il voulait arrêter les trotskystes, il a cru devoir en même temps arrêter Ordre Nouveau; donc il a refusé le fascisme d'Ordre Nouveau. VICTOR : Ce n'est pas celui-là qui est dangereux. CAVI : Toutes les formations politiques tradition-
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nelles, y compris d'extrême gauche, parlent d'un processus de fascisation. Ce vocabulaire se retourne contre nous : ceux qui sont fascistes.aujourd'hui disent qu'ils étaient dans la Résistance. VICTOR : Il y a peu de néo-fascistes importants qui étaient dans la Résistance. CAVI : Ne peut-on pas plutôt chercher le fascisme partout où il se trouve, dans les superstructures et aussi dans des espaces totalitaires au sein de la société dite démocratique? Des millions de gens ne vivent pas tellement autrement que s'ils vivaient dans un régime fasciste. Ils n'ont aucun contrôle sur leur existence. VICTOR : Et quand il y a une extension de ces espaces totalitaires, comment la caractérises-tu? Il faut bien trouver un mot. Il vaut mieux que ce mot ait un rapport avec une expérience cruciale vécue par la démocratie en France. D'où le terme de nouveau fascisme. CAVI : Oui, sauf que c'est un terme tellement utilisé qu'il ne veut plus rien dire. VICTOR : D'accord. Quand les masses inventeront un mot pour désigner cette extension des espaces totalitaires, un mot bien français, bien de 73 ou 74, on délaissera volontiers le mot « nouveau fascisme ». On hésite entre nouvelle démocratie et démocratie directe; quand il y aura mieux... SARTRE : Démocratie directe est mieux. VICTOR : L'amélioration dans la terminologie correspondra à une plus grande maturité. CAVI : Oui, mais c'est à nous d'aller de l'avant là-dessus. VICTOR : C'est aussi une question de correspondance avec les mouvements sociaux. CAVI : Le mouvement social existe maintenant, mais on n'y est pas adaptés. VICTOR : Oui, si tu veux.
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CHAPITRE
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XV
Du pouvoir Cette expérience de prise de pouvoir partielle, limitée, vaut mieux pour le moment qu'un merveilleux programme de prise DU pouvoir, le fameux, le seul, le pouvoir d'État centrai,. VICTOR : Après Lip, la réception des nouvelles du Chili a été extrêmement profonde. Les événements du Chili ont été ressentis fortement, parce qu'en France les questions de la Révolution étaient reposées en termes neufs par Lip. J'ai la sensation que beaucoup de gauchistes sentent qu'il y a un cycle de la lutte de classes qui s'achève. GAVI : Oui. Lip et le Chili ont été ressentis très vivement par tous les Français. Pourquoi? Parce qu'au Chili comme à Lip, se posait non plus de manière théorique mais de manière concrète la réalité vivante du socialisme libre. A Lip, quelque chose d'extraordinaire s'est passé, un rêve est devenu une réalité, bien entendu avec ses limites, puisque les policiers sont intervenus. Au Chili, même chose. Pendant trois ans, l'esprit Lip a régné dans un certain nombre d'usines du Chili. Les ouvriers, que j'ai rencontrés à Lip, ressemblaient comme des frères à ces ouvriers des cordons industriels chiliens. Beaucoup de gens pour la première fois depuis très longtemps ont eu l'impression de respirer un grand bol d'air, de palper enfin ce que pourrait être une société socialiste, où les ouvriers
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auraient le contrôle de leurs moyens de production. En même temps, ils se sont rendu compte des énormes obstacles qu'il y avait à franchir. Nous nous sommes tous sentis mutilés ce 11 septembre 1973 quand nous avons appris la mort d'Allende, la prise de la Moneda. La Moneda, c'était un peu Lip. C'était nous. VICTOR : C'est vrai que l'événement du Chili permettait et permet toujours de faire comprendre très largement et de manière très sensible ce que peut être la contre-révolution en France. Dans Libération, je crois d'hier, il y avait dans l'article sur Lip une remarque d'une ouvrière qui disait, après l'intervention des C.R.S., « on ne veut pas que ça finisse comme au Chili ». Ils ont aussi employé l'expression « Chilip ». Bon. Mais je voudrais d'abord insister sur la révolution avant de voir la contre-révolution. Le phénomène qui me frappe le plus, c'est comment la théorie de la révolution, la théorie dominante, implicite disons, dans les esprits est profondément bousculée par l'événement Lip. Je pense que l'événement Lip remet en question tout le système de concepts traditionnels dans la théorie gauchiste; ce système c'est : luttes revendicatives, accumulation de luttes revendicatives qui se terminent selon la logique syndicale par un compromis, puisqu'il faut tenir compte du rapport de forces, et, à un moment, à partir d'un concours de circonstances, de tout ce qui a été accumulé comme combativité par les luttes revendicatives, il y a une situation de crise révolutionnaire; ça se traduit dans un pays comme la France par un mouvement de grève générale : la question du pouvoir central est posée. En gros, qu'on le veuille ou non, c'est le schéma théorique dominant. Quand je dis « dominant », il faudrait plutôt dire écrasant. L'esprit est écrasé; de même que le phénomène vivant de la lutte de classes, de la révolution moderne. Des événements comme Lip sont actuellement écrasés par un très vieux discours de la révolution. Ce vieux discours de la
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révolution dont je viens de décrire grosso modo le fonctionnement, est en train d'ensevelir, avant la lettre, l'événement Lip. Tous les groupes révolutionnaires ayant pignon sur rue, croyant ferme à leur programme et à leur théorie, actuellement, disent, ou se disent, et en tout cas disent tout bas : « Lip, c'est fini, on avait atteint un sommet avec la marche sur Besançon; c'est maintenant la séquelle, le baroud d'honneur, qu'on a toujours au moment d'une grève importante, etc. » Alors que, le 12 octobre, les ouvriers de Lip, en assemblée générale, après une journée de travail en commissions, qui ont étudié tous les textes qui leur étaient proposés, décidaient à une écrasante majorité, non seulement de refuser le plan du négociateur du gouvernement, le plan Ciraud, mais de revenir à leurs revendications initiales. Histoire de montrer que pour eux toutes les négociations avaient une importance secondaire, tant qu'elles ne prendraient pas en considération l'aspiration qu'il y avait dans la communauté des Lip et ils acceptaient implicitement par ce vote, les Lip, de reconnaître que leur aspiration allait au-delà même de leurs revendications; ce vote exprimait leur refus de société. Ils ne l'écrivent pas dans les tracts, ils le disent. C'est l'événement révolutionnaire par excellence : une communauté ouvrière qui à travers sa lutte revendicative dit : non, nous ne sommes pas d'accord pour monnayer nos revendications, et en tout cas il n'est pas question qu'on admette des licenciements, parce que là ça nous touche en tant que communauté humaine; à la limite on pourrait trouver une entente, sur une nouvelle physionomie juridique de la société Lip, mais pas question qu'il y ait un Lip de licencié; au moment où donc une communauté ouvrière dit « non » à la logique traditionnelle de la négociation syndicale, on a l'impression que les révolutionnaires, les groupes révolutionnaires, sont absents de l'événement! qu'ils n'en saisissent pas du tout la portée!
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Actuellement, en France, il y a un mouvement Mai 1968, sur un territoire limité, mais c'est un mouvement 1968. Et si le territoire est limité c'est aussi en partie, en partie seulement mais en partie, parce que le mouvement révolutionnaire complètement désaccordé par rapport à la réalité actuelle de la lutte de classes, n'élargit pas ce territoire. Je ne sais pas si je me suis bien fait comprendre... mais je vois dans l'événement Lip l'agonie d'un discours révolutionnaire qui bon an, mal an, s'en était tiré de Mai 1968. S'il s'en est tiré, de Mai 1968, ce n'est pas un hasard, c'est que Mai 1968 a été à la fois une révolution moderne et une révolution ancienne. Ça a été la grève générale classique, et quelque chose d'autre; et c'était parfaitement possible au sortir de Mai 1968 qu'on ne retienne que l'allure ancienne de la grève générale et qu'on ne voie pas l'autre aspect apporté par les étudiants, à partir du 22 mars 1968. Donc c'est compréhensible que le vieux discours : accumulation des forces par des luttes revendicatives — crise nationale — la question du pouvoir est posée et donc celle de l'insurrection; ce vieux discours-là, c'est compréhensible qu'il ait échappé aux coups de Mai 1968. Mais ce dont je suis sûr maintenant, c'est qu'à partir de l'événement Lip, si ce discours persiste, le mouvement révolutionnaire perdra complètement toute vitalité. CAVI : Tout à fait d'accord. L'événement Lip a changé toutes les données mais Lip n'a eu lieu que parce que depuis des années toutes les données sont remises radicalement en question. Lip n'aurait pas été possible il y a quelques années. Les esprits ont évolué. Des nouvelles valeurs, reprises par la petite bourgeoisie de Mai 68 à la classe ouvrière d'avant 36, circulent à nouveau dans la classe ouvrière d'après Mai 68. Une de ces nouvelles valeurs, comme tu viens de le dire, consiste à remettre en question une vision de la révolution fondée sur une sorte de pensée religieuse, une
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sorte d'optimisme historique qui légitime n'importe quelle dégueulasserie. On peut passer par n'importe quelle étape, puisqu'au bout, nous dira-t-on, il y a le paradis socialiste. La fin justifie les moyens. Et comment prouver que ces moyens ne sont pas les bons? La révolution par hypothèses a toujours les mains sales. Si tu es matérialiste, quelle morale peux-tu invoquer? Surtout si tu réagis contre la morale chrétienne. Le devenir légitime tout. Les millions de koulaks massacrés ou déportés, l'exécution des anarchistes, ou des trotskystes, la liquidation des camarades pas d'accord, « objectivement » réactionnaires, parce qu'ils font, dira-t-on, le jeu des forces ennemies. Quels sont les principes qui pourraient légitimer telle ou telle transaction, tel ou tel compromis? Seule importe la finalité. Or, à l'heure actuelle, de plus en plus de gens ont rimpression qu'on a trop fait baver au nom de la révolution. Il y a une indigestion de théories; un ouvrier te dit souvent : « moi, j'ai une indigestion de théories ou de programmes ». Aujourd'hui s'ouvre une étape de pessimisme historique. Ce n'est^pas réellement du pessimisme. Seulement, on ne croit plus beaucoup aux grandes déclarations d'intention. On ne se fait pas beaucoup d'illusions, on combat pour maintenant; on remet en question les dogmes familiaux, matrimoniaux, sexuels, le travail, la patrie, l'armée. On n'a plus envie de marcher au pas, en cadence, vers un avenir lumineux. On cherche plutôt les petites prises de pouvoir. Tu avais dit, Sartre, que tu étais pessimiste. Ce qui est en train de se passer, ce bouleversement historique ne remet-il pas en question ton pessimisme? SARTRE : Si. Le pessimisme dans la version des grands révolutionnaires, c'était le décalage entre les réalités et les idées. Les conceptions révolutionnaires données ne cadraient pas avec la réalité de ce qu'on voyait. C'était deux choses complètement hétérogènes. Main-
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tenant au contraire les idées se forment dans la lutte, ce ne sont pas des idées platoniciennes, mais des vérités qui se dégagent de la lutte et que nous ne connaissons pas encore très bien. Le travail que nous avons à faire, c'est de les élucider. Nous ne pouvons pas les définir maintenant mais nous pouvons tenter de les approcher; elles sont nécessaires pour penser Lip, pour penser des phénomènes comme le Chili, et pour définir quel genre de progrès nous avons à réaliser dans le temps qui vient. Nous savons bien que le véritable socialisme n'est pas pour demain. Même en Chine il n'est pas encore réalisé. Tu es bien d'accord? VICTOR : Oui...
SARTRE : Cependant, on avance vers quelque chose. Vers quoi? il nous faut l'analyser et le définir; et pour cela nous devons renoncer à certaines idées que nous avons encore parce que nous sommes nés — enfin, moi en tout cas, je suis né au début de ce siècle. Ces idées périmées sont certainement liées aux grands mouvements sociaux du xixe siècle; le mouvement social actuellement les a rejetées : il faut que nous les rejetions aussi. Le monde nous propose aujourd'hui des objets neufs; il faut essayer de les comprendre à travers les luttes où ils se manifestent : Lip, le Chili, plutôt le Chili avant le putsch que pendant ou après. VICTOR : Moi, je présenterais la question : optimisme et pessimisme, de la manière suivante : dans le mouvement révolutionnaire dominait le point de vue religieux, à savoir : prenons le pouvoir et après les lendemains chanteront; ce n'était même pas la peine de se poser des questions sur ce qui se passerait après la prise du pouvoir; on atteignait le sommet, avec la prise du pouvoir, donc ce qui venait après n'avait plus beaucoup d'importance, de toute façon c'était bien. Alors quand il y avait cette conception dominante dans le mouvement révolutionnaire, nécessairement chez ceux qui pour une raison ou une autre, comme toi
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par exemple, Sartre, étaient non pas intégrés au mouvement révolutionnaire mais à petite distance, qui pouvaient donc le considérer de l'extérieur, considérer ses contradictions, considérer le décalage entre le projet et la réalité, et comment à force de moyens peu recommandables qui devaient justifier la fin, on perdait la fin en route, eh bien, nécessairement un pessimisme s'installait. Alors le pessimisme était plus ou moins tempéré, ça pouvait aller jusqu'à rejoindre la droite, le bon vieux pessimisme propre à la classe bourgeoise : « ça ne sert à rien. Après tout, tous les régimes sociaux sont oppressifs », la psychanalyse pouvait venir en aide d'ailleurs à cette conception. Ça formait un couple, cet optimisme religieux et puis le pessimisme critique que pouvaient avoir même des gens proches du mouvement révolutionnaire, mais ne s'identifiant pas à lui. Actuellement c'est ce couple qui est remis en question, dans le mouvement révolutionnaire ouvrier, les gens qui se battent ne se disent plus : prenons le pouvoir, après ce sera bien; non, dans le mouvement qui les conduit à essayer de prendre le pouvoir, ils se disent : prenons le pouvoir de telle manière qu'après, ce pouvoir ne soit pas confisqué par une nouvelle classe dominatrice, ne soit pas tel qu'on regrette de l'avoir pris. Ça bouzille toute la vieille conception : le couple optimisme-pessimisme qu'on connaissait avant 1968 en France puisque les gens qui veulent prendre le pouvoir incluent dans leur problématique de la prise du pouvoir celle concernant la consolidation du pouvoir : comment garder le pouvoir, comment faire qu'il ne soit pas confisqué par une nouvelle classe, comment faire qu'il ne nous échappe pas? A ce moment-là le vieux couple disparaît et les optimistes sont en même temps un peu pessimistes mais ça ne veut plus dire exactement ce que ça disait. C'est une démarche beaucoup plus critique, moins religieuse. J'ai été très frappé à Lip par une expression qui re-
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vient tout le temps, et qui est celle d'indépendance d'esprit. Ils disent : « cette lutte nous a permis d'acquérir de l'indépendance d'esprit »; donc à la limite, même s'ils perdaient complètement sur leurs revendications, ce qu'ils gagnent c'est d'avoir pris la parole, d'avoir acquis une vision critique des choses, de la société, de l'usine, des rapports entre eux, des institutions qui prétendent les représenter, etc. Et dans le cours de la lutte, ils s'attachent autant à cette indépendance d'esprit qu'à l'efficacité pour atteindre leurs revendications. Ils toléreront aussi peu qu'on leur ferme la gueule qu'une manœuvre tendant à faire un compromis sur les revendications. Je pense que c'est le langage neuf de la révolution, et il n'est pas du tout le langage dominant dans le mouvement révolutionnaire organisé. Et il faut mettre fin à ce décalage sous peine d'être complètement, je le répète, à côté de la plaque. SARTRE : Autrement dit, dans la période de la lutte des classes qui va vers la prise du pouvoir, il doit y avoir une richesse de concepts concernant les moyens d'effectuer cette prise de pouvoir. Jusqu'alors il ne s'est pas formé de concept de la lutte révolutionnaire en tant que telle; aujourd'hui cette lutte tente de se définir. Elle n'a rien à voir avec la lutte d'une armée contre une autre armée. C'est ce qu'on voit à travers Lip, et à travers d'autres expériences; c'est ce qu'on voit même au Chili, dans la mesure où l'armée a réussi un putsch, parce qu'elle attaque sur son terrain, mais où en fait elle a perdu parce que le Chili ne restera pas ce au'il est, il ne le peut pas; il y aura peut-être un nouvel Etat capitaliste comme autrefois, mais sans que l'armée conserve le pouvoir. Donc il s'agit de définir ce qu'est la forme révolutionnaire de la lutte des classes en vue de la prise du pouvoir. C'est là ce qui est actuellement en jeu, ce qui prouve que nous avons avancé. Parce qu'au xix e siècle on ne se faisait pas une idée nette sur la manière de prendre le pouvoir : on en était trop loin.
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C'est sur ce plan-là qu'il y a des changements. Ils impliquent une multiplicité infinie d'autres changements : et d'abord celui du militant d'aujourd'hui; il ne faut pas le comparer à un soldat, c'est autre chose. C'est plutôt le soldat qui peut être converti en révolutionnaire. Donc on est bien d'accord : il faut repenser les concepts les plus traditionnels et les plus simples, pour arriver au vrai système de la lutte révolutionnaire. CAVI : Tu as dit : « les hommes de ma génération restent, plus ou moins, encore empreints d'un certain nombre d'idées du xix e siècle ». Comment réagit-elle aujourd'hui cette génération? SARTRE : Nous, nous envisagions la prise du pouvoir comme une nécessité mais les moyens que nous envisagions étaient bien vagues. On se battait contre qui? Contre l'armée? Contre les bourgeois? On ne savait pas très bien; on se battait de toutes ses forces et puis on finissait par se dégonfler. Ce n'est pas comme ça désormais que les choses se passeront. On se battra, mais pas à la manière militaire; de quelle manière? c'est ce qu'il faut préciser. L'intervention des C.R.S. à Lip n'a rien apporté de nouveau. La seule nouveauté c'est qu'ils n'ont pas frappé comme ils l'auraient fait sans doute au xix e siècle. Ils n'ont pas frappé parce que ce n'est pas ainsi que se pose le problème. Définir comment il se pose, ça nous regarde, mais ça regarde surtout les gens de chez Lip. Comme dit Victor, ils disent Y « indépendance d'esprit »... ce qui est une notion qui n'a aucun sens en U.R.S.S. Un travailleur ayant de l'indépendance d'esprit ne servirait à rien en U.R.S.S. L'indépendance d'esprit n'est connue jusqu'ici que par quelques professeurs, quelques bourgeois, quelques écrivains, et en ce cas elle ne mène pas loin. Les autres ne l'avaient pas. Qu'est-ce qu'ils en auraient foutu? Ça ne donne pas à manger. Au contraire beaucoup de travailleurs aujourd'hui
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retrouvent du plus profond d'eux-mêmes l'indépendance d'esprit comme quelque chose de capital. Elle conduit un peu — pour parler de mes propres idées — elle conduit un peu à la liberté. Et ça, c'est important. Ça prouve que ce qu'ils cherchent, eux, sous le nom de socialisme, ou sous aucun nom, ça n'a rien à voir avec les anciennes valeurs que l'on confondait avec le socialisme autrefois. Donc il faudrait revenir sur l'idée d'indépendance d'esprit. Ça ne veut pas dire qu'on est capable de comprendre Hegel et Spinoza. L'indépendance d'esprit de l'ouvrier à sa machine signifie autre chose. Il faut comprendre quoi. Il faut comprendre pourquoi, au fond, la possibilité qu'a un intellectuel de choisir entre Kant et Marx est en liaison avec cette indépendance d'esprit de l'ouvrier qui choisit des tâches, des salaires, une vie concrète. Impossible de concevoir le mouvement Lip sans penser, je vous le répète, à la liberté, c'est-à-dire sans voir que derrière le socialisme il y a peut-être une valeur encore plus importante, qui est justement la liberté. VICTOR : Les gens qui racontent les suites immédiates du vote du 12 octobre, emploient un mot : sentiment de « libération ». L'impression qu'ils avaient franchi une barre, quoi. Après c'est revenu, disons, le quotidien, l'angoisse : la C.G.T. n'est pas avec nous, est-ce qu'on va s'en sortir, est-ce qu'on ne fait pas un quitte ou double, tout ça est venu après, mais au moment qui a suivi le vote, ils ont vécu quelque chose qui restera pour eux une marque. CAVI : Pendant très longtemps, le peuple voulait du pouvoir, mais le mouvement révolutionnaire, en France, était dirigé par des gens qui voulaient LE pouvoir. Réaction logique : aujourd'hui le peuple ne veut plus LE pouvoir mais UN pouvoir; avant, le mouvement révolutionnaire était dirigé par des hommes qui voulaient inverser le monde en le rendant semblable, imposer un appareil autoritaire et s'imposer à la tête de cet
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appareil. Ils n'ont pas réussi, si bien que les luttes en. France commencent par des gens qui ne veulent pas LE pouvoir, mais qui veulent UN pouvoir à un moment donné. C'est d'ailleurs leur faiblesse; il est très difficile de changer le monde quand on ne veut pas LE pouvoir, quand on ne veut pas disons avoir son nom en gros, quand on ne veut pas un socle ni une statue, quand on est par exemple à Lip un Raguenes ou un Piaget, qui n'ont pas envie de devenir Président de la République ou d'appartenir au gouvernement de la gauche, ou d'avoir un statut social supérieur à celui des autres. Les Piaget, les Raguenes à Lip, il y en a des millions en France. On les voit surgir partout. On les retrouve au cœur de toutes les luttes et ils ne veulent pas le pouvoir. Ils mettent même en garde contre LEUR propre pouvoir. VICTOR : Ils en ont peur...
GAVI : Ils en ont peur parce qu'ils se connaissent. SARTRE : Ils savent que le pouvoir corrompt. GAVI : Je crois que les dirigeants révolutionnaires du passé qui ne voulaient pas le pouvoir mais seulement UN pouvoir non pas pour eux mais pour les autres, sont ceux qui ont été éliminés par le mouvement révolutionnaire, par exemple par Staline. Aujourd'hui il est impossible de les liquider. Nous sommes beaucoup moins pessimistes historiquement puisqu'il y a un changement qualitatif au niveau de la direction des mouvements; mais en même temps nous sommes fondamentalement pessimistes parce que nous mesurons les difficultés de la prise de pouvoir, c'est-à-dire d'une rupture historique qui ne peut être que brutale. Paradoxe : un changement brutal ne peut résulter que de l'action de gens qui veulent LE pouvoir. Les « idéalistes » seront liquidés. Suis-je clair? VICTOR : Oui. J'ai l'impression qu'on est en train de découvrir pour notre compte ce que les Chinois avaient découvert chez eux, une nouvelle conception du pou-
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voir, une nouvelle conception du temps révolutionnaire. Prenons le temps. Les Chinois avaient découvert à travers les massacres, que ce n'était pas possible de respecter le temps bolchevique, « les dix jours qui ébranlèrent le monde », ils ont compris qu'il fallait autre chose : une guerre « prolongée ». Dans le même mouvement ils ont compris aussi que le pouvoir qu'ils avaient à conquérir aurait une autre forme que dans l'expérience soviétique; en effet ils ont eu l'expérience de pouvoirs, au pluriel, avant d'avoir l'expérience du pouvoir au singulier, pris donc au sens de pouvoir d'État central, au sommet de la pyramide sociale. Eh bien, chez nous, on fait une découverte parallèle. Au point de vue du temps, je me dis très souvent : « on a eu l'impression d'aller vite, de remporter tel ou tel succès, mais au fond est-ce que le fait que pour aller vite nous ayons dû employer tel ou tel moyen, est-ce que ça ne se retourne pas, finalement, contre nous? Est-ce que ça n'aurait pas mieux valu de mettre plus de temps, mais d'acquérir quelque chose de plus solide? Est-ce que ça ne vaut pas mieux pour faire avancer les nouvelles idées du socialisme qu'il y ait un Lip, qui dure, qui ne soit pas immédiatement relayé par 10 millions de grévistes comme en 1968, par une grève générale?... » C'est donc une toute nouvelle conception du temps. Actuellement, dans le mouvement gréviste, on est contre une généralisation hâtive; on ne donne pas comme horizon à toute lutte immédiate, comme on dit, « grève générale », qui est le bon vieux discours révolutionnaire. On se dit : une précipitation des choses peut se retourner contre l'autonomie ouvrière. Ça, c'est pour le temps. Pour le pouvoir c'est pareil. J'aimais bien la comparaison que tu faisais avec les armées tout à l'heure : une armée du type classique, elle combat à sa manière; ce n'est pas possible que nous gagnions sur le même terrain, et dans ce sens-là, les gens, de plus en plus, se disent que le plus impor-
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tant est d'acquérir de l'expérience dans une prise de pouvoir partiel, local, en partie même symbolique. Dans une économie extrêmement centralisée comme l'économie capitaliste, monopoliste, toute prise de pouvoir partiel est limitée d'une part, largement symbolique, d'autre part, elle ne peut pas chancrer en un endroit l'économie capitaliste pendant des mois; eh bien, cette expérience de prise de pouvoir partielle, limitée, vaut mieux pour le moment qu'un merveilleux programme de prise DU pouvoir, le fameux, le seul, le pouvoir d'État central. CAVI : Tu parais beaucoup moins léniniste qu'au début des entretiens. VICTOR : Je te rappelle qu'à la formation de la Gauche prolétarienne, on a rompu de fait avec la théorie léniniste traditionnelle, du moins ce que l'on veut bien prêter à Lénine sous le nom de théorie léniniste. CAVI : Ce n'était pas ce que vous disiez naguère... VICTOR : Ce n'est pas tout de dire : « Que faire » ce n'est plus valable, encore faut-il qu'il y ait quelque chose à la place. Comme nous n'avons pas mis quelque chose de vraiment neuf à la place, au point de vue de l'organisation révolutionnaire, on a pu nous dire : « vous êtes léninistes », ou « staliniens ». En partie, avec raison. CAVI : Relis les entretiens, tu ne disais pas ça au début. VICTOR : Si, tu verras! mais je voulais préciser un point, concernant la prise du pouvoir. Je considère l'expérience Lip : tu t'aperçois que tout acte local de prise du pouvoir est générateur d'un affrontement central. Ça fait partie de l'acte de prise du pouvoir, comme son horizon, l'affrontement au centre, au centre national, autoritaire de la classe dominante. Donc il n'est pas possible de dire : « eux ils s'occupent du pouvoir, nous on s'occupe des pouvoirs ». C'est faux. Ça ne correspond même pas à la réalité de la prise d'un pouvoir partiel. Tu vois ce que je veux dire? Donc les énoncés
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de la stratégie doivent toujours tenir compte du fait que en prenant du pouvoir, on se met dans une position particulière par rapport au pouvoir. La réflexion concernant le rapport au pouvoir central est une composante de la pratique et de la théorie de la prise de pouvoir. Les C.R.S. sont une force centrale du pouvoir d'État central; elles interviennent le 14 août à Lip. Il faut avoir une conception, disons, centrale, de la révolution, ne serait-ce que pour dire : ce n'est pas important, laissons-les prendre l'usine, l'usine au fond est là où sont les hommes; on leur laisse la vieille usine de Patente, ça sera une caserne, et nous on va ailleurs. On continuera à produire ailleurs — ce qui ne s'est fait que très partiellement — et on démontrera partout, en vietnamisant la lutte, que l'usine, l'usine humaine, l'usine socialiste, ce n'est pas ce tas de pierres, cette caserne occupée par un escadron de C.R.S. Ça ne nous aiderait pas dans la pratique de dire : avant, dans le mouvement communiste traditionnel, il y avait une problématique du pouvoir qui se résume en gros à « tous les moyens sont bons pour prendre le pouvoir ». Mais aujourd'hui, on s'occupe de prendre du pouvoir. CAVI : Ce n'est pas tout à fait ce que je dis ...je dis qu'aujourd'hui on connaît mieux ce qu'est le pouvoir. Tu parlais de Raguenes et de Charles Piaget : ils savent qu'ils ont à se méfier de leur pouvoir; nous connaissons mieux nos contradictions et à quoi elles peuvent conduire. Dans votre organisation (ex-organisation puisqu'elle est dissoute...) vous avez commencé à vous interroger aussi : comment construire une organisation révolutionnaire sans devenir une machine de pouvoir sénile, desséchante? La question de l'individu dans le mouvement révolutionnaire est enfin posée. Que peut être la personne dans un mouvement collectif? C'est tout le problème de la moralité quand on ne croit pas en Dieu. Nous ne sommes pas naïfs pour autant. Nous voyons bien nos ennemis, et nous savons que nous
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devons les abattre d'une manière ou d'une autre. Tu as envie de leur rentrer dedans, parce que tu ne les acceptes pas. Tu ressens leur présence comme étrangère à ta chair. Nous continuons donc à nous poser le problème du pouvoir, mais en d'autres termes. Tu te poses à la fois le problème du pouvoir et le problème du non-pouvoir. Tu voudrais un pouvoir de l'ensemble des gens, mais tu voudrais un type de structures à l'intérieur de ce pouvoir qui garantisse que toi-même ne deviennes ni un esclave, ni un chef. VICTOR : Oui, c'est tout à fait exact. Cette réflexion sur la structure nouvelle du pouvoir démocratique, du pouvoir — on retrouve le sens des mots — exercé par la majorité, opposée à la forme du pouvoir despotique exercé par la minorité, cette réflexion est nouvelle. On compromettrait cette démarche si on séparait artificiellement la réflexion sur les pouvoirs de son rapport à la réflexion sur le pouvoir d'État central. S'il n'y a pas une réflexion sur le rapport entre la multiplicité des pouvoirs et le centre coordinateur de ces pouvoirs, il y a un danger : je connais des dizaines de militants, qui, découvrant, pour reprendre l'expression vieille mais juste, que le « pouvoir corrompt », d'un seul coup, ont un mouvement de recul, et puis ils disparaissent. CAVI : Tu as raison, mais prends le vote du 12 octobre où les Lip décident de ne pas reprendre le travail. En votant ainsi, ils revendiquaient le plus fondamental : leur dignité, leur liberté, leur « indépendance d'esprit ». Quelque chose de bien concret et pourtant de très abstrait. VICTOR : Absolument! tu leur dirais qu'ils font la révolution, beaucoup ouvriraient des yeux tout ronds, pourtant c'est vrai! je suis d'accord avec toi. Ils n'ont pas pour la plupart une conscience théorique qu'ils sont en train de faire la révolution; encore que maintenant ça commence à apparaître. CAVI : Toi, Sartre, dans Les Chemins de la liberté,
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dans toutes tes œuvres tu as abordé toutes ces questions très individuellement. Pour toi, qu'est-ce que ça signifie de voir que brusquement les usines, les ouvriers, un pays, par exemple comme au Chili, se mettent eux aussi à philosopher sur la liberté. SARTRE : C'est évidemment passionnant, mais je ne pense pas qu'ils réussiront cette fois-ci... on le voit au Chili... à donner un vrai impact à l'idée de liberté. On a vu le résultat même au Chili. CAVI : Qu'est-ce que tu veux dire? SARTRE : Je veux dire qu'ils ont des idées comme Tindépendance d'esprit, comme la liberté, concernant les masses et non plus l'individu; mais ils ont en face d'eux des gens armés qui se foutent de l'indépendance d'esprit et ils sont battus; je crains que ça n'affaiblisse un peu leur conception. C'est tout ce que je veux dire. On n'en est pas encore à la pleine découverte de la liberté comme base de la révolution. VICTOR : Est-ce que tu as imaginé qu'avant de mourir, des idées que tu croyais marginales par rapport au mouvement ouvrier, finiraient par devenir des idées de mast»e? Même si elles n'ont pas la forme théorique que tu leur as donnée... SARTRE : Au début certainement pas. Maintenant, depuis 1945 je pensais que ça ne pouvait que devenir des idées de masse, parce que si la liberté est réservée à quelques-uns, précisément à des intellectuels, autant dire qu'elle ne vaut rien; elle ne peut avoir de sens que si elle est l'objet de tous. Donc, si tu veux, ça a été à partir de 1945 une idée qui n'était plus individualiste mais que j'étendais à tous. VICTOR : Je crois que tu m'as mal compris. Est-ce que tu pensais que cette idée de liberté, pas la liberté individualiste des premiers temps, mais la liberté dans les masses, qui était une idée marginale, refoulée, par les P.C., par le mouvement ouvrier officiel, est-ce que tu pensais que cette idée finirait par être une idée débat-
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tue dans les plus larges masses? pas dans Socialisme ou Barbarie, ni dans Les Temps modernes, seulement, mais dans les usines, largement. Est-ce que tu Tas pensé? SARTRE : J'ai pensé que ça se passerait mais pas de mon temps. Je pensais que je servais à expliquer ce que c'était que la liberté pour l'individu et que de là on sortirait l'idée de la liberté pour les masses, mais que ce n'est pas moi qui ferais ce travail, et que je ne le verrais pas de mon temps. VICTOR : Donc tout ton rapport au Parti Communiste, et au mouvement ouvrier était au fond très pessimiste? Tu défendais une idée contre le P.C. en ne t'attendant pas à ce qu'elle ait des résultats immédiats, mais plus tard, dans une autre génération? SARTRE : C'est ça. Je pensais que l'histoire se développerait plus lentement qu'elle ne s'est développée en réalité. C'était l'impression qu'on avait avant la guerre de 1940 et surtout juste après la guerre de 1918 : les grands événements n'arriveraient pas avant longtemps : au xxie siècle, au xxx e , et entre-temps on serait dans une période assez moche. Je n'y croyais pas absolument, mais c'était le milieu intellectuel dans lequel je vivais. Je pensais que la liberté ne triompherait que beaucoup plus tard. Aujourd'hui, au contraire, je vois que la liberté chez les hommes de la masse, chez les ouvriers, on a essayé de la leur cacher, mais au fond ils Font toujours eue, non sous une forme élaborée mais sous une forme immédiate, dans leurs réactions de tous les jours; car on ne peut expliquer l'histoire de la classe ouvrière que si elle a une certaine conscience de la liberté. Si les hommes sont semblables à des choses, comme les marxistes les considèrent encore, les luttes ouvrières n'ont plus de sens. VICTOR : Certains marxistes. SARTRE : Certains marxistes : les communistes par exemple. Une chose que nous devrions étudier, c'est la subjectivité chez Marx. Ça existe.
