Eric Frank Russell
Prisonniers des étoiles
Bragelonne
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Collection Les Trésors de la SE dirigée par Laurent Genefort
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REMERCIEMENTS Tom Clegg, David.Oghia, Roland Wagner. PUBLICATION ORIGINALE
Wasp (Guêpe), 1957. En français, traduit par Christian Meistermann: éd. Opta, collection «Club du livre d'anticipation» n° 53, 1974.
The Space Willies (Plus X), 1958. En français, traduit par Christian Meistermann: éd. Opta, collection «Club du livre d'anticipation» n° 53, 1974. (L«Avertissement de l'auteuf» est traduit de l'éd. britannique de 1959 ayant pour titre Next ofKin.)
The Great Explosion (La Grande Explosion), 1962. En français, traduit par C. et L. Meistermann: éd. Opta, collection «Club du livre d'anticipation» n° 69, 1978.
Sinister Barrier (Guerre aux invisibles), in Unknown, 1939. En français, traduit par Renée et Jean Rosenthal: éd. Hachette-Gallimard, collection" Le Rayon Fantastique» n° 10, 1952.
Allamagoosa (Le Chiofj), in Astounding Science Fiction, mai 1955. En français, traduit par Julie Twardowski: présente édition, 2010. This One's on Me (Mutants à vendre), in Nebula Science Fiction, automne 1953. En français, traduit par Patrick Ségalen: in De"ière le néant, anthologie, éd. Marabout, collection « Bibliothèque» n° 458, 1973.
Bitter End (Triste fin), in Science Fiction Plus, déc. 1953. En français, rraduit par Bruno Martin: in Fiction Spécial nO 19 (n° 216 bis), août 1971. Meeting on Kangshan (Rendez-vous sur Kangshan), in If, mars 1965. En français, traduit par Yves Hersant: in Galaxie n° 40, août 1967. Fast Falls the Eventide (Quand vient la nuit), in Astounding Science Fiction, mai 1952. En français, traduit par Bruno Martin: in Fiction n° 194, février 1970. Eric Frank Russell, le guerrier non-violent, in Guêpe, éd. Presses Pocket, collection Science-fiction n° 5156, 1983.
Mythologie fortéenne et sychronicité dans Guerre aux invisibles, présente édition, 2010. © Bragelonne 2010, pour la présente édition Illustration de couverture: Gary Jamroz Logo Les Trésors de la SF: Caza ISBN: 978-2-35294-387-7 Bragelonne 35, rue de la Bienfaisance - 75008 Paris E-mail:
[email protected] Site Internet: www.bragelonne.fr
SOMMAIRE
ROMANS
Guêpe ............................................................................................. 7 Plus X.......................................................................................... 143 La Grande Explosion ................................................................... 249 Guerre aux invisibles ................................................................... 399 NOUVELLES
Le Chioff .................................................................................... 563 Mutants à vendre ......................................................................... 577 Triste fin ..................................................................................... 585 Rendez-vous sur Kangshan .......................................................... 597 Quand vient la nuit ..................................................................... 611 POSTFACES
Eric Frank Russell, le guerrier non.,violent, par Marcel Thaon ......................................................................... 629 Mythologie fortéenne et synchronicité dans Guerre aux invisibles, par Francis Valéry......................................................................... 637
GUÊPE
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1 pénétra d'un air dégagé dans la pièce, s'assit dans le fauteuil qu'on lui indiqua, et demeura silencieux, l'air blasé. Il y avait quelque temps déjà qu'il affichait cette expression, et il était las de l'arborer. Le grand gaillard qui l'avait convoyé depuis l'Alaska partit alors, referma sans bruit la porte et le laissa seul avec l'homme qui le scrutait de son bureau. Sur ce dernier, bien en vue, une petite plaque lui apprit que le personnage s'appelait William Wolf 1. Un nom qui ne lui convenait guère: ce type ressemblait plutôt à un orignal. Wolf déclara sur un ton rude mais posé: - Monsieur Mowry, vous avez droit à une explication. (Il y eut une pause, suivie de:) Et vous allez la recevoir. Puis il fixa son interlocuteur sans ciller. Pendant une minute interminable, James Mowry supporta cet examen attentif avant de demander: -Quand? -Bientôt. Là-dessus, Wolf continua à le fixer. Mowry trouvait que ce regard scrutateur commençait à devenir franchement désagréable. Et le visage de Wolf semblait aussi chaleureux et expressif qu'un morceau de granit. - Voulez-vous vous lever? (Mowry se leva.) Tournez-vous. (Il pivota, l'air de crever d'ennui.) Allez et venez dans la pièce. (Il se promena.) Tss tss, fit Wolf d'un air qui n'exprimait ni plaisir ni souffrance. Je vous assure, monsieur Mowry, que je ne plaisante pas en vous demandant maintenant d'avoir l'obligeance de marcher les jambes torses. Mowry se dandina comme s'il chevauchait un cheval invisible. Puis il retourna à son fauteuil et lança d'un ton mordant: -Ça a intérêt à me rapporter de l'argent. Je n'ai pas fait cinq mille kilomètres pour faire le clown gratuitement. - Ça ne vous rapportera rien! Pas un sou, lui rétorqua Wolf. Si vous avez de la chance, vous conserverez la vie ... Wolf: Loup. (NdT)
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- Et si je n'ai pas de chance ? - Ce sera la mort ... - Vous êtes franc, vous, au moins, commenta Mowry. -Dans mon boulot, c'est nécessaire. (Wolf se remit à le fixer, longuement et d'un air pénétrant.) Vous ferez l'affaire. Oui, je suis sûr que vous ferez l'affaire. - L'affaire pour quoi? -Je vous le dirai dans un instant. (Wolf ouvrit un tiroir, en sortit quelques papiers et les lui tendit.) Ceci devrait vous permettre de mieux comprendre la situation. Lisez jusqu'au bout ... vous en arriverez au cœur du sujet. Mowry examina les papiers. Il s'agissait de copies d'articles de journaux. Il se carra dans son fauteuil et les lut avec attention. Le premier parlait d'un plaisantin, en Roumanie. Il n'avait rien fait de plus que se tenir sur une route et contempler le ciel d'un air fasciné en marmottant de temps à autre: « Des flammes bleues! ». Des curieux s'étaient joints à lui et l'avaient imité. Le petit groupe était devenu foule, la foule était devenue cohue. Les spectateurs n'avaient pas tardé à bloquer le chemin et à déborder dans les rues voisines. La police avait tenté de les disperser et n'avait fait qu'aggraver les choses. Un idiot avait appelé les pompiers. Des hystériques juraient avoir aperçu quelque chose de bizarre au-dessus des nuages. Journalistes et cameramen s'étaient rués sur les lieux. Des rumeurs s'étaient mises à courir. Le gouvernement avait envoyé une force aérienne pour regarder de plus près, et la panique s'était étendue à un secteur de cinq cents kilomètres carrés, dont la cause originale avait judicieusement disparu ... -Amusant, rien de plus, déclara Mowry. - Continuez à lire. Le deuxième article rapportait l'évasion audacieuse d'un duo de tueurs notoires qui avaient volé une voiture. Ils avaient parcouru près de mille kilomètres avant d'être repris, quatorze heures plus tard. Le troisième article relatait les détails d'un accident de la route: trois tués, un blessé grave, la voiture bonne pour la ferraille. L'unique survivant était mort neuf heures plus tard. Mowry rendit les papiers. - En quoi cela me concerne-t-il? -Nous allons reprendre ces articles dans l'ordre où vous les avez lus, commença Wolf. Ils prouvent quelque chose dont nous sommes conscients depuis longtemps, mais que vous n'avez peut-être pas bien saisi. Voyons le premier. Ce Roumain n'a rien fait, absolument rien, sinon fixer le ciel en marmottant. Et pourtant, il a forcé un gouvernement à s'exciter comme un troupeau de puces dans une poêle à frire. Ce qui prouve que, dans certaines conditions, action et réaction peuvent très bien être sans commune mesure, et ce, à un point ridicule. En agissant de façon insignifiante dans les circonstances voulues, on peut obtenir des résultats sans rapport avec l'effort fourni. 10
-Je vous l'accorde. -Voyons maintenant ces deux bagnards. Ils n'ont pas fait grandchose, eux non plus. Ils ont franchi un mur, volé une voiture, conduit comme des dingues jusqu'à manquer de carburant, et se sont fait reprendre. (Wolf se pencha en avant et continua en détachant bien ses mots:) Mais, pendant ces quatorze heures, ils ont monopolisé l'attention de six avions, dix hélicoptères et cent vingt voitures de patrouille. Ils ont bloqué dix-huit standards téléphoniques, encombré un nombre incalculable de lignes et de fréquences radio, sans mentionner les policiers, les adjoints, les volontaires et les membres de la Garde nationale. En tout, vingt-sept mille personnes sur l'ensemble de ttois États. Mowry haussa les sourcils. -Pfiou! -Enfin, venons-en à cet accident d'auto. Le survivant a pu nous en donner la cause avant de mourir. Il a déclaré que le conducteur avait perdu le contrôle de son véhicule à grande vitesse en essayant de chasser une guêpe qui avait pénétré par une glace baissée et lui bourdonnait autour du visage. - Ça a failli m'arriver. Feignant de l'ignorer, Wolf reprit: -Le poids d'une guêpe est de l'ordre du gramme. Comparée à l'être humain, la taille d'une guêpe est minuscule, sa force négligeable. Sa seule arme est une petite seringue contenant une goutte de venin. Dans le cas présent, la guêpe ne l'a pas utilisée. Cette guêpe n'en a pas moins tué quatre hommes adultes et transformé une grosse voiture en tas de ferraille. -Je vois ce que vous voulez dire, mais qu'est-ce que je viens faire là-dedans, moi? -C'est simple. Nous voulons que vous deveniez une guêpe. Se carrant dans son fauteuil, James Mowry contempla son interlocuteur d'un œil méditatif. -Le petit balèze qui m'a amené ici m'a convaincu de l'authenticité de ses papiers d'identité prouvant qu'il est un agent des Services secrets. Ceci est un bureau officiel du Gouvernement. Vous êtes un haut fonctionnaire. En l'absence de tous ces faits, je dirais que vous êtes fou! -C'est peut-être le cas, repartit Wolf, le visage impassible, mais je ne le crois pas . . -Vous voulez que je fasse quelque chose de spécial? -Oui. - Quelque chose d'extrêmement spécial? -Oui. - Où ma vie sera en danger? - Je le crains. - Et sans rétribution aucune? -Exact. Mowry se leva. -Je ne suis 'pas fou, moi non plus! 11
- Non, mais vous le serez si vous laissez les Siriens nous anéantir, lança Wolf sur le même ton catégorique. Mowxy se rassit. - Que voulez-vous dire? - Il Ya la guerre, en ce moment. -Je sais. Tout le monde le sait. (Mowry fit un geste de mépris.) Cela fait dix mois que l'on a engagé la lutte contre le Combinat sirien. Les journaux, la radio, la télé et le Gouvernement le disent tous. Je suis assez crédule pour croire tous ces gens-là. - Vous serez donc peut-être prêt à lâcher la bride à votre crédulité pour avaler encore quelques autres petites choses, suggéra Wolf. -Telles que? .. - L'opinion publique terrienne est satisfaite parce que, jusqu'à présent, rien ne s'est passé dans notre secteur. Elle sait que l'ennemi a lancé deux attaques sérieuses contre notre Système solaire et que toutes deux ont été repoussées. Le public a une grande confiance en ses défenses. Cette confiance est d'ailleurs justifiée. Aucune force sirienne ne pénétrera jamais jusqu'ici. -Eh bien alors, de quoi doit-on s'inquiéter? -Une guerre se gagne ou se perd, c'est la seule alternative. On ne peut gagner en se contentant de tenir l'adversaire hors de portée. Il est impossible d'obtenir la victoire en évitant seulement la défaite. (Soudain, Wolf assena un violent coup de poing sur le bureau, faisant sauter un stylo dans les airs.) Il nous fout faire plus que cela. Il nous fout prendre l'initiative et jeter l'ennemi à terre pour lui ficher une raclée de tous les diables! - Mais on y parviendra en temps voulu, n'est-ce pas? - Peut-être, acquiesça Wolf, ou peut-être que non. Cela dépend. - Cela dépend de quoi? -Si nous utilisons à plein et intelligemment nos ressources, nos hommes en particulier... c'est-à-dire les hommes comme vous. - Vous pourriez vous montrer plus explicite, suggéra Mowry. -Voyons ... sur le plan technique, nous sommes en avance sur le Combinat sirien... beaucoup sous certains rapports, un peu moins sous d'autres. Ce qui nous donne l'avantage des armes et de l'efficience. Mais ce qu'ignore le public - parce que personne n'a jugé utile de le lui apprendre-, c'est que les Siriens ont aussi un avantage. Ils nous dépassent en nombre à raison de douze contre un, et la même proportion s'applique pour la quantité de matériel. -Ce fait a-t-il été prouvé? - Malheureusement, oui, bien que notre propagande se garde de le reconnaître. Notre potentiel de guerre est supérieur en qualité. Les Siriens ont la supériorité quantitative. C'est pour nous un sérieux handicap. Il nous faut le compenser de notre mieux. On ne peut se permettre de jouer les prolongations en s'efforçant de dépasser leur population. James Mowry se mâchouilla la lèvre inférieure et prit un air songeur. 12
-Je vois. -Néanmoins, reprit Wolf, le problème paraît un peu moins monumental si l'on garde à l'esprit qu'un seul homme peut ébranler un gouvernement, que deux hommes peuvent momentanément mobiliser une armée de vingt-sept mille personnes, et qu'une petite guêpe peut détruire quatre géants, et leur gros engin par-dessus le marché. (Le temps que ses paroles produisent leur effet, il regarda Mowry, avant de continuer:) Ce qui veut dire qu'en préparant bien son coup, à l'endroit choisi et à l'instant choisi, un seul homme peut immobiliser toute une division armée. -Voilà une forme de guerre assez peu orthodoxe. -C'est d'autant mieux. -Je suis assez vicieux pour aimer ce genre de méthode. - Nous le savons. (Wolf saisit un dossier sur son bureau et le feuilleta.) Le jour de votre quatorzième anniversaire, vous avez reçu une amende de cent guilders si riens pour avoir exprimé sur un mur, et en lettres de cinquante centimètres, votre opinion concernant un personnage officiel. Votre père s'est excusé et a invoqué l'impétuosité de la jeunesse. Les Siriens ont été irrités, mais ont classé l'affaire. - Razaduth était un sale menteur à ventre mou, et je le dis encore aujourd'hui! s'exclama Mowry en jetant un coup d'œil au dossier. C'est l' histoire de ma vie? -Oui. - Quels fouinards vous faites! -Ille faut bien. Nous considérons que c'est le prix à payer pour survivre. (Wolf reposa le dossier.) Nous avons un dossier informatique pour chaque Terrien vivant. En un rien de temps, nous pouvons choisir ceux qui ont des fausses dents, chaussent du 44, ont une mère rousse, ou dont on peut être sûr qu'ils vont tenter d'éviter le service. Sans aucun problème, nous pouvons tirer n'importe quel type de mouton de la masse générale de brebis et de béliers. - Et je suis un mouton typique? -Métaphoriquement parlant, bien sûr. Sans vouloir vous insulter. (Le visage de Wolf eut un tic nerveux qui approchait assez d'un sourire.) Nous avons effectué une sélection parmi les seize mille personnes parlant différents dialectes siriens. Nous sommes tombés à neuf mille après avoir éliminé femmes et enfants. Puis, étape par étape, nous avons rejeté les vieux, les infirmes, les faibles, les sujets douteux et les déséquilibrés. Nous avons repoussé les trop petits, les"trop grands, les trop gros, les trop maigres, les trop bêtes, les trop audacieux, les trop prudents, et cetera. Il ne nous en est pas resté beaucoup dont nous puissions faire des guêpes. -Qu'est-ce qui caractérise une guêpe? -Plusieurs choses ... mais essentiellement, c'est un homme de petite taille capable de marcher les jambes arquées, qui a les oreilles en arrière et le visage teint en violet. En d'autres termes, quelqu'un qui peut jouer le rôle d'un Sirien avec suffisamment de talent pour tromper les Siriens eux-mêmes.
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- Jamais de la vie! s'exclama Mowry, même quand les poules auront des dents! J'ai le teint rose, des dents de sagesse bien visibles et les oreilles en chou-fleur. - On peut arracher les dents en surnombre. L'ablation chirurgicale d'un petit cartilage fixera vos oreilles en arrière sans laisser de trace. C'est indolore, facile à exécuter, et cela cicatrisera en deux semaines. Il y a des preuves médicales à l'appui, vous ne pouvez le contester. (Un nouveau tic nerveux.) Quant au teint violet, aucun problème. Il existe bien des Terriens qui, en vertu d'une certaine imprégnation alcoolique, ont le visage plus violacé que n'importe quel Sirien. Nous possédons, quant à nous, une teinture qui est garantie pour quatre mois, ainsi qu'un nécessaire de maquillage qui vous permettra d'agir plus longtemps si nécessaire. -Mais ... - Écoutez-moi! Vous êtes né à Masham, capitale de Diracta, la planète mère de Sirius. Votre père y était négociant. Vous avez vécu sur Diracta jusqu'à l'âge de dix-sept ans, époque à laquelle vous êtes retourné sur Terra avec vos parents. Vous avez à la fois la bonne taille et la stature pour un Sirien. Vous avez vingt-six ans et parlez toujours parfaitement le sirien, avec un net accent mashambi. .. ce qui est un atout de plus. Ce sera encore plus plausible. Cinquante millions de Siriens doivent parler avec l'accent mashambi. Vous êtes exactement taillé pour le travail qui vous attend. -Et si je vous invitais à le balancer dans le conduit d'aération, ce travail? demanda Mowry. - Je le regretterais, répondit froidement Wolf. Car, en temps de guerre, il est bien connu qu'un volontaire vaut mille appelés. - Ce qui veut dire que je serais appelé sous les drapeaux? (Mowryeut un geste d'irritation.) Merde! ... plutôt y aller de mon plein gré que d 'y être traîné de force. - C'est aussi ce que dit le dossier. James Mowry, vingt-six ans, remuant et entêté. Fera n'importe quoi. .. pourvu que l'autre terme de l'alternative soit encore plus désagréable. - On croirait entendre mon père. C'est lui qui vous a dit ça? -Ce service ne révèle jamais ses sources d'information. - Ouais ... (Mowry médita un instant, puis demanda:) Supposons que je me porte volontaire, que se passera-t-il? . -On vous enverra dans un centre d'entraînement qui vous fera subir un cours spécial accéléré très ardu pendant six à huit semaines. Vous en aurez jusque-là de tout ce qui pourra vous être utile: armement, explosifs, sabotage, propagande, guerre psychologique, lecture de carte, marche à la boussole de jour et de nuit, camouflage, judo, techniques radio, et une bonne dizaine d'autres sujets. Lorsqu'on en aura fini avec vous, vous saurez tout ce qu'il faut pour devenir l'ennemi public numéro un. - Et ensuite ? - On vous lâchera clandestinement sur une planète sirienne où vous devrez vous débrouiller pour vous rendre le plus insupportable possible.
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Il y eut un silence prolongé, au bout duquel Mowry admit à contrecœur: - Un jour que mon père était particulièrement irrité, il m'a dit: « Mon fils, tu es né idiot et tu mourras idiot.» (Il lâcha un long soupir.) Mon vieux avait raison. Je me porte volontaire. -Nous savions que vous le feriez, conclut Wolf, imperturbable. Mowry le revit deux jours 'après la fin de son programme ardu d'entraînement, pour lequel il avait reçu des notes satisfaisantes. Wolflui rendit visite au centre alors qu'il se trouvait dans sa chambre. - Comment c'était? s'ellquit-il. - Du sadisme pur et simple, grimaça Mowry. Je suis claqué, intellectuellement et physiquement. J'ai l'impression d'être un infirme à moitié assommé. -Vous aurez largement le temps de récupérer. Le voyage sera long. Vous partez jeudi. -Pour où? -Désolé, je ne peux vous le dire. Votre pilote aura des ordres sous scellés qui ne devront être consultés que pendant le dernier saut. En cas d'accident ou d'interception, il les détruira sans les avoir lus. - Quelles sont nos chances d'être capturés en cours de route ? -Assez faibles. Votre corvette sera considérablement plus rapide que tout ce que possède l'ennemi. Mais même les meilleurs vaisseaux spatiaux peuvent avoir des ennuis de temps en temps, c'est pourquoi nous ne courrons aucun risque. Vous connaissez la réputation de la Police secrète sirienne, le Kaïtempi. Ils feraient confesser un crime à un bloc de granit. S'ils vous attrapaient en route et apprenaient votre destination, ils prendraient des mesures pour piéger votre successeur à son arrivée. - Mon successeur? Voilà qui soulève une question à laquelle personne ici ne veut répondre. Peut-être que vous, vous pourrez le faire, hein? - Quelle est cette question? -Serai-je totalement isolé, ou bien d'autres Terriens opéreront-ils sur la même planète? Et s'il y en a d'autres, comment s'effectueront les contacts? - En ce qui vous concerne, vous serez le seul Terrien à cent millions de kilomètres à la ronde, répondit Wolf. Vous n'aurez aucun contact, et n'aurez ainsi l'occasion de trahir personne. Le Kaïtempi ne vous arrachera pas de renseignements que vous ne possédez pas. - Ce serait plus agréable si vous ne vous pourléchiez pas les babines devant cette perspective, se plaignit Mowry. Cela me réconforterait et m'encouragerait, de connaître la présence d'autres guêpes tout aussi efficaces, même s'il n'yen a qu'une par planète. -Vous n'avez pas subi votre programme tout seul, n'est-ce pas? Les autres n'étaient pas là uniquement pour vous tenir compagnie. (Wolf tendit la main.) Bonne chance, faites le plus de mal possible ... et revenez! -Je reviendrai, soupira Mowry, mais le chemin sera long, et la voie étroite.
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Voilà qui était plus un pieux espoir qu'une promesse réalisable, songea-t-il tandis que Wolfs'en allait. En fait, la remarque sur son « successeur» prouvait que des pertes avaient été prévues et des mesures prises pour fournir des remplaçants. Il lui vint alors à l'esprit que lui-même était peut-être le suCcesseur de quelqu'un d'autre. Peut-être que, sur le monde où il se rendait, une malheureuse guêpe avait été capturée et mise en pièces - très lentement. Dans ce cas, le Kaïtempi devait être en train de scruter les cieux avec avidité dans l'attente de sa prochaine victime ... un certain James Mowry, vingt-six ans, remuant et entêté. Oh, et puis zut! Il avait contracté un engagement et ne pouvait plus reculer. Il semblait qu'il soit destiné à devenir un héros par manque de courage pour la lâcheté ... Il se contraignit à la fatalité - état d'esprit où il se complaisait encore, plusieurs semaines plus tard, lorsque le capitaine de la corvette le fit quérir sur le pont principal. - Bien dormi? - Pas ces derniers temps, avoua Mowry. Les propulseurs ont été plus bruyants que d'habitude. Tout le vaisseau vibrait et grinçait. Le capitaine eut un sourire forcé. -Vous l'ignoriez, mais nous étions pourchassés par quatre destroyers siriens. Nous avons poussé notre vitesse au maximum et les avons semés. - Vous êtes sûr qu'ils ne nous suivent plus de loin? - Ils sont hors d'atteinte de nos détecteurs. Nous sommes donc au-delà des leurs. - Dieu merci, souffla Mowry. -J'ai ouvert vos ordres. Nous arriverons dans quarante-huit heures. -Où? -Sur une planète appelée Jaimec. Vous en avez entendu parler? -Oui, les chaînes d'actualités siriennes la mentionnaient de temps à autre. Il s'agit de l'un de leurs avant-postes, si je me souviens bien. Souspeuplée et sous-développée. Je n'ai jamais rencontré personne qui en vienne, alors je n'en sais pas grand-chose. (Il afficha un air embarrassé.) Le secret, c'est très bien, mais ce serait tout de même utile de savoir où l'on va, et d'avoir quelques renseignements sur l'endroit avant d'y arriver. - Lorsque vous serez à terre, vous saurez tout, l'apaisa le capitaine. Des informations ont été fournies avec les ordres. (Il posa sur la table une pile de papiers, accompagnés de plusieurs cartes et de grandes photographies. Puis il indiqua une sorte d'armoire murale.) Voici la visionneuse holographique. Utilisez-la pour trouver un point d'atterrissage convenable à partir de ces photos. Le choix vous appartient. Je n'aurai plus qu'à vous poser où vous le désirerez et repartir sans être repéré. -Je dispose de combien de temps? -Vous devez m'indiquer le point choisi avant quarante heures. - Combien de temps me laisserez-vous pour débarquer avec mon barda? 16
-Vingt minutes au maximum. Pas une seconde de plus. J'en suis désolé, mais il n'y a rien d'autre à faire. Si nous nous posons sur le sol et prenons notre temps, nous laisserons immanquablement des traces d'atterrissage ... une ornière formidable, repérable par les patrouilles aériennes, qui les lancerait aussitôt à votre poursuite avec un bel acharnement. Il nous faudra donc utiliser les antigravs et faire fissa. Les antigravs absorbent pas mal d'énergie. Vingt minutes est tout ce que nous pouvons nous permettre. - Très bien. Résigné, Mowry haussa les épaules, prit les papiers et se mit à les étudier tandis que le capitaine le laissait seul. Jaimec, quatre-vingt-quatorzième planète de l'Empire sirien. Masse: sept huitièmes de Terra. Masse continentale: moitié de celle de Terra, le reste n'étant qu'océans. Colonisée deux siècles et demi auparavant. Population présente estimée à quatre-vingts millions d'habitants. Jaimec possédait des villes, des chemins de fer, des astroports et toutes les caractéristiques d'une civilisation extraterrestre. Néanmoins, la majeure partie demeurait inexploitée, inexplorée, et dans un état primitif. James Mowry se plongea dans l'étude méticuleuse de la surface de la planète révélée par la visionneuse holographique. Au bout de quarante heures, il avait procédé à son choix. Il n'avait pas été facile d'arriver à une décision: tous les sites apparemment convenables présentaient un désavantage ou un autre, ce qui prouvait que la cachette idéale n'existe pas. Lun était magnifiquement placé du point de vue stratégique, mais manquait de couverture adéquate. Un autre disposait d'un camouflage naturel, mais avait une situation dangereuse ... Le capitaine entra en disant: - J'espère que vous avez choisi un endroit sur la face sombre. Sinon, il va falloir jouer à saute-mouton jusqu'à la nuit, ce qu'il vaudrait mieux éviter. Le meilleur système est d'arriver et de repartir avant qu'ils aient le temps de déclencher l'alarme et de prendre des mesures. Mowry indiqua le site sur une photo. -Là. C'est un peu trop loin d'une voie routière - environ trente kilomètres, et en pleine forêt vierge. Quand j'aurai besoin de quelque chose, il me faudra une journée pénible de marche pour atteindre mon antre, peut-être deux. Du coup, il devrait être à l'écart des regards indiscrets, ce qui compte en premier. Glissant la photo dans la visionneuse, le capitaine alluma la lampe et plaça les yeux dans le viseur en caoutchouc. Ses sourcils se froncèrent lorsqu'il se concentra. -Vous voulez parler de ce point marqué sur la falaise? -Non ... à la base de la falaise. Vous voyez cette avancée rocheuse? Qu'y a-t-il un peu au nord? Le capitaine regarda de nouveau. -C'est difficile d'en juger avec certitude, mais on dirait bien une formation de cavernes. (Il s'écarta et saisit l'interphone.) Hame, venez ici, voulez-vous? 17
Hamerton, le navigateur en chef, arriva, étudia la photo et vit le point désigné. Ille compara avec un planisphère de Jaimec et effectua de rapides calculs. -On l'attrapera sur la face nocturne, mais de justesse. -Vous en êtes sûr? insista le capitaine. -Si on y va tout droit, on aura deux heures de battement. Mais on ne peut pas y aller tout droit: leur réseau radar pourrait déterminer le point de pose à cinq cents mètres près. Il va donc falloir descendre au-dessous de leur couverture radar. Cette tactique prendra du temps, mais avec un peu de chance on parviendra au but une demi-heure avant le lever du soleil. - Allons-y directement, avança Mowry. Cela réduira les risques pour vous; et je suis prêt à courir celui de me faire pincer. C'est d'ailleurs à moi de les prendre, non? -Des clous! lâcha le capitaine. Nous sommes si près que leurs détecteurs nous ont déjà repérés. Nous recevons leurs sommations et ne pouvons y répondre parce que nous ignorons leur code. Ils ne vont pas tarder à se faire à l'idée que nous sommes des ennemis. Ils vont nous arroser de missiles à tête chercheuse, trop tard bien entendu. Dès que nous nous glisserons sous leur couverture radar, ils procéderont à une chasse aérienne complète dans un rayon de huit cents kilomètres autour du point où nous aurons disparu. (Il regarda Mowry en fronçant les sourcils.) Et vous, mon vieux, vous serez en plein milieu de ce cercle. -On dirait que ce n'est pas la première fois que vous faites ce boulot, fit remarquer Mowry en espérant une réponse révélatrice. Le capitaine reprit: -Une fois que nous filerons en rase-mottes, ils ne pourront nous suivre au radar. Nous descendrons donc à trois mille kilomètres de votre point d'atterrissage, puis nous avancerons en zigzag. Je suis censé vous lâcher là où vous le désirez sans leur donner un seul indice. Si je ne réussis pas, l'expédition aura été un échec. Aussi, laissez-moi agir comme je l'entends, voulez.;.vous? -Bien sûr, opina Mowry, déconcerté. Comme vous voudrez. Ils sortirent et le laissèrent seul à ses méditations. L'alarme ne tarda pas à résonner contre la paroi de la cabine. Il s'empara des poignées de maintien et s'accrocha tandis que la corvette exécutait une série de virages brutaux, d'un côté puis de l'autre. Il ne voyait rien et n'entendait que le grondement sourd des propulseurs d'appoint, mais son imagination lui présentait un amas de cinquante traînées de vapeur de mauvais augure jaillissant du soL .. cinquante· missiles qui flairaient avidement la trace d'un métal étranger. L'alarme résonna encore à onze reprises, suivie de l'habituel numéro d'acrobatie. Le vaisseau vibrait désormais sous 1'effet de l'atmosphère sifflante, puis hurlante. . Le but était proche. Mowry fixa ses doigts d'un regard absent. Ils étaient immobiles, mais humides. Des frissons électriques bizarres montaient et descendaient le long de son échine. Ses genoux étaient en coton et son estomac passablement révulsé.
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De l'autre côté de l'éther, se trouvait une planète dotée d'un système complet de dossiers informatiques. À cause de celui-ci, James Mowry allait avoir sa petite tête plongée dans la grande gueule d'un lion. Il maudit mentalement les dossiers informatiques, ceux qui les avaient inventés et ceux qui les utilisaient. Lorsque la propulsion s'arrêta et que le vaisseau se tint silencieusement sur ses antigravs au-dessus du site choisi, il avait fait naître en lui l'impatience fataliste d'un homme qui attend une opération lourde mais inévitable. Il descendit à terre mi-courant, mi-glissant le long de l'échelle de nylon. Une dizaine de membres d'équipage le suivirent, tout aussi pressés, mais pour des raisons différentes. Ils travaillèrent comme des dingues, les yeux toujours prudemment levés vers les cieux.
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a falaise faisait partie d'un plateau qui s'élevait à cent vingt mètres au-dessus de la forêt. À son pied se trouvaient deux cavernes, l'une large et superficielle, l'autre étroite mais profonde. Devant les cavernes s'étendait une plage de minuscules galets qui bordait un petit cours d'eau tourbillonnant. Des containers en duralumin, trente en tout, furent descendus sur la plage, puis transportés au fond de la longue grotte et empilés de façon que leur numéro de code soit visible. Cela fait, les dix matelots escaladèrent l'échelle qui s'enroula rapidement. Un officier agita la main à partir du sas ouvert et cria: - Emmerde-les bien, fiston! La poupe de la corvette rugit, et les arbres inclinèrent leur cime le long d'une traînée de quinze cents mètres d'air surchauffé. Voilà qui s'ajoutait à la liste des risques possibles. Si les feuilles étaient brûlées - si elles se ratatinaient et changeaient de couleur -, un avion de reconnaissance apercevrait une flèche gigantesque pointée sur la caverne. Mais c'était un risque à courir. Dans une accélération rapide, le petit vaisseau s'éloigna en rase-mottes le long de la vallée. James Mowry le regarda disparaître, sachant qu'il ne repartirait pas directement pour Terra. D'abord, l'équipage prendrait de nouveaux risques pour l'aider en filant en plein au-dessus de quelques villes et forteresses. Avec un peu de chance, cette tactique convaincrait l'ennemi qu'il s'agissait d'une mission de reconnaissance photographique plutôt que du débarquement secret d'un quelconque commando. La période cruciale se situerait durant la longue journée à venir, et l'aube pointait déjà. Une fouil\e aérienne systématique des environs prouverait que les soupçons de l'ennemi avaient été éveillés en dépit des manœuvres de diversion de la corvette. Labsence apparente de recherches ne prouverait d'ailleurs pas le contraire, car la chasse, à sa connaissance, pouvait très bien être lancée d'un autre point. Le plein jour serait nécessaire pour son périple à travers la forêt dont les profondeurs étaient sombres, même à midi. Attendant le lever du soleil,
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il s'assit sur un rocher et regarda dans la direction où avait disparu le vaisseau. Même pour un sac de diamants, il n'aurait pas voulu se trouver à la place du capitaine. Et il était probable que, pour deux sacs, le capitaine n'aurait pas voulu être à celle de Mowry. Au bout d'une heure, il pénétra dans la caverne, ouvrit un container et en tira une valise en cuir usé de fabrication manifestement sirienne. Aucun curieux ne pourrait jamais noter quoi que ce soit d'étranger dans son bagage. Elle lui appartenait et avait été achetée à Masham, sur Diracta, de nombreuses années auparavant. Franchissant d'un bond le cours d'eau, Mowry pénétra dans la forêt et se dirigea vers l'ouest en vérifiant fréquemment son orientation à l'aide d'une boussole de poche. L'avance se montre malaisée, sans toutefois être difficile: la forêt n'était pas une jungle. Les arbres étaient gros et poussaient serrés, formant une voûte qui cachait généralement le ciel. Heureusement, le sous-bois était clairsemé, de sorte que l'on marchait facilement et d'un pas rapide, à condition de prendre garde à ne pas trébucher contre les racines. De plus, il ne tarda pas à se rendre compte que son avance était facilitée par la gravité de Jaimec. Son poids se réduisait d'environ neuf kilos, et son bagage était allégé dans la même proportion. Deux heures avant le coucher du soleil, il atteignit la route après avoir couvert trente kilomètres. Il s'était arrêté une fois pour manger, et avait fait de nombreuses haltes pour consulter sa boussole. Derrière un arbre, au bord de la route, il dressa sa valise, s'assit dessus et se reposa un quart d'heure avant de scruter la route avec précaution. Jusqu'alors, il n'avait entendu ni avion ni vaisseau de reconnaissance, et aucune activité anormale ne régnait sur la route. En fait, durant son court repos, rien n'était passé dans un sens ou dans l'autre. Ragaillardi par cette halte, il brossa la terre et les feuilles collées sur ses chaussures et son pantalon, arrangea sa cravate typique à la façon dont seul un Sirien pouvait la nouer, puis s'étudia dans un miroir de poche. Ses copies terriennes de vêtements si riens passeraient sans crainte la revue, il n'avait aucun doute à ce sujet. Son visage violet, ses oreilles en arrière et son accent mashambi seraient tout aussi convaincants. Mais sa meilleure protection serait le blocage mental dans l'esprit des ennemis: ils ne soupçonneraient jamais un Terrien de se déguiser en Sirien, parce que cette idée était par trop ridicule pour être même envisagée. Satisfait de son personnage, Mowry émergea de son abri à l'ombre des grands arbres, traversa hardiment la route et, de 1'autre côté, examina avec soin l'endroit d'où il était sorti de la forêt. Il serait essentiel de le reconnaître rapidement et de façon précise. La forêt camouflait son terrier et il ne pouvait dire quand il lui faudrait y replonger à la hâte. Cinquante mètres plus loin s'élevait un arbre très grand, au tronc doté d'une sorte de lierre et de branches particulièrement noueuses. Ille fixa solidement dans son esprit. Pour faire bonne mesure, il transporta un bloc de rocher plat qu'il posa tout droit contre le tronc de l'arbre. 21
Le résultat évoquait une tombe solitaire. Il contempla la pierre et n'eut aucune peine à imaginer quelques mots inscrits dessus: James Mowry - Terrien.
Étranglé par le Kaïtempi. Repoussant ces pensées déprimantes, il s'avança sur la route en traînant la jambe, sa démarche suggérant des membres légèrement tors. Désormais, il n'était plus qu'un Sirien nommé Shir Agavan. Agavan était un inspecteur des eaux et forêts employé par le ministère des Ressources naturelles de Jaimec. Son statut de fonctionnaire le dispensait ainsi de service militaire. Mowry pouvait d'ailleurs être qui il désirait, tant qu'il demeurait visiblement et manifestement sirien et pouvait fournir des papiers le prouvant. Il marcha rapidement tandis que le soleil s'enfonçait sous la ligne d'horizon. Il allait faire du stop. Il fallait qu'il se fasse prendre dans les délais les plus brefs, mais aussi le plus loin possible de l'endroit où il avait quitté la forêt. Comme tout le monde, les Siriens avaient une langue, et bavardaient. Les autres écoutaient, et certains personnages peu sympathiques se faisaient un devoir d'écouter, additionnaient deux et deux et arrivaient sans trop de peine à quatre. Le péril le plus menaçant, c'étaient les langues trop bien pendues et les oreilles trop fines. Il avait parcouru plus de quinze cents mètres lorsque deux dynocars et un camion à gaz le croisèrent rapidement. Aucun des occupants ne lui accorda plus qu'un regard superficiel. Il fallut encore quinze cents mètres avant que quelque chose arrive dans le même sens que lui. C'était un autre camion à gaz, un monstre énorme, crasseux, pesant, qui avançait en sifflant et en grondant. Mowry lui fit signe de ralentir avec l'air d'autorité arrogante qui ne peut manquer d'impressionner tout Sirien, sauf celui qui est encore plus autoritaire et arrogant. Le camion s'arrêta avec des soubresauts et en crachant des nuages de fumée par l'arrière. Deux Siriens contemplèrent le piéton du haut de leur cabine. Ils étaient hirsutes, leurs vêtements étaient déformés et tachés. -J'appartiens au Gouvernement, déclara Mowry avec le degré de dignité approprié. Je veux aller en ville. Le plus proche ouvrit la portière et se rapprocha du chauffeur pour lui faire de la place. Mowry monta et se glissa sur le siège. Ils étaient serrés, à trois. Il tint sa valise sur ses genoux. Le camion émit une violente détonation et s'ébranla tandis que le Sirien du milieu fixait la valise d'un œil vide. - Je crois que vous êtes mashambien, avança le conducteur. - Exact. On dirait qu'on ne peut pas ouvrir la bouche sans le révéler. - Je ne suis jamais allé à Masham, continua le chauffeur avec l'accent chantant particulier à Jaimec. J'aimerais bien y aller. Il paraît que c'est un endroit formidable. Hein, Snat? lança-t-il à son camarade. - Ouin, répondit Snat, les yeux toujours fixés sur la valise. -D'autre part, on doit être un peu plus en sécurité, à Masham, ou ailleurs sur Diracta. Et peut-être que j'aurais plus de chance, là-bas. Ç'a été une sale journée. Hein, Snat? - Ouin, dit Snat. 22
- Pourquoi? demanda Mowry. -Ce soko de camion est tombé trois fois en panne depuis l'aube, et il s'est embourbé deux fois. La dernière fois, on a dû le vider pour le dégager, puis le recharger. Avec tout ce qu'on transporte, c'est du boulot. Un gros boulot. (Il cracha par la portière.) Hein, Snat? -Ouin. -C'est moche, compatit Mowry. - Quant au reste, vous êtes au courant, conclut le chauffeur sur un ton empreint de colère. Ç'a été une sale journée. -Je suis au courant de quoi? s'enquit Mowry. - Ben ... de la nouvelle! -Je suis dans les bois depuis le lever du soleil. On n'a pas les informations, dans les bois. -À la dixième heure, ils ont annoncé une augmentation de l'impôt de guerre. Comme si on payait déjà pas assez! Puis, à la douzième heure, on a appris qu'un vaisseau spakum s'était baladé dans tous les sens. Il leur a bien fallu l'admettre, parce qu'on lui a tiré dessus de tous les côtés. On n'est pas sourds quand les canons tonnent, ni aveugles quand la cible est visible. (Il donna un coup de coude à son compagnon.) Hein Snat? - Ouin, opina Snat. - Imaginez un peu ça ... un sale vaisseau spakum qui rôde au-dessus de nos toits. Vous savez ce que ça veut dire, hein? Ils cherchent des cibles à bombarder. J'espère bien qu'aucun n'arrivera jusqu'à nous. J'espère que tous les Spakums qui viendront par ici rentreront tête la première dans un barrage! -Moi aussi, dit Mowry. (Il envoya à son voisin un coup dàns les côtes.) Pas vous? - Ouin, confirma Snat. Le restant du chemin, le conducteur poursuivit sa litanie sur l'abomination de la journée, l'iniquité des fabricants de camions, les menaces et les dépenses de la guerre et l'impudence patente d'un vaisseau spatial ennemi qui avait observé Jaimec en plein jour. Pendant tout ce temps, Snat se laissa aller au rythme de la cabine, fixant, bouche bée et l'œil vide, la valise en cuir de Mowry, et répondant par monosyllabes uniquement lorsqu'il recevait - métaphoriquement parlant - un coup sur la tête. -Voilà qui fera l'affaire, annonça Mowry alors qu'ils pénétraient dans les faubourgs et atteignaient une intersection importante. (Le camion s'arrêta et il en descendit.) Longue vie! - Longue vie! répondit le chauffeur en redémarrant. Mowry demeura sur le trottoir et regarda disparaître le camion. Eh bien, il avait subi un premier test et s'en était tiré sans éveiller de soupçons. Ni le conducteur ni Snat ne s'étaient le moins du monde doutés qu'il était un Spakum -littéralement: une punaise -, terme qu'il avait entendu sans le moindre 'ressentiment. James Mowry ne pouvait s'en indigner. Jusqu'à plus ample informé, il était Shir Agavan, Sirien de naissance et d'éducation. Agrippé à sa valise, James Mowry entra dans la grande ville.
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C'était Pertane, capitale de Jaimec, d'une population de plus de deux millions d'habitants. Aucune autre n'avait cette importance sur la planète. Elle constituait le centre de l'administration civile et militaire jaimecaine, le cœur même de la forteresse planétaire ennemie. Du même coup, elle représentait le secteur potentiellement le plus dangereux dans lequel un Terrien puisse s'aventurer seul. Ayant atteint le centre-ville, Mowry arpenta les lieux jusqu'au crépuscule, observant la situation et l'apparence extérieure de plusieurs petits hôtels. Il finit par en choisir un dans une ruelle écartée. Tranquille et modeste, il ferait l'affaire jusqu'à ce qu'il se trouve un meilleur repaire. Toutefois, il n'entra pas tout de suite. Il était d'abord nécessaire d'effectuer une dernière vérification de ses papiers. Les documents dont il avait été doté étaient des répliques parfaites, jusqu'au niveau microscopique, de ceux valables neuf ou dix mois auparavant au sein de l'Empire sirien ... mais le format avait pu changer entre-temps. Présenter des papiers périmés, c'était s'exposer à une capture automatique. Autant s'en assurer dans la rue où, si les choses tournaient au pire, il pourrait se débarrasser de sa valise - ainsi que de sa démarche bancale et courir comme s'il avait le diable à ses trousses. Plein d'allant, il dépassa tranquillement l'hôtel et explora les rues avoisinantes jusqu'à ce qu'il trouve un policier: Il jeta alentour quelques coups d'œil circonspects, se ménagea une possibilité de retraite et s'avança vers l'agent. -Pardon, je suis nouveau venu. (Il parlait d'un air bête, avec une expression nettement retardée.) Je suis arrivé de Diracta il y a quelques jours. -Vous êtes perdu, hi? -Non, monsieur l'agent, je suis embarrassé. (Mowry farfouilla dans une poche, produisit sa carte d'identité et la présenta. Les muscles de ses jambes étaient tendus en vue d'une fuite rapide.) Un ami pertanien m'a dit que ma carte d'identité n'était pas en règle parce qu'elle doit maintenant comporter une photo de mon corps nu. Cet ami est un farceur et je ne sais si je dois le croire. Fronçant les sourcils, le policier examina la carte. IlIa retourna, l'étudia dans tous les sens, puis la lui rendit. -Cette carte est tout à fait en règle. Votre ami est un menteur. Il serait plus avisé de se taire. (Les sourcils se froncèrent encore plus.) Sinon, il le regrettera un jour. Le Kaïtempi est brutal avec ceux qui répandent de fausses rumeurs. -Oui, monsieur l'agent, acquiesça Mowry, l'air convenablement effrayé. Je l'avertirai. Puissiez-vous avoir une longue vie! -Longue vie, lui répondit sèchement le policier. Mowry revint à l'hôtel, y entra comme s'il en était le propriétaire et demanda une chambre avec baignoire pour dix jours. -Votre identité? s'informa le réceptionniste. Mowry lui passa sa carte.
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L'employé en recopia tous les détails, la lui rendit, tourna le registre sur le comptoir et lui désigna une ligne. - Signez ici. Après avoir pris possession de sa chambre, le premier acte de Mowry fut de prendre un bain. Puis il examina sa situation. Il avait réservé la chambre pour dix jours, mais ce n'était qu'un prétexte. Il n'avait aucunement l'intention de demeurer aussi longtemps dans un endroit aussi bien scruté par des regards officiels. Si les habitudes siriennes avaient cours sur J aimec, il pouvait être sûr que quelque fouinard examinerait le registre, et poserait peut-être des questions indiscrètes, avant même la fin de la semaine. Ses réponses étaient toutes prêtes... mais une guêpe doit éviter les questions aussi longtemps que possible. Il était arrivé trop tard dans la journée pour se mettre en quête d'un asile plus approprié. Il passerait utilement le lendemain à chercher un meublé, de préférence dans un quartier où les habitants avaient tendance à s'occuper de leurs oignons. En attendant de se coucher, il pouvait cependant étudier pendant deux ou trois heures la disposition du terrain et évaluer les possibilités à venir. Avant de commencer, il s'offrit un plantureux repas. Pour un Terrien, la nourriture aurait paru étrange, voire peu ragoûtante. Mais James Mowry la mangea avec entrain, sa saveur lui rappelant son enfance. Ce n'est que lorsqu'il eut fini qu'il se demanda si une guêpe s'était jamais trahie en étant malade à une table sirienne. Le restant de la soirée, son exploration de Pertane ne fut pas aussi décousue qu'elle le parut. Il erra en tous sens, mémorisant tous les traits géographiques qui pourraient se révéler utiles par la suite. Mais il essaya, pour l'essentiel, d'évaluer le climat d'opinion publique en rapport avec les courants minoritaires. Dans toute guerre, il le savait, aussi fort que soit le pouvoir du gouvernement, il n'est jamais absolu. Dans tout conflit, quel que soit le bien-fondé de la cause à défendre, l'effort de guerre fourni n'est jamais total. Aucune campagne n'a jamais été menée avec l'accord à cent pour cent des masses. Il existe toujours une minorité qui s'oppose à la guerre pour des raisons aussi diverses que la répugnance aux sacrifices nécessaires, la crainte de pertes ou de souffrances personnelles, ou bien une objection philosophique et éthique à la guerre en tant que méthode de régler les différends. Il existe aussi un manque de confiance en les capacités des dirigeants, le ressentiment de se voir forcé à jouer un rôle de subordonné, la croyance pessimiste quela victoire est loin d'être certaine et la défaite très possible, la satisfaction égoïste de refuser de hurler avec les loups, l'opposition psychologique à se faire crier après sous le moindre prétexte, et mille et une autres raisons. Aucune dictature politique ou militaire ne réussit jamais à identifier et supprimer à cent pour cent les mécontents. Mowry ne doutait pas que, suivant la théorie des probabilités, Jaimec en avait sa part. En plus des pacifistes et quasi-pacifistes, il fallait en outre compter avec les criminels de tout poil, dont
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le seul souci dans la vie était de trouver facilement de l'argent tout en évitant d'être associés à tout ce qui paraissait déplaisant. Il était facile à une guêpe d'utiliser ceux qui ne prêtaient pas attention à l'appel du clairon et ne suivaient pas le rythme du tambour. En fait, même s'il s'annonçait impossible de dépister ce genre de personnes et de les utiliser individuellement, Mowry pouvait toujours exploiter le simple fait de leur existence. À minuit, il était de retour à son hôtel avec la certitude que Pertane abritait une quantité suffisante de boucs émissaires. Dans les bus et les bars, il avait eu de petites conversations avec une quarantaine de citoyens et entendu les bavardages d'une centaine d'autres. Personne n'avait prononcé une parole que l'on puisse qualifier d'antipatriotique, et encore moins de traîtresse ou subversive, mais une bonne dizaine avaient parlé avec l'air vague et furtif d'en avoir plus sur le cœur qu'ils osaient le dire. Dans certains cas, la chose était faite avec un air de conspirateur reconnaissable à cent mètres, mais irrecevable devant un tribunal militaire. Oui, ceux-ci - les objecteurs de conscience, les égoïstes, les cupides, les rancuniers, les présomptueux, les lâches et les criminels - pouvaient être utilisés en faveur de Terra. Allongé sur son lit en attendant le sommeil, Mowry enrôla toute cette opposition secrète dans une organisation mythique appelée Dirac Angestun Gesept, le « Parti sirien de la Liberté». Il se nomma président, secrétaire, trésorier et directeur local du DAG pour le district planétaire de Jaimec. Peu importait que la totalité des membres ignorent justement qu'ils en étaient membres, ainsi que l'élection de Mowry à leur tête. Peu importait également que, tôt ou tard, le Kaïtempi se mette à organiser la collecte des cotisations sous la forme de cous serrés, ou que quelques membres manquent d'enthousiasme pour la cause au point de refuser de payer leur dû. Si l'on pouvait confier à quelques Siriens le soin de pourchasser et d'étrangler d 'autres Siriens, et si 1'on pouvait confier à d 'autres Siriens le soin d'échapper ou d'abattre les étrangleurs, voilà qui épargnerait, loin d'ici, quelques tâches déplaisantes à une forme de vie différente. Avec cette agréable pensée en tête, James Mowry, alias Shir Agavan, sombra dans le sommeil. Sa respiration était anormalement lente et régulière pour la forme de vie violacée qu'il était censé être. Ses ronflements avaient un ton bizarrement bas, et il dormait sur le dos, et non sur le ventre. Mais, dans l'intimité de sa chambre, personne n'était là pour le voir ni l'entendre.
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orsqu'un seul homme joue le rôle d'une armée d'invasion, l'essentiel pour lui est d'agir vite, d'utiliser l'occasion la plus infime et de ne pas gaspiller ses efforts. James Mowry dut parcourir la ville pour trouver un meilleur abri. Il lui était également nécessaire d'aller et venir pour avancer son premier pion. Il fit donc les deux choses à la fois. Il déverrouilla sa valise, l'ouvrit soigneusement avec l'aide d'une clé en plastique non conducteur. Même s'il savait exactement ce qu'il faisait, quelques gouttes de sueur coulèrent le long de son échine. La serrure n'était pas aussi inoffensive qu'elle le paraissait. En fait, c'était un piège mortel. Il ne pouvait se débarrasser de l'impression qu'un jour ou l'autre elle oublierait qu'une clé en plastique spécial n'est pas un rossignol en métal. Si elle commettait cette erreur, la déflagration qui s'ensuivrait ravagerait tout dans un rayon appréciable. À part l'appareillage relié à la serrure, sa valise contenait une dizaine de petits paquets - une masse de papier imprimé - et rien d'autre. Il y avait deux sortes de papiers: étiquettes et argent. Ce dernier était fourni en quantité industrielle. En terme de guilders siriens, Mowry était millionnaire et, avec le stock supplémentaire dissimulé dans la caverne, il était multimillionnaire. Il sortit de la valise un bloc épais de trois centimètres d'étiquettes imprimées ... juste ce qu' il lui fallait pour une journée de travail rapide et, en même temps, une quantité facile à jeter si le besoin s'en faisait sentir. Cela fait, il referma la valise avec les mêmes précautions. C'était subtil, cette histoire de jongler sans cesse avec un explosif, mais l'avantage était appréciable. Si un quelconque fouinard - policier officiel ou parallèle - se mettait en tête de fouiller la pièce et de regarder dans ses bagages, il détruirait la preuve en même temps que sa propre personne. De plus, ce qui se serait produit laisserait suffisamment de traces pour avertir, même de l'extérieur, l'occupant de ladite pièce. Il sortit, emprunta un autobus qui traversait la ville et colla sa première étiquette sur la vitre avant de l'impériale, à un moment où les sièges voisins étaient vides. Il descendit à l'arrêt suivant, puis observa tranquillement une dizaine de personnes qui grimpaient dans le bus. La moitié d'entre elles montèrent sur l'impériale.
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L'étiquette disait en caractères épais et très lisibles: « La guerre enrichit quelques-uns et appauvrit les autres. Au moment voulu, le Dirac Angestun Gesept punira les premiers et portera assistance aux seconds. » Ce n'était qu'un heureux hasard si son arrivée coïncidait avec l'augmentation sévère de l'impôt de guerre. Il était plus que probable que ces gens seraient suffisamment mécontents pour ne pas arracher l'étiquette dans un accès de fureur patriotique. Les chances étaient également grandes qu'ils répandent la nouvelle, et les ragots sont les mêmes dans tous les coins de l'univers: avec le temps, ils gagnent en intérêts composés. Au bout de cinq heures et demie, il eut disposé de quatre-vingts étiquettes sans s'être fait coincer. Il avait pris des risques, l'avait parfois échappé belle, mais n'avait jamais été surpris en pleine action. C'est le collage de la cinquante-sixième étiquette qui lui avait apporté le plus de satisfaction. Un léger accrochage avait été suivi de cris injurieux ~ancés par deux conducteurs et avait provoqué un attroupement. Prenant promptement avantage de la situation, Mowry plaqua le numéro 56 au beau milieu d'une vitrine contre laquelle il se trouva pressé par la foule dont les regards étaient braqués ailleurs. Puis il se faufila en avant et s'introduisit en plein milieu du petit groupe avant que quelqu'un remarque la décoration de la vitrine et attire l'attention générale. L'auditoire se retourna alors, James Mowry compris, et regarda, bouche bée, l'objet de la découverte. Celui qui l'avait faite était un Sirien émacié d'un certain âge, aux yeux globuleux. Il pointa un index incrédule et bégaya: - R-r-regardez un peu ça! Ils sont f-fous, dans cette boutique. Le Kaïtempi va tous les emmener en p-p-prison ! Mowry s'avança pour mieux voir et lut l'étiquette à voix haute: - « Ceux qui se tiennent sur l'estrade et approuvent ouvertement la guerre, se tiendront bientôt sur l'échafaud et le regretteront amèrement. Dirac Angestun Gesept. » (Il fronça les sourcils.) Les gens de cette boutique ne peuvent être responsables de ceci ... ils n'oseraient pas. -Q-quelqu'un a osé, déclara très judicieusement la Globule. Mowry lui jeta un regard féroce. - Oui. .. C'est vous qui l'avez vue le premier. Alors, peut-être que c'est vous, hi? La Globule prit un teint mauve pâle, ce qui, pour un Sirien, approchait le plus de la pâleur mortelle. -Moi? Ce n'est pas moi qui l'ai mise là. Vous croyez que je suis d-d-dingue ? - Eh bien, vous-même avez dit que c'était l'œuvre de quelqu'un. -Ce n'est pas moi! nia la Globule, furieux et surexcité. Ce doit être un s-sonique. - Sinoque, le corrigea Mowry. -C'est bien ce que j-j'ai dit! Un autre Sirien, plus jeune et plus malin, s'immisça dans la discussion. -Ce n'est pas le travail d'un follingue. Il y a plus, là-dessous. 28
- Pourquoi? demanda la Globule. - Un fou solitaire aurait plutôt tendance à gribouiller... et à gribouiller des idioties. (Il désigna de la tête l'objet de la discussion.) Cela, c'est un travail de professiortnel, au point de vue imprimerie. C'est aussi une menace. Quelqu'un a risqué sa peau pour la fixer ici. Je parierais qu'il y a là-dessous une organisation illégale. -C'est bien ce que dit l'étiquette, n'est-ce pas? lança une voix. Le Parti sirien de la Liberté. -Jamais entendu parler, commenta un autre. -Maintenant, vous en avez entendu parler, dit Mowry. - Q-quelqu'un devrait faire q-quelque chose, déclara la Globule en agitant les bras en tous sens. Q-q-quelqu'un fit quelque chose: un policier. Il se fraya un passage à travers la cohue, regarda l'auditoire d'un air sombre et grommela: - Bon, de quoi s'agit-il? La Globule désigna encore l'objet, cette fois-ci avec l'air de propriétaire de ·celui qui vient de recevoir un brevet pour une découverte. - R-regardez ce qu'il y ad-d'écrit sur la vitrine. Le policier s'avança et regarda. Il savait lire et parcourut deux fois le texte tandis que son visage passait par toutes les nuances du violet. Puis il reporta son attention sur l'attroupement. -Qui a fait ça? Personne ne le savait. -Vous avez des yeux... Vous ne vous en servez pas? Non, apparemment. - Qui l'a vu en premier? - C'est moi! annonça fièrement la Globule. -Mais vous n'avez vu personne le placer? -Non. Le flic avança le menton. - Vous en êtes sûr? -Oui, monsieur l'agent, répondit la Globule, de plus en plus nerveux. Il y a eu un accident dans la rue. On regardait tous les deux ch-eh-ch ... Il s'emberlificota dans un labyrinthe verbal et s'étouffa. Le chassant d'un geste, le flic s'adressa, très menaçant, à la petite foule. -Si quiconque connaît l'identité de l'auteur et refuse de la révéler, il sera considéré comme tout aussi coupable, et souffrira de la même manière lors de sa capture. Ceux qui se trouvaient devant reculèrent d'un ou deux mètres, tandis que ceux qui se trouvaient derrière se rappelaient soudain une affaire urgente. Une trentaine de curieux incurables demeurèrent sur place, Mowry parmi eux. Il déclara doucement: -Peut-être qu'ils pourront vous aider, dans la boutique. Le flic le rabroua. -Je connais mon travail!
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Là-dessus, il renifla bruyamment, pénétra au pas de charge dans le magasin et hurla pour voir le patron. L'honorable personne ne tarda pas à paraître, examina sa vitrine avec horreur et présenta aussitôt tous les symptômes d'une crise nerveuse. - Nous ignorons tout, monsieur l'agent! Je vous assure que ce n'est pas notre faute. Elle n'est pas à l'intérieur de la vitrine, mais à l'extérieur, comme vous pouvez le constater. C'est un passant qui a dû faire cela. Je ne vois pas pourquoi il a bien pu choisir cette vitrine-ci. Notre dévotion patriotique est incontestée et ... - Il ne faudra pas cinq minutes au Kaïtempi pour la contester, lâcha le flic, cynique. -Mais je suis officier de réserve au ... - Fermez-la! aboya le policier, avant de désigner l'étiquette outrageante d'un pouce accusateur: Enlevez ça. -Oui, monsieur l'agent. Certainement, monsieur l'agent. Je l'ôte immédiatement. Le patron tenta de décoller les bords de l'étiquette à l'aide de ses ongles. Il n'y réussit guère, car la supériorité technique terrienne s'étendait jusqu'aux plus simples adhésifs. Après de vains efforts, le patron adressa au policier un regard désolé, entra dans le magasin, en ressortit avec un couteau et reprit ses efforts. Cette fois-ci, il parvint à déchirer un petit triangle dans chaque coin, mais le message demeura intact. Le policier perdait rapidement patience. -Allez chercher de l'eau chaude et mouillez ça! (Il se retourna et chassa les spectateurs.) Fichez le camp. Allez, circulez! La foule s'éloigna à contrecœur. Posté au coin de la rue, James Mowry aperçut le patron qui émergeait de la boutique avec un seau fumant et se remettait à frotter l'étiquette avec énergique. Il sourit en songeant que l'eau chaude était précisément ce qu'il fallait pour activer la pellicule d'acide fluorhydrique placée sous les caractères imprimés. Continuant son chemin, Mowry se débarrassa de deux autres étiquettes en un endroit bien visible et bien perturbateur. Il fallait vingt-six minutes pour que l'eau libère le numéro 56, et il ne put résister à l'envie
Mowry s'était éloigné tranquillement, insoupçonné, avec les dix-huit étiquettes qui lui restaient à utiliser avant la fin de la journée. Au crépuscule, il les avait toutes disposées sans le moindre problème. Il s'était également trouvé un abri convenable.
À l'hôtel, il s'arrêta à la réception et s'adressa à l'employé. - Cette guerre, elle rend les choses compliquées. On ne peut rien prévoir de certain. (Il effectua le grand mouvement de mains qui était l'équivalent sirien d'un haussement d'épaules.) Je dois partir demain et je serai sans doute absent sept jours. C'est très ennuyeux. -Vous désirez annuler votre réservation, monsieur Agavan? Mowry plongea la main dans sa poche et en sortit une liasse de guilders. - Non. J'ai réservé pour dix jours et je paierai pour dix jours. Je pourrai alors utiliser ma chambre, si je reviens à temps. Sinon ... eh bien, tant pis. - Comme il vous plaira, monsieur Agavan. Indifférent au gaspillage d'autrui, le réceptionniste griffonna un reçu et le lui tendit. -Merci, dit Mowry. Longue vie! - Puissiez-vous avoir une longue vie, répondit l'employé en se moquant manifestement que son client puisse expirer sur place. James Mowry alla au restaurant et dîna. Puis il retourna dans sa chambre où il s'affala sur son lit et accorda à ses pieds un repos bien gagné tout en attendant la venue de la nuit. Lorsque les dernières lueurs du crépuscule se furent évanouies, il prit dans sa valise un nouveau paquet d'étiquettes, ainsi qu'un crayon gras, et sortit. La tâche fut plus aisée, cette fois-ci. L éclairage défectueux dissimulait ses actions. Il était maintenant familiarisé avec les lieux et connaissait ceux qui méritaient son attention. Il n'était plus gêné par la nécessité de chercher une adresse plus sûre. Pendant plus de quatre heures, il pouvait se concentrer sur la dégradation des façades et des vitrines les plus importantes, les plus coûteuses et les plus en vue en plein jour. Entre 19 h 30 et minuit, il colla exactement cent étiquettes sur des boutiques, des bureaux et des véhicules des transports publics. Il inscrivit également en grandes lettres, rapidement et clairement, les initiales DAG sur un total de vingt-quatre murs. Ce dernier exploit fut réalisé à l'aide d'un crayon de fabrication terrienne, composé d'une substance apparemment crayeuse et qui utilisait au maximum la porosité de la brique ou de la pierre si l'on y appliquait de l'eau. En d'autres termes, plus on les lavait avec fureur, plus les caractères se gravaient avec ténacité. Au matin, il déjeuna, sortit, sa valise à la main, feignit d'ignorer une file de dynocars en attente et prit un autobus. Il changea neuf fois de bus, alla dans une direction, puis dans l'autre, en se donnant l'air de n'aller nulle part en particulier. Il voyagea cinq fois sans sa valise qui reposait dans une consigne automatique. La chose n'était peut-être pas nécessaire mais l'on ne 31
savait jamais. Il était de son devoir d'éviter non seulement les périls existants, mais aussi ceux qui n'étaient qu'hypothétiques. Par exemple: -Kaïtempi. Passez-moi un peu votre registre. Hmm... à peu près la
même chose que la dernière fois. Apart ce Shir Agavan. Qui est-ce, hi? - Un inspecteur des eaux etforêts. - Vous avez vu sa carte d'identité? - Oui, monsieur. Elle était tout à fait en règle. - Quel est son employeur? -Le ministère des Ressources naturelles. -Sa carte portait-elle l'empreinte de ce ministère? -Je ne me le rappelle pas. Peut-être. Je n'en suis pas sûr. - Vous devriez remarquer ce genre de choses. Vous savez fort bien qu'on vous le demandera dès qu'ily aura un contrôle. -Pardon, mais je ne peux pas voir et me rappeler tout ce qui me passe devant les yeux pendant une semaine. - Vous pourriez faire un effort. Oh, après tout, je suppose que cet Agavan ne pose aucun problème. Mais je ferais mieux d'obtenir confirmation, ne serait-ce que pourfaire acte de présence. Donnez-moi votre téléphone. (Un appel, quelques questions, le combiné est brutalement reposé, puis, sur un ton rude.~ Le ministère n a dans son cabinet aucun Shir Agavan. Ce type utilisait une fausse carte d'identité. Quand a-t-il quitté l'hôtel? Avait-il lair agité lorsqu'il est parti? A-t-il donné une indication sur sa destination? Réveillez-vous, imbécile, et répondez! Donnez-moi la clé de sa chambre... Il faut la fouiller tout de suite. Est-ce qu'il a pris une dynocar en partant? Décrivez-le-moi aussi précisément que possible. Tiens, il portait une valise? Quelle sorte de valise, hi? C'était le genre de risque à courir, en se réfugiant dans un repaire trop bien surveillé. Le risque, cependant, n'était pas énorme - en fait, il était minime -, mais il n'en existait pas moins. Et lorsqu'on est jugé, condamné et sur le point de se faire trucider, savoir qu'on est tombé sur une chance sur cent n'est pas une consolation. Si Mowry désirait poursuivre sa guérilla, il lui fallait tromper l'ennemi sur toute la ligne et à tout moment. Assuré dès lors que le plus entêté des fouinard~ n'aurait pu suivre sa trace à travers la ville, Mowry récupéra sa valise, la porta jusqu'au troisième étage d'un meublé délabré et s'introduisit dans son appartement de deux pièces malodorantes. Il passa le restant de la journée à nettoyer les lieux pour les rendre habitables. Il serait beaucoup plus difficile de le retrouver ici. Le logeur aux yeux fuyants n'avait pas demandé sa carte d'identité, l'avait accepté sans question sous le nom de Gast Hurkin, fonctionnaire de dernière catégorie des chemins de fer - honnête, travailleur et assez bête pour payer son loyer régulièrement et à terme. Suivant l'opinion du logeur, ses voisins équivoques possédaient un QI plus élevé - en fonction de leur milieu - car ils s'en tiraient avec moins d'efforts et gardaient la bouche cousue sur leurs méthodes de « travail».
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Son ménage terminé, Mowry acheta un journal et rechercha quelque mention de ses activités de la veille. Pas un mot sur le sujet. Il se sentit d'abord . désappointé. Puis, après réflexion, son moral remonta. Lopposition à la guerre et un défi lancé ouvertement au gouvernement étaient sans nul doute des nouvelles qui méritaient la première page. Aucun reporter ni rédacteur en chef ne se garderait de les mentionner. Les journaux y avaient donc été forcés. Un grand manitou les avait donc marqués du sceau pesant de la censure. Quelqu'un de très puissant avait donc été amené à une contre-offensive mineure. C'était quand même un début. Les premiers bourdonnements vespidiens de Mowry avaient obligé les autorités à s'opposer à la presse. De plus, cette contre-offensive était faible et inefficace. Ce n'était qu'un bouche-trou en attendant que les officiels aient concocté des mesures plus concluantes. Plus un gouvernement s'entête à conserver le silence sur un sujet de discussion, plus le public en parle et y pense. Plus le silence persiste, plus le gouvernement a l'air coupable aux yeux des bavards et des penseurs. En temps de guerre, la question qui fait le plus tomber le moral est: « Qu'est-ce qu'on nous cache encore? » Des centaines de citoyens se poseraient la même question le lendemain, le surlendemain, ou la semaine suivante. Les trois mots Dirac Angestun Gesept seraient sur une multitude de lèvres, tourbillonneraient dans le même nombre d'esprits, ne serait-ce que parce que les autorités avaient peur d'en parler. Et si un gouvernement craint d'admettre les faits mineurs de la guerre, quelle foi l'homme de la rue peut-il garder en la prétention de ses chefs à n'avoir peur de rien, hi? Une maladie se fait plus menaçante lorsqu'elle se répand, surgit dans des lieux éloignés et prend toutes les caractéristiques d'une épidémie. C'est pour cette raison que la première sortie de James Mowry s'effectua à Radine, ville située à soixante-sept kilomètres au sud de Pertane. Population: environ trois cent mille. Énergie hydroélectrique, mines de bauxite, usines de fonderies d'aluminium. Il prit un train matinal. Il était bondé de gens forcés à circuler par les nécessités de la guerre: travailleurs moroses, soldats taciturnes, fonctionnaires satisfaits d'eux-mêmes, non-entités ternes. Le siège en face de lui était occupé par un personnage ventripotent aux traits bouffis et porcins, l'archétype caricatural du ministre de l'Alimentation de Jaimec. Le train démarra et atteignit une vitesse élevée. Il chargea et déchargea des passagers à chaque gare. Le Verrat, méprisant, feignait d'ignorer Mowry, contemplait le paysage avec un dédain hautain. Il finit par s'endormir, la bouche grande ouverte. Dans son sommeil, il était deux fois plus porcin, et il aurait atteint la quasi-perfection avec une pomme entre les dents. À quarante kilomètres de Radine, la porte du wagon précédent s'ouvrit bruyamment, et un policier en civil entra. Il était accompagné de
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deux individus trapus au visage peu sympathique. Le trio s'arrêta auprès du passager le plus proche. - Votre billet! exigea le flic. Le passager le lui tendit, une expression de terreur peinte sur le visage. Le policier l'examina dans tous les sens, puis le passa à ses compagnons qui l'étudièrent à leur tour. -Carte d'identité! Celle-ci reçut le même traitement, le flic la parcourant comme s'il s'agissait d'une corvée de routine, les deux autres l'étudiant d'un œil plus critique et avec une suspicion non dissimulée. - Permis de circuler! Il subit le triple examen et lui revint en compagnie du billet et de la carte d'identité. Le passager arbora un air de soulagement visible. Le flic passa à son voisin. -Billet! Mowry, assis aux deux tiers du wagon, observait le spectacle avec une grande curiosité et une petite appréhension. Son appréhension se mua en frayeur lorsqu'ils atteignirent la septième personne. Pour une raison qu'ils étaient sans doute seuls à connaître, les deux séides fixèrent plus longuement et plus attentivement les documents qu'ils avaient en main. Cependant, le passager manifestait des signes croissants d'agitation. Ils scrutèrent son visage tendu et le jaugèrent. Leurs traits étaient dignes d'animaux prédateurs sur le point de déchiqueter leur victime. - Debout! aboya l'un d'eux. Le passager se dressa en frémissant. Il vacilla légèrement, et la chose n'était pas due au mouvement du train. Il fut fouillé sous le regard du flic. On sortit toutes sortes d'objets de ses poches, on les palpa et on les lui rendit. On tâta ses vêtements, sans même respecter sa personne. N'ayant rien trouvé de compromettant, l'un d'eux souffla un juron puis hurla à l'adresse de la victime: -Alors, qu'est-ce qui vous flanque la frousse? -Je ne me sens pas bien, répondit faiblement le passager. -Vraiment? Qu'est-ce que vous avez? - Le mal des transports. Le train me fait toujours ça. - C'est de la blague! (Il lui jeta un regard enflammé, puis eut un geste nonchalant.) Très bien, vous pouvez vous rasseoir. Le passager s'écroula alors sur son siège et reprit bruyamment son souffle. Il avait le teint marbré de quelqu'un qui est presque malade de peur et de soulagement. Le flic le considéra un instant, renifla, puis tourna son attention vers le numéro huit. -Billet! Il en restait encore dix à être harcelés avant que les inquisiteurs arrivent à Mowry. Il était prêt à courir le risque de soumettre ses papiers à un examen, mais n'osait aller jusqu'à se laisser fouiller. Le flic n'était qu'un flic banal. Les deux autres appartenaient au tout-puissant Kaïtempi. S'ils farfouillaient dans
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ses poches, le pot aux roses serait découvert. Et, sur Terra, lorsqu'on aurait estimé que son silence était celui de la mort, un individu glacial nommé Wolf irait bonimenter une autre poire. « Tournez-vous.
Marchez avec les jambes torses. Nous voulons que vous
deveniez une guêpe. » La plupart des passagers portaient maintenant leur regard dans la travée, observant avec attention ce qui se passait en s'efforçant de s'entourer d'une auréole de rectitude patriotique. James Mowry glissa au Verrat un coup d'œil en dessous. Ces petits yeux étaient-ils vraiment clos ou le considéraient-ils les paupières baissées? Ne pouvant se permettre de placer son visage contre la face déplaisante de son vis-à-vis, il ne pouvait le savoir réellement. Mais cela ne faisait aucune différence. Le trio approchait petit à petit, et il lui fallait courir sa chance. Furtivement, il palpa derrière lui et découvrit un trou étroit mais profond dans le capitonnage, là où s'appuyait le bas de son dos. Gardant son attention fixée sur le Verrat, il arracha de sa poche un paquet d'étiquettes et deux crayons gras, les enfouit dans le trou et les fit soigneusement disparaître. Le dormeur ne remua pas une paupière. Deux minutes après, le flic flanquait au Verrat un coup irascible sur l'épaule, et cet estimable personnage se réveilla en renâclant. Il considéra le flic, puis la paire d'agents secrets. -Quoi, qu'est-ce que c'est? -Votre billet! lança le flic. -Un contrôle, hi? dit le Verrat en comprenant soudain. Oh, tenez ... Il inséra ses doigts boudinés dans une poche de son gilet, en sortit une carte ornementée plastifiée. IlIa montra au trio et le flic devint servile. Les durs se raidirent comme deux bleus surpris à sommeiller pendant un , défilé. -Pardonnez-nous, major, s'excusa le policier. -De rien, lui assura le Verrat en arborant un mélange étudié d'arrogance et de condescendance. Vous ne faites que votre devoir. Il accorda au restant du wagon un regard flamboyant de triomphe, jouissant visiblement de cette situation qui le révélait comme étant au-dessus du troupeau. Embarrassé, le flic passa à Mowry. -Billet. Mowry le lui tendit en s'efforçant d'avoir l'air innocent et las. La pseudo-nonchalance n'avait rien de facile, car il était maintenant le point de mire de tous les yeux. Presque tous les passagers regardaient de son côté. Le major Verrat l'étudiait d'un air songeur et les deux agents du Kaïtempi lui lançaient leur regard de granit. -Carte d'identité. IlIa lui tendit. - Permis de circuler. Ille leur remit en s'attendant plus ou moins à entendre: «Levez-vous! »
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Mais l'ordre n'arriva jamais. Ayant hâte d'échapper aux yeux froids et officiels du major, tous trois examinèrent les papiers, les rendirent sans commentaire et poursuivirent leur chemin. Mowry glissa les documents dans sa poche et s'efforça de dissimuler son soulagement en s'adressant à son vis-à-vis. - Je me demande ce qu'ils cherchent. -Ça ne vous regarde pas! fit le major Verrat sur un ton aussi insultant que possible. -Non, bien sûr que non, acquiesça Mowry. Tous deux se turent. Le major regardait par la fenêtre et ne montrait aucune inclination à reprendre son petit somme. Sale type! songea Mowry. Il allait être difficile de récupérer les étiquettes si ce porc demeurait éveillé et aux aguets. Une porte se referma en claquant lorsque le policier et les agents du Kaïtempi pénétrèrent dans le wagon suivant après en avoir fini avec celui-ci. Une minute plus tard, le train freinait avec une telle violence que deux ou trois passagers tombèrent de leur siège. Dehors et loin à l'arrière, des voix se mirent à crier. Se mettant sur pied, le major Verrat ouvrit la partie supérieure de la fenêtre, sortit la tête et regarda en direction du vacarme. Puis, avec une vitesse surprenante pour quelqu'un d'aussi corpulent, il fit jaillir un pistolet de sa poche et traversa le couloir et la porte en courant. Les vociférations se firent plus fortes. Mowry se leva et regarda à la fenêtre. En queue de train, quelques silhouettes couraient le long de la voie, le flic et les membres du Kaïtempi en tête. Il vit ces derniers lever le bras. Quelques coups de feu claquèrent dans l'air matinal. Il était impossible de voir sur quoi ils tiraient. Le long du train, le major s'était également lancé pesamment à la poursuite des poursuivants. Des visages curieux apparaissaient aux fenêtres du convoi. Mowry lança au plus proche: - Que s'est-il passé? -Les trois types ont vérifié nos papiers. Quelqu'un les a vus, il s'est rué vers la porte opposée et a sauté dehors. Ils ont arrêté le train et ont couru derrière le gars. Il a pas mal d'avance. Ils auront de la chance s'ils l'attrapent. - Qui c'était? -Aucune idée. Un criminel recherché, je suppose. - En tout cas, avança Mowry, si le Kaïtempi en avait après moi, je détalerais comme un Spakum effrayé. -Comme tout le monde, approuva l'autre. James Mowry rentra sa tête et se rassit. Tous les autres voyageurs étaient à la fenêtre, leur attention totalement dirigée vers l'extérieur. C'était là une occasion à ne pas rater. Il plongea la main dans sa cachette, en retira étiquettes et crayons qu'il empocha. Le train demeura arrêté pendant une demi-heure, durant laquelle on n'entendit plus aucun éclat de voix. Il finit par se remettre en marche. 36
Le major Verrat reparut au même instant et s'affala dans son siège. Il avait l'air aussi amène qu'une porte de prison. -Est-ce que vous l'avez attrapé? demanda Mowry en prêtant à son attitude tout le respect et la politesse dont il put faire preuve. Le major le foudroya d'un regard mauvais. - Ça ne vous regarde pas! -Non, bien sûr que non. Le silence s'instaura de nouveau et persista jusqu'à l'entrée dans Radine. était le terminus et tout le monde descendit. Mowry suivit la foule qui franchissait les portes de la gare, mais ne se précipita pas vers vitrines et murs où il aurait pu apposer ses messages. Il préféra filer le major.
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uivre le major ne présentait aucune difficulté. Le Verrat se comportait comme si être pris en filature était la dernière chose qu'il puisse concevoir. Il allait son chemin avec l'arrogance et l'assurance de celui qui a la loi dans sa poche et pour qui le commun des mortels n'est que poussière. Juste à l'extérieur de l'entrée en arche de la gare, il tourna à droite et avança le long de l'esplanade, jusqu'au parking situé de l'autre côté. Il s'arrêta auprès d'une dynocar verte allongée et fouilla dans ses poches à la recherche de ses clés. Abrité à l'ombre d'un pilier, James Mowry observa sa proie déverrouiller la portière et se glisser à l'intérieur du véhicule. Il traversa la rue à toute allure jusqu'à une file de taxis et monta dans la voiture de tête. La manœuvre avait été parfaitement minutée: il s'enfonça dans le siège au moment même où la dynocar passait en 'sifflant. - Où vous allez? demanda le chauffeur de taxi. -Je ne sais pas exactement, répondit Mowry d'un air évasif. Je ne suis venu ici qu'une seule fois, voilà des années. Mais je connais la route. Suivez mes instructions. La dynamo du taxi atteignit un bourdonnement élevé tandis que l'engin accélérait sur la route, le passager gardant son attention fixée sur la voiture devant eux et donnant de temps à autre un ordre· bref. Il savait bien qu'il aurait été plus facile de la désigner et de dire: « Suivez cette voiture!» Mais, dans l'esprit du chauffeur, il aurait été associé avec le major, ou du moins avec la dyno verte du major. Le Kaïtempi était très doué quand il s'agissait de dénicher les petits détails comme cela et d'arriver à leur amère conclusion. Le chauffeur du taxi ignorait donc totalement qu'il filait quelqu'un. Rapides, chasseur et chassé se faufilèrent dans le centre de Radine, et celui qui était en tête finit par tourner à gauche et descendit par une rampe qui menait au sous-sol d'une résidence importante. Mowry laissa le taxi continuer encore deux cents mètres avant de le faire arrêter. -Voilà, ça y est. (Il descendit et sortit de l'argent.) C'est pratique, d'avoir une mémoire sur laquelle on peut compter, n'est-ce pas? -Ouin, répondit le chauffeur. Un guilder six décimes.
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Mowry lui donna deux guilders et le regarda s'éloigner. Il se hâta en direction de la résidence, y entra et prit un siège discret dans le hall immense. Il se carra dedans, puis fit semblant de sommeiller tranquillement en attendant quelqu'un. Plusieurs personnes étaient assises autour de lui, mais aucune ne lui prêta attention. Il n'y avait pas trente secondes qu'il se trouvait là, que le major Verrat émergeait dans le hall par une porte menant au garage du sous-sol. Sans un regard autour de lui, le major en franchit une autre dans une batterie d'ascenseurs. La porte glissa dans son dos. Sur le panneau lumineux du linteau apparurent des numéros, jusqu'à 7 qui scintilla un instant, avant de revenir à o. La porte se rouvrit, révélant la cabine de nouveau vide. Encore cinq minutes, puis Mowry bâilla, s'étira, consulta sa montre et s'en alla. Il arpenta le trottoir jusqu'à ce qu'il trouve une cabine téléphonique. Il y appela la résidence. -J'étais censé rencontrer quelqu'un dans le hall il y a environ une heure, expliqua-t-il à la réceptionniste. Je n'ai pas pu venir à temps. S'il m'attend encore, j'aimerais lui dire que j'ai été retenu. - Qui est-ce? demanda la femme. Un résident? - Oui... mais j'ai purement et simplement oublié son nom. Moi et les noms ... Il est rondouillard, il a des traits épais, et il habite au septième. Major... major... Quelle soko de mémoire! - Cela doit être le major Sallana, déclara l'opératrice. -Exact, acquiesça Mowry. Major Sallana ... et je l'avais sur le bout de la langue! -Ne quittez pas. Je vais voir s'il attend toujours. (Suivit une minute de silence avant que la réceptionniste revienne avec:) Non, il n'est plus là. Je viens d'appeler son appartement et il ne répond pas. Voulez-vous lui laisser un message? -C'est inutile, il a dû laisser tomber. Cela n'a pas beaucoup d'importance, dé toute façon. Longue vie! - Longue vie! L'appartement ne répondait donc pas. Il semblait que le major Sallana soit entré pour ressortir aussitôt... à moins qu'il soit dans son bain. Cela semblait assez improbable. Il n'avait pas eu le temps matériel de remplir une baignoire, de se déshabiller et de se plonger dans l'eau. S'il n'était pas chez lui, l'occasion était trop belle pour la laisser échapper. Il fallait aller de l'avant. Malgré son empressement intérieur, Mowry fit une petite halte pour effectuer un travail d'un autre ordre. Par les vitres de la cabine, il vérifia que personne ne l'observait, puis apposa une étiquette sur le panneau qu'aucun utilisateur ne pouvait manquer de contempler en tenant le combiné du téléphone. Elle disait: «Les amoureux du pouvoir ont lancé la guerre. Le Dirac Angestun Gesept réglera la chose ... et leur compte! » Il retourna à l'immeuble, traversa le hall avec une confiance trompeuse et pénétra dans un ascenseur inoccupé. Il fit alors volte-face pour 39
apercevoir quelqu'un qui approchait, et découvrit avec stupéfaction qu'il s'agissait du major. Celui-ci arborait maintenant un air de ruminant perplexe. Il n'avait pas encore vu Mowry, mais ne tarderait pas à le faire si la guêpe n'agissait pas à toute vitesse. Mowry referma la porte et appuya sur le troisième bouton du panneau. L'ascenseur s'éleva jusqu'au troisième étage et s'arrêta. Il l'y maintint, la porte fermée, jusqu'à ce qu'il ait entendu la cabine voisine le dépasser. Puis il redescendit au rez-de-chaussée et sortit du bâtiment. Il se sentait déconfit, à cran, et il maudit son destin sur un ton soutenu. En attendant le milieu de l'après-midi, il passa sa colère sur Radine en la décorant de cent vingt étiquettes et de quatorze graffitis. Puis il décida que sa journée était finie pour ce genre de travail et il jeta le bout de crayon restant dans une grille d'égout. À la seizième heure, il se paya un repas tardif, car il n'avait rien dans le ventre depuis le petit déjeuner. Après avoir mangé, il appela le numéro de Sallana et n'obtint aucune réponse. Maintenant, il pouvait y aller. Répétant sa tactique précédente, il prit un ascenseur jusqu'au septième, sans problème, cette fois-ci. Il foula silencieusement l'épais tapis du couloir, à la recherche de la porte mentionnant le nom qu'il désirait. Il frappa. Aucune réponse. Il frappa de nouveau, un peu plus fort - mais pas assez toutefois pour déranger les voisins. Le silence, seul, lui répondit. C'est alors que l'èntraÎnement très particulier de James Mowry entra en action. Il prit dans sa poche un trousseau de clés à l 'air trompeusement innocent, et se mit à l'ouvrage sur la serrure, qu'il eut ouverte en trente-cinq secondes très exactement. La vitesse était essentielle - si quelqu'un avait choisi cet instant pour pénétrer dans le couloir, il aurait été pris la main dans le sac. Il se glissa de l'autre côté du panneau qu'il referma avec précaution derrière lui. Sa première action fut de parcourir rapidement l'appartement afin de s'assurer que personne ne s'y trouvait endormi ou ivre mort. Il y avait quatre pièces, toutes vides. De toute évidence, le major Sallana n'était pas chez lui. Mowry revint dans la première pièce qu'il fouilla soigneusement et où il découvrit un pistolet dans le tiroir du haut d'un fichier. Il l'examina, vit qu'il était chargé et l'empocha. Ensuite, il força un gros bureau pesant dont il se mit à ratisser les tiroirs. Il agissait à la manière sûre et ultrarapide d'un professionnel du crime, ce qui était, en fait, un hommage à 1'« éducation» qu'il avait reçue au centre. Le contenu du quatrième tiroir de gauche lui fit dresser les cheveux sur la tête. Il avait l'intention de confisquer ce qui rendait les policiers aussi serviles et persuadait même les agents du Kaïtempi de se mettre au gardeà-vous. Ouvrant le tiroir, il se trouva face à un joli paquet de papiers portant un tampon officiel.
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C'était plus qu'il attendait, plus qu'il avait espéré dans ses rêves les plus optimistes. Cela prouvait aussi qu'en dépit des sermons qu'on n'avait pas manqué lui faire sur la prudence, une prudence incessante et constante, il fallait faire confiance à ses intuitions et courir des risques. L'en-tête du papier indiquait: DIRAC KAIMINA TEMPITI Leshun Radine En d'autres termes: « Police secrète sirienne - District de Radine». Pas étonnant que les durs à bord du train se soient aplatis vite fait: le major était une huile du Kaïtempi et, en tant que telle, avait préséance sur un général de brigade ou même un contre-amiral de la marine spatiale. Cette découverte accéléra d'un degré l'activité de Mowry. De la pile de bagages de la dernière pièce, il tira une mallette qu'il força et dont il vida le contenu sur le plancher, et dans laquelle il fourra les papiers du Kaïtempi. Un peu plus tard, il trouva une gaufreuse qui imprimait des lettres « DKT» surmontées par un petit glaive ailé. Elle aussi atterrit dans la valise. En ayant fini avec le bureau, il passa au fichier voisin, les mains palpitant d'excitation tandis qu'il s'aff~irait sur le tiroir du haut. Un petit bruit parvint soudain à ses oreilles. Il s'arrêta, tendu, aux aguets. C'était le raclement d'une clé dans la serrure. La clé ne tourna pas à la première tentative. Mowry bondit vers le mur contre lequel il s'aplatit, là où la porte le dissimulerait. La clé cliqueta de nouveau. La serrure réagit, la porte apparut dans son champ de vision et Sallana entra. Le major effectua quatre pas dans la pièce avant que son cerveau accepte ce que lui livraient ses yéux. Il s'arrêta net et contempla, incrédule et peu .à peu furieux, le bureau mis à sac tandis que la porte se refermait derrière lui dans un claquement. Réagissant enfin, il se retourna et aperçut l'intrus. - Bonsoir, le salua Mowry sur un ton neutre. Le major lui lança un regard enflammé d'autorité outragée. - Vous? Qu'est-ce que vous faites ici? Qu'est-ce que cela veut dire? -Je suis un petit voleur. Ce qui veut dire que vous venez d'être cambriolé. - Laissez-moi vous apprendre ... - Lorsqu'il y a eu cambriolage, continua Mowry, il doit y avoir une victime. Cette fois-ci, c'est votre tour. Il n'y a aucune raison pour que la chance soit tout le temps de votre côté, n'est-ce pas? Le major Sallana fit un pas en avant. -Asseyez-vous! ordonna Mowry. L'autre s'arrêta, mais ne s'assit pas. Il demeura droit sur le tapis, ses petits yeux rusés prenant un éclat entêté. - Déposez ce pistolet. - Qui. .. Moi? demanda Mowry.
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-Vous ignorez ce que vous faites, déclara Sallana, conditionné par une vie de crainte semée à tous vents, parce que vous ignorez qui je suis. Quand vous le saurez, vous le regretterez ... -Mais je sais qui vous êtes, l'interrompit Mowry. Vous êtes l'un des gros rats du Kaïtempi. Bourreau professionnel, étrangleur patenté, soko sans conscience qui mutile et tue pour l'argent et pour le plaisir. Maintenant, asseyez-vous, que j'en finisse! Le major refusait toujours de s'asseoir. Bien au contraire, il réfutait la croyance populaire selon laquelle tous les tyranneaux sont des lâches. Comme bon nombre de types de cet acabit, il avait un courage bestial. Il fit un pas de côté, lourd mais prompt, tandis que sa main plongeait dans une poche. Mais les yeux qui avaient si souvent observé l'agonie d'autrui l'avaient trahi. Le pas avait à peine été réalisé, la main plongée dans la poche, que le pistolet de James Mowry produisait un broup efficace sinon bruyant. L'espace de quatre ou cinq secondes, le major Sallana resta debout, une expression stupide sur le visage. Puis il vacilla et tomba à la renverse avec un bruit sourd qui résonna dans la pièce, et roula sur le côté. Ses jambes grasses eurent quelques secousses spasmodiques, et il ne bougea plus. Entrouvrant doucement la porte, Mowry jeta un regard dans le couloir. Aucun bruit de course en direction de l'appartement. Personne n'appelait au secours. Si quelqu'un avait perçu le bruit assourdi des coups de pistolet, il avait dû l'attribuer au flot de circulation dans la rue. Assuré que l 'alarme n'avait pas été donnée, il referma la porte, se pencha sur le corps et le regarda de plus près. Sallana était aussi mort qu'il était possible de l'être, la brève rafale ayant logé sept balles dans sa carcasse obèse. C'était dommage, d'une certaine façon, Car Mowry aurait aimé obtenir de lui quelques réponses à des questions posées de façon convaincante, à coups de poing ou de pied, ou de toute autre manière. Il y avait des tas de choses qu'il désirait connaître sur le Kaïtempi - en particulier, l'identité de ses victimes présentes, leur condition physique et le lieu de leur incarcération. Aucune guêpe ne pouvait trouver d'appui plus loyal et enthousiaste que parmi des autochtones sauvés du garrot. Mais l'on ne peut forcer un cadavre à parler. C'était son seul regret. Sous tous les rapports, il ne pouvait que se féliciter. D'une part, les signes manifestes des méthodes du Kaïtempi étaient si révoltants que le fait de faire disparaître l'un des membres de celui-ci rendait service aux Siriens aussi bien qu'aux Terriens. D'autre part, un tel meurtre était idéal en la circonstance: il donnerait le support de la mort aux étiquettes et graffiti. Cela laissait entendre aux autorités que quelqu'un était prêt et capable de faire plus que menacer. La guêpe avait bien bourdonné dans tous les azimuts. Maintenant, elle venait d'utiliser son aiguillon. Il fouilla le corps et obtint ce qu'il convoitait depuis que Sallana avait baigné dans l'adulation à bord du train: la carte plastifiée ornementée. Elle· portait des symboles, des cachets et des signatures certifiant que son possesseur avait le rang de major dans la Police secrète. Mieux encore, elle ne donnait
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ni le nom ni la description du possesseur, et se contentait de mentionner un numéro de code. La Police secrète était même secrète pour elle-même, habitude dont on pouvait tirer longuement parti. Mowry reporta son attention sur le fichier. La majorité de son contenu se montra sans valeur et ne révéla rien qui ne soit déjà connu des Renseignements terriens. Mais il y avait trois dossiers contenant le curriculum vitae de personnes transformées comme de coutume en numéros matricules. De toute évidence, le major les avait emportés pour les étudier chez lui. Mowry les parcourut rapidement. Il comprit très vite que les trois inconnus étaient des rivaux potentiels de ceux qui étaient en place. Ces dossiers n'indiquaient pas si les sujets étaient morts ou en vie. Ce qui entraînait que leur sort restait en suspens. Autrement, il semblait assez peu probable que Sallana ait perdu son temps sur de tels documents. De toute façon, la disparition de ces papiers capitaux irriterait les autorités, voire en effraierait quelques-unes. Mowry plaça donc les dossiers dans la mallette avec le reste du butin. Ensuite, il vérifia s'il n'avait rien oublié d'intéressant, fouilla les costumes de la garde-robe, mais ne découvrit rien qui vaille d'être emporté. Il lui restait à faire disparaître tout indice pouvant le relier à cette pénible situation. La mallette à la main, le pistolet en poche, Mowry s'arrêta sur le pas de la porte et jeta un dernier regard au cadavre. -Longue vie! Le major (Verrat) Sallana ne daigna pas répondre. Il reposait en silence, sa main droite potelée serrant un bout de papier sur lequel était inscrit: « Exécuté par le Dirac Angestun Gesept. » Celui qui trouverait le corps ne manquerait pas de faire suivre le message, qui remonterait tout aussi sûrement l'échelle hiérarchique jusqu'au sommet. Avec un petit peu de chance, il flanquerait la frousse à quelques-uns. Sa chance persista. James Mowry n'eut pas à attendre longtemps un train qui le ramène à Pertane. Il en était plus que réjoui, car les policiers de la gare avaient tendance à se montrer inquisiteurs à l'égard des voyageurs qui restaient trop longtemps assis. Il est vrai que, s'il était accosté, il pourrait présenter ses papiers ou, en dernier ressort, la carte du Kaïtempi pour se frayer un chemin hors d'un piège. Mais ici et maintenant, mieux valait éviter d'attirer l'attention. Le train entra en gare et il parvint à y monter sans se faire remarquer. Au bout d'un instant, le convoi se remit en branle et s'enfonça dans les ténèbres. En raison de l' heure tardive, le nombre de passagers était minime et le wagon qu'il avait choisi possédait beaucoup de sièges inoccupés. Il lui fut fa2ile de trouver une place où il ne serait ni importuné par un voisin trop loquace, ni étudié pendant tout le trajet par un individu aux yeux vifs et à la mémoire fidèle. Une chose était sûre: si l'on découvrait le corps de Sallana dans les trois ou quatre heures, le tapage qui s'ensuivrait s'étendrait assez rapidement pour assurer une fouille complète du train. Les enquêteurs n'auraient aucune description du suspect, mais ils Jetteraient un coup d'œil aux bagages et sauraient reconnaître les objets volés.
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Mowry se laissa bercer par le « tac-tagadac-tac» hypnotique du train. Chaque fois que claquait une porte ou une fenêtre, il se réveillait, les nerfs à vif, le corps tendu. Il se demanda une ou deux fois si un appel radio prioritaire n'atteindrait pas sa destination avant le train. «Arrêtez etfouillez tous les passagers et bagages du Il h 20 de Radine. » Il n'y eut aucun contrôle. Le train ralentit, grinça sur les aiguillages d'un important centre de tri et pénétra dans Pertane. Ses passagers débarquèrent, tous endormis, quelques-uns paraissant même à demi morts, et se dirigèrent en traînant les pieds vers la sortie. Mowry s'arrangea pour être dans les derniers et accompagna une demi-douzaine de flânocheurs aux jambes torses. Toute son attention se portait devant lui, dans l'attente d'un groupe sinistre posté au portillon. S'ils étaient bel et bien là en embuscade, il lui restait deux solutions. Il pouvait lâcher sa mallette au contenu inestimable, ouvrir le feu le premier, foncer et espérer s'en tirer dans la confusion qui en résulterait. Cette tactique donnait l 'avantage de la surprise. Mais s'il échouait, c'était la mort immédiate - et même la réussite risqu;lÏt de se payer de deux ou trois balles dans le corps. Il pouvait aussi y aller au bluff, s'avancer jusqu'au plus gros et au plus laid, lui mettre la mallette entre les mains en disant avec un zèle abruti: « Pardon, monsieur l'agent, mais l'un des types qui viennent de passer a lâché ça devant moi. Je me demande pourquoi il a abandonné son bagage. » Puis, dans la confusion qui s'ensuivrait là aussi, il devrait avoir l'occasion de marcher jusqu'au coin de la rue où il détalerait comme s'il était doté de fusées. Il transpirait comme un malheureux, mais ses craintes se révélèrent inutiles. C'était son premier meurtre, et c'était un meurtre parce qu'on le définirait comme tel. Son imagination lui en avait déjà fait subir le châtiment. Au-delà du portillon, rôdaient deux policiers qui regardaient le flot de voyageurs avec un manque d'intérêt total et bâillaient de temps à autre. Il leur passa pratiquement sous le nez, et il leur aurait été difficile de lui prêter moins d'attention. Mais James Mowry n'était pas encore tiré d'affaire. Les policiers de la gare ne s'étonnaient pas de voir des gens munis de valises à toute heure du jour ou de la nuit. Les flics de la ville, eux, avaient tendance à se poser un peu plus de questions. Il était facile de résoudre ce problème en prenant tout simplement un taxi - d'où un autre problème. Un taxi doit être conduit et le chauffeur le moins bavard pouvait devenir un vrai moulin à paroles sous l'action du Kaïtempi : -Vous avez pris quelqu'un au 11 h 20 de Radine? -Ouin. Un jeune gars avec une mallette. - Rien de spécial à son sujet? Trop sûr de lui ou trop prudent, par exemple? -Je n'ai rien remarqué. Il m'a semblé normal. Mais ce n'était pas un Jaimecain. Il parlait avec un véritable grasseyement mashambi. - Vous vous rappelez où vous l'avez emmené, hi? -Ouin. Je peux vous le montrer.
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Il Y avait une façon de s'en tirer. Mowry plaça sa mallette dans une consigne automatique de la gare et s'éloigna. En théorie, la mallette devait être en sécurité pour toute une journée. En fait, elle pouvait très bien être découverte et utilisée comme appât. Sur un monde où rien n'était sacro-saint, le Kaïtempi avait un passepartout pour la presque totalité des lieux. Rien ne l'empêcherait d'ouvrir et de fouiller toutes les consignes dans un rayon de quinze cents kilomètres s'il était décidé qu'il s'agissait d'une manœuvre profitable. Lorsqu'il reviendrait en plein jour chercher sa mallette, Mowry devrait donc approcher la consigne avec une grande prudence, en s'assurant bien que sa personne n'était pas surveillée par un groupe d'individus patibulaires. Arpentant rapidement le trottoir, il se trouvait à huit cents mètres de chez lui lorsque deux flics surgirent d'une allée ténébreuse de l'autre côté de la rue. -Hé,vous! Mowry s'arrêta. Ils traversèrent, et le contemplèrent dans un silence sinistre. Puis l'un d'eux désigna les étoiles lointaines et la rue déserte. - On se promène un peu tard, pas vrai? -Il n'y a rien de mal à cela, pas vrai? répondit-il avec une pointe d'insolence dans le ton. -C'est nous qui posons les questions, repartit le flic. Où étiez-vous, jusqu'à présent ? -En train. - Venant d'où? - De Khamasta. - Et où allez-vous? -Chez moi. - Ça n'aurait pas été plus vite en taxi? - Bien sûr, acquiesça Mowry. Malheureusement, je suis sorti le dernier. Il faut toujours qu'il y ait un dernier. Et il ne restait plus de taxi. -Ça, c'est votre version des faits. À ce stade, l'autre flic adopta la Technique Numéro 7: yeux plissés, mâchoire en avant, rudesse de la voix. Une fois de temps en temps, la Numéro 7 était récompensée par un regard coupable, ou une expression désespérément exagérée d'innocence. Il était expert dans son maniement car il l'utilisait assidûment sur sa femme et la répétait souvent devant la glace en se rasant le matin. - Peut-être que vous n'êtes jamais allé à Khamasta, hi? Peut-être même que vous avez profité de la nuit pour vous balader tranquillement dans Pertane et salir, en quelque sorte malencontreusement, les murs et les vitrines, non? -Non, répondit Mowry, parce que je ne recevrais pas un guilder de rétribution. Est-ce que j'ai l'air dingue? -Pas suffisamment pour que ça se voie, admit le flic. Mais quelqu'un le fait, qu'il soit dingue ou non. 45
- Eh bien, je ne vous en veux pas d'essayer de l'agrafer. Moi, j'aime pas les sinoques. Ils me fichent la frousse. (Il eut un geste d'impatience.) Si vous devez me fouiller, dépêchez-vous. La journée a été longue, je suis vanné et je veux rentrer chez moi. -Pas la peine, dit le flic. Montrez-nous votre carte d'identité. Mowry la sortit. Le flic n'y jeta qu'un coup d'œil superficiel alors que son collègue l'ignora totalement. - Très bien, circulez. Si vous tenez à marcher dans la rue à cette heure-ci, vous pouvez vous attendre à être interpellé et interrogé. Il y a la guerre, vu ? -Oui, monsieur l'agent, marmonna Mowry sur un ton humble et résigné. . Il s'éloigna de son pas le plus rapide en remerciant les cieux de s'être débarrassé de son bagage. S'il avait tenu la mallette à la main, ils l'auraient assez justement considérée comme signe probable de malfaisance. Pour les empêcher de l'ouvrir et d'en inspecter le contenu, il aurait dû les apaiser à l'aide de sa carte du Kaïtempi. Il ne désirait pas utiliser ce système, si possible, avant la découverte de l'assassinat de Sallana et la retombée des remous que cette découverte allait produire. Disons, dans un mois. Ayant regagné son appartement, il se déshabilla, mais ne s'endormit pas immédiatement. Il resta allongé dans son lit et examina sans arrêt la précieuse carte. Maintenant qu'il avait le temps de méditer sur sa signification et les perspectives évidentes qu'elle offrait, il se trouvait confronté aux deux termes de l'alternative: la garder ou non. Le système socio-politique de l'Empire sirien étant ce qu'il était, une carte du Kaïtempi était un appareil terrifiant de première grandeur sur toute planète sirienne. La simple vue de ce totem redouté suffisait pour que quatrevingt-dix-neuf pour cent des civils se prosternent et se livrent à des salamalecs. Cette réalité rendait une carte du Kaïtempi d'une importance exceptionnelle aux yeux d'une guêpe. Pourtant, Terra ne lui avait pas fourni cette arme, il lui avait fallu s'en emparer lui-même. Il en ressortait que les Renseignements terriens ne disposaient pas d'un original. Là-bas, parmi la brume d'étoiles, sur le monde bleu-vert nommé Terra, on pouvait reproduire n'importe quoi, sinon une entité vivante ... et donner même une approximation convaincante de cette dernière. Peut-être avaient-ils besoin de cette carte. Avec un peu de chance, ils doteraient peut-être les guêpes du grade de pseudo-major du Kaïtempi. Pour Mowry, donner cette carte serait comme sacrifier volontairement sa reine au cours d'une partie d'échecs serrée. Il n'en parvint pas moins à une conclusion avant de s'endormir: dès sa première visite à la caverne, il transmettrait un rapport détaillé de ce qui s'était passé, le butin qu'il avait obtenu et sa valeur. Terra déciderait alors s'il fallait l'en démunir, dans l'intérêt du plus grand nombre, ou pas.
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" A
midi, Mowry revint prudemment à la gare et rôda alentour pendant vingt minutes comme s'il attendait quelqu'un. Il observa dans toutes les directions tout en paraissant ne s'intéresser qu'aux flots d'arrivants. Cinquante ou soixante personnes devaient ainsi flâner en l'imitant inconsciemment. Parmi elles, il n'en décela aucune qui garde un œil négligemment posé sur les casiers. Il y en avait bien une dizaine dont les muscles saillaient et qui avaient le visage dur et inexpressifdes flics en civil ou des sbires du Kaïtempi, mais ils ne s'intéressaient qu'à ceux qui franchissaient le portillon. Il finit par courir le risque. Il s'avança d'un air dégagé jusqu'à son casier, inséra sa clé dans la porte en regrettant de ne pas posséder un troisième œil sur la nuque. Il ouvrit la porte, sortit la mallette et passa un instant très désagréable avec cette maudite preuve à la main. Si quelque chose devait se produire, c'était le moment où jaillirait un cri de triomphe, où une main pesante s'abattrait sur son épaule et où des visages impitoyables feraient leur apparition. Mais rien ne se produisit. James Mowry s'éloigna, l'air innocent, avec en lui l'effroi du renard qui entend les aboiements distants et sonores des chiens de chasse. À l'extérieur de la gare, il monta à bord d'un autobus et guetta tout signe de filature. Il y avait de bonnes chances que nul ne l'ait remarqué. Personne ne s'intéressait peut-être à lui parce que le Kaïtempi tournait toujours en rond sans avoir la moindre idée de l'endroit par où commencer. Mais Mowry ne pouvait accepter cela aussi facilement, ni sous-estimer l'habileté de l'ennemi. Il avait très bien pu décider de ne pas l'épingler aussitôt en espérant arriver au reste des prétendus comploteurs. Le Kaïtempi n'était pas du genre qui s'attaque à un seul individu. Il préférait prendre son temps et s'emparer de tout un réseau. C'est pourquoi, durant le trajet, il regarda à maintes reprises vers l'arrière, observa les passagers qui montaient et descendaient, en s'efforçant de repérer toute dynocar le suivant. Il changea cinq fois de bus, passa par deux allées sordides et traversa trois grands magasins. Enfin satisfait de l'absence de poursuite discrète, il se rendit à son appartement, glissa d'un coup de pied la mallette sous le lit et émit un profond soupir. On l'avait averti que ce genre de vie se révélerait pénible pour les nerfs. C'était vrai!
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Il ressortit, acheta une boîte d'enveloppes ainsi qu'une machine à écrire bon marché. Puis, utilisant le papier du Kaïtempi, il passa le reste de la journée et une partie de la suivante à taper rapidement. Inutile de s'inquiéter de ses empreintes, un traitement spécial les avait transformées en taches impossibles à identifier. Ayant terminé ce travail, il consacra la journée du lendemain à de patientes recherches dans la bibliothèque municipale. Il prit beaucoup de notes, retourna chez lui, puis écrivit des adresses et affranchit une pile d'enveloppes. Tôt dans la matinée, il expédia plus de deux cents lettres à des rédacteurs en chef, à des présentateurs radio, à des chefs militaires, des hauts fonctionnaires, des chefs de la police, des politiciens éminents et des membres clefs du gouvernement. Tapé sous l'en-tête du Kaïtempi, surmonté du sceau au glaive ailé, le bref message déclarait: « Sallana était le
premier. Bien d'autres suivront. La liste sera longue.
Dirac Angestun Gesept. » Cela fait, il brûla la boîte qui avait contenu les enveloppes et lança la machine à écrire dans le fleuve à l'endroit où il était le plus profond. S'il avait 1'occasion d'écrire encore des lettres, il achèterait une autre machine dont il se débarrasserait de la même manière. Il pouvait se permettre d'acheter et de jeter une centaine de machines à écrire s' il le jugeait nécessaire. Plus on est de fous, plus on rit. Car si le Kaïtempi analysait les caractères de la correspondance menaçante et découvrait qu'un nombre de machines important avaient été utilisées, il croirait qu'une organisation gigantesque était à l'œuvre. En outre, chacun de ses achats concourait à la création d'une inflation de monnaie sans valeur au sein de l'économie jaimecaine. Il rendit ensuite visite à une agence de location où il prit une dynocar pour une semaine, en utilisant le nom de Shir Agavan et l'adresse de l'hôtel où il s'était inscrit en premier lieu. Grâce à son véhicule, il put se débarrasser de cinq cents étiquettes, distribuées dans plus de six petites villes et trente villages. Le travail était beaucoup plus risqué qu'à Radine ou Perrane. Les villages étaient les plus dangereux. Plus ils étaient petits, plus ils posaient de problèmes. Dans une cité d'un quart de million ou de deux millions d'habitants, un étranger est une non-entité négligeable. Dans un hameau de moins de mille habitants, on le remarque, on l'observe, et l'on épie ses moindres mouvements. À plus d'une reprise, un tas de péquenots lui donnèrent l'occasion de coller une étiquette en attirant l'attention sur sa voiture. Par jeu, on prit deux fois son numéro. Il avait eu raison de louer sa voiture, car les policiers qui enquêteraient au sujet de la soudaine éruption d'étiquettes subversives associeraient certainement le phénomène avec l'étranger banal qui conduisait la dyno immatriculée XC-17-978.
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Il Yavait exactement quatre semaines que James Mowry se trouvait sur Jaimec lorsqu'il apposa la dernière étiquette de sa valise et atteignit ainsi la fin de la Phase Un. C'est à ce stade qu'il commença à se sentir découragé. Dans les journaux et sur les ondes, les officiels maintenaient toujours un silence total sur ses sournoises activités. Pas un mot n'avait été prononcé sur le meurtre du major Sallana. Selon les apparences, le gouvernement ne prenait pas garde aux bourdonnements de la guêpe et ne s'inquiétait aucunement de l'existence de l'imaginaire Dirac Angestun Gesept. Ainsi privé de réactions perceptibles, Mowry n'avait aucun moyen de connaître ce à quoi il était parvenu, si toutefois il était parvenu à quelque chose. Rétrospectivement, cette guerre de médisance paraissait plutôt futile, en dépit des boniments de Wolf sur la façon de paralyser une armée par quelques gestes. Lui, Mowry, s'était déchaîné pour des prunes, et les autres ne se donnaient même pas la peine de répliquer, ni même de bouger le petit doigt. Il lui était donc difficile de conserver son bel enthousiasme du début. Un seul cri de douleur publique de la part de l'opposition - ou un hurlement de fureur, ou une tirade de menaces - aurait donné un coup de fouet à son moral en lui montrant qu'il avait heurté quelque chose de dur. Mais ils ne lui avaient pas offert la satisfaction de lui laisser entendre même un pauvre halètement. C'était le revers psychologique du travail en solitaire. Il n'existait aucun compagnon d'armes avec qui échanger des spéculations stimulantes sur la contre-offensive secrète de l'ennemi. Personne à encourager ni pour l'encourager, personne qui puisse partager les complots, le danger et - ainsi qu'il est courant dans ces cas-là -les rires. Il sombra dans un cafard si profond que pendant deux jours il resta dans son appartement à ne rien faire d'autre que ruminer. Le troisième jour, son pessimisme fut remplacé par une inquiétude aiguë. Il ne feignit pas d'ignorer cette nouvelle sensation. Au centre d'entraînement, on l'avait averti d'innombrables fois de toujours y prendre garde. «Le fait que l'on est pourchassé pour de bon peut provoquer un affinement des perceptions mentales qui équivaut presque à un sixième sens. C'est ce qui rend les criminels endurcis difficiles à attraper. Ils ont des intuitions, et ils les suivent. Plus d'un escroc s'est échappé à la dernière seconde avec une telle précision que la police a soupçonné une fuite. En fait, le gaillard avait soudain eu la bougeotte et il s'était enfui ventre à terre. Si vous tenez à votre peau, faites de même. Si vous avez l'impression qu'on vous serre de près, ne restez pas dans le coin à vous en assurer... barrez-vous, c'est tout!» Oui, c'est ce qu'on lui avait dit. Il se rappelait s'être demandé si cette capacité à flairer le danger était quasi télépathique. La police procédait rarement à une rafle sans surveillance ou observation préliminaire de quelque nature que ce soit. Un limier rôdant autour d'un antre -l'œil vif, la dent pointue et incapable d'éviter de penser à ce qu'il fait - peut fort bien émettre 49
une odeur mentale. Laquelle ne sera pas perçue comme une pensée claire mais plutôt comme une sonnette d'alarme. Sur la foi de cela, Mowry saisit ses bagages et fonça par la porte de derrière. Personne ne flânait par là à l'instant. Personne ne le vit partir, personne ne le fila. Quatre individus costauds se postèrent à portée de vue de cette sortie quelques minutes avant minuit. Deux cars de spécimens apparentés s'arrêtèrent devant, enfoncèrent la porte principale, se ruèrent dans l'escalier. Ils restèrent trois heures sur les lieux et ils tuèrent à moitié le logeur avant d'être convaincus qu'il ne savait rien. Mowry ignora ces faits. C'était le coup de fouet tant attendu qu'il eut la chance d'éviter. Son nouveau sanctuaire, distant de deux kilomètres, était une chambre étroite et allongée au sommet d'une bâtisse délabrée dans le quartier le plus malfamé de Pertane, district où le ménage s'effectuait selon la technique du coup de pied à droite et à gauche. On ne lui avait demandé ni son nom ni sa carte d'identité, la plus délicieuse coutume de l'endroit voulant que chacun s'occupe de ses oignons - ou de ce qui équivalait à des oignons. Il lui suffit de montrer un billet de cinquante guilders. L'argent disparut, une clé usée apparut en échange. Il rendit rapidement cette clé devenue inutile en achetant une serrure en croix à bouterolles multiples qu'il fixa sur la porte. Enfin, il se ménagea une petite trappe dans le toit afin d'avoir une sortie de secours si l'escalier venait à être bloqué par des ennemis. Pour l'instant, James Mowry estimait que le plus grand danger résidait dans la présence des voleurs à la petite semaine du voisinage -les gros ne se seraient pas donné la peine de pénétrer dans un taudis pareil. Verrou et loquets devraient suffire à refouler les intrus. Il dut de nouveau passer un certain temps à rendre les lieux habitables. S'il se faisait capturer par le Kaïtempi, il irait rouler dans la fange puante d'un cul-de-basse-fosse. Mais tant qu'il demeurerait libre, il se ferait un devoir de se montrer difficile. Lorsqu'il eut fini son ménage, la pièce était plus claire et plus agréable que depuis que les maçons avaient déménagé et que le sousprolétariat avait emménagé. Il s'était remis de son passage à vide et de son impression de désastre imminent. De meilleure humeur, il sortit, marcha dans la rue et atteignit un terrain vague jonché de détritus. Alors que personne ne regardait, il y déposa le pistolet du major Sallana, près du trottoir, là où on le verrait facilement. Marchant d'un air dégagé de son pas cahotant, les mains dans les poches, il arriva à une porte cochère où il s'affala avec la mine lasse et rusée de celui qui ne sème ni ne récolte. Dans le coin, c'était la mode. Le regard généralement braqué de l'autre côté de la rue, il n'en surveillait pas moins subrepticement le pistolet posé à environ soixante-dix mètres.
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Ce qui suivit prouva une fois de plus qu'une personne sur dix se sert - peut-être - de ses yeux. En un temps très court, trente personnes passèrent à côté du pistolet sans l'apercevoir. Six d'entre elles le frôlèrent. Une autre marcha dessus. Quelqu'un finit cependant par le repérer. C'était un adolescent à la poitrine étroite, aux jambes en fuseau, qui avait des taches violet sombre sur le visage. S'arrêtant à côté de l'arme, il la contempla, se pencha pour la regarder de plus près, mais ne la toucha pas. Il jeta un regard furtif alentour mais ne vit pas Mowry qui s'était renfoncé sous son porche. Il se pencha de nouveau sur le pistolet, tendit la main comme s'il allait s'en emparer. Au dernier moment, il se ravisa et s'éloigna rapidement. Il en avait envie, mais il a eu trop peur de le prendre, décida Mowry. Vingt piétons passèrent encore. Deux d'entre eux remarquèrent le pistolet mais firent comme s'ils ne l'avaient pas vu. Aucun des deux ne revint le chercher alors que personne n'était à proximité. Ils considéraient probablement l'arme comme étant une preuve dangereuse que quelqu'un avait jugé nécessaire de jeter. Celui qui finit par la confisquer était un véritable artiste en son genre. r.: individu pesant aux bajoues pendantes et à la démarche cahotante dépassa le pistolet. Continuant son chemin, il s'arrêta au coin de la rue - à cinquante mètres - et regarda alentour avec la mine d'un étranger qui n'est pas très sûr de l'endroit où il se trouve. Puis il prit un agenda dans sa poche et s'absorba à le consulter. Cependant, ses petits yeux allaient et venaient en tous sens. Ils ne purent toutefois déceler l'observateur tapi sous le porche. Au bout d'un moment, il revint sur ses pas, traversa le terrain vague, laissa tomber l'agenda sur le pistolet, les ramassa tous deux rapidement et continua à avancer tranquillement. Ce fut une petite merveille de voir la façon dont le carnet demeura dans sa main tandis que disparaissait l'arme. Accordant une bonne avance à l'individu, Mowry sortit de sa porte cochère et le suivit. Il espérait que l'autre n'irait pas trop loin. C'était manifestement un petit malin qui ne manquerait pas de remarquer et de déjouer une filature. Mowry ne désirait pas le perdre après la peine qu'il avait eue à trouver un type intéressé par la récupération des armes perdues. La Bajoue continua à marcher, tourna à droite dans une rue plus étroite et plus sale, se dirigea vers un croisement, tourna à gauche. Il ne faisait preuve d'aucun soupçon, n'essayait aucunement de se défiler et ne se doutait visiblement pas qu'il était suivi. Au bout de la rue, il pénétra dans un boui-boui aux fenêtres poussiéreuses et qui portait une enseigne craquelée illisible au-dessus de sa porte. Quelques instants plus tard, James Mowry passait devant et jaugeait rapidement l'endroit. C'étaitun trou à rats typique où les personnages du milieu attendaient la nuit. Mais qui n'ose rien n'a rien. Il poussa la porte et entra. Les lieux empestaient les corps mal lavés, la nourriture rance et les égouttures de zith. Derrière le bar, un serveur blafard lui jeta un coup d'œil hostile avec l'expression réservée aux visages inhabituels. Une dizaine
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de clients, assis dans la pénombre contre le mur souillé et sans peinture, le regardèrent d'un air maussade et plus par principe que par intérêt. Ils avaient l'air d'une belle brochette de bandits. Mowry s'appuya sur le bar et parla au Blafard sur un ton rude. -Un quart de café. eautre bondit comme si l'on venait de lui enfoncer une aiguille dans l'arrière-train. -Du café? Sang de Jaime! c'est une boisson spakum! -Ouin, dit Mowry. Je veux le cracher sur le plancher. (Il éclata d'un rire sec.) Réveille-toi et file-moi un zith. Fronçant les sourcils, le serveur saisit sur un rayon un quart de glassite d'une propreté douteuse, le remplit de zith de mauvaise qualité et le fit glisser jusqu'à lui. - Six décimes. Mowry paya et porta son verre jusqu'à une petite table du coin le plus sombre, une dizaine de paires d'yeux suivant le moindre de ses mouvements dans un silence total. Il s'assit, laissa errer son regard autour de lui, l'air parfaitement à l'aise parmi la canaille. Ses yeux tombèrent sur la Bajoue au moment où cet honorable personnage quittait son siège, son quart à la main, pour se joindre à lui. Cette initiative fit disparaître la tension. Les autres ne s'intéressèrent plus à Mowry, le serveur se remit à paresser et les conversations reprirent. Ce qui prouvait que la Bajoue était bien connue parmi la clientèle patibulaire. Celle-ci acceptait toute personne qu'il connaissait. ehomme s'assit face à Mowry et se présenta: -Je m'appelle Urhava, Butin Urhava. (Il s'arrêta en attendant une réaction qui ne vint pas, puis reprit :) Tu es étranger. Tu viens de Diracta. De Masham, en fait. Ça s'entend à ton accent. -Tu es astucieux, l'encouragea Mowry. -On doit être astucieux, si on veut s'en sortir. Les imbéciles n'y arrivent pas. (Il avala une lampée de zith.) Tu ne t'aventurerais pas ici si tu n'étais pas vraiment un étranger... ou un membre du Kaïtempi. -Non? -Non. Et le Kaïtempi n'enverrait pas ici un homme seul. Il en enverrait six. Plus, peut-être. Le Kaïtempi s'attendrait à des tas d'ennuis, au
CaféSusun. -Voilà qui me convient parfaitement, dit Mowry. -Ça me convient encore plus! (Butin Urhava fit apparaître la gueule du pistolet de Sallana au bord de la table. Elle était pointée sur l'estomac de Mowry.) Je n'aime pas être suivi. Si ce pistolet partait, personne n'y prêterait attention. Alors, tu ferais bien de parler. Pourquoi m'as-tu suivi, hi? -Tu savais que je te filais? -Ouin. Alors, pourquoi? Se penchant sur la table, Mowry lâcha un grand sourire devant le visage renfrogné d'Urhava.
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-Tu auras de la peine à me croire. Je veux te donner mille guilders. -C'est gentil, dit Urhava sans paraître impressionné pour autant. C'est très gentil. (Ses yeux s'étrécirent.) Et tu es prêt à mettre la main à la 'poche pour me les donner, hi? Mowry opina en continuant à sourire. - Oui. .. à moins que tu aies tellement les foies que tu veuilles la mettre toi-même. -Tu ne m'auras pas comme ça, repartit Urhava. C'est moi qui ai le contrôle de la situation et je le conserverai, vu? Maintenant, aboule ... mais si c'est une arme qui sort de ta poche, c'est toi, et pas moi, qui seras du mauvais côté. Le pistolet fermement braqué sur lui au-dessus de la table, Mowry plongea la main dans sa poche de droite, sortit une liasse de billets de vingt guilders et la repoussa de l'autre côté de la table. -Voilà. C'est pour toi. Un instant, Urhava resta bouche bée, incrédule. Puis, en un tour de passe-passe, les billets disparurent. De même que le pistolet. Il se carra dans son siège et étudia Mowry avec un mélange d'étonnement et de suspicion. -Maintenant, où est l'attrape? -Pas d'attrape, lui assura Mowry. Ce n'est qu'un présent d'un admirateur. -C'est-à-dire? -Moi. -Mais tu ne me connais ni de Jaime ni de KaÏ. -J'ai bon espoir, dit Mowry. Bon espoir de faire suffisamment ta connaissance pour te convaincre de quelque chose de rudement important. -Et de quoi s'agit-il? -Il ya encore beaucoup d'argent là d'où vient celui-ci. Urhava lui lança une grimace de connivence. -Vraiment? Eh bien, d'où vient-il? -Je viens de te le dire ... d'un admirateur. -Ne me raconte pas ça! -Très bien. La conversation est terminée. Enchanté d'avoir fait ta connaissance. Maintenant, retourne à ta place. Urhava se lécha les babines et réduisit sa voix à un murmure. -Ne fais pas l'idiot! Combien? -Vingt mille guilders. L'autre agita les mains comme s'il chassait une mouche qui l'importunait. - Chut-chut! Pas si fort! (Il regarda précautionneusement autour d'eux.) Est-ce que tu as bien dit: vingt mille? -Ouin. Urhava prit une longue inspiration. - Qui veux-tu faire tuer? -Un seul type ... pour commencer. -Tu es sérieux?
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- Je viens de te donner mille guilders, et ce n'est pas de la blague. En outre, tu peux tenter le coup. Tu coupes une gorge et tu ramasses l'argent ... c'est aussi simple que ça. - Pour commencer, tu as dit? - Ouin. Ce qui veut dire que, si ton travail me satisfait, je t'utiliserai de nouveau. J'ai une liste de noms et je paierai vingt mille unités par cadavre. (Contemplant l'effet de ses paroles sur Urhava, James Mowry donna une note d'avertissement à sa voix.) Le Kaïtempi te récompenserait de dix mille unités si tu me livrais. Mais dans ce cas, tu sacrifies toute chance de recevoir une somme bien plus importante ... allant peut-être au-delà du million. (Il s'arrêta.) On n'inonde pas sa propre mine d'or, n'est-ce pas? - Nin, à moins d'être timbré. (Urhava s'énervait quelque peu tandis que ses pensées tourbillonnaient.) Et qu'est-ce qui te fait croire que je suis un tueur professionnel ? - Rien. Mais je sais que tu as probablement un casier judiciaire. Autrement, tu n'aurais pas ramassé ce pistolet. Et on ne te connaîtrait pas dans un coin pareil. Ce qui veut dire que, soit tu es de ceux qui peuvent faire mon sale boulot, soit tu peux me présenter à ceux qui sont prêts à s'en charger. Personnellement, je me fiche totalement de qui le fait. Ce qui compte, c'est que je pue l'argent et que tu en adores l'odeur. Si tu veux continuer à la renifler, il va falloir que tu agisses. Urhava opina lentement. Il mit la main dans sa poche et palpa les mille guilders. Il y avait une flamme étrange dans son regard. - Je ne fais pas ce genre de boulot, ce n'est pas tout à fait ma branche. Et un seul ne suffit pas, mais ... -Mais quoi? - Rien. Il me faut du temps pour réfléchir. Je veux en discuter avec deux amis. Mowry se leva. -Je te donne quatre jours pour les trouver et méditer. Il faut que tu te décides, dans un sens ou dans l'autre. On se reverra ici dans quatre jours à la même heure. (Il bouscula modérément mais de façon impérative son interlocuteur.) Moi non plus, je n'aime pas être filé. Laisse tomber si tu veux devenir riche et vieux. Sur ce, il s'en alla.
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ôt dans la matinée, Mowry se rendit à une agence différente et loua une autre dynocar sous le nom de Morfid Payth, en donnant une adresse à Radine. Il ne pouvait risquer de retourner à la même agence. Il était probable que la police avait rendu visite à la première et posé quelques questions pertinentes. On le reconnaîtrait donc comme étant l'objet d'une enquête officielle et on téléphonerait tout en le retenant pour une raison ou une autre. Il sortit prudemment de la ville, peu désireux d'attirer l'attention des voitures de patrouille qui rôdaient dans le secteur. Il finit par atteindre l'arbre très spécial avec sa pseudo-tombe à son pied. En attendant que la route soit déserte, il resta arrêté quelques minutes en feignant de trafiquer dans le dynomoteur. Puis il conduisit la voiture dans les herbes, parmi les arbres. Avant d'entamer son étape de marche, il revint s'assurer que la voiture était invisible à partir de la route. Puis, avec les pieds, il redressa l'herbe couchée, dissimulant ainsi les traces de pneus qui pénétraient dans la forêt. Cela fait, il se dirigea vers la caverne éloignée. Il y parvint en fin d'après-midi. En plein parmi les arbres, à huit cents mètres de sa destination, la chevalière passée à son majeur gauche se mit à le picoter. Cette sensation s'accrut au fur et à mesure qu'il s'approchait. Il avança avec assurance, sans précautions préalables. Lanneau n'aurait pas réagi si le container 22 avait cessé de rayonner, ce qui ne se serait produit que si son émission avait été interrompue par l'entrée dans la caverne de quelque chose, et à plus forte raison de quelqu'un, de taille humaine. De plus, à l'intérieur de l'abri, se trouvait quelque chose de bien plus spectaculaire qu'un simple système d'alarme invisible. Il était logique de supposer que tous les curieux se mettraient à ouvrir les cylindres en duralumin empilés, container 30 compris. Lorsqu'ils s'occuperaient de ce dernier, on entendrait et ressentirait jusqu'à Pertane l'explosion qui s'ensuivrait. Une fois dans la caverne, James Mowry ouvrit le container 2, profita du jour rombant et s'offrit un vrai repas terrien composé de vrais mets terriens. Il n'avait rien d'un gourmet, mais il partageait avec tous les exilés l'amour des saveurs de la patrie. Une petite boîte d'ananas lui donna un avant.,.goût des plaisirs célestes. Il s'attarda sur chaque goutte de sirop et la fit bien durer
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vingt minutes. Ce régal donna un coup de fouet à son moral et rendit moins distantes les forces terriennes perdues parmi les étoiles. À la tombée de la nuit, il fit rouler le container 5 par l'entrée de la caverne et le plaça debout sur la petite plage. C'était maintenant un grand cylindre gris argent pointé vers les étoiles. Il détacha une minuscule poignée de son côté, l'enfonça dans un trou du léger renflement situé près de la base, et la remonta vigoureusement. À l'intérieur, quelque chose se mit à murmurer un « zoum zoum » doux et régulier. Il enleva alors le sommet du cylindre en se mettant sur la pointe des pieds, puis s'assit sur un rocher voisin et attendit. Après que le cylindre eut chauffé, il émit un cliquetis sec et le « zoum zoum» devint plus grave. Mowry savait qu'il criait désormais dans l'espace en utilisant des mots inaudibles bien plus puissants et plus pénétrants que ceux de toutes les langues parlées. « Whirrup-dzzt-pam! Whirrzip-dzzt-pam! » -Ici Jaimec! Ici Jaimec! Il ne pouvait désormais plus rien faire d'autre qu'attendre. rappel n'était pas directement destiné à Terra, qui était bien trop lointaine pour permettre une conversation sans écart temporel important. Mowry appelait le poste d'écoute d'un quartier général local assez proche pour être sur - ou peut-être à l'intérieur de -la bordure de l'Empire sirien. Il ignorait sa position précise. Ainsi que l'avait dit Wolf, il ne pouvait révéler ce qu'il ignorait. Une réponse rapide était improbable. Là-bas, on devait écouter une centaine d'appels sur un même nombre de fréquences, et l'on était occupé à discuter. Près de trois heures s'écoulèrent. Le cylindre, debout sur la plage de galets, transmettait son zoum zoum maintenant à peine audible. Puis un œil rouge minuscule clignota au sommet. De nouveau, sur la pointe des pieds, Mowry maudit sa petite taille. Il palpa le faîte du cylindre et dégagea ce qui ressemblait à un téléphone ordinaire. Ille mit à l'oreille et prononça: - J.M. sur Jaimec. Il fallut quelques minutes avant de recevoir une réponse: une voix qui semblait parler à travers une couche de gravier. Mais c'était une voix terrienne, qui parlait anglais. « Prêt à enregistrer votre rapport. Allez-y. » Mowry essaya de s'asseoir tout en parlant, mais il découvrit que le fil était trop court. Il devait rester debout. Dans cette position, il ânonna aussi rapidement que possible. Le Conte d'une Guêpe par Samuel Bonne-pomme, songea-t-il amèrement. Il donna tous les détails et dut encore attendre. Puis la voix cracha: « Bien! Vous vous en tirez parfaitement. » - Vraiment? Je n'en vois aucun signe, jusqu'à présent. J'ai recouvert la planète de petits papiers et rien ne se produit. « Il se produit des tas de choses, le contredit la voix. (Elle lui parvenait avec des variations d'amplitude rythmiques, déroutant les systèmes de
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détection siriens en changeant cinq fois par seconde grâce à une série de réémetteurs.) Vous ne pouvez juger de la situation d'ensemble. » -Et si vous m'en donniez une idée? « La marmite commence à bouillir lentement mais sûrement. Leurs flottes sont largement dispersées, il y a d'amples mouvements de troupes allant de leur système central surpeuplé jusqu'aux planètes extérieures de l'empire. Ils s'enfoncent graduellement dans le pétrin. Ils ne peuvent tenir tout ce qu'ils possèdent sans avoir à se déployer. Plus ils se déploient, plus leur front s'amincit. Plus il s'amincit, plus il est facile d'en arracher des morceaux. Attendez un peu que je vérifie votre localisation. (La voix disparut, puis revint un instant plus tard.) Oui, leur position les oblige à conserver leurs forces sur Jaimec, toutes nécessaires qu'elles soient ailleurs. En fait, il leur faudra peut-être les accroître aux dépens de Diracta. C'est vous qui en êtes la cause. » -C'est gentil de me dire ça, dit Mowry, puis une idée surgit dans son esprit: Eh, qui vous a donné cette information? «Le service du Code et des Écoutes. Il tire des tas de choses des émissions ennemies.» -Oh! Il se sentit désappointé, car il espérait qu'on lui annoncerait la présence d'un agent des Renseignements terriens sur Jaimec. Non, on ne lui en parlerait pas. Il n'apprendrait aucun détail que le Kaïtempi puisse lui soutirer. , -A propos de la carte du Kaïtempi et de la gaufreuse, est-ce que je les laisse ici pour qu'elles soient récupérées, ou est-ce que je les garde? «Attendez, je vais voir. (La voix disparut, plus d'une heure cette fois, puis revint.) Désolé de vous avoir fait attendre... Gardez tout ça et utilisez-le au mieux. Les R.T. ont récemment obtenu une carte. Un agent en a acquis une. » -Acquis? Ses sourcils se froncèrent sous la surprise. «Oui. .. au prix de sa vie. Qu'a coûté la vôtre?» -La vie du major Sallana, comme je vous l'ai dit. «Tss tss! Ces cartes valent rudement cher. (Il y eut un silence, puis :) Terminé. Et bonne chance!» -Merci. À contrecœur, Mowry déposa le combiné, coupa le zoum zoum, reboucha le cylindre et le fit rouler dans la caverne. Il aurait aimé écouter jusqu'à l'aube tout ce qui maintenait un lien invisible entre lui et cette forme de vie lointaine. «Et bonne chance!» avait lancé la voix, sans savoir qu'elle en disait bien plus que la formule: «Longue vie! ». Dans un autre container, il prit plusieurs petits paquets; il les répartit dans ses poches, en fourra un certain nombre dans un sac de toile du genre qu'affectionnent les paysans terriens. Désormais familiarisé avec la forêt, il se sentait capable de trouver son chemin dans les ténèbres. Lavance serait plus ardue, le trajet plus long, mais il ne pouvait résister à l'envie de revenir à sa voiture aussi vite que possible.
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Avant de partir, il appuya sur le bouton parfaitement dissimulé du container 22, qui avait cessé de rayonner dès son entrée dans la caverne. Au bout d'une minute, il rétablirait la barrière invisible. Mowry sortit rapidement de la caverne, peinant sous le poids des paquets, et il se trouvait à trente mètres sous les arbres lorsque sa chevalière se remit à le picoter. Il continua à avancer, lentement, en tâtonnant de temps à autre. Le chatouillis s'affaiblit et finit par s'évanouir au bout de huit cents mètres. Il dut consulter sa boussole lumineuse à une centaine de reprises. Elle le ramena à la route, à sept cents mètres de sa voiture, marge d'erreur pardonnable au bout de trente kilomètres de parcours dont les deux tiers s'étaient effectués dans la nuit. Le jour du rendez-vous de Mowry avec Butin Urhava débuta par un événement d'importance majeure. À la radio et à la vidéo, par le système de haut-parleurs installé dans les rues et par la voie des journaux, le gouvernement publia le même communiqué. Mowry entendit les beuglements étouffés d'un haut-parleur deux rues plus loin, et les cris des vendeurs de journaux. Il acheta un journal et le lut au petit déjeuner. « En accord avec la loi d'exception, par ordre du ministère de la Défense de Jaimec: Tout parti, organisation, société ou autre corps constitué devra être inscrit au Bureau Central des Enregistrements, à Pertane, le 20 de ce mois. Les secrétaires devront déclarer in extenso les objets et buts de leur parti, organisation, société ou autre corps constitué, donner l'adresse des lieux de réunion habituels, et fournir une liste complète de leurs membres. En accord avec la loi d'exception: après le 20 de ce mois, tout parti, organisation, société ou autre corps constitué sera jugé illégal s'il n'a pas été enregistré suivant l'attendu précédent. L'appartenance à un mouvement illégal constituera un crime de trahison passible de mort. »
Ils avaient donc enfin contre-attaqué. Le Dirac Angestun Gesept devait s'agenouiller au confessionnal, ou bien au garrot. Par un procédé législatif très simple, ils avaient amené le DAG là où ils le voulaient. C'était une technique radicale, chargée de menaces psychologiques, bien calculée pour effrayer les faibles dans les rangs de l'organisation. Les faibles parlent. Ils trahissent leurs camarades un par un, du haut de la pyramide jusqu'en bas. Ils représentent la pourriture qui s'étend dans un système et l'amène à la faillite. En théorie, du moins. Mowry relut la proclamation en souriant et en se régalant de chaque mot. Le gouvernement allait avoir des problèmes pour séduire des informateurs dans les rangs du DAG ... C'est fou ce que peut bavarder un sociétariat qui est inconscient de son engagement! Par exemple, Butin Urhava était membre ... et l'ignorait. Le Kaïtempi pouvait l'attraper et lui arracher les entrailles très, très lentement, sans obtenir un seul renseignement de valeur au sujet du Parti sirien de la Liberté.