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VICTOR : Tu veux dire le thème de la subjectivité existe... SARTRE : ...chez Marx. SARTRE : Chez le jeune d'abord, beaucoup, et ensuite chez l'autre dans VIdéologie allemande. Enfin cela il n'y a pas lieu d'en discuter ici. Ce que je veux simplement indiquer, c'est que la liberté n'est pas chez ceux chez qui elle existe une invention qu'ils ont faite dans leur enfance, mais une réalité qui existait déjà chez leur père, qui a existé sous forme consciente, chez tous les gens qui ont fait l'histoire, aussi bien chez Aristote que chez Marx ou que chez nous. Dans une certaine situation quelque chose apparaît qui n'était pas contenu dans les données antérieures et qui implique l'intervention d'une subjectivité. Le concept de révolution n'est pas directement donné dans la réalité; il y a une réalité et la révolution consiste à la changer; ce changement n'est pas produit simplement par la subjectivité mais par une liberté qui est le propre de l'homme. Ce que nous avons fait ensemble dans nos conversations c'a été de définir notre idée de la liberté. Elles expriment la manière dont chacun de nous conçoit l'homme dans sa totalité qui suppose la liberté. Autrement dit, je considère que la révolution, si elle doit avoir lieu, ne peut être que l'accès des hommes à la liberté, et je pense qu'en un sens toutes les révolutions ont eu le même sens, même chez Lénine. (Octobre
1973.)
Le putsch
CHAPITRE
chilien
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XVI
Le putsch chilien Il y a une question qu*il est impossible de contourner, de nier magiquement : oui, en un sens, les classes moyennes font la décision... VICTOR : Il faudrait peut-être voir d'un peu plus près le Chili. Le putsch chilien nous met en question. Il y a une question qu'il est impossible de contourner, de nier magiquement : oui, en un sens, les classes moyennes font la décision! CAVI : Oui, le Chili pose plusieurs questions : Est-ce que la révolution est possible aujourd'hui alors que ses ennemis forment un bloc soudé, n'hésitant devant aucun moyen, bien préparé idéologiquement et militairement alors que le camp révolutionnaire est divisé, morcelé?. Et ce totalitarisme dans la vie quotidienne que sécrète, tous les jours, la bourgeoisie? Ce qui s'est passé au Chili montre à quel point l'extrême gauche a raison de développer des thèmes, non de révolution culturelle, mais de changement culturel avant toute prise de pouvoir. Si une partie des classes moyennes ne pense pas un peu autrement avant que le pouvoir politique change de mains, il se passera ce qui s'est passé au Chili dans des sociétés où les classes moyennes constituent plus de la moitié de la population. VICTOR : C'est vrai : les événements du Chili montrent à quel point l'extrême gauche en France a raison de mettre l'accent sur l'action culturelle. C'est par la
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forme révolution culturelle que le problème des classes moyennes risque d'être résolu. Mais il faut affronter ce qu'il y a de dérangeant dans l'événement Chili. Je prends pour acquis les critiques révolutionnaires faites au P.C., à savoir la limitation de l'initiative ouvrière au profit de la bataille de la production. Mais ce qui me semble être le point décisif du combat avec le P.C., c'est la question des classes moyennes. CAVI : Tout à fait d'accord... VICTOR : Ce qui nous dérange dans l'événement au Chili, c'est qu'on est mis de plain-pied avec cette réalité : de deux choses Tune, ou on conquiert la majorité, ou on est écrasés. Brutalement, à partir du Chili, les choses sont devenues sérieuses, et les militants ont beaucoup plus conscience que la lutte entre révolution et contre-révolution est une lutte à couteaux tirés. Bien sûr les militants maos savaient que la violence révolutionnaire est nécessaire. Mais maintenant, on le sent plus : on peut perdre; il n'y a pas de garantie; les choses ne sont pas jouées à l'avance et en particulier s'il y a une partie trop importante de la population, qui n'est pas gagnée aux idées de la révolution, on a de grandes chances d'être écrasés. Alors ce qui à mon avis doit à partir du Chili être étudié, et critiqué, c'est tout le système de pensée qui dans les pays européens renvoie à une théorie classe contre classe, et j'insiste sur le fait que ce n'est pas à une période du mouvement communiste où explicitement les communistes français disaient : « classe contre classe », que je me réfère, mais à une pensée qui dépasse de loin cette période historique, qui est enracinée dans la culture marxiste européenne et qu'il faut démolir, y compris quand elle s'accompagne, comme c'est le cas dans la théorie gauchiste des années 1920 jusqu'à maintenant, d'éléments très positifs, très subversifs et qui remettent en question le marxisme autoritaire. On peut parfaitement estimer que chez les gauchistes européens des
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chilien
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années 1920 il y avait des choses très intéressantes en ce qui concerne la démocratie directe dans les usines, la théorie des conseils, et en même temps — c'est manifeste dans tous les textes qui sont en train d'être réédités de cette période — il y a chez eux une théorie de la polarisation de la société en deux classes qui est une théorie de l'impuissance. CAVI : Vous l'avez eue, d'ailleurs... VICTOR : Jamais, la théorie classe contre classe... CAVI :
Oh!!!
VICTOR : JAMAIS; c'est nous qui avons introduit en France le thème révolutionnaire de l'unité populaire. C'est un fait. En 1969, alors que tout le monde, Sartre y compris... SARTRE : Vous m'attaquiez... VICTOR : On t'attaquait par ailleurs... et toi tu attaquais notre position sur les petits commerçants. Quand en 1969 on est descendus dans la rue à Bourgoin avec des petits commerçants qui se bagarraient contre les C.R.S., en disant : ils ont raison de se battre contre les grandes surfaces, qu'est-ce qu'on nous objectait? Qu'on se compromettait avec le poujadisme. Si on se reproche une chose, c'est de n'avoir pas eu suffisamment de force pour développer cette conquête... Quand on voit en 1973 que la seule offensive qui ait été faite par le gouvernement, la seule, c'est la loi Royer du commerce et de l'artisanat, c'est-à-dire une tentative en partie convaincante de la droite pour élargir son assise sociale, eh bien, on peut revenir sur 1969 et l'occasion qui a été ratée par l'extrême gauche du fait de ses divisions, de son éparpillement. C'est très long, et ce n'est pas du tout donné, de remonter des courants historiques, ça ne se fait pas facilement! Il n'est pas encore trop tard pour notre travail dans la petite bourgeoisie laborieuse. Mais qu'on en finisse avec le style anti-boutique de l'intellectuel de gauche. Si j'insiste sur ce thème des petits commerçants, c'est qu'à partir
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du Chili, il ne doit plus y avoir de théorie, implicite ou explicite, classe contre classe; il doit y avoir au contraire une théorie de la multiplication des occasions de croisement avec toutes les classes intermédiaires, anciennes ou nouvelles. Il fut un temps où Ton a élargi la cible, par exemple dans les usines, quand on ne faisait presque pas de distinction parmi les agents de maîtrise... CAVI : Ah!
VICTOR : ...fin 1968, les groupes révolutionnaires annoncent le reflux. Surtout, pas de luttes qui renouent avec l'histoire sauvage du mouvement ouvrier, pas d'histoires folles de machines détruites, de chefs qu'on met au bord du puits de mine et qu'on menaçait de lâcher s'il n'accordait pas satisfaction aux mineurs. Tout ça, comme disait Lucien Rioux dans Le Nouvel Observateur, c'est faire revenir le mouvement ouvrier à ses origines... grands dieux!... c'était ça qu'on nous reprochait. Pourtant, il fallait casser le tabou dans les usines. Et il n'était pas possible, avec un tel environnement, de violer le tabou, sans excès. On était conscients théoriquement qu'il fallait réduire la cible au maximum, ne pas parler de lutte contre tous les agents de maîtrise, mais contre les agents de maîtrise fascistes, ceux qui avaient commis des exactions... on était conscients théoriquement, mais ça n'est pas possible dans le mouvement réel, embryonnaire et en plus très encerclé, ce n'était pas vraiment possible de ne pas faire des bavures, d'empêcher les tracts contre tous les chefs en général. Je revendique intégralement le courant principal de notre action, par conséquent ses quelques excès, ses contrecoups. CAVI : Peut-être mais revenons au Chili. J'y étais en octobre 1972. A cette date, pour la première fois peutêtre dans l'histoire, la bourgeoisie utilise une arme propre à la classe ouvrière. Elle se met en grève pendant des semaines entières, paralysant le pays, préci-
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pitant le chaos économique : les camionneurs d'abord, en grande partie des hommes qui possèdent un ou deux camions, puis les commerçants, tous gros ou petits, des ingénieurs, des techniciens, les médecins qui refusent même les gardes de nuit ou les interventions d'urgence, les pharmaciens, les pilotes de Lan Chile, bref une grande partie de la bourgeoisie petite et moyenne. Certes, les États-Unis financent la grève pour permettre aux grévistes de tenir : ainsi le cours du marché noir du dollar va baisser. La grève est téléguidée. Elle a été pensée par l'I.T.T., la CI.A., le Département d'État et toute l'équipe de la C.I.A. à l'ambassade américaine à Santiago. Il s'agit d'accentuer l'état de crise en multipliant des grèves de caractère corporatiste. Ce qui ne peut que radicaliser la situation. En réaction, les travailleurs s'organisent et constituent des structures de pouvoir populaire — cordons industriels, vente directe des produits, contrôle des petites entreprises, commandos communaux...; la petite bourgeoisie prend peur et bascule dans le camp putschiste. Alors, tu vois, ce n'est pas si simple, en pratique, de ménager les classes moyennes, de chercher les convergences. L'histoire va rapidement et le temps joue contre toi quand tu ne disposes pas d'une armée populaire pour faire contrepoids à la menace du putsch. Tes ennemis ne se croisent pas les bras. Ils ont les dollars, les armes et, en outre, raisonnent comme toi. Ils ont lu Marx, ils savent ce qu'est une classe. Ils ont eu toute une armée de sociologues, de psychologues pour étudier le fonctionnement des classes sociales, le comportement de l'ouvrier, du paysan, du médecin, du petit propriétaire dans des situations précises. Pendant des années, ils ont accumulé des rapports là-dessus. Le Département d'État a financé une infinité d'enquêtes menées dans tous les coins du monde par les universités américaines. Ainsi, en 1964, c'est le Plan Camelot pour l'Amérique latine qui
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démarre au Chili. Objectif : étudier localité par localité la situation sociale, la dynamique sociale. Sous la couverture universitaire, c'est la CI.A. qui finance. Bon, tes ennemis vont donc agir, subvenir la situation, essayer à tout prix de faire basculer à droite les classes moyennes. Et puis, celles-ci ne sont pas neutres non plus. Ce n'est pas un bloc figé, tiraillé à gauche ou à droite. Elles sont produites par le système et constamment en formation. Par le jeu de la hiérarchie sociale, de la promotion individuelle, des idées dominantes. Le temps où une troisième voie semblait possible en Amérique latine est terminé. La révolution cubaine a sonné le glas des mouvements de libération nationale qui, selon la terminologie classique, nient leur identité communiste et cherchent à rallier les classes moyennes contre les monopoles et l'impérialisme. Les bourgeois ont appris ce que cela pouvait leur coûter de s'embarquer dans cette aventure. Ils ne se croisent donc pas les bras. Et, en France, c'est pareil. La bourgeoisie entrera en insurrection contre la révolution dès lors qu'elle sentira que la France bascule vers le socialisme. Elle peut accepter une direction réformiste, pas une direction révolutionnaire. N'oublions pas qu'au Chili, AUende n'a été élu président qu'avec 36 % des voix. Les classes moyennes, en grande partie, n'ont pas voté pour lui. Elles ont accepté sa présidence, c'est tout, et en lui faisant signer dès les premiers mois, c'est la Démocratie chrétienne qui s'en charge, un « pacte » comme quoi le gouvernement d'Unité populaire respectera la_Constitution. Respecter la Constitution, cela veut dire respecter le Parlement, où l'Unité Populaire ne pourra faire voter que très peu de lois. Elle sera obligée de gouverner à coups de décrets, et après avoir retrouvé par miracle des lois votées pendant les douze jours d'un gouvernement socialiste en 1932 et que la bourgeoisie avait oublié d'abroger. Donc, l'U.P. est, en quelque sorte,
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en liberté surveillée. Les classes moyennes trouvent leur compte dans le réformisme, pas dans la révolution. Dès lors que la situation se radicalise, parce que la C.I.A. et les monopoles le veulent ainsi, parce qu'aussi Allende est un révolutionnaire, elles s'insurgent. Pour la France, la situation est un peu différente, mais pas tellement. Si la gauche veut gouverner, elle doit obtenir la majorité absolue, et donc le vote d'une partie importante des classes moyennes. A quel prix? Sur quels objectifs? Au Chili, les compagnies américaines contrôlaient les mines de cuivre (90 % des exportations et donc des rentrées en devises), et les plus grandes industries. Ce n'est pas le cas en France, et l'unité ne se fera pas sur l'indépendance nationale. A la rigueur sur la lutte contre les monopoles, mais le poids des P.M.E. est trop lourd en France, plus lourd qu'au Chili, et les petites et moyennes entreprises pensent qu'elles ont tout à perdre si la France devient socialiste. Un gouvernement de la gauche ne peut donc gagner les élections que s'il est résolument réformiste. Et il ne conservera le pouvoir que s'il le reste. Ce qui ne nous intéresse pas. Donc, ce n'est pas facile de trouver les points de croisement, comme tu dis, dans une dynamique donnée où les cartes sont déjà distribuées, les dés pipés par la connaissance que les uns et les autres ont du jeu. Pas plus qu'il ne te sera facile de dire aux ouvriers : allez-y mollo. Alors que les ouvriers constituent le corps même de ton mouvement vers le socialisme. S'ils gagnent peu dans le processus, ils ne se mobiliseront pas. Et s'ils ne se mobilisent pas, c'est la bourgeoisie qui dirige le mouvement, et de socialisme, point question. S'ils se mobilisent, cela veut dire qu'ils se radicalisent (la bataille de la production n'a jamais été l'élément mobilisateur, au contraire, si elle ne va pas de pair avec la remise en cause de la hiérarchie sociale et de la répartition des profits). S'ils se radicalisent, cela veut dire qu'il y aura des « excès ».
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Il en a toujours été ainsi. Alors, coincé entre deux mouvements, poussé d'un côté par les putschistes, de l'autre par les ouvriers les plus radicaux, l'affrontement est inévitable, et il aura lieu avant que tu aies eu le temps de « travailler les classes moyennes ». Il faut du temps pour établir les « points de croisement » et la contre-révolution ne te laissera pas ce temps. D'autant que tu n'as pas comme en U.R.S.S., le bénéfice de la surprise (c'est la première révolution socialiste) ou comme en Chine celui de la présence de troupes étrangères, en l'occurrence les troupes japonaises. Tu n'es pas non plus dans la situation cubaine où tu as pu former une armée révolutionnaire dans une lutte de guérillas. L'armée est contre toi. La police contre toi. L'administration en partie contre toi. Si tu y touches, même légèrement, c'est l'insurrection blanche, et tu n'es pas en mesure militairement de gagner cette bataille. Voilà, c'est un cercle vicieux. Il faut en sortir. Comment? Ce n'est pas facile, mais en tous les cas, pas avec des vœux pieux ou en faisant comme l'autruche. Je reviens d'un meeting à Mulhouse sur le Chili où j'avais parlé du rôle des classes moyennes, de ce bon vieux docteur qu'on voit aujourd'hui défendre la médecine libérale, et qui, peut-être demain, dénoncera le professeur Minkowski, dénoncera Carpentier, etc. Enfin, il faut bien voir ce que peuvent devenir les gens; et donc à la sortie du meeting, une personne, sans doute un instituteur, m'a demandé : « Qu'est-ce que vous allez faire des classes moyennes? Est-ce que vous allez toutes les liquider? Vous parlez de démocratie mais vous ne pouvez pas toutes les liquider! » Je n'ai pas su quoi lui répondre. La dictature du prolétariat, cela ne peut être mettre 50 % de la population en prison. Mais alors? Décapiter les têtes de l'insurrection? Supprimer d'un trait de plume l'armée et la police, de telle sorte que les bourgeois, contre la révolution, soient désarmés. Comme ceux qu'on appelle à
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Cuba les guzanos, les vers. Seulement, en 1959, Fidel Castro avait derrière lui une armée populaire née dans la lutte. Mais nous, comment venir à bout des militaires? des policiers? Comment neutraliser la bourgeoisie? Évidemment, ce sont les questions qu'on trouve dans tous les classiques marxistes. Seulement, quand on les vit, ce n'est plus pareil. Et on a souvent Pimpression que ceux qui écrivent sur la révolution parlent toujours des victoires, en tirent toutes les leçons imaginables, mais ils s'étendent moins sur les défaites. Et pourtant, elles sont nombreuses : SaintDomingue, rindonésie, etc. Le Chili semble un peu réveiller la réflexion. Il est temps. Sinon à force de se complaire dans l'idée qu'on est les plus forts, que l'impérialisme est un tigre en papier, qu'il est en perte de vitesse (à preuve le Viêt-Nam), on sera aussi étonnés que pas mal de camarades chiliens (y compris ceux qui disaient que l'affrontement était inévitable) de se retrouver dans les stades avec dix ans de fascisme au moins devant nous. VICTOR : Tu soulèves une question stratégique clé : celle du temps, de la course de vitesse entre les différentes forces de la révolution et la contre-révolution. Il faut, en particulier, définir un concept qui est systématiquement refoulé dans la pensée marxiste mécaniste, c'est le concept d'occasion. Perdre une occasion ça devrait, pour l'extrême gauche française, la rendre malade; or elle n'est pas du tout malade d'avoir perdu l'occasion qui s'était offerte à partir de 1969, de faire une alliance exceptionnelle avec cette couche de la petite bourgeoisie laborieuse qui est la plus propice aux expériences de droite en France; elle voit passer la loi Royer, elle continue comme si de rien n'était, elle continue d'écrire que le boutiquier est propice aux expériences fascistes. Avec une telle théorie on n'ira pas loin. Il faut se saisir de toutes les occasions, même les plus petites : le cadre de la Régie qu'on ne peut pas
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atteindre par la révolution idéologique dans l'usine : on peut l'atteindre ailleurs! Un exemple : certains cadres de la Régie et d'autres usines habitent Issyles-Moulineaux, près d'une usine qui s'appelle Gevelot, une usine d'armement; elle a sauté plusieurs fois, parce que la sécurité évidemment n'y est pas respectée. Des militants créent, dans le quartier, un comité : « Nous voulons la sécurité. » Ces cadres participent au comité. Avec le comité, une volonté de démocratie directe locale apparaît. Ce comité se transforme en une association « Vivre à Issy-les-Moulineaux », qui a pris comme devise « Rien de ce qui se passe à Issyles-Moulineaux ne nous est étranger ». Le cadre de Renault, dans son travail, doit contribuer, indirectement sans doute, à l'exploitation des O.S. immigrés, mais il fait partie de cette association, par laquelle on a appris qu'il y avait eu une agression raciste contre un travailleur étranger. Par cet exemple, qu'est-ce que je veux mettre en évidence? la possibilité et la nécessité de créer des croisements, des interférences, des lieux où des gens qui, dans les rapports sociaux traditionnels, seraient de l'autre côté de la barricade, changent de position, pas parce qu'on les y a obligés, mais parce qu'ils se sont trouvés dans une situation où ils ont partagé l'inspiration générale de la révolution idéologique. L'exigence de démocratie directe, c'est une exigence majoritaire; il faut la faire apparaître sur tout le corps social, dans les zones même les plus inédites. Le principe même de la solution du problème des classes moyennes, c'est la révolutionnarisation de tous les aspects de la vie quotidienne. Il faut susciter et exploiter les occasions de diviser, de strier les classes moyennes de telle manière qu'elles ne soient pas unifiables, de manière décisive, sous la houlette de la droite, militaire ou civile. Ce n'est pas impossible, mais ce n'est pas joué non plus; il faut comprendre que c'est possible de construire une majorité pour le socia-
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lisme en France, pour un socialisme libertaire, mais ce n'est possible qu'à certaines conditions, qu'à la condition de construire un temps révolutionnaire qui suscite et exploite suffisamment d'occasions de croisements, de différenciations, pour que dans la logique des affrontements centraux on ne soit pas en position dominée. CAVI : Toi, Sartre, tu as fait un bon bout de chemin avec le Parti Communiste. Celui-ci a toujours posé le problème des classes moyennes. Qu'est-ce que tu en penses? SARTRE : Non, ce n'est pas un problème neuf; je pense qu'il a raison. Je pense que... ce qui manque à son analyse, c'est de définir un peu ce que c'est qu'un petit commerçant, ce que c'est qu'un médecin, quelles sont les tendances générales qui dirigent certains éléments de la classe moyenne par rapport aux forces capitalistes ou bien aux forces socialistes; ça c'est compliqué, parce que, dans chaque cas, c'est différent. Par exemple, la situation des médecins est très particulière : à la fois ils ont des rapports avec la substance physiologique de l'homme, de l'individu qu'ils soignent, et puis avec des forces économiques, avec des strates de la haute bourgeoisie. Il faut analyser ces contradictions. Celles-ci ou d'autres. Ce que je veux dire c'est qu'il faut évidemment concevoir la petite bourgeoisie non pas comme une girouette qui tourne tantôt à droite, tantôt à gauche — ce que trop de communistes font. Il faut la considérer comme une classe aussi bien structurée que les autres, comportant ses contradictions internes. Ce qui manquait dans l'exposé de Victor c'est cette analyse. Chaque petit bourgeois, au fond, est un révolutionnaire dévié par ses conceptions de droite. Il faut voir lesquelles et pourquoi il a cette fonction dans la petite bourgeoisie. Tu peux me répondre évidemment une chose très juste, c'est que les analyses se font après. Il y a une contradiction : il
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faut voir comment on peut la résoudre, et ensuite, tu étudies le sens profond de cette contradiction. Les luttes contre une fraction quelconque d'une classe quelconque amènent toujours à mettre en lumière une contradiction profonde. Si donc on peut la définir vite, et par conséquent concevoir la manière de la combattre, on y a tout avantage. Ceci dit, je comprends très bien qu'on puisse combattre un ennemi sans qu'on sente qu'il y a une contradiction, sans qu'on puisse exactement la localiser, mais ça n'est pas la meilleure manière de procéder. VICTOR : J'ai peur d'une chose. Je vais reprendre l'exemple des petits commerçants. On pourrait étudier le milieu des petits commerçants et des petits artisans de France, avant 1969. On décrira les tendances à la concentration, on reconnaîtra qu'il y a des facteurs qui contrarient cette tendance; tout le monde sait bien que les monopoles ont intérêt à ce qu'il y ait de petites boîtes, ne serait-ce que pour la fixation de prix plus élevés; les grandes surfaces ne sont pas systématiquement contre tout petit commerce. On pourrait de là, tirer très logiquement la conclusion, et c'était la conclusion de la gauche même la plus intelligente... CAVI : Qu'est-ce que tu appelles « la gauche la plus intelligente»? VICTOR : Celle qui analyse la réalité sociale. Elle tirerait la conclusion que les petits résistent aux grandes surfaces, mais dans certaines limites. Cette résistance est une résistance contrôlée. On pourrait avoir une étude du milieu des petits commerçants, faite selon le principe du marxisme économiste et donc autoritaire. Au contraire : considérer les petits commerçants qui descendent dans la rue, les C.R.S. opposés à eux; les petits commerçants découvrent à leurs côtés des jeunes, des loubars qui se battent contre les C.R.S. En d'autres temps, ils les auraient traités de voyous, mais là ils peuvent changer d'idées en cours de
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mouvement. Seulement pour le savoir, pour le saisir et pour faire que ces idées aillent de plus en plus vers la gauche, il faut être là, donc descendre dans la rue, aider les petits commerçants derrière leurs barricades. Il ne faut pas être retenus par une théorie qui les déconsidère à tout jamais comme poujadistes... CAVI : C'est la vision de la plupart des intellectuels, c'est sûr... Je n'aime pas la manière dont les maos abordent ces problèmes. Ils en restent aux images d'Épinal. Ils ont toujours dans leur sac le paysan ou le petit commerçant parfait, révolté, voire révolutionnaire, un peu nostalgique du passé. Pas question de montrer les contradictions. Il n'y a pas d'un côté les cons, de l'autre les justes. Tout le monde est un peu con, tout le monde a du poujadisme dans sa tête. Ce qui nous importe dans la lutte que mènent les petits commerçants, c'est leur volonté de justice. A nous de faire en sorte qu'elle ne soit pas détournée vers la propriété privée, le corporatisme mais qu'elle aille vers le socialisme. Et cela ne me gêne pas de dire qu'il est inadmissible de laisser la machine capitaliste broyer tous ceux qui sont sur son passage, supprimer des gens sans leur demander leur avis et sans se soucier de ce qu'ils vont devenir. SARTRE : Encore que, de l'autre côté, il y a la même tendance... CAVI : C'est-à-dire?
SARTRE : C'est-à-dire supprimer le petit commerçant pour des grands ensembles qui sont eux-mêmes... CAVI : Ah!... il y a cette tendance, c'est vrai. Mais nous, notre conception du communisme nous amène à défendre l'homme face à la machine ou face aux institutions, qu'il soit un petit commerçant, un paysan, un intellectuel, un ouvrier, etc. Nous ne pouvons pas accepter qu'un homme soit vidé soit de son logement, soit de. son travail, qu'il se retrouve sans rien. Nous ne pouvons pas accepter l'injustice. Comme nous n'ac-
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ceptons pas le poujadisme. Nous soutenons, sans oublier les contradictions. SARTRE : Et en se demandant d'ailleurs si ces contradictions disparaîtront dans une action commune. Est-ce que le petit commerçant, aidé par des forces de gauche à faire des barricades, est-ce que, après ces barricades il aura réellement supprimé certaines contradictions ou est-ce que, au contraire, il retombera dans les contradictions antérieures? Je ne vois pas qu'il y ait eu un progrès des petits commerçants depuis les années 1969. VICTOR : Ah non, il y a eu une régression, mais de notre faute. Moi, je ne répondrai pas directement à ta question, je t'opposerai un exemple. Regarde les ouvriers de Lip actuellement. Quand ils ne sont pas en communauté; va entendre leurs histoires! Tu apprécieras aussi leur moralisme franc-comtois. Ça veut dire quoi? Que la question des contradictions sur la surface sociale, ce n'est pas le monopole des couches « petites bourgeoises ». Je veux bien que le petit commerçant révolté soit encore à 95 % réactionnaire et que 5 % de son esprit seulement ait changé sur la barricade, mais il ne faut pas non plus croire que l'ouvrier à travers une lutte, même aussi profonde qu'à Lip, transforme d'un seul coup son esprit. SARTRE : Ça, évidemment...
VICTOR : C'est gros de conséquences pour la théorie de la révolution : on ne peut pas d'un seul mouvement transformer l'esprit des différentes couches qui participent à la révolution. On retrouve un bon vieux concept, encore valable, du léninisme : la révolution ininterrompue ne peut se développer que par étapes. Tu ne peux pas demander aux Lip à l'heure actuelle d'être à la fois anticapitalistes au point où ils le sont, antibureaucratiques au point où ils le sont, et en même temps antiphallocratiques. CAVI : C'est faux.
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VICTOR : Qu'est-ce qui est faux? CAVI : Un exemple précis. Une fille de Lip, Monique Piton avait été arrêtée par la police. Dans un article qu'elle avait écrit dans Libération, elle avait dit : « on m'a traitée comme un droit commun ». Des camarades du Comité d'Action des Prisonniers lui ont répondu : m qu'est-ce que vous avez contre les délinquants de droit commun? Eux aussi à leur manière sont des politiques »... SARTRE : Ils ne veulent pas être traités comme eux... ça me paraît clair... CAVI : Oui, mais le C.A.P. protestait contre le mépris qu'on trouve chez un certain nombre d'ouvriers pour les « droit commun » (parce que la bourgeoisie leur a appris l'honnêteté, le truc de l'honnête homme, ...). Bon, eh bien Monique Piton elle a répondu. Et visiblement la réaction de C.A.P. l'avait fait réfléchir. VICTOR : On avait en fait coupé son texte à Libération, il a paru méprisant pour les « droit commun ». Cela dit, je suis pour que vous multipliiez les points d'accrochage extérieurs au centre des préoccupations ouvrières immédiates. Il y a une manière de faire qui consisterait à multiplier, pas d'une manière hypocrite, mais sur les bords, ces points de prise de conscience, en s'appuyant sur l'état d'effervescence où se trouve la communauté ouvrière. SARTRE : Je ne pense pas que ce soient des points extérieurs. Je pense que n'importe quelle idée ou élément de querelle qui se fait au niveau de la discussion extérieure, peut être essentielle. Par exemple, il y a dans le prochain sottisier dressé par des femmes dans Les Temps Modernes, le texte d'un ministre... CAVI : Un ministre? SARTRE : Oui... VICTOR : Malaud...
SARTRE : Malaud qui a été foutu en l'air à propos de
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rO.R.T.F. : il y a un texte de lui où il dit : « comprenez les difficultés de travailler avec l'O.R.T.F. Ils ont une manière " féminine " de se conduire, et c'est pour ça qu'ils ont besoin d'un chef»... VICTOR : Ça n'a pas été relevé dans Libération... SARTRE : On va le relever dans Les Temps Modernes. C'est monumental! Un ministre qui, même conservateur, devrait avoir un certain contact avec le monde actuel peut-il dire une chose pareille! Eh bien c'est du secondaire ou de l'essentiel? Ce que je voudrais développer, c'est que cette phrase pourrait être considérée comme secondaire, mais si on voit quelle mentalité, quelles contradictions essentielles elle implique, on changera d'avis. L'O.R.T.F. doit être complètement soumis au ministre comme sa femme doit lui être soumise. La question du féminisme n'est donc pas secondaire ici. Il s'agit de la manière de traiter certaines personnes qu'on appelle « femmes » ou « semblables à des femmes ». Il s'agit d'un certain type de supériorité, qu'il faut discuter en tant que tel, c'est un des éléments de la société actuelle et non pas simplement une comparaison utilisée par un type malhonnête. VICTOR : Sur cet exemple, je suis tout à fait d'accord. Mais l'exemple que je te donnais est différent. Il s'agissait d'une communauté ouvrière qui avait des objectifs, des revendications, et derrière ces revendications une manière de s'attaquer au système de pouvoirs. Si tu essaies de la forcer à mener simultanément sur plusieurs fronts le combat contre le système des pouvoirs, eh bien, tu compromets même la lutte entamée contre un point du système des pouvoirs. Je reprends l'idée que Raguenes a donnée dans Libération : « Le message Lip, ce n'est pas tellement que l'on ait produit et vendu des montres, c'est tout simplement que les ouvriers aient réussi, en dépit du conditionnement cervical, à faire péter quelque chose », et donc qu'une
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masse importante d'ouvriers ait acquis, on avait employé l'expression hier, une indépendance d'esprit. Si Ton disait : le message de Lip, c'est produire et vendre pour son propre compte, ça deviendrait très autoritaire dans la sidérurgie ou même dans l'automobile : là les gars seraient effrayés; qu'est-ce qu'on va faire? On ne va pas vendre des tonnes d'acier aux consommateurs directement! Donc, Lip fonctionnerait comme un exemple oppressif... Ils diraient : c'est très bien ce qu'ils font, mais moi je ne peux pas le faire. Le message ça doit être : c'est possible, on fabrique, on vend, on se paie. On pense. C'est arrivé comment? En provoquant, dans les points nodaux du conditionnement cervical, un court-circuit. Il s'agit de s'attaquer à tel ou tel point nodal, principal, il y en a d'autres qui à ce moment-là sont situés secondairement. Sur toute la surface sociale, ce n'est pas toujours pareil; je n'ai jamais dit que c'était secondaire, en général, la lutte des femmes. Je dis que dans l'espace Lip c'était secondaire, ce qui ne veut pas dire que c'est à négliger, mais c'est à un point encore un peu périphérique par rapport aux préoccupations centrales du mouvement. Ça pourra se déplacer. A TO.R.T.F., c'est autre chose : là le personnel de l'Office, d'autant qu'il ne veut pas faire de grève insurrectionnelle, pourrait au moins faire un combat anti-Malaud phallocrate. Ça serait déjà mieux que les grèvettes à la con. CAVI : Tu as une notion vieillotte du « point nodal » d'attaque. Je crois que le retentissement de Lip est dû aussi au fait que Lip est devenu un lieu de discussion, un lieu de parole, exactement comme en Mai 1968 le «entre de Paris s'est transformé en un forum public. Tout dépend de ta manière d'aborder un problème. Tu arrives. Moi je suis pur, moi j'ai de bonnes idées et puis toi, t'es un con. Ainsi, effectivement tu feras chou blanc. Si par contre tu pars du principe qu'on va discuter de tout, même de 1' « à côté », cela se passera très
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bien pour tout le monde. A condition, évidemment, que tu t'impliques aussi. Que tu ne joues pas les libérés (personne n'est libéré) mais que tu reconnaisses que, toi aussi, tu as des problèmes, des contradictions, que c'est d'ailleurs une des raisons pour lesquelles tu luttes : parce qu'on est révolté aussi contre soi, contre cette part de soi qui nous semble étrangère et pourtant qui colle à la peau même si on veut s'en débarrasser. Evidemment, tu ne vas pas aborder ces questions à n'importe quel moment. Il faut peut-être attendre que l'Assemblée générale soit terminée. Alors les gens se rencontrent, bouffent ensemble, font connaissance. Et au cours de la discussion, tu t'aperçois que ce qui pouvait sembler secondaire est très important aussi. VICTOR : D'accord. Quand il y a un lieu de parole, incontestablement, tu peux, tu dois tout dire. A Lip, maintenant, on discute de n'importe quoi. L'expression que j'ai employée pouvait paraître vieillotte en effet. CAVI : Ce n'est pas par hasard si tu as évoqué l'Assemblée générale, et non une conversation que vous avez eue... Toutes les conversations qui ont eu lieu à Lip, qui ont transformé Lip en un lieu de parole expliquent aussi que le 12 octobre les travailleurs ont voté contre toute attente, et massivement contre la reprise du travail. Ce n'était pas un vote « rationnel » ou, plutôt, c'est une autre « raison » qui avait été élaborée pendant les mois de grève. VICTOR : Exactement...
(Octobre
1973.)
Politique et sincérité
CHAPITRE
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XVII
Politique et sincérité Je pense que le politique cynique...
est
SARTRE : A mon avis, une erreur grave c'est de croire qu'il existe un principe unique d'où sortent certaines conséquences... La doctrine qui s'en tient à une pensée analytique comme le faisait la doctrine révolutionnaire ancienne, c'est à mon avis une idée fausse. La vraie pensée révolutionnaire actuelle est différente. Elle s'efforce de penser les choses à travers plusieurs principes liés : c'est ainsi que se présente la réalité. Il me semble très important de discuter sur la révolution, non parce que nous tomberons d'accord sur un principe dont nous tirerons des conséquences, mais au contraire parce que chacun envisagera d'un point de vue différent l'ensemble des principes qui constituent notre point de départ, et en tirera à sa manière les conséquences sur lesquelles nous pourrons tomber d'accord. VICTOR : C'est très vrai. SARTRE : C'est là ce qui rend la discussion intéressante et qui permet d'aboutir à une pensée révolutionnaire... Souvent dans les conversations, on part d'un ensemble de principes mal défini. Il arrive que, dans une classe, le professeur dise a un élève : « Vous avez fait appel à deux principes au lieu d'un. » Ce n'est pas vrai; il n'a pas fait appel à deux principes, il a fait appel à un principe unique mais qui contient les deux autres de façon indissoluble. C'est ça la pensée,
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la vraie pensée; ce n'est pas la pensée scientifique, c'est la pensée pratique. CAVI : C'est très important. Eh bien, qu'est-ce que c'est que la parole, qu'est-ce que signifie pour les gens le fait de discuter ensemble, avec une certaine amitié? A partir du moment où c'est une discussion en assemblée générale, en général... SARTRE : Chacun a son point de vue... CAVI : On ne discute jamais dans une assemblée générale. Tous les gens repartent frustrés en disant « ce n'est pas possible ». Pire, certaines organisations, comme l'A.J.S., ont pour triste habitude de s'accrocher au micro et de faire voter la motion quand ils ne restent plus qu'eux dans la salle. Au contraire, la Vraie discussion apporte à chacun. Comment peut-elle devenir un moyen de lutte, une pratique politique? VICTOR : De toute façon, cette force de la prise de parole est la seule qui soit capable d'écraser la force idéologique adverse : la théorie capitaliste de la liberté individuelle, fondée sur l'alliance organisée, soutenue, entre les classes moyennes et le capital. C'est la seule. Je parle évidemment de la théorie justificatrice du capitalisme, je ne dis pas que le capitalisme favorise la liberté individuelle. On ne peut écraser la théorie capitaliste dans les esprits, conquérir les forces intermédiaires, qu'en devenant hégémoniques sur le terrain des libertés. C'est ce qui explique l'impasse du P.C. Il aura beau faire absolument toutes les opérations de charme, il n'est pas convaincant sur les libertés. Alors, la seule opération qu'il peut faire pour commencer à devenir crédible, c'est de renforcer le Parti Socialiste. CAVI : Justement, c'est une « opération »... VICTOR : C'est une opération, et qui se retourne contre le P.C., si le Parti Socialiste se renforce trop. CAVI : Mais alors comment est-ce qu'on peut résoudre, ou espérer résoudre (je suis très pessimiste)... cette contradiction : une classe ouvrière qui se mobi-
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lise contre la bourgeoisie sans s'aliéner la bourgeoisie dans son ensemble, et en tous les cas cette partie de la bourgeoisie qui cherche aussi à se libérer? VICTOR : Je vais te donner un exemple qui s'est passé fin juillet à Lip. Depuis le 18 juin les ouvriers avaient mis la boîte en autoproduction, et s'étaient posé la question du troisième collège, la question des cadres. Il y a eu une lutte de classes très vive. La lutte a été très utile, elle a permis de faire circuler des idées, et donc de mener de nombreux débats, qui libéraient l'esprit des ouvriers de l'autorité des cadres. Au niveau d'ensemble, ça a été des compromis un peu diplomatiques : les cadres, on les laisse entrer dans l'usine, mais on les accompagne; les solutions extrêmes, du type : l'usine leur est interdite, étaient refusées. Les cadres étaient hostiles à la lutte ouvrière, parce qu'elle les remettait en question, mais ils s'intéressaient à la lutte contre la liquidation de la société. Ça se passe au début. Il n'y a pas de résultat bien net de cette lutte de classes, dans la mesure où la question de l'entrée des cadres dans l'usine libérée, c'était plutôt une question d'honneur, de principe. Ce n'était pas une question à incidence pratique très importante. La lutte importante sur la question de la hiérarchie, c'est au moment de la paie : est-ce qu'on devait payer selon la grille hiérarchique ancienne, ou bien suivant des principes nouveaux? Il y a eu une tendance dans le comité d'action qui disait : on veut une paie égalitaire; un salaire exceptionnel pour une période exceptionnelle. C'était donc la remise en question de la hiérarchie, remise en question complète. Il y a eu des débats : la majorité s'est rangée sur la position de Piaget, de la section C.F.D.T. : on faisait la paie selon les principes de la grille hiérarchique ancienne. Piaget a justifié cette position en disant : pour la forme, ça aurait été bon, la paie égalitaire. Mais est-ce que ça vaut le coup, pour la forme, de compromettre l'unité du personnel? C'était
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reconnaître que la question de l'argent était terriblement importante encore dans la conscience ouvrière. Quand on a reconnu que cette question du salaire est une question accablante, un gros conditionnement, il faut être rusé. CAVI : Comment aurais-tu voté? VICTOR : J'aurais voté pour la paie égalitaire parce qu'à mon avis il fallait que la contestation de l'éventail des salaires soit poussée le plus loin possible... CAVI : C'est-à-dire que tu aurais voté ça en pensant que de toute manière la majorité aurait voté autrement. VICTOR : Exactement. Raguenes a eu un mouvement de recul quand la majorité s'est prononcée pour la paie intégrale. Il pensait un peu : dès qu'il y a la question de fric, le naturel revient au galop; sous-entendu par « naturel », toutes les saloperies du capitalisme. CAVI : S'il n'y a pas des « gauchistes » pour « provoquer », comment avancer? VICTOR : Oui...
CAVI : Là, tu aurais été un provocateur... VICTOR : Oui...
CAVI : Comme Raguenes... VICTOR : Sans doute. Mais ça dépend aussi de la position que tu as dans le mouvement. Mais si j'ai pris cet exemple, c'était pour la question des classes moyennes. Dans une lutte où le pouvoir patronal dans son ensemble était contesté, donc qui était aussi antihiérarchique, il peut parfaitement être légitime de limiter délibérément telle ou telle contradiction, dans l'intérêt de l'unité; on ne peut pas diviser les forces à telle ou telle phase du combat contre l'ennemi commun. Je pense que la position de Piaget était réaliste. Mais ça aurait été du réalisme rampant, s'il n'y avait pas eu la discussion critique sur la hiérarchie. CAVI : Donc Û n'y aurait pas eu Raguenes, il n'y aurait pas eu Piaget.
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VICTOR : Dans le cas Lip, les arguments révolutionnaires sont un peu partagés entre syndicalistes et marginaux, réalistes et « gauchistes ». Il n'est pas forcé qu'il y ait à chaque coup comme moteur de la lutte le réaliste, un peu syndical, politique, conscient de toutes les implications du rapport de forces, et puis le gauchiste, provocant et qui se met à l'écart quand ça ne lui plaît pas. Il se trouve que c'est comme ça à Lip. Ça pourrait être autrement dans d'autres cas si on essaie de comprendre le lien interne qu'il y a entre la position de Raguenes et celle de Piaget. Ce lien interne, je pense que le mettre au jour, cela signifie mettre au jour la dialectique de la lutte contre les pouvoirs. Cette dialectique est telle qu'à certains moments, à la condition que la cible de la lutte reste le système des pouvoirs, on peut limiter certaines contradictions au sein du groupe. Si tu me dis : la cible de la lutte, c'est un hypothétique combat contre les monopoles, alors là pas question que je limite ma contradiction avec les cadres, au bénéfice d'une soi-disant lutte contre les monopoles; je ne dirais pas : à la Régie Renault, comme ce n'est pas un monopole privé, ce n'est pas le combat principal; le combat principal c'est contre Péchiney, donc je limite ma lutte contre la hiérarchie à Renault pour respecter le programme des forces antimonopolistes, le programme commun de la gauche; je suis prêt à limiter les contradictions avec les cadres sur cette question précise du salaire à ce moment du mouvement à Lip, dans la mesure où la lutte d'ensemble est une lutte contre le pouvoir patronal. Et je pense que ça donne si tu veux le principe de la politique, qui est très différenciée, sur cette question des classes moyennes. Il n'y a pas le dilemme : les flatter, ou les braquer, ce n'est pas vrai. La lutte contre le système des pouvoirs ça doit être un mouvement qui permet de les prendre à revers, de les diviser. CAVI : Je suis d'accord... L'homme n'a pas une pen-
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sée, ni même un corps. Il est multiple. Une multitude de pensées s'affrontent en lui. On retrouve dans sa tête, en microcosme, la société et toutes ses contradictions. Avec certaines dominantes selon la personne. Des idées dominantes, certes, mais il n'empêche que les autres idées, celles qui contredisent ces idées dominantes coexistent. Toute parole, toute situation trouve donc son écho particulier : l'extrême gauche comme l'extrême droite ou la modération, le fric, le sexe, la présence même de Raguenes à l'intérieur de l'usine, ses idées, les questions qu'il pose trouvent écho dans ce désir de spontanéité, de sincérité présent dans la tête de chaque ouvrier de l'usine. VICTOR : C'est bon qu'il y ait des intellectuels établis... CAVI : Oui, cela pose le problème d'établissement d'intellectuels; ceci dit, si Raguenes a eu de l'influence, c'est surtout parce qu'il était sincère, et il n'y a pas de sincérité sans excès. VICTOR : Tu veux dire que nécessairement les politiques sont cyniques? CAVI : Pas cyniques, mais s'ils sont sincères, ils le sont autrement, comme le tain au miroir. Et si les gens se reconnaissent aussi en eux, ils y reconnaissent une image qui n'est pas celle de l'homme sincère, qui est autre et trouve son écho ailleurs... VICTOR : Je ne suis pas d'accord... SARTRE : Je pense que le politique est cynique... VICTOR : Tu me prends pour un cynique, alors? SARTRE : Oui, en partie. Ce que tu dis ici, correspond peut-être à ta pensée, mais il y a des tas de pensées qui sont en toi et dont tu ne fais pas état avec les gars. VICTOR : Pas mal...
SARTRE : Pas du tout, si ça ne doit pas, dans ton point de vue, contribuer à la lutte, mais le fait est que tu ne dis pas à tes gars ce que tu dis à nous... VICTOR : Je ne comprends pas...
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SARTBE : En ce sens qu'une pensée, quelle qu'elle soit, ne peut pas être dite sans qu'on dise tout, c'est-à-dire avec les implications qu'elle a... VICTOR : Dans un seul temps, tu veux tout dire? SARTRE : Non, pas dans un seul temps, mais dans un temps assez rapide. Comme tu le sais, une pensée d'aujourd'hui elle ne vaudra plus rien dans vingt ans; alors donc il faut la dire toute, parce que quand tu pourras la dire complètement, dans vingt ans, ça n'aura pas d'intérêt, du moins pas pratique. CAVI : Deux types d'hommes ont de l'influence : ceux qui font semblant de dire tout, d'être profondément sincères et de tout aborder alors qu'en fait ils n'abordent que ce qu'ils veulent bien traiter publiquement. C'est le politicien ou le curé très habile, et puis il y a ceux qui disent effectivement, tout c'est-à-dire qu'ils croient tout dire ou ne rien cacher sciemment même s'ils disent des conneries. Celui-là, c'est l'homme honnête (pas l'honnête homme). Il y a des gens que tu respectes... Par exemple les gens respectaient de Gaulle parce qu'ils croyaient que de Gaulle disait tout. Les gens respectent souvent le type qui gueule, ou la mauvaise tête, parce qu'ils ont l'impression que le type dit tout; et chacun s'y reconnaît un peu. Alors on parlait du Chili, on est parti du Chili, on y re-arrive... VICTOR : Oui, eh bien, reviens... CAVI : Oui, on revient à la contradiction entre la pensée politique qui ordonne les contradictions principales, secondaires, les étapes, etc., et la réalité d'aujourd'hui; aujourd'hui les gens sont baucoup plus sensibles à un langage direct ou qui leur paraît direct. A Lip, il fallait un Raguenes pour poser le problème d'un salaire égal pour tout le monde, et peut-être était-ce une provocation en un sens puisque cela n'a pas été accepté, mais s'il n'y avait pas eu cette provocation, il n'y aurait jamais eu de réflexion collective; de la même manière au Chili, pendant les trois ans d'unité popu-
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laire, ces « provocations » se sont multipliées. C'est ce qu'on appelle la radicalisation, bien entendu accompagnée d' « excès » qui eux-mêmes contribuaient à radicaliser un peu plus la classe ouvrière. Exactement comme la lutte que vous avez menée en France contre les petits chefs. Il y a eu beaucoup d'excès et ils étaient inévitables. Elle a malgré tout, je crois, contribué à radicaliser la classe ouvrière et vous êtes aussi dans ce qui s'est passé à Lip. Au Chili, les ouvriers en sont arrivés à vouloir du pouvoir tout de suite. Il est bien difficile de dire à quelqu'un : tu as tort de vouloir être plus heureux maintenant. Seulement, tu te fais évidemment des ennemis d'éventuels alliés. A Lip, même si la proposition de Raguenes n'a pas été acceptée, malgré tout, les cadres ont relativement très peu participé au mouvement. Un seul cadre, m'a-t-on dit, s'est joint aux ouvriers. VICTOR : Ce n'est pas vrai!... les autres... CAVI : Les autres se retrouveront contre demain... VICTOR : Contre quoi? CAVI : Contre ce mouvement, si leurs privilèges ou si leur statut est remis en cause. Par exemple, les ouvriers auraient décidé le salaire égal, cela aurait été juste, mais trop rapide. Si tu n'es pas idéaliste, tu vois bien qu'on ne peut toujours ménager la chèvre et le chou, glisser entre des passions antagonistes comme une frontière entre deux pays ennemis. A certains moments, il faut bien prendre une décision, et c'est là où je suis pessimiste. VICTOR : D'après ce que tu dis, la seule conséquence qu'on peut tirer, c'est : les politiques sont nécessairement des gens qui ne peuvent pas être sincères, donc à la longue, ils apparaîtront carrément comme des manipulateurs; le mieux qu'on puisse espérer c'est qu'ils soient doublés par des gens très sincères, la perle rare, le prêtre-ouvrier, l'intellectuel pas trop con. Mais c'est quand même le politique qui a le dernier
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mot : les contradictions sont telles qu'il est seul à pouvoir naviguer entre elles. Heureusement qu'il y a Thomme sincère, pour lui dire « halte, vous êtes en train d'abandonner la fidélité à l'idéal », mais c'est toujours le politique qui a le dernier mot. CAVI : Non, ce n'est pas ce que j'ai dit. On a parlé avant de ce que pouvait apporter la discussion. C'est un peu ce que nous avons dit dans l'éditorial de Libération, aujourd'hui on peut concevoir la politique en des termes nouveaux : introduire la notion de pluralisme, de discussion en commun, et de discussion amicale même, ou fraternelle... Chaque fois qu'il y a un problème, rendre public le champ du débat... VICTOR : C'est exactement ce qu'a fait Piaget... CAVI : Piaget est.un type sincère! VICTOR : Ce n'est plus un politique, alors? CAVI : Piaget fait de la « nouvelle politique »... VICTOR : Est-ce qu'il peut y avoir un nouveau type d'homme politique? C'est la question que je pose à Sartre. SARTRE : Sincère, je ne sais pas s'ils le sont toujours; mais est-ce que la pensée politique de l'homme politique représente toute sa pensée? Ou, si tu veux, l'homme politique doit avoir une pensée de tout, et est-ce qu'il livre la totalité de ce qu'il pense dans les discussions? C'est ce que je vous demande. CAVI : Tu prends la décision pour les autres qu'il faut taire ce problème-là parce que... c'est ça que tu appelles le cynique... SARTRE : C'est ça le cynique pour moi : c'est un type qui pourrait avoir le sens de la totalité qu'il ne creuse pas. Il s'en tient à la totalité qu'il estime pouvoir être discutée par les gens. Il a donc deux points de vue, ou il croit les avoir et c'est ça pour moi le cynisme de l'homme politique. VICTOR : C'est un cynisme inévitable?
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SARTRE : Oui, parce que je n'estime pas énormément Thomme politique, en tant que tel (rires). VICTOR : Qu'est-ce que tu veux dire? SARTRE : Je veux dire l'homme spécialisé dans la politique, je n'estime pas cela. Je pense que l'homme spécialisé dans la politique est déjà morcelé, ce qui ne veut pas dire que je ne le juge pas indispensable. A l'heure qu'il est, il est indispensable. Si on supposait un véritable socialisme en acte, réel, la notion d'homme politique disparaîtrait, en ce sens que tout le monde serait politique. L'homme politique en tant que tel n'est pas supérieur aux masses qui sont les vrais usagers de la démocratie. C'est un mutilé; c'est le type qui fait passer d'un certain état à un état meilleur. Je considère que des hommes comme Lénine, ou Staline, même, pour te faire plaisir (rires), ont comme caractéristique précise d'être des médiateurs. Si nous supposons une société sans classe, je ne pense pas que cette catégorie de personnes soit nécessaire. Je pense que chaque homme devient médiateur de l'ensemble; et tu ne peux pas non plus dire que le démocrate qui est l'ouvrier quelconque, le travailleur quelconque, se spécialise quand il devient politique. En fait le démocrate a une activité parmi d'autres, considérée comme toutes ses activités, quand il fait de la politique; mais il n'y a plus d'homme politique. . VICTOR : Je ne suis pas d'accord. Tu détermines un certain rapport entre l'intellectuel qui ne se définit pas comme homme politique, et puis l'homme politique comme homme spécialisé dans la politique, homme de la superstructure. Tu éternises ton rapport avec le P.C. Et je pense que c'est ça l'ancienne politique et je veux qu'on en finisse avec l'ancienne politique, que l'intellectuel critique ou l'ouvrier, ne cède pas, ne délègue pas la spécialité du politique à une catégorie particulière d'hommes. Le militant politique, de son côté, doit se débarrasser de cette forme d'être séparé, spé-
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ci alise qu'il a revêtue. Ce qui est aussi en question dans le développement de la révolution en France, c'est cet être séparé et spécialisé. Dans la société sans classes tout le monde fera de la politique et donc, dans un sens, n'en fera plus; on s'interdira toute politique... SARTRE : On ne se l'interdira pas, elle n'y sera plus... VICTOR : Mais il n'y a pas la société sans classe située en un point indéterminé de l'avenir, où la politique s'abolira, et puis maintenant on est obligé de céder la médiation du politique à une catégorie spéciale d'hommes. Je pense que ça reproduit le vieux schéma stratégique : pendant tout un temps on prépare les conditions pour la révolution, et puis il y aura un moment, le moment de crise, où les choses vont se dénouer insurrectionnellement : c'est la révolution, après : le socialisme, la fin de l'État. Je crois que ce schéma a fait complètement faillite. La société sans classes, la fin de l'État sont préparées dans les luttes actuelles, ce qui ne veut pas dire que dans chaque lutte immédiate toutes les conditions de la société sans classes peuvent être réunies. Dans la répartition des rôles entre le politique et l'intellectuel, je trouve qu'il y a un peu d'iniquité (rires)... SARTRE : Je ne trouve pas; si le politique ne peut pas tout dire, c'est dans la période où il existe en tant que médiateur; mais dans une période où on pourrait tout dire le politique disparaîtra, il n'existera plus. VICTOR : Mais il n'y a pas une période où la médiation politique est entièrement aux mains d'une catégorie spéciale d'hommes, qui ont pour tâche de mobiliser les masses, et puis une autre période, la fin de l'histoire... SARTRE : Pas nécessairement, je ne vois pas pourquoi... VICTOR : Bon, disons, la préhistoire... je suis complètement contre ce concept de fin de la préhistoire; il est complètement religieux. Il y aurait la période où on
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prépare la révolution socialiste dans les conditions du système capitaliste, et puis... SARTRE : Elle se prépare... VICTOR : Elle se prépare par la révolution. Je prétends qu'on prépare la révolution en faisant la révolution. SARTRE : C'est exact. VICTOR : C'est le sens profond de la formule de Guevara : le devoir de tout révolutionnaire est de faire la révolution. Quand tu vois Lip qui attend, depuis le 12 octobre, qu'il y ait enfin des révolutionnaires qui fassent la révolution, qui fassent leur devoir : un, deux, trois Lip... SARTRE : D'accord, mais on pourra se passer d'hommes politiques dans la période où précisément la révolution sera faite. VICTOR : Ça veut dire quoi? SARTRE : Ça veut dire : à partir du moment où le capitalisme aura cessé d'exister comme capitalisme. VICTOR : Tu veux dire la société communiste? SARTRE : Oui, dans la société communiste. VICTOR : Mais le politique sera aboli. SARTRE : Eh bien alors, c'est ce qu'on dit, moi je ne dis pas autre chose! VICTOR : Tu dis qu'il y a une période où le politique est nécessairement, entièrement, un médiateur, il fait partie d'une catégorie spécialisée d'hommes, et puis une autre période, la société communiste, la fin de la préhistoire où le politique s'abolira et où donc tout le monde fera de la politique. Moi je prétends que c'est cette division en deux périodes qui constitue un schéma stratégique dépassé. CAVI : Ce n'est pas un schéma, c'est une constatation! VICTOR : Ce n'est pas vrai! Les Lip, qui ne sont pas des hommes politiques, font de la politique! CAVI : A la limite le politique comme médiateur ne peut exister que parce qu'il y a des gens qui à côté, eux, ne médiatisent pas; il n'y a pas de gauche sans
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une gauche de la gauche, ni de médiation sans une contrepartie de provocation. Tout est question d'équilibre et de rapports de force. VICTOR : Je ne crois pas que l'homme politique doive être Maurice Thorez. SARTRE : L'homme politique ne doit pas être Maurice Thorez, bien sûr, mais il est à une période où il est comme Maurice Thorez, il ne sait pas tout, il ne peut pas savoir tout, il sait peut-être moins que les autres sur certains points; il fait ses totalisations autrement qu'il ne les dit... Un homme politique c'est ça. Il donne une totalisation consommable aux masses, mais ça ne veut pas dire que ce soit la sienne. Je lui souhaite d'ailleurs cette totalisation consommable... CAVI : On pourrait parler plutôt de l'homme... SARTRE : ...du nouvel homme... CAVI : Pas tout à fait non plus, ni en toi, ni avec toi... c'est-à-dire qu'on peut parler de l'homme d'une nouvelle politique. Nous avions souligné l'importance de la discussion, pas de la gentille discussion bien formelle, du séminaire, du colloque où Dieu plane audessus. Non, ce qu'il faut instituer, c'est la discussion dure, où l'on va jusqu'au bout de soi-même. Après laquelle, il n'est plus nécessaire d'aller s'épancher sur un oreiller pour rechercher une tendresse, des oreilles qu'on n'a pas trouvées dans son groupe d'hommes et de femmes à la voix grave. Je crois que les hommes de la nouvelle politique sont souvent devenus politiques non pas à base de références, à base de livres, mais à base de leur propre rupture personnelle, c'est-à-dire qu'ils sont impliqués dans le combat qu'ils mènent non pas au nom de conceptions ou d'entités extrêmement abstraites, mais parce que eux-mêmes ne veulent plus supporter une société qu'ils n'acceptent plus. A partir de cette base personnelle de rupture et de révolte personnelle, celui qui n'est pas idéaliste devient un homme politique, il apprend à estimer les rapports de
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force, à ne pas attaquer une caserne quand elle est trop bien défendue... Il doit bien calculer certes, mais toujours en homme qui cherche la liberté. Le calcul de Thomme politique traditionnel est bien différent. On ne sait même plus pourquoi il est révolté; il est politique par essence; pratiquement, on a l'impression qu'il est politique depuis qu'il est né; je ne vois pas en quoi un homme comme Marchais, par exemple, a quoi que ce soit d'humain. Je ne connais rien de lui que le programme commun. Je ne sais rien de lui; je le vois seulement comme un homme qui brandit le programme commun. Un homme comme Raguenes, ou un homme comme Piaget, ou bien d'autres hommes qui surgissent partout et qui sont des hommes politiques — à certains moments ils savent faire des compromis — eux ressemblent à des hommes, pas à des machines ou à des dieux. Et ils ont tous un point commun : ils aiment la discussion. Ma connaissance du marxisme est limitée, mais il ne me semble pas que Marx — ou que les marxistes — se soit beaucoup étendu sur ce que signifiaient le discours, la parole, la discussion, les rapports psychologiques entre les gens; nous sommes en train de découvrir ce que peut être un nouvel homme politique, pas ce qu'il « doit » être (parce que justement, il n'est pas révolutionnaire par « devoir ») et puis nous sommes en train de découvrir aussi une méthode, la discussion, non au sens libéral du terme (tout le monde a raison) non, mais comme fondement de toute démocratie. VICTOR : Il y a à faire naître une nouvelle théorie de l'homme politique : les petits inconnus qui sortent des luttes après avoir collectivisé des problèmes, qu'ils ont ressentis personnellement. CAVI : L'homme de la nouvelle politique ne doit pas au nom d'une certaine finalité taire les problèmes qu'il croit secondaires par rapport aux problèmes qu'il estime principaux; aujourd'hui, la nouvelle politique
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consiste à rechercher la transparence, à précéder Faction (qui, elle, peut être dépendante d'une stratégie) d'une discussion où tout est discuté. Cela, c'est quelque chose qui est profondément nouveau, je crois, aujourd'hui. VICTOR : J'aimerais quand même préciser l'expression « ne doit pas taire ». Si tu veux dire que l'homme politique nouveau ne doit pas refouler les problèmes qui ne sont pas au premier plan de la lutte, je suis d'accord. Est-ce que tu accepterais, Sartre, de devenir un homme politique nouveau, d'adhérer à un mouvement révolutionnaire, selon ces principes que nous venons de définir? SARTRE : Quelle différence ça fait si j'adhère au mouvement en question ou si je l'aide dans la mesure où précisément l'ensemble du mouvement me le permet? VICTOR : Sartre en tant qu'institution, c'est l'institutionnalisation de la critique du mouvement communiste traditionnel. C'est celui qui constamment a mis des bâtons dans les roues du mouvement communiste officiel, celui qui l'a empêché d'être totalement optimiste, totalement religieux. Si Sartre adhère au mouvement révolutionnaire, cela signifie qu'il y a un nouveau mouvement révolutionnaire. Il y a un nouveau type d'intellectuel, un nouveau type de politique. SARTRE : Un nouveau type d'intellectuel d'accord; un nouveau type de politique, je demande à voir. On a défini vaguement ce qu'il devrait être, mais il n'y en a pas qui soit complètement formé. Alors qu'est-ce qu'ils seront, dans quelques années? Je n'en sais rien. VICTOR : Mais qu'est-ce qui t'empêcherait de contribuer à le former, ce mouvement révolutionnaire? SARTRE : Mais je fais tout ce que je peux pour ça; par exemple les entretiens qu'on fait, si j'étais militant je les ferais aussi... VICTOR : C'est vrai...