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Aux environs de midi, Mowry jeta un coup d'œil à l'intérieur du Bureau Central des Enregistrements. Il y avait une véritable queue qui s'allongeait de la porte au guichet, où deux fonctionnaires dédaigneux distribuaient des formulaires. La file avançait très lentement. Elle se composait de secrétaires, ou autres dirigeants, de guildes commerciales, de sociétés d'amateurs de zith, de clubs de fans de vidéo, et toutes sortes d'organisations concevables. Le vieillard maigre qui était en dernière position était Contrôleur local de l'Association pan-sirienne des Observateurs de Lézards. Le petit gros qui le précédait représentait le Club de Pertane de Constructeurs de Fusées Miniatures. Se joignant à la queue, Mowry demanda tranquillement au Maigrelet: -Ennuyeux, n'est-ce pas? -Ouin. La Statue de Jaime seule sait pourquoi cela a été jugé nécessaire. -Peut-être qu'ils essaient de trouver des gens qui ont des talents particuliers, avança Mowry. Des experts radio, des photographes, des trucs comme ça. En temps de guerre, on a besoin de toutes sortes de techniciens. - Ils auraient pu le dire plus clairement, acquiesça le Maigrelet avec impatience. Ils auraient pu en publier une liste en leur donnant l'ordre de , sengager. -Ouin. C'est exact. -Nous, on observe les lézards. À quoi peut leur servir un observateur de lézards, hi? -AU:cune idée. Mais aussi, pourquoi observer des lézards? - Est-ce que vous en avez déjà observé? -Non, admit Mowry sans fausse honte. -Alors vous ne pouvez pas savoir comme c'est fascinant. Le Grassouillet se retourna et déclara sur un ton hautain: - Nous, on construit des fusées miniatures. - C'est bon pour les gosses! affirma le Maigrelet. - Ça, c'est votre avis. Apprenez que chaque membre est potentiellement ingénieur en fusées. En temps de guerre, un ingénieur en fusée!, ... -Avancez! l'interrompit le Maigrelet en le poussant légèrement. Ils traînèrent les pieds, s'arrêtèrent. Le Maigrelet demanda à Mowry: -Et vous, qu'est-ce que vous faites? - De la gravure sur verre. -Mais, c'est une forme d'art avancée! J'en possède quelques jolis spécimens. C'était quand même des articles de luxe. Un peu trop chers pour toutes les bourses. (Il lâcha un reniflement bruyant.) À quoi bon des graveurs sur verre pour gagner des batailles? -Vous avez des idées? l'invita Mowry. - Si on prend les fusées, s'immisça le Grassouillet, elles sont essentielles dans une guerre spatiale, car... -Avancez! lui ordonna de nouveau le Maigrelet. Ils atteignirent la pile de formulaires et chacun reçut celui qui se trouvait . sur le dessus. Le groupe se dispersa dans différentes directions tandis qu'une
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file de retardataires s'allongeait encore devant le guichet. Mowry se rendit à la poste principale, s'assit à une table libre et se mit à remplir le formulaire. Il tira une certaine satisfaction de le faire avec un stylo du gouvernement et l'encre du gouvernement. de l'organisation: Dirac Angestun Gesept. But de l'organisation: Liquidation du gouvernement actuel
« Nom
etfin de la guerre avec Terra. Lieu de réunion habituel: Partout où le Kaïtempi ne peut nous trouver. Noms et adresses des membres élus: Vous l'apprendrez bien assez tôt. Ci-joint, liste complète des membres: Nin. Signature: Jaime Shalapurta. » Cette dernière touche était une insulte calculée envers la vénérée Statue de Jaime. En gros, la traduction en était: Jaime Augrocul. Il allait poster le formulaire lorsqu'il lui vint à l'esprit de l'égayer un peu. Il rapporta le formulaire dans sa chambre, le glissa dans la gaufreuse et y apposa le cartouche du Kaïtempi. Puis il l'expédia. Cet exploit le remplissait de satisfaction. Un mois auparavant, les destinataires l'auraient rejeté comme étant l'œuvre d'un demeuré. Mais aujourd'hui, les circonstances différaient grandement. Les autorités avaient révélé leur énervement, sinon leur crainte. Avec un peu de chance, le formulaire sardonique donnerait un coup de pouce à leur colère, ce qui était parfait. Un esprit en fureur ne peut penser de manière froide et logique. Lorsque l'on combat par la plume, songea Mowry, on utilise urie stratégie de plumitif qui, au bout du compte, peut se révéler aussi meurtrière qu'un explosif puissant. Et cette stratégie n'est pas limitée par l'utilisation du matériel. Un papier peut contenir un avertissement particulier, une menace publique, une tentation secrète, un défi ouvert; se transformer en affiches, en étiquettes, en tracts lâchés par milliers du haut des toits, en cartes abandonnées sur des sièges ou glissées dans les poches et les sacs ... en argent. Oui, en argent. Avec du papier-monnaie, il pouvait se payer les actes qui appuieraient ses paroles. À l'heure fixée, James Mowry partit pour le Café Susun. N'ayant pas encore reçu le pied de nez épistolaire du DAG, les autorités jaimecaines étaient toujours capables de penser de manière calculée et menaçante. Leur contre-offensive ne se restreignait pas à la nouvelle loi de la matinée. Elles étaient allées plus loin en concoctant les contrôles surprises. Mowry faillit se faire coincer dès le premier coup. Il se dirigeait vers le lieu de son rendez-vous, lorsqu'une file de policiers en uniforme se déploya dans la rue. Une seconde file apparut simultanément quatre cents mètres plus loin. De la foule ainsi encerclée, surgirent un certain nombre de membres du Kaïtempi. Ceux-ci commencèrent aussitôt une fouille rapide et experte de tous ceux qui s'étaient trouvés bloqués. Cependant, les autres policiers gardaient leurs regards
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fixés sur les prisonniers afin de veiller à ce que personne ne se précipite sous un porche ou ne fonce à l'intérieur d'une maison pour échapper à la rafle. Remerciant sa bonne étoile de lui avoir évité ce piège, James Mowry disparut aussi discrètement que possible et se rua chez lui. Dans sa chambre, il brûla tous les documents se rapportant à Shir Agavan et transforma les cendres en fine poussière. Cette personnalité était désormais défunte. De l'un de ses paquets, il sortit un assortiment de papiers d'identité qui juraient qu'il était Krag Wulkin, correspondant spécial d'une agence d'informations importante située sur Diracta. D'une certaine manière, ce camouflage était supérieur au précédent. Il rendait plus plausible son accent mashambi. De plus, un contrôle complet nécessiterait bien un mois, s'il fallait en référer à la planète mère sirienne. Ainsi muni, il repartit. Quoique mieux préparé à répondre à des questions ennuyeuses, le risque de se les voir poser s'était accru avec la nouvelle stratégie des contrôles surprises. Il arriva dans la rue avec l'impression que, d'une façon ou d'une autre, les chasseurs avaient fini par relever la piste. Il ne pouvait savoir exactement ce qu'ils recherchaient. Peut-être essayaient-ils d'attraper des gens portant de la propagande subversive sur eux. Peut-être voulaient-ils trouver des gens dotés d'une carte de membre du DAG. À moins qu'ils désirent retrouver un utilisateur de dynocar nommé Shir Agavan. De toute façon, cette approche prouvait que l'un des gros bonnets de Jaimec était très irrité. Par bonheur, aucun piège ne s'ouvrit de nouveau avant le Café Susun. Mowry entra et découvrit Urhava et deux autres types assis à la table la plus éloignée, à demi dissimulés par la pénombre et gardant l'œil sur la porte. -Tu es en retard, l'accueillit Urhava. On a pensé que tu ne viendrais pas. - J'ai été retardé par un raid de la police, dans la rue. Les flics avaient l'air sérieux. Vous avez cambriolé une banque, ou quoi? -Non. (Urhava fit un geste pour présenter ses compagnons.) Voici Gurd et Skriva. Mowry les salua d'un mouvement de tête et les examina. Ils se ressemblaient beaucoup. Des frères, de toute évidence. Le visage plat, 1'œil dur, les oreilles en arrière se relevant en pointe. Chacun d'eux semblait capable de vendre l'autre à un négrier, s'il était assuré d'aucune possibilité de représailles. -On n'a pas entendu ton nom, dit Gurd en parlant entre ses longues dents étroites. - Et vous ne l'entendrez jamais, répliqua Mowry. Gurd se hérissa. -Pourquoi? - Parce que vous vous fichez de mon nom. Si votre peau reste intacte, quelle différence cela fait-il de savoir qui vous passe un tas de guilders ? - Ouin, c'est vrai, reconnut Skriva, les yeux brillants. De l'argent, c'est de l'argent, d'où qu'il vienne. Ferme-la, Gurd! - Je voulais seulement savoir, marmonna Gurd, radouci.
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Urhava prit la parole avec l'avidité débordante de celui qui brasse de grosses affaires. -J'ai parlé de ta proposition à ces gaillards. Ça les intéresse. (Il se tourna vers eux.) Pas vrai? - Ouin, dit Skriva, avant de concentrer son attention sur Mowry : Tu veux que quelqu'un se retrouve entre quatre planches, hein? -Je veux que quelqu'un se retrouve raide mort, et je me fiche éperdument qu'il finisse ou non entre quatre planches. -On peut s'en charger. (Skriva arbora son expression la plus rude qui clamait qu'il s'était fait un ours quand il avait seulement trois ans. Puis il annonça:) Pour cinquante mille billets. Mowry se leva et s'avança vers la porte d'un air dégagé. - Longue vie! -Reviens! Skriva bondit sur ses pieds et fit de grands gestes empressés. Urhava avait la mine consternée de quelqu'un qui vient d'être rayé du testament d'un oncle richissime. Gurd suçait ses dents, visiblement agité. S'arrêtant à la porte, Mowry la maintint ouverte. - Vous allez être sérieux, espèces d'idiots? -Bien sûr, l'implora Skriva. Je ne faisais que plaisanter. Reviens et assieds-toi. -Amène-nous quatre ziths, lança Mowry au serveur. (Il revint à la table et reprit sa place.) Plus de blagues ridicules. Je n'aime pas ça. -Pardon, dit Skriva. On a d'autres questions pour toi. - Vous pouvez toujours les poser, acquiesça Mowry. Il reçut du serveur un quart de zith, le paya, avala une gorgée et considéra Skriva avec la hauteur appropriée. Skriva demanda: -Qui veux-tu qu'on refroidisse? Et qu'est-ce qui nous dit qu'on recevra notre argent? -Voilà. La victime, c'est le colonel Hage-Ridarta. (Il griffonna rapidement sur un bout de papier qu'il tendit.) Voici son adresse. Skriva fixa la feuille. - Je vois. Et l'argent? -Cinq mille maintenant, pour prouver ma bonne foi, et quinze mille après le travail. (Il s'arrêta et jeta aux trois complices un regard froid et menaçant.) Je ne vous croirai pas sur parole. Il faudra qu'on le hurle dans les médias avant que je me sépare d'un nouveau décime. Skriva se renfrogna. -Tu nous fais rudement confiance, hi? - Pas plus que nécessaire. - Même chose de notre point de vue. - Allons, il faut qu'on joue à se renvoyer la balle. Voici comment ça va se passer. J'ai une liste. Si vous faites le boulot et que je me défile, vous ne ferez pas les autres, n'est-ce pas?
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-Nin. - De plus, vous aurez ma peau à la première occasion, n'est-ce pas? -Ça, tu peux en être sûr! l'avertit Gurd. - De même, si vous me vendez, vous vous priverez de pas mal d'argent. Je l'emporte largement sur le Kaïtempi, vu? Vous n'avez pas envie de devenir riches? -Je déteste cette idée! gouailla Skriva. Voyons un peu ces cinq mille billets. Mowry lui glissa la liasse sous la table. Tous trois la vérifièrent. Au bout d'un moment, Skriva leva les yeux, le visage légèrement plus empourpré. -On marche. Qui est ce soko de Hage-Ridarta? - Un galonnard qui a vécu trop longtemps, c'est tout. Ce n'était qu'un demi-mensonge. Hage-Ridarta était noté dans l'annuaire local comme étant un commandant de la marine spéciale. Mais son nom se trouvait à la fin d'une lettre autoritaire trouvée dans les dossiers du défunt major Sallana. Le ton de cette lettre était celui d'un chef qui s'adresse à un subordonné. Hage-Ridarta était un grand patron du Kaïtempi habilement déguisé. -Pourquoi veux-tu t'en débarrasser? demanda brutalement Gurd. Avant que Mowry ait pu répondre, Skriva lança d'un ton sec: -Je t'ai déjà dit de la fermer! Je m'occupe de ça. Tu ne peux pas la boucler, pour vingt mille billets? -On ne les a pas encore, s'entêta Gurd. - Vous les aurez, l'apaisa Mowry. Et bien plus encore. Le jour où sera annoncée la nouvelle de la mort de Hage-Ridarta, dans le journal ou à la radio, je serai ici à la même heure avec quinze mille guilders et le nom suivant. Si par hasard j'étais retenu, je serais là le lendemain à la même heure. - Tu y as plutôt intérêt! dit Gurd, menaçant. Urhava, de son côté, avait aussi une question. -Quel est mon pourcentage pour t'avoir présenté ces gaillards? -Je ne sais pas. (Mowry se tourna vers Skriva.) Combien avez-vous l'intention de lui donner? -Qui... Nous? Skriva était interloqué. - Oui, vous deux. Ce monsieur veut faire de la gratte. Vous ne croyez tout de même pas que c'est moi qui vais le payer, non? Vous pensez que je le fabrique, cet argent? -Il faut que quelqu'un crache, déclara Urhava. Autrement ... Skriva avança ses traits menaçants et lui lança: - Autrement quoi? - Rien. Rien du tout. -Voilà qui est mieux, approuva Skriva sur un ton grinçant. Bien mieux. Reste assis et sois sage, Butin, et on te refilera quelques miettes de notre table. Excite-toi et tu te trouveras soudain incapable de les manger. En fait, tu ne pourras plus les avaler. C'est dur, de ne plus pouvoir même avaler. Ça ne te plairait pas, n'est-ce pas, Butin? 63
Se tenant coi, Urhava ne bougea pas. Son teint était légèrement marbré. Avançant de nouveau son visage près du sien, Skriva cria: -Je t'ai posé une question polie! J'ai dit que ça ne te plairait pas, n'est-ce pas? - Nin, admit U rhava en se balançant en arrière sur sa chaise pour s'éloigner du visage. Mowry décida qu'il était temps d'en finir avec cette joyeuse séance. Il rassembla son courage pour dire à Skriva: -Ne te mets pas en tête de grandes idées à mon sujet. .. si tu veux continuer à travailler. Sur ce, il s'en alla. Il ne s'inquiéta pas de la possibilité que l'un d'eux le suive. Ils n'offenseraient pas leur client - le meilleur depuis que le crime existait à Pertane. Marchant rapidement, il médita sur l'ouvrage de la soirée et décida qu'il avait été sage de laisser entendre que l'argent ne poussait pas sur les arbres. Ils n'auraient fait preuve d'aucun respect s'il s'était montré prêt à le manier à la pelle, ainsi qu'il pouvait se le permettre si la nécessité s'en faisait sentir. Ils auraient insisté de leur mieux pour obtenir le maximum en retour du minimum, ce qui aurait produit plus de discussions que de résultats. C'était aussi une bonne chose d'avoir refusé un pourcentage à Urhava et de les avoir laissés en discuter entre eux. La réaction avait été révélatrice. Une foule, même une petite foule, a la force de son chaînon le plus faible. Il était important de découvrir un cafard éventuel avant qu'il soit trop tard. Sous ce rapport, Butin Urhava s'était trahi. « Il faut que quelqu'un crache, autrement ... » Le moment du test viendrait peu après qu'il aurait payé le complément de quinze mille guilders pour le travail et que les personnes concernées se seraient partagé le fric. Et puis, si la situation semblait l'exiger, il donnerait alors un nouveau nom aux deux frères Gurd et Skriva: Butin Urhava. Il continua en direction de sa chambre, plongé dans ses pensées sans regarder où il allait. Il venait d'arriver à la conclusion qu'il faudrait tôt ou tard couper la gorge à Urhava, lorsqu'une main pesante s'abattit sur son épaule et une voix grinça: -Mains en l'air, le rêveur, et montre un peu ce que tu as dans tes poches. Allons, tu n'es pas sourd ... en l'air, j'ai dit! Avec un sentiment de révolte, Mowry leva les bras et sentit des doigts qui palpaient ses vêtements. À proximité, quarante à cinquante promeneurs tout aussi surpris se tenaient dans la même pose. Une file de policiers flegmatiques barrait la rue à une centaine de mètres. Dans l'autre sens, une autre colonne les regardait avec la même indifférence. Le piège surprise s'était de nouveau déclenché.
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ne foule de pensées ultrarapides traversèrent le cerveau de James Mowry tandis qu'il se tenait les bras tendus au-dessus de la tête. Dieu merci, il n'avait plus l'argent. Ils se seraient montrés désagréablement curieux au sujet d'une si grosse somme réunie en une seule liasse. S'ils recherchaient Shir Agavan, ils n'avaient aucune chance. En tout cas, il n'allait pas les laisser l'embarquer, ne serait-ce que pour un interrogatoire. Mieux valait encore rompre le cou à celui qui le fouillait et s'enfuir ventre à terre.
Si les flics m'abattent, ce sera une fin plus rapide et plus simple. Lorsque Terra ne recevra plus mes messages, Wolfchoisira mon successeur et débitera à un malheureux le même... L'agent du Kaïtempi interrompit ses pensées en ouvrant le portefeuille de Mowry et en fixant avec surprise la carte de Sallana qui y reposait. L'expression sévère s'évanouit comme par miracle de ses traits pesants. -Hi? L'un des nôtres? Un officier? (Ille regarda de plus près.) Je ne vous reconnais pas. -Bien sûr, déclara Mowry avec le degré voulu d'arrogance. J'arrive aujourd'hui du QG de Diracta. (Il fit une grimace.) Et voilà comment je suis reçu! -On n'y peut rien, s'excusa l'agent. Le mouvement révolutionnaire doit être supprimé à tout prix, et il est aussi menaçant ici que sur les autres planètes. Vous savez comment c'est, sur Diracta ... eh bien, ça ne va pas mieux sur Jaimec. -Ça ne durera pas! répondit Mowry avec un air autoritaire. Sur Diracta, on s'attend à procéder à un coup de balai efficace dans le proche avenir. Quand on coupe la tête, le corps doit mourir. - J'espère que vous avez raison. La guerre des Spakums suffit sans qu'il y ait des traîtres qui nous tirent dans le dos. L'agent secret referma le portefeuille et le lui rendit. Son autre main tenait les documents de Krag Wulkin, qu'il n'avait pas encore regardés. Ayant attendu que Mowry ait rempoché son portefeuille, il lui retourna ses autres papiers et dit sur un ton joyeux: -Voilà vos faux papiers!
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- Ce qui a été officiellement délivré ne peut être faux, le reprit Mowry en fronçant les sourcils d'un air désapprobateur. - Oui, en effet. Je n'avais pas envisagé la chose sous cet angle. (L'agent secret se recula.) Désolé de vous avoir importuné. Je vous suggère de rendre visite au quartier général aussitôt que possible pour que l'on fasse circuler votre photo, afin que nous vous reconnaissions. Autrement, vous risquez d'.être arrêté et fouillé à maintes reprises. -C'est entendu, lui promit Mowry, ne pouvant imaginer chose moins désirable. -Excusez-moi, il faut que je m'occupe des autres. L'agent du Kaïtempi attira l'attention du policier le plus proche et désigna Mowry. Puis il s'intéressa à un civil à l'air grincheux qui attendait d'être fouillé. À contrecœur, celui-ci leva les mains en l'air. Mowry s'avança vers le cordon de policiers qui s'ouvrit et le laissa passer. À un tel instant, songea-t-il, on est censé se montrer calme, rayonnant une suprême confiance. Il ne se sentait pas du tout dans cet état. Au contraire, il avait les jambes en coton et mal au cœur. Il lui fallut faire un effort pour continuer à avancer régulièrement avec ce qui paraissait une nonchalance totale. ' Il parcourut deux cents mètres et atteignit le coin de la rue avant que quelque instinct l'incite à se retourner. Les policiers bloquaient toujours la rue, mais quatre membres du Kaïtempi s'étaient mis à discuter. L'un d'eux, l'agent qui avait relaxé Mowry, le désigna du doigt. Suivirent alors dix secondes de discussion violente avant d'arriver à une décision. -Arrêtez-le! Le policier le plus proche se retourna, étonné, à la recherche d'une proie en fuite. Les jambes de Mowry furent alors envahies d'un besoin presque irrésistible de courir. Il se força cependant à leur conserver leur rythme régulier. Il se trouvait un certain nombre de personnes dans la rue, certaines se contentant de regarder bouche bée le piège en action, d'autres allant dans la même direction que Mowry. La plupart de celles-ci ne voulaient rien avoir à faire avec ce qui se passait plus loin et jugeaient utile d'aller se promener ailleurs. James Mowry les suivit sans montrer de hâte. Les policiers furent interloqués. L'espace de quelques précieuses secondes, ils ne bougèrent pas, la main sur le pistolet, à la recherche d'un signe de culpabilité. Ce qui lui permit de tourner au coin de la rue et de disparaître. Les membres du Kaïtempi se rendirent alors compte que les policiers avaient été bernés. Ils perdirent patience et piquèrent un sprint. Une demi-douzaine de flics pesants les accompagnèrent au passage. Rattrapant un adolescent qui cheminait en somnolant, Mowry lui assena un grand coup dans le dos. -Vite! Ils te poursuivent! Le Kaïtempi! - Mais je n'ai rien fait! Je ... - Combien de temps leur faudra-t-il pour en être convaincus? Cours, idiot!
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L'autre gaspilla quelques instants à rester bouche bée avant d'entendre le martèlement des pas bruyants et les cris des poursuivants à proximité. Il pâlit et se mit à foncer avec une vélocité qui était un tribut à son innocence. Il aurait sans peine aucune rattrapé et dépassé un lièvre en pleine course. Pénétrant dans une boutique, Mowry s'informa d'un regard de ce qu'elle contenait et annonça calmement: -Je voudrais dix de ces petits gâteaux couronnés de noisettes, et ... Les vingt bras de la loi prirent le virage sur les chapeaux de roues. La meute dépassa la pâtisserie, les hommes de tête aboyant de plaisir à la vue de la silhouette du malheureux fugitif. Mowry les fixa, médusé. Le Sirien replet, derrière le comptoir, jeta un coup d'œil résigné par la vitrine. -Qu'y a-t-il? demanda Mowry. - Ils en ont après quelqu'un, diagnostiqua le Gros. (Il soupira et frotta son ventre proéminent.) Ils en ont toujours après quelqu'un. Quel monde! Quelle guerre! -C'est fatigant, hi? -Aïe, ouin! Il y a toujours quelque chose, tous les jours, à chaque instant. La nuit dernière, suivant les médias, ils ont détruit pour la dixième fois la grande flotte spatiale spakum. Aujourd'hui, ils sont à la poursuite des vestiges de ce qu'ils ont dit avoir détruit. Depuis des mois, on effectue des retraites triomphales devant un ennemi démoralisé qui avance dans un désordre total. (D'une main potelée, il eut un geste désabusé.) Je suis gras, comme vous le voyez. Cela fait de moi un idiot. Vous désirez? .. - Dix de ces petits gâteaux couronnés de noisettes. Un retardataire en uniforme passa devant la vitrine. Il se trouvait à deux cents mètres derrière le peloton et il était hors d'haleine. Tout en avançant pesamment, il lâcha deux coups de feu en l'air. -Vous voyez ce que je veux dire? dit le Gros. Vous désirez? -Dix de ces petits gâteaux couronnés de noisettes. Je voudrais aussi commander un gâteau spécial pour une fête qui aura lieu dans quinze jours. Peut-être que vous pouvez me montrer quelque chose, ou me faire une suggestion, hi? Il s'arrangea pour passer vingt minutes à l'intérieur de la boutique, et elles valaient bien les quelques guilders qu'elles lui coûtèrent. Vingt minutes, ·estima-t-il, permettraient à l'excitation locale de se calmer tandis que la chasse continuerait ailleurs. À mi-chemin, il eut la tentation de faire don de ses gâteaux à un flic à la mine abattue, mais se retint. Plus il lui fallait éviter les gestes frénétiques des autorités, plus il devenait difficile de se conduire comme une guêpe qui se riait de la chose. Dans sa chambre, il s'affala tout habillé sur son lit et résuma les actions de la journée. Il avait échappé à un piège, mais de justesse. Ce qui prouvait que l'on pouvait se tirer de ce genre de piège ... mais pas à coup sûr. Qu'est-ce qui les avait lancés à sa poursuite? Il supposa qu'il s'agissait de l'intervention d'un personnage trop zélé qui l'avait remarqué en train de franchir le cordon de police :
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- Qui c'est, ce type que tu as laissé partir? - Un officier, mon capitaine. - Qu'est-ce que tu veux dire, un officier? - Un officier du Kaïtempi, mon capitaine. Je ne le connais pas, mais sa carte était en règle. Il a dit qu'il venait d'être muté de Diracta. - Une carte, hi? Tu as remarqué son numéro matricule? -Je n'avais aucune raison de l'apprendre par cœur, mon capitaine. Elle était manifestement authentique. Mais, voyons un peu. .. ouin... c'était SXB 80-313. Ou peut-être SXB 80-131. Je ne suis pas sûr. -La carte du major Sallana avait le numéro SXB 80131. Espèce de soko retardé, c'est peut-être son assassin qui t'est passé entre les mains! -Arrêtez-le! Aujourd'hui, par le simple fait qu'il s'était échappé, plus celui de ne pas être allé au quartier général pour distribuer sa photo, ils seraient sûrs d'avoir capturé dans leurs filets le meurtrier de Sallana. Auparavant, ils ignoraient par où commencer, sinon par les membres insaisissables du DAG. Mais ils savaient désormais que l'assassin se trouvait à Pertane. Ils possédaient son signalement, et un agent du Kaïtempi au moins était sûr de pouvoir le reconnaître. En clair, cela commençait à barder. Dorénavant, à Pertane du moins, sa tâche serait plus compliquée, avec la menace de plus en plus proche du spécialiste en torture et du garrot. Mowry émit un grognement en y songeant. Il n'avait jamais demandé grand-chose à la vie, et se serait contenté de rester vautré sur un trône doré, livré aux caresses de quelques courtisanes. Se retrouver plongé dans une fosse sirienne, raide mort et violet, était à l'opposé de cette conception. Pour contrebalancer cette lugubre perspective, il y avait une chose quelque peu réjouissante: un bout de conversation. « Le mouvement révolutionnaire ... est aussi menaçant ici que sur les autres planètes. Vous savez comment c'est sur Diracta ... eh bien, ça ne va pas mieux sur Jaimec. » Voilà qui était révélateur; Le Dirac Angestun Gesept n'était donc pas simplement un cauchemar du cru de Wolf destiné à troubler le sommeil des politicards de Jaimec. Il englobait tout l'Empire, couvrait plus de cent planètes, et sa force - ou plutôt sa pseudo-force - était gigantesque sur la planète mère Diracta, centre nerveux et cœur palpitant de toute l'espèce sirienne. Il était cent fois plus puissant que Mowry l'avait cru d'après ses propres efforts. Aux yeux des autorités siriennes, le DAG était un péril d'envergure qui s'attaquait à la porte de derrière tandis que les Terriens enfonçaient celle de devant. Il y avait d'autres guêpes à l'œuvre ... Parmi le Haut Commandement sirien, un psychologue ou un cynique avait compris que plus on harcelait la population civile, plus son moral baissait. Le flot continu de nouveaux ordres, règlements, restrictions d'urgence, les activités continues de la police et du Kaïtempi, leurs arrestations, perquisitions et interrogatoires, tendaient à créer la résignation morose et pessimiste dont avait fait montre le Gros dans sa pâtisserie. Il fallait un antidote.
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En conséquence, un grand spectacle fut organisé. Radio, vidéo et journaux firent grand battage pour attirer les foules. GRANDE VICTOIRE DANS LE SECTEUR DU CENTAURE « Hier, de puissantes forces spatiales terriennes ont été encerclées dans la région d'Alpha du Centaure, et une bataille féroce a fait rage alors qu'elles tentaient de se dégager. Les IV, VIe et VIle Flottes siriennes, grâce à une manœuvre magistrale, ont contré leurs efforts. Lennemi a subi de nombreuses pertes. Les chiffres précis ne sont pas encore disponibles, mais les derniers rapports de la zone de combat annoncent de notre côté la perte de quatre vaisseaux et un croiseur léger, dont les équipages ont pu être sauvés. Plus de soixante-dix bâtiments de guerre terriens ont été détruits. » Et ainsi de suite, sur plusieurs colonnes bien remplies, avec photographies du vaisseau Hashim, du croiseur lourdJaimec, de quelques membres de leurs équipages en permission un an auparavant, du contre-amiral Pent-Gurhana en train de saluer un prospère fournisseur de la marine, de la Statue de Jaime projetant son ombre sur un drapeau terrien soigneusement déployé, et - la touche la plus admirable - une photo datant de cinq siècles représentant une troupe menaçante et crottée de bandits mongols qu'une source bien informée appelait « fantassins spatiaux terriens que nous avons sauvés de la mort alors que leur vaisseau s'engloutissait dans le soleil ». Un journaliste, admettant volontiers une absence de renseignements à laquelle il substituait des avis autorisés, consacrait une demi-page à une description colorée du sauvetage in extremis auquel s'étaient livrés in vacuo d'héroïques astronautes. Quel bonheur pour les vils Terriens, proclamait-il, de se trouver opposés à un ennemi aussi audacieux et magnanime. C'est alors qu' il laissait la place à « HVIT, le remède miracle contre le mal au ventre». Mowry ne put savoir si les chiffres des pertes avaient été inversés ou si un combat avait effectivement eu lieu. Rejetant tout cela avec un reniflement, il parcourut le restant du journal et découvrit un petit article en dernière page. « Le colonel Hage-Ridarta, officier commandant la TT Compagnie de
la MS, a été trouvé mort dans sa voiture, hier à minuit. Il avait reçu une balle dans la tête. Un pistolet se trouvait à proximité. La police repousse l'hypothèse d'un suicide et continue son enquête. » Laction Gurd~Skriva avait donc été rapide. Ils avaient achevé leur travail quelques heures seulement après l'avoir accepté. Ouin, l'argent, c'est
chouette, surtout lorsque les graveurs et les imprimeurs terriens peuvent le produire en quantité illimitée, sans problème et à bas prix. Cette rapidité inattendue posait un nouveau problème à James Mowry. Pour que soient répétés de tels actes, il allait devoir payer la grosse somme et risquer ainsi de tomber dans un nouveau piège en se rendant au lieu de rendez-vous. Pour l'instant, il n'osait plus montrer la carte de Sallana à
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Pertane, bien qu'elle puisse toujours être utile en d'autres endroits. Ses papiers de Krag Wulkin, correspondant spécial, pourraient le tirer d'embarras ... si les enquêteurs ne le fouillaient pas pour le trouver couvert de guilders qui entraîneraient des questions gênantes. En l'espace d'une heure, le Haut Commandement eut résolu son problème. Un véritable cirque apparut sous forme de parade victorieuse. Au rythme assourdissant d'une dizaine de fanfares, une longue colonne de fantassins, de tanks, de camions, d'unités radar mobiles, de lance-flammes, de batteries de fusées, de lance-gaz, de véhicules de récupération et autre attirail, surgit dans Pertane d'ouest en est avec force cliquetis et vrombissements. Les hélicoptères et les avions à réaction volaient en rase-mottes, et un petit nombre d'éclaireurs rapides passèrent à haute altitude avec un bruit de tonnerre. Des milliers de citoyens emplissaient les rues et applaudissaient, plus par habitude que par enthousiasme. Voilà, se rendit-il compte, un don du ciel. Les contrôles surprise avaient beau continuer dans les petites rues et dans les quartiers malfamés de la ville, ils étaient quasi impossibles sur l'artère centrale, avec cette circulation militaire. S'il pouvait traverser la ville selon cet axe, il se retrouverait en sécurité hors de Pertane. Il versa à son logeur cupide deux mois d'avance sans créer en lui plus qu'une surprise joyeuse. Puis il jeta un coup d'œil à ses faux papiers. Il bourra rapidement son paquetage de guilders, d'une cargaison d'étiquettes, de deux autres petits paquets, puis sortit. Aucun piège ne s'ouvrit soudain sous ses pieds. Même s'ils tournaient en rond comme des toupies, les policiers ne pouvaient se trouver partout à la fois. Dans l'artère est-ouest, Mowry transporta son bagage sans se faire remarquer, car il était moins qu'un grain de sable dans la cohue. Mais, du même coup, son avance était lente et difficile. De nombreuses boutiques, sur son chemin, avaient leur vitrine couverte de planches, preuve qu'elles avaient reçu les faveurs de sa propagande. D'autres possédaient une vitrine neuve. Il apposa de nouvelles étiquettes sur vingt-sept d'entre elles tandis qu'une horde de témoins potentiels se tenaient sur la pointe des pieds à contempler le défilé militaire de leurs semblables. Il alla jusqu'à coller une étiquette sur le dos d'un policier dont la veste large et noire se révéla irrésistible. « Qui
paiera pour la guerre? Ceux qui l'ont déclarée devront payer. De leur argent ... et de leur vie.
Dirac Angestun Gesept. » Au bout de trois heures d'avance furtive ou moins furtive et de collage d'étiquettes rapide, Mowry arriva aux limites de la ville. La queue du défilé était toujours en train de cheminer bruyamment. Les spectateurs s'étaient faits plus rares, et seul un petit groupe marchait encore au pas avec les fantassins.
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Autour de Mowry se trouvaient les maisons d'un faubourg trop huppé pour mériter l'attention de la police et du Kaïtempi. Devant s'étendaient la campagne et la route de Radine. Il continua à marcher en suivant l'arrièregarde jusqu'à ce que les tro~pes tournent à gauche en direction de la grande forteresse de Khamasta. Les autres civils s'arrêtèrent et les regardèrent disparaître avant de retourner à Pertane. Valise à la main, Mowry arpenta la route de Radine. La mélancolie l'envahit, l'idée qu'il avait été chassé de la ville, ne serait-ce que pour un temps, l'obsédait maintenant, et cela ne lui plaisait pas. Chaque pas lui paraissait un triomphe pour l'ennemi, une nouvelle défaite pour lui-même. Au centre où il avait reçu son entraînement, on l'avait sermonné à maintes reprises sur ce sujet: « Peut-être que ça vous plaît d'avoir une tête de mule. Dans certains cas, on appelle ça du courage; dans d'autres cas', c'est de la bêtise caractérisée. Il faut résister à la tentation de se livrer à des audaces inutiles. Ne vous départez jamais de votre prudence, même lorsque vous avez l'impression que c'est de la lâcheté. Il faut de l'estomac pour sacrifier son ego à sa tâche. Un héros mort ne nous sert à rien! » Ouais, tiens! Facile à dire. Il était toujours sous pression lorsqu'il atteignit une borne placée au bord de la route et dont la plaque de permacier indiquait: Radine 33-den. Il regarda dans les deux sens et n'aperçut rien. Il ouvrit sa valise, prit un paquet dedans et l'enterra au pied de la borne.
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C
e soir-là, James Mowry s'inscrivit au meilleur et plus coûteux hôtel de Radine. Si les autorités jaimecaines avaient réussi à suivre sa piste tortueuse autour de Pertane, elles avaient dû remarquer sa tendance à se cacher dans les taudis et le chercheraient dans tous les trous à rats de la planète. Avec un peu de chance, un hôtel très chic serait désormais le dernier endroit où on le rechercherait. Il n'en devrait pas moins se méfier du contrôle routinier des registres d'hôtel. Laissant son bagage, il quitta aussitôt sa chambre. Il était pressé par le temps. Il avança rapidement dans la rue sans s'inquiéter des contrôles surprises ... qui, pour une raison inconnue, se limitaient à la capitale. Atteignant une batterie de téléphones publics à quinze cents mètres de l'hôtel, il appela Pertane. Une voix peu amène lui répondit tandis que l'écran minuscule de la cabine demeurait vide. « Café Susun. »
- Skriva est là? « Qui le demande? » -Moi. « C'est pas très explicite. Pourquoi la caméra n'est-elle pas branchée? » - C'est moi qui parle, grogna Mowry en considérant son propre écran vierge. Va chercher Skriva et il s'occupera lui-même de ses oignons. Tu n'es pas son secrétaire, non? Il Yeut un reniflement bruyant, un long silence, puis la voix de Skriva: « Qui est-ce? » - Montre-moi ton visage et je te montrerai le mien. «Je sais qui c'est ... Je reconnais cet accent», dit Skriva. Il activa sa caméra. Ses traits désagréables envahirent graduellement l'écran. Mowry brancha la sienne. Skriva le regarda d'un air renfrogné, soupçonneux. «J'croyais que tu devais nous retrouver ici. Pourquoi est-ce que tu téléphones? » -On m'a appelé hors de la ville et je ne serai pas de retour avant un certain temps.
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« Vraiment?»
-Ouin, vraiment! lâcha Mowry. Et ne joue pas au dur avec moi parce que je ne le supporterais pas, vu? (Il s'arrêta pour que ses paroles produisent bien leur effet, puis continua :) Tu as une dyno? « Peut-être», répondit Skriva, évasif. - Tu peux partir tout de suite? « Peut-être.» - Si tu veux la marchandise, tu peux supprimer les peut-être et agir en vitesse. (Mowry tint son combiné devant la caméra, tapota dessus et indiqua ses oreilles pour laisser entendre qu'on ne savait jamais qui vous écoutait, ces temps-ci.) Tu prends la route de Radine et tu regardes au pied de la borne
33-den. N'emmènepas Urhava. « Hé, quand vas-tu ... » Mowry raccrocha sèchement, coupant brutalement la question irritée de son interlocuteur. Il se rendit ensuite au QG local du Kaïtempi, dont l'adresse lui avait été révélée par la correspondance secrète du major Sallana. Il passa devant la bâtisse, en se tenant de l'autre côté de la rue. Il n'accorda pas grande attention au bâtiment lui-même, car son regard était fixé au-dessus de celui-ci. Pendant une heure, il erra dans Radine, sans but apparent, et étudia le secteur situé au-dessus des immeubles. Finalement satisfait, il chercha la mairie, la trouva et répéta son action. Il se livra encore à d'autres errements dans diverses rues, admirant apparemment les étoiles. Puis il finit par retourner à son hôtel. Le lendemain matin, il prit un petit paquet dans sa valise, l'empocha et se dirigea rout droit vers une rue très commerçante qu'il avait repérée la veille. Avec un air assuré tout à fait convaincant, il pénétra dans le bâtiment principal et prit 1'ascenseur jusqu'au dernier étage. Il y trouva un couloir étroit, poussiéreux, peu fréquenté, avec une échelle escamotable au bout. Personne alentour. Même si quelqu'un était apparu, il ne se serait pas nécessairement montré curieux. De toute façon, Mowry avait des réponses toutes prêtes. Attirant l'échelle à lui, ill 'escalada rapidement, franchit la trappe et arriva sur le toit. De son paquet, il sortit une petite bobine à induction dotée de pinces et reliée à un long fil ultrafin se terminant par des jacks. Il grimpa sur un mât en treillis métallique peu élevé, compta les fils des connexions téléphoniques qui se trouvaient au sommet et vérifia la direction du septième. C'est à celui-ci qu'il fixa soigneusement sa bobine. Il redescendit, plaça le fil au bord du toit et le fit doucement glisser jusqu'à ce qu'il pende de tout son long. Ses jacks se balançaient maintenant en l'air à environ un mètre vingt du trottoir. Il regarda en bas: une demi-douzaine de piétons dépassèrent le câble sans lui accorder le moindre intérêt. Deux d'entre eux levèrent vaguement les yeux, aperçurent quelqu'un au-dessus d'eux et continuèrent leur chemin sans faire aucune remarque. Personne ne va s'occuper des activités de quelqu'un qui
monte sur les toits ou lance des fils dans la rue, tant qu'il le fait ouvertement et avec un air de confiance tranquille. 73
Il redescendit sans problème. Au bout d'une heure, il avait répété le même exploit sur un autre bâtiment sans soulever plus d'étonnement. Il acheta ensuite une nouvelle machine à écrire, du papier, des enveloppes et une petite polycopieuse. Il n'était que midi lorsqu'il revint à sa chambre et se mit au travail aussi vite qu'ille put. Il continua sans trêve le restant de la journée et la majeure partie du lendemain. Lorsqu'il en eut fini, la copieuse et la machine à écrire glissèrent silencieusement dans le lac. Il avait maintenant dans sa valise deux cent vingt lettres prêtes à être utilisées. Il venait d 'en poster deux cent vingt autres destinées à ceux qui avaient reçu son premier avertissement. Les destinataires, espérait-il, seraient loin d'être charmés par l'arrivée d'une deuxième lettre, en attendant la troisième. « Hage-Ridarta était le deuxième.
La liste sera longue.
Dirac Angestun Gesept. » Après le déjeuner, il consulta les journaux du jour et de la veille, qu'il n'avait pas encore eu le temps de regarder. L'article qu'il recherchait ne s'y trouvait pas: pas un mot sur Butin Urhava. Il se demanda un instant si quelque chose avait mal tourné. Les informations générales étaient toujours du même genre: la victoire se rapprochait encore. Les pertes au cours de l'authentique ou mythique bataille d'Alpha du Centaure étaient confirmées comme étant de onze vaisseaux si riens contre quatre-vingt-quatorze terriens. En pages intérieures, dans un coin, on annonçait que les forces siriennes avaient abandonné les mondes jumeaux de Fédira et Fédora - quaranteseptième et quarante-huitième planètes de l'Empire - pour des « raisons stratégiques». On laissait aussi entendre que Gouma, la soixante-deuxième planète, risquait également d'être abandonnée « afin de nous permettre de renforcer ailleurs nos positions ». Ils admettaient donc quelque chose qu'ils ne pouvaient plus nier: deux planètes étaient fichues et une troisième ne tarderait pas à suivre le mouvement. Bien qu'ils ne l'aient pas déclaré, il était à peu près certain que ce qu'ils avaient abandonné, les Terriens l'avaient capturé. Mowry se permit un sourire tandis "que les paroles entendues dans la pâtisserie lui revenaient à 1'esprit: « Depuis des mois, on effectue des retraites triomphales devant un ennemi
démoralisé qui avance dans un désordre total. » D'une cabine publique, il appela le Café Susun. - Vous avez encaissé? « On a encaissé, répondit Skriva. Et le nouveau dépôt est échu. » -Je n'ai rien lu. « Pas de danger... Rien n'a été annoncé. » -Eh bien, je t'ai déjà dit que je paie quand j'ai une preuve. Sans ça, rien à faire. Pas de preuve, pas de fric. « On a une pièce à conviction. À toi d'y jeter un coup d'œil.»
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Mowry réfléchit à toute allure. -Tu as toujours une dyno sous la main? «Ouin.» -Alors rencontrons-nous. Disons à la vingtième heure, sur la même route, à la borne 8-den. La voiture arriva à l' heure. Mowry se tenait à côté de la borne, silhouette indistincte dans les ténèbres de la nuit, entouré de champs et d'arbres. La voiture roula jusqu'à lui, ses phares l'éblouissant. Skriva en sortit, prit un petit sac dans le coffre, l'ouvrit et présenta son contenu à la lumière des phares. - Seigneur! s'exclama Mowry. -C'est pas très propre, admit Skriva. (Il avait un cou solide, et Gurd était pressé.) Qu'est-ce qu'il y a? - Oh, je ne me plains pas. - Bien sûr que non. C'est Butin qui a le droit de râler. (Skriva donna un coup de pied au sac.) Hein, Butin? -Débarrasse-t'en! lui ordonna Mowry. Skriva jeta le sac dans le fossé et tendit la main. -L'argent. Mowry lui donna la liasse et attendit en silence que l'autre vérifie la somme en compagnie de Gurd, à l'intérieur de la voiture. Ils décomptèrent avec amour le joli rouleau de billets avec force lèchements de babines et félicitations réciproques. Lorsqu'ils en eurent fini, Skriva gloussa: - C'était vingt mille billets pour rien. Jamais ça n'a été plus facile. - Qu'est-ce que tu veux dire, pour rien? -On l'aurait fait de toute manière, que tu l'aies nommé ou non. Butin se préparait à bavarder. Ça se voyait dans les yeux de ce soko visqueux. Qu'est-ce que t'en dis, Gurd? Gurd se contenta de hausser un peu les épaules. - Comme ça, on est sûrs, conclut Mowry. J'ai maintenant un nouveau travail pour vous. Ça vous dit? (Sans attendre de réponse, il leur montra un autre paquet.) Là-dedans, il y a dix petits trucs. Ils ont des pinces et sont attachés à un câble très mince. Je veux que ces appareils soient fixés à des lignes téléphoniques dans ou près du centre de Pertane. Il faut qu'ils soient placés à des endroits invisibles de la rue mais que les câbles puissent être vus pendant dans la rue. -Mais, lui objecta Skriva, si on peut voir le câble, ce n'est qu'une question de temps avant que quelqu'un arrive jusqu'au gadget lui-même. À quoi bon cacher ce qui sera sûrement découvert ? -À quoi bon vous donner de l'argent pour le faire? riposta Mowry. -Combien? -Cinq mille guilders la pièce. Ça fait cinquante mille pour le tout. Skriva arrondit ses lèvres en un sifflement silencieux. - Je pourrai vérifier si vous les avez bien fixés, continua Mowry, alors, n'essayez pas de m'avoir.
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Skriva prit le paquet et déclara: -Je crois que tu es dingue ... mais pourquoi m'en plaindre? Les phares brillèrent. La voiture émit un gémissement aigu et s'éloigna comme une fusée. Mowry la considéra jusqu'à ce qu'elle ait disparu, puis chemina vers Radine et se dirigea vers les cabines publiques. Il téléphona au QG du Kaïtempi en prenant garde de ne pas brancher la caméra et de donner à sa voix l'accent chantant de Jaimec. -Une décapitation vient d'avoir lieu. -Hi? -Il Y a une tête dans un sac,près de la borne 8-den sur la route de Pertane. -Qui est à l'appareil? Qui. .. Il raccrocha en laissant la voix gargouiller inutilement. Ils suivraient son conseil, sans nul doute. Ses plans exigeaient que les autorités découvrent la tête et l'identifient. Il retourna à son hôtel, ressortit et posta les deux cent vingt lettres déjà prêtes. « Butin Urhava était le troisième. La liste sera longue.
Dirac Angestun Gesept. » Cela fait, il s'offrit une heure de promenade avant d'aller se coucher et il arpenta les rues en méditant comme de coutume sur l'ouvrage de la journée. Il ne faudrait pas longtemps, songea-t-il, avant que quelqu'un se montre curieux au sujet de ces câbles qui pendaient. On ferait alors appel à un électricien ou un ingénieur en téléphones qui enquêterait sur place. Le résultat inévitable en serait un prompt examen de tout le réseau téléphonique de Jaimec et la d'autres postes d" ecoute. , d ecouverte Les autorités se trouveraient à ce moment-là confrontées à trois questions insolubles, toutes aussi menaçantes: qui écoutait, depuis combien de temps, et pour apprendre quoi? Il n'enviait pas ceux qui étaient de façon précaire au pouvoir, objets de cet échafaudage de pseudo-traîtrises, alors que les Terriens prétendument battus s'emparaient d'une planète sirienne après l'autre. La tête qui porte la couronne n'est pas toujours à l'aise ... et encore moins quand une guêpe se glisse dans son lit. Peu avant la vingt-quatrième heure, il tourna au coin de la rue où était situé son repaire de grand luxe et s'arrêta net. À l'extérieur de l'hôtel, se tenaient une file de voitures officielles, une pompe à incendie et une ambulance. Un certain nombre de flics se faufilaient entre les véhicules. Des personnages patibulaires, en civil, rôdaient sur les lieux. Deux d'entre eux jaillirent de nulle part et s'adressèrent à lui de façon peu plaisante. -Qu'est-ce qui est arrivé? demanda Mowry avec la mine d'un directeur de catéchisme. 76
- Peu importe ce qui est arrivé. Montrez-nous vos papiers. Allons, qu'est-ce que vous attendez? Avec force précautions, James Mowry glissa la main dans sa poche intérieure. Ils étaient tendus, sur le qui-vive, observant le moindre de ses mouvements et prêts à réagir si apparaissait quelque chose d'autre que ses papiers. Il sortit sa carte d'identité et la leur tendit en sachant qu'elle portait le cachet approprié de Diracta et l'empreinte de Jaimec. Puis il leur donna sa carte personnelle et son permis de circuler. Il espéra de tout son cœur qu'ils seraient facilement convaincus. Ils ne le furent pas. Ils manifestèrent la détermination et l'entêtement de ceux qui ont l'ordre strict de faire payer quelqu'un pour une chose ou une autre. De toute évidence, ce qui s'était produit était suffisamment sérieux pour avoir dérangé un nid de frelons. - Correspondant spécial, prononça le plus grand avec mépris. (Il leva les yeux.) Comment un correspondant peut-il être spécial? -On m'a envoyé ici pour couvrir la guerre du point de vue uniquement jaimecain. Je ne m'occupe pas des civils. Ça, c'est pour les journalistes ordinaires. - Je vois, dit l'autre en accordant à Mowry un long regard pénétrant. (Ses yeux avaient la froideur emperlée d'un crotale affamé.) Où obtenez-vous vos informations sur la guerre? -Auprès des bureaux officiels ... en général au Bureau des Actualités de Guerre de Pertane. - Vous avez d'autres sources? -Oui, bien sûr. Je garde les oreilles ouvertes pour recueillir les on-dit. - Et qu'est-ce que vous en faites? -J'en tire les conclusions qui s'imposent, rédige l'article, et l'envoie au Bureau de la Censure. Si on l'approuve, tant mieux. Sinon, eh bien ... (Il écarta les mains avec un air d'impuissance.) Je laisse faire. -Donc, dit l'agent du Kaïtempi d'un air plein de ruse, vous devriez être connu à la fois des fonctionnaires du Bureau des Actualités et de ceux de la Censure, hi? Ils pourront se porter garants de vous si on le leur demande, hi? -Sans aucun doute, acquiesça Mowry, qui aspirait à quelque répit. - Bon! Nommez ceux que vous connaissez le mieux et nous vérifierons auprès d'eux immédiatement. - Quoi! à cette heure-ci ? - Que vous importe l'heure? C'est de votre peau qu'il s'agit ... Cette fois, la coupe était pleine. Mowry lui assena un coup de poing sur le mufle, rapidement, férocement, de toutes ses forces. Le destinataire s'affala pour le compte. L'autre gaillard n'était pas un mollasson. Sans perdre de temps à s'étonner, il fit un pas de côté rapide et fourra un pistolet sous le nez de Mowry. - Haut les mains, espèce de soko, ou bien ... Avec la rapidité et l'audace du désespoir, Mowry se glissa sous le pistolet, saisit le bras tendu, le fit passer par-dessus son épaule et tira. Le policier lâcha
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un petit cri perçant et parcourut les airs avec élégance. Son pistolet tomba à terre. Mowry le ramassa et se lança dans le sprint de sa vie. Virant au coin, il emprunta une rue, puis une allée, pour se retrouver à l'arrière de son hôtel. En passant comme l'éclair, il remarqua du coin de l'œil qu'au moins une fenêtre avait disparu, remplacée par un trou béant dans le mur. Il franchit un amas de briques et de madriers brisés, atteignit le bout de l'allée, puis fonça dans la rue suivante. Ils l'avaient donc dépisté, sans doute par un contrôle de registres. Ils avaient perquisitionné et tenté d'ouvrir sa valise avec un passe en métal. Il y avait alors eu une belle explosion. Si la chambre était pleine de visiteurs, la déflagration avait eu la force d'en tuer une bonne dizaine. Mowry continua à avancer tant qu'il le put, l'arme à la main, l'oreille aux aguets. L'alarme ne tarderait pas à être donnée par la radio. On bloquerait les sorties de la ville, on arrêterait trains, autobus ... tout. Il devait y arriver avant eux, et à n'importe quel prix. Autant qu'il se pouvait, il s'en tint aux ruelles et allées en évitant les rues importantes où devaient déjà circuler des voitures de patrouille. À cette heure-ci, il n'y avait aucune foule dans laquelle se dissimuler. Les rues étaient presque vides, la plupart des habitants étant au lit, et un homme armé courant dans la nuit se remarquait énormément. Mais il n'y avait rien à y faire. Marcher avec la nonchalance de l'innocent serait donner au piège le temps de se refermer sur lui. Les ténèbres étaient son seul allié, sans compter ses jambes. Il arpenta une allée après l'autre, traversa à toute allure six rues, s'arrêta alors qu'il allait franchir la septième. Un véhicule farci de policiers et d'agents du Kaïtempi passa, les fenêtres tapissées de visages qui essayaient de regarder partout à la fois. Un court instant, Mowry demeura silencieux et immobile dans l'ombre, le cœur battant la chamade, la poitrine se gonflant, une goutte de sueur glissant le long de son échine. Dès que les chasseurs furent partis, il traversa la rue, pénétta dans l'allée d'en face et se remit à courir. Il fit cinq pauses semblables, maudissant mentalement cette attente, tandis que des voitures de ronde scrutaient les ténèbres. Sa sixième halte fut différente. Il se tapit au coin de l'allée tandis que des phares remontaient la rue. Une dyno tachée de boue apparut et s'arrêta à vingt mètres de lui. L'instant d'après, un civil solitaire en sortit, se dirigea vers une porte voisine et inséra une clé dans la serrure. James Mowry jaillit de l'allée, tel un chat furtif et rapide. La porte s'ouvrit au moment où la voiture démarrait avec un cri aigu de sa dynamo. Frappé de stupeur, le civil perdit trente secondes à rester bouche bée devant son bien qui disparaissait. Puis il lâcha un juron, se précipita chez lui et s'empara d'un téléphone. La chance tourne sans arrêt, songea Mowry en agrippant le volant, la veine doit compenser la malchance. Pénétrant dans une large avenue bien éclairée, il décéléra légèrement.
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Il croisa deux voitures de patrouille bondées. Une autre le dépassa et fila comme l'éclair. La dyno toute sale ne les intéressait pas: ils pourchassaient un fugitif hors d'haleine, censé aller à pied. Il estima qu'il leur faudrait dix minutes avant que la radio les fasse changer d'avis. Mieux aurait valu abattre le pr.opriétaire de la voiture, mais il était maintenant trop tard pour regretter cette omission. Au bout de sept minutes, il dépassa les dernières maisons de Radine et s'engagea dans la campagne sur une route inconnue. Il accéléra au maximum. La voiture hurla, le faisceau de ses phares roulant et tanguant, l'aiguille des den à l'extrême limite du compteur. Vingt minutes plus tard, il traversait comme une fusée un village plongé dans le sommeil. Quinze cents mètres plus loin, il prit un virage, aperçut l'éclair d'une barrière blanche au beau milieu de la route, le scintillement de boutons et de casques métalliques groupés à ses extrémités. Il serra les dents, fonça tout droit sans ralentir. La voiture heurta la barrière, fit voler les deux moitiés de chaque côté et continua sa course. Quelque chose frappa son arrière à cinq reprises. Deux petits trous bien nets apparurent dans la lunette arrière et un troisième là où le pare-brise rejoignait le toit. Ce qui prouvait que l'alarme avait été déclen,chée. Les forces avaient été alertées dans un vaste secteur. Avoir enfoncé le barrage l'avait trahi. Ils savaient désormais dans quelle direction il s'enfuyait et où ils pouvaient se concentrer pour l'attendre. Mowry lui-même ignorait, en fait, où il allait. L'environnement lui était étranger et il ne disposait d'aucune carte. Pire encore, il avait peu d'argent et plus aucun papier. La perte de sa valise l'avait privé de tout, à part ce qu'il avait sur lui, plus une voiture et un pistolet volés. Il ne tarda pas à atteindre une intersection avec un panneau indicateur à peine visible dans chaque direction. Freinant violemment, il bondit et scruta le plus proche à la lumière diffuse des étoiles. Il annonçait: Radine 27-den. Dans l'autre sens: Valapan 92-den. Voilà donc où il se dirigeait ... Valapan. Sans nul doute la police y était-elle déjà sur les dents. Pertane 51-den, sur le panneau de gauche. Il remonta dans la voiture et tourna à gauche. Aucun signe de poursuite, mais cela ne voulait rien dire. Quelqu'un disposant de contacts radio et d'une grande carte devait manœuvrer des voitures en tous sens au fur et à mesure que l'on rapportait sa position. À la borne 9-den, il se trouva à un nouveau carrefour, qu'il reconnut. Les lumières de Pertane se reflétaient à présent droit devant lui, tandis qu'à sa droite se déroulait la route qui menait à la caverne dans la forêt. Mowry prit encore le risque d'abandonner sa voiture à trois kilomètres de Pertane. Lorsqu'on la retrouverait, on sauterait sur la conclusion qu'il s'était réfugié dans la grande ville. Ce serait autant de gagné pour lui, s'ils perdaient du temps et des effectifs à remuer Pertane de fond en comble. Revenant sur son chemin, il atteignit la forêt et marcha le long de sa lisière. Il lui fallut deux heures pour arriver à l'arbre et à la « pierre tombale».
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Avant cela, il dut plonger dans les fourrés à onze reprises et regarder passer des fournées de chasseurs. Il semblait qu'une véritable armée s'était mise à sa poursuite dans la nuit. Ce qui en valait la peine, s'il fallait en croire Wolf. Pénétrant dans la forêt, il se dirigea vers la caverne. Dans la caverne, il retrouva tout intact et en ordre impeccable. Son arrivée le réjouit, car il s'y sentait aussi en sécurité qu'on peut l'être sur un monde qui, autrement, se montrait résolument hostile. Il était peu probable que les chasseurs parviennent à le pister à travers trente kilomètres de forêt vierge, si tant est que la fantaisie les en prenne. Pendant un moment, il resta assis sur un container et laissa son esprit se livrer à un match de catch entre devoir et désir. Suivant ses ordres, à chacune de ses visites, il devait utiliser l'émetteur et envoyer un rapport précis. Inutile d'essayer de deviner ce qu'on lui ordonnerait s'il le faisait, cette fois-ci. On lui donnerait ordre de ne plus bouger et de cesser toute activité. Plus tard, on lui enverrait un vaisseau interstellaire qui le récupérerait et le déposerait sur une autre planète sirienne où il pourrait repartir de zéro. En passant, on laisserait son successeur sur Jaimec. Cette pensée l'exaspéra. C'était bien beau, de parler des avantages stratégiques à remplacer un agent connu par un inconnu, mais cela donnait une impression d'incompétence et de défaite à celui que l'on remplaçait. Or, James Mowry refusait de se considérer comme inefficace ou battu. D'autre part, il avait accompli la Phase Un et une partie de la Phase Deux. Restait la Phase Trois: l'escalade de la tension au point où l'ennemi serait si occupé à défendre la porte de derrière qu'il ne serait plus capable de tenir celle de devant. La Phase Trois entraînerait la pose de quelques bombes dans des endroits stratégiques, par Mowry et par ceux qu'il paierait. Il avait le matériel nécessaire, ainsi que l'argent. Dans des containers toujours clos se trouvait suffisamment d'argent pour acheter une dizaine de vaisseaux de guerre et donner en prime à chaque membre d'équipage une grosse boîte de cigares. Il y avait aussi quarante sortes de machines infernales différentes, toutes impossibles à identifier comme telles, et toutes garanties pour faire « boum» au bon moment et au bon endroit. Il n'était pas censé lancer l'action offensive Numéro Trois avant d'en avoir reçu l'ordre, car celle-ci précédait normalement une attaque d'envergure des forces spatiales terriennes. En attendant, il s'attellerait à faire de la publicité au Dirac Angestun Gesept. Mowry ouvrit deux containers, se déshabilla et enfila une précieuse ceinture de guilders. Puis il revêtit les habits lourds et mal coupés du paysan sirien typique. Deux tampons glissés dans la bouche, contre les joues, élargirent et arrondirent son visage. Il ébouriffa ses sourcils et coupa ses cheveux de façon à suivre la mode campagnarde du jour. Avec une peinture violette, il donna à son visage les marbrures d'un mauvais teint particulièrement marqué. Il s'appliqua une dernière touche
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en s'injectant quelque chose dans la narine droite. En l'espace de deux heures, il aurait cette légère tache orangée que l'on rencontre parfois chez les Siriens. Il était à présent un fermier sirien d'un certain âge, l'air rude et un peu trop bien nourri. Son nom était Rathan Gusulkin, grainetier. Ses papiers prouvaient qu'il avait émigré de Diracta cinq ans auparavant. Ce qui expliquait son accent mashambi, la seule chose qu'il ne pouvait dissimuler. Avant de jouer son nouveau rôle, il s'offrit encore un repas à la terrienne et quatre heures de sommeil bien méritées. À trois kilomètres des faubourgs de Pertane, il enterra un paquet contenant cinquante mille guilders à la base du pilier sud-est du pont qui traversait le fleuve. Non loin de là, sous les eaux profondes, une machine à écrire gisait dans la boue. De la première cabine qu'il rencontra en ville, il appela le Café Susun. La réponse fut prompte à venir, la voix inconnue et sèche, et la caméra ne marchait pas. - C'est le Café Susun? demanda Mowry. «Ouin.» - Skriva est là? Un bref silence, suivi de: « Il est dans le coin. En haut ou derrière. Qui le demande? » -Sa maman. «Ne me racontez pas ça! grinça la voix. D'après votre ... » - Qu'est-ce que ça peut vous foutre? hurla Mowry. Skriva est là, oui ou non? La voix s'apaisa soudain et perdit toute consistance. «Restez à l'écoute. Je vais essayer de vous le trouver», dit-elle, enjôleuse. -Pas la peine. Est-ce que Gurd est là? «Non, il n'est pas venu aujourd'hui. Attendez, je vous répète. Je vais chercher Skriva. Il est en haut ou ... » - Écoutez, lança Mowry. Il mit la langue entre ses lèvres et souffla de toutes ses forces. Puis il lâcha le téléphone, jaillit de la cabine et prit la poudre d'escampette du pas le plus rapide qui n'attirait cependant pas l'attention. À proximité, un boutiquier qui prenait malencontreusement l'air sur le seuil de son magasin le regarda passer, indifférent, de même que quatre personnes qui bavardaient avec lui. Ce qui faisait malgré tout cinq témoins, cinq signalements du type qui venait d'utiliser la cabine. «Attendez!» l 'avait pressé la voix inconnue. Ce n'était pas celle du serveur, ni l'accent grossier et argotique d'aucun habitué du Café Susun. Elle avait le caractère dictatorial d'un flic en civil ou d'un agent du Kaïtempi.
Ouin, attends, idiot, pendant qu'on cherche d'où tu appelles. Trois cents mètres plus loin, il sauta dans un autobus. Regardant derrière lui, il ne put savoir si le commerçant et les badauds avaient remarqué ce qu'il avait fait. Le bus continua à avancer pesamment. Une voiture de police le croisa à toute allure et freina à côté de la cabine. Le bus tourna au coin de
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la rue et Mowry se demanda si l'échapper magnifique ne vaut pas mieux que l'échapper belle. Le Café Susun était surveillé, pas de doute, l'arrivée des flics le prouvait. Comment ils avaient pu se brancher dessus, ou ce qui les avait incités à y faire une rafle, était question à conjectures. Peut-être y étaient-ils arrivés en enquêtant sur feu Butin Urhava. À moins que Gurd et Skriva se soient fait agrafer alors qu'ils se baladaient sur les toits en balançant des câbles dans la rue. S'ils avaient été capturés, ils parleraient, tout durs qu'ils soient. Quand on vous arrache les ongles un à un, ou quand on vous applique un voltage intermittent aux coins des prunelles, le caractère le plus granitique devient positivement loquace. Oui, ils parleraient ... mais ils ne pourraient raconter qu'une folle histoire de maniaque à l'accent mashambi et à l'inépuisable réserve de guilders. Pas un mot du Dirac Angestun Gesept, pas une syllabe sur l'intervention terrienne sur Jaimec. Mais il y en aurait d'autres dont le témoignage serait plus précieux:
- Vous avez vu quelqu'un quitter cette cabine, à l'instant? - Ouin. Un gros péquenot. L'avait l'air pressé. - Où il est allé? -Là-bas. Il a pris l'autobus 42. -À quoi ressemblait-il? Décrivez-le aussi précisément que possible. Allons, faites vite! - Taille moyenne, âge moyen, visage rond, un sale teint. Et un gros ventre. Il avait un falkin orange sur le nez. Il portait une veste en fourrure, un pantalon marron en velours, de grosses bottes marron. Il avait l'air d'un fermier. - Ça nous suffit. Jalek, fonçons derrière ce bus. Où est le micro? Il faut diffuser son signalement. On l'attrapera, si on va assez vite. _. C'est un malin. Il ne lui a pas fallu longtemps pour flairer un piège quand Lathin lui a répondu. Il afait un drôle de bruit et il s'est enfoi. Je te parie qu'il a pris le bus pour nous feinter. Il doit avoir une voiture quelque part. -Ne gaspille pas ta salive et rattrapons ce bus. Deux gars nous ont déjà échappé. On va avoir de sacrées explications à donner si on en perd un troisième. - Ouin. Je sais.
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owry descendit de l'autobus avant qu'on le rattrape, et en prit un autre qui roulait dans une direction perpendiculaire. Mais il ne joua pas à chat perché à travers la ville comme les autres fois. Ses poursuivants avaient sans doute son signalement et il devait avoir presque tout Jaimec à ses trousses. Il prit enfin un autocar qui sortait de la ville. Celui-ci le déposa à quinze cents mètres du pont où il avait caché les cinquante mille guilders. Il retourna dans la forêt. Revenir sur ses pas et déterrer l'argent serait dangereux. Les voitures de police allaient se diriger par là avant longtemps. On ne se contenterait pas de pourchasser à Pertane le fermier ventripotent. Tant que durait le jour, James Mowry ferait mieux de disparaître de la ville, avant de se choisir un nouveau déguisement. . Avançant rapidement, il atteignit l'orée de la forêt sans être arrêté ni questionné. Il continua à emprunter la route pendant un moment, se réfugiant parmi les arbres dès qu'approchait une voiture. Mais la circulation se faisait plus dense et les véhicules étaient si fréquents qu'il finit par abandonner tout espoir de progresser avant la nuit. Et il était assez fatigué, ses paupières étaient lourdes et ses pieds en piteux état. Après avoir pénétré un peu plus dans les fourrés, il se trouva un coin confortable et bien dissimulé. Il s'allongea sur un grand tapis de mousse et lâcha un soupir de satisfaction. Wolf avait affirmé qu'un seul homme pouvait paralyser toute une armée. Mowry se demanda quel nombre il avait mobilisé et à quoi cela avait bien pu servir. Combien d'heures de main-d'œuvre sa présence avait-elle coûtées à l'ennemi? Quelques milliers, quelques dizaines de milliers, quelques millions? À quelle forme de service ces heures auraient-elles été consacrées si James Mowry n'avait forcé l'ennemi à les gaspiller dans d'autres domaines? Ah, c'est à la réponse à cette hypothétique question que se mesurait la véritable efficacité d'une guêpe. Petit à petit, il abandonna ces rêveries stériles et se laissa aller au sommeil. La nuit était tombée lorsqu'il s'éveilla, ragaillardi, plein d'énergie,
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et un peu moins amer. Les choses auraient pu être pires, bien pires. Par exemple, il aurait pu aller tout droit au Ctifé Susun et se jeter en plein dans la gueule du Kaïtempi. On l'aurait détenu par principe, et il doutait de sa capacité à tenir le coup si l'on se mettait à le charcuter un peu. Les seuls prisonniers dont le Kaïtempi n'obtenait rien étaient ceux qui parvenaient à se suicider avant d'être interrogés. Tandis qu'il avançait régulièrement vers la caverne, il bénit sa chance, sa sagesse - ou son intuition - pour avoir donné ce coup de téléphone. Puis ses pensées revinrent à Gurd et Skriva. S'ils avaient été capturés, il était alors dépourvu d'alliés valables et se retrouvait tout seul. Mais s'ils avaient, comme lui, échappé au piège, comment les retrouver? Mowry arriva à sa caverne avec l'aube. Il ôta ses chaussures, s'assit sur la plage de galets et plongea ses pieds douloureux dans le ruisseau. Son esprit ne cessait de ruminer sur la façon de retrouver Gurd et Skriva - s'ils étaient toujours libres. Le Kaïtempi finirait par ne plus s'occuper du Café Susun ... soit parce qu'il serait convaincu d'en avoir tiré le maximum, soit par l'urgence d'autres affaires. Il serait alors possible d'y retourner pour trouver quelqu'un qui puisse lui donner tous les renseignements voulus. Mais Dieu seul savait quand cela serait possible. Sous un déguisement radicalement différent, il pouvait flâner dans le voisinage du café jusqu'à ce qu'il trouve l'un des habitués et l'utilise pour arriver à Gurd et Skriva. Mais il y avait des chances que le Kaïtempi garde le Café Susun en point de mire, des policiers en civil guettant toute personne étrangère dans un rayon de cent mètres. Après une heure de méditation, Mowry décida qu'il existait une possibilité de recontacter les deux frères. Elle dépendait non seulement de leur liberté, mais de leur intelligence et de leur imagination. Cela pouvait marcher. Ils étaient brutaux et sans pitié, mais pas idiots. Il pouvait leur laisser un message au même endroit qu'auparavant, sur la route de Radine, au pied de la borne 33-den. S'ils avaient accompli leur dernière tâche, cinquante mille guilders les attendaient. Voilà qui suffirait à aiguiser leur bon sens. Le soleil se leva et répandit sa chaleur dans les arbres et à l'entrée de la caverne. C'était l'une de ces journées qui vous amènent à vous allonger et à ne rien faire. Succombant à la tentation, Mowry s'accorda des vacances et remit toute action au lendemain. La chose était nécessaire. Pourchassé sans relâche, dormant mal, toujours tendu, il avait maigri et ses ressources physiques s'épuisaient. Il flâna toute la journée à l'intérieur ou à proximité de la caverne, profitant de cette quiétude et s'offrant nombre de plats terriens succulents. De toute évidence, l'ennemi était obsédé par l'idée que son gibier cherchait abri uniquement dans les endroits très peuplés. Il ne lui était pas venu à l'idée que ce dernier ait pris la clé des champs. C'était assez logique, de leur point de vue, puisque le Dirac Angestun Gesept devait être un groupe bien structuré, trop important et trop dispersé pour se tapir dans une caverne. La
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guêpe avait grossi dans de telles proportions qu' ils n'allaient pas perdre leur temps. à la chercher dans un tel endroit. Cette nuit-là, James Mowry dormit à poings fermés, et il fit tranquillement le tour du cadran. Il passa le lendemain matin dans l'oisiveté la plus complète et se baigna dans la rivière pendant la chaleur de midi. Dans la soirée, il se coupa les cheveux à la militaire et ne conserva que quelques poils raides sur le crâne. Une nouvelle injection oblitéra le folkin. Il se repeignit d'un violet plus foncé, plus net. Des prothèses remplacèrent ses dents de sagesse et donnèrent à son visage un air plus pesant et plus large, et une mâchoire plus carrée. Il changea complètement de vêtements. Il chaussa des bottes militaires. Son costume civil était coûteux, sa cravate fut nouée à la façon de la marine spatiale. Il ajouta à cet ensemble un oignon en platine ainsi qu'un bracelet du même métal portant une plaque d'identité. Il était désormais quelques degrés au-dessus du Sirien moyen. Les nouveaux papiers qu'il empocha confirmaient cette impression. Ils affirmaient qu'il était le colonel Krasna Halopti des Renseignements Militaires et, en tant que tel, habilité à requérir l'assistance de toute autorité sirienne, toujours et partout. Satisfait à cent pour cent de son rôle qui ressemblait si peu aux précédents, Mowry s'assit sur un container et écrivit une courte lettre: «J'ai essayé de vous contacter au café et j'ai trouvé l'endroit bourré de
sokos-K L'argent vous attend à la base du pilier sud-est du pont d'Asako. Si vous êtes libres et si vous êtes prêts à continuer à travailler, laissez un message m'indiquant quand et où je pourrai vous contacter.» Sans signer, il la plia et la glissa dans une enveloppe en cellophane à l'épreuve de l'humidité. Dans sa poche, il plaça un petit automatique silencieux. Le pistolet était sirien,.et Mowry possédait un faux port d'arme. Ce nouveau rôle était plus audacieux et plus dangereux que les autres. Une vérification auprès des officiels le trahirait en un rien de temps. La compensation se situait dans le respect du Sirien moyen pour l'autorité. S'il se comportait avec suffisamment d'assurance et de morgue, même le Kaïtempi aurait la tentation de l'accepter pour ce qu'il n'était pas. Deux heures après la venue des ténèbres, il actionna le container 22 et pénétra dans la forêt, muni d'une valise plus grande et plus lourde que la précédente. Il déplora de nouveau la distance qui séparait la caverne de la route. Trente kilomètres dans chaque sens, c'était à la fois ennuyeux et fatigant. Mais c'était aussi payer, somme toute bon marché, la sécurité de son approvisionnement. Cette fois-ci, il marcha plus longtemps car il ne passa ,pas par la route pour faire de l'auto-stop. Dans son nouveau déguisement, ce serait une erreur, et il attirerait mal à propos l'attention. Il suivit donc la lisière de la forêt jusqu'au point où deux autres routes se croisaient. Au matin, il attendit un autocar express qui finit par apparaître au loin. Il s'avança au milieu de la route, le prit et se retrouva au centre de Pertane.
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En une demi-heure, il découvrit une dyno arrêtée qui correspondait à ses besoins, monta dedans et s'éloigna. Personne ne lui courut après en criant au meurtre. Le vol était passé inaperçu. . Il s'arrêta à la route de Radine, attendit que l'artère soit dégagée et enterra sa lettre au pied de la borne. Puis il retourna à l'intérieur de Pertane et laissa la voiture là où il l'avait trouvée. Il était resté absent une heure, et il était probable que le ptopriétaire n'avait pas eu besoin de son véhicule pendant ce laps de temps. Mowry se rendit ensuite à la poste principale, toujours pleine de monde, sortit de sa valise une demi-douzaine de petits colis pesants, écrivit les adresses, et les posta. Chacun contenait une boîte sous vide avec un mouvement d'horlogerie, un morceau de papier et rien d'autre. La minuterie émettait un tic-tac sinistre ... suffisamment fort pour être entendu par quelqu'un porté au soupçon. Le papier annonçait brièvement et clairement : « Ce
paquet aurait pu vous tuer. Deux paquets différents se retrouvant à l'instant voulu pourraient tuer cent mille personnes. Terminez cette guerre avant qu'on vous extermine! Dirac Angestun Gesept. » Des menaces, c'était tout ... mais assez efficaces pour s'opposer un peu plus à l'effort de guerre ennemi. Elles angoisseraient les destinataires et donneraient un nouveau sujet de préoccupation à leurs forces. Sans nul doute, les militaires fourniraient-ils un garde du corps à chaque huile se trouvant sur Jaimec. Cela seul suffirait à paralyser un régiment. On examinerait le courrier et l'on ouvrirait tous les colis douteux dans une pièce capitonnée. On fouillerait la ville avec des détecteurs de radiations pour trouver des composants de bombe à fission. La défense passive serait prête à intervenir en cas d'explosion géante. On arrêterait et soumettrait à la question quiconque se promènerait dans la rue avec un tant soit peu l'air d'avoir quelque chose à cacher ou une expression légèrement exaltée ou dérangée. Oui, après trois meurtres, en attendant d'autres, les autorités n'oseraient traiter les menaces du DAG comme des bavardages de dingues en liberté .. Tout en flânant dans la rue, Mowry s'amusa à s'imaginer un destinataire qui fonçait tremper le colis dans l'eau tandis que quelqu'un d'autre appelait en catastrophe une équipe de déminage. Il était si plongé dans ses pensées qu'il lui fallut un moment avant de prendre conscience d'un ululement aigu qui s'élevait et tombait sur Pertane. Il s'arrêta, regarda autour de lui, fixa le ciel, mais n'aperçut rien d'extraordinaire. La plupart des passants semblaient avoir disparu. Quelques-uns, comme lui, restaient perplexes sur le trottoir. L'instant d'après, un flic lui donna une tape dans le dos. - Descendez, espèce d'idiot!
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- Descendre? répéta Mowry en le considérant sans comprendre. Descendre où? Qu'y a-t-il ? - Dans un abri! s'écria le flic en lui faisant signe de filer. Vous ne voyez pas que c'est une alerte aérienne? (Sans attendre une réponse, il continua à courir en gueulant en direction des retardataires :) Descendez! Descendez! Mowry se retourna et rejoignit les autres qui se précipitaient dans un long escalier menant au sous-sol d'un immeuble administratif privé. Il fut surpris de trouver qu'il y avait foule. Plusieurs centaines de personnes y avaient cherché refuge de leur propre chef. Elles se tenaient debout, assises sur des bancs ou appuyées contre le mur. Mowry dressa sa valise et s'assit dessus. À côté de lui se trouvait un vieillard irrité, qui le jaugea d'un regard chassieux et lança: -Alerte aérienne! Qu'est-ce que vous en pensez? - Rien, répondit Mowry. À quoi bon penser? On ne peut rien y faire. -Mais les flottes des Spakums ont été détruites! hurla le vieillard, centrant sur Mowry des paroles qu'il adressait à toute l'assistance. Ils l'ont répété sans arrêt, à la radio et dans les journaux. Les flottes spakums ont été balayées. Alors, qu'est-ce qui a déclenché l'alerte, hi? Qu'est-ce qui peut nous attaquer, hi? Dites-moi un peu! -Peut-être que ce n'est qu'un exercice, tenta de l'apaiser Mowry. - Exercice! (Il postillonnait avec une fureur sénile.) Pourquoi des exercices, et qui les a décidés? Si les forces spakums sont battues, pourquoi se cacher? On n'a à se cacher de personne! - Ne vous en prenez pas à moi, lui conseilla Mowry, las des gémissements de son interlocuteur. Ce n'est pas moi qui ai donné l'alerte. - y a un putain d'idiot qui a dû la déclencher! s'entêta le vieillard. Il y a aussi des sakas menteurs qui veulent qu'on croie que la guerre est finie quand elle ne l'est pas. Qu'est-ce qu'il y a de vrai dans ce qu'on nous dit? (Il cracha sur. le sol.) Une grande victoire dans le secteur du Centaure ... et puis une alerte aérienne! Ils doivent penser qu'on est de sacrés ... Un personnage trapu et pesant s'avança jusqu'à l'orateur et lui lança: -La ferme! Le vieillard était trop absorbé par ses malheurs pour s'abaisser, trop têtu pour reconnaître la voix de l'autorité. - Non, je ne la fermerai pas! Je rentrais chez moi quand quelqu'un m'a poussé ici parce qu'une sirène s'est mise à brailler et ... L'homme trapu ouvrit sa veste, présenta un insigne et répéta sur un ton plus rude: -Je vous ai dit de la fermer! - Qui vous croyez que vous êtes? C'est pas à mon âge que je vais ... D'un mouvement rapide, l'homme arbora une matraque en caoutchouc qu'il abattit sur la tête du vieillard. La victime s'écroula comme un daim blessé. Dans la foule, une voix s'écria: -C'est une honte!
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Plusieurs autres murmurèrent, s'agitèrent, mais n'agirent pas. Soudain, 1'homme trapu montra ce qu'il pensait de cette désapprobation en donnant plusieurs coups de pied à sa victime. Levant les yeux, il rencontra le regard de Mowry et le défia. -Et alors? Mowry répondit d'un ton égal: - Vous êtes du Kaïtempi ? - Ouin. Qu'est-ce que ça peut vous faire? - Rien. J'étais seulement curieux. - Grave erreur. Tenez votre nez de fouine à l'écart de ça! La foule marmonna et s'agita de nouveau. Deux policiers, arrivant de la rue, s'assirent sur la dernière marche et s'épongèrent le front. Ils avaient l'air nerveux et surexcités. L'agent du Kaïtempi les rejoignit, tira un pistolet de sa poche et le tint, bien en vue, à plat sur ses genoux. Mowry lui sourit d'un air énigmatique. Le silence de la ville s'insinua alors à l'intérieur de l'abri. Les gens aux aguets devenaient de plus en plus tendus. Au bout d'une demi-heure, on entendit une série de sifflements. Débutant sur une note grave, ils finirent par s'évanouir dans le ciel. La tension s'accrut: on ne gaspillait pas des missiles téléguidés pour s'amuser. Au-dessus .d'eux, à une certaine distance, devait se trouver un vaisseau spakum ... portant peut-être un chargement qu'il risquait de lâcher à tout moment. Il y eut une nouvelle série de sifflements, puis le silence revint. Les flics et l'agent secret se levèrent, s'enfoncèrent un peu plus dans le sous-sol et se retournèrent pour observer les marches de l'escalier. On pouvait entendre la respiration de chacun, parfois spasmodique, comme s'il devenait difficile d'utiliser ses poumons. Tous les visages trahissaient une tension interne, et il régnait une odeur âcre de transpiration. La seule pensée de Mowry fut que c'était une sacrée façon de mourir que d'être désintégré dans un bombardement effectué par les siens. Dix minutes plus tard, le sol se mit à vibrer. Les murs frémirent, tout le bâtiment trembla. De la rue leur parvint le tintamarre des vitres qui s'abattaient. Il n'y eut aucun autre bruit, aucun grondement d'explosion, aucun borborygme de propulseurs dans la stratosphère. Ce calme était inquiétant à l'extrême. Il fallut trois heures avant qu'un nouveau hululement de sirène proclame la fin de l'alerte. La foule sortit avec un soulagement immense. Le vieillard fut évité, mais demeura allongé sur le sol. Les deux flics avancèrent ensemble dans la rue alors que l'agent du Kaïtempi se dirigeait dans l'autre sens à grands pas. Mowry le rattrapa et lui parla sur un ton de conversation: - Effet de choc seulement. Ils ont dû les lâcher assez loin. L'autre grogna. -Je voulais vous parler, mais je ne pouvais le faire devant tous ces gens. - Ouin ? Pourquoi?
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En guise de réponse, James Mowry lui présenta sa carte d'identité et son mandat de réquisition. - Colonel Halopti, des Renseignements Militaires. Lui rendant sa carte, l'agent secret perdit un peu de son air belliqueux et fit un effort pour se montrer poli. -Qu'est-ce que vous vouliez me dire? C'est au sujet de ce vieux bavard? . -Nin. Il a eu ce qu'il méritait. Il faut louer la façon dont vous l'avez traité. (Il nota le regard de satisfaction de son interlocuteur et ajouta:) Un vieux jacasseur pareil risquait de rendre les gens hystériques. -Ouin, c'est vrai. La seule façon de contrôler une foule, c'est d'isoler et d'abattre ses porte-parole. -Quand l'alerte a sonné, j'étais en route pour le QG du Kaïtempi afin d'y trouver un agent sûr, lui expliqua Mowry. Quand je vous ai vu en action, j'ai eu l'impression que vous m'en épargneriez la peine. Vous êtes le type même qu'il me faut: rapide à la détente et n'acceptant pas les absurdités. Quel est votre nom? - Sagramatholou. - Ah, vous êtes originaire du Système K-17, hi? Tout le monde y a des noms composés, n'est-ce pas? - Ouin. Et vous êtes de Diracta. Halopti est un nom diractien, et vous avez un accent mashambi. Mowry éclata de rire. -On ne peut pas se cacher grand-chose, n'est-ce pas? Son interlocuteur jaugea Mowry avec une curiosité évidente. - Nin. Que voulez-vous de moi? -J'espère agrafer le chef d'une cellule du DAG. Il faut agir vite et calmement. Si le Kaïtempi utilisait cinquante personnes et en faisait une opération d'envergure, il effraierait tout le reste. Un à la fois, c'est la meilleure technique. Comme disent les Spakums: Qui va lentement, va sûrement. -Ouin, c'est le meilleur moyen, approuva Sagramatholou. -Je suis sûr de pouvoir capturer ce type tout seul, sans effrayer les autres. Mais si j'entre par-devant, il risque de sortir par-derrière, alors il faut qu'on soit deux. Je veux un homme sûr, s'il se taille. Tout le mérite de la capture vous reviendra ... Les yeux de l'autre s'étrécirent et prirent un éclat nouveau. - Je serai heureux de vous accompagner si le QG est d'accord. Je vais leur téléphoner et leur demander. -À votre guise, dit Mowry avec une insouciance qu'il était loin de ressentir. Mais vous savez certainement ce qui va arriver. - À quoi pensez-vous? -Ils vous retireront et m'assigneront un officier de grade équivalent au mien. (Mowry ébaucha un geste méprisant.) Quoique je devrais me taire, étant moi-même colonel, je préférerais choisir un homme à moi. L'autre se gonfla la poitrine. 89
- Vous avez peut-être raison. Il y a officier et officier. - Précisément. Alors, vous êtes avec moi ou non? - Endosserez-vous les responsabilités si mes supérieurs protestent ? - Naturellement! -Ça me suffit. Quand commence-t-on? - Tout de suite. - Parfait, conclut Sagramatholou en se décidant. De toute façon, je ne suis pas de service avant la troisième heure. - Bon! Vous avez une dyno civile? - Toutes nos dynos ont l'air ordinaire. - La mienne porte des insignes militaires, mentit Mowry. On ferait mieux d'utiliser la vôtre. Lautre accepta cette affirmation sans problème. Il était totalement investi par son désir de s'attribuer le mérite d'une importante capture et la perspective de trouver une nouvelle victime pour le garrot. Après avoir rejoint le parking au coin de la rue, Sagramatholou prit place derrière le volant d'une grosse dyno noire. Mowry posa sa valise sur le siège arrière et monta à côté de lui. La voiture s'engagea dans la rue. -Où va-t-on? -Vers le sud, derrière l'usine de construction mécanique de Rida. Ensuite, je vous montrerai. Avec emphase, l'agent secret fit d'une main un geste coupant et déclara: -Le DAG nous rend dingues. Il est grand temps qu'on l'arrête. Comment avez-vous eu une piste? - On l'a trouvée sur Diracta. Lun d'eux nous est tombé entre les mains, et il a bavardé. - Sous l'effet de la douleur? avança Sagramatholou en gloussant. -Ouin. - C'est comme ça qu'il faut les traiter! Ils causent toujours, quand ils ne peuvent plus le supporter. Ensuite, ils meurent très facilement quand on n'a plus besoin d'eux. - Ouin, répéta James Mowry avec l'appréciation voulue. - On en a agrafé une dizaine dans un café du quartier Laskin, continua Sagramatholou. Eux aussi ont bavardé. Mais ils débitent de ces idioties ... jusqu'à présent. Ils admettent tous les crimes qui peuvent exister, sauf leur appartenance au DAG. Ils ne savent rien de cette organisation, qu'ils disent. -Qu'est-ce qui vous a menés à ce café? - Quelqu'un a eu la tête bêtement coupée. C'était un habitué de ce bistrot. On l'a identifié après des tas d'ennuis, on a remonté la piste et on a saisi un tas de ses fidèles amis. Six ou sept d'entre eux ont confessé le crime. Mowry fronça les sourcils. -Six? -Ouin. Ils l'ont commis à six heures différentes, à six endroits différents, pour six raisons différentes. Ces sales sokos mentent pour qu'on relâche un peu la pression. Mais on obtiendra quand même la vérité.
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-Ça m'a tout l'air d'une querelle de gangsters. Quel est l'angle politique, s'il y en a un? - Je ne sais pas. Les gradés gardent tout pour eux. Ils disent qu'ils savent que c'est un acte du DAG, donc celui qui l'a fait est un tueur du DAG. -Peut-être que quelqu'un les a tuyautés, suggéra Mowry. -Peut-être bien. Ça pourrait être aussi un menteur. (Sagramatholou renifla.) Cette guerre est bien suffisante sans que les traîtres et les menteurs nous compliquent la vie. On est sur les dents. Ça ne peut plus durer! - Des résultats, avec les contrôles surprises? - Au début, oui. Et puis, il n'yen a plus eu parce qu'ils se sont méfiés. Ça fait dix jours qu'on les a arrêtés. Cette accalmie va, leur donner une fausse impression de sécurité. Quand ils seront mûrs, on les cueillera. -Très bien. Il faut se servir de son cerveau, ces temps-ci, hi? -Ouin. - Nous y voilà. Tournez à gauche, puis la première à droite. La voiture passa rapidement derrière l'usine de construction mécanique, pénétra sur une route étroite pleine d'ornières, puis se glissa dans une autre qui n'était guère plus qu'un sentier. Tout autour, s'étendait un secteur nauséabond et à demi désert de vieilles bâtisses, de terrains vagues et de tas de détritus. Ils s'arrêtèrent et descendirent. Regardant autour de lui, l'agent du Kaïtempi nota: -Un repaire à vermine typique. Où, maintenant? -Au bout de cette allée. Mowry le mena dans l'allée, qui était longue, sale, et formait une impasse. Ils atteignirent un mur de cinq mètres qui bloquait leur avance. Personne en vue. On n'entendait rien, à part le murmure lointain de la circulation et le grincement d'une enseigne antique et rouillée. Mowry désigna la porte insérée dans le mur et dit: -Voilà la porte de secours. Il va me falloir deux ou trois minutes pour faire le tour et entrer. Après ça, tenez-vous prêt à tout. Il manœuvra le bec-de-cane. Aucun résultat. Verrouillée. - Mieux vaut l'ouvrir pour qu'il puisse s'enfuir tranquillement, avança Sagramatholou. S'il se trouve coincé, il risque de vous tirer dessus et je ne pourrai pas vous défendre. Ces sokos deviennent dangereux, quand ils sont acculés. (Il fouilla dans sa poche, en sortit un trousseau de rossignols, et il sourit.) C'est plus simple de le laisser me tomber dans les bras. (Sur ce, il tourna le dos à Mowry et s'occupa de la serrure. Mowry regarda dans l'allée.) Toujours personne en vue. Sortant son pistolet, Mowry déclara d'un ton calme, sans précipitation: -T'as frappé le vieux bavard alors qu'il était à terre. - Pour sûr! acquiesça l'agent secret en continuant à tripoter la serrure. J'espère qu'il mourra lentement, cette espèce de ... Sa voix s'interrompit alors que l'incongruité de la remarque de Mowry s'insinuait en lui. Il se retourna, la main appuyée sur la porte, et leva les yeux sur le canon du pistolet. 91
-Qu'est-ce que ça veut dire? Qu'est-ce que ... - Dirac Angestun Gesept, lui apprit Mowry. Le pistolet émit un petit «pfout» pas plus bruyant que celui d'une arme à air comprimé. Sagramatholou demeura debout, un trou bleu dans le front. Sa bouche resta ouverte en une expression hébétée. Puis ses genoux cédèrent et il s'abattit, face en avant. Rempochant son pistolet, James Mowry se pencha sur le corps. Ille fouilla rapidement, lui rendit son portefeuille après y avoir jeté un coup d'œil, mais lui confisqua l'insigne officiel. Quittant l'impasse à la hâte, il monta dans la voiture et la conduisit en pleine ville, à proximité d'un garage de voitures d'occasion. Continuant le reste du chemin à pied, il examina l'assemblage de dynos déglinguées. Un Sirien mince au visage dur s'avança à sa rencontre, et remarqua le costume bien coupé de Mowry, son oignon et son bracelet en platine. -Veinard! annonça le Sirien, mielleux. Vous avez trouvé le meilleur endroit de tout Jaimec pour une bonne affaire. Chacune de ces voitures est sacrifiée. Il y a la guerre, les prix vont monter à toute allure et vous ne pouvez pas mieux tomber. Regardez un peu cette beauté. C'est un cadeau, un véritable cadeau. C'est ... -J'ai des yeux, aboya Mowry. - Ouin, bien sûr! Mais remarquez ... -Je sais ce que je veux, l'interrompit Mowry. Je ne désire pas rouler dans une de ces antiquités à moins d'être pressé de mettre fin à ma vie. -Mais ... -Comme tout le monde, je sais qu'il y a la guerre. Avant longtemps, ça va être rudement dur de trouver des pièces détachées. Je m'intéresse à quelque chose que je peux transformer en pièces détachées. (Il lui désigna un véhicule.) Celui-ci, par exemple. Combien? - C'est une bonne bagnole, argua le vendeur avec une mine horrifiée. Elle ronronne comme si elle était neuve. Les plaques sont récentes ... - Je vois bien qu'elles sont récentes. - ... Et elle est solide de la malle au capot. Je m'en débarrasse pour rien, oui, pour rien. -Combien? -Neuf cent quatre-vingt-dix, répondit l'aurre en considérant le costume et le platine. -C'est du vol! déclara Mowry. Ils marchandèrent jusqu'à ce que Mowry l'obtienne pour huit cent vingt - en fausse monnaie. Il paya et s'éloigna avec sa nouvelle acquisition. Elle grinçait, grognait et tanguait d'une manière qui prouvait qu'il s'était fait estamper d'au moins deux cents billets, mais il n'en éprouvait pas de ressentiment. Sur un terrain désert, encombré de débris métalliques, à quinze cents mètres de là, il gara la voiture, cassa son pare-brise et ses phares, ôta ses roues et ses plaques minéralogiques, prit toutes les pièces détachables du moteur et transforma efficacement l'engin en ce que tout passant ne manquerait pas de
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considérer comme une épave abandonnée. Il s'éloigna, ne tarda pas à revenir avec la voiture de feu Sagramatholou et chargea les pièces dedans. Une demi-heure plus tard, il balançait roues et autres articles dans le fleuve. Les plaques de Sagramatholou suivirent. Il s'éloigna, sa voiture de « récupération» maintenant identifiée par les plaques de l'épave. Une patrouille de la police ou du Kaïtempi pouvait désormais le suivre sur des kilomètres sans trouver le numéro qu'elle rechercherait. Rassuré sur les contrôles surprises, il flâna en ville jusqu'à la nuit. Plaçant la voiture dans un parking souterrain, il acheta un journal et le parcourut en mangeant. Suivant ce journal, un destroyer terrien solitaire - « un corsaire lâche et fuyant» - était parvenu à traverser les défenses formidables de Jaimec et à lancer une bombe sur le grand complexe national d'armement de Shugruma. Les dégâts étaient limités. L'envahisseur avait été abattu aussitôt après. L'article voulait donner l'impression qu'un chien malin avait infligé une morsure sans gravité pour laquelle on l'avait tué. Mowry se demanda combien de lecteurs le croyaient. Shugruma se trouvait à près de cinq cents kilomètres ... et Pertane avait frémi sous les ondes de choc de la lointaine explosion. S'il fallait en juger d'après cela, la zone visée devait maintenant représenter un cratère d'au moins trois kilomètres de diamètre. La deuxième page affirmait que quarante-huit membres de l'immonde Parti sirien de la Liberté avaient été capturés par les forces de l'ordre et seraient traités ainsi qu'ils le méritaient. Aucun détail avancé, aucun nom donné, aucune inculpation lancée. Ces quarante-huit personnes étaient condamnées, quelles qu'elles soient, ou quoi que l'on croie qu'elles étaient. Il se pouvait aussi que toute cette histoire ne soit qu'un mensonge officiel. Les autorités en place étaient bien capables de passer leur rage sur une demi-douzaine de petits malfaiteurs tout en les requalifiant pour le public de membres du DAG et en multipliant leur nombre par huit. L'une des dernières pages consacrait quelques lignes à déclarer brièvement que les forces siriennes avaient évacué la planète Gouma « afin de se déployer plus efficacement dans la zone réelle des combats». Ce qui signifiait que Gouma était éloignée de la zone de combats, absurdité apparente à tout lecteur capable de penser par lui-même. Mais quatre-vingt-dix pour cent des lecteurs ne pouvaient affronter ce terrible effort intellectuel. L'article le plus significatif était de loin la contribution de l'éditorialiste. Il s'agissait d'un sermon pompeux fondé sur la thèse selon laquelle une guerre totale devait se terminer par une victoire totale, laquelle ne pouvait être obtenue que par un effort total. Il n'y avait pas place pour les divisions internes dans les rangs siriens. Tout le monde, sans exception, devait se serrer derrière les dirigeants, dans leur détermination à mener la guerre à sa conclusion logique. Les incrédules et les hésitants, les embusqués et les râleurs, les paresseux et les mollassons étaient aussi traîtres à cette cause que les espions et les saboteurs. Il fallait régler leur compte promptement, une fois pour toutes.
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C'était un cri d'agonie très net, bien que le DAG ne soit pas ouvertement mentionné. Puisque ces harangues étaient d'inspiration officielle, il était raisonnable de supposer que les gros bonnets éprouvaient des douleurs aiguës. En fait, ils criaient à voix haute qu'une guêpe pouvait piquer. Peut-être quelques-uns d'entre eux avaient-ils reçu de petits colis qui tictaquaient, et n'approuvaient guère ce passage du général au particulier. Maintenant que la nuit était tombée, James Mowry emporta sa valise dans sa chambre. Il procéda rapidement à son approche. Tout repaire risquait de devenir un piège à chaque instant, sans avertissement. À part la possibilité que la police ou le Kaïtempi l'attendent après avoir obtenu une piste menant jusqu'à lui, il risquait également de rencontrer le logeur qui s'étonnerait que sa chambre soit utilisée par un nouveau personnage à l'air beaucoup plus prospère. Le bâtiment n'était pas surveillé. La chambre n'était pas gardée. Mowry parvint à se glisser dedans sans se faire remarquer. Tout se révéla intact: personne n'avait trouvé de raison de venir fourrer son nez dans ses affaires. Il s'affala tandis qu'il méditait sur la situation. Il était évident que, autant que possible, il lui faudrait entrer et sortir de sa chambre dans les seules heures de ténèbres. Autrement, il devrait se trouver une nouvelle cachette, et de préférence dans un secteur plus approprié à sa nouvelle apparence. C'est le lendemain surtout qu'il regretta la destruction de sa première valise et de son contenu à Radine. Cette perte ajoutait à son travail, mais il ne pouvait rien y faire. Il dut donc de nouveau passer toute la matinée dans la bibliothèque à recueillir une liste de noms et d'adresses pour remplacer la précédente. Avec du papier, des enveloppes et une petite photocopieuse, il passa deux jours à préparer une pile de lettres. Quel soulagement lorsqu'elles furent terminées et qu' il les eut expédiées! « Sagramatholou
était le quatrième. La liste sera longue.
Dirac Angestun Gesept. » Il avait ainsi fait d'une pierre plusieurs coups. Il avait vengé le vieillard, ce qui le satisfaisait tout particulièrement. Il avait frappé un nouveau coup contre le Kaïtempi. Et il disposait d'une voiture impossible à retrouver par les agences de location ou autres voies usuelles. Pour finir, il avait donné aux autorités une nouvelle preuve de l'empressement du DAG à tuer, à mutiler et à se frayer à tout prix un chemin jusqu'au pouvoir. Pour accélérer les choses, il posta en même temps six colis. De l'extérieur, ils étaient identiques aux précédents. Ils émettaient le même tic-tac léger. Là s'arrêtait la ressemblance. À des périodes allant de six à vingt heures après l'expédition, ou lorsqu'on tenterait de les ouvrir, ils devaient exploser avec suffisamment de force pour aplatir un corps contre le mur. Le quatrième jour après son retour, il se glissa dehors, récupéra sa voiture et rendit visite à la borne 33-den de la route de Radine. Plusieurs voitures de
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patrouille le dépassèrent, mais aucune ne s'intéressa à lui. Atteignant la borne, il creusa à sa base et découvrit son enveloppe de cellophane, qui contenait maintenant une petite carte. Seul était écrit: «Asako 19-1113». Le truc avait marché.
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owry roula jusqu'à la première cabine qu'il put découvrir, mit hors circuit la caméra et appela le numéro donné. Une voix inconnue lui répondit tandis que l'écran demeurait vide. Une prudence évidente se manifestait à l'autre bout. « 19-1713», dit-elle. - Gurd, ou Skriva, est là? demanda Mowry. « Attendez! » ordonna la voix. - Un instant, pas plus, repartit Mowry. Après ça ... bye-bye! On lui répondit par un grognement. Mowry resta à l'écoute, guettant la route, prêt à lâcher le combiné et à filer dès que son intuition lui dirait de le faire. Il allait atteindre ce point lorsque la voix de Skriva lui parvint en un grondement. « Qui est-ce? » -Ton bienfaiteur. « Oh, c'est toi. Je ne reçois pas ton image. » -Je ne reçois pas la tienne non plus. « Ce n'est pas un endroit pour discuter, reprit Skriva. On ferait mieux de se retrouver quelque part. Où es-tu? » Une série rapide de pensées fulgura dans l'esprit de Mowry. Où es-tu? Est-ce que Skriva servait d'appât? S'il avait été capturé et avait reçu un avant-goût de traitement déplaisant, c'était le genre de système vicieux qu'utiliserait le Kaïtempi. D'un autre côté, il était peu probable que, dans ce cas-là, Skriva se donnerait la peine de demander à Mowry où il se trouvait. Le Kaïtempi le saurait déjà en étant remonté à la source de l'appel. De plus, il voudrait que la conversation se prolonge le plus possible afin que le gibier demeure sur place. Or Skriva essayait de la raccourcir. Oui, le piège était peu probable. « Tu es devenu muet? » s'écria Skriva, impatient et soupçonneux. -Je réfléchissais. Si on se retrouvait là où tu as laissé le numéro de téléphone? « Ce n'est pas plus mal. »
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-Tout seul, l'avertit Mowry. Personne d'autre avec toi, sinon Gurd. Que personne ne te suive ou se balade dans le coin. Roulant jusqu'à la borne, James Mowry gara sa voiture sur le bas-côté et attendit. Vingt minutes plus tard, la dyno de Skriva arrivait et se garait derrière la sienne. Skriva en descendit, s'approcha, s'arrêta en pleine course, se renfrogna d'un air dubitatif, glissa une main dans une poche et parcourut rapidement la route du regard. Aucune autre voiture en vue. Mowry lui sourit. - Qu'est-ce qui te démange ? Tu n'as pas la conscience tranquille ou quoi? Se rapprochant, Skriva le contempla avec une légère incrédulité, puis commenta: - C'est donc toi! Qu'est-ce que tu t'es fait? (Sans attendre de réponse, il fit le tour du capot, monta et prit l'autre siège.) Tu n'es plus pareil. C'est difficile de te reconnaître. -C'est fait exprès. Si tu changeais un peu, toi aussi, ça ne te ferait pas de mal non plus. Ça compliquerait la vie aux flics. - Peut-être. (Skriva demeura un instant silencieux.) Ils ont eu Gurd. Mowry se redressa. -Comment? Quand ça? - Ce sacré imbécile a traversé un toit pour tomber dans les bras de deux d'entre eux. Non content de ça, il les a copieusement injuriés et il a voulu tirer son pétard. -S'il s'était conduit calmement comme s'il avait le droit d'être là, il aurait pu s'en sortir en discutant. . -Gurd ne pourrait même pas se sortir d'un vieux sac, comme ça, affirma Skriva. Ce n'est pas dans sa nature. J'ai passé pas mal de temps à lui éviter des ennuis. -Comment ça se fait qu'ils ne t'ont pas chopé? -J'étais sur un autre toit de la rue. Ils ne m'ont pas vu. Tout a été fini avant que j'aie pu descendre. - Que lui est-il arrivé, ensuite? -Qu'est-ce que tu crois? Les flics l'avaient passé à tabac avant qu'il ait pu sortir son arme. La dernière fois que je l'ai vu, ils le jetaient dans le panier à salade. - Pas de chance! compatit Mowry. (Il réfléchit un instant et demanda:) Qu'est-ce qui est arrivé, au Café Susun? -Je ne sais pas exactement. Gurd et moi, on n'était pas là à ce moment-là, et c'est un copain qui nous a avertis d'éviter l'endroit. Tout ce que je sais, c'est que le Kaïtempi a opéré une rafle avec une vingtaine de types. Tout le monde s'est fait embarquer et les lieux ont été investis. Je n'y ai plus mis les pieds depuis. Il y a un soko qui a dû trop parler. - Butin Urhava, par exemple? -Comment ça? railla Skriva. Gurd l'a refroidi avant qu'il ait eu le temps de bavarder.
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- Peut-être qu'il a parlé après que Gurd s'en est occupé, avança Mowry. Il a, en quelque sorte, perdu la tête. Les yeux de Skriva s'étrécirent. -Qu'est-ce que tu veux dire? -Oh, peu importe. Est-ce que tu t'es payé, au pont? -Ouin. -Tu en veux encore ... Ou est-ce que tu es trop riche pour être encore intéressé? L'étudiant d'un air calculateur, Skriva demanda: -Combien d'argent as-tu en tout? -Assez pour payer tous les boulots que je veux voir accomplis. -Ça ne répond pas à ma question. . -C'est fait exprès, lui assura Mowry. À quoi penses-tu? -J'aime· l'argent. -C'est un fait qui est plus qu'apparent. -Je l'adore vraiment, continua Skriva comme s'il. se lançait dans une parabole. -Qui ne l'adore pas? -Ouin, qui? Gurd l'aime aussi. Presque tout le monde est comme ça. (Skriva s'interrompit puis ajouta:) En fait, celui qui ne l'aime pas doit être mort ou maboul. - Où veux-tu en venir? le pressa Mowry. Cesse de tourner autour du pot. On n'a pas toute la journée devant nous. - Je connais un type qui adore l'argent. -Et alors? -Il est geôlier, annonça Skriva d'un ton mordant. Se tournant légèrement sur son siège, Mowry le considéra avec attention. -Venons-en aux faits. Qu'est-ce qu'il est prêt à faire, et combien veut-il? - Il dit que Gurd est dans une cellule en compagnie de vieux cppains à nous. Jusqu'à présent, aucun n'est passé à la moulinette ... mais ça ne saurait tarder. Quand on vous flanque au trou, on vous donne généralement le temps de songer à ce qui vous attend. Ça leur facilite la tâche. -C'est une technique habituelle, acquiesça Mowry. En faire des épaves morales avant de les transformer en épaves physiques. -Ouin, putains de sokos! (Skriva cracha par la portière avant de continuer.) Chaque fois que le numéro d'un prisonnier tombe, le Kaïtempi vient à la prison, présente une demande officielle qui le transfère à son QG où il reçoit un traitement spécial. On le ramène parfois quelques jours plus tard. C'est alors un infirme. Parfois on ne le ramène pas. Pour que les registres soient en ordre, on remplit alors un acte de décès. -Continue. -Ce type qui aime l'argent va me donner le numéro et les coordonnées de la cellule de Gurd. Ainsi que la fréquence des visites du Kaïtempi et leur 98
procédure. Plus important, il va obtenir une copie du formulaire qu'ils utilisent pour le transfert. (Il laissa ces paroles faire leur effet, et termina:) Il désire cent mille billets. . Mowry arrondit les lèvres en un sifflement silencieux. -Tu crois qu'on devrait essayer de sauver Gurd? -Ouin. -Je ne savais pas que tu l'aimais à ce point. - Il pourrait bien rester à y pourrir, lança Skriva. Il est bête. Pourquoi m'inquiéter de lui, hi? -Très bien, qu'il reste à pourrir, alors. Comme ça on économisera cent mille billets. - Ouin, approuva Skriva. Mais ... -Mais quoi? -Je pourrais utiliser cet idiot et les deux qu'il y a avec lui. Et toi aussi, si tu as encore du travail en tête. Si Gurd reste là-bas, il parlera ... et il en sait trop ... Après tout, qu'est-ce que cent mille guilders, pour toi? -Une trop gro~se somme pour la gaspiller dans une histoire pareille, lui assena Mowry de but en blanc. Je serais le roi des imbéciles de te refiler une grosse liasse parce que tu me dis que Gurd est au trou. Le visage de Skriva s'assombrit. -Tu ne me crois pas, hi? -J'ai besoin de preuves, expliqua Mowry, toujours calme. -Peut-être que tu voudrais faire une visite spéciale à la prison pour qu'on te montre Gurd dans sa cellule? -Ne te perds pas en sarcasmes. Tu sembles oublier que, si Gurd peut te faire endosser une cinquantaine de crimes importants, il ne peut rien faire à mon sujet. Il peut s'égosiller autant qu'il voudra sans trahir quelque chose qui puisse m'inquiéter. Non, quand je dépense de l'argent, c'est mon argent, et je le dépense pour mes motifs, pas les tiens . . -Tu ne veux donc pas débourser un guilder pour Gurd? -Je n'ai pas dit ça. Je ne veux pas jeter l'argent par les fenêtres, mais je suis prêt à payer à réception. -Ce qui veut dire? - Dis à ce grigou affamé qu'il recevra vingt mille guilders pour un authentique formulaire de réquisition ... après qu'il l'aura donné. Et qu'on lui paiera encore quatre-vingt mille après que Gurd et ses deux compagnons se seront évadés. Un mélange d'expressions passa sur le visage disgracieux de Skriva: surprise, plaisir, doute, et embarras. -Et s'il n'accepte pas ces conditions? - Il demeurera pauvre. -Bon, et s'il est d'accord mais ne croit pas que j'aurai l'argent? Comment le convaincre? - Peu importe. Il doit spéculer s'il veut capitaliser, comme tout le monde. Sinon, il n'a qu'à se contenter de la pauvreté qui l'oppresse. 99
-Peut-être qu'il préférera rester pauvre que prendre des risques. -Nin. Il ne prend pas tellement de risques et il le sait. Il n'y a qu'une chance qu'il ne voudra pas courir. -Et c'est? -Supposons qu'on arrive pour notre tentative et qu'on se fasse sauter dessus avant d'avoir pu ouvrir la bouche ou montrer notre ordre de transfert, qu'est-ce ça prouvera? Que ce type t'aura feinté pour une récompense. Le Kaïtempi le paiera cinq mille billets par tête pour avoir organisé le piège et l'avoir tuyauté. Il encaissera facilement dix mille guilders en plus des vingt mille qu'on lui aura payés. Correct? -Ouin, dit Skriva, mal à l'aise. - Mais il perdra les quatre-vingt mille à venir. La différence est suffisante pour s'assurer sa loyauté dès que ses petites mains avides se seront posées là-dessus. - Ouin, répéta Skriva, se détendant de façon visible. -Après ça ... pfuit! siffla Mowry. Dès qu'il aura mis la patte dessus, on fera mieux de courir comme si on avait le diable à nos trousses. Skriva le fixa. - Le diable? C'est un mot spakum! Mowry transpira un petit peu en répliquant avec désinvolture: - En effet. On se met à parler de plus en plus mal en temps de guerre, et surtout sur Diracta. - Ah oui, sur Diracta, lui fit écho Skriva, radouci, avant de descendre de voiture. Je vais voir mon geôlier. Il faudra qu'on agisse vite. Téléphone-moi demain à cette heure-ci, hi? - Très bien. Le travail du lendemain fut de loin le plus facile, quoique toujours dangereux. Il lui suffisait de bavarder avec quiconque était prêt à l'écouter. Cela en accord avec la technique étape par étape qu'on lui avait enseignée: « Vous devez d'abord établir l'existence d'une opposition intérieure. Peu importe qu'elle soit réelle ou imaginaire, tant que l'ennemi est convaincu de son existence. » Voilà qui était fait. « Secundo, vous devez créer la crainte de cette opposition et amener l'ennemi à contre-attaquer de son mieux.» Cela aussi était accompli. «Tertio, vous devez répondre aux coups de l'ennemi avec suffisamment de mépris pour le forcer à se découvrir, pour attirer l'attention du public sur ses actions et créer l'impression générale que cette opposition a confiance en sa puissance. » Cela aussi avait été réalisé. « C'est nous qui procédons à la quatrième étape, non pas vous. Nous effectuons des actions militaires suffisantes pour anéantir les prétentions à l'invincibilité de l'ennemi. Après cela, le moral devrait être moins solide.» 100
Une bombe sur Shugruma avait ébranlé cette solidité.
«À la cinquième étape, vous répandez quelques rumeurs. Les auditeurs seront mûrs pour les absorber et les disperser... et les histoires ne s'affaibliront pas en circulant, bien au contraire. Une bonne rumeur, bien disposée et soigneusement disséminée, peut semer l'alarme et l'angoisse dans un large secteur. Mais choisissez prudemment vos victimes. Si vous tombez sur un patriote fanatique, vous êtes cuit! » Dans toutes les villes de tous les recoins de l'univers, les jardins publics sont le repaire naturel des oisifs et des bavards. C'est là que James Mowry se rendit tout d'abord, dès le matin. Les bancs étaient presque entièrement occupés par des gens âgés. Les jeunes ont tendance à éviter ces lieux, de crainte que des policiers curieux leur demandent pourquoi ils ne sont pas plutôt au travail. Choisissant une place à côté d'un vieillard à l'air morose et affligé d'un reniflement chronique, Mowry contempla un parterre de fleurs fanées jusqu'à ce que l'autre se tourne vers lui et lâche tranquillement: - Deux autres jardiniers sont partis. - Vraiment? Partis où? -Dans les forces armées. S'ils incorporent ceux qui restent, je ne sais pas ce qui va arriver à ce parc. Il faut quelqu'un pour s'en occuper. - Ça entraîne pas mal de travail en effet, acquiesça Mowry. Mais je suppose que la guerre vient en premier. - Ouin. La guerre vient toujours en premier. (Le Renifleur parlait avec un air de désapprobation prudente.) Elle devrait déjà être terminée, mais elle traîne en longueur. Je me demande parfois si elle finira un jour. -C'est bien là le problème, dit Mowry en se joignant à son humeur chagrine. - Les choses ne peuvent aller aussi bien qu'on le prétend, continua le Renifleur sur un ton morbide, autrement la guerre serait déjà terminée. Elle traînerait pas comme ça. - Personnellement, je crois que ça va très mal. (Mowry hésita, puis continua sur un ton confidentiel:) En fait, je le sais de source sûre. -Vraiment? Alors? - Je ne devrais peut-être pas le dire ... mais ça émergera tôt ou tard. - Quoi? insista le Renifleur, consumé de curiosité. - Les terribles événements de Shugruma. Mon frère en est revenu ce matin et m'en a parlé. - Voyons ... qu'a-t-il dit? -Il a tenté d'y aller pour raisons d'affaires mais n'a pas pu y entrer. Un cordon de troupes lui a fait faire demi-tour à quarante den de la ville. Personne, à part les militaires, les services médicaux ou de récupération, n'a le droit de pénétrer dans le secteur. - Vraiment? fit le Renifleur. -Mon frère dit qu'il a rencontré un gars qui s'est échappé avec les seuls vêtements qu'il avait sur le dos. Ce gars lui a dit que Shugruma est pratiquement rayée de la carte. Pas une pierre n'est restée debout. Trois cent 101
mille morts. Il dit que le spectacle est si horrible que les journalistes n'osent le décrire ... en fait, ils se refusent même à le mentionner. Regardant fixement devant lui, le Renifleur ne disait rien mais avait l'air épouvanté. Mowry ajouta quelques touches saisissantes, rumina quelques instants en sa compagnie, puis partit. Tout ce qu'il avait dit serait répété, il pouvait en être sûr. Un peu plus tard, à huit cents mètres de là, il ferra un autre poisson, un individu aux yeux chassieux et au visage ingrat qui était tout prêt à apprendre le pire. - Même les journaux n'osent en parler, termina Mowry. Le Chassieux déglutit péniblement. - Si un unique vaisseau spakum peut plonger et en lâcher une grosse, une dizaine peuvent faire de même. - Ouin, c'est vrai. - En fait, ils auraient pu en lâcher plus d'une, pendant qu'ils y étaient. Pourquoi ne l'ont-ils pas fait? - Peut-être qu'ils faisaient un test. Ils savent maintenant combien c'est facile et ils reviendront avec un vrai chargement. Si cela arrive, il ne restera pas grand-chose de Pertane. Il tira sur son oreille droite et lança un petit « tzzk!» entre ses dents, geste sirien qui signifiait que rien n'allait plus. - Quelqu'un devrait faire quelque chose, déclara le Chassieux, tout retourné. -Je vais faire quelque chose, quant à moi, l'informa Mowry. Je vais me creuser un trou très profond, loin dans la campagne. Il abandonna l'autre à demi paralysé de frayeur, fit une petite promenade puis attaqua un individu cadavérique qui avait l'air d'un croque-mort en vacances. -Un ami intime à moi - il commande une flotte dans la marine spatiale - m'a confié qu'un seul raid spakum avait rendu Gouma complètement inhabitable. Il croit que la seule raison pour laquelle ils n'ont pas infligé le même traitement à J ai mec, est qu'ils ont l'intention de mettre la main dessus et n'ont évidemment pas envie de se priver des fruits de la victoire. - Vous croyez cela? demanda l'Embaumeur. - On ne sait trop que croire quand le gouvernement vous dit une chose et que l'expérience le contredit si tristement. De toute façon, ce n'est qu'une opinion personnelle. Mais il est dans la marine spatiale, et il sait des choses que nous ignorons. - Les autorités ont affirmé que les flottes spakums ont été détruites. -Ouin, et elles le disaient encore quand la bombe s'est abattue sur Shugruma, lui rappela Mowry. - Exact, exact ... Je l'ai sentie quand elle a éclaté. Chez moi, deux vitres se sont brisées, et une bouteille de zith est tombée de la table. Au milieu de l'après-midi, il avait débité à trente personnes l'histoire des désastres de Shugruma et de Gouma, plus un certain nombre de craintes 102
prétendues de première main à propos de guerre bactériologique et autres horreurs à venir. Ils ne pourraient emprisonner une tornade. Dans la soirée, ils seraient mille à connaître les déprimantes nouvelles. À l'heure prévue, il appela Skriva. -Alors? - J'ai le formulaire. Tu as l'argent? -Ouin. - Paiement avant demain. On se retrouve au même endroit que la dernière fois? -Nin, dit Mowry. Il n'est guère sage de laisser se créer des habitudes. Allons ailleurs. -Où? - Il Y a un certain pont où tu as reçu quelque chose. La cinquième borne au sud de celui-ci. -Ce n'est pas plus mal. Tu veux y aller tout de suite? - Il faut que je récupère ma voiture. Ça me prendra un certain temps. Sois là à la dix-neuvième heure. James Mowry atteignit la borne à l'heure dite et découvrit Skriva qui l'attendait. Il lui tendit l'argent, saisit le formulaire de transfert et l'examina avec soin. Un regard suffit pour se rendre compte qu'il lui était presque impossible de le copier. C'était un document aussi richement gravé qu'un billet de grande valeur. Sur Terra on pourrait s'en charger, mais il était, quant à lui, incapable de le reproduire ... même à l'aide des différents appareils de faussaire qui se trouvaient dans la caverne. Le formulaire avait déjà été utilisé. Il était daté de trois semaines et avait, de toute évidence, été subtilisé aux archives de la prison. Il demandait le transfert au Kaïtempi d'un prisonnier nommé Mabin Garud, mais il y avait encore assez de place pour une dizaine de noms. La date, le nom et le matricule du prisonnier avaient été tapés à la machine. La signature était à l'encre. - Maintenant qu'on l'a, le pressa Skriva, qu'est-ce qu'on va en faire? -On ne peut pas l'imiter, lui apprit Mowry. La tâche est trop difficile et prendrait trop de temps. -Tu veux dire qu'on ne peut pas s'en servir? La déception de Skriva était empreinte de colère. -Ce n'est pas ce que j'ai dit. - Alors, qu'est-ce que tu veux dire? Est-ce que je donne ses vingt mille billets à ce type, ou est-ce que je lui fais avaler son formulaire? - Tu peux le payer. (Mowry étudia de nouveau le formulaire.) Je crois que, si j'y travaille ce soir, je pourrai effacer la date, le nom et le numéro. La signature ne bougera pas. -C'est risqué. C'est facile de repérer les traces d'effacement. - Pas avec moi. Je sais glacer le papier après. Le plus difficile sera de restaurer les filigranes brisés. (Il réfléchit un instant, puis :) Mais ce ne sera 103
pas nécessaire. Il y a des chances que les nouveaux caractères remplissent les blancs. Je doute qu'ils passent le formulaire au microscope. -S'ils ont des soupçons, ils s'empareront d'abord de nous, lui fit remarquer Skriva. -J'ai besoin d'une machine à écrire. J'en achèterai une dans la matinée. -Je peux t'en avoir une pour ce soir, offrit Skriva. -Vraiment? À quelle heure? - Vers la vingt et unième heure. - Elle est en bon état? - Ouin, elle est pratiquement neuve. Mowry lui jeta un coup d'œil. -Je suppose que ça ne me regarde pas, mais je ne peux m'empêcher de me demander à quoi peut bien te servir une machine à écrire. - Elle est à vendre. Je vends des tas de choses. - Des choses que tu as trouvées, comme ça? -C'est ça, dit Skriva en souriant, imperturbable. - Oh, pourquoi pinailler? Apporte-la. À la vingt et unième heure. Skriva s'éloigna. Lorsqu'il eut disparu, Mowry pénétra à son tour dans la ville. Il mangea puis revint à la borne. Skriva ne tarda pas à reparaître et lui donna la machine. Mowry déclara: -Je veux le nom complet de Gurd et de ses deux compagnons. Il va aussi falloir que tu te débrouilles pour trouver leur numéro matricule. C'est faisable? - Je les ai déjà. Skriva sortit de sa poche un bout de papier et le lut tandis que Mowry prenait des notes. -Est-ce que tu as aussi appris à quelle heure le Kaïtempi vient les chercher? -Ouin. Toujours entre la quinzième et la seizième heure. Jamais plus tôt. Rarement plus tard. -Est-ce que tu pourras savoir demain à midi si Gurd et les autres seront toujours en prison? Il faut qu'on le sache. On serait dans le pétrin si on venait demander des prisonniers qui auraient été emmenés cet après-midi. - Je pourrai vérifier demain matin. (Le visage de Skriva se durcit.) Tu as l'intention de les libérer dès demain? - Il faut le faire ou ne pas le faire. Plus on attend, plus le Kaïtempi risque de nous battre de vitesse. Pourquoi pas demain, hi? -Oh, rien ... je ne comptais pas que ça soit si tôt. - Pourquoi? demanda Mowry. -Je croyais qu'il faudrait plus de temps pour tout organiser. - Il n'y a pas grand-chose à organiser. On a dérobé un ordre de réquisition. On le modifie et on demande le transfert de trois prisonniers. Soit on s'en tire, soit on ne s'en tire pas. Si oui, tant mieux. Sinon, on rafale les premiers et on court très vite.
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-Ça a l'air trop facile, avec toi, lui objecta Skriva. On n'a que ce formulaire. Si ça ne suffit pas ... -Ça ne suffira pas, je peux d'ores et déjà te l'annoncer. Il y a une chance sur dix qu' ils s'attendent à des visages familiers et soient surpris par les nôtres. Il faudra compenser d'une manière ou d'une autre. -Comment? -Ne t'inquiète pas, on y arrivera. Tu peux nous trouver deux assistants? Ils n'auront qu'à rester assis dans les voitures, garder leur clapet fermé et avoir l'air de durs. Je les paierai cinq mille guilders chacun. - Cinq mille chacun? Pour ça, je pourrais te recruter un régiment. Oui n, j'en trouverai deux. Mais je ne garantis pas leur valeur en cas de grabuge. - Ça ne fait rien, du moment qu'ils sont moches comme des poux. Attention, je ne veux pas dire le genre de durs du Café Susun, vu? Il faut qu'ils ressemblent à des agents du Kaïtempi. (Il donna un coup de coude à son interlocuteur.) Ça s'applique aussi à toi. Quand viendra le moment d'agir, je veux vous voir tous les trois propres comme des sous neufs, en complet bien repassé, la cravate bien nouée. Je veux qu'on croie que vous allez à une noce. Si vous ne me suivez pas là-dessus, ne comptez pas sur moi et faites vos petites acrobaties tout seuls. Je ne veux pas essayer de tromper les gardes avec trois espèces de pouilleux. - Peut-être que tu voudrais aussi qu'on se recouvre de bijoux à la mode, suggéra Skriva, sarcastique. -Un diamant au doigt vaut mieux qu'une tache sur la veste, repartit Mowry. Mieux vaut être bichonnés que ressembler à des vagabonds. On peut s'en tirer à l'épate parce que ces agents secrets sont vêtus de manière voyante. (Il attendit un commentaire, qui ne vint pas.) De plus, ces deux assistants ont plutôt intérêt à être des individus en qui tu puisses ensuite avoir confiance ... Autrement, ils prendront les cinq mille guilders, et cinq mille autres du Kaïtempi en te trahissant. Skriva se trouvait là en terrain sûr. Il arbora un vilain sourire. -S'il y a une chose que je peux te garantir, c'est qu'aucun des deux ne dira un mot. Cette assurance avait un sous-entendu sinistre, mais Mowry laissa passer. -Enfin, on aura besoin de deux dynos. On ne peut pas se servir des nôtres si on ne change pas les plaques. Des idées? - Faucher une paire de dynos est aussi facile que de prendre un quart de zith. Le problème, c'est de les conserver assez longtemps. Plus on les garde, plus on risque de se faire piquer par la première patrouille venue. -Autant limiter le plus possible leur utilisation, lui dit Mowry. Vole-les le plus tard possible. On garera les nôtres dans le terrain qui se trouve de l'autre côté du pont d'Asako. Quand on quittera la prison, on y foncera et on changera de bagnoles. -Ouin, c'est ce qu'il y a de mieux à faire, acquiesça Skriva. 105
-Très bien. J'attendrai à la porte est du parc municipal, demain à la quatorzième heure. Tu arrives avec les deux voitures et les deux assistants et vous me ramassez. À ce stade, Skriva se montra curieusement nerveux. Il s'agita, ouvrit la bouche, la referma. Mowry, qui l'observait avec étonnement, lui demanda: -Eh bien, qu'y a-t-il? Tu veux tout arrêter? Skriva rassembla ses idées et lâcha: -Écoute, Gurd n'a aucune importance pour toi. Les autres en ont encore moins. Mais tu paies la grosse somme et tu prends un gros risque pour les sortir du violon. Ça ne tient pas debout. -Il y a des tas de choses qui ne tiennent pas debout. Cette guerre ne tient pas debout ... mais on y est jusqu'au cou. . - La peste soit de la guerre! Elle n'a rien à voir là-dedans. -Elle a tout à y voir! le contredit Mowry. Je n'aime pas la guerre, comme des tas d'autres gens. Si on botte suffisamment le cul au gouvernement, il ne va pas aimer ça non plus. -Oh, alors c'est ça que tu veux? dit Skriva avec une surprise non feinte. Tu harcèles les autorités? - Des objections? -Je m'en fiche complètement, lui apprit Skriva, et il ajouta vertueusement: La politique, c'est un sale truc. Tous ceux qui s'en mêlent sont dingues. On finit toujours par se faire offrir un enterrement gratuit. -Ça sera le mien, pas le tien. -Ouin, c'est pour ça que je m'en fiche! (Manifestement soulagé, Skriva termina:) Demain, au parc. -À l'heure. Si tu es en retard, je n'y serai plus. Comme auparavant, James Mowry attendit que l'autre ait disparu avant de retourner en ville. C'était pratique, songea-t-il, que Skriva ait une mentalité de criminel. Il ne pouvait lui venir à l'esprit que les criminels étaient différents des traîtres. Les gens de l'acabit de Skriva vendraient leur propre mère au Kaïtempi. .. pas par patriotisme, mais pour cinq mille guilders. Ils vendraient Mowry de la même manière et empocheraient l'argent avec un gros rire. Tout ce qui les empêchait de le trahir dans les grandes largeurs, c'est le fait qu'ils admettaient bien volontiers qu'on n'inonde pas sa propre mine d'or. S'il avait voitures et assistants, Skriva serait à l'heure le lendemain. Il pouvait en être sûr.
Il
,
A
la quatorzième heure précise, une grosse dyno noire s'arrêta à la porte est, prit Mowry et s'éloigna en gémissant. Une autre dyno, plus ancienne et légèrement cabossée, suivait à quelques mètres. Assis au volant de la première voiture, Skriva avait l'air plus net et respectable que Mowry l'ait imaginé possible. Il fleurait même une légère senteur dont il semblait assez embarrassé. Le regard fermement fixé devant lui, il désigna d'un pouce manucuré par-dessus son épaule un personnage pareillement récuré et parfumé, assis sur le siège arrière. - Voici Lithar. C'est le wert le plus malin de tout Jaimec. Mowry tourna la tête et lui accorda un petit hochement poli. Lithar le paya en retour d'un regard inexpressif. Reportant son attention sur le parebrise, Mowry se demanda ce que diable pouvait bien être un wert. Il n'avait jamais entendu ce mot auparavant et il n'osait s'enquérir de son sens. C'était peut-être plus qu'un idiotisme local- par exemple un mot d'argot né pendant ses années d'absence. Il serait peu sage d'admettre son ignorance. - Celui qui est dans l'autre voiture s'appelle Brank, reprit Skriva. C'est un wert chauffé au rouge, lui aussi. C'est le bras droit de Lithar: Pas vrai, Lithar? Le wert le plus malin de tout Jaimec répondit par un grognement. Il fallait lui accorder qu'il correspondait parfaitement au type hargneux de l'agent du Kaïtempi. Sous ce rapport, Skriva avait bien choisi. Progressant par une série de ruelles, ils atteignirent une grande artère et se retrouvèrent bloqués par un long convoi bruyant de half-tracks bondés de fantassins. Ils durent s'arrêter et attendre. Le convoi continua à défiler. Skriva se mit à jurer à mi-voix. - Ils bayent aux corneilles comme des nouveaux venus, fit observer Mowry. Ils doivent juste arriver. - Ouin, de Diracta, lui apprit Skriva. Six transports de troupes ont atterri ce matin. On raconte qu'il y en a dix qui sont partis et que seuls six sont parvenus à bon port. -Vraiment? Ça ne va pas bien; s'ils dépêchent de nouvelles forces à Jaimec en dépit de pertes importantes.
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- Rien ne va bien, à part une pile de guilders deux fois plus haute que moi, opina Skriva. (Il jeta un regard enflammé aux half-tracks grondants.) S'ils nous retardent encore, on sera encore là quand deux imbéciles se mettront à gueuler pour leur voiture. Les flics nous trouveront en train de les attendre. -Et alors? fit Mowry. Tu as la conscience tranquille, n'esr-ce pas? Skriva répondit par un regard écœuré. La procession de véhicules militaires finit par s'achever. La voiture bondit en avant en s'engageant sur la route, puis accéléra. - Du calme, lui conseilla Mowry. Inutile de se faire pincer à cause d'une infraction mineure. À une courte distance de la prison, Skriva se plaça contre le trottoir et se gara. L'autre dyno s'arrêta juste derrière. Il se retourna vers Mowry. -Avant de continuer, jetons un coup d'œil à ce formulaire. Mowry le sortit de sa poche et le lui donna. Skriva s'absorba dedans, parut satisfait et le tendit à Lithar. - Il me semble parfait. Qu'est-ce que tu en penses? Lithar y jeta un coup d'œil impassible. - Soit ça va, soit ça ne va pas. On le saura très bientôt. Percevant quelque chose de sinistre dans cette remarque, Skriva dit à Mowry: -On doit entrer, présenter ce formulaire et attendre qu'on nous amène les prisonniers, hi? -Correct. - Et si ça ne suffit pas, si on nous demande de prouver notre identité? -Je peux prouver la mienne. '-Comment? - Peu importe, tant que ça les convainc, dit Mowry, évasif. Quant à toi, fixe ça à l'intérieur de ta veste, et montre-le si nécessaire. Il lui passa l'insigne de Sagramatholou. Skriva le manipula d'un air surpris et lui demanda: - Où as-tu eu ce truc? -C'est un de leurs agents qui me l'a donné. J'ai de l'influence, vu? -Tu t'imagines que je vais te croire? Aucun soko du Kaïtempi ne risquerait de ... - Le malheureux a expiré, ajouta Mowry. Les morts se montrent très coopératifs, ainsi que tu l'as peut-être déjà remarqué. -Tu l'as tué? - Espèce de fouinard. -Ouin, qu'est-ce que ça peut faire? s'immisça Lithar. Tu perds du temps. Allons-y et finissons-en ... ou bien laissons tomber et rentrons chez nous. Ainsi encouragé, Skriva repartit. Maintenant qu'il s'agissait de s'engager pour de bon, sa nervosité devenait évidente. Mais il était trop tard pour battre en retraite. La prison était en vue, ses grandes portes d'acier encastrées dans ses hauts murs de pierre. Les deux voitures roulèrent jusqu'à 108
la porte et s'arrêtèrent. Mowry sortit. Skriva suivit le mouvement, les lèvres pincées, résigné. Mowry appuya sur le bouton de la sonnette. Un portillon s'ouvrit dans la grande porte en émettant des cliquetis métalliques. Un garde armé les regarda d'un air inquisiteur. - Kaïtempi, annonça James Mowry avec l'arrogance appropriée. Nous venons chercher des prisonniers. Après un coup d'œil rapide vers les voitures arrêtées et leurs occupants werts, le garde leur fit signe d'entrer, referma la porte et rabattit une lourde barre. - Vous êtes un peu en avance, aujourd'hui. - Ouin, on a beaucoup à faire. On est pressés. -Par ici. Ils suivirent le garde à la file, Skriva venant en dernière position, une main dans la poche. Le garde les mena jusqu'au bâtiment administratif, dans un couloir, de l'autre côté d'un portail barricadé, et enfin dans une petite pièce où un Sirien corpulent et morose était assis derrière un bureau. Sur celui-ci, une petite plaque, bien en évidence, annonçait: « Commandant Tornik. » -Nous venons chercher trois prisonniers pour un interrogatoire immédiat, dit Mowry sur un ton très officiel. Voici l'ordre de réquisition, commandant. Le temps nous presse et nous vous serions obligés de bien vouloir faire au plus vite. Tornik fronça les sourcils devant le formulaire, mais ne l'examina pas de près. Il appela un numéro intérieur et donna ordre que les trois prisonniers soient amenés à son bureau. Puis il se carra dans son fauteuil et considéra les visiteurs avec une absence totale d'expression. - Je ne vous reconnais pas. - Bien sûr, commandant. Il y a une raison. - Vraiment? Quelle raison? - Il est à craindre que ces prisonniers soient bien plus que des criminels ordinaires. Nous avons quelques raisons de les soupçonner d'appartenir à une armée révolutionnaire, le Dirac Angestun Gesept. Ils seront donc interrogés par les Renseignements Militaires en même temps que par le Kaïtempi. Je suis le représentant des RM. -Ah oui? fit Tornik. Les RM ne sont jamais venus ici auparavant. Puis-je connaître votre identité? Mowry sortit ses papiers et les lui tendit. Tout n'allait pas aussi vite ni aussi tranquillement qu'il l'avait espéré. Il pria pour que les prisonniers apparaissent rapidement et que tout soit fini. De toute évidence, Tornik était du genre qui aime occuper le temps d'attente au maximum. Après un examen rigoureux, celui-ci lui rendit ses papiers et releva: - Colonel Halopti, voilà qui est quelque peu irrégulier. L'ordre de réquisition est en règle, mais je suis censé ne transférer les prisonniers qu'à une escorte du Kaïtempi. C'est une règle stricte qui ne peut être violée, même en ce qui concerne une autre branche des forces de sécurité. - Cette escorte appartient au Kaïtempi, répondit Mowry. 109
Il darda un regard incandescent sur Skriva qui semblait rêver debout. Skriva s'éveilla, ouvrit sa veste et révéla son insigne. Mowry ajouta: -On m'a fourni trois agents, car il paraît que leur présence est nécessaire. - Ouin, c'est exact. Tornik ouvrit un tiroir de son bureau et sortit un reçu qu'il remplit en recopiant les détails du formulaire de transfert. Lorsqu'il eut fini, il se plaignit encore: -Je crains de ne pouvoir accepter votre signature, colonel. Seul un représentant du Kaïtempi peut signer un reçu. - Je vais le signer, avança Skriva. -Mais vous n'avez qu'un insigne et pas une carte en plastique, s'entêta Tornik. Vous n'êtes qu'un suba1terne. Mowry s'interposa. - Il appartient au Kaïtempi et il est temporairement sous mes ordres. Je suis officier, quoique n'étant pas du Kaïtempi. - En effet, mais ... - Le reçu doit être donné par le Kaïtempi, et par un officier. La condition sera donc remplie si nous signons tous les deux. Tornik réfléchit et admit que cela observait les termes de la règle à la lettre. - Ouin, il faut respecter le règlement. Signez tous les deux. La porte s'ouvrit alors et Gurd et ses compagnons entrèrent en traînant les pieds dans un bruit métallique dû à leurs menottes. Un garde les suivait, qui sortit une clé et déverrouilla les menottes qu'il emporta. Gurd, la mine épuisée et hagarde, gardait les yeux fixés sur le sol avec une expression hargneuse. L'un des autres, acteur compétent, considéra tour à tour Tornik, Mowry et Skriva. Le troisième sourit d'un air de surprise béate, jusqu'à ce que Skriva montre les dents. Le sourire s'évanouit alors. Heureusement, ni Tornik ni le planton ne remarquèrent cet aparté. Mowry signa le reçu d'un paraphe confiant. Skriva apposa au-dessous un petit gribouillis rapide. Les trois prisonniers ne bougeaient pas, Gurd toujours morose, le deuxième renfrogné, le troisième ayant exagérément l'air de pleurer une tante très riche. Le numéro trois, décida Mowry, était un bel imbécile qui ne tarderait pas à se tailler un chemin vers une tombe accueillante. - Merci, commandant. (Mowry se retourna vers la porte.) Allons-y! D'une voix scandalisée, Tornik s'exclama: -Quoi! Sans menottes, colonel? Vous n'en avez pas pris avec vous? Gurd se raidit. Le numéro deux serra les poings. Quant au numéro trois, il était prêt à se pâmer. Skriva remit sa main dans la poche et concentra son attention sur le planton. Regardant ses compagnons, Mowry déclara: - Nous avons des bracelets de chevilles fixés au plancher des voitures. Méthodes des RM, commandant. (Il sourit avec un air entendu.) Un prisonnier s'enfuit sur ses pieds, pas sur ses mains. 110
- Ouin, c'est vrai, admit Tornik. Ils sortirent en suivant le garde qui les avait amenés, Skriva et Mowry derrière les prisonniers. Le couloir, le portail, la porte principale et la cour. Des gardes armés patrouillant sur le mur les considéraient avec indifférence. Cinq paires d'oreilles guettaient un cri de fureur et des pas précipités venant du bâtiment administratif. Cinq corps se tendaient, prêts à abattre le garde et à foncer vers la porte de sortie. Ils atteignirent le mur, le garde saisit la barre du portillon ... et la sonnette extérieure retentit. Ce son inattendu fit craquer leurs nerfs. Le pistolet de Skriva sortit à moitié de sa poche. Gurd fit un pas vers le garde, la mine menaçante. L'Acteur bondit comme s'il venait d'être piqué. L'Imbécile ouvrit la bouche pour émettre un glapissement de frayeur, le transforma en gargouillis lorsque Mowry lui écrasa le pied. Seul, le garde demeura impassible. Le dos tourné vers eux, incapable de voir leurs réactions, il fit glisser la barre, tourna le bec-de-cane et ouvrit la porte. De l'autre côté se tenaient quatre individus en civil à l'air peu amène. L'un d'eux déclara sèchement: -Kaïtempi. Nous venons chercher un prisonnier. Pour une raison qu'il était sans doute le plus habilité à connaître, le garde ne trouva rien d'extraordinaire à ce que deux groupes se succèdent aussi rapidement. Il fit signe d'entrer aux quatre agents secrets et maintint la porte ouverte pour que les premiers arrivants puissent sortir. Les nouveaux venus ne se dirigèrent pas immédiatement vers le bâtiment administratif de l'autre côté de la cour. Ils firent quelques pas dans cette direction, s'arrêtèrent comme d'un commun accord et contemplèrent Mowry et les autres qui les croisaient. Ce furent l'air échevelé des prisonniers et l'angoisse chronique peinte sur le visage de l'Imbécile qui attirèrent leur attention. Alors que la porte venait de se refermer, Mowry, qui était le dernier, entendit un agent secret demander au garde d'une voix autoritaire : -Qui c'est, ceux-là, hi? Il ne put percevoir la réponse, mais la question suffisait largement. - Foncez! lança Mowry. Ils piquèrent un sprint jusqu'aux voitures, aiguillonnés par l'attente de gros ennuis. Un troisième engin se trouvait maintenant derrière les leurs - une grosse dyno laide au volant de laquelle il n'y avait personne. Lithar et Brank les regardaient arriver avec anxiété et ouvrirent les portières. S'engouffrant dans la dyno de tête, Skriva lança son moteur tandis que Gurd plongeait dans la portière arrière et se jetait pratiquement sur les genoux de Lithar. Derrière, les autres s'empilèrent dans la voiture de Brank. Mowry s'adressa en haletant à Skriva: -Attends un instant. Je vais voir si je peux faucher la leur ... Ça les retardera. Sur ce, il se précipita vers la troisième voiture et tira frénétiquement sur la poignée. Elle refusa de bouger. C'est alors que s'ouvrit la porte de la prison. Quelqu'un cria: 111
- Halte! Halte ou nous ... Le bras de Brank jaillit de par la vitre baissée et lâcha quatre coups de pistolet rapides vers la porte. IlIa rata, mais cela suffit pour obliger 1'excité à se mettre à l'abri Mowry fonça vers la dyno de tête et s'abattit à côté de Skriva. - Cette satanée machine est verrouillée. Filons d'ici ! La voiture bondit en avant et s'engagea sur la route. Brank accéléra derrière eux. Mowry observa par la lunette arrière et aperçut plusieurs silhouettes qui surgissaient de la prison et perdaient de précieuses secondes à trafiquer la dyno avant d'entrer dedans. - Ils nous suivent, annonça-t-il à Skriva. Ils vont s'égosiller en utilisant la radio. - Ouin, mais ils ne nous tiennent pas encore. Gurd demanda: -Est-ce que personne n'a apporté un flingue de plus? - Prends le mien, répondit Lithar en le lui tendant. Le caressant dans sa main avide, Gurd eut un sourire mauvais. - Tu veux pas qu'on te prenne avec, hi? Plutôt moi que toi, hi? Tu es le wert type, hi? -Ta gueule! grogna Lithar. - C'est toi qui me dis de la fermer? râla Gurd. (Sa voix était empâtée, comme si son palais était déformé.) Il se fait du fric avec moi, autrement il serait pas là. Il serait tranquillement chez lui en train de faire l'inventaire de son stock de zith illégal pendant que le Kaïtempi me serrerait le kiki. Et il me dit de la fermer! (Il se pencha en avant et tapota l'épaule de Mowry du canon de son pistolet.) Combien il gagne pour ça, Mashambigab ? Combien tu lui donnes ... Il oscilla dangereusement et se rattrapa à quelque chose au moment où la voiture prenait un virage sur les chapeaux de roues, filait dans une rue plus étroite, tournait brutalement à droite puis à gauche. La voiture de Brank prit le premier tournant à la même vitesse, puis à droite, mais pas à gauche. Elle continua tout droit et disparut. Ils empruntèrent une ruelle à sens unique et retombèrent sur la rue suivante. Aucun signe de leurs poursuivants. -On a perdu Brank, annonça Mowry à Skriva. On dirait aussi qu'on a lâché le Kaïtempi. -On peut parier qu'ils poursuivent Brank. Ils étaient plus près de lui et il a bien fallu qu'ils chassent quelqu'un quand on s'est séparés. Ça nous convient, non? Mowry demeura silencieux. -Un sale wertqui me dit de la fermer, à moi, grommela Gurd. Ils zigzaguèrent encore dans une dizaine de ruelles sans rencontrer de voitures alertées par radio. Alors qu'ils négociaient le dernier virage -là où se trouvaient leurs propres voitures - en faisant hurler leurs pneus, une détonation retentit à l'arrière. Mowry tourna la tête, convaincu qu'un véhicule noir les talonnait. Rien derrière. Lithar gisait sur le côté, apparemment endormi. Un trou bien net était foré au-dessus de son oreille. Il en suintait un filet de sang violet.
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Gurd sourit à Mowry d'un air affecté et déclara: -C'est lui qui se tait, maintenant, et pour de bon. - Maintenant on se balade avec un cadavre, maugréa Mowry. Comme si on n'avait pas déjà assez d'ennuis. À quoi servait ... Skriva l'interrompit: - Quels tireurs d'élite, ces types du Kaïtempi ! Dommage qu'ils aient eu Lithar... C'était le plus brave wert de tout Jaimec. Il freina sec, sauta à terre, traversa le terrain vague au pas de course et monta dans la dyno. Gurd le suivit, le pistolet au poing, sans s'inquiéter qu'on puisse le voir. Mowry s'arrêta à côté de sa portière tandis que l'engin démarrait. -Et Brank? - Et Brank? lui fit écho Skriva. - Si on se barre tous les deux, il va arriver ici et ne pourra pas changer de voiture. - Quoi! dans une ville qui regorge de dynos ? (Il fit avancer sa voiture.) Brank n'est pas là. Tant pis pour lui. Qu'il règle ses propres problèmes. On se barre là où on sera tranquilles, pendant qu'il est encore temps. Suis-nous! Sur ce, il démarra. Mowry lui laissa quatre cents mètres d'avance, puis le suivit, la distance les séparant augmentant petit à petit. Devait-il laisser Skriva le mener à un nouveau repaire? À quoi bon les suivre dans un trou à rats? L'affaire de la prison avait été réalisée, et il était parvenu à son but en créant une belle échauffourée. Pas de wert à payer: Brank avait disparu, et Lithar était mort. S'il voulait recontacter Gurd et Skriva, il pouvait utiliser le numéro de téléphone. Si, comme il était possible, celui-ci était désormais périmé, il pouvait toujours utiliser leur boîte à lettres secrète au pied de la borne. D'autres considérations le poussaient également à laisser momentanément les deux frères de côté. D'une part, l'identité du colonel Halopti ne vaudrait pas tripette après que les autorités auraient passé quelques heures de fièvre à remonter la filière hiérarchique pour en établir l'inexistence. Dans la soirée, sans doute. Une fois de plus, Pertane devenait trop brûlante pour James Mowry. Mieux valait filer avant qu'il soit trop tard. D'autre part, il avait du retard dans ses rapports et sa conscience lui en voulait de ne pas en avoir fait la dernière fois. S'il n'en envoyait pas un rapidement, il risquait de ne plus jamais pouvoir transmettre. Et Terra avait le droit de recevoir quelques informations. L'autre voiture avait maintenant disparu dans le lointain. Il tourna à droite et revint vers la ville. Il remarqua aussitôt un net changement d'atmosphère. Il y avait beaucoup plus de policiers dans la rue, et leur nombre s'était maintenant augmenté de troupes armées. Les voitures de patrouille pullulaient comme des mouches, bien qu'aucune n'ait jugé utile de l'arrêter et de le questionner. Sur les trottoirs, il y avait moins de piétons que d'habitude, et ceux-ci se pressaient avec une mine furtive, craintive, morose ou égarée. Mowry s'arrêta dans une rue commerçante et se laissa aller dans son siège, comme s'il attendait quelqu'un en observant ce qui se passait dans la
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rue. Les policiers, en uniforme et en civil, allaient par deux. Les fantassins étaient par six. Leur seule occupation semblait être de fixer tous les gens qu'ils croisaient, d'arrêter quiconque ne leur revenait pas, de le questionner et de le fouiller. Ils prêtaient aussi tout particulièrement attention aux voitures dont ils étudiaient les occupants et les plaques minéralogiques. Pendant tout le temps où Mowry ne bougea pas, lui et sa voiture furent ainsi examinés une bonne vingtaine de fois. Ille subit avec un air d'indifférence totale, et il passa la revue avec succès, car personne ne l'interrogea. Mais cela ne pouvait durer éternellement. Quelqu'un de plus zélé lui tomberait dessus, ne serait-ce que parce que les autres ne l'avaient pas fait. Il tentait le diable en restant à cet endroit. Il s'éloigna donc en conduisant avec précaution pour éviter d'attirer l'attention des nombreux véhicules de patrouille. Quelque chose avait lâché, pas le moindre doute. C'était inscrit sur tous ces visages sinistres. Il se demanda si le gouvernement avait été forcé d'admettre une série de défaites au cours de la guerre spatiale. À moins que deux ou trois bureaucrates trop haut placés aient tenté d'ouvrir les colis qu'il avait expédiés et se soient éparpillés au plafond et contre les murs, créant ainsi une terrible vague de panique parmi les autorités. Une certitude: la récente évasion ne pouvait être seule responsable de cet état de choses, bien qu'elle ait pu en être le détonateur. Il s'avança lentement dans le quartier vétuste où était située sa chambre, résolu à récupérer ses affaires et à vider les lieux au plus vite. Comme de coutume, quelques oisifs badaudaient au coin de la rue et contemplèrent Mowry qui passait. Mais il y avait en eux quelque chose qui n'allait pas. Leurs vêtements dépenaillés et leur attitude décontractée leur donnaient superficiellement l'allure de clochards, mais ils étaient un peu trop bien nourris et leur regard était un peu trop hautain. Ses poils se hérissèrent sur sa nuque et il sentit un frisson lui descendre le long de l'échine, mais il continua à rouler comme si de rien n'était. Contre un lampadaire s'appuyaient deux individus musclés sans veste ni cravate. Non loin de là, quatre autres « étayaient» un mur. Il y en avait six en train de bavarder à côté d'un antique camion décati garé en face de la maison où il avait sa mansarde. Trois autres étaient postés dans le couloir. Chacun d'eux lui accorda un long regard glacial tandis qu'il passait avec un air de totale indifférence. La rue avait été investie, même s'ils semblaient ne pas posséder son signalement exact. Il pouvait très bien se tromper en raison de son imagination trop vive, mais son instinct lui disait que la ville était entièrement quadrillée. Sa seule chance d'évasion, c'était de continuer à rouler sans s'arrêter, en manifestant un manque d'intérêt absolu. Il n'osa regarder sa maison de plus près pour découvrir une explosion apparente dans le style de celle de Radine. Cette curiosité pouvait suffire à les mettre en branle. Il compta en tout plus de quarante costauds qui flânaient dans le coin en faisant de leur mieux pour avoir l'air désœuvré. Il arrivait au bout de la rue lorsque quatre d'entre eux sortirent d'un porche et se dirigèrent vers le bord du
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trottoir. Leur attention était fixée sur lui, leur attitude révélant qu'ils allaient le contrôler par principe. Il freina aussitôt auprès de deux autres qui étaient accroupis sur le pas d'une porte. Il fit descendre la vitre et sortit la tête. Lun de ceux qui étaient assis se leva et vint jusqu'à lui. - Pardon, s'excusa Mowry. On m'a dit de prendre la première à droite et la seconde à gauche pour retrouver la route d'Asako. Et j'arrive ici. J'ai dû me tromper à un moment donné. -Où on vous a dit ça? - Près des baraquements de la milice. - Il Y en a qui ne savent pas reconnaître leur droite de leur gauche, grinça le personnage. Ç'aurait dû être la première à gauche et la deuxième à droite ... ensuite encore à droite après le pont d'Asako. - Merci. On se perd facilement dans une si grande ville. - Ouin, surtout quand un idiot se trompe de côté! Linformateur retourna à son pas de porte et se rassit. Il n'avait pas eu le moindre soupçon. De toute évidence, ils ne guettaient pas quelqu'un de facilement reconnaissable ... ou, du moins, quelqu'un qui ressemblait exactement au colonel Halopti. Il se pouvait aussi qu'ils en veuillent à un personnage tout aussi recherché qui avait le malheur d'habiter dans cette rue, Mais Mowry n'osa tenter le coup en retournant dans sa chambre. Devant lui, les quatre gaillards qui attendaient sur le bord du trottoir s'étaient rappuyés contre le mur, trompés par la conversation de Mowry avec leurs collègues. Ils feignirent de l'ignorer lorsqu'il passa devant eux. Il tourna à droite et accéléra joyeusement. Mais il lui restait pas mal de chemin à parcourir et la ville était devenue un piège gigantesque. À la limite de la ville, une voiture de patrouille lui fit signe de s'arrêter. Pendant un instant, il délibéra sur la nécessité d'obéir. Puisque le bluff avait déjà marché, il pouvait en être de même une nouvelle fois. D'autre part, se tailler à toute allure serait se trahir, et toutes les voitures de police du coin se lanceraient à ses trousses. La voiture se plaça à côté de lui et l'agent assis à côté du chauffeur baissa sa vitre: - Où allez-vous? -À Palmare, répondit Mowry en nommant un village situé à vingt den au sud de Pertane. -Ça, c'est ce que vous croyez. Vous n'écoutez donc pas les nouvelles? -Je n'ai pas écouté la radio depuis ce matin. J'ai même eu trop à faire pour prendre un véritable repas. Qu'est-ce qui s'est passé? - Toutes les sorties sont bloquées. Personne ne peut quitter la ville sans un permis de l'armée; Vous avez intérêt à faire demi-tour pour vous informer. Ou bien acheter un journal du soir. La vitre se releva et la voiture s'éloigna à toute vitesse en gémissant. James Mowry la regarda partir avec des sentiments mitigés. Il ressentait de nouveau les mêmes émotions qu'un animal traqué.
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Il tourna un peu et finit par découvrir un kiosque qui possédait les dernières éditions, dont l'encre n'était pas encore sèche. Il se gara, descendit et acheta un numéro, puis s'assit et parcourut les grands titres. « PERTANE SOUS
LA LOI MARTIALE INTERDICTION DE LA CIRCULATION: LE MAIRE DÉCLARE QUE LA POPULATION TIENDRA BON MESURES DRACONIENNES À L'ENCONTRE DU DlRACANGESTUN GESEPT LA POLICE SUR LA PISTE DES EXPÉDITEURS DE BOMBES ÉVASION SPECTACULAIRE: 2 MORTS, 2 PRISONNIERS.» Il lut rapidement le court article qui suivait ce dernier titre. Le corps de Lithar avait été découvert, et le Kaïtempi s'était attribué le mérite de sa mort. Ce qui faisait en quelque sorte de Skriva un prophète: l'Imbécile avait été abattu, et Brank et son compagnon capturés vifs. Les deux survivants avaient confessé appartenir à un mouvement révolutionnaire. On ne mentionnait pas la disparition des autres, et l'on taisait l'existence du faux colonel Halopti. Les autorités avaient probablement censuré quelques articles, en vue de donner aux évadés un sentiment trompeur de sécurité. Eh bien, désormais, il devrait éviter de montrer ses papiers à tout flic ou agent du Kaïtempi. Mais il ne pouvait les remplacer par des documents plus appropriés. Les seuls dont il disposait se trouvaient enfermés dans une valise encerclée par une horde d'agents secrets. Les autres demeuraient dans la caverne, mais un cordon de soldats l'en séparait. Un cordon de soldats? Oui, c'était peut-être un point faible qu'il pouvait enfoncer. Il était probable que les forces armées n'étaient pas aussi bien informées que la police et le Kaïtempi. Les chances d'être contre-interrogé ou harcelé ne pouvaient avoir pour source qu'un individu de grade égal ou supérieur au sien. Il n'imaginait pas un colonel ou un général de division commander sur place un barrage routier. Quiconque dépassait le rang de sous-lieutenant devait réchauffer un fauteuil dans un bureau, ou se vanter dans le débit de zith le plus proche. Mowry décida que là se trouvait la meilleure occasion de passer à travers les mailles du filet. Une soixantaine de routes quittaient le périmètre de Pertane. Les principales - comme celles de Shugruma et de Radine, larges et très fréquentées - seraient probablement beaucoup mieux gardées que les voies secondaires ou les chemins à nids-de-poule qui menaient à des villages ou à des usines isolées. Il était également possible que les plus importants barrages comportent quelques policiers ou agents secrets. Un grand nombre de ces sorties lui étaient inconnues. Choisir au hasard risquait de le jeter dans la gueule du loup. Mais à une courte distance s'ouvrait une petite route peu fréquentée qui menait à Palmare. Mowry la 116
connaissait. Elle zigzaguait dans une direction plus ou moins parallèle à la route principale, mais parvenait quand même à destination. Une fois engagé dessus, il ne pourrait la quitter pendant quarante den. Il lui faudrait continuer jusqu'à Palmare où le conduirait jusqu'à la route de Valapan un chemin plein d'ornières qui coupait à travers champs. Il serait alors à une demi-heure de l'endroit où il avait l'habitude d'entrer dans la forêt. Franchissant les faubourgs, il se dirigea vers cette route secondaire. Les maisons se firent plus rares et finirent par disparaître. Tandis qu'il traversait un secteur de culture maraîchère, une voiture de patrouille le croisa à toute allure sans ralentir. Il lâcha un soupir de soulagement lorsqu'elle eut disparu. Probablement trop pressée pour s'inquiéter de lui, à moins que ses occupants aient supposé qu'il possédait un permis militaire. Cinq minutes plus tard, il prenait un tournant serré pour découvrir un barrage qui l'attendait à deux cents mètres. Deux camions de l'armée bloquaient la route de telle façon que l'on ne pouvait passer entre eux que si l'on roulait au pas. Devant les camions, une dizaine de soldats se tenaient en ligne, l'arme automatique sous le bras, l'air de s'ennuyer. Aucun flic ni agent secret en vue. Mowry ralentit, stoppa, mais laissa le moteur en marche. Les soldats le considéraient avec une curiosité bovine. Un sergent trapu et carré jaillit de derrière le camion le plus proche. -Vous avez un permis de sortie? -Je n'en ai pas besoin, lui rétorqua Mowry en parlant avec l'autorité d'un général à quatre étoiles. Il ouvrit son portefeuille, montra sa carte d'identité et pria pour qu'elle ne provoque pas d'exclamation de triomphe. Aucune réaction inquiétante, fort heureusement. Le sergent déclara seulement: - Je regrette, mon colonel, mais je dois vous demander d'attendre un instant. J'ai ordre de rapporter à l'officier de permanence toute tentative de franchissement du barrage sans permis. - Même pour les Renseignements Militaires? - On a insisté sur le fait que cet ordre inclut tout le monde sans exception, mon colonel. Je ne peux qu'obéir. - Bien sûr, sergent, acquiesça Mowry sur un ton condescendant. J'attends. Le sergent le salua de nouveau et disparut derrière les camions au pas de gymnastique. Cependant, les dix fantassins prenaient la pose rigide et embarrassée de ceux qui savent qu'un galonnard se trouve à proximité. Le sergent revint rapidement avec un lieutenant très jeune et très inquiet. L'officier marcha droit jusqu'à la voiture, salua et ouvrit la bouche au moment même où James Mowry le battait de vitesse en disant: -Vous pouvez rester au repos, lieutenant. L'autre déglutit, se détendit, chercha ses mots et finit par débiter: -Le sergent me dit que vous n'avez pas de permis de sortie ... mon colonel. 117
-C'est exact. Et vous, vous en avez un? Interdit, le lieutenant cafouilla quelque peu, puis répondit: -Non, mon colonel. -Pourquoi? -Nous sommes de service en dehors de la ville. - Moi aussi, lui apprit Mowry. -Ouin, mon colonel. (Le lieutenant se reprit. Quelque chose semblait le troubler.) Pourriez-vous avoir l'amabilité de me montrer votre carte, mon colonel? Ce n'est qu'une formalité. Je suis sûr que tout est en ordre. -Je sais que tout est en ordre, dit Mowry comme s'il donnait un avertissement paternel à un jeune inexpérimenté. Il montra de nouveau sa carte. Le lieutenant n'y jeta qu'un regard rapide. -Merci, mon colonel. Les ordres sont les ordres, ainsi que vous le savez. Puis il chercha à se faire pardonner en faisant preuve de son efficacité. Il effectua un pas en arrière et salua très classiquement, ce à quoi Mowry répondit par un geste très vague. Procédant à un demi-tour réglementaire digne d'un automate, le lieutenant fit retomber son pied droit avec violence et s'écria de tous ses poumons: - Laissez passer! Obéissants, les soldats s'écartèrent. Mowry se glissa dans le barrage, frôla l'arrière du premier camion, braqua dans l'autre sens pour éviter le second. Une fois passé, il accéléra au maximum. Il était tenté de se sentir allègre, mais se retenait. Il était navré pour le jeune lieutenant. Il était facile de se représenter la scène, lorsqu'un officier supérieur viendrait contrôler le poste:
-Rien à signaler, lieutenant? -Pas grand-chose, mon commandant. Aucun ennui. Tout a été très tranquille. J'ai laissé passer une personne sans permis. - Vraiment? Et qui cela? - C'était le colonel Halopti, mon commandant. -Halopti? Ce nom me paraît familier. Je suis sûr d'en avoir entendu parler à un autre poste. -Il appartient aux Renseignements Militaires, mon commandant. - Ouin, ouin. Mais ce nom a une certaine importance. Pourquoi n'est-on pas mieux informés? Vous avez un appareil à ondes courtes? -Pas ici, mon commandant. Il y en a un au barrage sur la route principale, Nous, on n'a qu'un téléphone de campagne. - Très bien, je vais l'utiliser. (Un peu plus tard:) Espèce d'abruti! Ce Halopti est recherché d'un bout à l'autre de la planète! Et vous le laissez glisser entre vos mains. On devrait vousfusiller pour ça! Depuis combien de temps est-il parti? Yavait-il quelqu'un avec lui? Est-ce qu'il a déjà pu traverser Pa/mare? Faites marcher votre cervelle, espèce d'abruti, et répondez-moi! Est-ce que vous avez remarqué le numéro de sa voiture? Non ... ce serait trop attendre de vous! Et patati et patata. Oui, la bombe risquait d'exploser d'un moment à l'autre. Dans trois ou quatre heures, dans dix minutes peut-être. Cette pensée lui fit conserver sa folle vitesse sur cette route tortueuse et cahoteuse. 118
Il traversa comme l'éclair Palmare endormie, s'attendant à demi à essuyer le feu de quelques miliciens. Rien ne se produisit, sinon que quelques visages regardèrent par la fenêtre à son passage. Personne ne le vit quitter la route peu après le village pour emprunter le chemin vicinal qui conduisait à l'artère Pertane-Valapan. Il lui fallait ralentir à présent, que cela lui plaise ou non. Sur la chaussée défoncée, la voiture roula et tangua au quart de sa vitesse. Si quelqu'un arrivait dans l'autre sens, il serait dans un beau pétrin, car il n'y avait de place ni pour se garer ni pour faire demi-tour. Deux avions à réaction strièrent les ténèbres tombantes, mais ne se détournèrent pas, indifférents à ce qui se passait sous leur ventre. Peu après, un hélicoptère passa en rase-mottes à l'horizon, le suivit quelques instants, puis redescendit et disparut. Sa trajectoire cerclait Pertane, sans doute pour vérifier la bonne mise en place de tout le dispositif militaire. Mowry finit par atteindre la voie Pertane-Valapan sans avoir rencontré quiconque en chemin. Il accéléra et fonça vers son point d'entrée dans la forêt. Un certain nombre de véhicules de l'armée avançaient lourdement, mais il n'y avait aucun trafic civil allant ou venant de Pertane. Ceux qui se trouvaient à l'intérieur de la ville ne pouvaient en sortir; ceux qui se trouvaient à l'extérieur ne pouvaient y entrer. Lorsqu'il rencontra son arbre et sa pierre tombale, la route était déserte dans les deux sens. Profitant de l'occasion, il pénétra dans la forêt aussi loin que le lui permit la voiture. Il en descendit alors et fit disparaître de nouveau toute trace de pneus à l'endroit où il était entré et s'assura de l'impossibilité d'apercevoir la voiture à partir de la route. La nuit avait alors atteint la moitié du ciel. Ce qui signifiait qu'il allait devoir se taper une nouvelle lente traversée de la forêt. Il pouvait aussi passer la nuit dans la voiture et repartir à l'aube. Solution qui avait sa préférence: même une guêpe doit dormir et se reposer. D'un autre côté, la caverne était beaucoup plus paisible, plus confortable, et plus sûre que la voiture. Il pourrait s'y offrir un vrai petit déjeuner à la terrienne, après quoi il s'allongerait de tout son long et dormirait à poings fermés. Il se mit aussitôt en route pour la caverne en s'efforçant de tirer parti au maximum de ce qui restait de lumière. Aux premières heures de l'aube, James Mowry parvint aux derniers arbres, épuisé et les yeux rouges. Sa chevalière le picotait depuis quinze minutes, ce qui lui avait permis d'approcher en toute confiance. Se traînant sur la plage de galets, il entra dans la caverne et se prépara un solide repas. Puis il se glissa dans un sac de couchage. Son rapport pouvait attendre. Il devait attendre: il risquait de recevoir des instructions qu'il ne pourrait exécuter sans avoir piqué un bon roupillon. Il devait en avoir besoin, car il s'éveilla à la nuit tombante. Il s'offrit un nouveau repas, le mangea, se retrouva en pleine forme et le prouva en exerçant tous ses muscles et en sifflant merveilleusement faux. Pendant un instant, Mowry étudia la masse de containers et nourrit quelques regrets. Dans l'un d'eux reposaient des matériels pour changer 119
d'apparence à plusieurs reprises, plus des papiers, allant jusqu'à une trentaine de fausses identités. Les choses étant ce qu'elles étaient, il aurait de la chance s'il pouvait en utiliser encore trois. Un autre container était rempli de tout un matériel publicitaire, y compris de quoi imprimer et expédier d'autres lettres. «Ait Lithar était le cinquième. La liste sera longue.
Dirac Angestun Gesept. » Mais à quoi bon? Le Kaïtempi s'était attribué le meurtre. De plus, il lui fallait connaître le nom des victimes des bombes pour que la DAG puisse également les exploiter. De toute façon, le temps de ce genre de propagande était maintenant passé. Le monde entier était sur des charbons ardents, des renforts avaient été envoyés de Diracta. Des mesures de guerre avaient été instaurées contre une armée révolutionnaire qui n'existait pas. En de telles circonstances, les lettres de menace n'étaient plus que piqûres de puces. Il fit rouler le container 5, le releva, l'actionna et attendit. L'appareil fonctionna silencieusement pendant deux heures et demie. «Whirrup-dzzt-pam! Whirrup-dzzt-pam ! » ---Ici Jaimec! Ici Jaimec! Le contact s'établit et la voix rocailleuse lança: «Allez-y. Prêt à enregistrer.» Mowry répondit: ---J.M. sur Jaimec. (Il parla aussi vite et aussi longtemps que nécessaire, puis termina par:) Pertane n'est plus tenable avant que les choses se calment un peu, et je ne sais pas combien de temps ça tiendra. Personnellement, je pense que la panique va s'étendre aux autres villes. Quand ils verront qu'ils ne peuvent trouver ce qu'ils cherchent ici, ils iront systématiquement fouiller ailleurs. Il y eut un long silence avant que la voix lointaine revienne avec: «On ne veut pas que ça se calme. On veut que ça se répande. Passez tout de suite à la Phase Neuf.» ---Neuf! éructa-t-il. Mais je n'en suis qu'à Cinq. Et Six, Sept, et Huit? « N'y pensez plus. Le temps presse. Un vaisseau arrive avec une autre guêpe. Nous l'avons envoyé pour lancer la Phase Neuf en pensant que vous vous étiez fait avoir. Bon, on va les avertir de le garder à bord avant de lui trouver une autre planète. En attendant, au travail!» ---Mais la Phase Neuf est une manœuvre préliminaire à l'invasion! «C'est exact, fit la voix, devenue sèche. Je vous ai dit que le temps presse. » Elle s'interrompit. La communication était terminée. Mowry ramena le cylindre dans la caverne. Puis il ressortit et contempla les étoiles.
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L
a Phase Neuf était conçue pour provoquer une plus grande dispersion des ressources déjà diminuées de l'ennemi, et peser un peu plus sur sa machine de guerre grinçante. C'était, pour ainsi dire, l'une des plusieurs gouttes d'eau qui pouvaient faire déborder le vase. Il s'agissait d'étendre la panique à toute la planète en la faisant passer des continents aux mers. Jaimec était particulièrement sensible à ce genre d'attaque. Sur un monde colonial peuplé par une seule race et une seule espèce, il n'y avait eu aucune rivalité nationale ni internationale, aucune guerre localisée, aucun développement des marines de guerre. Ce qui, sur Jaimec, ressemblait le plus à des forces navales, consistait en un certain nombre de vedettes rapides à armement léger utilisées uniquement comme garde-côtes. Même la flotte marchande était réduite, suivant les critères terriens. Jaimec était sous-développée. Guère plus de six cents navires sillonnaient les mers de la planète, le long d'une vingtaine de lignes bien déterminées. Il n'y avait aucun bâtiment de plus de quinze mille tonnes. Leffort de guerre local n'en dépendait pas moins de façon critique des allées et venues de ces bateaux. Retarder leurs voyages, ou bouleverser leurs horaires, ou les bloquer dans un port, handicaperait considérablement l'économie jaimecaine. Ce passage brutal de la Phase Cinq à la Phase Neuf signifiait que le vaisseau spatial terrien qui était en route devait transporter une cargaison de périballots qu'il larguerait dans les océans avant de repartir au plus vite. Le mouillage aurait certainement lieu de nuit et le long des lignes maritimes. Au centre d'entraînement, James Mowry avait reçu des détails précis sur cette opération et sur le rôle qu'il devait jouer. Elle s'apparentait à ses méfaits précédents, car elle était destinée à forcer l'ennemi irrité à frapper dans toutes les directions à la recherche de ce qu'il ne pouvait trouver en un point précis. On lui avait montré une coupe de périballot. Le dispositif ressemblait à un fût d'essence ordinaire, un tube de six mètres jaillissant de son sommet. À l'extrémité du tube se trouvait fixé un bec évasé. Le fût contenait un mécanisme magnétosensible très simple. Tout cela pouvait être produit à la chaîne et à bas prix. 121
Placé dans l'eau, le périballot flottait de telle sorte qu'environ un mètre cinquante de tube dépassait à la surface. Si une masse de métal s'approchait à quatre cents mètres, le mécanisme s'enclenchait et l'appareil s'enfonçait sous l'eau. Si la masse s'éloignait, le périballot remontait prestement pour que son tube domine les vagues. Afin d'atteindre le but recherché, il fallait aux leurres une mise en scène et un éclairage. La première avait été préparée en permettant à l'ennemi de s'emparer des plans ultrasecrets d'un sous-marin miniature triplace, suffisamment petit et léger pour qu'une flottille entière puisse être transportée dans un seul vaisseau spatial. Mowry devait maintenant fournir l'éclairage en s'arrangeant pour que deux ou trois navires coulent en mer après une explosion convaincante. Les Jaimecains étaient aussi capables que quiconque d'ajouter deux à deux pour obtenir quatre. Si tout fonctionnait comme prévu, la seule vue d'un périballot inciterait tous les bateaux à fuir à l'abri en remplissant l'éther de leurs cris de terreur. Les autres navires qui apprendraient la nouvelle feraient de larges détours, ou resteraient à quai. Les chantiers passeraient à toute allure de la construction et du radoub des cargos Ha fabrication d'inutiles destroyers. D'innombrables jets, hélicos - et même des éclaireurs spatiaux - se chargeraient de la tâche futile de patrouille des océans et de bombardement de périballots. Le plus beau de la chose, c'était que peu importait que l'ennemi découvre qu'il s'était fait avoir. Arrachez un périballot aux profondeurs, démontez-le, montrez à tous les pachas de la planète comment il fonctionne ... peu importe. Si deux navires ont été coulés, deux cents autres peuvent très bien suivre. Un périscope est un périscope, aucùn moyen rapide de distinguer un vrai d'un faux. Aucun capitaine sensé ne gaspillera une torpille pour le découvrir. Alapertane (Petite Pertane) était le plus grand et le plus proche port de Jaimec. Il se trouvait à quarante den à l'ouest de la capitale, à soixante-dix den au nord-ouest de la caverne. Population: un quart de million d'habitants. Il était très probable qu'Alapertane ait échappé à l'hystérie officielle, que sa police et son Kaïtempi soient moins soupçonneux et donc moins actifs. Mowry n'avait jamais rendu visite à ce lieu, non plus donc que le Dirac Angestun Gesept. En ce qui concernait Alapertane, il risquait a priori assez peu d'ennuis. Allons, Terra savait sans doute ce qu'elle faisait, et il fallait obéir aux ordres. Il devait se rendre à Alapertane et accomplir sa tâche aussi vite que possible. Il irait seul, sans Gurd et Skriva qui, tant que duraient les recherches, demeuraient des atouts dangereux. Mowry ouvrit un container et en sortit une épaisse liasse de documents qu'il feuilleta en contemplant les trente identités disponibles. Toutes étaient conçues pour s'appliquer à un travail spécifique, une demi-douzaine devant lui permettre de rôder du côté des docks et des quais. Il choisit les papiers qui faisaient de lui un petit fonctionnaire du Bureau Planétaire des Affaires Maritimes. Il se prépara ensuite pour ce rôle. Cela lui prit une heure. Lorsqu'il eut fini, il était devenu un bureaucrate âgé, plutôt tatillon, qui vous scrutait
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fixement à travers ses lunettes cerclées d'acier. Dès que ce fut fait, il s'amusa à se guigner dans un miroir métallique et à débiter des absurdités sur un ton ronchon caractéristique. Des cheveux longs auraient parfait son apparence, puisqu'il portait toujours la coupe militaire de Halopti. Il fallait écarter la perruque. À part les lunettes, les règles strictes du déguisement interdisaient tout ce qui pouvait être arraché ou soufflé. Il se rasa donc un peu le crâne pour suggérer une calvitje naissante, et ce fut tout. Il se procura enfin une nouvelle valise, utilisa sa clé en plastique et l'ouvrit. En dépit de tous les risques qu'il avait pris - et qu'il allait prendre-, c'était cela qu'il redoutait le plus. Il ne pouvait se débarrasser de l'idée qu'un bagage explosif était lunatique au plus haut point, et que plus d'une guêpe était retrouvée dans les régions infernales avec un fantôme de clé dans la main. Dans un autre container, il prit trois mines à crampon. Deux qu'il comptait utiliser, et une de rechange. Il s'agissait d'objets hémisphériques dont l'anneau magnétique dépassait de la face aplatie et le mécanisme de retardement du côté arrondi. Chacune pesait cinq kilos, charge dont il se serait bien passé. Il les mit dans sa nouvelle valise, bourra une poche de billets de banque et vérifia son pistolet. Il actionna le container 22 et s'en alla. Il en avait maintenant ras le bol de ce long voyage de la caverne à la route. Vu à travers une visionneuse holographique, cela semblait plutôt court, mais le périple était épuisant ... surtout de nuit et avec un lourd fardeau. Il atteignit sa voiture en plein jour, lança joyeusement la valise sur le siège arrière et regarda la route pour voir si elle était déserte. Le chemin était libre. Il courut à la voiture et se hâta de la garer au bord de la chaussée, puis il se précipita pour effacer les traces de pneus avant de se diriger enfin vers Alapertane. Quinze minutes plus tard, il était forcé de s'arrêter. La route était bloquée par un convoi de véhicules de l'armée qui roulaient et tanguaient en reculant un à un dans une trouée à la lisière de la forêt. La troupe en descendait et s'infiltrait entre les arbres pour se poster de chaque côté de la route. Une dizaine de civils maussades étaient assis dans un camion, gardés par quatre soldats. Un capitaine s'approcha du véhicule de Mowryet lui demanda: - D'où vous venez? -Valapan. - Où est-ce que vous habitez? -À Kiestra, à côté de Valapan. - Où est-ce que vous allez? -Alapertane. Cela sembla lui suffire. Il allait s'éloigner lorsque Mowry lui lança: - Qu'est-ce qui se passe ici, capitaine? -Une rafle. On a rassemblé les froussards et on les ramène chez eux. - Les froussards? Mowry avait l'air époustouflé. 123
- Ouin. Il y a deux nuits, un tas de sokos dégonflés se sont taillés de Pertane et ont pris la clé des champs. Ils avaient peur pour leur peau, vu? Il yen a eu d'autres hier matin. La moitié de la ville aurait disparu si on ne les avait pas coincés. Ces civils me rendent malade. - Qu'est-ce qui les a poussés à s'enfuir? L'autre renifla d'un air méprisant. - Des bavardages. Rien que des bavardages. -Mais il n'y a pas eu d'escapades à Valapan, avança Mowry. - Pas encore, répondit le capitaine. Il s'éloigna et se mit à gueuler en direction d'un peloton trop lent. Les derniers camions quittèrent la route et Mowry continua son chemin. De toute évidence, l'évasion de la prison avait coïncidé avec une sévère action gouvernementale à l'encontre d'une population trop nerveuse. La ville aurait, de toute façon, été cernée. L'esprit de Mowry demeurait préoccupé par le sort de Gurd et de Skriva tandis qu'il continuait à rouler. Il traversa un village et eut la tentation fugitive de s'arrêter pour appeler leur numéro de téléphone et voir ce qu'on lui répondrait. Il se retint, mais stoppa tout de même pour acheter un journal du matin. . Peu de différences dans les nouvelles: l' habituel mélange de vantardises, de menaces, de promesses, de directives et d'avertissements. Un paragraphe affirmait catégoriquement que plus de quatre-vingts membres du Dirac Angestun Gesept avaient été embarqués, « Y compris l'un de leurs prétendus généraux». Il se demanda quel malheureux avait reçu le fardeau de ce grade révolutionnaire. Rien à propos de Gurd ni de Skriva, et aucune nouvelle du colonel Halopti. Il jeta le journal et reprit sa route. Peu avant midi, il atteignit le centre d'Alapertane et demanda à un piéton le chemin des docks. Quoique de nouveau affamé, il ne prit pas le temps de s'offrir un repas. Alapertane n'était pas encerclée. Il n'y avait aucun contrôle surprise, aucune voitute de patrouille ne l'avait arrêté et interrogé. Il estimait cependant plus sage d'investir immédiatement dans une situation qui risquait à tout moment de changer rapidement pour le pire, aussi se dirigea-t-il tout droit vers le front de mer. Il gara sa dyno dans le parking privé d'une compagnie maritime, s'approcha à pied de la grille du premier quai, reluqua à travers ses lunettes le policier qui se tenait devant l'entrée et lui demanda: - Où se trouve le bureau de la capitainerie du port? Le flic tendit la main. - Juste en face de la troisième grille. James Mowry s'y rendit, pénétra dans le bureau et tapota sur le comptoir avec l'impatience d'un vieillard pressé. Un jeune gratte-papier réagit. - Vous désirez? Mowry lui montra ses papiers et déclara: 124
-Je désire savoir quels navires lèveront l'ancre avant l'aube, et à partir de quel quai. Obéissant, le commis sortit un long registre étroit qu'il feuilleta. Il ne lui vint pas à l'esprit de s'enquérir de la raison de cette demande. Un morceau de papier portant comme en-tête Bureau Planétaire des Affaires Maritimes le satisfaisait largement. Le dernier des imbéciles savait que ni Alapertane ni ses bateaux n'étaient menacés par les forces spakums. -La destination aussi? s'enquit le jeune homme. -Non, ça n'a aucune importance. Je ne veux que le nom, l'heure de départ et le numéro du quai. Mowry sortit un crayon et du papier et regarda par-dessus ses lunettes d'un air important. -Il yen a quatre, lui apprit l'autre. Le Kitsi à la huitième heure, quai 3. LAnthus à la huitième heure, quai 1. Le Su-cattra à la dix-neuvième heure, quai 7. Le Su-limane à la vingt et unième heure, au quai 7 aussi. (Il tourna une page et ajouta:) Le Mélami devait partir à la dix-neuvième heure, mais il est retenu par des ennuis de machines. Il aura sans doute plusieurs jours de retard. -Celui-là ne m'intéresse pas. Mowry partit, retourna à sa voiture, en sortit la valise et se dirigea vers le quai 7. Le policier à la grille jeta un coup d'œil à ses papiers et le laissa entrer sans discuter. Une fois passé, il marcha rapidement jusqu'au long hangar derrière lequel s'élevaient une série de grues et deux ou trois cheminées. Au coin du hangar, il se trouva face à la proue du Su-cattra. Un regard lui apprit qu'il n'avait pour l'instant aucune chance d'y fixer une mine sans être aperçu. Le navire était à quai, écoutilles fermées, treuils silencieux. Mais de nombreux dockers chargeaient à la main les dernières cargaisons et poussaient des diables sur les passerelles. Un petit groupe de fonctionnaires rôdait et observait. De l'autre côté du bassin se trouvait le Su-limane, qqe l'on chargeait également. Pendant un court instant, Mowry débattit en son for intérieur pour savoir s'il devait se rendre jusqu'à l'Anthus et au Kitsi. Le désavantage, c'était qu'ils étaient à des quais très éloignés, alors qu'ici, il avait deux bateaux à portée de main. Et l'on devait également charger les deux autres. Il semblait que, dans sa hâte, il soit arrivé trop tôt. Le mieux était de partir et de revenir lorsque dockers et fonctionnaires auraient disparu. Mais si le flic de la grille ou une patrouille des quais se montraient trop curieux, il serait difficile d'expliquer sa présence dans des docks déserts après la fin du travail. Toutes les excuses qu'il pourrait trouver seraient autant de révélations, par exemple: - J'ai un message pour le capitaine du Su-cattra. - Ouin ? Quel est son nom? Ou bien: -J'ai une liste rectificative à porter au Su-limane. -Ouin? Faites voir. Qu'est-ce qu'il y a ... on ne la trouve plus? Comment pouvez-vous la porter si vous ne l'avez pas sur vous? Si elle n'est pas 125
dans vos poches, elle est peut-être dans cette valise. Pourquoi vous ne regardez pas dans votre valise? Vous avez peur de l'ouvrir, hi? Quittant le bord du quai, Mowry dépassa l'extrémité de l'énorme hangar qui s'étendait tout le long de celui-ci. Ses portes coulissantes étaient entrouvertes. Il entra sans hésiter. Le mur opposé au bateau était tapissé de caisses de toutes tailles et formes concevables. Lautre côté était à moitié plein. À l'autre bout du hangar, se trouvait une série d'emballages cartonnés et de sacs gonflés que les dockers embarquaient sur le Su-cattra. Mowry aperçut Mélami inscrit au pochoir sur la marchandise à côté de lui. Il jeta un œil en direction des débardeurs, s'assura qu'on ne l'observait pas et se glissa derrière une grosse caisse. Bien qu'invisible à partir de l'intérieur du hangar, quiconque passerait devant les portes coulissantes pourrait le voir. Il tint sa valise devant lui et se fraya un chemin dans l'espace étroit qui séparait deux caisses, grimpa sur une autre en forme de cercueil et s'insinua dans le réduit sombre qui séparait la dernière pile du mur du hangar. Il était loin d'être à l'aise. Il ne pouvait ni s'asseoir ni se tenir debout. Il dut rester plié en deux jusqu'à ce que, épuisé, il s'agenouille sur sa valise. Au moins était-il en sécurité. Le Mélami était bloqué et personne ne viendrait transbahuter sa cargaison pour le plaisir. Il demeura à cet endroit pendant ce qui lui parut une journée entière tant le temps lui sembla long. Des sifflets retentirent enfin et les bruits d'activité cessèrent à l'extérieur. A travers le mur du hangar, résonnèrent les pas des travailleurs qui s'en allaient. Personne ne s'était donné la peine de refermer les portes du hangar, et James Mowry ne put décider si c'était ou non une bonne chose. Des portes verrouillées auraient laissé entendre que le quai était abandonné, gardé par le seul policier de la grille. Ces portes ouvertes impliquaient l'arrivée d'une autre équipe. Se glissant hors de son réduit, il.s'assit sur une caisse et massa ses rotules douloureuses. Il attendit encore un bon moment que les retardataires et les fayots de toutes sortes aient disparu. Quand sa patience arriva à expiration, il traversa le hangar désert et s'arrêta derrière les portes qui donnaient sur la terre ferme. Elles se trouvaient juste en face du milieu du Su-cattra. Il sortit une mine de sa valise, régla la minuterie sur une vingtaine d'heures, et fit passer un filin dans la poignée. Il jeta un coup d'œil rapide à l'extérieur. Pas une âme sur le quai, mais quelques matelots s'affairaient sur le pont supérieur du bateau. Il franchit hardiment les dix mètres qui le séparaient du bord et lâcha la mine dans l'eau qui se trouvait entre la coque et le quai. Elle produisit un bruit sec d'éclaboussure, puis s'enfonça rapidement. Elle était maintenant à deux mètres cinquante sous la surface et elle ne s'accrocha pas immédiatement. Il tortilla la corde pour que le côté aimanté se tourne vers la coque. La mine se fixa rapidement avec un claquement sonore qui dut retentir dans tout le gros bâtiment. Il lâcha prestement un bout de filin, tira sur l'autre et récupéra le tout. Au-dessus de lui, un marin s'avança jusqu'au bastingage, s'y appuya et baissa les yeux. Mowry lui avait alors tourné le dos et marchait tranquillement 126
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en direction du hangar. Le matelot le regarda entrer dedans, fixa le ciel, cracha dans l'eau et retourna à sa tâche. Peu après, Mowry répétait son exploit avec le Su-limane. Cette mine-là possédait également une minuterie qu'il régla sur vingt heures. Le claquement métallique attira de nouveau une attention distraite qui amena trois marins jusqu'au bastingage. Mais ils n'aperçurent personne et n'y pensèrent plus. Mowry se dirigea alors vers la grille de sortie. Il rencontra en route deux officiers qui revenaient à leur navire. Absorbés par leur conversation, ils ne lui accordèrent pas même un regard. C'était un policier différent qui était de garde lorsque Mowry passa. -Longue vie! - Longue vie! lui fit écho le flic dont l'attention se dirigea aussitôt ailleurs. Après une longue marche sur la route et arrivant au coin de la grille du quai 3, Mowry aperçut le parking ... et s'arrêta. À cent mètres, sa voiture se trouvait exactement là où il l'avait laissée, mais son capot était relevé et deux policiers en uniforme farfouillaient dans le dynomoteur. Ils avaient dû déverrouiller une portière à l'aide d'un passe-partout afin de tirer sur la manette qui libérait le capot. Le fait qu'ils se soient donné cette peine signifiait qu'ils n'étaient pas seulement en train de faire du zèle. Ils étaient sur une piste. Battant en retraite derrière le mur, Mowry réfléchit rapidement à la question. De toute évidence, ils cherchaient le numéro de série du moteur. Dans une minute, l'un d'eux ramperait sous la voiture pour contrôler l'immatriculation de son châssis. Ce qui laissait entendre que les autorités avaierit fini par se rendre compte que la voiture de Sagramatholou avait changé de plaques minéralogiques. Ils avaient donc reçu l'ordre d'inspecter toutes les voitures de cette année et de ce modèle. Juste devant lui, invisible à partir du parking, était arrêtée une voiture de patrouille. Ils avaient dû la laisser là dans l'intention de la faire ensuite avancer de quelques mètres pour l'utiliser comme poste de guet. Une fois satisfaits de l'identité de la dyno, ils reviendraient l'attendre dans l'ombre. Prudemment, Mowry jeta un coup d'œil de l'autre côté. Lun des flics parlait d'un air excité tandis que l'autre griffonnait sur un carnet. Il faudrait bien une minute avant qu'ils reviennent, car ils devaient refermer le capot et reverrouiller la dyno en vue d'appâter le gibier. Certain qu'aucun passant ne s'inquiéterait de ce qui était fait avec aplomb, Mowry actionna la poignée de la voiture de patrouille. Elle était verrouillée. Il n'avait pas de clé pour l'ouvrir, pas le temps de la crocheter, ce qui suffit pour le dissuader de prendre une voiture à la place de fautre. Il ouvrit sa valise, en sortit la mine de rechange et régla sa minuterie sur une heure. Il s'allongea sur la chaussée, se glissa rapidement sous le véhicule et colla la bombe au centre du châssis en acier. Il s'extirpa de sous la voiture de patrouille et se brossa avec les mains. Sept personnes l'avaient vu agir. Aucune n'avait considéré qu'il faisait quelque chose d'extraordinaire.
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James Mowry récupéra sa valise et s'éloigna à une vitesse un tout petit peu moins rapide que celle d'un coureur à pied. Un peu plus loin, il s'arrêta et regarda en arrière. L'un des policiers était maintenant assis dans la voiture et utilisait la radio à ondes courtes. L'autre était invisible et devait s'être posté là où il pouvait surveiller la dyno. De toute évidence, ils transmettaient la nouvelle que la voiture disparue avait été retrouvée, et appelaient de l'aide pour l'encercler. Les événements le poussaient de nouveau dans ses derniers retranchements. Il avait perdu la voiture sur laquelle il comptait tant et qui lui avait été si utile. Tout ce qu'il possédait maintenant, c'étaient de faux papiers, son pistolet, une grosse liasse de fausse monnaie, et une valise qui était vide si l'on exceptait ce qui était relié à sa serrure. Il se débarrassa de la valise en l'abandonnant à l'entrée de la porte principale. Cela ne contribuerait guère à calmer les esprits. La découverte de sa dyno avait averti Alapertane que l'assassin de Sagramatholou était dans ses murs. Alors qu'ils s'asseyaient pour se préparer à le piéger, une voiture de police allait s'éparpiller dans tous les azimuts. Ensuite, quelqu'un allait très poliment ramener une valise perdue au commissariat le plus proche. Un flic essaierait de l'ouvrir et ferait des lieux un beau gâchis. Alapertane serait déjà à demi éveillée. Beaucoup plus tard, l'explosion en pleine mer de deux de ses cargos la réveillerait pour de bon et la mettrait sur le pied de guerre. Il lui fallait se débrouiller pour en sortir avant qu'ils copient la stratégie pertanoise et que des troupes encerclent toute la ville.
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'est alors qu'il regretta la destruction de la carte du major Sallana dans l'explosion de Radine. Il en aurait eu l'usage aujourd'hui. Il était tout aussi navré d'avoir donné à Skriva l'insigne de Sagramatholou. En dépit du fait qu'il ressemblait désormais autant à un agent du Kaïtempi qu'à un porc-épic violet, la carte ou l'insigne lui auraient permis de réquisitionner une voiture civile. Il lui aurait suffi d'ordonner au conducteur de l'emmener là où il le désirait: « La ferme, et obéissez!» Un seul avantage: les chasseurs n'avaient aucun signalement du tueur de Sagramatholou. Peut-être pataugeaient-ils dans le noir en cherchant le mystérieux colonel Halopti, à moins qu'ils traquent un portrait-robot imaginaire que le Kaïtempi avait obtenu de ses captifs par la torture. Il était peu probable qu'ils recherchent un civil âgé plutôt stupide qui portait des lunettes et semblait trop gâteux pour savoir par quel bout prendre un pistolet. Ils n'en interrogeraient pas moins quiconque serait prêt à quitter la ville à la hâte, même s'il paraissait aussi innocent que l'a,gneau. Ils pouvaient aller jusqu'à fouiller chaque voyageur... auquel cas Mowry serait condamné par son pistolet et son argent. Ils pourraient également arrêter tous les suspects en attendant de vérifier leur identité. Il leur serait alors facile de lui mettre le cou dans le nœud coulant, puisque le Bureau des Affaires Maritimes n'avait jamais entendu parler de lui. Il était donc hors de question de s'échapper en train. Même chose pour les autocars, ils seraient tous contrôlés. Dix chances contre une que le réseau policier soit prêt à se lancer impitoyablement à la poursuite de toute voiture volée. Ils supposeraient que celui qui s'était emparé d'une dyno en piquerait une autre. Il était trop tard pour acheter simplement une voiture. Mais ... ah, il pouvait faire ce qu'il avait déjà fait: en louer une. Il lui fallut un certain temps pour trouver une agence de location. Laprès-midi tirait à sa fin, bien des commerces étaient déjà fermés et d'autres approchaient de leur heure de fermeture. D'une certaine manière, c'était un avantage: l'heure tardive pourrait expliquer sa hâte, et l'on s'occuperait plus vite de lui. 129
-Je voudrais louer cette voiture de sport pour quatre jours. Elle est disponible tout de suite? -Ouin. -Combien? -Trente guilders par jour. Ça fait cent vingt. -Je la prends. - Vous la voulez immédiatement? -Ouin. -Je vous la prépare et je vous donne la facture. Asseyez-vous. Il y en a pour quelques instants. Le vendeur entra dans un petit bureau. La porte, mal refermée, s'entrouvrit légèrement et la voix franchit l'espace les séparant. -Un client très pressé, Siskra. Il m'a l'air très bien, mais tu ferais mieux d'appeler pour leur dire. Mowry était sorti, et se trouvait déjà à l'autre bout de la rue et deux pâtés de maisons plus loin avant que ledit Siskra ait fini de composer son numéro. On l'avait battu de vitesse, les chasseurs l'avaient devancé. Toutes les agences de location avaient reçu l'ordre de signaler leurs clients. Seule une porte entrebâillée l'avait sauvé. Son dos se couvrit de sueur tandis qu'il mettait le plus d'espace possible entre lui et l'agence. Il jeta ses lunettes sans regret. Un autobus passa, qui portait la pancarte: Aéroport. Il se rappela alors avoir vu un aéroport en arrivant. Il était peu probable qu'Alapertane en possède plus d'un. Sans nul doute l'aérogare serait-elle truffée de policiers, mais il n'avait pas l'intention d'aller jusque-là. L'autobus le mènerait dans les faubourgs, et dans la direction qu'il désirait. Mowry sauta à bord sans hésiter. Bien qu'il connaisse assez peu la ville, il s'était fait une idée de ses limites en arrivant. Les contrôles de police devraient se trouver à la périphérie, là où la route quittait les secteurs bâtis pour pénétrer dans la campagne. À ce stade, on considérait que les passagers quittaient Alapertane, et on les questionnerait. Il devait donc descendre avant. Il débarqua et se mit à marcher dans l'espoir d'éviter les postes de contrôle en allant à pied à travers champs. La journée s'achevait. Le soleil était à moitié sous la ligne d'horizon, et la lumière diminuait rapidement. Il ralentit et décida qu'il aurait plus de chances dans les ténèbres. Mais il n'osait attirer l'attention sur lui en arpentant la route ou en restant assis sur le talus jusqu'à la nuit tombée. Il était essentiel qu'on le prenne pour quelqu'un du quartier qui rentrait chez lui. Il quitta donc la grand-route, opéra des détours par une série de petits chemins, accomplit un demi-tour et retrouva l'artère alors que le ciel était noir. Il continua sa route en concentrant son attention devant lui. Au bout d'un moment, les lampadaires disparurent. La lumière des fenêtres éclairées s'évanouit et, au loin, il aperçut les reflets de l'aéroport. Cela n'allait plus tarder. Il avait une folle envie de traverser les ténèbres sur la pointe des pieds. 130
Un autocar le dépassa, bourdonna dans l'obscurité pesante et s'arrêta avec un brutal éclat de feux arrière. Prudemment, Mowry s'avança jusqu'à vingt mètres du car. Il était rempli de passagers et de bagages. Trois policiers se trouvaient à bord. Deux d'entre eux examinaient visages et documents tandis que le troisième bloquait la portière. À côté de Mowry se trouvait une voiture de patrouille, portières ouvertes et phares éteints. Elle aurait été invisible sans les lumières de l'autocar. Sans ce véhicule providentiel, il serait tombé dessus sans la voir. Ils l'auraient entendu approcher et se seraient abattus sur lui sans coup férir. Il pénétra calmement dans la voiture, s'assit au volant, referma les portières et lança le dynomoteur. À bord du car, un flic irrité criait après un passager effrayé tandis que ses compagnons regardaient avec un amusement cynique. Le cliquetis des serrures et le léger gémissement du moteur passèrent inaperçus dans le flot d'injures. Roulant sur le bord, puis sur la route, Mowry actionna les phares puissants. Les faisceaux jumeaux percèrent la nuit, baignèrent une portion de route dans l'ambre brillant, et illuminèrent l'intérieur du car. Il accéléra, aperçut les trois flics et une dizaine de passagers qui le fixaient d'un air hébété. Mowry fonça, heureux que le destin ait compensé ses récents déboires. Il faudrait pas mal de temps avant que l'alarme soit lancée et que la poursuite s'engage. D'après la mine des policiers, ils ne s'étaient pas rendu compte que c'était leur voiture qui passait à toute allure. Ils avaient dû penser qu'il s'agissait d'un automobiliste qui avait profité de leur inattention pour filer tranquillement. Dans ce cas, ils risquaient de se taire et de ne rien faire par crainte des reproches de leurs supérieurs. Mais il était probable qu'ils agiraient en vue d'éviter une répétition de la chose. Deux d'entre eux continueraient le contrôle des voyageurs du car tandis que le troisième redescendrait pour arrêter les éventuels petits malins. C'est là que cela deviendrait cocasse. Mowry aurait donné cher pour voir leur tête. Plus de voiture, plus de radio. Il leur faudrait foncer avec l'autocar jusqu'à l'aéroport, ou agiter un peu leurs grosses jambes pour courir ventre à terre jusqu'à la maison la plus proche possédant un téléphone. Mieux encore, ils devraient faire leur confession humiliante et recevoir une sévère fustigation verbale. Se rappelant qu'il disposait maintenant d'une radio sur la longueur d'ondes de la police, Mowry ne put s'empêcher de l'allumer. « Voiture 10. Un suspect prétend qu'il examinait des voitures garées parce qu'il a totalement oublié où il a laissé la sienne. Il vacille, il bégaie, et il sent le zith ... mais il peut simuler.» -Embarquez-le, voiture 10, ordonna le QG d'Alapertane. Peu après, la voiture 19 demandait de l'aide pour encercler un entrepôt des docks, sans donner de raison. Trois voitures reçurent l'ordre de s'y rendre. Mowry mania le sélecteur et tomba sur une autre fréquence. Un long silence, puis:
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«Voiture K. Ici Waltagan. Un septième vient de pénétrer dans la maison.» Une voix lâcha: «Attendez un peu. Les deux autres vont peut-être venir. » On dirait qu'une malheureuse maisonnée allait subir une rafle du Kaïtempi. Quant au motif... Le Kaïtempi pouvait agrafer n'importe qui pour des raisons qu'il se forgeait lui-même. Il pouvait enrôler n'importe quel citoyen dans le DAG uniquement parce qu'il en avait décidé ainsi. Il revint à la fréquence de la police, car c'était là qu'il entendrait un hurlement à propos d'une voiture de patrouille disparue. La radio continuait à marmonner ses histoires de suspects, de fugitifs, de voiture ceci, de voiture cela, d'ordres pour aller ici et là. Mowry feignait d'ignorer ce bavardage. À vingt-cinq den d'Alapertane, la radio aboya de l'émetteur principal de Pertane: «Appel général. Voiture 4 volée à la police d'Alapertane. Elle a été aperçue roulant en direction du sud vers Valapan. Elle devrait traverser actuellement le secteur P6-P7. » Des réponses rapides des voitures à l'intérieur ou à proximité de ce secteur. Il y en avait onze. L émetteur de Pertane se mit à les bouger comme des pièces d'échiquier en utilisant des codes qui n'avaient aucune signification pour son auditeur frauduleux. Une chose était sûre: s'il restait sur la route de Valapan, il ne faudrait pas longtemps aux patrouilles pour le repérer et converger sur lui. Inutile d'emprunter des chemins de traverse. Ils devaient s'y attendre et déjà prendre des mesures. Mowry pouvait jeter la voiture dans un fossé, la garer dans un champ, tous feux éteints, et continuer à pied. Auquel cas ils ne la retrouveraient pas avant le jour. Mais s'il ne pouvait s'emparer d'une nouvelle voiture, il serait obligé de marcher toute la nuit et le lendemain ... plus peut-être s'il lui fallait fréquemment se mettre à l'abri. À l'écoute des appels qui traversaient l'éther, irrité par ces références mystérieuses, Mowry songea soudain que cette concentration des recherches se basait sur la supposition que, si un suspect s'enfuyait dans une direction donnée à une vitesse donnée, il devait se retrouver dans un secteur donné à une heure donnée. Ce secteur possédait un rayon suffisamment grand pour prévoir les détours. Ils n'avaient plus alors qu'à bloquer les issues puis parcourir toutes les routes du piège. Et s'ils n'obtenaient aucun résultat? À coup sûr, ils sauteraient sur deux conclusions: le fugitif n'était pas entré dans ce secteur parce qu'il avait changé de direction et roulait désormais vers le nord. Ou bien, il était allé plus vite que prévu et se trouvait au sud du secteur quadrillé. De toute façon, ils soulageraient la pression et déploieraient la chasse plus près de Valapan ou au nord d'Alapertane. Il dépassa une petite route à toute allure, freina, fit marche arrière et l'emprunta. Une légère lumière apparut sur la route qu'il venait de quitter. Il 132
fonça sur le chemin plein d'ornières tandis que la lueur devenait éclatante, et attendit le dernier moment pour stopper et éteindre ses phares. Il resta ainsi assis dans les ténèbres tandis qu'une paire de phares éclatants apparaissait sur la colline. Automatiquement, sa main ouvrit la portière, et il se prépara à foncer si les phares ralentissaient et pénétraient sur la même route que lui. L'arrivant approcha de l'intersection et s'arrêta. James Mowry sortit, se tint à côté de sa voiture, le pisrolet prêt à tirer, les jambes tendues. L'instant d'après, l'autre voiture démarrait en trombe, diminuait au loin puis disparaissait. Aucun moyen d'affirmer s'il s'agissait d'un civil hésitant ou d'une voiture de police. Dans ce dernier cas, ils avaient dû scruter la route obscure et ne pas être tentés par celle-ci. Ils reviendraient en temps utile. N'ayant rien trouvé sur les grandes voies, ils finiraient par vérifier les petites. Haletant, Mowry reprit sa place derrière le volant, ralluma ses phares et continua son chemin. Il ne tarda pas à atteindre une ferme qu'il examina de près. Une cour et des dépendances jouxtaient le bâtiment où des filets de lumière révélaient que les occupants étaient encore éveillés. Il repartit. Il aperçut deux autres fermes avant d'en trouver une qui correspondait à ses besoins. La maison était noire et sa grange se dressait à l'écart. En lanternes, lentement et silencieusement, Mowry traversa la cour boueuse, emprunta un petit chemin étroit et s'arrêta sous la porte ouverte. Il descendit, grimpa sur la paille puis s'allongea. Les quatre heures suivantes, des phares ne cessèrent de rôder alentour. À deux reprises, une voiture pénétra en cahotant sur la petite route et dépassa la ferme sans s'arrêter. Les deux fois, il s'assit dans la paille et sortit son arme. De toute évidence, les chasseurs n'avaient pas idée qu'il puisse se garer à l'intérieur même du piège. Sur Jaimec, les fugitifs ne se comportaient pas comme ça: s'ils pouvaient foncer, ils ne s'arrêtaient pas. L'activité environnante finit par s'éteindre. Mowry retourna dans sa voiture de patrouille et se remit à rouler. Il restait trois heures avant l'aube. Si tout allait bien, il parviendrait à l'orée de la forêt avant le jour. L'émetteur de Pertane transmettait toujours ses ordres incompréhensibles, mais les patrouilles répondaient avec moins de netteté. Il ne put décider si l'affaiblissement des signaux radio était encourageant. Certes, les voitures s'étaient éloignées, mais combien avaient bien pu rester à proximité en gardant le silence? Sachant fort bien qu'il pouvait écouter ses conversations, l'ennemi devait être assez rusé pour laisser quelques véhicules dans les parages. Qu'il y ait ou non des patrouilleurs qui se tenaient cois, il parvint incognito jusqu'à neuf den de sa destination avant que sa voiture lâche. Elle filait sur une route encaissée qui le conduisait à la dernière et dangereuse portion de chaussée lorsque le lumignon vert du tableau de bord clignota et s'éteignit. En même temps, les phares furent coupés et la radio mourut. La voiture roula sur son élan, puis s'immobilisa. Mowry examina le démarreur, mais ne remarqua rien de spécial. La manette de secours au plancher ne fonctionnait plus non plus. Après avoir
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tâtonné longuement dans le noir, il parvint à détacher l'un des conducteurs d'entrée et essaya de provoquer un court-circuit avec une borne. Il aurait dû se produire une mince étincelle bleue, mais rien ne se produisit. Ce qui signifiait que l'émission d'énergie à partir de la capitale avait été coupée. Toutes les voitures dépendant de Pertane avaient été arrêtées - voitures de patrouille de la police et du Kaïtempi comprises. Seuls les véhicules à portée d'autres émetteurs lointains pouvaient continuer à rouler... à moins que ceux-ci aient également cessé de fonctionner. Mowry abandonna sa voiture et continua péniblement à pied. Il atteignit la grand-route, la parcourut d'un pas rapide en guettant toute silhouette armée prête à intercepter les piétons dans la nuit. Au bout d'une demi-heure, un collier de phares s'épanouit derrière lui et le gémissement assourdi de nombreux moteurs parvint à ses oreilles. Il quitta précipitamment la chaussée, tomba dans un fossé invisible, en ressortit et chercha refuge parmi les buissons épais. Les phares se rapprochèrent et passèrent à toute allure. C'était une patrouille militaire de reconnaissance composée de douze individus chevauchant des dynolettes à batterie indépendante. Dans leur combinaison plastifiée, avec lunettes de protection et casque en duralumin, ils ressemblaient plus à des hommes-grenouilles qu'à des soldats. Chacun avait le dos barré par un fusil d'assaut doté d'un gros magasin de forme ronde. Les autorités devaient donc être plus qu'enragées, pour paralyser toutes les voitures et laisser l'armée reprendre à son compte la chasse au véhicule disparu avec son occupant. De leur point de vue, elles n'avaient pas tort d'en arriver à de telles extrémités. Le Dirac Angestun Gesept avait revendiqué l'exécution de Sagramatholou, et quiconque s'était emparé de l'engin de l'agent secret devait donc être un authentique, un véritable membre du DAG. Il leur fallait à tout prix un membre authentique. Il accéléra, çourant sur une courte distance, puis marchant d'un pas rapide, puis courant de nouveau. À un moment, il se jeta au sol, le nez dans l'espèce de légume à haute tige et à l'odeur de poisson qui servait d'herbe sur Jaimec. Une patrouille de six individus passa. Mowry dut ensuite se dissimuler derrière un arbre pour en éviter quatre autres. Un côté du ciel grisonnait, et la visibilité s'améliorait d'instant en instant. La dernière étape avant la forêt fut la pire de toutes. En dix minutes, il dut s'abriter précipitamment une dizaine de fois, sans savoir s'il avait ou non été aperçu ... car il était à présent possible de distinguer des mouvements à une distance considérable. Ce soudain accroissement des activités laissait entendre qu'on avait découvert la voiture de patrouille d'Alapertane. On cherchait donc maintenant un fugitif à pied. Il y avait heureusement de grandes chances que les recherches ne se concentrent pas dans le voisinage immédiat. Il pénétra joyeusement dans la forêt et, dans le jour naissant, avança rapidement. Fatigué et affamé, il dut s'arrêter dix minutes toutes les heures, mais fit de son mieux entre chaque pause. À midi, à environ une heure de
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la caverne, il s'allongea dans une clairière feuillue et s'offrit un petit somme. Jusqu'alors, il avait parcouru cinquante-neuf kilomètres avec l'assistance du désespoir, d'un sentiment d'urgence, et de la gravité plus faible de Jaimec. Quelque peu ragaillardi, il reprit son périple et il avait réduit son pas à une avance tranquille lorsqu'il atteignit le point où sa chevalière se mettait invariablement à le picoter. Cette fois-ci, elle ne réagit pas. Il fit halte aussitôt, regarda autour de lui et étudia les branches des grands arbres qui s'élevaient devant lui. La forêt était un labyrinthe de clair-obscur. Une sentinelle silencieuse et immobile pouvait demeurer des heures dans un arbre en restant invisible aux yeux de ceux qui s'approchaient. Ce qu'on lui avait enseigné au centre d'entraînement fit écho dans son esprit: «eanneau est un avertissement, un signal d'alarme sûr. Vous pouvez compter dessus. » C'était très bien de dire ça. Mais si c'est une chose de donner des conseils, c'en est une autre de les accepter. Le choix ne se réduisait pas simplement à continuer ou faire demi-tour. Il s'agissait de trouver abri, nourriture, réconfort et équipement essentiel, ou d'abandonner tout ce qui permettait à James Mowry de se transformer en guêpe. Il hésita, douloureusement tenté de se glisser à proximité pour observer longuement la caverne. Il finit par se résoudre à un compromis et s'avança avec précaution d'un arbre à l'autre en profitant au maximum des fourrés. Il avança ainsi de cent mètres. Toujours aucune réaction de la chevalière. Il l'ôta, examina son cristal sensible, en nettoya le dessous, et le remit. Pas un chatouillis, pas une démangeaison. . A demi dissimulé derrière une énorme racine, il réfléchit de nouveau à la situation. Y avait-il eu des intrus dans sa caverne, et si oui, étaient-ils en embuscade dans les parages? Ou bien le container 22 avait-il cessé de fonctionner en raison d'un défaut interne? Alors qu'il était dans les griffes de l'indécision, un bruit surgit à vingt mètres. Faible et ténu, il ne l'aurait pas entendu si ses sens ne s'étaient trouvés aiguisés par le péril. C'était comme un éternuement retenu ou une toux assourdie. Cela lui suffit. Quelqu'un était dans le coin et s'efforçait de ne pas faire de bruit. La caverne et son contenu avaient été mis à jour, et les découvreurs guettaient 1'arrivée du propriétaire. S'efforçant de se concentrer sur les arbres, Mowry battit en retraite en rampant presque. Il lui fallut ensuite une heure pour parcourir quinze cents mètres. S'estimant en sécurité, il se mit à marcher d'un pas régulier, sans savoir où aller ni que faire. Les théories ne servaient à rien, mais il ne pouvait s'empêcher de se demander comment la cachette avait été découverte. Des avions de reconnaissance volant en rase-mottes et équipés de détecteurs de métaux avaient pu repérer sa position exacte s'ils avaient quelque raison de suspecter son existence dans cette région. Ce qui n'était pas le cas, à sa connaissance du moins.
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Il était plus probable que quelques-uns de ceux qui avaient fui Pertane pour prendre la clé des champs étaient tombés sur la caverne, et ils avaient dû chercher à se remettre bien avec les autorités en rapportant leur découverte. À moins que cette tanière évidente ait été fouillée par une patrouille à la recherche des fuyards. De toute façon, cela n'avait maintenant plus aucune importance. Il avait perdu son repaire ainsi que tout contact avec Terra. Il n'avait plus que ses vêtements, un pistolet et vingt mille guilders. Bien que riche, il ne possédait plus, en fait, que sa vie qui, en l'occurrence, ne valait pas grand-chose. Il devrait manifestement s'éloigner de la caverne jusqu'à épuisement de ses forces. Se rendant compte qu'elles avaient trouvé un dépôt d'armes terrien, les autorités ne se contenteraient pas d'une embuscade. Dès qu'elles pourraient rassembler les troupes nécessaires, elles transformeraient un large secteur de la forêt en un piège gigantesque: Processus qui pouvait être lancé d'un instant à l'autre. Les jambes molles, il continua donc à avancer, se guidant d'après le soleil et les ombres pour se diriger droit vers le sud. Au crépuscule, il n'en pouvait plus. S'affalant dans un carré de roseaux, il ferma les yeux et s'endormit. Il s'éveilla en pleine nuit. Il resta allongé jusqu'au jour, dormant et veillant alternativement. Puis il repartit, les jambes plus solides, l'esprit plus clair, mais l'estomac toujours serré.
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'activité aérienne fut incessante, ce jour-là. Avions de reconnaissance et hélicoptères ne cessèrent de bourdonner à portée d'oreille. La raison de toute cette parade était un mystère puisqu'ils avaient peu d'espoir de repérer un homme seul dans cette immense forêt. Limportance du dépôt avait dû les amener à s'imaginer que tout un commando spakum avait débarqué. Il était facile de se représenter l'état d'excitation qui devait régner dans la capitale, les gros bonnets courant en tous sens tandis que des messages allaient et venaient entre Jaimec et Diracta. Les deux bagnards échappés dont avait parlé Wolf n'avaient rien accompli de semblable. Ils avaient cependant mobilisé vingt-sept mille personnes pendant vingt-quatre heures. Apparemment, James Mowry occuperait toute la planète pendant les quatorze . , . semames a ventr. À la tombée de la nuit, il ne s'était nourri que d'eau, et son sommeil fut perturbé par la faim. Au matin, il continua à traverser la forêt vierge qui s'étendait jusqu'à l'équateur. Au bout de cinq heures, il tomba sur un sentier qu'il suivit jusqu'à une clairière où s'élevaient une petite scierie et une dizaine de chaumières. Deux gros camions étaient arrêtés devant l'atelier. De son refuge forestier, il les considéra avec envie. Personne n'était à proximité, il pouvait sauter dans l'un des deux et filer à toute allure. Mais la nouvelle du vol concentrerait toute la poursuite sur ses traces. Pour l'instant, ils ignoraient où il se trouvait et vers où il pouvait bien se diriger. Mieux valait éviter de leur fournir le moindre indice, pour continuer en toute quiétude. Jetant un œil précautionneux entre les arbres, Mowry se rua dans un jardin voisin, se remplit rapidement les poches de légumes et garda les fruits dans les mains. Il mangea les fruits en marchant parmi les arbres. Plus tard, au crépuscule, il alluma un petit feu, fit cuire ses légumes, en mangea la moitié et conserva le reste pour le lendemain. Le lendemain, donc, il n'aperçut pas âme qui vive et ne put manger que ses réserves de la veille. Le surlendemain fut pire: des arbres, toujours des arbres, et encore des arbres, et pas une noisette ou une baie comestible dans
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tout le tas. Loin au nord, les avions continuaient à bourdonner. C'était la seule chose qui révélait que la civilisation existait sur cette planète. Quatre jours plus tard, il atteignit la route d'Eivera, village au sud de Valapan. Demeurant parmi les arbres, il la suivit jusqu'à l'apparition des premières maisons. La circulation n'était pas trop importante et il n'y avait aucun signe de contrôle particulier. Il était alors dans un piètre état, rendu hagard par l'absence de nourriture, les vêtements sales et froissés. Il était heureux, songea-t-il, qu'il se soit assombri le teint, que le traitement dépilatoire ait supprimé toute nécessité de se raser, et que sa dernière coupe de cheveux ait été celle de Halopti, suivie de sa mini-tonsure. Sinon, il aurait ressemblé à rien qui existait de ce côté-ci d'Aldébaran. . Il brossa ses vêtements avec les mains et se nettoya de son mieux. Cela fait, il pénétra hardiment dans le village. Si le prix d'un repas était un nœud coulant, il était prêt à le payer... pourvu que ce soit un bon repas et qu'il ait le temps de tirer son arme. Il y avait une dizaine de boutiques, y compris un relais routier. Il y entra et se rendit droit aux toilettes, se lava puis s'examina dans la glace, pour la première fois depuis bien longtemps. Il avait l'air suffisamment farouche pour inciter un flic curieux à l'examiner sans pitié, mais il ne ressemblait plus à un clochard. Il revint dans la salle et s'assit au bar. Les deux autres clients étaient de vieux Siriens trop occupés à bâfrer à leur table pour s'inquiéter du nouveau venu. Un personnage corpulent en blouse blanche apparut derrière le zinc et fixa Mowry avec une légère curiosité. - Vous désirez? Mowry le lui dit et l'obtint. Il s'y attela lentement, car l'autre l'observait. Il termina son plat et en commanda un autre, dont il disposa de la même manière décontractée. Lorsqu'il repoussa son dernier verre, son vis-à-vis lui demanda: - Venu de loin? - De Valapan, seulement. -À pied, hi! -Nin, ma dyno a stoppé à deux den d'ici. Je la réparerai ensuite. L'autre le contempla fixement. - Venu en dyno? Et sorti comment de Valapan ? -Qu'est-ce que vous voulez dire? dit Mowry. -Aucune voiture ne peut entrer ou sortir de Valapan, aujourd'hui. C'est un flic qui me l'a dit. -Quand ça? - À la neuvième heure. -Je suis sorti à la septième. J'avais pas mal de visites à faire et je suis parti très tôt. C'est une bonne chose, hi? -Ouin, acquiesça l'autre, dubitatif. Mais comment allez-vous rentrer? -Je ne sais pas. Ilieur faudra bien mettre fin à l'interdiction. Ils ne peuvent pas la maintenir éternellement. (Il paya son addition et sortit.) Longue vie. 138
Il sentit qu'il était parti à temps. Le serveur était vaguement soupçonneux, mais pas suffisamment pour hurler à l'aide. Il était du genre qui hésite de peur d'être tourné en ridicule. Mowry se rendit ensuite à l'épicerie. Il acheta une quantité raisonnable des nourritures les plus concentrées. Il fut servi sans intérêt particulier, et la conversation fut brève. - Sale histoire, à Valapan, n'est-ce pas? - Ouin, dit Mowry, qui voulait en savoir plus. -J'espère qu'ils vont épingler tous ces sales Spakums. -Ouin, répéta Mowry. -Maudits soient les Spakums! conclut l'autre. Ça fera seize guilders et six décimes. Il sortit avec son paquet et jeta un regard sur la route. Le serveur se tenait sur le seuil de son café et l'observait. Mowry lui adressa un hochement de tête familier, sortit du village d'un pas dégagé et regarda derrière lui en atteignant la dernière maison. Le petit curieux l'observait toujours. En se rationnant avec soin, sa nourriture dura dix jours tandis qu'il continuait à traverser la forêt en ne voyant rien d'autre que quelques bûcherons qu'il évita prudemment. Il avançait à présent en décrivant un cercle vers l'ouest, qui devait le ramener au sud de Radine. En dépit des risques que cela entraînait, il s'en tenait à cette région de Jaimec qu'il connaissait assez bien. Il avait résolu d'utiliser son pistolet près de Radine afin de se procurer une autre voiture et de vrais papiers, même s' il lui fallait pour cela enterrer ensuite le corps dans les bois. Puis, il tâterait le terrain. Si les choses n'étaient pas trop dangereuses à Radine, il pourrait s'y tapir. Il lui fallait agir de toute urgence, car il ne pouvait arpenter la forêt éternellement. S'il avait acquis la situation de hors-la-loi solitaire, il pouvait bien se débrouiller pour subsister en tant que bandit prospère. Deux heures après le coucher du soleil, le dernier jour de ses pérégrinations, James Mowry atteignit la grand-route Radine-Khamasta et marcha parallèlement à elle à travers la forêt, en direction de Radine. À la vingttroisième heure très précise, un éclair lumineux terrifiant embrasa le ciel dans le secteur de la forteresse de Khamasta. Sous ses pieds, le sol frémit très nettement. Les arbres craquèrent tandis que leur cime se courbait. Un peu plus tard, un borborygme lointain et prolongé monta de l'horizon. Sur la route, le trafic s'amenuisa et finit par disparaître. Mille serpents écarlates jaillissaient en sifflant de Radine obscurcie et foraient avidement les cieux. Un nouvel éclair du côté de Khamasta. Quelque chose de long, de noir et de bruyant frôla la forêt, masquant un instant les étoiles et lâchant un souffle de chaleur. Dans le lointain, il entendit de vagues grondements étouffés, des craquements, des martèlements et des chocs sourds, ainsi qu'un petit babil indéfinissable semblable aux cris d'une multitude. Mowry s'avança sur la route déserte et leva les yeux. Les étoiles s'évanouirent en bloc tandis que passaient
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en grondant les quatre mille unités des flottes terriennes détruites par trois fois et décimées à dix reprises. Mowry se mit à danser comme un fou au beau milieu de la route. Il cria en direction du ciel. Il hurla, il gueula et entonna des chants déments aux paroles insensées. Il agita les bras en tous sens, lança vingt mille guilders dans les airs, où ils flottèrent comme autant de confettis. Tandis que les vaisseaux de guerre rugissaient dans les airs, un déluge d'objets s'abattit. Ils freinèrent grâce à leurs faisceaux antigravs d'un jaune citron, puis effleurèrent le sol. Mowry demeura immobile, fasciné, tandis qu'à proximité un véhicule à chenilles, énorme et pataud, se posait comme une plume, sur les piliers lumineux de sa vingtaine de faisceaux. Ses amortisseurs protestèrent lorsque l'atterrissage fut achevé. Le cœur palpitant, Mowry se rua vers le sud jusqu'à entrer dans un groupe de quarante silhouettes immobiles. Elles regardaient de son côté et l'attendaient, car elles avaient été alertées par son pas frénétique. La petite troupe lui tomba dessus en masse. Chacun portait un uniforme vert et tenait à la main quelque chose qui luisait à la lumière des étoiles. - Du calme, Mouche à merde, lui conseilla une voix terrienne. Mowry haletait. Il ne s'offusqua pas de cette contrepartie à l'étiquette de Spakum. Tous les Siriens étaient des mouches à merde en raison de leur postérieur violet. Il tripota la manche de celui qui avait parlé. -Je m'appelle James Mowry. Je ne suis pas ce dont j'ai l'air... Je suis terrien. L'autre, un gros sergent cynique et au visage maigre, déclara: -Et moi, je m'appelle Napoléon. Je ne suis pas ce dont j'ai l'air... je suis empereur. (Il fit un grand geste avec son fusil d'assaut qui ressemblait à un canon.) Mets-le en cage, Rogan! - Mais je suis bel et bien terrien! s'écria Mowry en se débattant. -Ouais, t'en as tout l'air, repartit le sergent. -Je parle terrien. - Bien sûr. Il y a cent mille Mouches à merde qui le parlent. Ils pensent que ça leur donne un petit quelque chose de plus. (Il agita encore son canon portatif.) La cage, Rogan! Rogan l'emmena. Pendant douze jours, Mowry se promena dans le camp de prisonniers de guerre. L'endroit était très grand, très rempli, et continuait à se remplir à toute allure. Les prisonniers recevaient une nourriture régulière et possédaient des gardes sérieux. C'était tout. Parmi ses compagnons de bagne, une bonne cinquantaine d'individus aux regards sournois se vantaient de leur confiance en l'avenir, lorsque le bon grain serait séparé de l'ivraie et que justice leur serait rendue. Ils affirmaient que la raison en était que, depuis longtemps, ils étaient les chefs du Dirac Angestun Gesept et ne pouvaient manquer d'être mis au pouvoir lorsque les conquérants Terriens en viendraient là. Alors, menaçaient-ils, leurs amis 140
seraient récompensés aussi sûrement que leurs ennemis seraient punis. Leurs rodomontades ne cessèrent que lorsque trois d'entre eux se retrouvèrent étranglés durant leur sommeil. Mowry saisit au moins une dizaine de fois l'occasion d'attirer l'attention des gardes alors qu'aucun Sirien ne se trouvait dans le voisinage. -Psst! Je m'appelle Mowry... Je suis terrien. À dix reprises, il reçut des professions de foi telles que: «T'en as bien l'air» ou «Mais voui!» Un grand dégingandé lâcha: -Ne me raconte pas ça! - C'est vrai, je le jure! - Tu es vraiment terrien, hi? - Ouin, dit Mowry en s'oubliant. - Ouin, mon œil! Une fois, il épela le nom pour qu'il n'y ait aucune méprise. - Voyons, mec, je suis T-E-R-R-I-E-N. Ce à quoi la sentinelle répliqua: -Selon T-O-I. Puis releva son fusil et s'éloigna. Vint le jour où l'on fit défiler les prisonniers en rangs serrés tandis qu'un capitaine perché ·sur une caisse hurlait dans tout le camp à l'aide d'un mégaphone: - Est-ce qu'il y a ici un James Mowry? Mowry rompit les rangs au galop, les jambes torses par habitude. -C'est moi! Il se gratta, geste que le capitaine considéra avec un mépris non dissimulé. Lé fixant d'un œil enflammé, le capitaine lui demanda: - Pourquoi ne l'avez-vous pas dit plus tôt? On vous a cherché sur tout Jaimec. Vous êtes muet ou quoi? -Je ... - La ferme! Les Renseignements Militaires veulent vous voir. Suivez-moi! Sur ce, il emmena Mowry de l'autre côté d'un portail sévèrement gardé, sur un sentier, en direction d'une cahute en préfabriqué. Mowry avança: -Capitaine, j'ai essayé à maintes reprises de dire aux sentinelles que ... - Les prisonniers n'ont pas le droit de parler aux sentinelles! répondit le capitaine avec hargne. - Mais je n'étais pas prisonnier. - Alors, que diable fichiez-vous là-dedans? (Sans attendre de réponse, il poussa la porte de la casemate et annonça Mowry:) Voilà le pouilleux! L'officier des Renseignements leva les yeux de sa pile de papiers. - Alors, c'est vous Mowry? James Mowry? 141
-Exact. -Eh bien, commença l'officier, on a été avertis par radio express et on sait tout de vous. -Vraiment? répondit Mowry, satisfait et reconnaissant. Il se préparait aux félicitations d'usage. -Un autre rigolo dans votre genre se trouvait sur Artishain, leur dixième planète, continua l'officier. Un type nommé Kingsley. Ils disent que ça fait un bout de temps qu'il n'a pas envoyé de signal. On dirait qu'il s'est fait épingler. Pris d'un soupçon, Mowry demanda: -Qu'est-ce que j'ai à voir là-dedans, moi? -On va vous envoyer à sa place. Vous partez demain. -Hi? demain? -Pour sûr. On veut que vous deveniez une guêpe ... Vous vous sentez bien? - Oui, répondit Mowry, soudain très faible. À part ma tête.
Avertissement de l'auteur
Achtung! Sur la couverture, l'éditeur prétend que cette magnifique histoire a été écrite par Eric Frank Russell. Il s'agit d'un mensonge éhonté: son Eustache sait bien, lui, que ce n'est pas vrai. À part sa simple rédaction, je n'ai rien à voir avec ce livre. Il a été écrit par mon Eustache. Ce personnage, le véritable auteur, considère que son nom, Eustache Posdethwaite, est un handicap à la célébrité littéraire. Néanmoins, il assure que ce récit sera imprimé grâce à l'influence fraternelle qu'il a sur le véritable éditeur, Eustache Bam (d'Eustache Bam, Bam & Co), parent du présent éditeur. J'ai cru comprendre que ces Eustaches préféreraient mourir plutôt que d'être vus avec une Chocotte, et qu'ils estiment scandaleux que l'on mentionne leur nom dans ce récit. Cela vous déroute? Vous avez besoin d'éclaircissements? Lisez donc ... E.F.R.
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l savait qu'il avait placé la tête sous le couperet, et qu'il était maintenant trop tard pour l'en retirer. Il en était ainsi depuis sa plus tendre enfance, où déjà il acceptait les défis pour le regretter aussitôt après. On dit que l'on apprend avec l'expérience; si cela était vrai, il ne resterait plus à l'espèce humaine la moindre once de stupidité. Le temps lui avait beaucoup appris, mais il lui suffisait d'une semaine pour oublier presque autant. De nouveau, il venait de se fourrer dans de beaux draps et il devrait s'en dépêtrer de son mieux. Une nouvelle fois, il frappa à la porte, un peu plus foft, mais sans brusquerie. Derrière le panneau, une chaise grinça, et une voix rauque réagit avec une impatience manifeste. -Entrez! Il entra et se figea au garde-à-vous devant le bureau, la tête droite, le pouce sur la couture du pantalon, les pieds formant un angle de quarante-cinq degrés. Un robot, songea-t-il, rien qu'un foutu robot! Les yeux de l'amiral Markham l'examinèrent sous leurs sourcils broussailleux, leur regard glacial montant des pieds jusqu'à la tête puis redescendant de la tête jusqu'aux pieds. - Qui êtes-vous? -Officier éclaireur John Leeming, amiral. -Ah oui. (Markham continua à le fixer, puis aboya soudain:) Boutonnez votre braguette. Leeming sursauta et se montra embarrassé. - Impossible, amiral. La fermeture Éclair a un défaut. - Alors, pourquoi n'êtes-vous pas allé voir le tailleur de la base? C'est à ça qu'il sert, non? Est-ce que votre chef de corps accepte que ses hommes paraissent devant moi vêtus de façon négligée? J'en doute! Que diable voulez-vous laisser entendre par là? - J e n'ai pas eu le temps, monsieur. La fermeture a craqué il y a quelques minutes, expliqua Leeming. -Ah oui? grommela l'amiral en se renfonçant dans son fauteuil. Il y a une guerre, une guerre galactique, et seule la flotte spatiale peut la gagner. Quelle pitié de voir la flotte aller au combat le pantalon ouvert.
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eamiral semblait attendre une réponse, aussi Leeming la lui donna-t-il: - Sauf votre respect, amiral, je ne vois pas en quoi c'est important. Au cours de la bataille, peu importe ce qui arrive à votre pantalon tant qu'on s'en tire intact. -Je suis d'accord. Mais ce qui m'inquiète, c'est de savoir dans quelle mesure d'autres équipements, et d'un plus grand intérêt stratégique ceux-là, risquent eux aussi d'être de qualité inférieure. Si nos fournisseurs civils faillissent pour de petits trucs comme les fermetures à glissière, ils failliront certainement pour de plus importants. Et pareils manquements risquent de provoquer des pertes. - Oui, amiral, dit Leeming en se demandant où voulait en veni~ son interlocuteur. - Un vaisseau neuf et jamais testé, par exemple, poursuivit Markham. S'il fonctionne comme prévu, parfait. Sinon ... (Il laissa sa phrase en suspens, réfléchit un instant, avant de reprendre:) Nous avons demandé des volontaires pour des patrouilles spéciales de reconnaissance avancée. Vous êtes le premier à vous proposer. Je veux savoir pourquoi. -S'il faut faire le boulot, il faut bien que quelqu'un s'en charge, répondit Leeming, évasif. -J'en suis pleinement conscient. Mais je veux savoir exactement pourquoi vous vous êtes porté volontaire. (11 attendit un instant, puis le pressa:) Allons, parlez! Je ne punirai pas un risque-tout pour m'avoir expliqué ses motivations. Encouragé, Leeming répondit: -J'aime l'action. J'aime travailler seul. Je n'aime pas la discipline inutile qu'on nous impose sur la base. Se poster ici ou là, rentrer le ventre, astiquer ses bottes, passer à la tondeuse, prendre l'air stupide ... Je suis un pilote entraîné, pas un idiot sur lequel on crie sans cesse parce qu'il n'a pas salué comme il faut. Je veux faire le boulot pour lequel je suis fait, et ce sont là toutes mes raisons. Markham ne montra aucune colère. Au contraire, il hocha la tête d'un air compréhensif. -Comme la plupart d'entre nous. Les Terriens ont toujours été impatients. Pensez-vous que je ne me sente pas frustré de rester assis à un bureau alors que se déroule une guerre importante? (Sans attendre une réponse, il ajouta:) Je n'ai rien à faire d'un homme qui se porte volontaire parce qu'il a été malheureux en amour ou ce genre de truc. Je veux un pilote compétent qui soit un individualiste faisant preuve d'une bougeotte chronique. - Oui, amiral. - Vous m'avez l'air capable de tenir le rôle. Votre fiche de compétences est remarquable. Votre fiche disciplinaire, en revanche, ne sent pas la rose. (11 scruta l'homme figé dans son garde-à-vous.) Puni deux fois pour refus d'obéissance. Quatre fois pour insolence et insubordination. Une fois pour avoir défilé la casquette à l'envers. Qu'est-ce qui vous a donc poussé à agir de la sorte? - J'ai subi une attaque de je-m'en-foutisme, amiral, expliqua Leeming. 148
-Vraiment? Eh bien, il est évident que vous êtes un sacré casse-pieds. La base spatiale se portera mieux sans vous. - Oui, amiral. - Comme vous le savez, avec nos quelques alliés nous combattons une ligue dirigée par les Lathiens. La taille de l'adversaire ne nous inquiète pas. Ce qui nous manque en nombre, nous le compensons par notre compétence et notre efficacité. Notre potentiel de guerre est de taille, et il croît rapidement. Nous aurons écorché vifs les Lathiens avant d'en avoir fini. Leeming, fatigué de jouer au béni-oui-oui, n'avança aucun commentaire. - Cependant, nous avons une faiblesse majeure, l'informa Markham. Nous manquons d'informations approfondies sur l'arrière du territoire ennemi. Nous connaissons l'extension de ~a Ligue, mais pas sa profondeur. Il est vrai que l'ennemi n'en sait pas plus en ce qui nous concerne, mais cela, c'est son problème. De nouveau, Leeming ne fit aucune remarque. -Les vaisseaux de guerre ordinaires n'ont pas un rayon d'action suffisamment étendu pour plonger loin derrière le front spatial. Cette difficulté sera surmontée avec la prise de quelques-uns des avant-postes de la Ligue situés sur des mondes dotés d'installations de réparation et de ravitaillement. Nous ne pouvons cependant nous permettre d'attendre jusque-là. Nos services de renseignements désirent des informations vitales aussitôt que possible. Vous comprenez? - Oui, amiral. - Bon! Nous avons fini par construire une nouvelle sorte de vaisseau éclaireur ultrarapide. Je ne peux vous dire comment il fonctionne, sinon qu'il n'utilise pas la propulsion habituelle aux ions de césium. Il possède un moteur ultrasecret. C'est pour cette raison qu'il ne doit pas tomber entre des mains ennemies. En dernier ressort, le pilote doit le détruire, même si cela entraîne sa propre destruction. - Démolir totalement un vaisseau spatial, même petit, est beaucoup plus difficile qu'il y paraît. -. Pas pour celui-ci, lui rétorqua Markham. Une charge explosive est nichée dans la salle des machines. Le pilote n'a qu'à appuyer sur un bouton pour qu'on n'ait plus qu'à ramasser le moteur à la petite cuiller, et encore! -Je vois. -Cette charge sera le seul explosif à bord. Le vaisseau n'emporte absolument aucun armement. Ila été allégé au maximum pour gagner de la vitesse, et sa seule défense réside dans sa capacité à détaler à toute allure. Et je peux vous garantir qu' il le fait. Rien dans la galaxie ne peut le rattraper si ses vingt propulseurs marchent à plein tube. - Ça me plaît, amiral, approuva Leeming en se léchant les lèvres. - Et il mérite notre confiance. Il a été conçu et réalisé pour cela. Mais quant à savoir s'il tiendra le coup pendant un très, très long parcours ... Les tuyères sont le point faible de tout navire spatial. Tôt ou tard, elles doivent lâcher. Voilà ce qui m'inquiète. Les tuyères de ce vaisseau possèdent un 149
revêtement très spécial. En théorie, il devrait durer des mois~ En pratique, c'est une autre question. Vous voyez ce que je veux dire? - Aucune réparation ni radoub en territoire ennemi. .. et pas moyen de faire demi-tour, avança Leeming. - Exact. Et le vaisseau devra être détruit. Dès lors, le pilote, si Dieu lui prête vie, sera isolé dans les profondeurs de la Création. Ses chances de revoir d'autres humains seront suffisamment minimes pour frôler le zéro. - Il pourrait y avoir pire. Je préfère être en vie à l'autre bout de l'Univers que raide mort chez moi. Tant qu'il y a de la vie, il y a de l'espoir. - Vous tenez toujours à vivre cette épreuve? - Pour sûr, amiral. -Alors, tout repose sur votre tête, dit Markham avec un humour macabre. Prenez le couloir jusqu'à la septième porte à votre droite, et présentezvous au colonel Farmer. Dites-lui que c'est moi qui vous envoie. - Oui, amiral. - Et avant de partir, essayez de remonter cette satanée fermeture Éclair. Leeming obéit. Elle fonctionna aussi bien que s'il venait de la huiler. Il fixa son supérieur avec un mélange d'étonnement et d'innocence prise en défaut. - Je suis sorti du rang et je ne l'ai pas oublié, lui lança Markham d'un ton mordant. On ne peut pas m'avoir! Le colonel Farmer, des Renseignements Militaires, était un personnage râblé au visage coloré qui avait un air légèrement demeuré mais n'en possédait pas moins un esprit particulièrement vif. Il examinait une immense carte stellaire murale lorsque Leeming entra dans son bureau. Farmer fit volte-face comme s'il s'attendait à être poignardé dans le dos. - On ne vous a jamais appris à frapper avant d'entrer? - Si, mon colonel. -Alors, pourquoi ne l'avez-vous pas fait? - J'ai oublié, mon colonel. J'avais l'esprit préoccupé par l'entretien que je viens d'avoir avec l'amiral Markham. - C'est lui qui vous envoie? - Oui, mon colonel. - Oh, alors vous êtes le pilote de reconnaissance avancée, hein? Je ne pense pas que le commodore Dur sera désolé de vous voir partir. Vous êtes une sorte d'épine dans son flanc, pas vrai? - Il semblerait, mon colonel. Mais je me suis engagé pour obtenir la victoire et pour nulle autre raison. Je ne suis pas un délinquant juvénile que le commodore ou n'importe qui d'autre s'est mis dans la tête de ramener dans le droit chemin. - Il ne partagerait pas votre point de vue. Il est à cheval sur la discipline. (Farmer lâcha un gloussement en songeant à quelque plaisanterie, avant d'ajouter:) Dur de nom et dur de nature ... (Il contempla un 150
instant son interlocuteur et continua plus sobrement:) Vous avez choisi un boulot ardu. - Ça ne me fait pas peur, assura Leeming. La naissance, le mariage et la mort, voilà des boulots ardus. - Il se peut que vous ne reveniez jamais. - Ça ne fait pas beaucoup de différence. On finit toujours par partir pour ne jamais revenir. -Inutile d'en parler avec une telle satisfaction morbide, se plaignit Farmer. Vous êtes marié? -Non, mon colonel. Chaque fois que j'en éprouve le besoin, je m'allonge et j'attends calmement que l'envie m'en passe. Farmer fixa le plafond et lâcha: -Seigneur! -À quoi vous attendiez-vous? lui demanda Leeming en manifestant une certaine agressivité. Un éclaireur opère seul. Il lui faut apprendre à se dispenser d'un tas de choses et, en particulier, de la compagnie d'autrui. C'est surprenant, tout ce dont on peut se passer si on en fait l'effort. -Je n'en doute pas, l'apaisa Farmer. (Il désigna la carte stellaire de la main.) Là-dessus, les lumières les plus proches représentent le front ennemi. La poussière d'étoiles qui se trouve derrière représente le territoire inconnu. La Ligue est peut-être beaucoup plus fragile que nous le croyons, du fait de la minceur du front. Elle est peut-être aussi plus puissante, du fait de la profondeur de son influence. La seule façon de découvrir exactement ce à quoi nous nous attaquons, c'est de pénétrer loin derrière les lignes ennemies. Leeming se tint coi. » C'est pourquoi nous comptons envoyer un vaisseau éclaireur spécial à l'intérieur du secteur où les mondes occupés sont dispersés. Les défenses de la Ligue y sont quelque peu affaiblies et leurs instruments de détection plus rares. (Farmer plaça le doigt sur une tache noire de la carte.) À la vitesse à laquelle ira votre vaisseau, l'ennemi aura à peine le temps de s'apercevoir qu'il s'agit d'un adversaire avant de vous perdre de vue. Nous avons toute raison de croire que vous parviendrez à vous glisser sans problème derrière leurs lignes. -Je l'espère. Le doigt de Farmer se déplaça de deux centimètres sur une étoile brillante. -Le seul danger réside ici. Ce Système solaire lathien comporte au moins quatre grandes bases spatiales. Si ces flottes se baladent du côté de la porte de sortie, elles risquent de vous intercepter, plus par accident que par calcul, d'ailleurs. Une escorte importante vous accompagnera donc jusque-là. - Ça, c'est gentil. - Si cette escorte se trouvait engagée dans une bataille, ne tentez pas de vous en mêler. Vous profiterez de cette diversion pour vous lancer hors de portée et plonger à travers le front de la Ligue. Est-ce bien compris? - Oui, mon colonel.
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- Ensuite, vous agirez de votre propre initiative. Gardez toujours à l'esprit que nous ne désirons pas déterminer tous les mondes abritant une vie intelligente - vous n'en auriez jamais fini, même en continuant jusqu'à la fin des temps. Nous désirons uniquement savoir dans quelle mesure ces mondes entretiennent des relations régulières avec divers membres de la Ligue. Lorsque vous rencontrerez une planète organisée qui coopère avec la Ligue, vous transmettrez aussitôt tous les détails que vous aurez pu recueillir. -Entendu. -Dès que vous estimerez avoir suffisamment jaugé l'extension de l'ennemi, vous reviendrez aussi vite que possible. Vous ramènerez le vaisseau si cela est faisable. Si, pour une raison ou une autre, la chose se révélait impossible, le vaisseau devrait être complètement détruit - anéanti. Pas d'abandon dans l'espace ni d'immersion dans un océan, ni quoi que ce soit de semblable. Ce vaisseau devra être détruit. Markham a bien insisté là-dessus, n'est-ce pas? - Oui, mon colonel. -Très bien. Vous avez quarante-huit heures pour régler vos affaires personnelles. Ensuite, vous vous présenterez au rapport à l'Astroport numéro 10. (Farmer tendit la main.) Je vous souhaite autant de chance que possible. -Vous pensez que j'en aurai besoin? (Leeming grimaça un sourire.) Vous ne comptez pas tellement sur mon retour. Ça se lit sur votre visage. Mais je reviendrai. .. Vous voulez parier? -Non! répondit Farmer. Je ne joue jamais parce que je suis mauvais perdant. Mais si vous revenez, et quand vous reviendrez, j'irai vous border de mes mains dans votre lit. -Une promesse est une promesse, l'avertit Leeming. Le vaisseau était magnifique, du même diamètre qu'un vaisseau éclaireur ordinaire, mais deux fois plus long. Ces proportions le faisaient ressembler moins à une vedette monoplace qu'à un croiseur miniature. Dressé à la verticale, il s'élevait si haut que sa proue semblait effleurer les nuages. Le décollage eut lieu une heure après le coucher du soleil. Le ciel était limpide, d'un noir velouté semé d'étoiles. Il était étrange de songer que là-bas, au loin, dissimulés par l'éther, se trouvaient des mondes peuplés entre lesquels paradaient - prudemment -les vaisseaux de guerre de la Ligue, tandis que les flottes de l'Union des Terriens, des Siriens, des Rigéliens et autres rôdaient le long d'un front immense. À terre, de longs colliers de lampes à arc frémissaient dans la brise qui flottait sur l'astroport. Au-delà des barrières de sécurité qui délimitaient l'aire de lancement, un groupe de personnes était venu assister au décollage. Si le vaisseau bascule au lieu de s'élever, songea Leeming avec un sourire forcé, ils cavaleront tous se mettre à l'abri avec le feu auxfesses. 152
Une voix sortit du minuscule haut-parleur encastré dans la paroi de la cabine: « Chauffez les propulseurs, pilote. » Il pressa une touche. Quelque chose émit un «whoump », puis le vaisseau vrombit et frémit. Un grand nuage circulaire de vapeur poussiéreuse balaya le tarmac, occultant les barrières de sécurité. Vrombissements et frémissements continuèrent, tandis qu'assis en silence Leeming gardait son attention fixée sur la rangée d'instruments du panneau de contrôle. Les aiguilles de vingt cadrans s'inclinèrent vers la droite, tremblotèrent un instant pour finir par s'arrêter. La poussée était équilibrée dans les vingt tuyères de la poupe. «Tout va bien?» - Oui, répondit Leeming. «Décollez quand vous voudrez. (Un silence, puis:) Et bonne chance!» -Merci! Il laissa les tuyères fonctionner au ralenti encore trente secondes avant d'attirer graduellement à lui le minuscule levier de suralimentation. Le frémissement s'intensifia, le vrombissement se mua en hurlement. Les écrans de vision de la cabine s'embrumèrent et le ciel s'obscurcit. Pendant une horripilante seconde, le vaisseau se balança sur son plan de dérive. Puis il s'éleva de trente centimètres, d'un mètre, de dix mètres. Le hurlement était devenu un cri déchirant. Lappareil reçut une généreuse poussée et accéléra son ascension. Cent mètres, mille mètres, dix mille. Il traversa les nuages et pénétra dans les profondeurs de la nuit. Les écrans de vision de la cabine étaient redevenus clairs, le ciel rempli d'étoiles, et la lune semblait immense. Faible, aigu, le haut-parleur lança: « Beau travail. » -Quand je travaille, c'est toujours beau, rétorqua Leeming. On se reverra à l'asile. Aucune réponse. On savait qu'il se trouvait à ce moment affligé d'un sentiment exacerbé de liberté que l'on appelait « intoxication du décollage». La plupart des pilotes en souffraient dès qu'une planète se trouvait derrière la poupe de leur appareil et qu'ils n'apercevaient plus que les étoiles devant eux. Les symptômes consistaient en commentaires sardoniques et diverses injures qui pleuvaient sur les rampants. - Allez vous faire couper les cheveux! beugla Leeming dans son micro. Et est-ce qu'on ne vous a jamais appris à saluer? Vous êtes bouché à l'émeri, mon vieux! Aucune réponse ne lui parvint. Mais, dans la tour de contrôle, l'officier de garde fit une grimace et confia au technicien en chef de l'astroport, un certain Montecelli : -Vous savez, je crois qu'Einstein a oublié quelques petites choses. - Qu'est-ce que vous voulez dire? -Selon ma théorie, quand l'homme approche de la vitesse de la lumière, ses inhibitions tendent vers le zéro. - Vous n'avez peut-être pas tort, admit Montecelli. 153
« Des fayots, encore des fayots, toujours des fayots, nom de Dieu! criait le haut-parleur de la tour avec une puissance décroissante. Déshabillez-vous, parce que je veux examiner vos yeux. Maintenant, inspirez. Dur de nom et dur de ... » L'officier coupa la communication.
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1 rejoignit son escorte dans le secteur sirien, le contact ayant eu lieu alors qu'il était profondément endormi. Activée par un signal d'alarme sur une fréquence présélectionnée, la sirène résonna juste au-dessus de son oreille et le fit bondir de sa couchette, encore abruti de sommeil. Il jeta un instant autour de lui des regards stupides tandis que le vaisseau vibrait et que le pilote automatique produisait un petit « tic-tic». «Zern kaid-whit? grinça le haut-parleur. Zern kaid-whit?» Ce qui signifiait, en code: «Identifiez-vous: ami ou ennemi? » S'installant dans le siège de pilotage, Leeming tourna une clé qui fit cracher à son émetteur une série courte et ultrarapide de chiffres. Puis, il se frotta les yeux et contempla les immensités célestes. Hormis le majestueux semis de soleils brillant dans les ténèbres, rien n'était visible à l'œil nu. Il activa ses écrans détecteurs thermosensibles et fut récompensé par la vision d'une ligne de points brillants parallèles à sa course sur tribord, tandis qu'un second groupe, en formation de flèche, s'apprêtait à la couper. Il ne voyait pas les vaisseaux spatiaux, bien sûr, mais seules leurs tuyères chauffées à blanc et leurs queues de flammes. «Keefa!» répondit le haut-parleur, ce qui signifiait: «Très bien!» Se traînant jusqu'à sa couchette, Leeming tira une couverture sur son visage, referma les yeux et abandonna sa tâche au pilote automatique. Au bout de dix minutes, son esprit se mit à vagabonder dans un agréable rêve apaisant en plein espace, sans personne pour le déranger. Laissant tomber le code, le haut-parleur glapit en langage normal: «Z' êtes sourd? Décélérez avant qu'on vous perde! » Furieux, Leeming redescendit de sa couchette, s'assit aux commandes et les régla lentement. Il observa ses indicateurs de propulsion jusqu'au moment où il estima qu'ils avaient suffisamment baissé pour satisfaire les autres. Il retourna à son lit et se dissimula sous sa couverture. Il lui semblait être bercé dans un hamac céleste, jouissant de son oisiveté remarquable, lorsque le haut-parleur tonna: « Décélérez encore! Encore, bon Dieu! »
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Il jaillit de sous sa couverture, se rua sur les commandes et décéléra encore. Puis, par l'intermédiaire de son émetteur, il prononça un discours qui se distingua par sa passion. C'était en partie un débordement séditieux, et en partie une conférence sur les fonctions vitales du corps humain. À sa connaissance, parmi les auditeurs devaient se trouver deux contre-amiraux et au moins une dizaine de commodores. Si tel était le cas, il apporta une contribution à leur éducation. En retour, il ne reçut aucune réplique enflammée, ni éclats d'une voix autoritaire en fureur. Les conventions spatiales admettaient que la besogne d'un éclaireur solitaire induisait chez le sujet une folie inévitable, et que quatre-vingt-dix pour cent des volontaires étaient bons pour un traitement psychiatrique. Un éclaireur en mission pouvait - et ne s'en privait guère - dire des choses que nul autre dans la spationavale n'osait exprimer. C'est vraiment magnifique de passer pour fou ... Pendant trois semaines, ils l'accompagnèrent dans le silence maussade qu'une famille observe en présence d'un parent un peu attardé. Il se rongea les sangs d'impatience durant cette période, car leur vitesse la plus élevée se trouvait bien au-dessous de la sienne, et la nécessité de rester en leur compagnie lui donnait la même impression qu'à un automobiliste pressé d'être bloqué derrière une procession d'enterrement. Le cuirassé sirien Presto était le coupable en chef. Énorme et maladroit, il se traînait comme un hippopotame bourré de cellulite, forçant un ,tas de croiseurs et de destroyers plus rapides à suivre son pas. Leeming ignorait son nom, mais il savait qu'il s'agissait d'un cuirassé, parce qu'il ressemblait sur ses écrans à un petit pois brillant perdu dans un assortiment de têtes d'épingle. Chaque fois qu'il regardait ledit pois, il l'inondait d'abominables imprécations. Il était encore en train de déverser sa fureur lorsque le haut-parleur s'activa pour la première fois depuis plusieurs jours. «Ponk!» « Ponb ? Que diable signifiait « ponb ? Quelque chose de terriblement important, Leeming en était sûr. Il parcourut à la hâte son livre de code et ne tarda pas à le découvrir: Ennemi en vue. Aucun signe de l'ennemi n'était visible sur ses écrans. De toute évidence, celui-ci se trouvait au-delà de la portée des détecteurs. C'était l'avant-garde de l'escorte, constiruée de quatre destroyers, qui l'avait repéré. « Passez sur F », ordonna le haut-parleur. Ils changeaient donc de fréquence en prévision de la bataille. Leeming ramena le bouton de sélection de son récepteur universel de T à F. Sur les écrans, cinq points brillants se détachèrent en oblique du gros de l'escorte. Quatre n'étaient que des têtes d'épingles, mais le cinquième, placé au centre, devait avoir la taille de la moitié d'un pois. Un croiseur et quatre destroyers s'éloignaient de la zone de combat dans le dessein très classique de se poster entre l'ennemi et sa base la plus proche. Dans un environnement tridimensionnel où les vitesses sont terrifiantes et l'espace infini, cette tactique ne fonctionne jamais. Ce qui n'empêchait pas
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les deux parties de tenter de l'appliquer dès que l'occasion se présentait. On peut qualifier cela d'éternel optimisme ou d'imbécillité crasse, suivant l'état de sa digestion. Le petit détachement filait aussi vite que possible dans l'espoir de se perdre dans l'embrouillamini d'étoiles avant que l'ennemi soit trop près pour les repérer. Cependant, le Presto et sa cohorte continuaient pesamment leur petit bonhomme de chemin. À l'avant, presque hors de portée des détecteurs de la flotte, les quatre destroyers avançaient toujours sans se disperser ni changer de cap. « Deux groupes de dix convergeant à 45° droite, inclinaison 15», annoncèrent les destroyers d'avant-garde. « Classification? » demanda le Presto. « Impossible à déterminer pour l'instant.» Six heures de silence, puis: « Les deux groupes conservent toujours la même trajectoire. Chacun se compose apparemment de deux croiseurs lourds et de huit cuirassés légers. » Lentement, toujours aussi lentement, vingt points faiblement distincts apparurent sur les écrans de Leeming. Les systèmes de détection ennemis n'allaient certainement pas tarder à les découvrir, lui et son escorte. L'adversaire avait dû repérer des heures auparavant les destroyers de tête. Soit il ne s'inquiétait pas pour quatre malheureux vaisseaux, soit - plus probablementil avait estimé qu'il s'agissait d'amis. Il serait intéressant d'observer sa réaction lorsqu'il découvrirait quelles forces les suivaient. Il n'eur pas le bonheur d'assister à cet agréable phénomène. Le hautparleur couina: « Gare au zénith!» et son regard sauta sur les écrans situés au-dessus de sa tête. Ils étaient grêlés de points innombrables qui ne cessaient de grossir. Il estima qu'il y avait soixante à quatre-vingts vaisseaux qui plongeaient à 90° du plan sur lequel se déplaçait l'escorte, mais il ne s'arrêta pas pour les compter. Un regard suffit pour lui apprendre qu'il se trouvait bel et bien dans un point chaud. Aussitôt, il releva le nez effilé de son vaisseau et accéléra au maximum. Il se retrouva cloué à son siège tandis que ses intestins tentaient de s'enrouler autour de son épine dorsale. Il était facile d'imaginer l'effet produit sur les écrans ennemis. Ils voyaient un mystérieux vaisseau non identifié qui s'échappait de la zone de combat pour les contourner à une vitesse en principe impossible. Avec un peu de chance, ils supposeraient peut-être que ce qu'une seule nef pouvait accomplir, les autres en étaient également capables. S'il y a une chose que déteste bien un capitaine, c'est un vaisseau plus rapide qui le prend par-derrière. La poupe d'un vaisseau spatial est son point faible, car il ne peut y avoir d'armement efficace à cet endroit plein de propulseurs. Leeming maintint avec entêtement la courbe montante qui devait finir par l'amener sur le flanc des attaquants, puis sur leur arrière. Son attention restait fixée sur ses écrans. Pendant quatre heures, les arrivants continuèrent sur leur trajectoire en un faisceau diaboliquement étroit. Ils se trouvèrent alors à distance de tir de l'escorte. C'est à ce point que leurs nerfs lâchèrent. Le fait
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que l'escorte conserve impassiblement sa formation alors qu'un seul vaisseau fonçait comme une étoile filante sur leurs arrières leur fit soupçonner quelque piège. Ce dont la Ligue ne manquait jamais, c'était des soupçons concernant les motivations des forces de l'Union, ainsi qu'une foi inébranlable en leur astuce. Ils se dispersèrent donc à angles droits et s'éparpillèrent tous azimuts, leurs détecteurs à la recherche d'une flotte plus importante qui se trouvait sans doute hors de vue. Fuyant à toute allure, un croiseur léger lathien se rendit compte que son nouveau cap le placerait à portée des missiles dont l'étrange vaisseau ultrarapide de Leeming était armé à coup sûr. Il voulut ne courir aucun risque: il changea de nouveau de trajectoire et, ce faisant, se jeta dans les rets des ordinateurs de tir du Presto. Le Presto fit feu; ses missiles rencontrèrent le croiseur à l'endroit précis où il venait à bonne portée. Croiseur et missiles tentèrent d'occuper le même espace au même instant. Il en résulta une explosion silencieuse de première grandeur, ainsi qu'un éclair de chaleur qui oblitéra momentanément les écrans de détection à proximité. Une nouvelle explosion brilla un instant sur le champ céleste, hors de portée de l'armement de l'escorte. Quelques minutes plus tard, une voix aiguë et déformée par les parasites rapportait qu'un destroyer ennemi était tombé dans l'embuscade tendue par le petit détachement envoyé à cet effet. Cette perte soudaine, hors de la zone de combat, sembla confirmer chez l'ennemi que le Presto et sa flotte d'escorte n'étaient bien qu'un piège dissimulant des projets redoutables. Ils continuèrent donc à filer dans toutes les directions en s'efforçant de repérer la menace cachée, tout en évitant de se faire surprendre. Les voyant ainsi dispersés comme un banc de poissons effrayés, Leeming se mit à marmonner quelques jurons indistincts. Une flotte éparpillée serait une proie facile pour un vaisseau ultrarapide capable de la rattraper et de s'occuper de ses unités une à une. Mais, ne disposant d'aucune arme effective, il n'avait pas la possibilité de profiter d'une situation qui ne se reproduirait sans doute pas. Pour l'instant, cependant, il avait totalement oublié son rôle, sans parler de ses ordres stricts concernant sa non-intervention absolue. Le Presto les lui rappela bientôt, aigrement : « Éclaireur, où diable croyez-vous aller? » -Ailleurs, répondit Leeming d'un ton revêche. « Vous êtes réellement un fardeau plutôt qu'un avantage, rétorqua le Presto qui ne semblait pas apprécier ses efforts. Fichez le camp avant que ça se gâte!» Leeming hurla dans son micro : - Je sais qu'on ne veut pas de moi, allez! Rappelez-vous qu'il faut toujours saluer un commodore! Ouais, on nous sabote avec des fermetures Éclair défectueuses ... Comme auparavant, ses auditeurs ne réagirent pas. Leeming plaça son vaisseau sur une trajectoire parallèle à celle de son escorte et sur un plan supérieur. Celle-ci apparaissait maintenant sur ses écrans ventraux, dans la 158
même formation, mais décrivant une large boucle pour revenir en arrière. Cela voulait dire qu'on l'abandonnait pour rentrer à la maison. L'ennemi, toujours dispersé hors de portée, devait considérer que cette manœuvre n'était qu'une incitation à attaquer qu'il fallait éviter à tout prix. La rangée de points brillants glissa rapidement hors des écrans lorsque le vaisseau de Leeming s'en écarta à toute vitesse. Loin à tribord avant, les détecteurs firent apparaître les deux premiers groupes ennemis. Ils ne s'étaient pas éparpillés de la même manière, mais leur trajectoire révélait qu'ils fuyaient la zone aussi vite que possible. Ce fait lui suggéra qu'il s'agissait en fait de deux convois de vaisseaux marchands se tenant à proximité de leurs croiseurs de protection. C'est avec un profond regret que Leeming les regarda partir. Aurait-il disposé de l'armement voulu, il se serait précipité dessus pour massacrer deux ou trois vaisseaux lourdement chargés avant que les croiseurs aient eu le temps de réagir. Il plongea à toute allure dans le front de la Ligue et se dirigea vers l' hinterland inconnu. Juste avant que ses détecteurs soient hors de portée, son écran de poupe brilla brièvement par deux fois. Loin derrière lui, deux vaisseaux avaient cessé d'exister et il lui était impossible de savoir si c'était son escorte ou l'adversaire qui avait subi ces pertes. Il tenta de l'apprendre en lançant un appel sur la fréquence de la flotte. « Que se passe-t-il ? Qu.e se passe-t-il?» Aucune réponse. Un troisième éclair illumina encore l'écran. La distance en rendait la puissance rapidement moindre. Aucune réplique. Se mâchouillant nerveusement la lèvre inférieure, il s'assit résolument dans son fauteuil de pilote et fixa d'un air maussade le trou sombre du champ céleste hostile dans lequel s'enfonçait son vaisseau. Il finit par atteindre le point de non-retour des vaisseaux interstellaires de l'Union. À ce stade-là, il se trouva également au-delà de toute assistance. Le premier monde fut une mince affaire. Estimant qu'il était impossible qu'un vaisseau de l'Union puisse naviguer si loin sans se ravitailler ni changer de tuyères, l'ennemi supposait que tout vaisseau détecté dans l'espace proche était amical, ou du moins neutre. C'est pourquoi on ne se donna même pas la peine de lui lancer une sommation par radio lorsque les détecteurs le repérèrent. On le laissa se balader tranquillement. Leeming découvrit le premier monde occupé en pistant tout simplement un petit convoi qui s'éloignait du front spatial, après l'avoir suivi quelque temps jusqu'à pouvoir en déduire sa destination. Comme il ne pouvait se permettre de gaspiller des semaines à cheminer à son rythme, il le survola, le devança et ne tarda pas à atteindre la planète habitée vers laquelle il se dirigeait. Son travail fut aisé. Il orbita deux fois autour de l'équateur à une altitude suffisamment basse pour une reconnaissance visuelle rapide. Il n'était pas nécessaire d'arpenter le globe tout entier pour se faire une idée assez précise de son degré de développement et des possibilités qu'il offrait. 159
Ce qu'il apercevait sur une étroite bande centrale était un échantillonnage qui suffisait aux besoins des services des Renseignements terriens. Il eut vite fait de repérer trois astroports. Deux étaient déserts et le troisième abritait huit navires marchands d'origine inconnue et trois vaisseaux de guerre de la Ligue. D'autres détails révélèrent que ce monde était doté d'une population importante et d'une technologie avancée. Il pouvait le classer sans hésitation comme planète pro-Ligue d'une valeur militaire considérable. Repartant dans l'espace, il passa sur la fréquence X, une fréquence longue distance spéciale, et envoya cette information en même temps que le diamètre approximatif de la planète, sa masse et ses coordonnées spatiales. Il ne reçut aucune réponse à son signal, mais n'en attendait aucune. Il pouvait envoyer ses messages en toute impunité, mais il était impossible de lui en renvoyer en territoire ennemi sans éveiller les soupçons des postes d'écoute. Ceux-ci étaient toujours prêts à intercepter et à déchiffrer ce qui émanait du front de l'Union tout en se désintéressant totalement des transmissions provenant de leurs arrières. Les douze mondes suivants furent, en substance, découverts de la même manière: il repéra et suivit jusqu'à leur terminus différentes routes interplanétaires et interstellaires. Il en révéla les détails et fut récompensé chaque fois par un silence complet. Pour lors, il déplorait cette absence de réponse pourtant nécessaire. Il était parti depuis assez longtemps pour se languir de toute voix humaine. Après des semaines qui s'étiraient en mois, enfermé dans une étroite bouteille de métal, il éprouvait un sentiment de solitude indicible. Perdu dans ce vaste amas d'étoiles où un nombre apparemment infini de planètes ne possédaient pas âme qui puisse lui parler, il aurait apprécié qu'une voix humaine l'engueule pour quelque erreur réelle ou imaginaire. Il serait alors resté assis à baigner son esprit dans le flot d'injures. Ce silence constant et interminable était ce qu'il y avait de plus difficile à supporter. Parfois, il chantait à tue-tête: misérable pis-aller pour quelqu'un aussi peu doué en musique ... Il dormait mal, aussi. Parfois, il rêvait que l'autopilote perdait la boule et envoyait son vaisseau en plein cœur d'une étoile; d'autres fois, il se faisait poursuivre à travers les coursives métalliques. Invariablement, il se réveillait juste avant que des bras - mais étaient-ce des bras? -le saisissent. Il essaya une pilule devant le débarrasser de ses cauchemars ... et se retrouva dans un harem qui le laissa éreinté au réveil. Il ne reprit plus de pilule. Alors qu'il suivait la trace d'un nouveau convoi, en quête d'une treizième planète, il entendit quelques bruits de voix qui eurent le mérite de rompre la monotonie du voyage. Il se trouvait loin derrière et au-dessus des navires marchands qui, estimant qu'ils ne pouvaient être que seuls dans leur espace, n'avaient activé aucun champ de détection et ne se doutaient pas de sa présence. Tournant au hasard les boutons de son récepteur, il tomba soudain sur une conversation entre vaisseaux ennemis. 160
La forme de vie inconnue qui dirigeait les vaisseaux possédait une voix forte quelque peu belliqueuse, mais parlait dans une langue dont les consonances ressemblaient curieusement au terrien. Dans les oreilles de Leeming se déversa un flot de bavardage que son esprit intégra instinctivement à des paroles terriennes. Ce qui donnait ceci : Première voix: «Le major Snorkum va baiser le gâteau. » Deuxième voix: «Et pourquoi le gâteau sera-t-il baisé par Snorkum ?» Première voix: «Il va amidonner sa moustache. » Deuxième voix: « C'est du tapage nocturne. Comment peut-il amidonner
une souris tachée? » Ils passèrent alors dix minutes, sembla-t-il, à discuter âprement de ce que l'un appela à plusieurs reprises une souris tachée et que l'autre s'entêtait à nommer houri fâchée. Leeming trouva qu'essayer de suivre point et contrepoint de ce débat imposait une surtension à sa petite cervelle. Ille supporta jusqu'à ce que quelque chose craque. Réglant son émetteur sur la même fréquence, il beugla: - Souris ou houri? Décidez-vous, Nom de Dieu! S'ensuivit un instant de silence étonné avant que grince la première voix: « Gnof, est-ce que tu peux laper une chaîne quichesque? »
-Mais non! s'exclama Leeming en ne donnant au malheureux Gnof aucune chance de se vanter de ses capacités de lapeur de chaînes quichesques. Il y eut encore une pause, puis Gnof répondit sur un ton vengeur très différent:
«J'assaillirai ma mère. » - Sale cochon ! Tu n'as pas honte? lâcha Leeming. Lautre lui annonça sur un ton mystérieux: «La mienne est grasse. » -Je n'en doute pas, opina Leeming. «Cabane palourde?» s'inquiéta Gnof sur un ton qui se traduisait nettement par: « Qui est là? » - Le major Snorkum, lui apprit Leeming. Pour quelque étrange raison connue des seuls cerveaux extraterrestres, ce renseignement fit repartir la discussion de plus belle. Ils se remirent à délibérer sur les antécédents du major Snorkum, ses perspectives (c'est du moins ce qu'il semblait), et avec enthousiasme ils en revinrent graduellement à la souris tachée, ou la houri fâchée. Il y eut des moments où ils s'excitèrent mutuellement, sans doute à propos de l'habitude qu'avait Snorkum de tenir sa houri attachée à une chaîne quichesque. Ils finirent par abandonner le sujet par consentement mutuel et se mirent à argumenter la question abstruse de savoir comment empaler une poule (suivant l'un), ou peler une pile (suivant l'autre). - Bordel de Dieu! s'exclama Leeming sur un ton fervent. Cela devait ressembler étonnamment à quelque chose de très violent dans la langue de ses auditeurs, car ils se turent et Gnof demanda de nouveau: 161
« Cabane palourde?»
- Va te faire voir! repartit Leeming. ~~ Rigili? Ma
belle fourbe est Rigili, enk?»
Son ton laissait entendre qu'il mettait beaucoup de passion dans ce sujet, et il répéta: « Rigili,
enk?»
- Ouais, confirma Leeming. Enk! Ce fut apparemment la goutte d'eau qui fit déborder le vase. Leurs voix s'évanouirent, et même le léger bruissement de l'onde porteuse disparut. C'était comme s'il était parvenu à exprimer quelque chose d'extrêmement vulgaire sans avoir la moindre notion de ce qu'il avait dit. Peu après, l'onde porteuse revint et une nouvelle voix lança dans un cosmoglotte guttural mais très net: « Quel vaisseau? Quel vaisseau? » Leeming ne répondit pas. Une longue attente, et la voix demanda encore sur un ton pressant: « Quel vaisseau?» Leeming se tint toujours coi. Le simple fait qu'ils n'aient pas envoyé un message en code militaire prouvait qu'ils estimaient impossible qu'un vaisseau ennemi se trouve dans le voisinage. Ce fait fut confirmé par le calme avec lequel le convoi continua à cheminer sans changer de cap ni montrer le moindre signe d'inquiétude. Ayant obtenu des renseignements adéquats concernant la route de l'ennemi, Leeming fonça en avant et ne tarda pas à rencontrer la treizième planète. Il envoya ses relevés à qui de droit et se mit à en rechercher une autre. Ce fut vite fait, car elle se trouvait dans un Système solaire voisin. Le temps passait tandis que ses investigations lui· faisaient traverser un vaste espace contrôlé par la Ligue. Après avoir découvert la cinquandème planète, il fut tenté de retourner à sa base pour recevoir de nouveaux ordres et mettre son appareil au radoub. On se dégoûte facilement de l'exploration, et il se languissait douloureusement de Terra, son air frais, ses vertes campagnes, et sa compagnie humaine. Il continua néanmoins, car le vaisseau fonctionnait bien et n'avait consommé qu'un quart de son carburant. Il ne résistait pas à l'idée que plus son travail serait parfait, plus grand serait son triomphe à son retour... et plus grandes ses chances de promotion rapide. Il poursuivit donc et accumula un total de soixante-douze planètes avant d'atteindre un point choisi d'avance dans l' hinterland ennemi, face aux avant-postes Alliés de Rigel. C'est de là qu'il devait envoyer un signal codé auquel on lui répondrait, seul message qu'on se risquerait à lui transmettre. Il répéta « Patience» à intervalles réguliers pendant deux heures. Ce qui signifiait: « Peux continuer, attends instructions. » On devait lui répondre par une parole trop brève pour pouvoir être interceptée par l'ennemi. Soit le mot « Ret», qui signifiait: « Nous avons suffisamment de renseignements, 162
revenez sur-le-champ», soit « COnf», qui signifiait: « Il nous faut d'autres renseignements, continuez votre reconnaissance.» Il reçut une rafale sonore qu'il reconnut comme étant une suite de chiffres. Ils arrivèrent si vite qu'il lui fut impossible de les noter de tête. Il les enregistra dès qu'ils furent répétés, puis prit son code et les repassa plus lentement. Le résultat donna: « Pilote éclaireur John Leeming 47926 promu lieutenant à compter date de réception. » Il fixa le papier un long moment avant de se remettre à lancer: « Patience - Patience. » Il fut payé de sa peine par « Foit». Un nouvel essai produisit de nouveau « Foit». Ce mot évoquait un blasphème à ses oreilles, comme le juron préféré d'une créature caoutchouteuse démunie de palais. Irrité par cette absurdité, il la tourna et la retourna dans son esprit et décida finalement qu'une station quelconque de la Ligue s'amusait à introduire des éléments étrangers dans l'intention de l'induire en erreur. En théorie, l'ennemi ne devait pas pouvoir intervenir, car il utilisait une fréquence plus élevée que celles qu'ils réussissaient à capter. Il n'en restait pas moins que quelqu'un était responsable. Étant arrivé à la conclusion qu'aucun rappel équivalait à ne pas être rappelé, il se remit à rechercher des planètes hostiles. Ce n'est que quatre jours plus tard qu'en parcourant son code il tomba, par hasard, sur le mot [oit, qui signifiait: « Procédez selon votre jugement. » Il réfléchit et décida que rentrer chez lui avec un score de soixante-douze planètes découvertes et identifiées serait tout simplement magnifique, mais que se trouver imputé d'un nombre imposant et tout rond comme cent serait suffisamment magnifique pour approcher du miraculeux. On le nommerait au moins amiral! Cette idée l'attirait à un tel point qu'il s'arrêta à ce chiffre. Comme pour lui donner un avant-goût de la gloire qui l'attendait, il trouva quatre mondes ennemis dans le Système solaire suivant, ce qui l'amena à soixante-seize. Son score s'éleva à quatre-vingt. Puis à quatre-vingt-un. Un premier aperçu du désastre imminent apparut lors de son approche du numéro quatre-vingt-deux.
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eux points brillaient sur ses écrans de détection. Ils étaient gros et lents, et il était impossible de décider s'il s'agissait de vaisseaux de guerre ou de cargos. Mais ils avançaient de front et se dirigeaient manifestement vers un endroit où il n'était pas encore allé. Utilisant son . heureuse stratégie de filature jusqu'à l'obtention d'un vecteur donné, il les suivit un moment, constata vers quelle étoile ils se dirigeaient, et fonça vers celle-ci. Il avait pris tellement d'avance que les deux vaisseaux avaient disparu de ses écrans lorsque le revêtement desséché d'une tuyère fut soudain expulsé dans le sillage allongé de l'appareil. Il fut averti par la sonnerie d'alarme sur le panneau de contrôle. L'aiguille d'un indicateur de propulsion descendit de moitié et celle du thermomètre atteignit rapidement la ligne rouge qui indiquait le point de fusion. Leeming se hâta de couper l'alimentation du propulseur. L'indicateur de propulsion tomba immédiatement à zéro, la température monta encore un peu, hésita, se stabilisa puis baissa à contrecœur. L'arrière du vaisseau était composé de vingt énormes propulseurs autour desquels se trouvaient placées huit fusées d'appoint de moindre diamètre. Si l'un des propulseurs cessait de fonctionner, il n'en résultait rien de sérieux. Cela signifiait seulement une perte de puissance d'environ cinq pour cent, ainsi qu'une perte correspondante d'efficacité. Sur Terra, on lui avait dit qu'il pouvait se permettre de sacrifier jusqu'à huit propulseurs - pourvu qu'ils soient disposés de façon symétrique - avant que vitesse et maniabilité atteignent celles d'un destroyer de la Ligue. Leeming rejeta néanmoins son impulsion de faire demi-tour et de s'enfuir vers Rigel. Il continua en direction de la planète numéro quatrevingt-deux, l'atteignit, l'inspecta et transmit ses renseignements. Il détecta ensuite une route de navigation spatiale menant de ce monde à un Système solaire voisin et se mit à la suivre dans l'espoir de découvrir la planète quatrevingt-trois et de l'ajouter à son score. À mi-chemin, un deuxième propulseur éjecta son revêtement, et un troisième juste avant son arrivée. Il n'en effectua pas moins une circumnavigation de la planète à vitesse réduite et se dirigea vers l'espace dans l'intention de transmettre ses données.
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Mais il ne put y parvenir. Le revêtement de cinq autres propulseurs lâcha simultanément. Il lui fallut agir vite pour couper l'alimentation avant que le souffle volatilise toute la poupe. Les tuyères défectueuses devaient être groupées loin du centre, car le vaisseau refusait désormais d'avancer en ligne droite. Il se mit à décrire une large courbe qui finirait par le ramener en un grand cercle à la planète qu'il venait de quitter. Pour que le tableau soit complet, il entama également une lente rotation régulière autour de son axe longitudinal, avec pour résultat que la totalité du champ céleste bascula devant les yeux de Leeming. Le vaisseau, de toute évidence, se trouvait au-delà de tout espoir de récupération en tant que véhicule interstellaire, et le mieux qu'il pouvait espérer en tirer était de le poser en un seul morceau s'il tenait à sa peau. Il se concentra donc sur ce point. Bien qu'en piteux état, l'appareil était encore contrôlable. Les fusées directionnelles fonctionneraient parfaitement si elles n'avaient pas à subir une poussée opposée, et les rétrofusées étaient encore capables de cracher des flammes à pleins poumons. Lorsque la planète eut rempli l'écran de vision de proue et que sa surface se fut transformée en collines et vallées, il coupa tous les propulseurs restants, utilisa ses fusées directionnelles pour maintenir le vaisseau sur une trajectoire rectiligne et actionna ses rétrofusées à plusieurs reprises. La rotation longitudinale cessa et la vitesse de descente ralentit tandis que ses mains transpiraient sur les commandes. Naturellement, il ne pouvait atterrir de façon orthodoxe sur ses ailerons de queue. Il manquait de puissance pour se poser sur une colonne de feu contrôlée. Le vaisseau se trouvait dans un état redouté connu des services spatiaux sous l'appellation de « cul mou», ce qui signifiait qu'il lui faudrait atterrir sur le ventre à une vitesse qui lui permettrait de garder le contrôle jusqu'au dernier instant. Ses yeux se plissèrent devant l'écran de vision tandis que s'élargissaient les collines, s'allongeaient les vallées, et que la surface floue de la planète se transformait en un amas bien net de cimes d'arbres. L'image sembla lui sauter dessus comme si elle était soudain apparue dans un microscope puissant. Dans un ultime effort pour se dégager, il ralluma quatre propulseurs et mit à feu les fusées antérieures. Le nez se redressa enfin. Le vaisseau traversa une vallée comme un éclair et évita d'une cinquantaine de mètres la colline opposée. Les deux minutes suivantes, Leeming aperçut huit kilomètres de cimes d'arbres, une clairière d'où jaillissait une armée de mâts camouflés soutenant des antennes radio, un gros village bâti au bord d'un fleuve, et une nouvelle étendue d'arbres suivie par une lande doucement vallonnée. Voilà ce qu'il lui fallait! Après une rapide prière, il effectua une gracieuse courbe, les rétrofusées fonctionnant à pleins gaz. En dépit de sa dextérité, le choc avec le sol l'expulsa de son siège et l'envoya voltiger contre la cloison métallique sous sa couchette. Contusionné et traumatisé mais exempt 165
de blessure, il rampa à toute allure de sous sa couchette tandis que le vaisseau glissait avec force heurts et grincements. Il gagna la console de commande, éteignit les rétrofusées puis coupa le contact. Un instant plus tard, le vaisseau arrivait en bout de course. Le silence qui s'ensuivit ne ressemblait à rien de tout ce qu'il avait connu depuis des mois. Il semblait lui résonner dans les oreilles. Chaque souffle devenait un sifflement bruyant, chaque pas un martèlement métallique. Leeming se dirigea vers le sas et examina l'analyseur atmosphérique. Il révélait que la pression extérieure était de 7 kilos et que l'air ressemblait beaucoup à celui de Terra, hormis une teneur légèrement plus riche en oxygène. Il franchit aussitôt le sas, se tint sur le seuil de la porte extérieure et ... se retrouva à cinq mètres au-dessus du sol. L'échelle automatique ne servait à rien dans cette situation, puisqu'elle avait été prévue pour se déployer du sas à la queue. C'est-à-dire, pour l'heure, dans le sens horizontal. Il pouvait s'accrocher au seuil et se laisser tomber sans grand risque, mais ne pouvait sauter cinq mètres en hauteur pour remonter. Ce qui lui manquait, c'était une 'corde. Marmonnant quelques jurons bien choisis, Leeming retourna à la cabine et se mit vainement en quête de quelque chose qui puisse lui servir de corde. Il s'apprêtait à déchirer ses couvertures pour les transformer en lanières, lorsqu'il se souvint des câbles qui allaient du panneau de contrôle à la salle des machines. Il lui fallut une bonne demi-heure pour en détacher une certaine longueur de leurs bornes et les arracher des parois. Durant tout ce temps, ses nerfs furent tendus et ses oreilles épiaient le moindre bruit extérieur pouvant indiquer l'approche des ennemis. S'ils arrivaient à temps pour le bloquer à l'intérieur du vaisseau, il se verrait obligé de mettre à feu la charge explosive et de se faire sauter avec le vaisseau. Mais le silence était toujours souverain lorsqu'il fixa une extrémité du câble à l'intérieur du sas, jeta le reste dehors et se laissa glisser jusqu'au sol. Il prit pied dans une végétation épaisse et un peu élastique qui ressemblait vaguement à de la bruyère. Se précipitant jusqu'à la poupe, il jeta un coup d'œil au cercle de propulseurs et se rendit compte qu'il avait eu de la chance de survivre. Onze des grandes tuyères avaient perdu leur indispensable revêtement. Les neuf autres se trouvaient dans un triste état et, de toute évidence, n'auraient pu supporter plus de deux ou trois jours de fonctionnement à pleine puissance. Il observa rapidement la partie visible du monde sur lequel il se tenait. Le ciel était d'un bleu tirant sur le violet, avec une brume fantomatique à l'horizon oriental. Le soleil, qui venait de dépasser le zénith, semblait légèrement plus gros et plus rouge que Sol. Sous ses pieds, la bruyère recouvrait une prairie doucement ondulée qui s'étendait jusqu'à l'est où les premiers rangs d'arbres montaient la garde. À l'ouest, la broussaille laissait la place à de grands arbres, formant une forme dont l'orée se situait à environ huit cents mètres. 166
Leeming se trouvait à présent face à un nouveau dilemme. S'il réduisait son vaisseau en miettes, il détruirait ainsi bon nombre de choses dont il risquait d'avoir besoin tôt ou tard, en particulier d'importantes réserves de nourriture concentrée. Pour récupérer celles-ci, il lui faudrait les décharger et les emporter à l'abri des retombées de l'explosion à venir - tout en courant toujours le risque de voir l'ennemi faire son apparition. L'urgence de la situation l'empêcha de peser longuement le pour et le contre. Le temps était à l'action plutôt qu'à la réflexion. Il se mit à travailler comme un fou, saisissant paquets et boîtes dans la soute et les balançant directement par le sas, jusqu'à ce que les réserves de nourriture soient épuisées. L'ennemi brillait toujours par son absence. De la pile ainsi formée, il ramassa de grandes brassées qu'il porta à la lisière de la forêt. Lorsqu'il eut terminé, il remonta à bord du vaisseau et jeta un dernier regard circulaire afin de voir ce qu'il pouvait conserver. Il enroula ses couvertures dans une toile imperméable et en forma un ballot compact. Satisfait de n'avoir rien oublié d'utile, il enfila son manteau de pluie et cala son ballot sous son bras. Il appuya alors sur le bouton rouge situé sur le côté de la console de commande. Deux minutes étaient censées s'écouler entre la mise à feu et le fracas qui devait en résulter. C'était peu de temps. Fonçant à travers le sas, il sauta dehors et fila à toute allure vers la forêt. Rien ne s'était produit lorsqu'il atteignit les arbres. S'accroupissant derrière l'épaisseur rassurante d'un tronc imposant, il attendit l'explosion. Les secondes s'écoulèrent sans résultat. Quelque chose avait dû se détraquer... Il jeta un coup d'œil prudent de l'autre côté de l'arbre et délibéra en son for intérieur de la nécessité d'aller examiner les connexions de la charge. C'est à cet instant que le vaisseau explosa. Il éclata dans une détonation assourdissante qui plia les arbres et ébranla les cieux. Une grande colonne de fumée, de terre et de débris informes s'éleva jusqu'à une hauteur considérable. Des morceaux de métal sifflèrent et dépassèrent les cimes des arbres, et des branches ne tardèrent pas à s'écraser au sol. Quelque peu terrifié par la violence inattendue de l'explosion, Leeming glissa un regard de l'autre côté de l'arbre et aperçut un cratère fumant entouré d'un hectare de végétation déchiquetée. Il s'apaisa en songeant que, pendant un nombre incalculable de millions de kilomètres, il était resté tranquillement assis sur une charge d'une telle puissance. Lorsque l'ennemi arriverait, il était à peu près certain qu'il se mettrait en quête de l'équipage disparu. Sa reconnaissance préliminaire de la planète, constituée par une unique orbite équatoriale, avait révélé à Leeming des signes de civilisation organisée, y compris un astroport possédant cinq navires . marchands et un croiseur léger de la Ligue. Ce qui prouvait au moins que la forme de vie locale possédait une intelligence normale et pouvait se montrer capable d'additionner deux et deux. La profondeur relativement faible du cratère et la très large dispersion des débris donnaient une preuve évidente que le mystérieux vaisseau ne s'était
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pas écrasé, mais avait explosé après un atterrissage réussi. Les indigènes du village voisin ne manqueraient pas de confirmer la longue période séparant le passage du vaisseau au-dessus de leurs toits et l'explosion qui avait suivi. L'examen des fragments révélerait que les matériaux ne provenaient pas de la Ligue. Avec pour conclusion inévitable qu'il s'agissait d'un appareil adverse, et que son équipage était indemne. Par conséquent, il était sage de s'éloigner le plus possible du cratère avant l'arrivée de l'ennemi venu enquêter. Son destin était peut-être de connaître la capture, mais il était de son devoir d'en retarder au maximum le sinistre moment. Les nécessités fondamentales de la vie sont la nourriture, la boisson et l'abri, en insistant toutefois sur la première. Ce fait retarda quelque peu son départ. Il avait suffisamment de nourriture pour plusieurs mois. Mais si la posséder était une chose, c'en était une autre d'éviter qu'elle soit endommagée. Il devait à tout prix découvrir une cachette sûre où il pourrait revenir de temps à autre avec l'assurance que son approvisionnement n'aurait pas disparu. Il s'enfonça plus avant dans la forêt, en accomplissant de grands zigzags afin de repérer une cachette appropriée. Il finit par découvrir une ouverture en forme de caverne entre les grandes racines d'un arbre immense. C'était loin d'être l'idéal, mais elle profitait au moins de l'abri du sous-bois. Il lui fallut plus d'une heure pour déménager les provisions pour la troisième fois et les empiler dans le trou après avoir mis à part sept jours de rations. Dès cette tâche accomplie, il boucha une partie de l'ouverture avec des mottes de terre et utilisa des branches et des rameaux pour cacher le reste. Il avait à présent l'impression que, si un régiment ennemi explorait les lieux, comme cela était probable, il y avait peu de chances qu'il découvre, puis confisque ou détruise ce dont sa liberté pouvait bien dépendre désormais. Entassant ses rations dans un petit sac à dos auquel il attacha son ballot de couvertures, il adopta un pas rapide pour longer la lisière de la forêt qui se dirigeait vers le sud. Il y avait à peu près trois heures qu'il cheminait lorsqu'un avion à réaction surgit à l'horizon, grossit et fila silencieusement au-dessus de lui. Un hurlement aigu le suivit quelques secondes plus tard. Il était facile de deviner que l'avion avait répondu à un appel radio annonçant un vaisseau en détresse et une explosion. Sans aucun doute, il devait régner une activité fébrile à la base d'où il venait. Une fois reçue la confirmation de la perte de ce vaisseau, les autorités supposeraient qu'il s'agissait de l'un des leurs et chercheraient à savoir lequel était porté manquant. Avec un peu de chance, il leur faudrait pas mal de temps avant d'admettre qu'un vaisseau interstellaire d'origine inconnue, probablement ennemie, s'était aventuré aussi loin. En tout cas, ils guetteraient désormais toute trace de survivants. Leeming décida qu'il était temps de quitter l'orée de la forêt et de progresser à couvert. Ses mouvements s'en trouveraient ralentis, mais il passerait inaperçu. Il existait pourtant deux dangers à s'enfoncer dans les bois, mais il lui fallait les accepter comme moindres maux. 168
Primo, à moins de se montrer diablement prudent, il risquait de perdre son sens de l'orientation et décrire 'une large courbe qui le ramènerait au cratère et en plein dans les bras de ceux qui l'y attendraient. Secundo, il courait le risque de rencontrer des formes de vie sauvage dotées d'armes - et d'un appétit - inimaginables. Contre ce dernier péril, il possédait un moyen de défense extrêmement efficace, mais détestable à utiliser: un puissant pistolet à air comprimé qui tirait des capsules remplies d'une puanteur telle qu'une bouffée suffisait à faire vomir pendant des heures n'importe quel être vivant ... y compris l'utilisateur. ' Un certain petit génie terrien avait réalisé que le véritable roi de la nature sauvage n'est pas le lion, ni le grizzly, mais une bestiole adorable qui s'appelle le putois et dont chaque bataille est une victorieuse action d'arrière-garde, pour ainsi dire. Un autre petit génie avait synthétisé un liquide horrible, soixantedix-sept fois plus répugnant que celui de ladite créature, avec pour résultat qu'un astronaute en danger ne pouvait décider s'il devait courir comme s'il avait le diable à ses trousses en prenant le risque de se faire attraper, ou rester sur place, tirer et dégobiller à mort. La liberté comporte une foule de risques, aussi plongea-t-il dans la forêt et continua-t-il à avancer. Au bout d'une heure de progression régulière, il entendit le whoup whoup de plusieurs hélicoptères qui le croisèrent, filant vers le nord. D'après l'intensité du bruit, il devait y en avoir un grand nombre, mais aucun n'apparut dans les quelques percées de ciel bleu du feuillage. Il estima qu'il s'agissait d'un escadron de troupes héliportées partant en expédition de recherche dans la région du cratère. Peu après, il commença à se sentir fatigué et décida de s'accorder une halte sur un tapis de mousse providentiel. Reposant en paix, il réfléchit à cette lassitude et se rendit compte que, bien que son observation ait prouvé que la taille de cette planète était proche de celle de Terra, elle devait être, en fait, plus importante ou posséder une masse légèrement supérieure. Son propre poids s'était accru de peut-être dix pour cent, quoiqu'il n'ait aucun moyen de le vérifier. Il dut admettre que la journée était consIdérablement plus longue que sur Terra. Le soleil déclinant était à environ quarante degrés au-dessus de la ligne d'horizon. D'après l'arc qu'il avait accompli depuis qu'il avait pris contact avec le sol, la journée devait durer entre trente et trente-deux heures. Il lui faudrait s'y adapter par des marches prolongées et un sommeil plus long, ce qui neserait pas facile. Où qu'ils se trouvf;nt, les Terriens ont une tendance naturelle à conserver leurs habitudes temporelles. Se trouver isolé dans l'espace est une putain de chose, songea-t-il en jouant indolemment avec la bosse oblongue située sous la poche gauche de sa veste. Cette bosse était là depuis si longtemps qu'il n'était que confusément conscient de son existence. Il fut soudain frappé par ce qui se rapprochait le plus d'un trait de génie: au temps jadis, quelqu'un avait mentionné cette bosse et l'avait appelée « équipement de survie incorporé». 169
Il sortit son canif et l'utilisa pour découper la doublure de sa veste. Il révéla ainsi une boîte mince, plate, en plastique marron. Elle était cerclée d'une ligne très fine, mais il n'y avait aucun moyen visible de l'ouvrir. Tirant et poussant d'une dizaine de façons différentes, il n'obtint aucun résultat. Récitant plusieurs des neuf millions de noms de Dieu, il gratifia la boîte d'un méchant coup de pied exaspéré. Ou bien le coup de pied était la méthode officielle d'ouverture, ou bien certains des noms se montrèrent efficaces, car la boîte s'ouvrit avec un claquement. Il se mit aussitôt à en examiner le contenu qui, en théorie, devait le sauver en dernier ressort. Il trouva d'abord un flacon minuscule, de la taille d'une perle, en plastique transparent, orné d'une tête de mort, et qui contenait un liquide jaunâtre huileux. Il présuma qu'il s'agissait de la pilule mortelle à prendre en toute dernière extrémité. À part ce crâne, rien ne la distinguait d'un philtre d'amour. Venait ensuite une petite boîte scellée ne portant aucun signe d'identification ni ouverture. Elle pouvait très bien contenir du cirage, du mastic ou du saumon de la Columbia. Il ne les jugeait pas incapables de lui avoir fourni du mastic pour poser une vitre et s'attirer ainsi les bonnes grâces de ses geôliers. Il y avait une autre boîte plus allongée, plus étroite, qui possédait une capsule à vis. Il l'ouvrit et découvrit une sorte de goupillon. Ille secoua sur sa main ouverte et obtint quelques grains de poudre ténue ressemblant à du poivre. Voilà qui serait très utile pour régler le compte d'une meute de limiers, en supposant qu'il en existe dans le coin. Il renifla avec précaution. Ce truc avait bel et bien l'odeur du poivre. Il éternua violemment, s'essuya la main sur son mouchoir, referma la boîte et émit quelques réflexions bien senties sur les membres de la base spatiale. Il en résulta aussitôt que le mouchoir s'enflamma dans sa poche. Il l'en sortit brutalement, le jeta à terre et effectua dessus une danse très réussie. Il rouvrit la boîte et lâcha quelques grains de poivre sur un morceau de bois pourri. Une minute plus tard, le bois lançait des étincelles et se mettait à flamber. Une colonne de fumée révélatrice s'éleva dans le ciel, et Leeming se remit à danser sur le bout de bois pour l'éteindre. La pièce numéro 4 était un appareil photo miniature suffisamment réduit pour se dissimuler dans la main. En tant que matériel de survie, sa valeur était nulle. On avait dû l'inclure dans l'équipement pour un autre but. Les Renseignements terriens avaient peut-être insisté pour que quiconque parvenait à s'échapper d'un monde hostile puisse en rapporter des documents photographiques. Eh bien, il était rassurant de voir à quel point on pouvait être optimiste. Leeming empocha la caméra, en doutant de jamais avoir à l'utiliser, uniquement parce que c'était une belle preuve d'ingéniosité qu'il répugnait à jeter. Le cinquième et dernier objet fut accueilli avec le plus de plaisir car, à ses yeux, c'était le seul qui comptait vraiment: une boussole lumineuse. Il la plaça soigneusement dans une poche de sa veste. Après mûre réflexion, il 170
décida de ne conserver que la boîte de poivre. Il balança la pilule-suicide dans un fourré voisin. Il catapulta aussi loin que possible la boîte de cirage, saumon, mastic ou autre. Il en résulta un fracas terrifiant, un grondement de flammes, et un gros arbre bondit à plusieurs mètres dans les airs, la terre s'écoulant de ses racines. L'onde de choc l'envoya s'étaler en plein sur la mousse. Il se releva à temps pour apercevoir une masse de fumée jaillir du feuillage, tel un doigt révélateur. De toute évidence, elle était visible à des kilomètres et n'aurait pu être plus efficace qu'une bannière portant les mots: Je suis ici! Il n'y avait qu'une chose à faire: détaler. Leeming saisit son fardeau et décampa vers le sud aussi vite qu'il le put. Il devait avoir parcouru trois kilomètres lorsqu'il entendit le lointain whoup whoup assourdi d'un hélicoptère qui descendait sur les lieux du crime. Il avait largement la place de se poser dans la forêt, car la boîte explosive, ou autre, avait créé une belle clairière. Leeming s'efforça d'augmenter sa vitesse, évita les buissons, escalada de petits talus abrupts, sauta par-dessus des fossés profonds, en avançant sur des pieds de plomb qui lui donnaient l'impression de chausser du soixante. Il se força à avancer jusqu'à la tombée de la nuit. Il prit alors un repas, se coucha dans une clairière isolée et s'enroula étroitement dans les couvertures, le pistolet-puant à portée de la main. Quelle sorte d'animal dangereux risquait de rôder dans la nuit, il l'ignorait, et cela lui était bien égal. Il fallait bien dormir, quelles que soient les chances de se réveiller dans l'estomac d'autrui.