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SARTRE : Ce que je refuse c'est l'appartenance à un mouvement qui soit une des pierres de la construction révolutionnaire. Qu'il y ait un grand mouvement révolutionnaire, je suis dedans, dans la mesure où j'ai encore mes deux jambes et mes deux bras; mais enfin, je suis dedans. Je marche avec lui. Ça veut dire que je ne suis ni mao, ni ceci, ni cela, je marche. D'ailleurs les maos sont ça aussi, ils ne sont plus les maos, ils marchent toujours avec les révolutionnaires. Alors ça veut dire quoi, pour un intellectuel en grande partie d'ancienne manière hélas, qui est lié avec vous, être homme politique, révolutionnaire actuel, actuellement, qu'est-ce que ça veut dire? Qu'est-ce que je peux faire? Rien de plus que ce que je fais. Il faut voir mon âge aussi. Un homme de 68 ans, s'il a été politique toute sa vie, peut gagner à 69 ans une connaissance supplémentaire; mais s'il n'a pas fait de politique, s'il a toujours été une caisse, de résonance de la politique, sans en faire directement, qu'est-ce que tu veux qu'il fasse à 69 ans? VICTOR : D'accord.
SARTRE : On a défini, aujourd'hui, la manière de voir le développement actuel des idées révolutionnaires, de la pratique révolutionnaire; on n'a pas examiné ce qu'est un homme révolutionnaire aujourd'hui. Je crois qu'on pourrait faire ça pour la prochaine fois... (28 octobre
1973.)
La guerre israélo-arabe
CHAPITRE
La guerre
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XVIII
israélo-arabe
Nous nous trouvons encore une fois face à un de ces problèmes qui semblent sans solution, du moins de notre vivant. CAVI : Quelque chose me tracasse. Quand tu parles d'Israël, tu en parles comme d'une totalité, alors que quand tu parles de la France, tu vois bien les contradictions. Cela ne te choque pas que nous, en France, nous disions : il faut détruire cette France pour créer un autre pays. SARTRE : En Israël, il y a des contradictions comme partout, des contradictions profondes, qui d'ailleurs sont postérieures à sa création. Je ne suis pas pour Israël sous la forme où il est actuellement; mais je n'admets pas l'idée de sa destruction. CAVI : Et si c'est la destruction d'un État, plus exactement même d'un gouvernement, et la construction d'un autre État qui serait socialiste, par exemple une Palestine... parce qu'il y a des luttes de classes en Israël même... SARTRE : Il n'y en a pas encore, c'est assez terrible ça, il n'y en a pas. Il y a des Israéliens de l'Orient qui sont habitués à une vie pauvre, qui n'ont guère de connaissances techniques, et qui sont traités de manière raciste, et puis il y a les Européens qui sont au contraire techniquement de la valeur des constructeurs européens; mais, ça n'empêche, malgré les contradictions, ils se déclarent tous unis par le fait qu'ils cons-
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tituent un p a y s ; si on crée un État arabe et juif, ça ne marchera pas parce que les Arabes veulent foutre les Juifs dehors, alors qu'est-ce que ça peut vouloir dire à ce moment-là? Un Etat arabe et juif? CAVI : Ce n'est pas ce que disent tous les Palestiniens... SARTRE : C'est ce qu'on ne les encourage pas à dire mais c'est ce qu'ils disent! C'est ce qu'ils disaient en tout cas il y a quelques années. Maintenant ils restent un peu plus vagues, mais j e ne pense pas que ça marcherait longtemps pour les Palestiniens juifs. CAVI : Le dialogue ne te semble pas possible? SARTRE : Ah oui! mais la discussion entre gens qui sont frères au départ, c'est-à-dire ou des ouvriers, ou des intellectuels qui sont tous de même espèce et non pas entre deux communautés radicalement ennemies... c'est comme si on supposait une discussion entre les patrons et les ouvriers. Elle ne serait pas très fructueuse... CAVI : Qui seraient les patrons? SARTRE : Vraisemblablement, les patrons seraient les Palestiniens assez rapidement puisqu'ils auraient l'aide extérieure de tous les États arabes et ce serait un État arabe, donc les Juifs représenteraient un élément secondaire, même s'ils avaient tous les droits. Tout de même le problème israélo-arabe c'est un problème... qui n ' a pas de solution, il ne peut pas en avoir, c'est en tout cas ce que j e pense. Ceci dit, nous devons lutter pour que ces trois millions d'individus ne soient pas foutus en l'air ou réduits en esclavage. CAVI : Alors, nous nous trouvons encore une fois face à un de ces problèmes qui semblent sans solution, du moins de notre vivant. SARTRE : Mais lui ne sera pas mort, pas plus que toi, d'ailleurs, quand l'État israélien sera foutu, dans dix ans, quinze ans; ce sera un crime de l'histoire. Il y en a beaucoup d'autres.
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VICTOR : Il faut savoir ce qu'on met sous « État israélien ». Ce n'est pas seulement le gouvernement. Tout le monde sera d'accord d'ailleurs pour avoir un gouvernement plus à gauche que Golda Meir. Détruire l'État d'Israël, ce n'est pas non plus, comme l'ont dit quelques idiots, jeter les Juifs à la mer. SARTRE : Ce n'est pas « quelques idiots », c'est tous. VICTOR : Non...
SARTRE : Pas en 1967, parce que déjà ça avait changé un peu, mais en 1965 les Palestiniens disaient ça! VICTOR : A la limite, on peut comprendre. C'est le sentiment naïf de ceux dont les terres ont été spoliées; ils disent : on va rejeter à la mer l'envahisseur... J'entends régulièrement des ouvriers arabes ne pas faire la distinction entre les Sionistes et les Juifs; bon, je ferai tout pour qu'ils fassent la distinction, je leur expliquerai... mais enfin je comprends les mécanismes qui font qu'ils disent ça. SARTRE : Je le comprends aussi mais tu sais, quand ils disent « on veut détruire Israël », ça veut dire quelque chose, ça veut dire que c'est une force qui dans le monde arabe existe et qu'on n'a jamais déguisée... VICTOR : Laissons de côté les formulations fanatiques. Si on veut donner un contenu précis à la destruction du cadre étatique israélien actuel, — il faut essentiellement reconnaître qu'il n'y a pas un droit de la Diaspora à venir se fixer en Palestine. SARTRE : Non, il n'y a pas un droit.
VICTOR : Si ce droit n'est pas reconnu à la Diaspora, qui ne le demande pas d'ailleurs... SARTRE : Elle ne le demande pas puisqu'elle n'y est pas... VICTOR : Je pense qu'on peut s'entendre sur le contenu à donner, un contenu progressiste, au mot d'ordre des Palestiniens. SARTRE : C'est-à-dire qu'il faudrait à ce moment-là un État palestinien dans lequel entreraient les Israé-
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liens qui n'auraient pas voulu s'en aller, à titre de minorité ayant des droits... VICTOR : La formule juridique de l'État ne m'intéresse pas pour le moment : je pense qu'on peut aller très loin dans l'innovation, concernant la formule étatique démocratique et socialiste. Ce qui m'intéresse, c'est de résoudre la difficulté actuelle : comment dépasser la solidarité, telle qu'elle est nouée par l'idéologie du sionisme, entre les habitants actuels de la Palestine, d'origine juive, et puis l'ensemble de la population juive de la Diaspora dans le monde. C'est cette solidarité imposée, qu'il faut clairement remettre en question. Il ne s'agit pas de remettre en question la solidarité des Juifs du monde entier contre la persécution, c'est idiot. Ce serait nier le problème particulier de l'oppression sur les juifs. Je suis complètement opposé au point de vue des dirigeants palestiniens qui considèrent que l'Union Soviétique est leur alliée et donc taisent le problème de l'antisémitisme en Union Soviétique. Il est inévitable qu'il y ait une solidarité des Juifs dans le monde entier contre l'antisémitisme, mais cette solidarité-là, qui peut être une solidarité révolutionnaire de lutte contre l'oppression, n'implique pas que tout juif ait le droit de venir en Palestine, puisse être citoyen d'un État qui est fondé sur le principe de l'exclusion des populations arabes... SARTRE : D'ailleurs, c'est impossible. VICTOR : C'est impossible. Qu'est-ce qui empêche de faire que la Palestine démocratique soit une terre d'asile, comme tout pays socialiste digne de ce nom, où tout Juif qui serait persécuté... SARTRE : Ils le sont tous... (rires). On ne peut pas être pro-arabe sans être aussi un peu pro-juif, comme l'est d'ailleurs Victor, et on ne peut pas être pro-juif sans être pro-arabe, comme je le suis. Alors ça fait une drôle de position... (Octobre 1973.)
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CHAPITRE
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XIX
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L'intellectuel politique que nous envisageons pourra être n'importe quel ouvrier VICTOR : Nous sommes en train de contester une certaine répartition des rôles entre l'intellectuel et Thomme politique. L'intellectuel qui doit dire toute la vérité et Thomme politique qui la découpe de sorte qu'elle soit consommée petit à petit par la masse. Ça m'a particulièrement frappé à Lip : beaucoup de gens parlaient, mais à la limite j'ai connu d'autres collectivités où plus de gens s'exprimaient; la caractéristique étonnante, c'était que les principaux éléments du rapport de forces étaient périodiquement revus, rediscutés, par tous. A partir d'un exposé complet des responsables, il y avait un contrôle, d'une certaine manière, de toute la vérité par la collectivité des combattants; ceux-ci s'étaient déplacés à travers toute la France; ils avaient discuté un peu partout, ils avaient touché du doigt le rapport de forces et se trouvaient en mesure de contrôler le point de vue d'ensemble des responsables. Il n'y avait plus la figure de Thomme politique qui prend sur lui de garder secrets des éléments importants. Ça ne me paraît pas simplement le fait d'une lutte particulièrement exceptionnelle; je pense que ça révèle la production d'un nouveau concept de politique qui remet, plus généralement, en question cette répartition des rôles entre, disons, l'intellectuel critique, ne s'en laissant pas conter et puis
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les organisations ouvrières; répartition des rôles qui était caractéristique de la domination du mouvement ouvrier par le P.C. Qu'est-ce que tu en penses? A ton avis aussi il faudrait que l'intellectuel critique soit plus politique et que le politique soit plus intellectuel critique... SARTRE : Oui...
VICTOR : Je crois que ça apparaît et que c'est ça qu'il faut encourager, et que tout ce qui tire vers une vieille conception et de l'intellectuel et de l'homme politique est franchement régressif. SARTRE : D'autant que, au fond, l'homme politique, d'abord il n'est plus présenté comme un chef politique, il est n'importe qui, puisque dans l'hypothèse de l'homme révolutionnaire que nous gardons pour demain, tout homme révolutionnaire est politique... VICTOR : Oui...
SARTRE : Donc il n'y a plus de différence entre l'intellectuel et l'homme politique, puisque l'intellectuel est un homme politique et comme tu viens de le marquer, des hommes politiques sont aussi des intellectuels. Ils arriveraient à se comprendre. Actuellement ce qu'il y a c'est que quand l'intellectuel parle sur le même sujet, ils ne se comprennent pas parce que l'intellectuel est beaucoup plus théorique, que sa réflexion sur un point est beaucoup plus vaste, et je ne sais pas s'il a raison dans les moments où il le fait, ça c'est une autre question, mais en tout cas il n'est pas sur le même plan que l'homme politique tel qu'on le définit actuellement. L'intellectuel n'a plus sa raison d'être propre que parce qu'il acquiert des connaissances que l'homme politique ne peut pas acquérir, n'a pas besoin d'acquérir à proprement parler. Par exemple l'intellectuel est amené à étudier la science à la fois pour les éléments de savoir qu'elle lui donne pour les comparaisons strictes qu'il entend instituer et l'homme politique ne sait pas tout cela. Il peut le savoir mais il ne le sait pas
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forcément, tandis que l'intellectuel est obligé de le savoir. Donc si vous voulez je verrais, à la limite, une espèce d'identification profonde chez chacun entre Thomme politique qu'il est et l'intellectuel qu'il devrait être, qu'il sera. VICTOR : Mais cette identification se fait dans la lutte... j'entends que certaines formes d'existence sociale et politique de l'intellectuel, qui impliquent cette répartition des rôles, doit être contestée, de même que la forme actuelle de l'homme politique, l'homme séparé, l'homme spécialisé dans l'art de gouverner les hommes, dans les techniques de domination doit être aussi contestée... SARTRE : ...l'homme politique que nous conservons, c'est n'importe quel homme, par conséquent ce n'est pas quelqu'un qui possède les techniques de domination des hommes. Il ne possède qu'une technique, c'est la technique de la persuasion... VICTOR : Oui, mais là à mon avis tu simplifies un peu les choses parce qu'on n'est pas encore dans une société sans classe, on n'est même pas dans une société largement révolutiorinarisée; donc tout homme, même s'il sort de la masse des petits inconnus qui prend une responsabilité, devient homme politique, est soumis immédiatement, de ce fait, à une pression totalitaire de la superstructure actuelle. Il adopte, à son insu la plupart du temps, certaines positions qui sont les positions de pouvoir autoritaire savamment et longuement aménagées par les classes dominantes. Ce qui fait que l'homme politique actuel, et, on l'a dit, on ne peut pas parler sauf sur le mode de l'utopie, de l'homme produit par la société révolutionnarisée, l'homme politique actuel est toujours le centre d'un combat entre des positions de pouvoir traditionnel qui le pressent, qui le dominent, qu'il le veuille ou non, et puis de nouvelles positions démocratiques. L'homme politique nouveau, c'est quelqu'un qui est inquiet; alors par rapport à
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l'image de l'homme politique bolchevique, sûr de lui, c'est évidemment un petit changement. Il n'est pas inquiet au sens où à la veille de faire une action il se tâte le pouls... non, mais dans le sens où il a conscience qu'à certains moments il faudra rompre avec les pressions de la superstructure : il refusera par exemple d'être transformé en vedette par France-Soir et la télé; ça peut être évidemment plus profond, il prend de plus en plus conscience, au fur et à mesure que la lutte se développe, que des rapports de type religieux se développent entre lui et la collectivité dont il est le représentant, il se rend compte de plus en plus que sa simple position constitue une aliénation du pouvoir de la collectivité. Il faut qu'il rompe! Qu'il casse! Il faut qu'il se démerde, il n'y a pas de recette mais c'est un peu comme s'il rompt un corps à corps avec une position de pouvoir, afin de créer un sentiment de rupture, qui sera toujours d'ailleurs accompagné d'angoisse, dans la collectivité qui lui a délégué une partie de son pouvoir, qui lui fait confiance. Donc on ne peut pas dire : l'homme politique nouveau, c'est celui qui ne connaît que la persuasion, qui ne connaît pas les techniques traditionnelles de la contrainte et de la domination : à mon avis ce serait réduire et en fait escamoter le problème. SARTRE : Je suis bien d'accord sur ce point, mais le fait est que s'il renonce au pouvoir des superstructures, il ne lui reste que le pouvoir de persuasion, et s'il n'y avait pas une lutte à mener... VICTOR : Mais tu admets qu'à l'égard des ennemis... SARTRE : Il n'a plus que le pouvoir traditionnel. Or, aujourd'hui, il y a en effet une minorité d'ennemis, mais très puissants contre une classe entière qui doit se dresser dans la violence... VICTOR : D'accord... disons, la majorité d'une classe... SARTRE : Mais quand il se retrouve dans sa classe, cet homme politique use de persuasion...
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VICTOR : D'accord...
SARTRE : Puisqu'il ne peut pas se battre contre les ouvriers qui l'écoutent, il va essayer simplement de les persuader et non pas comme aujourd'hui en leur donnant des faux mots d'ordre, mais en leur expliquant la vérité, en cherchant à agir en fonction de cette vérité. En conséquence, l'homme politique, pour moi, tend de plus en plus à s'identifier d'une part aux membres de la réunion, de l'assemblée, de la classe qui l'écoute, et deuxièmement il tend à s'identifier également à l'intellectuel. Je veux bien qu'il reste chez l'intellectuel quelque chose d'irréductible à sa position politique. Je veux dire que certaines grandes synthèses faites par les hommes intellectualo-politiques, ne sont pas assimilables à des synthèses de politique présentes aujourd'hui... VICTOR : ... Oui...
SARTRE : ...elles représentent un avenir; cet avenir n'est pas connu avec exactitude; on n'a pas aujourd'hui des éléments suffisants pour prédire ce qui se passera dans deux cents ans ou dans cent cinquante ans. On se borne à faire des hypothèses. L'essentiel, c'est que l'homme politique doit s'élever à un niveau supérieur. La plupart des hommes politiques de la III e , de la IV e ou de la V e Républiques, qui sont des Républiques bourgeoises, n'ont rien d'intellectuel, ce sont même des imbéciles, à parler franchement. Ils ne savent rien de plus que conserver, que réduire au silence la majorité du pays en tant qu'elle est pleine de colère, d'indignation, d'angoisse. Dans cent ans, dans cinquante ans, l'homme politique sera différent. Déjà je constate que d'une certaine façon, vous êtes deux intellectuels. Je ne sais pas si vous protesteriez, mais vous l'êtes et cependant Victor — je ne sais pas, Gavi — mais Victor veut être un homme politique, un peu à l'ancienne manière, puisqu'il est chef, et je ne crois pas que dans l'époque révolutionnaire ultérieure le chef
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existera encore. Donc on trouve déjà aujourd'hui des hommes politiques qui sont plus des intellectuels qu'il y a cinquante ans. Il y a déjà eu des cas de ce genre : Jaurès par exemple. Je n'ai pas une estime exagérée pour Jaurès, mais c'était bien un intellectuel devenu chef du parti socialiste. Il y a eu aussi Léon Blum; mais pas beaucoup d'autres. En général, s'il y avait des intellectuels parmi les hommes politiques bourgeois, c'étaient des avocats; c'est tout dire!... L'intellectuel politique que nous envisageons, pourra être n'importe quel ouvrier. Il saisira mieux les principes à partir desquels il pense que telle idée est juste, que telle action est valable, et en se référant à ces principes, il sera un intellectuel. Tandis qu'aujourd'hui, l'intellectuel n'a souvent que mépris pour l'homme politique, et l'homme politique considère les intellectuels comme négligeables. C'est là que nous en sommes aujourd'hui, avec cette particularité que l'homme militant révolutionnaire naît de la synthèse du politique et de l'intellectuel; des gens comme vous représentez un type d'homme neuf. Vous êtes presque illégaux, en tout cas, Victor est presque illégal, il n'est donc assimilé à aucune formation politique, il reste en dehors, et c'est pourquoi il peut unir en lui l'intellectuel au politique. Quelque chose me frappe. J'ai eu beaucoup de conversations avec des hommes politiques dans ma vie, et c'est la première fois que je rencontre un homme politique qui est un intellectuel. Je ne veux pas dire un homme qui sait bien discuter, il y en a dans d'autres partis, je veux dire quelqu'un qui met sur le même plan l'action politique proprement dite et l'action intellectuelle; il veut que l'action politique ait des raisons, des motifs précis, des principes. Tout homme politique devrait être en même temps un intellectuel. Chacun peut donner la préférence à l'une ou à l'autre de ces attitudes; peut-être sont-elles en certains cas difficiles à concilier, mais je sais que de nos jours
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faire de la politique avec des hommes de pure action, c'est désastreux. Il y a des ouvriers, qui disent : «... Moi, je ne parle pas, je ne sais pas parler, je dis ce que je pense; c'est tout... » et qui sont très souvent les hommes les plus intellectuels de leur groupe, par la manière dont ils discutent, dont ils présentent leurs hypothèses, etc. Il faut bien voir que la scission du politique et de Tintellectuel est provoquée par une société en divorce avec elle-même; cette scission disparaîtra, même s'il reste une distance entre la théorie et la pratique. Peu à peu, on arrivera à ce que Tintellectuel, ce soit tout le monde; les hommes qui agiront seront des hommes politiques et comprendront pourquoi ils agissent comme ils le font. Ils seront donc des intellectuels. Leur manière de se conduire ne sera plus en contradiction avec leur manière d'être. Il y a une différence entre la manière d'être, c'est-à-dire d'être ce qu'on est, et puis se conduire, c'est-à-dire de se faire autre qu'on est pour obtenir un but. Il faut que les deux s'accordent. CAVI : Tu parlais d'une manière d'être, aujourd'hui, la manière d'être a changé et ce changement produit des types d'hommes différents. SARTRE : Oui...
CAVI : La manière d'être résulte de conflits, d'antagonismes. A tout discours correspond un discours qui est la négation de ce discours; à toute affirmation correspond une affirmation contraire. On s'aperçoit alors que l'Église, les organisations, les institutions, l'idée de la famille, l'idée de la religion, enfin, bref, tous les discours qui, disons, ont constitué la pensée de nos parents, ont produit aujourd'hui un discours contraire; quelque chose vient d'apparaître : la parole, du moins la conscience que la parole est quelque chose de fondamental. \u Chili, on a vraiment l'impression qu'on a assassiné la parole. A Lip, on a eu l'impression qu'une parole est née et au Moyen-Orient, on pataugé, parce qu'on ne
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sait pas s'il y a une parole possible. La « parole », ce sont les moments où les gens communiquent entre eux. Au cours de ces entretiens, tous les trois, nous nous sommes rendu compte que peu importaient les divergences ou les convergences, que l'important était de parler. Dans ces entretiens, il y a eu une sorte de parole commune; chacun ne cherchait pas à démolir l'autre, mais chacun cherchait non pas à affronter des points de vue, mais à les confronter; et il me semble, si tu veux, que c'est la nouvelle manière d'être aujourd'hui par opposition aux anciennes manières. Dans l'histoire religieuse, ou l'histoire marxiste-léniniste, il n'y a pas de parole. Il n'y a que des discours, des bibles ou des petits livres rouges, ou des bréviaires... ceux qui t'imposent un discours, qui t'imposent une hiérarchie, qui t'imposent une conduite ou un guide. Il faut favoriser la multiplication de groupes de parole. A partir de tels groupes, dans un quartier, dans une maison, dans une famille ou dans une usine, peuvent être produits des hommes politiques nouveaux qui représentent tout le monde, et ne cherchent plus un pouvoir sur les autres. S'ils sont délégués, ils le seront vraiment. SARTRE : La notion de délégation me paraît mauvaise. Parce qu'une fois que vous déléguez quelqu'un, représentant la pensée de 1 0 0 0 0 personnes, il devient seul en face d'autres gens qui sont seuls comme lui à représenter également 5 0 0 0 ou 1 0 0 0 0 personnes qui les ont élus et nous avons affaire à une pensée qui n'est plus la pensée de ces gens, qui n'est plus la pensée des gens qui les ont élus, et qui est figée, arrêtée et sur laquelle ils construisent leur petite maison à eux et ça ne donne finalement rien. Je pense que la notion de représentation devrait, dans une société véritable, disparaître. CAVI : C'est tout le problème de la représentation, de la délégation, qui est posé. SARTRE : Oui, mais la représentation ne doit pas être
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conçue comme elle Test actuellement, c'est-à-dire que des gens viennent de partout, sans savoir très bien de quoi il est question. Il faut concevoir un autre mode de représentation. Bien sûr, il n'y aura qu'une personne sur 5 0 0 0 qui parviendra aux assemblées, capable de prendre une décision, mais il faut qu'elle ne soit vraiment que ces 5 0 0 0 personnes; il faut qu'elle trouve le moyen d'être elle-même ces 5 0 0 0 personnes; ce n'est pas du tout le cas aujourd'hui. Le vote tel qu'il existe, il faut le supprimer. Il y a de nouvelles règles à trouver. VICTOR : Je crains une ambiguïté dans le débat... moi je ne parle pas de l'homme politique de la société sans classe pour la bonne raison que le terme même d'homme politique pour caractériser... SARTRE : ...aura disparu... VICTOR : ... Cette société aura disparu. Ce qui me semble être le fond du problème que soulève l'homme politique révolutionnaire, c'est : comment dans une société de classes, dominée par certaines pratiques de pouvoir, annoncer dans une pratique en rupture, ce pourquoi il vaut la peine de se battre, c'est-à-dire une société nouvelle, débarrassée de ses rapports traditionnels? La réflexion théorique doit donc se porter sur ce que j'appellerai le mélange entre des positions traditionnelles et puis des positions neuves qui vont s'entrecroiser et qui provoqueront constamment des ruptures dans le comportement de l'homme révolutionnaire et dans son rapport avec les gens, les collectivités auxquelles il est lié. Tout à l'heure, on disait que l'intellectuel et le politique, à l'époque actuelle, tendent à fusionner. C'est vrai, mais c'est sur la base d'une contestation de la forme traditionnelle de l'intellectuel comme de la forme traditionnelle de l'homme politique. La forme traditionnelle de l'intellectuel, c'est qu'il dispose, au fond, d'un pouvoir séparé, celui d'une minorité spécialisée. L'intellectuel est un homme de pouvoir, en un sens, comme l'homme politique, même si
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évidemment, ces pouvoirs ne se recoupent pas nécessairement. Alors, il me semble important de voir ce qui tombe de l'acception traditionnelle de l'intellectuel, ce qui tombe de l'acception traditionnelle de l'homme politique, et ce qui se dégage comme existence positive, à ce moment-là, de l'homme révolutionnaire. Tout particulièrement, je pense que certaines formes despotiques d'existence de l'intellectuel doivent tomber et si elles ne sont pas radicalement critiquées, eh bien, il ne peut pas apparaître un homme politique nouveau. Je suis frappé par le fait que ce qu'a développé la révolution idéologique depuis cinq ans, c'est constamment des attitudes de remise en question du pouvoir intellectuel, séparé, d'une petite minorité. Si on prend le dernier événement, Lip, une des caractéristiques importantes de la démocratie là-bas, c'est que précisément quelque chose qui était dans les mains exclusivement des appareils syndicaux, à savoir l'analyse du rapport de force à l'échelle nationale, a été arraché par la collectivité ouvrière qui a brisé cette clôture. La communauté des ouvriers s'est emparée de ces moyens, mais de manière neuve : par exemple, le simple fait que les Lip ont voyagé un peu partout en France, leur a donné un moyen de connaissance qui évidemment ne coïncide pas avec les moyens de connaissance traditionnels, comme l'école syndicale! Ces voyages ont formé la classe ouvrière, l'ont informée et l'ont transformée. Dans l'entretien, qui va paraître dans Libération, un dirigeant du patronat, Chotard avoue que ce qui l'a le plus inquiété dans Lip, c'est qu'ils se soient déplacés à travers toute la France. En effet, ils se sont emparés d'un moyen de connaissance dont l'exclusion faisait leur faiblesse. La classe patronale accepte qu'une lutte aille jusqu'à une certaine limite : il faut que, quand une lutte ouvrière devient nationale, elle soit du ressort des gens qui se comprennent, qui ont la même langue, les hommes de
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pouvoir syndicaliste ou politique... Je pense que si on prenait la chronique des cinq ans de révolution idéologique, on s'apercevrait que le grand progrès acquis, c'est la promotion d'une nouvelle règle d'existence intellectuelle et politique. Il n'est plus question que l'intellectuel se réserve de faire les synthèses et qu'ensuite, il apporte cette science dans le prolétariat. Cette thèse est démolie pratiquement, et il faudrait qu'elle le soit consciemment, dans la révolution idéologique actuelle. C'est pourquoi, si tu veux, cette révolution qui est anticapitaliste, est d'un même mouvement antibureaucratique, si on définit la bureaucratie comme ce mécanisme de confiscation de la parole que tu as essayé de montrer dans ton intervention : tous les mécanismes de confiscation de la parole peuvent provisoirement être regroupés sous le terme de bureaucratie. Chaque événement de la révolution idéologique depuis cinq ans, est, dans le même mouvement, anticapitaliste et antibureaucratique, et c'est la caractéristique même de la révolution populaire en France aujourd'hui. CAVI : De même que certains sentent le besoin d'aller chez un psychanalyste, de même l'ensemble du corps social a besoin d'une sorte de psychanalyse, de se confier, sur le divan, à quelqu'un. Ceci explique le succès du confessionnal ou des grandes séances d'autocritique... Manifestement, notre société est complètement malade de ne pas pouvoir parler. L'année prochaine, il est possible qu'on ait des élections présidentielles. On va avoir le bon vieux problème de l'Union de la gauche. Nous parlons de l'homme socialiste, de l'homme intellectuel, etc., et puis on va se retrouver, bas sur terre, à se demander : qu'est-ce qu'on doit faire, au moment du vote? Nous devons produire une révolution idéologique, un grand mouvement culturel, et en même temps nous nous demandons : est-ce que nos positions ne sont pas parfois trop radicales, ce qui
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les rend inefficaces, donc inutiles? Nous avons peur, aussi, de l'excès inverse : la modération. Prends Mai 1968 : Nos excès ont provoqué des ruptures, et à partir de ces ruptures, quelque chose a changé. Prends Libération, si tu bouleversais tout d'un coup, à supposer que nous en soyons capables, nous perdrions peutêtre beaucoup de lecteurs et le journal se casserait la gueule. Tu es obligé de tenir compte de la réalité si tu veux faire passer une idée. Aussi, le journaliste de Libération est tout de même obligé de faire appel à des techniques qui relèvent de l'escroquerie car récriture est toujours une escroquerie. Le chapeau est une escroquerie. La sérialisation des problèmes est une escroquerie, le discours intellectuel que tu trouves souvent dans le journal Libération est une escroquerie. Revenons à ces élections, c'est la merde. La population va être divisée. Si on sort des théories beaucoup trop larges, beaucoup trop intellectuelles du style... « oui, mais l'important, c'est la liberté, alors on s'en fiche! » ou même le « refus de vote », qui toucheront-elles? SARTRE : Je le sais, pour moi... je ne voterai pas. C'est évident... CAVI : Cette position n'est pas très populaire. SARTRE : Elle le sera. Il m'est complètement indifférent que M. Pompidou fasse ses sept ans au lieu de cinq ans. Ce sera un autre Pompidou qui viendra. Il faudrait le dire dans Libération, il y a des problèmes qui n'en sont pas. Le monde entier se fout de savoir si M. Pompidou sera en 1977 président de la République ou non! Il s'en fout. C'est un gros homme sans valeur, qui est là au pouvoir, qui représente des intérêts particuliers et il est évident que ce n'est pas par l'élection du président de la République que nous changerons quoi que ce soit à la structure de la société. VICTOR : Je crois que le problème que posait Gavi est plus large; il renvoie finalement à quelque chose qui a obsédé tous nos entretiens. Quel doit être le rap-
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port entre les positions politiques de la marge, et puis les positions de la majorité; comment combiner, disons, la subversion avec le respect de la tradition, de l'acquis? CAVI : Non, non, pas le respect de la tradition, mais comment rallier le plus de gens possible à cette marge? VICTOR : C'est ça... quand je dis « respect de la tradition »... je veux dire : tenir compte du fait qu'il y a les traditions... CAVI : Tenir compte de la réalité... SARTRE : Mais ceci, nous ne pouvons pas le savoir. En chaque occasion particulière, il y aura une position à prendre. Je ne pourrais donc savoir ce que nous ferons dans le cas des élections pour Pompidou ou contre Pompidou, que six mois ou quatre mois avant la campagne; autrement avant, à quoi ça sert? Il n'est même pas décidé actuellement qu'il restera sept ans ou cinq ans, puisqu'il a renvoyé les électeurs à plus tard... VICTOR : Pour les élections, on verra... C'est selon les circonstances. Mais le problème stratégique général, c'est : comment une position minoritaire devient majoritaire? Lip... CAVI : ...le rabbin! VICTOR : Comment?