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ercé par le silence et la fatigue, il dormit douze heures. Par deux fois, des bruits inquiétants le réveillèrent, lui offrant la vision de cinq lunes - dont une si rapide qu'elle n'en était peut-être pas une ... En dépit de la longueur de ce somme, il s'éveilla complètement, pour découvrir que la nuit étrangère n'en était qu'à sa moitié. De nombreuses heures devaient encore s'écouler avant le lever du soleil. Ragaillardi mais fatigué d'attendre, il roula ses couvertures, consulta la boussole et reprit sa marche vers le sud. Il ne tarda pas à trébucher sur des racines et à s'aventurer jusqu'aux genoux dans un cours d'eau invisible. L'avance en rase campagne était possible à la lumière conjuguée des étoiles et des lunes, mais non en pleine forêt. À contrecœur, il abandonna: inutile de s'épuiser à errer sur un terrain à peine visible qui alternait avec des ténèbres plutoniennes. Il parvint à retrouver sa clairière. Il resta allongé dans ses couvertures, à attendre, avec quelque impatience, l'aube désirée. Dès que la lumière fut devenue suffisante pour lui permettre d'avancer, il reprit son périple en direction du sud et ne s'arrêta qu'à midi. Il découvrit une dépression rocheuse qui évoquait une carrière abandonnée. Un rideau d'arbres la bordait, des buissons et des petites pousses en couvraient le fond, et plusieurs variétés de lianes s'accrochaient aux parois. Une source ténue alimentait une rivière qui serpentait jusqu'à un trou dans le roc. Six cavernes au moins se trouvaient à moitié dissimulées dans les parois, allant d'une fissure étroite à une ouverture de la taille d'une grande salle. Examinant les lieux, il se rendit compte qu'il s'agissait là d'une cachette idéale. Il n'avait aucunement l'intention de s'y installer pour le restant de sa vie, mais voilà qui lui servirait de repaire jusqu'à ce que les choses se calment et qu'il puisse élaborer un plan d'action. Descendre le long des murailles abruptes, presque verticales, s'avéra des plus ardus. De son point de vue, c'était un avantage. Ce qui était difficile pour lui ne serait pas plus aisé pour d'autres, et avait des chances de décourager les patrouilles. Il ne tarda pas à découvrir une caverne convenable et s'installa en déchargeant son fardeau sur la terre sèche et sablonneuse. Il lui fallut ensuite 172
se préparer à manger. Il fit du feu sans fumée grâce à des brindilles de bois, remplit sa gamelle d'eau et transforma une partie de ses rations en soupe épaisse. Celle-ci lui permit de satisfaire son estomac, le faisant baigner, par la même occasion, dans un état de bien-être tranquille. Après avoir achevé son repas, il se reposa un moment puis s'attela à l'exploration de son domicile. Très vite, l'absence d'insectes le frappa - etil ne s'en plaignit pas. Sur les planètes étrangères, cette engeance se révélait souvent un péril sérieux pour les Terriens en vadrouille. Cette bizarre planète d'Hypatia, par exemple, recelait des insectes dum-dum volant à neuf cents kilomètres à l'heure. Ils pouvaient forer des trous dans un corps humain en combinaison spatiale aussi efficacement qu'un pistolet. Bien qu'il fasse chaque chose aussi lentement qu'il le pouvait, il lui fut presque impossible de faire face à cette journée interminable. Une fois qu'il eut exploré d'un bout à l'autre la pseudo-carrière, mangé à deux reprises, accompli diverses besognes plus ou moins utiles, le soleil se trouvait encore loin du couchant. D'après ses calculs, il faudrait encore six heures avant la tombée de la nuit. Il n'y avait qu'une chose à faire. Au premier bâillement, il s'enveloppa dans ses couvertures et se laissa aller à un sommeil confortable et sans rêves. Au bout de quatre jours passés dans sa caverne, Leeming s'ennuyait à mourir. Cela ne correspondait pas à sa conception de la vie et il ne pouvait plus résister à son besoin de mouvement. Il lui faudrait agir avant que ses provisions s'épuisent. Le temps était venu, lui semblait-il, de se lancer dans le transfert de ses réserves du creux de l'arbre à sa caverne. En conséquence, il partit à l'aube et se dirigea vers le nord aussi rapidement que possible. Cette activité lui remonta considérablement le moral, et il lui fallut réprimer son envie de siffloter. Dans sa hâte, il se montrait déjà suffisamment bruyant, et il était inutile d'avertir de sa présence une patrouille qui rôderait dans les environs. Lorsqu'il approcha du lieu d'atterrissage, il ralentit le pas. C'était le secteur entre tous où il lui fallait faire preuve de prudence, puisqu'il n'existait aucun moyen de savoir combien d'ennemis se tapissaient dans les environs. Arrivé à proximité de sa cachette, il rampa d'un arbre à l'autre, s'arrêtant fréquemment pour tendre l'oreille et jeter des coups d'œil circonspects. Il fut soulagé de découvrir que le tas de provisions n'avait pas été touché. Ses réserves étaient intactes. Aucun signe révélant que l'ennemi s'en était approché. Enhardi, il décida de pousser jusqu'à la lisière de la forêt pour aller voir le cratère. Il serait intéressant de savoir si la forme de vie locale avait fait preuve de suffisamment d'intelligence en emportant les restes déchiquetés du vaisseau afin d'essayer d'en établir l'origine. Aussi silencieusement et prudemment qu'un chat guettant un oiseau, il gagna l'orée de la forêt distante de deux cents mètres. Longeant les derniers arbres, il s'arrêta et contempla la tombe de son vaisseau, son attention fixée exclusivement sur celle-ci. De nombreux morceaux de métal tordu, plus ou 173
moins gros, gisaient alentour, et il était impossible de dire si quelques-uns avaient été emportés aux fins d'identification. Procédant à un vaste tour d'horizon englobant tout le secteur dévasté, il eut le souffle coupé en découvrant trois hélicoptères alignés près des arbres. Ils se trouvaient à quatre cents mètres, apparemment inoccupés, sans personne à proximité. Ce qui signifiait que les équipages se trouvaient dans les parages. Il retourna aussitôt à l'intérieur de la forêt, sa colonne vertébrale le picotant désagréablement. Il n'avait pas fait deux pas que des feuilles mortes craquèrent derrière lui, quelque chose de dur le heurta au milieu du dos et une voix parla sur un ton sec et guttural. -Mamour! dit-elle. Devant son inconscience, l 'amertume envahit l'âme de Leeming tandis qu'il se retournait pour faire face à son interlocuteur. Il se trouvait devant un humanoïde de quinze centimètres de moins que lui, mais d'une carrure deux fois plus large; une créature trapue et puissante qui portait un uniforme gris foncé et un casque métallique, les mains crispées sur un instrument menaçant qui ne pouvait être qu'un fusil. Le personnage possédait une peau écailleuse de lézard, des yeux sans paupières couverts de corne. Il observait Leeming avec le regard froid et immobile d'un serpent à sonnette. - Mamour! répéta-t-il en le poussant à l'aide de son fusil. Levant les bras, Leeming arbora un sourire trompeur et dit dans un cosmoglotte plein de rondeurs: - Tout ceci est inutile. Je suis un ami, un allié. Ce fut peine perdue. Ou bien l'autre ignorait le cosmoglotte, ou bien il savait reconnaître un mensonge éhonté. Son visage reptilien ne montra pas le moindre changement d'expression. Ses yeux conservèrent leur fixité glaciale lorsqu'il émit un sifflement aigu. Vingt ennemis y répondirent en surgissant de la forêt à un point proche de l'endroit où se trouvaient stationnés les hélicoptères. Leurs pieds produisaient distinctement des bruits sourds d'hommes pesants marchant d'un pas cahotant. Entourant Leeming, ils l'examinèrent avec le même regard fixe et sans expression. Ils se lancèrent alors dans une discussion qui lui rappela quelque peu les absurdités qu'il avait interrompues dans l'espace.
- Laisse-moi élucider l'oie. - Dessèche, les bostaniks ont tous six pieds. - Voyons, je suis un allié, les arrêta Leeming en baissant les bras. -Mamour! cria celui qui l'avait capturé, avec un geste menaçant de son fusil. Leeming releva les bras et leur jeta un regard enflammé. Ils eurent une brève conversation où se trouvèrent mentionnés à plusieurs reprises fromages et bougies. Ils finirent par se mettre d'accord et le fouillèrent. Ainsi confisquèrent-ils purement et simplement tout ce qu'il possédait, ceinture comprise. Cela accompli, ils le poussèrent vers les hélicoptères. Il avança d'un air morose en traînant les pieds et en tenant son pantalon.
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Ils lui ordonnèrent de grimper dans un appareil, et il se retourna rapidement dans l'espoir de leur refermer la porte au nez et de pouvoir s'envoler avant d'être abattu. Ils ne lui en laissèrent pas le temps. L'un deux était sur ses talons et avait déjà franchi le seuil quand il se retourna. Quatre autres les suivirent. Le pilote s'installa dans son siège et lança le moteur. Les pales vibrèrent au-dessus d'eux, tournèrent d'abord lentement, puis accélérèrent. L'hélico rebondit deux ou trois fois, quitta le sol et s'éleva dans le ciel violacé. Il n'alla pas loin. Traversant la vaste lande et le bois qui l'entourait, il descendit sur une piste cimentée carrée située derrière un bâtiment sinistre. Dans l'esprit de Leeming, l'endroit ressemblait à un baraquement militaire ou à un asile de fous. Ils pénétrèrent dans le bâtiment, le firent avancer dans un couloir et entrer dans une cellule aux murs de pierre. Ils claquèrent et verrouillèrent la lourde porte où se trouvait une petite grille. Un instant plus tard, l'un d'eux lui jeta un coup d'œil à travers les barreaux. - Nous allons plier les chaussettes de Murgatroyd, annonça le visage sur un ton rassurant. - Merci, répondit Leeming. Vous êtes bien braves. Le visage disparut. Leeming parcourut dix fois le pourtour de sa cellule avant de s'asseoir sur une planche qui devait lui tenir lieu à la fois de siège et de lit. Aucune fenêtre donnant sur le monde extérieur, aucune ouverture autre que la porte. Les coudes sur les genoux, il se prit la tête entre les mains. Il ne sut combien de temps il resta ainsi assis. Ils l'avaient privé de sa montre et il ne pouvait observer l'avance du soleil. Il n'avait donc aucun moyen d'estimer l'heure. Au bout d'un long moment, un garde ouvrit la porte et eut un geste sans équivoque lui ordonnant de sortir. Leeming obéit et trouva un deuxième garde qui attendait dans le couloir. L'un devant lui, l'autre derrière, il fut conduit à travers le bâtiment jusqu'à une grande pièce. Le seul occupant était un individu autocratique assis derrière un bureau sur lequel se trouvait étalé le contenu des poches du prisonnier. Leeming s'arrêta devant le bureau en tenant son pantalon. Les gardes se disposèrent de chaque côté de la porte et arborèrent une expression de servilité absolue. Celui qui se trouvait derrière le bureau parla en bon cosmoglotte : - Je suis le major Klavith. Vous vous adresserez à moi avec le respect dû à mon grade. Vous comprenez? -Oui. -Quels sont vos nom, grade et matricule? - John Leeming, lieutenant, 47926. - Votre espèce ? - Humain, de la Terre. Vous n'avez jamais vu de Terrien? - C'est moi qui pose les questions, lui rétorqua Klavith, et c'est vous qui répondez! (Il s'arrêta pour que ses paroles prennent toute leur signification, avant de continuer:) Vous êtes arrivé ici dans un vaisseau d'origine terrienne, n'est-ce pas?
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-Ça, c'est sûr! dit Leeming avec délectation. Se penchant en avant, Klavith demanda sur un ton insistant : - Sur quelle planète votre vaisseau s'est-il ravitaillé? Il Y eut un silence tandis que Leeming réfléchissait à toute allure. À l'évidence, ils ne concevaient pas qu'il était venu sans s'arrêter, car cet exploit dépassait leurs propres capacités techniques. Ils pensaient donc qu'il avait trouvé assistance sur une planète de la Ligue et lui ordonnaient de désigner les traîtres. C'était une merveilleuse occasion de semer la zizanie, mais il n'avait malheureusement pas les moyens d'en profiter. Il n'avait fait qu'orbiter autour des mondes hostiles, n'avait atterri sur un aucun d'eux et ne pouvait, hélas, ni nommer ni décrire une espèce de la Ligue qui se soit trouvée sur sa route. - Vous prétendez l'ignorer? lança Klavith, sarcastique. - Je le sais sans le savoir, repartit Leeming. Je ne connais cette planète que sous le numéro XB-l73. Je n'ai aucune idée du nom qu'elle porte ou que vous lui faites porter. - Dans la matinée, nous vous présenterons des cartes célestes complètes, et vous nous indiquerez la position exacte de cette planète. Entretemps, vous feriez bien de vous assurer de l'exactitude de votre mémoire. (Nouvelle pause prolongée, accompagnée du même regard froid de lézard.) Vous nous avez causé des tas de problèmes. J'ai été amené ici parce que je suis la seule personne de la planète à parler le cosmoglotte. - Les Lathiens le parlent. - Vous savez très bien que nous ne sommes pas lathiens. Nous sommes zangastiens. Nous n'imitons pas servilement nos alliés en toute chose. La Ligue est une association de peuples libres. -C'est votre opinion. Il en existe d'autres. - Les autres opinions ne m'intéressent pas le moins du monde. Et je ne suis pas ici pour converser sur la politique int.erstellaire. (Balayant du regard les objets qui encombraient son bureau, Klavith repoussa la boîte de poivre.) Lorsque vous avez été capturé, vous portiez ce récipient de poudre incendiaire. Nous le savons parce que nous l'avons testée. Pourquoi en étiez-vous doté? - Elle fait partie de mon équipement de survie. - Que vient faire une poudre incendiaire dans un équipement de survie? -Elle sert à allumer du feu pour faire cuire ma nourriture ou me réchauffer, répondit Leeming en maudissant l'inconnu qui avait inventé cet équipement de survie. -Vous mentez! cria Klavith. Vous avez apporté cela à des fins de sabotage. - Vous parlez de l'intérêt qu'il y aurait à allumer quelques incendies à x milliards de kilomètres de chez nous! Quand nous frappons la Ligue, nous le faisons plus efficacement. - Peut-être bien, lui concéda Klavith. Mais nous n'en avons pas moins l'intention d'analyser cette poudre. Manifestement, elle ne s'enflamme pas au contact de l'air, autrement il serait trop dangereux de la transporter. Elle
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doit être associée à une substance inflammable. Un vaisseau spatial doté d'une cargaison de cette substance pourrait détruire une grande quantité de récoltes. Une destruction systématique réduirait à la famine et à la défaite une espèce tout entière, n'est-ce pas? (Leeming ne répondit rien.) Je dois présumer que l'une des raisons pour lesquelles vous êtes arrivé jusqu'ici est de tester l'efficacité militaire de cette poudre. - Pourquoi se donner cette peine, alors que nous pourrions l'essayer sur nos terres en friche sans avoir à nous préoccuper de la transporter à l'autre bout de la galaxie? - Ce ne serait pas la même chose que la lancer sur l'ennemi. - Si je m'étais coltiné toute cette route pour me livrer à une destruction en règle, lui fit remarquer Leeming, j'en aurais apporté une centaine de tonnes et non pas cinquante ou soixante grammes. Klavith ne put trouver de réponse satisfaisante à son argument, c'est pourquoi il changea de sujet en poussant un nouvel objet sur son bureau. - Ceci est un appareil photo miniature. Du fait de la facilité avec laquelle on peut réaliser des clichés orbitaux, avec une rapidité et une efficacité en tout point supérieures à celles de ce gadget, je ne vois pas l'utilité de vous en avoir équipé. - Moi non plus, reconnut Leeming. -Alors, pourquoi l'avoir conservé? - Parce que ça me semblait rudement dommage de le jeter. Cette raison fut acceptée sans discussion. Klavith saisit l'appareil et le mit dans sa poche. - Je comprends. C'est un véritable bijou. Il devient donc ma propriété. (Il montra ses dents en ce qui était censé être un sourire de triomphe.) Butin de guerre. (Généreux mais méprisant, il prit la ceinture et la jeta à Leeming.) Reprenez-la et remettez-la tout de suite. En ma présence, un prisonnier doit être convenablement vêtu. (Il l'observa qui rajustait son pantalon, puis:) Vous possédiez une boussole lumineuse. Cela, je le comprends. C'est à peu près la seule chose qui tienne debout. Leeming n'avança aucun commentaire. Klavith prit le pistolet-puant. -À part ceci, peut-être. Soit il s'agit d'une fausse arme, soit d'une vraie. (Il appuya deux ou trois fois sur la détente, mais rien ne se produisit.) Qu'en est-il exactement? - Elle est vraie. - Alors, comment marche-t-elle ? -Pour l'armer, il faut appuyer sur le canon. - Il faut le faire chaque fois qu'on s'en sert? -Oui. -Dans ce cas, ce n'est rien d'autre qu'un pistolet à air comprimé. -Exact. -Je trouve difficile de croire que vos autorités vous aient armé de quelque chose d'aussi primitif, lâcha Klavith sans cacher sa suspicion.
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- Il ne faut pas mépriser ce genre de pistolet. Il a ses avantages. Il ne nécessite pas de munitions explosives, il accepte tout projectile qui peut rentrer dans son canon, et est comparativement silencieux. De plus, il est aussi inquiétant que les autres pistolets. - Votre raisonnement est très plausible, admit Klavith, mais je doute que vous me disiez toute la vérité. -Rien ne vous empêche d'en faire vous-même l'expérience, le tenta Leeming. Son estomac se mit à tressauter à cette seule pensée. -C'est bien ce que j'ai l'intention de faire! Passant à sa propre langue, Klavith déversa un flot de paroles en direction de l'un des gardes. Presque à contrecœur, le garde appuya son fusil contre le mur, traversa la pièce et prit le pistolet. Sur l'ordre de Klavith, il posa la gueule de l'arme contre le plancher, et il poussa. Le canon recula, puis revint en avant lorsque la pression fut relâchée. Visant le mur, le garde appuya sur la détente. Larme produisit un petit « pshout» ! Un plomb minuscule s'écrasa sur le mur et son contenu se gazéifia instantanément. Klavith resta un instant assis à contempler la tache humide. Puis la puanteur horrible l'atteignit. Son visage se marbra bizarrement, il se pencha en avant et vomit avec une telle violence qu'il tomba de son fauteuil. Pinçant son nez de la main gauche, Leeming saisit la boussole sur le bureau et fonça vers la porte. Le garde qui avait tiré se roulait désormais sur le plancher en tentant si désespérément de se retourner comme un gant qu'il se moquait des actions de quiconque. Lautre garde avait lâché son fusil en s'appuyant contre le mur, et était secoué par une quinte de toux violente. Aucun des trois n'était plus en état de remonter ses chaussettes, et encore moins de barrer la route à un fuyard. Les narines toujours bouchées, Leeming ouvrit brutalement la porte et fila le long du corridor jusqu'à la sortie du bâtiment. Ayant entendu le bruit de ses pas, trois autres gardes jaillirent d'une pièce, s'arrêtèrent comme retenus par une main invisible, et se déversèrent leur repas les uns sur les autres. À l'extérieur, Leeming lâcha son nez. Ses poumons asphyxiés aspirèrent de grandes bouffées d'air pur tandis qu'il sprintait vers l'hélicoptère qui l'avait amené. Lengin était sa seule chance d'évasion, car le baraquement et le village risquaient à tout instant d'être avertis, et il ne pouvait espérer distancer tous ces gens en restant à pied. Ayant atteint l'hélicoptère, il grimpa dedans et verrouilla la porte. Les commandes ne lui posèrent aucun problème, car il avait pris soin de noter leur fonctionnement au cours du vol aller. Toujours essoufflé et les nerfs à vif, il lança le moteur. Les pales se mirent à tourner. Personne n'avait encore émergé de la porte puante qu'il avait utilisée, mais quelqu'un sortit par une autre ouverture située plus loin. Lindividu n'était pas armé et ignorait apparemment que quelque chose d'extraordinaire venait de se produire. Par contre, il savait que l'hélicoptère était tombé en de 178
mauvaises mains. Il hurla et agita les bras tandis que les pales accéléraient. Il plongea dans le bâtiment pour en ressortir, muni d'un fusil. L' hélico effectua ses petits bonds préliminaires, puis s'éleva. Au-dessous, à une centaine de mètres, le fusil claqua comme un pétard. Quatre trous apparurent dans la bulle en plastique. Quelque chose mordit le lobe de l'oreille gauche de Leeming, et le sang coula. Le tachymètre du tableau de bord vola en éclats. Le rotor produisit quelques petits bruits métalliques, mais continua à fonctionner sans défaillance, et l'hélicoptère gagna de la hauteur. Se penchant de côté, Leeming regarda à travers la bulle transpercée. Son assaillant enfonçait frénétiquement un autre chargeur dans son arme. Une nouvelle série de coups de feu se produisit alors que l'appareil se trouvait à près de trois cents mètres et progressait rapidement. Il y eut un petit ping! lorsqu'un éclat de métal se détacha à proximité du rotor contrarotatif, mais ce fut le seul coup au but. Leeming regarda de nouveau vers le bas. Le tireur avait été rejoint par une demi-douzaine d'autres qui regardaient en l'air. Aucun ne tentait plus de tirer, car il était désormais hors de portée. Il les vit se précipiter dans l'entrée non empuantie. Il lui était facile de deviner où ils fonçaient: à la salle de radio. Cette vue fit s'évanouir tout enivrement qu'il ait pu éprouver. Le ciel lui appartenait, mais pas pour longtemps. Restait à savoir si cela lui permettrait de s'éloigner suffisamment pour atterrir et reprendre ses jambes à son cou.
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1 ne faisait guère de doute que son évasion ne serait pas une sinécure. Sous bien des rapports, il tombait de Charybde en Scylla. À pied, dans la forêt, il avait pu se dissimuler, se nourrir et dormir un peu. Maintenant, la planète entière savait, ou ne tarderait pas à savoir, qu'un Terrien était en liberté. Pour rester aux aguets tout en pilotant, il lui fallait des yeux derrière la tête, et même cela ne lui permettrait pas d'échapper à des jets ultrarapides. S'il réussissait à poser son hélico sans se faire voir, il était condamné à vagabonder sur ce monde sans la moindre arme. Il se trouvait loin au-dessus de la forêt dans laquelle il avait erré. Il lui vint à l'esprit que, lorsqu'il avait été capturé et emmené, deux hélicoptères étaient restés garés dans le secteur. Il était possible qu'ils soient partis pour une base inconnue. À moins qu'ils se trouvent toujours là, sur le point de décoller en réponse à un appel radio. Sa vigilance s'accrut encore et il ne cessa de jeter des regards rapides dans toutes les directions tandis que l'hélico avançait en bourdonnant. Au bout de vingt minutes, un petit point s'éleva sur la ligne d'horizon. À cette distance, il était impossible de dire s'il s'agissait d'un hélicoptère, d'un avion à réaction, ou d'autre chose. Son moteur choisit cet instant pour bafouiller et lâcher un mince filet de fumée. Les pales rournoyantes hésitèrent un bref instant et reprirent leur «whoup whoup» régulier. Leeming transpirait d'anxiété en observant le point éloigné. Le moteur rompit de nouveau son rythme et lâcha encore de la fumée. Le point grossissait, mais avançait dans une direction qui n'allait pas droit sur lui. Il s'agissait probablement du rabatteur d'une chasse aérienne qui ne tarderait pas à le débusquer. Le moteur devint alors asthmatique, les pales ralentirent, l'hélico perdit de l'altitude. Une fumée grasse jaillit du rotor en bouffées violentes accompagnées d'une odeur de poisson. Si une balle avait perforé une conduite d'huile, songea-t-il, il n'irait pas loin. Mieux valait donc se poser, tant qu'il gardait encore le contrôle. Il descendit en tournoyant afin de repérer une clairière convenable parmi la masse d'arbres. r.:appareil atteignit trois cents mètres, cent cinquante, 180
mais il n'aperçut toujours aucune trouée. Il ne lui restait plus qu'à utiliser un arbre comme matelas, et prier pour que tout se passe au mieux. Il plaça l'appareil en vol stationnaire et le posa sur un arbre énorme qui avait l'air capable de soutenir une maison. Les apparences se révélèrent trompeuses, car les grosses branches étaient, en fait, très fragiles, et cédèrent sous le fardeau. Accompagné de craquements répétés, l'hélicoptère traversa le feuillage en une suite rapide de haltes et de secousses qui donnèrent à son occupant l'impression de se trouver bloqué à l'intérieur d'un tonneau en train de descendre un escalier plutôt raide. La chute finale fut la plus longue, mais elle se termina dans les buissons épais d'un sous-bois qui absorbèrent le choc. Leeming s'extirpa de l'appareil, une pommette contusionnée et toute son ossature vibrant encore. Il leva les yeux. Il y avait désormais un grand trou dans la végétation, mais il doutait qu'un observateur aérien le remarque, à moins d'évoluer très bas. :Lhélico gisait sur le flanc, les pales tordues formant un angle aigu avec le rotor, des brindilles et de l'écorce collées à leur bord d'attaque. Il fouilla à la hâte la cabine afin de découvrir quelque chose qui puisse lui être utile. Aucune arme. Il trouva cependant, dans la boîte à outils, une sorte de dé anglaise faite d'un métal qui ressemblait au bronze. Il s'en empara en songeant que c'était mieux que rien. Sous les deux sièges arrière, il découvrit des caissons remplis de nourriture extraterrestre. Des trucs bizarres et d'aspect peu appétissant, mais il était si affamé qu'il aurait pu dévorer un bouc crevé couvert de mouches. Il essaya un sandwich rond, fait de ce qui paraissait et avait le goût de pain azyme, avec une couche mince de graisse blanchâtre entre les deux. Tout cela descendit dans son estomac, y demeura et le requinqua. Il était bien possible que la graisse ait été tirée d'un lézard gravide. Il avait dépassé ce stade. Son ventre en redemandait et il mangea encore deux sandwichs. Il y avait une belle pile de ces sandwiches, ainsi qu'un bon nombre de cubes bleu-vert à l'apparence de légumes compressés. Plus une boîte de sciure qui sentait la cacahuète pilée et avait un goût de steak haché et d'algues mélangés. Pour finir, une bouteille en plastique remplie de mystérieuses pastilles blanches. . Ne prenant aucun risque, il balança les pastilles dans les fourrés, mais conserva la bouteille qui lui servirait à transporter de l'eau. La boîte contenant la matière lyophilisée était tout aussi précieuse. Elle était solide, bien conçue, et serait utile pour faire cuire sa nourriture. S'il avait à présent des provisions et une arme primitive, il lui manquait le moyen de les transporter. Il y en avait bien trop pour qu'il puisse les porter dans ses poches. Tandis qu'il réfléchissait à cette question, quelque chose passa en hurlant dans le ciel à huit cents mètres à l'est. Le son venait de mourir lorsque quelque chose fila sur une trajectoire parallèle à huit cents mètres à l'ouest. De toute évidence, la chasse était lancée. Réprimant son impulsion de courir vers un lieu mieux abrité, il prit une sorte de scie dans la boîte à outils et l'utilisa pour récupérer la toile recouvrant
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un siège. Il eut ainsi un excellent sac, peu élégant, sans bride ni poignée, mais qui avait la taille requise. Ille remplit des provisions, inspecta une dernière fois la carlingue de l'hélicoptère et remarqua que son minuscule altimètre était doté d'une loupe. Sa monture était solide, et il lui fallut prendre des précautions pour extraire la lentille sans la briser. Le long du moteur, il découvrit le réservoir du lave-glace. Il s'agissait d'une petite bouteille métallique qui devait contenir un peu plus d'un litre. Il la détacha, la vida et la remplit de carburant puisé au réservoir de l'hélico. Ces dernières acquisitions lui permettraient d'allumer rapidement un feu. Klavith pouvait conserver l'allumoir automatique et le pot de poivre, et s'en servir pour brûler le baraquement si cela lui faisait plaisir. Lui, Leeming, possédait bien mieux. Une loupe ne s'use ni ne s'épuise. Il était si content de son butin qu'il en oublia qu'une loupe ne sert pas à grand-chose pendant la nuit. Maintenant qu'il était fin prêt, il ne s'inquiétait plus des fouinards qui risquaient de repérer la trouée et l'hélicoptère. Vu le temps qu'il leur faudrait pour débarquer des troupes sur les lieux, il pouvait s'enfuir et se perdre dans le dédale de la forêt. La seule chose qui l'inquiétait était la possibilité qu'ils possèdent un animal capable de remonter sa trace. Il n'appréciait guère l'idée d'une pieuvre zangastienne, ou n'importe quoi d'équivalent, en train de le pister et de refermer sur lui l'étreinte de ses tentacules caoutchouteux alors qu'il serait endormi. Il y avait sur Terra certaines grandes gueules qui auraient mérité ce sort, mais eux ne couraient jamais ce genre de risque ... Chargeant sur l'épaule son sac de toile, il quitta les lieux.
À la tombée de la nuit, il avait mis six kilomètres entre lui et l' hélicoptère abandonné. Il n'aurait pu faire mieux s'il l'avait désiré. Les étoiles et les trois lunes minuscules visibles en ce moment ne donnaient pas suffisamment de clarté pour lui permettre de continuer. L'activité aérienne n'avait cessé qu'avec la venue de la nuit. Comme abri, il ne put découvrir mieux qu'une dépression entre d'énormes racines d'arbres. Avec des rochers et de la terre, il bâtit un écran suffisant pour dissimuler le feu aux regards de toute personne à terre à sa recherche. Cela fait, il accumula un beau tas de brindilles sèches, de copeaux de bois et de feuilles. C'est alors qu'il se rendit compte qu'il ne pouvait allumer le feu. La loupe ne servait à rien dans la nuit. Il se lança dans une belle kyrielle de jurons inspirés, puis se mit en quête d'un bout de bois pointu. Ille frotta vigoureusement dans la fente d'une souche. De la sciure s'amoncela tandis qu'il frottait de toutes ses forces. Il lui fallut vingt-sept minutes d'efforts continus avant qu'apparaisse un filet de fumée. Il introduisit rapidement une écharde imprégnée de carburant au milieu de l'étincelle ténue, et elle s'enflamma aussitôt. Cette vision lui donna une impression de triomphe comparable à ce qu'il aurait ressenti en gagnant la guerre à lui tout seul. Il alimenta son feu avec soin. Ses craquements et son éclat lui furent d'un grand réconfort dans sa solitude. Vidant le composé de steak à l'algue sur 182
une feuille brillante de la taille d'une moitié de drap, il remplit la boîte d'eau aux trois quarts et la plaça sur le feu. Il ajouta à l'eau un cube de légumes et une petite quantité de la matière étendue sur la feuille, et espéra qu'il en résulterait une soupe chaude et nourrissante. Tandis que cuisait sa mixture extraterrestre, il ramassa encore de quoi entretenir le feu, entassa le tout à proximité, s'assit près des flammes et mangea un sandwich au gras. Après que la soupe eut bouillotté un certain temps, il la laissa refroidir afin de pouvoir la boire à même la boîte. Lorsqu'il finit par la goûter, elle se révéla bien meilleure qu'il l'escomptait, épaisse avec un arrière-goût de champignon. III 'absorba en totalité, lava la boîte dans un cours d'eau voisin, la sécha au feu et la remplit de nouveau, avec précaution, de la poudre qu'elle contenait auparavant. Il choisit ensuite les plus belles bûches, les disposa sur les flammes pour qu'elles durent le plus longtemps possible, et s'allongea à proximité de la chaleur. Il avait l'intention de passer une heure ou deux à méditer sur sa situation et à élaborer des plans. Mais la chaleur apa1sante et sa panse pleine 1'endormirent en cinq minutes. Étendu dans la jungle, le grand arbre l'abritant de ses racines gigantesques, le feu crépitant à ses pieds, il dormit avec force ronflements, du plus profond et du plus long des sommeils qu'il ait jamais connus. Au lever du soleil, il déjeuna d'une autre boîte de soupe et d'un sandwich. Il piétina les restes de son feu, ramassa ses affaires et se dirigea vers le sud. Cette direction devait l'éloigner du centre de la poursuite et, à son grand regret, également mettre des kilomètres entre lui et la cachette de nourriture terrienne. D'un autre côté, ce périple devait l'amener à proximité de la ceinture équatoriale où il avait aperçu trois astroports lors de sa reconnaissance spatiale. Là où il y a des ports, il y a des vaisseaux. Il continua toute la journée à cheminer péniblement vers le sud. Une demi-douzaine de fois, il s'abrita brièvement lorsque des appareils le survolèrent. Au crépuscule, il se trouvait toujours dans la forêt et l'on avait cessé de le chercher du haut des airs. La nuit fut semblable à la précédente; même regret d'avoir perdu ses couvertures, mêmes difficultés à allumer le feu. Assis auprès des flammes apaisantes, les entrailles bien garnies et les jambes profitant d'un repos bien gagné, il ressentait une vague surprise devant l'arrêt de la poursuite pendant la nuit. Bien que son feu soit invisible pour un observateur à terre, il le dénonçait malheureusement à partir des cieux, et il ne pouvait espérer l'éteindre avant qu'il soit trop tard. Le jour suivant se passa sans incident. L'activité aérienne paraissait avoir cessé pour de bon. Du moins, aucun avion ne vint-il de son côté. Pour quelque raison qu'ils étaient seuls à connaître, ils devaient sans doute concentrer leurs recherches sur un autre point. Il parcourut une bonne distance et, lorsque le soleil fut au zénith, utilisa sa loupe pour allumer un feu sans fumée et se préparer un autre repas. Il mangeait toujours bien, puisque la nourriture extraterrestre, insipide mais satisfaisante, n'avait sur lui aucun effet indésirable. Il vérifia ce qui lui restait et vit qu'il en avait encore assez pour cinq ou six jours. 183
Au milieu de .l'après-midi du troisième jour, il atteignit la limite méridionale de la forêt et se trouva devant une large route. Au-delà s'étendait une plaine cultivée parsemée de divers bâtiments qu'il supposa être des fermes. À environ six kilomètres s'élevait un amas de bâtiments en pierre entourés d'un mur élevé. À cette distance, il ne put déterminer s'il s'agissait d'une forteresse, d'un hôpital, d'une prison, d'un hôpital psychiatrique, d'une usine protégée par une barrière de sécurité, ou de quelque chose d'inconcevable que les Zangastiens préféraient abriter de la curiosité publique. Quoi que ce soit, son apparence était menaçante. Son intuition lui souffla de s'en tenir à l'écart. Reculant à deux cents mètres dans la forêt, il découvrit un trou bien abrité, s'assit sur un rondin et révisa ses plans. Face à une plaine qui s'étendait aussi loin que portait le regard, couverte d'habitations dispersées, des villes et des villages se trouvant probablement derrière la ligne d'horizon, il était évident qu'il lui était désormais impossible d'avancer en plein jour. Sur une planète peuplée d'espèces de lézards trapus, un Terrien rose et mince était aussi discret qu'un panda géant à un concile. Il serait capturé sur-le-champ, en particulier si la radio et la vidéo avaient diffusé sa description en annonçant qu'il était recherché. La Ligue comprenait une vingtaine d'espèces dont la majorité des Zangastiens n'avaient jamais vu la moitié. Mais ils avaient une vague idée de ce à quoi ressemblaient leurs partenaires et ils sauraient reconnaître un Terrien en fuite dès qu'ils le verraient. Il avait très peu de chances de tromper ses ravisseurs en prétendant être un allié peu connu. Même s'il pouvait convaincre quelques paysans, ils ne manqueraient cependant pas de le remettre aux autorités. Jusqu'alors, la forêt l 'avait ennuyé avec son interminable défilé d 'arbres, son caractère primitif, son silence, son absence apparente de vie. IlIa considérait, maintenant, comme un asile qu'il allait perdre. Il lui faudrait désormais marcher de nuit et dormir de jour... s'il parvenait à trouver des endroits convenables pour dormir. C'était là une perspective peu réjouissante. Mais l'issue était claire. S'il voulait atteindre un astroport et voler un vaisseau, il devait continuer à avancer quel que soit le terrain, et sans tenir compte des risques. L'autre possibilité se réduisait à demeurer dans la forêt, à vivre de rapine, et à mener une existence d'ermite jusqu'à son dernier souffle. Il restait plusieurs heures avant la fin de l'interminable journée. Il décida de manger et de dormir avant la tombée de la nuit. En conséquence, il alluma un petit feu avec sa loupe, se concocta une boîte de soupe chaude et avala deux sandwichs. Il se recroquevilla ensuite dans un rouleau d'énormes feuilles et ferma les yeux. Le soleil était confortablement chaud et il se laissa aller à un sommeil réparateur. Une demi-douzaine de véhicules passèrent avec un bruit de ferraille sur la route voisine. Réveillé en sursaut, il les injuria avec passion, referma les yeux et essaya de retrouver le sommeil. Il ne fallut pas longtemps avant que le trafic le dérange de nouveau. Cela continua jusqu'à l'apparition des étoiles et de deux des petites lunes, qui jetaient une lumière sépulcrale sur le paysage. Debout à l'ombre 184
d'un arbre qui surplombait la route, il attendit que les autochtones veuillent bien aller se coucher, si tant est qu'ils se couchaient et ne s'accrochaient pas aux. chevrons de leurs maisons, la tête en bas, comme des chauves-souris. Quelques camions légers passèrent. Ils avaient des phares orange et émettaient de petites bouffées de fumée ou de vapeur blanche. Ils produisaient le bruit de locomotives miniatures. Leeming en déduisit qu'ils marchaient à la vapeur, probablement avec une sorte de cocotte-minute chauffée au bois. Mais il n'avait aucun moyen de s'en assurer. En temps normal, il se serait pas mal moqué de la façon dont fonctionnaient les camions zangastiens. Mais c'était, en l'occurrence une question importante. L'occasion pouvait se présenter de voler un véhicule pour se rendre là où il le désirait. Et, en tant que spécialiste en pilotage spatial, il n'avait pas la moindre idée de la façon dont fonctionnait un moteur à vapeur. En fait, même sous la menace d'un millier de coups de fouet, il serait incapable de monter sur une bicyclette ... Tandis qu'il ruminait sur les lacunes de son éducation, il lui vint à l'esprit qu'il avait eu la bêtise d'espérer avancer furtivement de nuit pour voler une voiture ou un camion. L'homme d'action crée sa chance, et ne reste pas assis dans son coin à prier quielle tombe à ses pieds. Se morigénant, il chercha dans la semi-obscurité un beau caillou bien rond, de la taille d'un poing. Il attendit ensuite sa victime. Le premier véhicule à apparaître roulait dans la mauvaise direction et se trouvait de l'autre côté de la route. Une heure s'écoula presque avant l'arrivée de deux autres, à la file, toujours du mauvais côté. En face de lui, il n'y avait ni arbres, ni buissons, ni aucune autre cachette possible. Il ne lui restait plus qu'à prendre son mal en patience. Après ce qui lui parut une éternité, une paire de phares orange brilla au loin et fonça sur lui. Tandis que la lumière devenait plus éblouissante, l'impatience tendait ses nerfs. Au bon moment, il jaillit de derrière son arbre, lança son caillou et replongea dans les ténèbres. Dans sa hâte et sa surexcitation, il rata son coup. Le caillou passa à deux mètres du pare-brise et claqua sur la route. N'ayant que vaguement aperçu une silhouette gesticulante, le chauffeur continua gaiement son chemin, inconscient d'avoir échappé à une attaque. Lâchant quelques remarques plus violentes que concluantes, Leeming récupéra son caillou et reprit sa veille. Le camion suivant apparut au même moment qu'un autre qui se dirigeait en sens inverse. Il resta dissimulé derrière son arbre. Les deux véhicules se croisèrent pratiquement en face de sa cachette. Jurant à l'adresse des deux faisceaux lumineux qui rétrécissaient, il reprit sa position. La circulation était réduite à cette heure de la nuit, et il fallut encore un bon moment avant que d'autres phares apparaissent dans les ténèbres, de son côté de la route. Cette fois-ci, il réagit avec plus de prudence et visa mieux. Un saut rapide, il lança le caillou, et bondit en arrière. 185
Il en résulta un « whoup» sourd lorsque le trou se forma dans le plastique transparent. Une voix gutturale lança quelque chose à propos d'une patte de dinde - quelque juron du coin. Le camion roula encore pendant cinquante mètres, puis s'arrêta. Une silhouette trapue s'arracha à la cabine et courut vers l'arrière, avec la certitude d'avoir heurté un objet quelconque. Leeming, qui avait anticipé la scène, l'attendait avec la clé à mollette. Le chauffeur ne le vit même pas. Il arriva derrière le camion, l'outil s'abattit sur son crâne et il s'affala sans un bruit. Pendant un horrible instant, Leeming craignit d'avoir tué le malheureux. Non qu'un Zangastien de plus ou de moins compte beaucoup dans le contexte général, mais il lui fallait considérer sa propre situation. Même les Terriens se montraient peu miséricordieux envers les prisonniers qui assassinaient au cours d'une évasion. Mais la victime émit des gargouillements de truie en gésine: elle était toujours en vie. Après l'avoir tirée dans le fossé, Leeming la fouilla et ne découvrit rien qui en vaille la peine. La liasse de papier-monnaie n'avait aucune valeur pour un Terrien, qui n'aurait aucune occasion de le dépenser. C'est alors qu'un long camion-citerne apparut en grondant. Ses doigts crispés sur sa clé, Leeming le regarda approcher, prêt à combattre ou à s'enfuir, suivant les circonstances. Mais le lourd véhicule passa sans s'intéresser au camion arrêté. Grimpant dans la cabine, Leeming regarda autour de lui et découvrit que l'engin ne marchait pas à la vapeur comme il le redoutait. Le moteur tournait toujours, mais il n'y avait aucune chaudière ou quoi que ce soit qui y ressemble. Un indice de la source d'énergie était la forte odeur d'alcool mélangé à un liquide aromatisé. À titre d'essai, il appuya sur un bouton du tableau de bord. Les phares s'éteignirent. Il appuya de nouveau et ils se rallumèrent. Un autre bouton produisit vers l'avant un miaulement aigu très réussi. Le troisième n'eut aucun effet: il supposa que c'était le starter. Après quelques hésitations, il apprit que l'unique pédale était le frein et que le levier qui se trouvait au volant faisait avancer ou reculer l'engin à une vitesse proportionnelle à l'inclinaison. Aucun signe de démarreur, de levier de changement de vitesse, de réglage de l'intensité des phares ou de frein à main. L'ensemble donnait une étrange impression d'ultramoderne mêlé à de l'antique. S'étant assuré de sa capacité à conduire, il poussa le levier. Le camion se mit à rouler, accéléra légèrement et atteignit une vitesse modérée. Une nouvelle poussée sur le levier, et la vitesse augmenta. La forêt filait à sa gauche, la plaine à sa droite, et la route était une bande jaune qui glissait sous le capot. Ah! quelle belle vie! Se décontractant, très à l'aise, il entonna une chanson grivoise. La route bifurquait. Sans hésiter, il s'élança vers le sud. La route lui fit traverser un village aux maisons éparses où il aperçut peu de lumières. Il atteignit la campagne avoisinante et se retrouva sur une route qui coupait tout droit à travers la plaine. Les cinq lunes se trouvaient maintenant dans le ciel, et le paysage paraissait réellement fantomatique et menaçant. Poussant encore le levier de quelques degrés, il fonça en avant. 186
Au bout d'environ cent vingt kilomètres, il passa à côté d'une grande ville, rencontra une circulation insignifiante et continua tranquillement à rouler. Il longea ensuite un mur de pierre élevé entourant un groupe de bâtiments qui ressemblaient à ceux qu'il avait aperçus auparavant. Levant les yeux, il essaya de distinguer des gardes arpentant le sommet de l'enceinte, mais il était impossible d'y parvenir sans arrêter le camion et en sortir. Il ne le désirait pas et préféra rouler aussi vite et aussi loin que possible tant qu'il en avait le loisir. Il y avait plusieurs heures qu'il conduisait à toute allure, lorsqu'une traînée de feu s'épanouit dans les cieux et se faufila entre les étoiles, telle une plume rouge. Il vit la plume former un angle très aigu, grossir et briller davantage en descendant. Un vaisseau qui atterrissait. Légèrement à sa gauche et loin derrière la ligne d'horizon devait se trouver un astroport. Il y avait peut-être à proximité un vaisseau approvisionné qui n'attendait que lui. Cette perspective lui fit venir l'eau à la bouche. Le moteur tournant toujours rondement, le camion frôla l'orée d'une autre grande forêt. Ille nota mentalement, de crainte d'avoir à abandonner sous peu son véhicule et à prendre une fois de plus ses jambes à son cou. Après ses expériences précédentes, il sentait croître en lui une forte affection pour les forêts. Sur un monde hostile, c'était le seul endroit susceptible de lui offrir anonymat et liberté. La route tournait graduellement vers la gauche et le rapprochait de plus en plus de ce qui devait être un astroport. Le camion traversa rapidement quatre petits villages, tous silencieux, sombres et profondément endormis. Un nouvel embranchement et, cette fois-ci, il se trouva face à un dilemme. Quelle était la route qui le mènerait vers les vaisseaux? À proximité se dressait un panneau rédigé en des caractères étrangers qui n'avaient pour lui aucune signification. Il arrêta le camion, en sortit et examina les routes possibles dans la lumière insuffisante. Celle de droite semblait la plus utilisée s'il en jugeait d'après l'état de son revêtement. Il tourna donc à droite. Le temps s'écoulait si lentement qu'il commençait à croire qu'il avait commis une erreur, lorsqu'un rougeoiement ténu apparut devant lui. Il surgissait d'une élévation de terrain et ne cessait de croître. Il escalada la pente, atteignit le sommet et aperçut, dans un vallon, une batterie de projecteurs qui illuminaient des bâtisses, des emplacements en béton, des fosses de décollage, et quatre vaisseaux épais dressés sur leurs ailerons de queue.
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1aurait dû se sentir fou de joie. Mais c'est une impression de lassitude et de sombre pressentiment qui l'envahit. Une évasion pure et simple ne pouvait être aussi facile qu'il l'avait prévu: il y aurait obligatoirement des anicroches. Dirigeant le camion vers le bord de la route, il freina et éteignit ses phares. Puis il examina plus soigneusement les lieux. À cette distance, les quatre vaisseaux semblaient trop gros pour des éclaireurs, et trop petits et démodés pour des vaisseaux de guerre. C'étaient plus probablement des cargos, sans doute des tramps. En supposant qu'ils étaient en bon état et prêts au décollage, il n'était pas impossible à un pilote déterminé et expérimenté de s'emparer seul de l'un d'eux. Mais il fallait que ce dernier soit doté d'un pilote automatique. Sans l'aide de celui-ci, Leeming mourrait d'épuisement bien avant d'arriver où que ce soit. Ce problème ne s'appliquait pas aux vaisseaux éclaireurs, car ces engins monoplaces devaient être robotisés. Il estima qu' il s'agissait de petits navires marchands qui possédaient normalement un équipage de douze hommes, voire de vingt. En outre, il avait aperçu un appareil en train de se poser - donc l'un des quatre au moins n'avait pas été approvisionné et n'était pas prêt à s'envoler. Aucun moyen de déterminer lequel était arrivé le dernier. Mais un tiens vaut mieux que dix tu l'auras. Dans sa profession, la vue d'un vaisseau spatial en attente était irrésistible. Sa répugnance à se séparer du camion jusqu'au dernier moment, plus son audace naturelle, le convainquirent de ne pas tenter de se glisser sur l'astroport bien éclairé et d'atteindre à pied le vaisseau. Mieux valait prendre l'ennemi par surprise, foncer hardiment sur les lieux, se garer à côté d'un vaisseau et escalader son échelle avant qu'ils aient eu le temps de reprendre leurs esprits. Une fois à l'intérieur de l'appareil, le sas verrouillé, il serait relativement en sécurité. Il leur faudrait bien plus longtemps pour l'en déloger qu'il lui en faudrait pour maîtriser ces commandes étrangères et se préparer à décoller. Il serait enfermé dans une véritable forteresse de métal dont le premier souffle 188
des propulseurs nettoierait le secteur dans un rayon de deux cents mètres. La seule façon de le contrer serait de faire appel à l'artillerie lourde et de trouer ou de renverser le vaisseau. Mais le temps qu'ils amènent leur grosse artillerie, il serait déjà en train .de traverser l'orbite de la lune la plus proche. Il se consola avec ces pensées tout en manœuvrant le camion sur la route et en le lançant en avant, sachant pertinemment que c'était là une folle entreprise. Il avait de grandes chances de tomber sur une fusée à court de carburant et incapable de décoller. Dans ce cas-là, il suffirait aux Zangastiens d'attendre tranquillement qu'il se rende ou qu'il meure de faim. Ils ne seraient pas assez longs à la détente pour lui permettre de changer d'appareil. Roulant bruyamment sur la descente, le camion prit un large virage et fonça sur la porte principale de l'astroport. Elle se trouvait en partie close, avec un espace d'un mètre au milieu. Une sentinelle armée se tenait d'un côté et, derrière elle, un petit poste abritait le reste de la garde. Al'apparition du camion qui se ruait vers elle, la sentinelle resta bouche bée et réagit de la façon typique des gens éloignés des zones de combat. Au lieu de pointer son arme pour les sommations d'usage, elle sauta sur la route et s'affaira frénétiquement à ouvrir la grille. La moitié sur laquelle elle tirait s'ouvrit juste à temps pour permettre au camion de passer à toute allure sans toucher l'autre battant. La sentinelle n'apprécia pas du tout que le chauffeur ait omis de lui dire « Bonjour» ou «Va te faire voir! », ou une autre courtoisie de cet acabit. Brandissant son fusil, elle réalisa une danse guerrière maladroite et hurla des remarques chargées de vitriol. Se concentrant sur son volant à l'exclusion de toute autre chose, Leeming parcourut à fond de train le périmètre cimenté au centre duquel se trouvaient parqués les vaisseaux. Un flot de per1ionnages genre lézard durent s'écarter précipitamment de son chemin pour échapper à la mort. Plus loin, un long semi-remorque chargé de bombonnes de carburant se glissa hors d'un hangar et s'arrêta au beau milieu de la route. Le chauffeur sauta de son siège tandis que Leeming braquait en catastrophe et manquait de se retourner. Choisissant le vaisseau le plus éloigné - que l'ennemi mettrait donc le plus de temps à atteindre - Leeming freina et s'arrêta auprès de ses ailerons de queue, sauta de la cabine et leva les yeux. Aucune échelle. Contournant la base, il en découvrit une de l'autre côté et l'escalada, tel un singe effrayé. e' était comme d'escalader une cheminée d'usine. À mi-chemin, il fit une pause pour reprendre son souffle et regarda alentour. Rapetissées par l'éloignement et la hauteur, une centaine de silhouettes couraient dans sa direction. Ainsi que quatre camions et ce qui ressemblait à une voiture blindée. Il reprit son ascension, aussi vite que possible mais avec précaution, car il était à présent si haut qu'une glissade lui aurait été fatale. Son anxiété s'accrut lorsqu'il approcha du sas situé au sommet. Encore quelques secondes, et il serait hors de portée. Mais ils le savaient également, et ils risquaient de se mettre à le canarder tant qu'ils le pouvaient encore. Dans un dernier effort, son estomac se contracta à la pensée d'une ultime balle labourant son corps. Ses mains saisirent à la suite une demi-douzaine
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d'échelons et atteignirent le bord du sas. C'est alors que sa tête heurta une barre de métal inattendue. Surpris, il leva les yeux et se retrouva en train de regarder droit dans le canon d'un fusil. - Shatsi! lui ordonna le propriétaire du fusil en faisant avec un geste menaçant. Amash! Pendant un instant d'affolement, Leeming songea à se tenir d'une main et à attraper de l'autre les pieds de son adversaire. Il se souleva dans cette intention. Ou bien l'autre individu était impatient, ou bien il devina son intention, car il martela les doigts de Leeming du canon de son fusil. -Amash! Shatsi ... amash! Lentement, à contrecœur, Leeming redescendit l'échelle. Son désespoir s'assombrissait davantage à chaque échelon. Être attrapé au début de la poursuite était une chose. Mais se faire prendre juste à la fin, à deux doigts du succès, c'était autre chose. Par les cornes du diable! Il s'en était presque tiré, et il n'en était que plus amer. Dorénavant, ils le ligoteraient soigneusement et doubleraient les gardes. Même si, en dépit de ces précautions, il s'échappait de nouveau, ses chances d'évasion totale seraient trop minces pour être prises en considération. S'il y avait un garde armé à l'intérieur de chaque vaisseau, il introduirait la tête dans un piège, chaque fois qu'il la glisserait à l'intérieur d'un sas. À première vue, il se trouvait coincé sur cette sale planète jusqu'à ce qu'une unité d'assaut terrienne la capture ou que la guerre finisse, deux événements qui pouvaient très bien ne se produire que dans deux siècles. Il posa le pied sur le béton du tarmac et se retourna en s'attendant à recevoir un coup de pied dans l'estomac ou un direct en pleine figure. Cependant, il se trouva face à un groupe marmonnant mais éberlué qui comprenait un officier dont l'attitude laissait entendre qu'il était plus époustouflé qu'en proie à une crise de rage. Gratifiant Leeming d'un regard glacial, l'officier lâcha un flot de caquetage qui se termina sur un ton inquisiteur. Leeming écarta les bras en s'efforçant de prendre l'air contrit. L'officier hurla en direction de la foule. Quatre gardes armés en émergèrent, poussèrent le prisonnier dans la voiture blindée, claquèrent et verrouillèrent la porte, et démarrèrent. À la fin de la promenade, ils le fourrèrent dans l'arrière-salle d'une maison de pierre en compagnie de deux gardes, les deux autres demeurant à l'extérieur. Assis sur une chaise basse et dure, il soupira et fixa le mur pendant deux heures, d'un air morne. Les gardes, accroupis, l'observaient sans plus d'expression qu'un couple de serpents, et sans piper mot. Au bout de ce laps de temps, un soldat apporta de la nourriture et de l'eau. Leeming les ingurgita en silence et étudia le mur pendant encore deux heures. Cependant, ses pensées tournoyaient. Il décida qu'à l'évidence ces gens-là ne se rendaient pas compte de ce qu'ils avaient attrapé. Leur attitude prouvait qu'ils étaient loin de savoir qu'ils tenaient un Terrien. Dans une certaine mesure, c'était excusable. Du côté unioniste de la guerre, se trouvait une fédération de treize formes de vie, dont quatre 190
humanoïdes et trois quasi humanoïdes. La Ligue consistait en un agglomérat précaire d'au moins vingt formes de vie dont trois étaient humanoïdes. En attendant des renseignements des autorités, ces pseudo-reptiles ne distinguaient pas un ennemi d'un allié. Il n'en restait pas moins qu'ils ne prenaient aucun risque, et Leeming s'imaginait facilement ce qui se passait tandis qu'il restait assis sur son postérieur. L'officier saisissait son téléphone - ou ce qui en tenait lieu - et appelait la ville de garnison la plus proche. Le plus haut gradé en référait alors au quartier général militaire. Là -1 'alerte de Klavith aurait alors été classée et oubliée -, un ponte à dix étoiles transmettait un message demandant aux trois alliés humanoïdes s'ils avaient perdu un éclaireur dans la région. Lorsqu'on leur répondrait « non», les gars du coin se rendraient compte qu'un oiseau rare s'était aventuré au cœur de l'Empire. Cela ne leur plairait pas du tout. L'arrière-garde jouit de la gloire et non des soucis, et tient à ce qu'il en reste ainsi. L'intrusion d'un ennemi là où il n'a rien à faire perturbe le cours normal des événements. D'autre part, de leur point de vue, là où un ennemi peut s'introduire, toute une armée peut suivre, et il est désagréable de se faire prendre par-derrière. Lorsque la nouvelle aurait circulé, Klavith arriverait au galop pour rappeler à tout le monde que ce n'était pas la première fois qu'il était capturé, mais la deuxième. Qu'allaient-ils faire de lui? Il n'en était pas sûr car il ne leur avait pas donné le temps d'y réfléchir jusqu'à présent. Il était douteux qu'ils le fusillent sur-le-champ. S'ils étaient suffisamment civilisés, ils l'interrogeraient, puis l'emprisonneraient à vie. Sinon, ils feraient appel à Klavith, ou à tout allié capable de parler terrien, qui soustrairait au prisonnier, par de cruelles et sanglantes méthodes, la moindre information en sa possession. À l'aube des temps, alors que les conflits se limitaient à une planète, il existait un système de protection connu sous le nom de Convention de Genève. On avait organisé des inspections de camps de prisonniers, remis quelques lettres de la famille et fourni des colis de provisions qui avaient maintenu en vie plus d'un captif, qui serait mort autrement. Il n'y avait rien de tel désormais. Un prisonnier possédait deux formes de protection: ses propres ressources et la capacité des siens à user de représailles envers leurs prisonniers. La dernière solution était une menace plus potentielle que réelle. On ne peut exercer de représailles si l'on ne sait pas qu'il y a mauvais traitement de l'autre côté. La journée s'avançait. Les gardes changèrent à deux reprises. On lui apporta encore de l'eau et de la nourriture. L'unique fenêtre finit par annoncer l'approche de la nuit. Jetant un coup d'œil furtif à la fenêtre, Leeming décida que ce serait du suicide de s'y précipiter sous la menace de deux fusils. Elle était petite, élevée, étroite. Qu'il regrettait de ne plus posséder son pistolet-puant! Le premier devoir d'un prisonnier est de s'échapper. Ce qui veut dire qu'il doit prendre son mal en patience jusqu'à ce que se présente une occasion qu'il saisira et exploitera au maximum. Il l'avait déjà fait une fois 191
et il devait recommencer. S'il n'existait aucun moyen d'évasion réelle, il lui faudrait en fabriquer un. L'avenir s'annonçait sombre, et ne tarderait pas à s'assombrir davantage. Si seulement il avait pu parler la langue locale, ou toute autre langue de la Ligue, il aurait réussi à convaincre le linguiste Klavith lui-même que le noir était blanc. L'impudence rapporte beaucoup. Il aurait pu poser son vaisseau spatial et, grâce à des paroles mielleuses, une assurance illimitée et une pointe d'arrogance, les persuader de réparer le revêtement de ses propulseurs et saluer son départ par des acclamations, sans qu'ils soupçonnent le moins du monde qu'on les avait amenés à apporter aide et assistance à l'ennemi. Un rêve aussi fabuleux que vain. L'impossibilité de communiquer dans aucune des langues de la Ligue avait étouffé dans l'œuf tout plan semblable. Impossible de faire croire à une poire qu'il vous offre son pantalon, en lui lançant des sons incompréhensibles. Il lui fallait attendre une autre occasion sur laquelle il sauterait, promptement et hardiment ... s'ils étaient assez idiots pour lui donner cette nouvelle chance. Jaugeant ses gardes de la même manière qu'il l'avait fait pour l'officier, les premiers soldats qui l'avaient arrêté et Klavith lui-même, il n'estima pas que cette espèce comptait les plus brillants cerveaux de la Ligue. Mais, avec leurs épaules larges et leur sale gueule, ils n'en étaient pas moins bons pour jeter quelqu'un au trou et l'y laisser très, très longtemps. En fait, c'étaient des geôliers-nés. Il demeura quatre jours dans cette maison, mangeant et buvant à intervalles réguliers, dormant la moitié de chaque nuit, cogitant pendant des heures et jetant fréquemment à ses gardes impassibles des regards enflammés. Il concocta mentalement, examina puis rejeta mille manières de regagner sa liberté, la plupart spectaculaires et chimériques. Il alla une fois jusqu'à essayer de plonger les gardes dans une hypnose profonde, les fixant jusqu'à ce que ses prunelles lui paraissent bloquées pour toujours. Ils n'en furent pas incommodés le moins du monde. Ils avaient la capacité reptilienne de demeurer immobiles et de forcer quiconque à baisser les yeux, jusqu'à la Fin des Temps si nécessaire. Au milieu de la matinée du quatrième jour, l'officier fit son apparition, cria: «Amash!Amash!» et fit un geste en direction de la porte. Son ton et son attitude étaient très nettement désagréables. Manifestement, quelqu'un l'avait reconnu comme étant le salopard de l'Union. Quittant son siège, Leeming sortit, accompagné par les gardes, l'officier sur leurs talons. Une voiture en forme de boîte attendait sur la route. On le propulsa dedans et on l'enferma. Deux gardes se postèrent sur la plate-forme arrière, appuyés contre les portes et agrippés à la rampe. Un troisième rejoignit le chauffeur à l'avant. Le voyage dura treize heures, dont le prisonnier passa la totalité à être secoué dans tous les sens et dans une obscurité complète. Quand enfin la voiture s'arrêta, Leeming avait inventé un nouveau gros mot. Il l'utilisa dès que la porte arrière s'ouvrit. 192
-Tétardeau ... enk? grogna-t-il. Enk? Le garde n'apprécia pas cette contribution étrangère au vocabulaire injurieux. -Amash! gueula-t-il en le poussant brutalement. " Leeming amasha de mauvaise grâce. Il aperçut de hautes murailles se découpant dans la nuit, et une zone de lumière brillante en hauteur. On lui fit alors traverser un portail en métal et il se retrouva dans une grande pièce. Un comité de réception, composé de six types patibulaires, l'y attendait. L'un" d'eux signa un papier que lui avait présenté l'escorte. Les gardes se retirèrent, la porte se referma, et les douze yeux fixèrent le nouvel arrivant avec un manque total d'aménité. L'un des individus déclara quelque chose d'une voix autoritaire et lui ordonna avec force gestes de se déshabiller. Leeming le traita de tétardeau puant, conçu dans des marais nauséabonds. Cela ne servit à rien. Ils s'emparèrent de sa personne, le dévêtirent et fouillèrent le moindre centimètre de ses vêtements, portant tout particulièrement leur attention sur les coutures et les doublures. Ils avaient la technique d'experts bien entraînés, sachant exactement ce qu'ils recherchent et où le rechercher. Aucun ne fut le moins du monde intéressé par son physique étranger, bien qu'il pose dans la tenue d'Adam. Tout ce qu'il possédait fut mis de côté et ses vêtements lui furent relancés. Il se rhabilla tandis qu'ils examinaient leur butin et ne cessaient de marmonner entre eux. Assurés que leur prisonnier ne possédait plus désormais que ce qu'il lui fallait pour cacher sa pudeur, ils le menèrent à une autre porte, lui firent monter un escalier en pierre épaisse, longer un couloir, et l'introduisirent dans une cellule. La porte se referma avec un bruit de jugement dernier. Dans les ténèbres de la nuit, huit petites étoiles et une lune minuscule scintillaient à travers une ouverture dotée de nombreux barreaux et haut placée sur l'un des murs. Une lueur jaunâtre brillait à l'extérieur et se reflétait au bas de la fenêtre. Leeming trouva à tâtons un banc en bois placé contre le mur. Il bougea lorsqu'il l'attira vers lui. Ille porta sous l'ouverture, monta dessus, mais découvrit qu'il s'en fallait d'une soixantaine de centimètres pour qu'il puisse voir dehors. Il parvint avec peine à l'appuyer en longueur contre le mur, remonta prudemment et jeta un coup d'œil entre les barreaux. Douze mètres plus ba~, il put contempler un espace pavé, large de cinquante mètres, s'étendant hors de vue à gauche comme à droite. Au-delà, un mur de pierre lisse s'élevait jusqu'à sa hauteur. Le faîte du mur formait un angle d'environ soixante degrés très net et, vingt-cinq centimètres plus haut, passaient des fils de fer non barbelés. Au-delà de son champ de vision, apparaissaient de puissants faisceaux lumineux qui éclairaient violemment tout le secteur situé entre la prison et le mur extérieur, ainsi qu'une zone de mêmes dimensions au-delà du mur.
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Aucun signe de vie. Rien que le mur, les projecteurs, la nuit omniprésente et les étoiles lointaines. -Je suis donc en taule, dit-il. Voilà qui arrange tout. Il sauta sur le sol, et cette légère poussée fit tomber le banc avec un craquement sonore. C'était comme s'il avait trouvé une fusée et avait traversé le plafond. Des pieds galopèrent dans le couloir et une lampe apparut dans un judas qui s'ouvrit soudain dans la porte métallique. -Rech invigia,jnoudchou!lui cria le garde. Leeming le traita de tétardeau à pieds plats et à cul de canard, et ajouta six autres mots plus conventionnels mais toujours efficaces. Le judas se referma brutalement. Il s'allongea sur le banc peu confortable et tenta de s'endormir. Une heure plus tard, il donnait dans la porte des coups de pied à tout casser et, lorsque le judas s'ouvrit, il déclara très calmement: -fnoudchou toi-même! Après quoi, il put dormir. Le petit déjeuner était constitué par un bol tiède d'un grain qui ressemblait à du millet réduit en compote, et par une cruche d'eau. Tous deux furent servis avec dédain et mangés avec dégoût. Ce n'était pas aussi bon que la mixture étrange dont il avait vécu dans la forêt. Bien sûr, il n'avait pas alors de rations de forçat. Il mangeait les repas de quelque infortuné équipage d'hélicoptère. Un peu plus tard, un individu aux lèvres minces arriva en compagnie de deux gardes. Au moyen d'une série de gestes compliqués, il expliqua que le prisonnier devait apprendre un langage civilisé et, qui plus est, l'apprendre vite, sinon ... Son éducation allait commencer sur-le-champ. Étonné de cette nécessité, Leeming demanda: - Et le major Klavith ? -Nécassé? - Pourquoi Klavith ne se chargerait-il pas de la discussion? Il est devenu muet, ou quoi? Lautre parut comprendre. Avec l'index, il donna une série de petits coups dans l'air en un mouvement balayant, et il répondit: -Klavith ... gros, gros, gros! -Hein? -Klavith ... gros, gros, gros! Il se tapa plusieurs fois sur la poitrine, fit semblant de s'écrouler sur le sol et parvint à lui faire comprendre que Klavith avait rendu l'âme grâce à une aide très officielle. -Bordel de Dieu! dit Leeming. Lair très homme d'affaires, le professeur sortit un tas de livres d'enfants illustrés et s'attela à sa tâche tandis que les gardes s'affalaient contre le mur, l'air de crever d'ennui. Leeming coopéra de la façon dont on doit le faire avec l'ennemi, c'est-à-dire qu'il comprit tout de travers, commit sans cesse des erreurs de prononciation, et n'omit rien qui puisse prouver qu'il était, du point de vue linguistique du moins, véritablement retardé. 194
La leçon se termina à midi et fut fêtée par l'arrivée d'un nouveau bol de gruau contenant un gros morceau d'une substance filandreuse et caoutchouteuse qui ressemblait à l'arrière-train d'un rat. Il avala le gruau, suçota la portion d'animal et reposa le bol. Puis il médita sur la signification de la décision de lui apprendre à parler. En se débarrassant du malheureux Klavith, ils étaient devenus les victimes de leur propre cruauté. Ils avaient privé leur planète de la seule personne parlant le cosmoglotte. Il y en avait probablement d'autres, stationnées sur des mondes alliés, mais il faudrait du temps et de la peine pour en ramener une. Quelqu'un avait gaffé en ordonnant l'exécution de Klavith. Il essayait maintenant de se rattraper en apprenant à causer au prisonnier. De toute évidence, ils ne possédaient rien d'apparenté aux fouineurs cervicaux terriens et ne pouvaient obtenir de renseignements que par des questions et des réponses - avec l'assistance plus que probable de moyens de persuasion inconnus. Ils désiraient apprendre quelque chose et avaient l'intention de le faire, si cela était possible. Plus il mettrait de temps à parler couramment, plus il leur faudrait attendre pour le mettre sur le chevalet, si telle était leur intention. Ses spéculations s'arrêtèrent là. Les gardes ouvrirent la porte et lui ordonnèrent de sortir. Le conduisant le long du couloir et dans l'escalier, ils le lâchèrent dans une grande cour remplie de silhouettes qui erraient sans but sous un soleil éclatant. La surprise le paralysa. Des Rigéliens ! Environ deux mille. C'étaient des alliés, des compagnons de combat des Terriens. Il les observa avec une excitation croissante, à la recherche de silhouettes familières perdues dans la foule. Peut-être un ou deux Terriens. Ou même quelques Centauriens humanoïdes ... Mais il n'yen avait aucun. Rien que des Rigéliens aux membres caoutchouteux et aux yeux saillants qui traînaient les pieds à la façon lamentable de ceux qui affrontent des années gaspillées et un avenir incertain. En les regardant, il perçut quelque chose de spécial. Ils le voyaient aussi clairement que possible et, étant le seul Terrien, il devrait être un objet logique d'attention, un ami d'un autre soleil. Ils auraient dû se précipiter en masse vers lui, bavarder, anxieux de connaître les dernières nouvelles de la guerre, posant des questions et offrant des renseignements. Rien de tel, cependant. Ils ne le remarquaient même pas, se comportant comme si l'arrivée d'un Terrien était absolument sans intérêt. Lentement et avec circonspection, Leeming traversa la cour, les incitant ainsi à quelque réaction fraternelle. Ils s'écartèrent de son chemin. Quelques-uns lui jetèrent un coup d'œil furtif, mais la majorité ignora sa présence. Aucun n'avança une parole de réconfort. De toute évidence, ils le snobaient. Il coinça un petit groupe dans un angle de la cour et leur demanda avec une irritation mal dissimulée: - Yen a-t-il qui parlent terrien? Ils regardèrent le ciel, le mur, le sol, ou leur voisin, et ne pipèrent mot. - Yen a-t-il qui connaissent le centaurien ? 195
Aucune réponse. - Et le cosmoglotte ? Silence complet. Exaspéré, il s'éloigna et opéra une nouvelle tentative sur un autre groupe. Rien à faire. Durant une heure, il bombarda de questions deux à trois cents personnes, sans obtenir une seule réponse. Il en était abasourdi. Leur comportement n'était ni méprisant ni hostile, mais indifférent. Il essaya de l'analyser et en arriva à la conclusion que, pour quelque raison inconnue, ils étaient méfiants ou avaient peur de lui parler. Assis sur une marche, il les observa jusqu'à ce qu'un coup de sifflet aigu annonce que la promenade était terminée. Les Rigéliens formèrent de longues files, prêts à retourner dans leurs quartiers. Les gardes de Leeming lui donnèrent un coup de pied au bas du dos et le traînèrent jusqu'à sa cellule. Il rejeta momentanément le problème de ces alliés peu sociables. La nuit était la période réservée à la réflexion, car il n'avait rien d'autre à faire. Il voulait passer le restant de la journée à étudier les livres d'images pour avancer dans la langue locale, tout en paraissant ne pas suivre. Parler couramment pourrait se révéler utile, un jour ou l'autre. Dommage qu'il n'ait jamais appris le rigélien, par exemple. Il s'adonna corps et âme à sa tâche, jusqu'à ce que caractères et images deviennent invisibles dans l'obscurité grandissante. Il mangea son brouet du soir, s'allongea sur le banc, ferma les yeux et mit ses méninges au travail. De toute sa vie trépidante, il n'avait pas rencontré plus de vingt Rigéliens. Jamais il n'avait rendu visite à leurs trois systèmes solaires. Le peu qu'il savait d'eux n'était que des rumeurs. On disait que leur quotient intellectuel était élevé, qu'ils possédaient une technologie efficace, et qu'ils s'étaient montrés constamment amicaux envers les Terriens depuis le premier contact, mille ans auparavant. Cinquante pour cent d'entre eux parlaient le cosmoglotte et environ un pour cent connaissaient la langue terrienne. Si la moyenne était exacte, plusieurs centaines de ceux qu'il avait rencontrés dans la cour auraient donc dû être capables de converser avec lui, dans une langue ou dans l'autre. Pourquoi alors s'étaient-ils écartés de lui et avaient-ils conservé le silence? Et pourquoi avaient-ils tous agi de concert? Déterminé à résoudre cette énigme, il inventa, examina puis rejeta une dizaine de théories qui possédaient toutes des lacunes suffisantes pour perdre toute crédibilité. Il lui fallut deux heures avant de tomber sur la solution. Ces Rigéliens étaient des prisonniers, privés de liberté pour un nombre d'années indéterminé. Quelques-uns avaient déjà dû rencontrer un Terrien. Mais tous savaient que la Ligue disposait dans ses rangs de quelques espèces superficiellement humanoïdes. Ils n'auraient pu jurer qu'il était terrien, et ils ne couraient aucun risque au cas où il serait un espion, une oreille ennemie introduite parmi eux pour découvrir des intrigues. Ce qui signifiait autre chose: lorsqu'un grand nombre de prisonniers se méfient excessivement de traîtres possibles, c'est parce qu'ils ont quelque chose à cacher. Oui, c'était ça! Il se frappa le genou de satisfaction. Les
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Rigéliens avaient un plan d'évasion en cours, et ils ne tenaient pas à prendre de risques. Il y avait suffisamment longtemps qu'ils se trouvaient là pour s'ennuyer à crever, sinon connaître le désespoir, et chercher un moyen de fuir. Ayant trouvé une porte de sortie, ou près de la trouver, ils se refusaient à mettre leur projet en danger à cause d'un étranger d'origine douteuse. Son problème était désormais de vaincre leurs soupçons, de gagner leur confiance et de s'immiscer dans leurs plans. Il accorda à ce nouvel aspect des choses une réflexion profonde. Le lendemain, à la fin de la promenade, un garde leva une jambe pesante et lui administra le coup de pied coutumier. Leeming bondit aussitôt et lui envoya un direct en plein sur le mufle. Quatre gardes se précipitèrent et réglèrent son compte au coupable. Ils agirent consciencieusement, avec un entrain et une efficacité qu'aucun des Rigéliens ne put confondre avec une scène théâtrale réussie. C'était une leçon de choses, un exemple à garder à l'esprit. On emporta sans ménagement le corps inerte, le visage transformé en une bouillie sanglante.
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1fallut une semaine avant que Leeming soit en mesure de reparaître dans la cour de promenade. Le prix de la confiance s'était révélé lourd, âpre et brutal, et ses traits n'étaient pas beaux à voir. Il erra parmi la foule, ignoré comme auparavant, choisit un endroit convenablement ensoleillé, et s'assit. Peu après, un prisonnier s'affala d'un air las à deux ou trois pas de lui, observa les gardes éloignés et lui parla dans une sorte de chuchotement. -D'où viens-tu? -DeTerra. - Comment es-tu arrivé ici ? Leeming le lui expliqua en quelques mots. - Comment se déroule la guerre? - On les repousse lentement mais sûrement. Mais il faudra longtemps pour en finir. - Combien de temps, tu penses? -Je ne sais pas. On peut dire ce qu'on veut. (Leeming lui jeta un regard étrange.) Qu'est-ce qui vous a amenés ici ? - Nous ne sommes pas des combattants mais des colons civils. Notre gouvernement a déposé des groupes uniquement masculins en avant-garde sur quatre planètes qui nous appartenaient puisque nous les avions découvertes. Douze mille hommes en tout. (Le Rigélien s'arrêta, regarda alentour et nota la position de différents gardes.) La Ligue nous a attaqués en force. Cela remonte à deux ans. Ça leur a été facile, nous n'étions pas préparés pour ce gente d'ennuis. Nous n'avions pas d'armes adéquates et ne connaissions même pas l'existence d'une guerre. - Ils vous ont fauché vos quatre planètes? - Tu parles, ouais. Et ils nous ont ri au nez. Leeming opina d'un air compréhensif. La capture sans pitié de concessions était la cause originelle de la violence qui s'étendait maintenant sur une large portion de la galaxie. Sur l'une des planètes, les colons avaient opposé une résistance héroïque et étaient morts jusqu'au dernier. Ce sacrifice avait déclenché une flambée de fureur. Les alliés avaient contre-attaqué et continuaient à rendre coup pour coup. 198
- Douze mille, tu as. dit? Où sont les autres? -Dispersés dans des prisons comme celle-ci. Tu es tombé sur un endroit de choix pour attendre la fin de la guerre. La Ligue en a fait sa principale planète pénitentiaire. Elle est éloignée du front et il est peu probable qu'elle soit jamais découverte. La forme de vie qui l'habite n'est pas très douée pour les batailles spatiales mais se débrouille assez bien pour garder ce que ses alliés ont capturé. Ils érigent de grands bagnes un peu partout. Si cette guerre continue suffisamment longtemps, ce trou à rats cosmique va finir bourré de prisonniers. - Alors, vous autres, vous êtes ici depuis à peu près deux ans? -C'est ça ... et on a l'impression que ça en fait dix. - Et vous n'avez rien fait? - Pas grand-chose, admit le Rigélien. Mais suffisamment pour que quarante d'entre nous aient été abattus pour avoir essayé. - Désolé, dit Leeming avec sincérité. -Ne t'en fais pas pour ça. Je sais exactement ce que tu ressens. Les premières semaines sont les plus dures. L'idée de se trouver coincé pour de bon peut rendre dingue si l'on n'apprend pas à prendre la chose avec philosophie. (Il médita un instant, puis désigna un type puissant qui montait la garde près du mur d'en face.) Il y a quelques jours, ce menteur s'est vanté de la préserice de deux cent mille prisonniers alliés sur cette planète, et il a ajouté que, dans un an, il y en aurait deux millions. J'espère qu'il ne vivra pas assez longtemps pour voir ça. - Je vais me tirer d'ici. - Comment ça? _. Je ne sais pas encore. Mais je vais me tirer. Je ne vais pas rester à pourrir ici. Il attendit que l'autre exprime des sentiments semblables aux siens, voire évoque une évasion future avec une demi-invitation à se joindre aux réjouissances. Le Rigélien se leva et murmura: - Eh bien, bonne chance. Tu en auras besoin. Il s'éloigna d'un air dégagé sans avoir rien dévoilé. Un coup de sifflet, et les gardes crièrent :
- Merse, jnoudchou! Amash! Et la chose s'arrêta là. Durant les quatre semaines suivantes, il eut de fréquentes conversations avec le même Rigélien et une vingtaine d'autres, accumulant diverses informations, mais les trouvant particulièrement évasives chaque fois qu'était soulevée la question de leur liberté. Ils se montraient amicaux, cordiaux en fait, mais demeuraient obstinément discrets. Un jour où il avait l'une de ces furtives conversations, il demanda: - Pourquoi tout le monde tient-il à ne me parler que par chuchotements? Ça a l'air d'être égal aux gardes que vous bavardiez ensemble. 199
- On ne t'a pas encore fait subir de contre-interrogatoire. Si, entre-temps, ils ont remarqué que l'on t'a beaucoup parlé, ils essaieront de t'arracher tout ce qu'on se sera dit ... surtout en ce qui concerne une évasion probable. Leeming sauta immédiatement sur ce mot. -Ah, l'évasion, c'est tout ce pour quoi nous pouvons encore vivre. S'il y en a qui essaient de faire une tentative, je les aiderai et ils m'aideront. Je suis un pilote compétent, et la chose est importante. L'autre changea aussitôt de ton. - Rien à faire. -Pourquoi? - On est derrière ces murs depuis assez longtemps pour avoir appris des trucs que tu ignores encore. -Tels que? -Nous avons découvert à nos dépens qu'une tentative d'évasion échoue lorsqu'un trop grand nombre est au courant. Un jaune nous donne. Ou bien un idiot égoïste fiche tout en l'air en agissant au mauvais moment. -Je ne suis ni un jaune ni un idiot. Je ne suis pas assez bête pour gâcher ma propre chance de m'échapper. - Peut-être bien, admit le Rigélien. Mais des conventions très spéciales se créent, en prison. S'il y a une règle que nous avons fixée, c'est qu'un projet d'évasion est la seule propriété de ceux qui l'ont bâti, et qu'ils sont les seuls à utiliser leur méthode. Personne d'autre ne doit en entendre parler. Le secret est un écran protecteur que les futurs évadés doivent conserver à tout prix. Ils n'essaieront jamais de le baisser, même pour un pilote qualifié. -Alors, je ne peux compter que sur moi-même? - Je le crains. De toute façon, ce sont eux qui en ont décidé ainsi. Nous avons des dortoirs de cinquante. Tu as une cellule pour toi seul. Tu ne peux nous être d'aucune aide. -Moi, je peux m'en tirer tout seul, repartit Leeming sur un ton de colère. Ce fut son tour de s'éloigner. Il était au trou depuis treize semaines lorsque son professeur lui lança une bombe - métaphoriquement parlant. À la fin d'une séance au cours de laquelle Leeming s'était distingué par sa balourdise et sa lenteur, le professeur l'engueula et lui annonça quelques petites choses. - Il vous plaît d'arborer la toge de l'idiotie. Mais suis-je, moi, également un idiot? Je ne le crois pas. Je ne me laisse pas tromper. Vous en savez beaucoup plus que vous le prétendez. Dans une semaine, j'annoncerai au commandant que vous êtes prêt pour un interrogatoire. - Pardon? demanda Leeming en fronçant les sourcils d'un air ahuri. - Dans sept jours, vous serez questionné par le commandant. - J'ai déjà été questionné par le major Klavith.
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- Oui, mais verbalement. Klavith est mort et nous ignorons ce que vous lui avez dit. La porte se referma en claquant. Elle se rouvrit pour laisser entrer son gruau et une masse jaunâtre impossible à mâcher. Le traiteur du coin semblait obsédé par la consommation des croupes de rats. Ce fut ensuite l'heure de la promenade. -On m'a dit qu'on allait me passer à la moulinette dans une semaine. - Ne te laisse pas impressionner, lui conseilla le Rigélien. Ils te tueraient aussi facilement qu'ils cracheraient par terre. Mais il y a quelque chose qui les retiendra. -Qu'est-ce que c'est? - Les alliés ont aussi une quantité de prisonniers. -Oui, mais ils ne peuvent s'affliger de ce qu'ils ignorent. -Ce sera plus que de l'affliction que connaîtra l'espèce zangastienne si le vainqueur se retrouve en train d'échanger des prisonniers bien vivants contre des cadavres bien morts. Leeming opina. -Tu n'as pas tort. La tâche me serait cependant facilitée si j'avais trois mètres de corde à balancer de façon suggestive à la face du commandant. -La tâche me serait facilitée si j'avais une grande bouteille de vitz et une femme bien roulée pour me caresser les cheveux, soupira le Rigélien. -Si tu es encore comme ça après deux ans à presque mourir de faim, qu'est-ce que ça doit être en temps normal! -Tout se passe dans la tête, déclara le Rigélien. J'aime à songer à ce qui aurait pu être. Même coup de sifflet. Nouvelle étude intensive tant que dura le jour. Encore un bol de pseudo-porridge. Les ténèbres et les étoiles se glissant dans la fente barrée. Le temps semblait figé, enclos dans ces hauts murs qui les entouraient. Leeming était allongé sur son banc et émettait des pensées qui ressemblaient aux bulles jaillissant d'une fontaine. Avec le temps, la patience, les muscles et le cerveau, on peut toujours entrer et sortir de quelque part. Les évadés abattus avaient choisi le mauvais moment et le mauvais· endroit, ou bien le bon moment mais le mauvais endroit, ou bien enfin le bon endroit mais le mauvais moment. Ou bien ils avaient négligé les muscles en faveur du cerveau, erreur coutumière des gens trop prudents. Ou bien ils avaient négligé le cerveau en faveur des muscles, erreur typique des téméraires . . Les yeux fermés, il examina soigneusement la situation. Il se trouvait dans une cellule aux murs de pierre d'une solidité de granit, d'une épaisseur supérieure à un mètre. La seule ouverture était un trou étroit barré par cinq barres d'acier massif, et la porte blindée était constamment surveillée par des gardes. Il n'avait sur lui ni scie à métaux, ni rossignol, ni aucun instrument, rien que ses vêtements dépenaillés. S'il réduisait son banc en pièces - et parvenait à 201
le faire sans être entendu -, il aurait alors plusieurs bouts de bois, une dizaine de clous de quinze centimètres, et deux boulons en acier. Rien de cela ne pouvait servir à ouvrir la porte ni à scier les barreaux de la fenêtre. Et il n'avait aucun autre matériel sous la main. À l'extérieur, s'étendait un secteur de cinquante mètres brillamment éclairé et qu'il devait traverser pour recouvrer sa liberté. Puis venait un mur lisse de douze mètres, sans aucune prise; Au sommet du mur, une pente trop grande pour s'accrocher par les pieds, et des fils d'alarme qui déclenchaient les sirènes si on les touchait ou les coupait. Ce grand mur entourait la prison en totalité. Il était octogonal et un mirador contenant gardes, projecteur et mitrailleuse était érigé à chaque angle. Pour sortir, il fallait franchir le mur au nez et à la barbe de gardes à la détente facile, en pleine lumière, et sans toucher le fil. Ce n'était d'ailleurs pas tout: au-delà du mur, il fallait traverser un nouveau secteur éclairé. Un véritable acrobate ne franchirait le mur par miracle que pour être déchiqueté dans sa course désespérée vers la nuit. Oui, toute cette organisation avait la touche professionnelle de ceux qui savent comment garder des prisonniers. L'évasion par le mur était pratiquement impossible, quoique pas totalement. Si quelqu'un sortait de sa cellule ou de son dortoir armé d'une corde et d'un grappin, et possédait un complice audacieux qui pénétrerait dans la salle des machines pour tout éteindre au bon moment, il pouvait y parvenir. Par-dessus le mur et le fil d'alarme désactivé, dans les ténèbres complètes. Mais dans une cellule isolée, il n'y a ni corde, ni grappin, ni quoi que ce soit que l'on puisse transformer en ces objets, Il n'y a pas de complice sûr et désespéré. Même s'il avait possédé tout cela, il aurait presque considéré ce projet comme un suicide. S'il ne rumina pas une fois les plus vagues possibilités en estimant les ressources nécessaires, il les rumina bien cent fois. Longtemps après minuit, il s'était suffisamment creusé la tête pour en faire sortir des idées qui frôlaient la folie. Par exemple, il pouvait arracher à sa veste un bouton en plastique et l'avaler dans l'espoir de se faire transférer à l'infirmerie. Certes, l'infirmerie 'se trouvait à l'intérieur de l'enceinte, mais il pouvait être plus facile de s'en échapper. En y resongeant, il décida qu'une occlusion intestinale ne garantissait son départ en aucune façon. On risquait surtout de lui faire ingurgiter un puissant purgatif qui ne ferait qu'ajouter à son inconfort du moment. À l'aube, il parvint à une ultime conclusion. Quarante ou cinquante Rigéliens groupés pour un travail patient et déterminé pouvaient creuser un tunnel sous le mur et les deux secteurs éclairés et s'échapper. Mais lui, il ne possédait qu'une seule ressource. C'était la ruse, rien d'autre. Il lâcha un grognement plaintif et bruyant: -Alors, il va falloir que je me serve de mes deux têtes! Cette remarque inepte filtra jusqu'au plus profond recoin de son esprit et se mit à y fermenter comme de la levure. Au bout d'un moment, étonné, il
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s'assit, fixa ce qu'il pouvait distinguer du ciel qui s'éclairait et lança sur un ton qui ressemblait à un jappement : -Mais oui, c'est ça, bien sûr... mes deux têtes! Faisant mijoter cette idée, Leeming se rendit compte qu'il lui était essentiel de posséder un gadget quelconque. Un crucifix ou une boule de cristal sont un avantage psychologique trop important pour être rejeté. Son gadget à lui pouvait avoir n'importe quelle taille, forme ou composition, être fait de n'importe quel matériau, pourvu qu'il ait manifestement et indéniablement un but. De plus, son efficacité serait d'autant plus grande qu'il n'aurait pas été conçu à partir d'objets placés dans sa cellule, tels que du tissu ou des morceaux du banc. Il était préférable qu'il soit fabriqué à partir de matériaux extérieurs qui donneraient une impression irrésistible de technologie étrange et inconnue. Il doutait quelque peu de l'assistance des Rigéliens. Ils peinaient douze heures par jour dans les ateliers de la prison, sort qu'il partagerait après avoir été interrogé et jaugé. Les Rigéliens fabriquaient des pantalons et des vestes militaires, des ceinturons et des brodequins, et une gamme réduite de composants mécaniques et électroniques. Ils détestaient travailler pour l'ennemi, mais l'alternative était simple: travailler ou mourir de faim. Suivant ce qu'on lui avait dit, ils n'avaient pas la moindre chance d'escamoter quoi que ce soit de vraiment utile, tel que couteau, ciseau, marteau ou scie à métaux. À la fin de chaque période de travail, les esclaves s'alignaient et ne pouvaient rompre les rangs avant que chaque machine ait été vérifiée et chaque outil compté et mis sous clé. Durant les quinze premières minutes de la récréation de midi, il passa la cour au peigne fin pour découvrir un objet dont il puisse tirer quelque chose. Il erra, le regard fixé sur le sol, comme un gosse inquiet à la recherche d'une piécette perdue. Il ne trouva que deux morceaux de bois de dix centimètres de côté sur deux d'épaisseur qu'il glissa dans sa poche sans avoir la moindre notion de ce qu'il avait l'intention d'en faire. À la fin de sa quête, il s'accroupit auprès du mur et chuchota un peu avec deux Rigéliens. Son esprit ne suivait guère la conversation, et les deux autres s'éloignèrent lentement lorsqu'un garde un peu trop curieux s'approcha. Puis, un autre Rigélien lui glissa: -Terrien, veux-tu toujours t'évader? -Ça, c'est sûr! L'autre gloussa et se gratta l'oreille, geste que son espèce utilisait pour exprimer un scepticisme poli. -Je crois qu'on a plus de chances que toi d'y arriver. Leeming lui lança un regard incandescent. -Pourquoi? - On est plus nombreux et on est ensemble, éluda le Rigélien en se rendant compte qu'il était sur le point de trop en dire. Que peux-tu faire tout seul? Leeming remarqua alors l'anneau que le Rigélien portait, et celui-ci le fascina. Il avait déjà aperçu ce modeste bijou. Un certain nombre de Rigéliens
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en portaient de semblables. Ainsi que quelques gardes. C'étaient de petits objets consistant en quatre ou cinq spires de métal dont l'extrémité était soudée pour former l'initiale du propriétaire. - Où as-tu trouvé ce bijou? -Où ai-je trouvé quoi? -L'anneau. Baissant la main, il étudia l'anneau d'un air satisfait. -Oh, ça! On les fabrique à l'atelier. Histoire de rompre la monotonie. -Ce qui veut dire que les gardes ne s'y opposent pas. -Ils ne s'en mêlent pas. Il n'y a pas de mal à cela. D'autre part, on en fabrique un certain nombre pour les gardes eux-mêmes. On leur a aussi confectionné des briquets et on s'en serait fait pour nous si on en avait l'usage. (Il s'arrêta, parut songeur, et ajouta:) On pense que les gardes vendent briquets et chevalières à l'extérieur. Du moins, on l'espère. -Pourquoi? -Peut-être qu'ils vont établir un négoce régulier. Quand ils auront tout bien organisé, nous cesserons de les fournir et exigerons une compensation sous la forme de rations supplémentaires et autres privilèges officieux. -C'est une bonne idée, approuva Leeming. Ce serait rudement bien d'avoir un représentant très actif qui fasse l'article dans les grandes villes. Je me propose pour ce travail. Avec un sourire timide, le Rigélien reprit: -Ce genre de chose n'inquiète pas les gardes. Mais s'ils découvrent qu'un petit tournevis a disparu, ça barde. Tout le monde est déshabillé surIe-champ, et le coupable passe un sale quart d'heure. -Ça leur serait égal qu'un petit rouleau de ce fil disparaisse, n'est-ce pas? -En effet. Il y en a en quantité, et ils ne se donnent pas la peine de vérifier. Que peut-on faire d'un morceau de fil? -Dieu seul le sait, avoua Leeming. Mais j'en veux quand même. -Tu n'arriveras jamais à crocheter une serrure avec, l'avertit l'autre. Il est trop mou et trop mince. -J'en veux suffisamment pour me faire des bracelets zoulous. Je me vois bien avec des bracelets zoulous. -Qu'est-ce que c'est que ça? -Peu importe. Refile-moi de ce fiL .. c'est tout ce que je demande. - Tu pourras en voler toi-même très bientôt. Après avoir été questionné, tu seras envoyé à l'atelier. -J'en veux avant. J'en veux aussitôt que possible. Le plus possible et le plus tôt possible. Le Rigélien réfléchit et finit par déclarer: -Si tu as un plan, garde-le pour toi. Ne donne aucune indication à personne. Si tu ouvres la bouche, quelqu'un te fauchera ton idée. - Merci du conseil, mon ami; dit Leeming. Bon, et pour ce fil ? 204
- Revoyons-nous demain à la même heure. Sur ce, le Rigélien l'abandonna et se perdit dans la foule.
À l'heure fixée, l'autre était là et lui passait son butin. - Personne ne t'a donné ça, d'accord? Tu l'as trouvé dans la cour. Ou bien c'était caché dans ta cellule. Ou bien tu l'as fait apparaître comme ça. Mais personne ne te l'a donné. - Ne t'inquiète pas. Je ne te trahirai pas. Et mille mercis. Le cadeau se présentait sous la forme d'un petit rouleau de fil de cuivre fin et souple. L'ayant déroulé dans l'obscurité de sa cellule et mesuré à l'aide de ses deux bras tendus, Leeming estima qu'il en avait un peu plus de cinq mètres. Ille plia en deux, puis dans tous les sens pour qu'il casse, et en cacha une moitié sous le rebord du banc. Il passa ensuite deux heures à extraire un clou d'une extrémité du meuble. Ce fut un travail malaisé, et ses ongles en pâtirent, mais il s'entêta jusqu'à réussite complète. Prenant l'un des petits morceaux de bois, il visa à peu près au centre. Puis, d'un coup de botte, enfonça le clou à moitié. Des pas résonnèrent clans le couloir. Il cacha tout sous le banc et s'allongea dessus au moment où s'ouvrait le judas. La lampe s'alluma, un œil froid et reptilien apparut, quelqu'un poussa un grognement. La lumière s'éteignit et le judas se referma. Retournant à sa tâche, Leeming inclina le clou d'un côté, puis de l'autre, en lui donnant de temps à autre un coup de botte. La tâche était fastidieuse, mais au moins il avait quelque chose à faire. Il persévéra et finit par avoir foré un trou qui avait les deux tiers de l'épaisseur du bout de bois. Il prit ensuite sa moitié de fil, la cassa en deux parties inégales, et arrondit le morceau le plus court pour former une boucle composée de deux spires d'environ dix centimètres de long chacune. Il essaya de réaliser un cercle aussi parfait que possible. Il enroula le fille plus long autour de ce cercle, afin que ses spires s'adaptent bien aux autres. Au moyen du banc appuyé contre le mur, il grimpa jusqu'à la fenêtre et examina son ouvrage à la lumière des projecteurs, procéda à quelques rectifications mineures et s'estima satisfait. Il replaça son banc à plat, puis utilisa le clou afin de pratiquer deux entailles du diamètre exact de la boucle. Pour finir, il compta le nombre de spirales. Il y en avait vingt-sept. Il était important de se rappeler tous ces détails, parce qu'il était très probable qu'il lui faudrait fabriquer un deuxième objet aussi identique que possible. Cette simple ressemblance suffirait à inquiéter l'ennemi. Lorsqu'un conspirateur fabrique deux objets mystérieux semblables en tout point, il est difficile de résister à l'idée que ce dernier sait ce qu'il fait et nourrit un sombre dessein. Parachevant les préparatifs, il inséra le clou dans sa place d'origine. Il pourrait en avoir de nouveau besoin. On ne viendrait pas le lui confisquer car, dans l'esprit d'un investigateur, tout ce qui n'a visiblement pas bougé n'est pas suspect. 205
Avec soin, il pinça quatre spires de la boucle dans le trou qu'il avait percé, transformant ainsi le morceau de bois carré en support. Il possédait maintenant un gadget, un bidule, un moyen menant à une fin. Il était l'inventeur original et seul propriétaire du Machin Leeming. Certaines réactions chimiques n'ont lieu qu'en présence d'un catalyseur, tels les mariages, légalisés par la présence d'un officier public. Quelques équations ne peuvent être résolues que par l'insertion d'une quantité inconnue appelée x. Si l'on n'a pas ce qu'il faut pour obtenir un résultat, on doit ajouter ce dont on a besoin. Si l'on a besoin d'une aide extérieure qui n'existe pas, il faut donc l'inventer. Chaque fois que 1'Homme s'était trouvé incapable de maîtriser son environnement avec ses seules mains nues, songea Leeming, ledit environnement avait été soumis par la force ou l'entêtement par l'Homme + x. Il en était ainsi depuis le début des temps: Homme + outil ou arme. Mais x n'était pas nécessairement quelque chose de concret ou de solide, quelque chose de léthal ou de visible. Ce pouvait être aussi intangible et indémontrable que la menace des feux de l'Enfer ou la promesse du Ciel. Ce pouvait être un rêve, une illusion, un mensonge abominable ... n'importe quoi. Et un seul test s'imposait: la mise en application. Si cela marchait, il était efficace. Maintenant, on allait bien voir. Il était inutile d'utiliser la langue terrienne, à part peut-être lorsqu'une incantation s'imposerait. Ici, personne ne comprenait le terrien et, pour eux, ce n'était qu'un charabia bizarre. D'autre part, sa stratégie dilatoire en ce qui concernait l'apprentissage de la langue locale avait perdu son efficacité. On savait qu' il la parlait presque aussi bien que quiconque. Tenant l'assemblage de la main gauche, il alla à la porte, colla l'oreille contre le judas fermé et écouta le bruit des pas qui arpentaient le couloir. Il fallut vingt minutes avant que de lourds brodequins résonnent, venant dans sa direction. -Es-tu là? demanda-t-il, pas très fort mais suffisamment pour être entendu. Es-tu là? Se reculant rapidement, il s'allongea sur le ventre et plaça l'appareil en cuivre environ quinze centimètres devant son visage. -Es-tu là? Le judas s'ouvrit en cliquetant, la lampe s'alluma, un œil mauvais apparut. Feignant d'ignorer complètement l'observateur et se comportant comme quelqu'un qui est beaucoup trop absorbé par sa tâche pour remarquer qu'il est surveillé, Leeming parla dans la boucle. -Es-tu là? - Qu'est-ce que vous faites? questionna le garde. Reconnaissant sa voix, Leeming décida que, pour une fois, la chance était avec lui. Le personnage, un idiot nommé Marsin, savait viser et tirer ou,
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si la chose était impossible, appeler à l'aide. Mais il n'appartenait pas à l'élite en d'autres matières. -Qu'est-ce que vous faites? insista Marsin en élevant la voix. - J'appelle, répondit Leeming en feignant de s'apercevoir à l'instant de la présence de l'autre. - Vous appelez? Appelez qui ou quoi? - Occupez-vous de vos affaires de tétardeau, lança Leeming en faisant preuve d'une belle impatience. (Se concentrant sur la boucle, il la fit tourner de quelques degrés.) Es-tu là? -C'est interdit, insista Marsin. Lâchant le soupir de celui qui est forcé de supporter les imbéciles, Leeming demanda: -Qu'est-ce qui est interdit? - D'appeler. - N'affichez pas ainsi votre ignorance. Mon espèce a toujours le droit d'appeler. Où serions-nous, sinon, enk? Marsin se trouva bien embarrassé. Il ne savait rien des Terriens ni des privilèges particuliers qu'ils considéraient comme essentiels à leur vie. Il ne pouvait non plus deviner où ils seraient sans ceux-là. De plus, il n'osait pénétrer dans la cellule pour mettre fin à ce qui s'y passait. Un garde armé avait interdiction d'entrer seul dans une cellule, règle intransigeante depuis qu'un Rigélien en avait assommé un, lui avait pris son fusil et s'en était servi pour abattre six personnes en tentant de s'évader. S'il voulait intervenir, il lui fallait aller voir le sergent de garde et exiger que des mesures soient prises pour empêcher un extra-zangastien de produire des sons dans une boucle. Le sergent était un personnage désagréable qui avait tendance à hurler sur tous les toits les détails les plus intimes de votre vie privée. C'était la période des sortilèges, entre minuit et l'aube, où le foie du sergent se détraquait le plus bruyamment. Pour finir, Marsin lui-même s'était révélé bien trop souvent n'être qu'un jnoudchou. - Vous allez cesser d'appeler et vous endormir, lui ordonna Marsin avec un rien de désespoir, ou, dans la matinée, je rapporterai votre insubordination à l'officier de garde. -Va donc voir ailleurs si j'y suis, l'invita Leeming. (Il fit tourner la boücle de façon à effectuer un réglage mineur.) Tu es là? - Je vous ai averti, continua Marsin, son unique œil visible braqué sur la boucle. - Va te faire fibler! grogna Leeming. Marsin referma le judas et alla se faire fibler. Comme cela était inévitable après avoir veillé la majeure partie de la nuit, Leeming fit la grasse matinée. Son réveil fut aussi soudain que brutal. La porte s'ouvrit avec fracas et trois gardes surgirent dans la cellule, suivis d'un officier.
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Le prisonnier fut arraché sans cérémonie à son banc, déshabillé puis propulsé, nu comme un ver, dans le couloir. Les gardes fouillèrent avec soin ses vêtements tandis que l'officier les observait en mignardant. Une femmelette, décida Leeming. N'ayant rien trouvé dans les habits, ils examinèrent la cellule. L'un d'eux découvrit aussitôt l'assemblage en cuivre et le remit à l'officier, qui le tint comme s'il s'agissait d'une bombe. Un autre garde marcha sur le deuxième morceau de bois, donna un coup de pied dedans et n'y prêta plus attention. Ils sondèrent murs et plancher, à la recherche de cavités. Écartant le banc du mur, ils regardèrent derrière mais ne songèrent pas à le rerourner pour voir ce qu'il y avait collé dessous. Ils le remuèrent tellement que les nerfs de Leeming n'y résistèrent pas, et il décida qu'il était temps d'aller se promener. Il s'avança dans le couloir, l'image même de la nudité nonchalante. L'officier poussa un cri indigné en le montrant du doigt. Les gardes jaillirent de la cellule et lui crièrent de s'arrêter. Un quatrième garde, attiré par le bruit, apparut à l'angle du couloir et le visa d'un air menaçant. Leeming fit demi-tour et revint à son point de départ. Il s'arrêta devant l'officier, maintenant lui aussi dans le couloir et qui fulminait de rage. Prenant une pose chaste, Leeming lança: - Regardez, Vénus de Médicis, c'est moi. L'autre ne saisit pas, brandit la boucle, effectua une petite danse rageuse et hurla: -Qu'est-ce que c'est que ce truc? -C'est ma propriété, déclara Leeming avec une dignité dépouillée. -Vous n'avez pas 'le droit de le posséder. En tant que prisonnier de guerre, vous n'avez le droit de rien posséder! -Qui a dit ça? -Moi, lui apprit la femmelette avec une certaine brutalité. - Qui êtes-vous? lui demanda Leeming, sans faire preuve de plus que d'un intérêt académique. - Par le Grand Soleil Bleu, je vais vous faire voir qui je suis. Gardes, emmenez-le et. .. - Vous n'êtes pas le patron, l'interrompit Leeming avec une assurance effrontée. C'est le commandant qui est le patron. C'est moi qui le dis et c'est lui qui le dit. Si vous désirez argumenter là-dessus, allons lui demander. Les gardes hésitèrent et arborèrent une expression d'incertitude. Ils se montrèrent unanimes à passer la balle à l'officier. Cet estimable personnage en resta interdit. Fixant, incrédule, le prisonnier, il devint méfiant. - Prétendez-vous que le commandant vous a donné la permission d'avoir cet objet? -Je vous dis qu'il ne m'en a pas refusé la permission. Et que ce n'est pas à vous de me la donner ni de me la refuser. Vautrez-vous dans votre porcherie et n'essayez pas d'usurper la place de vos supérieurs! ' - Porcherie? Qu'est-ce que c'est?
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- Vous ne comprendriez pas. -Je vais consulter le commandant. (Déconfit, ayant perdu toute superbe, l'officier se tourna vers les gardes.) Remettez-le dans sa cellule et donnez-lui son déjeuner comme d'habitude. - Et si vous me rendiez ma propriété, enk? suggéra Leeming. - Pas avant que j'aie vu le commandant! Ils le réintroduisirent dans sa cellule. Il se rhabilla. Le petit déjeuner arriva, inévitable bol de lavasse. Il injuria les gardes pour ne pas lui avoir préparé des œufs au bacon. Pour accréditer son rôle, il était à présent nécessaire de faire preuve d'assurance et d'agressivité. Pour une raison ou une autre, son professeur ne fit pas son apparition, aussi passa-t-illa matinée à travailler l'étude de la langue à l'aide des livres dont il disposait. À midi, on le laissa sortir dans la cour. Il ne décela aucun signe de surveillance particulière tandis qu'il se mêlait à la foule. Le Rigélien lui chuchota: - J'ai pu m'emparer d'un autre rouleau de fil. Je l'ai pris au cas où tu en voudrais encore. (Ille lui tendit et le vit disparaître dans une poche.) C'est tout ce que j'ai l'intention de voler. Ne m'en demande pas plus. On ne doit pas tenter le sort. - Qu'y a-t-il? Ça devient dangereux? On te soupçonne? Il lança quelques regards prudents alentour. - Tout va très bien jusqu'à présent. Si d'autres prisonniers apprennent que je dérobe du fil, ils en feront autant. Ils le faucheront dans l'espoir de découvrir ce que j'ai l'intention d'en faire afin de l'utiliser dans la même intention. Deux ans de prison équivalent à deux ans d'apprentissage de l'égoïsme absolu. Tout le monde essaie de distinguer des avantages - réels ou imaginaires - à prendre sur autrui. Cette vie miteuse fait ressortir le pire comme le meilleur en chacun de nous. - Je vois. -Deux petits rouleaux ne comptent pas, continua l'autre. Mais une fois que le mouvement sera lancé, c'est en quantité industrielle qu'ils disparaîtront. C'est alors que ça tournera mal. Je ne veux pas courir le risque de déclencher un branle-bas général. - Ce qui veut dire que vous ne désirez pas être soumis maintenant à une perquisition en règle? avança Leeming. Le Rigélien se cabra comme un cheval effrayé. -Je n'ai pas dit ça! -Je sais additionner un et un aussi intelligemment que quiconque, le rassura Leeming avec un clin d'œil. Je sais aussi garder la bouche cousue. Il regarda l'autre s'éloigner en traînant les pieds. Puis il rechercha dans la cour d'autres morceaux de bois, mais ne parvint à en trouver. Oh, peu importait après tout. Sous peu, il pourrait s'en passer. En y songeant bien, cela valait d'ailleurs mieux. Il consacra l'après-midi à ses études linguistiques sur lesquelles il put se concentrer sans interruption. C'est l'un des avantages de se trouver au trou,
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le seul peut-être. On peut s'instruire. Lorsque la lumière devint trop faible et que les premières étoiles apparurent dans l'ouverture, il donna à la porte des coups de pied qui résonnèrent dans tout le bâtiment.
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es pas s'approchèrent rapidement, puis le judas s'ouvrit. C'était encore Marsin. - Tiens, c'est vous,jnoudchou? l'accueillit Leeming, avant de lâcher un reniflement de mépris: Il a fallu que vous alliez bavarder, naturellement. Il a fallu que vous fassiez le lèche-bottes auprès de l'officier. (Il se redressa de toute sa hauteur.) Eh bien, tant pis pour vous. Je préfère cinquante fois être à . ma place qu'à la vôtre. -Pourquoi? demanda Marsin, embarrassé. Tant pis pourquoi? - Parce que vous allez souffrir. -Moi? - Oui, vous. Oh, pas immédiatement, si cela peut vous consoler. Il est d'abord nécessaire que vous connaissiez la période normale d'horrible appréhension. Mais vous finirez par souffrir. Je ne vous demande pas de me croire sur parole. Vous n'avez qu'à attendre les événements. - J'ai fait mon devoir, s'expliqua Marsin, presque sur un ton d'excuse. - Ce fait sera considéré comme circonstance atténuante, lui assura Leeming, et votre supplice en sera réduit d'autant. L'inquiétude envahissait Marsin . . -Je ne comprends pas. - Cela viendra ... et ce sera alors un jour de désolation. Ainsi que pour ces jnoudchous puants qui m'ont battu dans la cour. Vous pouvez les avertir de ma part que leur quota de souffrance est en train d'être établi. -Je ne suis pas censé vous parler, plaida Marsin, se rendant confusément compte que plus il restait auprès du judas, plus il s'enfonçait dans la mélasse. Il faut que je parte. -Très bien. Mais je veux quelque chose. -De quoi s'agit-il? -Je veux mon trucabibi. .. l'objet que m'a pris l'officier. - Vous ne pouvez pas le récupérer sans la permission du commandant. Il est absent aujourd'hui, et ne sera pas de retour avant demain matin. - Peu importe. C'est maintenant que je le veux. -Vous ne pouvez pas l'avoir maintenant. 211
Leeming brassa l'air de la main. -Très bien, j'en créerai un autre. - C'est interdit, lui rappela Marsin très faiblement. - Ha ha! fit Leeming. Après que les ténèbres furent devenues complètes, il prit le fil plié sous le banc et fabriqua une deuxième boucle à tous égards identique à la première. Il fut interrompu à deux reprises mais ne fut pas surpris en flagrant délit. Son travail terminé, il appuya le banc contre le mur et grimpa dessus. Sortant de sa poche le nouveau rouleau de fil, il en lia un bout au barreau du milieu et fit pendre le reste à l'extérieur. Avec de la salive et de la poussière, il camoufla l'unique bout visible et s'assura que l'on ne pouvait le déceler à moins d'avoir le nez posé dessus. Il redescendit, et remit le banc en place. L'ouverture de la fenêtre était si haute que le rebord et sept centimètres de barreaux étaient invisibles d'en bas. Il s'approcha de la porte, écouta et, au bon moment, lança: -Es-tu là? Lorsque la lampe s'alluma et que le judas s'ouvrit, il eut l'impression instinctive que tout un attroupement se trouvait derrière la porte. Et l'œil n'était pas celui de Marsin. Feignant d'ignorer tout autre chose, il fit lentement et précautionneusement tourner la boucle tout en demandant: - Es-tu là? Es-tu là ? Après avoir parcouru une quarantaine de degrés, il s'arrêta, donna à sa voix un ton d'intense satisfaction et s'exclama: - Te voilà enfin! Pourquoi ne restes-tu pas à portée de voix, que je n'aie pas à me servir d'une houcle pour t'appeler? Silencieux, il arbora l'expression de quelqu'un qui écoute avec une attention soutenue. L'œil de l'autre côté du judas s'écarquilla, fut poussé et remplacé par un autre. -Eh bien, dit Leeming en s'installant pour une gentille petite conversation, je te le désignerai à la première occasion et te laisserai t'en occuper à ta guise. Parlons notre propre langue. Il y atrop d'oreilles ennemies ici, pour mon goût. (Prenant son souffle, il débita à une vitesse terrifiante et sans s'arrêter:) La toile craqua et s'ouvrit largement le miroir sefissura d'un bout à 1autre la malédiction est sur moi s'écria la Dam ... 1 La porte craqua et s'ouvrit largement, et deux gardes s'affalèrent presque dans la cellule en voulant saisir leur proie. Deux autres, encadrant la femmelette qui faisait grise mine, restèrent dehors en prenant des poses. Marsin rôdait craintivement à l'arrière. Un garde s'empara de l'assemblage, hurla: «Je l'ai!» et se précipita dehors. Son compagnon le suivit au galop. L'excitation semblait les avoir rendus hystériques. Il s'écoula une dizaine de secondes avant que la porte se referme. 1. Lord Tennyson: La Dame de Shalott, 3e partie. (NdT)
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Leeming en profita. Pointant vers le groupe l'index et le majeur, il effectua de méchants petits mouvements horizontaux. On appelait cela faire les cornes, quand il était gosse. Le geste classique qui jette les sorts. -Les voilà! déclama-t-il sur un ton théâtral en parlant à quelqu'un que personne ne pouvait apercevoir. Voilà les pouilleux à écailles dont je t'ai parlé. Ils cherchent les ennuis. Ils les aiment, ils les adorent, ils en raffolent. Sers-leur-en à satiété! La petite troupe eut un air inquiet, avant que la porte les fasse disparaître dans un claquement haineux. Écoutant au judas, il les entendit s'éloigner à pas pesants en marmonnant entre eux. En dix minutes, il eut cassé un bout de fil au rouleau qui pendait au barreau de la fenêtre et replacé le camouflage de salive et de poussière sur le morceau en vue. Une demi-heure plus tard, il était en possession d'un trucabibi flambant neuf. Lhabitude faisait de lui un expert dans la fabrique rapide et précise de ces objets. Faute de socle en bois, il utilisa son clou pour creuser un trou dans la terre située dans les interstices des dalles qui constituaient le sol de la cellule. Il introduisit les spires de la boucle dans le trou et força un peu pour faciliter la rotation rituelle. Puis il botta cruellement la porte. Au moment propice, il s'allongea sur le ventre et commença à réciter dans la boucle le troisième alinéa de la Régulation n° 27, § 9, sous-§ B, du Règlement spatial. Une phrase unique de mille mots, qu'il avait choisie pour sa phraséologie bureaucratique, dont Dieu seul savait la signification: -Lorsque le ravitaillement doit être effectué par mesure d'urgence à une station qui n'est pas officiellement désignée comme étant accréditée ni accréditable par mesure spéciale suivant le § A(5) modifié A(5)B, ladite station sera considérée comme accréditée suivant le § A(5) modifié A(5)B pourvu que l'urgence soit située dans la liste des obligations techniques citée dans le § J(29-33) dont les annexes sont applicables aux stations accréditées dans la mesure ... Le judas s'ouvrit puis se referma brutalement. Quelqu'un s'éloigna à toute allure. Une minute après, le couloir vibrait sous le poids de ce qui ressemblait à une charge de cavalerie. Le judas se rouvrit et se referma. La porte fut ouverte à la volée. Cette fois, ils lui rendirent sa tenue d'Adam, fouillèrent ses vêtements et passèrent sa cellule au peigne fin. Leur comportement était celui de personnes ne manifestant aucun amour envers leur prochain. Retournant le banc, ils le tapotèrent, lui donnèrent des coups de poing et de pied, mais n'allèrent pas jusqu'à l'examiner à la loupe. Considérant cette opération, Leeming les encouragea d'un ricanement sinistre. Il fut un temps où il aurait été incapable d'émettre un ricanement sinistre, même pour gagner un pari. Il en était désormais capable. Jusqu'où peut aller un homme suivant les circonstances, nul ne le sait. Avec un regard meurtrier, un garde sortit, revint avec une lourde échelle, monta dessus et examina la fenêtre. Son examen ne fut guère adroit, 213
car son esprit s'était fixé sur la solidité des barreaux. Il saisit chacun d'eux à pleines mains et les secoua vigoureusement. Ses doigts ne touchèrent pas le bout de fil et son regard ne le décela pas. Satisfait, il descendit et repartit avec son échelle. Les autres l'imitèrent. Leeming se rhabilla et écouta au judas. Rien que le sifflement ténu d'une respiration et le proche froissement de vêtements. Il s'assit sur le banc et attendit. Peu de temps après, la lampe se ralluma et le judas se rouvrit brutalement. Pointant deux doigts vers l'ouverture, il lança: - Meurs, jnoudchou! L'ouverture se referma en claquant. Des pas s'éloignèrent - un peu trop bruyamment. Il attendit. Au bout d'une demi-heure de silence absolu, l'œil réapparut et fut gratifié d'une nouvelle malédiction. Cinq minutes plus tard, il subissait de nouveau ce triste sort. C'était toujours le même œil - un vrai masochiste. Ce petit manège continua pendant quatre heures à intervalles irréguliers avant que l'œil se fatigue. Leeming confectionna aussitôt une autre. boucle, beugla dedans de toute sa voix et provoqua un autre raid. Cette fois-là, ils ne le déshabillèrent pas, ni ne fouillèrent sa cellule. Ils se contentèrent de lui confisquer son objet. Et il décela en eux des symptômes d'exaspération. Il lui restait juste assez de fil pour un nouveau survolteur de tension artérielle. Il décida de le conserver pour plus tard et de dormir un peu. La nourriture insuffisante et le manque de sommeil s'étaient conjugués pour amoindrir ses forces. S'affalant de tout son long sur le banc, il soupira et ferma ses yeux rougis. Il ne tarda pas à produire des ronflements de scie à métaux. Ce qui provoqua une panique dans le corridor et ramena en force toute l'escouade. Réveillé par le vacarme, il les voua à tous les diables. Puis il se rallongea. Il était crevé ... mais eux aussi. Il dormit comme un loir jusqu'à midi, sans autre interruption que l'habituel petit déjeuner infect. Puis vint l'habituel déjeuner infect. On le garda enfermé pendant la promenade. Il martela et rua dans la porte en exigeant de savoir pourquoi on ne lui permettait pas d'aller se dérouiller les jambes dans la cour et vociféra des menaces de dissection glandulaire. Personne ne s'en soucia. Il resta donc assis sur son banc à tout repasser dans son esprit. Lui refuser cette unique liberté était peut-être une forme de représailles pour les avoir fait s'agiter comme des puces au beau milieu de la nuit. À moins que le Rigélien soit suspecté et qu'ils aient décidé d'éviter tout contact. De toute façon, il avait désorienté l'ennemi. À lui tout seul, il semait la panique loin derrière les lignes de combat. C'était toujours quelque chose. Le fait qu'un combattant est prisonnier ne signifie pas qu'il soit hors de combat. Même derrière des murs épais, il peut toujours harasser l'ennemi, lui faire 214
gaspiller son temps et son énergie, miner son moral et paralyser une partie de ses forces. Au stade suivant, conclut-il, il devait généraliser et renforcer la malédiction. Plus ill' étendrait et l'exprimerait de façon ambiguë, plus il lui serait facile de s'attribuer le mérite de chaque incident qui se produirait tôt ou tard. e' était la technique de la bohémienne. Les gens ont tendance à donner une signification spécifique aux choses ambiguës lorsque les circonstances l'exigent. Ils n'ont pas besoin d'être crédules. Il suffit de les placer dans l'expectative pour qu'ils se posent des questions ... a posteriori. « Dans un proche avenir, un grand brun croisera votre route. » Après cette prédiction, toute personne du sexe masculin de taille supérieure à la moyenne et qui ne soit pas blond fera fort bien l'affaire. Et toute période allant de cinq minutes à cinq ans sera considérée comme le proche avenir. « Maman, quand l'assureur est venu, il m'a souri. Tu te rappelles ce qu'a
dit la Bohémienne?» Pour parvenir à un résultat valable, on doit s'adapter à son milieu. Si ledit milieu est radicalement différent de celui d'autrui, la méthode d'adaptation doit être également différente. À sa connaissance, Leeming était le seul Terrien de cette prison, et le seul prisonnier à être maintenu au secret. Sa tactique n'aurait donc rien de commun avec celle des Rigéliens. Ces derniers avaient quelque chose en tête, cela ne faisait aucun doute. Ils ne se montreraient pas méfiants et cachottiers à propos de rien. Il était pratiquement sûr qu'ils creusaient un tunnel, et qu'un certain nombre raclaient et grattaient le sous-sol sans outils en ce moment même. Évacuaient terre et roc, quelques kilos à la fois. Une avance pathétique de six ou sept centimètres par nuit. Un risque constant et incessant d'être découverts, ensevelis, et peut-être abattus sans pitié. Un projet interminable qui pouvait bien prendre fin en quelques minutes avec un cri et le staccato des fusils automatiques et des mitrailleuses. Mais, pour sortir d'une solide cellule de pierre, au sein d'une solide prison de pierre, il n'est pas nécessaire de réaliser une évasion désespérée et spectaculaire. Il suffit d'être patient, débrouillard, astucieux, beau parleur, et d'amener l'ennemi à vous ouvrir les portes et vous propulser dehors de lui-même. Oui, on peut utiliser le cerveau que la nature vous a donné. Suivant les lois de la probabilité, de nombreuses choses peuvent se produire à l'intérieur et à l'extérieur d'une prison, et certaines d'entre elles ne seront guère appréciées par l'ennemi. Un officier se retrouve soudain affligé d'une colique carabinée. Ou bien un garde dégringole de l'échelle d'un mirador et se casse la jambe. Quelqu'un perd son portefeuille, son pantalon ... ou l'esprit. Plus loin, un pont s'écroule, ou un train déraille, ou un vaisseau s'écrase au décollage. Ou bien une explosion se produit dans une usine de munitions. Ou bien un chef militaire tombe raide mort. 215
Il jouerait son atout maître s'il pouvait les convaincre qu'il était l'auteur de la plupart de ces méfaits. L'essentiel était de l'abattre de telle façon qu'ils ne puissent le contrer efficacement, ni le rétribuer par un séjour dans une chambre de torture. La tactique idéale était de persuader les ennemis de sa malveillance en même temps que de leur propre impuissanq:. S'il réussissait - et c'était un si de taille -, la conclusion logique serait que la seule méthode pour eux de se débarrasser d'ennuis constants serait de se débarrasser de Leeming lui-même, vivant et en un seul morceau. La question de la façon exacte dont il arriverait à ce résultat fantastique était un problème colossal qui l'aurait horrifié, sur Terra.·En fait, il l'aurait déclaré insoluble, en dépit de la leçon fondamentale de la conquête spatiale, qui dit que rien n'est insoluble ni impossible. Mais il avait eu trois mois de solitude pour laisser incuber la solution ... et le cerveau se trouve merveilleusement stimulé par les nécessités impitoyables. C'était une bonne chose qu'il ait une idée en tête. Il disposa de dix minutes pour la développer. La porte s'ouvrit, un trio le regarda de travers, et l'un des gardes lâcha: - Le commandant veut vous voir sur-le-champ. Amash, jnoudchou! Leeming sortit en déclarant: - Une fois pour toutes, je ne suis pas un jnoudchou, pigé? . Le garde lui botta les fesses. Le commandant était avachi derrière un bureau, encadré de deux officiers de grade inférieur. C'était un individu pesant. Ses yeux cornés et sans paupières lui donnaient un aspect froid et impassible tandis qu'il étudiait le prisonnier. Leeming s'assit calmement sur une petite chaise. L'officier de droite hurla immédiatement: - Garde-à-vous en présence du commandant! Avec un geste de contrordre, le commandant dit sur un ton las: - Qu'il reste assis. Une concession dès le départ, songea Leeming. Curieux, il regarda les papiers empilés sur le bureau. Un rapport complet sur ses méfaits, estima-t-il. Il n'allait pas tarder à le savoir. De toute façon, il disposait d'une ou deux armes qui lui permettraient de contrer les leurs. Il serait, par exemple, dommage de ne pouvoir exploiter leur ignorance. Les alliés ne savaient rien des Zangastiens. Du coup, les Zangastiens ne savaient presque rien des différentes espèces formant l'Union, Terriens compris. Avec lui, Ils s'attaquaient à une quantité inconnue. Et c'était désormais une quantité doublée par l'addition de x. -On m'a laissé entendre que vous parlez notre langue, commença le commandant. - Inutile de le nier, confessa Leeming. -Très bien. Vous allez nous donner des renseignements vous concernant. 216
- Je les ai déjà donnés. Au major Klavith. - Peu m'importe. Vous allez répondre à mes questions, et vos réponses ont intérêt à être sincères. (Prenant un formulaire officiel devant lui, il tint son stylo prêt à écrire.) Nom de la planète d'origine. - Terra. L'autre utilisa les caractères de sa langue pour inscrire ce nom phonétiquement, puis il reprit: - Nom de l'espèce. - Terrienne. -Nom de l'espèce. - Homo fuinardus, dit Leeming en gardant son sérieux. Le commandant écrivit cela, l'air dubitatif, et s'enquit: -Qu'est-ce que ça veut dire? - L'Homme-qui-traverse-I'Espace, lui apprit Leeming. - Hum! (L'autre était malgré tout impressionné.) Votre propre nom. - John Leeming. - John Leeming, répéta le commandant en l'inscrivant. -Et Eustache Phenackertiban, ajouta Leeming d'un air détaché. Ce nom fut également écrit, bien que le commandant ait quelques difficultés à trouver les crochets et les fioritures convenables pour rendre Phenackertiban. Il demanda à Leeming à deux reprises de répéter ce nom étrange, et Leeming s'exécuta. Étudiant le résultat qui ressemblait à une recette chinoise de soupe aux œufs pourris, le commandant demanda: - Est-ce votre coutume de posséder deux séries de noms? - Très certainement, lui assura Leeming. C'est inévitable, vu que nous sommes deux. Fronçant les sourcils qu'il ne possédait pas, son interlocuteur manifesta une légère surprise. - Vous voulez dire que vous êtes toujours conçus et mis au monde par deux? Deux mâles ou deux femelles identiques chaque fois? Leeming adopta l'air de quelqu'un qui va énoncer une évidence. -Non, non, pas du tout. Dès que l'un de nous naît, il est immédiatement doté d'un Eustache. - Un Eustache? -Oui. Le commandant se renfrogna, se cura les dents et jeta un coup d'œil aux autres officiers. S'il cherchait là l'inspiration, il n'avait aucune chance. Ils arboraient l'expression de personnes qui ne sont là que pour la façade. - Qu'est-ce qu'un Eustache? finit par demander le commandant. Leeming s'exclama d'un ton incrédule: -Comment, vous l'ignorez? -C'est moi qui pose les questions, c'est vous qui répondez. Qu'est-ce qu'un Eustache? - Un invisible attaché à la personnalité, lui apprit Leeming. 217
La compréhension se peignit sur le visage écailleux du commandant. - Ah, vous voulez dire une âme. Vous donnez un nom à votre âme? - Jamais de la vie. J'ai une âme et mon Eustache a la sienne. (Il ajouta après coup:) Du moins, j'espère en avoir une. Le commandant se carra dans son fauteuil et le regarda fixement. Il y eut un très long silence durant lequel les deux autres officiers continuèrent à jouer les mannequins. Finalement, le commandant lança: - Je ne comprends pas. - Dans ce cas, annonça Leeming sur un ton triomphal irritant, il est évident que vous ne possédez pas d'équivalent des Eustaches. Vous êtes tout seuls. Vous n'êtes que des mono-vivants. Ça ne doit rien avoir de drôle. Assenant un grand coup de poing sur le bureau, le commandant donna à sa voix un côté aboiement beaucoup plus militaire: -Qu'est-ce qu'un Eustache exactement? Expliquez-Ie-moi aussi clairement que possible! -Je ne suis pas en position de vous refuser ce renseignement, admit Leeming d'un mauvais gré hypocrite. C'est égal. Même si vous comprenez, vous ne pourrez rien y faire. - Cela reste à voir! affirma le commandant, l'air belliqueux. Cessez de chercher des échappatoires et dites-moi tout ce que vous savez des Eustaches. - Tout 'Terrien mène une double vie, de la naissance jusqu'à la mort, commença Leeming. Il existe en association mentale intime avec une entité qui s'appelle toujours Eustache quelque chose. Le mien s'appelle Eustache Phenackertiban. - Vous voyez réellement cette entité? - Non, jamais de la vie. Je ne peux ni le voir, ni le sentir, ni le toucher. -Alors, comment savez-vous qu'il ne s'agit pas d'une illusion particulière à votre espèce ? - Primo, parce que chaque Terrien entend son propre Eustache. Je peux avoir de longues conversations avec le mien, tant qu'il se trouve à proximité, et je l'entends me parler avec clarté et logique au fin fond de mon esprit. - Vous ne l'entendez pas avec les oreilles? - Non, rien que par l'esprit. La communication est télépathique ou, pour être plus précis, quasi télépathique. - Je vous crois, lui déclara le commandant, très sarcastique. On vous a entendu parler à voix haute et crier à pleins poumons. De la télépathie, enk? - Lorsque je dois concentrer mes pensées pour les envoyer à distance, je m'en tire mieux en m'exprimant par des mots. Tout le monde le fait quand on discute d'un problème en se parlant à soi-même. Vous ne vous parlez jamais à vous-même? -Cela ne vous regarde pas. Quelle autre preuve avez-vous qu'un Eustache n'est pas imaginaire? Prenant longuement son souffle, Leeming continua sur un ton déterminé. 218
- Il a le pouvoir de faire des tas de choses qui prouvent ensuite, visiblement, qu'il existe. (Il porta son attention sur l'officier très absorbé qui se trouvait à gauche.) Par exemple, si mon Eustache en voulait à cet officier et m'avisait de son intention de le faire tomber dans l'escalier et que cet officier se rompe le cou dans l'escalier peu après ... - Ce pourrait n'être que pure coïncidence, railla le commandant. -C'est exact. Mais il peut y avoir beaucoup trop de coïncidences. Si un Eustache promet qu'il va faire une cinquantaine de choses à la suite et que toutes se produisent, soit il accomplit sa promesse, soit c'est un prophète étonnant. Les Eustaches ne prétendent pas être des prophètes. Aucune personne visible ou invisible ne peut prévoir l'avenir de façon si précise. - Voilà qui est vrai. - Acceptez-vous le fait de posséder un père et une mère ? -Bien sûr. - Vous ne le considérez pas comme étrange ou anormal? -Certainement pas. Il est inconcevable que l'on puisse naître sans parents. - Eh bien, nous, nous acceptons pareillement la possession d'Eustaches, et nous ne concevons pas la possibilité d'exister sans eux. Le commandant réfléchit et dit à l'officier situé à droite: -Cela évoque la symbiose. Il serait intéressant d'apprendre quel bénéfice chacun tire de l'autre. - Inutile de me demander ce que j'apporte à mon Eustache, intervint Leeming. Je ne peux pas vous le dire parce que je l'ignore. -Espérez-vous que je vous croie? demanda le commandant, l'air de celui à qui on ne la fait pas. (Il montra les dents.) De votre propre aveu, vous parlez avec lui. Pourquoi ne pas le lui demander? - Il y a belle lurette que les Terriens se sont fatigués de poser cette question. Le sujet a été finalement abandonné et la situation acceptée comme telle. -Pourquoi? - La réponse a toujours été la même. Les Eustaches admettent facilement que nous sommes essentiels à leur existence, mais ils ne peuvent nous l'expliquer parce qu'ils n'ont pas le moyen de nous le faire comprendre. - Ce pourrait être une excuse, un faux-fuyant. - Eh bien, que suggérez-vous que nous y fassions? Se gardant bien de répondre, le commandant reprit: - Quel bénéfice tirez-vous, vous, de cette association? À quoi vous sert votre Eustache, personnellement? - Il me tient compagnie, me réconforte, m'informe, me conseille et ... -Et quoi? Se penchant en avant, les mains sur les genoux, Leeming lui cracha pratiquement au visage: - Si nécessaire, il me venge. La remarque tapa dans le mille. Le commandant se carra dans son siège en manifestant un mélange de colère et de scepticisme. Les deux officiers 219
subalternes réprimèrent leur appréhension. C'est une guerre impitoyable que celle où l'on se fait hacher menu par un fantôme. Se reprenant, le commandant se força à arborer un sourire sinistre. -Vous êtes prisonnier, fit-il remarquer. Il y a déjà un bon nombre de jours que vous êtes détenu. Votre Eustache ne semble pas s'en être terriblement inquiété. -Pas encore, en effet, admit Leeming d'un ton léger. -Qu'entendez-vous par: pas encore? - Étant libre de rôder tranquillement sur un monde ennemi, il lui faut un certain temps pour s'occuper de quelques tâches prioritaires. Il s'est déjà bien débrouillé, et il agira encore, à sa façon et quand ça lui plaira. - Vraiment? Et qu'a-t-ill'intention de faire? - Prenez patience, lui conseilla Leeming avec une confiance éhontée. (Notant la réaction de son interlocuteur, il poursuivit:) Personne ne peut emprisonner plus d'une moitié de Terrien. Rien que la moitié solide, visible, tangible. L'autre moitié ne peut être maîtrisée d'aucune manière. Elle se promène en tous sens, rassemble des renseignements d'intérêt militaire, se livre à de petits sabotages et fait exactement ce qui lui plaît. C'est vous qui avez provoqué cette situation, et vous l'avez maintenant sur le dos. - C'est nous qui l'avons provoquée? Nous ne vous avons pas invité à venir ici. Vous nous êtes tombé dans les bras. -Je n'avais pas le choix: j'ai dû atterrir en catastrophe. Cela aurait pu être un monde ami. Ce n'est pas le cas. À qui la faute? Si vous tenez à combattre aux côtés de la Ligue contre l'Union, vous devez en accepter les conséquences ... y compris les agissements d'un Eustache. Le ton du commandant se fit méchant : - Pas si nous vous tuons. Leeming lâcha un rire dédaigneux. - Les choses seraient alors cinquante fois pires. - De quelle façon? -La vie d'un Eustache est plus longue que celle de son partenaire. Lorsqu'un homme meurt, il faut sept à dix ans pour que son Eustache disparaisse. Nous avons une petite chanson très ancienne selon laquelle les Eustaches ne meurent jamais et ne font que s'éteindre peu à peu. Notre monde abrite des millions d'Eustaches solitaires et déconnectés qui s'éteignent lentement. -Et alors? - T uei-moi et vous isolerez mon Eustache de toute compagnie sur un monde qui n'est pas le sien. Ses jours seront comptés et il le saura. Il n'aura plus rien à perdre, car il ne sera plus limité par des considérations relatives à ma sécurité. Du fait de ma mort, il m'éliminera de ses plans et portera son attention sans restrictions sur ce qui lui plaira. (Il jeta un coup d'œil à ses auditeurs.) Je suis prêt à parier qu'il entrera alors dans une rage folle et provoquera une orgie de destructions. Rappelez-vous que vous représentez à ses yeux une forme de vie étrangère. Il n'aura aucun scrupule en ce qui vous concerne.
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Le commandant réfléchit en silence. Il était extrêmement difficile de croire tout cela, et son instinct le plus profond était de le rejeter en bloc. Mais avant la conquête spatiale, il était tout aussi difficile de croire à des choses bien plus fantastiques et qui étaient courantes aujourd'hui. Il n'osait rejeter tout cela comme étant absurde. L'époque était révolue où chacun pouvait se permettre d'être dogmatique. Les entreprises spatiales de toutes les espèces de la Ligue et de l'Union n'avaient que superficiellement examiné une galaxie parmi les quantités inimaginables qui constituent l'univers. Personne ne pouvait dire quels secrets incroyables restaient encore à découvrir, y compris peut-être des entités aussi éthérées que les Eustaches. Oui, les idiots croient parce qu'ils sont crédules ... ou bien ils sont crédules à cause de leur idiotie. Les intelligents n'acceptent pas aveuglément, mais, étant conscients de leur ignorance, ne rejettent rien automatiquement. Pour l'instant, le commandant était intensément conscient d'une ignorance générale au sujet de la forme de vie appelée Terrien. Il se pouvait que ce soient des créatures doubles, mi-Untel, mi-Eustache. - Tout cela n'est pas impossible, décida-t-il enfin d'un ton fat, mais me paraît cependant improbable. Il existe plus de vingt formes de vie associées à nous au sein de la Ligue. Je n'en connais aucune qui vive en symbiose avec une autre. - Il y a les Lathiens, repartit Leeming, mentionnant les chefs de file ennemis, cause essentielle du conflit. Bien entendu, le commandant se montra étonné. - Vous voulez dire qu'ils possèdent eux aussi des Eustache~? -Non. Ils possèdent quelque chose de semblable, mais inférieur. Chaque Lathien est inconsciemment contrôlé par une entité qui s'appelle Chocotte quelque chose. Ils l'ignorent, naturellement. Et nous l'ignorerions nous aussi si les Eustaches ne nous l'avaient appris. -Comment l'ont-ils découvert? - Comme vous le savez, les plus grandes batailles se sont jusqu'à présent déroulées dans le secteur lathien. Les deux partis ont fait des prisonniers. Nos Eustaches nous ont dit que chaque prisonnier lathien avait une Chocotte qui le contrôlait, chose qu'il ignorait en toute sérénité. (Il sourit et ajouta:) Ils nous ont bien fait sentir que les Eustaches n'ont pas une très haute opinion des Chocottes. Apparemment, les Chocottes sont des entités plutôt inférieures. Fronçant ses invisibles sourcils, le commandant déclara: -C'est là une chose précise, une chose que nous devrions pouvoir vérifier par nous-mêmes. Mais comment y parvenir si les Lathiens ignorent cet état de fait? -C'est facile comme bonjour. Ils détiennent un certain nombre de prisonniers terriens. Que quelqu'un demande à ces prisonniers, séparément et individuellement, si les Lathiens ont les Chocottes. - C'est ce que nous allons faire, s'écria le commandant avec l'attitude de quelqu'un qui vient de relever un défi. (Il se tourna vers l'officier placé à 221
sa droite.) Badjashim, envoyez un message à notre officier de liaison au QG lathien, lui ordonnant de questionner ces prisonniers. -Vous pouvez même vérifier plus avant, pendant que vous y êtes, lança Leeming pour couper court à toute discussion. Pour nous, quiconque partage sa vie avec un être invisible reçoit le nom de Toqué. Demandez aux prisonniers si les Lathiens sont Toqués. - Notez-le et qu'on le leur demande également, ordonna le commandant. (Il reporta son attention sur Leeming.) Puisque vous ne pouviez prévoir votre atterrissage forcé et votre capture, et puisque vous êtes resté au secret, il est impossible que vous soyez de mèche avec des prisonniers Terriens aussi éloignés. -C'est exact. -Je jugerai donc vos assertions en fonction des réponses que nous recevrons. (Ille fixa d'un air dur.) Si ces réponses ne confirment pas vos déclarations, je saurai que, sous certains rapports, vous êtes un menteur effronté et que vous l'êtes peut-être aussi sous d'autres rapports. Nous avons ici des méthodes spéciales très efficaces pour nous occuper des menteurs. - Rien de plus normal. Mais si les réponses me donnent raison, vous saurez que j'ai dit la vérité, n'est-ce pas? - Non, lui rétorqua férocement le commandant. Ce fut au tour de Leeming d'être époustouflé. - Pourquoi non? Les lèvres pincées, le commandant grommela: - Ainsi que je l 'ai fait remarquer, il ne peut y avoir de communication directe entre vous et les Terriens prisonniers. Cela ne signifie rien. Votre Eustache et les leurs peuvent être de mèche. Se penchant sur le côté, il ouvrit brutalement un tiroir et plaça une boucle sur le bureau. Puis une autre, et une autre, et une autre encore: tous les assemblages qu'il avait fabriqués. - Eh bien, lui lança-t-il sur un ton triomphant, qu'avez-vous à répondre à cela?
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n instant, la panique faillit submerger Leeming. Il voyait ce que voulait dire son interlocuteur. Il parlait à son Eustache qui, à son tour, parlait à d'autres Eustaches. Et les autres Eustaches parlaient aux prisonniers. Comment se tirer de là? Il avait l'esprit vif d'ordinaire, mais au bout de trois mois de privations, il peinait à suivre le rythme. L'absence de nourriture convenable l'avait déjà marqué. Ses pensées patinaient alors qu'il en avait le plus besoin. Les trois personnages attendaient derrière le bureau, observaient son visage et comptaient les secondes qu'il lui fallait pour répondre. Plus il lui faudrait de temps, moins ils le croiraient. Ce qu'il déclarerait serait d'autant plus plausible qu'il répondrait rapidement. Une satisfaction cynique transparaissait déjà sur leur visage, et il se trouvait dans un désarroi absolu lorsqu'il aperçut une brèche dans laquelle il se glissa. - Vous avez tort sur deux points. -Lesquels? - Primo, un Eustache ne peut communiquer avec un autre sur une distance aussi énorme. C'est simple, son énergie mentale ne va pas jusque-là. Pour parler de planète à planète, il lui faut l'aide d'un humain qui, à son tour, utilise un équipement radio. -Nous n'avons que votre parole, lui rappela le commandant. Si un Eustache ne connaît aucune limite, il en irait de votre intérêt de le dissimuler. Vous seriez même stupide de l'admettre. - Je ne peux faire plus que vous donner ma parole, que vous y ajoutiez foi ou non. -Je n'y ajoute pas foi. .. jusqu'à présent. -Aucune force terrienne ne s'est précipitée à mon secours, chose qui se produirait si mon Eustache pouvait communiquer à distance. - Pff! lâcha le commandant. Pour arriver ici, il leur faudrait plus de temps que celui pendant lequel vous avez été prisonnier. Deux fois plus, probablement. Et cela seulement s'ils parviennent, par miracle,.à éviter de se faire abattre en cours de route. L'absence d'expédition de secours ne prouve
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rien. (Il attendit une réponse qui ne vint pas, puis conclut:) Si vous avez autre chose à dire, cela a intérêt à être convaincant. - Mais c'est convaincant, lui assura Leeming. Ce n'est pas ma parole que nous avons. C'est la vôtre. -Absurde! Je n'ai rien dit qui concerne les Eustaches. -Au contraire, vous avez dit qu'ils pouvaient être de mèche entre eux. -Et alors? - Ils ne peuvent être de mèche que s'ils existent réellement, dans lequel cas j'ai dit la vérité. Mais si j'ai menti, alors les Eustaches n'existent pas et il ne peut y avoir de collusion entre des créatures qui n'existent pas. Le commandant resta tranquillement assis tandis que son visage devenait légèrement violacé. Il était l'image même de l'arroseur arrosé. L'officier de gauche avait peine à réprimer un ricanement irrespectueux. - Si vous ne croyez pas aux Eustaches, continua Leeming pour faire bonne mesure, vous ne pouvez donc croire à une collusion. D'un autre côté, si vous croyez à la possibilité d'une collusion, il vous faut croire aux Eustaches ... enfin, si vous avez tous vos esprits, naturellement. Le commandant désigna Leeming d'un doigt rageur. - Gardes! Ramenez-le à sa cellule. (Ils étaient en train de faire franchir la porte au prisonnier lorsqu'il changea d'avis et beugla:) Halte! (Saisissant une boucle, il l'agita devant Leeming.) Où avez-vous obtenu les matériaux pour fabriquer ceci ? -C'est mon Eustache qui me les a amenés. Lui seul a pu le faire. - Hors de ma vue! -Merse, jnoudchou! firent les gardes en le poussant de leurs armes. Amash! Amash! . Le restant de cette journée et celle qui suivit, il demeura assis sur son banc à passer en revue tout ce qui s'était produit, à préparer son action future et, quand son humeur était au plus haut, à admirer ses capacités de menteur éhonté. De temps à autre, il se demandait ce que valaient ses efforts pour se libérer par la parole, comparés à ceux des Rigéliens occupés à le faire à mains nues. Qui progressait le plus? Plus important, qui, une fois dehors, demeurerait dehors? Une chose était certaine: sa méthode était moins éprouvante pour un corps mal nourri et affaibli, quoique plus fatigante pour les nerfs. Un autre avantage: pour l'instant, il les avait écartés de leur intention de lui extorquer des renseignements militaires. Était-ce bien le cas, d'ailleurs? De leur point de vue, il était possible que les révélations concernant la double nature des Terriens s'avèrent infiniment plus importantes que les détails des armements, données qui risquaient, de toute façon, d'être inexactes. Il n'en restait pas moins qu'il avait évité pour un temps un interrogatoire brutal et douloureux. En retardant ainsi ses tourments, il avait apporté de l'éclat supplémentaire à ce joyau de sagesse qui dit que le boniment ramollit le cerveau. 224
Lorsque le judas s'ouvrit, il feignit d'être surpris en pleine action de grâce dédiée à Eustache, et ce, pour un service non précisé. Comme prévu, le pauvre Marsin se mit à se demander quel était le malheureux qui avait rencontré et subi les agissements de l'Eu~tache. Sans aucun doute, le sergent de garde ne tarderait pas également à spéculer sur ce sujet. Ainsi que les officiers, en temps voulu ... Aux environs de minuit, le sommeil lui échappant toujours, il lui vint à l'esprit qu'il ne servait à rien de faire les choses à moitié. Ce qui vaut la peine d'être réalisé vaut la peine d'être bien réalisé ... et cela s'applique aussi bien au mensonge qu'à autre chose. Pourquoi ne se satisfaire que d'un sourire entendu chaque fois que l'ennemi connaissait un petit malheur? Sa tactique pouvait s'étendre bien plus loin. Aucune forme de vie n'est protégée des caprices du destin. La chance apparaît et disparaît dans toutes les parties de l'univers. Aucune raison qu'on ne l'impute pas à Eustache. Aucune raison que lui, Leeming, ne s'adjuge pas le pouvoir de récompenser comme de punir. La limite ne se~ trouvait d'ailleurs pas là. Veine et déveine sont des phases positives de l'existence. Il pouvait franchir la zone neutre et réquisitionner aussi les phases négatives. Par l'intermédiaire d'Eustache, il pouvait s'attribuer non seulement le mérite de ce qui s'était produit, bon ou mauvais, mais aussi de ce qui ne s'était pas produit. Lorsqu'il ne serait pas en train de s'adjuger certains événements, il pouvait très bien exploiter l'absence d'événements. L'envie de commencer sur-le-champ était irrésistible. Se laissant rouler de son banc, il martela la porte de haut en bas. Le garde venait d'être relevé, car l'œil qui apparut appartenait à Kolum, celui qui lui avait décoché un coup de pied dans les fesses peu de temps auparavant. Sur l'échelle intellectuelle, Kolum se situait bien au-dessus de Marsin, car il était capable de compter sur ses douze doigts s'il lui était accordé un temps suffisant pour la réflexion. -C'est donc vous! dit Leeming avec un soulagement évident. J'en suis heureux. Je me suis lié à vous dans l'espoir qu'il vous accorderait quelques instants de répit. Il est bien trop impétueux et trop radical. Je vois bien que vous êtes plus intelligent que les autres gardes et que vous pouvez donc vous améliorer. En fait, je lui ai déjà fait remarquer que vous êtes même beaucoup trop civilisé pour être sergent. Il est difficile à convaincre, mais je fais de mon mieux pour vous. - Hein? dit Kolum, mi-flatté, mi-effrayé. - Il vous a donc laissé tranquille, pour un temps du moins, poursuivit Leeming en sachant que l'autre n'était pas à même de lui opposer un démenti. Il ne vous a rien fait. .. rien encore. (Il accrut la satisfaction de son interlocuteur.) Je fais de mon mieux pour le contrôler. Seuls les imbéciles et les brutes méritent une mort lente. - C'est vrai, acquiesça hâtivement Kolum. Mais qu'est-ce ... -Maintenant, l'interrompit Leeming, c'est à vous de me prouver que ma confiance est justifiée, et vous éviterez ainsi le sort réservé aux moins malins. Le cerveau est fait pour être utilisé, n'est-ce pas? 225
-Oui,mais ... -Ceux qui n'ont pas de cervelle ne peuvent utiliser ce qu'ils ne possèdent pas, n'est-ce pas? -Non, en effet, mais ... - Pour faire la preuve de votre intelligence, il sera nécessaire que vous portiez un message au commandant. Les yeux de Kolum se transformèrent en boules de loto horrifiées. -C'est impossible! Je n'oserais pas le déranger à cette heure-ci. Le sergent de garde ne va pas vouloir. IL .. - On ne vous demande pas de porter ce message tout de suite. Il devra lui être remis personnellement au matin, dès qu'il sera éveillé. -Alors, c'est différent, soupira Kolum, grandement soulagé. Mais je dois vous avertir que, s'il trouve à redire à ce message, c'est vous qu'il va punir et pas moi. - Il ne me punira pas, de peur que moi, je le punisse à mon tour, lui assura Leeming comme s'il énonçait une évidence. Écrivez mon message. Appuyant son fusil contre le mur opposé, Kolum sortit un crayon et du papier de l'une de ses poches. Leffort se peignit dans ses yeux tandis qu'il se préparait à la tâche monumentale qui consistait à rédiger quelques mots. -«À Sa Très Glorieuse Carne Pouilleuse», commença Leeining. -Que veut dire carne pouilleuse? demanda Kolum en tentant d'inscrire phonétiquement les étranges mots terriens. -C'est un titre qui veut dire Votre Hauteur. Ah! c'est qu'il n'est pas haut qu'en couleur! (Leeming se pinça significativement le nez tandis que l'autre se penchait sur son papier. Il continua à dicter, très lentement pour suivre le rythme du talent épistolaire de Kolum.) La nourriture est insuffisante et de très mauvaise qualité. Je suis affaibli. J'ai perdu beaucoup de poids et mes côtes commencent à apparaître. Cela ne plaît pas à mon Eustache. Plus je maigris, plus il se fait menaçant. Le temps approche à grands pas où je me verrai forcé de rejeter toute responsabilité envers ses agissements. Je prie donc Votre Très Glorieuse Carne Pouilleuse de considérer cette question avec sérieux. - Il y a beaucoup de mots, et il y en a de très longs, se plaignit Kolum en parvenant à prendre l'air d'un martyr reptilien. Il va falloir que je recopie plus lisiblement dès que je ne serai plus de service. Leeming lui accorda un chaud regard d'amitié fraternelle. - Je sais, et j'apprécie la peine que vous vous donnez pour moi. C'est pour cela que je sais que vous vivrez assez longtemps pour l'accomplir. - Je dois vivre plus longtemps encore, insista Kolum, transformant de nouveau ses yeux en boules de loto. J'ai le droit de vivre, pas vrai? -C'est précisément l'argument que j'ai utilisé, répondit Leeming à la façon de quelqu'un qui vient de passer la nuit à s'efforcer d'obtenir un résultat irréfutable mais encore douteux. - Je ne peux pas continuer à vous parler, dit Kolum en reprenant son fusil. Même, je ne suis pas du tout censé vous parler. Si le sergent de garde m'attrapait, il. .. 226
- Les jours du sergent sont comptés, affirma Leeming sur un ton catégorique. Il ne vivra pas suffisamment longtemps pour savoir qu'il est mort. La main tendue sur le point de refermer le judas, Kolum s'arrêta, l'air d'avoir reçu une poignée de sable humide. Puis il demanda: - Comment peut-on vivre suffisamment longtemps pour savoir qu'on est mort? . - Cela dépend de la méthode de mise à mort, lui assura Leeming. Il en existe dont vous n'avez jamais entendu parler et dont vous ne pouvez même pas avoir idée. À ce stade, Kolum trouva que la conversation prenait un tour beaucoup trop déplaisant. Il referma le judas. Leeming retourna à son banc et s'étendit dessus. La lumière s'éteignit. Sept étoiles scintillaient par la meurtrière ... et elles n'étaient pas inaccessibles. Au matin, le petit déjeuner eut une heure de retard, mais il se composait d'un plein bol de bouillie tiède, de deux tranches de pain bis couvertes de graisse et d'une grande tasse d'un liquide chaud qui ressemblait vaguement à du café décaféiné. Par contraste avec l'ordinaire, ce festin lui donna l'impression de se trouver à Noël. Son ardeur remonta avec le remplissage de son estomac. Ni ce jour-là ni le suivant, il ne reçut de convocation pour une nouvelle entrevue. Le commandant ne se manifesta pas avant plus d'une semaine. De toute évidence, Sa Très Glorieuse Carne Pouilleuse attendait toujours une réponse du secteur lathien et ne se sentait guère encline à faire quoi que ce soit avant de l'avoir reçue. Néanmoins, les repas demeurèrent plus substantiels, fait que Leeming considéra comme preuve manifeste que quelqu'un voulait prendre une assurance pour l'avenir. C'est par un beau matin que les Rigéliens lancèrent leur action. Il les entendit de sa cellule, mais ne put les voir. Chaque jour, environ une heure après l'aube, le martèlement de deux mille paires de pieds résonnait puis mourait en direction des ateliers. C'était habituellement tout ce qu'il entendait: aucune voix, aucune conversation décousue, uniquement des raclements de pieds et le hurlement intermittent d'un garde. Cette fois-ci, ils sortirent en chantant, leur voix rauque marquée par la bravade. Ils hurlaient de façon discordante qu'Asta Zangasta était un vieux cochon qui avait des puces sur la poitrine et des plaies sur le tarin. La chose aurait pu paraître infantile et futile. Elle ne l'était pas. Cet effort unanime semblait contenir une menace tangible. Des gardes leur crièrent après. Le chant s'enfla et le défi augmenta avec le volume sonore. Debout sous sa fenêtre, Leeming écoutait attentivement. C'était la première fois qu'il entendait parler de l'Asta Zangasta si décrié, sans doute le roi, l'empereur ou le premier voyou de la planète. Le braillement des deux mille voix monta crescendo. Des gardes frénétiques virent leurs cris noyés par le tapage. Quelqu'un tira un coup de 227
semonce. Dans les miradors, les gardes firent pivoter leurs mitrailleuses et les pointèrent sur la cour. -Oh, quelle salope qu'Asta Zangasta! entonnaient les Rigéliens en atteignant la fin de leur poème épique. Il y eut ensuite des coups de poing et de feu, des bruits de bousculade, des cris de fureur. Les pieds plats d'une vingtaine de gardes armés jusqu'aux dents résonnèr:ent sous la fenêtre de Leeming et s'éloignèrent en direction du tintamarre invisible. Le vacarme continua pendant une demi-heure et finit par mourir petit à petit. Le silence qui s'ensuivit parut presque tangible. À l'heure de la promenade, la cour appartenait à Leeming, car il n'y avait pas un seul autre prisonnier en vue. Il flâna mélancoliquement jusqu'à ce qu'il rencontre Marsin qui était de garde dans la cour. - Où sont les autres? Qu'est-ce qui leur est arrivé? - Ils se sont mal conduits et ils ont perdu du temps. Ils sont consignés à l'atelier jusqu'à ce qu'ils aient rattrapé le retard sur la production. C'est leur faute. Ils ont commencé le travail en retard exprès pour ralentir le rendement. On n'a même pas eu le temps de les compter. Leeming lui adressa un sourire radieux. - Et il y a eu des gardes blessés? - Oui, admit Marsin. - Légèrement, avança Leeming. Mais suffisamment pour leur donner un avant-goût de ce qui les attend. Ne l'oubliez pas! - Qu'est-ce que vous voulez dire? -Je veux dire ce que j'ai dit: ne l'oubliez pas. (Puis il ajouta:) Vous, vous n'avez pas été blessé. Ne l'oubliez pas non plus. Il s'éloigna d'un pas tranquille d'un Marsin dérouté et mal à l'aise. Il fit lentement six tours de cour tout en réfléchissant sérieusement. :Lindiscipline spontanée des Rigéliens avait certainement remué la prison et causé assez d'excitation pour une semaine. Il se demanda quel en était le motif. C'était probablement pour se soulager de leur incarcération et de leur désespoir. :Lennui peut suffire à faire commettre les pires folies. Au septième tour, il ruminait toujours lorsqu'une remarque de Marsin le frappa soudain avec la force d'un marteau. « On n'a même pas eu le temps de les compter. » Grands dieux! Voilà la cause du spectacle bruyant de ce matin. La chorale venait d'éviter d'être comptée. Il ne pouvait y avoir qu'une raison pour laquelle ils avaient voulu éviter l'habituel défilé arithmétique. Il rejoignit Marsin. -Demain, l'avertit-il, certains des gardes regretteront d'être nés. - Vous nous menacez? - Non, ce n'est qu'une promesse. Rapportez-le à l'officier de garde. Et au commandant. Cela vous en évitera peut-être les conséquences. -Je le leur dirai, dit Marsin, ébahi mais reconnaissant. Le lendemain matin, c'est à cent pour cent qu'il se révéla qu'il était tombé juste en supposant que les Rigéliens étaient trop malins pour se faire
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accommoder au beurre noir sans aucune raison. Il avait fallu une journée entière à l'ennemi pour parvenir à la même conclusion. Une heure avant l'aube, les Rigéliens défilèrent hors de leurs dortoirs, par paquets de cinquante au lieu de l'habituel flot continu. Ils furent rapidement comptés par cinquante. Ce simple calcul se détraqua lorsqu'une dizaine de prisonniers seulement sortirent de l'un des dortoirs, tous malades, blessés ou handicapés. Des gardes en fureur se précipitèrent pour expulser les trente-huit absents. Ils ne se trouvaient pas là. La porte était lourde et solide, les barreaux des fenêtres intacts. Ils galopèrent confusément un bon moment avant que l'un d'eux détecte le léger mouvement d'une dalle. Ils la soulevèrent et trouvèrent dessous un puits étroit mais profond, d'où partait un tunnel. À contrecœur, l'un des gardes descendit dans le puits, rampa dans le tunnel et finit par émerger à bonne distance de la muraille. Inutile de dire qu'il avait trouvé le tunnel vide. Les sirènes se lamentèrent, les gardes martelèrent le sol du bagne, les officiers lancèrent des ordres contradictoires, et les lieux commencèrent à ressembler étrangement à un asile de fous. Les Rigéliens reçurent une bonne leçon pour avoir empêché le dénombrement de la veille et avoir ainsi donné aux évadés un jour d'avance. Bottes et crosses de fusils furent librement utilisées et les corps malmenés et inconscients traînés à l'écart. Le survivant le plus âgé du dortoir délinquant, un Rigélien affligé d'une claudication marquée, fut tenu pour responsable de l'évasion, inculpé, jugé, condamné, collé contre un mur et fusillé. Leeming ne put rien voir de tout cela, mais il entendit clairement les ordres rauques: «Attention ... en joue ... feu! » ainsi que la salve qui suivit. Il arpenta sa cellule de long en large en serrant et en desserrant les poings et en émettant de violents jurons. Tout ce qu'il désirait, tout ce qu'il voulait que les cieux lui envoient, c'était une gorge zangastienne à portée de mains. Le judas s'ouvrit brutalement, mais se referma avant qu'il ait pu cracher dans l'œil. Le tintamarre continua sans répit tandis que les gardes échauffés fouillaient les dortoirs un à un et sondaient portes, barreaux, murs, planchers et même plafonds. Les officiers hurlaient des menaces sanglantes aux Rigéliens lents à réagir. Au crépuscule, les gardes ramenèrent sept évadés épuisés et rout crottés qui avaient été rattrapés. Ils furent brièvement et froidement reçus. «Attention ... en joue ... feu!» Leeming martela furieusement sa porte mais le judas demeura clos et personne ne répondit. Deux heures plus tard, il se fabriquait une nouvelle boucle avec son dernier morceau de fil de cuivre. Il passa la moitié de la nuit à brailler dedans à tue-tête sur un ton menaçant. Personne ne lui prêta la moindre attention. Le lendemain à midi, un profond sentiment de frustration l'avait envahi. Il estimait que l'évasion des Rigéliens avait dû leur demander un an de préparation. Résultat: huit morts et trente et un de libres. S'ils demeuraient ensemble et ne se dispersaient pas, ces trente et un pouvaient former une
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équipe suffisante pour s'emparer d'un vaisseau de la taille d'un destroyer spatial. Mais, se fondant sur sa propre expérience, il pensait qu'ils avaient peu de chances de réaliser un tel vol. La planète entière ayant été mise en alerte par cette évasion de taille, des barrages militaires solides ne manqueraient pas d'entourer tous les astroports, et ce, jusqu'à ce que le trente et unième d'entre eux ait été récupéré. Ceux qui étaient libres pouvaient le rester un bon moment s'ils avaient de la chance, mais ils étaient rivés à ce monde et voués à une capture et une exécution inévitables. Cependant, on menait la vie dure à leurs compagnons, et ses propres efforts avaient été contrecarrés. Il ne leur en voulait pas de s'être évadés, non, pas le moins du monde. Il leur souhaitait même bonne chance de tout cœur. Mais il regrettait qu'ils n'aient pas agi deux mois plus tôt - ou plus tard. Il finissait d'un air morose son déjeuner lorsque quatre gardes vinrent le chercher. -Le commandant veut vous voir sur-le-champ! Leur attitude était crispée et sournoise. L'un d'eux portait un bandage étroit sur son crâne écailleux, l'autre avait un œil très enflé. C'est vraiment choisir le plus mauvais moment, songea Leeming. Le commandant allait s'enflammer comme une fusée au premier signe de contradiction. On ne peut discuter avec un galonnard enragé. Les émotions l'emportent, on dédaigne les paroles et on traite la logique avec mépris. Il avait du pain sur la planche. Les quatre Zangastiens le propulsèrent le long du couloir, deux devant, deux derrière. Gauche, droite, gauche, droite, poum, poum, poum ... ce qui lui fit penser à un défilé menant à la guillotine. À l'angle, dans une petite cour triangulaire, devaient attendre un prêtre, un couperet, un panier d'osier et un cercueil. Ils pénétrèrent ensemble dans la même pièce que la première fois. Le commandant était assis derrière le bureau, mais aucun officier subalterne ne l'assistait. La seule autre personne était un civil d'un certain âge qui occupait un fauteuil à la droite du commandant. Il étudia le prisonnier avec un regard ardent et pénétrant tandis que celui-ci entrait et s'asseyait. - Voici Pallam. Le commandant le présenta avec une amabilité si inattendue que son interlocuteur en fut époustouflé. Avec une crainte révérencielle, l'officier ajouta: -C'est Zangasta lui-même qui l'a envoyé ici. -Un spécialiste mental, je présume? avança Leeming qui pressentait un piège. -Rien de tel, répondit tranquillement Pallam. Je suis intéressé par tous les aspects de la symbiose. L'épine dorsale de Leeming se hérissa. L'idée d'être questionné par un expert ne lui plaisait guère. Ces gens-là avaient un esprit pénétrant, sans rien de militaire, et l'habitude pernicieuse de réduire à néant une bonne histoire
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en révélant ses contradictions internes. Ce civil à l'air doux, décida-t-il, était indubitablement une menace sérieuse. - Pallam désire vous poser quelques questions, l'informa le commandant, mais celles-ci seront pour plus tard. (Il arbora une expression de satisfaction.) Avant tout, je tiens à vous dire que je vous suis redevable des informations que vous m'avez fournies à notre entrevue précédente. - Vous voulez dire qu'elles se sont révélées utiles? demanda Leeming, en croyant à peine ses oreilles. -Très utiles, face à cette révolte grave et ridicule. Tous les gardes responsables du dortoir 14 sont mutés dans des zones de combat où ils seront en poste sur des astroports devant subir des attaques. C'est leur punition pour avoir grossièrement négligé leur devoir. (Il fixa Leeming d'un air songeur et continua:) Mon destin aurait été le même si Zangasta n'avait considéré que cette évasion était mineure comparée aux éléments que j'ai obtenus de vous. Bien que pris par surprise, Leeming ne tarda pas à entrer dans le jeu. - Mais quand je vous ai demandé de veiller personnellement à l'amélioration de ma nourriture ... Vous vous attendiez sûrement à quelque récompense? -Une récompense? (Le commandant était interloqué.) Je n'ai songé à rien de tel. -Très bien, approuva Leeming en admirant la magnanimité de l'autre. Une bonne action est deux fois meilleure lorsqu'elle ne cache aucun autre motif. Eustache en prendra soigneusement note. -Vous voulez dire, s'immisça Pallam, que son code éthique est identique au vôtre ? Sale type! Que venait-il mettre son grain de sel? Attention, prudence. - Semblable sous certains rapports, mais non pas identique. - Quelle est la différence essentielle? - Eh bien, dit Leeming en temporisant, il est difficile d'en décider. (Il se frotta le front tandis que son esprit bourdonnait vertigineusement.) Disons que c'est une question de vengeance. - Définissez cette différence, lui commanda Pallam en flairant la trace comme un limier affamé. - De mon point de vue, lui apprit Leeming en vouant l'autre à tous les diables, il se montre sadique sans nécessité. Voilà qui lui permettrait de prendre de l'avance sur ce que réservait l'avenir. - De quelle façon? s'entêta Pallam. -Mon instinct me dicte d'agir promptement pour tout régler rapidement. Lui, il a tendance à vouloir prolonger les souffrances. - Expliquez-vous, le pressa Pallam qui tenait à se faire détester. -Si vous et moi étions ennemis mortels, si j'avais un fusil et vous aucune arme, je vous tuerais d'un coup de fusil. Mais si Eustache vous avait comme cible, ils'y prendrait plus lentement, plus graduellement. - Décrivez-moi cette méthode. 231
-D'abord, il vous ferait savoir que vous êtes condamné. Ensuite, il ne ferait plus rien avant que vous soyez obsédé par l'idée qu'il ne s'agissait que d'une illusion et que rien ne se produirait jamais. Il vous détromperait alors par un choc mineur. Lorsque la crainte en résultant se serait atténuée, il vous en appliquerait un plus puissant. Et ainsi de suite, avec une intensité croissante, aussi longtemps que nécessaire. - Nécessaire pour quoi? -Pour que votre sort vous paraisse enfin inéluctable et que l'attente vous rende la vie insupportable. (Il réfléchit un instant et ajouta:) Les Eustaches ne tuent jamais personne. Ils utilisent leurs propres tactiques. Ils préparent des accidents ou amènent leurs victimes à se donner elles-mêmes la mort. -Vous voulez dire qu'ils incitent leurs victimes à se suicider? - Oui, c'est bien ce que j'ai dit. -Et il n'existe aucun moyen d'éviter un tel sort? -Si, répondit Leeming. La victime peut toujours se mettre en sûreté et se libérer de la crainte en redressant les torts qu'elle a eus envers le partenaire de l'Eustache. -Cela met automatiquement fin à la vendetta? -C'est exact. -Que vous l'approuviez ou non? - Oui. Si mon grief cesse d'exister et devient imaginaire, mon Eustache refuse de le reconnaître ou d'agir en conséquence. - Cela se ramène donc à dire, conclut Pallam, que, selon sa méthode, on peut avoir des motifs et une chance de se repentir, ce qui n'est pas le cas pour la vôtre? - Je suppose que c'est cela. - Ce qui veut dire qu'il a un sens de la justice plus équitable? - Il peut se montrer sans pitié aucune, objecta Leeming, pour l'instant incapable de trouver une meilleure réponse. - Cela est hors de propos, lâcha Pallam. (Il sombra dans un silence méditatif, puis fit remarquer au commandant:) Il semblerait que l'association ne se situe pas entre égaux. Le composant invisible est également supérieur. En fait, il est le maître d'un esclave matériel, mais exerce son contrôle avec suffisamment de subtilité pour que l'esclave soit le premier à nier son propre état. Il lança un regard provocateur à Leeming, qui serra les dents et se tint coi. Vieux verrat rusé, songea-t-il. S'il essayait d'inciter le prisonnier à nier vigoureusement, il allait être déçu. Qu'il croie que Leeming était jugé comme demeuré, si cela lui plaisait. Il n'y a aucune honte à être défini comme étant inférieur à un produit de sa propre imagination. Pallam, l'air finaud, avança: -Lorsque votre Eustache se met en tête de se venger, le fait-il parce que les circonstances lui évitent d'être puni par vous ou par la communauté terrienne ? Est-ce cela? - Plutôt, admit prudemment Leeming. 232
- En d'autres termes, il n'agit que lorsque vous et la loi êtes impuissants. - Il se met au travail lorsque le besoin s'en fait sentir. -Vous êtes trop vague. Il faut que ce soit expliqué de façon claire et précise. Si vous ou les vôtres punissez quelqu'un, un Eustache le punit-il également? - Non, répondit Leeming, mal à l'aise. - Si vous ou les vôtres ne pouvez punir quelqu'un, un Eustache s'en charge-t-il alors? - Uniquement si un Terrien a souffert injustement. - L'Eustache de celui qui a souffert prend alors la défense de son partenaire? -Oui. - Bien! déclara Pallam. (Il se pencha en avant, observa son interlocuteur d'un regard perçant et parvint à prendre une attitude menaçante.) Maintenant, supposons que votre Eustache trouve une raison valable de punir un autre Terrien ... que fait alors l'Eustache de la victime?
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C
'était un piège astucieux, fondé sur le fait que l'on peut répondre de façon automatique, presque sans réfléchir, à ce qui est familier, tandis qu'un menteur a besoin de temps pour étayer son mensonge par la logique. Leeming aurait dû se retrouver totalement désorienté. S'il n'en fut pas ainsi, c'est à son cerveau qu'il le dut. Alors que son esprit bourdonnait toujours, sa bouche s'ouvrit et les mots: « Pas grand-chose» en jaillirent d'eux-mêmes. Pendant un fol instant, il se demanda si Eustache était venu se joindre à la conversation. -Pourquoi? Encouragé par la maîtrise de la situation que lui avait donnée sa langue, Leeming lui laissa la bride sur le cou. - Je vous dis et je vous redis qu'un Eustache ne s'inquiète aucunement des griefs qui ne sont qu'imaginaires. Un Terrien coupable d'un crime n'a pas à se plaindre. C'est de sa faute s'il encourt une vengeance, et il connaît le remède. S'il n'aime pas souffrir, il lui suffit de s'arranger pour réparer le mal qu'il a causé à autrui. ~Son Eustache le poussera-t-il, ou l'influencera-t-il, en vue de lui faire adopter les mesures nécessaires pour éviter la punition? -N'ayant personnellement jamais commis de crime, répondit vertueusement Leeming, je suis incapable de vous le dire. Je suppose qu'il serait près de la vérité de dire que les Terriens se conduisent bien parce que leur association avec les Eustaches les force à se bien conduire. Ils n'ont guère le choix en la matière. -D'un autre côté, les Terriens n'ont aucune façon de forcer leurs Eustaches à se bien conduire? -Aucune pression n'est nécessaire. Un Eustache écoute toujours la raison de son partenaire et agit dans les limites de la justice coutumière. -Ainsi que je vous l'ai déjà fait remarquer, indiqua Pallam en s'adressant au commandant, le Terrien est bien la forme de vie inférieure. (Il reporta son attention sur le prisonnier.) Tout ce que vous avez dit se tient parce que c'est logique ... jusqu'à un certain point. - Que voulez-vous dire par: jusqu'à un certain point? 234
-Allons au fond du problème, suggéra Pallam. Je ne vois aucune raison rationnelle pour laquelle l'Eustache d'un criminel devrait permettre que son partenaire soit acculé au suicide. Puisqu'ils sont interdépendants mais indépendants d'autrui, la non-intervention d'un Eustache est contraire à la loi fondamentale de la conservation. -Personne ne se suicide à moins d'avoir perdu la boule. - Perdu quoi? -À moins d'être devenu fou. Un fou est sans valeur en tant que partenaire matériel. En ce qui concerne son Eustache, il est déjà mort et ne vaut plus la peine d'être protégé ou vengé. Les Eustaches ne s'associent qu'à des personnes équilibrées. Continuant dans cette voie, Pallam demanda sur un ton excité: -Le bénéfice qu'ils retirent est donc situé quelque part dans l'esprit humain? Est-ce une nourriture mentale qu'ils tirent de vous? - Je l'ignore. -Votre Eustache ne vous fatigue-t-il jamais, ne vous épuise-t-il pas, ne restez-vous pas parfois quelque peu hébété? - Si! lança Leeming avec emphase. Mais oui, mon vieux, mais oui. Pour l'instant, il rêvait même d'étrangler Eustache. -J'aimerais étudier plusieurs mois ce phénomène, dit Pallam au commandant. C'est un sujet passionnant. Nous ne connaissons aucun cas d'association symbiotique chez des espèces plus évoluées que les plantes et six espèces d' épiètres inférieures. Il est remarquable, véritablement remarquable, d'en découvrir parmi les vertébrés et des formes de vie intelligentes, l'une étant de surcroît intangible. Le commandant avait l'air impressionné, sans savoir de quoi exactement parlait son voisin. - Lisez-lui votre rapport, lui enjoignit Pallam. -Notre officier de liaison, le colonel Shomuth, nous a envoyé une réponse du secteur lathien, apprit le commandant à Leeming. Il parle couramment le cosmoglotte et a pu ainsi questionner de nombreux Terriens prisonniers sans l'aide d'un interprète lathien. Nous lui avons envoyé des renseignements complémentaires, et le résultat est significatif. - À quoi vous attendiez-vous? lâcha Leeming, dévoré par la curiosité. Feignant d'ignorer cette question, le commandant continua: -Selon son rapport, la plupart des prisonniers ont refusé de faire un commentaire ou d'admettre quoi que ce soit. Ils sont demeurés obstinément silencieux. La chose est compréhensible, car rien ne pouvait les dissuader de croire que l'on tentait de leur arracher des renseignements de nature militaire. Ils ont résisté à tous les encouragements du colonel Shomuth et ont gardé la bouche close. (Il poussa un soupir d'exaspération.) Mais quelques-uns ont parlé. - Il y en a toujours qui sont prêts à bavarder, fit remarquer Leeming. - Certains officiers ont parlé, y compris un certain capitaine de vaisseau Tompass ... Tompus ...
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-Thomas? -Oui, c'est ce nom-là. (Pivotant sur son fauteuil, le commandant appuya sur un bouton mural.) Voici l'entrevue qui a été enregistrée et qui nous a été communiquée. Un sifflement accompagné de craquements jaillit d'une grille fixée dans le mur. Il s'amplifia et devint un simple bruit de fond. Des voix sortirent de la grille. Shomuth: « Capitaine Thomas, j'ai reçu l'ordre de vérifier certains renseignements qui sont maintenant en notre possession. Vous n'avez rien à perdre en nous répondant, et rien à gagner en refusant. Aucun Lathien n'est présent, nous sommes seuls. Vous pouvez parler librement, et ce que vous direz restera sous le sceau du secret. » Thomas: «Vous êtes bien méfi~nts envers les Lathiens, tout à coup? Cette manœuvre ne trompe personne. Les ennemis restent les ennemis, quels que soient le nom ou la forme. Vous ne tirerez rien de moi. » Shomuth, patiemment: «Capitaine Thomas, je vous suggère d'écouter, et de réfléchir aux questions avant de décider quoi que ce soit. » Thomas, sur un ton las: «Très bien. Que voulez-vous savoir?» Shomuth: «Si nos alliés Lathiens sont vraiment des Toqués.» Thomas, après un long silence: «Vous voulez la vérité toute nue? » Shomuth : « Oui. » Thomas, légèrement sarcastique: « Ça ne me plaît pas de médire de quelqu'un, même d'un Lathien. Mais il faut parfois admettre qu'un chat est un chat, que ce qui est mal est mal, et qu'un Lathien est ce qu'il est, hein? » Shomuth : « Veuillez répondre à ma question. » Thomas: « Les Lathiens sont toqués. » Shomuth: « Et ils ont les Chocottes? » Thomas: « Dites, qui vous a appris ça? » Shomuth: « Cela, c'est notre problème. Veuillez avoir l'amabilité de me donner une réponse. » Thomas, sur un ton belliqueux: «Non seulement ils ont les chocottes, mais ils en auront encore plus avant qu'on en ait fini avec eux. » Shomuth, ébahi: « Comment cela? Nous avons appris que chaque Lathien est inconsciemment contrôlé par une Chocotte. Le nombre total des Chocottes doit donc être limité. Il ne peut augmenter qu'avec la naissance de nouveaux Lathiens. » Thomas, rapidement: « Vous m'avez mal compris. Ce que je voulais dire, c'est qu'avec l'augmentation des pertes lathiennes, le nombre de Chocottes seules augmentera. De toute évidence, la meilleure Chocotte ne peut contrôler un cadavre, n'est-ce pas? Il y aura trop de Chocottes en liberté par rapport au nombre de survivants Lathiens. » Shomuth: « Oui, je vois ce que vous voulez dire. Et alors apparaîtra un problème psychologique majeur. (Une pause.) Maintenant, capitaine Thomas, avez-vous quelque raison de supposer qu'un grand nombre de Chocottes sans
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partenaire puissent prendre le contrôle d'une forme de vie différente? Telle que notre espèce, par exemple? » Thomas, sur un ton menaçant qui méritait une médaille spatiale: «Je n'en serais pas surpris.» Shomuth: «Mais vous n'en êtes pas sûr? » Thomas: «Non.}} Shomuth: « Il est exact, n'est-ce pas, que vous ne connaissez la véritable nature des Lathiens que parce que vous en avez été averti par votre Eustache? }} Thomas, interdit: « Par mon quoi? }} Shomuth: «Par votre Eustache. Pourquoi êtes-vous surpris? }} Thomas, se reprenant assez promptement pour ajouter une palme à sa médaille: «Je croyais que vous aviez dit Moustache. C'est stupide de ma part. Oui, mon Eustache. Vous avez bel et bien raison. }} Shomuth, plus bas: «Il y a ici plus de quatre cents prisonniers Terriens. Ce qui veut dire que plus de quatre cents Eustaches se promènent tranquillement sur cette planète. Correct?}} Thomas: «Je ne peux le nier.}} Shomuth: «Le croiseur Veder s'est écrasé à l'atterrissage et sera irrécupérable. Les Lathiens l'ont attribué à une erreur de pilotage de la part de l'équipage. Mais cela s'est passé trois jours après votre arrivée ici. Était-ce pure coïncidence? }} Thomas: «À vous de juger.}} Shomuth: «J'espère que vous vous rendez compte qu'en ce qui nous concerne, votre refus de répondre vaut approbation? }} Thomas: «Tirez-en les conclusions qu'il vous plaira. Je ne trahirai aucun secret militaire. }} Shomuth: «Très bien. Je passe à autre chose. Le plus grand dépôt de carburant de la galaxie est situé à quelques degrés au sud d'ici. Il y a une semaine, il a été totalement détruit par une explosion. La perte a été sévère. Les flottes de la Ligue en seront handicapées pendant une longue période. }} Thomas, enthousiaste: «À la vôtre! }} Shomuth: «Les techniciens lathiens ont émis la théorie qu'une étincelle d'électricité statique a provoqué l'explosion d'un réservoir qui avait une fuite, et qu'il s'en est suivi une réaction en chaîne. On peut toujours faire confiance aux techniciens lorsqu'il s'agit de trouver des explications vaseuses.}} Thomas: «Et alors, celle-ci ne vous satisfait pas? }} Shomuth: «Il y a plus de quatre ans qu'a été établi le dépôt. Il n'y a jamais eu d'ennuis avec les étincelles d'électricité statique, pendant tout ce temps-là. }} Thomas: «Où voulez-vous en venir? }} Shomuth, allant droit au but: «Vous avez vous-même admis que plus de quatre cents Eustaches rôdent dans le secteur, libres comme l'air.}} Thomas, en austère patriote: «Je n'admets rien. Je refuse de répondre à vos questions. }} Shomuth: «Est-ce votre Eustache qui vous a poussé à dire cela? }} Silence. 237
Shomuth: « Si votre Eustache est actuellement présent, puis-je le questionner par votre intermédiaire?» Aucune réponse. Le commandant coupa et déclara: - Voilà. Huit autres officiers terriens nous ont plus ou moins fourni les mêmes preuves. Le restant a essayé de dissimuler les faits mais, comme vous l'avez entendu, ils ont échoué. Zangasta lui-même a écouté ces enregistrements, et il s'inquiète énormément de la situation. -Il n'a pas besoin de s'en faire tant que ça, avança Leeming. -Pourquoi? -Ce n'est que des sornettes, une combine. Mon Eustache était de mèche avec les leurs. Le commandant prit un air revêche. -Ainsi que vous l'avez si bien dit lors de notre première rencontre, il ne peut y avoir collusion entre Eustaches, alors cela ne fait aucune différence, de toute façon. - Je suis heureux que vous finissiez par vous en rendre compte. - Passons, les interrompit impatiemment Pallam. Cela importe peu. La preuve est satisfaisante, quelle que soit la façon dont on considère les choses. Ainsi encouragé, le commandant continua: -J'ai personnellemenr procédé à une enquête. En deux ans, nous avons eu une longue série d'ennuis mineurs avec les Rigéliens, mais aucun n'était réellement sérieux. Peu après votre arrivée, s'est produite une évasion importante qui a dû être préparée depuis longtemps mais qui a eu lieu dans des circonstances qui laissent supposer l'intervention d'une aide extérieure. D'où est venue cette aide? - Je l'ignore, répondit Leeming, l'air de très bien le savoir. -À un moment ou à un autre, huit de mes gardes se sont attiré votre inimitié en s'attaquant à vous. Quatre se trouvent maintenant à l'hôpital, gravement blessés, et deux vont être transférés sur le front. Je suppose que le triste sort des autres n'est plus qu'une question de temps? - Les deux autres ont été jugés et le pardon leur a été accordé. Rien ne leur arrivera. Le commandant marqua sa surprise. -Vraiment? Leeming reprit: - Je ne peux apporter la même garantie en ce qui concerne le peloton d'exécution, l'officier qui le commandait, et le galonnard qui a ordonné que seraient fusillés d'impuissants prisonniers. - Nous exécutons toujours les prisonniers qui se sont évadés. C'est une tradition et un élément de dissuasion nécessaire. -Nous réglons toujours le compte des exécuteurs, répliqua Leeming. - Par « nous », je suppose que vous voulez dire vous et votre Eustache? le questionna Pallam.
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-Oui. - Pourquoi votre Eustache s'intéresse-t-il à cela? Les victimes n'étaient pas des Terriens. Ce n'était qu'un tas de Rigéliens turbulents. - Les Rigéliens sont nos alliés. Et nos alliés sont nos amis. Pour moi, j'abhorre ce massacre inutile et de sang-froid. Et Eustache est très sensible à mes émotions. - Mais il n'y obéit pas nécessairement ? -Non. - En fait, le pressa Pallam, déterminé à régler les choses une fois pour toutes, s'il était question que l'un soit subordonné à l'autre, c'est vous qui le seriez. - La plupart du temps, admit Leeming comme si on lui arrachait une dent. -Eh bien, voilà qui confirme ce que vous avez déjà déclaré, exulta Pallam, un sourire aux lèvres. La différence essentielle entre Terriens et Lathiens, c'est que vous, vous savez que vous êtes contrôlés alors que les Lathiens ignorent leur condition. - Nous ne sommes contrôlés, ni consciemment ni inconsciemment, insista Leeming. Nous existons en libre association, de même que vous et votre femme. Parfois elle vous cède, et d'autres fois c'est vous qui cédez. Aucun des deux ne se donne la peine d'estimer qui a le plus cédé pendant une période spécifique, et aucun des deux n'exige qu'un équilibre parfait soit maintenu. C'est comme ça. Et aucun n'est le maître de l'autre. -Je n'en sais rien, je n'ai jamais été marié. (Pallam se tourna vers le commandant.) Continuez. -Ainsi que vous le savez sans doute, cette planète a été transformée en principal bagne de la Ligue, l'informa le commandant. - Nous détenons déjà un certain nombre de prisonniers, des Rigéliens, essentiellement. -Et alors? - D'autres vont arriver. La semaine prochaine, deux mille Centauriens et six cents Thétiens doivent venir remplir une nouvelle prison. Les forces de la Ligue vont transférer ici les formes de vie ennemies au fur et à mesure des disponibilités en vaisseaux et en hébergement. (Il lui jeta un coup d'œil méditatif.) Dans peu de temps, ils vont nous refiler des Terriens. - Cette perspective vous trouble-t-elle ? -Zangasta a décidé de refuser l'envoi des Terriens. - Il est libre de faire ce qui lui plaît, dit Leeming, indifférent. -Zangasta est astucieux, opina le commandant, débordant d'admiration patriotique. Il maintient fermement que le rassemblement sur une planète de divers prisonniers plus quelques milliers de Terriens est une recette infaillible pour s'attirer des ennuis. Et il les prévoit à une échelle incontrôlable. En fait, nous risquerions de perdre notre monde, qui occupe une place stratégique à l'arrière de la Ligue, et de nous trouver ensuite soumis à des attaques violentes de la part de nos propres alliés qui voudraient le reprendre.
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- La chose est très possible en effet, acquiesça Leeming. En fait, elle est probable. En fait, même, elle est pratiquement certaine. Mais ce n'est pas le seul souci de Zangasta. C'est le seul qu'il ait jugé utile de révéler. Il en a un autre, plus secret. -Quel est-il? -C'est Zangasta lui-même qui a ordonné à l'origine que les prisonniers évadés soient fusillés. Ce doit être lui. .. autrement personne n'aurait osé le faire. Aujourd'hui, il est inquiet parce qu'un Eustache risque de venir s'asseoir chaque nuit sur son lit pour lui lancer de grands sourires. Il s'imagine que quelques milliers d'Eustaches seraient proportionnellement encore plus menaçants pour lui. Mais il se trompe. - Pourquoi? le questionna le commandant. - Parce que ceux qui se repentent ne sont pas les seuls à ne plus rien avoir à craindre. Les morts sont dans le même cas. L'arrivée sur ce monde de cinquante millions d'Eustaches n'affecterait en rien un cadavre. Zangasta ferait bien d'annuler cet ordre portant sur les exécutions, s'il désire continuer à vivre. -Je l'informerai de vos remarques. Mais cette annulation ne sera peut-être pas nécessaire. Ainsi que je vous l'ai dit, il est astucieux. Il a élaboré une tactique subtile qui mettra une fois pour toutes vos assertions à l'épreuve et résoudra de plus ses propres problèmes. Vaguement inquiet, Leeming demanda: -Ai-je la permission d'apprendre ce qu'il a l'intention de faire? - Des instructions ont été données dans ce sens. Et son plan est déjà entré en action. (Le commandant attendit d'avoir produit son petit effet, puis il continua:) Il a envoyé aux gens de l'Union une proposition en vue d'échanger des prisonniers. Leeming se tortilla sur son siège. Grands dieux! Sa machination se corsait diablement. Depuis le début, son seul but avait été de se tirer de cette geôle et de filer à une vitesse grand V. Il n'avait fait qu'essayer d'escalader les murs à l'aide de sa langue. Et voilà qu'ils gobaient son histoire et la balançaient à travers toute la galaxie! - De plus, acheva le commandant, les alliés nous ont retransmis leur accord pourvu que l'échange se fasse à grade égal. C'est-à-dire capitaine contre capitaine, navigateur contre navigateur, et ainsi de suite. - Voilà qui est raisonnable. Le commandant eut un sourire de loup affamé. -Zangasta a consenti à son tour... pourvu que les alliés récupèrent les Terriens en premier et que l'échange se fasse sur la base de deux contre un. Il attend actuellement la réponse. - Deux contre un? lui fit écho Leeming en clignant les yeux. Vous voulez dire qu'il veut que deux de nos prisonniers soient relâchés contre chaque Terrien? -Non, non, bien sûr que non. (Son sourire s'élargit et exposa ses gencives.) Ils doivent rendre deux soldats de la Ligue contre chaque Terrien 240
et Eustache que nous restituerons. Deux contre deux, ce n'est que justice, n'est-ce pas? Leeming déglutit bruyamment. -Ce n'est pas à moi de le dire. Les Alliés sont seuls juges. - En attendant cette réponse et un accord mutuel, Zangasta désire que vous bénéficiiez d'un meilleur traitement. Vous allez être transféré dans les appartements pour officiers, à l'extérieur de l'enceinte, vous partagerez leurs repas et pourrez aller vous promener dans la campagne. Vous serez temporairement traité en non-combattant, et vous aurez toutes vos aises. Vous devez seulement me donner votre parole de ne pas essayer de vous échapper. Par tous les diables, voilà autre chose! Toute son histoire visait l'évasion. Il ne pouvait la laisser tomber. D'autre part, il ne pouvait donner sa parole d'honneur en ayant cyniquement l'intention de la violer. -Je refuse, dit-il fermement. Le commandant était incrédule. - Vous n'êtes pas vraiment sérieux? -Si. Je n'ai pas le choix. Les lois militaires de Terra ne permettent pas à un prisonnier de guerre de faire une telle promesse. -Pourquoi? -Parce qu'un Terrien ne peut être responsable de son Eustache. Comment puis-je jurer de ne pas m'évader alors qu'une moitié de moi-même ne peut être capturée? Un jumeau peut-il prêter serment pour son frère? - Gardes! appela le commandant, visiblement désappointé. Il passa douze jours à arpenter misérablement sa cellule tout en bavardant de temps à autre avec Eustache pour l'instruction des oreilles indiscrètes. Il s'était bel et bien emberlificoté dans une situation où il lui fallait se soumettre ou se démettre. Pour se soumettre, il n'osait se démettre. La nourriture était toujours satisfaisante quantitativement, mais mieux valait taire sa qualité. Les gardes le traitaient avec la défiance que l'on accorde aux captifs qui sont dans les petits papiers de leurs supérieurs. Quatre Rigéliens furent ramenés et évitèrent le peloton d'exécution. Voilà qui augurait bien de l'avenir. Bien qu'il ne leur ait rien dit, les autres prisonniers avaient appris qu'il était mystérieusement responsable de l'assouplissement général des conditions pénitentiaires. À la promenade, ils le reçurent en personnage subtil et habile qui pouvait obtenir l'impossible. De temps à autre, la curiosité les emportait. - Tu sais qu'ils n'ont pas exécuté les quatre derniers? - Oui, admit Leeming. - On dit que c'est grâce à toi si les exécutions ont été suspendues. - Qui dit cela? - Ce sont des on-dit. - C'est juste, ce ne sont que des on-dit. -Je me demande pourquoi ils ont fusillé les premiers et pas les derniers. Il doit y avoir une raison. 241
-Peut-être les Zangastiens éprouvent-ils tardivement des remords, suggéra Leeming. -Il y a plus que cela. - Par exemple? -Quelqu'un a dû leur faire peur. - Et qui cela? -Je l'ignore. Suivant les rumeurs, le commandant te mangerait désormais dans la main. -C'est probable, n'est-ce pas? repartit Leeming. - Je ne trouve pas. Mais on ne sait jamais, avec les Terriens. (Il rumina un instant.) Qu'est-ce que tu as fait du fil que j'ai dérobé pour toi? -Je me tricote une paire de chaussettes avec. Rien de plus séant ni de plus solide que des chaussettes en fil de cuivre. Il déjoua ainsi leurs indiscrétions et se tint coi afin d'éviter des espoirs inutiles. En fait, il mourait d'inquiétude. Les alliés en général, et Terra en particulier, ignoraient tout des Eustaches et risquaient de traiter la proposition de Zangasta avec le mépris qu'elle méritait. Un refus brutal pouvait les amener à lui poser des questions plus insidieuses dont il ne se tirerait probablement pas. Dans ce cas, ils ne tarderaient pas à se rendre compte qu'ils avaient avec eux le plus grand menteur de tous les temps. Ils le soumettraient alors à des tests de sincérité. Le pot aux roses serait découvert quand il aurait échoué à tous ceux-ci. Il n'était guère enclin à s'accorder du mérite pour les avoir trompés. Les quelques livres qu'il avait lus lui avaient appris que la religion zangastienne se fondait sur la vénération des esprits des ancêtres. En outre, les Zangastiens connaissaient bien ce qu'on appelle esprits frappeurs. Le terrain était tout préparé, il n'avait eu qu'à le labourer et à semer. Lorsque quelqu'un croit déjà à deux sortes d'êtres invisibles, il n'est pas difficile de le convaincre de l'existence d'une troisième. Mais, lorsque les alliés inviteraient Asta Zangasta à aller se faire voir chez les Grecs, il était possible que la troisième catégorie d'esprits soit violemment régurgitée. À moins que, grâce à un discours prompt et convaincant, il parvienne à la leur faire ravaler de force. Mais comment s'y prendre? Il était en train de ruminer là-dessus dans sa cellule lorsque les gardes revinrent le chercher. Le commandant était là, sans Pallam. À la place, il trouva une dizaine de civils qui le considérèrent avec curiosité. Le nombre d'ennemis s'élevait donc à treize, juste ce qu'il fallait pour le passer à la moulinette. Sentant qu'il attirait autant l'attention qu'un koala à six queues dans un zoo, il s'assit, et quatre civils se mirent aussitôt à le questionner tour à tour. Ils s'intéressaient à un sujet et à un seul, les trucabibis. Apparemment, ils avaient passé des heures à jouer avec les siens, n'étaient arrivés à rien d'autre qu'à être pris pour des fous, et ils n'appréciaient guère cet état de choses. Selon quel principe fonctionnait le trucabibi ? Concentrait-il l' émission télépathique en un faisceau étroit à longue portée? À quelle distance son 242
Eustache était-il normalement hors d'atteinte sans l'aide de cet appareil? Pourquoi fallait-il l'orienter avant d'obtenir une réponse? Comment savait-il d'ailleurs fabriquer cette boucle? -Je ne peux l'expliquer. Comment un oiseau sait-il faire son nid? C'est une connaissance purement instinctive. Je sais appeler mon Eustache depuis que j'ai été capable d'enrouler un morceau de fil métallique. -Se pourrait-il que votre Eustache vous en implante la connaissance dans le cerveau? -Franchement, je n'y ai jamais songé. Mais c'est possible. - N'importe quelle sorte de fil métallique fait l'affaire? -Oui, tant qu'il est non ferreux. - Les boucles terriennes ont-elles toutes la même forme et les mêmes dimensions? -Non, elles varient selon l'individu. - Nous avons soigneusement fouillé les prisonniers terriens détenus par les Lathiens. Aucun d'eux ne possédait d'appareil semblable. Comment expliquez-vous cela? - Ils n'en ont pas besoin. -Pourquoi? - Parce que, si plus de quatre cents sont ensemble dans une prison, ils peuvent être sûrs que quelques Eustaches seront toujours disponibles à tout moment. Il était parvenu à les battre à plate couture, le front brûlant et le ventre glacé. Le commandant prit alors le relais. - L'Union a catégoriquement refusé d'accepter des prisonniers terriens plutôt que d'une autre espèce, ou de les échanger à deux contre un, ou de discuter plus avant de la question. Qu'avez-vous à répondre à cela? Se durcissant, Leeming déclara: -Voyons, de votre côté, il ya plus de vingt formes de vie, dont les Lathiens et les Zebs sont les plus puissantes. Si l'Union voulait donner priorité d'échange à l'une de ces espèces, croyez-vous que la Ligue accepterait? Si, par exemple, l'espèce favorisée était les Tansites, les Lathiens et les Zebs décréteraient-ils que ceux-ci.pourraknt rentrer chez eux en premier? Un civil grand et autoritaire lui coupa la parole. - Je suis Daverd, assistant personnel de Zangasta. Il est de votre avis. Il pense que les Terriens ont été mis en minorité. J'ai donc reçu l'ordre de vous poser une question. -Quelle est-elle? - Vos alliés connaissent-ils vos Eustaches? -Non. - Vous avez réussi à leur dissimuler la chose? - Il n'a jamais été question de leur dissimuler quoi que ce soit. Avec des amis, ce genre de chose n'arrive pas. Les Eustaches n'agissent qu'à l'encontre des ennemis, ce qu'il est impossible de dissimuler éternellement. Daverd s'approcha et arbora un air de conspirateur.
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-Très bien. Les Lathiens ont lancé cette guerre et les Zebs les ont suivis à cause de leur alliance militaire. Le restant d'entre nous y a été attiré pour une raison ou une autre. Les Lathiens sont forts et arrogants, mais nous savons maintenant qu'ils ne sont pas responsables de leurs actions. -Qu'est-ce j'ai à voir là-dedans, moi? - Séparément, nous qui sommes plus faibles, nous ne pouvons nous élever contre les Lathiens ou les Zebs. Mais, ensemble, nous sommes suffisamment forts pour nous écarter et déclarer notre droit à demeurer neutres. Zangasta a donc consulté les autres. Seigneur, que ne peut-on foire avec quelques mètres de fil de cuivre! -Il a reçu une réponse aujourd'hui même, continuait Daverd. Ils sont prêts à former un front commun en vue de jouir de la paix ... pourvu que l'Union soit également prête à garantir notre neutralité et à échanger les prisonniers. -Une telle unanimité parmi le menu fretin m'apprend une bonne nouvelle, fit observer Leeming avec un brin de méchanceté. - Quelle nouvelle? -Que les forces de l'Union ont dernièrement gagné une importante bataille. Quelqu'un a dû recevoir une sacrée correction. Daverd se refusa à le confirmer ou l'infirmer. -Vous êtes le seul Terrien que nous détenions sur cette planète. Zangasta pense qu'il peut vous utiliser avec profit. -Comment? -Il a décidé de vous renvoyer sur Terra. Vous aurez pour tâche de persuader les vôtres d'accepter nos plans. Si vous échouez, deux cent mille otages en subiront les conséquences. Ne l'oubliez pas! -Ces prisonniers n'ont rien à voir là-dedans, ils n'ont aucune responsabilité. Si. vous compensez votre dépit de la sorte, le temps viendra sûrement où il vous faudra payer... ne l'oubliez pas! -L'Union n'en saura rien, repartit Daverd. Il n'y aura ici ni Terrien ni Eustache pour les en informer par des moyens détournés. Les Terriens sont désormais mis à part. Les Alliés ne peuvent utiliser des renseignements qu'ils ne possèdent pas. -Non, opina Leeming. Il est en effet impossible d'utiliser ce que l'on n'a pas avec soi. On lui fournit un destroyer léger doté d'un équipage de dix Zangastiens. Après un arrêt pour se réapprovisionner et monter des tuyères neuves, il le conduisit à une planète de maintenance à la bordure de la zone de combats. Le lieu était un avant-poste des Lathiens, mais ces estimables personnages ne montrèrent aucun intérêt envers les agissements d'alliés aussi mineurs, et ils ne se rendirent pas compte que la créature humanoïde qui les accompagnait était, en fait, un Terrien. Ils se mirent aussitôt à donner aux tuyères un nouveau revêtement pour permettre au destroyer de retourner chez lui. Leeming fut transféré sur un éclaireur lathien monoplace non armé. Les dix Zangastiens lui rendirent les honneurs avant de le quitter. 244
Dès lors, il ne pouvait plus compter que sur lui-même. Le décollage fut atroce. Le siège était bien trop grand et étudié pour recevoir un arrière-train lathien, ce qui voulait dire qu'il avait des bosses aux mauvais endroits. Les commandes ne lui étaient pas familières et se trouvaient trop éloignées les unes par rapport aux autres. Le petit vaisseau spatial était rapide et puissant, mais réagissait de façon bizarre. Il ne sut jamais comment il décolla, mais il y parvint. Il y eut ensuite le risque constant d'être détecté par les stations de l'Union et détruit en plein vol. Avec optimisme, il fonça parmi les étoiles sans toucher à son émetteur; des appels sur une fréquence ennemie risquaient de le condamner en un rien de temps. Il se dirigea droit vers Terra. Son sommeil était agité. Il ne pouvait faire confiance aux tuyères, même si le parcours n'était que le tiers de ce qu'il avait jadis accompli. Il ne pouvait faire confiance au pilote automatique à cause de sa conception étrangère. Pour la même raison, il ne pouvait faire confiance au vaisseau lui-même. Et il ne pouvait faire confiance aux forces de l'Union parce qu'elles avaient tendance à tirer d'abord et poser des questions ensuite. Plus par chance que par habileté, il franchit le front de l'Union sans se faire intercepter. C'était un exploit que l'ennemi pouvait réaliser, avec de l'audace, mais qu'il n'avait jamais tenté, car les risques de pénétrer en territoire allié n'étaient rien comparés à ceux d'en ressortir. Il finit par atterrir sur la face sombre de Terra et planta son vaisseau dans un champ à deux kilomètres à l'ouest de sa base de départ. Il aurait été stupide de se poser en plein milieu de l'astroport. Un petit rigolo surexcité aurait très bien pu faire cracher son canon. La lune était claire tandis qu'il longeait la Wabash jusqu'à la porte principale. Une sentinelle gueula: - Halte? qui va là? - Lieutenant Leeming et Eustache Phenackertiban. -Avancez, que je vous reconnaisse. Il avança lentement en songeant à l'idiotie de cet ordre. Être reconnu! La sentinelle ne l'avait jamais vu et ne ferait pas la différence entre lui et Jean Tartempion. Oh! et puis, le boniment ramollit le cerveau ... À la porte, un puissant cône de lumière l'éblouit. Quelqu'un qui portait trois chevrons sur la manche jaillit d'une sorte de cabine avec un détecteut au bout d'un fil. De la tête aux pieds, il soumit le nouveau venu aux rayons de l'appareil et s'attarda sur son visage. Un haut-parleur ordonna dans la cabine: «Amenez-le au QG des Renseignements. » Ils se mirent à marcher. La sentinelle lâcha un jappement excité. -Hé! Où est l'autre type? - Quel type? demanda le sergent qui s'arrêta et regarda autour de lui. - Reniflez un peu son haleine, lui conseilla Leeming.
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-Vous m'avez donné deux noms, affirma la sentinelle, pleine de ressentiment. - Eh bien, si vous êtes gentil avec le sergent, il vous en donnera deux autres. N'est-ce pas, sergent? - Allons-y, grommela le sergent avec une impatience bilieuse. Ils atteignirent le QG des Renseignements. L'officier de semaine était le colonel Farmer. Il resta bouche bée devant Leeming et lâcha: « Eh bien! » à sept reprises. Sans préambule, Leeming demanda fermement : -Qu'est-ce que c'est que cette histoire de refuser d'échanger les prisonniers terriens à deux contre un? Farmer parut se tirer péniblement d'un rêve fantastique. - Vous êtes au courant ? -Comment pourrais-je vous le demander, autrement? -Très bien. Pourquoi accepter une proposition aussi louche? Nous avons encore toute notre tête, vous savez. Se penchant sur le bureau de son interlocuteur, les mains appuyées dessus, Leeming déclara: - Il suffit d'accepter... à une condition. - Quelle condition? -Qu'un accord semblable soit conclu avec les Lathiens. Deux de nos hommes contre un Lathien et une Chocotte. -Une quoi? -Une Chocotte. Les Lathiens sauteront sur l'occasion. Leur propagande ne cesse de répéter qu'un Lathien vaut deux individus quelconques. Ils sont trop orgueilleux pour refuser une telle offre. Ils annonceront que c'est la preuve que même leurs ennemis reconnaissent leur valeur. -Mais ... , commença Farmer, légèrement époustouflé. - Leurs alliés se rueront là-dessus pour donner leur accord. Leurs motifs seront différents, mais les Lathiens ne les connaîtront que lorsqu'il sera trop tard. Essayez un peu. Deux des nôtres contre un Lathien et une Chocotte. Farmer se leva, le ventre proéminent, et hurla: -Mais bon Dieu! qu'est-ce que c'est qu'une Chocotte? -Vous l'apprendrez facilement si vous consultez votre Eustache, lui assura Leeming. Alarmé, Farmer baissa le ton et dit d'une manière aussi apaisante que possible: - Votre apparition m'a énormément surpris. Il y a des mois et des mois que vous avez été porté disparu. - J'ai atterri en catastrophe et j'ai été fait prisonnier au diable vauvert. C'était un tas de lézards qui s'appellent Zangastiens. Ils m'ont fourré au trou. -Oui, oui, dit le colonel Farmer avec des gestes d'apaisement. Mais comment diable vous êtes-vous échappé? 246
-Farmer, je ne sais pas mentir. Je les ai ensorcelés avec mon trucabibi. -Hein? -Ensuite j'ai marché à l'esbroufe, et il y avait dixjnoudchous pour m'appuyer. (Alors que son interlocuteur ne s'y attendait pas, Leeming assena un coup de pied au bureau qui fit atterrir une grosse goutte d'encre sur le buvard.) Maintenant, voyons un peu l'intelligence de notre Intelligence Service. Transmettez l'offre. Deux Terriens contre un Lathien et une Chocotte. (Il regarda autour de lui, les yeux égarés.) Et trouvez-moi un coin pour dormir, je suis vanné. Se contenant avec difficulté, Farmer lui demanda: -Lieutenant, est-ce de la sorte que l'on s'adresse à un colonel? - On s'adresse comme on veut, à qui on veut: le major Snorkum va baiser le gâteau, et allez empaler la poule! (Un nouveau coup sur le bureau.) Une promesse est une promesse, vous vous rappelez? Au boulot, venez me border dans mon lit!
LA GRANDE EXPLOSION À tous ceux qui croient qu'il existe un pays heureux loin, très loin d'ici.
Et s'il n'en reste aucun ... E.F.R
Prologue
L
orsque se produit une explosion, bon nombre de débris se répandent alentour. Plus la déflagration est puissante, plus les morceaux sont gros et plus ils vont loin. Ce sont là des faits de base, connus du moindre écolier assez âgé pour nourrir quelques soupçons au sujet des oiseaux et des abeilles. Johannes Pretorius Van der Camp Blieder les ignorait ou ne les avait peut-être pas totalement à l'esprit, bien qu'il ait été destiné à provoquer la plus belle explosion de l'histoire humaine. Johannes Etc. Blieder était un fou de la même veine que Onk - qui découvrit le feu -, Wunk - qui inventa la roue -, Galilée, Léonard de Vinci, les frères Wright et bien d'autres qui firent subir d'irréparables outrages à l'orthodoxie en réalisant l'impossible. C'était un petit bonhomme à la calvitie prononcée, doté d'un bouc broussailleux et d'yeux chassieux, dilatés par des verres en cul de bouteille. Il traînait ses pieds plats avec la démarche d'une cane sur le point de pondre un œuf. De titres universitaires, il n'en possédait aucun. Un vaisseau spatial en route pour la Lune ou Vénus pouvait passer au-dessus de sa tête en vrombissant comme ils le faisaient depuis mille ans, il le fixait de ses yeux myopes sans avoir la moindre idée de ce qui le propulsait. Qui plus est, il ne tenait absolument pas à le découvrir. Quatre heures par jour, quatre jours par semaine, il restait assis dans un bureau. Le reste de son temps était totalement consacré, et avec un entêtement remarquable, à essayer de faire léviter une pièce d'un penny. La richesse, le pouvoir ou les femmes ne l'attiraient pas. En dehors des moments où il était en quête d'un mouchoir, sa vie entière était vouée à ce qu'il considérait comme le triomphe ultime, à savoir la possibilité de faire flotter une pièce de monnaie en l'air. Un psychologue expliquerait cette obsession en termes d'expérience vécue, quand Blieder reposait dans le sein de sa mère. Un aliéniste la définirait comme étant le désir pathologique d'un morveux de s'élever dans les hautes sphères. S'il avait été capable d'une autoanalyse - ce qui n'était pas le cas -, Blieder aurait peut-être avoué son ambition avortée de devenir artiste de music-hall. S'il ne savait rien et se moquait davantage encore des merveilles de la science, il éprouvait une admiration sans borne pour les 251
magiciens et illusionnistes professionnels. À ses yeux, la plus grande gloire était de monter sur scène et de tenir le public en haleine par des tours habiles autant que réels. La vérité était peut-être que la généreuse Providence l'avait choisi pour suivre la même voie que d'autres créateurs demeurés. Il était donc animé par une forme de précognition, la connaissance inconsciente que son succès était assuré s'il insistait suffisamment longtemps. Pendant cinquante ans, il s'efforça donc de faire léviter une pièce d'un penny à l'aide de méthodes mentales, mécaniques, ou insensées. Le jour de son soixante-douzième anniversaire, il réussit. La pièce se plaça à 9,4 millimètres au-dessus d'un disque de cobalt pur qui représentait l'élément de sortie d'un appareillage n'ayant aucun rapport d'aucune sorte avec quoi que ce soit de rationnel. Il ne sortit pas de chez lui en courant pour hurler sa découverte dans toute la ville, se saouler à mort et peloter quelques vieilles filles. Il cligna des yeux incrédules devant le penny, vérifia deux ou trois fois, et chercha en vain un mouchoir. Puis il empila encore une dizaine de pièces au-dessus de celle qui flottait. La colonne demeura en équilibre, le penny du bas à 9,4 millimètres au-dessus du disque de cobalt. Il ôta les pièces et leur substitua un presse-papier pesant. L'écart ne diminua pas d'un iota. Il reprit presse-papier et penny, se demanda si un métal différent produirait un effet différent, et essaya avec sa montre en or. Celle-ci demeura également à 9,4 millimètres au-dessus du disque. Il farfouilla dans son appareillage et procéda à des ajustements mineurs dans l'espoir d'agrandir l'écart. À un moment donné, la montre vibra, mais ne monta ni ne descendit. Il se concentra sur ce point, régla et régla encore pour être récompensé par un bruit ressemblant à celui d'un crachat. La montre disparut en laissant un petit trou dans le plafond, ainsi qu'un trou correspondant dans le toit. Les quatorze mois qui suivirent, Johannes Pretorius Van der Camp Blieder s'efforça de maîtriser sa découverte. Comme il ne connaissait rien aux méthodes scientifiques, ses efforts étaient déterminés par le hasard et le Seigneur. En fin de compte, il apparut que tous les objets transportables de sa maison, métalliques ou non, avaient flotté à une hauteur de 9,4 millimètres ou bien avaient décollé en direction des cieux à une vitesse si élevée qu'il n'avait pu les voir partir. Il décida que le moment était venu de faire appel à l'aide d'un cerveau plus agile. Comme on pouvait s'y attendre, il ne lui vint pas à l'esprit de s'adresser au département de physique de l'université la plus proche. Mais il écrivit à Mendelsohn le Magnifique, illusionniste de haute volée. Ce fut une chance. Un scientifique l'aurait considéré comme l'un de ces inventeurs cinglés alors que Mendelsohn, en tant que menteur professionnel, n'était que trop prêt à jeter un coup d'œil à tout nouveau tour dans l'espoir de pouvoir l'améliorer et se l'approprier. À l'heure dite, Mendelsohn arriva, arborant une cape théâtrale et un sourire cynique. Il passa trois jours exaspérants à essayer de déterminer exactement comment fonctionnait le truc. Blieder ne pouvait l'aider. Il 252
traînait lamentablement en reniflant sans cesse et en affirmant avoir produit un miracle, sans être capable de l'expliquer. Utilisant son prestige, qui était universel, Mendelsohn fit venir deux scientifiques pour connaître le fin mot de l'histoire et, si possible, transformer l'appareillage en quelque chose de plus exploitable sur une scène de music-hall. Les scientifiques arrivèrent, l'esprit ouvert, regardèrent et virent, testèrent et retestèrent, vérifièrent et revérifièrent, puis firent appel à six autres spécialistes. Une légère atmosphère d'hystérie se développa chez Blieder, tandis qu'arrivaient de nouveaux experts. Finalement, Blieder lui-même, effrayé et épuisé par le tintouin général, fit don de son appareillage en échange d'une garantie de cinq pour cent sur tout bénéfice que l'on pourrait en tirer, plus promesse solennelle - sur laquelle il se montra des plus insistants - que le nouveau principe qu'il avait découvert porterait son nom à tout jamais. Dix mois plus tard, Blieder mourait sans s'accorder le temps de toucher un sou. Onze ans plus tard, s'élevait le premier vaisseau propulsé par ce qui fut honorablement appelé le transmetteur Blieder. Il se riait des distances astronomiques et des principes astronautiques, et mettait fin une fois pour toutes à la théorie selon laquelle rien ne pouvait dépasser la vitesse de la lumière. La galaxie tout entière se réduisit plus vite que Terra lorsque avait été inventé l'avion. Les systèmes solaires, jadis désespérément hors d'atteinte, passaient désormais à portée de la main. Une myriade de planètes étaient à la disposition des amateurs et elles enflammaient l'imagination de l'humanité grouillante. L'univers s'offrait sur un plateau à la Terre surpeuplée. Laquelle s'empressa de saisir l'occasion. Les vaisseaux Blieder essaimèrent tandis que toutes les familles, religions, cliques et bandes qui pensaient que c'était mieux ailleurs partirent sur les pistes des étoiles. Instables, ambitieux, mécontents, martyrs, excentriques, asociaux, excités et simples curieux filèrent par dizaines, par centaines, par milliers, par dizaines de milliers. En moins d'un siècle, cinquante pour cent de l'espèce humaine avait quitté la vieille Terre autocratique pour se répandre dans le champ constellé et s'installer là où chacun pouvait exprimer librement ses idées et établir ses préjugés. Tel fut le résultat de l'obsession d'un lévitateur de pennies. Ce que l'histoire appela la Grande Explosion affaiblit Terra pendant quatre cents ans. Puis vint le moment de ramasser les morceaux.
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l'époque où les vaisseaux spatiaux étaient propulsés par du bore vaporisé ou des jets d'ions de césium, c'était la puissance qui déterminait la taille. La relation charge utile-vélocité était une chose qu'aucun ingénieur n'aurait osé ignorer. Blieder mit fin à tout cela. Les vaisseaux acquirent un élan fabuleux en taille et en contenance. Ingénieurs et constructeurs mirent un point d'honneur à édifier chaque nouvel appareil plus grand que ses prédécesseurs. Il en résulta une succession de monstres qui approchèrent de plus en plus l'idée populaire du super-colosse. Le vaisseau que l'on chargeait pour son vol inaugural était le tout dernier, et par conséquent le plus grand. Son énorme coque de chrome-titane avait vingt-quatre mètres de diamètre et deux mille quatre cents mètres de long. Une telle masse prend de la place et laisse des traces. Sa panse imposante reposait dans une tranchée de quatre mètres de profondeur. Les présentateurs, à court de superlatifs, avaient à diverses reprises qualifié le vaisseau de « capable de chambouler tous les sens ». Toujours prêt à se faire chambouler, le public était venu par milliers. Une masse compacte se tenait derrière les barrières, pour contempler le vaisseau avec des regards bovins de bons contribuables disciplinés. Il ne venait à l'esprit de personne que quelqu'un avait payé pour cette vision démesurée, ni que l'on avait effectué une sérieuse ponction dans leur portefeuille. Les gens étaient momentanément incapables de réflexion profonde à propos de la dépense occasionnée. Le drapeau avait été hissé, les orchestres jouaient, c'était un événement patriotique. Les conventions veulent que l'on ne songe pas à ce que coûte un événement patriotique. L'individu qui choisit ce moment-là pour compter l'argent qui lui reste est par définition un traître et un bon à rien. Le vaisseau se dressait donc, tandis que le fanion tribal flottait au vent, que les orchestres faisaient éclater des sonorités tribales et qu'une sélection tribale de braves triés sur le volet montait à bord à la queue leu leu. Le nombre de ceux qui empruntaient les passerelles dépassait les deux mille. On pouvait les diviser en trois groupes distincts. Les grands et minces aux yeux plissés
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formaient l'équipage. Les tondus à la mâchoire épaisse constituaient la troupe. Les myopes chauves sans expression représentaient les bureaucrates. Les individus du premier type déambulaient avec l'insouciance professionnelle de ceux pour qui un voyage n'est qu'une nouvelle étape dans une vie d'errance. Montant l'équipement par les passerelles, les soldats arboraient la résignation rude de ceux qui se sont jetés entre les mains d'idiots braillards dont un spécimen se tenait présentement au bas des marches et abreuvait d'injures un homme sur cinq. Les bureaucrates avaient l'expression douloureuse de ceux qui souffrent ce que l'on ne devrait même pas faire subir à un chien. On les avait arrachés à leur bureau: la goutte d'eau qui fait déborder le vase. Une heure après que le dernier homme, la dernière boîte, la dernière caisse et le dernier paquet eurent été embarqués, arriva la grosse légume. Il s'agissait de l'Ambassadeur impérial, personnage au visage rubicond, doté de petits yeux et d'un ventre énorme. Il escalada l'estrade, fixa le public d'un air important, accorda un hochement de tête condescendant aux caméras, s'éclaircit la voix et débita: -Grâce à ce magnifique vaisseau, premier d'une longue série, nous allons établir notre autorité sur nos amis et parents éloignés, dans leur intérêt comme dans le nôtre. Alors que se présente l'occasion, et avant qu'elle s'enfuie, nous allons créer un empire cosmique d'une taille et d'une grandeur incomparables! (Applaudissements.) Nous ignorons quels ennemis il nous faudra affronter. Dans cette perspective, Terra doit se rassembler afin de présenter un front uni. La galaxie recèle d'innombrables secrets dont certains ne seront percés qu'au prix de grands sacrifices. Ensemble, nous les affronterons et nous les vaincrons, comme les Terriens l'ont toujours fait! (Applaudissements.) Unis nous durerons, divisés nous tomberons. Le moment est venu de rassembler dans le giron de la planète mère nos frères dispersés! Il continua de la sorte pendant une demi-heure, blablabla, applaudissements, blablabla, applaudissements. Emporté par son lyrisme, il se donna un tel mal qu'il se convainquit lui-même du caractère sacré de sa cause. Le xérès dont il avait quelque peu abusé exaltait son humeur loquace. Lauditoire s'agitait, ses applaudissements s'étouffaient sous l'ennui. Il était venu pour assister au décollage du vaisseau, et ce gros bavard retardait l'événement. Le gros bavard en question finit par quelques gracieuses louanges à l'adresse du bon Dieu, salua le public, s'inclina devant les caméras, remonta lourdement la dernière passerelle abaissée .et pénétra enfin dans le vaisseau. Le sas se referma. Une minute plus tard retentissait une sirène. Sans bruit ni aucune production visible d'énergie, le vaisseau décolla, lentement au début, puis de plus en plus vite. Il s'évapora à travers les nuages. À bord, le mécanicien de dixième classe Harrison, un petit bonhomme simiesque aux oreilles protubérantes, déclara au mécanicien de sixième classe Fuller: - Tu as entendu ce discours? Et si nos amis des étoiles n'ont pas envie d'être aimés par leur planète mère? - Pour quelle raison ils n'en auraient pas envie? rétorqua Fuller. 256
-Je n'en connais aucune. -Alors, pourquoi s'inquiéter? Tes problèmes ne te suffisent pas? -J'en ai un en effet, admit Harrison. Mon vélo ... il faut que je m'en occupe. - Ton quoi? s'exclama Fuller qui en resta bouche bée. -Mon vélo, répondit posément Harrison. Je l'ai emporté. J'emporte toujours mon vélo avec moi. La première planète apparut sur les écrans comme un ballon rose, mais cet effet était dû à une distorsion chromatique. Vue à l'œil nu, sa couleur exacte était gris-vert. Quatrième d'une famille de neuf planètes, elle orbitait autour d'une étoile de type G2, et le système auquel elle appartenait nichait au cœur d'un vide cosmique, dépourvu de proches voisins. Dans la salle des cartes, le capitaine Grayder dit à l'Ambassadeur: -D'après les documents anciens, ce monde est le seul à être habitable par ici. Environ un million de personnes ont été larguées dessus avant l'interruption des communications. - Ils vont être rudement secoués quand ils vont découvrir que Terra vient les récupérer, opina l'Ambassadeur. Quel est le dingue qui a choisi ce coin? -Il s'agit du seul monde qui n'a pas été choisi par ses premiers colons, lui apprit Grayder. - Pas été choisi? Qu'entendez-vous par là? - Ils ont été envoyés ici contre leur gré. C'étaient des criminels. Si quelqu'un n'aimait pas la compagnie de ses congénères sur Terra, on le déportait là où il pouvait partager le mode de vie de ses semblables. Il faut laisser les requins s'entre-dévorer, disait-on. - Maintenant que vous le mentionnez, je me rappelle avoir lu quelque chose là-dessus à l'université, dit l'Ambassadeur. Je me souviens que les livres d'histoire traitaient cela comme une expérience intéressante qui devait résoudre une fois pour toutes la question de savoir si les traits criminels sont dus à l'hérédité ou au milieu. -C'est pourquoi on m'a donné l'ordre de venir ici en premier. Certains de nos scienrifiques désirent connaître la réponse. (Grayder prit un air songeur.) Peut-être Terra possède-t-elle une nouvelle armée d'indésirables prêts à être embarqués. - Si c'est le cas, elle a eu tout le temps de les rassembler. Quatre cents ans. -Après un nettoyage complet, lui fit remarquer Grayder, plusieurs générations sont peut-être nécessaires pour faire resurgir les tendances criminelles. - Si l'hérédité est en cause, acquiesça l'Ambassadeur. Mais si cela est dû au milieu, le nettoyage n'a eu que peu, sinon aucun effet. -Je ne suis pas moi-même un expert, mais je crois que ce n'est ni l'un ni l'autre, avança Grayder.
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- Vraiment? Quel est votre avis? -Quand on naît, c'est un jeu de hasard. On naît physiquement parfait ou imparfait et, dans ce dernier cas, on est chétif ou invalide. On naît mentalement parfait ou imparfait et, dans ce cas, on est soit un idiot soit un criminel. Je suppose que la majorité des criminels pourraient être guéris par chirurgie du cerveau si seulement on connaissait la technique. Ce qui n'est pas le cas. -Vous avez peut-être raison, lui concéda l'Ambassadeur. - La grande question, c'est de savoir si les malformations mentales sont transmises, continua Grayder. Si les péchés des pères doivent retomber sur les enfants jusqu'à la troisième ou la quatrième génération. ---.:.Cela fera pas loin de la quinzième, à l'heure actuelle. - C'était une citation, dit Grayder avec un coup d'œil à l'écran, que le ballon luisant emplissait à moitié. De toute façon, on ne tardera pas à le savoir. (Lair vaguement mal à l'aise, l'Ambassadeur demeura coi.) De notre point de vue, la Grande Explosion a débarrassé notre planète d'une horde de non-conformistes parasites. Mais, ainsi que vous pouvez désormais l'apprécier, les choses apparaissent bien différentes depuis un vaisseau plongeant dans l'espace. Le monde d'origine est loin, perdu dans une nuée d'étoiles. Sur tous les mondes, un humain est un humain, même s'il est resté longtemps isolé et s'il s'agit d'un fou furieux. Il possède les mêmes caractéristiques que nous, et c'est cela qui compte. Il n'en a pas qui nous soit complètement étrangère. -Il n'en reste pas moins qu'il doit être très différent de nous, sinon il ne se serait pas caché au milieu des astres, considéra 1~mbassadeur avec sagesse. Un inadapté demeure un inadapté, quelle que soit son apparence. (Il se tapota la bedaine en une parodie inconsciente de ses paroles.) Tout en n'ayant aucun ressentiment à l'encontre de ceux qui ont abandonné leur monde natal, je n'ai aucun préjugé en leur faveur. Prenons-les comme nous les trouverons, et jugeons-les uniquement sur leurs mérites ... si mérites il y a. -Oui, Votre Excellence, dit Grayder, peu désireux de discuter. Il songea que les opinions ne manquaient pas sur ce qui constituait ou non un mérite. Une inspection attentive de la surface provoqua la surprise tandis que le vaisseau filait autour de la planète, deux mille paires d'yeux aux hublots. Chacun escomptait apercevoir des signes de développement et d'expansion humaine. Or la planète se montrait peu peuplée. Ni villes, ni bourgs, ni villages. Çà et là, on distinguait une masse croulante de bâtisses ressemblant à un vieux monastère délabré. Celle-ci était presque invariablement située sur une colline ou au détour d'un fleuve. On ne pouvait discerner aucune artère importante, et le vaisseau se déplaçait trop vite, et à une altitude trop élevée, pour laisser repérer des sentiers. Aplusieurs reprises, ils contemplèrent de grandes étendues de forêt et de prairie dépourvues de tout signe d'habitation. Ils rencontrèrent également un immense désert gris, émaillé de formations rocheuses circulaires où, une fois, parut se dresser un camp d'une vingtaine de tentes. 258
L'Ambassadeur renifla, écœuré. - Une prise en main de ces gens me paraît à peine utile. Apparemment, ils ne pourraient réunir six régiments spatiaux, et encore moins une armée efficace. Soit ils ont été décimés par la maladie, soit ils ont trouvé un moyen de se rendre ailleurs. - Je peux avancer une autre supposition quant à leur nombre réduit, suggéra Grayder après un instant de réflexion. -Laquelle? -Historiquement, nous avons expédié un million de criminels. Je ne me rappelle pas avoir lu combien il y en avait du sexe féminin. - Moi non plus. - Il semble très probable que les femmes ne formaient pas dix pour cent du total, ajouta Grayder. Les hommes étaient sans doute en majorité d'au moins neuf pour dix. - Pas pour longtemps, avança l'Ambassadeur en faisant appel à son imagination. Dans une situation pareille, un tas de bandits se seront très vite massacrés. Grayder haussa les épaules d'un air indifférent. - Vous avez peut-être raison. Il faut laisser les requins s'entre-dévorer. (Il regarda par le hublot d'observation avant.) On ne peut pas orbiter ainsi jusqu'à attraper le tournis. Et on ne peut pas atterrir n'importe où. Un appareil de cette taille nécessite une surface allongée, plate, dotée d'une assise rocheuse solide. - Faites votre choix, lui conseilla l'Ambassadeur, mais tâchez d'atterrir à proximité d'un lieu d'habitation, si possible. Nous devons prendre contact. Grayder hocha la tête. - J e ferai de mon mieux. Il prit le combiné de l'interphone et le tint d'une main tout en continuant à regarder par le hublot. Au bout d'un certain temps, il annonça: - Voilà qui ri'est pas mal. Et commença à aboyer des ordres dans le combiné. L'appareil monstrueux se mit à virer majestueusement en une longue courbe à tribord tout en perdant de la vitesse. Deux mille hommes se penchèrent, se courbèrent ou roulèrent de l'autre côté. Dans les quartiers des soldats, l'attirail tomba des couchettes tribord et plongea à bâbord, accompagné par un concert d'invectives. Le sergent-major Bidworthy exigea le silence avec force hurlements, suivis d'une série de menaces. Personne n'y prêta attention. Au terme de sa courbe, l'énorme vaisseau s'arrêta et se tint un instant immobile dans les airs, avant d'entamer sa descente. Le contrôle était si précis que le défunt Blieder l'aurait considéré comme relevant du prodige. En fait, même ceux qui avaient l'habitude de ces appareils ne se lassaient pas d'être émerveillés par ces atterrissages en douceur, même s'ils ne se débarrassaient jamais de l'impression désagréable qu'un dysfonctionnement pouvait provoquer un accident. Aucun vaisseau Blieder ne s'était encore écrasé ... mais il faut toujours une première fois.
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L'équipage entreprit donc la descente avec un sang-froid un peu exagéré tandis que soldats et bureaucrates sentaient leur estomac s'agiter. À quinze mètres du sol, Grayder fit légèrement avancer le vaisseau pour le placer exactement là où il le désirait. Tous furent pris par surprise, en dehors de l'équipage. Les bureaucrates glissèrent sur leur postérieur officiel et les soldats culbutèrent les uns sur les autres en une confusion de corps, de membres et de matériel, au beau milieu d'un torrent de jurons. Agrippé à une cloison, Bidworthy récita les noms de ceux qu'il ferait exécuter à l'aube. Un beau massacre en perspective ... Le vaisseau toucha le sol et s'enfonça de quatre mètres dans le sol dur. Des grincements et des craquements se firent entendre à travers la coque, tandis que des roches se pulvérisaient sous son poids. On coupa les moteurs. Les bureaucrates se remirent sur pied, blessés dans leur dignité, s'époussetèrent et essuyèrent leurs lunettes. Les soldats se comptèrent et se mirent à rempiler leurs paquetages sous les invectives de Bidworthy. Une sonnerie retentit dans la salle des générateurs: le signal d'ouvrir le sas intermédiaire. Le mécanicien en chef McKechnie déclencha le système d'ouverture, tandis que le mécanicien de dixième classe Harrison allait vérifier sur place que le sas fonctionnait correctement. Il fut rejoint par le sergent Gleed, un soldat au visage tanné, impatient de contempler la terre ferme. Le battant extérieur du sas coulissa pour révéler une scène pastorale que Gleed absorba des yeux tel un chameau assoiffé. Une herbe luxuriante menait du vaisseau jusqu'à un large fleuve tortueux, sur la rive opposée duquel une grande bâtisse - ou une concentration de petites habitations - se dressait dans un méandre. Quelque chose qui ressemblait à s'y méprendre à un mât de bateau doté d'un nid-de-pie s'élevait au centre de cet amas. Au milieu du fleuve, un homme en canoë pagayait à toute allure vers l'autre rive. L'interphone du sas retentit. Gleed répondit et la voix de Grayder demanda: «Qui est à l'appareil?» -Le sergent Gleed, monsieur. « Bien! Descendez jusqu'à la rive aussi vite que possible, sergent. Il y a un gaillard au milieu du fleuve en train de se diriger de l'autre côté. Voyez si vous pouvez le persuader de revenir. Nous aimerions nous entretenir avec lui. » -Dois-je prendre mon pistolet, monsieur? Il y eut un court silence à l'autre bout de la ligne avant que Grayder réponde: «Je ne crois pas que ce soit utile. Vous risqueriez de faire mauvaise impression. De toute façon, vous serez couvert par l'artillerie du vaisseau. » -Très bien, monsieur. Gleed raccrocha, fit une grimace et dit à Harrison: - Descendez l'échelle. Je sors. -Qui vous en a donné la permission? s'enquit une voix glaciale. Gleed se retourna et se retrouva face au colonel Shelton qui venait d'entrer dans le sas. Il se raidit, claqua des talons, les mains sur la couture du pantalon.
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-Le capitaine Grayder m'a ordonné d'aller chercher le type dans le canoë, monsieur, lui expliqua Gleed. -Vraiment? fit Shelton comme s'il avait toutes les raisons d'en douter. -Oui, monsieur, lui assura Gleed. - Les troupes sont placées sous ma responsabilité, lui apprit Shelton d'un ton acide. C'est moi qui commande. Le capitaine commande seulement cet appareil. - Oui, monsieur. -Vous êtes soumis à mes ordres et à ceux de personne d'autre. Un homme de votre grade devrait connaître ce fait sans que j'aie à le lui rappeler. - Je pensais ... - On ne vous demande pas de penser! Cette fonction peut être déléguée en toute sécurité à vos supérieurs. (Shelton prit le combiné et ajouta d'un ton sinistre:) Nous allons bien voir si le capitaine Grayder confirme vos paroles. Il ne s'attendait pas que Grayder le fasse, ayant estimé que le seul but de Gleed était de se glisser au-dehors pour chaparder vin, femmes et chansons. Pour cette peu flatteuse appréciation, Gleed ne pouvait s'en prendre qu'à lui-même, étant habituellement le premier sorti et le dernier rentré à toutes les bordées. Cependant, Grayder confirma les dires de Gleed, à la surprise de Shelton. Ce dernier raccrocha le combiné. -Très bien, déclara-t-il. Descendez jusqu'au fleuve aussi vite que possible - vous avez déjà perdu assez de temps! Contrarié en son for intérieur, Gleed se mit à descendre l'échelle. Shelton demanda: - Où se trouve votre pistolet? - Ici, enchaîna Harrison en le ramassant sur le plancher et en le montrant. - Que faites-vous avec? - Je le tiens, répondit Harrison. -C'est l'évidence même, gouailla Shelton. Seriez-vous attardé? -Je suggère que vous demandiez l'opinion du capitaine Grayder, répliqua Harrison. C'est lui, mon officier de commandement. Gleed remonta l'échelle à toute allure, récupéra le pistolet, le fourra dans son étui et redescendit l'échelle au même rythme. Il paraissait soulagé d'en avoir fini. Shelton le regarda partir, puis lança à Harrison un coup d'œil menaçant. -Je suppose que le fait de ne pas être soumis à la discipline militaire vous permet de faire à peu près ce qui vous plaît. Harrison se tint coi. Shelton renifla bruyamment et s'engouffra dans le vaisseau. À peine était-il rentré que le sergent-major Bidworthy pénétrait dans le sas avec force cliquetis, gonflait sa poitrine et inspirait une longue bouffée d'air frais. Puis il cligna les yeux pour contempler le paysage étranger. Son visage s'empourpra. - Qui a dit que le sergent Gleed pouvait quitter le vaisseau? 261
- Le colonel Shelton. -Est-ce Gleed qui vous a dit cela? - Non. J'étais ici quand il en a donné l'ordre. -Je vais vérifier, l'avertit Bidworthy. Le Ciel vous vienne en aide si vous mentez pour protéger un menteur ! Sur ce, il s'en fut en quête de Shelton. Le mécanicien de dixième classe Harrison haussa les épaules, regarda par le sas et agita ses grandes oreilles. Gleed atteignit la rive au moment même où son gibier halait le canoë de l'autre côté. Le fleuve était large, profond et tranquille. Une voix suffisamment forte pouvait le franchir. Gleed mit ses mains en porte-voix et beugla: -Holà! L'homme s'abrita les yeux pour le regarder. La distance était trop grande pour permettre de distinguer ses traits. Il paraissait petit, trapu et mal vêtu. -Holà! répéta Gleed en gesticulant. Après un moment d'hésitation, l'autre lui répondit: - Que voulez-vous? Son langage était archaïque mais compréhensible. Gleed interpréta ainsi sa phrase: « Quel vent vous porte en ces lieux? » ou « Que nous baillez-vous là? ». Conscient des quatre cents ans qui les séparaient, cela ne le surprit pas. - Venez par ici! cria-t-il en tâchant d'adoucir sa voix de charretier. - Pour quoi faire? -Discuter! - Je ne suis pas un tink, répondit l'autre, énigmatique. (Sur ce, il sortit un objet du canoë, le balança sur son épaule et commença à remonter la rive.) Attendez là! S'efforçant de mieux regarder, Gleed réalisa que ce que portait l'homme était une arme. Diable, oui, une arbalète! Il en avait déjà vu quelques modèles dans un musée terrien, mais jamais en vrai. Il éprouvait le mépris du soldat moderne pour les armes primitives, de sorte qu'il ne lui vint pas à l'esprit qu'il se trouvait peut-être à portée de l'arbalète. Peu importait, d'ailleurs. Son propriétaire s'éloignait, sans paraître vouloir le prendre pour cible. - Vous ne venez pas? s'écria Gleed, conscient qu'un certain nombre de regards officiels observaient les événements du vaisseau. -Attendez là! hurla encore l'autre. En marmonnant un peu, Gleed repéra un épais coussin d'herbe et s'assit dessus pour attendre. L'arbalète sur l'épaule, la lointaine silhouette poursuivit sa route, atteignit la bâtisse - ou les bâtisses -, et disparut. L'air las, Gleed étudia les lieux et remarqua pour la premièreJois qu'il se trouvait quelqu'un dans le nid-de-pie en haut du mât. De toute évidence, il s'agissait d'un poste de guet. Il se surprit à se demander pourquoi ils jugeaient nécessaire de monter la garde de façon permanente, sur un monde occupé par leur seule race. Un moment s'écoula avant qu'une nouvelle silhouette apparaisse, s'avance prudemment jusqu'à la berge et s'arrête à côté du canoë. - Que voulez-vous? hurla-t-elle. - Discuter, c'est tout! lui lança Gleed.
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- Rien que discuter? -Oui! -De quoi? Se forçant à la patience, Gleed hurla: -Nous venons de Terra, comme vous pouvez le voir d'après notre vaisseau. Notre capitaine désire parler avec quelqu'un. -Alors, qu'il vienne ici. - Il veut que l'un de vous nous rende visite à bord du vaisseau, insista Gleed, quelque peu exaspéré. - Bien sûr. Est-ce qu'il pense qu'on est un tas de tinks? - Écoutez, nous ne savons même pas ce qu'est un tink! L'autre digéra cette information, se décida à contrecœur et lança: - Nous vous envoyons un homme et vous nous envoyez un homme. -Pourquoi? - Vous tuez notre homme, nous tuons le vôtre! - Vous n'êtes pas dingues? fit Gleed, incrédule. - Ha ha! riposta l'autre, l'air de voir ses plus noirs soupçons confirmés. Et vous prétendiez ignorer ce que sont les tinks. Quel menteur! - Pourquoi faudrait-il que nous tuions votre homme? hurla Gleed, peu désireux de discuter de la parenté obscure entre dingues et tinks. - Pourquoi pas? - Parce que nous n'aurions rien à y gagner: -C'est vous qui le dites. Ce fut au tour de Gleed de hurler: -Attendez! Puis il retourna jusqu'au vaisseau, escalada l'échelle et pénétra dans le sas. -Qu'est-ce que vous avez trouvé? lui demanda Harrison avec intérêt. De la bière gratuite? - La ferme, lui lança Gleed, hargneux. Il saisit le combiné de l'interphone, et le raccrocha brutalement, frappé par une pensée. - À qui dois-je parler, Shelton ou Grayder? - Adressez-vous à quiconque répondra. -Oui, c'est juste, dit Gleed. Il tendit la main vers le combiné. Celui-ci se mit à sonner violemment au moment où ses doigts le saisissaient. La soudaineté de la chose le fit sursauter. Il plaqua l'appareil contre son oreille et répondit: -Ici le sergent Gleed. «Je sais, lui apprit la voix de Grayder. J'ai observé votre retour. Que s'est-il passé? Ils envoient quelqu'un, oui ou non?» - Ils disent que nous pouvons avoir un de leurs hommes en échange de l'un des nôtres. «En échange? Est-ce qu'ils s' imaginent qu'on a fait tout ce chemin dans l'intention de troquer des individus?» 263
- Ils semblent avoir peur de nous, monsieur. Ils disent que, si nous tuons leur homme, ils tueront le nôtre. «Doux Jésus, s'exclama Grayder. L'idée d'assassiner un visiteur ne nous passerait pas par la tête. » - Cela paraît bien enraciné dans la leur, monsieur. «Il doit se passer d'étranges choses sur cette planète, fit remarquer Grayder. Ne raccrochez pas.» Gleed ne raccrocha pas. Il distingua un marmonnement régulier dans la salle de contrôle, comme si une demi-douzaine de personnes discutaient de la question. Il reconnut les voix de Grayder, de Shelton et de l'Ambassadeur, sans pouvoir comprendre un traître mot de ce qu'ils disaient. Un vague malaise l'envahit tandis que continuaient les marmonnements. Lentement, l'idée qu'il n'allait pas tarder à devoir franchir la rivière se fit jour en son esprit. Sa boule de cristal ne lui mentit pas, lorsque Grayder revint au bout du fil. «Nous ne trouvons rien de mal à cette proposition d'échange. De toute évidence, on peut trancher la chose de part et d'autre.» -Oui, monsieur, répondit Gleed sans être sûr d'apprécier le terme
trancher. «C'est donc vous que l'on a choisi», dit Grayder. - Pardon, monsieur ? «C'est vous. Vous irez là-bas tandis que leur homme viendra ici.» - Puis-je recevoir cet ordre de la bouche du colonel Shelton, monsieur? « Certainement. » Shelton prit la ligne et confirma les instructions: « Gardez les yeux et les oreilles grands ouverts, sergent, et voyez quels renseignements utiles vous pourrez glaner. » - Très bien, monsieur. « Et restez chez les hommes», précisa Shelton. -Hein? «Ne perdez pas votre temps avec les femmes.» -Je n'en avais aucunement l'intention, monsieur, lui assura Gleed d'un air blessé. «Je vous crois. Il y en a mille qui ne feraient pas de même.» Gleed reposa le combiné avec un regard noir. Ah, les officiers! -Défense de cracher dans le sas, l'avertit Harrison. Vous restez ou vous sortez? - Je sors. Comme otage. - Comme quoi? - Otage. Un authentique sergent, troqué contre un pauvre pouilleux de civil! - Nous avons plein de civils à bord, hasarda Harrison en songeant aux bureaucrates. Un en moins, ça ne nous manquerait pas. Demandez à Shelton d'en envoyer un à votre place. -Ne dites pas de bêtises. Un ordre est un ordre, un point c'est tout. 264
Il descendit l'échelle. Harrison se pencha par le sas pour le regarder. Lorsqu'il eut atteint la rive, une dizaine d'ennemis s'étaient rassemblés de l'autre côté. Tous avaient l'arbalète à l'épaule et regardaient fixement dans sa direction, l'air impatient. Gleed mit les mains en porte-voix: - Je viens! Deux d'entre eux se défirent de leurs armes, les tendirent à leurs compagnons, poussèrent le canoë à l'eau et se mirent à pagayer. Gleed les examina avec soin tandis qu'ils approchaient, et ce qu'il vit ne souleva guère son enthousiasme: ils avaient le visage anguleux, des yeux globuleux, les cheveux en broussaille, et portaient des vêtements qui paraissaient grossièrement taillés dans de vieux sacs. Tout ce que l'on pouvait dire en leur faveur était qu'ils se rasaient au moins une fois par mois. Un vrai nid de pouilleux, songea Gleed. Ils firent longer la berge au canoë. -Montez! - Pas avant que votre homme ait débarqué, riposta Gleed, connaissant ses droits. Les deux hommes s'adressèrent un vilain regard. L'un d'eux débarqua et se tint sur la berge en observant Gleed qui montait à bord. Puis il le suivit au moment où son compagnon écartait l'embarcation de la rive. Tous deux se mirent à pagayer comme des forcenés. Mais Gleed était soldat spatial depuis bien trop longtemps pour se faire avoir si facilement. Le canoë devait se trouver à trois mètres de la berge quand il projeta tout son poids d'un côté et le fit chavirer. À cet endroit, l'eau devait avoir moins d'un mètre vingt de profondeur. Gleed saisit le pouilleux le plus proche par la peau du cou et le tira derrière lui en pataugeant jusqu'à terre. L'autre nageait avec vigueur vers la rive opposée tandis que le canoë chaviré dérivait en aval. En face, les spectateurs hurlaient, brandissaient le poing et accomplissaient une maladroite danse de guerre. Trois d'entre eux abaissèrent leur arbalète et la bandèrent. Le captif se tortilla alors habilement et se glissa hors de la veste dépenaillée que tenait Gleed. Il voulut filer vers le fleuve, mais Gleed lui fit un croche-pied. Marmonnant des imprécations, il l'agrippa par les cheveux, le redressa brutalement et lui flanqua un bon coup de pied au bas du dos. Cela amena un renouveau de danse guerrière sur l'autre rive. Les cris s'amplifièrent. Sans leur prêter attention, Gleed tordit le bras à son prisonnier et le fit avancer en direction du vaisseau. Des projectiles sifflèrent à leurs oreilles. Le captif voulut aussitôt se jeter au sol. Gleed le maintint debout. - Mais ils nous tirent dessus! protesta l'homme. -Alors, dis-leur d'arrêter, suggéra Gleed. - Stop! s'écria l'autre à retardement tandis qu'un nouveau sifflement leur passait sous le nez. Arrêtez, vermine de vanes! - Je n'aurais pas mieux dit, approuva Gleed. Une différence d'opinion s'éleva sur la rive opposée: trois tireurs d'élite se vantèrent d'être capables de percer les andouillettes de Gleed sans toucher leur compagnon, tandis que les autres manifestaient leurs doutes avec
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vigueur. La discussion s'envenima au point que l'un d'eux arracha son arbalète à un compagnon et le frappa sur la tête. Un ami de la victime exprima son ressentiment avec force et se fit lui aussi assommer. Jetant un regard en arrière de temps à autre, Gleed fit remarquer: - Aucune discipline, chez vous. Un vrai tas de tinks, hein? Le prisonnier lui lança un coup de pied dans la cheville. Gleed répondit par un autre dans l'arrière-train et le fit filer doux. Ils atteignirent l'échelle. -Toi d'abord, Nestor, l'invita Gleed. Nestor renâcla. Gleed le saisit par les cheveux et fit rebondir son crâne une demi-douzaine de fois sur le sixième barreau. Cela améliora le caractère de Nestor - sinon ses traits -, car il s'exécuta. Gleed monta à sa suite. Une escorte de soldats arriva au sas au moment même où Gleed et son prisonnier y pénétraient. Prenant possession de ce dernier, ils le firent avancer vers la salle de contrôle. Gleed resta debout, à fixer d'un air revêche son uniforme détrempé à partir de la ceinture. Harrison lui fit remarquer sur un ton vertueux: -Si je voulais batifoler dans le fleuve, je me serais d'abord déshabillé. -Votre esprit m'accable, grinça Gleed, pataugeant dans ses bottes pleines d'eau. Sans compter que je vous parie qu'on va m'accuser d'avoir malmené un paisible citoyen. - Ça ne me surprendrait pas. C'est bien votre jour.
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ans la salle de contrôle, Grayder, Shelton, le commandant Hame et l'Ambassadeur examinèrent le nouveau venu avec des sentiments mitigés. Rien en lui ne leur plaisait, ni ses yeux de rat ni son apparence dépenaillée. -Comment vous appelez-vous? commença Grayder. - Alaman T ung. À leur relative surprise, il ne débita pas de tirade furieuse sur la façon dont il avait été traité, pas plus qu'il refusa de répondre aux questions. Il demeurait simplement maussade, comme persuadé qu'en ces circonstances toute protestation serait inutile. Il leur sembla qu'il se considérait comme un prisonnier de guerre ignorant tout de son destin. De toute évidence, il avait la certitude que les Terriens étaient des ennemis et, en cela, les bottes de Gleed lui avaient donné quelque raison de le croire. - D'où venez-vous? continua Grayder. - De la citadelle Tung. -Est-ce de l'autre côté du fleuve? -Oui. - Vous l'appelez citadelle. Cela veut dire que c'est un centre militaire officiel, une forteresse? - Une forteresse? lui fit écho Alaman en rétrécissant les yeux. - Est-ce un endroit défendu? - Naturellement. - Contre qui? - Contre tout le monde. - Tout le monde, répéta Grayder à l'adresse des autres. Que se passe-t-il ici? (Sans attendre que quelqu'un se livre à une conjecture, il dit à Tung:) Quiconque s'approche de votre citadelle est considéré comme un ennemi? - À moins qu'il joue le signal d'échange. -Ah, ce n'est donc pas tout le monde, comme vous venez de le dire? - Tout le monde, tout le temps, sauf à la saison des échanges. - Combien de temps dure-t-elle, cette saison? - Quelques jours.
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- Tous les combien? - Une fois par an. De quatre à cinq jours par an. Au printemps. - Qu'échangez-vous à ce moment-là? - Des femmes, déclara T ung avec une désinvolture dévastatrice. Grayder fut horrifié. -Vous voulez dire que vous troquez les femmes comme des marchandises? -Seulement celles qui refusent de s'unir. Les traits sévères, Grayder demanda: - Que leur arrive-t-il après avoir été échangées? -Ça dépend. -Ce n'est pas une réponse, lança Grayder en abattant la main à plat sur son bureau. Nous voulons savoir exactement ce qui leur arrive. -Pas grand-chose, répondit Tung, manifestement peu intéressé par le sujet. Si elles voient un homme qui leur plaît dans l'autre citadelle, elles s'installent avec lui. Sinon, elles demandent à être encore échangées. Ça continue comme ça jusqu'à ce qu'elles soient satisfaites. -Elles demandent réellement à être échangées d'un endroit à l'autre? s'étonna Grayder. Avant que l'autre ait pu répondre, l'Ambassadeur intervint et déclara: -Je ne vois rien d'horrible à cela, capitaine. Si vous donnez votre fille en mariage, vous l'avez en fait échangée à l'avantage de l'homme de son choix. Ici, la différence réside dans le fait qu'ils ne lâchent pas une femme libre sans en recevoir une autre. -Mais ... - De toute façon, il est naturel que les gens se marient en dehors de leur famille. Trop de mariages endogames sont indésirables. (Il revint au sujet de leur interrogatoire.) Vous appelez votre village la citadelle T ung. Cela signifie-t-il qu'elle est exclusivement occupée par des Tung? -Oui. -Une grande famille? Tout le monde est apparenté, même de loin? -Les esclaves tung ne sont pas des parents, indiqua l'autre avec un mépris non dissimulé. - Des esclaves? enchaîna Grayder, les yeux de nouveau sévères. Combien d'esclaves les Tung possèdent-ils? -Dix. - Comment les avez-vous obtenus? - Au cours d'une bataille. - Vous les avez faits prisonniers? La question sembla particulièrement ridicule à Alaman. -Naturellement! Ils étaient blessés et sans défense. Ils n'étaient pas trop abîmés, et ils ont pu être récupérés pour travailler. Seul un fou travaille quand il peut le faire faire par quelqu'un d'autre. Les Tung ne sont pas fous. - Que diriez-vous si nous vous faisions esclave, vous? rétorqua Grayder avec une certaine curiosité.
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Cela interloqua l'individu. Il demeura un instant troublé avant de répliquer: . -Ce n'est donc pas ce que vous avez l'intention de faire? -Non. - Mais je suis fort et en bonne santé. Je vaux mieux vivant que mort. En me tuant, vous en serez pour vos frais. - Nous ne tuons personne si nous pouvons l'éviter, lui apprit Grayder. De même, nous ne prenons pas d'esclaves. - Que faites-vous donc? -Rien. - Alors, pourquoi est-ce que je suis là? -Nous désirons des renseignements. Après cela, vous pourrez partir. - Vous devez être des imbéciles, fit remarquer T ung, époustouflé mais soupçonneux. Ou bien des menteurs. - Des idiots et des menteurs ne bâtissent pas des vaisseaux comme celui-ci, mais quand ils rencontrent quelque chose qu'ils ne comprennent pas, ils n'essaient pas de le comprendre. Contentez-vous de répondre à nos questions. (Grayder lui laissa digérer sa repartie, avant de continuer:) Combien de gens vivent dans la citadelle T ung? - Environ sept cents. -Combien y a-t-il d'autres citadelles? -Un tas. - Soyez plus précis. Quel nombre? -Comment le saurais-je? Comment quelqu'un pourrait-il connaître ce nombre? demanda Alaman T ung. Il est déjà risqué de s'écarter de son propre territoire de chasse, et vous croyez que les gens explorent la planète? Personne ne connaît ce nombre, pas même les Roms. - Les Roms ? Qui sont-ils? - Rien que de la poussière errante. Ce sont les seuls à voyager, et ils n'ont même pas une citadelle. Ils rôdent dans le désert comme des animaux et, de temps en temps, ils en sortent pour braconner sur les terrains de chasse de quelqu'un. Ils ne se battent jamais s'ils peuvent l'éviter. Au premier signe d'attaque, ils disparaissent dans le désert. -On dirait la bande que l'on a aperçue avec ses tentes, avança le commandant Hame. Grayder opina du chef et revint à son interrogatoire. - La chasse vous procure donc votre nourriture? - En général. Les femmes font la cueillette quand c'est possible. Les esclaves cultivent un peu, mais pas beaucoup. -Ne serait-il pas mieux, plus sûr et plus facile, de faire pousser la nourriture systématiquement et sur une grande échelle? -Quoi, pour qu'elle soit volée lors d'une incursion nocturne dès qu'elle serait mûre? se moqua Alaman Tung. Nous ne sommes pas insensés au point de cultiver de la nourriture pour d'autres gens! D'ailleurs, ça serait du travail. - Vous n'aimez pas le travail?
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- Qui l'aime? - Quel mal y a-t-il à travailler? -Énormément. C'est idiot. Ce n'est pas nécessaire, à part chez les tinks. Pourquoi travailler si on peut vivre sans? Feignant d'ignorer ce point, Grayder demanda: -C'est votre père qui vous a dit ça? - Bien sûr. Et son père le lui a dit. Ils avaient tous de la cervelle, pigé? C'est pour ça que vous avez fichu nos ancêtres à la porte de Terra. Ils avaient de la jugeote. Vous travailliez, et pas eux. Vous n'aimiez pas que des gens malins se moquent de vous. Cela rendait votre infériorité évidente. Voilà pourquoi vous vous êtes débarrassés d'eux. - C'est aussi votre père qui vous a dit ça? -Tout le monde le sait, déclara Tung comme s'il énonçait un fait irréfutable. - Eh bien, demanda Grayder, si vos ancêtres étaient si remarquablement supérieurs, pourquoi ne nous ont-ils pas fichus à la porte, nous? - Vous étiez trop nombreux. Sur Terra, les idiots ont toujours dépassé les malins en nombre. - Je suis un idiot? glissa l'Ambassadeur avec curiosité. -Je pense que oui. Vous m'en avez tout l'air. Je suppose que, si vous trouviez quelque chose de valeur appartenant à quelqu'un d'autre, vous le lui rendriez? - Assurément. - La preuve est faite. Quelque peu énervé, l'Ambassadeur demanda: - Et pourquoi ne devrais-je pas le rendre? - Qui le trouve le garde. La récompense de celui qui est intelligent, c'est de trouver, celle de l'idiot, de perdre. Vous autres ne paraissez avoir aucun sens de la justice. - Si je vous volais les vêtements que vous portez sur le dos et la nourriture que vous allez manger, vous considéreriez ça comme juste? - C'est sûr... si vous étiez assez futé pour y arriver et moi assez bête pour vous laisser faire. - Vous n'entreprendriez rien de spécial? - Bien sûr que si. - Que feriez-vous? - À la première occasion, je les revolerais en prenant des intérêts. -Supposons que l'occasion ne se présente pas? -Alors je les arracherais à quelqu'un d'encore plus idiot que moi. -En d'autres termes, poursuivit l'Ambassadeur, vous pensez que c'est chacun pour soi et Dieu pour tous? -C'est les malins pour eux-mêmes et les idiots pour la mouise. Je ne sais pas qui est votre Dieu. Je n'ai jamais entendu ce mot-là. L'Ambassadeur renonça. Prenant la relève, Grayder demanda: -Avez-vous déjà entendu parler du Diable?
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-Qu'est-ce que c'est que ça? dit l'autre d'un air morne. Se carrant dans son siège, Grayder fit tambouriner ses doigts sur la table sans répondre. Il fixa T ung, comme ses pensées se perdaient dans des méandres. Au bout d'un moment, il déclara à l'Ambassadeur: -Pour être franc, Votre Excellence, je ne crois pas qu'il soit utile de continuer. Nous perdons notre temps. -J'éprouve le même sentiment, opina l'Ambassadeur. Mais Terra attend un rapport. Il faut qu'il aitl'air détaillé, même s'il ne l'est pas ... J'aimerais poser encore quelques questions à'ce gaillard. Il coopère, reconnaissons-le. -S'il est sincère, commenta Grayder en observant Tung. Il n'y eut aucune réaction apparente. Sans nul doute T ung avait-il entendu et compris la remarque. Mais il ne bouillonna pas d'indignation, comme l'aurait fait le Terrien moyen. Il lui semblait indifférent qu'on le considère comme un parangon d'honnêteté ou un menteur invétéré. Grayder persista à essayer d'analyser l'esprit de son invité. De toute évidence, Alaman Tung ne faisait pas la différence entre le bien et le mal, ou alors ses jugements ne concordaient pas avec les habitudes terriennes. Il ne connaissait pas la différence entre honnêteté et malhonnêteté, justice et injustice. En conséquence, il était peu probable qu'il décèle le fossé séparant la vérité du mensonge. Si toutes ses réponses étaient exactes, comme cela se pouvait, ce serait pour une seule raison: il avait décidé qu'il était commode de dire la vérité et malcommode de proférer des mensonges. Sa convenance était l'unique facteur déterminant. L'Ambassadeur interrompit les réflexions de Grayder en demandant à Tung: - Quelle méthode de communication existe-t-il entre ces différentes citadelles? - Communication? Tung avait l'air ébahi. - Vous parlez avec eux, n'est-ce pas? - Uniquement au moment de la saison des échanges. - Et jamais à un autre moment ? -Non. -Alors, comment avez-vous connaissance des nouvelles des pays lointains? - On n'en a aucune. À quoi serviraient les nouvelles? On ne peut ni les manger, ni les boire, ni coucher avec. À quoi bon des nouvelles? - Vous aimeriez assurément savoir ce qui se passe sur votre planète? -Nous nous en moquons comme d'une guigne, répliqua Tung. Nous nous occupons de nos affaires et laissons les autres s'occuper des leurs. Ce qui se passe ailleurs ne nous intéresse aucunement. Les curieux méritent leurs ennuis. L'Ambassadeur s'aventura sur une nouvelle piste. -Avec combien de citadelles avez-vous des contacts au cours de la saison des échanges? 271
-Avec toutes celles dont les terrains de chasse sont en bordure des nôtres. - Combien cela fait-il? - Six, répondit T ung. -Et la même chose s'applique à elles? Elles n'ont de contacts qu'avec leurs voisines immédiates? -C'est exact. -Toutes ces autres citadelles ont-elles la même taille que la vôtre? Contiennent-elles toutes environ sept cents personnes? - Les Howard sont plus nombreux que nous, les Sommer sont moins nombreux, mais nous ignorons les chiffres exacts. Que nous importe, tant qu'ils nous laissent tranquilles et s'en tiennent strictement à leur territoire? -Il n'existe donc aucun groupe particulier qui maintienne le contact entre l'ensemble des citadelles? s'enquit l'Ambassadeur. - Comment serait-ce possible? Il faudrait marcher sur les pieds de tout le monde pour circuler. Ces gens-là ne vivraient pas longtemps ... à moins de suivre les Roms en se baladant dans le désert. . - Laissons-le filer, ordonna l'Ambassadeur. On ne peut plus rien tirer d'utile de ce personnage. Grayder appuya sur un bouton mural. L'escorte apparut, conduisit Alaman Tung jusqu'au sas et lui fit descendre l'échelle. Tung s'exécuta maladroitement et avança jusqu'au fleuve d'une démarche claudicante. Un canoë répondit à ses cris et le fit traverser. Sur l'autre rive, il sortit de la jambe droite de son pantalon une machette de la taille d'une dague et l'agita en direction du vaisseau avec un air de défi. Bidworthy, qui observait d'un hublot, effectua aussitôt une inspection de l'escorte, découvrit un soldat dépourvu de machette, et releva l'idiotie du coupable d'une voix qui résonna dans une bonne partie du vaisseau. Dans la salle de contrôle, Grayder déclara: - Dans ces conditions, je ne peux laisser mes hommes sortir pour se dégourdir les jambes. Si quiconque se trouvant à proximité d'une citadelle est automatiquement considéré comme un ennemi, cela signifie que cette planète doit être étiquetée hostile. On aurait l'air fin si l'on subissait des pertes par arbalète. - Je sais, dit l'Ambassadeur. On a déjà tiré sur le sergent Gleed. S'ils ne l'ont ni tué ni blessé, ça n'aura pas été faute d'essayer. (Il soulagea sa bedaine de ses grosses mains tout en méditant sur la situation.) Ce que vous voulez laisser entendre, c'est que vous aimeriez filer jusqu'à la planète suivante, hein? - Il faudra bien partir, Votre Excellence. -Oui, c'est vrai. Mais je crois qu'il serait sage d'effectuer d'abord un second atterrissage à bonne distance d'ici, de recueillir un autre individu et de l'interroger. Nous devons nous assurer que les conditions qui règnent ici ne constituent pas un particularisme. Il existe une chance qu'elles soient très différentes ailleurs. Mais si elles sont relativement semblables aux antipodes, il sera raisonnable de présumer leur universalité. 272
-Comme il vous plaira, Votre Excellence, dit Grayder en dissimulant son manque d'enthousiasme. -Je considère comme essentiel que notre rapport officiel donne à Terra l'impression que nous nous sommes donné un peu de mal. Je ne veux pas que quelque haute autorité s'imagine que nous nous sommes contentés de humer l'air de cette planète avant de partir. -Non, ce serait gênant, acquiesça Grayder. (Il décrocha le combiné de l'interphone et appela le mécanicien en chefMcKechnie.) Fermez le sas et préparez-vous à décoller! Dix minutes plus tard, la sirène retentit. Puis le grand vaisseau s'éleva dans un silence majestueux, pointa du nez au-dessus de la citadelle T ung, et fila en direction de l'ouest. Shelton convoqua Bidworthy dans la salle de contrôle. -Sergent-major, je veux que vous prépariez une escouade dans le sas intermédiaire. Dès que nous aurons atterri, vos hommes sortiront s'emparer de la première personne qu'ils rencontreront. Aucune violence inutile. J'exige que le travail soit exécuté avec calme et efficacité. Cette personne devra être ramenée ici sur-le-champ. C'est compris? - Oui, monsieur, lâcha Bidworthy avec une précision toute militaire. - Cet ordre ne doit pas - je répète, ne doit pas - être un prétexte pour introduire une femme à bord, continua Shelton, obsédé par l'idée que ses hommes étaient obsédés par des idées. Le captif doit être un adulte de sexe masculin, avec de préférence une intelligence lui permettant de compter sur ses doigts. Que cela soit bien clair pour votre escouade, sergent-major. -À vos ordres, monsieur, dit Bidworthy, concoctant déjà quelques expressions appropriées. - Oh, autre chose, sergent-major. - Oui, monsieur? - Je regardais par le hublot pendant que ce Tung traversait le fleuve. Je ne me suis pas servi de mes lunettes d'approche, mais ma vision est excellente. Il est monté sur la rive et a agité ce qui m'a paru être une machette de série 3 à usage des troupes spatiales. (Il pointa sur son interlocuteur son regard le plus perçant.) Serait-ce possible, sergent-major? Le sergent-major admit que cela pouvait être possible. Il ajouta d'un air navré que ce pouvait être également probable. En fait, il lui était douloureux de dire qu'il s'agissait d'une quasi-certitude, dans la mesure où la présence de ladite machette de l'autre côté se trouvait coïncider avec l'absence d'une machette de celui-ci. - Qui l'a perdue? demanda Shelton avec un reniflement de colère. - Le soldat Crétain, monsieur. - Un nom on ne peut plus approprié. Comment l'a-t-il perdue? - Il l'ignore, monsieur. Il dit qu'elle était là, et qu'ensuite elle n'y était plus. -Je suppose qu'il possède suffisamment d'informations pour savoir s'il porte encore ses bottes?
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-J'ose l'espérer, monsieur, maugréa Bidworthy en gardant les yeux fixés sur un point invisible à deux centimètres devant le nez de Shelton. - Quelles mesures avez-vous prises? Prenant une longue inspiration, Bidworthy lâcha à la manière d'un magnétophone: - Le soldat Crétain, Patrick Michael Kevin, matricule 1727365, accusé de perte d'équipement en service, à savoir une machette S3 à usage des troupes spatiales, cataloguée au tarif de sept dollars et quarante cents, jugé coupable et condamné à dix jours de corvée de cuisine, le coût dudit équipement devant être déduit de sa solde. - Merci, sergent-major, dit Shelton, satisfait. Effectuant un salut qui faillit lui arracher l'oreille, Bidworthy décolla son regard du point invisible, accomplit un demi-tour spectaculaire, écrasa un talon d'acier sur le sol et sortit au pas. -La discipline, commenta Shelton à l'adresse de Grayder et de l'Ambassadeur, il n'y a que ça de vrai. Grayder répondit avec douceur : - Peut-être. -Il n'y a pas de peut-être en ce domaine, mon cher. Discipline et efficacité ne font qu'un. Sans changer d'expression, Grayder décrocha l'interphone. - Chef, qui était chargé du sas, la dernière fois? - Harrison, monsieur. - Je ne veux pas lui parler, mais demandez-lui s'il n'a pas perdu quelque chose, ces derniers temps. McKechnie s'en fut et revint. -Non, monsieur. Rien. Sans faire de remarque, Grayder reposa le combiné, se rendit jusqu'au hublot d'observation et examina le sol qui défilait en dessous. Derrière lui, l'Ambassadeur lâcha un grand sourire tandis que Shelton faisait grise mine. L'atterrissage suivant fut impromptu. La vigie repéra une expédition de chasse qui retournait à sa citadelle, appela la salle de contrôle, et Grayder posa le vaisseau entre les chasseurs et leur destination. Aussitôt, une escouade de soldats se rua dehors, aiguillonnée par les invectives de Bidworthy. Ils étaient deux contre un. Voyant cela, les chasseurs marquèrent une pause, non pour parlementer, mais pour prendre leurs jambes à leur cou. Ils y excellaient d'ailleurs, du fait de leur entraînement antérieur. Il en résulta ce qui ressemblait à une course de cross-country mal organisée, les indisciplinés creusant rapidement l'écart avec les disciplinés. Les deux groupes s'amenuisèrent comme ils filaient vers la ligne d'horizon, tandis que Shelton serrait et desserrait les poings dans la salle de contrôle, et que Bidworthy arpentait le sas en jurant abominablement. Au bout d'une heure, un nuage de poussière apparut dans une direction différente et se transforma en chasseurs ayant pris trois bons kilomètres d'avance sans trop se fatiguer. Ils s'arrêtèrent à côté du gibier qu'ils avaient
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abandonné, le récupérèrent et décrivirent un large demi-cercle destiné à les écarter du vaisseau tout en les ramenant à leur citadelle. La voix de Shelton retentit par l'interphone du sas: «Vite, sergent-major! Envoyez une autre escouade à leur poursuite pendant qu'ils sont fatigués. Ils sont pour ainsi dire à portée de la main. Allez, mon vieux! » -Il n'y a pas d'escouade prête, monsieur, lui apprit Bidworthy en transpirant. «Constituez-en une. Un peu d'efficacité!» Bidworthy organisa une escouade en réquisitionnant les premiers qu'il trouva, quel que soit leur état d'habillement. Ces derniers glissèrent ou dégringolèrent à demi le long de l'échelle tout en s'efforçant frénétiquement de fermer leur veste, de serrer leur ceinture et d'ajuster la sangle de leur casque. Au moins firent-ils preuve de bonne volonté. Tandis que le nuage de poussière retardataire de la première escouade faisait son apparition dans le lointain, ils se lancèrent à l'attaque, pleins de confiance, sachant que leur proie était à la fois épuisée et chargée. Un caporal aux jambes démesurées fixa la cadence, bondissant comme un kangourou surexcité. Il couvrit cinquante mètres en un temps record avant que son pantalon choie, s'entortille autour de ses chevilles et le fasse s'affaler tête la première dans la poussière. Les autres lui sautèrent par-dessus, hormis un homme qui vida une ancienne rancœur en lui rebondissant sur le ventre. La citadelle vers laquelle se dirigeaient les pourchassés se dressait sur une éminence accessible par un seul sentier qui montait en zigzaguant sur la pente la plus proche. Aucun fleuve ne constituait de barrière autour d'elle, mais sa position était redoutable. Elle ressemblait à un château délabré et devait avoir près de deux fois la taille du repaire tung. Toujours accrochée à son butin, l'expédition de chasse atteignit le pied du sentier et se mit à grimper aussi vite que possible. La seconde escouade était à mi-chemin de la butte alors que la première dépassait le vaisseau en soufflant et haletant. À ce stade, Grayder décida que cela suffisait. - Je crois que l'on devrait sonner le rappel. . -Permettez-moi de vous rappeler que c'est moi qui suis chargé des troupes, indiqua Shelton. -Je suis quant à moi chargé de ce vaisseau, répondit Grayder. Désirez-vous que je décolle en les abandonnant? - Non, certainement pas. Mais ... - Sonnez le rappel, capitaine, suggéra l'Ambassadeur en ne laissant à Shelton aucune chance de discuter. Après avoir été pourchassés tous azimuts, ces gens ne seront pas d'humeur à bavarder avec nous. Ils ne bougeront pas et tiendront bon. Si nous voulons en attraper un, il nous faudra le faire par la force. . - Nous en sommes tout à fait capables, lui fit remarquer Shelton avec une trace de colère.
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-Je n'en doute pas le moins du monde, mon cher colonel, l'apaisa l'Ambassadeur. Mais, pour l'amour de Dieu, souvenez-vous qu'à notre retour sur Terra tout épanchement de sang devra être justifié auprès des autorités. Je ne considère pas que cela se justifie actuellement. Essayons à un autre endroit. Shelton céda à contrecœur. La sirène du vaisseau retentit brièvement à trois reprises. À l'extérieur, les escouades de coureurs à pied s'arrêtèrent en dérapant, regardèrent en arrière comme s'ils ne pouvaient en croire leurs oreilles. La sirène retentit de nouveau, afin de prouver qu'ils pouvaient en croire leurs oreilles. Visiblement écœurés, les soldats revinrent sans se presser. Certains traînaillèrent, les mains dans les poches, pour exprimer ce qu'ils pensaient des gros bonnets qui ne savaient pas ce qu'ils voulaient. Derrière eux, les chasseurs interrompirent leur remontée du sentier et se régalèrent de remarques très imagées sur les tinks et les vanes. L'un d'eux, qui possédait une voix particulièrement aiguë, se livra à plusieurs observations sur les senels. Un autre fit semblant de courir comme un fou et laissa tomber son pantalon. Ce spectacle, en plus de la retraite désordonnée, donna à Bidworthy l'envie de grimper aux murs et de se saouler à mort. Transpirant et essoufflés, les soldats se hissèrent à bord tandis que Bidworthy se tenait dans le sas pour les marquer au fer rouge l'un après l'autre. L'infortuné caporal reçut une double marque. Il décampa hors de vue à toute allure, tandis que Bidworthy continuait à lancer des regards furibonds. Avec un grincement et un claquement, le battant se referma et le sas fut verrouillé. Harrison dit, d'un air innocent: - Vous avez oublié de compter leurs machettes. - Pas d'impertinence! hurla Bidworthy. Espèce de ... de ... -Pourquoi pas: sale sene!? lui proposa Harrison. -Espèce de sale senel! grogna Bidworthy, trop excité pour trouver quelque chose de plus approprié. Il pénétra dans la coursive et se dirigea vers les quartiers des simples soldats. Le bruit de sa progression ressemblait à celui d'un éléphant chaussé de plaques d'égout. La sirène retentit et, peu après, le vaisseau redécolla. Il couvrit neuf mille kilomètres avant de redescendre et de se poser le long d'un petit lac. Au centre, une citadelle occupait toute une île rocheuse. Un soldat, portant une trompette, descendit à l'échelle, avança jusqu'au bord de l'eau, pointa son instrument vers l'île et joua la première mesure de Oh! ma Rose-Marie. Personne n'avait la moindre raison de supposer que cette sélection approchait de ce qu'Al aman Tung avait décrit comme étant le signal des échanges. Mais, ainsi que l'avait fait remarquer Grayder, un morceau de musique en valait bien un autre, et n'importe quel morceau valait mieux qu'une course de fond ou qu'un coup de massue sur la caboche. Plus d'une heure s'écoula, au cours de laquelle le soldat fit patiemment retentir son appel toutes les cinq minutes. Puis une barque quitta l'île et entreprit la traversée, sous l'impulsion de trois paires de rames. Elle avança régulièrement jusqu'à une vingtaine de mètres de la berge. Et s'immobilisa. 276
Un porte-parole, à la proue, lança en des accents antiques: -Vous êtes de Terra? -Oui. -C'est bien ce qu'on pensait. Premier vaisseau spatial qu'on voie. Certains pensent qu'il s'agit d'un mythe. Il vous a fallu du temps pour revenir, pas vrai? -Je n'ai rien à y voir, protesta le soldat, refusant d'en endosser la responsabilité. (Il agita le pouce par-dessus son épaule.) Le capitaine aimerait vous parler. -Vraiment? Qu'est-ce qu'il nous réserve? -Je ne sais pas. -Alors, allez le lui demander. Le soldat retourna au vaisseau, et rendit compte par l'interphone du sas . .-Ils veulent savoir ce qui leur est réservé, monsieur. Grayder répondit: « Demandez-leur ce qu'ils espèrent.» Il s'exécuta, revint et leur apprit: - Ils veulent savoir ce que vous avez à offrir. Ayant entendu cela, Shelton s'exclama: - Quel culot! Et si on leur disait qu'on va couler leur maudite barque s'ils refusent de débarquer au pas de gymnastique? -S'ils pouvaient choisir dans les stocks du vaisseau, avança l'Ambassadeur, il y a fort à parier qu'ils demanderaient des fusils ... à condition qu'ils connaissent encore les armes terriennes. On ne peut leur accorder de fusils. Cette planète est toujours cataloguée comme monde pénitentiaire en dépit des siècles qui se sont écoulés. Elle ne changera pas tant que les autorités terriennes n'auront pas jugé utile de modifier sa qualification. - Les armes légères sont de toute façon de mon ressort, dit Grayder. Songeur, il regarda par le hublot en direction de la barque, et observa de plus près à l'aide de ses jumelles. Les passagers, remarqua-t-il, avaient l'air encore plus dépenaillés que les T ung. De la toile de blue-jean ne leur ferait pas de mal. Ils ne paraissaient avoir aucune idée de la façon de fabriquer des vêtements présentables. -En y réfléchissant, ils ne paraissent avoir aucune idée de quoi que ce soit exigeant un travail pénible, commenta l'Ambassadeur. Avons-nous de la toile en surplus? - Beaucoup. Nous sommes toujours équipés en surplus. Grayder appela le magasin et ordonna qu'on en apporte un échantillon au soldat. Puis il appela le sas. - Cassidy vous apporte de la toile de jean. Allez la montrer à ces mendiants. Trois costumes pour celui qui viendra nous parler à bord. « Bien, monsieur. » Du haut de la salle de contrôle, ils virent le soldat marcher jusqu'à la plage et présenter son appât. Il s'ensuivit une discussion à quatre. Puis il revint. L'interphone sonna.
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« Ils disent qu'ils acceptent la toile, monsieur, plus trois paires de bottes comme les miennes. Ils veulent aussi ma trompette. » -Doux Jésus, ragea Shelton. Voilà que l'on marchande avec les descendants de bandits comme des Arabes qui ergotent sur le prix d'un tapis. Pour qui nous prennent-ils? - Proposez-leur trois costumes de toile et rien de plus, ordonna Grayder. Voilà le marché! Le soldat reprit ses déambulations. L'ultimatum provoqua une belle discussion à bord de la barque. Les rames finirent par plonger, l'embarcation aborda et un homme en descendit. Tandis que le soldat le menait vers le vaisseau, les deux autres sortirent leurs avirons, battirent en retraite jusqu'à ce qu'ils considéraient comme une distance raisonnable, et attendirent. Bientôt, le nouveau venu arriva dans la salle. Il avait une charpente maigre, les yeux vifs et pénétrants d'un singe prudent, et n'était pas sans évoquer un de ces vieux pronostiqueurs sportifs à court de veine.