CAVI : Les rabbins... tu penses par référence... vas-y! Non mais, Lip va devenir dans la pensée révolutionnaire quelque chose qui, demain, va être insupportable pour les nouvelles générations... VICTOR : J'entends de plus en plus le point de vue : « ... Lip, ça m'emmerde. » CAVI : Eh bien oui... SARTRE : Oui...
VICTOR : Mais c'est la lutte essentielle pour le moment! Ce que Lip apporte, c'est à mon avis la solution d'un problème qu'on s'est posé en 1970, 1 9 7 1 , 1972, et qui nous a divisés... On se demandait quel rapport
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y a-t-il entre les positions à la marge, par exemple celle du prisonnier, et puis les positions au centre du système, par exemple celle de l'ouvrier? A l'époque, j'avais tendance à mettre l'accent sur la nécessité d'être dans les positions au centre du système. D'autres mettaient l'accent sur les révoltes marginales, qu'il n'était évidemment pas question de nier au nom de la lutte ouvrière. Il n'était pas question de discréditer la révolte de Toul, au nom des idées que se faisaient les ouvriers des prisonniers. Chacun sentait qu'il y avait du vrai dans les deux positions mais enfin on sentait bien que le problème stratégique nous dominait, sans que vraiment on le domine. Avec Lip, il n'y a pas la réponse, une réponse complète à ce problème stratégique, qui a différentes implications, mais il y a un élément décisif de réponse : des ouvriers deviennent normalement voleurs, la majorité silencieuse s'enrage. Le processus Lip, c'est ce processus de subversion de la majorité, de la majorité comme majorité; je ne parle pas d'une majorité qui sera faite de l'addition de plusieurs minorités, non, de la majorité qui était silencieuse, soumise à la reproduction du système. Au fur et à mesure du mouvement, un certain nombre de comportements se dérèglent. Mais la majorité reste majorité et bien des pièges d'une marginalisation, dans le sens négatif du terme, ont été évités par Lip. Il y a eu pourtant plusieurs fois des tentations de la gauche, du comité d'action, d'être marginaux, gauchistes traditionnels. On arrive ainsi, après six mois de lutte au vote d'une majorité écrasante, qui décide de choisir le refus de la société, la révolution, au-delà même des revendications. On peut entendre à l'heure actuelle : « on se bat, ce n'est plus seulement pour nos revendications, c'est pour^ autre chose. Quoi? Nous n'en savons rien, mais on se battra de plus en plus pour cette autre chose. Nous ne savons pas, après six mois de lutte, quelle société on veut. Nous savons de mieux en mieux
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quelle société on ne veut plus ». La communauté des Lip exerce ainsi une activité intellectuelle politique qui n'est plus aux mains d'une petite minorité d'hommes. CAVI : Oui, mais tu ne cesses de parler de Lip. D'accord, il y a Lip, mais il y a beaucoup d'autres usines en grève en ce moment où cela ne se passe pas comme à Lip. Exemple : hier matin un copain photographe de Photolib se présente chez Larousse occupé : on l'envoie balader! Lip est encore l'exception. Tu disais, Sartre, tout dépend des circonstances. Je ne prendrai qu'un exemple : le journal. Nous sommes obligés, presque tous les jours, de « prendre nos responsabilités ». Tout à l'heure on a parlé de ce viol par un Africain d'une Vietnamienne qui était militante dans, le XIV e . Nous avons, en fait, posé le problème : qu'est-ce que le journal doit en dire? Parce que Lip n'a pu être que parce qu'à la fois il y avait des gens..., on l'a dit d'ailleurs au cours des derniers entretiens, des gens « raisonnables » entre guillemets et révolutionnaires comme Piaget, et en même temps des gens « déraisonnables » entre guillemets à nouveau, et révolutionnaires comme Raguenes. Devions-nous être Piaget ou Raguenes? Tu ne peux pas être les deux en même temps, et pourtant tu as besoin des deux. Prends la lutte des femmes, si tu n'as pas des femmes qui radicalisent a l'excès la revendication des femmes, elles ne se feront jamais entendre. Si tu n'as pas des Noirs qui radicalisent à l'excès la revendication des Noirs, les Noirs ne se feront jamais entendre. Et inversement, un Lip écrit dans le journal de ce matin, je cite : « moi, j'étais à la manifestation des 1 0 0 0 0 0 à Besançon. Il y avait des types qui disaient travail = connerie, ou à peu près ça, = bêtise; je ne comprends pas pourquoi un tel panneau était dans cette manifestation ». Ce qu'il a dit correspond à ce que beaucoup de gens pensent. D'ailleurs, à Cerisay les ouvrières tenaient à dire qu'elles n'étaient pas des fainéantes, et c'est en partie pour cette raison
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qu'elles ont monté un atelier sauvage. Qu'est-ce que Monique Piton, une Lip encore, a dit à Edgar Faure : « nous ne sommes pas des fainéantes »! Pourtant nous voulons détruire aussi cette valeur du travail, et je crois qu'on a raison. Alors comment intervenir? S'il n'y avait pas eu une contestation radicale du travail, Lip n'aurait pas eu lieu, même si les gens de Lip ne le savent pas, et même si les filles de Cerisay ne le savent pas. Tu n'as pas résolu, dans ce que tu viens de dire, le problème de la marginalité. Comment sortir de sa marginalité sans faire de concessions? Pour toi, il y avait à la fois ces marginaux et à la fois des gens moins marginaux, finalement le synthétiseur, toi, rappliquait après, faisait la synthèse et tirait les leçons... VICTOR : Qu'est-ce que je viens faire là-dedans? CAVI : ...mais dans une situation historique particulière, toi, dans ton mouvement, moi dans le journal, toi, Sartre, je ne sais pas, dans telle ou telle situation, tu es bien obligé de choisir et non d'en rester à des synthèses. VICTOR : Mais tout ce qu'on fait dans les entretiens, chaque fois qu'on discute, c'est une espèce de synthèse... CAVI : Que faire dans l'avenir? VICTOR : Il y aura évidemment constamment des positions marginales qui seront distinctes des positions de la majorité. Mais aujourd'hui, il est prouvé qu'une majorité ouvrière silencieuse, catholique, gaulliste, votant Edgar Faure, cette majorité-là peut devenir enragée. Et ce n'est pas un petit accès, ça fait six mois, six mois qu'ils font la révolution, et nos révolutionnaires, qu'est-ce qu'ils font? Ils se posent les mêmes problèmes qu'avant, ils perpétuent les mêmes structures. CAVI : Oui, mais alors, que faire? VICTOR : Foutre en l'air la pensée et les structures anciennes. C'est ce que je propose dans le mouvement
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maoïste, par exemple, et dans tout le mouvement révolutionnaire. J'ai entendu, à un meeting de Politique Hebdoy Krivine parler de Lip au passé : « ce qui est intéressant maintenant, c'est de faire le bilan de Lip ». Il nous a fait déjà le coup en juin 1968 : il faut s'arrêter, c'est le reflux révolutionnaire; quelques jours après, il y avait Flins et puis Sochaux '. Les synthétiseurs extérieurs, les professeurs es révolution qui décident du dehors quand il y a flux et reflux, ils sont symboliquement morts en juin 1968; mais il faut continuer à les tuer : ils ont profité évidemment de la perte relative d'initiative des masses depuis cinq ans pour reprendre du poil de la bête. Lip les tue de nouveau. Au fond, à Lip, les ouvriers ont pendu le dernier des patrons, M. Giraud, avec les tripes des bureaucrates. CAVI : Et, toi, qu'est-ce que tu en penses?
SARTRE : Je pense qu'il y aura une fin à Lip, et qu'elle sera catastrophique... VICTOR : Qu'est-ce que tu veux dire? SARTRE : Lip ça représentait quelque chose de très particulier, qui ne se retrouvera pas n'importe où. Donc je pense qu'il y aura une fin de Lip... dans six mois peut-être... mais il y aura une fin de Lip. Ça aura servi, ça aura donné une possibilité d'agir en des circonstances plus particulières que chez Lip; mais ça ne donnera pas un gain réel pour la classe ouvrière. Finalement, elle n'obtiendra rien. CAVI : Est-ce que nous devons en rester a des synthèses, ou bien comment entrer dans la bagarre pour qu'il y ait d'autres Lip? SARTRE : On est des hommes de synthèse, mais on n'est pas que ça, c'est-à-dire que tant que Lip tient et tient dur, il faut marcher avec Lip, il faut marcher avec chaque événement quotidien et puis réagir comme réa1. En juin 68, résistance ouvrière aux C.R.S. A Flins, les ouvriers se battaient avec les étudiants de Paris.
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gissent les ouvriers de Lip, ou peut-être favoriser tel groupe ou tel autre : c'est ça notre lutte, il faut lutter avec eux; Ceci dit, une fois que Lip en aura fini, puisque le gouvernement ne veut pas que ça dure très longtemps, il faudra que nous en gardions le souvenir, que nous en refassions constamment des rappels, que nous soulignions les différentes possibilités synthétiques que Lip nous a découvertes. Tu n'es pas d'accord? VICTOR : Les Lip ont gagné, pour l'ensemble de la révolution idéologique en France, ce temps qui dure. C'est à nous à faire que ce temps serve. A quoi? Mais par exemple à transformer l'ensemble du mouvement révolutionnaire de fond en comble. CAVI : Tu vois ça comment? VICTOR : Il faut remonter aux sources des énoncés stratégiques : savoir ce que signifient la prise d'un pouvoir partiel local, et les opérations qui l'accompagnent : lutte contre le secret, le cloisonnement, l'éloignement des centres de décision... Il s'agit de définir un certain nombre de thèses concernant l'acte de prise de pouvoir partiel nécessaire pour préparer le mouvement de prise du pouvoir d'État central; ce qui te permet d'envisager le rapport tactique à l'Union de la gauche : quand tu constitues une force indépendante qui se développe à travers les actes de prise de pouvoirs, tu peux établir, quand c'est nécessaire, des rapports avec l'ancienne gauche. On peut, et on doit constituer un mouvement révolutionnaire à partir de tous les éléments actifs des différents milieux sociaux en révolte; on a eu la preuve de leur nombre et de leur force à la marche sur Besançon, ainsi que du nouvel équilibre entre intellectuels et producteurs qui s'est institué. Dans ce mouvement, tout ne sera pas acquis. Aujourd'hui, la théorie de l'organisation révolutionnaire c'est une théorie de l'organisation en crise permanente. Il faut construire une mentalité que j'appellerais d'anti-pouvoir, une mentalité qui ne craint pas
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la remise en question; qui ne craint pas à certains moments la dissolution. La pratique du débat, l'existence de divergences, n'entament pas l'unité sur le corps de thèses stratégiques. Dans cette perspective, Libération a un rôle très important, parce qu'au fond, à l'heure actuelle, il y a Lip et Libération qui permettent de réduire les différences inutiles entre les groupes, les courants révolutionnaires, qui provoquent une mutation, et d'une certaine manière, l'imposent! Ce n'est pas aussi fort que... dix millions de grévistes, pas aussi fort que la révolution russe de 1917 qui a obligé le parti bolchevique à adopter des positions que, du point de vue théorique, il désavouait. Mais il faut se préparer aux échéances redoutables qui s'approchent; je ne dis pas « redoutables » simplement parce que ça risque d'être violent, mais redoutables parce qu'on va se trouver coincés entre la récupération par l'Union de la gauche et l'attitude complètement minoritaire et marginale; c'est cette position entre l'enclume et le marteau, cette position complètement écrasée, qu'il faut absolument éviter et il n'y a qu'une seule manière de l'éviter, c'est que cette force des 1 0 0 0 0 0 se constitue et dépasse les formes actuelles de l'extrême gauche. (Novembre
1973.)
On a raison de se révolter
CHAPITRE
XX
SARTRE : Qu'est-ce qu'un révolutionnaire en 1973? Ce n'est pas un socialiste, en ce sens que le socialisme ne naît qu'à partir d'éléments concrets, que lorsque l'homme révolutionnaire s'est transformé suffisamment et que les circonstances extérieures permettent d'amorcer une révolution qui mettra des années à se faire. Alors quels sont les caractères, selon vous, du révolutionnaire, ceux qui se forment lentement en lui, ceux qui sont déjà réalisés et qui ne l'étaient pas avant? VICTOR : A mon avis, il faut commencer par décrire les traits qui marquent la rupture avec l'homme révolutionnaire de l'époque précédente, de l'homme bolchevique : l'homme de la révolution idéologique occidentale
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actuelle ne peut pas être un révolutionnaire professionnel. Cette thèse, on a l'habitude de la réduire à la simple idée qu'il ne doit pas y avoir de permanents. C'est l'aspect mineur de la question. Je crois que le fond de cette définition négative — le révolutionnaire ne doit pas être un révolutionnaire professionnel — c'est la remise en question d'un mécanisme de la séparation qui était typique du révolutionnaire bolchevique. Les intellectuels sont porteurs de la science, ils entrent dans le parti bolchevique en fusionnant avec l'ouvrier qui amène son instinct, tout ceci donnant quoi? donnant un être séparé, un révolutionnaire professionnel, mi-figue, mi-raisin, ni intellectuel ni ouvrier; à ce moment-là ce qui s'ouvre, c'est la possibilité d'un discours dont on ne connaît plus l'origine. Une des conséquences paradoxales, c'est qu'on pourra toujours suspecter les origines des membres du Parti. Le poids de l'origine sociale ça devait être absolument effrayant dans le mécanisme des procès, de l'aveu, en Russie. J'ai vu, ...je ne sais plus dans quel procès, un accusé disant : « Je suis un salaud, etc. », le procureur lui demande : « pourquoi? » et il répond : « c'est parce que, je dois l'avouer, monsieur le Procureur, mon père était petit commerçant ». CAVI : C'est Slansky... VICTOR : C'est Slansky? Bon. D'autres conséquences découlent de cette théorie. Il y a le fait que le discours du révolutionnaire professionnel n'est pas situable, donc au fond il n'est pas contrôlable; le révolutionnaire professionnel devient alors réellement séparé, mais dans un sens qu'il ne voulait pas au départ, à savoir, coupé des masses. L'homme de la révolution idéologique occidentale ne peut pas être un révolutionnaire professionnel; il ne peut pas faire partie d'une race d'hommes séparés, constamment en position d'avantgarde jusqu'au mouvement de masse où ils se retrouvent à l'arrière-garde. Il est significatif qu'au
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moment de forte participation des masses, les gens qui se sont habitués à être séparés, se trouvent en position d'arrière-garde. C'est clair, que par rapport aux Soviets, les bolcheviks avaient des positions arriérées au départ. C'est une chose qu'à une beaucoup plus petite échelle, nous avons expérimentée : comment des militants partis d'une révolte, mais s'étant placés dans cette position d'êtres séparés, se retrouvent quelques années après, désarmés face à une révolte qui forcément a des formes inhabituelles? Ils penchent alors vers des positions conservatrices, avec une déconcertante facilité. On a un peu toujours l'impression, en partie fausse, qu'à chaque mouvement de masse important, les vrais maos ne sont pas ceux que tu as organisés. Je me résume : le révolutionnaire ne peut plus être un homme d'appareil, fut-il de base. Il doit avoir une insertion immédiate et constamment renouvelée dans des milieux de révolte réelle. Je voudrais savoir ce que vous en pensez? SARTRE ; Ce qu'il ne peut pas être... ce qu'il peut être alors... autrement dit il ne peut pas être révolutionnaire de métier, mais que peut-il être? Qu'est-ce que c'est qu'un révolutionnaire aujourd'hui? Ça ne suffit pas de dire les choses négativement, alors dis-nous ça? VICTOR : Si le révolutionnaire n'est pas un homme d'appareil, fût-il de base, il doit être situé dans un milieu de révolte effectif; par « milieu de révolte », j'entends un milieu social qui doit passer de l'état de dispersion sous un despotisme déterminé à l'état de collectivité, ou pour employer le langage Lip, de communauté. Il doit faire l'apprentissage de la démocratie, dans un milieu de révolte. Le seul lieu où s'apprenne la démocratie c'est celui-là. Il n'y en a pas d'autre. Si les militants qui se regroupent dans l'organisation révolutionnaire n'apprennent pas constamment la démocratie ailleurs, cette plaque tournante qu'est l'organisation révolutionnaire ne va concentrer aucun réflexe
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ni aucune réflexion démocratique réels. Le deuxième point, c'est qu'évidemment une révolte déterminée ne suffit pas, ne caractérise pas une position révolutionnaire d'ensemble. Au fond c'est le thème de tous nos entretiens : les interférences entre les révoltes, ce que Mao Tsé-toung appelait « les contradictions au sein du peuple », c'est de ça qu'on crève ou qu'on survit. En France, un intellectuel révolté, s'il n'apprend pas à connaître la révolte ouvrière, je ne pense pas qu'il puisse avoir une position révolutionnaire. Réciproquement, le militant ouvrier... ou paysan, doit s'ouvrir aux autres milieux de révolte. Il faut absolument que le révolutionnaire ait la capacité de se déclasser, sans que ce processus de déclassement soit un processus de dénaturation bureaucratique. Si on n'est pas intégré et en même temps déclassé, il n'est pas possible à mon avis d'avoir une conscience révolutionnaire. Si on s'en tient à sa position initiale, on risque l'intégration à toutes les normes de la division du travail. Le troisième point concerne la mentalité que doit avoir le révolutionnaire situé dans un milieu, mais acceptant l'intersection et le déclassement. On peut le décrire en disant que le révolutionnaire, au fond, se préoccupe essentiellement de faire que les révoltes n'entrent pas en collision. L'ennemi de classe peut manipuler certaines révoltes, les opposer les unes aux autres... il suffit de voir la grève du commerce hier. Le révolutionnaire s'appuie toujours sur la révolte et quand il se trouve en position de répression de la révolte, il est mal dans sa peau. Il faut avoir conscience que, de même que la révolte est contagieuse, la contre-révolte l'est. UNE AMIE (quiparticipait à Ventretien) : Quels sont les critères, quand les révoltes entrent en collision, quels sont les critères de choix? VICTOR : Bon, on prend le Chili. On peut considérer maintenant que la révolte d'une partie au moins des classes moyennes, des classes moyennes laborieuses,
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et des classes moyennes intellectuelles, cette révolte a été confisquée par la junte, par la réaction. CAvi : ...elle n'a pas été confisquée, elle a donné la junte aussi. t VICTOR : C'est ce que j'entends. Normalement, si j'ose dire, ce n'est pas la réaction qui devait confisquer cette révolte. CAVI : Je ne suis pas d'accord... VICTOR : Eh bien alors, donne ton point de vue. CAVI : Je suis d'accord avec beaucoup de choses que tu as dites. Seulement, suivant le pays où tu te trouves et le moment historique, les contraintes ne sont pas les mêmes. Ta science ne te permet donc pas de savoir quelle décision tu dois prendre. Car il y a des décisions à prendre. Sur quels critères fonder ton choix, Mao 37, ou Mao 27, ou Mao 58, ou Lénine 1917 ou Lénine 1921? Tu séjournes dans un pays socialiste ou dit « socialiste ». Tu as l'impression d'entrer dans un autre temps, un autre espace avec ses propres rythmes et rites. J'ai été, il n'y a pas très longtemps, à Moscou, par exemple, et je lisais à l'aéroport des brochures de propagande sur les réalisations du régime soviétique; je me suis dit : moi, en France, j'ai quand même une vision partielle, extérieure de ce qui se passe à Moscou, en Union Soviétique; certes, j'ai la certitude qu'il y a des choses qui ne vont pas bien du tout, qu'il y a certaines formes de dictature, une certaine forme de non-participation de la population au pouvoir. Mais je ne sais rien du jeune Soviétique qui, à l'école, étudie les idées communistes, les idées socialistes; il lit Lénine, il lit Marx, que pense-t-il vraiment? Je me suis dit : en réalité, je ne peux pas savoir ce que pense un ouvrier soviétique. Pourquoi ne critique-t-on pas le régime soviétique à partir d'enquêtes précises sur ce qui se passe dans les usines en Union Soviétique ou dans les couches populaires? Autre ébranlement, le Chili. Brusquement, je me sens désespéré. N'allons-
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nous pas devoir, en France, avoir les mains sales, si nous ne voulons pas terminer dans un stade? Tu ne sais plus quelle est l'étape; tu te perds dans les méandres d'une connaissance qui ne cesse de s'approfondir. Revenons au Chili. Hier, une dizaine de militants d'Ordre Nouveau ont cherché à troubler une réunion sur le Chili à Versailles. Ils ont fait péter des pétards dans la cour... Rien de grave, seulement, au Chili, des individus qui leur ressemblent ont coupé la main du chanteur Victor Jara en lui criant : « Et maintenant chante pour le peuple! » Nous serions chiliens, toi et moi, nous serions peut-être morts à l'heure actuelle, et Sartre probablement depuis longtemps. Vivons-nous cette imminence de l'assassinat en France? Non. Nous vivons un temps historique distinct de celui qu'ont vécu et que vivent les Chiliens. Distinct aussi de celui de l'ouvrier immigré en France. Nous n'avons pas la même sensibilité ni les mêmes exigences. Ton homme révolutionnaire, tu ne le situes ni dans son pays, ni dans sa classe, ni dans sa sensibilité. Celui qui se heurte par exemple à des contraintes ou des menaces mettant en cause son existence même est pressé d'édifier un système qui le protégera, quitte à envisager tous les compromis possibles. Par contre celui qui se trouve un peu plus dans notre situation sera plus patient, au point de pousser son pessimisme jusqu'au suicide ou de refuser d'envisager la construction de tout système. Tout cela est confus, mais je tricherais si je paraissais cohérent. J'en déduis qu'il y a, à l'heure actuelle, deux types extrêmes de révolutionnaires, qui se retrouvent parfois dans la même personne. Le premier est une personne qui pense la révolution en fonction d'un changement de pouvoir et d'institutions parce qu'il se trouve ou risque de se trouver dans une situation intolérable; il veut changer les rapports sociaux et politiques, les changer sans avoir le temps de se préoccuper des nuances, sans
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pouvoir appréhender l'ensemble des contradictions. Exemple : au Chili, en 1973, il aurait été absurde de militer principalement pour la libération des femmes. Les colonisés face au pays colonisateur, les ouvriers face au patron, des révolutionnaires face à la menace de fascisme se posent directement la question du pouvoir et cherchent à le négocier. Le second type de révolutionnaire ne vit pas directement l'oppression sociale. Il la vit à travers des discours, des théories, une pratique militante qui consiste à aller vers les autres... Quand il parle du peuple, il en semble toujours extérieur. Pourquoi n'est-il pas soumis directement aux mêmes contraintes? Cet homme-là est plus sensible à d'autres contraintes, pesantes d'ailleurs, aussi importantes : celles qui régissent les idées, les sentiments, les corps. Rapports familiaux, sexuels... Il est plus idéaliste, moins gestionnaire. Ces deux types d'hommes se retrouvent de plus en plus sotivent dans la même personne, avec une tendance plus marquée de l'un ou de l'autre. Comment devenir positif? Prenons Libération. Ce journal est théoriquement une sorte de lieu privilégié et pourtant tu y retrouveras toutes les contradictions contre lesquelles tu luttes. A la limite, le combat, la révolte des camarades du journal, cela risque d'être le journal. Ceux qui veulent lutter à la fois sur le front des rapports de production et sur le front des idées, et qui en général ne sont pas insérés dans le processus de production, sont traversés par tellement de contradictions qu'à un moment donné ils ne luttent plus qu'entre eux et que contre eux, le journal devient le terrain de lutte des classes sociales. Tu entends des camarades dire : « au journal il y a une lutte de classe M; et au journal, on ne parle plus du journal, de son contenu, on parle des journalistes... Je ne cite pas Libération parce que j'y suis, je crois que c'est quelque chose d'extrêmement symbolique et significatif des contradictions inévitables dans les-
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quelles se trouvent à l'heure actuelle les « révolutionnaires » de la « nouvelle gauche ». SARTRE : C'est nécessaire... CAVI : C'est nécessaire mais c'est très dur à vivre. La preuve, c'est que l'existence du journal a été plusieurs fois mise en danger par les débats internes, alors que tu vois un immense mouvement de gens qui, eux, ne vivent pas ça, qui soutiennent ce journal, qui ont tort peut-être de ne pas être conscients de ces problèmes mais... Aussi je crois que nous devons nous efforcer de développer à la fois un mouvement d'enquête sur la réalité sociale, pour mieux la connaître, et un mouvement d'enquête... sur soi, pour mieux se connaître, saisir mieux ses contradictions. Aussi, au journal, il faudrait à la fois que chacun puisse sortir des murs et être au contact avec ce qui se vit ailleurs, et en même temps constituer, à l'intérieur, des groupes de paroles ouverts où chacun développerait les questions qu'il se pose, les raisons pour lesquelles il milite, ce qu'il veut. Ce n'est pas un hasard si parmi les révolutionnaires ce sont des chrétiens qui ont le sens le plus développé de la démocratie, des Piaget, des Raguenes, etc. Ils ont cette tendance de s'examiner un peu eux-mêmes. SARTRE : D'ailleurs, c'est ce que Victor n'a pas introduit : la nécessité de s'observer soi-même... CAVI : Oui, c'est ça...
SARTRE : Il disait : il faut avoir une culture, pas une culture bourgeoise, mais la connaissance des différences, des contradictions. Est-ce que c'est indispensable pour l'homme révolutionnaire d'aujourd'hui? Non? VICTOR : Si, si, je suis d'accord, enfin c'est encore général... SARTRE : C'est général, mais je prends ça sur le plan général en ce moment. VICTOR : J'aimerais bien qu'on revienne à la question qu'elle a posée.