3
C
e fut Grayder qui commença l'inquisition, en grande partie parce que les autres préféraient le laisser faire. - Asseyez-vous. Comment vous appelez-vous? ---,-- Tor Hamarverd. - Comment s'appelle cet endroit, sur l'île? - Fort Hamarverd. - Fort? Vous ne l'appelez pas citadelle? -C'est un mot étranger. - Vraiment? Qui sont les étrangers pour vous? Où vivent-ils? Tor Hamarverd désigna l'orient. - Loin là-bas. - y êtes-vous jamais allé? -Ça, aucune chance! On a assez d'ennuis comme ça sans alledes chercher. Grayder, en quête d'un indice de forme de communication - même rudimentaire - à l'échelle de la planète, demanda: -Alors, comment savez-vous qu'ils utilisent un terme différent? -Nous avons échangé quelques femmes étrangères. Elles utilisent souvent ce mot. - Les femmes ont-elles accepté d'être échangées de leur plein gré? Hamarverd considéra manifestement la question comme ridicule. -Qu'est-ce que vous espérez, si elles n'aiment aucun homme de leur propre fort? Vos femmes à vous ne choisissent pas elles-mêmes? L'Ambassadeur s'immisça dans la conversation. -Passons, capitaine. Nous avons déjà abordé ce sujet. C'est la même chose ici qu'ailleurs, et cela nous suffit. Changeant donc de sujet, Grayder considéra la mise grossière de leur invité. - Que pensez-vous des vêtements que nous allons vous donner? - Première qualité. On aimerait en avoir davantage. Et des bottes. On vous a envoyés ici pour nous ravitailler? demanda-t-il avec un regard plein d'espoir à ses interlocuteurs. 279
- Pas du tout, rétorqua Grayder. Après si longtemps, on a considéré que vous vous étiez organisés de vous-mêmes. Rien ne vous en a empêchés, apparemment. Il suffit d'un peu d'ordre et de travail. - Personne ne viendra nous organiser, déclara fermement Hamarverd. Et personne ne nous fera travailler. On ne le supporterait pas. Qu'ils aillent se faire voir !. Les auditeurs échangèrent des regards, avant que Grayder reprenne: - Sérieusement, avez-vous jamais entendu dire qu'il y a des avantages au travail? -Ça, c'est sûr. (Hamarverd lâcha un gloussement chargé de souvenirs.) Samelle Bon, comme il se nommait lui-même. Samelle Con était son vrai nom. Il déblatérait tout le temps à propos d'honnêteté, de véracité et autres couillonnades. Il pratiquait ce qu'il prêchait. Il travaillait comme un esclave tandis que la moitié du fort l'éreintait. Il avait eu l'esprit dérangé à la naissance. -Que lui est-il arrivé? -Mort d'épuisement en jacassant ses trucs. Il aurait vécu bien plus longtemps et plus facilement s'il n'avait pas été toqué. - Personne ne l'écoutait? - Si, juste pour rigoler. - Tout le monde travaille, sur Terra, affirma Grayder. -Je n'en doute pas. -Vous ne me croyez pas? - Et lui, il travaille? demanda Hamarverd en désignant la bedaine de . l'Ambassadeur. -Assurément, répondit celui-ci. -Ouais, vous en avez l'air, commenta Hamarverd, un tantinet ironique. -Mon travail est extrêmement important, au cas où vous l'ignoreriez. - On ne me la fait pas, le gros plein de soupe! Grayder enchaîna à la hâte: -Si vous doutez que l'on travaille, comment croyez-vous que nous fabriquions les excellents habits que nous portons et le vaisseau que nous utilisons? -Vous avez des esclaves par millions. Et nous sommes ici parce que nos ancêtres ont refusé d'être vos esclaves. Ils ont choisi la liberté, pigé? -Voilà qui est nouveau, lâcha l'Ambassadeur, sarcastique. -Quoi? -Qu'ils aient eu le choix. Autant que je sache et que je croie, ils ont été forcés de débarquer ici. - Si tu en sais autant, le gros plein de soupe, qu'est-ce que ça serait si tu ne savais pas grand-chose! - Arrêtez de m'appeler gros plein de soupe, s'emporta l'Ambassadeur. -Je t'appelle comme ça me plaît, rétorqua Hamarverd. Ce n'est pas Terra, ici.
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- Vous non plus, vous n'y êtes pas, Dieu merci, dit l'Ambassadeur. Shelton arbora son expression la plus sévère et menaça: - Si vous ne jugez pas utile de vous montrer poli, nous ne jugerons pas utile de vous accorder la récompense promise. -Ne fais pas le dur avec moi, espèce de vane aux yeux chassieux, dit Hamarverd. J'avais bien compris que cette promesse pouvait bien ne pas valoir le souffle que vous avez gaspillé pour la faire. De nouveau, Grayder intervint dans une intention d'apaisement. - Si vous doutiez de pouvoir obtenir ces vêtements, pourquoi avez-vous consenti à monter à bord? -Parce qu'on voulait savoir pourquoi vous aviez soudain décidé de nous rendre visite après tant d'années. - C'est une question de haute politique. - Des paroles creuses, tout ça, ricana Tor Hamarverd. Vous voulez que je vous dise quelque chose? -Allez-y. - Si Terra pense que le moment est venu de commencer à commercer, c'est très bien. Il y a des tas de choses dont on aurait bien besoin. Actuellement, on échangerait bien dix tonnes de viande de lézard fraîche contre quelques pistolets, des pièces de rechange et des munitions, par exemple. Ça vous intéresse? -Non. - Mais si Terra a derrière la tête quelques magouillages, vous pouvez aller vous faire voir. Vous ne nous transférerez pas sur une autre planète. Et vous n'arriverez pas à nous confisquer celle-ci. Nous sommes ici et nous y resterons, tels que nous sommes. Nous n'accepterons aucune ingérence terrienne. Vous n'avez pas réussi à faire lever un petit doigt à nos ancêtres, vous ne réussirez pas mieux aujourd'hui, avec nous qui vous surpassons en nombre! - Qui vous a autorisé à parler au nom de toute la planète? demanda l'Ambassadeur. -Je parle pour Fort Hamarverd. Les autres forts peuvent parler pour eux-mêmes. Mais je suis prêt à parier sur ce qu'ils diront. (Il eut un geste méprisant.) Les Muller et les Yantoff sont des attardés mentaux, mais même eux ne sont pas suffisamment abrutis pour exécuter les corvées des Terriens. - Vous est-il venu à l'esprit qu'un jour vous pourriez être envahis par des gens qui ne ressemblent en rien à des Terriens? demanda Grayder. - Par exemple? . - Une forme de vie étrangère, aux ambitions expansionnistes. - Par exemple? répéta Hamarverd. - Cela reste à voir, éluda Grayder. - Nous y croirons quand nous le verrons. -Mais alors, ce sera peut-être trop tard. - Ça nous regarde. 281
Une nouvelle fois, Shelton intervint. - Vous imaginez-vous que les Terriens vont rester les bras croisés tandis que les planètes faibles et sous-peuplées, occupées par leurs cousins par le sang, seront envahies une à une? - Qui les envahira? -Une autre forme de vie, comme vous l'a dit le capitaine. -Il ne m'a rien dit d'intéressant, lui rétorqua Hamarverd. Il m'a dit que le grand méchant loup nous attrapera si on ne fait pas attention. On sait qui est le grand méchant loup. - Les Terriens, je suppose? demanda l'Ambassadeur. - Exact, le gros plein de soupe. L'Ambassadeur déclara aux autres: -Les idées de cet individu peuvent ou non représenter l'opinion de cette planète. Nous n'avons pas le temps de contacter vingt ou cinquante mille citadelles afin d'en découvrir davantage. Il faudrait des années. -Je crains que oui, Votre Excellence, opina Grayder. Il est évident que nous nous trouvons face à un nombre excessif de nations minuscules, indépendantes et aurarciques, fortes de quelques centaines d'habitants. Il n'existe entre elles aucune unité véritable, aucune autorité centrale. Chacune est une loi en soi. -Nous aimons ça comme ça, affirma Hamarverd. Nous n'aimons rien d'autre. Par-dessus tout, nous détestons la méthode terrienne! -Vous ignorez tout ou presque de Terra, lui fit remarquer l'Ambassadeur. Il y a quatre cents ans que vous êtes isolés. Les choses ont changé, depuis. - Ici aussi elles ont changé, le gros plein de soupe. -Pas pour le mieux, d'après ce que je vois. Vous paraissez avoir établi un compromis stupide et inefficace entre la cellule familiale et la bande de brigands à l'ancienne. Il en résulte un tas de petits clans ayant chacun son quartier général, ses terrains de chasse et rien d'autre. Aucun confort, aucune sécurité, aucun progrès, aucune morale. -Aucun impôt, aucun travail, aucun enrégimentement, compléta Hamarverd. L'Ambassadeur rejeta l'argument d'un geste dédaigneux. - Donnez-lui ses rouleaux de toile. Dieu sait qu'il en a besoin. Sans doute apprécierait-il aussi quelques pains de savon. Hamarverd demanda d'un ton soupçonneux: - Qu'est-ce que c'est? - Une matière qui enlève l'odeur. - Quelle odeur? - Impossible à expliquer, il y a trop longtemps que vous la portez, dit l'Ambassadeur. Mais j'ai une idée de la raison pour laquelle vos femmes se font échanger sans cesse. L'espoir fait vivre, au cœur de l'humanité ... La mine renfrognée, Hamarverd demanda: - Tu essaies de faire le malin, le gros plein de soupe?
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- Ça suffit, intervint Grayder d'un ton sec. (Il se tourna et s'adressa au soldat qui venait d'entrer.) Donnez-lui son tissu et laissez-le partir. - Bien, monsieur. Les deux hommes s'en furent. Peu après, Hamarverd atteignit la berge, un ballot sous le bras. La barque toucha terre et le prit à bord. Puis elle s'éloigna à cinquante mètres, se balançant doucement sur l'eau calme tandis que ses trois occupants hurlaient d'inaudibles remarques et faisaient des gestes vulgaires à l'adresse du vaisseau .. Shelton demanda par l'interphone: - Ah, sergent-major, le soldat Wagstaff a-t-il encore sa machette? Il Yeut un court silence avant que Bidworthy réponde: « Oui, monsieur. » - Bien, c'est toujours quelque chose. Regardant par le hublot les pirouettes obscènes des trois hommes dans la barque, l'Ambassadeur prononça, avec amertume: - Un monde rempli de bons à rien. - Héréditaires ou causés par le milieu? lança Grayder. - Héréditaires, de toute évidence. Vous ne le croyez pas? -Je suis loin d'en être sûr, Votre Excellence. L'Ambassadeur le considéra fixement. - Pas sûr? À l'origine, nous avons fait partir un million de criminels endurcis, n'est-ce pas? -Oui, c'est exact. -Qu'avons-nous vu ici? -Je l'ignore. Les personnages que nous avons expulsés de Terra étaient des meurtriers récidivistes, des pervers incorrigibles, toute la racaille criminelle que nous pouvions sans difficulté nous permettre de chasser. Leurs descendants ne me semblent pas aussi méchants que ça. J'admets sans peine qu'ils sont quelque peu déboussolés sous certains rapports, mais cela ne fait pas d'eux des criminels dans le même sens que leurs ancêtres. -Navré de ne pas être d'accord avec vous, capitaine, répondit sèchement l'Ambassadeur. Ils sont sales, débauchés, instables et dépourvus de la moindre fibre morale. Ce sont des criminels qui souffrent de ne pouvoir s'adonner à leurs instincts ... parce que, dans un monde peuplé uniquement de leur propre espèce, les requins ne peuvent que dévorer les requins. Shelton suggéra: - La preuve véritable serait d'en transférer quelques-uns sur Terra. -. Dieu nous en préserve! s'exclama l'Ambassadeur. (Il prit un siège, se carra dedans et médita un moment avant de continuer.) Mon rôle consiste à prendre contact avec l'autorité centrale de chaque planète afin de conclure un accord de défense réciproque. Étant classé comme hostile, ce monde est un cas d'exception. Ici, on compte que je fasse usage de mon jugement à la lumière des conditions existantes. Il jeta un coup d'œil à ses interlocuteurs comme pour les inviter à un commentaire, mais il n'en vint aucun. Il continua donc.
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- En outre, je suis censé m'établir en tant que représentant de l'autorité terrienne sur la planète la plus importante et la mieux organisée, et en plaçant un Consul accompagné de son état-major et d'une garde sur chacune des autres. -Pour ce que ça servirait ici, fit remarquer le colonel Shelton. Il vous faudrait une véritable armée de bureaucrates en n'en assignant qu'un seul par citadelle. Par-dessus le marché, pour vivre plus d'une semaine, il faudrait à chacun d'eux une garde rapprochée assez importante pour le protéger vingtquatre heures sur vingt-quatre. (Il leur laissa le temps d'assimiler ses paroles, avant d'achever:) Estimez le nombre total de soldats nécessaires, et vous découvrirez que cela équivaut à l'occupation militaire complète de la planète. - Impensable, s'exclama l'Ambassadeur. La valeur stratégique est trop réduite et le coût trop élevé. (Il réfléchit encore un peu et décida:) Avant d'obtenir le moindre résultat sur cette planète, il faudra la soumettre à une éducation et à une organisation intensives, que cela leur plaise ou non. C'est le problème de Terra, pas le nôtre. Nous rédigerons un rapport d'ensemble pour les experts et ... Il fut interrompu par un tintamarre joué à l'extérieur. Grayder alla jusqu'au hublot et regarda. Les autres l'imitèrent. La barque était au milieu du lac et avançait lentement vers le fort insulaire. Une silhouette se tenait à la proue, chargée d'un objet aux reflets métalliques. Le vacarme retentit de nouveau. Grayder attrapa ses jumelles, regarda, puis, sans mot dire, les tendit à Shelton. Celui-ci y jeta un coup d'œil, lâcha un juron et s'empara du combiné de l'interphone. - Le sergent-major Bidworthy est-il là ? Alors où est-il? Allez donc le chercher. Je désire lui parler immédiatement. À l'autre bout de la ligne, une voix lança: «Hé, Casartelli, le colonel veut avoir le S.M. à l'appareil!» Plus loin encore, une autre voix retentit le long des coursives. «Eh, Pongo, tu es là? Le vieux Face-de-Fromage gueule pour avoir Rufus le Rustre! Dis-le-lui! » Shelton grommela dans le combiné: -Veuillez informer le soldat Casartelli qu'il se présentera auprès du vieux Face-de-Fromage dans une heure. «Oui, monsieur, répondirent des accents surpris. (Puis, après un silence:) Le sergent-major arrive, monsieur. » -Eh bien, sergent-major? s'enquit d'un ton sinistre Shelton lorsque Bidworthy fut sur la ligne. Une toux embarrassée résonna avant que Bidworthy déclare d'une voix précise et officielle: «J'ai le regret de vous apprendre, monsieur, que le soldat Wagstaff a perdu sa trompette. » - Et comment s'est-il arrangé pour parvenir à ce résultat? «III 'a laissée sur un rocher, monsieur, tandis qu'il conduisait le visiteur au vaisseau. Comme il n'a pas ramené le visiteur jusqu'à la plage, il a oublié sa trompette. Il vient seulement de s'en souvenir.» 284
- Et ce, parce que ces balourds de la barque ont jugé utile de le lui rappeler, dit Shelton, sarcastique. Un autre « pouet» prolongé franchit les eaux en guise de confirmation. Shelton prit un air peiné. - Cela me désole absolument, sergent-major. « Oui, monsieur. » - C'était notre unique trompette. « Oui, monsieur. » -Nous en avons reçu une, pas davantage. « Oui, monsieur. » -Et maintenant, elle a disparu. « Oui, monsieur. » - Celle-ci et une machette. « Oui, monsieur. » - Vous ne savez pas dire autre chose que « Oui, monsieur»? hurla Shelton. « Si, monsieur. » - Alors, exécution! Prenant une longue inspiration, Bidworthy lâcha: «Le soldat Wagstaff, Arnold Edward Sebastian, matricule 1768421, accusé de perte d'équipement en service actif, à savoir un clairon en cuivre Gabriel, en si bémol. .. -Un quoi? « Un clairon Gabriel en si bémol, répéta Bidworthy. C'est la définition exacte du magasin, monsieur. » -Je n'en entendrai pas davantage, lança Shelton qui raccrocha sauvagement. Furieux, il sortit en trombe de la salle de contrôle. Levant les sourcils, l'Ambassadeur fit remarquer: -Notre cher colonel paraît contrarié. -On a tous de mauvais moments à passer, commenta Grayder. L'Ambassadeur lâcha un profond soupir. -Cela est vrai, cela est vrai ... Nous avons encore d'autres mondes à visiter. Pensez-vous que nous puissions nous passer de trompette? - J'ose l'espérer, Votre Excellence. - Alors, qu'est-ce qui ronge Shelton ? Le vaisseau décolla, mais ne partit pas immédiatement. Il orbita deux fois autour de la planète et prit des photographies qui s'ajoutèrent à celles effectuées lors de l'approche. Elles ne couvrirent que quelques zones choisies de la face éclairée par le soleil, mais fournirent un échantillonnage convenable du relief. Une équipe d'interprétation photographique se mit aussitôt au travail et concocta quelques données basées sur les taille et population connues de la citadelle Tung. Tandis que le vaisseau faisait route à travers le champ d'étoiles, elle produisit quelques statistiques. 285
Ce monde abritait probablement environ seize mille citadelles, sans compter entre cinquante et cent camps de Roms environ. Les citadelles comptaient de quatre cents habitants pour les plus modestes à trois mille pour les plus vastes, la majeure partie se situant autour de mille quatre cents environ. La population planétaire atteignait environ dix-sept à dix-huit millions. En lisant ce rapport, l'Ambassadeur déclara, ironique: -Un rapport ô combien utile. Il justifie en tout cas le temps que nos experts ont passé dessus. Nous sommes désormais en possession d'un nombre de faits qui sont tous associés au terme « environ ». Cela révèle une prudence méritoire, pour qui ne veut endosser aucune responsabilité pour ses estimations. -Une conjecture intelligente vaut mieux qu'une estimation, Votre Excellence, suggéra Shelton, qui avait épuisé sa colère sur l'infortuné soldat Casartelli. - Ce n'est même pas une conjecture intelligente, le contredit l'Ambassadeur. Ce rapport se fonde uniquement sur ce qui a été vu. Aucun compte n'a été tenu de ce qui peut être invisible. - J'ignore comment l'on pourrait tenir compte de ce qu'on ne connaît pas, dit Shelton. -Je ne demande ni n'attends l'impossible, répliqua l'Ambassadeur. Mais des données fondées exclusivement sur ce qui est visible peuvent être invalidées par ce qui est invisible. (Il tapota sur le rapport d'un index autoritaire.) Ils ont estimé que les citadelles sont au nombre de seize mille au-dessus du sol. Combien y en a-t-il en dessous? - Des bases souterraines? s'exclama Shelton, stupéfait. -Naturellement. Il pourrait en exister cinquante mille, pour autant que nous sachions. - Nous n'en avons vu aucune. - Il affirme que nous n'en avons vu aucune, dit l'Ambassadeur à Grayder. Il écarta les bras pour indiquer qu'il n'existait pas de commentaire digne d'être exprimé. Grayder fit observer: - Il Ya d'autres choses que nous n'avons pas vues. -Je sais, répondit l'Ambassadeur. Nous n'avons pas vu de femmes, pas l'ombre d'une seule. Mais puisque ce peuple existe, il est raisonnable de supposer l'existence de femmes. C'est une conjecture intelligente faite indépendamment de toute preuve visible. - Ils ont mentionné leurs femmes à plusieurs reprises, fit remarquer Shelton. Feignant d'ignorer cette observation, l'Ambassadeur continua: - Nous avons survolé plus de citadelles que je pourrais en compter, sans apercevoir une seule usine. Mais je ne crois pas que celles-ci soient dissimulées sous terre. À mon avis, ils ne possèdent pas d'usines: leur niveau de vie est trop bas et leur mépris du travail trop grand.
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-Il Ya autre chose qu'ils ne semblent pas posséder, avança Grayder. (Il réfléchit un instant et reprit:) Les bandits qui avaient été déportés étaient des ivrognes, je crois. Quatre-vingt-dix pour cent étaient des alcooliques invétérés. - Et alors? fit l'Ambassadeur. -Nous n'avons rien vu qui ressemble à une brasserie ou à une distillerie. -En y songeant bien, c'est ma foi vrai, admit l'Ambassadeur. -Ce qui veut dire que, quels que soient leurs autres défauts, les habitants actuels sont au moins sobres, conclut Grayder. - Pas nécessairement. Il leur manque peut-être les matériaux de base pour la création de brasseries importantes. Ou bien la technique, la technologie. Ils se sont alors tournés vers les drogues locales. Ce Tor Hamarverd avait l'œil vitreux, était insultant et agressif. Un junkie, je parierais. Grayder haussa les épaules sans discuter plus avant. La discussion lui paraissait futile. Faute de preuves, celle-ci se résumait à des spéculations, et les préjugés personnels ne servaient à rien en l'affaire. Le gros plein de soupe n'appréciait pas d'avoir été appelé de la sorte, ce qui faisait de l'inventeur de ce surnom un drogué. - Lorsque j'étais gosse, raconta l'Ambassadeur, je détestais les épinards. Quand il y en avait dans mon assiette, je les engloutissais en premier. Ensuite, je pouvais apprécier mon repas. (À ce souvenir, il eut un sourire.) C'est ce que nous avons fait: nous nous sommes occupés de cette planète hostile et, maintenant, nous devrions avoir quelque chose de plus agréable à nous mettre sous la dent. Quel est l'endroit suivant, capitaine? -Un monde nommé Hygéia. - Oh oui, je me rappelle qu'il était le deuxième sur la liste. J'étais censé lire ce que l'on sait de ces gens, mais je-n'en ai pas trouvé le temps. Quels renseignements avez-vous dans votre guide? - Pas grand-chose. Hygéia est notée comme étant un monde chaud, luxuriant et fertile, jadis colonisé par des gaillards qui se nommaient les Fils de la Liberté. Ils sont partis par fournées successives, jusqu'à ce qu'il n'en reste plus un seul sur Terra. Plus tard, un groupe différent connu sous le nom de Naturistes s'est également rendu sur Hygéia, probablement avec l'assentiment des premiers arrivants. Le total des migrants est inconnu, mais avoisinerait les deux millions et demi. - Les Fils de la Liberté, cogita l'Ambassadeur. N'était-ce pas une secte religieuse dont les membres étaient également appelés Quakers? -Non, Votre Excellence. Vous songez à la Société des Amis. Ils ont colonisé une planète qu'ils ont appelée Amitié. Elle n'est pas sur notre liste pour ce voyage. Une autre expédition y jette peut-être un coup d'œil. -Auquel cas elle n'aura aucune chance, dit Shelton. J'ai lu quelque chose sur ces gens-là, et j'ai une bonne raison de m'en souvenir. Des pacifistes à tout crin, jusqu'au dernier. -Que nous importe? releva l'Ambassadeur. Ce sera le souci de quelqu'un d'autre.
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-Ceux d'Hygéia risquent de nous causer autant de problèmes, dit Shelton. Je n'ai jamais entendu parler des Fils de la Liberté, mais voilà qui sonne anarchiste. -Vous savez quelque chose à leur sujet, capitaine? demanda l'Ambassadeur. - Non, Votre Excellence. Plus de trois cents minorités se sont envolées durant les années de la Grande Explosion. On ne peut se souvenir de chacune d'elles en détail. - Vous avez raison. Un professeur d'histoire ne nous serait pas inutile. (Il contempla la paroi en un silence méditatif, puis annonça:) Une chose est sûre, ce sont des dingues. Mais on peut se dire que les dingues sont à quelques degrés au-dessus des criminels de droit commun. - Dans la mesure où ils restent entre eux, ajouta Shelton. J'ai comme l'idée que, dès le moment où ces groupes isolés poseront les yeux sur un vaisseau chargé de trucs dont ils ont besoin, ils croiront immédiatement au Père Noël. -Eh bien, vous avez déjà un souci de moins, lui lança l'Ambassadeur. Ils ne pourront pas nous voler de trompette. La planète suivante enfla dans l'espace comme un ballon bleu-vert. Elle orbitait autour d'un soleil orange pâle semblable à Sol. Neuf autres mondes et une dizaine de satellites constituaient ce système. D'après les rapports de l'époque, seule Hygéia était habitée. Les caméras filmèrent la face diurne dès que la planète eut suffisamment gonflé pour que les détails de sa surface soient révélés. De vastes étendues de forêts se trouvaient intactes, et de nombreux fleuves coulaient sans un seul pont pour les franchir. Des portions considérables du territoire demeuraient non développées, peut-être inexplorées. Néanmoins, la partie occupée prouvait que les colons s'étaient bien débrouillés. Routes et voies ferrées parcouraient bon nombre des vallées les plus fertiles, qui étaient intensément cultivées jusqu'à l'orée des forêts. Dans ces vallées, villages et villes ressemblaient aux perles d'un collier. Çà et là, on apercevait de petites usines, quelques carrières ainsi que des mines à ciel ouvert. Une grande ville au bord de l'eau possédait tout un système de quais où se nichaient des navires aux voiles blanches. La population de ce monde donnait l'impression d'être considérablement plus importante et plus énergique que celle du précédent. Les résultats servaient de leçon aux paresseux et prouvaient une nouvelle fois qu'à la sueur de son front, on obtient toujours quelque chose. Pour atterrir, Grayder choisit un affleurement de granit en forme de colline basse et allongée. Son choix ne relevait pas de la stratégie: le tonnage du vaisseau exigeait une assise solide, et Grayder avait la responsabilité de le poser là où il ne s'engloutirait pas jusqu'aux sas. Lappareil se posa avec les habituels craquements sous la coque. On coupa les moteurs, les bouches d'aération bâillèrent et aspirèrent une
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atmosphère tiède et riche en oxygène. Les sas avant, arrière et intermédiaire furent ouverts. Cette fois, l'équipage ne fit pas descendre d'échelles, mais abaissa directement les passerelles. La procédure de sortie suivait strictement l'ordre de préséance. D'abord l'Ambassadeur, qui planta son auguste pied sur le monde avec l'air de dire : «Je prends possession de cette planète au nom de Terra.» En deuxième vint le capitaine Grayder, simple et impassible. En troisième, le colonel Shelton, renfrogné comme s'il espérait le mieux tout en redoutant le pire. En quatrième, le premier haut fonctionnaire, qui observa le panorama avec curiosité à travers ses lunettes épaisses. Ensuite, un grade plus bas et dans le même ordre: le secrétaire particulier de Son Excellence, l'officier en second du vaisseau, le commandant Hame, le commandant en second des troupes, le premier scribouillard. Encore un grade plus bas, puis un autre, jusqu'à ce que ne restent plus que le coiffeur de Son Excellence, cireur de bottes et valet, les membres d'équipage du grade inférieur de S.o. - spationautes ordinaires -, les soldats au grade encore plus inférieur de simples soldats indéfinissables et un certain nombre de scribouillards vacataires rêvant du jour où ils deviendraient titulaires et recevraient un bureau à eux. Ce dernier échantillon de malheureux demeura à bord pour nettoyer le vaisseau, avec l'ordre de ne pas fumer. La planète aurait-elle été hostile, étrangère et bien armée, l'ordre de sortie aurait été inversé, tenant ainsi admirablement la promesse biblique selon laquelle les derniers seront les premiers et les premiers seront les derniers. Mais cette planète, quoique officiellement nouvelle, était non-officiellement nonnouvelle et assurément non-étrangère. Quant à son absence d'hostilité, elle était considérée comme admise. Les Hygéiens n'étaient pas des criminels et l'on pouvait avoir confiance en leur respect de leurs supérieurs. Au pied· de la colline s'étendaient des champs couverts de riches plantations ressemblant à de l'orge. Une brise faisait onduler les épis telles des vagues sur la mer. D'un côté, la culture s'interrompait sur la ligne d'horizon où commençait la forêt; de l'autre se trouvait une ville de taille moyenne, à quinze cents mètres de là. À l'aide des jumelles, ils examinèrent la ville. Les maisons de banlieue les plus proches se révélèrent petites mais charmantes. Elles paraissaient solidement bâties de briques et de pierre. Aucun édifice massif ne se dressait au centre, le plus élevé ne possédant que quatre étages. Lendroit baignait dans un air propre illuminé de soleil, sans brume de pollution au-dessus des toits. Il n'y avait aucun signe de véhicules mécaniques, mais du faubourg nord filait une ligne blanche duveteuse là où s'éloignait une locomotive à vapeur. -Eh bien, mon cher capitaine, s'enthousiasma l'Ambassadeur, je dois dire que ceci paraît bien plus agréable que notre dernier point de chute. (La mine approbatrice, il renifla l'air revigorant.) Un endroit des plus charmants et un digne ajout à notre empire. -Certes, Votre Excellence, concéda Grayder, sans se donner la peine de suggérer que les habitants pouvaient avoir de tout autres idées. 289
-Je préférerais qu'ils aient davantage de potentiel industriel, déclara Shelton. D'un point de vue militaire, ils sont faibles. Un pacte de défense réciproque sera unilatéral en ce qui nous concerne. -Aucune contribution à l'armée terrienne ne doit être méprisée, objecta l'Ambassadeur. D'autre part, ces planètes serviront d'États tampons et prendront les premiers coups. Grayder se sentit tenté de demander: « De qui? », mais se tint coi. Au cours des siècles précédents, les vaisseaux Blieder avaient sondé un monceau de systèmes solaires éparpillés dans l'univers sans découvrir de forme de vie plus intelligente qu'un chien. À son avis, tout ce bavardage sur une menace éventuelle en provenance de l'espace ne constituait qu'un prétexte pour étendre l'autorité terrienne aussi loin que possible. Lœil vissé à ses jumelles, l'Ambassadeur déclara avec satisfaction: -Eh bien, le problème de la prise de contact est sur le point d'être résolu. Deux personnes abordent le champ d'orge. C'est gentil de leur part de réagir aussi vite, commenta-t-il en arborant un sourire comblé - Cela pourrait être également idiot, fit remarquer Shelton. Comment savent-ils qu'il s'agit d'un vaisseau terrien? S'ils avaient un peu plus de bon sens que le péquenot moyen - ce qui revient à pas grand-chose -, ils procéderaient à des reconnaissances et s'assureraient de notre identité avant de s'approcher de nous. Observant toujours les arrivants dont on n'apercevait que la tête au-dessus des épis, l'Ambassadeur rétorqua: -Ils devaient travailler à proximité quand nous avons atterri, autrement ils ne seraient pas arrivés aussi rapidement. Ce qui veut dire que ce sont des travailleurs agricoles. On ne peut espérer que deux paysans soient des génies militaires, mon cher colonel. Shelton s'apaisa, songeant tout de même que la circonspection n'était pas un vain mot, même chez un paysan. Le groupe continua à regarder tandis que les nouveaux venus avançaient avec précaution dans le champ, pour en émerger au pied de la colline. Ils remontèrent vers le vaisseau. C'est alors que l'Ambassadeur lâcha ses jumelles, se frotta les paupières et cligna plusieurs fois les yeux. Shelton émit un grognement outragé. Derrière lui, le sergent-major Bidworthy lâcha des borborygmes volcaniques.
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es Hygéiens étaient très grands et bien bâtis, au point de paraître trop musclés. Ils portaient un sac attaché à l'épaule par une sangle. Chacun d'eux était élégamment vêtu d'une paire de sandales ... et de rien d'autre. En dehors de ces chaussures, ils étaient aussi nus qu'au jour de leur naissance. Étudiant les spectateurs avec un dédain non dissimulé, le premier les salua fraternellement en déclarant: - Des Terriens ... l'esprit aussi mal tourné que jamais. L'Ambassadeur avait retrouvé sa contenance, lorsqu'il reçut cette observation cm pleine face. Il se rebiffa aussitôt. - Que voulez-vous dire? -Vous vous cachez du glorieux soleil et du visage de la création. (Le regard de l'homme s'attarda de manière éloquente sur le ventre de l'Ambassadeur, et il fit remarquer à son compagnon:) Je suppose que celui-ci a des raisons valables d'avoir honte de son corps, hein, Pincuff? -Ouaich, opina Pincuff. Des années de gourmandise et de négligence se paient forcément un jour ou l'autre. -Vous m'offensez, releva l'Ambassadeur. - On l'offense, Boogle, dit Pincuff avec un gros rire vulgaire. (Ses yeux errants tombèrent sur le vaisseau et découvrirent les hublots encombrés de visages étonnés.) Regarde-moi ça, Boogle. Effrayés de sortir pour se montrer, pâles et efflanqués jusqu'au dernier. - Ouaich, confirma Boogle. Que Dieu ait pitié de leurs poitrines ratatinées. (Puis il se jeta à l'horizontale, effectua vingt pompes, bondit sur ses pieds et massa ses abdominaux.) Faites 'un peu ça! lança-t-il à l'Ambassadeur. - Pour votre gouverne, je suis le représentant de Terra, non un acrobate de cirque. -Vraiment? Et si vous faisiez six pompes? - Assurément non. - Une seule alors, argua Boogle. Pour commencer. Vous arriverez à en , réaliser davantage. Cela vous fera beaucoup de bien. 291
L'Ambassadeur réprima stoïquement sa colère. -Je suis seul arbitre de ce qui me fait du bien. Je ne suis pas venu jusqu'ici pour me livrer à d'ineptes exercices de gymnastique, mais pour rencontrer un haut responsable. - Pour quoi faire? - Le sujet est confidentiel. -Tu entends ça? demanda Boogle à Pincuff, plein de soupçons. C'est louche. Pincuff suggéra: - Cela doit venir du vaisseau, rempli d'air vicié et de vieux vêtements. Aucun d'eux ne s'est douché depuis des mois. Un vrai refuge de boucs. - L'air du vaisseau est automatiquement nettoyé et stérilisé toutes les dix minutes, lui apprit Grayder. -J'espère bien, approuva Pincuff. Autrement, vous pourriez le couper au couteau. -Ce qu'ils puent! ajouta Boogle pour faire bonne mesure. Sûrement pour ça qu'ils ont inventé des stations d'épouillage. - Où avez-vous entendu cela? demanda froidement l'Ambassadeur. - Nous sommes instruits. Nous savons beaucoup de choses concernant Terra. Là-bas, tout le monde a des idées douteuses sur son corps, tant au plan physique qu'au plan des mœurs. Des gens malades, dépravés et pleins de vermine. Des persécuteurs de quiconque ne craint pas d'affronter le vent, la pluie et le soleil à l'état de nature. -Vous appelez cela de l'instruction? -Ouaich. Changeant d'angle d'attaque, l'Ambassadeur avança: -Je suppose que ce 'sont là les enseignements orthodoxes des Fils de la Liberté? - Doux Joseph! s'exclama Pincuff, horrifié. Il pense que nous sommes des Doukhobors. -Si les Douks vous intéressent, ils sont de l'autre côté des collines, en train de patauger dans la boue, dit Boogle d'un air méprisant. On les a chassés il y a deux cents ans. -Pourquoi? - Pas moyen de vivre à leur côté malgré tous nos efforts. Un ramassis de prêcheurs qui essayaient tout le temps de nous convertir à leur façon de penser, et de nous tromper quand ils refusaient de voir la lumière. Ils croyaient que, parce que nous avions été persécutés pour notre nudité, nous devions être des proies faciles. Ils nous ont laissé venir en ayant en tête l'idée d'accroître leur force. Ils ont commis une erreur. - Et que s'est-il passé? -Nous avons attendu jusqu'à ce que nous soyons prêts, et les avons chassés au sud. Quiconque rejoint les Douks doit être mentalement retardé. Et nous autres, Naturistes, sommes loin de l'être. (Il exécuta deux extensions complètes, dansa et boxa contre son ombre pendant trente
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secondes, puis proclama:) Un esprit sain dans un corps sain. Est-ce là la sagesse, Pincuff? - Ouaich, répondit Pincuff. L'Ambassadeur cherchait des renseignements. - Dépassez-vous en nombre ces ... euh ... Douks? -Naturellement. À vingt contre un, au moins. Ils sont en voie de disparition. -Ce qui veut dire que les Naturistes détiennent la majeure partie de la région développée de cette planète? -Correct. - De telle sorte qu'en dernier ressort votre gouvernement est le gouvernement de ce monde. -Ouaich. -Bien. Je dois avoir une entrevue avec des membres du gouvernement. -Il ne veut pas grand-chose, fit observer Pincuff en ne s'adressant à personne en particulier. - Pour sûr, confirma Boogle. Allez me chercher votre gouvernement ... comme ça! Il s'imagine qu'ils sont assis à attendre qu'on les appelle et qu'ils accourront au pas de gymnastique. - Flatteur, dit Pincuff à l'Ambassadeur. - Tout ce que je vous demande, s'acharna l'Ambassadeur, c'est d'aller en ville annoncer notre présence. - La ville connaît fort bien votre présence, lui assura Pincuff. Elle se trouve bien en vue, et l'on ne peut manquer de remarquer l'atterrissage d'un vaisseau de cette taille. -Nous avons des yeux, ajouta Boogle. De bons yeux en bonne santé. (Il indiqua le premier fonctionnaire qui le fixait d'un air fasciné à travers ses lunettes cerclées d'écaille.) Nous ne sommes pas à moitié aveugles comme ce malheureux infirme. - Je te parie que cinquante pour cent portent des lunettes, dit Pincuff. Et que la moitié qui n'en a pas devrait en porter. - Idem pour les dents, continua Boogle. (Il ouvrit la bouche en grand, révélant une double rangée de crocs d'un blanc immaculé, et présenta ce spectacle devant l'Ambassadeur.) Toutes authentiques. Vous, combien en avez-vous? -Cela ne vous regarde pas, répondit l'Ambassadeur. -Il ne veut pas avouer, annonça Boogle à toute l'assemblée. Pas une vraie dent dans le crâne. -Mais il a sûrement des talonnettes dans les bottes, conjectura Pincuff. - Je n'ai pas de talonnettes! cria l'Ambassadeur. -Alors, faites-nous ça. (Boogle bondit et rebondit comme un kangourou.) Allez-y, essayez. Tenez la cadence. Une, deux, je vais vous battre ... Deux, trois ... à vous de me battre. -Absurde, déclara sèchement l'Ambassadeur.
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-La forme physique est absurde, apprit Boogle à Pincuff. Peut-on imaginer quelque chose de plus typiquement terrien? - Ouaich. L'esprit mal tourné. L'Ambassadeur fit face à Grayder, Shelton et les autres. - Il ne sert à rien de prolonger cette ridicule conversation. Montons dans le vaisseau et attendons qu'arrive quelqu'un ayant un peu plus de cervelle. Sur ce, il grimpa sur la passerelle. Le reste de la délégation suivit le mouvement, en observant rigoureusement l'ordre de préséance. Bidworthy entra le dernier, ne s'arrêtant que pour infliger aux Hygéiens un regard furieux.- Foie défectueux et bile en excès, diagnostiqua Pincuff. - De grosses fesses, ajouta Boogle. Un cas désespéré de mauvaise santé. Besoin de trente kilomètres de course et d'une heure de sauna. - Allez au diable! déclara Bidworthy, et il fit trembler la passerelle sous le tonnerre de son ascension. -Mauvaise haleine, qui plus est, fit remarquer Pincuff comme s'il confirmait une conclusion pressentie. Retournons à la civilisation. Feignant d'ignorer les centaines de figures bouche bée aux hublots, ils firent demi-tour et se dirigèrent vers la ville, montrant, bien entendu, leur postérieur aux spectateurs. Aux yeux de ceux-ci, cette vision contenait comme une vague suggestion de déclaration d'indépendance. Le premier maître Morgan contempla l'intérieur de la cabine et fronça les sourcils devant ce qu'il vit. -Quoi, encore là-dessus? Vous ne trouvez pas de meilleur moyen de passer le temps? - Si. .. en roulant, répondit le mécanicien de dixième classe Harrison. C'est impossible à bord. Il faut que je sois dehors avec une bonne route sous les roues et un paysage agréable devant moi. Ça ne vous gêne pas, n'est-ce pas? -Je m'en fiche, mais je pense tout de même que c'est un curieux moyen de passer le temps. (Il extirpa un petit carnet, et tint son stylo en équilibre au-dessus.) Dans quel tour de permission voulez-vous être: le premier, le deuxième ou le troisième? - On va donc avoir une permission? -Pas tout de suite. On y a droit à partir de vendredi, 18 heures. Le capitaine connaît le règlement et voudra que je présente les permissions à son approbation. Quel tour voulez-vous? -Il y a des avantages et des désavantages, réfléchit Harrison en se frottant le nez à l'aide de sa peau de chamois. Les premiers sortent en aveugles alors que les derniers ont le bénéfice des renseignements rapportés par les précédents. D'un autre côté, si les premiers provoquent l'irritation des indigènes, les derniers en supporteront les retombées. Deux ou trois verres de trop peuvent causer aux retardataires de beaux yeux au beurre noir. 294
- Décidez-vous, lui lança Morgan, impatient. Je ne peux pas passer la journée à vous écouter jauger les mérites de ceci ou de cela. Que voulez-vous: le premier, le deuxième ou le troisième tour ? - Je prends le troisième. Plutôt être déniaisé qu'ignorant. -Troisième, répéta Morgan en le notant. Où sont le mécanicien de neuvième classe Hope et le mécanicien de huitième classe Carslake ? - Ils ont filé dans leur cabine il y a deux minutes. Ils m'ont dit qu'ils voulaient charger leurs caméras. Ils paraissaient très excités. Morgan lui jeta un bref coup d'œil. - Vraiment? Où étiez-vous depuis une heure ? - Ici même, en train de nettoyer mon vélo. Quel mal y a-t-il ? -Aucun mal. Morgan partit en quête de Hope et Carslake, abandonnant l'autre qui le regardait fixement. Un peu plus tard, Harrison faisait tourner sa roue arrière et écoutait le doux cliquetis huileux de son roulement à billes, quand passa le sergent Gleed. - Morgan est passé te voir? -Oui. - Qu'est-ce que tu as pris? - Le troisième tour. - Grave erreur, prononça Gleed. Les permissions ne dureront pas si longtemps. Tu aurais dû choisir le premier tour. Un téton vaut mieux que deux tu l'auras. - Un tien, le corrigea Harrison. -Tu sais ce que je veux dire. Dès que l'occasion se présente, il faut courir à l'air libre sans s'arrêter pour cogiter. La première fournée peut s'en tirer, même s'il y a un mort. C'est possible pour la deuxième. Pour la troisième, impossible. -Pourquoi? - Il y aura une belle panique avec les premiers sortis. Avec l'équipage d'un vaisseau, tu sais ce que c'est. - Qu'est-ce que tu veux dire? -Les bagarreurs du cru n'apprécieront pas la façon dont certains des nôtres se servent de leurs yeux. Une parole en amènera une autre, aussi sûr que Bidworthy aboie en dormant. Cela finira par une bagarre, sinon un massacre. Et Grayder refusera d'approuver le troisième tour. - Pourquoi se montrer aussi pessimiste? fit remarquer Harrison en se mettant à cirer la selle de son vélo pour la sixième fois. Aucune raison pour qu'on ait plus d'ennemis ici qu'ailleurs. - Depuis combien de temps fais-tu joujou avec ce machin? . -Je ne sais pas. Je ne chronomètre pas. Je ne suis pas de service, alors, quelle importance ? - Tu n'as pas jeté un coup d'œil aux autochtones? -Non, répondit Harrison. Ils sont de notre espèce, exactement semblables à nous. J'ai déjà vu des tas de Terriens.
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- Oui, mais pas dépouillés, précisa Gleed. -Qu'est-ce que tu veux dire par dépouillés? -Les Hygéiens sont totalement dépouillés. - Je ne comprends pas. -Et si tu t'offrais un petit moment de lucidité? suggéra Gleed avant de reprendre: Ils sont nus. Pas un fil. -Non?
-Si. - Les femmes aussi? -On n'en a pas encore vu, mais c'est à parier. -Je ne le crois pas. -Tu le croiras, lui promit Gleed. Vers midi arriva une délégation. Elle se composait d'une demidouzaine de nudistes bronzés d'un certain âge, conduits par un personnage qui paraissait avoir quatre-vingt-dix ans de plus que le bon Dieu. Il arborait une barbe de vingt-cinq centimètres de long qui dissimulait sa poitrine ainsi que la majeure partie de son abdomen, et donnait l'impression qu'il était vêtu de pied en cap. Il portait un bâton doré surmonté d'un disque en bois gravé d'une sorte de blason. Atteignant le pied de la passerelle, l'homme barbu leva les yeux vers la porte du sas où paressait le sergent Gleed. Une rapide expression de dégoût traversa ses traits âgés avant qu'il soulève son bâton de façon cérémonieuse et se mette à parler. . - La santé soit avec vous. -Elle l'est, répondit Gleed, qui ne se sentait pas particulièrement décrépit. Lautre parut douter de cette affirmation, mais n'essaya pas d'en discuter. -Je suis Radaschwon Bouchaine, maire des Adrets. (Il fit un geste en direction de la ville, puis désigna ses collègues qui étudiaient les vêtements de Gleed avec le même air que des vieilles filles en train d'inspecter un rat mort depuis plusieurs semaines.) Et voici mes conseillers. - Charmant, lâcha Gleed en leur adressant un sourire forcé. - Nous aimerions rencontrer votre chef, continua le maire. -Attendez que je voie ce qu'il dit. Gleed décrocha de la paroi le combiné de l'interphone, écouta le bourdonnement régulier à l'autre bout de la ligne et décida qu'en ce qui le concernait quiconque répondrait serait le chef. Ce fut Grayder. Gleed lui annonça: - Il y a des types tout nus devant la passerelle, monsieur. Ils veulent échanger quelques mots avec vous. Lun d'eux indique qu'il est le maire du coin. Il a une sorte de totem pour le prouver. « Amenez-les à la salle des cartes, sergent », ordonna Grayder. Gleed retourna en haut de la passerelle. - Vous pouvez monter à bord.
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Cela déclencha une discussion parmi les sept hommes, durant laquelle furent librement employés les termes crasse, germes et vermine. Gleed écouta avec un courroux croissant, n'appréciant guère le préjugé selon lequel tout le monde, dans le vaisseau, était bourré de bactéries jusqu'aux oreilles. Il finit par exprimer ses sentiments: - Que croyez-vous que nous sommes, une colonie de lépreux? Un silence momentané tomba avant que le maire demande: - Votre chef ne peut-il sortir nous rencontrer? - Non. Je ne lui donne pas d'ordres. C'est lui qui m'en donne. Il vient de me dire de vous conduire à la salle des cartes. Vous venez, oui ou non? - À mon âge, qu'ai-je à perdre? fit remarquer Bouchaine en commençant à escalader la passerelle. Cinq des conseillers le suivirent à contrecœur. Le sixième s'assit sur son arrière-train et arbora une expression têtue. -Monsieur le maire, je ne suis pas prêt à accepter les risques d'une contamination. - Faites comme il vous plaira, Gerpongo, répondit Bouchaine en montant. - Faites comme il vous plaira, Gerpongo, fit écho Gleed sur un ton aussi désagréable que possible. Restez accroupi sur vos fesses, et soyez heureux. -C'est ce que devrait faire tout un chacun, fit observer Gerpongo. Et telle est bien mon intention. Quelque peu contrarié, Gleed ouvrit la route à l'intérieur du vaisseau, les autres le suivant tranquillement en file indienne. Il nota qu'ils gardaient le silence, n'échangeant aucune remarque, et les soupçonna d'éviter de respirer davantage qu'il était absolument nécessaire. Ils atteignirent la porte de la salle des cartes. Gleed les fit entrer, avant de repartir en marmottant des propos peu amènes. - Gerpongo ! lâcha-t-il finalement. Cela ressemblait à un juron étranger. À l'intérieur de la salle, le maire se caressa la barbe et considéra tour à tour l'Ambassadeur, le capitaine Grayder, le colonel Shelton et le commandant Hame, et décida de s'adresser au premier. - La santé soit avec vous. - Merci, répondit l'Ambassadeur en appréciant cette ébauche de courtoisie. -Ceci est le premier vaisseau qui nous vient du vieux monde depuis notre établissement ici, continua le maire. Nous avons à raison considéré que Terra ne s'intéressait plus à nous. Mais il semblerait désormais que nous nous trompions. Le gouvernement m'envoie solliciter une entrevue afin de connaître le but de votre visite. - Oh, vous avez donc déjà contacté votre gouvernement ? -Bieil sûr. J'ai appelé la Cité Radieuse dès votre atterrissage. - Bien, dit l'Ambassadeur, grandement satisfait. Les choses seraient simplifiées si nous traitions directement avec vos hauts dirigeants. (Il se tourna vers Grayder.) Les photos, capitaine. 297
D'un tiroir, celui-ci sortit les photographies agrandies à petite échelle et les étala sur la table en fer à cheval. L'Ambassadeur suggéra à Bouchaine : -Maintenant, si vous voulez bien avoir l'amabilité de nous désigner l'emplacement précis de la Cité Radieuse, nous y déplacerons le vaisseau et vous épargnerons beaucoup d'ennuis et de temps perdu. -Vous voulez dire que vous désirez que je vous indique le siège de notre gouvernement ? -C'est exact. -Je n'y suis pas autorisé. L'Ambassadeur le considéra avec stupéfaction. - Pour quelle raison? - Il me faudra le consulter auparavant, insista le maire. - Pourquoi diable ne devez-vous pas nous dire où se trouve votre gouvernement? Quel mal cela peut-il faire? Vous ne pensez pas que nous avons l'intention de le renverser? -Je ne peux accepter la responsabilité de transférer une épidémie potentielle jusqu'à notr~ capitale, répondit catégoriquement Bouchaine. L'Ambassadeur, interloqué, balaya la pièce des yeux. - Une épidémie? Une épidémie de quoi? -Nous ne désirons aucune maladie terrienne, lui apprit le maire. Pour installer un foyer d'infection près de la Cité Radieuse, il faut une permission officielle. -Franchement, je ne comprends pas de quoi vous parlez, s'exclama l'Ambassadeur. Après tout, vous êtes d'origine terrienne, il s'ensuit que toutes vos maladies doivent également être terriennes. -,-Nous n'en avons aucune en dehors du rhume, déclara Bouchaine. - Et le lumbago, continua un conseiller. -Et de rares maux de ventre, intervint un autre, qui se hâta d'ajouter: attribuables à des erreurs de régime. On ne devrait pas commettre de telles erreurs. -C'est exact, Rampot, approuva un troisième. Un esprit sain dans un corps sain. -Allons, reprit l'Ambassadeur, je veux parvenir à un arrangement avec votre gouvernement. - À quel sujet? demanda le maire en jouant avec sa barbe et en prenant un air matois. - Pour conclure un accord militaire. - Militaire? (Bouchaine rétrécit les yeux au point qu'ils en disparurent presque. Il réfléchit péniblement avant d'admettre:) J'ai lu ce terme quelque part, probablement dans nos livres d'histoire. Mais, malgré tous mes efforts, je ne peux me souvenir de sa signification. - Vous n'avez donc ni armée ni soldats? - Armée? Soldats? - Ni guerriers ni combattants? Le visage barbu de Bouchaine s'éclaira.
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- Ah ouaich, des combattants! Nous avons des boxeurs et des lutteurs en grand nombre. Solides, athlétiques et très talentueux, je peux vous l'assurer. Une fois, j'en ai vu un qui a jeté quatre Douks dans le fleuve. Ce qu'ils ont été trempés! Laissez-moi vous raconter ... Le colonel Shelton, qui avait écouté avec incrédulité, l'interrompit: - En chassant les Doukhobors, en avez-vous tué un seul? -Vous entendez cela? demanda le maire à ses conseillers, tout aussi abasourdis. Du regard, il parut chercher un endroit où vomir. - Eh bien, que leur avez-vous fait? s'entêta Shelton. - Nous leur avons tapé sut le derrière, répondit Bouchaine comme s'il énonçait une évidence. Manifestement écœuré, Shelton demanda: ~ Que feriez-vous si vous étiez attaqués par une forme de vie tellement bizarre que vous ne puissiez distinguer le derrière du devant? - Quelle forme de vie est-ce là? -Elle peut vous tomber dessus brutalement et sans préavis. -D'où? -De n'importe où dans l'univers. - Un régime défectueux et une vie malsaine provoquent de mauvais rêves, lui fit remarquer le maire d'un air vertueux. Nous n'avons jamais de cauchemars. -Ce sera pire qu'un cauchemar quand cela se passera vraiment, persista Shelton. -Cela ne s'est pas passé depuis quatre cents ans et nous n'avons aucune raison de supposer que cela se passera dans les quatre mille à venir. - Vous êtes dans une situation peu favorable pour supposer quoi que ce soit, lui fit observer Shelton. Vous n'avez pas de vaisseaux, vous n'effectuez pas d'exploration interstellaire. Vous restez tranquillement assis, sans protection aucune, en attendant que tombent les coups. -C'est exact, enchaîna l'Ambassadeur pour faire bonne mesure. Il aurait pu exister un peuple non-humain indigène à cette planète. Cela aurait été totalement leur faute si vous leur étiez tombés dessus en débarquant de Terra. Assurément, vous pouvez distinguer que ce que vous avez fait, autrui peut également vous le faire. Si une nouvelle forme d'intelligence venait à se répandre à travers les cieux et se prendre d'affection pour Hygéia ... Le maire avait réfléchi. - Voilà qui n'est pas faux. Ce que nous avons fait, autrui peut également le faire ... s'il existe quelqu'un d'autre. Mais il ne me revient pas de considérer un problème aussi hypothétique. Je le transmettrai au gouvernement. - Bon, lâcha l'Ambassadeur. - Mais il désirera savoir quel est le rapport existant avec Terra, continua Bouchaine. Que dois-je dire? - Dites qu'un ennemi implacable pourrait promptement conquérir quelques mondes faibles et indépendants un par un. Ce serait une tout
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autre affaire de s'occuper d'une puissante confédération en communication étroite et unie dans son effort pour battre l'ennemi commun. La Terre pense donc qu'il est grand temps de prendre des mesures pour parvenir à un compromis réciproque. - Quelles mesures? -Pour commencer, dit l'Ambassadeur, d'un ton aussi doucereux que possible, nous aimerions établir un consulat sur Hygéia. Il serait notre représentant, simple symbole de l'autorité terrienne. Naturellement, il nous faudrait y inclure un personnel réduit pour régler les questions de routine. Et une garde. - Une garde? Pour quoi faire? -Pour le protéger contre toute attaque extérieure. Une telle protection est de notre droit et de notre responsabilité, vous comprenez. Rien qu'une compagnie de quarante ou cinquante soldats dotés d'armes modernes. Ce serait également un bel atout pour votre propre défense. (Il leur accorda un sourire de bienveillance à l'état pur.) Nous aimerions en outre laisser deux puissants transmetteurs à longue portée avec quelques techniciens pour qu'ils restent opérationnels. - Et nous tiennent en contact permanent aveC Terra? suggéra le maire comme s'il parlait d'un putois dans son lit. - Oui, naturellement. Des communications rapides sont essentielles dans une guerre spatiale. Comment accourir à votre secours si nous ignorons le danger que vous courez? -Je ne sais pas, admit Bouchaine, incapable de trouver une réponse satisfaisante, mais convaincu qu'il considérait le tranchant du ciseau. J'appelle le siège du conseil. C'est là-bas que sera prise la décision. - Faites donc, approuva l'Ambassadeur. Gleed leur fit franchir le sas et les regarda descendre la passerelle. Gerpongo souleva ses fesses, farfouilla dans son sac et en ressortit un objet ressemblant à un extincteur. Ses compagnons se tinrent en ligne et ouvrirent les mâchoires en grand tandis que Gerpongo les vaporisait. Il s'acquitta consciencieusement de sa tâche, s'occupant d'abord de leur bouche, puis de leur corps, recto verso. Une odeur rappelant vaguement le goudron et la cannelle flotta jusqu'au sas. Le premier maître Morgan rejoignit Gleed au moment où ce respectable personnage renâclait de dégoût. - Ils ont donc fini de papoter? demanda Morgan. -Oui. Ils sont occupés à éliminer des poux de galonnards ou un truc de ce genre. Ils ne veulent pas rentrer chez eux avec des passagers clandestins terriens dans les cheveux. - Si le capitaine est libre, je ferais bien d'aller voir pour ce premier tour de permission. Tu en fais partie, non? - Oui. Mais je ne sais pas si cela en vaudra la peine. - Pas valoir la peine de quitter cette boîte de conserve pendant quelques heures? Pas valoir la peine de fouler un sol dur et solide, d'aller en
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ville pour voir les jolies lumières et passer un moment formidable ? Tu ne nous couverais pas quelque chose? -Je suis soupçonneux. - À quel sujet? -Je crains que tout le monde se tienne soigneusement à distance, ici. Et que, si il ou elle nous parle, ce soit à une distance de dix mètres, en battant l'air dans notre direction. -Il n'y aura qu'à battre l'air dans l'autre sens, pour répliquer à notre puanteur imaginaire, conseilla Morgan. -Quelle bordée, dit Gleed. Le summum de l'abandon joyeux... Tout le monde en train de s'éventer en face d'autrui. Cette perspective m'excite au point que j'ai de la peine à attendre. -Ce sera toujours de l'exercice, fit remarquer Morgan. Je vais voir Grayder. Il quitta le sas, arpenta les coursives, atteignit la salle des cartes, frappa et entra. Il déposa une feuille sur le bureau du capitaine. - Premier tour de permission, monsieur. Ai-je votre approbation? Grayder lâcha un soupir las. - Monsieur Morgan, la règle fondamentale est que chaque homme en permission se comporte en astronaute, observe et respecte toutes les coutumes et conventions locales, et ne fasse rien qui puisse provoquer l'hostilité des habitants. - Oui, monsieur, acquiesça Morgan. Je les mettrai en garde contre la boisson et la bagarre. - Je ne m'inquiète pas de sobriété ou d'absence de sobriété, monsieur Morgan. Je songe aux vêtements. - Le sergent-major Bidworthy et moi-même vérifions invariablement l'élégance des hommes qui sortent, lui assura Morgan. Tout homme qui ne représenterait pas dignement le vaisseau serait aussitôt. .. - Il .existe des notions variables de la dignité. Le physique, par exemple. -En effet, monsieur, dit Morgan sans voir où l'autre voulait en venir. Grayder déclara brutalement: - Monsieur Morgan, je crains que les hommes doivent sortir sans vêtements. Une expression d'horreur inexprimable se peignit sur les traits de Morgan. -Sans vêtements ... Nus? -Tout à fait, monsieur Morgan. Ces Hygéiens sont des·maniaques. Ils pensent qu'il est plus sain et plus décent de se promener à poil. Nous ne sommes pas encore en mesure de leur imposer des idées plus convenables. Nous devons donc accepter leurs coutumes et adapter notre conduite en rapport avec celles-ci. Quiconque désire aller en ville devra le faire sans vêtements. -Mais, monsieur ... 301
- Je ne supprime pas les permissions, insista Grayder. Je reconnais le droit de nos hommes à se défouler sur un monde hospitalier. Mais je ne peux permettre que se déclenche une émeute à cause de quelques pantalons. Les hommes iront vêtus comme au premier jour, c'est un ordre! - Bon sang, lâcha Morgan en déglutissant. -Ils peuvent porter des bottes, ajouta l'Ambassadeur. Les Hygéiens avaient des sandales. Shelton, dont le visage était rapidement devenu écarlate, lança à Grayder: - Ce que vous faites avec votre équipage vous regarde, mais je ne peux permettre que mes soldats s'exhibent en ne portant que des bottes! Ne désirant pas faire assister Morgan à un désagréable conflit d'autorité, Grayder haussa les épaules, résigné, et jeta un coup d'œil implorant à l'Ambassadeur. Celui-ci y répondit immédiatement: - Mon cher colonel, nous ne pouvons accorder de quartier libre à l'équipage et le refuser aux soldats. Les privilèges doivent être répartis sans crainte ni faveur. Marquer une différence parmi le personnel de ce vaisseau serait hautement répréhensible. Cela pourrait provoquer des jalousies et des ressentiments, et détruire les relations cordiales qui existent entre les hommes du capitaine et les vôtres. -Je ne refuse pas de permission à mes hommes, insista Shelton. Je dis simplement qu'ils doivent sortir en uniforme réglementaire. - Il existe d'autres règlements, colonel. Le capitaine Grayder vient de dire qu'il nous faut strictement respecter les coutumes locales. Qu'avez-vous à répondre? - Il faut tout aussi strictement veiller à ce qu'ils sortent correctement habillés. - L' habit correct en ce lieu est une paire de sandales, dit l'Ambassadeur. Faute de celles-ci, il nous faudra mettre des bottes. Acceptez-vous la responsabilité que l'indécence de vos hommes transforme les indigènes en ennemis? -Seigneur! s'exclama Shelton. Ce sont les Hygéiens qui sont indécents. - Leur opinion est inverse, et c'est dans leur ville que nos hommes vont bientôt entrer. Se rendant compte que la discussion risquait de s'éterniser tandis que Morgan, stupéfait, écoutait, les yeux exorbités, Grayder prit la parole. -Votre Excellence, peut-être le colonel serait-il assez aimable pour accepter l'ordre officiel de laisser ses hommes sortir dévêtus. -Vous accepteriez? demanda l'Ambassadeur. - En protestant vigoureusement, prononça Shelton, secrètement heureux de ne pas avoir à endosser cette responsabilité. - Très bien. (L'Ambassadeur s'adressa à Morgan.) La liste est approuvée à condition que les permissionnaires sortent nus. Soulevant son papier, Morgan déclara faiblement:
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-J'ignore ce que diront les hommes. -Moi aussi, fit remarquer l'Ambassadeur. Mais leur réaction devrait être intéressante. Morgan sortit, légèrement étourdi.
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lors qu'il s'acheminait d'un air accablé en direction de la poupe, Morgan rencontra Gleed. - J'ai une nouvelle pour toi, dit-il. . - Vas-y, l'invita Gleed, tu m'intéresses. -Tu vas être déshabillé. -Hein? -Si tu vas en ville, ce sera à poil. - Ha ha, très drôle. -C'est un ordre, affirma Morgan. - De qui? De Grayder? Je ne reçois pas d'ordres de lui. -C'est un ordre commun donné par Son Excellence, le colonel et le capitaine. Je ne plaisante pas. Tous les hommes qui rendront visite à cette ville ne porteront que leurs bottes et un peu de lotion capillaire. Tu ferais bien d'aller préparer tes collègues à ce choc. Moi, je m'occupe de l'équipage. Il s'éloigna d'un pas maussade. Gleed eut un instant de doute, et décida que Morgan était trop gradé pour s'abaisser à des plaisanteries infantiles. Il se hâta vers les quartiers de la soldatesque et rencontra Bidworthy à mi-chemin. - Pardon, sergent-major, commença-t-il, très respectueux. Vous êtes au courant de cet ordre selon lequel les hommes en permission doivent sortir dévêtus? Bidworthy le scruta lentement de la tête aux pieds, et tout aussi lentement des pieds à la tête. - Depuis combien de temps êtes-vous enrôlé? -Vingt ans. - Vingt ans de service. Trois sardines. Un vrai sergent. Et vous écoutez encore les ragots de caserne. -C'est le premier maître Morgan qui m'en~ parlé, protesta Gleed. -Il doit donc posséder un sens de l'humour très spécial. Mais à votre âge, et avec votre grade, vous pourriez éviter de vous laisser avoir. Gleed usa de ruse: -C'est donc sur votre ordre que nous pouvons porter l'uniforme en sortie?
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-Ce n'est pas du tout mon ordre, cria Bidworthy. À quoi bon un tel ordre, du reste? Chacun a conscience de la règle qui consiste à s'habiller! Qui plus est, je procéderai à l'inspection habituelle pour m'assurer qu'elle est respectée. Le premier homme que je trouverai mal vêtu aura des ennuis. (Il marqùa une pause et ajouta, menaçant:) Même s'il se révèle être sergent. Avant que Gleed ait pu imaginer une réponse adéquate, un soldat laissa passer sa tête à une porte voisine. -Excusez-moi, sergent-major, le colonel vous appelle à l'interphone. Vous voulez répondre d'ici? -Oui. Bidworthy se hâta d'entrer dans la pièce en laissant la porte grande ouverte. La tentation était trop forte pour Gleed, qui demeura dans la coursive et tendit l'oreille. -Monsieur? (La voix de Bidworthy résonna.) Oui, monsieur. Le premier tour. Quoi? (Il s'ensuivit un bruit étouffé.) Ai-je bien entendu, monsieur? Vous voulez réellement dire nus? Mais, monsieur, le règlement ... (Un nouveau gargouillis.) Je comprends, monsieur. C'est un ordre. On entendit un combiné claquer sur son support, puis quelques minutes de respiration bruyante. Lorsque Bidworthy apparut, il ressemblait à un somnambule. Le visage comme frappé d'apoplexie, il dépassa Gleed sans le voir. Une minute plus tard, Gleed pénétra au pas de charge dans le premier dortoir et l'examina d'un œil impérieux. Quelques soldats étaient allongés sur leur couchette, absorbés dans un livre. Plusieurs jouaient aux cartes, d'autres brossaient leur veste ou repassaient leur pantalon. Sur la couchette la plus proche, le soldat Piatelli faisait briller ses grosses bottes avec zèle. - Z' êtes du premier tour? lui demanda Gleed. - Oui, sergent. -Alors vous feriez bien de leur donner un éclat qu'elles n'ont jamais connu. Pas un bel éclat, ni même un éclat brillant: un éclat incomparable. - Pourquoi? s'enquit Piatelli. - Parce que ces godillots sont tout ce que vous porterez, lui apprit Gleed. - Tout? répéta Piatelli, éberlué. - Tout, c'est bien ce que j'ai dit. - Vous voulez dire qu'on 'm'a enlevé ma perm? Ma perm est annulée, je ne peux pas sortir? Pourquoi moi? J'ai rien fait de mal. Les lecteurs avaient alors lâché leurs livres, les joueurs déposé leurs cartes, les repasseurs cessé de travailler. Tout le monde fixait Piatelli. D'un air emprunté, il accorda à ses bottes deux coups de brosse avant de répéter sa plainte: -Pourquoi est-ce qu'on m'a choisi? - Cela me fait de la peine de vous priver de votre martyre, mais je dois dire que tout le monde a été choisi. Selon les ordres, la permission aura lieu dans un état de nudité absolue, par-devant comme par-derrière.
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-Non! s'exclamèrent les lecteurs. -Non! fit un chœur de joueurs de cartes. - Non! hurlèrent les repasseurs de pantalons. - Si, insista Gleed. Piatelli rejeta ses bottes sur le plancher. - Je ne prends pas ma permission. Je refuse de partir. - Pourquoi? demanda Gleed. Vous arborez un tatouage vulgaire? - Il Yaura beaucoup de femmes dans cette ville. - Et alors? Votre mère était une femme, non? Elles n'en verront pas davantage qu'elle. - C'est différent. -Les femmes hygéiennes sont aussi différentes. C'est une bande de nudistes. Et il y en a des millions. -Je m'en fiche, riposta Piatelli. Je ne sors pas sans mon slip, au moins. -Lâcheté face à l'ennemi, prononça Gleed. Vous me surprenez, Piatelli. Aucun culot, aucun cran. -Ça vaut mieux qu'aucun vêtement, rétorqua Piatelli. Quelqu'un lança avec impudence: - Vous êtes du premier tour, sergent. Vous sortez? -Si on m'accompagne. Ça n'a rien de drôle de se balader tout seul. Il quitta le dortoir au milieu d'un concert d'imprécations, passa au suivant et annonça la même nouvelle. Et ainsi de suite. Lorsqu'il en eut fini, personne n'avait été instruit de ladite nouvelle par Bidworthy, celui-ci ayant décidé qu'il était assez grave d'accepter une violation de règlement sans s'en faire de surcroît le colporteur. À 10 heures, huit hommes s'alignèrent dans le sas intermédiaire. Ils servaient d'éclaireurs pour les deux cents autres, qui avaient décidé de remettre leur sortie jusqu'à avoir reçu des informations sur la sensation que l'on avait à se promener en ville dans le plus simple appareil. Cinq d'entre eux avaient jadis appartenu à des sociétés naturistes. Ils demeuraient imperturbables car ils se trouvaient en terrain connu. Un autre était un culturiste impatient de s'exhiber. Le septième avait fait un pari. Le dernier était Gleed, déterminé à défendre le droit de chacun à partir en permission, et advienne que pourra. Bidworthyarriva. Son visage écarlate suggérait qu'il venait d'avaler quelques lampées. Se plantant devant le premier homme, il jeta un regard révulsé au corps et concentra son attention sur les bottes. De toute évidence, il était gravement handicapé par l'absence de béret à redresser, de ceinture à rajuster, de boutons à arranger. Son attitude fut la même tout le long jusqu'à Gleed. Là, il trouva enfin quelque chose à critiquer. -Comment se fait-il, demanda-t-il avec une politesse exagérée, que je n'aie pas été informé de votre récente dégradation? Gleed le considéra d'un air absent. - Où sont vos galons? cria Bidworthy. -Sur mon uniforme, sergent-major, répondit Gleed d'un air aussi apaisant que possible. Mais je ne porte pas mon uniforme.
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-Vraiment? Je vous sais gré de cette information. Je n'en aurais pas eu conscience si vous n'aviez pas attiré mon attention là-dessus. (Il fulmina un peu, puis gronda:) Mettez vos galons, je me fiche de comment vous vous y prendrez. Peignez-les si nécessaire. Le fait que vous soyez dénudé ne signifie pas que vous avez cessé d'être sous-officier des troupes spatiales! Sur ce, il sortit d'un pas courroucé. - Il y a quelque chose qui paraît turlupiner Rufus le Rustre, fit remarquer le culturiste en gonflant sa poitrine et en se rengorgeant. Vous venez avec nous, sergent, ou bien vous sortirez tout seul? - Il faut d'abord que je mette ces galons. Comment faire? -Allez voir le soldat O'Keefe au quatrième dortoir, suggéra l'un des autres. Il a plein de rouge à lèvres. -Très bien. Attendez-moi, les gars. Gleed se rendit au quatrième dortoir et découvrit O'Keefe assis sur sa couchette en train de s'entraîner à une conjuration à l'aide de deux ballons de couleur et un mouchoir de soie. Les autres occupants restèrent bouche bée devant l'arrivant nu. Feignant d'ignorer ce manque total de respect pour son grade, Gleed demanda: - Est-il exact que vous ayez du rouge à lèvres? O'Keefe parut mortifié. - Du rouge à lèvres? Pour qui me prenez-vous? Extrayant une boîte de sous sa couchette, il l'ouvrit sur un fatras de cartes truquées, de casse-tête et autres objets du même genre. Il en retira un boîtier plat sur lequel s'alignaient des pots de couleur. - Du fard gras, précisa-t-il. (Il s'empara d'une fausse barbe cotonneuse d'un noir de jais.) Vous voulez vous déguiser? -Non ... il faut qu'on voie mon grade. J'ai pensé que vous pourriez me le marquer sur le bras. - Navré, dit O'Keefe d'un air ravi. Mais en tant que simple soldat, je ne suis pas autorisé à vous faire sergent. -Allez, donnez-moi mes trois sardines, le menaça Gleed. Sinon, la prochaine fois que je serai de service, je ferai en sorte que le cœur de chacun saigne pour vous. Il présenta son bras aux muscles bandés. O'Keefe obéit. Gleed examina le résultat et parut satisfait. Il jeta un coup d'œil aux spectateurs narquois. -Qu'est-ce qui vous fait piailler comme ça, bande de singes? Vous n'avez jamais vu quelqu'un tout nu? -,-C'est pas ça, sergent, répondit l'un d'eux. C'est les bottes. Elles sont incongrues. -Ha ha, lâcha Gleed sans un soupçon d'humour. On n'a pas de sandales, alors voilà, ce sera des bottes. (Il quitta le dortoir pour rejoindre le sas.) À présent, je suis la perfection vestimentaire incarnée. Allons-y, les gars. Les huit hommes descendirent la passerelle et se dirigèrent vers le léger sentier que les Hygéiens avaient creusé parmi les épis, sans prendre garde aux allusions et aux lazzi criés depuis le vaisseau. Ils avancèrent rapidement et 307
sortirent sur une route étroite qui menait à la ville. Il n'y avait pas de circulation, en dehors de ce qui ressemblait à une charrette et un cheval vaguement visibles dans le lointain. Le soldat Yarrow, l'un des anciens naturistes, exprima son enthousiasme. -Diable, ça me met en forme! N'importe quoi pour échapper un instant à Bidworthy et à cette bouteille thermos de vaisseau. Je le ferais sur des échasses de trois mètres si nécessaire. Je ne comprends pas de quoi les autres ont tellement la frousse. Son brave compagnon, le soldat Kinvig, fit observer: -Vous avez remarqué? Rien que des soldats, pas de membre d'équipage. Pas un seul. -Des dégonflés, approuva Yarrow. - Ouah, les rosâtres! s'écria une voix aiguë. Ils regardèrent tous en direction de l'origine du cri. Deux gamins de neuf ans, nus et hâlés par le soleil, étaient assis sur un mur et les montraient du doigt. - Des rosâtres, répéta le premier. - Des cadavres, plutôt! surenchérit son copain avec un rire idiot. -N'y prêtons pas garde, ordonna Gleed en continuant à marcher dignement. - Rosâtres! beuglaient les deux gosses à l'unisson. Espèce de viande morte! -Ils n'ont pas l'air d'apprécier notre teint, se plaignit Kinvig, l'air malheureux. -On sera aussi bruns qu'eux d'ici quelques jours, lui fit remarquer Gleed. Je bronze tout en marchant. -Peut-être bien ... mais ça ne me plaît pas d'être comparé à un macchabée. Pour qui ils se prennent, ces moutards? La ville apparut alors. De même que deux hommes qui marchaient dans leur direction. Ils attiraient l'attention, car tous deux avaient plus de deux mètres de haut et étaient bâtis comme des taureaux de concours. Chacun d'eux devait peser cent vingt kilos. À leur cou pendait, accroché par une chaînette, un disque d'argent gravé. Se plaçant sur la route des visiteurs afin de les forcer à s'arrêter, ils examinèrent le petit groupe avec un mélange de dégoût et de mépris. L'un d'eux parla, la voix grave et autoritaire: - Vous êtes des Terriens? -C'est évident, Lashman, fit remarquer le second. Pâles, maigres, les pieds abîmés par des souliers malcommodes. -Je sais, Fant. Mais cela doit faire partie de leur règlement. (Il reporta son attention sur Gleed, le choisissant en raison de ses galons peints.) Terriens? - Oui, répondit Gleed en acceptant son rôle de porte-parole. - Où allez-vous? - En quoi cela vous regarde-t-il ? demanda Gleed sur un ton sec.
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-En bien des choses. (Lashman désigna le disque qui brillait sur son ample poitrine.) Nous sommes Gardiens Publics. Nous avons le droit de poser des questions. Où allez-vous? -En ville. - Qui vous en a donné la permission? N'appréciant guère cette situation ni la taille de son adversaire, Gleed décida qu'un peu de tact était de mise. -Notre officier de commandement. Il a eu une entrevue avec votre maire et nous a permis de sortir. -Alors montrez-nous vos certificats de fumigation. -Certificats de quoi? s'exclama Gleed, comme frappé par la foudre. - De fumigation, répéta Lashman, ajoutant à l'intention de Fant: Audition défectueuse. Nécessité d'irrigation auriculaire. - Conduits bouchés par la crasse, opina Fant. À ce stade, le culturiste s'avança, gonfla ses muscles et demanda d'un air agressif: -Qui dit qu'on devrait être désinfectés? Tendant une main de la taille d'une pelle, Lashman le cueillit par la peau du cou, le tint en l'air et ordonna d'une voix claire et distincte: -Silence! . Puis le reposa. La victime reprit sa place d'un air penaud, en traînant les pieds jusqu'à l'arrière de la petite troupe. Lashman s'adressa à Gleed: -Avez-vous ou n'avez-vous pas été désinfectés? - Nous sommes très propres. Il ne nous aurait pas été permis de quitter le vaisseau si nous étions sales. -Avez-vous ou bien n'avez-vous pas été désinfectés? -Non. -Vous ne pouvez pénétrer en ville si vous n'avez pas été médicalement examinés et désinfectés. - Ouah, les jaunâtres! fit un petit cri dans le lointain. - Pourquoi? demanda Gleed, déçu et maussade. Vous croyez que nous sommes pleins de maladies? -La loi est la loi. Si elle ne vous plaît pas, changez-la. -Ce n'est pas une façon de traiter des amis, s'entêta Gleed. Si votre maire avait trouvé à redire à ce que nous nous promenions, il l'aurait précisé. - Est-ce qu'on le lui a demandé? - Je l'ignore. -Alors vous pouvez être sûrs qu'on ne le lui a pas demandé. Qu'est-ce qui vous fait penser que vous pouvez aller où bon vous semble et faire ce qui vous plaît sur le monde d'autrui? -Je ... Lashman l'interrompit. -Et pourquoi avez-vous quitté ce qui vous recouvrait? Pourquoi exhibez-vous ces corps révoltants à la vue de tous? Ignorez-vous que c'est indécent?
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-Bon sang, lâcha Gleed, bouche bée. On nous a donné l'ordre de faire comme vous. Lashman, désapprobateur, se renfrogna. - Comme nous? Nous n'exposons pas des corps semblables aux vôtres. Si je n'étais qu'à moitié aussi faible et décrépit, j'irais me pendre à l'arbre le plus proche. Pas toi, Fant? - Ouaich, approuva Fant, avec une ferveur toute religieuse. - Nous, nous exposons des corps sains et robustes, insista Lashman. Comme celui-ci. (Il assena un coup de poing sur son large abdomen. On aurait dit qu'il venait de heurter un bloc de granit.) Quelque chose qui mérite d'être vu. - Parce que vous vous trouvez mignons? gouailla le soldat Yarrow. Lashman le considéra d'un œil menaçant: -Quelqu'un t'a demandé ton avis, le Racho? - Retournons au vaisseau, dit Gleed. Je ferai un rapport au colonel. Peut-être envisagera-t-il une action. -Mais notre permission? se plaignit Kinvig. On nous la fait sauter? - Quelle alternative proposez-vous? demanda Gleed. Kinvig n'en trouva aucune. Les autres non plus. Une attaque concertée contre les redoutables Gardiens Publics pouvait réussir mais, de toute évidence, ne leur procurerait pas les clés du paradis ... En revanche, des voies de fait les mèneraient au tribunal militaire, s'ils survivaient pour l'affronter. - Je rentre de toute façon, leur dit Gleed. Amusez-vous comme il vous plaira. Sur ce, il effectua un demi-tour et partit au pas. Comme prévu, ses compagnons suivirent le mouvement, tels des moutons, sous le regard méprisant de Lashman et Fant. Le petit groupe chemina dans un silence de mort, rempli de pensées lugubres et de colère. Il ne tarda pas à arriver devant le mur. Une motte de terre effectua un arc de cercle par-dessus et frappa le culturiste. -Yahou! retentit un cri de triomphe. Les squelettes! -En plein dans le mille, fit remarquer Gleed d'un ton appréciateur. S'arrêtant net, le visage enflammé, l'homme qui avait été touché annonça à la cantonade: -Je vais commettre un meurtre! Gleed agrippa son bras. -Pas question. Tuer des gosses ne fait pas partie de l'engagement. En avant, on retourne à la maison. Ils continuèrent à marcher tandis que cris de victoire et insultes s'évanouissaient derrière eux. Ils croisèrent bientôt la charrette qu'ils avaient déjà remarquée. Elle était tirée par un authentique cheval qui roulait des yeux comme si lui aussi les considérait comme un spectacle extraordinaire. Quoique moins énorme que Lashman et Fant, le charretier était un individu robuste et puissamment musclé qui accorda aux Terriens un 310
reniflement bruyànt, puis agita les rênes pour faire passer son cheval du pas au petit trot. Aux trois quarts enfouies dans le chargement de foin, se trouvaient assises deux filles de moins de vingt ans. Levant les yeux en passant, le soldat Yarrow s'arrêta, comme retenu par une main invisible, et lâcha avec des accents d'admiration: - Regardez, les gars, de vraies nanas! Les filles montrèrent Yarrow du doigt et gloussèrent sans retenue. L'une chuchota une remarque à l'autre, qui les fit de nouveau éclater de rire. Des larmes coulant sur le visage, elles se serrèrent l'une contre l'autre, au bord de l'hystérie, tandis que s'éloignait la charrette. Yarrow demanda avec colère: - Qu'est-ce qui est censé être si rigolo? Il ne s'adressait à personne en particulier, mais Gleed répondit : -Nous. Quittant la route, ils empruntèrent le même chemin à travers champs, arrivèrent au vaisseau et escaladèrent un à un la passerelle. Chacun avait l'air d'un pèlerin à qui le salut a été refusé pour quelque péché inconnu. Dans le sas, le mécanicien de dixième classe Harrison les accueillit avec une franche surprise. - Déjà de retour? - Leur accueil délirant nous a tellement bouleversés que nous rentrons pour récupérer, déclara Yarrow. - Pourquoi ne vas-tu pas voir ce qu'il en est? lui dit Kinvig. - J'en ai l'intention. Je suis du troisième tour. -Quel spectacle tu feras, lâcha Kinvig d'un ton mauvais. À poil sur ton vélo. Il se hâta de suivre les autres à l'intérieur du vaisseau. L'air revêche, Gleed entra le dernier dans le sas. - Quelque chose ne va pas? lui demanda Harrison. - Pour sûr. On pue habillés et on pue déshabillés. Je vais en parler au colonel. Il se dirigea vers la salle des cartes, frappa, attendit un moment et entra. Personne n'était là. Il souffla un juron et partit pour la salle de contrôle. Celle-ci était également vide. Il pista sa proie jusqu'au mess des officiers et frappa de nouveau. Une voix répondit: -Entrez! Gleed entra avec une précision toute militaire. Sans tenir compte d'une dizaine de regards étonnés, il s'arrêta devant Shelton, raide, la tête droite, les mains plaquées sur les cuisses. - Pardonnez-moi, mon colonel. Puis-je vous rapporter que ... .Renversant le verre qu'il tenait, Shelton aboya: - Que signifie cette façon de paraître devant moi dans un état aussi dégoûtant? Avez-vous perdu l'esprit? - Pardonnez-moi, mon colonel, les hommes en permission ont reçu l'ordre de ... 311
-Vous n'êtes pas en permission en ma présence, vous êtes en service! rétorqua Shelton, visiblement courroucé. Si vous, sergent, vous ignorez le règlement, qu'en sera-t-il des simples soldats? . -Oui, monsieur, mais ... - N'osez plus paraître ici sans un pagne, pour discuter avec moi! Filez vous habiller. Le spectacle de votre anatomie m'insupporte. Si vous désirez me voir, ce sera de façon convenable. - Oui, monsieur, répondit Gleed en déglutissant péniblement. Il exécuta un salut parfait, un demi-tour tout aussi parfait, puis sortit au pas. En refermant la porte, il entendit Shelton qui déclarait aux autres: - Quelle inconvenance. Les forces spatiales s'en vont vraiment à vau-l'eau. Au dortoir des S.O., Gleed ôta ses bottes, mit son slip, s'assit sur sa couchette et foudroya du regard la cloison métallique. - Quelle vie! Quel vaisseau! Quel monde! Tandis que la nouvelle circulait dans le vaisseau, chacun réagissait différemment. Une minorité belliqueuse était en faveur d'une descente en ville avec vêtements et matraques en caoutchouc pour tabasser quelques têtes hygéiennes. Le reste accepta avec philosophie le fait que les Terriens étaient des exceptions indésirables et en vint rapidement à adjoindre à chacun le qualificatif de monstre. Cette situation atteignit son paroxysme lorsqu'un soldat répondit inJ.locemment à une question de Bidworthy en disant : -Le monstre Crétain vient d'aller aux toilettes. -Hein? Où? Qui? - Je veux dire le soldat Crétain ... monstre-major. En début d'après-midi, les hommes qui n'étaient pas de service trouvèrent un compromis temporaire en quittant le vaisseau sans s'approcher de la ville. Quelques-uns allèrent se balader dans la direction opposée, vers la forêt. Quelques-uns jouèrent au hand-ball. La majorité se contenta de reposer de tout leur long sur le gazon cotonneux, à profiter des rayons du soleil ainsi que de l'air frais, et à spéculer sur ce que leurs chefs pouvaient faire pour redonner un peu de jugeote aux autochtones. La plupart pensaient qu'aucune action efficace ne serait, ni ne pouvait être envisagée. - L'espace est un endroit où tout peut se produire, fit remarquer le soldat Yarrow d'un air profond, allongé sur le dos en mâchouillant un brin de paille. Tout ... et même rien du tout. -Tu l'as dit, monstre, approuva Kinvig. Vous avez remarqué que les galon nards évitent soigneusement de donner l'exemple à la valetaille que nous sommes? Shelton ou Sa Monstruosité l'Ambassadeur ont-ils déjà essayé d'aller en ville à poil? Non. Ils restent assis sur leurs fesses au mess des officiers, à siroter leurs verres et à attendre que le temps passe. - Ils ont peur d'être vus à l'état de nature, fit observer le soldat Jacobi. Quatre-vingt-dix-neuf pour cent de leur autorité se situe dans leur uniforme, insignes et autres écussons. Je crois que cela fait pencher la balance en faveur 312
de la nudité universelle. Dépouillez un type de ses vêtements, qu'est-ce qui reste? Une pauvre cloche. Yarrow renchérit: -Nous naissons nus. Cela ne nous tuerait pas de le rester. -Cela nous épargnerait pas mal de temps, d'ennuis et de dépenses, ajouta Kinvig. - Je donnerais cher pour voir Bidworthy en train d'essayer de faire le malin vêtu de ses seules bottes, dit Jacobi d'un air rêveur. - Je donnerais plus encore pour contempler l'Ambassadeur en train de faire l'important derrière sa bedaine, répliqua Yarrow. Il ressemblerait à une ttuie en train d'allaiter. Le soldat Veitch, allongé à proximité, roula sur lui-même, bâilla généreusement et lança: - Entendrais-je de la propagande subversive? - Silence, monstre, ordonna Yarrow. Gleed apparut, toujours en slip et en bottes, et baissa les yeux sur eux. -Il y a plus d'une heure que j'observe le secteur avec des jumelles. On dirait que ces Hygéiens n'ont ni automobiles ni avions, peut-être parce qu'ils n'ont pas d'hydrocarbures. Ils ont des locomotives à vapeur et des chevaux. Leur système de transport semble se fonder sur les locomotives et les chevaux. (Il médita comme s'il avait quelque chose en tête, puis demanda:) L'un de vous sait-il manier les chevaux? -Moi, répondit Veitch en s'asseyant. - Bien. Le sergent Schneed est une vraie carne. Allez le voir pour la corvée de cuisine. Veitch se mit péniblement sur pied et manifesta son amertume. - Une fois mon engagement terminé, je m'achèterai un grand couteau. Ensuite, je me mettrai en quête de certaines personnes. - Entendrais-je de la propagande subversive? demanda Yarrow. Lui décochant un regard noir, Veitch se dirigea pesamment vers la passerelle. Gleed se coucha à l'endroit qu'il venait de quitter, fixa le ciel d'azur et lâcha un soupir de satisfaction. -Veitch m'a surpris. Sept années de service, et toujours aussi poire. (Les autres ne répondirent rien, aussi lança-r-il:) Alors, on s'amuse, les gars? Jacobi lâcha imprudemment: -Je pourrais trouver mieux à faire. -Que c'est donc vrai, approuva Gleed. Courez derrière Veitch pour trouver mieux à faire à la corvée de cuisine. À son corps défendant, Jacobi dut s'exécuter. Yarrow et Kinvig décidèrent qu'ils seraient plus à l'aise à deux cents mètres de là. Ils prirent le large avant que la conversation fasse apparaître que la cuisine avait également besoin de leurs services. Souriant intérieurement, Gleed s'étala de tout son long et sonda le ciel jusqu'à ce que ses yeux deviennent lourds. Il les ferma bientôt et plongea doucement dans le sommeil. Il y avait une heure qu'il ronflait lorsque Yarrow 313
le réveilla brutalement. - Sergent, la délégation est encore en train de traverser les épis. Gleed se leva, regarda et reconnut le maire et ses conseillers. Il se précipita vers le sas et fit usage de l'interphone. Grayder répondit. - Capitaine, le groupe de représentants officiels est de retour. «Amenez-les à la salle des cartes comme la première fois, sergent. » - Très bien, monsieur. Les favoris flottant dans la brise, le maire escalada la passerelle. Il s'accrochait toujours à son espèce de totem. Les conseillers le suivirent, à l'exception de Gerpongo qui demeura sur l'herbe, serrant contre lui le sac qui contenait l'aérosol. Il considéra les soldats oisifs en donnant l'impression de penser qu'un traitement s'imposait depuis longtemps. Gleed conduisit son groupe jusqu'à la porte de la salle des cartes, qu'il ouvrit. Il veilla cependant à demeurer hors de vue. Pour le moment, mieux valait éviter le regard irrité de Shelton. Ce que l'œil ne peut voir, la grosse légume ne peut trouver à y redire. Le maire et ses conseillers entrèrent en file indienne et se regroupèrent comme auparavant. Caressant sa barbe et levant son totem, le maire s'adressa à Son Excellence. -La santé soit avec vous. - Merci, répondit l'Ambassadeur en songeant que cette histoire de santé pouvait les mener un peu trop loin. -Nous avons consulté notre gouvernement. Après mûre réflexion, celui-ci a décidé d'accéder à vos propositions, prononça le maire. -Ah! s'exclama l'Ambassadeur avec plaisir. - À certaines conditions. Le plaisir s'évanouit aussi vite qu'il était venu. - Quelles conditions? Le maire déroula une carte qu'il avait extraite de son sac, la déposa sur le bureau de Grayder, et planta dessus un index ridé. -Vous voyez qu'en ce point, qui n'est pas très loin au nord d'ici, le grand fleuve Sambar se sépare et coule de chaque côté d'une île. C'est une île très jolie, verdoyante et saine. Elle couvre plus de quatre cents hectares: l'idéal, pour un camp d'isolation. L'Ambassadeur fronça les sourcils. -Un camp d'isolation? -Vous pouvez occuper cette île, étant bien entendu que vos hommes y demeureront pendant une période de quarantaine d'une année. - De quarantaine? - Ils ne pourront quitter cette île, ni se mêler à notre peuple, avant la fin de cette année. Ils devront alors se soumettre à nos examens médicaux et à une désinfection. Tout homme considéré comme malsain devra rester sur l'île en attendant le moment où nous le jugerons suffisamment apte sous tous rapports pour être relâché. En la matière, nos décisions seront considérées comme irrévocables.
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-C'est tout? demanda l'Ambassadeur. - En fait, non. Il est bien entendu que vous installerez sur cette île votre Consul, son personnel et ses gardes du corps, ainsi que deux transmetteurs à longue portée avec les techniciens appropriés. Ultérieurement, vous n'accroîtrez pas leur nombre sans notre assentiment préalable. - Autre chose? -Ouaich, dit le maire en s'humectant les lèvres. Si, au bout d'un an, un certain nombre de Terriens reçoivent la permission de circuler où bon leur semble, ils n'écœureront pas notre peuple en portant des vêtements. Nous ne pouvons permettre que l'esprit de nos enfants soit perverti par un tel exhibitionnisme. Les Terriens devront justifier leur liberté par un comportement décent, tout comme nous. Ce n'est pas trop demander. L'Ambassadeur avait un peu le tournis. - Eh bien, je suppose, admit-il. -Pour finir, s'il devait advenir des romances et qu'il soit considéré comme plus commode de légitimer des mariages entre ces Terriens et les nôtres, ces mariages seraient reconnus par vous comme légaux et réguliers. Ce qui signifie que le marié aurait un droit de résidence permanente sur . Hygéia. Vous n'auriez pas le droit de le forcer à abandonner sa femme et sa famille en le transférant sur un autre monde. Shelton l'interrompit: - Un bon moyen pour un mécontent de quitter les forces spatiales dès qu'il en a envie. - Il pourrait filer, fit remarquer l'Ambassadeur. Il lui suffirait de jeter ses vêtements dans le fleuve et de se fondre dans la masse des nudistes. - Mais pas de façon légale, releva Shelton. - Si la moitié des gardes du corps consulaires prenaient la clé des champs, qu'importe que ce soit légal ou non. Ils auraient disparu de toute façon. -Nous ne devons pas l'encourager en leur fournissant un prétexte officiel, protesta Shelton. Avant que l'Ambassadeur ait pu élaborer une réplique appropriée, le maire reprit sévèrement la parole. -Vous considérez beaucoup de choses comme acquises ... et sans la moindre justification visible. - Que voulez-vous dire? demanda Shelton. -Vous vivez dans l'illusion que vos hommes sont d'irrésistibles charmeurs et que nos femmes considéreront comme un honneur de les épouser. - Quel mal y a-t-il à épouser un soldat terrien? L'Ambassadeur l'interrompit: -Mon cher colonel, tenons-nous-en au sujet, pour l'amour du Ciel. Nous avons mieux à faire que de discuter des mérites de la félicité conjugale terro-hygéienne. Il nous faut discuter des termes selon lesquels nos représentants pourront s'établir sur cette planète. (Il se tourna vers le maire.) Excusez-moi. .. juste une minute. 315
Il sortit, se hâta en direction du mess et y trouva le lieutenant Deacon. - Lieutenant, j'aimerais que vous conduisiez ici l'équipe municipale tandis que nous discutons en particulier de ses propositions. Asseyez-les confortablement et fournissez-leur à boire ... (Il lança au lieutenant un clin d'œil appuyé.) Beaucoup à boire. - Beaucoup? répéta Deacon. -Ces nudistes sont à mon goût trop sains, suffisants et satisfaits d'euxmêmes. Ce serait sans doute une bonne chose que le maire soit ramené chez lui avec des fumerolles dans les favoris. J'espère que vous saisissez, lieutenant. -Oui, Votre Excellence ... J'y veillerai. Suivi par Deacon, l'Ambassadeur revint et s'adressa aux Hygéiens. -Nous aimerions discuter entre nous de vos conditions, si vous le permettez. Le lieutenant va vous conduire au mess. Nous vous informerons dès que possible de notre décision. Sans soulever d'objection, le maire et ses hommes partirent à la suite de Deacon. Une fois qu'ils furent sortis, l'Ambassadeur se frotta les mains et parla vivement. - Ne nous égarons pas. Une seule réponse doit être donnée. Acceptonsnous leur proposition, oui ou non? - Elle ne me plaît pas, maugréa Shelton. - Vos raisons? - Ce sont eux qui nous dictent leurs conditions. -C'est leut planète, avança Grayder. -Ce sera notre problème s'ils sont agressés de l'extérieur, lui rétorqua Shelton. Puisque notre force armée est considérable alors que la leur est négligeable, le choc de l'attaque nous retombera dessus. S'ils désirent la protection de Terra, ils doivent l'acheter à notre prix. - Vous pensez qu'il y a un marché à prendre dans la protection, hein? demanda l'Ambassadeur. -Assurément. Nous possédons armes, vaisseaux et troupes. Nous possédons la puissance industrielle, la capacité de production, la technologie. Les Hygéiens n'ont rien qui mérite d'être mentionné ... pas même des vêtements. -Cela se peut, dit l'Ambassadeur. Mais qu'est-ce qu'un marché s'il n'y a pas d'acheteurs? -Ils achètent bel et bien ... autrement, ils n'auraient pas décidé d'accepter notre offre. -Je n'en suis pas si sûr. Je ne crois pas qu'ils se considèrent menacés par une invasion étrangère, ni qu'ils désirent réellement un pacte de défense mutuelle. Je les soupçonne de coopérer dans certaines limites, avec l'espoir d'en tirer quelque chose. Je ne serais pas surpris s'ils essayaient de retourner notre boniment cc;mtre nous. Ils utiliseraient cette menace hypothétique en tant qu'excuse pour nous taper de quelques machines-outils. Ou autre chose dont ils ont besoin. (L'Ambassadeur regarda Grayder.) Qu'en pensez-vous? - Une demi-miche vaut mieux que pas de pain du tout. 316
-Je suis d'accord. Lîle qui nous est offerte sera une tête de pont terrienne, même si elle est restreinte. Plus tard, nous trouverons un prétexte pour l'élargir. Après tout, les autorités n'escomptent pas que nous réquisitionnions des planètes entières avec cet unique vaisseau. Si la haute politique exige de la poigne, il leur suffira d'envoyer la flotte. (Il réfléchit un instant, avant d'achever:) Si nous acceptons l'offre des Hygéiens, nous aurons accompli ce pour quoi on nous a envoyés. Je suis en faveur d'un accord qui laissera au pouvoir en place le soin de régler les vétilles ultérieures. Qu'en dites-vous? - Il nous reste deux planètes à visiter, lui rappela Grayder. Personne ne connaît les complications qu'il nous faudra affronter sur celles-là. Ni combien de temps cela nous prendra. Plus tôt nous en aurons fini avec celle-ci, plus tôt nous partirons, et mieux cela vaudra. -Je ne peux pas obtenir la majorité, reconnut Shelton de mauvaise grâce. - Le vote est donc unanime, déclara l'Ambassadeur. Allons le leur annoncer et nous joindre aux libations.
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emaire les salua par ces mots: - Vous avez une conception étrange de l'hospitalité ... Il nous a invités à détruire notre tube digestif avec de l'alcool, dit-il en pointant son totem sur Deacon. -Il s'agit d'une coutume terrienne, expliqua l'Ambassadeur, interloqué. -Je n'en doute pas, répondit le maire, prêt à imaginer toutes les turpitudes dont étaient capables ses hôtes. Si cela vous plaît de vous réduire à l'état d'alcooliques, c'est votre affaire. Mais ne comptez pas sur nous pour nous mêler à votre dépravation. Il n'existe qu'une boisson apte à entretenir un esprit sain dans un corps sain ... (Il se tourna vers ses conseillers.) Quelle est-elle? - De l'eau pure et claire, répondirent-ils en chœur. -Un jour, vous devriez examiner de l'eau au microscope, suggéra l'Ambassadeur. Cela ressemble à une soupe de microbes. - Probablement ... sur Terre, acquiesça le maire. Et si les réservoirs de ce vaisseau en sont remplis, buvez-en. (Il chassa d'un geste ce sujet déplaisant, et continua:) Êtes-vous parvenus à une décision? Que souhaitez-vous que je dise à mon gouvernement ? - Nous acceptons son offre. - Quand serez-vous prêts à débarquer hommes et équipements? - Nous devrons poser le vaisseau sur l'île ou à proximité, dans un site convenable. Nous ne pouvons le faire n'importe où car il lui faut un socle rocheux solide. -L'île ne fera pas l'affaire. Elle possède des bois, des jardins et des champs cultivés. Ainsi qu'un certain nombre de bâtiments, y compris un excellent gymnase. Un gymnase conviendra très bien à vos hommes, n'est-ce pas? - Peut-être. -L'atterrissage d'un vaisseau de cette taille susciterait beaucoup de destructions inutiles, affirma le maire. Quant aux rives du Sambar, elles sont occupées par des exploitations agricoles. Je crois qu'il serait plus aisé de décharger vos hommes et votre matériel ici même. -Et comment parviendront-ils sur l'île? demanda l'Ambassadeur. 318
- Nous vous fournirons des chevaux et des charrettes pour le matériel pesant. Les hommes n'auront qu'à marcher. -Marcher? répéta l'Ambassadeur. - Marcher ? s'exclama Shelton comme s'il n'avait jamais entendu parler de cela. -Trois jours de marche ne les tueront pas, argua le maire. Ils ne peuvent être faibles à ce point. L'Ambassadeur interpella Grayder : -Ne pourrions-nous utiliser une ou deux des chaloupes du vaisseau? -Non, Votre Excellence. - Pourquoi cela? - Elles ne sont pas conçues pour de courtes distances. - Quelle situation! Nous transportons des hommes sur des milliards de kilomètres dans le dernier modèle de vaisseau spatial ultrarapide, et nous leur demandons ensuite de faire le reste du chemin à pied ... - À quoi servent donc les pieds? demanda le maire. Incapable de formuler une réponse adéquate, l'Ambassadeur l'éluda en disant: . - D'accord. Nous déchargerons ici hommes et équipement. - Seront-ils prêts demain matin de bonne heure? - Je suppose. Pourquoi? -Nous aurons alors ouvert une piste à travers champs et amené chevaux et charrettes jusqu'ici. Mieux vaudrait partir le plus tôt possible pour que les voyageurs aient toute une journée devant eux. Vos buveurs et vos fumeurs auront du mal à marcher à la moitié de notre vitesse. - Vous ne connaissez pas mes troupes spatiales, lança Shelton, piqué au vif. - Passons, colonel, commenta l'Ambassadeur. (Puis, s'adressant au maire:) Nous serons prêts demain matin. -Je vais en informer le gouvernement et procéder aux préparatifs qui s'imposent. Deacon conduisit la délégation à l'extérieur. Au pied de la passerelle eut lieu la cérémonie habituelle de décontamination par Gerpongo. Un moment, l'Ambassadeur se tint à un hublot, jusqu'à ce qu'il les voie sortir des champs et aborder la route. - J'ai le sentiment que ces rudes gaillards ont hâte de se débarrasser de nous, dit-il. Plus vite nous partirons pour la planète suivante, plus ils seront contents. - Peut-être ont-ils l'intention de couper la gorge à tous les Terriens dès que nous serons partis, hasarda Shelton. -Absurde, colonel. Ils ont tout à gagner et rien à perdre en respectant ce contrat. - Alors, pourquoi voudraient-ils nous voir loin d'ici? -La motivation est d'ordre psychologique, déclama l'Ambassadeur, l'air profond. Peu leur importe d'abriter quelques-uns de nos hommes, surtout 319
s'ils peuvent les traiter comme une espèce inférieure. Mais la présence de ce vaisseau les gêne, car il symbolise notre puissance. Ils n'ont rien à montrer de comparable. Ils ne disposent d'aucun vaisseau, c'est pourquoi ils seront heureux de voir le nôtre filer loin d'ici. - En ce qui me concerne, notre départ ne me fendra pas le cœur, avoua Shelton. J'ai vu assez de nudité et d'impertinence. LAmbassadeur prit un carnet dans sa poche et le consulta. - J'ai trois consuls disponibles, chacun doté d'un cabinet de vingt fonctionnaires. Peut-être devrais-je leur demander lequel désire ce poste sur Hygéia. Je n'ai guère envie de le superviser sans nécessité. Un volontaire vaut mieux qu'un conscrit. - Selon mes instructions, la garde devra également être composée de volontaires, dit Shelton. -Et alors? -Selon le règlement, une garde consulaire doit se composer d'au moins une compagnie: deux officiers, huit S.O. et quarante hommes. À quoi serai-je réduit si l'on n'atteint pas le quota? -Il vous faudra les amadouer. -Sauf votre respect, Votre Excellence, un commandant n'amadoue pas ses subordonnés. -Eh bien, convainquez les réticents que l'autre terme de l'alternative sera des souffrances prolongées entre vos mains. Vous aurez davantage d'hommes qu'il est nécessaire. -Bidworthy est l'homme qu'il me faut, déclara Shelton. Je vais lui passer le relais ... c'est à cela qu'il sert, après tout. Il se hâta de trouver ledit individu. Une heure plus tard, Bidworthyfaisait assembler la compagnie D dans les logements des troupes. Se tenant devant les soldats, il les examina d'un œil désenchanté, s'éclaircit la voix, puis lança d'un ton qui ne laissait aucune place à la discussion: -Une garde est nécessaire au Consul de Terra qui sera placé sur cette planète. Les hommes suivants se sont portés volontaires: Abelson, Adams, Allcock, Baker, Barker, Bunting... (Il égrena les noms de toute la compagnie D, avant d'aboyer:) Les volontaires défileront avec armes et bagages au pied du sas intermédiaire demain matin à 8 heures. Les absents seront considérés comme déserteurs et traités de la façon appropriée! Bravant son regard rogue, le soldat Yensen fit un pas en avant. -Pardonnez-moi, sergent-major, dit-il d'un ton nerveux, mais je n'ai pas donné mon nom pour... - Qu'y a-t-il? hurla Bidworthy en agitant sa liste sous le nez de Yensen. Il se trouve là-dessus, non? -Je suppose, sergent-major, bredouilla Yensen, qui fléchissait déjà. - Vous supposez? Vous osez douter de ma parole? (Il fit claquer le document, et le tint devant les yeux du soldat tout en pointant un doigt épais.) Quel nom est-ce là?
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-Le mien, admit Yensen. -Il est donc mentionné sur la liste. Vous ne pouvez être volontaire à un moment et ne plus l'être cinq minutes après. -Mais, sergent-major... - Silence! Si vous ne savez pas ce que vous voulez, c'est moi qui déciderai pour vous ... Vous n'aimeriez pas que votre nom apparaisse sur une autre liste, n'est-ce pas? -Non, sergent-major, répondit Yensen dans un soudain accès de prudence. Il fit un pas en arrière et rentra dans le rang pour ruminer. - ' Quelqu'un d'autre veut rouspéter? demanda Bidworthy, prêt à former un peloton d'exécution. Personne ne répondit. -Très bien. Huit heures. Armes et bagages. Il s'éloigna en cliquetant de ses bottes ferrées, pénétra dans la salle des cartes et salua. -Je vous annonce, monsieur, que la compagnie D s'est portée volontaire jusqu'au dernier homme! -Vraiment? fit Shelton, fier et satisfait. C'est bien. Merci, sergent-major. Il fallait bien admettre que, dans la mesure de leurs limites, les Hygéiens étaient prompts et efficaces. Une équipe d'entre eux travailla toute la nuit et traça une piste de deux mètres cinquante de large à travers les épis. Peu après l'aube, apparurent une dizaine de chevaux et de charrettes qui grincèrent pesamment jusqu'en haut de la colline et s'alignèrent près de la passerelle. Ils étaient accompagnés de douze Gardiens Publics musclés à l'excès, et d'un personnage au nez pointu et à l'œil finaud qui portait une paire de jarretières ornementales au-dessus des genoux. Ce dernier se fit conduire jusqu'à la salle des cartes où il déclara officiellement : - La santé soit avec vous. -Merci, répondit l'Ambassadeur en fixant les jarretières d'un œil fasciné. - Je suis Smaïle, du ministère. (Il extirpa quelques papiers de son sac, et les déposa sur le bureau.) J'ai apporté deux exemplaires de l'accord négocié par monsieur Bouchaine. Nous les avons signés et requérons à présent votre signature. L'Ambassadeur chercha son stylo. -Très bien. -On m'a demandé d'attirer votre attention sur une clause que nous avons décidé d'ajouter, dit Smaïle. (Il prit un exemplaire et lut:) «Le Consul terrien sur cette planète sera considéré comme le représentant de son monde pour la totalité d'Hygéia et non une partie spécifique de celle-ci.» L'Ambassadeur devint soupçonneux. -Qu'est-ce que cela signifie? 321
,, ,' -Si les Douks désirent marchander avec les Terriens, cela devra passer par notre entremise. Vous ne pourrez désigner de représentant à leur intention spécifique. De toure façon, ils ne possèdent aucun gouvernement. Ils ne reconnaissent l'autorité de personne, sauflorsque cela les arrange. Notre gouvernement est le seul qui soit établi sur Hygéia. Vous devrez traiter avec nous, et avec nous exclusivement. Après avoir réfléchi, l'Ambassadeur répondit : -Je ne vois rien de mal à cela ... Nous n'avons aucun intérêt à nous compromettre avec une bande d'anarchistes. Il signa l'accord d'un geste auguste et rendit un exemplaire. Smaïle le mit soigneusement dans son sac, puis reprit la parole. - Vos hommes ont-ils l'intention de voyager vêtus ou dévêtus? -Pourquoi? - Le chemin le plus court jusqu'à leur destination passe par deux villes et huit bourgs. Si vos hommes insistent pour se couvrir, il leur faudra éviter ces lieux, ce qui ajoutera de trente à quarante kilomètres à leur marche. Nous ne pouvons permettre un défilé d'immoralité flagrante dans nos centres de population. -Certaines personnes verront ces hommes, où qu'ils passent, fit remarquer l'Ambassadeur. - Malheureusement, admit Smaïle. Et elles seront choquées par cette procession d'esprits mal tournés. Ne pouvez-vous les persuader de se déshabiller et de paraître au moins décents? - Non, c'est impossible. Le Consul a tout bonnement refusé de prendre son poste s'il doit s'y rendre nu. Je n'ai pu le convaincre qu'en l~i promettant qu'il pourrait porter ce qui lui plairait. La même chose s'applique à son état-major. -Si l'idée qu'ils se font de la haute diplomatie est d'exhiber leur luxure aux yeux de tous, ils n'iront pas loin sur ce monde. Enfin, je suppose que les plus dépravés des Terriens sont réhabilitables. Avec le temps, nous les guérirons ... j'espère. - Il y aura du travail, lui concéda l'Ambassadeur. Il songea au Consul: un individu grand et émacié, au bout du nez rouge reniflant perpétuellement. Il attendit le départ de Smaïle, puis déclara aux autres: - Ils paraissent sourcilleux en ce qui concerne ces Douks, malgré le fait qu'ils soient peu nombreux. Il est évident qu'ils les considèrent comme de la vermine. Il faudra que j'insiste là-dessus dans mon rapport. Au moment opportun, nous risquons de devoir secourir une minorité opprimée. -Vous pensez que l'on devrait entrer en contact avec les Douks pendant qu'on est là? suggéra Grayder. - L'idée est tentante, mais peu sage. Cela risquerait de retourner la situation actuelle. Gardons-la pour le moment où nous en aurons besoin. - Par exemple? -Eh bien, si, plus tard, Terra juge opportun de s'imposer à ces Hygéiens, elle pourra utiliser les Douks comme justification. Au prix d'un
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immense sacrifice, nous les libérerons du joug de leurs cruels maîtres. Vous devez vous souvenir, mon cher capitaine, que ce que fait Terra découle invariablement des motifs les plus purs. Rien de matérialiste ni de sordide dans notre politique spatiale. Elle naît d'une sagesse prévoyante, d'idéaux élevés et de valeurs spirituelles. N'est-il pas vrai, colonel ? -Ouaich, répondit Shelton, l'esprit dans le vague. - Quel linguiste, commenta l'Ambassadeur. Au bout de trois jours, il parle la langue locale de façon courante. Shelton revint brutalement à la réalité. -De quoi s'agit-il, Votre Excellence? -N'y pensons plus. Allons assister au premier pas mémorable vers la refonte d'un empire. Il quitta la salle, suivi des autres. Ils atteignirent le sas, se tinrent en haut de la passerelle et baissèrent les yeux. Les charrettes étaient déjà chargées. Les quatre premières transportaient les pièces de deux transmetteurs à longue portée. La cinquième contenait d'autres transmetteurs plus légers et plus réduits. Les éléments d'une grosse antenne se trouvaient dans la sixième. Un petit moteur atomique et une génératrice occupaient les septième et huitième carrioles. Dans les quatre restantes avaient été empilés les bagages personnels, plus une généreuse réserve d'alcool et de tabac maléfiques. Non loin de la passerelle, un fonctionnaire fumait compulsivement, avec l'air de celui qui a perdu ses illusions. Deux Gardiens Publics et un charretier manifestaient leur révulsion. Le fumeur lâcha une quinte de toux, provoquant un regard entendu chez les observateurs. Lorsqu'il toussa de nouveau, les autres se hâtèrent de battre en retraite. Plus loin, la compagnie D se tenait sur trois rangs, chargée jusqu'aux oreilles d'armes et d'équipement. Aucun homme ne donnait le moindre signe de joie. Ils gardaient un silence maussade, penchés en avant sous le poids des sacs accrochés sur le dos et le ventre. Bidworthy parcourait lentement les lignes, inspectant ses hommes sous toutes les coutures. Il n'aurait plus jamais l'occasion de leur rappeler que leurs parents avaient commis une erreur monstrueuse en les mettant au monde. Mais deux détails le handicapaient sérieusement: primo, les galonnards regardaient, et secundo, il n'existait aucun moyen de punir un fautif sur le point de partir. Au milieu du dernier rang, il s'arrêta net et fixa le soldat Bunting. L'objet de son attention n'avait pas conscience de cet examen, pour l'excellente raison que tout ce qu'il était capable de voir se limitait à ses bottes. Aussi chargé qu'un arbre de Noël, il portait un casque taille 60 sur une tête taille 40, avec pour résultat inévitable de paraître reposer sur ses épaules. La moutarde lui montant lentement au nez, Bidworthy posa son regard sur son voisin et se trouva confronté au spectacle inverse. Le soldat Veitch portait un casque taille 40 perché comme une verrue au sommet d'un crâne taille 60. Veitch s'agitait, mal à l'aise. Il savait qu'on allait le tourmenter, tout en ignorant quel serait le prétexte invoqué.
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· -Veitch! s'étrangla Bidworthy. - Oui, sergent-major? -Vous êtes sain d'esprit? - Pardon, sergent-major? - Ceci est votre casque? - Je crois que quelqu'un l'a un peu écrasé, sergent-major, expliqua Veitch d'un ton d'excuse. Beaucoup d'affaires ont été secouées quand le vaisseau ... -Pas d'histoire avec-moi! hurla Bidworthy. Il arracha les deux casques et les changea de tête. Tous les deux allaient. Banting fut vaguement surpris, Veitch éberlué. -Quand on vous a enrôlés, bande d'attardés, claironna Bidworthy, on a vraiment raclé le fond du tonneau. J Soufflant comme un cheval courroucé, il martela le sol jusqu'à la tête de la colonne. Il s'arrêta devant le commandant, de la compagnie D, salua et lança: - Tous présents et en ordre, monsieur! Les charrettes s'ébranlèrent et descendirent la côte avec des grincements de freins. À leur suite, le Consul et son état-major traînaient sans rythme ni ordre, comme il convient aux civils. La compagnie D mit l'arme sur l'épaule et s'ébranla, à une allure qui aurait davantage convenu à des personnes suivant un cercueil recouvert d'un drapeau. Un flot d'adieux chaleureux plut sur eux des sabords du vaisseau: - Où est passé le corps? - Hé, Markovitch, tu as gardé ton pantalon! -Foutez-leur-en plein la gueule, les gars! -Rentrez le ventre, bombez le torse ... Du nerf, bande de vauriens! -Silence! gronda Bidworthy; - y a per!,onne ici qui s'appelle Silence! gouailla quelqu'un dans le vaisseau. -Qui a dit ça? hurla Bidworthy en tentant d'embrasser du regard deux cents sabords en même temps. - Qui a dit « Qui a dit ça» ? répliqua la voix moqueuse. Bidworthy fonça, furibond, en direction de la passerelle, la remonta à toute vitesse, franchit le sas avec un bref: « Pardon, mon colonel», et disparut à l'intérieur du vaisseau. -Attention, lança une autre voix, le taureau s'est échappé! Grayder fit remarquer, méditatif: - La discipline, il n'y a que ça de vrai, en effet. Shelton se tint coi. Lorsque les derniers membres du cortège eurent disparu, 1~mbassadeur déclara: -Voilà qui finit bien. Il retourna au mess en compagnie des autres, se versa un verre bien tassé et s'affala dans un fauteuil. 324
-Nous avons désormais une tête de pont sur Hygéia. Ce sera à Terra de conforter sa position. -Oui, Votre Excellence, dit Shelton. -Je vais rédiger un rapport officiel. Le transmettrez-vous aussi promptement que possible, capitaine? -Certainement, Votre Excellence, lui assura Grayder. - Bien! (Il sirota quelques gorgées, puis :) Cette tâche à présent accomplie, nous pouvons passer à la suivante. Je ne connais à ce lieu aucun charme ni intérêt qui justifie la poursuite de notre séjour. Qu'en pensez-vous? - Il me faut d'abord voir le premier maître avant de partir. -Morgan? Qu'a-t-il à y voir? Il n'est pas chargé du vaisseau, que je sache. -Les hommes ont droit à une certaine liberté. Je ne peux les en priver sans leur assentiment. Morgan organise les tours de permission, et il est le seul à pouvoir me dire si les hommes sont prêts à partir ou s'ils insistent pour prendre leur permission jusqu'à la fin. L'Ambassadeur grimaça. - Fort bien, consultez-le. Dites-lui que nous désirons partir aussitôt que possible. Grayder fit quérir le premier maître. - Monsieur Morgan, nous avons l'intention de filer dès que les hommes seront prêts ... Où en sont les permissions? - Pas terrible, monsieur. Nos gars veulent de la compagnie féminine et du divertissement. Ceux qui ont accepté de se dévêtir ont découvert qu'ils ne pouvaient pas pénétrer dans la ville. Ce qui les force à l'inactivité, hormis s'allonger sur l'herbe et flâner dans les champs. Je crois que la plupart en ont marre. -Ils auront plus de chance la prochaine fois, suggéra Grayder. Il n'est guère probable qu'une autre planète nous considère comme de la vermine dont il faut se débarrasser. Morgan fronça les sourcils. -En effet, monsieur. -Allez en parler aux hommes, lui ordonna Grayder. Faites-moi savoir aussitôt que possible s'ils sont prêts à sacrifier le reste de leur permission pour partir. Il fallut deux heures avant que Morgan revienne avec la nouvelle. -Tous les gars que j'ai trouvés, monsieur, sont favorables à l'idée de quitter ce monde et d'essayer le suivant. Mais une dizaine sont partis se promener dans la forêt en indiquant qu'ils reviendraient tard dans l'après-midi. - Quoi, rien que pour se balader? demanda Grayder. -C'est cela, monsieur. Ils ont dit qu'ils ne pensaient pas que des malabars les attendaient là-bas pour les en chasser. Le peloton du sergent Gleed est également absent, monsieur. Il les a menés jusqu'à une ferme voisine, il y a une heure. - Pour quoi faire? demanda Shelton, soupçonneux.
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-Le mécanicien de dixième classe Harrison m'a dit que le sergent Gleed a bavardé avec deux nudistes du coin nommés Boogle et Pincuff qui travaillaient aux champs ce matin. Il leur a raconté qu'on n'avait pas eu de régime équilibré depuis la naissance, et que les autorités terriennes nous assujettissaient en nous privant de nourriture. (Morgan se montra embarrassé, ignorant s'il ne faisait pas le mouchard.) Il les a complimentés à plusieurs reprises sur leur virilité exceptionnelle, a exprimé plusieurs remarques envieuses sur leur physique et a fini par les taper de deux charrettes de légumes et de fruits frais. Il a emmené son peloton pour aider au chargement. Shelton se frappa le front. - Un soldat de l'espace en train de mendier, un sergent se comportant comme un clochard pleurnichard. - Il devrait être au moins lieutenant, avança l'Ambassadeur en faisant claquer ses babines à la pensée de fruits et de légumes frais. - Je vais le faire passer en cour martiale, jura Shelton. Je vais ... - Non, le contredit l'Ambassadeur. Nous ne pouvons nous partager le butin tout en punissant le crime. Et j'ai l'intention de partager le butin. -Mais, Votre Excellence, la discipline ... - La discipline, mes fesses! fit l'Ambassadeur grossièrement. Les fruits, voilà quelque chose. J'en ai plus que marre de cette nourriture pour chiens. Le Seigneur soit loué pour ce que nous allons recevoir. (Une pensée l'illumina, et il ajouta:) Si un sergent peut se faire donner deux charrettes, un colonel devrait être capable d'en récupérer dix. - Je ne m'abaisserai jamais à mentir aux indigènes, déclara Shelton. - Pas même pour un beau gros melon pour vous tout seul? -Non, positivement non! -C'est donc une bénédiction que nous ayons des sergents, affirma l'Ambassadeur. Grayder mit un point final à la discussion en disant : - Monsieur Morgan, nous partirons lorsque le dernier homme sera rentré. Avisez-moi immédiatement lorsque la liste sera complète. - Très bien, monsieur. Au soir, tout le monde fut à bord. De même que les légumes et les fruits frais. Bidworthy intercepta les chargements dans le sas et resta bouche bée devant six sacs de pommes vermeilles traînés à côté de lui. - Sergent Gleed, où vous êtes-vous procuré tout ceci ? - Dans cette ferme, là-bas, sergent-major. -Avec l'assentiment du fermier? -Juste Ciel, sergent-major, s'exclama Gleed, blessé au fin fond de l'âme, vous ne pensez tout de même pas que nous aurions dévalisé les lieux durant son absence? - Il Y a vingt-cinq ans que je suis dans les forces spatiales, lui apprit Bidworthy, ce qui a largement suffi pour m'apprendre que le seul crime existant est celui de se faire prendre. (Il arbora un air machiavélique.) Très bien, Gleed, combien avez-vous payé ce fermier et avec quoi l'avez-vous payé?
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- Je n'ai riel) donné. - Vous l'avez persuadé de faire don de deux charrettes de nourriture fraîche? -C'est exact. -Pour rien? - C'est exact. -Votre charme personnel l'a fasciné, je suppose. -C'est exact, répondit Gleed d'humeur égale. -Vous mentez, affirma Bidworthy. Et vous savez que vous mentez. Qui plus est, vous savez que je sais que vous mentez. (Il défia l'autre du regard.) N'est-ce pas? - Oui, sergent-major, répondit Gleed. - J e vais vérifier les armes et magasins, assura Bidworthy. Si je découvre que vous avez troqué le matériel du gouvernement contre de vulgaires denrées, attendez-vous à en voir de toutes les couleurs. Le colonel vous arrachera vos galons de ses propres mains! Sur ce, il plongea les doigts dans un sac, en sortit une pomme écarlate et juteuse de la moitié de sa tête, et s'éloigna en cliquetant. Une heure plus tard, la passerelle fut rentrée. Le sas se referma, la sirène retentit et le vaisseau s'éleva. À travers un hublot d'opservation, le soldat Casartelli fixait d'un air désenchanté la planète qui s'éloignait. - Bigre, s'enthousiasma-t-il, cette planète possède pratiquement tout: un sol fertile, le soleil, de l'air pur, des fruits, des fleurs ... ainsi que plusieurs millions de belles plantes langoureuses vêtues de leur seule chevelure. Un Eden bondé d'Ève magnifiques. - Je n'en ai pas vu, répondit le soldat O'Keefe. Et toi? -Non, malheureusement. Mais elles sont là, mon vieux, elles sont là. (Il lâcha un profond soupir.) Ces gars de la compagnie D sont de sacrés veinards. Le soldat Yarrow déclara avec perfidie: - Je ne me souviens pas que tu te sois rué pour te porter volontaire. - Rufus le Rustre ne m'en a pas laissé le temps. - Tiens, tiens, dit Yarrow, sceptique. -De toute façon, si je m'étais proposé, il m'aurait rembarré. Tu sais comment il est. Il sent un rat même là où il n'yen a pas. -Cela vaut peut-être mieux, fit remarquer Yarrow. Les beautés hygéiennes ne s'amourachent que des esprits sains dans des corps sains. Tu n'as ni l'un ni l'autre. - Parle pour toi, l'Émacié! lâcha Casartelli. Il continua à regarder par le hublot tandis qu'Hygéia devenait une demi-lune à peine distincte à côté d'un soleil éclatant. Puis il se glissa sur la pointe des pieds dans la cabine de Bidworthy et lui chipa sa pomme.
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L
a planète suivante possédait un soleil plus jeune et plus massif que Sol. Elle était la sixième d'une famille de onze mondes et avait à peu près la même taille que Terra. Sept lunes minuscules orbitaient de très près autour d'elle. Les yeux rivés sur l'écran, l'Ambassadeur demanda: - Quel est son nom? - Kassim, répondit Grayder. - Que savons-nous à son sujet? - Peu de chose. Elle a été colonisée par sept cent cinquante mille partisans d'un excentrique nommé Kassim. Il a tenté jadis d'unir islam et bouddhisme en se prétendant la réincarnation du Prophète d'Allah. Le monde musulman leur a fait passer de sales moments avant qu'ils s'échappent. - Des fanatiques religieux asiatiques? -Oui, Votre Excellence. -Nous savons donc d'avance ce qui nous attend. Ils exigeront que nous ôtions nos chaussures chaque fois que nous franchirons le seuil d'une porte. Dix fois par jour, ils exigeront que nous priions en direction de l'est sur des tapis de prière. Ils ne me reconnaîtront pas tant que je continuerai à boire de l'alcool et à me laver de la main gauche. - Cela ne me surprendrait pas, admit Grayder. - Cela veut dire qu'il me faudra trouver un Consul pour s'y conformer, continua l'Ambassadeur d'un air désenchanté. Il m'est donné de choisir le monde sur lequel je résiderai. Je ne me vois pas tellement en train de vivre parmi une foule de musulmans non orthodoxes. -En ce qui concerne ce voyage, Votre Excellence, il vous reste peu de choix: soit ce monde, soit le suivant. Quatre planètes très éloignées les unes des autres sont le maximum que nous puissions visiter avant de retourner sur Terra pour une révision complète. - Je sais. Il n'yen avait que quatre sur la liste. -Eh bien, si aucune d'entre elles ne vous plaît, je crains qu'il vous faille attendre notre prochain voyage. J'ignore quand il aura lieu, et où nous irons.
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-Vos balades à venir ne me concernent pas. Selon mes instructions, je dois m'établir sur l'un de ces mondes en tant qu'administrateur des trois autres. Terra possède une liste interminable de diplomates prêts à embarquer. Je suis coincé. Naturellement, je veux sélectionner la meilleure de nos quatre destinations. Mais si les deux suivantes sont pires que les deux précédentes ... -Que ferez-vous? demanda Grayder avec un regain d'intérêt. -Je crois que je transférerai le Consul d'Hygéia et prendrai sa place. Cela me fera souffrir, mais j'aurai la consolation de savoir que les trois autres lieux sont pires ... - Hygéia est un paradis, comparé à des endroits dont j'ai entendu parler, fit remarquer Grayder. -Je suppose. J'agirai ainsi en dernier ressort. C'est mon droit le plus strict. Je suis le représentant de Terra le plus titré. Les consuls relèvent d'un rang inférieur. Un subordonné doit souffrir pour s'élever. Il ne faut pas que les promotions s'obtiennent sans un peu de peine, n'est-ce pas, mon cher capitaine? - Assurément, répondit Grayder. Il se rendit à la salle de contrôle afin de reprendre la barre. Les caméras enregistraient déjà l'approche. Bientôt, elles purent filmer le reliefà mesure que le vaisseau traversait la face diurne, avant de passer dans l'ombre. Puis, celui-ci resserra son orbite avec prudence. Terres et mers défilaient, révélant de nouveaux détails. Il devint vite évident que Kassim était bien plus luxuriante que les précédentes. Le soleil brûlant perçait de minces bancs nuageux pour chauffer fleuves et océans, et projetait ombres et lumières sur de gigantesques amas de végétation entremêlée. Çà et là, surtout le long ou près des fleuves, se trouvaient des clairières vaguement distinctes marquées par ce qui pouvait être des routes et des bâtiments: les traces caractéristiques de l'humanité au travail. Mais ces secteurs étaient réduits et leur nombre peu important. Le vaisseau descendit, caméras en action. Il opéra dix révolutions autour de la planète, puis remonta. Peu après, l'Ambassadeur arriva sur la passerelle de commandement. -Je viens de jeter un œil, capitaine. Il y a beaucoup de jungle. -Assurément, Votre Excellence. -Et pas grand-chose d'autre. Cela me surprend. Après toutes ces années, les habitants n'ont presque rien accompli. Vous m'avez dit qu'il en était venu pas loin d'un million, n'est-ce pas? -C'est ce qu'affirment les documents d'époque. - Peut-être manquent-ils de fiabilité. Il ne me semble pas qu'aujourd 'hui la population totale atteigne ce chiffre. C'est à peine s'ils ont touché à cette planète. (Il jeta un coup d'œil par le hublot le plus proche, bien que le vaisseau vole à une altitude trop élevée pour une observation précise.) Il y a anguille sous roche. Cela ne ressemble pas aux Asiatiques, de se limiter de façon aussi draconienne. Je m'attendais à trouver un monde infiniment plus peuplé. -Moi aussi. - Bah, nous aurons bientôt résolu ce mystère. Avez-vous trouvé un site d'atterrissage, capitaine?