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L'AMIE : La révolte ouvrière et la révolte paysanne sont en contradiction, comment choisissez-vous? CAVI : C'est une des questions du début des entretiens, les étapes... VICTOR : Je cherche à rétablir une notion qui a été refoulée, sauf dans les moments exceptionnels, chez Lénine : la notion de majorité, intimement liée évidemment à celle de démocratie. Lénine, avant 1905, disait : ne perdons pas de temps à nous implanter dans la paysannerie. Nous sommes le parti de la classe ouvrière, on est peu nombreux, eh bien on se concentre sur les entreprises. Le résultat, tout le monde le connaît. Au moment où la révolution se trouve à un carrefour essentiel, en mars 1917, il est bien obligé de faucher le programme du parti paysan, des socialistes révolutionnaires, au grand dam des marxistes orthodoxes. Dans les six mois qui séparent février 1917 et octobre 1917, avec les moyens du bord, en fonction d'un concours de circonstances exceptionnel, Lénine a réussi à faire entrer en connivence les deux grandes révoltes qui forment la marée révolutionnaire russe, la révolution ouvrière et la révolution paysanne : c'est qu'il avait le soldat sous la main, le paysan en uniforme. Il y a donc eu un point de rencontre entre la révolte de la paysannerie et la révolte ouvrière; mais tout l'espace russe n'était pas révolutionnarisé. Pourtant Lénine avait eu l'idée, vite refoulée, fin 1905, de favoriser la guerre de partisans, portion de territoire par portion de territoire. CAVI (rire) : Est-il nécessaire de revenir à la Russie sous Lénine... VICTOR : Ça me paraît, de toute façon, un très bon exemple, et après je donnerai celui des intellectuels et des ouvriers en France. Donc, en Russie, il y a bien eu la prise insurrectionnelle du pouvoir, du fait de cette capacité exceptionnelle de faire se rencontrer les deux révoltes, mais cette capacité ne renvoyait pas à un
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effort durable d'échange entre les deux révoltes. Cela allait peser sur l'avenir du pouvoir soviétique, une fois établi : il était à la merci d'un nouvel infléchissement de trajectoire, d'une séparation des deux révoltes. Il est évident que la réaction allait tout faire pour que la révolte ouvrière entre en contradiction avec la révolte paysanne. C'est évidemment à partir de cette contradiction réelle que bien des choses qui se sont passées au niveau de la structure politique doivent s'analyser. La leçon, c'est qu'il faut se saisir des grandes occasions, mais aussi il ne faut pas hésiter à perdre du temps pour assurer des positions réelles dans les différents milieux de révolte, des échanges réels entre les milieux de révolte qui composent — c'est là où je veux en venir — la majorité, comme base d'une révolution populaire. Si le mouvement révolutionnaire ne s'appuie pas sur la majorité d'une population, un certain nombre d'effets, à l'insu même du pouvoir d'État central révolutionnaire, vont être produits qui risquent d'infléchir le cours de la révolution, de faire passer du rouge au blanc l'exercice du pouvoir révolutionnaire. Comme disait Marx, la révolution prolétarienne, à la différence de toutes les autres révolutions, est la première dans l'histoire qui s'appuie sur la majorité. Pourquoi cette notion me paraît importante? Le pouvoir de type bourgeois, c'est nécessairement un pouvoir minoritaire. Le pouvoir bourgeois, intimement lié à la propriété privée d'une petite catégorie de personnes sur les grands moyens de production de la société, a une structure qui n'est habitable que par une minorité. Voilà pourquoi jamais la classe ouvrière ne peut habiter les formes du pouvoir bourgeois. Elle fait ses soviets; elle ne participe pas à un gouvernement qui ait la même structure que le gouvernement bourgeois. Elle ne pourrait y participer que par une série de délégations : elle délègue son pouvoir au Parti qui, lui, participe au gouvernement et au nom de la classe
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ouvrière, va gouverner, mécanisme qu'on connaît malheureusement trop. Mais la classe ouvrière comme force vive, ne peut pas participer à un pouvoir de type bourgeois qui est façonné de telle manière que seules les petites minorités peuvent l'accaparer, l'habiter. Voilà pourquoi cette notion de majorité me paraît importante; elle est intimement liée à l'existence d'une dissymétrie complète entre le pouvoir de type bourgeois, le pouvoir blanc, et le pouvoir rouge; ce ne sont pas des pouvoirs qui ont la même forme mais qui sont habités par deux classes différentes. Ils n'ont plus la même forme. L'AMIE : Il y a toujours contradiction entre la révolte ouvrière, minoritaire, et la révolte paysanne... VICTOR : Mao Tsé-toung a dit aux ouvriers : allez dans la campagne, et édifiez avec les paysans des zones libérées! CAVI : ...dans les pays sous-développés. Mais dans les pays développés, il arrive que paysans et ouvriers ne constituent pas la majorité de la population. Et même à Cuba, en 1958, le poids des classes moyennes était écrasant. VICTOR : J'entends bien, mais il y a une majorité possible. CAVI : L'exemple que tu donnais ne valait rien. Le révolutionnaire est toujours dans une position de minoritaire. Il n'y a que le P.C. pour te dire, nous à Renault, on ne va faire ça que quand on aura 90 % des gens pour nous... VICTOR : Pourquoi tu dis ça?
CAVI : La question était claire. A un moment donné, il faut prendre des décisions. Or, le peuple est divisé. L'AMIE : S'il y a deux révoltes dont l'une, majoritaire, part de cette couche sociale, et dont l'autre — à ton avis — est plus dans le sens socialiste, alors qu'est-ce que tu choisis? VICTOR : Mais tu me places dans une hypothèse...
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cAvi : On y est en France... VICTOR : Dans quel sens on y est? CAVI : Tous les jours. VICTOR : Précise...
CAVI : Logiquement, le P.C. devrait être pour Favortement et la contraception libres et gratuits. Le P.C. ne Test pas parce que la majorité des Français n'est pas pour Tavortement totalement libre et gratuit. VICTOR : Je ne pense pas à la majorité silencieuse, la majorité fabriquée de l'opinion, la majorité sociologique ou numérique! Lénine, justement, en 1917, avait dégagé la notion de majorité réelle. Par exemple, il déterminait la majorité réelle dans le pays d'après les élections au sein des Soviets, organe de démocratie directe des ouvriers et des paysans. CAVI : Donc, t'as rien résolu... VICTOR : Pourquoi?
CAVI : Eh bien parce que si ton critère de majorité est subjectif, s'il ne se compte pas au nombre de voix, c'est toi finalement qui choisiras ta propre majorité! VICTOR : Mais non! le critère soviétique n'était pas subjectif! Pendant une période de temps, la majorité réelle s'est reconnue dans le pouvoir soviétique contre le pouvoir blanc, le gouvernement provisoire russe. Mais les fondations de cette majorité n'étaient pas suffisamment solides. Peut-être aurait-il fallu, dès avant 1917, une autre conception des rapports entre le parti bolchevique et le parti socialiste révolutionnaire! Mais on ne va pas approfondir le cas russe; on a seulement saisi un cas particulier où une majorité réelle exceptionnelle s'est formée mais qui n'était pas durable : ses arrières n'étaient pas suffisamment solides. Dans le cas chinois ce n'était pas une majorité réelle instantanée, si j'ose dire, ça a été une majorité réelle durable : les Chinois se sont donné tout le temps de consolider la majorité, dans un petit territoire d'abord, puis, progressivement, sur l'ensemble du territoire
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chinois. Toute la force de la révolution chinoise vient de là. Si on en vient à la France, on peut s'apercevoir que depuis cinq ans il y a eu en effet des collisions entre les deux forces révolutionnaires principales, la force révolutionnaire intellectuelle et la force révolutionnaire ouvrière, mais on ne s'en est pas trop mal sortis quand même jusqu'à maintenant, quand on regarde les choses de près. Tu prends l'exemple de l'avortement. Avant le procès de Bobigny, c'était nettement une minorité, intellectuelle, de femmes qui s'emparaient de ce thème; à partir de Bobigny, le thème commence à se répandre dans la majorité des femmes, dans les différentes classes populaires. Mais beaucoup plus important est d'apprécier la grève générale du commerce d'hier, là en effet c'est beaucoup plus compliqué. Le P.C. dit : la révolution — quoiqu'il n'aime pas beaucoup ce mot — c'est l'union des victimes des monopoles, donc les petites et moyennes entreprises doivent être ralliées. La position du P.C. est fausse, c'est une position de répression de la révolte. On le sait bien : on l'a vu, depuis 1917 jusqu'au Chili, on ne limitera pas les occupations d'usines et les prises de pouvoir ouvrier aux quelques entreprises qui sont fixées dans le programme commun. Alors, qu'est-ce qu'il faut faire? mettre au premier plan ce que j'appelle l'union des victimes des pouvoirs. Or il y a, chez les petits commerçants et les petits artisans, de la révolte contre la machine étatique, contre la concentration inhumaine. Cette révolte peut rencontrer la lutte des ouvriers de Lip contre la machine inhumaine qui pousse aux concentrations en déportant les ouvriers d'une région à l'autre. Donc il y a une base possible à la révolution populaire, une majorité populaire, si on arrive à dégager des pratiques et des théories d'union des victimes des pouvoirs. CAvi : Mais attends... Tu supposes vraiment que les gens ont tous un comportement cohérent, logique,
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conforme à leurs intérêts! Je pense au Chili, parce qu'on l'a évoqué souvent. Franchement, il y a des choses troublantes. Par exemple hier, je discutais avec quelqu'un. Je disais : Allende aurait dû être plus ferme, il aurait dû arrêter un certain nombre de ces grands patrons, ou de ces types qui organisent l'insurrection. Mon interlocuteur m'a répondu : « C'était impossible, de toute manière, le pouvoir judiciaire (ce qui est vrai) était réactionnaire. Allende n'aurait pas pu arrêter les gens légalement, c'est-à-dire qu'il aurait été obligé de recourir à la force. » J'étais au Chili avant le putsch. Je ne sais pas effectivement si j'aurais pris cette grave décision de risquer un putsch de l'armée; tu peux hésiter à prendre une décision qui te donne une chance sur deux d'avoir l'armée qui se retourne contre toi et qui attaque... Mes camarades au Chili pensaient que l'affrontement était inévitable, les MIRistes... VICTOR : Il paraît que tout le monde pensait ça depuis? CAVI : Non pas vraiment... mais les MIRistes, par exemple, ont fait en sorte que la situation se radicalise peut-être prématurément. On peut se demander aujourd'hui s'ils ont eu raison. Tu dis qu'il faut essayer de trouver un facteur de conciliation entre par exemple les petits commerçants et les ouvriers. Cela prend du temps. Cela ne se fait pas en une semaine. Quand le MIR poussait à une nationalisation de toutes les entreprises, petites y compris, appelait à la constitution d'un pouvoir populaire, à l'armement de milices populaires alors que l'armée, loin d'être révolutionnaire, n'aurait pas accepté cela et serait probablement intervenue aussitôt, n'était-ce pas précipiter un affrontement dont on risque bien de sortir écrasés! surtout si l'on sait que les deux principales forces de la gauche, le P.C. et le P.S, n'y sont pas préparées car le P.C., non seulement fait croire qu'il peut y avoir transition
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vers le socialisme sans lutte armée, mais encore, dans son souci de rallier une partie de la démocratie chrétienne, réduit la mobilisation populaire à une bataille de la production, et, pour le reste s'en remet aux structures d'État? Le P.C. se conduit exactement comme si le gouvernement populaire était maître de la situation, comme si la CI.A. n'agissait pas derrière, comme si TU.P. ne devait pas affronter une réalité : cette radicalisation des masses. D'une certaine manière, le MIR faisait comme si le P.C. n'existait pas, et le P.C. comme si le MIR n'existait pas. Chacun agissait comme s'il pouvait exercer son hégémonie sur le processus chilien, alors que ce dernier leur échappait complètement. Le MIR et la gauche des partis de l'U.P. cherchent, en 1972, à constituer une assemblée populaire à Concepcion, et appellent à un double pouvoir : le pouvoir populaire à côté du pouvoir de gouvernement, alors que la bourgeoisie prépare activement son insurrection et rallie tout un marais de classes moyennes effrayées. Tu aurais été chilien, quelle décision aurais-tu prise? Dans telle usine, tel atelier... Ainsi à l'usine sidérurgique de la C.A.P., près de Concepcion, les ouvriers de l'atelier de mécanique voulaient proclamer l'autogestion, éliminer les contremaîtres. Les camarades du Parti Communiste leur ont répondu : non, c'est trop tôt, vous allez braquer contre l'U.P. tous les ingénieurs, tous les techniciens, etc. Quoi de plus normal que ce refus de la division du travail dans cette dynamique extraordinaire de l'U.P.? Dès lors que les masses se mobilisent, elles cherchent spontanément toujours à prendre, partout où elles le peuvent, tout le pouvoir qu'elles peuvent prendre. Que disent les communistes? « non, parce que vous allez vous aliéner les couches moyennes et notamment cette petite bourgeoisie d'ingénieurs, de cadres, si vous faites ça. Déjà qu'ils sont peu nombreux à soutenir l'U.P. et on l'a vu en octobre 1972 ». Eh bien, aujourd'hui, rétrospectivement,
* Quelle décision aurais-tu prise? »
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je dis qu'à la fois ils avaient tort et raison. C'est vraiment très, très difficile de prendre telle ou telle décision quand l'affrontement peut éclater à tous moments et que les rapports de forces ne sont pas favorables... Bon, alors en France j'entends dire : « tout ce qu'ont dit AUende et le P.C. est erroné; les gauchistes ont toujours eu raison ». C'est stupide. Pire : enfantin. C'est vrai que l'extrême gauche a eu raison de dire : l'affrontement est inévitable, mais c'est vrai aussi que d'une certaine manière, elle l'a rendu inévitable, ou plus exactement elle l'a précipité sans se rendre compte que l'ensemble des forces de gauche serait écrasé par les putschistes comme en Indonésie. Et c'est vrai aussi que le P.C. n'est pas préparé, et n'a pas préparé le pays à un affrontement alors que l'impérialisme ne pouvait pas accepter la voie chilienne, pacifique ou non, et qu'il y a rendu l'affrontement encore plus dommageable pour le camp révolutionnaire. VICTOR : La logique du P.C. c'est : Union légitime contre les monopoles, dans la légalité; pas d'union légitime contre les monopoles sans la légalité. Mais il y a un vice dans cette cohérence : la classe ouvrière ne se mobilisant que d'une manière démocratique, il ne peut y avoir une réelle mobilisation de la classe ouvrière que consécutive au soulèvement de la base, et le soulèvement de la base ne peut être contenu dans des frontières; tu ne peux pas décréter : « attention, cette usine est à nationaliser, celle-là pas ». On l'a vu en Russie : comment en 1917-1918, les nationalisations se sont étendues, à partir de l'initiative de la base, exactement comme pour les paysans, qui ont confisqué les propriétés foncières; on l'a vu en Chine; on l'a vu au Chili, on le verra en France. C'est clair, net et précis. CAVI : Ce qui est « clair, net et précis » c'est que tu ne peux pas maîtriser un processus... VICTOR : C'est ça, tu ne peux pas assigner autoritai-
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rement une frontière à la mobilisation de la classe ouvrière. CAVI : Oui.
VICTOR : Donc tu ne peux pas définir la liste des usines à nationaliser dans un programme commun en disant : je vous promets — pour les petites et moyennes entreprises — je vous promets qu'on ne va pas plus loin... C'est incohérent. CAVI : Attends! tu dis : c'est incohérent, mais tu n'es pas obligé de dire tout ce que tu penses. VICTOR : C'est ce que croyait le P.C. dans les années 50-60; tu entends encore des militants du P.C. déclarer : « notre programme, c'est pour la galerie. C'est pour ne pas effrayer les classes moyennes; parderrière on a les flingues ». Ça ne tient pas. Le Chili le montre assez. Quand tu es au gouvernement, les conditionnements sont encore plus terribles que J a n s l'opposition. Allende n'osait pas transgresser la légalité : il avait peur que les classes moyennes pensent : ça y est, Allende déclenche le coup de force populaire. Le programme commun impliquerait qu'aucun mouvement de masse important ne soit à l'origine de la victoire électorale de la gauche. Le schéma que les partis de gauche avaient aux élections de 1967, présentait une certaine cohérence en surface. Mais il a été réduit à néant en Mai 1968. Il a fallu attendre 1973, avril 1973, pour que le P.C. reconnaisse qu'il a besoin d'un mouvement social exceptionnel pour arriver au pouvoir. Jusqu'en 1973, le schéma « mouvement social qui débouche sur des élections, et la victoire », ce schéma du P.S.U. en 1968, était caractérisé comme provocateur par le P.C. Il a fallu avril 1973, l'échec aux élections et les grandes luttes qui bousillaient le monopole syndical dans les grandes entreprises comme Renault et toute la métallurgie pour que le P.C. reconnaisse ouvertement qu'il pouvait venir au pouvoir à partir d'un mouvement social exceptionnel;
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de là les petites phrases de Georges Séguy et de Marchais depuis la rentrée. Mais ça montre la fragilité de la stratégie de la gauche : ils auraient besoin, si tu veux, d'une classe ouvrière silencieuse, ne parlant que par l'intermédiaire de ses porte-parole contrôlés. Mais, pour arriver au gouvernement, il leur faut un mouvement social. Or, le mouvement social, on ne peut pas lui assigner des limites autoritairement. C'est le vice dans la logique du P.C. Mais d'un autre côté, il faut reconnaître qu'à certains égards les classes moyennes te poussent à respecter, au moins pendant un temps, certaines normes. Considérons la cohérence des gauchistes : quand ils scandent « armement du prolétariat », qu'ils expliquent : on va vers des affrontements inévitables, ils ont raison, c'est cohérent; mais ils sont dominés par la théorie classe contre classe, une théorie anti-majorité, une théorie qui se refuse à identifier révolution prolétarienne et démocratie. Or, si tu n'as pas une union des victimes des pouvoirs, qui forme majorité, tu pars perdant. (Novembre
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... ce qui appartient en commun aux hommes est ce qu'une révolution doit pouvoir dégager — la liberté sans aliénation.., SARTRE : Ce qui est intéressant, à l'heure qu'il est, c'est de savoir quel est l'homme révolutionnaire décrit
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par Libération et à qui s'adresse le journal. Le journal est fait pour aider à la prise de conscience des révolutionnaires dont la plupart agissent encore sans principes. Ce qu'il y a de neuf avec Libération, c'est qu'on définit l'homme révolutionnaire, c'est-à-dire celui qui doit se transformer, dans un avenir plus ou moins proche, en homme socialiste. Est-ce que vous êtes d'accord? VICTOR : J'aimerais savoir comment tu le vois, toi, cet homme révolutionnaire. SARTRE : Pour moi, l'homme révolutionnaire est d'abord celui qui arrive à prendre conscience peu à peu du sens de ce qu'il fait. Un communiste ne prend pas cette conscience... J'ai parlé à beaucoup d'entre eux. Au niveau de leurs tâches précises, ils font telle chose à tel moment, et pourvu qu'elles soient réalisées, c'est tout ce qui importe. Ils ne se demandent pas si ça aboutit à une révolution. Ils se plient aux principes d'action du Parti Communiste français, et c'est tout. L'homme révolutionnaire, lui, sent que tout en étant distinctes, les actions sont liées à la base. Il n'essaie pas, pour l'instant, de les unir, tout en sachant qu'elles sont profondément une. Par exemple Lip est une action révolutionnaire, mais qui ne s'est pas associée à d'autres mouvements analogues. Elle n'a pas cherché à s'étendre en France sous des formes différentes. On n'en est pas à cette période-là; on en est simplement à une période où des faits apparaissent qui n'étaient jamais apparus. Le mouvement de Lip est une chose originale; ce n'est pas qu'il n'y ait pas eu de temps en temps des usines dont les ouvriers se soient emparés et qui aient tenté de vivre par elles-mêmes, mais elles n'ont pas remporté cette victoire dans l'opinion qui fait que des centaines de milliers de gens se sont passionnément intéressés à Lip. Il y a un fait nouveau, non parce que de nouveaux leaders apparaissent, mais parce que chacun se sent renouvelé par ce qu'il
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apporte. C'est ça qui me paraît le plus important. L'homme révolutionnaire, c'est quelque chose qui est en mouvement; il a existé en 1930, un autre existe en 1973. Ce n'est pas le même. Il n'y a pas de contradiction entre eux. Il s'agit d'un mouvement continu, mais le degré où est arrivé l'homme révolutionnaire d'aujourd'hui diffère de ce qu'il était au départ. Un homme de 1930 avait des préjugés dont certains ont disparu en 1973. Je considère que l'homme révolutionnaire représente un moyen terme entre l'homme opprimé de 1930 et l'homme socialiste; celui-ci, nous ne pouvons pas le connaître; nous connaissons seulement nôtre but qui est la libération des hommes. L'homme révolutionnaire, nous en avons à peu près défini certaines priorités. La première priorité me paraissant être le rejet de plus en plus radical de toute contrainte imposée à l'individu par une classe qui n'est pas la sienne... La classe bourgeoise assujettit la classe ouvrière à certaines normes et à un certain mode d'action; elle ne se soucie pas de la dégradation humaine qui en est la conséquence. Cette dégradation est une des causes essentielles de la révolution; la classe opprimée se rend compte dès qu'elle ouvre les yeux, le matin, de l'oppression qui lui vient d'ailleurs, oppression qu'elle veut détruire. La situation actuelle est une situation révolutionnaire en ce sens que jamais dans l'histoire bourgeoise et qu'en période de non-action violente, le travail n'a été plus contesté : occupations d'usines, P.D.G. emprisonnés par les ouvriers qui occupent l'usine, grèves violentes, des réalisations comme Lip, organisations faites par les ouvriers euxmêmes, luttes ouvrières qui secouent la bourgeoisie; bref, nous sommes dans une période qui ne ressemble à aucune autre. J'ai connu 1936. C'était bien différent. VICTOR : C'était très différent en 1936? SARTRE : Il y a une chose qui était belle, en 1936,
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c'était l'occupation des usines par leurs ouvriers. En Mai, on apprenait chaque jour que de nouvelles usines étaient occupées et on sentait que les ouvriers avaient découvert eux-mêmes une manière de combattre les patrons... VICTOR : Qu'est-ce qui était beau exactement, en 1936... dans l'occupation? SARTRE : Sur les lieux de travail, il y avait une fête, une belle fête. Les femmes venaient manger le pain et le saucisson avec les ouvriers; les petits magasins voisins où se ravitaillaient d'ordinaire les ouvriers donnaient gratuitement des denrées en grande quantité; il y avait un mouvement d'enthousiasme qui se sentait à chaque instant... VICTOR : Qui se sentait, y compris au-delà de la classe ouvrière?... SARTRE : Oui, c'était différent, mais il y avait un grand élan de sympathie... Les photos paraissaient dans les journaux, même dans les journaux bourgeois. On voyait des ouvriers dansant entre eux, dans les usines, s'amusant entre eux, en train de lire le journal, etc. Il serait bon que les maos regardent un jour la presse de 1936. CAVI : Peut-être qu'en 1936, la division sociale était plus marquée. L'ouvrier vivait dans un tout autre univers que celui du bourgeois. Et puis, les choses changent. Le capitalisme se développe. La France prospère. Plus exactement les classes dirigeantes. Il y a une redistribution du revenu national, évidemment inégale, extrêmement hiérarchisée (la France est un des pays développés où la fourchette des revenus est la plus élevée), souvent sous la poussée de luttes ouvrières. Quoi qu'il en soit, cette croissance permet à la bourgeoisie de se développer, et surtout fonde et finance une sorte de petite-bourgeoisisation de tous les Français. C'est scientifiquement que la bourgeoisie dirigeante (et dans ce domaine, elle ne rencontre aucun
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obstacle des bureaucrates du P.C.) va donc produire des classes moyennes, une France médiatisée, neutralisée autour d'un modèle culturel : le petit-bourgeois. Aussi, aujourd'hui va-t-on parler de nouvelle classe ouvrière, va-t-on croire que tout le monde vit dans la société de consommation. Un certain nombre de bourgeois, de patrons, croient sincèrement que les ouvriers sont heureux, et sont étonnés, voire choqués, quand ceux-ci se. révoltent. D'où une plus grande attention aux problèmes ouvriers; d'où aussi l'utilisation d'armées de sociologues et de psychologues... Dans les écoles de commerce on te dit : oui, le marxisme, c'était valable; même au xx e siècle, pendant une certaine période. La lutte de classes a existé, mais maintenant ça n'est plus vrai. Chaque fois qu'il y a une explosion ou une grève, ils s'interrogent, ne comprennent pas. Ils ont peur. Ils sont tout prêts à croire Marcellin qui va parler de cinquième colonne, d'agents étrangers... SARTRE : Il y a une curiosité de la bourgeoisie à l'égard de la classe ouvrière. Ça c'est certain... VICTOR : Je voudrais que tu précises en quoi la situation est sans précédent... CAVI : J'ai le sentiment que de 1936
à 1968,
toi
Sartre, tu étais « engagé » mais extérieur à la classe ouvrière, coupé de l'action politique, condamné a ne militer qu'en signant des pétitions, ou des manifestes. Aujourd'hui, leur volonté de créer un modèle culturel unique, d'empetitbourgeoiser les Français, se retourne aussi contre eux. Les petits-bourgeois radicaux se retrouvent avec les ouvriers. L'action politique devient possible. La petite-bourgeoisie a ses fronts de lutte. Les idées les plus radicales deviennent beaucoup plus aisément contagieuses. L'extrême gauche, produite par ce mouvement social, n'attribue pas à l'intellectuel le même rôle que le P.C. SARTRE : Oui, parce que précisément, le Parti Commu-
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ni s te, avec toutes ses scléroses, n'est plus le seul maître de la classe ouvrière; il y a de petites minorités qui commencent à concevoir le mouvement ouvrier autrement, d'une manière qui m'est beaucoup plus proche. De toute façon, c'est l'intermédiaire entre l'homme totalement opprimé et l'homme qui peut-être échappera à l'oppression, l'homme socialiste. VICTOR : Comment l'homme révolutionnaire peut-il y arriver? SARTRE : Je pense qu'il peut y arriver, mais déterminer exactement ses possibilités nous conduirait beaucoup trop loin. Il faudrait analyser en quoi la situation actuelle permet de créer une situation nouvelle dans laquelle l'homme révolutionnaire deviendra l'homme socialiste. Ce n'est pas mon propos. Je crois que nous avons démontré que nous ne pouvions pas parler de l'homme socialiste; donc pour être absolument justes, on voit bien qu'on ne peut même pas dire qu'il apparaîtra. CAVI : Nous sommes tous d'accord : il ne peut y avoir de voie vers le socialisme sans, à un moment ou à un autre, d'affrontement. Crois-tu qu'au terme de cet affrontement, qui suppose des exécutions, des délations, des incarcérations, des tribunaux, nous puissions construire la société socialiste libre? SARTRE : La révolution se fera au moment où la majorité se trouvera tellement consciente de sa situation en face de la minorité qui l'opprime, qu'elle comprendra sa puissance. CAVI : Et tu crois ça facile? Tout à l'heure tu as parlé de la société socialiste, et tu disais que la minorité avait des droits, et... SARTRE : ... Dans une société juste, la minorité a les droits qu'a une minorité... Si les bourgeois veulent continuer à vivre dans cette société nouvelle, ils ont le droit, s'ils s'y rallient sincèrement. Ce que nous avons essayé de prouver, je crois, dans
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ces entretiens, c'est que l'homme révolutionnaire se constitue à l'heure qu'il est; il représente un homme qui ne fera pas la révolution, ou qui la commencera mais qui ne la fera pas, mais il la prépare, il réfléchit, il organise; il organise en fonction de son aliénation. C'est l'homme qui prend conscience de son aliénation jusqu'au bout et, en face d'elle, vit au loin l'existence possible d'une société où les hommes ne seraient pas aliénés, et il est celui qui se bat pour que cette société existe... Beaucoup d'opprimés sont à l'heure qu'il est, préoccupés de créer des actions révolutionnaires, des actions qui diminuent leur oppression : refuser d'obéir aux chefs, aux petits chefs, ils appelaient ça un programme socialiste. L'idée de révolution a pris naissance, se trouve partout. Ils ne l'appellent pas révolution, parce que ça leur fait peur, mais elle se trouve partout et les gens qui liront nos entretiens, finalement, je pense qu'ils ont tous l'idée de révolution, simplement ils n'appellent pas ça comme ça. VICTOR : Tu ne penses pas que ce que tu dis de la
liberté ce soit le discours d'une classe en particulier, la classe petite-bourgeoise intellectuelle? SARTRE : Je ne le crois pas, parce que la notion de liberté implique des structures qu'une seule classe est incapable de donner. Ça implique un certain nombre d'idées liées entre elles, qui définissent l'action de n'importe quelle classe. Par exemple, le bourgeois se considère comme libre. La petite-bourgeoisie se considère comme libérale; et le prolétariat dans une idée de révolution fait entrer l'idée de liberté, c'està-dire l'idée, dans ce cas-là, d'un objet de l'action qui n'existe pas encore. Or, agir en fonction de ce qui n'existe pas encore c'est précisément être libre. Donc, je pense qu'il s'agit d'une de ces notions rares mais importantes qui existent chez toutes les classes, et qui ne sont pas tout à fait les mêmes d'une classe à une
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autre, mais qui contiennent des éléments communs. Autrement dit, même le bourgeois a des éléments communs avec la notion de l'ouvrier révolutionnaire et si nous essayons d'extirper des classes ces différents détails, de reconstituer l'idée de liberté telle qu'elle est chez chacun, on arrivera à quelque chose de beaucoup plus important même que l'idée de classe, c'est-à-dire à ce qui constitue la réalité humaine qui a été cachée, occultée par des aliénations, mais ce qui appartient en commun aux hommes et qu'une révolution doit pouvoir dégager — la liberté sans aliénation; c'est donc ça qu'il faut définir d'abord. Je pense qu'une action politique, positive ou négative, ne peut se faire qu'en s'adressant à la liberté. C'est une action de délivrance de l'aliénation et c'est ce qu'il faut définir; c'est-à-dire qu'il faut définir les quelques éléments qui sont en dehors des divisions sociales et qui constituent l'individu, aussi bien que les groupes sociaux. Il est absurde de considérer qu'on peut définir l'homme uniquement d'après sa classe. Il y a autre chose; les aliénations renvoient directement à la liberté, car on ne peut aliéner qu'une liberté; on ne peut pas aliéner un homme qui n'est pas libre. VICTOR : N'allons pas trop vite. Est-ce qu'il n'y a pas un danger à faire se recouvrir sous la même notion de liberté, la liberté qui est liée à la révolte, et la liberté, si on emploie le même mot, qui est liée au pouvoir? On peut dire que le bourgeois est libre et que même le pouvoir dont il dispose lui permet un exercice élargi de sa liberté; et on peut dire — dans un tout autre sens — que l'ouvrier est libre quand il se révolte; il pose, par sa révolte, un État qui n'existe pas encore, de manière utopique. Est-ce qu'il n'y a pas un terrible danger à faire se recouvrir les deux contenus : liberté-révolte et liberté-pouvoir, de les faire se recouvrir sous le même mot de liberté. SARTRE : Elles ne se recouvrent pas, parce que le
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bourgeois, sa liberté-pouvoir, il l'a conquise sur la noblesse... VICTOR : Oui, mais il la perpétue sur la base de l'aliénation des ouvriers... SARTRE : Et sur sa propre aliénation, car si tu parles avec un bourgeois de ces problèmes, c'est l'aliénation qu'il te montrera; il ne te montrera pas un homme injustement libre et qui réfute tes arguments au nom de cette absurde liberté qui ne viendrait de rien, il te montre un homme qui est aliéné à certains principes, à certains pouvoirs, et qui est aussi aliéné que l'ouvrier; en cela je rejoins l'interprétation marxiste qui considère que l'aliénation bourgeoise est une aliénation comme l'aliénation ouvrière. L'aliénation du bourgeois est celle d'un homme qui a atteint une liberté vers 1793, et qui a transformé sa liberté en un pouvoir qui est une aliénation. Un bourgeois qui commande aujourd'hui n'est pas libre; il est aliéné. Un bourgeois qui se révoltait en 1793-94-95 était libre dans la mesure où il se révoltait contre les aliénations qui le menaçaient à chaque pas. CAVI : C'est exact ce que tu dis, mais pour revenir à ce qu'a dit Victor, en fait il y a plusieurs conceptions de la liberté, plusieurs utilisations d'ailleurs de ce mot. Il est évident que l'aliénation est commune à tout le monde, quelles que soient les classes sociales. Elle s'exprime de manières différentes. Pour un ouvrier, l'aliénation est certainement différente de l'aliénation d'un bourgeois. Le bourgeois est aliéné parce qu'il n'arrive à trouver son identité que dans des rapports de production tels qu'il est en position de pouvoir sur des classes sociales dominées, qu'il est en position d'aliéner et d'opprimer d'autres personnes. Il y a deux conceptions de la liberté : soit la société sans classes, soit la conception bourgeoise de la liberté : une sorte de définition idéaliste de la liberté — nous sommes libres selon une hiérarchie sociale où des
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hommes doivent avoir du pouvoir sur d'autres hommes. Au nom de cette fausse liberté, le bourgeois va refuser tout processus révolutionnaire qui remet en cause son pouvoir. Il dénonce alors la violence... SARTRE : C'est exact. VICTOR : L'homme bourgeois, en 1789, est libre pour autant qu'il s'est libéré, c'est-à-dire révolté. Le résultat de ce mouvement c'est, pour une catégorie des bourgeois, l'occupation des positions de pouvoir dans l'ensemble de la société. Dès lors, une catégorie de bourgeois qui s'étaient révoltés au début de la Révolution française, va disposer de la liberté que confère le pouvoir sur l'ensemble de la société; ma question, je la repose : en quel sens peut-on dire qu'il s'agit de la même chose, la liberté-révolte de 1789, et puis cette liberté-pouvoir des bourgeois, à partir de Thermidor disons... SARTRE : Ils n'avaient plus la liberté de pouvoir. VICTOR : Ce n'est plus la liberté? SARTRE : Ce n'est plus la liberté... VICTOR :
Ah...