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-Pas encore, Votre Excellence. J'attends les agrandissements de nos clichés les plus détaillés. - Oui, naturellement. Il faut choisir avec grand soin. Nous ne pouvons nous permettre de passer des semaines à nous frayer un chemin à la machette pour atteindre un village. Il s'assit et demeura pensif jusqu'à l'arrivée des photos. Grayder les étala sur son bureau, les examina en silence et les passa une à une à l'Ambassadeur. Il finit par poser le doigt au milieu de l'une d'elles. -Regardez, Votre Excellence. L'Ambassadeur fixa le point indiqué. -Hum! Un village assez important. Mais l'image manque de netteté. -Il faut un œil exercé, pour des agrandissements pris d'en haut. (Grayder indiqua un appareil mural.) Mettez-la dans cette visionneuse holographique et regardez de nouveau. L'Ambassadeur s'exécuta et plaça les yeux devant les lentilles afin de contempler la scène, qui apparaissait désormais clairement en trois dimensions. Il lâcha un grognement rauque. -Désertée et envahie par la végétation ... Tous les bâtiments sont en ruine. On dirait qu'il y a de nombreuses années qu'ils n'ont plus servi. Ni routes, ni sentiers menant où que ce soit. La jungle l'a engloutie. -Ce n'est pas la seule, ajouta Grayder, lugubre. Toutes les autres ressemblent à cela. Il lui tendit une pile de clichés pour prouver ses dires. Après que l'Ambassadeur les eut examinés, il demanda: -Eh bien? - Ce n'est que conjecture, mais à mon avis il y a au moins un siècle que ce monde est mort. Je ne vois pas la moindre trace de vie, à l'heure actuelle. -Moi non plus. -Quelque chose doit avoir provoqué cela. -En effet, acquiesça Grayder. L'Ambassadeur manifesta soudain son inquiétude. -Ce que nous redoutions s'est peut-être déjà produit. Ils ont été attaqués à l'improviste et détruits jusqu'au dernier. -Je ne le crois pas. - Pourquoi cela? -Toute forme de vie capable de porter la guerre dans l'espace interstellaire doit posséder une intelligence certaine ainsi qu'une morale, expliqua Grayder d'un ton pondéré. Les peuples intelligents n'attaquent ni ne détruisent pour rien. Il faut un motif. D'ordinaire, ce motif est la conquête. (Il agita un index vers le hublot.) Si des extraterrestres inconnus ont anéanti l'humanité de cette planète, ils doivent la posséder. Nous aurions aperçu des signes évidents de leur présence; .. En fait, nous aurions eu une chance folle de ne pas avoir été nous-mêmes attaqués, ajouta-t-il sèchement. -Je suis d'accord avec le premier point, mais pas avec le second. Leur flotte de guerre aurait pu larguer un groupe de colons, puis repartir. Après
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tout, il existe un grand nombre de mondes terriens incapables de se défendre contre un envahisseur inattendu. -Tout est possible, Votre Excellence, acquiesça Grayder. (Il désigna les photos.) Mais il n'existe aucun signe d'occupation étrangère. De plus, il est évident que ces villages ont été détruits par le temps et la jungle, et non par la guerre. - Oui, ils en ont l'air, en effet. (L'Ambassadeur médita une minute, à la recherche d'une autre explication.) Nous ignorons la nature exacte de cette jungle. Elle n'est pas nécessairement dangereuse ni menaçante. Au contraire, elle peut très bien être une source de nourriture et offrir un abri idéal, créant ainsi une irrésistible tentation de revenir à l'état primitif. Peut-être vivent-ils tous dans la jungle, à l'heure actuelle. Des singes heureux qui se grattent, engloutissent des bananes et se lancent les épluchures. - Il a dû leur falloir un très long moment pour comprendre cela, fit remarquer Grayder. Ils en ont pas mal bavé avant qu'il leur vienne à l'esprit qu'ils n'avaient plus besoin de s'en faire. - Vous supposez que des fanatiques religieux se comportent de façon rationnelle, lui rétorqua l'Ambassadeur. Ce n'est pas le cas. Si leur gourou leur ordonne de défricher la jungle afin de bâtir mille lieux saints, ils s'echineront pour y arriver. Et s'il lui est soudain révélé que le salut adviendra lorsque tout le monde sera devenu Tarzan, ils abandonneront leur ouvrage sur-Iechamp pour grimper dans les arbres. Ils s'accroupiront sur leurs branches et pousseront des cris inarticulés par ordre alphabétique dès qu'il tirera sur la sonnette. Grand Dieu, capitaine, si ces gens avaient été un tant soit peu sains d'esprit, ils n'auraient d'ailleurs jamais quitté Terra. -Il n'en reste pas moins qu'une minorité d'entêtés seraient restés dans les villages et auraient conservé quelques maisons en bon état. Les nouvelles générations entrent d'habitude en opposition avec les mœurs des anciens. (Il désigna de nouveau les photos.) L'unanimité absolue avec laquelle ils ont disparu me paraît très inquiétante. . - Il me semble inutile d'orbiter à distance tout en débitant des théories, fit remarquer l'Ambassadeur. Rien ne nous empêche de descendre découvrir la vérité par nous-mêmes. Si vous trouvez un site convenable, utilisons-le. - Impossible, répondit Grayder. L'autre le fixa, surpris. - Qu'est-ce qui vous en empêche? Nous avons l'ordre exprès d'atterrir et de rédiger un rapport complet. - Cela ne s'applique pas aux mondes entièrement ou apparemment morts, lui indiqua Grayder. - Qui dit cela? - Une règle de base de la navigation spatiale, Votre Excellence. - Vraiment? C'est la première fois que j'en entends parler. Quelle en est la raison? -Les ennemis les plus mortels de l'humanité sont les maladies contagieuses, surtout celles qui sont extraterrestres, face auxquelles nous 331
n'avons aucune résistance. Si l'on découvre sur une planète que les colons terriens ont été décimés ou exterminés, il est à supposer qu'un germe virulent en est responsable. -Vous pensez donc que ces gens peuvent avoir été anéantis par une épidémie? -Je l'ignore, mais je veux me garder du danger. Je ne peux accepter le risque d'atterrir, d'embarquer des germes et de les disséminer sur le monde suivant, voire sur Terra. Je n'ai aucun désir de passer dans l'histoire comme une version plus ambitieuse de Mary Typhoïde 1. - Eh bien, je ne peux vous jeter la pierre, capitaine. Cette règle m'était inconnue, mais force m'est d'admettre qu'elle se défend. Les vaisseaux ont pour interdiction d'atterrir sur toute planète affligée d'une maladie inconnue, n'est-ce pas? -Oui. - Ce qui signifie que même la plus désirable peut être interdite aux humains jusqu'à la fin des temps? Sur la foi d'un simple soupçon? -Oh, cela ne va pas jusque-là. Terra est en train de construire un vaisseau spécial pour l'exploration de mondes difficiles ou dangereux. Il sera rempli d'équipements robotisés et transportera une cargaison d'experts scientifiques. J'ignore quand il sera prêt, mais il pourra sans aucun doute étudier cette planète afin de découvrir ce qui a mal tourné. - Eh bien, voilà qui est réconfortant, soupira l'Ambassadeur. Cela ne me réjouit guère que des mystères flottent dans l'espace ... surtout dans le secteur dont je suis responsable. Il est déjà assez désagréable de devenir le gardien officiel d'un cimetière cosmique. J'aimerais savoir combien de cadavres me sont dévolus et ce qui les a réduits à cet état. Shelton entra et demanda: - Qu'est-ce qui nous retarde, capitaine? Quelque chose ne va pas? - L'endroit a l'air mort. - Ils se sont probablement coupé la gorge entre eux, hasarda Shelton. Les excentriques sont capables de tout. Pourquoi ne pas descendre jeter un œil? Ils n'auront aucune chance de couper les nôtres. Les hommes seront prêts et armés. -Le capitaine pense qu'ils ont pu être anéantis par une gangrène galopante ou un truc de ce genre, lui apprit l'Ambassadeur. Vous voulez l'attraper? Shelton était horrifié. - Qui, moi? Grand Dieu, non! -Moi non plus. Nous ne courrons donc aucun risque. -On évite cette planète? 1. Surnom de Mary Mallon, première personne à être identifiée comme porteur sain de la fièvre typhoïde aux États-Unis, dans l'entre-deux-guerres; sous des noms différents, elle travailla longtemps comme cuisinière dans diverses places avant d'être appréhendée. (NdT)
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-Exact. -Bien. Je n'aimerais pas voir mes troupes décimées sans qu'elles aient pu tirer une seule balle. - Quelle différence cela ferait-il, que vos hommes tirent ou non? l'interrogea Grayder. - Vous voyez ce que je veux dire. Ils sont censés mourir en combattant. -Ils n'ont vraiment pas eu de chance jusqu'à présent, fit remarquer Grayder. Shelton n'apprécia pas cette remarque et s'en fut, vexé. LAmbassadeur demanda: - Comment se fait-il que vous et le colonel vous lanciez de telles piques? - Il est de l'Armée de terre, je suis de la Marine, Votre Excellence. C'est une tradition. - Vraiment? Il est étonnant que vous n'ayez pas chacun une planète à vous ... (Il jeta un nouveau coup d'œil inutile à l'extérieur, puis reprit:) Je suppose que nous ferions mieux d'abandonner et d'annoncer ce qui s'est passé dans ce bled. Je vais rédiger mon rapport. Dès l'instant où il aura été transmis, nous pourrons poursuivre notre route. - Rien à gagner en restant dans le coin, Votre Excellence. - Quel est le monde suivant ? Grayder consulta son registre. - Dénomination: K 229. Son nom est inconnu. Il devrait constituer pour vous un quartier général idéal, je crois. -Pourquoi? -Un grand nombre de gens y sont allés. Dans les quatre millions. Cela devrait leur avoir donné un bon départ. Ce devrait être la planète la plus développée du secteur. - Je n'en suis pas si sûr, releva l'Ambassadeur. Cela dépend de ce qu'ils considèrent comme le développement. Certains ont de curieuses idées sur le but et les moyens. (La suspicion se peignit sur son visage.) Quel genre de fous étaient-ils ? -Je ne sais pas, Votre Excellence. C'est la seule planète à propos de laquelle les documents anciens ne sont pas précis. Les colons sont désignés sous le vocable de « dissidents divers ». - Pas de rebelles politiques, de demeurés incurables, de fanatiques religieux, ou quelque chose comme ça? -Non, rien que des dissidents. - Cela sous-entend que la planète a été colonisée par de la racaille inorganisée. Ce qui me semble peu plausible. Ils ne pouvaient être aussi diversifiés que ça, sinon ils se seraient coupés en morceaux en un clin d'œil. Ils devaient avoir quelque chose en commun, quelque chose d'assez fort pour créer un objectif commun. Grayder haussa les épaules. Après tout, l'espérance du Ciel et la crainte de l'Enfer suffisaient à certains. 333
-Je ne suis guère enchanté par les paradis artificiels que nous avons vus jusqu'à présent. Et il y aurait beaucoup à dire en faveur du prétendu enfer terrien, malgré ses défauts. Avec bruit de dégoût, l'Ambassadeur tendit la main vers son stylo. - Je vais m'occuper de ce rapport. Il n'y a pas grand-chose à dire. Rien que des macchabées, ici. - Exact, confirma Grayder. Nous filerons dès que vous aurez terminé. La dernière planète de leur périple était la troisième d'une famille de dix orbitant autour d'un soleil semblable à celui de Terra. En taille, masse, distance de la primaire et apparence générale, elle ressemblait au monde natal des explorateurs, n'en différant que par davantage de terres et moins d'océans. Des calottes glaciaires plus petites étincelaient aux pôles Nord et Sud. Des formations nuageuses se traînaient au-dessus des terres et des mers. Une seule grosse lune. - Voilà qui ressemble davantage à notre mère patrie, dit l'Ambassadeur avec satisfaction. Si l'impression persiste après l'atterrissage, je l'adopte. Les consuls se contenteront des coins les plus arriérés. -Le seul Consul de ce secteur est celui que nous avons laissé sur Hygéia, lui fit remarquer Grayder. Feignant d'ignorer cette observation, l'Ambassadeur laissa éclater sori enthousiasme: - Une lune banale, de taille à peu près convenable, voilà qui me plaît! Ces mondes flanqués d'une demi-douzaine de lunes minuscules me rappellent trop fortement que je suis à x millions de kilomètres de tout. Mais avec le paysage convenable, l'atmosphère convenable et une seule lune, je pourrai imaginer que je suis sur Terra. J'espère seulement que les autochtones auront un tant soit peu appris à se comporter comme des Terriens de bon sens ... des Terriens convenables. -Cela, j'en doute, dit Grayder. -Moi aussi. Néanmoins, un simple à peu près suffirait à me rendre heureux. Tant qu'ils sont semblables à nous sous d'autres rapports, ils peuvent bien procéder à des cérémonies vaudou tous les jeudis soir. Il se tut, comme le vaisseau se rapprochait et que croissait la face éclairée de la planète. Suivirent les orbites et photographies habituelles. On aperçut beaucoup de villages et de petites villes, ainsi que de vastes régions cultivées. Il était évident que cette planète, tout en n'étant pas totalement exploitée, se trouvait entre les mains de colons nombreux et entreprenants. Soulagé par cette saine vitalité, cette opulence et l'apparente absence d'épidémie, Grayder posa le vaisseau sur la première assise solide qu'il aperçut. L'énorme masse atterrit telle une plume sur une colline basse parmi les champs. Les hublots s'emplirent de nouveau de visages tandis que chacun considérait ce nouveau monde. Le sas intermédiaire s'ouvrit, la passerelle descendit. Comme auparavant, la sortie s'effectua dans l'ordre strict de préséance, en commençant 334
par l'Ambassadeur et en finissant par le sergent-major Bidworthy. Groupés au pied de la passerelle, ils passèrent ces premiers moments à s'abreuver de soleil et d'air frais. Son Excellence ramassa une motte épaisse sous son pied et arracha un brin d'herbe avec un grognement de contentement. Il était bâti de telle sorte que cet effort constituait pour lui un véritable exploit qui lui donna mal au ventre. -De l'herbe terrienne. Vous voyez, capitaine? Est-ce seulement une coïncidence ou bien l'ont-ils importée? -Lun est aussi possible que l'autre. On connaît plusieurs mondes herbus. Et presque tous les colons sont partis avec des cargaisons de graines. -En tout cas, c'est un nouveau souvenir de la patrie. Je crois que le coin va me plaire. (LAmbassadeur regarda dans le lointain avec une fierté de propriétaire.) On dirait qu'il y a quelqu'un qui travaille, là-bas. Il se sert d'un petit motoculteur pourvu de deux grosses roues. Ils ne doivent pas être trop primitifs, dirait-on. Hum! (Il frotta son double - ou triple - menton.) Amenez-le ici. Nous bavarderons, afin de découvrir par où il est préférable de commencer. -Très bien, dit le capitaine Grayder avant de se tourner vers le colonel Shelton. Son Excellence désire parler à ce fermier. Il désignait la silhouette au loin. - Le fermier, annonça Shelton au commandant Hame. Son Excellence veut le voir sur-le-champ. - Amenez ce fermier ici, ordonna Hame au lieutenant Deacon. Vite! - Allez chercher ce fermier, lança Deacon au sergent-major Bidworthy. Et dépêchez-vous, Son Excellence attend! Bidworthy chercha quelqu'un de grade inférieur et se souvint que tout le monde était à l'intérieur en train de nettoyer le vaisseau sans fumer, selon ses ordres. C'est lui qui semblait être l'élu. Il arpenta quatre champs puis, arrivant à distance pour héler son objectif, il effectua un arrêt tout militaire et lâcha, dans un beuglement tout aussi militaire: - Salut, vous! Le fermier arrêta sa pénible progression derrière le minuscule tracteur, s'essuya le front, puis jeta autour de lui un regard indifférent, en dépit de la masse gargantuesque du vaisseau. Bidworthy lui adressa de nouveaux gestes accompagnés d'ordres autoritaires. Le fermier lui rendit son salut et reprit son travail. Bidworthy usa d'une expression imagée qui signifiait « Doux Jésus », et se rapprocha de cinquante mètres à pas lents. Il s'aperçut que l'autre avait des sourcils épais, un visage buriné, et était grand et mince. - Oh là! hurla-t-il. Arrêtant de nouveau son motoculteur, le fermier s'appuya sur l'une des poignées et se cura tranquillement les dents. Bidworthy se fit l'astucieuse réflexion qu'au fil des siècles la langue terrienne avait peut-être été abandonnée au profit d'un quelconque jargon. C'est pourquoi il demanda: 335
-Me comprenez-vous? - Qui peut véritablement comprendre autrui? répondit le fermier. Lespace d'un instant, Bidworthy se trouva embarrassé. Il se reprit, et se hâta de déclarer: -Son Excellence l'Ambassadeur de Terra désire vous parler sur-Iechamp. Lautre lui adressa un regard dubitatif tout en continuant à se curer les dents. -Vraiment? En quoi est-il excellent, votre Excellence ? -C'est une personne d'une importance considérable, repartit Bidworthy, incapable de décider si son interlocuteur plaisantait à ses dépens, ou s'il s'agissait d'une forte tête. Bon nombre de ces pionniers aimaient à se considérer comme des fortes têtes. - D'une importance considérable, répéta le fermier. Il cligna les yeux vers la ligne d'horizon, comme s'il tentait de saisir un concept radicalement étranger. Au bout d'un moment, il demanda: -Qu'arrivera-t-il à votre planète natale quand cette personne mourra? -Rien, admit Bidworthy. - Elle continuera à exister comme par le passé? -Oui. - Autour de son soleil ? - Naturellement. -Alors, déclara sèchement le fermier, si son existence ou sa nonexistence ne fait aucune différence, il ne peut être important. Sur ce, son petit appareil toussota et le tracteur s'ébranla. Bidworthy s'enfonça les ongles dans les paumes et s'accorda trente secondes pour s'emplir d'oxygène, avant de demander d'une voix rauque: - Allez-vous ou non parler avec l'Ambassadeur ? -Non. -Je ne peux pas revenir sans message pour Son Excellence. Lautre le regarda, incrédule. -En vérité? Qu'est-ce qui vous en empêche? (Remarquant le rougissement de mauvais aloi de Bidworthy, il ajouta avec compassion:) Bon, annoncez-lui que j'ai dit. .. (Il s'arrêta pour réfléchir, puis:) Que Dieu soit avec vous, et au revoir. Le sergent-major Bidworthy était un homme robuste qui pesait près de cent kilos. Il avait écumé la galaxie pendant vingt-cinq ans, et n'avait peur de rien. On ne l'avait jamais vu frissonner. .. mais il tremblait de la tête aux pieds lorsqu'il revint à la base de la passerelle. Son Excellence fixa sur lui un œil glacial et demanda: -Eh bien? - Il refuse de venir, avoua Bidworthy, une veine battant à ses tempes. Monsieur, si je pouvais l'avoir quelques mois dans les forces spatiales, je lui apprendrais à avancer au pas de gymnastique! 336
-Je n'en doute pas, sergent-major, l'apaisa l'Ambassadeur. (Il continua en chuchotant à l'adresse du colonel Shelton:) C'est un brave type, mais il n'est pas diplomate. Trop sec et trop vif. Vous feriez mieux d'aller vous-même chercher ce fermier. Nous ne pouvons traînasser de la sorte jusqu'à la fin des temps. - Très bien, Votre Excellence. Tirant la jambe à travers champs, Shelton rattrapa le fermier, lui sourit d'un air agréable et fit: - Bonjour, mon ami. Arrêtant son engin, le fermier soupira comme si la journée avait décidément mal commencé. Ses yeux marron foncé, presque noirs, considérèrent le nouveau venu. -Qu'est-ce qui vous fait croire que je suis votre ami? -C'est une façon de parler, lui expliqua Shelton.· Il vit alors ce qui n'allait pas. Bidworthy était tombé sur un individu irascible. Ils avaient dû se comporter comme chien et chat. Bon, en tant qu'officier de haut rang, Shelton était capable de manipuler n'importe qui, bon ou mauvais, doux ou amer, jovial ou bilieux. Il reprit d'un ton mielleux: - Je voulais seulement me montrer courtois. - Il est vrai que cela en vaut la peine ... si l'on y parvient, médita le fermier. Rosissant légèrement, Shelton poursuivit avec détermination: -J'ai pour ordre de réclamer le plaisir de votre compagnie dans le vaisseau. - Pour ordre? -Oui. - Pour ordre, véritablement et absolument? -Oui. Lautre sembla perdu dans une rêverie, avant de revenir à la réalité pour demander de but en blanc: - Vous pensez qu'ils tireront quelque plaisir de ma compagnie? - J'en suis sûr, répondit Shelton. - Vous mentez, dit le fermier. Sa mine s'assombrissant, le colonel Shelton lâcha: - Je ne permets à personne de me traiter de menteur. - Vous venez pourtant de le permettre, lui fit remarquer le fermier. Feignant d'ignorer sa réplique, Shelton insista: - Bon, venez-vous jusqu'au vaisseau? -Non. -Pourquoi? - Otto, fit le fermier. -Comment? - Otto, répéta-t-il. Cela ressemblait à une sorte d'insulte. Shelton revint et dit à l'Ambassadeur: 337
-Cet individu est du genre petit malin. En fin de compte, je suis parvenu à lui soutirer un mystérieux « Otto ». -De l'argot local, enchaîna Grayder. Il s'en développe énormément en quatre siècles. J'ai rencontré un ou deux mondes où il s'en était tant créé que cela avait fini par former une nouvelle langue. -Il a compris ce que vous disiez? demanda l'Ambassadeur à Shelton. - Oui, Excellence. Son anglais est excellent. Mais il ne veut pas abandonner son travail. (Il réfléchit et suggéra:) Si c'était moi, je l'amènerais ici de force au moyen d'une escorte armée. -Voilà qui l'encouragerait à nous donner des renseignements essentiels, commenta l'Ambassadeur, manifestement sarcastique. (Il se tapota l'estomac, lissa sa veste et jeta un coup d'œil à ses chaussures étincelantes.) Il ne me reste plus qu'à aller lui parler moi-même. Shelton fut scandalisé. - Votre Excellence, vous ne pouvez faire ça! - Pourquoi donc? - Ce serait manquer de dignité. -Je suis parfaitement conscient de ce fait, dit l'Ambassadeur sèchement. Quel autre terme suggérez-vous à cette alternative? -Nous pouvons envoyer une patrouille qui trouvera quelqu'un de plus coopératif. - Et aussi de mieux informé, avança le capitaine Grayder. De toute façon, nous n'apprendrons pas grand-chose d'un péquenot bourru. Je doute qu'il connaisse le quart des réponses à nos questions. -Très bien. (L'Ambassadeur abandonna son idée de procéder par lui-même.) Préparez une patrouille et voyons le résultat. - Une patrouille, indiqua le colonel Shelton au commandant Hame. Constituez-en une tout de suite. - Envoyez une patrouille, ordonna Hame au lieutenant Deacon. SurIe-champ! -Une patrouille sur pied immédiatement, sergent-major, aboya Deacon. Bidworthy escalada lourdement la passerelle, introduisit la tête dans le sas et cria: - Sergent Gleed, dehors avec votre peloton, et que ça saute! (Il lâcha un reniflement soupçonneux et pénétra dans le sas. Sa voix monta de plusieurs décibels.) Qui a fumé? Par le Diable, si j'attrape celui qui. .. De l'autre côté du champ, quelque chose toussota tranquillement tandis que de grosses roues avançaient péniblement. La patrouille formée de deux rangs de huit hommes tourna lorsque fut aboyé un ordre, et s'éloigna au pas dans la direction du nez du vaisseau. Le rythme était parfait, si le mouvement manquait de grâce. Les bottes s'abattaient à l'unisson, les accoutrements cliquetaient avec des sons martiaux, et le soleil orangé étincelait sur le métal. 338
Le sergent Gleed n'eut pas à mener ses troupes bien loin. Ils se trouvaient à cent mètres du museau du vaisseau lorsqu'il remarqua, sur sa droite, un homme en train de trottiner à travers champs. Considérant l'appareil avec une totale indifférence, celui-ci se dirigeait vers le fermier toujours au loin. - Patrouille, à droite, droite! hurla Gleed, s'empressant de profiter de la situation. La patrouille tourna à droite, et dépassa le marcheur. Gleed ordonna un demi-tour, qu'il fit suivre d'un geste ordonnant de s'emparer de l'individu. Accélérant le pas, la patrouille ouvrit ses rangs et devint une file double d'hommes marchant lourdement de part et d'autre du marcheur. Feignant d'ignorer cette escorte, ce dernier continua à avancer, à la manière de quelqu'un convaincu que tout n'est qu'illusion. - À gauche, gauche! gronda Gleed en tentant de diriger la troupe vers l'Ambassadeur. Obéissant promptement, la double file marcha à gauche, un, deux, trois, hop! Ce fut une manœuvre nette et précise, magnifique à observer. Une seule chose la gâcha: l'homme au milieu qui maintint avec entêtement son orbite choisie et avança tranquillement entre les numéros 4 et 5 de la file de droite. Cela bouleversa Gleed, d'autant plus qu'en l'absence d'ordre nouveau sa patrouille continuait à marcher vers l'Ambassadeur. Son Excellence put contempler le spectacle peu militaire d'une escorte qui martelait stupidement le sol dans un sens tandis que son prisonnier poursuivait, impassible, dans l'autre sens. Le colonel Shelton trouverait à faire quelques commentaires, et ce qu'il oublierait, Bidworthy s'en souviendrait. - Patrouille! beugla Gleed en pointant un doigt outragé en direction de l'évadé, momentanément oublieux du règlement. Attrapez ce cloporte! Rompant les rangs, ils allèrent encercler le nomade au pas de charge. Ils le serrèrent de trop près pour que ce dernier puisse encore avancer. Contraint et forcé, il s'arrêta. Gleed s'approcha, à bout de souffle. - Écoutez, haleta-t-il, l'Ambassadeur de Terra veut vous parler... c'est tout. L'autre le fixa de ses grands yeux bleus tranquilles. C'était un individu d'allure cocasse, qui semblait avoir oublié de se raser depuis pas mal de temps. Une frange de favoris roux encadrait son visage, le faisant vaguement ressembler à un tournesol. - Voilà qui me fait une belle jambe. - Allez-vous parler avec Son Excellence? s'entêta Gleed. -Non, répondit Tournesol avec un signe en direction du fermier. Je vais parler avec Zeke. -L'Ambassadeur d'abord, insista Gleed d'un ton plus dur. C'est une grosse légume. -Je n'en doute pas, lâcha Tournesol en indiquant quelle sorte de légume il avait à l'esprit. 339
-Un petit malin, hein? dit Gleed en rapprochant un visage de plus en plus désagréable. (Il fit un signe à l'adresse de ses hommes.) Très bien, emmenez-le. Il va bien voir. Le petit malin en question choisit cet instant pour s'asseoir. Ille fit de manière fort raide, se donnant l'aspect d'une statue accroupie, ancrée là pour le restant de l'éternité. Gleed avait déjà eu affaire à des entêtés, toutefois celui-ci était calme, très calme. -Soulevez-le et emportez-le, ordonna Gleed. Ils le soulevèrent et l'emportèrent donc, pieds en avant, favoris en arrière. Il était mou et sans résistance entre leurs mains, poids mort rendu aussi difficile à porter que possible. De cette manière n'augurant rien de bon, ils arrivèrent en présence de l'Ambassadeur. L'escorte le remit sur pied. Aussitôt, l'homme se dirigea vers Zeke. -Retenez-le, nom d'un chien! hurla Gleed. La patrouille l'accrocha et s'agrippa à lui. L'Ambassadeur considéra les favoris avec une dissimulation polie de son écœurement, et toussa avec délicatesse. -Je suis profondément navré que vous ayez dû venir ici de pareille façon, dit-il. - Dans ce cas, suggéra le prisonnier, vous auriez pu vous épargner cette angoisse en ne le permettant pas. -Nous n'avons pas eu d'autre choix. Il nous faut absolument entrer en contact. -Je ne sais pas, dit Tournesol. Qu'est-ce que la date d'aujourd'hui a donc d'aussi spécial? L'Ambassadeur fronça les sourcils, embarrassé. - La date? Quel rapport avec la date? -C'est exactement ce que je vous demande. L'Ambassadeur se tourna vers les autres. -Il y a là quelque chose qui m'échappe. Vous voyez où il veut en venir? Ce fut Shelton qui répondit. -J'avancerai une hypothèse, Votre Excellence. Je crois qu'il veut nous faire entendre que, puisque nous les avons laissés sans contact pendant quatre cents ans, il n'existe aucune urgence particulière pour y procéder aujourd'hui. Il jeta un coup d'œil à Tournesol pour chercher confirmation. Cet estimable personnage partagea son opinion par ces mots: - Pas mal observé, pour un attardé. C'en fut trop pour Bidworthy. Sa poitrine se souleva et ses yeux s'enflammèrent. -Montrez un peu plus de respect à l'égard des officiers de haut rang! Les doux yeux bleus du prisonnier se tournèrent vers lui en une surprise enfantine, et l'examinèrent lentement de bas en haut, puis de haut en bas. Les yeux interrogateurs se reportèrent sur l'Ambassadeur. 340
- Quel est donc cet individu ridicule? Écartant cette question d'un geste impatient de la main, l'Ambassadeur déclara: -Voyons, nous n'avons nullement l'intention de vous tourmenter comme vous semblez le penser. Nous n'avons pas davantage le désir de vous retenir plus longtemps que nécessaire. Tout ce que nous ... Lautre l'interrompit: -C'est vous, naturellement, qui déterminez la durée de cette nécessité? -Au contraire, vous pouvez en décider par vous-même, répliqua l'Ambassadeur dans un méritoire effort de sang-froid. Il vous suffit de nous ... -Je décide que c'est maintenant, enchaîna le prisonnier. (Il essaya de se libérer de son escorte.) Je veux parler à Zeke. LAmbassadeur s'entêta. - Il vous suffit de nous dire où trouver un agent public qui nous permettra d'entrer en contact avec votre gouvernement. Par exemple, où se trouve le poste de police le plus proche? demanda-t-il, le regard sévère et dominateur. - Otto! lâcha Tournesol. -Pardon? -Otto! -Vous de même! lui rétorqua l'Ambassadeur à bout de patience. - C'est précisément ce que j'essaie de faire, insista le prisonnier, mystérieux. Seulement, vous ne m'en laissez pas le loisir. -Si je peux faire une suggestion, Votre Excellence, avança Shelton, permettez-moi. .. -Je ne demande aucune suggestion et n'en permets aucune! lança l'Ambassadeur, en colère. J'en ai assez vu de toute cette mascarade. Je suis d'avis que nous avons atterri par hasard dans une réserve de débiles mentaux. Autant reconnaître ce fait et nous en aller sans plus tarder. -Voilà qui est parler, approuva Tournesol. Plus vous irez loin, mieux cela vaudra. - Nous n'avons aucune intention de quitter cette planète, si c'est ce que vous avez dans ce qui vous sert d'esprit, rétorqua l'Ambassadeur. (Il enfonça dans le sol un pied impérial.) Ce monde fait partie de l'Empire terrien. Il sera reconnu comme tel, cartographié et organisé. - Ça, oui! renchérit le fonctionnaire en chef. Son Excellence jeta un regard renfrogné en arrière, avant de continuer: - Conduisons le vaisseau en un lieu où les esprits sont plus clairs. (Il pivota vers l'escorte.) Laissez-le aller. Il est probablement pressé d'emprunter un rasoir. Ils relâchèrent leur prise. Tournesol se tourna aussitôt en direction du fermier, telle une aiguille magnétisée irrésistiblement attirée par Zeke. Sans autre parole, il repartit de son pas indolent. La déception et l'écœurement apparurent sur le visage de Bidworthy et de Gleed qui observaient son départ.
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- Faites décoller le vaisseau tout de suite, capitaine, dit l'Ambassadeur
à Grayder. Posez-le près d'une ville intéressante ... non dans un trou perdu, où les paysans considèrent les étrangers comme des indésirables. Il escalada la passerelle d'un air important. Le capitaine Grayder le suivit, puis le colonel Shelton, le professeur de diction, puis leurs successeurs dans l'ordre de préséance. Gleed et ses hommes, enfin. Le sas se referma. La sirène retentit. Malgré sa masse gigantesque, le vaisseau frissonna brièvement d'un bout à l'autre, sans grondement assourdissant ni manifestation spectaculaire de flammes. Il n'y avait, en fait, que le silence en dehors d'un petit moteur qui toussotait et du murmure de deux hommes qui marchaient à sa suite. Aucun d'eux ne se donna la peine de tourner la tête pour voir ce qui se passait. - Trois kilos de tabac de première qualité, cela représente un peu trop pour un casier de cognac, protesta Tournesol. - Pas pour mpn cognac, dit Zeke. Il est plus fort que mille Gands et plus doux qu'une chute de Terrien.
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L
'atterrissage du grand vaisseau s'effectua sur un plateau à trois kilomètres au nord d'une ville de douze à quinze mille personnes. Grayder aurait préféré examiner les lieux à basse altitude auparavant, mais on ne manie pas un tel mastodonte comme un vulgaire remorqueur. Si près de la surface d'une planète, impossible de pinailler. La manœuvre se résumait à deux choses: se poser et décoller. Grayder posa donc le vaisseau à l'endroit le plus accueillant. On sortit la passerelle, et le cortège officiel descendit dans le même ordre que précédemment. LAmbassadeur jeta un regard vers la ville, puis manifesta son irritation: -Il y a quelque chose qui cloche. La ville n'est pas loin. Personne ne peut rater un vaisseau aussi imposant qu'une montagne. Mille personnes ont dû assister à notre atterrissage, même si tous les autres ont fermé leurs rideaux pour faire tourner les tables, ou jouent au poker dans leur cave ... Sont-ils excités? - On ne le dirait pas, répondit Shelton en tirant sur sa paupière pour le plaisir de la sentir reprendre sa place. - Ce n'était pas une question. Je vous le dis: ils ne sont pas excités. Ils ne sont pas étonnés ... ni même intéressés. On croirait au contraire qu'ils reçoivent la visite d'un vaisseau bourré de variole. Qu'est-ce qui ne va pas? -Peut-être manquent-ils de curiosité, avança Shelton. -À moins qu'ils aient peur. Ou qu'ils soient encore plus dingues que ceux des autres mondes. Toutes ces planètes ont été colonisées par des lunatiques désireux de créer un paradis où leurs excentricités pouvaient se donner libre cours. Après quatre cents ans de pratique ininterrompue, leurs idées folles sont devenues la norme: on a considéré comme normal de perpétuer la folie de ses ancêtres ... Sans compter que des croisements sur des générations ont pu constituer des individus des plus étranges. Mais nous les guérirons. -Oui, Votre Excellence, nous y parviendrons assurément. -Quant à vous, vous ne m'avez pas l'air particulièrement équilibré, lorsque vous faites joujou comme cela avec votre paupière, lui reprocha l'Ambassadeur. (Il désigna le sud-est tandis que Shelton enfonçait sa main coupable dans sa poche.) Il ya une route là-bas, large et apparemment solide.
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On ne construit pas de telles voies pour l'amour de l'art. Dix contre un que c'est une artère importante. -Cela m'en a l'air, acquiesça Shelton. - Faites sortir une patrouille, colonel. Si vos hommes ne ramènent pas un volontaire dans un temps raisonnable, c'est tout le bataillon que nous enverrons en ville. - Une patrouille! dit Shelton au commandant Hame. - Formez une patrouille, ordonna Hame au lieutenant Deacon. - La patrouille, sergent-major, lança Deacon. Bidworthy fit ressortir Gleed et ses hommes, les rangea sur deux files, indiqua la route, aboya un peu et les poussa dans la bonne direction. Ils s'ébranlèrent, Gleed en tête. Leur objectif se trouvait à huit cents mètres, et obliquait vers la ville. Les soldats de la file de gauche apercevaient les faubourgs les plus proches; ils contemplèrent les bâtiments avec envie en souhaitant que Gleed soit en enfer, Bidworthy en train d'activer le feu sous lui. À peine avaient-ils atteint leur but que quelqu'un apparut. Il provenait des faubourgs, et filait sur un engin qui évoquait une motocyclette. Celui-ci roulait sur une paire de gros ballons en caoutchouc et était propulsé par un ventilateur grillagé. Gleed déploya ses hommes sur la route. Le véhicule lâcha un bruit qui rappela à tout le monde Bidworthy mis en présence de bottes sales. - Ne bougez pas, ordonna Gleed. J'écorcherai vif celui qui s'écartera. Un nouvel avertissement aigu métallique retentit, mais personne ne bougea. Le deux-roues ralentit, parvint à leur hauteur et s'arrêta. Le ventilateur continua à tourner, ses pales presque visibles et produisant un sifflement régulier. - Qu'est-ce qui vous prend? lança le motocycliste. Il était maigre, devait avoir un peu plus de trente ans, portait un anneau en or dans le nez et arborait une natte d'un mètre vingt de long. Clignant des yeux incrédules devant cet affublement, Gleed agita un doigt en direction de la montagne métallique en bredouillant: - Euh ... Notre vaisseau vient de Terra. -. Et alors, que voulez-vous que je fasse? Une crise d'hystérie? - Nous comptons sur votre coopération, lui dit Gleed, toujours étonné par la natte. Jamais auparavant il n'avait vu une telle parure. Cela ajoutait une touche de férocité rappelant les natifs nord-américains d'un passé vague et lointain, que l'on voyait dans les livres d'images. -Notre coopération, répéta le motard d'une voix rêveuse. Que voilà un joli mot. Vous en connaissez la signification, naturellement? - Je ne suis pas stupide. -Le niveau exact de votre quotient intellectuel n'est pas en cause pour l'instant, lui signala le motard, son anneau nasal s'agitant au rythme de ses mots. Nous parlons de coopération. Je suppose que vous la pratiquez beaucoup?
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-Vous pensez, lui assura Gleed. Moi, alllSl que tous ceux qui connaissent leur intérêt. -Tenons-nous-en au sujet, voulez-vous? (Il emballa son ventilateur, puis le laissa ralentir.) On vous donne des ordres et vous obéissez? -Naturellement. Je passerais un sale quart d'heure si. .. L'homme courba le dos, puis pinça la lèvre inférieure. -Voilà donc ce que vous appelez coopération? Eh bien, c'est toujours bon de vérifier les faits historiques. Les livres auraient pu se tromper. (Son ventilateur jeta un vif éclat, et la machine avança brutalement.) Excusez-moi! La roue avant écarta de force deux soldats, et les bouscula de côté. Avec un vrombissement, l'engin fila sur la route, le souffle du ventilateur dressant la tresse du motocycliste à l'horizontale. -Espèces d'empotés! s'énerva Gleed à l'encontre des deux hommes qui se relevaient en s'époussetant. Je vous avais dit de tenir bon. Qu'est-ce que vous vouliez faire en le laissant ainsi se glisser entre nos pattes? - Pas grand-chose, sergent, répondit lugubrement le premier. -Et ne répondez pas! Vous auriez pu faire éclater un de ses ballons avec vos pistolets. Cela l'aurait arrêté. -Vous ne nous avez pas dit de nous servir de nos pistolets. - Et puis, où était le vôtre? ajouta une voix furtive. Gleed fit volte-face, et ses yeux ratissèrent une longue rangée de visages impassibles. Il était impossible de déceler le coupable. -Qui a parlé? Je m'en vais vous dresser avec la prochaine fournée de corvées, moi. Je veillerai à ce que ... - Le sergent-major arrive, avertit l'un des hommes. Bidworthy progressait dans leur direction d'un air martial. Lorsqu'il arriva enfin, il toisa la patrouille d'un regard froid et méprisant. -Que s'est-il passé? -Ce type m'a raconté des bêtises, se plaignit Gleed après avoir résumé l'incident. Il ressemblait à un de ces Indiens Chickasaws ... -Vraiment? (Bidworthy l'examina un moment, puis demanda:) Qu'est-ce qu'un Chickasaw? - J'ai lu quelques trucs à leur sujet quand j'étais gosse, répondit Gleed, heureux de faire preuve d'un tant soit peu d'instruction. Ils se sont enrichis avec le pétrole, en Caroline et dans le Mississippi. Ils avaient de longs cheveux tressés, portaient des couvertures et roulaient dans des voitures plaquées or. -Quelles idioties essayez-vous de me faire gober? Sachez que j'ai abandonné les histoires de tapis volants à l'âge de sept ans, que j'ai étudié la balistique avant d'en avoir douze, et la logistique militaire à quatorze. Il renifla, et lança à l'autre un regard enflammé. -Mais ils ont existé, maintint Gleed. Ils ... -Les fées aussi, lâcha Bidworthy. Ma mère l'affirmait. Ma mère était une brave femme. Elle ne me disait pas trop de fichus mensonges ... en général. Soyez un peu adulte! (Il cracha sur la route, puis fixa son regard sur
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la patrouille.) Très bien, sortez vos pistolets ... en supposant que vous les ayez, que vous sachiez où ils sont et de quelle main les tenir. C'est moi qui donne les ordres, maintenant. Je me charge personnellement de la prochaine rencontre. Assis sur un rocher au bord de la route, il se mit à contempler la ville. Gleed se tenait à son côté, quelque peu froissé. La patrouille demeurait déployée sur la route, les pistolets sortis. Une demi-heure s'écoula sans que rien se produise. L'un des hommes implora: - Est-ce qu'on peut fumer, sergent-major? -Non! Ils retombèrent dans un silence lugubre, se léchant les lèvres de temps en temps et méditant. Ils avaient de nombreux sujets de réflexion. Une ville - toute ville humaine - possède des caractéristiques impossibles à trouver ailleurs dans l'univers: lumières, compagnie, liberté, rire ... tout ce qui crée la vie. Autant de choses qui engendrent rapidement un manque. Un grand autocar finit par émerger des faubourgs. Il emprunta la grand-route et se dirigea vers eux. Brillant et fuselé, il roulait sur deux rangées de dix ballons en émettant un vrombissement identique à celui de la motocyclette, quoique amplifié. Il ne possédait pas de ventilateur visible. Il était chargé de passagers. À deux cents mètres du barrage routier, le véhicule beugla par hautparleur un pressant : « Rangez-vous! Rangez-vous! » - Ça y est, on en a capturé un tas, commenta Bidworthy, ravi. L'un d'eux nous apprendra tout ce qu'on veut savoir, ou je démissionne des forces spatiales. Il quitta son rocher et se tint prêt. « Rangez-vous! Rangez-vous! » -Perforez les ballons s'il essaie de passer, ordonna Bidworthy. Ce ne fut pas nécessaire. L'autocar ralentit et s'arrêta à un mètre à peine du barrage. La tête du conducteur sortit de la cabine. Par d'autres fenêtres émergèrent des visages curieux. S'essayant à la cordialité fraternelle, Bidworthy s'avança et lança avec peine: -Bonjour! -Votre sens de l'heure est détraqué, répliqua le chauffeur. Vous ne pouvez pas vous payer une montre? Il possédait une lourde mâchoire, un nez cassé, des oreilles en choufleur, et l'air d'un énervé du volant. - Hein? fit Bidworthy. - Nous sommes le soir. On dit bonsoir. L'officier se força à sourire. - C'est vrai, admit-il. Bonsoir! - Ma foi, je ne sais pas trop s'il est si bon que cela, médita le chauffeur en s'appuyant sur son volant et en se grattant la tête. On a un soir chaque jour, 346
toujours le même. Le matin passe, et qu'arrive-t-il? On doit se taper la soirée. Et chacune d'elles ne fait que nous rapprocher de la tombe. - Cela se peut, lui concéda Bidworthy, peu sensible à cet aspect morbide des choses. Mais j'ai d'autres sujets d'inquiétude ... - À quoi bon s'inquiéter de quoi que ce soit, passé, présent ou à venir? Car les problèmes ne tardent jamais à survenir, de toute façon, et il faut s'en accommoder. -Peut-être, temporisa Bidworthy, songeant que ce n'était pas le moment de songer au côté sinistre de l'existence. Mais je préfère m'occuper de mes ennuis personnels à ma façon. - Les ennuis qui concernent tout le monde ne sont jamais personnels, non plus que les façons de les régler, continua l'oracle à l'air coriace. Sommes-nous dans ce cas? -Je ne sais pas et je m'en fiche, grommela Bidworthy, tandis que montait sa tension artérielle. Il avait furieusement conscience de Gleed et de la patrouille qui l'observaient, l'écoutaient et souriaient sûrement comme des singes idiots derrière son dos. Sans compter la cargaison de passagers bouche bée. - Je crois que vous ne faites que parler pour gagner du temps. Apprenez que cela ne sert à rien. Je suis ici dans un dessein précis, que j'ai bien l'intention d'accomplir. L'Ambassadeur de Terra attend ... -Nous aussi. -Il veut vous parler et il vous parlera, s'entêta Bidworthy. -Je serai le dernier à l'en empêcher. Nous possédons la liberté de parole. Qu'il s'avance et dise son fait pour que nous puissions repartir. - C'est vous qui allez le voir. Vous tous, précisa Bidworthy en désignant les passagers. - Pas moi, lui opposa un gros homme, la tête sortie à une fenêtre. Il portait d'épaisses lunettes qui faisaient ressembler ses yeux à des œufs pochés. De plus, il était décoré d'un haut-de-forme rayé comme un sucre d'orge. - Moi non plus, lui assura le chauffeur. Bidworthy arbora son air le plus menaçant. - Très bien. Avancez ou reculez cette volière d'un centimètre et nous transformons vos pneus pansus en chair à saucisse. Sortez de ce car. -Ha ha. Voilà qui me ferait mal. Venez plutôt me chercher. Bidworthy fit un signe aux six hommes les plus proches. -Vous l'avez entendu. Allez-y! Ils ouvrirent brutalement la portière et s'engouffrèrent à l'intérieur. S'ils escomptaient que la victime se débattrait, ils furent déçus. Elle ne tenta nullement de résister. Ils s'en saisirent et tirèrent ensemble. L'homme se laissa aller. Son corps pencha d'un côté et sortit à demi par la portière. Ils ne purent le tirer plus loin. -Allons, dégagez-le! les encouragea Bidworthy avec impatience. Montrez-lui de quel bois vous êtes faits.
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Lun des hommes enjamba le corps, farfouilla dans la cabine et annonça: -Mieux vaut que vous sachiez que ... -Quoi? - Il est enchaîné à la colonne de direction. - Absurde! Laissez-moi voir. Il regarda et s'aperçut que c'était vrai. Une chaîne et un cadenas compact et compliqué liaient la jambe du chauffeur à son car. -Où est la clé? -Fouillez-moi donc, l'invita le conducteur. Ils s'exécutèrent. Leurs efforts restèrent vains. Pas de clé. - Qui la détient ? -Otto! - Refourrez-le dans son siège, ordonna Bidworthy, l'air féroce. On prendra les passagers. Pour moi, un petzouille en vaut un autre. (Il s'avança à grands pas jusqu'aux portières, et les ouvrit brutalement.) Tous dehors, et que ça saure! Personne ne bougea. Ils l'étudièrent en silence avec des expressions variées dont aucune ne valait grand-chose pour son ego. Le gros homme au haut-deforme rêvassait d'un air sardonique. Bidworthy décida que celui~là ne lui plaisait pas, et qu'un cours accéléré de gymnastique militaire l'aiderait à maigrir. -Vous pouvez sortir sur vos jambes, ou sur la tête, annonça-t-il aux passagers en général et au gros homme en particulier. Comme il vous plaira. Décidez-vous! - Si vous ne savez pas vous servir de votre cervelle, servez-vous au moins de vos yeux, commenta le gros homme, enjoué. Il s'agita sur son siège avec force bruits métalliques. Bidworthy se pencha pour mieux voir. Puis il pénétra dans le véhicule et le parcourut sur toute sa longueur en étudiant soigneusement chaque passager. Ses traits étaient plus sombres de deux tons lorsqu'il ressortit et s'adressa au sergent Gleed: -Ils sont tous enchaînés. Jusqu'au dernier. (Il dévisagea le chauffeur.) Pour quelle raison sont-ils entravés? -Otto, dit le chauffeur d'un air dégagé. - Qui possède les clés? -Otto. Inspirant profondément, Bidworthy déclama, à l'intention de personne en particulier: -De temps en temps, j'entends parler d'un type devenu fou furieux qui a abattu des dizaines de personnes. Je me suis toujours demandé pour quelle raison ... maintenant, je sais. (Il se rongea les phalanges, et glissa à l'adresse de Gleed:) Impossible de ramener ce véhicule au vaisseau, avec ce pantin qui bloque les commandes. Soit nous trouvons les clés, soit nous allons chercher des outils pour les libérer. -Vous pouvez aussi nous dire adieu et rentrer chez vous, avança le chauffeur.
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-La ferme! Même si je devais rester ici un million d'années, je ... -Voilà le colonel, marmotta Gleed en le poussant du coude. Une fois arrivé, le colonel Shelton fit cérémonieusement le tour de l'autocar, dont il examina la conception et jaugea les occupants. Il broncha devant le chapeau en sucre d'orge dont le possesseur ricanait par la fenêtre. Puis il se planta devant la patrouille. - Qu'est-ce qui ne va pas, cette fois? - Ils sont aussi fous que les autres, monsieur. Ils sont impudents, répètent sans cesse « Otto!» et se moquent royalement de Son Excellence. Ils ne veulerit pas sortir, et on ne peut les y forcer parce qu'ils sont enchaînés à leurs sièges. Les sourcils de Shelton se soulevèrent à mi-chemin de ses cheveux. - Enchaînés? Pourquoi diable? - Je l'ignore, monsieur. Tout ce que je peux vous dire, c'est qu'ils sont entravés comme un ramassis de bandits qu'on emmène au trou, et ... Shelton s'éloigna pour regarder de plus près, puis revint. - Vous ne vous trompez peut-être pas tellement, sergent-major. Mais je ne crois pas qu'il s'agisse de criminels. - Non, monsieur? -Non. Il jeta un regard évocateur sur la coiffure colorée du gros homme et autres excentricités vestimentaires, y compris le nœud à petits pois de trente centimètres d'un rouquin. -On dirait plutôt des fous en route pour l'asile. Je vais demander. (Il se dirigea vers la cabine et interrogea le conducteur.) Cela vous gênerait-il de me donner le lieu de votre destination? -Oui, répondit l'autre. -Très bien. Quel est-il? -Voyons, dit le chauffeur, on parle bien la même langue? -Pourquoi? - Vous venez de me demander si cela me gênait et j'ai répondu oui. (Il eut un geste peu flatteur.) Cela me gêne. - Vous refusez de me le dire? -Ça s'améliore au niveau de la comprenette, fiston. - Fiston? s'emporta Bidworthy, véhément. Vous rendez-vous compte que vous parlez à un colonel ? -Qu'est-ce que c'est, un colonel? demanda le conducteur d'un air intéressé. - Par la peste, si vous ... Shelton calma Bidworthy de la main. - Laissez-moi faire. (Il arbora une expression glaciale en retournant son attention vers le chauffeur.) En route. Je suis navré que vous ayez été retenu. -Je vous en prie, répondit le conducteur avec une politesse exagérée. Je vous le revaudrai peut-être un jour.
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Sur cette remarque énigmatique, il fit avancer son engin. La patrouille s'écarta pour le laisser passer. Le vrombissement du car grimpa vers l'aigu, comme il s'éloignait sur la route poussiéreuse. Les yeux toujours fixés dessus, Bidworthy, le visage empourpré, jura: - Cette foutue planète abrite plus de vauriens récalcitrants que tous les coins de ce côté de ... - Calmez-vous, sergent-major, lui intima Shelton. Je ressens exactement la même chose que vous ... mais je veille à la santé de mes artères. - Peut-être, monsieur, mais ... -Nous nous attaquons ici à quelque chose de spécial, continua Shelton. Il nous faut découvrir de quoi il s'agit, et quelle est la meilleure façon d:en venir à bout. Selon toute probabilité, il nous faudra élaborer une nouvelle stratégie. Jusqu'à présent, nous n'avons rien obtenu avec la patrouille. De toute évidence, il va falloir préparer une méthode plus efficace pour entrer en contact avec le pouvoir en place. Ramenez ces hommes au vaisseau, sergentmajor. -Très bien, monsieur. (Bidworthy salua, virevolta, claqua des talons, et ouvrit une bouche caverneuse.) Patrou-ou-ouille ... À droite, droite!
À bord du vaisseau, la réunion qui suivit dura toute la nuit et une partie du lendemain matin. Durant ces heures d'argumentation, gens et véhicules passèrent sur la route. Mais nul ne s'arrêta pour contempler le monstrueux vaisseau, personne n'échangea quelques mots amicaux avec l'équipage. Les habitants de ce monde paraissaient souffrir d'une forme particulière d'aveuglement mental. En milieu de matinée passa un camion bas et allongé, vrombissant sur une vingtaine de ballons et chargé de filles portant des fichus brillants. Elles chantaient une ritournelle au sujet d'un petit baiser avant de partir. Des soldats qui flânaient près de la passerelle s'activèrent, poussèrent des « houhou» et des sifflements. Leurs efforts furent vains car la chanson continua sans marquer la moindre pause, et personne ne leur rendit leurs gestes. Pour ajouter à leur déconfiture, Bidworthy passa la tête par le sas et lâcha: - Bande de singes, puisque vous avez tellement d'énergie, je vais vous trouver quelques corvées - mignonnes et bien cochonnes. Il les crucifia du regard l'un après l'autre avant de rentrer dans sa boîte. À l'avant du vaisseau, les galonnards étaient assis autour de la table en fer à cheval de la salle des cartes et débattaient de la situation. La majeure partie se contentaient de répéter ce qui avait été dit la veille, aucun point n'ayant encore reçu un début d'éclaircissement. -Êtes-vous certain, demanda l'Ambassadeur à Grayder, que cette planète n'a pas été visitée depuis que le dernier cargo d'émigrants a déversé son ultime chargement il ya quatre cents ans? 350
-Affirmatif, Votre Excellence. Une telle visite aurait été mentionnée dans les archives. - Dans le cas où elle aurait été effectuée par un vaisseau terrien. Mais les autres? D'après moi, ces gens ont eu maille à partir avec un ou plusieurs vaisseaux peu officiels, et depuis ce moment-là ils se méfient de ce qui vient de l'espace. Quelqu'un leur a peut-être fait des misères, et a ~ssayé de s'imposer là où il n'était pas le bienvenu. À moins qu'ils aient eu à combattre une bande de pirates. Ou bien, ils ont été trompés par des commerçants sans scrupules. - Impossible, Votre Excellence, déclara Grayder en réprimant un sourire. L émigration a été répartie sur un nombre tellement important de mondes que, même aujourd'hui, chacun d'eux est sous-peuplé, sousdéveloppé et tout à fait incapable de construire des vaisseaux spatiaux, même rudimentaires. Certains peuvent posséder la technologie pour le faire, mais il leur manque les équipements industriels. -Oui, c'est ainsi que je l'ai toujours compris. Grayder continua: -Tous les vaisseaux Blieder sont construits dans le Système solaire et immatriculés sur Terra. Leurs itinéraires et leur situation sont toujours parfaitement connus. Les seuls autres vaisseaux existants sont quatre-vingts ou quatre-vingt-dix antiques fusées achetées au prix de la ferraille par le système d'Epsilon pour le remorquage entre ses quatorze planètes voisines. Un vaisseau à fusées à l'ancienne mode n'atteindrait pas ce monde en cent ans. - Oui, naturellement. -Les appareils non officiels capables d'un tel voyage n'existent pas, martela Grayder. Pas plus que les boucaniers de l'espace, et ce pour la même raison. Un Blieder coûte cher au point qu'un pirate éventuel devrait être milliardaire au départ. -Alors, déclara l'Ambassadeur d'un ton définitif, nous en revenons à ma théorie initiale: une endogamie excessive les a rendus plus tarés que leurs ancêtres colonisateurs. -Il y aurait beaucoup à dire en faveur de cette idée, dit Shelton. Vous auriez dû voir ceux du car que j'ai examiné. Il y avait un type qui ressemblait à un croque-mort en faillite portant des chaussures dépareillées, l'une marron et l'autre d'un jaune repoussant. Ainsi qu'un rondouillard qui arborait un chapeau taillé dans une enseigne de coiffeur. (Tentant tristement de faire de l'esprit, il conclut:) Il ne lui manquait plus qu'un entonnoir sur la tête ... et on le lui donnera probablement à son arrivée. - Son arrivée, en quel lieu ? -Je l'ignore, Votre Excellence. Ils ont refusé de dire où ils se rendaient. - Il doit bien y avoir une capitale quelque parr, un gouvernement central où travaillent ceux qui gèrent la société, affirma l'Ambassadeur. Il nous faut le trouver, ce qui nous permettra de réorganiser et de moderniser tout cela. Une capitale comprend un quartier administratif qui n'est jamais un lieu banal. Elle devrait être visible en altitude. Nous devons opérer une recherche systématique 351
- c'est ainsi que nous aurions dû procéder en premier lieu. Les capitales d'autres planètes ont été repérées sans problème. Pourquoi pas celle-ci ? Grayder poussa plusieurs photos sur la table. - Voyez par vous-même, Votre Excellence. La situation est relativement semblable à celle d'Hygéia. On distingue clairement les deux hémisphères. Elles ne révèlent aucune agglomération hors du commun. Il n'existe même pas de ville plus grande que les autres ou qui possède des traits particuliers. -Je n'accorde guère de crédit aux photos, surtout lorsqu'elles sont prises à haute altitude ou à grande vitesse. L'œil nu révèle bien davantage. Nous possédons quatre chaloupes capables de fouiller ce monde d'un pôle à l'autre. Pourquoi ne pas les utiliser? -Parce qu'elles n'ont pas été conçues dans ce but, Votre Excellence. -Cela importe-t-il, tant que nous obtenons des résultats? Grayder se mit en devoir d'expliquer: - Elles ont été conçues pour être lancées de l 'espace et atteindre soixante mille kilomètres à l'heure. Ce sont des fusées, à n'utiliser qu'en cas d'urgence. - Eh bien, et alors? -Il n'est pas possible d'effectuer un examen du sol efficace à l'œil nu à des vitesses dépassant six cents kilomètres à l'heure. Faites descendre une chaloupe à cette vitesse, et vous engorgerez ses tuyères, étoufferez les moteurs, gaspillerez une quantité considérable de carburant, et risquerez l'accident. -Il serait grand temps que nous possédions des chaloupes Blieder sur les vaisseaux Blieder, commenta l'Ambassadeur. -Je ne saurais dire mieux, Votre Excellence. Mais le plus petit appareillage Blieder pèse trois cents tonnes. Ce qui est bien trop pour de petits bâtiments. (Grayder saisit les photographies et les glissa dans un tiroir.) L'ennui, c'est que tout ce que nous possédons va diablement trop vite. Ce qu'il nous faudrait, c'est un antique avion. Il pourrait accomplir quelque chose qui nous est impossible aujourd'hui: circuler lentement. -Autant rêver d'une bicyclette, se moqua l'Ambassadeur, se sentant acculé. - Au fait, nous avons une bicyclette, lui apprit Grayder. Le mécanicien de dixième classe Harrison en possède une. -Il l'a vraiment emportée? -Elle va partout où il va. On chuchote qu'il dort avec. - Un spationaute avec une bicyclette! (L'Ambassadeur se moucha avec un bruit de trompette.) Je suppose qu'il est excité par la vitesse qu'elle lui procure, un sentiment extatique de filer à travers l'espace ? -Je l'ignore, Votre Excellence. - Hum. Amenez-moi ce Harrison. J'aimerais le voir. Peut-être peut-on utiliser un inaboul pour attraper un autre maboul. .. Se dirigeant vers le panneau d'appel, Grayder lança sur l'interphone général: - Le mécanicien de dixième classe Harrison au rapport dans la salle des cartes!
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Harrison apparut au bout de dix minutes, \ essoufflé et échevelé. Il avait parcouru rapidement plus d'un kilomètre depuis la salle des Blieder. Il paraissait abattu, s'attendant à des ennuis. Il avait des oreilles si grandes qu'elles devaient aider au pédalage lorsqu'il avait le vent dans le dos. Il les agita nerveusement lorsqu'il se retrouva face aux officiers rassemblés. L'Ambassadeur l'examina avec la curiosité d'un zoologue qui inspecterait une girafe rose. -Monsieur, je crois que vous possédez une bicyclette. Aussitôt sur la défensive, Harrison répondit: -Rien dans le règlement ne l'interdit, monsieur, donc je ... -Au diable le règlement. Savez-vous rouler avec? -Naturellement, monsieur. -Très bien. Nous sommes confrontés à une situation sans queue ni tête, c'est pourquoi il nous faut invoquer des moyens sans queue ni tête pour la débloquer. De votre capacité à faire du vélo dépend le destin d'un empire. Me comprenez-vous? - Oui, monsieur, répondit Harrison, qui y perdait son latin. -Vous allez accomplir pour moi une tâche primordiale. Je veux que vous sortiez votre bicyclette, alliez en ville, trouviez le maire, le shérif, le mamamouchi, le grand manitou ou je ne sais quoi, et l'informiez qu'il est officiellement invité à dîner, en compagnie des dignitaires qu'il voudra bien amener. Cette invitation englobe naturellement leurs femmes. -Très bien, monsieur. -Tenue décontractée de rigueur, ajouta l'Ambassadeur. Harrison abaissa une oreille et releva l'autre. - Pardon, monsieur? -Ils s'habilleront comme bon leur semblera. - Compris. Dois-je partir maintenant, monsieur? -Sur-le-champ. Revenez aussi vite que possible et rapportez-moi leur réponse. Saluant mollement, Harrison sortit. Son Excellence prit un fauteuil, s'y allongea de tout son long et eut un sourire de satisfaction. -Pas plus difficile que ça. (Sortant un long cigare, il en coupa le bout avec les dents.) Si nous ne pouvons toucher leur esprit, nous ferons appel à leur estomac. Il jeta un coup d'œil complice à Grayder. -Capitaine, veillez à ce qu'il y ait beaucoup à boire. Des alcools forts. Du cognac vénusien ou quelque chose de cette catégorie. Du vin en abondance, une heure à une table bien couverte, et ils bavarderont toute la nuit. On ne pourra plus les faire taire. (Il alluma le cigare et lâcha une bouffée avec volupté.) C'est la technique éprouvée de la diplomatie des hautes sphères: la séduction de la panse bien remplie. Cela marche à tous les coups. Vous allez voir!
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édalant vivement, le mécanicien de dixième classe Harrison atteignit la première rue. De chaque côté se dressaient de petites maisons espacées, dotées d'un jardinet bien tenu devant, et d'un derrière. Une femme bien en chair à l'air aimable taillait une haie. Harrison s'approcha d'elle et toucha poliment sa casquette. - Excusez-moi, m' dame, je cherche un type important. Elle se tourna à demi, ne lui accorda guère plus qu'un regard indifférent et pointa ses cisailles vers le sud. - Ce doit être Jeff Baines. La première à droite, puis la deuxième à gauche. Il tient un petit magasin de charcuterie fine. -Merci. Il repartit, tandis que le claquement sec des cisailles reprenait derrière lui. La première à droite. Il évita un camion à ballons en caoutchouc garé au coin. La deuxième à gauche. Trois enfants le montrèrent du doigt, et lui crièrent que sa roue arrière était en train de tourner. Harrison découvrit la charcuterie fine, appuya une pédale sur le rebord du trottoir et tapota son engin d'un geste rassurant avant d'entrer chez Jeff. Il y avait beaucoup à voir. Jeff possédait quatre bourrelets sous le menton, un cou de cinquante centimètres et une panse qui avançait d'un bon mètre. Un mortel ordinaire aurait pu entrer dans une de ses jambes de pantalon. Jeff Baines pesait au bas mot cent cinquante kilos ... et, par conséquent, devait être la personne la plus importante de la ville. - Vous voulez quelque chose? Harrison jeta un coup d'œil à l'étalage de nourriture succulente et décida que tout ce qui n'était pas vendu au coucher du soleil n'était pas jeté aux chats. - Pas exactement. Je cherche un homme. - Vraiment? Ce n'est pas mon genre, mais chacun ses goûts. (Il tira sur sa grosse lèvre en méditant, puis suggéra :) Essayez Sid Wilcock dans Dane Avenue. Il devrait satisfaire vos besoins. - Ce n'est pas ce que je voulais dire, rétorqua Harrison. Je voulais dire que je suis en quête d'un individu particulier.
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-Pourquoi diable ne l'avoir pas dit plus tôt! (Jeff Baines sua sur ce nouveau problème et avança enfin:) Tod Green devrait être conforme à ce que vous désirez. Vous le trouverez chez le marchand de chaussures au bout de la rue. Il est vraiment très particulier, bizarre comme pas un. -Vous vous entêtez à mal me comprendre, dit Harrison, avant de laisser tomber les périphrases: Je cherche une grosse légume du coin pour l'inviter à bouffer. S'appuyant sur un tabouret dont il débordait de trente centimètres de chaque côté, Jeff Baines lui jeta un coup d'œil intrigué. - Il y a quelque chose qui ne va pas chez vous. En fait, ça me paraît complètement dingue. -Pourquoi? -Vous perdez une tranche de votre vie à chercher un type qui ressemble à un légume, et un gros qui plus est. À quoi bon lui refiler une ob uniquement parce qu'il a une tronche de navet? -Hein? -Le bon sens le plus élémentaire veut qu'on plante une ob qui en annule une autre, n'est-ce pas? -Vraiment? Harrison demeura bouche bée tandis que son esprit se débattait avec l'étrange problème de la plantation d'une ob. -Vous ne savez donc pas? Vous exhibez vos amygdales et prenez l'air abruti parce que vous ne savez pas? (JeffBaines massa ses doubles mentons et soupira. Il désigna le ventre de Harrison.) C'est un uniforme que vous portez? -Oui. -Ah, dit Jeff. Vous m'avez eu en arrivant tout seul. S'il y avait eu une bande entière vêtue de la même façon, j'aurais su aussitôt qu'il s'agissait d'un uniforme. C'est ce que veut dire uniforme: tous semblables. N'est-ce pas? - Je suppose, acquiesça Harrison qui n'y avait jamais réfléchi. - Vous venez donc du vaisseau. J'aurais dû le deviner dès le début. Je dois avoir le cerveau lent aujourd'hui. Mais je ne m'attendais pas à voir un seul individu en train de se balader sur un engin à pédales. C'est voyant, pas vrai? -Oui, répondit Harrison en jetant un coup d'œil par-dessus son épaule afin de s'assurer que l'on ne profitait pas de leur conversation pour dérober sa bicyclette. C'est voyant. - Très bien, allons-y. Pourquoi êtes-vous venu ici et que voulez-vous? -C'est ce que j'essayais de vous dire. On m'a envoyé pour... - Envoyé? (Les yeux de Jeff s'écarquillèrent.) Vous voulez dire que vous avez accepté d'être envoyé? Il en resta bouche bée. - Bien sûr. Pourquoi pas? - Oh, je comprends maintenant, s'exclama Jeff, ses traits étonnés s'éclairant soudain. Vous me troublez avec votre curieuse façon de parler. Ce que vous voulez dire en réalité, c'est que vous avez planté une ob à quelqu'un, hein? Désespéré, Harrison demanda:
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- Pour l'amour de Dieu, qu'est-ce qu'une ob? - Il ne le sait pas, commenta Jeff Baines en levant des yeux implorants vers le plafond. Il ne sait même pas ça. (Un bref instant, il contempla l'ignorant avec une pitié condescendante, avant de dire:) Vous n'auriez pas faim, par hasard? - Ça commence à venir. -Très bien. Je pourrais vous dire ce qu'est une ob, mais je vais faire mieux: je vais vous le montrer. (Il se souleva du tabouret, et avança lourdement jusqu'à la porte du fond.) Dieu seul sait pourquoi je me donne la peine d'éduquer un uniforme. C'est sans doute parce que je m'ennuie. Allez, suivez-moi. S'exécutant, Harrison passa derrière le comptoir, marqua une pause pour adresser à sa bicyclette un hochement de tête rassurant, et suivit l'autre le long d'un couloir et dans une cour. JeffBaines désigna une pile de caisses. - Des conserves. Ouvrez-les et empilez tout là-dedans, dit-il en lui désignant une' pièce voisine. Faites-le ou ne le faites pas. On est libres, n'est-ce pas? Puis il rentra pesamment dans le magasin. Abandonné à lui-même, Harrison gratta ses grandes oreilles et se mit à réfléchir. Il sentait confusément qu'il passait un test de confiance. Un candidat nommé Harrison était testé pour la qualification au diplôme de poire. Mais si le tour bénéficiait à l'organisateur, autant l'apprendre pour le refiler à d'autres victimes potentielles. Il faut spéculer si l'on veut accumuler. Il s'occupa donc des caisses comme on le lui avait demandé. Cela lui coûta vingt minutes de dur et pénible labeur, après quoi il retourna dans le magasin. - Maintenant, lui expliqua Baines, vous avez fait quelque chose pour moi. Cela veut dire que vous m'avez planté une ob. Je ne vous remercie pas pour ce que vous avez fait. C'est inutile. Je n'ai qu'à me débarrasser de l'ob. -L'ob? - L'obligation. Pourquoi utiliser un grand mot quand un petit fait l'affaire? Une obligation est une ob. Voilà ce qui va se passer: Seth Warburton, deux portes à côté, a une demi-douzaine dé mes obs sur le dos. Je me débarrasse donc de la mienne envers vous et le soulage d'une des siennes envers moi en vous envoyant manger chez lui. (Il gribouilla brièvement sur un bout de papier:) Donnez-lui ça. Harrison le fixa. Il était écrit: « Nourris cette cloche. » Légèrement étourdi, il sortit, se tint à côté de sa bicyclette et réexamina le papier. « Cloche», disait-il. Harrison en connaissait plusieurs à bord du vaisseau qui auraient explosé de colère à la vue de ce mot. Son attention se porta donc vers le deuxième magasin. Il possédait une vitrine bourrée de nourriture et une enseigne annonçant: La Bouchée de Seth. Parvenant à une décision encouragée par ses entrailles, il pénétra chez Seth, le papier à la main comme s'il s'agissait d'un arrêt de mort. Derrière
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la porte se trouvaient un long comptoir, de la vapeur et un cliquetis de faïence. Il choisit un siège à une table de marbre occupée par une brunette aux yeux bleus. - Cela ne vous dérange pas? Elle examina ses oreilles comme s'il s'agissait d'un curieux phénomène. - Qu'est-ce qui ne me dérange pas? Les bébés, les chiens, les parents âgés, ou rester debout sous la pluie? -Cela ne vous dérange pas que je m'assoie à cette place? - Il faut que je voie si je suis capable de le supporter. On est libres, n'est-ce pas? - Oui, dit Harrison, bien sûr. Il s'agita sur son siège avec l'impression qu'il avait joué et déjà perdu un pion. Il cherchait quelque chose à dire, lorsqu'un homme mince en veste blanche posa devant lui une grande assiette de poulet rôti agrémenté de trois mets inconnus. Le spectacle l'ébahit. Il ne pouvait se rappeler depuis combien d'années il n'avait pas vu de poulet rôti en chair et en os, ni depuis combien de mois il n'avait dégusté de légumes qui ne soient pas en poudre. Ceux récupérés par Gleed sur Hygéia n'avaient pas eu le bon goût de passer par son palais. - Eh bien, ça ne vous plaît pas? questionna le garçon en interprétant mal sa fascination. Harrison lui tendit le bout de papier. - Si, bien sûr que si. Jetant un coup d'œil au billet, l'autre lança à l'adresse de quelqu'un à . moitié visible au bout du comptoir: - Vous venez d'en effacer une à Jeff! Il s'éloigna tranquillement en déchirant le papier en petits morceaux. -Voilà du rapide, commenta la petite brune en hochant la tête en direction de l'assiette remplie. - Il vous refile une grosse ob de nourriture et vous lui en relancez une aussitôt pour équilibrer. Il va falloir que je lave la vaisselle pour me débarrasser de la mienne. À moins que j'en écrase une que Seth a chez quelqu'un d'autre. - Moi, j'ai empilé une tonne de provisions. L'eau à la bouche, Harrison saisit fourchette et couteau. Ni couteaux ni fourchettes à bord du vaisseau, car on ne mangeait que de la poudre et des pilules. - On ne vous donne pas tellement le choix, ici, hein? On prend ce qu'on vous présente. - Pas si on a une ob chez Seth, lui apprit-elle. Dans ce cas-là, il doit l'effacer de son mieux. Vous auriez dû lui montrer ça d'abord pour ne pas avoir à vous plaindre. -Je ne me plains pas. -Vous en avez le droit. On est libres, n'est-ce pas? (Elle médita un instant, puis:) Ce n'est pas souvent que j'ai une ob d'avance sur Seth mais, quand c'est le cas, je hurle pour avoir de l'ananas glacé et il accourt. Quand
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c'est lui qui en a d'avance, c'est moi qui cours. (Ses yeux bleus se rétrécirent, soupçonneux.) Vous écoutez ça comme si c'était quelque chose de nouveau. Vous êtes étranger? Il branla du chef, la bouche pleine de poulet. Un peu plus tard, il prononça: -Je viens du vaisseau. Elle se pétrifia. - Un Antigand! Je ne l'aurais pas cru. C'est que vous avez l'air presque humain. - Il y a longtemps que je me flatte de cette similarité. Il mâcha, avala et regarda autour de lui d'un air inquisiteur. L'homme en blanc arriva. - Qu'y a-t-il à boire? demanda Harrison. - Dith, double-dith, shemak ou café. - Un café. Grand et bien tassé. - Le shemak est meilleur, lui conseilla la petite brune tandis que le garçon allait chercher la commande. Mais pourquoi vous dire ça? Le café arriva dans une chope de cinquante centilitres. Le serveur la déposa et dit: - C'est vous qui avez voulu que Seth la supprime. Que prendrez-vous ensuite: tarte aux pommes, délice de yimpik, tarfelsoufers grillés ou canimelon au sirop? -Ananas glacé. -Aïe! L'autre cligna les yeux, lança à la petite brune un regard accusateur, apporta l'ananas et le posa brusquement sur la table. Harrison le poussa de l'autre côté. - Régalez-vous. - C'est le vôtre. -Je ne pourrais plus manger malgré tous mes efforts. (Il engloutit une nouvelle tranche de poulet, touilla son café et commença à se sentir parfaitement en paix avec ce monde.) J'en ai plus qu'assez rien qu'avec cette assiette. Allons, un peu de gourmandise et au diable la taille fine! dit-il en faisant un geste d'invite avec sa fourchette. Elle repoussa fermement l'ananas vers lui. -Non. Si j'accepte de le manger, je me retrouverai chargée d'une ob. -Et alors? -Je ne laisse pas les étrangers me refiler des obs. -À juste titre, approuva Harrison .. Très sage de votre part. Les étrangers ont parfois de drôles d'idées. -Vous avez voyagé, fit-elle remarquer. Mais je ne sais pas ce qu'il y a de drôle dans ces idées. L'ananas revint dans sa direction. - Quel cynisme. Si vous avez le sentiment que je vais vous charger d'une ob, autant que vous la repayiez ici même. Je ne désire qu'un renseignement.
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-Lequel? - Dites-moi simplement où trouver la plus grosse légume du coin. - C'est facile. Allez voir chez Alec Peters, au milieu de la Dixième Rue. Sur ce, elle se mit à manger. -Merci. Je commençais à croire que tout ce monde était peuplé d'idiots congénitaux. Il acheva son repas avant de se laisser voluptueusement aller en arrière. Cet afflux inaccoutumé de nourriture encouragea son cerveau à travailler un peu plus habilement et, au bout d'une minute, une expression de doute embruma son visage. -Ce Peters posséderait-il un entrepôt de légumes? demanda-t-il. - Naturellement. Émettant un soupir de plaisir, elle écarta son assiette vide. Harrison se maudit intérieurement, puis il lui confia: - Je suis en quête du maire. - Qu'est-ce que c'est? - Le numéro Un, le grand patron, le manitou, quelque chose comme ça. - Vous ne m'en avez pas appris davantage, dit-elle avec un embarras authentique. -Celui qui mène la barque. Le citoyen aux commandes. -Éclairez-moi un peu, suggéra-t-elle en s'efforçant de l'aider. Qui, ou quoi, ce citoyen devrait-il diriger? Il agita la main pour englober tout le bourg. - Vous, Seth, et tous les autres. Elle fronça les sourcils. - Nous diriger vers où? -Où vous voulez aller. Elle abandonna, vaincue, et fit signe au garçon en blanc de venir à son secours. - Matt, est-ce que nous allons quelque part? -Comment le saurais-je? - Va donc le demander à Seth. Il s'en fut et revint. -Seth m'a dit qu'il rentre chez lui à 6 heures, et en quoi cela te concerne? - Il y a quelqu'un qui le ramène? - Ne fais pas la maligne, lui conseilla Matt. Il connaît sa route et il est sobre comme tout. Harrison s'immisça dans la conversation. - Écoutez, je ne vois pas ce que ma question a de difficile. Dites-moi simplement où trouver un fonctionnaire, n'importe lequel: le chef de la police, le trésorier municipal, le gardien du cimetière, voire le juge de paix. - Qu'est-ce qu'un fonctionnaire? s'enquit Matt, ahuri. - Qu'est-ce qu'un juge de 'paix? ajouta la petite brune.
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Son esprit patina. Il lui fallut un certain temps pour rassembler ses pensées. - Supposons, dit-il enfin à Matt, que ce bistrot prenne feu. Que feriez-vous? -Je soufflerais dessus pour l'activer, lui rétorqua Matt, lassé et ne faisant aucun effort pour dissimuler ce fait. Il retourna au comptoir avec l'air de quelqu'un peu enclin à gaspiller sa salive pour des prunes. - Ill' éteindrait, lui apprit la petite brune. Qu'escomptiez-vous qu'il fasse? -Supposons qu'il n'y parvienne pas. -Il appellerait d'autres gens à la rescousse. - Et ils viendraient? Elle l'examina avec un soupçon de pitié. -Bien sûr. Ils sauteraient sur l'occasion. Ils planteraient un beau champ d'obs, n'est-ce pas? -Oui, je pense. (Il commençait à se sentir coincé, mais il procéda à une ultime tentative sur le sujet.) Et si l'incendie était trop important et trop rapide pour que des passants puissent l'éteindre? - Seth appellerait les pompiers. La défaite recula, remplacée par le triomphe. -Ah, il existe donc des pompiers? C'est ce que je voulais dire par des fonctionnaires. C'est cela que je recherche depuis le début. Vite, où puis-je trouver cette caserne? . -Au bout de la Douzième Avenue. On ne peut pas la manquer. Il se leva en hâte. -Merci! On se reverra un jour ou l'autre. Il sortit, saisit sa bicyclette ~t s'écarta du trottoir. La caserne de pompiers se révéla être un vaste dépôt contenant quatre grandes échelles, une pompe télescopique et deux pompes multiples, toutes motorisées et avec le système habituel de gros ballons en caoutchouc. À l'intérieur, Harrison se trouva face à face avec un petit bonhomme portant d'immenses culottes de golf. -Vous cherchez quelqu'un? demanda le petit homme. - Oui: où est le chef des pompiers? -Quoi? Désormais préparé à ce genre de réaction, Harrison parla comme à un enfant: - Voyons, ceci est une caserne de pompiers. Quelqu'un organise le tout, remplit les papiers, appuie sur les boutons, donne des ordres, recommande les promotions, tabasse les paresseux, empoche les honneurs, reporte les erreurs sur ses subordonnés et, d'une manière générale, fait le dur. C'est l'homme le plus important et tout le monde le sait. (Son index tapota impérativement sur la poitrine de l'autre.) Et c'est le type à qui je parlerai, même si c'est la dernière chose que je fais de ma vie.
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- Personne n'est plus important qu'autrui. Comment pourrait-ill' être? Je crois que vous êtes fou. - Pensez ce que vous voulez, mais je vous dis que ce que ... Une cloche stridente retentit et interrompit sa phrase. Vingt hommes apparurent comme par magie, sautèrent à bord d'un camion-pompe et foncèrent dans la rue. Des casques trapus formaient le seul article vestimentaire en commun de l'équipe. Hormis cela, ils atteignaient les limites du dépareillement. L'homme aux culottes de golf, ayant atterri d'un bond de géant sur la pompe, s'en fut, coincé entre un gros pompier portant une ceinture arc-en-ciel et un maigrichon vêtu d'un kilt jaune canari. Un retardataire, dont les boucles d'oreilles ressemblaient à des clochettes, courut après le véhicule, frôla l'arrière, le manqua, et observa avec amertume le camion qui disparaissait hors de vue. Il revint en traînant les pieds, le casque ballant à bout de bras. - Voilà bien ma veine, se plaignit-il à Harrison ébahi. Le plus joli appel de toute l'année. Une grande brasserie: plus tôt ils arriveront, plus imposantes seront les obs qu'ils planteront. (Il se lécha les babines à cette pensée et s'assit sur un tuyau enroulé.) Bon, peut-être que ça vaut mieux pour ma santé. -Dites-moi quelque chose, le sonda Harrison. Comment gagnez-vous votre vie? -En voilà une question stupide! Vous le voyez bien, je suis pompier. -Je sais. Ce que je veux savoir, c'est qui vous paie. -Me paie? -Vous donne de l'argent pour ça. -Vous parlez d'une drôle de manière. Qu'est-ce que l'argent? Harrison se frotta le crâne pour améliorer la circulation sanguine de son cerveau. Qu'est-ce que l'argent? Ouah ... Il essaya sous un autre angle. -Si votre femme a besoin d'un nouveau manteau, comment se le procure-t-elle? - Elle va dans un magasin qui a des obs de pompiers, naturellement. Elle leur en efface une ou deux. -Mais si ce magasin de vêtements n'a pas eu d'incendie? -Quelle ignorance, l'ami. D'où venez-vous donc? (Ses clochettes d'oreilles tintèrent tandis qu'il examinait Harrison.) Presque tous les magasins ont des obs de pompiers. Avec un minimum de bon sens, ils en allouent un certain nombre chaque mois en guise d'assurance. Ils prévoient l'avenir, au cas où, vu? Ils plantent des obs sur nous par avance, de telle sorte qu'on se précipite à la rescousse pour en balayer un tas avant d'en planter nous-mêmes de nouvelles. Cela évite les excès qui feraient de nous des vermines. Cela réduit en quelque sorte les dettes de magasin. -Peut-être, mais ... - Ça y est, l'interrompit l'autre en clignant des yeux. Vous venez de ce vaisseau spatial. Vous êtes un sale Antigand! -Je suis un Terrien, lui apprit Harrison avec la dignité appropriée. Qui plus est, tous les gens qui ont colonisé cette planète étaient des Terriens.
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-Est-ce que vous essayez de m'apprendre l'histoire? Vous avez tort. Il y avait sept pour cent de Martiens. - Même les Martiens descendent des Terriens, riposta Harrison. - Et alors? Ça fait diablement longtemps. Les choses ont changé, au cas où vous ne le sauriez pas. Il n'y a ni Terriens ni Martiens sur cette planète ... en dehors de vous, qui êtes arrivés comme un cheveu sur la soupe. Nous n'avons que des Gands ici. Et vous, les fouinards, vous êtes des Antigands! -On n'est anti-rien, autant que je sache. Où êtes-vous allés prendre ça? -Otto! lui lança l'autre, soudain décidé à refuser de discuter plus avant. Il rejeta son casque et cracha par terre. -Hein? - Vous m'avez bien entendu. Renfourchez votre bécane! Harrison abandonna et s'exécuta au pied de la lettre. Il pédala lugubrement jusqu'au vaisseau. Son Excellence le cloua d'un œil autoritaire. - Vous revoilà enfin. Combien en vient-il et à quelle heure? -Aucun, monsieur, répondit Harrison, tremblant quelque peu sur ses jambes. -Aucun? (Ses augustès sourcils se relevèrent.) Vous voulez dire qu'ils ont refusé mon invitation? -Non, monsieur. - Parlez donc! le pressa l'Ambassadeur. Ne restez pas là bouche bée, comme si votre vélo venait d'accoucher de patins à roulettes! Vous dites qu'ils n'ont pas refusé mon invitation ... mais que personne ne vient. Que suis-je censé comprendre ? -Je n'ai pas demandé. -Vous ne l'avez pas demandé? (Il se retourna et lança à l'adresse de Grayder, de Shelton et des autres:) Il n'a pas demandé! (Son attention se reporta sur Harrison.) Vous avez oublié, je présume? Enivré par la liberté et le pouvoir de l'homme sur la machine, vous avez foncé autour de la ville à trente-cinq kilomètres à l'heure, semant le trouble parmi les citoyens, jetant leur code de la route à la poubelle, mettant en péril la vie des enfants et des personnes âgées, ne vous donnant pas la peine de faire fonctionner votre sonnette ni. .. -Je n'ai pas de sonnette, monsieur, rectifia Harrison, vexé de cette énumération d'énormités. Mon vélo possède un siillet activé par la rotation de la roue arrière. L'Ambassadeur se maîtrisa de nouveau. - Voyons, j'aimerais que vous me disiez quelque chose sous le sceau du secret, rien qu'entre vous et moi. (Il se pencha en avant et posa la question en un chuchotis qui fit sept fois ricochet dans la pièce.) Pourquoi ne l'avez-vous pas demandé? - Je n'ai trouvé personne à qui le demander, monsieur. J'ai fait de mon mieux, mais personne n'a su de quoi je voulais parler. Ou alors, ils ont fait semblant de ne pas comprendre.
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L'Ambassadeur regarda par le hublot le plus proche et consulta sa montre. - La lumière décline déjà, la nuit sera sur nous très bientôt. Il est trop tard pour agir. (Un grognement de contrariété.) Encore un jour de fichu. Deux jours ici, et on tâtonne encore. (Puis il ajouta, résigné mais inflexible :) Très bien. Autant écouter votre récit entier. Dites-nous ce qui s'est passé dans les moindres détails. Nous pourrons peut-être y comprendre quelque chose. Harrison s'exécuta, et ajouta enfin: - Il me semblait discuter avec des gens dont le cerveau était orienté d'est en ouest alors que le mien pointait nord-sud. On pourrait parler avec eux jusqu'à la dernière heure, devenir amis et apprécier la conversation ... sans qu'aucune des deux parties comprenne réellement cê que dit l'autre. - C'est ce qu'on dirait, lança l'Ambassadeur d'un ton sec. (Il se tourna vers Grayder.) Vous avez beaucoup voyagé et vu bien des mondes. Que tirez-vous de cet embrouillamini? -C'est un problème de sémantique, diagnostiqua Grayder que les circonstances avaient forcé à étudier le sujet. On le rencontre sur bien des planètes qui ont été longtemps isolées, quoique habituellement il ne se développe pas au point de devenir insoluble. Par exemple, le premier gars qu'on a rencontré sur Basiléus nous a dit cordialement, dans ce qu'il pensait être un Terrien parfait: « Joie, débottez maintenant. » - Oui? Et cela voulait dire? - Entrez, mettez vos pantoufles et soyez contents. En d 'autres termes, bienvenue. Ce n'était pas difficile à comprendre, Votre Excellence, surtout lorsqu'on s'attend à ce genre de chose. (Grayder jeta un coup d'œil songeur à Harrison et reprit:) Ici, le problème semble avoir pris une autre direction. La langue demeure courante et conserve suffisamment de similitudes de surface pour dissimuler des transformations sous-jacentes. Mais les significations fondamentales ont été modifiées, les concepts remplacés, les formes de pensée réorientées ... sans compter l'inévitable impact de l'argot local. - Tel que « Otto », avança l'Ambassadeur. Voilà un mot bizarre, sans racine terrienne reconnaissable. Je n'aime pas la façon sarcastique dont ils l'utilisent. Ils lui accordent un ton insultant. De toute évidence, cela doit avoir un rapport quelconque avec les obs qu'ils ne cessent de distribuer tous azimuts. Cela veut dire « ôte ton obligation» ou quelque chose comme ça, mais la signification exacte m'échappe. - Cela n'a aucun rapport, monsieur, lança Harrison. (Il hésita, et vit qu'ils attendaient qu'il continue.) En revenant, j'ai rencontré la dame qui m'avait dirigé chez Baines. Elle m'a demandé si je l'avais trouvé et je lui ai répondu que oui. On a bavardé un brin. Je lui ai demandé ce que « ottO» voulait dire. Elle m'a répondu qu'il s'agissait d'argot primitif. Il s'arrêta et s'agita, mal à l'aise. -Continuez, le poussa l'Ambassadeur. Après certains commentaires sulfureux que j'ai entendus sortir du conduit de ventilation de la salle des Blieder, je peux avaler n'importe quoi. Qu'est-ce que cela veut dire? 363
- a.T.T.a., épela Harrison, légèrement embarrassé. Occupe-Toi-deTes-Oignons. -Ah! C'est donc cela qu'ils n'ont cessé de me dire? - Je le crains, monsieur. -Ils ont évidemment beaucoup à apprendre. (Son cou s'enfla d'un courroux fort peu diplomatique. Il gifla la table de sa grosse main et déclara fermement:) Et ils vont l'apprendre! -Oui, monsieur, acquiesça Harrison, de plus en plus mal à l'aise et impatient de sortir. Puis-je aller m'occuper de ma bicyclette? - Oui, vous le pouvez, répondit l'Ambassadeur avec les mêmes accents bruyants. (Il effectua quelques gestes sans signification et tourna son visage cramoisi vers le capitaine Grayder.) Une bicyclette! Est-ce qu'il y a quelqu'un qui possède un lance-pierres, à bord de ce vaisseau? -J'en doute, Votre Excellence, mais je vais m'en enquérir si vous le désirez. . -Ne faites pas l'imbécile: nous avons déjà plus que notre quota.
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emise au lendemain matin, la réunion suivante fut relativement brève et calme. L'Ambassadeur prit un siège, se racla la gorge d'un air important, rajusta sa cravate et parcourut la table du regard, les sourcils froncés. -Considérons de nouveau ce que nous savons. Les indigènes s'intitulent Gands, ne s'intéressent en rien à leur origine terrienne, et s'entêtent à nous traiter d'Antigands. Ce qui implique une éducation peu amicale à notre égard. Depuis l'enfance, ils ont appris à croire que, chaque fois que nous apparaîtrons sur scène, ce sera pour nous opposer à leurs idées. -Et nous n'avons aucune notion de leurs idées. La remarque du colonel Shelton, quoique superflue, servait à rappeler sa présence et sa volonté de les aider de toute la force de son intelligence. -Je ne suis que trop conscient de notre ignorance en ce domaine, dit l'Ambassadeur avec un soupçon d'amertume. Ils observent une véritable omerta sur leurs motivations. Il faut arriver à la rompre. - Là est le problème, dit Shelton sans se départir de son calme. Ne lui prêtant pas attention, l'Ambassadeur continua: - Ils possèdent un système économique non monétaire qui, à mon avis, fonctionne par la seule grâce de leurs excédents de biens. Il ne survivra pas une journée lorsque la surpopulation provoquera la pénurie. Il semble se fonder sur un mélange de techniques coopératives, d'entreprises privées, d'un système de bons points comme à la maternelle, et de la générosité la plus éhontée. Ce qui le rend encore plus fou que le système des banques de nourriture utilisé sur les quatre planètes extérieures d'Epsilon. - Mais cela fonctionne, fit remarquer Grayder fort à propos. - D'une certaine manière. La bicyclette de ce mécanicien aux oreilles décollées fonctionne ... et lui aussi. Un appareil motorisé lui épargnerait beaucoup de sueur. (Satisfait de son analogie, l'Ambassadeur en dégusta la saveur pendant quelques secondes avant de reprendre:) Cette combinaison économique locale - si l'on peut appeler ça une combinaison - résulte certainement d'une singularité provinciale importée par les premiers colons. Il est grand temps de la motoriser, pour ainsi dire. Ils le savent aussi bien que nous, 365
mais ne le désirent pas parce que leur esprit a quatre cents ans de retard. Ils ont peur des changements, de la modernisation, de l'efficacité ... comme tous les peuples arriérés. De plus, sans doute certains d'entre eux ont-ils tout intérêt à conserver les choses en l'état. (Il renifla bruyamment pour exprimer son mépris.) Ils nous sont opposés simplement parce qu'ils ne veulent pas être dérangés. Son regard fit le tour de la table, défiant chacun de faire remarquer que cela était une raison finalement aussi valable qu'une autre. Ils étaient trop disciplinés pour tomber dans ce piège. Aucun n'avança de commentaire, aussi continua-t-il : - Dès que nous aurons les choses en main, une tâche longue et laborieuse nous attendra. Il nous faudra réviser leur système d'éducation en vue d'éliminer tout préjugé anti-terrien, et de les mettre au courant de la vie actuelle. Cela a dû être réalisé sur plusieurs autres planètes déjà, bien qu'à une échelle plus réduite. - Nous en viendrons à bout, assura quelqu'un. Feignant d'ignorer cette remarque, l'Ambassadeur ajouta: -Néanmoins, cela concerne l'avenir. Notre vrai problème touche au présent. Le voici: où se trouvent les rênes du pouvoir, et qui les détient? Nous devons le résoudre avant de pouvoir progresser. De quelle manière? Faites travailler vos méninges et indiquez-moi quelques suggestions géniales, leur assena-t-il en se croisant les mains sur la panse. Grayder se leva, un gros livre relié en cuir à la main. -Votre Excellence, je ne crois pas qu'il nous faille se fatiguer l'esprit sur les moyens de contact et de recherche d'information. L'action à venir nous sera probablement imposée. - Qu'entendez-vous par là? -Mon équipage se compose d'un bon nombre de vieux loups de l'espace. Il s'en trouve également parmi les soldats. (Grayder tapota son livre d'un geste évocateur.) Ils connaissent le Règlement spatial tout aussi bien que moi - de vrais procéduriers. Je pense parfois qu'ils en savent trop. -Et alors? Grayder ouvrit le livre. - L'article 127 dit que, sur un monde hostile, l'équipage doit rester sur le pied de guerre jusqu'au retour dans l'espace. Sur un monde non hostile, il est en état de paix. - Ce qui signifie? - L'article 131 A stipule qu'en état de paix l'équipage, à l'exception d'un nombre minimal nécessaire au fonctionnement du vaisseau, a droit à une permission immédiatement après le déchargement de la cargaison, ou dans les soixante-douze heures terriennes qui suivent l'arrivée, selon la période la plus courte. (Il jeta un coup d'œil vers le haut.) À midi, les hommes seront prêts pour leur bordée. Nous aurons de sérieux problèmes si on ne les laisse pas sortir. L'Ambassadeur eut un sourire en coin.
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- Ah, vraiment? Et si nous déclarons que ce monde est hostile? Cela leur r;;tbattra le caquet, n'est-ce pas? Consultant impassiblement son livre, Grayder répondit : - L'article 148 définit un monde hostile comme étant une planète qui s'oppose systématiquement par la force aux citoyens terriens. (Il tourna la page.) La force est définie comme étant une suite d'actions calculées pour infliger une blessure physique, sans tenir compte du fait que cette action ait ou non réussi dans ses intentions. L'Ambassadeur fronça les sourcils en signe de franche désapprobation. -Je ne suis pas d'accord. Un monde peut être psychologiquement hostile sans utiliser la force. Nous en avons un exemple ici même. On ne peut appeler ça un monde amical. -Il n'existe pas de mondes amicaux suivant le Règlement spatial, indiqua Grayder. Toute planète tombe nécessairement dans l'une ou l'autre des catégories: hostile ou non hostile. C'est écrit noir sur blanc, dit-il en tapotant la couverture de cuir rigide. - Nous sommes des idiots de première de laisser un simple livre nous donner des ordres ou permettre que l'équipage en fasse à sa guise. Jetez-le par le hublot, fourrez-le dans le désintégrateur... Débarrassez-vous-en comme vous voudrez, et oubliez-le. - Je vous demande pardon, Votre Excellence, mais c'est impossible. (Grayder ouvrit le volume au début.) Articles lA, lB et 1C: « Dans l'espace ou à terre, le personnel d'un vaisseau interstellaire demeure sous le commandement direct de son capitaine ou de son suppléant que guidera uniquement et en toute occasion le Règlement spatial, et qui ne sera responsable que vis-à-vis du Comité spatial situé sur Terra. La même chose s'applique à tous les soldats, officiels et passagers civils à bord d'un engin spatial, que ledit vaisseau soit en vol ou à terre. Quel que soit leur rang ou leur influence, ils seront subordonnés au capitaine ou à son suppléant. Un suppléant est, par définition, le premier, deuxième ou troisième officier faisant office de capitaine lorsque ce dernier est frappé d'incapacité ou absent.» - Ce galimatias signifie que vous êtes le roi en votre château, résuma l'Ambassadeur, mécontent. Si cela ne nous plaît pas, nous n'avons qu'à quitter le vaisseau. -Sauf votre respect, Votre Excellence, je dois admettre que telle est ma position. Je n'y peux rien: le règlement, c'est le règlement. Mes hommes le savent bien. (Grayder reposa le livre sur la table.) Il est très probable qu'ils attendront midi en repassant leur pantalon, en arrangeant leur coupe de cheveux - bref, en se faisant une beauté. Ils se présenteront devant moi d'une manière à laquelle je ne pourrai rien trouver à redire. Ils demanderont au premier maître de soumettre les tours de permission à mon approbation. (Il lâcha un profond soupir.) Le pire que je pourrais leur faire consisterait à pinailler sur quelques noms et à en intervertir quelques-uns. Mais il m'est impossible de refuser une permission à tout l'équipage. 367
-La permission de faire la noce ne serait peut-être pas une mauvaise chose, suggéra Shelton qui n'avait personnellement rien contre la noce. Ce genre de trou perdu s'anime d'autant plus quand l'occasion se présente. Nous devrions faire des dizaines de contacts utiles. C'est ce que l'on veut, non? -Ce que l'on veut, c'est mettre la main sur les dirigeants politiques de cette planète, répliqua l'Ambassadeur. Or, je ne les vois pas en train de se mettre sur leur trente et un et de venir saluer une foule d'envahisseurs. (Un tic déforma ses traits empâtés.) Il nous faut découvrir les aiguilles dans ce tas de foin, et cette tâche ne sera pas menée à bien par des manifestations de débauche. - Vous avez peut-être raison, Votre Excellence, concéda Grayder. Mais nous allons devoir courir le risque. Si les hommes veulent sortir, je n'ai aucun droit de les en empêcher. Une seule chose pourrait m'en donner le pouvoir. -Laquelle? - Une preuve nette et indiscutable me permettant de définir ce monde comme hostile, selon la définition du Règlement spatial. - Il n'y aurait pas moyen d'arranger cela, d'une manière ou d'une autre? (Sans attendre de réponse, l'Ambassadeur poursuivit:) Tout équipage possède son fauteur de troubles. Trouvez le vôtre, donnez-lui une double dose de cognac vénusien, dites-lui qu'on lui a accordé une permission à effet immédiat ... et avertissez-le qu'il risque de ne pas en profiter parce que ces sales Gands croient que c'est à cause de nous qu'il faut creuser des tranchées. Ensuite, vous le poussez par le sas. Quand il sera revenu avec un œil au beurre noir et des vantardises sur l'état de l'autre type, déclarez ce monde hostile! (Il agita une main expressive.) Et voilà: violence physique. Conforme à la procédure. -L'article 148 A précise que l'opposition par la force doit être systématique et considère que les bagarres individuelles ne constituent pas une marque d'hostilité. L'Ambassadeur tourna un visage courroucé vers le premier fonctionnaire. - Quand vous retournerez sur Terra, si jamais vous y retournez, vous direz au département approprié de quelle façon les forces spatiales sont paralysées et, de manière générale, handicapées par les bureaucrates qui rédigent des manuels. Avant que l'autre ait pu formuler une réplique pour la défense de sa propre espèce sans contredire l'Ambassadeur, on frappa à la porte. Le premier maître Morgan entra, salua l'assemblée d'un geste martial et présenta à Grayder une feuille de papier. - La liste du premier tour des permissions, monsieur. La validez-vous? Plus de quatre cents hommes se rendirent en ville en début d'après-midi. Ils le firent par groupes de deux, trois, six ou dix, de la manière des gens sevrés trop longtemps des lumières de la ville: avec impatience et avidité. Gleed s'attacha à Harrison. Leurs grades ne correspondaient pas entre eux, Gleed étant le seul sergent en permission et Harrison le seul mécanicien 368
de dixième classe. C'étaient aussi les seuls poissons hors de l'eau, car tous deux étaient en civil et, si l'uniforme manquait à Gleed, Harrison se sentait tout nu sans sa bicyclette. Ces détails, si insignifiants soient-ils, suffisaient à justifier de se tenir compagnie pour la journée. Gleed manifesta son enthousiasme: -Ça, c'est du gâteau. J'ai eu bien des perms dans ma vie, mais ça, c'est du gâteau. Les autres fois, on s'est heurtés au même problème: que va-t-on utiliser comme argent? Il fallait sortir comme un bataillon de Pères Noël, chargés de tout ce qui pouvait servir au troc. Les neuf dixièmes ne servaient à rien et devaient être rapportés au vaisseau. -Sur Perséphone, lui raconta Harrison, un Milik à longs membres m'a proposé pour mon vélo un diamant de vingt carats, légèrement bleuté et de la plus belle eau. - Et tu ne l'as pas pris? -À quoi bon? Il m'aurait fallu parcourir seize années-lumière pour trouver un nouveau vélo. - Mon vieux, tu pourrais vivre un certain temps sans vélo. - Je peux vivre sans diamant, pas monter sur un diamant. - Mais on ne peut pas vendre une bicyclette pour le prix d'un vaisseau de sport lunaire! _. Si. Je viens de te dire que ce Milik m'a offert un caillou de la taille d'un œuf. -C'est tellement honteux que j'en pleurerais. Tu aurais pu tirer une fortune de ce joyau, s'il n'avait aucun défaut. (Le sergent Gleed fit claquer ses lèvres à cette pensée.) De l'argent, et en pagaille, voilà qui me plaît! Et c'est ce qui couronne ce voyage. Lors des autres sorties, Grayder, Shelton et Bidworthy nous ont sermonnés pour qu'on produise une impression favorable en nous comportant comme de vrais spationautes, et blablabla. Mais cette fois, Grayder parle d'argent. -C'est l'Ambassadeur qui l'y a poussé. -Ça me plaît quand même, s'enthousiasma Gleed. Une semaine de paie supplémentaire, une bouteille de cognac et bordée doublée pour quiconque ramènera au vaisseau un Gand adulte, homme ou femme, qui soit sociable et prêt à parler. - Ce ne sera pas facile. - Un mois de paie supplémentaire contre le nom et la situation exacte de la capitale de la planète. (Il lâcha un joyeux sifflement et ajouta:) Quelqu'un va devenir riche, et ce ne sera pas Bidworthy. Son nom n'est pas sorti du chapeau. Je le sais, c'est moi qui le tenais! Cessant son bavardage, il se retourna pour regarder une blonde élancée qui passait à grands pas. Harrison le tira par le bras. - Voilà le magasin de Baines dont je t'ai parlé. Entrons. - D'accord, d'accord. Gleed le suivit à contrecœur, l'attention toujours dirigée de l'autre côté de la rue.
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- Bonsoir, dit Harrison à JeffBaines. -Ce n'est pas un bon soir, le contredit ce dernier. Les affaires vont mal. On joue une demi-finale et la moitié de la ville est partie. Ils reviendront chez eux et se mettront à penser à leur ventre longtemps après que j'aurai fermé. Ils se précipiteront probablement ici demain matin, et je ne pourrai pas les servir assez vite. - Comment les affaires peuvent-elles aller mal si vous ne gagnez pas d'argent quand elles vont bien? l'interrogea Gleed, usant du renseignement que lui avait fourni Harrison. Les grands yeux en boule de loto l'examinèrent lentement, puis se reposèrent sur Harrison. - C'est encore une cloche en provenance de votre vaisseau, hein? De quoi parle-t-il ? - D'argent, lui expliqua Harrison. C'est un truc qu'on utilise pour simplifier les affaires. C'est imprimé, comme des obs manuscrites de tailles diverses. - Voilà qui est très instructif, fit observer JeffBaines. Cela m'apprend que les gens qui doivent imprimer toutes les obs, on ne peut pas leur faire confiance. .. parce qu'ils ne se font même pas confiance entre eux. (Il se dandina jusqu'à son tabouret élevé et se posa dessus. Sa respiration sifflante était pénible.) Cela confirme ce qu'on nous apprend à l'école, qu'un Antigand ira jusqu'à voler sa mère veuve. - Vos écoles enseignent n'importe quoi, lui assura Harrison. -Peut-être bien, admit Jeff, qui ne jugea pas utile de discuter de ce détail. Mais on sera prudents jusqu'à preuve du contraire. (Il les scruta.) Que voulez-vous, tous les deux, d'abord? -Un conseil, avança aussitôt Gleed. On est en bordée. On voudrait connaître les meilleurs endroits pour manger et s'amuser. - De combien de temps disposez-vous? - Jusqu'à demain à la tombée de la nuit. JeffBaines secoua la tête d'un air navré. -Rien à faire. C'est le temps qu'il vous faudrait pour planter suffisamment d'obs pour obtenir quelque chose de valable. D'autre part, des tas de gens préféreraient crever plutôt que laisser un Antigand leur refiler une ob. Ils ont leur fierté. Harrison demanda: - Pourrait-on avoir un bon repas? -Eh bien, je ne sais pas. (Jeff réfléchit à la question tout en massant plusieurs de ses multiples mentons.) Vous y arriverez peut-être ... mais je ne peux pas vous aider cette fois-ci. Je n'ai besoin de rien et vous ne pourrez utiliser d'obs que j'ai en réserve. - Pouvez-vous nous faire des suggestions? -Si vous étiez des citoyens du coin, ce serait différent. Vous pourriez avoir ce qui vous plaît sur-le-champ en vous chargeant d'un bon tas d'obs à effacer dans l'avenir, dès que l'occasion se présenterait. Mais je ne vois 370
personne qui puisse faire crédit à un Antigand qui est ici aujourd'hui et sera ailleurs le lendemain. -Ne parlons pas trop de partir demain, lui conseilla Gleed. Quand un Ambassadeur impérial arrive, cela veut dire que les Terriens sont là pour un bon bout de temps. -Qui a dit ça? -C'est l'Empire terrien. Vous en faites partie, n'est-ce pas? -Non, répondit Jeff, affirmatif. Nous ne faisons partie de rien, ne le désirons pas et n'en avons pas l'intention. Qui plus est, personne ne nous forcera à faire partie de quoi que ce soit. S'appuyant sur le comptoir, Gleed fixa d'un air absent une boîte de porc. - Vu que je ne suis pas en uniforme ni en service, je compatis avec vous, quoique je ne devrais pas en parler. Quant à moi, ça ne me dirait rien d'être dirigé corps et âme par les bureaucrates d'un monde étranger. Mais vous allez avoir rudement de peine à nous battre. C'est comme ça. -Pas avec ce qu'on a, dit Jeff, confiant. - Vous n'avez pas grand-chose, se moqua Gleed defaçon plus amicale que méprisante. (Il chercha une confirmation auprès de Harrison.) N'est-ce pas? -On dirait. - Ne jugez pas sur les apparences, avertit Jeff. Nous possédons davantage que vous autres cloches pourrez affronter. - Par exemple? -Eh bien, en premier lieu, on a l'arme la plus puissante jamais imaginée par l'esprit humain. On est des Gands, pigé? On n'a donc pas besoin de vaisseaux, de fusils et d'autres joujoux. On a quelque chose de mieux. Qui est efficace, et contre lequel il n'existe aucune parade. - Mince, j'aimerais voir ça, le défia Gleed. Des renseignements concérnant une nouvelle arme d'une puissance exceptionnelle devaient avoir bien plus de valeur que l'adresse du maire. Grayder pouvait être suffisamment intéressé pour accorder une récompense fabuleuse. Quelque peu sarcastique, il ajoura: - De toute évidence, il est inurile de songer que vous pourriez nous transmettre des secrets précieux. -Il n'y a rien de secret là-dedans, répondit Jeff en les prenant par surprise. Vous pouvez l'avoir gratuitement, gracieusement et pour rien dès que vous le désirerez. Et Gand vous la donnerait sur simple demande. Vous voulez savoir pourquoi? - Vous parlez! -Parce que ça ne marche que dans un sens. Nous pouvons l'utiliser contre vous ... mais vous ne pouvez l'utiliser contre nous. -Absurde! déclara Gleed. Cela ne peut exister. Il n'y a pas d'arme qu'autrui ne puisse employer après avoir mis la main dessus et appris à la faire fonctionner. - Vous en êtes sûr? 371
-Affirmatif. Il Ya vingt ans que je sers dans les forces spatiales. On ne peut être soldat aussi longtemps sans tout apprendre sur les armes, des arcs jusqu'aux bombes H. Rien à faire. J'ai les cheveux trop gris et la dent trop acérée. Une arme à sens unique, c'est impossible. Et je dis bien im-pos-si-ble. -Ne discutez pas avec lui, dit Harrison à Baines. Il ne sera pas convaincu avant d'avoir vu la vérité. -Je m'en rends bien compte. (Un large sourire plissa le visage de Jeff Baines.) Je vous ai dit que vous pouvez avoir notre arme miraculeuse sur simple demande. Pourquoi ne me la demandez-vous pas? - Très bien, je vous la demande. Gleed s'exécuta sans enthousiasme. Une arme que l'on offrait comme ça, sans exiger la moindre ob, ne pouvait être tellement puissante, après tout. Dans son esprit, sa récompense imaginaire se réduisit à une poignée de menue monnaie, puis à rien du tout. -Passez-la-moi, que j'y jette un coup d'œil. Se penchant pesamment sur son tabouret, Jeff tendit la main vers le mur, ôta une petite plaque brillante de son crochet et la passa par-dessus le comptoir. - VOll;S pouvez la garder, dit-il. Qu'elle vous soit salutaire. Gleed l'examina, la retourna en tous sens entre ses doigts. Ce n'était rien d'autre qu'un morceau oblong de matériau ressemblant à de l'ivoire. Une face était polie et nue. Lautre portait trois lettres profondément gravées en gros caractères: «L.-J.R.» Levant les yeux sur Baines, les traits embarrassés, il demanda: -Vous appelez ça une arme? - Certainement. -Alors, je ne comprends pas. (Il tendit la plaque à Harrison.) Et toi ? Harrison l'examina avec soin. -Non. Que signifie ce L. - J.R.? -Argot primitif, lui apprit Baines. Rendu correct par l'usage courant. C'est devenu un sigle universel. Vous le trouverez partout, si vous ne l'avez pas déjà remarqué. - Je l'ai vu çà et là sans y attacher davantage d'importance ni y accorder la moindre réflexion. Je me rappelle maintenant qu'il est inscrit en plusieurs endroits, y compris chez Seth et dans la caserne de pompiers. -C'était sur les flancs du bus qu'on n'a pas pu vider, ajouta Gleed. Cela ne m'a rien dit. -Cela veut dire beaucoup, déclara Jeff. Liberté-Je Refuse. -Moi, ça me fait éclater de rire, répondit Gleed. Je suis déjà tout éparpillé ... en miettes. (Il observa Harrison qui empochait la plaque, songeur.) Un morceau d'abracadabra, tu parles d'ùne arme! - Lignorance est félicité, affirma Baines, bizarrement sûr de lui. Surtout lorsqu'on ne sait pas qu'on est en train de jouer avec le cran de sûreté de quelque chose qui fait« bang».
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-Très bien, le défia Gleed. Dites-nous comment elle marche. . -Je refuse. Le sourire de Baines réapparut. Il paraissait extrêmement satisfait mais de quoi? Gleed se sentit abattu, surtout à cause de la récompense un instant escomptée. -Voilà qui est rudement utile. Vous vous vantez d'une arme à sens unique, vous nous refilez une plaque portant trois lettres dessus, et ensuite vous restez muet. Tous les baratins sont bons pour les vantards. Et si vous nous donniez quelques preuves? - Je refuse, répéta Baines, son sourire plus large que jamais. Il adressa à Harrison un clin d'œil entendu. Une étincelle jaillit dans l'esprit de Harrison. Sa mâchoire se relâcha, il sortit la plaque de sa poche et la fixa comme s'il la voyait pour la première fois de sa vie. -Donne-la-moi, demanda Baines en le regardant. Harrison la replaça dans sa poche et déclara fermement : -Je refuse. Baines gloussa. -Il y en a qui pigent plus vite que d'autres. Froissé, Gleed tendit la main. -Montre-moi encore ce truc. -Je refuse, répéta Harrison en le regardant droit dans les yeux. -Eh, ne te mets pas à faire le malin avec moi. Ce n'est pas une façon ... Les protestations de Gleed s'interrompirent net. Il resta un instant les yeux vitreux, tandis que son cerveau turbinait. Puis, sur un ton plus doux, il lâcha: -Misère! -Précisément, dit Baines. Une grande misère, même. Vous avez mis du temps pour réagir. Submergé par le flot d'idées d'insubordination qui se déversait en lui, Gleed dit d'une voix rauque à Harrison: -Allez, sortons d'ici. Il faut que je réfléchisse. Je veux rester assis dans un coin tranquille pour méditer. Il y avait un parc minuscule avec sièges, pelouses, fleurs et une petite fontaine autour de laquelle jouait un groupe d'enfants. Choisissant une place face à un parterre coloré de bourgeons extraterrestres exotiques, ils s'assirent et ruminèrent un certain temps. Gleed finit par faire remarquer: - Pour un seul type utile et solitaire, ce serait le martyre, mais un monde entier... (Sa voix s'éteignit, avant de reprendre:) J'ai suivi l'idée aussi loin que possible et le résultat me file les chocottes. Harrison se tint coi. Gleed poursuivit: - Par exemple, supposons que je retourne au vaisseau, ce rhinocéros de Bidworthy me donne un ordre. Et je le regarde d'un œil glacé en disant: «Je Refuse.» Que se passe-t-il? Il s'ensuit, selon les lois inviolables de la Nature, qu'il tombe raide mort ou qu'il me jette au trou.
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- Ce qui te ferait rudement du bien. -Attends un moment, je n'ai pas fini. Je suis au violon, dégradé et la honte du régiment, mais il faut toujours que le travail soit fait. Bidworthy choisit quelqu'un d'autre. La victime, étant mon âme sœur, lui accorde un coup d'œil glacial et dit: «Je Refuse.» Au trou, et j'ai de la compagnie. Bidworthy essaie encore. Encore et encore. On est toujours davantage en cabane. Mais pas plus de vingt. Ils occupent donc le mess des mécaniciens ... - Laisse notre mess en dehors de tout ça, lui commanda Harrison. -Ils s'emparent du mess, insista Gleed, bien décidé à s'attaquer aux mécaniciens. Il ne tarde pas à être également bourré d'objecteurs. Bidworthy les ramasse à toute allure ... s'il n'a pas encore une dizaine de vaisseaux sanguins qui ont pété sous son vilain crâne. Alors ils prennent possession des dortoirs des Blieder. - Pourquoi continuer à s'en prendre à mes copains? - Et les corps s'empilent jusqu'au plafond, dit Gleed, tirant un plaisir sadique de ce tableau. À la fin, Bidworthy est obligé d'aller chercher un seau et des brosses et de s'agenouiller pour récurer lui-même le pont tandis que Grayder, Shelton et le reste montent la garde chacun à leur tour. À ce moment-là, Sa Hauteur l'Ambassadeur est dans la coquerie en train de cuisiner fiévreusement pour les prisonniers, avec l'assistance d'une troupe déconcertée de béni-oui-oui bureaucratiques. (Il considéra encore ce spectacle mental.) Grands Dieux! Un ballon de couleur roula vers lui. Il se baissa, le prit et le garda. Rapidement, un gamin de sept ans environ s'approcha en courant et le fixa gravement. - Donnez-moi mon ballon, s'il vous plaît. - Je refuse, répondit Gleed, les doigts serrés dessus. Ni protestation, ni colère, ni larmes. Lenfant se contenta de marquer sa déception et se détourna. - Tiens, fiston. Il lui jeta le ballon. -Merci. Le gamin s'en empara et s'en fut à toute vitesse. Harrison prit la parole. -Si tous les êtres humains de l'Empire terrien, de Prométhée à Kaldor IV, sur dix-huit années-lumière, reçoivent un commandement d'impôt sur le revenu et disent: «Je Refuse», que se passe-t-il? -Pas d'impôt. Les autorités s'en passent parce qu'elles y sont forcées. - Ce serait le chaos. (Harrison hocha la tête en direction de la fontaine et des enfants qui jouaient autour.) Mais cela ne ressemble en rien au chaos, ici. Pas à mes yeux. De toute évidence, ils n'exagèrent pas ce système de refus. Ils l'appliquent judicieusement à partir d'une base mutuellement reconnue. Mais quelle peut bien être cette base, ça, je donne ma langue au chat. -Moi aussi. Un homme d'un certain âge s'arrêta près d'eux, les examina avec hésitation, et décida de choisir un adolescent qui passait par là.
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- Peux-tu me dire où je peux trouver le rouleur pour Martinville ?
- Al'autre bout de la Huitième, lui indiqua le jeune homme. Achaque heure. On fixe les menottes avant le départ. -Les menottes? répéta le vieillard en levant ses sourcils blancs. Pour' quoi faire? - La route passe près du vaisseau. Les Antigands risquent d'essayer de vous arracher de votre siège. -Ah oui, bien sûr. (Il reprit son avance, jeta un coup d'œil à Gleed et Harrison et fit remarquer en passant:) Ces Antigands, quel poison! -Absolument, répondit Gleed. On n'arrête pas de leur dire de partir et ils n'arrêtent pas de répéter: « Nous Refusons. » Le vieux monsieur rata un pas, se rattrapa, leur lança un regard curieux puis continua son chemin. - Il y en a un ou deux qui paraissent froncer les sourcils devant notre accent, dit Harrison. Pourtant, aucun n'a rechigné devant le mien quand je mangeais chez Seth. L'intérêt de Gleed parut renaître. - Là où tu as pu manger, on pourra recommencer. Essayons. Qu'avons-nous à perdre? -Notre patience. (Harrison se leva et s'étira.) Tentons le coup chez Seth. S'il ne marche pas, on essaiera ailleurs. Et si personne ne marche, on rentrera au vaisseau avant de crever de faim. -Ce qui paraît exactement être ce qu'ils attendent de nous, lui signala Gleed, légèrement contrarié. Je te le dis une bonne fois pour toutes: ils obtiendront ce qu'ils veulent uniquement en me passant sur le corps. -C'est ça, acquiesça Harrison. Sur ton corps.
Il
M
att arriva avec une serviette sur le bras. - Je ne sers pas les Antigands. -Vous m'avez servi l'autre jour, lui rappela Harrison. -Cela se peut. J'ignorais que vous veniez de ce vaisseau. Mais maintenant, je le sais. (Il projeta la serviette sur le coin de la table et essuya des miettes imaginaires.) Aucun Antigand ne sera servi par moi. - y a-t-il un autre endroit où trouver à manger? - Pas à moins que quelqu'un accepte que vous plantiez une ob. Il ne le fera que s'il ignore qui vous êtes, et il y a quelques chances que certains fassent la même erreur que moi. (Un nouveau coup de serviette.) Je ne la commettrai pas une deuxième foi~. - Vous en commettez une à l'instant même, annonça Gleed, la voix dure. (Il donna un coup de coude à Harrison en murmurant:) Regarde ça. (Sa main sortit d'une poche, tenant un minuscule pistolet. Le pointant vers le ventre de Matt, il déclara:) D' habitude, j'aurais des ennuis pour ça si les gens du vaisseau étaient d'humeur à me faire des ennuis. Mais ce n'est pas le cas. Ils en ont assez de vous autres, espèces d'ânes à deux pattes. (Il agita son arme.) Alors, en avant, allez nous chercher deux assiettes remplies. - Je Refuse, répondit Matt en serrant les lèvres et en feignant d'ignorer le pistolet. Gleed manipula la sécurité qui émit un cliquetis très net. - Il est susceptible, maintenant. Il peut partir si j'éternue. En avant. -Je Refuse. Écœuré, Gleed rentra l'arme dans sa poche. - Je ne faisais que plaisanter. Il n'est pas chargé. - Ça n'aurait pas fait la moindre différence, lui assura Matt. Je ne sers pas les Antigands, voilà tout. -Et si je perdais la tête et que je vous troue la peau? - Comment pourrais-je vous servir, dans ce cas? demanda Matt. Quelqu'un de mort ne sert plus à personne. Il est temps que vous appreniez un brin de logique.
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Sur cet argument massue, il s'éloigna tranquillement. -Là, il n'a pas tort, lâcha Harrison, manifestement déprimé. Qu'est-ce qu'on peut faire d'un cadavre? Rien du tout. Un corps n'est au pouvoir de personne. - Oh, je ne sais pas. Deux ou trois macchabées allongés dans le coin pourraient servir de leçon aux autres. Ils seraient un peu plus aimables. -Tu penses à eux en termes terriens. C'est une erreur. Ils ne sont pas Terriens, quelle que soit leur origine. Ce sont des Gands. -Tiens, qu'est-ce que c'est un Gand, au fait? - Je ne sais pas. On peut parier que c'est une sorte de fanatique. Terra a exporté des millions de gens à idée fixe au moment de la Grande Explosion. Considère un peu ces dingues sur Hygéia, par exemple. -Ah, Hygéia. C'est la seule fois où je me suis baladé sans porter autre chose qu'un air très digne. J'étais impatient de voir Shelton et Bidworthy dans le costume de leur naissance. Mais nos deux héros n'ont pas eu suffisamment de cran. (Il gloussa.) Ces Hygéiens s'imaginent que la nudité crée une démocratie véritable, distincte de la nôtre. Je suis loin d'être sûr qu'ils ont tort. -La création d'un empire induit un principe distordu, médita Harrison. À savoir que Terra a toujours raison alors que mille six cents planètes ont invariablement tort. Que tout le monde se trompe, sauf Terra. -On fait de la sédition, hein? Harrison ne répondit rien. Gleed lui jeta un coup d'œil, vit que son attention s'était détournée et suivit son regard vers une brunette qui venait d'entrer. -Pas mal, approuva Gleed. Pas trop vieille, pas trop jeune. Ni trop grasse, ni trop maigre. Juste ce qu~il faut. - Je la connais. Harrison agita la main pour attirer l'attention de la fille. D'un pas léger, elle traversa la pièce et prit place à leur table. Harrison fit les présentations. - Un ami à moi, le sergent Gleed. - Arthur, le corrigea Gleed en la dévorant des yeux. -Moi, c'est Elissa, lui dit-elle. Un sergent, qu'est-ce que c'est censé être? -Une sorte de sous-être supérieur, lui apprit Gleed. Je transmets les ordres à ceux qui doivent les exécuter. Elle le considéra avec une franche surprise. -Vous voulez dire qu'il y a des gens qui acceptent de recevoir des ordres? - Bien sûr, pourquoi pas? - Ils ont dû naître esclaves. (Son regard se posa sur Harrison.) J'ignorerai pour toujours votre nom, je suppose? Rougissant légèrement, il se hâta de réparer cette omission en ajoutant : -Mais je n'aime pas James. Je préfère Jim. -Va pour Jim. Matt s'est déjà occupé de vous?
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- Il refuse de nous servir. Elle haussa ses douces épaules. -C'est son droit. On est libres, n'est-ce pas? - On appelle ça de la mutinerie, rétorqua Gleed. - Ne faites pas l'enfant. Attendez ici, dit-elle en se levant. Je vais voir ce qu'en dit Seth. Elle s'éloigna. - Je ne comprends pas, admit Gleed lorsqu'elle fut hors de portée de voix. D'après le gros type de la charcuterie, leur technique est de nous mettre en quarantaine jusqu'à ce qu'on file. Mais elle ... elle ... (Il s'arrêta, en quête . d'un terme adapté, le découvrit et s'exclama:) Elle est non-gandienne. - Pas du tout, le contredit Harrison. Ils ont le droit de dire « Je Refuse» de la façon qui leur plaît. C'est ce qu'elle fait. -Bon sang, oui. Je n'y avais pas songé. Ils peuvent avancer ou reculer comme bon leur semble. -C'est exact. La voilà qui revient, dit Harrison en baissant la voix. Elle récupéra sa place, arrangea ses cheveux et déclara: - Seth va nous servir personnellement. -Encore un traître, fit observer Gleed avec un large sourire. -À une condition, continua-t-elle. Vous devez attendre pour parler avec lui avant de partir. -C'est bon marché, comme prix, décida Harrison. (Une autre pensée le frappa.) Cela veut-il dire que vous devrez effacer plusieurs obs pour nous trois? -Rien qu'une pour moi. - Comment cela? - Seth a des idées à lui. Il n'apprécie pas davantage les Antigands que tout le monde. -Mais? - Mais il possède un instinct de missionnaire. Il n'est pas entièrement d'accord avec l'idée de traiter tous les Antigands en hommes invisibles. Il pense que cela devrait être réservé à ceux qui sont trop têtus ou trop bêtes pour être convertis. (Elle sourit à Gleed, ce qui fit frissonner les quelques cheveux qui couronnaient sa tête.) Seth pense qu'un Antigand intelligent est un Gand potentiel. -Qu'est-ce qu'un Gand, au fait? demanda Harrison. - Un habitant de ce monde, bien sûr. - Je veux dire, d'où vient ce nom? - De Gandhi, répondit-elle. Harrison n'eut aucune réaction. - Qui diable était-ce ? - Un ancien Terrien. Celui qui a inventé l'Arme. - J amais entendu parler de lui. - Cela ne me surprend pas. Il fut irrité par l'évidence que représentait pour elle son ignorance. 378
- Vraiment? Laissez-moi vous dire qu'aujourd'hui les Terriens reçoivent une éducation aussi. .. - Du calme, Jim, lui dit-elle d'une voix apaisante. Ce que je veux dire, expliqua-t-elle en lui tapotant le bras, c'est qu'il est presque certain qu'il a été gommé de vos livres d'histoire. Il aurait pu vous donner des idées indésirables, vous savez? On ne peut songer que vous sachiez ce que vous n'avez eu aucune chance d'apprendre. -Si vous dites que l'histoire terrienne est censurée, je ne le crois pas. -C'est votre droit de refuser de le croire. On est libres, n'est-ce pas? -Jusqu'à un certain point. - Quel point ? - Un homme a des devoirs. Il n'a aucun droit de les refuser. Elle baissa ses sourcils provocants délicatement arrondis. - Non? Qui définit ces devoirs: lui ou quelqu'un d'autre? - Ses supérieurs, la plupart du temps. -Supérieurs! se moqua-t-elle avec un mépris dévastateur. Aucun homme n'est supérieur à un autre. Aucun homme n'a le moindre droit de définir les devoirs d'autrui. Si quelqu'un exerce ce pouvoir insolent sur Terra, ce n'est que parce que des imbéciles le lui permettent. Ils craignent la liberté. Ils préfèrent recevoir des ordres. Ils aiment qu'on les commande. Ils adorent leurs chaînes et embrassent leurs menottes. Quels hommes ce sont ! - Je ne devrais pas vous écouter, protesta Gleed, le visage rouge. Vous êtes presque aussi insolente que jolie. -Effrayé de penser par vous-même? dit-elle, feignant d'ignorer son . compliment maladroit. Il s'empourpra davantage. -Jamais de la vie! Mais je ... Sa voix se perdit comme Seth arrivait avec trois assiettes bien garnies qu'il posa sur la table. -On se reverra après, leur rappela-t-il. J'ai quelque chose à vous dire. L'homme était de taille moyenne, avec des traits maigres et anguleux, et de petits yeux. Il se joignit à eux peu après qu'ils eurent fini leur repas. Après avoir pris un siège, il essuya la vapeur qui s'était condensée sur son visage et les examina d'un œil calculateur. - Que savez-vous exactement, vous deux? - Suffisamment pour se disputer, dit Elissa. Ils se posent des problèmes de devoirs - qui les définit et qui les accomplit. -Avec raison, contre-attaqua Harrison. Vous ne pouvez vous-même y échapper. - Vraiment? demanda Seth. Expliquez-moi un peu ça. -Ce monde fonctionne selon un système de troc d'obligations. Comment quelqu'un annulerait-il une ob s'il n'acceptait comme un devoir de le faire? -Il n'y a aucun devoir, déclara Seth. Le devoir n'a rien à yvoir. S'il s'agissait de devoir, il reviendrait à chacun de le reconnaître par soi-même. Ce
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serait une impertinence outrageante que de le lui rappeler, impensable de lui ordonner de le faire. - Alors, certains types doivent gagner facilement leur vie, releva Gleed. Il n'existe rien pour les arrêter. (Il étudia brièvement Seth avant de demander:) Comment pouvez-vous venir à bout d'un citoyen sans conscience ? Elissa suggéra: - Racontez-lui l'histoire de Jack l'Oisif. -C'est un conte pour enfants, expliqua Seth. Tous les gosses le connaissent par cœur. C'est une fable traditionnelle comme ... comme ... (Il fit une grimace.) Je ne me rappelle plus les contes terriens des premiers arrivants. - Le Petit Chaperon Rouge, avança Harrison. Seth accepta ce titre avec gratitude. - Oui, quelque chose comme ça. Une histoire qu'on raconte le soir aux enfants. (Il se passa la langue sur les lèvres et commença:) Jack l'Oisif était venu bébé de Terra. Il avait grandi sur notre monde, avait compris notre système économique et se croyait très malin. Il décida de devenir un gratteur. -Qu'est-ce que c'est? demanda Gleed. - Quelqu'un qui vit en acceptant les obs mais ne fait rien pour les effacer ni en planter lui-même. Quelqu'un qui prend tout ce qui passe et ne donne rien en retour. - On en a aussi, reconnut Gleed. - Jusqu'à l'âge de seize ans, Jack s'en tira très bien. C'était encore un gosse, vous voyez. Les gosses ont une certaine tendance à gratter. Nous le savons et le permettons. Mais après seize ans, il s'est retrouvé dans la panade. - Comment cela? le pressa Harrison, plus intéressé qu' il l'aurait admis. - Il flânait dans la ville en ramassant des obs par brassées. Des repas, des vêtements et toutes sortes de choses gratuites. Ce n'était pas une grande ville. Il n'yen a pas sur cette planète. Elles sont suffisamment petites pour que tout le monde se connaisse ... et tout le monde bavarde. En quelques mois, la ville entière savait que Jack était un gratteur invétéré. - Continuez, lança Harrison, impatient. -Toutes les sources se sont taries. Partout où allait Jack, on lui répondait «Je Refose». Il n'eut plus ni repas, ni vêtements, ni compagnie, ni distraction, bref, plus rien. On l'évita tel un lépreux. Il ne tarda pas à avoir terriblement faim. Il pénétra par effraction dans le garde-manger de quelqu'un et s'offrit son premier vrai repas depuis une semaine. - Qu'ont-ils alors fait? -Rien. Absolument rien. - Cela a dû l'encourager, non? - Comment cela le pouvait-il? demanda Seth avec un faible sourire. Cela ne lui servit à rien. Le lendemain, son ventre fut encore vide. Il fut forcé de répéter son exploit. Et le surlendemain. Et le jour suivant encore. Les gens devinrent prudents, enfermèrent leurs affaires et les surveillèrent. Les choses
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se firent de plus en plus dures pour lui. À tel point qu'il ne tarda pas à lui être plus aisé de quitter la ville pour aller ailleurs. Jack l'Oisif s'en fut donc. - Pour recommencer, ajouta Harrison. - Avec les mêmes résultats pour les mêmes raisons. Il passa donc à une troisième ville, à une quatrième, une cinquième. Une vingtième. Il était têtu jusqu'à la bêtise. - Mais il s'en tirait sans peine, insista Harrison. Il prenait tout ce qu'il voulait en n'ayant qu'à marcher. -Oh, non. Nos villes sont petites, comme je vous l'ai dit. Et les gens se rendent souvent visite de l'une à l'autre. Dans la deuxième ville, Jack courait le risque d'être aperçu et trahi par des touristes de la première. Dans la troisième, c'étaient les bavards de la deuxième et de la première qui le mettaient en danger. Au fur et à mesure, cela s'aggrava. Dans la vingtième, il pouvait être condamné par n'importe qui des dix-neuf autres villes. (Seth se pencha en avant et déclara fermement:) Il n'atteignit jamais sa vingt-huitième ville. -Non? -Il passa deux semaines dans la vingt-cinquième, huit jours dans la vingt-sixième et une journée dans la vingt-septième. C'était pratiquement la fin. Il savait qu'on le reconnaîtrait dès qu'il montrerait son nez dans la suivante. - Que fit-il ? - Il partit en rase campagne et tenta de vivre comme un animal, de racines et de baies sauvages. Puis il disparut ... jusqu'à ce qu'un jour des promeneurs l'aperçoivent en train de se balancer à un arbre. Son corps était émacié et vêtu de loques. La solitude, l'abandon de soi et sa propre bêtise s'étaient combinés pour le tuer. Tel fut Jack l'Oisif, le gratteur. Il n'avait pas vingt ans. -Sur Terra, fit remarquer Gleed d'un air vertueux, nous ne pendons pas les gens mous et paresseux. -Nous non plus. Nous faisons tout pour les encourager à se pendre. Et une fois cela accompli, quel débarras! (Il leur jeta un coup d'œil matois avant de continuer:) Mais que cela ne vous inquiète pas. Personne n'en est arrivé là depuis longtemps à ma connaissance. Les gens honorent leurs obs par nécessité économique, non par sens du devoir. Personne ne formule d'ordres, personne ne harcèle personne, mais il existe une contrainte induite par le mode de vie planétaire. Les gens jouent le jeu ... ou bien ils souffrent. Personne n'aime souffrir, pas même les cerveaux ramollis. - Oui, je suppose que vous avez raison, acquiesça Harrison. -Vous parlez que j'ai raison, lui assura Seth. Mais ce dont je veux vous parler est quelque chose de beaucoup plus important. Quelle est votre . véritable ambition dans la vie? Sans hésitation, Gleed répondit: - Parcourir les étoiles tout en restant en un seul morceau. - Idem pour moi, approuva Harrison. -Je m'en doutais un peu. Vous ne seriez pas dans les forces spatiales si vous ne l'aviez pas choisi. Mais vous ne pourrez y demeurer éternellement. Toutes les choses ont une fin. Et ensuite? 381
Harrison s'agita, mal à l'aise. - Je n'aime pas y penser. - Un jour ou l'autre il le faudra bien. Combien de temps vous reste-t-il ? - Quatre ans et demi. Le regard de Seth se tourna vers Gleed. - Trois ans. -Peu de temps. Je ne comptais pas qu'il vous resterait beaucoup de temps. On peut facilement parier qu'un vaisseau pénétrant aussi profondément dans l'espace doit être presque exclusivement doté d'un équipage de vétérans ayant bientôt atteint la limite d'âge. Dès le jour où vous atterrirez sur Terra, ce sera le bout de la route pour beaucoup d'entre vous, n'est-ce pas? - Pour moi, oui, admit Gleed, peu ravi d'y songer. -Le temps, le temps ... plus on vieillit, plus il passe vite. Pourtant, quand vous partirez, vous serez encore relativement jeune. (Il arbora un petit sourire railleur.) Je suppose que vous vous achèterez un vaisseau particulier pour continuer à parcourir seul l'univers ? -Ne dites pas d'idioties, lâcha Gleed. Un vaisseau lunaire est tout ce que peut se payer un nanti. Traîner entre un satellite et sa planète principale n'a rien de marrant pour qui a l'habitude de filer au Blieder à travers la galaxie. Le plus petit appareil spatial est au-delà des moyens des plus fortunés. Seuls les gouvernements peuvent en payer la facture. - Par «gouvernements», vous voulez dire des communautés? - D'une certaine manière. -Eh bien alors, qu'allez-vous vous payer quand vos années d'espace seront terminées? Gleed indiqua Harrison du pouce. - Je ne suis pas comme notre ami Belles Oreilles. Je suis soldat, non technicien. Mon choix sera donc limité par mon manque de qualification. (Il se gratta la tête et eut l'air pensif.) Je suis né et ai été élevé dans une ferme. J'en connais un bout sur les fermes, j'aimerais en avoir une petite pour m'établir. - Vous pensez que vous y arriverez? demanda Seth en l'observant de près. -Sur Falder, Hygéia, ou sur le Paradis Rose de Norton, ou une autre planète. Mais pas sur Terra. Mes économies n'iront pas jusque-là. Je n'en trouverais pas la moitié pour supporter les frais. - Ce qui veut dire que vous ne pouvez pas accumuler suffisamment d'obs? -Oui, répondit Gleed sur un ton lugubre. Même si je devais économiser jusqu'à ce que j'aie une barbe d'un mètre de long. -C'est donc là la récompense de Terra pour une si longue période de loyaux services: «Abandonnez vos rêves ou fichez le camp»? - Taisez-vous! -Non. Pourquoi pensez-vous que quatre millions de Gands sont venus ici, des Doukhobors et des Naturistes sur Hygéia, des Quakers et autres
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sur les planètes de leur choix? Parce que la récompense de Terra pour avoir été bon citoyen a toujours été un ordre péremptoire de plier le dos ou de ficher le camp. Nous avons donc fichu le camp. -Cela a été tour aussi bien, d'ailleurs, ajouta Elissa. D'après nos livres d'histoire, Terra souffrait d'un grave surpeuplement. Notre départ a permis de relâcher la pression démographique. -Ce n'est pas la question, la reprit Seth. (Il continua à l'adresse de Gleed:) Vous voulez une ferme. Vous ne pourrez en avoir une sur Terra malgré tout votre désir. Terra vous répond: «Non, dehors!» Alors, ce devra être ailleurs. (Il attendit que Gleed digère cela, puis :) Ici, vous pouvez en avoir une si vous le désirez ... (Il claqua des doigts.) Simplement comme ça! -Arrêtez de plaisanter, dit Gleed avec l'expression de quelqu'un qui aspire à ce qu'on plaisante avec lui. Où est l'arnaque? - Sur cette planète, tout terrain appartient entièrement à la personne sur place, celle qui en use véritablement. Personne ne lui dispute ce droit tant qu'elle continue à en faire usage. Il suffit pour cela de chercher un terrain inutilisé mais approprié - il en existe à profusion -, et de le cultiver. Dès cet instant, il vous appartient. Dès que l'on cesse de s'en servir et que l'on part, n'importe qui peut s'en emparer. -Non? lâcha Gleed, incrédule. - Si, insista Seth. De plus, si vous cherchez et avez un peu de veine, vous pouvez revendiquer une ferme que quelqu'un a abandonnée pour raison de décès ou de maladie, ou par désir d'aller ailleurs, à cause de quelque chose que ladite personne a préféré, ou pour toute autre excellente raison. Dans ce cas, vous récupérez un sol déjà travaillé, avec ferme, laiterie, granges et le reste. Et cela n'appartient qu'à vous. - Que devrais-je alors à l'occupant précédent? demanda Gleed. - Rien du tout. Pas une ob. Pourquoi le devriez-vous? S'il n'est pas six pieds sous terre, il l'a quittée pour quelque chose d'également gratuit. Il ne peut profiter dans les deux sens, en partant et en arrivant. - Cela me semble absurde. Il doit y avoir un truc. À un moment donné, il doit falloir que je donne du fric ou que j'accumule une pile d'obs. -Naturellement. Vous fondez une ferme. Une poignée de gens du coin vous aident à construire une maison. Ils vous accablent d'obs. Le charpentier a besoin d'obs fermières pour sa famille durant les deux années à venir. Vous les lui rendez. Ensuite, pendant deux ou trois années, c'est vous qui lui plantez quelques obs. Dès que vous avez besoin de faire réparer votre clôture ou autre tâche à accomplir, il vient effacer cette ob-là. Et ainsi de suite avec les autres, y compris ceux qui vous fournissent des matériaux bruts, vos semences et les machines, ou qui effectuent les transports. -Tout le monde n'a pas besoin de lait et de pommes de terre. -Qu'est-ce que c'est que des pommes de terre? Je n'en ai jamais entendu parler. -Comment puis-je régler une dette auprès de quelqu'un qui obtient peut-être ailleurs tous les produits fermiers qu'il désire?
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-C'est facile. Un étameur vous donne plusieurs barattes. Il ne veut pas de nourriture. Il obtient à une autre source tout ce qu'il lui faut. Sa femme et ses trois filles sont au régime, la seule pensée d'un chargement en provenance de votre ferme les jette dans les affres de l'horreur. -Eh bien? - Mais le tailleur de cet étameur, ou bien son cordonnier, a des obs à lui qu'il n'a pas pu effacer. Il les transfère donc sur vous. Dès que vous le pouvez, vous donnez au tailleur ou au cordonnier ce qu'il veut pour satisfaire à ces obs, annulant ainsi celles de l'étameur en même temps que les vôtres. (Arborant son habituel demi-sourire, il conclut:) Et tout le monde est content. Gleed rumina là-dessus, les sourcils froncés. -Vous me tentez. Vous ne devriez pas faire ça. Il est délictueux de dévoyer un spationaute. Terra est dure avec la sédition. -Dure mon œil! (Seth renifla d'un air méprisant.) Ici règne la loi gande. - Tout ce qu'il vous suffit de faire, suggéra Elissa, douce et persuasive, c'est de vous dire que vous devez retourner au vaisseau, que votre devoir l'exige, que ni le vaisseau ni Terra ne peuvent se passer de vous. (Elle écarta une bouclette.) Soyez alors un individu libre et dites: Je Refuse. - Ils m'écorcheraient vif. Bidworthy présiderait en personne à l'opération. - Je ne crois pas, le contredit Seth. Ce Bidworthy - qui est loin d'être un jovial personnage, je présume - se trouve, ainsi que vous et tout l'équipage, au même croisement. Face à lui, la route prend deux directions. Il lui faut en choisir une, et il n'existe pas de troisième terme à l'alternative. Tôt ou tard, il rentrera chez lui en se mordillant la lèvre supérieure, ou bien il roulera dans un camion pour vous livrer le lait ... parce que, au fond de lui-même, c'est ce qu'il a toujours voulu faire. -Vous ne connaissez pas Rufus le Rustre, se lamenta Gleed. Il a de l'acier rouillé à la place du cœur. -C'est drôle, fit observer Harrison. Jusqu'à aujourd'hui, c'est ce que j'ai toujours pensé de toi. - Je ne suis pas en service, répliqua Gleed comme si cela expliquait tout. Je sais me détendre et laisser mon ego battre la campagne en dehors des heures de travail. (Il repoussa son siège en arrière et se mit sur pied. Il avait les yeux obstinés et la mâchoire ferme.) Mais je reprends mon service ... à l'instant. - Tu ne dois pas rentrer avant demain soir, protesta Harrison. - Je m'en fiche. Je rentre quand même. Elissa ouvrit la bouche et la referma lorsque Seth lui donna un coup de coude. Ils restèrent assis en silence tandis que Gleed sortait d'un pas déterminé. -C'est bon signe, commenta Seth, étrangement sûr de lui. Il a reçu un coup à son point faible. (Gloussant doucement, il se tourna vers Harrison.) Et vous, quelle est votre ultime ambition? Harrison se mit également sur pied, embarrassé. 384
-Merci beaucoup pour le repas. Il était délicieux et j'en avais besoin. (Il eut un geste faible en direction de la porte.) Je vais le rattraper. S'il retourne au vaisseau, je ferais mieux de l'imiter. Seth donna un nouveau coup de coude à Elissa. Ils se tinrent cois tandis que Harrison sortait et refermait avec précaution la porte derrière lui. - Des moutons, décida Elissa, déçue sans raison manifeste. L'un suit l'autre. Comme des moutons. - Pas du tout, déclara Seth. Ce sont des humains animés par les mêmes pensées et les mêmes émotions que nos ancêtres, qui n'avaienr rien de moutons. (Se tortillant sur sa chaise, il fit un signe à Matt.) Apporte-nous deux shemaks! (Puis, s'adressant à Elissa:) Buvons à la sédition. À mon avis, ce vaisseau n'a pas intérêt à rester trop longtemps dans les parages.
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L
es haut-parleurs du vaisseau de guerre beuglaient: « Fanshaw, Folsom, Fuller, Garson, Gleed, Gregory, Haines, Harrison, Hespoir... » et ainsi de suite jusqu'à la fin de l'alphabet. Une file régulière d'hommes s'écoula le long des coursives, des corridors et des passerelles, en direction de la salle des cartes, située en proue. Ils se rassemblèrent devant elle par petits groupes, bavardant à voix basse et renvoyant des échos de conversations dans les couloirs. -Ils ne disaient que « OttO» et rien d'autre. On en a eu ras le bol, à la fin. - Vous auriez dû vous séparer, comme nous. Dans ce cabaret du faubourg, ils ne savent pas à quoi ressemble un Terrien. Je suis entré et je me suis assis sans le moindre problème. - En restant ensemble en uniforme, vous pouviez être sûrs de vous faire reconnaître au premier regard. C'est ça - et vos visages de dépravés - qui vous a trahis. - Vous avez entendu parler de Meakin ? Il a réparé un toit qui fuyait, a choisi en paiement une bouteille de double-dith et a tout vidé. Il était ivre mort quand on l'a retrouvé. Il ronflait comme un porc. On a dû le transporter. - Il y en a qui ont du pot. On s'est fait rembarrer partout où on est passés. Quelle barbe! - Vous auriez dû vous séparer, comme je vous l'ai dit. -La moitié des gars doivent être encore allongés dans le caniveau ... Ils ne sont toujours pas rentrés. - Grayder va faire des bonds de fureur. Il aurait stoppé le deuxième tour, ce matin, s'il avait été au courant. -Quand ce sera mon tour, la technique sera d'abaisser cette passerelle et de courir comme un dératé avant qu'on ait le temps de me rappeler. - Sammy, tu auras une veine de cocu si tu peux en profiter. De temps en temps, le premier maître Morgan passait la tête par la porte de la salle des cartes et hurlait un nom déjà prononcé à l'interphone. Fréquemment, ne venait aucune réponse. - Harrison! brailla-t-il. 386
Avec une expression embarrassée, Harrison entra. Le capitaine Grayder était assis derrière son bureau et fixait d'un air morose une liste placée devant lui. Le colonel Shelton se tenait à son côté, rigide, le commandant Hame derrière lui. Tous deux affichaient l'apparence douloureuse de ceux qui tolèrent une mauvaise odeur tandis qu'un plombier pas très doué cherche en vain la fuite. L'Ambassadeur allait et venait constamment en face du bureau en marmottant dans ses mentons: -À peine cinq jours, et la pourriture s'est déjà installée! (Il s'arrêta lorsque Harrison entra, et lui lança sèchement:) C'est donc vous. Quand êtes-vous rentré de permission? - Avant-hier soir, monsieur. -En avance, hein? C'est curieux. Vous avez crevé, ou quoi? - Non, monsieur. Je n'avais pas pris ma bicyclette. - Ce qui est aussi bien, approuva l'Ambassadeur. Autrement, vous seriez à deux mille kilomèt~es, en train de pédaler de toutes vos forces. - Pourquoi, monsieur? - Pourquoi, il me demande pourquoi! C'est précisément ce que je veux savoir: Pourquoi? (Il fulmina un peu, puis demanda:) Avez-vous rendu visite à cette ville seul ou accompagné? - J'y suis allé avec le sergent Gleed, monsieur. -Appelez-le, ordonna l'Ambassadeur en regardant Morgan. Morgan ouvrit la porte et cria: - Gleed! Gleed! Aucune réponse. Il essaya encore, sans résultat. On recommença par l'interphone. Le nom résonna à travers tout le vaisseau, de la proue jusqu'à la poupe. Le sergent Gleed ne se trouvait pas parmi les présents. - Il est rentré? Grayder consulta sa liste. - Oui. En avance de vingt-quatre heures. Il a dû se glisser dehors avec le deuxième tour de permissionnaires ce matin, et omettre de le signaler. C'est un double délit. -S'il n'est pas à bord du vaisseau, il est hors du vaisseau, délit ou pas. -Oui, Votre Excellence. Grayder paraissait légèrement las. À la porte, Morgan hurla encore :
-Gleed! Un instant plus tard, il rentra et déclara: -Votre Excellence, l'un des hommes m'a dit que le sergent Gleed ne peut être à bord parce qu'il l'a aperçu en ville il y a une heure. -Faites-le entrer. (L'Ambassadeur eut un geste impatient à l'adresse de Harrison.) Restez ici, vous, et cessez d'agiter ces satanées oreilles. Je n'en ai pas fini avec vous. Un grand mécano dégingandé entra et cligna des yeux dans toutes les directions, manifestement terrifié par cette assemblée.