SARTRE : Dès le moment où le bourgeois a un pouvoir politique, il est aliéné et toute catégorie... VICTOR : Il est peut-être aliéné en un sens, je veux bien, mais il a les moyens matériels, sociaux, de la liberté de la classe qu'il représente, ou de la catégorie de cette classe. Il est indéniable que nos bourgeois, qui vont se retrouver au faîte de la puissance à partir de 1793, sont plus libres qu'ils ne l'étaient en 1788! SARTRE : On n'est pas « beaucoup plus libres ». On est libre ou on n'est pas libre. VICTOR : Mais c'est cela que je te demande de préciser! C'est quoi, cette notion un peu au-dessus des classes?... SARTRE : C'est justement celle qu'il faut essayer de définir, que je vous propose de définir. Je pense qu'un
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bourgeois qui a pris en partie les pouvoirs qu'avaient déjà les nobles et essaie de les assimiler n'est pas libre; il a un pouvoir sur les autres, mais avoir un pouvoir sur les autres, c'est précisément la définition de la nonliberté. Si tu as des pouvoirs sur les autres, tu les réduis à n'être pas libres et par la même occasion tu te réduis à n'être pas libre. VICTOR : On pourrait donc considérer que la liberté donnée aux détenteurs des pouvoirs actuels, qui sont des pouvoirs de minorités oppressives, c'est une nonliberté. SARTRE : C'est une non-liberté... VICTOR : La notion de liberté a un rapport privilégié avec celle de révolte et pas avec la notion de pouvoir, ou en tout cas si elle a un rapport avec la notion de pouvoir, c'est avec une notion de pouvoir entièrement neuve, sans rapport avec la notion de pouvoir oppressif, issu des régimes d'exploitation. SARTRE : Exactement. Si un homme est libre, ça signifie qu'il a un pouvoir, mais ce pouvoir ne doit absolument pas être un pouvoir de contrainte. Dans une société où les membres seront tous hors d'état d'exercer une contrainte les uns sur les autres, puisqu'ils sont tous également libres, nous aurons des formes de pouvoir qui ne seront plus le pouvoir politique, bourgeois ou socialiste, tel que nous le connaissons. Impossible alors qu'il y ait dans les institutions, quelque chose qui soit contre les individus. CAVI : Le vocabulaire — ce n'est pas un hasard — nous piège. Il bloque la pensée, Il ne faudrait pas dire : « liberté », mais utiliser un verbe... SARTRE : Il vient dans la dialectique... CAVI : La liberté est toujours un mouvement qui tend vers... il faut toujours l'envisager comme une action de libération, non pas comme un état. Le bourgeois, pour se libérer, en 1789, se révolte contre la hiérarchie', contre la noblesse, contre la monarchie. Il y a un
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mouvement vers la liberté; lorsqu'il s'attaque à l'arbitraire de l'Ancien Régime, à un ordre féodal, qu'il réagit contre l'insécurité en instituant un code garantissant la propriété privée, il y a aussi de la liberté là-dedans. Et puis, peu à peu, les rapports de production évoluent. Le bourgeois opprime à son tour. La propriété privée s'établit contre la liberté. La liberté est comme le corps humain. Elle fonctionne dialectiquement, par antagonismes. On y retrouve toujours la révolte, et toujours du pouvoir. Par la révolte, tu conquiers un pouvoir qui devient un pouvoir sur les autres, et bien vite, contre les autres. La liberté que la bourgeoisie a conquise sur la noblesse, s'est retournée contre les autres. Elle est devenue oppressive. C'est la classe ouvrière qui, aujourd'hui, prend en charge le mouvement de libération. Les classes moyennes, ce qu'on appelle communément la bourgeoisie, ne sont pas statiques, issues du ciel, mais produites par le système, par le capital. Celui-ci s'efforce de créer, et d'entretenir, des classes moyennes, qui garantissent la pérennité de valeurs-tampons sans lesquelles l'Ordre existant n'a plus de justification et devient intolérable. Toutes ces valeurs-tampons ont un point commun : elles sont censées protéger l'individu. En réalité, elles l'aliènent profondément. C'est à nous de remettre les choses à leur place, de déstructurer ce qui se structure selon un ordre contre nous, et contre eux, et d'amener au moins une partie de ces classes moyennes à nier l'identité qui les fonde. SARTRE : Je suis d'accord avec toi, à ceci près que ce mouvement de libération qui ne peut être qu'un mouvement, suppose malgré tout la compréhension au moins vague de ce que peut être un état libéré; autrement dit, le mouvement de libération implique une fin, c'està-dire l'abolition de toutes les entraves. C'est cet état de liberté proprement dit qu'on vise dès le départ; l'action de telle politique ou de tel homme de la rue,
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implique nécessairement une croyance à l'état de liberté. Ça n'a jamais existé et c'est encore à la base de nos recherches actuelles. S'il y a une unité concevable des mouvements, depuis que nous connaissons l'histoire, jusqu'à maintenant, c'est bien dans cette idée de gens qui veulent se libérer. Alors, c'est ce mouvement et sa fin qui constituent la base de chaque homme. Le socialisme n'a de sens en vérité que comme l'état rêvé, mal conçu d'ailleurs, où l'homme sera libre et ce que cherchent les gens qui veulent le socialisme, qu'ils le disent ou qu'ils ne le disent pas, c'est cet état de liberté. Par conséquent, l'homme révolutionnaire dont nous parlions est un homme qui conçoit la liberté comme la véritable réalité d'une société ultérieure et socialiste. Le régime socialiste n'est pas un régime où chacun fait ce qu'on lui dicte, mais au contraire celui où chacun agit librement. Voilà du moins ce qui apparaît dans les discours des socialistes, et c'est pourquoi un régime comme le régime soviétique n'est pas un régime socialiste, parce que la liberté est sacrifiée; c'est une vaste, une aliénation que l'U.R.S.S. et la liberté n'y,existe nulle part, même chez les chefs; il n'y a pas de liberté. D'ailleurs on ne peut jamais parler d'une société où certains hommes sont libres et où d'autres ne le sont pas. Ils ont leur manière d'être non libres, par exemple les bourgeois sont non libres d'une manière agréable, pourrait-on dire, et les ouvriers le sont d'une manière déplaisante. Ce qu'il y a dans la liberté, en période d'aliénation, c'est-à-dire dans toute notre histoire, c'est qu'elle apparaît comme une réalité à la fois intérieure et ultérieure. A la fois, on se sent libre bien qu'aliéné, à tout point de vue, et on crée l'idée d'une société où chacun serait libre dans la manière même dont marcherait la société, où la liberté deviendrait un pouvoir de chacun. Voilà simplement ce que je voulais dire. CAVI : Tu devrais alors soutenir Soljénitsyne. Celui-ci,
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en contestant le socialisme bureaucratique, ou le nonsocialisme en Union Soviétique, est un homme qui cherche sa liberté, même si Ton n'est pas d'accord avec ce qu'il dit. SARTRE : Oui, mais si pour chercher sa liberté, on est obligé de mettre en jeu la liberté des autres, on est à ce moment-là entièrement en retard sur la situation. Soljénitsyne représente quelqu'un qui a des idées du xix e siècle, il n'a pas des idées adaptées à une société actuelle; il est donc un élément nuisible pour le développement. Il se borne à garder un point de vue libertaire, il se borne à considérer que même dans TU.R.S.S. on peut vivre avec un peu de liberté, comme il le montre, par exemple, dans Le Pavillon des cancéreux. Mais il n'est pas question qu'il tente de développer le peu de liberté qu'on trouve dans la société russe; il ne montre pas une possibilité d'action qui déboucherait sur une issue politique. Il se borne à marquer que dans un camp... dans une maison de cancéreux — par conséquent au dernier degré de la captivité humaine, de la destruction physique — on peut encore trouver des gens qui se conduisent bien ou des gens qui se conduisent mal. C'est incontestable mais ça n'avance pas beaucoup. C'est le rapport à la mort qui crée chez les cancéreux une liberté réelle. On peut dire que ces gens-là échappent à une certaine aliénation parce qu'ils sont aliénés dans tout leur corps. Soljénitsyne c'est là qu'il veut trouver la liberté; dans les contradictions des aliénations qui laissent des petits endroits où peut apparaître quelque chose comme une liberté; au lieu que le révolutionnaire cherche sa liberté dans la destruction des aliénations, pas dans leurs contradictions, il ne se borne pas à considérer la contradiction comme dégageant la liberté, mais comme le point où il faudra agir pour qu'elle se dégage, ce qui est bien différent.
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CAVI : Oui, mais tu prends en France un ouvrier par exemple, ou un petit bourgeois, même révolutionnaire ou démocrate, le plus souvent il est raciste. Il est raciste parce que la société fabrique, produit le racisme, des échelles de valeurs dont personne n'est immunisé, y compris ceux qui se disent révolutionnaires. Le gréviste très dur, très militant peut avoir à son tour une mentalité de patron quand il s'agit de sa femme, ou des travailleurs immigrés. N'est-ce pas une situation comparable pour l'intellectuel tel qu'il a été produit par l'Union Soviétique? N'est-ce pas le régime soviétique qui a produit la pensée de Soljénitsyne? Il cherche la liberté mais sa liberté est déjà aliénée par la société dont il est issu, et il est amené finalement à se retourner vers le passé, et à cette philosophie du xix e siècle. SARTRE : Si on prend simplement l'opposition sur le plan où nous la prenons ici, on voit qu'il s'agit d'une pensée qui s'est produite beaucoup plus tôt et qui remonte aux siècles passés; ça, c'est le genre d'opposition que crée la société à laquelle on s'oppose. Il est évident que la vraie pensée oppositionnelle naîtra dans des circonstances plus importantes que la simple existence d'un individu comme Soljénitsyne; il a connu les camps et donc subi jusqu'au bout l'idéologie soviétique : il lui a opposé une idéologie datant du xixe siècle. Ça, ça ne sert à rien. Il faudrait imaginer des conflits d'ordres plus généraux, par exemple des guerres, des occupations, des défaites, pour qu'une pensée vraiment oppositionnelle apparaisse. CAVI : Tu dis, tout pouvoir crée sa propre opposition et le rôle de ceux qui veulent combattre pour la liberté, des hommes libres, ou de ceux que tu as appelés les hommes révolutionnaires, est de se mettre dans une position de rupture, de créer leur propre opposition à l'intérieur de l'opposition. SARTRE : Voilà, créer une opposition qui soit en avant
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p a r rapport à la pensée à laquelle elle s'oppose et non en retard... Il est certain que la démocratie est en contradiction avec le royalisme. Eh bien le royalisme c'est du siècle dernier, mais il y a des gens qui demeurent royalistes, parce qu'ils mettent leur liberté dans ce genre d'aliénation qui leur paraît supérieure à l'aliénation qu'ils subissent, ou croient subir, dans la démocratie. Ainsi il ne faudrait pas croire que les contradictions du monde historique soient toujours simples. Par exemple la contradiction aristocratiedémocratie, bourgeoisie-démocratie, élite-démocratie, ça c'est des contradictions qui ont une importance, encore que la catégorie aristocratie-démocratie, lentement perde son sens. Ces catégories contradictoires permettent à l'histoire d'avancer parce que c'est à ce niveau-là que les gens se heurtent; p a r contre démocratie-royalisme, p a r exemple, n ' a plus aucun intérêt dans la société actuelle. Ça ne représente plus rien. C'est une contradiction qui est morte, sauf pour les quelque 2 0 0 0 Camelots du Roi qui s'agitent a Paris, mais il reste à savoir s'ils s'agitent pour la royauté ou s'ils s'agitent tout simplement pour l'ordre, l'ordre bourgeois finalement, et s'ils ne voient pas une royauté qui ne serait qu'un pouvoir bourgeois royal. Mais ce qui est important, c'est de voir le progrès et l'avancée de cette histoire de la liberté et comment à l'heure qu'il est on se trouve enfin — c'est le moment qui veut ça — devant la liberté elle-même, c'est-à-dire l'idée d'une société où les pouvoirs seront exercés p a r tous également, où il n'y aura plus les représentants des pouvoirs, mais où il y a u r a des hommes libres et qui décident des choses dont chacun pourrait être considéré comme l'auteur. A ce moment-là nous avons une société socialiste. Et c'est vraiment le dernier stade où la liberté s'oppose à elle-même, qui est le stade de la société socialiste. VICTOR : On accepte tous que la notion de liberté soit
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liée au mouvement de libération, à la notion de révolte. SARTRE : Provisoirement.
VICTOR : Bon, provisoirement... On admet que la notion de liberté est liée à celle de la révolte. Deuxièmement, on peut considérer toute l'histoire humaine, Thistoire de la lutte de classe, comme un mouvement visant à cet état de liberté; il y a un concept utopique de liberté. Troisièmement, on avait aussi vu que la liberté, liée à l'état de pouvoir de la minorité, était en fait une fausse liberté... SARTRE : D'accord...
VICTOR : Il y a ces trois points d'accord, mais la difficulté n'est pas complètement dissipée. Prenons un exemple : celui de Libération. Une équipe fait le journal, une équipe centrale de rédaction. Cette équipe veut qu'en son sein il y ait le maximum de participation de chacun. Ce n'est pas l'état quotidien, c'est ce vers quoi on tend. Le problème c'est que cette liberté-là, au sein de la petite équipe, représente un pouvoir qui est, dans bien des cas, de type ancien, oppressif, vis-à-vis de collectivités beaucoup plus larges que la petite collectivité qui compose l'équipe de rédaction. Pour être tout à fait clair, on s'aperçoit que la liberté de la catégorie sociale qui constitue l'équipe de rédaction, s'exerce souvent au détriment de la liberté de catégories sociales qui ne sont pas présentes dans cette équipe, par exemple la liberté des ouvriers. La liberté des petits bourgeois se fait au détriment de la liberté ouvrière, avec le risque qu'apparaisse un cercle vicieux, tant du point de vue de la théorie que du point de vue de la pratique : au nom de la liberté, on réprime la liberté d'une autre catégorie sociale; en l'occurrence la répartition des deux catégories n'est pas due au hasard, elle renvoie à la division du travail dans la société actuelle. A travers cet exemple, je repose donc le problème : n'y a-t-il pas danger à confondre sous le même mot « liberté », la notion utopique de liberté liée
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à la révolte, et puis une autre notion qui, elle, renvoie au pouvoir et au pouvoir tel qu'il est dans les sociétés oppressives? SARTRE : Je pense que les deux notions ne peuvent pas être confondues. Il y a le mouvement libertaire qui se manifeste par une révolte et puis ce à quoi il aboutit, qui est précisément la nouvelle forme de pouvoir envisagé; c'est seulement aujourd'hui que nous pouvons concevoir une nouvelle forme de pouvoir qui serait réellement la liberté. CAVI : Ça ne résout pas le problème... tu distingues deux types de mouvement de libération... la libertépouvoir et la liberté-révolte. Attention! L'homme cherche à se libérer et se révolte; mais dans cette révolte, il est aussi celui qui, demain, avec un peu plus de pouvoir, réprimera. On Ta déjà dit : toute société provoque sa propre opposition; à l'intérieur même de l'opposition, tu retrouves les idées dominantes de l'ensemble de la société; il n'est pas d'oasis, pas de groupe particulier extérieur à la société... La libération ne peut aller vers la liberté que si le mouvement ne cesse de contester tout le pouvoir qui peut aller contre les autres. Il a à créer sa propre opposition. Par exemple, lorsqu'il s'agit de l'équipe de Libération, elle ne peut produire de la liberté que si elle a conscience qu'elle est constamment en pouvoir de réprimer. Aussi est-il nécessaire d'introduire, dans le journal, un corps étranger qui le conteste, et qui se conteste dans sa pratique du Journal, c'est-à-dire ses lecteurs, les ouvriers, ou la classe ouvrière, comme tu Pas dit. SARTRE : Exactement.
VICTOR : Si on n'identifie pas la notion de liberté à cette fausse liberté que donne la position de pouvoir, alors il faut tirer des conséquences. Il faut une théorie de l'antipouvoir à Libération, c'est-à-dire une théorie du contrôle.
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SARTRE : Mais ce contre-pouvoir, d'où il viendra ce contre-pouvoir? VICTOR : Il faudrait par exemple une charte des droits des communautés subversives : elles auraient droit de s'exprimer sans être contestées par la toute-puissance de l'équipe centrale. CAVI : Ces communautés en lutte, ou les collectivités en lutte, ou les différentes organisations, mouvements et collectifs qui luttent sont soumis à des contradictions. Elles aussi ont leurs impératifs. Elles aussi ne peuvent pas dire certaines choses. Alors, ce contrepouvoir, qui va le contrôler? Qui garantit qu'il va tout dire? que lui aussi ne va pas devenir un pouvoir comme un autre? Il n'est pas facile de trouver dans une société qui est elle-même en mouvement, et en un mouvement dont elle est partie prenante, une voix qui puisse être constamment en position de contestation, qui n'ait pas à se taire, en donnant pour raison : « pas ici, pas maintenant ». VICTOR : En théorie, le problème est insoluble et en pratique vous êtes tout-puissants... CAVI : Toute collectivité en lutte est toute-puissante. VICTOR : Avec la différence que vous n'êtes pas une collectivité en lutte, vous êtes dans une position de pouvoir... CAVI : Comme toute collectivité qui lutte est en position de pouvoir aussi... VICTOR : Vous êtes en hauteur, vous êtes dans la superstructure. CAVI : Mais, dès lors qu'une collectivité te contrôle, elle est aussi en position de superstructure... VICTOR : Non. CAVI : Si...
VICTOR : Pourquoi la communauté de Lip ne pouvait pas écrire, elle-même, dans Libération, sur tout? CAVI : Tu ne le résoudras pas avec une charte... VICTOR : Il faut constamment un corps à corps entre
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une position de pouvoir et une position d'impouvoir; c'est une formule de Piaget, que je trouve remarquable : chaque fois qu'on prend du pouvoir, il faut lui opposer un contre-pouvoir. Dans ta présentation, tu compliques à dessein le problème, tu le rends insoluble, c'est le cercle vicieux. CAVI : Disons, pas insoluble; disons que ce sera toujours imparfait mais je suis tout à fait d'accord avec la théorie de la nécessité d'un corps à corps constant... (Novembre
1973 - 5 mars
1974.)
CONCLUSION
Un rapport de forces
triangulaire
Ne pas se mettre en position d'être la mouche du coche, le compagnon de route, le détenu de l'archipel Goulag l, au bout du compte, CAVI : Je viens de relire l'ensemble des entretiens et je m'aperçois que nous avons à peine parlé de l'Union de la gauche, du « programme commun » et des questions que cela peut soulever. VICTOR : La raison pour laquelle nous n'avons pas parlé, ou si peu, de l'Union de la gauche dans nos entretiens, c'est que nos entretiens avaient pour objectif d'élucider les concepts nouveaux de la révolution culturelle et du socialisme, et dans cette recherche, l'Union de la gauche n'apporte rien. L'Union de la gauche, c'est d'abord le Parti Communiste; le Parti 1. Titre du livre de Soljénitsyne.
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Communiste c'est la contre-révolution culturelle. Quant au partenaire du Parti Communiste dans l'Union de la gauche, le Parti Socialiste, il fonctionne comme la principale machine de récupération de la révolution culturelle. Et toi, tu crois que le P.C. apporte quelque chose à la révolution culturelle? CAVI : Non, je crois que tous les trois nous estimons que le Parti Communiste et ses deux partenaires représentent un peu une contre-révolution culturelle. C'est à nous, au fond, d'essayer de développer une sorte de révolution à l'intérieur même de la gauche, de telle manière que si un jour il y a un régime de transition, sous une forme ou sous une autre, y compris après élections, ou après affrontement extra-parlementaire, eh bien nous soyons alors dans une position qui ne soit pas minoritaire au moment où se décidera le type de société qu'il faudra construire et la manière dont il faudra la construire. A l'heure actuelle, notre marge de manœuvre reste très importante. Nous avons à subir un régime autoritaire mais non fasciste, et nous n'avons pas l'impression que la bourgeoisie ait besoin du fascisme dans la période actuelle pour protéger ses intérêts. Nous pouvons donc plus facilement lutter à Tintérieur de la gauche afin que des idées nouvelles, des méthodes nouvelles aussi, puissent s'imposer, sans s'exposer à radicaliser la situation prématurément et à provoquer une guerre civile dont nous ne sortirions pas vainqueurs probablement. C'est une des raisons pour lesquelles on a très peu parlé de l'Union de la gauche. Ceci dit, elle existe et elle compte. Des élections peuvent avoir lieu dans les mois à venir, en juin, en octobre, je ne sais pas quand. Tout le monde sera appelé à voter ou à ne pas voter. Qu'ils votent ou qu'ils refusent de voter, dans un cas comme dans l'autre, c'est un acte qui est sollicité, et un engagement qui est donné. Et nos idées à ce moment-là n'étant encore que très minoritairement partagées, ces élections seront pour beau-
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coup un moment politique important. Qu'on le veuille ou non. Une majorité de gens qui veulent la liberté voteront à gauche, et ils voteront avec le sentiment de lutter contre cette non-liberté que représente de la manière la plus évidente la droite. Est-ce que ta position, Sartre, sera celle du refus de vote? ou est-ce qu'il y a d'autres positions possibles? Quelle doit être notre position par rapport à l'Union de la gauche? SARTRE : J'ai peur que si nous contribuons à déterminer la victoire de la gauche, nous ayons un gouvernement que nous ne voulons pas. Notre attitude vis-à-vis de la droite est beaucoup plus simple : On vote contre. Vis-à-vis de la gauche ça devient très difficile. Personnellement, je ne me vois pas, votant pour la gauche. CAVI : Ne te semble-t-il pas qu'au cas où il y aurait un gouvernement de la gauche, il pourrait nous être plus facile de mener notre propre lutte à l'intérieur de la gauche? Nous avons deux cibles : attaquer le plus durement possible la droite, parce que ce que nous voulons c'est le socialisme et notre ennemi principal est la droite, le capitalisme, mais en même temps attaquer la droite de la gauche, le bureaucratisme, et établir un camp révolutionnaire à l'intérieur même de la gauche. Un gouvernement de la gauche ne va-t-il pas nous aider dans ce double combat, par exemple en nous donnant accès à la télévision, en élargissant les libertés publiques, ou bien est-ce que ce sera l'inverse? SARTRE : Je crois que ce sera l'inverse. Je ne vois pas que les gouvernements de gauche puissent tolérer la façon dont nous pensons. Je ne vois pas que nous puissions avoir exprimé tout ce que nous avons exprimé et terminer par un appel à la gauche. Non. Ce que nous avon 8 exprimé est interdit par la gauche qui n'a pas encore le pouvoir d'interdire... mais si elle l'avait, elle l'interdirait calmement; je ne vois pas pourquoi nous mettrions nos bulletins de vote au milieu de gens qui n'ont qu'une idée, c'est de nous casser la gueule! Voilà
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mon point de vue personnel. Je pense que c'est autrement que se développeront les mouvements qui donneront un sens aux élections. Mais les élections qui viennent sont des élections contre nous aussi bien que contre la droite. Qu'est-ce que vous avez à dire, vous? VICTOR : Je pense que la question de Gavi est piégée. Tu emprisonnes la réflexion dans les plus vieux mots qui soient de l'histoire politique française : ... Union de la gauche... bloc de droite... les élections... Mais tout ça c'est la superstructure politique contre quoi précisément la révolution culturelle se bat. Quand tu dis, par exemple, qu'on se bat à l'intérieur de la gauche, il y a malentendu! Je-ne-suis-pas-dans-lemême-camp-que-Georges-Marchais. Point à la ligne. Il faut d'abord commencer par ne pas nous rendre prisonniers d'un vocabulaire qui leur appartient, à ces partis. Comme au niveau de la situation internationale, il faut tout repenser, toutes les catégories : le monde, ce n'est plus deux blocs, ce n'est pas comme du temps de la guerre froide. La bipolarité est morte. Eh bien, de la même manière, dans un pays comme la France, il n'y a pas la « droite » et la « gauche ». Il faut penser triangle. Il y a le régime actuel, Pompidou; il y a le régime d'État préconisé par l'Union de la gauche, et puis il y à une troisième force, celle de la révolution idéologique, la nouvelle gauche. Si on dit nouvelle gauche, c'est bien pour la distinguer de l'ancienne. De là des questions tactiques très complexes, très nouvelles. Depuis la Libération, la troisième force, Sartre n'est pas arrivé à la trouver, parce que la troisième force, avant 1968, c'était toujours du côté de la réaction; eh bien maintenant il l'a sous les yeux, et il ne tient pas à la perdre pour revenir au bon vieux temps d'avant 1968 où l'on se retrouvait toujours compagnon de route, c'est-à-dire enchaîné, aux communistes. Clavel a eu une formule absolument remarquable dans un article sur Soljénitsyne «je suis prêt à tendre les
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mains aux communistes, pas les poignets ». C'est comme ça qu'il faut causer avec Georges Marchais. Précisons, maintenant. La troisième force, la révolution culturelle elle n'est pas anti-P.C, ou P.S. ou Union de la gauche, au sens où elle serait contre les militants du P.C., etc., mais elle n'est pas non plus simplement contre les directions centrales du Parti Communiste, du Parti Socialiste, des syndicats, etc. Non. La révolution culturelle est une révolution anticapitaliste et antibureaucratique. Elle rencontre sur sa route, comme un obstacle, le système P.C., et C.G.T. Il n'y a qu'à voir Lip, ou actuellement les Houillères de Lorraine : la C.G.T. va voir les grévistes pour les menacer, sur le thème : votre grève c'est un merdier, on va venir avec les mineurs de fond, armés de bâtons, pour vous taper sur la gueule. La révolution idéologique, donc la révolution contre la bureaucratie prend de plein fouet les structures mentales du P.C., de la C.G.T. Ce point acquis, je définirai deux principes concernant le rapport à l'Union de la gauche : le premier, c'est ne pas atténuer, ne pas rendre confus ce qui nous sépare de l'Union de la gauche. Donc ne jamais oublier le triangle. Ne pas se mettre en position d'être la mouche du coche, le compagnon de route, le détenu de l'archipel Goulag, au bout du compte. Avoir bien ça dans la tête au niveau de la théorie la plus fondamentale : le socialisme de type russe, ça n'est pas du socialisme, c'est une autre forme de rapports d'exploitation, point à la ligne. Donc ce n'est pas notre camp. Et, dans la pratique, il faut savoir, à certains moments, s'opposer à la principale centrale syndicale. Ça a été une des grandes conquêtes de l'autonomie ouvrière depuis cinq ans : savoir s'opposer à la C.G.T. Le deuxième principe, c'est qu'il faut apprendre à composer; il faut apprendre le maniement du rapport de forces triangulaire; il faut savoir s'allier à la C.G.T. et au P.C. Tu as posé une question sur les élections. Mais je pense qu'il vaut mieux commencer
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par étudier l'hypothèse stratégique qui est dans les têtes actuellement, celle de la chilianisation de la France. On a beau dire : le Chili n'est pas la France, le Parti Socialiste chilien n'est pas le Parti Socialiste français, le P.C. chilien n'est pas le P.C. français, tout le monde a un peu dans la tête que ça peut se passer comme au Chili; c'est déjà une réalité, ce qu'il y a dans les têtes... Alors étudions cette hypothèse. Le principal problème qui se poserait dans l'hypothèse, où on a un gouvernement de gauche, comme au Chili, c'est la crédibilité de la troisième force. Première éventualité, la révolution idéologique dispose à ce moment d'une force à l'échelle nationale, elle a une marge de manœuvre. Elle pourra constituer alors un véritable instrument, pour que le peuple avance dans la voie du socialisme. La deuxième éventualité, c'est qu'il y a un gouvernement de gauche, et que la force de la nouvelle gauche n'est pas suffisante, n'est pas enracinée dans les masses, en particulier dans les bases d'usines importantes, n'a pas la capacité d'impulser des mouvements de masse et se trouve donc sous la dictature de la C.G.T. majoritaire. Dans ce cas-là, Sartre vient de le dire, on est écrasés, d'abord idéologiquement. Imagine l'O.R.T.F. aux mains des journalistes de VHumanitél Je ne sais pas si tu vois comment les journalistes de VHumanité traitent une lutte ouvrière, un événement qui remet en question leur pouvoir dans les usines! On se rappelle comment VHumanité a traité de la mort de Pierre Overney, ou les événements en Mai 68. Imagine ces journalistes à l'O.R.T.F.! D'ailleurs il n'y a pas besoin de l'imaginer, il suffit de regarder du côté de la Pravda, on a un avant-goût! Bien sûr, ce ne sera pas pareil! Il y aura des rapports de forces avec le Parti Socialiste et à l'intérieur du Parti Socialiste entre la gauche et la droite. Mais, de toute façon, nous serons pour eux des irresponsables, des aventuristes. Le gouvernement tentera de faire le vide autour de nous,
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comme en 70 Chaban-Delmas l'avait fait. Bien sûr ce sera plus relevé : il y aura un débat théorique dans les Cahiers du communisme sur le gauchisme, dénoncé par Lénine; Régis Debray interviendra peut-être pour expliquer que le gauchisme est mortel, comme le montre l'expérience de l'Amérique latine. Pour ceux qui continueront à se. rebeller contre la dictature dite de gauche, on préparera une répression froide, sélective. N'oublie pas que je suis dans l'éventualité où on n'est pas une force de masse. CAVI : Personnellement, je n'ai pas les idées très claires. Je crois, en effet, qu'il faut toujours, le plus fermement possible, défendre ce qui nous sépare, c'està-dire continuer, de revendiquer, à la fois en théorie et dans notre pratique, cette double révolution anticapitaliste et antibureaucratique, ou anti-autoritaire. Cela avec une certaine souplesse politique, c'est-à-dire en étant conscient des rapports de forces. Évidemment, si le fascisme menaçait, il est évident qu'à ce moment-là, la révolution antibureaucratique passerait au second plan, l'union avec les antifascistes au premier. Parce que le fascisme, c'est le retour à zéro, comme au Chili... VICTOR : ...le fascisme russe ce n'est pas... CAVI : Non, je ne crois pas. Je ne sais pas s'il faut parler de fascisme russe... bon... donc continuer à affirmer, dans notre théorie, dans notre pratique les idées qui nous séparent et surtout qui les séparent de nous. Le problème n'est pas de montrer ce qui nous sépare, mais surtout ce qui eux les sépare de la liberté : il faut que nous arrivions à montrer que ce sont eux qui sont les marginaux par rapport à l'idée de révolution, l'idée de socialisme, même si nous sommes minoritaires. Reprenons l'idée de triangle. Le Parti Communiste n'est pas uniquement Ceorges Marchais, le Parti Socialiste n'est pas uniquement François Mitterrand. Il faut revoir ce qu'on appelle la droite, la gauche et
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tout le vocabulaire qui n'est pas issu du ciel. Le Parti Communiste, particulièrement figé du fait justement de la conception du socialisme que peut avoir le Parti Communiste, est néanmoins traversé aussi par les idées de révolution culturelle, le Parti Socialiste tout autant. Je suis persuadé que parmi les travailleurs, les étudiants, les lycéens qui manifestent et qui se rebellent aujourd'hui, beaucoup vont sans doute voter, s'il y a des élections, pour le Parti Socialiste, le Parti Communiste. C'est une époque de transition, une époque où les choses ne sont pas encore très claires et surtout où ce que nous représentons, souvent sans le savoir, n'est pas encore assez crédible, où nous ne pensons pas encore assez fort pour ouvrir une autre voie vers le socialisme. Nous devrons toujours distinguer les idées défendues au niveau de l'appareil et lutter contre, et soutenir ce qui va dans un sens antibureaucratique, anticapitaliste. Prenons l'hypothèse d'un gouvernement de la gauche, je ne suis pas tout à fait sûr que cela se passera comme vous le dites. Je pense qu'il va y avoir une dynamique qui poussera en deux sens d'ailleurs opposés; pour une part, on va être piégés, parce qu'effectivement, il est beaucoup plus facile de se rebeller, de se révolter contre un gouvernement de droite et contre le capitalisme, que contre un gouvernement de gauche qui à tout moment dira qu'on fait le jeu du pouvoir. Ça c'est sûr. VICTOR : Pas le jeu du pouvoir, le jeu de la droite, tu veux dire... CAVI : Le jeu de la droite, c'est ça... VICTOR : ...des comploteurs, des factieux... CAVI : C'est ça, d'autant plus que la France est un pays dont une partie de l'industrie est nationalisée. Il suffit de voir ce qui se passe dans les Houillères. C'est un aperçu de ce qui pourrait se passer s'il y avait un gouvernement de la gauche. Il est évident qu'à ce moment-là, toute rébellion contre une structure d'État,
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la gauche étant au pouvoir, sera considérée comme une rébellion contre le gouvernement de la gauche donc quelque chose qui fait le jeu de la droite... VICTOR : ...en 1971 à Renault, la C.G.T. disait : « la spontanéité ouvrière, ça n'existe pas, c'est un complot ». CAVI : C'est ça, donc les grèves seront beaucoup plus difficiles, les mouvements de lutte s'attaquant à l'administration d'État, au pouvoir d'État qui est quand même considérable en France, les luttes dans les petites et moyennes entreprises et tous les secteurs que le gouvernement de la gauche cherche à rallier seront aussi beaucoup plus difficiles, la contestation à l'intérieur de l'école et de toutes les institutions où l'on retrouve une partie de l'électorat de gauche... Oui, parce que sinon, la gauche perdra sa majorité ou se décomposera au Parlement... Il ne sera pas facile d'expliquer le sens de ces luttes à une population sous l'influence de tout un appareil d'État qui va tendre à nous présenter comme des provocateurs ou des idéalistes qui en veulent trop maintenant mais qui feraient bien d'être patients sinon on va se casser la gueule et il faut attendre quelques années avant que... le rapport de forces permette de faire ce qu'on veut faire. Mais il y aura, à mon avis, une ouverture en sens contraire. La gauche traditionnelle est traversée aussi par des courants de révolution culturelle. Tu vas avoir un affrontement. La base du Parti Socialiste n'est pas la même que la base du Parti Communiste. Au Chili, le Parti Socialiste représentait les intérêts de la classe ouvrière, des paysans, et d'une fraction de la petite bourgeoisie, un peu prolétarisée, dans un pays où les monopoles étaient beaucoup plus importants qu'en France et où les Américains contrôlaient l'économie chilienne. Et le Parti Communiste représentait à peu près les mêmes intérêts. En France c'est très différent : le Parti Socialiste défend les intérêts des notables, donc défend la propriété privée.
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VICTOR : Le Parti Socialiste a une commission paysanne intelligente... CAVI : Mais évidemment, évidemment, ça va tout à fait dans ce sens-là... VICTOR : Tu parlais en général? CAVI : En général, ce qui n'empêche que sur certains problèmes précis, il peut avoir une position très radicale, parce que le Parti Socialiste est un parti de rassemblement qui peut lancer les mots d'ordre les plus démagogiques. Donc il y aura affrontement à Tintérieur même d'un gouvernement de la gauche, entre le Parti Communiste et le Parti Socialiste. Les notables socialistes ont une conception bourgeoise de la liberté. Ils sont contre une direction ouvrière, qu'elle soit autoritaire ou démocratique. Qu'est-ce qui va se passer? Le Parti Socialiste et les radicaux ne peuvent rallier plus à droite car le P.C. retirerait alors ses billes, et le gouvernement de la gauche deviendrait un gouvernement du centre qui se casserait la figure à la première crise. Pour faire contrepoids au P.C., il a donc intérêt à ce que le P.C. soit affaibli par une gauche du P.C. Il a donc tout intérêt, contrairement au P.C., à ce que l'extrême gauche ait une certaine influence, du moment que cette influence ne devient pas dominante. Les socialistes auront donc tout intérêt à nous laisser parler à la télévision, sans nous laisser trop parler. Ce qui n'empêchera pas le ministre de l'Intérieur, un socialiste ou un radical, de faire appel aux flics chaque fois que nous pousserons trop loin la contestation. Ceci dit, notre position serait beaucoup plus forte si les élections n'avaient pas lieu dans les mois à venir, mais disons dans deux, trois ans. A ce moment-là, nous pèserons plus lourds et il sera très difficile de nous liquider, ou même impossible. VICTOR : Au fond, je n'ai pas bien compris où était le désaccord? CAVI : Quand vous dites : nous serons plus réprimés
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par un gouvernement de gauche que par un gouvernement de la droite... VICTOR : Tu as escamoté une partie de l'analyse... CAVI : Parce que j'étais d'accord pour toute la partie antibureaucratique, anticulturelle... VICTOR : Non, je disais : il y a un gouvernement de la gauche; de deux choses l'une : nous sommes une force, ou non. La contradiction entre une aile gauche et une aile droite à l'intérieur du gouvernement de gauche, selon l'une ou l'autre des éventualités, évolue d'une manière très différente. Tu as parlé de contrepoids que chercherait le parti socialiste contre le P.C. D'accord, le Parti Socialiste cherchera à nous prendre comme contrepoids contre le P.C. Pas besoin de parler au futur... Dès maintenant, c'est ce qu'il essaie de faire. Pour le moment, le Parti Socialiste nous utilise, sur le front de la superstructure, dans sa concurrence avec le P.C.; mais sur le front des luttes sociales, le Parti Socialiste c'est pratiquement zéro encore maintenant, et il ne dispose pas des moyens du pouvoir d'État central. Mais dans l'hypothèse d'un gouvernement de gauche, le Parti Socialiste aura les moyens des appareils de l'État, en particulier la police et d'autres positions clés dans les appareils de l'État. Ça change pas mal de choses. Maintenant, ça ne nous gêne pas tellement que le Parti Socialiste nous utilise comme contrepoids. CAVI : ... Laisse entrer le cheval de Troie... VICTOR : Jusqu'à maintenant, mais le rapport de forces, en cas de gouvernement de gauche, change énormément : ils auront des positions dominantes dans de nombreux appareils d'État. Si nous n'avons pas à ce moment-là une force dans les masses, un enracinement suffisant dans les endroits essentiels, nous serons coincés. Toujours pareil : le principal danger c'est que le triangle soit foutu en l'air. Quelle que soit la
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méthode, violente ou non, par laquelle disparaîtra le troisième côté, c'est une catastrophe. SARTRE : Pas si le troisième côté est le Parti Communiste (rires)... VICTOR : Est-ce que tu penses qu'il y a encore une divergence importante? CAVI : Non. Le Parti Socialiste, c'est une sorte d'hydre qui recouvre des réalités très différentes : quel rapport y a-t-il entre Defferre ou Mauroy, et un mineur du Nord, ou un paysan socialiste du Sud? Tu as des socialistes qui trouveraient aussi bien leur place dans l'U.D.R. Encore qu'il y ait une certaine clarification, beaucoup de ces gens-là ayant quitté maintenant le P.S. Tu as aussi un tas de petits bourgeois, profs, instituteurs..., d'ouvriers et de paysans qui sont venus au Parti Socialiste par opposition au communisme autoritaire. Souvent, des chrétiens. Une partie de cette base-là d'ailleurs rejoint maintenant le troisième point du triangle qu'on représente; et ce n'est pas par hasard s'ils cherchent à rivaliser à ce niveau-là avec nous, ce n'est pas par hasard si UUnité peut publier un article favorable aux paysans travailleurs, ils ont tout à gagner, s'ils veulent élargir leur influence, à défendre certaines idées de révolution culturelle. S'ils veulent mordre sur la classe ouvrière et la paysannerie, ne pas en laisser le monopole au P.C. ou se laisser gagner de vitesse par nous. Telle est la fonction attribuée au C.E.R.E.S. Le C.E.R.E.S. correspond à un certain nombre de contradictions qu'il y a dans cette bourgeoisie-là, de contestations que tu trouves dans les universités, à l'E.N.A., chez les juges, au syndicat de la magistrature, dans des corporations qui se remettent en question, mais qui ne se remettent pas totalement en question, qui veulent un peu plus de liberté sans perdre leurs privilèges. Quelle doit être notre position à nous? Rester fidèles à nous-mêmes, ne pas entrer dans un jeu dont nous n'avons pas établi les règles, ne pas, comme on
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dit et comme ils le voudraient bien, jouer le j'eu, devenir des politiciens comme ils le sont, et non pas des communistes, ce que nous sommes... VICTOR : Voilà!
CAVI : Il faut maintenir le triangle et peser sur les deux autres sommets sans plonger dans l'arène que délimitent les trois faces du triangle. C'est un espace auquel nous devons rester étrangers; nous ne devons pas être contre l'Union de la gauche, contre le Parti Socialiste ou contre le Parti Communiste, seulement défendre des idées et les mettre en pratique. Sans conclure telle ou telle alliance tactique. Sans non plus s'attaquer bestialement au P.C. ou au P.S. comme s'ils étaient les ennemis principaux. Les travailleurs ont une indigestion de discours. Et une fringale d'exemples. Je me fiche de Marchais, de ce qu'il a été en 1940 ou 1942. Ce sont ses idées qu'il faut attaquer. VICTOR : Évidemment, l'individu nous importe peu... CAVI : Je crois que, s'il y a des élections, les « gauchistes » peuvent interpeller la gauche en prenant comme acquis qu'il y a certaines contradictions à l'intérieur de cette gauche P.C., P.S. et P.S.U. Dire : ce que nous voulons, c'est cela, maintenant, et si vous êtes au gouvernement de la gauche, ce que nous continuons de vouloir, c'est cela. Nous demandons des garanties là-dessus et nous lutterons toujours pour ces libertés-là. C'est une position offensive, non défensive, vous dites être de gauche, c'est très bien. Si vous êtes au pouvoir, ce pouvoir doit signifier pour nous la possibilité de s'exprimer, de défendre démocratiquement nos idées, et nos pratiques, que vous acceptiez la démocratie dans ce que vous appelez la gauche. Je ne suis donc pas pour une position de refus de vote à l'époque actuelle. Elle a eu son sens à un moment donné. Elle a été une des bases de la révolution culturelle, mais à l'iieure actuelle cette position est dépassée. C'est une position de défensive. Nous nous
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situons par rapport à la gauche, au lieu de situer la gauche par rapport à nous. SARTRE : En votant pour qui? CAVI : On laisse aux militants le soin de se déterminer. VICTOR : Qu'est-ce que tu en penses? SARTRE : Moi, je suis contre. On vote finalement pour le P.C. et le P.S. Je ne vois pas que les positions aient changé depuis le refus de vote de Tannée dernière; on aurait pu voter aussi pour les communistes ou les socialistes avant; je ne vois pas tellement le changement et je sais que les socialistes et les communistes ne tiendront pas les promesses qu'ils feront, donc je ne considère pas ton point de vue comme abominable (rires) mais je le considère comme très nuisible, parce que voter moyennant un petit cahier qu'ils nous accordent. CAVI : Je n'ai pas dit qu'on allait présenter un petit cahier de revendications... SARTRE : Ça se résumerait à ça... CAVI :
Non!
SARTRE : Selon leurs principes, ils n'accepteront que le petit cahier de revendications... CAVI : Oui, mais quelque chose a changé. Dans France-Soir, il y avait un encadré ridicule : « Qu'est-ce qu'est devenu le gauchisme aujourd'hui? » Il faisait une liste d'un certain nombre d'organisations en montrant que ces organisations étaient en perte de vitesse; l'article concluait, Viansson-Ponté et Thierry Pfister disent d'ailleurs la même chose dans Le Monde, « le gauchisme est mort ». C'est complètement faux. Si on met le gauchisme entre guillemets, à l'heure actuelle, le « gauchisme » a mûri. Son influence ne cesse de s'étendre; nous existons. Il y a quelques années, le gauchisme se réduisait à des avant-gardes, souvent coupées des masses. Ce n'est plus du tout le cas. Aux dernières élections présidentielles, on n'existait pas
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encore vraiment tandis qu'aujourd'hui, contrairement à ce que dit la presse bourgeoise, on est devenus une force de masse et en plus une force qui acquiert sa maturité, qui a une pratique, qui a même... qui commence à avoir son histoire, ses victoires, dont tout le monde est obligé de tenir compte. VICTOR : Il me semble que tu entres en contradiction avec toi-même. Tu as dit que notre force, c'est de ne pas jouer le jeu politique et tu tombes dans le panneau; la première chose que tu essayes de concrétiser pour cette force de la révolution idéologique, c'est sa position sur les élections, qui est le mode même d'existence de la vieille politique. Je ne te dis pas qu'il n'y aura pas de problèmes, mais je te dis que d'en faire un problème dès maintenant c'est déjà tomber dans le piège. On ne sait pas quand il y aura des élections; c'est un problème qui préoccupe Giscard d'Estaing, Georges Marchais, Pompidou, etc. Il sera toujours temps d'en discuter. Le radicalisme dans la critique de l'électoralisme, c'est toujours bon comme position fondamentale de la révolution idéologique. Quand la conjoncture sera électorale, on verra; à ce moment si 3 0 0 0 0 0 métallos s'organisent, sans contremaîtres, sans ingénieurs, comme les sabliers des Houillères de Lorraine actuellement, pour foutre en l'air la grille hiérarchique actuelle, il y aura des possibilités qu'on n'aura pas si la conjoncture électorale se déroule dans le calme. Si les élections surviennent au moment où il y a Lip, où il y a un homme politique nouveau comme Piaget, on pourrait le présenter au premier tour des élections présidentielles, pour qu'il puisse parler à la télé. G'est tomber dans le piège que de discuter en général des élections. En général, tout ce que l'on doit dire, aujourd'hui, c'est qu'on est contre le piège à cons de la superstructure que sont les élections. CAVI : Je ne suis pas du tout d'accord. La question des élections n'est pas conjoncturelle. Elle ne s'impro-
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vise pas. Du moment que des masses de gens considèrent que le vote est important, il est important pour nous aussi. De même qu'il n'y a pas plus con que le racisme, si ce n'est qu'il existe; Le Parisien Libéré vend près d'un million d'exemplaires et Libération 25 0 0 0 exemplaires. C'est un problème. Deuxièmement, la question électorale conditionne en partie la vie politique. Pourquoi? Parce que tous les jours, les Partis du Programme commun déterminent leur conduite en fonction de l'échéance électorale. Nous attaquons trop souvent la C.G.T. sur son attitude dans tel ou tel conflit partiel. Briseuse de grève, disons-nous parfois. C'est idiot. Les militants de la C.G.T. sont loin d'être tous des salauds. Et les gauchistes des petits saints. Mettons au rancart toutes ces considérations moralistes et allons au fond des choses. La C.G.T. a une stratégie. Elle l'applique. La fin justifie, selon elle, certains moyens. En certaines occasions, il est juste de contester ces moyens, mais le plus souvent, c'est la stratégie même qu'il faut discuter, et leur conception du socialisme. Dans le mouvement ouvrier, il n'y a pas d'un côté les bons, de l'autre les méchants. Mais des conceptions qui s'afFrontent. VICTOR : On le fait depuis des années. CAVI : Non, on le fait peu, par exemple en général on parle des magouilles ou on parle d'une attitude dégueulasse... VICTOR : Les maos ont toujours expliqué... CAVI : ...peu... peu... VICTOR : On est bien d'accord! Quand je discute des problèmes politiques, je parle des élections... CAVI : Oui, mais alors il faut que tu expliques aux gens pourquoi c'est un piège à cons en l'état actuel des choses... ' VICTOR : Mais je l'explique. Là où il y aura un problème, c'est quand on sera dans une conjoncture électorale. On essaiera de le résoudre à ce moment-là avec
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les moyens du bord, compte tenu du rapport de forces. Tu confonds deux choses : la discussion politique quotidienne, la propagande politique en général, quelle que soit la conjoncture, et puis le travail dans une période électorale proprement dite. Dans la révolution idéologique, notre problème c'est la politique; la superstructure, les partis, les élections, le mode de représentation classique, tout ce à quoi les gens sont habitués depuis longtemps. Le contenu de la révolution idéologique, le socialisme qui s'invente dans les luttes révolutionnaires à l'heure actuelle, nous disons qu'il s'attaque à la superstructure; mais, immédiatement, la majorité des gens, qui mènent ces luttes révolutionnaires, n'ont pas la conscience d'une opposition aussi nette entre le socialisme qu'elles produisent dans leurs luttes mêmes, et puis toute cette superstructure. On n'arrête pas de nous dire : « Vous faites des actions ponctuelles, qui n'ont pas de relais politique, d'issue politique. » C'est une mise en demeure de jouer le jeu. Ça nous gênait jusqu'à maintenant. On était encore en partie dominés par le fantasme de la politique bourgeoise, du fait de la tradition, disons, marxiste orthodoxe. Mais c'est un piège. Notre force, notre seule force, c'est de ne pas jouer le jeu. Il faut poser le problème à partir de là. Si tu poses le problème de la nouvelle politique dans les termes de l'ancienne politique, tu ne t'en sors plus, c'est l'impasse. Je propose de partir des contenus pratiques de ce mouvement révolutionnaire idéologique; à partir de là, on se demande constamment quelle forme doit avoir le rapport entre ce refus de la politique, de la superstructure et puis la nécessité pour avancer, pour qu'il y ait des actions, avec leur nécessaire ambiguïté, de tenir compte des rapports de forces, de la structuration politique, de la superstructure. Mais quand on nous demande : quelle est votre alternative politique? on dit : c'est Lip; on nous objecte alors : ce n'est pas satisfaisant; mais au
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regard de quoi ce n'est pas satisfaisant? Au regard du Programme commun! Au regard de la superstructure! Mais nous disons : il faut « changer de regard ». Évidemment, on ne convainc pas tout de suite. Nos idées sont plaisantes; c'est le socialisme dans la liberté; normalement, elles rallient l'écrasante majorité; on irait beaucoup plus vite si ce qu'on demandait, ce n'était pas quelque chose d'incroyablement difficile : il s'agit de surmonter une vieille habitude, comme l'habitude de l'obéissance, de l'autorité, etc., et qui est l'habitude politique. On était habitués à l'idée d'un programme, d'un socialisme, d'une stratégie qui, soidisant, nous donnaient les points de départ, le point d'arrivée; je dis bien « soi-disant » parce qu'en fait ça ne se passait pas comme ça! Il faut changer ses habitudes, ce qui est la définition même de la révolution culturelle, donnée par Mao Tsé-toung : lutte contre les vieilles habitudes. CAVI : Aujourd'hui, c'est un peu la mode d'attaquer les « groupuscules », voire les « gauchistes ». D'attaquer tout groupe organisé parce qu'il est organisé. D'attaquer toute organisation : le P.C., la ligue : L.O., Révolution, etc. C'est un jeu facile et souvent, au fond, ces critiques partent de gens qui ont une mentalité de droite mais tiennent un discours de gauche. Quand ce n'est pas de l'anticommunisme pur et simple... Je crois qu'au contraire, il faut expliquer que nous ne sommes pas contre l'organisation mais qu'en l'étape actuelle toute organisation de type classique qui se situe sur le même terrain que le P.C. en se présentant comme l'avant-garde du mouvement ouvrier va à contrecourant d'un mouvement de révolution culturelle et des idées mêmes qu'elle défend. En la période actuelle, la France n'a pas besoin d'une organisation de plus mais au contraire de donner libre cours à son imagination avec tous les risques que comprend une certaine spontanéité. Il n'est pas nécessaire pour le
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moment que le « gauchisme » trouve son unité dans une organisation d'avant-garde qui coifferait non sans volontarisme un mouvement divisé qui cherche son identité. Cette unité, il peut la trouver dans des idées et une pratique communes qu'il reste à définir. Une de ces idées consiste justement à repenser complètement le problème de l'organisation, à le poser en des termes nouveaux. Quand le « gauchisme » aura mature, qu'il se sera mieux compris, alors la question de construire une organisation unissant les révolutionnaires selon des modalités nouvelles sera à Tordre du jour. Nous ne sommes pas spontanéistes par nature. Si nous ne discutons pas de tout cela, nos critiques portent à faux. VICTOR : A la fin des entretiens, c'est Philippe Gavi qui revendique la notion de parti... (rires).., CAVI : Pas du tout : j'ai dit seulement qu'il fallait légitimer nos réticences à l'égard des partis « d'avantgarde », ouvrir des perspectives, non pas fonctionner négativement et traiter de crapules tous les camarades organisés. Penser ensemble ce que pourrait être une centralisation démocratique, une direction de type nouveau. Les trotskystes, par exemple, n'y ont pas réussi. Cela ne veut pas dire que « nous » sommes contre eux. Ils font d'ailleurs partie de ce « nous ». Nous revenons, Sartre, à ta position de refus de vote... VICTOR : Si Piaget se présentait aux élections présidentielles... SARTRE : Et qu'au deuxième tour, il s'en va... c'est un symbolisme qui tient compte... VICTOR : Ah tu es pour le symbolisme maintenant! SARTRE : Je constate que voter Piaget est un acte symbolique... VICTOR : Tu serais pour, pourtant... SARTRE : Je serais pour... VICTOR : Tu serais pour un acte symbolique... CAVI : Ce n'est donc plus le même sens que tu donnais au refus de vote...
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SARTRE : De voter pour le candidat dont je suis sûr qu'il ne sera pas élu? C'est très différent de ne pas voter? CAVI : Oui. Tu peux voter pour un candidat en qui tu as confiance, Piaget... VICTOR : Pour qu'il puisse parler à la télévision, et il se désiste au deuxième tour. C'est une espièglerie. CAVI : Oui, mais enfin ce n'est plus la position du refus de vote... VICTOR : C'est de l'espièglerie... SARTRE : Oui, c'est une espièglerie, et elle a la portée d'une espièglerie. CAVI : Ah non, je ne suis pas d'accord! Quand tu as expliqué ta position de refus de vote, tu ne disais pas : je ne vote pas parce que je ne fais pas confiance à Marchais ou à Mitterrand, tu disais que tu prenais position ainsi contre ce que signifient a l'heure actuelle les élections, contre le vote pour le vote cautionnant l'institution. SARTRE : Oui... mais je ne sais pas si je voterais pour Piaget, si Piaget devait être élu! (Rires.) Mais il ne sera pas élu. VICTOR : C'est une ruse. SARTRE : Oui.
VICTOR : Ce n'est donc pas contradictoire avec ta position philosophique sur le refus de vote. CAVI : Mais tu hésites... SARTRE : Non. Je peux également vendre ma voix. Je peux offrir pour 2 0 0 0 0 francs de... voter pour qui on voudra... (rires)... Non, je garde mon point de vue qu'il ne faut pas voter et je le fais parce que l'idée de vote telle qu'elle est conçue dans les élections législatives est une idée truquée, une idée fausse. Je voulais regarder aujourd'hui s'il y avait dans les élections possibles, futures, quelque chose qui pouvait me faire changer d'avis, mais non!
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CAVI : Tu vois, au début des entretiens, nous t'interrogions sur ton pessimisme, et... SARTRE : Oui, on avait posé ce problème de mon pessimisme. Je pense que mon pessimisme trouverait à s'exercer sur la manière dont se fera la révolution; mais il s'exercerait peut-être pour moi seul! (Rires.) CAVI : Explique-toi.
SARTRE : j e m'en servirais comme une petite jouissance d'après déjeuner (rires) ou alors de temps en temps je dirais « tiens ça ne nous est pas retombé sur le nez! » (rires) mais j e n'aurais comme interlocuteur que Simone de Beauvoir et encore... Être pessimiste ce n'est pas forcément avoir des considérations pessimistes sur l'évolution, c'est s'accrocher à je ne sais quoi, pas dire à chaque instant que tout va mal, ça c'est le pessimisme facile... VICTOR : C'est quoi ce « je ne sais quoi »? SARTRE : C'est de ne pas être complètement avec le mouvement pour lequel on est, c'est penser... VICTOR : Et quelle différence entre ce pessimisme et là critique? SARTRE : Si la critique est pour découvrir des erreurs et les remplacer par du meilleur, et perpétuellement avancer, ce n'est pas du pessimisme; c'est du pessimisme quand on étudie l'erreur avec l'idée qu'il y a là quelque chose qui n'avancera pas; même si elle est par la suite découverte, il n'en demeure pas moins que le pessimisme dit « oh, c'est simplement de la comédie, c'est de la couleur qu'ils ont passé dessus, mais il reste quelque chose qui ne va pas ». Au fond le pessimisme peut être une erreur radicale. L'optimisme est sûrement une erreur radicale, mais le pessimisme peut l'être aussi. VICTOR : Quand tu dis « je reste pessimiste », tout en étant d'accord sur la révolution idéologique... SARTRE : C'est un trait de caractère, comme on porte des bretelles au lieu d'une ceinture... (rires).
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VICTOR : Ce n'est que ça?
SARTRE : Ce n'est plus que ça. Ordinairement c'est beaucoup plus que ça, mais si ça se développe comme nous le disons, ça n'est plus qu'un trait de caractère. (15 mars
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Une aventure qui commence un certain jour. (Février 1974.) CHA*PITRE i. Compagnon de route du Parti Communiste. (Novembre 1972.) CHAPITRE H. La paranoïa dans les institutions. (Décembre 1972.) CHAPITRE m. 1968 : Mai, Prague : la rupture avec le Parti Communiste. (Décembre 1972.) CHAPITRE iv. De Flaubert aux maos. (Décembre 1972.) CHAPITRE v. Illégalisme et gauchisme. (Décembre 1972.) CHAPITRE vi. Les maos et les intellectuels. (Décembre 1972.) CHAPITRE vn. Rassemblement et marginalité. (Décembre 1972.) CHAPITRE vin. Les valeurs nouvelles. (Décembre 1972.) CHAPITRE ix. Le geste de Mohamed. (Décembre 1972.) CHAPITRE x. « On a raison de se révolter » (Décembre 1972.) CHAPITRE XI. Qu'est-ce qui fait qu'un petit bourgeois ou un ouvrier se révolte? (Janvier 19 73.) CHAPITRE xn. Le sacrifice militant. (Janvier 1973.)
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CHAPITRE xiii. « A travail égal, salaire égal. » (Mai 1973.) CHAPITRE XIV. Juin 1973 : contestation et répression. (Juillet 1973.) CHAPITRE xv. Du pouvoir. (Octobre 1973.) CHAPITRE xvi. Le putsch chilien. (Octobre 1973.) CHAPITRE XVII. Politique et sincérité. (Octobre 1973.) CHAPITRE xviii. La guerre israélo-arabe. (Octobre 1973.) CHAPITRE xix. L'homme révolutionnaire. (Novembre 1973.) CHAPITRE xx. « Quelle décision aurais-tu prise? » (Novembre 1973.) CHAPITRE xxi. La liberté retrouvée. (Novembre 1973 5 mars 1974.) CONCLUSION. Un rapport de forces triangulaire. (15 mars 1974.)
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Michel Le Bris : Occitanie : Volem viure! Comité Vérité-Toul : La Révolte de la centrale Ney. Michèle Manceaux et Jacques Donzelot : Cours, camarade, le P.CF. est derrière toi,