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- Que savez-vous du sergent Gleed? lui demanda sèchement l'Ambassadeur. Lautre se lécha les lèvres avec nervosité, regrettant d'avoir parlé de l'homme absent. -Eh ben, voilà, Votre Honneur... -Appelez-moi « monsieur» ! -Oui, Votre Honneur. (Nouveaux clignements d'yeux.) Je suis sorti en début de matinée avec le deuxième groupe, mais je suis rentré parce que mon estomac criait famine. Sur le chemin du retour, j'ai vu le sergent Gleed et je lui ai parlé. -Où? - En ville, Votre Honneur... monsieur. Il était assis dans l'un des gros autocars. J'ai trouvé ça un peu bizarre. - Venez-en au fait, mon vieux! Vous a-t-il dit quelque chose? -Pas grand-chose, Votre Honneur. Il y avait un truc qui le rendait guilleret. Il a fait allusion à une jeune veuve qui se débattait pour s'occuper de quatre-vingts hectares. Quelqu'un lui en avait parlé et il avait pensé que ça valait la peine d'aller y jeter un coup d'œil. (Il hésita, prit du champ et ajouta:) Il m'a aussi dit que je le reverrais aux fers ou pas du tout. - Lun de vos hommes! reprocha l'Ambassadeur à Shelton. Un soldat de l'espace endurci, soi-disant expérimenté, loyal et discipliné. Des années de service, trois galons et une retraite à perdre. (Son attention se reporta sur l'informateur.) A-t-il dit où il se rendait exactement? -Non, monsieur, Votre ... euh. Je le lui ai demandé, mais il m'a souri et m'a répondu: « OttO». Alors je suis rentré. -Très bien. Vous pouvez sortir. LAmbassadeur regarda l'autre partir, puis continua avec Harrison. -Vous étiez du premier tour? -Oui, monsieur. -Laissez-moi vous dire une chose. Plus de quatre cents hommes sont sortis. Environ deux cents sont rentrés. Quarante d'entre eux se trouvaient à des stades divers de dépravation alcoolique. Dix sont enfermés au trou et hurlent en chœur: « Je Refuse! » avec obstination. Ils continueront sans nul doute à crier de la sorte en attendant d'être dégrisés. Il fixa Harrison comme s'il considérait cet estimable personnage comme responsable de ce chaos, puis continua: -Cette situation a quelque chose de paradoxal. Je peux comprendre les saoulards. Il y en a toujours quelques-uns qui perdent la boule le premier jour à terre. Mais des deux cents qui ont condescendu à revenir, la moitié l'ont fait avant l'heure, tout comme vous. Leurs raisons sont identiques: la ville était inamicale, tout le monde les traitait comme des fantômes, de sorte qu'ils ont fini par en avoir assez. Harrison ne se livra à aucun commentaire. - Nous avons donc deux réactions diamétralement opposées, se plaignit l'Ambassadeur. Certains affirment que le coin est tellement désagréable
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qu'ils ont préféré rentrer. D'autres trouvent la ville si hospitalière que soit ils se bourrent jusqu'à la gueule d'une horrible mixture appelée double-dith, soit ils restent sobres et désertent. Je veux une explication. Il doit s'en trouver une. Vous êtes allé deux fois en ville. Que pouvez-vous nous dire? Prudemment, Harrison répondit: - Être ou non reconnu comme terrien, voilà le hic. Cela dépend aussi de la possibilité d'entrer en contact avec des Gands qui préfèrent vous convertir plutôt que de vous mettre en quarantaine. (Il réfléchit quelques secondes, avant d'ajouter:) Les uniformes sont un facteur négatif. Les Gands semblent les détester. -Pourquoi seraient-ils allergiques aux uniformes? -Je ne les connais pas encore assez bien. Cependant, je crois qu'ils ont appris à associer les uniformes avec le régime terrien auquel leurs ancêtres ont échappé. - Échappé? Absurde ! s'exclama l'Ambassadeur. Ils ont bénéficié des inventions terriennes, des techniques terriennes et des possibilités de construction terriennes pour aller là où ils auraient un peu plus de place! (Il considéra Harrison avec sévérité.) Aucun d'eux ne porte d'uniforme? - Apparemment non. Ils semblent trouver un grand plaisir à exprimer leur individualisme en portant n'importe quoi, des nattes aux bottes roses. La bizarrerie du costume est la norme parmi les Gands. Selon eux, l'uniformité est la véritable bizarrerie: ils la trouvent servile et dégradante. - Vous les appelez Gands. Où ont-ils pris ce nom? Harrison le lui expliqua en faisant allusion à la conversation avec Elissa. Dans son esprit, il la revit alors. Ainsi que le restaurant de Seth avec ses tables alléchantes, la vapeur s'élevant du comptoir et les odeurs filtrant de la cuisine qui mettaient l'eau à la bouche. Lorsqu'il visualisa la scène, elle lui parut incarner quelque chose de subtil mais d'essentiel, que le vaisseau ne possédait en aucune manière. -Cette personne, conclut-il, a inventé ce qu'ils appellent l'Arme. -Hum, hum! Et ils disent que c'était un Terrien, hein? À quoi ressemblait-il? Avez-vous vu une photo de lui, ou une statue? - Ils n'érigent pas de statues, monsieur. Ils considèrent que personne n'est plus important que son prochain. L'Ambassadeur rejeta ce point de vue d'un mot brutal: -Sornettes! Vous est-il venu à l'idée de rassembler des renseignements sur lui, ou au moins sur la période historique où cette arme fabuleuse aurait été inventée? - Non, monsieur, confessa Harrison. Je n'ai pas cru que cela importait. -Bien sûr. Certains d'entre vous sont trop lents pour attraper un paresseux callistrien somnambule. Je ne critique pas vos capacités de spationautes, mais en tant qu'agents de renseignements, vous êtes lamentables. - J'en suis désolé, monsieur, dit Harrison. Désolé? vteux salaud! chuchota quelque chose au plus profond de son esprit. Pourquoi être désolé? Ce n'est qu'un gros prétentieux qui n'arriverait même 389
pas à effacer une ob. Les incultes d'Hygéia maintiendraient qu'il ne vaut pas mieux que toi à cause de sa bidoche. Pourtant, tu fixes ladite bidoche et tu répètes « désolé» et « monsieur ». 5'il essayait de monter sur ton vélo, il tomberait avant d'avoir parcouru dix mètres. Crache-lui au visage en disant Je Refuse. Tu n'as pas peur, n est-ce pas? - Non, lança Harrison à haute voix. Le capitaine Grayder leva des yeux surpris. -Si vous vous mettez à répondre aux questions avant qu'elles soient posées, vous feriez mieux d'aller voir le toubib. À moins que nous ayons un télépathe à bord? -Je réfléchissais, répondit Harrison. -Je ne vous désapprouverai pas, gouailla l'Ambassadeur. (Il ôta péniblement deux volumes de la bibliothèque murale et se mit à les feuilleter rapidement.) Réfléchissez bien, et à la longue, cela vous deviendra de plus en plus facile, jusqu'à ce qu'un jour vous le fassiez sans la moindre douleur. Remettant les livres en place, il en sortit deux autres et s'adressa au commandant Hame qui se trouvait à son côté: , - Donnez-moi donc un coup de main dans cette montagne de connaissances. Je cherche Gandhi, de quatre cents à mille ans en arrière dans l'histoire terrienne; Hame s'activa, se mit à prendre des livres et à les examiner. De même que le colonel Shelton. Grayder demeura à son bureau et continua à pleurer les absents. -Ah, voilà. Cela remonte à six cents ans environ. (L'Ambassadeur suivit les lignes d'un doigt boudiné.) «Gandhi, parfois appelé Bapu, ou Père. Citoyen hindi. Philosophe politique, s'opposa à l'autorité en place au moyen d'un ingénieux système appelé Désobéissance Civile. Ses derniers représentants ont disparu avec la Grande Explosion, mais survivent probablement sur quelque planète hors de contact. » - C'est l'évidence même, commenta Grayder sèchement. - Désobéissance Civile, répéta l'Ambassadeur en plissant les yeux. On ne peut pas faire de ça un système social. Cela ne peut pas marcher. - Cela marche pourtant bel et bien, affirma Harrison en oubliant d'ajouter «monsieur». - Auriez-vous l'intention de me contredire? - J'énonce un fait. - Votre Excellence, commença Grayder, je suggère ... - Laissez-moi faire! (Se renfrognant, l'Ambassadeur l'écarta d 'un geste. Son regard courroucé demeurait fixé sur Harrison.) Vous êtes loin d'être un expert en problèmes socio-économiques. Mettez-vous en tête que vous - surtout vous - pouvez avoir été trompé par des apparences. ,- Cela marche, s'entêta Harrison, s'étonnant de son propre entêtement. - De même que votre stupide vélo. Vous avez un vélo dans la tête. Quelque chose craqua, et une voix remarquablement semblable à la sienne lâcha:
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-Des clous. Époustouflé par ce phénomène, Harrison battit des oreilles. -Pardon? - Des clous, répéta-t-il avec le sentiment de commettre l'irréparable. Battant au poteau l'Ambassadeur écarlate, Grayder se leva, l'expression sévère, et fit sentir son autorité: - Quels que soient les prochains tours de permission, vous êtes retenu à bord. Maintenant, sortez. Harrison partit, l'esprit en tumulte mais le cœur étrangement satisfait. Al'extérieur, le premier maître Morgan le foudroya. - Combien de temps pensez-vous qu'il me faudra pour arriver au bout de la liste si vous restez là-dedans pendant une semaine? Il lâcha un grognement courroucé, mit les mains en porte-voix et beugla: - Hespoir! Hespoir! Aucune réponse. - Tout Hespoir est perdu, lui dit le soldat Kinvig. -Très drôle, ricana Morgan. Regardez comme je me roule sur le pont. Il remit ses mains en porte-voix et lança le nom suivant : -Hyland! Hyland! Aucune réponse. Quatre jours encore, ennuyeux et interminables. Cela en faisait neuf en tout depuis que le grand vaisseau avait creusé la tranchée au creux de laquelle il reposait toujours. Des troubles se produisirent. Rembarrés à plusieurs reprises, les permissionnaires des troisième et quatrième tours devinrent irritables. - Ce matin, raconta l'un d'eux, Morgan lui a montré le troisième tour. Avec le même résultat. Grayder a été forcé d'admettre que ce monde ne peut être qualifié d'hostile et que nous avons légalement droit à notre bordée. - Alors, pourquoi diable ne s'en tient-il pas au règlement? Le Comité spatial devrait le massacrer pour cela! -Même excuse: il ne nous refuse pas la permission, mais l'ajourne. Pas mal trouvé comme faux-fuyant, non? Il dit qu'il nous laissera sortir dès le retour des absents. - Ce qui risque de ne jamais se produire. Maudit soit-il, il me fait sauter ma permission. C'était une plainte légitime. Des semaines, des mois, des années de confinement dans une boîte métallique vibrant constamment, quels qu'en soient le confort et la taille, exigent de pouvoir se défouler de temps à autre. Les hommes ont besoin d'air frais, de terre ferme, d'un vaste horizon, de nourriture non conditionnée, de compagnie féminine et de nouveaux visages. - C'est bien de Grayder de mettre fin à tout ça au moment où nous avons appris le meilleur moyen de nous c~mporter: des vêtements civils et
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une attitude de Gand, voilà le secret. Même les gars du premier tour sont prêts à ressortir. . -Grayder n'ose prendre ce risque. Il a déjà perdu trop d'hommes. Encore un tour de permissionnaires réduit de moitié, et il n'aura plus un équipage suffisant pour faire décoller le vaisseau. On serait coincés ici pour de bon. Qu'est-ce que tu en penses, le monstre? -Je ne me plaindrais pas. - Il pourrait apprendre aux bureaucrates à s'occuper du vaisseau. Il est grand temps que ces taupes se mettent à travailler honnêtement. - Cela leur prendrait trois ans. Ton apprentissage a bien duré trois ans, non? Harrison arriva, une petite enveloppe à la main. Trois d'entre eux l'attaquèrent aussitôt. -Regardez qui a injurié Sa Hauteur et s'est retrouvé retenu à bord ... tout comme nous? -C'est ça qui me plaît, fit remarquer Harrison. Mieux vaut être sur la touche à cause de quelque chose qu'à cause de rien. - Cela ne va pas durer bien longtemps, tu vas voir. On ne va pas continuer à rouspéter pendant l'éternité. Très bientôt nous ferons quelque chose. - Quoi, par exemple? - On y réfléchit, dit l'autre, évasif, n'appréciant pas d'être ainsi pris au mot. (Il remarqua l'enveloppe.) Qu'est-ce que c'est? Le courrier du matin? -Exactement. -Comme tu veux. Je ne voulais pas me montrer curieux. Je croyais que tu venais de recevoir des ordres écrits. Vous autres, mécaniciens, recevez habituellement les paperasses avant les autres. -C'est bel et bien mon courrier, répondit Harrison. -Ne fais pas le malin. Personne ne reçoit de lettres dans ce coin de l'univers. . -Moi, si. -Alors, comment as-tu reçu ça? -Worrall'a rapporté de la ville il y a quelques minutes. Un ami à moi lui a donné à manger et lui a confié cette lettre pour effacer l'ob. (Il tira sur une grande oreille et grimaça.) Des relations, voilà ce qu'il vous manque, les gars. Quelque peu contrarié, l'un d'eux demanda: -Qu'est-ce que Worral fabrique à l'extérieur? Il est privilégié? -D'une certaine manière. Il est marié et a trois gosses. -Et alors? -L'Ambassadeur s'imagine que l'on peut faire davantage confiance à certains qu'à d'autres. Il est moins probable qu'ils disparaissent car ils ont trop à perdre. Un certain nombre ont donc été choisis et envoyés en ville afin de dénicher des renseignements sur les absents. - Qu'est-ce qu'ils ont trouvé? -Pas grand-chose. Worral affirme que cette enquête est une pure perte de temps. Il a suivi à la trace quelques-uns de nos hommes, çà et là, a 392
tenté de les persuader de rentrer mais chacun a répondu: « Je Refuse. » Les Gands ont tous dit: « Otto. » Et voilà. - Il doit y avoir quelque chose dans ce système des Gands, dit l'un d'eux, songeur. Je donnerais cher pour aller y jeter un coup d'œil en personne. -C'est de cela que Grayder a peur. -On lui donnera d'autres sujets d'inquiétude s'il ne devient pas plus raisonnable. Notre patience fond à vue d'œil. -On parle mutinerie? les réprimanda Harrison. (Il secoua une tête chagrinée.) Là, vous me choquez, les gars. Il continua à avancer dans la coursive et atteignit sa minuscule cabine en manipulant son enveloppe avec impatience. L écriture, à l'intérieur, était peut-être féminine. Il l'espérait. Il l'ouvrit et regarda. Non. Signée de Gleed, la missive disait: « Peu importe où je suis et ce que je fais - ce billet risque de tomber en de mauvaises mains. Tout ce que je peux te dire, c'est que ça va marcher très bien pour moi si j'attends un délai convenable pour mieux faire connaissance. Le reste te concerne directement. » -Hein? Il s'allongea sur sa couchette et rapprocha la lettre de la lampe. « J'ai trouvé un gros type qui dirige une boutique vide. Il ne fait rien d'autre que rester assis à attendre. Par la suite, j'ai appris qu'il en a pris possession en occupant les lieux. Il fait cela pour le compte d'une fabrique de rouleurs à deux ballons, tu sais, ces espèces de motos à ventilateur. Ils cherchent quelqu'un qui puisse tenir un magasin de vente et après-vente. Le petit gros a reçu quatre propositions, mais personne n'avait ni les capacités ni l'expérience nécessaires. Celui qui obtiendra le poste plantera une ob fOQctionnelle sur toute la ville, si tu vois ce que je veux dire. Bon, en tout cas, cette proposition commerciale semble taillée à ta mesure. À toi de la saisir. Ne sois pas monstrueux, monstre. Saute avec moi. Leau est délicieuse. » -Par tous les météores! s'exclama Harrison. Ses yeux tombèrent sur le post-scriptum. « P.-S. Seth te donnera l'adresse. P.-P.-S. Là où je me trouve est née ta petite brune. Elle songe à y revenir afin de vivre près de sa sœur. Moi aussi, mon vieux. Cette sœur, quelle bombe!» S'agitant, mal à l'aise, Harrison la relut à deux reprises en arpentant sa cabine. Il existait mille six cents mondes occupés dans le cadre de l'Empire terrien. Il en avait vu moins d'un vingtième. Aucun spationaute ne pouvait vivre suffisamment longtemps pour les visiter tous. Les forces spatiales étaient divisées en groupes chargés chacun d'une section relativement réduite de la galaxie. Sauf par ouï-dire - fort abondant et généralement propice à l'exagération -, il ignorerait toujours quels paradis, ou pseudo-paradis, existaient dans les autres secteurs. En tout cas, il serait imprudent de choisir sur la foi de 393
rumeurs la planète où vivre. Tout le monde ne partage pas les mêmes goûts, et le bonheur des uns fait parfois le malheur des autres. Le choix d'une retraite - quel vilain nom pour le commencement d'une vie différente et pleine de vigueur! - avait grande valeur sur Terra et sur d'autres planètes désirables de son secteur. Il y avait l'amas d'Epsilon, par exemple: quatorze mondes, tous attirants si l'on pouvait en supporter la pesanteur et la nécessité d'avancer comme un éléphant. Et il y avait le Paradis Rose de Norton si, pour vivre en paix, on acceptait la folie des grandeurs de Septimus Norton. En bordure de la Voie Lactée se trouvait un matriarcat dirigé par de blondes Amazones, ainsi qu'une planète de soi-disant sorcières, ou un monde pentecôtiste, ou encore un globe où des végétaux à demi intelligents se cultivaient dans l'obéissance de leurs maîtres. Tout cela dispersé sur des années-lumière d'espace seulement accessible par Blieder. Il en connaissait personnellement plus de cinquante, simple goutte d'eau dans l'océan. Tous offraient la vie, et la compagnie humaine qui est l'essence de la vie. Mais ce monde de Gands possédait une qualité qui manquait aux autres: celle d'être là, ici et maintenant. Et de cette présence, Harrison tirait des renseignements et prenait des décisions. Chose qui manquait aux autres planètes, éloignées dans le temps et l'espace. Harrison se dirigea tranquillement vers les vestiaires de la salle des Blieder et passa une heure à nettoyer et huiler sa bicyclette. Le crépuscule approchait lorsqu'il revint. Ôtant une minuscule plaque de sa poche, il l'accrocha à la paroi, s'allongea sur sa couchette et la contempla. «L.-J.R.» Le système d'appel cliqueta, s'éclaircit la voix et annonça: -Tout le personnel se tiendra prêt pour l'instruction dès demain à 8 heures. - Je Refuse, souffla Harrison, et il ferma les yeux. 7 h 20 avaient à peine sonné, mais personne n'aurait songé à se plaindre. Tôt ou tard, cela ne signifiait pas grand-chose chez les hommes de l'espace. Pour restaurer ce sens perdu, il leur fallait rester un mois à terre à regarder le soleil se lever et se coucher. La salle des cartes était vide, mais il régnait une activité considérable dans la salle de contrôle. Grayder se trouvait avec Shelton. Il y avait également plus de cinquante hommes qu'il connaissait personnellement, ainsi que Hame, et les navigateurs en chefAdamson, Werth et Yates. Et, naturellement, Son Excellence. Ce dernier vitupérait devant la carte spatiale où se penchaient les navigateurs: -Je n'aurais jamais cru voir ce jour arriver. Moins de deux semaines que nous sommes là, et nous battons déjà en retraite. -Sauf votre respect, Votre Excellence, ce n'est pas tout à fait exact, déclara Grayder. On ne peut être vaincu que par des ennemis reconnus. Ces gens ne sont pas des ennemis. C'est là qu'ils nous tiennent. On ne peut les considérer comme hostiles.
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-Cela se peut. J'affirme tout de même que c'est une défaite. Comment peut-on l'appeler autrement? -Nous avons été mis en défaut comme des parents maladroits. Nous ne pouvons rien y faire. Un homme ne bat pas ses neveux et nièces uniquement parce qu'ils refusent de lui parler. - C'est votre point de vue en tant que commandant de vaisseau. Vous avez été confronté à une situation qui vous oblige à retourner à votre base pour faire votre rapport. C'est la routine. Les forces spatiales tout entières sont engoncées dans la routine. (L'Ambassadeur jeta un nouveau coup d'œil à la carte spatiale comme s' il la trouvait offensante.) Ma position est différente. Si je m'en vais sans même laisser de Consul, ce sera une défaite diplomatique, une insulte à la dignité et au prestige de Terra. Je suis loin d'être sûr de devoir partir. Il vaudrait peut-être mieux que je reste, même si les circonstances doivent m'empêcher d'agir efficacement et que ma présence doive fournir à ces Gands l'occasion de nous insulter davantage. -Je n'oserais vous conseiller en la matière, dit Grayder. Je ne sais que ceci: Nous transportons des troupes et un armement à fins défensives et policières. Mais nous ne pouvons les utiliser de façon offensive contre les Gands parce qu'ils ne nous ont fourni aucune excuse pour cela, parce que nous ne pouvons influencer un gouvernement qui n'existe pas, et parce que toutes nos forces ne suffiraient pas à réprimer une population s'élevant à plusieurs millions. Il nous faudrait une armada pour les impressionner. Même alors, nous agirions à la limite de notre juridiction, et une victoire impliquerait des destructions n'en valant pas la peine. -Inutile de me le rappeler. J'ai examiné le problème sous toutes les coutures, jusqu'à la nausée. Grayder haussa les épaules. C'était un homme d'action, dans la mesure où 1'011 trouve de l'action dans l'espace. Les magouilles planétaires n'étaient pas de son ressort. Quand approchait le moment de retrouver son élément, il redevenait serein. À ses yeux, le monde des Gands était un endroit ordinaire. Il en visiterait bien d'autres. -Votre Excellence, si vous doutez sérieusement de la décision à prendre, veuillez vous hâter. Le premier maître Morgan m'a laissé entendre que, si je n'ai pas approuvé le troisième tour de permissions à 10 heures, les hommes ont l'intention de prendre les choses en main et de sortir. -Ce gente de conduite les mettrait dans de sales draps, n'est-ce pas? - Je l'ignore, confessa Grayder. Vraiment, je l'ignore. - Vous voulez dire qu'ils peuvent véritablement vous défier et s'en tirer comme ça? - Ils ont en tête de retourner mes arguties contre moi. Puisque je leur ai répété que je n'interdis pas officiellement les permissions, sortir ne peut constituer une mutinerie. Comme vous le savez, Votre Excellence, j'ai reporté les permissions. Les hommes pourraient argumenter devant le Comité spatial que j'ai ignoré le règlement. Il est tout à fait possible que cet argument l'emporte si le Comité spatial est d'humeur à affirmer son autorité. 395
- Le Comité spatial devrait effectuer quelques vols, fit observer l'Ambassadeur. Il apprendrait bien des choses dont on n'a aucune idée derrière un bureau. (Et, avec un espoir moqueur:) Si nous perdions accidentellement en route notre cargaison de bureaucrates? Pareil malheur devrait bénéficier au trafic spatial, sinon à l'humanité entière. - Cette suggestion a quelque chose de gandien, prononça Grayder. - Les Gands n'y songeraient même pas. Leur seule et unique technique est de dire non, non, mille fois non. C'est tout. Mais à en juger d'après ce qui s'est passé ici, cela est largement suffisant. (Morose, l'Ambassadeur rumina sur le problème et décida:) Je viens avec vous. Cela me rebrousse le poil parce que cela ressemble à une reddition. Rester constituerait un geste de défi, mais il me faut accepter le fait que je ne servirais à rien à ce stade. -Aimeriez-vous que nous vous ramenions sur Hygéia? - Non. Le Consul qui s'y trouve se contentera de ses nudistes. D'autre part, je crois qu'il me faut faire bénéficier Terra de mon rapport personnel sur le voyage. -Très bien, Votre Excellence. (Grayder alla à un hublot, et regarda en direction de la ville.) Nous avons perdu approximativement quatre cents hommes. Certains ont déserté pour de bon. Les autres reviendront si j'attends suffisamment longtemps. Ils ont eu de la chance, ont glissé les pieds sous la table de quelqu'un et feront durer leur permission tant qu'ils s'amuseront. Ils reviendront quand bon leur semblera, en songeant que qui a volé un œuf a volé un bœuf. J'ai ce genre de problème au cours de tous les voyages de longue durée. Ce n'est pas aussi grave lorsqu'ils sont brefs. (D'un air maussade, il examina le terrain en contrebas, où n'apparaissait aucun enfant prodigue.) Mais nous ne pouvons risquer de les attendre ici. -Non, je le pense aussi. - Si nous restons trop longtemps dans le coin, nous en perdrons encore deux cents. Il n'y aura plus suffisamment d'hommes pour faire décoller l'appareil. La seule méthode qu'il me reste pour les battre au poteau, c'est de donner l'ordre de parer au décollage. Dès cet instant, ils seront soumis au règlement en vol. (Il eut un sourire forcé.) Ce qui donnera du travail à ceux qui se prennent pour des avocats de l'espace. -Très bien, approuva l'Ambassadeur. Donnez l'ordre dès que vous le désirerez. Il rejoignit l'autre au hublot, étudia la route éloignée, et observa trois autocars gands qui filèrent sans s'arrêter. Il fronça les sourcils, ne pouvant s'empêcher d'être troublé par des gens s'entêtant à prétendre qu'une montagne métallique ne se trouve pas là où elle se tient manifestement. Puis son attention se porta vers la poupe. -Que fabriquent ces hommes à l'extérieur? Jetant un regard rapide dans cette direction, Grayder saisit le micro d'appel et lança: -Tout le personnel immédiatement paré au décollage! (Il s'empara du combiné de l'interphone.) Qui est là? Sergent-major Bidworthy? Écoutez,
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sergent-major, il Ya une demi-douzaine d'hommes qui flânent à proximité du sas intermédiaire. Ordonnez-leur de rentrer immédiatement: nous décollons dès que tout sera prêt. Les passerelles avant et arrière avaient déjà été rentrées. L'intermédiaire suivit promptement. Un quartier-maître à l'esprit vif empêcha toute évasion en faisant remonter l'échelle, piégeant ainsi Bidworthy en compagnie d'un nombre inconnu de coupables potentiels. Se trouvant bloqué face à un trou de quinze mètres, Bidworthy se tint au bord du sas et foudroya du regard ceux qui se trouvaient à l'extérieur. Sa moustache ne se contentait pas de frémir, elle tremblait. Cinq des objets de sa féroce attention étaient des membres du premier tour de permissionnaires. L'un d'eux était le soldat Casartelli, ce qui fit voir rouge à Bidworthy - un simple soldat! Le sixième était Harrison, pourvu de sa bicyclette étincelante. Les écrasant du regard, le soldat en particulier, Bidworthy lança: - Revenez à bord! Pas de blague, on va décoller. - Tu entends ça? demanda l'un d'eux en envoyant un coup de coude à son voisin. Retourne à bord. Si tu n'es pas capable de sauter quinze mètres, tu ferais bien de te mettre à battre des bras pour t'envoler. -Pas d'impertinence, gronda Bidworthy. J'ai mes ordres. - Bon sang, il reçoit encore des ordres. À son âge. Bidworthy racla la bordure lisse du sas en cherchant vainement à s'accrocher à quelque chose - une cornière, un bouton, n'importe quelle protubérance - pour l'aider à relâcher la tension. - Je vous avertis que si vous me poussez à bout ... - La ferme, le monstre. - Garde ta salive, Rufus, répliqua Casartelli. Dorénavant, je suis un Gand. Sur ce, il se détourna et se mit à marcher rapidement en direction de la route. Quatre le suivirent. Enfourchant son vélo, Harrison posa un pied sur la pédale. Son pneu arrière lâcha un ouiiiiii bruyant. -Revenez! beugla Bidworthy à l'adresse des cinq hommes. Revenez! Il effectua des gestes extravagants, tenta d 'arracher l'échelle à ses grappins automatiques. Une sirène aiguë retentit à l'intérieur de l'appareil et son agitation s'accrut de plusieurs ergs. - Vous entendez? (Avec une expression meurtrière, il observa Harrison qui dévissait calmement la valve arrière et se mettait à pomper.) On va décoller. Pour la dernière fois ... De nouveau la sirène, cette fois en une série rapide de trilles aigus. Bidworthy bondit en arrière tandis que la porte du sas s'abaissait. Le verrou se referma. Harrison remonta sur son engin, reposa le pied sur la pédale, mais continua à regarder. Le mastodonte métallique frissonna du nez à la queue, puis s'éleva lentement, dans un silence total. L'ascension d'une masse aussi imposante
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avait quelque chose de majestueux. L'accélération du vaisseau augmenta, et il devint un jouet, puis un point qui finit par disparaître. Un bref instant, Harrison connut un soupçon de doute, un rien de regret. Celui-là s'évanouit, et son regard se reporta sur la route. Les cinq nouveaux Gands avaient arrêté un autocar qui était en train de les embarquer. Cette coopération était manifestement provoquée par la disparition du vaisseau. Ces gens ont l'esprit rapide, songea Harrison. Il vit l'autocar qui s'éloignait sur. ses gros ballons en caoutchouc, avec les cinq hommes à bord. Une moto à ventilateur fonçait dans la direction opposée et vrombissait dans le lointain. «Ta petite brune», voilà comment Gleed l'avait appelée. Qu'est-ce qui lui avait fait croire ça? Avait-elle fait une remarque qu'il avait considérée comme un compliment parce qu'elle ne faisait aucune allusion à ses oreilles démesurées? Il regarda rapidement autour de lui. Le terrain présentait une tranchée de mille cinq cents mètres de long sur trois de profondeur. Deux mille Terriens s'étaient trouvés là. Puis environ mille huit cents. Puis mille six cents. Moins cinq. Plus qu'un, se dit-il. Moi. Avec un haussement d'épaules fataliste, il appuya sur les pédales et roula en direction de la ville. Et il n'en resta plus.
GUERRE AUX INVISIBLES
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Extrait d'un quotidien de New York
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n incident est survenu dimanche matin sur la Cinquième Avenue, entre la Vingt-neuvième Rue et la Trentième, qui n'aurait pas manqué d'intéresser feu Charles Fort: on sait que ce dernier fut en son temps un vrai touche-à-tout de la science, et surtout un collectionneur d'anomalies prises pour la plupart dans les phénomènes inexpliqués de l'astronomie. Alors qu'ilfaisait sa ronde, le policier Anton Vodrazka a vu brusquement s'abattre à ses pieds huit étourneaux morts en plein vol. Ces oiseaux ne portaient pas trace de blessure, et aucun indice ne permettait d'expliquer leur chute. On a d'abord pensé qu'ils avaient été empoisonnés, comme cela a été récemment le cas pour des pigeons du parc Verdi, à Broadway. Mais, a déclaré un porte-parole de la Société protectrice des Animaux, il estfort improbable que des oiseaux, même empoisonnés, aient succombé en plein vol tous à la fois. Un second incident qui s'est produit dans le même quartier quelques minutes plus tard n'a fait qu'ajouter à la confusion. Un étourneau « affolé et qui semblait fuir un poursuivant invisible» est venu s'abattre contre les vitres d'un restaurant de la Cinquième Avenue. Qui a causé la mort des huit étourneaux? Qui a effrayé le neuvième? Y avait-il dans le ciel quelque mystérieuse présence? Nous laissons la parole aux auteurs de romans d'aventures.
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a mort s'abattra sur la première vache qui incitera les autres à ne _ plus se laisser traire, murmura le professeur Peder Bjornsen. Voilà la cruelle conclusion à laquelle venaient de le conduire les phénomènes stupéfiants qu'il avait observés. Il passa ses longs doigts dans ses cheveux prématurément blanchis. Ses yeux étrangement saillants brillaient d'une lueur singulière. Il s'approcha de sa fenêtre, et laissa son regard errer sur le va-et-vient incessant des voitures dans l'Hœrtoget, une des artères les plus animées de Stockholm. Mais ce n'était pas le trafic qu'il regardait. -Et la première abeille qui se rebiffera parce qu'on lui vole son miel sera aplatie, ajouta-t-il. Le professeur demeurait perdu dans une sombre méditation. Il leva tout à coup les yeux, des yeux agrandis par la crainte. Lentement, comme à regret, il s'éloigna de la fenêtre. Il reculait, au prix, semblait-il, d'un extraordinaire effort de volonté, devant une terrifiante apparition qui lui prodiguait des signaux, d'invisibles signaux. Il étendit les bras, battit vainement l'air autour de lui. Ses yeux convulsés, brillant d'une dureté glaciale et surnaturelle, reflétaient quelque chose de pire que la peur. Fascinés, ils suivaient on ne savait quoi d'informe et d'incolore qui venait d'entrer par la fenêtre et se déplaçait dans la pièce. Par un effort surhumain, il réussit à détourner ses regards et se mit à courir la bouche grande ouverte, le souffle court. Il n'avait pas fait trois pas que, saisi d'un brusque hoquet, il trébucha et s'effondra. Sa main agrippa au passage le calendrier posé sur le bureau et l'entraîna dans sa chute. Avec un dernier râle, il porta les mains à son cœur, ne bougea plus. Toute vie s'éteignit en lui. Une brise étrange, qui ne soufflait de nulle part, agita la première feuille du calendrier. Elle portait la date du . 17 mai 2015. Bjornsen était mort depuis cinq heures quand la police le découvrit. Le médecin légiste donna flegmatiquement son diagnostic: « crise cardiaque », et s'en alla. En furetant dans la pièce, le lieutenant de police Baeker trouva sur le bureau du professeur un message d'outre-tombe: 403
« Si fragmentaire soit-elle, toute connaissance est un danger. Il m'est humainement impossible de guider mes pensées à chaque minute du jour, de contrôler mes rêves à chaque heure de la nuit. Bientôt on me trouvera mort, c'est inéluctable, et alors il faudra ... »
- Il faudra quoi? demanda Beaker. Personne ne lui répondit. La voix qui aurait pu lui donner la plus bouleversante des réponses s'était tue à jamais. Beaker entendit le rapport du médecin légiste, puis il brûla le papier qu'il avait trouvé. Le professeur, estima-t-il, était devenu sur le tard un peu excentrique, comme bon nombre de ses collègues, à force de s'encombrer l'esprit d'une érudition compliquée. Le médecin avait raison: crise cardiaque. Le 13 mai, à Londres, le docteur Guthrie Sheridan suivait d'un pas saccadé d'automate Charing Cross Road. Ses yeux, brillant d'un éclat glacé, demeuraient levés vers le ciel, tandis que ses jambes se mouvaient sur un rythme mécanique. Cela lui conférait l'allure étrange d'un aveugle qui suit un chemin familier. Jim Leacock l'aperçut et ne remarqua pas ce qu'il y avait d'anormal dans sa démarche. Il fonça vers lui en criant: « Hé, Sherry! », tout prêt à lui administrer une grande claque dans le dos. Mais il s'arrêta, épouvanté. Tournant vers lui un visage pâle aux traits tirés, où les yeux brillaient comme des glaçons dans un crépuscule bleuté, Guthrie lui saisit le bras et dit précipitamment : -Jim! Mon Dieu, je suis content de vous voir! (Il haletait dans sa hâte de s'expliquer.) Jim, il faut que je parle à quelqu'un ... ou alors je vais devenir fou. J'ai fait la découverte la plus incroyable qu'on ait vue dans toute l'histoire de l'humanité. Cela passe presque l'imagination. Et pourtant c'est l'explication des mille choses sur lesquelles nous ne pouvions faire que de pures hypothèses, ou même que nous ignorions complètement. -De quoi s'agit-il? demanda Leacock, sceptique, en fixant le visage convulsé de l'autre. -Jim, laissez-moi vous dire que l'homme n'est pas et n'a jamais été le maître de son sort, qu'il n'a jamais régné sur son âme. Mais, le bétail même ... Il s'interrompit, étreignit le bras de son interlocuteur. Sa voix monta de deux tons, au bord de l'hystérie. -J'en étais sûr! J'en étais sûr, je vous le disais! (Ses genoux fléchirent.) Ils m'ont.eu! Il s'affaissa sur le trottoir. Leacock, atterré, se pencha sur lui, sa main tâta la poitrine. Plus rien. Ce cœur qui battait 1ii fort tout à l'heure avait flanché, et pour de bon. Sheridan était mort. Crise cardiaque, semblait-il. Le même jour, à la même heure, le docteur Hans Luther se comporta de façon sensiblement analogue. Traversant son laboratoire à une vitesse
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dont on n'aurait pas cru capable ce corps grassouillet, il dévala l'escalier et passa comme un bolide dans le hall. Dans sa course, il jetait parfois des coups d'œil craintifs par-dessus son épaule et ses yeux brillaient comme des billes d'agate. Il attrapa le téléphone, composa d'un doigt tremblant le numéro du Dortmund Zeitung et réclama à grands cris le rédacteur en chef. Sans quitter des yeux l'escalier, il brailla dans l'appareil: -Vogel, je vais vous donner l'information la plus sensationnelle de toute l'histoire humaine. Il faut que vous lui consacriez de la place, beaucoup de place, et vite ... avant qu'il soit trop tard. «Donnez-moi toujours les détails», suggéra Vogel d'un ton indulgent. - La terre est entourée d'une banderole où est inscrit: «Pelouse interdite! » Luther regardait toujours l'escalier et la sueur coulait sur son front. « Ha, ha! », dit Vogel sans entrain. Sur le petit écran surmontant le téléphone, son lourd visage arborait l'air résigné de quelqu'un que les excentricités des scientifiques ne surprennent plus. -Écoutez-moi! hurla Luther, et, d'une main tremblante, il s'essuya le front. Vous me connaissez. Vous savez que je ne raconte pas d'histoires, que ce n'est pas mon genre de faire des farces. Tout ce que je vous dis, je peux le prouver. Je vous affirme donc qu'aujourd'hui et depuis des milliers d'années peut-être, ce monde troublé qui est le nôtre ... Ah ... aaah! Le combiné se balança au bout de son fil. Une voix nasillarde en sortit: «Luther! Luther! Qu'est-ce qu'il y a?» Le docteur Luther ne répondit pas. Il glissa lentement sur ses genoux, ses yeux qui brillaient d'un éclat si bizarre roulèrent dans leurs orbites, il tomba sur le côté. Sa langue vint péniblement lécher ses lèvres, une fois, deux fois. Puis un silence terrible enveloppa sa mort. Le visage de Vogel s'agitait sur l'écran. Le combiné se balançait toujOutS, transmettant des exclamations affolées à des oreilles qui n'entendaient plus. Bill Graham n'était pas au courant de ces diverses tragédies. Mais, pour Mayo, il se trouvait là juste au moment où l'événement se produisit. Il flânait sur le trottoir ouest de la Quatorzième Rue à New York, quand, jetant un coup d'œil distrait sur la façade du Martin Building, il vit un corps humain tomber du douzième étage. Le corps descendit en tournoyant, bras écartés, aussi horriblement impuissant qu'un tas de chiffons. Il s'écrasa sur le trottoir et rebondit à près de trois mètres, avec un bruit de boue qui gicle et de chair broyée. On aurait dit que l'on avait lancé sur la chaussée une gigantesque éponge pourpre. À vingt mètres de Graham, une grosse femme s'arrêta net. Ses yeux se fixèrent sur le paquet sanglant et son teint prit une curieuse teinte blafarde. Elle lâcha son sac à main, s'écroula sur le sol et ferma les yeux en murmurant 405
des mots sans suite. Une centaine de piétons firent bientôt cercle autour du corps disloqué. Ils se poussaient et se bousculaient pour mieux se repaître du spectacle. Le défunt n'avait plus de visage. Au-dessus des vêtements maculés de sang, on ne voyait qu'un masque affreux qu'on aurait pris pour un plat de groseilles à la crème. Graham se pencha sans sourciller sur le cadavre. Il en avait vu d'autres pendant la guerre. Il plongea les doigts dans le veston poisseux à la recherche de la poche, et ramena un carton éclaboussé de sang. A la vue de la carte, il ne put retenir un petit sifflement de surprise. . - Professeur Walter Mayo. Bon sang! Il avala sa salive et, après un dernier regard aux pitoyables restes étalés à ses pieds, se fraya un chemin à travers la masse grossissante des badauds. Il passa en trombe la porte tournante du Martin Building et se précipita vers les ascenseurs pneumatiques. Tout en tripotant nerveusement la carte, Graham tâchait de mettre de l'ordre dans ses pensées, tandis que la cabine individuelle où il avait pris place glissait rapidement vers le haut. Mayo, mourir ainsi, c'était incroyable! Au douzième étage, l'ascenseur s'arrêta avec souplesse dans un sifflement d'air comprimé. Graham se rua dans le couloir et trouva la porte du laboratoire de Mayo ~uverte. La pièce était vide. Tout serriblait paisible, bien rangé, rien ne révélait qu'une catastrophe venait de se produire. Sur une table longue d'une dizaine de mètres, il reconnut des équipements de distillation. Il tâta les cornues. Elles étaient froides. Il était clair que l'expérience n'avait même pas débuté. En comptant les flacons, il conclut que c'était le seizième sous-produit que l'on cherchait à extraire. Quant au corps soumis à la distillation, il s'agissait de feuilles sèches. Leur aspect comme leur odeur rappelaient ceux de n'importe quelle herbe. Sur un bureau, à côté de la table, la brise qui entrait par la fenêtre ouverte faisait voltiger quelques papiers. Graham alla regarder dehors et aperçut, en bas dans la rue, la foule qui entourait quatre silhouettes en uniforme bleu et une silhouette ratatinée. Un fourgon qui tournait le coin de la rue. Graham fronça les sourcils. Il laissa la fenêtre ouverte et fouilla en hâte parmi les papiers qui jonchaient le bureau de feu le professeur Mayo, mais sans rien trouver qui satisfasse sa curiosité. Il jeta autour de lui un dernier coup d'œil avant de sortir. En descendant, il croisa deux policiers qui montaient. Il entra dans l'une des cabines vidéophoniques installées près du hall, composa un numéro et ,*it apparaître sur l'écran les traits bien dessinés d'une jeune fille. - Hetty, passez-moi monsieur Sangster. - Oui, monsieur Graham. Le visage de la jeune fille fit place à celui d'un homme dans la force de l'âge. 406
-Mayo est mort, annonça Graham sans ménagements. Il s'est jeté par la fenêtre du Martin Building il y a vingt minutes. Il a plongé du douzième étage pour venir atterrir presque à mes pieds. A part ses cièatrices aux mains, il était méconnaissable. «Un suicide!», dit l'autre en levant d'un air inquisiteur des sourcils en broussailles. - Ça en a l'air, reconnut Graham, mais je n'y crois pas. « Pourquoi donc? » - Parce que je connaissais très bien Mayo. Comme officier chargé de la liaison entre les scientifiques et le service spécial du ministère des Finances, j'ai eu affaire à lui personnellement pendant plus de dix ans. Rappelez-vous: j'ai négocié quatre emprunts destinés à lui permettre de poursuivre ses recherches. « En effet», acquiesça Sangster. - Généralement, continua Graham, les scientifiques ne sont pas des gens très émotifs, et Mayo était peut-être le plus flegmatique de la bande. (Il regarda le petit écran d'un air convaincu.) Croyez-moi, Mayo n'était pas homme à se suicider... en tout cas, pas de sang-froid. «Je vous crois, dit Sangster convaincu. Quelles mesures désirez-vous que l'on prenne? » - La police a toutes les raisons de considérer cette histoire comme un simple suicide. Dans ces conditions, je n'ai aucun titre pour intervenir. J'aimerais donc que l'on insiste pour que la police ne classe l'affaire qu'après une enquête approfondie. Qu'elle passe tout au crible. « Ce sera fait, assura Sangster. (Il se pencha en avant et son visage taillé à coups de serpe grandit sur l'écran.) Je ferai intervenir le service intéressé. » - Merci beaucoup, répondit Graham. «Mais c'est tout à fait naturel. C'est parce que nous avons toute confiance en votre jugement que vous avez un poste si important. (Il baissa les yeux vers un bureau qui n'était pas dans le champ du téléviseur. On entendit un bruit de papiers froissés.) Nous avons d'ailleurs un cas analogue à celui de Mayo. » -Quoi? cria Graham. «.Le docteur Irwin Webb est mort. Nous étions en rapport avec lui depuis deux ans. Nous lui avions fourni des capitaux afin qu'il mène à bien certaines recherches. è'est ainsi que le ministère de la Guerre a acquis le brevet d'un viseur magnétique d'artillerie à réglage automatique.» -Je m'en souviens. «Webb est mort il y a une heure. La police nous a téléphoné parce qu'on a trouvé une lettre de nos services dans son portefeuille. (Sangster prit un air soucieux.) Les circonstances qui ont entouré sa mort sont très étranges. Le médecin légiste prétend qu'il a succombé à une crise cardiaque ... et pourtant il est mort en tirant des coups de revolver dans le vide. » -En tirant dans le vide? répéta Graham, incrédule. « Il avait un revolver à la main et on a retrouvé la trace de deux balles dans le mur de son bureau. »
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-Ah! « Du pointde vue de l'intérêt du pays et du progrès scientifique, continua Sangster d'un ton posé, la mort de personnalités comme Mayo et Webb a trop d'importance pour être traitée à la légère, surtout quand il s'y mêle des circonstances mystérieuses. Le cas de Webb semble le plus curieux des deux. Je voudrais que vous vous en occupiez. J'aimerais que vous examiniez personnellement tous les documents qu'il a pu laisser derrière lui. Vous trouverez peut-être un indice important. » -Officiellement, la police ne me connaît pas, protesta Graham. « I..:inspecteur chargé de l'affaire sera prévenu que vous êtes mandaté par le gouvernement·pour examiner les papiers de Webb.» -Très bien. Le visage de Sangster s'effaça sur l'écran et Graham raccrocha. Mayo ... et maintenant Webb! Webb était étendu sur le tapis entre la porte et la fenêtre. Il était allongé sur le dos, ses yeux morts grands ouverts, au point qu'on ne voyait presque plus ses paupières. Les doigts glacés de sa main droite étreignaient encore un revolver bleu sombre. La partie du mur sur laquelle il était braqué portait huit éraflures. C'était là qu'avaient frappé les éclats des deux projectiles. - Il visait quelque chose qui se trouvait le long de cette ligne, dit le lieutenant Wohl en tirant un cordeau qui allait du centre des éraflures à un point situé à environ un mètre cinquante au-dessus du corps. -Ça en a tout l'air, reconnut Graham. -Mais il ne tirait sur rien, poursuivit Wohl. Il y avait cinq ou six personnes dans le couloir. Aux premières détonations, ces gens se sont précipités dans son bureau et l'ont trouvé tel qu'il est là, en train d'expirer. Il a essayé de dire quelque chose, de leur raconter quelque chose, mais les mots ne venaient pas. Personne n'aurait pu entrer ni sortir de son bureau sans qu'on s'en aperçoive. Nous avons procédé à une petite enquête sur les six témoins, et ils sont au-dessus de tout soupçon. D'ailleurs, le médecin légiste a conclu à une crise cardiaque. -C'est possible, murmura Graham, mais pas certain. Comme il prononçait ces mots, un tourbillon glacé traversa la pièce. Un frisson à peine perceptible courut le long de son épine dorsale, lui picota la nuque et disparut. Il se sentit envahi d'un vague malaise. Il éprouvait une sensation indéfinissable, mais violente, un peu comme le lapin qui sent venir le faucon, mais qui ne le voit pas. - Tout de même, continua le lieutenant Wohl, ça ne me satisfait pas. Je ne suis pas loin de croire que ce Webb avait des hallucinations. Comme je n'ai jamais entendu parler de maladies de cœur qui en provoquent, je suppose qu'il avait pris quelque chose qui lui a détraqué à la fois le cœur et le cerveau. - Vous voulez dire qu'il se droguait? questionna Graham. - Voilà! Je parierais que l'autopsie me donnera raison. - Dans ce cas, prévenez-moi, demanda Graham.
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Il ouvrit le bureau du docteur et se mit à fouiller avec méthode parmi les dossiers bien en ordre où était classée la correspondance. Il ne trouva rien d'intéressant, rien qui puisse lui fournir un indice quelconque. Toutes les lettres sans exception étaient sans intérêt, presque banales. Déçu, il remit les classeurs en place. Son attention fut attirée par un grand coffre-fort scellé dans le mur. Wohllui tendit les clefs. -Elles étaient dans sa poche. J'avais commencé à regarder dans le coffre, mais on m'a dit de vous attendre. Graham acquiesça et introduisit la clef dans la serrure. La lourde porte pivota sur ses gonds. Graham et Wohl ne purent retenir une exclamation. Devant eux pendait une grande feuille de papier sur laquelle on avait griffonné à la hâte: « Une éternelle vigilance est l'impossible prix de la liberté. Si je disparais, voyez Bjornsen. »
-Qui diable est Bjornsen? demanda Graham en arrachant la feuille. -Connais pas. Jamais entendu parler de lui. Wohl contempla la feuille avec un profond étonnement. - Donnez-la-moi. C'est une feuille de bloc, et on devine l'empreinte de ce qui était écrit sur la feuille du dessus. Regardez, c'est assez profond. Avec un faisceau de lumière parallèle et un peu de chance, on déchiffrera peut-être les caractères. Graham lui tendit la feuille. Wohl ouvrit la porte, puis passa le papier à quelqu'un dans le couloir en donnant un ordre bref. Il leur fallut une demi-heure pour dresser un inventaire détaillé du contenu du coffre. Le seul renseignement qu'ils en tirèrent fut que Webb avait soigneusement tenu ses comptes, et qu'il suivait de très près la partie commerciale de son travail. En furetant dans la pièce, Wohl découvrit un petit tas de cendres dans la cheminée. Il n'en restait plus qu'une poussière impalpable impossible à identifier, poussière de mots à jamais perdus. -Les cheminées sont des vestiges du xxe siècle, déclara Wahl. Il a dû garder celle-là pour pouvoir brûler des documents. Il avait manifestement quelque chose à cacher. Qu'est-ce que c'était? À qui voulait-il le dissimuler? (Le vidéophone sonna et il se hâta d'aller répondre en ajoutant:) Si c'est la Sûreté, ils pourront peut-être nous donner la réponse à ces questions. C'était la Sûreté. Le visage d'un inspecteur apparut sur l'écran tandis que Wahl appuyait sur le bouton de l'amplificateur pour que Graham puisse suivre la conversation. « Nous avons déchiffré ce qu'il y avait d'écrit sur cette feuille que vous nous avez donnée, dit le policier. C'est plutôt incohérent, mais cela vous dira peut-être quelque chose. » - Lisez-nous ça, ordonna Wohl. 409
Il écouta attentivement le texte dactylographié que lisait l'inspecteur à l'autre bout de la ligne. «Il est bien connu que les marins ont une marge de sensibilité plus large. Approfondir cette idée et rassembler éléments de comparaisons entre habitants régions côtières et arrière-pays. Les degrés de sensibilité optique doivent être différents. M'en occuper dès que possible. Persuader Fawcett de me donner renseignements sur pourcentage de goitreux chez les malades mentaux, particulièrement les schizophrènes. Il y a de la sagesse chez les fous, mais il faut aller la chercher. » Le lecteur leva les yeux. « Il y a deux paragraphes, et c'est le premier. » - Allez-y! Continuez, mon vieux, dit Graham avec impatience. Le policier reprit sa lecture. Graham dévorait l'écran des yeux et Wohl avait l'air de plus en plus intrigué. « Il existe effectivement un lien entre les choses qu'on croirait les plus hétérogènes. Les rapports qu'il peut y avoir entre des phénomènes bizarres sont trop subtils pour avoir été perçus. La foudre, les chiens qui hurlent à la mort et les clairvoyants, tout cela n'est pas si simple que nous le croyons. L'inspiration, l'émotion, et le fait que les choses aillent toujours mal. Les cloches qui se mettent à carillonner sans que des mains humaines les aient touchées; les bateaux qui disparaissent en plein jour sur une mer d'huile; les suicides collectifs d'animaux en migration. Les querelles, la cruauté, le rabâchage des religions et les pyramides dont on ne voit pas la pointe. Tout cela ressemblerait au pire salmigondis surréaliste, si je ne savais pas que Bjornsen avait raison, terriblement raison. C'est un tableau qu'il faut montrer au monde, si on peut le faire sans déclencher un massacre! » - Qu'est-ce que je vous disais? demanda Wohl, avant de se frapper le front d'un air significatif. Abruti par la drogue! - C 'est ce qu,on verra. Graham s'approcha du téléphone et dit au policier: - Rangez bien cette feuille. Faites-en taper deux autres exemplaires que vous ferez porter à monsieur Sangster, aux bons soins du service spécial du ministère des Finances, à leur bureau de la Banque de Manhattan. Il éteignit l'ampli et raccrocha. L'écran redevint blanc. -Si vous permettez, j'aimerais aller avec vous à la Sûreté, dit-il à Wohl. Ils sortirent tous les deux. Wahl, persuadé que c'était du travail en perspective pour la brigade des narcotiques; Graham, se demandant si ces deux morts étaient naturelles, en dépit du mystère qui les entourait. En traversant le trottoir, tous deux furent pris d'un étrange frisson nerveux. On avait scruté leurs cerveaux, on avait ricané, puis on avait disparu.
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ucun renseignement nouveau ne les attendait à la Sûreté. Les photos des empreintes relevées, tant au laboratoire de Mayo qu'au bureau de Webb, étaient prêtes. Il y en avait un grand nombre, certaines très nettes, d'autres brouillées. Pour la plupart, on s'était servi, comme révélateur, de poudre d'aluminium, et, pour les surfaces fibreuses, de vapeur d'iode. Il s'agissait surtout d'empreintes laissées par les scientifiques eux-mêmes. Quant aux autres, elles ne figuraient pas sur les fiches de la police. Des experts avaient perquisitionné de fond en comble aux domiciles des défunts, mais n'avaient pas découvert le moindre indice capable d'éveiller leurs soupçons ou de confirmer ceux de Graham. Ils étaient rentrés avec l'air écœuré de gens qu'on a forcés à gaspiller leur temps et leur talent pour satisfaire aux lubies d'autrui. -Il ne reste plus que l'autopsie, conclut Wohl. Si Webb est morphinomane, le cas est clair. Il est mort en tirant sur un fantôme sorti de son imagination. - Et Mayo, il a sauté dans une baignoire imaginaire? demanda Graham. -Hein? Wohl parut décontenancé. - À mon avis, il faudrait faire l'autopsie des deux corps ... en admettant qu'on puisse en pratiquer une sur ce qui reste de Mayo. Graham prit son chapeau. Ses yeux gris soutinrent le regard de Wohl. -Appelez Sangster et tenez-le au courant des résultats. Il sortit d'un pas décidé. Un enchevêtrement de ferrailles encombrait le coin de Vine Street et de Nassau Avenue. Graham jeta un coup d'œil par-dessus la foule qui s'amassait et aperçut les restes de deux gyrautos qui avaient dû entrer en collision. La foule devenait toujours plus dense, et les gens, debout sur la pointe des pieds, se bousculaient et discutaient d'un air excité. Graham perçut en passant la tension psychique qui émanait du groupe. Il avait l'impression de se mouvoir à travers une zone de vibrations invisibles. L'aura de la foule.
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Le désastre est aux foules ce que le sucre est aux mouches, commenta-t-il dans son for intérieur. Il pénétra dans l'immense bâtiment de la Banque de Manhattan et prit un ascenseur pneumatique jusqu'au vingt-quatrième étage. Il poussa une porte revêtue d'une inscription en lettres d'or, dit « Bonjour, Hetty!» à la jolie blonde assise au standard, et alla jusqu'à une seconde porte sur laquelle on lisait « M. Sangster». Il frappa et entra. Il fit un rapport complet à Sangster, qui l'écouta avec attention, et conclut: - Voilà tout ce que nous savons. Autrement dit, nous n'avons aucun fil conducteur, exception faite de mes propres doutes en ce qui concerne Mayo, et des circonstances étranges qui ont entouré la mort de Webb. -Il reste aussi le nommé Bjornsen, fit judicieusement remarquer Sangster. - Oui. La police n'a encore rien pu trouver à son sujet. Il est vrai qu'elle n'en a guère eu le temps. -Est-ce que la poste n'a pas de lettres de ce Bjornsen adressées à Webb? - Non. Nous y avons déjà pensé. Le lieutenant Wohl a téléphoné pour le leur demander. Ni le facteur, ni les trieurs ne se souviennent d'avoir vu de lettres d'un nommé Bjornsen. Naturellement, cet inconnu - quel qu'il soit - peut ne pas avoir écrit ou, même s'il l'a fait, il peur avoir omis d'indiquer l'expéditeur sur l'enveloppe. Le courrier de Webb ne comprend que deux lettres banales d'anciens camarades de faculté. La plupart des scientifiques maintiennent un contact, même irrégulier, avec leurs collègues les plus éloignés, et surtout avec ceux dont les travaux sont parallèles aux leurs. -Ce qui était peut-être le cas de ce Bjornsen, suggéra Sangster. -Attendez, j'ai une idée! Graham réfléchit un instant pùis décrocha le vidéophone. Il composa son numéro, appuya machinalement sur le bouton de l'ampli et sursauta en entendant une voix beugler dans l'appareil. - L'Institut Smithsonian? demanda-t-il. Puis-je parler à monsieur Harriman? Le visage de Harriman apparut sur l'écran. « Bonjour, Graham. Que puis-je faire pour vous? » -Walter Mayo est mort, lui apprit Graham. Irwin Webb aussi. Ils sont décédés ce matin, à une heure d'intervalle. Une expression de tristesse se peignit sur le visage de Harriman, tandis que Graham lui racontait brièvement la double tragédie. - Connaissez-vous, par hasard, demanda Graham, un scientifique du nom de Bjornsen? « Oui. Il est mort le 17.» -Mort? Graham et Sangs ter bondirent et le premier dit d'une voix inquiète: - Est-ce que sa mort n'avait rien de suspect? 412
« Pas que je sache. C'était un vieiliard qui avait largement dépassé la durée normale d'une vie humaine. Pourquoi me demandez-vous cela? » -Peu importe. C'est tout ce que vous savez sur lui? «C'était un scientifique suédois spécialisé en optique, répondit Harriman, visiblement intrigué. Depuis une dizaine d'années, il ne faisait que baisser. Certains disaient même qu'il était retombé en enfance. Quelques journaux suédois ont fait son panégyrique après sa mort, mais ici la presse n'en a pas soufflé mot. » -Rien d'autre? insista Graham. «Pas grand-chose. Il n'était pas très connu. Si mes souvenirs sont exacts, on a commencé à s'apercevoir qu'il déclinait au Congrès scientifique international, à Bergen, en 2003. Il s'était couvert de ridicule avec une communication abracadabrante sur les limites de visibilité de l'œil humain: il n'y était question que de revenants et de djinns. Hans Luther s'est fait mettre dans le même sac que Bjornsen, car il a été la seule personnalité à le prendre au sérieux. » - Qui est ce Hans Luther? « Un scientifique allemand, un homme d'une grande valeur. Il est mort peu de temps après Bjornsen. » - Quoi, lui aussi? s'écrièrent en chœur Graham et Sangster. «Eh bien? (On sentait la curiosité percer dans la voix de Harriman.) Vous ne croyez tout de même pas que les scientifiques sont immortels. Ils meurent comme tout le monde, non?» -Quand ils meurent comme tout le monde, répondit Graham d'un ton de reproche, nous les regrettons, mais n'avons pas de soupçons. Harriman, voulez-vous avoir l'amabilité de me faire établir une liste complète de tous les scientifiques de réputation mondiale qui sont morts depuis le 1er mai, avec, si possible, tous les renseignements que vous pourrez recueillir? Harriman ne put cacher sa surprise. «Je vous téléphonerai aussi vite que possible. (Il raccrocha, mais rappela presque aussitôt pour ajouter:) J'ai oublié de vous dire que Luther est mort dans son laboratoire de Dortmund tout en bredouillant au téléphone je ne sais quelles absurdités destinées au journal local. Il a eu une crise cardiaque. On a attribué sa mort à la sénilité compliquée de troubles cardiaques dus au surmenage. (Il garda l'écoute pour voir l'effet produit par sa déclaration, attendant visiblement un surcroît de nouvelles. Rien ne venant, il répéta, avant de raccrocher:) Je vous téléphonerai aussitôt que possible. » - Plus nous avançons dans cette affaire, plus elle devient ahurissante, fit remarquer Sangster en se renfonçant dans son fauteuil. (Il se balança, l'air mécontent.) Si la mort de Mayo et celle de Webb n'étaient pas naturelles, elles n'étaient en tout cas certainement pas surnaturelles. Autrement dit, il ne reste que l'homicide pur et simple. - Pourquoi les aurait-on assassinés? questionna Graham. -C'est bien là le hic. Où est le motif? Il n'yen a pas. Je conçois encore que, pour certains États, la liquidation ultrarapide des plus grands cerveaux d'Amérique puisse être un excellent prélude à une guerre. Mais quand cette
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extermination frappe également des scientifiques suédois et allemands - sans parler d'une dizaine d'autres nationalités que nous trouverons peut-être sur la liste de Harriman -, la situation se complique au point de devenir fantastique ... (Il agita d'un air sombre la feuille sur laquelle on avait recopié les notes de Webb.) Aussi fantastique que tout ceci. (Il regarda Graham du coin de l'œil.) C'est vous qui nous avez lancés dans cette chasse à Dieu sait quoi. Avez-vous une idée quelconque pour étayer vos intuitions? -Pas la moindre, avoua Graham. Nous n'avons pas encore assez de faits p
Le bras gauche, de l'épaule au coude. Fixant l'écran d'un regard de somnambule, Sangster poussa un profond soupir et dit: -Merci! Il raccrocha en jetant à Graham un regard désemparé. -J'y vais, dit Graham. Le docteur Curtis arborait toujours un air sévère et compétent que Graham se plaisait à feindre d'ignorer. Elle avait aussi de lourds cheveux noirs et bouclés et d'agréables rotondités qu'il admirait, en revanche, avec une sincérité qu'elle trouvait gênante. -Irwin se comportait d'étrange façon depuis plus d'un mois, lui dit-elle, en s'acharnant plus que de raison à maintenir Graham sur le terrain neutre qu'il avait choisi ce jour-là. Il refusait de se confier à moi, malgré la sollicitude que je lui manifestais et qu'il prenait, je le crains, pour une curiosité toute féminine. Jeudi dernier, il cachait si mal son appréhension que j'en vins à me demander s'il n'était pas au bord d'une dépression nerVeuse. Je lui conseillai donc de se reposer un peu. -Ne s'est-il rien produit jeudi dernier qui aurait pu l'inquiéter outre mesure? - Rien, affirma-t-elle d'un ton catégorique. En tout cas, rien de nature à lui faire perdre la tête. Bien sûr, il avait été très frappé par la mort du docteur Sheridan, mais je ne vois pas pourquoi cela ... -Excusez-moi, l'interrompit Graham. Qui était Sheridan? -Un vieil ami d'Irwin. Un scientifique anglais. Il est mort jeudi dernier, d'une crise cardiaque, je crois. -Encore! murmura Graham. - Je vous demande pardon? Le docteur Curtis ouvrit tout grands ses yeux noirs. -Non, non, répondit Graham, rien. (Il se pencha, le visage tendu.) Irwin avait-il un ami ou une relation du nom de Fawcett? Les yeux noirs s'écarquillèrent encore. -Oh, mais oui! C'est le docteur Fawcett, le directeur du centre psychiatrique. Mais il n'aurait rien à voir avec la mort d'Irwin? -Non, rien du tout. Il remarqua la stupéfaction manifeste qui se lisait sur ses traits si calmes d'ordinaire. Il fut un moment tenté d'en profiter pour lui poser quelques autres questions qui lui tenaient à cœur, mais un étrange pressentiment l'en empêcha. Tout en se trouvant stupide de céder ainsi à d'obscures impulsions, il enchaîna: -Mon service s'intéresse particulièrement à l'œuvre de votre frère, et sa triste fin nous a laissé quelques points à éclaircir. Satisfaite, semblait-il, de cette explication, elle lui tendit la main. -Si je peux vous aider, dites-le-moi. Il lui retint la main, de sorte qu'elle dut la retirer. -Vous m'aidez en me remontant le moral, gémit-il.
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Il sortit, traversa en courant les couloirs du vingtième étage et arriva à la route aérienne qui passait, à cent mètres au-dessus du sol, entre les énormes pâtés de maisons. Un gyrauto déboucha sur la route aérienne avec un long sifflement et s'arrêta devant la clinique, juste au moment où Graham passait. Le lieutenant Wohl sortit la tête par la portière. -Sangster m'a dit que vous seriez ici, dit-il. Je viens vous chercher. Prenant place dans l'appareil aux formes effilées, Graham demanda: - Qu'y a-t-il de cassé? Vous avez l'air d'un limier sur une piste. -On a découvert que les derniers coups de téléphone de Webb et de Mayo s'adressaient tous les deux au professeur Dakin, un gros ponte de la SCIence. Il appuya sur l'accélérateur, le bolide fonça sur ses deux roues et son gyroscope se mit à ronronner doucement. -Ce Dakin habite William Street, tout près de chez vous. Vous le connaissez? -Comme ma poche. Vous devriez le connaître aussi. - Moi? Pourquoi? Wohl donna un grand coup de volant et prit un virage avec une insouciance de policier. Le gyrauto vira brusquement tandis que ses occupants basculaient sur leur siège. Graham se cramponna à la poignée. Ils foncèrent devant quatre autres véhicules dont les chauffeurs, à peine remis de leurs émotions, les couvrirent d'injures. Graham reprit son souffle. - Quand la police a-t-elle abandonné la méthode du moulage pour relever les empreintes? -Il y a cinq ans, répondit Wohl tout fier de son savoir. Maintenant, nous photographions les empreintes avec un appareil stéréoscopique. Pour les empreintes sur les surfaces fibreuses, on les relève au moyen d'un faisceau de lumière parallèle. - Je sais. Mais pourquoi a-t-on adopté cette méthode? - Parce qu'elle est beaucoup plus commode et d'une précision absolue. - Vous brûlez, dit Graham. - On l'utilise depuis qu'on a trouvé un moyen de mesurer la profondeur stéréoscopique grâce au ... bon sang! (Il lança un coup d'œil contrit à son compagnon et acheva:) Grâce au vernier stéréoscopique de Dakin. Wohl se tut et s'absorba dans la conduite de son engin. William Street glissait vers eux à toute allure, avec ses gratte-ciel qui accouraient comme autant de géants. Le gyrauto prit un brusque virage puis, quittant la route aérienne, amorça une descente en tire-bouchon dans le toboggan. Les hélices se mirent à tourbillonner à une allure vertigineuse. Ils atterrirent sans avoir ralenti. Wohl se carra sur son siège. -Ces dégringolades en vrille, ça m'amuse toujours! Graham retint le commentaire qui lui venait aux lèvres. La longue silhouette aérodynamique d'un gyrauto carrossé d'aluminium venait d'attirer
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son attention. L'appareil fonça dans leur direction en suivant William Street, passa dans un sifflement et s'engagea en trombe dans le toboggan dont euxmêmes venaient de sortir. Mais les yeux perçants de Graham avaient reconnu le visage pâle et hagard du conducteur et remarqué son regard halluciné. - Le voilà! s'exclama Graham. Vite, Wohl. .. c'était Dakin! Wohl s'accrocha à son volant et fit faire demi-tour au gyrauto en appuyant à fond sur l'accélérateur. L'appareil bondit en avant, se faufila de justesse entre deux machines qui descendaient la rampe et s'engagea à tombeau ouvert dans la montée du toboggan. -Il ne doit pas avoir beaucoup d'avance, risqua Graham. Avec un grognement d'approbation, Wohl se cramponna à ses commandes tandis que le bolide montait à toute allure. Au cinquième tour, ils doublèrent une vieille automobile à roues qui rampait à un pénible cinquante à l'heure, mais négligeait de tenir sa droite. Avec un juron, Wohl fit une embardée, mit les gaz et doubla à plus de quatre-vingts le vieux débris, laissant sur place son conducteur tremblant à son volant. Comme un monstrueux obus d'argent, leur véhicule jaillit du toboggan et fonça sur la route aérienne, semant la panique parmi les gyrautos privés qu'il laissa loin derrière. Le compteur marquait 140. À huit cents mètres devant eux, l'appareil de Dakin vrombissait à plein régime et gardait son avance. Wohl tira le levier d'accélération de secours en grommelant: - On va bousiller les batteries. Le gyrauto s'élança et l'aiguille du compteur dépassa 160. Le gyroscope bourdonnait comme une énorme ruche. 185. Les tubes d'acier qui jalonnaient la route aérienne filaient au point de ne plus former qu'un mur. 200. -Le Grand Carrefour! cria Graham en guise d'avertissement. -S'il passe dessus à cette allure-là, il va faire un bond d'au moins trente mètres, grommela Wohl. (Il plissa les yeux pour mieux voir devant lui.) Avec son gyroscope, il retombera toujours sur ses pattes, mais ses pneus ne tiendront pas. Je suis sûr qu'il y en aura un qui éclatera. Il conduit comme un fou! -C'est ce qui me fait croire qu'il y a quelque chose d'anormal. Dans une brusque embardée qui coupa le souffle à Graham, ils doublèrent une autre guimbarde à quatre roues dont ils aperçurent, le temps d'un éclair, le conducteur furibond. - On devrait interdire les routes aériennes à tous ces tacots, grogna Wohl. La silhouette étincelante du gyrauto de Dakin dévalait la pente qui menait au Grand Carrefour. -Nous avons à peine gagné cent mètres. Il conduit à toute pompe et il a un modèle grand sport. On croirait qu'il est poursuivi. Graham jeta un coup d'œil au rétroviseur, se demandant si quelqu'un ,d'autre poursuivait également Dakin. Que fuyait Dakin, au reste? À quoi
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Mayo voulait-il échapper en plongeant dans le vide? Sur quoi Webb tirait-il au moment de sa mort? Qu'est-ce qui avait mis fin à la vie de Bjornsen et envoyé Luther dans l'autre monde avec son message interrompu? Il abandonna ces vaines méditations, constata qu'on ne voyait derrière eux aucun autre poursuivant et leva les yeux, car une ombre venait d'obscurcir le toit transparent du gyrauto. C'était un hélicoptère de la police, suspendu à ses larges pales et le train d'atterrissage à moins d'un mètre de leur propre appareil. Pendant quelques secondes, les deux machines filèrent au même train. Wohl pointa un index autoritaire vers l'étoile de la police peinte sur son capot, puis désigna à l'attention du policier le gyrauto emballé de Dakin. Le pilote de l'hélicoptère indiqua qu'il avait compris, puis reprit de la hauteur et accéléra. La machine bondit au-dessus des toits dans un rugissement de moteur. Le pilote s'efforçait, semblait-il, de passer au-dessus de la montagne russe que dessinait à cet endroit la route, pour coincer Dakin dans la montée suivante. Wohl attaqua la descente à plus de deux cents. Les pneus gémirent en touchant la piste. Graham alla s'aplatir contre la portière et son compagnon vint l'écraser de tout son poids. La force centrifuge les maintint dans cette posture tandis que le gyroscope luttait désespérément pour garder l'appareil en équilibre. Mais les pneus lâchèrent et le gyrauto exécuta un double saut périlleux. L'appareil dérapa de côté sur la chaussée, manqua d'un cheveu une décapotable qui flânait, passa en trombe entre deux autres gyrautos, arracha l'aide d 'une vieille guimbarde à quatre roues et rentra dans la balustrade. Par miracle, les tubes d'acier soutinrent le choc. Wohl souffla comme un phoque en désignant la crête de la route aérienne qui, un peu plus loin, enjambait une autre route. -Nom d'un chien! s'écria-t-il. Regardez ça. D'où ils se trouvaient, à quatre cents mètres de là environ, la crête se détachait, par un effet de perspective, sur une masse d'immeubles sans doute un peu pl~s éloignés. L'appareil de Dakin était juste au sommet et l'hélicoptère de la police planait, impuissant, au-dessus de lui. Le gyrauto ne disparut pas derrière comme cela aurait dû normalement se produire: il parut flotter dans les airs et l'on vit bientôt les fenêtres de l'immeuble se détacher entre ses roues et le sommet de la crête. Pendant une interminable seconde, il demeura en équilibre sous l'hélicoptère, dans un défi flagrant aux lois de la pesanteur puis, toujours avec la même inquiétante lenteur, il s'abattit derrière la paroi. - Il est fou! souffla Graham, en s'épongeant le front. Complètement fou! Il baissa sa vitre, mais une grosse bosse du plastiglass l'arrêta bientôt. Les deux hommes tendirent l'oreille avec angoisse. De derrière la crête leur parvint un bruit perçant et bref de métal déchiqueté puis, après un silence de quelques secondes, un fracas étouffé. Sans un mot, ils se dépêtrèrent de leur gyrauto démantibulé et se précipitèrent au pas de course sur la longue pente de la route aérienne. Ils 418
aperçurent une dizaine d'appareils, des gyrautos de construction récente pour la plupart, arrêtés non loin d'une brèche d'une dizaine de mètres ouverte dans le parapet. Des conducteurs pâles d'émotion s'efforçaient de remettre en place les tubes tordus tout en plongeant dans le vide des regards effarés. En jouant des épaules, Graham et Wohl se frayèrent un chemin jusqu'au bord. Tout en bas, sur le trottoir de la route aérienne qui passait en dessous, on apercevait un tragique entassement de ferrailles informes. Dix étages plus h~ut, la façade de l'immeuble portait encore des marques profondes laissées par l'accident. Les ornières du chemin de la mort. Un badaud lança sans s'adresser à personne en particulier: -C'est terrible, terrible! Il devait être complètement marteau! Il est arrivé comme une bombe, a pulvérisé le parapet qu'il a traversé comme du beurre pour aller s'aplatir contre cet immeuble. Je l'ai entendu dégringoler. (Il se passa la langue sur les lèvres.) Écrasé comme un insecte! Qu'est-ce qu'il a pris ... Terrible! Lhomme exprimait l'émotion générale. Graham sentait l'effroi, l'horreur qui étreignait les gens. Il sentait la surexcitation, l'avidité sadique, l'émoi presque palpable de l'inévitable rassemblement qui s'était formé cent mètres plus bas. C'est contagieux, l'hystérie collective, pensa-t-il. La chaleur en montait jusqu'à lui comme d'un foyer infernal. On pouvait s'en griser. Des hommes généralement sobres pouvaient s'enivrer ainsi: s'enivrer d'émotion collective. Émotions ... alcools invisibles! Fasciné, il ne pouvait détacher ses regards de ce spectacle. Mais un autre sentiment vint chasser ces pensées morbides: un sentiment de crainte coupable, comme celui que peut éprouver un homme qui nourrit des pensées répréhensibles dans un pays où l'on pend les gens qui ne professent pas d'opinions orthodoxes. C'était une impression si vive qu'il dut faire effort pour discipliner le cours de ses pensées. Il s'arracha enfin à sa contemplation et poussa Wohl du coude en disant: - Nous n'avons plus rien à faire ici. Nous avons rattrapé Dakin et nous ne tirerons plus rien de lui. Allons-nous-en. À regret, Wohl s'éloigna de la brèche. Il aperçut l'hélicoptère de la police qui s'était posé sur la route aérienne et se précipita vers lui. -Wohl, de la Brigade criminelle, dit-il rapidement. Voulez-vous appeler le poste central sur votre émetteur à ondes courtes et leur demander de venir prendre ma machine en remorque. Dites-leur que je leur téléphonerai mon rapport prochainement. Il rejoignit le groupe de conducteurs encore mal remis de leur émotion et en trouva un qui allait à William Street. Le type avait une vieille quatreroues tout juste capable de faire un pétaradant cent vingt à l'heure. Wohl se laissa emmener avec une condescendance polie. - Il y en a qui vont avec leur temps, il y en a d'autres qui sont en avance sur lui, et d'autres qui sont toujours à la traîne. (Il épousseta avec dédain le cuir usé de la banquette.) Cette vieille pétoire doit remonter à l'époque où Toutankhamon construisit les pyramides. 419
-Ça n'est pas Toutankhamon qui a construit les pyramides, répliqua Graham. -Alors c'est son frère, ou son oncle. Ou son sous-entrepreneur. Qu'est-ce que ça peut faire ? Il eut un soubresaut, car le conducteur venait d'embrayer sans douceur et, dans un horrible grincement, la voiture avait bondi en avant. Il poussa un juron et dit à Graham d'un air maussade: -Je veux bien que vous me fassiez courir dans tous les sens parce que je ne suis qu'un pauvre esclave de salarié, et qu'il faut bien que je fasse ce qu'on me dit. Mais du diable si je vois où vous voulez en venir. Est-ce que votre service sait quelque chose qu'il ne veut pas divulguer? -Nous ne savons rien de plus que vous. Tout a commencé parce qu'il m'est venu quelques vagues soupçons et que mes chefs m'ont soutenu. Il regarda le vieux pare-brise tout jauni d'un air songeur. -C'est moi qui le premier ai levé ce lièvre. Il ne me reste plus qu'à le dénicher ou à revenir bredouille et contrit. -Je dois reconnaître que, lorsque vous avez des intuitions, vous n'y renoncez pas facilement. Il tressauta sur son siège et dit d'une voix plaintive: -Regardez-moi ça, la Brigade criminelle en action dans une vieille bagnole! Voilà où nous en sommes. Les gens meurent comme des mouches et, nous-mêmes, on nous traîne dans un corbillard. (Un nouveau cahot le secoua encore plus rudement que les précédents.) Au train où vont les choses, je sens que je finirai dans une camisole de force. Mais jusqu'à la douche, je suis avec vous. -Merci, répondit Graham en souriant. (Il dévisagea son compagnon.) Quel est votre prénom, au fait?
-Art. -Merci, Art, compléta-t-il.
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ne minutieuse perquisition au domicile de Dakin ne leur révéla rien d'intéressant. Pas d'ultime message, pas de griffonnages incompréhensibles, bref, rien d'anormal. Ce n'était pas ici qu'ils trouveraient la solution du mystère. Pendant que Wohl jouait avec le dernier modèle du vernier construit par le scientifique, Graham fit irruption dans la pièce. Il tenait à la main un petit flacon de teinture d'iode presque vide. -J'ai pensé à cette histoire de badigeonnage à la teinture d'iode. J'ai trouvé ceci dans une petite armoire qui contient d'ailleurs assez de médicaments pour ouvrir une pharmacie. Dakin a toujours été un peu malade imaginaire. (Il posa le flacon sur la table et le contempla d'un air morose.) Si bien que je ne suis pas plus avancé. (Il promena autour de lui un regard mécontent.) Nous perdons notre temps, ici. J'ai envie de voir le docteur Fawcett, à l'hôpital psychiatrique. Vous pouvez m'emmener là-bas? - Je vais d'abord donner un coup de fil. Wohl prit le téléphone de Dakin. Il eut une longue conversation avec la police, puis raccrocha et dit à Graham: - Il n'y aura pas d'autopsie pour Dakin. On ne peut pas disséquer de la bouillie. (Il laissa le vernier sur le bureau, empocha le flacon et ouvrit la porte.) Venez. Allons visiter cet asile ... On sera peut-être bien contents d'y trouver une cellule un de ces jours! La nuit étendait son voile sur l'Hudson. Une lune maussade jetait de temps en temps un coup d'œil entre des lambeaux de nuages. Dans le lointain, les gigantesques lettres lumineuses d'un panneau au néon lançaient périodiquement leur message incongru: « BUVEZ DE LA BIÈRE.» Wohl se passa machinalement la langue sur les lèvres. Graham et lui faisaient les cent pas sur le trottoir en attendant le gyrauto que Wohl avait demandé par téléphone. La machine arriva dans un ronronnement de moteur, balayant la rue du long pinceau de ses phares. Wohl s'avança et dit au policier qui pilotait: -Je vais prendre le volant. Nous allons à Albany. Il prit place dans l'appareil, attendit que Graham se soit laissé tomber à côté de lui et démarra. 421
- Je sais que nous sommes pressés, dit Graham ... mais pas à ce point-là. - Comment ça? -Si cela ne vous fait rien, j'aimerais bien arriver là-bas tout entier. Quand je suis en pièces détachées, j'ai beaucoup moins de rendement. -On peut en dire autant des gens dont vous vous occupez. Vous n'auriez pas d'actions dans une entreprise de pompes funèbres, par hasard? (Wohl n'était pas mécontent de son mot.) Enfin, il y a toujours une chose qui me console de courir à droite et à gauche avec vous. -Quoi donc? - C'est que je ne mourrai pas dans mon lit. Graham sourit sans répondre. Le gyrauto prit de la vitesse. Vingt minutes plus tard, ils frôlèrent le parapet dans un virage. Graham ne broncha pas. Ils foncèrent vers le nord et, après deux heures de voyage, atteignirent Albany: bonne moyenne, même pour un conducteur comme Wohl. -Me voilà loin de mon théâtre habituel d'opérations, fit remarquer Wohl en descendant. Ici, je ne suis plus de service. Je vous accompagne, c'est tout. Les bâtiments sévères, mais ultramodernes, de l'hôpital psychiatrique s'étendaient sur un carré de cinq cents mètres environ de côté, qui n'était qu'un parc autrefois. Le docteur Fawcett était manifestement le grand patron. C'était un nabot décharné, au crâne vaste, et qui marchait comme un canard. Ses traits trop lourds dans le haut du visage fuyaient dans la perspective d'une figure en triangle prolongée par un bouc, et ses yeux diaboliques pétillaient derrière son pince-nez. Assis d'un air guindé derrière un bureau grand comme un square, il paraissait encore plus petit. Il parcourut rapidement les griffonnages de Webb que Graham avait fait copier. Puis il parla, du ton catégorique d'un homme dont les désirs sont des ordres, et qui n'exprime jamais que l'essence de la raison pure. -Une bien intéressante révélation de l'état mental de mon pauvre ami Webb. Triste, triste! (Il ôta son pince-nez et le tapota contre la feuille de papier pour ponctuer ses affirmations.) Je le soupçonnais bien d'être la proie d'une obsession, mais, je dois l'avouer, je ne m'étais pas rendu compte qu'il avait atteint un tel point de déséquilibre. - D'où vous venaient vos soupçons? demanda Graham. - Je suis un passionné d'échecs. Il en était de même pour Webb. Notre amitié n'était fondée que sur l'attrait que nous trouvions au même jeu, car nous n'avions guère d'autres points communs. Webb était uniquement un physicien, dont les travaux n'avaient pas le moindre rapport avec les maladies mentales. Depuis quelque temps néanmoins, il s'était pris brusquement d'un vifintérêt pour ce genre d'études. Sur sa demande, je l'avais même autorisé à visiter le centre pour observer quelques-uns de nos malades. Graham se pencha en avant. 422
-Ah! Vous avait-il donné une raison qui motive cet intérêt soudain? -Non, pas plus que je lui en avais demandé, répliqua sèchement le docteur Fawcett. Les patients auxquels il s'était particulièrement intéressé souffrent d'hallucinations chroniques associées à un complexe de persécution. Webb s'attachait surtout aux schizophrènes. - De quoi s'agit-il? demanda innocemment Wohl. Le docteur Fawcett haussa les sourcils. - Des personnes atteintes de schizophrénie, voyons. -Je ne suis toujours pas plus avancé, insista Wohl. Avec un air d'indicible patience, le docteur Fawcett ajouta: - Ce sont des égocentriques schizoïdes. Wohl eut un geste accablé et grogna: - Quels que soient les mots dont on l'affuble, un cinglé est toujours un cinglé. Fawcett le regarda avec un mépris à peine dissimulé. -Je vois que vous êtes un sujet à préconceptions dogmatiques, dit-il. - Je suis un flic, l'informa Wohl, et je n'aime pas beaucoup qu'on me saoule de grands mots. -" Il faut excuser notre ignorance, coupa Graham doucement, car il sentait l'atmosphère se tendre. Ne pourriez-vous pas nous expliquer cela en termes moins techniques? - Les schizophrènes, reprit Fawcett du ton dont on s'adresse aux enfants, sont des personnes qui souffrent d'une affection mentale d'un genre particulier qui, il y a un siècle, était connue sous le nom de dementia praecox. Ces malades ont deux personnalités, dont la dominante vit dans un monde de fantaisie qui leur semble infiniment plus réel que le monde de la réalité. Alors qu'un grand nombre de formes de démence sont caractérisées par des hallucinations qui varient à la fois par la forme et la fréquence, le monde fantastique du schizophrène est très délimité, et invariable. Mettons, pour simplifier à l'extrême, qu'il a toujours le même cauchemar. - Je vois, dit Graham sans conviction. Remettant ses lunettes avec un soin méticuleux, Fawcett se leva. -Je vais vous conduire auprès de l'un des pensionnaires auxquels Webb s'intéressait tout particulièrement. Ils sortirent derrière le médecin et traversèrent une suite de couloirs de l'aile est. Ils parvinrent à un groupe de cellules. Fawcett s'arrêta devant l'une d'elles et fit signe aux deux hommes d'approcher. Ils regardèrent à travers une étroite ouverture munie de barreaux, et virent un homme entièrement nu. L'homme se tenait près de son lit, ses jambes maigres très écartées et le ventre, qu'il avait très gonflé, tendu en avant. Le regard halluciné du malade était fixé sur son propre estomac qu'il contemplait avec une intensité presque terrifiante. Fawcett murmura très rapidement : -L'un des symptômes courants de la schizophrénie, c'est que le malade adopte une pose, quelquefois obscène, qu'il peut garder sans bouger
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pendant une période beaucoup plus longue qu'un être normal. À certaines phases de la maladie, les schizophrènes se transforment en statues vivantes, souvent repoussantes. Vous avez devant vous un cas typique. Cet homme s'est convaincu qu'il avait un chien vivant dans l'abdomen, et il passe des heures à guetter un mouvement de l'animal. - Bon Dieu! s'exclama Graham horrifié. -C'est très courant, je vous assure, dit Fawcett avec un détachement professionnel. (Il regarda à travers les barreaux.) Ce sont les réflexions bizarres de Webb sur ce cas qui m'ont amené à le distinguer des autres. - Et que disait Webb? demanda Graham. Il avait jeté un dernier regard dans la cellule et s'en était détourné avec un soupir de soulagement. Tout comme Wohl, il pensait: Il suffirait d'un coup
du sort pour que je sois là, moi aussi. - Ce malade le fascinait. « Fawcett, me disait-il, ce pauvre diable a été malmené par des étudiants en médecine. C'est de la chair mutilée jetée aux poubelles par des super-vivisectionnistes.» (Fawcett se caressa la barbe avec une ironie empreinte d'indulgence.) C'est du mélodrame, et du pire. Graham se sentit parcouru d'un frisson. En dépit de ses nerfs d'acier, il était au bord de la nausée. Wohl était pâle, lui aussi, et tous deux ressentirent le même soulagement intérieur quand Fawcett les ramena dans son bureau. -J'ai demandé à Webb de s'expliquer, poursuivit le docteur toujours aussi impassible, mais il s'est contenté de ricaner et de marmonner quelque chose dans le genre de: « Heureux les pauvres d'esprit.» Une semaine plus tard, il m'a téléphoné. Il avait l'air très excité et il voulait que je lui donne des chiffres sur la proportion de goitreux parmi les infirmes mentaux. - Et vous les avez? Fawcett plongea derrière son immense bureau et en resurgit avec un papier. - Oui. Je lui avais préparé cela, mais, comme il est mort, il est trop tard maintenant. Il passa la feuille à Graham. - Mais, s'exclama celui-ci après avoir jeté un coup d'œil, si j'en crois ceci, il n'y a pas un seul cas de goitre parmi les deux mille pensionnaires de cet hôpital. Quant aux autres centres, le goitre y est inconnu ou extrêmement rare. -Ce qui ne veut rien dire. Cela ne prouve qu'un fait négatif, à savoir que les infirmes mentaux ne sont pas très sujets à une affection par ailleurs peu commune. (Il regarda Wohl et son ton se fit un peu aigre:) Quand une maladie n'est pas commune, c'est que peu de gens y sont sujets. Les mêmes chiffres s'appliqueraient probablement à deux mille chauffeurs d'autobus, ou représentants de peinture ... ou flics. - Quand j'aurai un goitre, je vous le ferai savoir, lui promit Wohl sans aménité. - Qu'est-ce qui provoque le goitre? coupa Graham. - Une déficience en iode, répondit Fawcett.
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En iode! Graham et Wohl échangèrent des regards alarmés et le premier demanda: -Est-ce qu'un excès d'iode a un rapport quelconque avec l'aliénation mentale? Fawcett éclata d'un rire qui fit trembler sa barbiche. - Si c'était le cas, il y aurait beaucoup de fous parmi les marins qui ont une alimentation riche en iode. Une idée passa avec l'intensité d'une brûlure dans le cerveau de Graham. Quant à Wohl, son visage trahissait qu'il y pensait, lui aussi. Tous deux revoyaient l'incompréhensible griffonnage du mort: « Il est bien
connu que les marins ont une marge de sensibilité plus large. »
Sensibilité à quoi? Aux mirages et aux superstitions qu'ils inspirent - le serpent de mer, les sirènes, le bateau fantôme et tous ces êtres pâles, boursouflés et envahissants qui apparaissent et gémissent sous la lune pendant les nuits de veille?
«Approfondir cette idée et rassembler éléments de comparaison entre habitants régions côtières et habitants arrière-pays. » Avec un détachement affecté, Graham reprit les notes de Webb sur le bureau. - Merci, docteur, vous nous avez beaucoup aidés. -N'hésitez pas à venir me voir quand vous aurez encore besoin de moi, dit Fawcett. Et si un jour vous trouvez une explication à l'état de ce pauvre Webb, je vous serais reconnaissant de me la faire connaître. (Il eut un petit rire froid.) Toute analyse compétente d'une hallucination peut contribuer à l'avancement de notre science. Ils rentrèrent à New York aussi vite qu'ils étaient partis. Une seule fois, Wohl rompit le silence. -Toute cette affaire, fit-il remarquer, tend à prouver qu'il y a une épidémie de folie temporaire chez les scientifiques surmenés. En guise de commentaire, Graham poussa un grognement. - Le génie n'est pas loin de la folie, continua Wohl, bien déterminé à soutenir sa théorie. D'ailleurs, il est impossible que la connaissance humaine s'étende indéfiniment sans qu'il arrive aux plus grands cerveaux de dérailler, quand ils tentent de tout assimiler. -Aucun scie~tifique n'essaie de faire le tour des connaissances humaines. Chaque science est déjà trop développée pour un seul esprit. C'est pourquoi chaque chercheur doit se spécialiser. Et il peut très bien totalement ignorer ce qui sort du cadre de ses travaux. Ce fut au tour de Wohl de grogner. Il s'absorba dans la conduite du gyrauto, sans mieux piloter pour autant dans les virages un peu raides, et ne desserra pas les dents avant d'arriver au domicile de Graham. Il déposa alors son passager avec un bref«À tout à l'heure, Bill », et repartit dans un vrombissement de moteur.
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C'était une belle matinée, claire et encourageante. Graham était debout devant sa glace, quand la sonnerie du vidéophone vint couvrir le ronronnement de son rasoir électrique. Le visage d'un jeune homme apparut sur l'écran et le regarda en disant: «Monsieur Graham?» -Oui, c'est moi. « Ici l'Institut Smithsonian, répondit l'autre. Monsieur Harriman avait un message pour vous hier soir, mais il n'a pu vous joindre.» - Oui, j'étais à Albany. Quel est ce message? « Monsieur Harriman m'a chargé de vous dire qu'il a contacté les agences d'informations. Au cours des cinq dernières semaines, on a noté la mort de dix-huit scientifiques. Sept d'entre eux sont des étrangers, et onze sont des Américains. C'est un chiffre environ six fois plus élevé que la normale car, selon les agences, il meurt rarement plus de trois scientifiques par mois.» - Dix-huit! s'écria Graham, fixant le visage sur l'écran. Avez-vous leurs noms? «Oui.» Sous la dictée du jeune homme, Graham en prit note, ainsi que de leurs nationalités respectives. « C'est tout, monsieur?» -Transmettez, je vous prie, tous mes remerciements à monsieur Harriman, et demandez-lui de me téléphoner au bureau quand il voudra. «Très bien, monsieur Graham. » Le jeune homme raccrocha, le laissant perdu dans ses méditations. -Dix-huit! À l'autre bout de la pièce, la sonnette du journal télévisé tinta doucement. Graham l'alluma, et l'édition matinale du New York Sun défila lentement sur l'écran. Graham la regarda, l'esprit ailleurs. Un titre attira soudain son attention: «UN SCIENTIFIQUE SE TUE DANS UN ACCIDENT DE GYRAUTO Le professeur Samuel C. Dakin, cinquante-deux ans, physicien, domicilié William Street, est sorti de la route aérienne au Grand Carrefour, hier soir, et s'est précipité dans le vide avec son gyrauto à plus de cent soixante kilomètres à l'heure.» L'article continuait sur une demi-colonne, illustré d'une photographie de l'accident. Le texte contenait plusieurs allusions à « ce grand scientifique que nous venons de perdre», et une déclaration de la police qui procédait à une enquête sur les causes de la catastrophe. Le rédacteur terminait en rappelant que c'était le troisième scientifique qui mourait à New York dans les dernières vingt-quatre heures, «les décès du professeur Walter Mayo et du docteur Irwin Webb ayant déjà été annoncés dans notre édition d'hier soir».
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Graham prit, dans le coffre de l'enregistreur automatique, la photocopie de l'édition précédente du Sun. On annonçait côte à côte la mort de Mayo et celle de Webb: « Mayo se jette dans le vide du Martin Building », disait le titre, et 1'autre: « Mort d'un autre scientifique ». Les deux articles n'apportaient aucune information nouvelle sinon que « la police enquêtait ». Wohl arriva sur ces entrefaites. Il entra chez Graham au pas de charge, les yeux brillants, brandissant le Sun. - Je l'avais bien dit! cria-t-il. -Qu'est-ce qui vous excite comme ça? -Mon intuition, répondit-il en s'asseyant pour souffler un peu. Vous n'êtes pas le seul à avoir des intuitions. (Il eut un petit sourire modeste.) Ils ont fini les autopsies. Mayo et Webb étaient bourrés de drogue. -De drogue? répéta Graham, incrédule. -C'était du peyotl. Une espèce particulière de peyotl, et sous une forme très concentrée. On en a trouvé de fortes traces dans l'estomac des deux scientifiques. (Wohl s'arrêta le temps de reprendre son souffle.) Et leurs reins étaient pleins de bleu de méthylène. - De bleu de méthylène! Graham s'efforçait vainement de trouver un sens à tout cela. - Mes hommes se sont tout de suite mis au travail. Ils ont trouvé du peyotl, du bleu de méthylène et de l'iode dans les laboratoires de Mayo, de Webb et de Dakin. Nous aurions fait les mêmes découvertes si nous avions su quoi chercher. Graham acquiesça d'un signe de tête. -On peut donc supposer que l'autopsie des restes de Dakin aurait donné le même résultat. -C'est bien mon avis, approuva Wohl. Mes hommes ont découvert, par ailleurs, ce que Mayo était en train de distiller: c'était du hachisch. Je ne sais pas comment il s'est débrouillé pour se le procurer, mais enfin c'était bien ça. Donc, il ne faisait pas ses expériences qu'avec du peyotl. -C'est possible, déclara Graham posément, mais en tout cas, je suis sûr que Mayo ne poursuivait que des fins scientifiques. Il ne s'est jamais adonné à la drogue. -Alors, c'est qu'il a les apparences contre lui, dit Wohl sèchement. Graham lui passa la liste fournie par Harriman. -Jetez un coup d'œil là-dessus. D'après l'Institut, ces dix-huit scientifiques sont décédés dans les cinq dernières semaines. Le calcul des probabilités nous incite à conclure que trois, ou peut-être quatre de ces morts ont été normales et inévitables. (Il s'assit sur un coin du bureau et balança sa jambe dans le vide.) Mais il nous laisse entendre, en revanche, que les autres n'ont pas été normales. Autrement dit, nous sommes tombés sur une affaire diablement plus importante qu'on aurait pu le croire au premier abord. La liste sous les yeux, Wohl commenta:
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- Pas seulement importante, mais absolument folle. Toutes les affaires de drogue ont un côté anormal. Mais celle-ci remporte le pompon, à tel point que, depuis hier soir, je n'ai pas encore pu cesser d'y penser. Sans arrêt, je revois ce pauvre type de l'asile ... avec son chien dans le ventre. -Oublions-le pour l'instant. - Si seulement je le pouvais! -Au point où nous en sommes, poursuivit Graham d'un ton pensif, plusieurs questions se posent, dont les réponses devraient nous faire avancer dans nos recherches. (Il pointa l'index sur la liste que Wohl n'avait pas lâchée.) Je ne sais pas sur quoi se basent les agences pour déterminer leurs moyennes de trois morts par mois. Est-ce sur les douze derniers mois, les cinq ou les vingt dernières années? S'il s'agit d'une moyenne établie sur une longue période, et que les morts de ce mois-ci la multiplient par six, quel était le nombre des décès le mois dernier, et l'an dernier? Ou si vous préférez, quel est le total des morts depuis le début ... et depuis le début de quoi? - La première mort a été un suicide, déclara Wohl. Les autres ont suivi par esprit d'imitation. (Il rendit la liste à Graham.) Il faut qu'un de ces jours vous jetiez un coup d'œil sur les archives de la police. Vous verrez combien de fois le meurtre et le suicide ont été temporairement contagieux. Souvent un crime bien spectaculaire et retentissant en détermine plusieurs autres du même genre. - J'ai dit depuis le début et je maintiens qu'il ne s'agit pas de suicides. Je connaissais très bien Mayo et Dakin, et je connaissais Webb de réputation. Aucun des trois n'était le type d'homme capable de se détruire, même en admettant qu'ils se soient drogués. -Justement, insista Wohl avec entêtement. Vous les croyiez sobres. Vous ne saviez pas qu'ils se droguaient. Ça change tout. Un type qui se drogue peut tout faire, y compris tirer dans le vide et sauter d'un toit. Graham plia la liste et la remit dans sa poche. Il avait l'air soucieux. - Je vous l'accorde. Je ne m'explique pas cette histoire de peyotl. - Moi, si. Le trafic de drogue se fait par le jeu des recommandations personnelles. Je suppose qu'un scientifique, rendu à demi dingue par le surmenage, est tombé sur un stimulant plus dangereux qu'il croyait. Il s'en est servi, il l'a conseillé à ses amis et certains l'ont essayé. Au début, tout allait très bien, mais, comme l'arsenic, la drogue produit son effet par accumulation. C'est comme ça qu'ils ont fini par perdre la boussole l'un après l'autre. Et voilà votre explication! conclut-il en étendant ses larges mains. - Je souhaiterais que ce soit aussi simple ... mais quelque chose en moi me dit que ce n'est pas le cas. -Quelque chose en vous, railla Wohl. Un chien, probablement! L'esprit ailleurs, Graham laissait errer son regard sur l'exemplaire télévisé du Sun. Il ouvrit la bouche pour répondre à Wohl, mais la referma sans avoir proféré un mot. Les caractères qui défilaient sur l'écran devinrent subitement d'une terrifiante netteté. Il se leva et Wohl suivit son regard.
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« DÉCÈS D'UN CÉLÈBRE SPÉCIALISTE Ce matin, le docteur Stephen Reed a trouvé la mort devant la Bibliothèque centrale de la Cinquième Avenue. Après avoir provoqué un rassemblement en pleine rue, Reed s'était précipité sous un camion ultrarapide. La mort a été instantanée. Reed était l'une des plus grandes autorités internationales en matière de chirurgie optique. »
Graham ferma le récepteur, éteignit l'écran et prit son chapeau. - Dix-neuf! dit-il doucement. - Quel métier de chien! (Wohl se leva et suivit son compagnon vers la porte.) Voilà que ça recommence.
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1 ne restait, bien entendu, plus trace des cinquante témoins du décès de Stephen Reed. Quelqu'un s'était empressé d'appeler un policier, lequel avait téléphoné à son commissariat, et un journaliste qui se trouvait sur place avait passé la nouvelle au Sun. Il fallut deux heures pour trouver trois témoins oculaires. Le premier était un homme au visage en forme de poire, luisant de sueur. - Je passais devant ce type, dit-il à Graham, et je n'y faisais pas grande attention. Vous comprenez, j'ai assez de mes soucis. Et voilà que, tout d'un coup, il pousse un cri terrible, se lance dans une espèce de danse et se précipite au milieu de la chaussée. -Et alors? -Je me doutais bien de ce qui allait arriver et j'ai regardé ailleurs. Le deuxième témoin était une blonde bien ~n chair, qui n'avait pas l'air dans son assiette. Elle tenait un petit mouchoir à la main et en mordillait nerveusement un coin tout en parlant. -Ce qu'il a pu me faire peur! Il est arrivé comme quelqu'un qui aurait vu un fantôme. Il poussait des cris d'écorché, il agitait les bras dans tous les sens, et puis tout d'un coup il a couru comme un fou au milieu de la rue. - Est-ce que vous avez entendu ce qu'il criait? demanda Graham. Elle se remit à mâchonner son mouchoir. Ses yeux bleu pâle étaient pleins de frayeur. -Il m'a fait tellement peur que je n'ai pas bien compris. Il beuglait aussi fort qu'il pouvait quelque chose comme « Non! Non! Au nom du Ciel, non!» et d'autres trucs du même genre. - Vous n'avez rien vu qui explique son attitude? - Non ... c'est même ce qu'il y avait de pire! Elle regardait autour d'elle d'un air affolé, comme pour tenter d'apercevoir l'invisible. -Je parie qu'avant la fin de la semaine elle sera chez une voyante, fit remarquer Wohl quand elle fut partie. Le troisième témoin, un homme soigné, aux manières affables et à la voix distinguée, déclara: 430
- Monsieur Reed venait vers moi, et j'ai remarqué qu'il avait un regard absolument extraordinaire. Ses yeux brillaient comme du verre, comme s'il les avait badigeonnés à la belladone. - Hein? demanda Wohl, intrigué. - Mais oui, nous autres acteurs pratiquons beaucoup cette méthode. -Ah bon! Wohl n'osa pas insister. -Il jetait des coups d'œil rapides de tous les côtés de la place. Il avait l'air inquiet. J'ai eu l'impression qu'il cherchait quelque chose qu'il n'avait aucun désir de trouver. - Continuez, le pressa Graham. - Quand il arriva près de moi, son visage devint livide. Il me parut subitement frappé d'une folle terreur. Il fit des gestes désespérés comme pour essayer de parer un coup fatal, hurla des paroles incohérentes et se précipita au milieu de la rue. Un camion de vingt-deux tonnes arriva sur lui. A mon avis, la mort a dû être instantanée. - Vous n'avez pas entendu ce qu'il disait? -Malheureusement non. -Vous n'avez rien vu qui vous ait permis d'expliquer sa frayeur? - Rien, répondit l 'autre sans hésiter. 1.' incident m'avait tellement ému que j'en ai immédiatement cherché l'explication. Je n'en ai pas trouvé. Il m'a semblé qu'il avait dû succomber à une lésion interne. Une tumeur cérébrale, par exemple. - Nous vous remercions de votre concours. Après le départ du témoin, Graham se plongea dans ses réflexions, tandis que Wohl contactait la morgue. Quelle était donc cette essence subtile et jamais encore identifiée de l'organisme humain qui faisait tomber les Malais en amok et les précipitait, la bouche écumante et le kriss à la main, au massacre collectif et inexplicable? Et cette autre essence, similaire et pourtant différente, qui poussait la nation japonaise tout entière à envisager le hara-kiri avec un parfait sang-froid? Pourquoi les fanatiques hindous se jetaient-ils avec extase sous les roues du char de Jaggernaut? Et cette suite de catastrophes auxquelles eux-mêmes venaient d'assister, n'était-ce pas l'indice du développement d'un nouveau virus qui se répandrait dans des régions plus civilisées du globe, et dont les effets seraient stimulés à l'extrême par le peyotl, l'iode et le bleu de méthylène? Il interrompit sa méditation, car Wohl venait de raccrocher le téléphone. Le policier tourna vers lui un visage de martyr. - Ils ne vont pas découper Reed tout de suite, mais ils lui ont déjà trouvé un point de ressemblance avec les autres: il s'était badigeonné à la teinture d'iode. - Le bras gauche? - Non. Il devait aimer la variété. Il s'est peint la jambe gauche, de la hanche au genou. 431
-Alors, nous pouvons l'ajouter sur notre liste, décida Graham. Nous ne pouvons pas dire que c'est un cas particulier avant d'avoir défini le cas général. - Oui, évidemment. -Vous savez, Art, votre théorie sur la drogue peut s'appliquer au peyotl. Mais que faites-vous des deux autres produits? Le bleu de méthylène et l'iode ne sont pas des drogues dans le sens où vous l'entendez. Ce sont des corps inoffensifs qui ne créent pas d'accoutumance et qui n'ont jamais fait perdre la tête à personne. - L'eau non plus, mais il y a des tas de gens qui la coupent avec du whisky. Graham eut un mouvement d'impatience. - Cela n'a aucun rapport. Il nous reste deux choses à faire. La première, c'est de visiter l'appartement de Reed de fond en comble. La seconde, c'est de demander à des experts quels sont les effets du peyotl, de l'iode et du bleu de méthylène quand on s'en sert comme l'ont fait tous ces morts. - Reed habitait assez loin, remarqua Wohl. Je vais prendre la voiture. Feu Stephen Reed logeait en célibataire dans une villa entretenue par une gouvernante entre deux âges, d'aspect très maternel. Sortie des questions domestiques, cette femme ne savait rien et, quand on lui eut appris la tragique nouvelle, elle devint incapable de prononcer un mot. Elle se retira dans sa chambre, et Graham et Wohl entreprirent de fouiller le bureau de Reed. Ils trouvèrent une masse de papiers qu'ils parcoururent avidement. -Le prochain à avoir une attaque, ce sera mon chef, prophétisa Wohl en saisissant un nouveau paquet de lettres. -Pourquoi? -Parce que ceci est du ressort de la police locale. Je vous assure qu'il aurait une crise d'apoplexie s'il vous voyait me traîner comme ça chez les particuliers. Vous ne le savez peut-être pas, mais je suis en train de risquer mes galons. . Graham poursuivit ses recherches sans s'émouvoir. Au bout d'un moment, il s'arrêta, une lettre à la main. - Écoutez ça. (Il lut tout haut:) « Cher Steve, J'ai eu le regret d'apprendre que Mayo vous avait passé sa formule. Je sais que cela vous intéresse beaucoup, bien entendu, mais je dois vous dire franchement que vous perdez un temps précieux. Je vous conseille de jeter tout cela dans la poubelle et de ne plus en parler. Cela vaudra mieux, je peux vous l'assurer. » (Il leva les yeux.) Ceci porte l'adresse de Webb et c'est signé: Irwin. -Il y a une date? -Le 22 mai. -Ce n'est pas très vieux. - Un double chaînon, fit observer Graham. Mayo-Webb, Webb-Reed. C'est passé de l'un à l'autre. Je m'y attendais. 432
-Moi aussi. (Wohl continua à examiner les papiers.) La drogue se passe toujours par recommandation personnelle, je vous l'avais dit. Mais il semble bien que Webb ait essayé de décourager Reed. - Parce que jouer avec cela signifiait la mort à brève échéance, et que Webb le savait déjà! Le 22 mai, il savait que ses jours étaient comptés, aussi vrai que je suis ici. Il n'y pouvait pas grand-chose, mais il a essayé de sauver Reed. Wohlleva le nez de ses papiers et dit d'une voix plaintive: -C'est agréable ce que vous racontez là. Vous voulez dire que la prochaine charrette, c'est pour nous. -Je ne suis pas loin de croire que oui ... le jour où nous tiendrons vraiment quelque chose. Le même frisson glacé qui l'avait déjà saisi lui passa dans le dos, et il se secoua pour le chasser. Il avait l'impression très nette d'une sorte de tabou psychique, comme si son cerveau avait le droit de fouiller dans toutes les directions sauf une. Chaque fois qu'il prenait cette voie interdite, une sonnerie d'alarme retentissait dans sa tête et, docilement, son cerveau faisait marche arrière. Il remit dans le classeur une brassée de papiers sans intérêt en grommelant: . . - Rien. Absolument rien que des histoires de globe oculaire et de nerf optique. Il ne pensait qu'à ça jour et nuit. -Les dossiers que j'ai vus ne valent pas mieux, dit Wohl. Qu'est-ce que la conjonctivite? - Une maladie des yeux. -Je croyais que ça avait quelque chose à voir avec la grammaire. (Il feuilleta les derniers documents.) Il n'avait pas de laboratoire ni de clinique à lui. Il travaillait à l'hôpital oto-ophtalmologique de Brooklyn? On devrait. peut-être essayer là-bas, non? -Il faut que je joigne le bureau d'abord. Il est temps que je fasse mon rapport. Graham décrocha le vidéophone de Reed et eut une longue conversation avec Sangster. Quand il eut terminé, il dit à Wohl : -.- On nous demande d'urgence. Ils nous attendent depuis ce matin. Sangster a l'air d'avoir avalé une bombe atomique. -On nous demande? insista Wohl surpris. - Oui, tous les deux, confirma Graham. Il doit se mijoter quelque chose de sacrément important. (Il promena autour de lui un regard désappointé.) Nous ne trouverons rien d'intéressant ici. Qu'on nous demande d'urgence ou pas d'urgence, nous ferions mieux de passer à cet hôpital en rentrant: c'est notre seule chance de glaner quelque chose sur Reed. -Allons-y. Le secrétaire de l'hôpital les fit passer de main en main jusqu'au docteur Pritchard, qui se présenta sous les espèces d'un homme grand et mince, d'allure juvénile. Il les fit asseoir et ôta sa blouse blanche. 433
- Je présume que vous voulez me questionner sur ce pauvre Reed? -Vous savez qu'il est mort? lança Graham. Pritchard acquiesça. - La police nous a téléphoné tout de suite. -On ne sait encore s'il s'agit ou non d'un suicide, lui dit Graham. Peut-être s'est-il jeté délibérément sous le camion, peut-être pas. Personnellement, je ne le crois pas. Il reste néanmoins que, selon les témoins de l'accident, il était loin d'être dans un état normal. Pouvez-vous expliquer cela? -Non. -Avez-vous remarqué des anomalies dans son comportement ces derniers temps? - Il ne me semble pas. J'étais son assistant et, s'il s'était comporté de façon bizarre, je m'en serais certainement aperçu. (Il réfléchit un moment.) Il ya trois jours encore, il était particulièrement préoccupé, ce qui n'a rien d'extraordinaire étant donné son caractère et sa profession. - Pourquoi trois jours? souligna Graham. -Je ne l'ai pas revu depuis lors. Il avait pris un bref congé pour terminer un travail. - Il ne vous a donné aucune indication sur la nature de ce travail ? -Non. Il ne parlait jamais beaucoup de ce qu'il faisait en dehors de l'hôpital. -Connaissiez-vous le professeur Mayo ou le docteur Webb? -Je les connaissais de nom, c'est tout. -Reed a-t-il fait allusion à l'un ou à l'autre devant vous? Ou a-t-il dit qu'il était en relation avec eux? -Non, affirma Pritchard sans hésiter. Graham lança à Wohl un coup d'œil découragé. -Encore une impasse! (Il revint à Pritchard.) Reed, à ce qu'on m'a dit, était un éminent chirurgien des yeux. Cela justifierait-il l'intérêt tout particulier qu'il aurait pu porter à des stupéfiants? - Dans une certaine mesure, oui. -Avez-vous ici un spécialiste en matière de stupéfiants? Pritchard réfléchit. - Je crois que le plus qualifié ici est Deacon ... Voulez-vous le voir? -S'il vous plaît. Le docteur sonna. - Demandez au docteur Deacon, dit-il au planton, de venir une minute s'il est libre. Deacon arriva, l'air furieux. Il portait des gants de caoutchouc, et un réflecteur frontal monté sur casque serrait ses cheveux gris fer. -Vous choisissez bien votre moment ... (Il aperçut Graham et Wohl et ajouta:) Excusez-moi. . -Je suis désolé de vous déranger, docteur, dit Graham sur un ton apaisant. Je vais tâcher d'être bref. Pouvez-vous me dire ce qui arrive à
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quelqu'un qui se badigeonne à la teinture d'iode, tout en s'administrant du peyotl et du bleu de méthylène? - Il finit à l'asile, affirma aussitôt Deacon. Wohl poussa un aboiement plaintif en lorgnant son ventre. -C'est vraiment ce que vous voulez dire? insista Graham. Que cela provoquerait la folie? -Absolument pas! Je veux dire simplement qu'il faudrait être fou pour se comporter de façon aussi absurde. -Je me suis fait mal comprendre, docteur. Je vous demande quels effets ce traitement pourrait avoir sur l'organisme, quels que soient les motifs qui aient poussé le malade à l'appliquer. - Ma foi, reprit Deacon, je n'ai pas la prétention de vous donner sur ce point un avis aussi autorisé que d'autres spécialistes pourraient le faire. Mais je peux vous dire que le peyotl pris à dose assez forte donnerait des ailes à votre homme. Le bleu de méthylène agirait comme dépuratif rénal et colorerait l'urine. Quant à la teinture d'iode, elle ferait office de germicide, teinterait la peau et, comme c'est un halogène, passerait vite dans tout l'organisme. - Croyez-vous que les trois produits agissant simultanément puissent avoir un autre effet, plus précis ... je ne sais pas ... en admettant que l'un joue un rôle de catalyseur, par exemple? - Vous me posez une colle, avoua Deacon. Voilà longtemps qu'on étudie les interactions à facteurs multiples, et on poursuivra les recherches dans ce domaine pendant bien des années encore. Graham se leva, remercia Deacon et Pritchard et dit à Wohl : - Reed devait être un tout nouveau venu dans ce petit jeu. Il n'a pas eu le temps de dire ni de faire grand-chose. Je ne sais pas ce qui est derrière tout cela mais, à en voir les effets, ça ne pardonne pas. - C'est plus difficile d'atteindre une cible toujours en mouvement, dit Wohl avec un humour macabre. Il sortit derrière Graham. - On repart chez Sangster, maintenant? - Oui. Et nous ferions bien de nous presser un peu, sinon il va nous croire morts. Sangs ter était accompagné d'un homme entre deux âges, grand, tiré à quatre épingles et d'allure militaire. Quand Graham et Wohl entrèrent, il jeta un regard réprobateur à la pendule et présenta l'inconnu sous le nom de colonel Leamington. - Tout ce qui concerne cette affaire n'est plus désormais du ressort de notre service, annonça Sangster sans tourner autour du pot. Il tendit un papier à Graham. Celui-ci lut: - « Votre demande de mutation immédiate au Service de renseignements du gouvernement des États-Unis a été acceptée. Cette mutation est effective à compter de ce jour. Vous dépendrez du colonel John H. Leamington qui, jusqu'à nouvel avis, sera votre chef direct.» (Graham avala sa salive en
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voyant la signature célèbre que portait la lettre, et leva sur Sangster un regard inquisiteur.) Mais je n'ai jamais demandé à être muté. -Vous êtes libre de déchirer cette lettre, déclara Sangster. Le colonel Leamington intervint. - Ce que nous désirons, monsieur Graham, c'est vous voir poursuivre votre enquête, mais avec des moyens plus étendus que ceux que vous offre votre poste actuel. - Je vous remercie, répondit-il, un peu éberlué. - Un de nos correspondants dans une agence de presse nous a fait part de la question que Harriman avait posée sur votre initiative. Notre attention s'est trouvée attirée sur une affaire que nous n'aurions peut-être pas remarquée tout de suite. (Il tira sa moustache impeccablement taillée. Il semblait très soucieux.) Onze des scientifiques qui ont ainsi disparu étaient américains. C'étaient, pour leur pays, des hommes d'une inestimable valeur. Pour grande que soit leur perte, elle n'est rien auprès des autres pertes qui peuvent nous menacer encore. Le gouvernement ne peut méconnaître le caractère brusque et mystérieux de ces disparitions. -Je vois. -Alors, vous acceptez ce nouveau poste? s'enquit le colonel Leamington d'une voix pressante. - Oui, oui, bien sûr! Il examina la lettre avec un secret orgueil, encore accru par l'air envieux de Wohl. Il allait donc entrer dans ce petit cercle privilégié qui comptait les meilleurs et les plus dévoués parmi les agents de l'oncle Sam! Leamington lui tendit son insigne, un anneau que Graham passa au majeur de la main droite, et qui allait parfaitement: on avait deviné qu'il accepterait. Le revêtement en iridium ultradur - il le savait - était couvert d'inscriptions qu'on ne pouvait déchiffrer qu'au microscope: nom, taille, poids, signalement anthropométrique, ainsi que son matricule et une reproduction, fidèle bien que microscopique, de sa signature. C'était là son seul insigne, le seul mandat qu'il aurait, et intelligible seulement pour les gens munis de l'équipement convenable, mais' aussi le sésame qui lui ouvrirait les portes de tous les services du gouvernement. Une sensation étrange et vague de péril suspendu au-dessus de sa tête traversa soudain son esprit. Toujours ce même avertissement indéfinissable, mais profondément troublant. Ses yeux revinrent à l'anneau, et il pensa qu'on pouvait le considérer d'un autre point de vue, assez horrible celui-là. Ce pouvait être un jour le seul indice qui permettrait d'identifier un cadavre affreusement mutilé. Combien d'autres avait-on identifiés ainsi? Que disait donc Webb? « De la chair mutilée jetée aux poubelles par de super-vivisectionnistes. » Il écarta ce souvenir et reprit: -Une chose encore, mon colonel. J'aimerais garder pour collaborateur le lieutenant Wohl. Il est tout comme moi engagé dans cette affaire jusqu'au cou ... 436
Sans vouloir remarquer le regard reconnaissant de Wohl, il attendit la réponse de Leamington. - Bon, bon. Ce n'est pas très régulier, mais je crois que cela peut s'arranger. Je doute que le chef de la police s'oppose à laisser toute liberté de manœuvre au lieutenant Wohl pendant la durée de cette enquête. - Merci, mon colonel, dirent Graham et Wohl en chœur. Le vidéophone de Sangster sonna. Celui-ci décrocha et passa l'appareil à Graham en disant: -Harriman. -Allô! Harriman, dit Graham ... Oui, on m'a communiqué votre liste. Merci beaucoup! (Il se tut un instant, car le second appareil de Sangster sonnait avec insistance.) Il y a un chahut ici, on ne s'entend plus ... oui, l'autre téléphone. Qu'est-ce que vous disiez? (Il écouta son interlocuteur, puis:) Désolé, Harriman, mais je ne peux encore rien vous dire. Oui, un pourcentage six fois plus fort que la normale, cela mérite d'être tiré au clair, et c'est ce que je compte faire ... si cela peut être fait! Profitant du silence, Sangster lui tendit le second combiné et murmura: -C'est pour vous. Le docteur Curtis. - Écoutez, Harriman, reprit Graham à la hâte, tous ces scientifiques sont de nationalités, d'âges et de spécialités différents. On peut donc conclure qu'il ne s'agit pas d'une mesure visant un pays en particulier - à moins que le responsable de ces morts soit à la fois assez rusé et assez impitoyable pour sacrifier ses compatriotes, afin de détourner les soupçons. Mais j'en doute. «Ceci n'a pas plus de rapports avec la politique qu'une nouvelle maladie», dit Harriman. - Je suis bien de votre avis. Quelles qu'aient été leurs différences, tous ces chercheurs devaient avoir quelque chose en commun. Quelque chose qui, directement ou indirectement, a causé leur mort. Ce que je veux, c'est trouver ce dénominateur commun. Je vous demande de me communiquer tous les détails que vous pourrez découvrir concernant les personnes inscrites sur votre liste, et même de chercher dans votre mémoire des cas plus anciens qui vous sembleraient avoir un rapport avec ceux qui nous occupent. Téléphonez tout ça à... (Il lança un regard interrogateur en direction de Leamington qui lui donna un numéro, et acheva:) Au colonel Leamington, Boro 8-19638. Il raccrocha et prit le second appareil. Sa conversation avec le docteur Curtis fut brève, et ses compagnons virent son expression changer plusieurs fois. Quand il eut fini, il leur déclara: - Le docteur Curtis vient de recevoir un coup de téléphone du professeur Edward Beach, lequel lui a dit qu'il venait tout juste d'apprendre les décès de Webb et de Mayo, et qu'il en avait été très peiné. Le professeur a d'ailleurs manifesté une curiosité que le docteur Curtis a trouvée un peu bizarre, vu les circonstances qui ont entouré les deux tragédies. - Et alors? demanda Leamington, impatient.
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-D'après le docteur Curtis, ce Beach serait un vieil ami de Webb. Je le connais aussi. C'est l'inventeur de l'appareil de photographie stéréoscopique ultrasensible que la police utilise conjointement avec le vernier de Dakin. Beach est employé à l'usine de la Compagnie nationale d'appareils photographiques, à Silver City, et je ne serais pas étonné qu'il puisse nous communiquer des renseignements précieux sur Mayo, Webb et Dakin. (Il se tut un instant pour ménager son effet, puis ajouta:) D'autant qu'il a demandé au docteur Curtis si, à sa connaissance, Webb travaillait sur la formule de Bjornsen au moment de sa mort, tout comme Mayo et Dakin. - Bjornsen! s'exclama Sangster. - Vous voyez ce que cela implique, poursuivit Graham. Beach est lié à ces autres scientifiques, tout comme eux-mêmes étaient liés entre eux par une correspondance basée sur des intérêts communs. Il a sa place dans cette chaîne macabre, mais la mort ne l'a pas encore touché! C'est une victime en puissance, mais qui est encore capable de s'expliquer. Il faut que je le voie et que je le fasse parler, avant qu'il soit devenu notre vingtième cadavre. (Il consulta sa montre.) Avec de la chance, j'attraperai le stratoplane de 10 h 30 pour Boise. -Est-ce que je vous accompagne? demanda Wohl. - Non, je vais y aller seul. Dès que je serai parti, téléphonez à la station stratosphérique de Battery Park, s'il vous plaît, Art, et réservez-moi une place pour 10h30. Saisissant le téléphone, Wohl demanda: - Et qu'est-ce que je fais ensuite? Donnez-moi du travail, j'ai horreur de perdre du temps. -Vous pouvez recouper les renseignements de Harriman. Voyez si vous pouvez entrer en relation avec la police locale des villes où ces scientifiques sont morts et, dans ce cas, demandez-leur des détails complets sur ces décès. Dites-leur de vérifier et de vous communiquer jusqu'au moindre détail, aussi infime qu'il leur paraisse. Faites comme vous voudrez, mais persuadez-les d'obtenir des ordres d'exhumation et des autopsies. (Il regarda Leamington.) Vous êtes d'accord, mon colonel? -Je vous laisse carte blanche, dit Leamington. J'ai toujours pensé que celui qui avait commencé quelque chose était le plus qualifié pour mener son entreprise jusqu'au bout. - Eh bien, nous avons justement dans cette affaire beaucoup de gens qui ont entrepris quelque chose qu'aucun n'a fini, fit remarquer Graham. Cette chose - quelle qu'elle soit - paraît bien être douée du pouvoir de détruire ceux qui l'ont entreprise avant qu'ils aillent bien loin. (Il eut un sourire sans joie.) Je ne suis pas immortel, moi non plus, mais je vais faire de mon mieux. Un instant plus tard, il était parti pour Battery Park, où le stratoplane de 10 h 30 l'emmènerait vers la pire catastrophe de toute l'histoire du Nouveau Monde.
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e stratoplane New York-Boise-Seattle se mit à descendre des couches supérieures de l'atmosphère. Le pilote coupa la pressurisation de la cabine, les réacteurs s'allumèrent dans un fracas de tonnerre, et l'appareil piqua à travers la mer des nuages. Goose Creek apparut sous le nez de l'aéronef. Loin derrière eux brillait la rive septentrionale du grand lac Salé. Encore deux cent cinquante kilomètres: à peine dix minutes de vol. La cigarette que Graham avait allumée à cent kilomètres de là n'était encore qu'à demi consumée lorsque le stratoplane vira au-dessus de la vallée de la Snake et mit le cap sur Boise. À bâbord, Graham aperçut Silver City que la pureté de l'atmosphère permettait de distinguer avec une parfaite netteté. Les immeubles blancs et crème de la ville étincelaient au soleil. Perchés sur leurs énormes supports, les réservoirs de la Compagnie nationale d'appareils photographiques se détachaient à l'horizon. Graham s'arc-bouta sur les calepieds pour résister à la force d'inertie qui l'entraînait en avant, car l'appareil commençait à ralentir. Son regard revint au paysage de Silver City. La ville était là sous ses yeux, il en distinguait jusqu'aux moindres détails. L'instant d'après, tout avait disparu dans un gigantesque nuage qui jaillissait vers le ciel. Graham se souleva sur son siège, ne pouvant en croire ses yeux. Le nuage se boursouflait à vue d'œil, il enflait avec la violence monstrueuse d'une tempête de sable et prenait de la hauteur en lançant des protubérances noirâtres. De petits points sombres s'élevaient au-dessus de sa crête, restaient un instant suspendus dans l'air, puis retombaient dans la masse tourbillonnante. -Dieu du ciel! s'exclama Graham. C'était incroyable! Pour qu'ils soient visibles à une pareille distance, il savait que les étranges points noirs devaient être énormes ... de la taille d'un immeuble. Il avait l'impression qu'il venait d'assister au lancement d'une superbombe atomique, et qu'on lui avait réservé une première loge ... tandis que dans les coulisses, à deux mille kilomètres de là, d'autres gens surveillaient leurs sismographes.
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Le stratoplane changea de cap, bouchant la vue à Graham. Le pilote, qui ne s'était aperçu de rien, amorça une impeccable descente, et Silver City disparut derrière les cimes des montagnes Rocheuses. Le grand aéronef se posa sans heurt, roula un instant sur la piste avec un dernier crachement de flammes des réacteurs et, après un savant virage, vint s'arrêter devant un bâtiment surmonté d'une tour qui portait en grandes lettres blanches le mot: « BOISE )). Graham fut le premier à franchir la porte. Il dévala les marches de l'échelle roulante sous l 'œil ahuri des mécaniciens, contourna l 'appareil au pas de course et s'arrêta, pétrifié. Une centaine d'employés de l'aérodrome se trouvaient sur le terrain, mais personne ne fit un pas pour accueillir le voyageur. Tous étaient plantés là, le visage tourné vers le sud, les yeux braqués sur l'horizon. Graham suivit la direction de leurs regards. À cent kilomètres de là, et s'élevant pourtant bien au-dessus des premiers contreforts des Rocheuses, il vit le nuage. Celui-ci n'était pas en forme de champignon, comme certains autres qu'on avait appris à redouter. Ses sombres volutes continuaient à monter. C'était maintenant un monstrueux pilier qui atteignait le seuil même du paradis et cherchait à en forcer l'entrée, telle une colonne de vapeurs dont le pied aurait été en enfer. Un horrible foisonnement de noirs tourbillons qui portaient jusqu'au ciel les lamentations des hommes. Et le vacarme! Malgré la distance, le vacarme de la catastrophe était épouvantable. Un bruit d'air torturé, ou d'une horde de géants en folie qui briseraient, déchireraient, broieraient tout sur leur passage. Tous les visages étaient livides et, frappés de stupeur, les spectateurs écoutaient l'horrible gémissement que le vent leur apportait de derrière les montagnes. Puis brusquement, le nuage s'effondra. Sa crête gazeuse montait toujours, tandis que les matériaux à demi désagrégés qui formaient sa base retombaient. Le nuage disparut, comme absorbé par une invisible trappe. Les grondements infernaux persistèrent quelques secondes encore, avant de s'affaiblir et de s'évanouir à leur tour. Les spectateurs médusés se décidèrent enfin à bouger, mais avec des gestes lents et incertains de dormeurs qui s'éveillent. Cinq officiers de la Compagnie de navigation, encore bouleversés par ce qu'ils venaient de voir, s'avancèrent d'un pas machinal vers le stratoplane. Au bord de la piste, un pilote en civil reprit sa marche vers un appareil de tourisme. Graham le rattrapa. - Vite! Emmenez-moi à Silver City... Mission d'État! Le pilote le regarda avec ahurissement. -Hein? -Silver City, répéta Graham d'un ton pressant. (Il attrapa l'autre par l'épaule et le secoua.) Emmenez-moi à Silver City aussi rapidement que possible. - Et pourquoi est-ce que je vous emmènerais?
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-Bon sang, rugit Graham, vous trouvez que c'est le moment de discuter? Vous allez m'emmener. .. ou vous faire confisquer votre appareil. Qu'est-ce que vous choisissez? Le ton autoritaire de sa voix produisit l'effet désiré. Le pilote parut se réveiller et bredouilla: - Oui, oui, bien sûr! Je vais vous emmener. Il ne demanda même pas à Graham qui il était ni quel était l'objet de sa mission. Il grimpa rapidement dans l'appareil: une machine aux lignes surprofilées à deux places et à dix réacteurs. Le pilote attendit que son passager soit installé pour mettre le contact. L'engin fonça sur la piste, décolla et piqua vers le ciel. Ce qui restait de Silver City était drapé dans un voile de poussière qui retombait lentement au fur et à mesure qu'ils approchaient. À l'instant précis où ils arrivaient au-dessus de la ville, une bouffée de vent chassa le rideau de fumée, dévoilant à leurs regards le paysage où s'élevait quelques minutes plus tôt Silver City. Le pilote baissa les yeux, cria quelque chose qui se perdit dans le rugissement des tuyères, et reprit vivement en main les commandes que la surprise lui avait fait un instant lâcher. L'appareil descendit en vrombissant, et Graham aperçut un spectacle qui lui souleva le cœur. Il ne restait rien de Silver City. À l'emplacement de la ville s'étalait maintenant une plaie béante d'une dizaine de kilomètres carrés, jonchée de ruines au milieu desquelles rampaient péniblement un bien petit nombre de survivants. Encore tremblant, le pilote atterrit au petit bonheur. Il aperçut, sur une des lèvres de la plaie, une bande de sable propice. L'appareil toucha terre, rebondit, reprit contact avec le sol, tangua, et la pointe de l'aile droite alla se ficher dans le sable. La machine fit un demi-tour sur elle-même, l'aile droite se déchira, tandis que la gauche pointait ridiculement vers le ciel. Les deux hommes roulèrent sur le sable, indemnes. Ils se relevèrent et, sans un mot, contemplèrent la scène qui s'offrait à leurs yeux. Une heure plus tôt, il y avait là une ville claire et florissante de trente-cinq mille âmes. Ce n'était plus maintenant qu'un champ jailli de l'enfer, une terre criblée de cratères où ne s'élevaient plus que de petits monticules de brique pulvérisée, ou des amas de poutrelles tordues. Des filets de fumée blanchâtre montaient encore dans la rumeur des gémissements. De loin en loin, une pierre dévalait bruyamment, un longeron d'acier se tordait dans un dernier sursaut d'agonie. Ce n'était pas tout. Des images plus atroces les attendaient: des paquets sanglants de chair en bouillie inextricablement mêlés à des lambeaux de tissus de toutes sortes. Une tête à moitié cuite qui transpirait encore. Une main collée à une poutre d'acier, les doigts tendus vers un objet qu'ils n'atteindraient jamais. -C'est pire que le cataclysme du Krakatoa, dit Graham d'une voix sourde. Encore pire que la catastrophe de la montagne Pelée. 441
- Quelle explosion! répétait le pilote en gesticulant nerveusement. C'est atomique. Seule une bombe atomique aurait pu faire ça. Vous savez ce que cela veut dire? -Non. Et vous ? - Cela veut dire que chaque centimètre carré de ce terrain émet des radiations mortelles. A chaque seconde, nous en sommes un peu plus imprégnés. -C'est bien dommage, rétorqua Graham en tournant la tête vers l'avion endommagé. Vous feriez peut-être mieux de repartir, hein? (Il s'adoucit un peu.) Nous ne savons pas s'il s'agit d'une bombe atomique ... et de toute façon, il est déjà trop tard. À une centaine de mètres d'eux, une silhouette émergea péniblement d'une pyramide de ferrailles tordues. Elle se traîna autour des cratères, contourna des obstacles informes et se précipita en boitillant vers les deux hommes. C'était un être humain, un homme dont les vêtements en lambeaux flottaient autour des jambes nues. Il s'avança vers eux et, sous la croûte de boue sanglante, ils aperçurent un visage couleur de cendre où les yeux brillaient d'une lueur presque insensée. - Plus rien, annonça le nouveau venu en balayant le paysage d'une main tremblante. Plus rien. (Il eut un rire hystérique.) Il ne reste plus que moi et le petit troupeau de ceux qui sont dignes du regard du Seigneur. S'agenouillant devant eux, il roula vers le ciel des yeux injectés de sang en marmonnant des paroles incompréhensibles. Le sang coulait doucement sous ses haillons. - Écoutez! ordonna-t-il brusquement, une main en cornet devant son oreille. Gabriel a sonné de la trompe, et même le chant des oiseaux s'est arrêté. (Il gloussa de plus belle.) Plus d'oiseaux. Ils sont tombés comme une pluie de morts ... Ils sont tombés du ciel, tous morts ... Il se balança sur ses talons et se remit à marmonner. Le pilote alla jusqu'à son avion et revint avec un petit flacon d'alcool. Le nouveau venu s'en empara et engloutit le brandy comme si c'était de l'eau claire, ne s'arrêtant que pour reprendre son souffle. Quand il eur vidé le flacon, il le rendit au pilote et recommença à se balancer. Petit à petit son regard redevenait normal. Il se remit à grand-peine sur ses pieds, regarda les deux hommes et dit d'un ton beaucoup plus calme: -J'avais une femme et deux enfants. Une bien brave femme et deux gosses qui me donnaient bien du bonheur. Où sont-ils maintenant? Il les regarda successivement l'un et l'autre, cherchant avec angoisse dans leurs yeux une réponse qu'ils ne pouvaient pas lui donner. -Ne perdez pas tout espoir, tenta de l'apaiser Graham. Rien ne vous permet encore d'affirmer qu'ils sont morts. -Racontez-nous ce qui s'est passé, suggéra le pilote. - J'étais en train de fixer un capuchon antifumée sur une cheminée de Borah Avenue, et j'allais prendre un morceau de fil de fer quand l'univers
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entier a explosé. Je me suis senti attrapé par le cou, projeté en l'air et puis rejeté à terre. Quand je me suis relevé, il n'y avait plus de Silver City. (Il posa sa main sur ses yeux et la laissa un moment.) Plus de rues, plus de maisons. Ni foyers, ni femmes, ni enfants. Et des oiseaux morts qui tombaient tout autour de moi. -Avez-vous une idée sur ce qui a pu ptovoquer cette explosion? demanda Graham. - Oui, dit l'homme d'une voix chargée de venin. C'est la Compagnie nationale d'appareils photographiques. Ils étaient encore en train de tripoter quelque chose qu'il ne fallait pas. Ils se fichent pas mal des résultats, pourvu qu'ils augmentent leurs bénéfices de dix pour cent. Que le diable les emporte tous corps et âme, ça me ferait bien plaisir! -Vous pensez que l'explosion s'est produite à l'usine? demanda Graham pour couper court à cette tirade.· On lisait une haine farouche dans le regard de l'homme. -J'en suis sûr! Leurs réservoirs ont sauté. Ils avaient toute une batterie de cuves pleines d'une solution de nitrate d'argent: quatre millions de litres qui ont sauté d'un coup et envoyé tout le monde adpatres! Pourquoi gardent-ils des trucs pareils au beau milieu d'une ville, je vous le demande? De quel droit? Il faudra bien que quelqu'un paie pour tout ça. Quelqu'un qui saute encore plus haut que la ville! (Il cracha par terre avec rage et s'essuya la bouche du revers de la main.) Détruire d'un seul coup des foyers paisibles, des familles heureuses et. .. .-Mais une solution de nitrate d'argent ne peut pas sauter comme cela! -Ah! vous croyez que non? rétorqua le sinistré d'un ton railleur. (Il embrassa tout le paysage d'un geste large.) Eh bien, voyez plutôt! Ses auditeurs regardèrent et ne trouvèrent rien à répondre. Des voitures débouchèrent sur la route de Boise, avant-garde d'une véritable caravane qui devait défiler ainsi une semaine durant. Un stratoplane apparut au-dessus de leurs têtes, un autre, puis un autre encore. Un gyrauto vint se poser à huit cents mètres de là. Deux ambulances héliportées arrivèrent à leur tour sur les lieux. Sans se soucier pour l'instant ni des causes ni des conséquences possibles de la catastrophe, un millier de sauveteurs se mirent à parcourir les ruines et à tirer des décombres des créatures estropiées, mais encore vivantes. Dans la hâte de secourir les survivants, personne ne pensait aux atomes invisibles dont les radiations pouvaient à chaque instant s'infiltrer dans son propre corps. Des ambulances, envoyées par les autorités ou équipées à la hâte par des particuliers, arrivaient sans cesse par la route ou par la voie des airs, et ne repartaient que pour revenir encore et encore. Des brancardiers ouvrirent en piétinant une large voie dont le tracé devait, par la suite, être scrupuleusement respecté par les constructeurs de Charity Street. Des journalistes arrivèrent en hélicoptère et, planant à une centaine de
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mètres de haut, se mirent à téléviser sur leurs appareils portatifs les scènes d'horreur qu'ils apercevaient au sol. Mais les adjectifs les plus forts qu'ils pouvaient trouver pour dépeindre le spectacle qui s'offrait à eux étaient loin d'atteindre l'atrocité des images que les écrans de télévision transmettaient à des centaines de millions de personnes. Longtemps après que le crépuscule fut tombé et que la nuit eut englouti les cadavres qui restaient, Graham et le pilote demeurèrent sur les lieux à peiner avec les autres. La lune monta dans le ciel, éclairant toute la scène de ses rayons livides. Sur la poutre d'acier, la màin crispée n'avait pas bougé. Un gyrauto maculé de sang, et dont le conducteur gardait un silence hébété, ramena Graham à Boise. Il trouva un hôtel, fit une toilette rapide et téléphona au colonel Leamington. Celui-ci lui apprit que la nouvelle de la catastrophe avait secoué le monde entier. Déjà, le Président avait reçu des messages de sympathie de quinze gouvernements étrangers et d'une multitude de particuliers. - Nous faisons tout le nécessaire pour déterminer aussitôt que possible s'il s'agit d'un nouvel Hiroshima, ou d'une catastrophe comme celle de Brest ou de Texas City, précisa le colonel. Autrement dit, nous voulons savoir si c'est une agression, un acte de sabotage ou un accident. -Ce n'est pas un nouvel Hiroshima, lui apprit Graham. Cette explosion n'était pas atomique ... du moins pas au sens où nous l'entendons. C'était une déflagration conventionnelle, un éclatement moléculaire normal, mais sur une échelle gigantesque. « Comment le savez-vous? » - On a promené des compteurs Geiger dans tous les coins. Avant de partir, j'ai questionné plusieurs équipes de physiciens. Ils disent qu'ils n'ont trouvé jusqu'à maintenant aucune radiation anormale. Pas de zone radioactive. Si jamais il y a des radiations, elles ne peuvent pas être détectées avec les moyens qu'on emploie. «Humph! grogna Leamington, à l'autre bout. Je pense que nous ne tarderons pas à recevoir leur rapport. (Il resta un moment silencieux, puis :) Si par hasard vous découvrez qu'il existe un lien entre cette horrible catastrophe et votre enquête, vous devez tout laisser tomber et m'avertir aussitôt. Cette affaire serait alors bien trop vaste pour qu'un seul homme s'en charge. » -Nous n'avons aucune preuve qu'un tel lien existe, fit remarquer Graham. «Non ... jusqu'à ce que vous en trouviez une, riposta Leamington. Étant donné la tournure qu'ont prise jusqu'à maintenant les événements, je me méfie terriblement. À moins d'être l'un des quelques survivants, Beach est maintenant le vingtième sur notre liste, exactement comme vous le craigniez. Encore un qui s'est tu avant que vous ayez pu l'interroger, absolument comme les autres. J e n'aime pas cela! » - Peut-être, mon colonel, mais ...
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« Encore une fois, Graham, j'insiste pour que, si jamais vous tombiez sur un lien quelconque entre cet holocauste et votre mission, vous abandonniez l'enquête et veniez me voir sans délai.» -Très bien, mon colonel. « Il nous faudrait alors mobiliser les plus grands cerveaux de ce pays pour résoudre cette affaire. (Le colonel Leamington resta un moment silencieux, puis reprit:) Et vous, que pensez-vous de la situation? » Graham hésita avant de répondre. Il savait qu'il était aussi loin de la solution que lorsqu'il avait commencé, mais il ne parvenait pas à se débarrasser de cette impression étrange et vague qui l'obsédait depuis la mort de Mayo. Il lui paraissait ridicule d'attacher de l'importance à des sensations qui, pour être violentes et durables, n'en étaient pas moins indéfinissables. Cela avait-il un rapport avec cette intuition qui l'avait lancé sur une piste, dont il se demandait encore où elle le mènerait? Était-ce de l'intuition, d'ailleurs, de la pure superstition, ou tout simplement de la fatigue nerveuse? Il se décida enfin et dit d'une voix lente et posée: -Mon colonel, je n'ai pas encore la moindre notion de ce qui se cache derrière tout cela, mais j'ai l'impression qu'il est parfois dangereux d'en parler. (Une idée se forma dans son esprit et il ajouta:) Je crois qu'il est parfois dangereux même d'y pemer. « C'est absurde! railla Leamington. La véritable télépathie n'existe pas, on a beaucoup surestimé la portée de l'hypnose, et je ne connais aucun appareil permettant de capter les pensées d'autrui. D'ailleurs, comment diable voulez-vous mener votre enquête sans y penser?» -C'est bien là le hic, répliqua Graham. Ce n'est pas possible. Alors il faut bien que je coure le risque. « Vous parlez sérieusement, Graham?» - Je n'ai jamais été plus sérieux. Je crois, ou plutôt j'ai l'impression, qu'à certains moments je peux ressasser tout cela dans ma tête en toute tranquillité, et même avec profit. En revanche, à d'autres moments, j'ai l'impression inexplicable que, si je me mettais à y penser, ce serait me livrer à la vengeance de je ne sais quoi. D'où me viennent ces intuitions? Je n'en sais rien. Peut-être que je suis cinglé ... mais plus j'avance dans cette enquête, plus je suis enclin à respecter ma folie. « Pourquoi? » - Parce que, dit Graham, je suis toujours vertical. .. alors que les autres sont horizontaux. Il raccrocha. Une lueur bizarre brillait dans ses yeux. Il savait confusément qu'il avait raison de ne pas mésestimer le danger. Il devait prendre un risque, un risque terrible parce qu'il en ignorait absolument la nature. Une éternelle vigilance est l'impossible prix de la liberté. Si, comme Webb, il lui fallait succomber en essayant vainement de payer ce prix, eh bien, à Dieu vat! Au dernier étage de l'hôpital central, qui était bondé, Corbett, le chef de la police locale, finit par lui en trouver un: des trois mille survivants de
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la catastrophe, cet homme était, paraît-il, le seul employé de la Compagnie nationale d'appareils photographiques. Le blessé était couvert de bandages de la tête aux pieds, même ses yeux étaient bandés. Seule sa bouche était libre. Il répandait une forte odeur d'acide tannique, seul témoignage sensible de ses multiples brûlures. Graham s'assit d'un côté du lit, Corbett, de l'autre. Une infirmière épuisée dit: - Cinq minutes, pas plus! Il est très faible, mais si vous lui laissez une chance, il peut s'en tirer. Graham approcha ses lèvres d'une oreille couverte de bandages et demanda: -Qu'est-ce qui a sauté? -Les cuves, souffla l'autre. -Le nitrate d'argent? demanda Graham du ton le plus incrédule qu'il put. -Oui. - Pouvez-vous l'expliquer? -Non. La langue sèche et gonflée du blessé passa sur ses lèvres brûlées. - Quel emploi aviez-vous? questionna Graham. -Je travaillais au laboratoire. -Aux recherches? -Oui. Graham lança un coup d'œil entendu à Corbett et demanda au blessé: .-Quel genre d'expérience faisiez-vous quand l'explosion s'est produite? Il n'eut pas de réponse. La bouche se ferma sous ses pansements, le souffle devint imperceptible. Corbett, inquiet, appela une infirmière. La jeune fille s'affaira un instant au-dessus du malade. -Ce n'est rien. Vous avez encore deux minutes. Elle releva son visage pâle aux traits tirés de fatigue, et disparut. Graham répéta sa question. Toujours pas de réponse. Il fronça les sourcils et fit signe à Corbett de prendre l'interrogatoire en main. -Je suis Corbett, le chef de la police de Boise, déclara le policier d'un ton sévère. La personne qui vous interroge est un agent du Service de renseignements. Plus de trente mille personnes ont trouvé la mort au cours de l'explosion d'hier, et les quelques malheureux qui ont survécu ne sont pas en meilleur état que vous. Il est plus important de découvrir la cause de cette tragédie que de rester fidèle à ceux qui vous employaient. Je vous conseille de parler. La bouche demeura obstinément fermée. - Si vous refusez de parler, continua Corbett, nous pourrons trouver le moyen de ... D'un geste, Graham le fit taire et, se penchant vers le lit, il murmura:
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- Le docteur Beach vous autorise à dire tout ce que vous savez. - Beach! s'écria le blessé. Mais il m'a recommandé de ne rien dire! -Il vous a recommandé? (Graham était abasourdi.) Il vous a recommandé cela quand? Il est venu vous voir ici ? - Il Ya une heure, murmura l'autre. Graham dut faire un immense effort pour ne pas crier «Alors, il est vivant!», mais il se contint et dit d'un ton calme et assuré: -Il peut arriver bien des choses en une heure. Vous pouvez parler sans crainte. Lhomme s'agita doucement. -Nous avions découvert la nouvelle émulsion avant-hier, commença-t-il avec effort. Cela faisait trois mois que nous la cherchions sous la direction de Beach. C'était un travail forcené, nous nous relayions par équipes, jour et nuit, à croire que chaque seconde coûtait mille dollars à la boîte. Beach n'arrêtait pas. Il aurait fallu dix ans à un chercheur isolé pour mettre ça au point, mais nous étions soixante à travailler là-dessus, avec toutes les ressources de la Compagnie derrière nous. Wyinan finit par découvrir l'émulsion mercredi matin, mais nous n'en avons été sûrs qu'après l'avoir essayée, quelques minutes avant l'explosion. - De quel genre d'émulsion s'agissait-il et comment l'avez-vous essayée? insista Graham. - C'était une émulsion photographique sensible à des longueurs d'ondes très inférieures à l'infrarouge. Elle dépassait tout ce qu'on a trouvé jusqu'à présent dans le commerce. Ça allait presque jusqu'aux ultracourtes. Beach nous avait dit que cette émulsion devait enregistrer des choses en forme de soleils ... je ne sais pas pourquoi. Nous avons fait des essais avec la préparation de Wyman. Et, c'était vrai, au développement, on a vu sur les négatifs des formes qui ressemblaient à de petits soleils. -Continuez, continuez! le pressa Graham. -Tout étonnés, on les a regardés, et on a discuté. Ces espèces de soleils étaient de petites sphères de radiations invisibles qui flottaient très haut au-dessus du hangar de distillation n° 4. Je ne sais pas comment ni pourquoi, mais la vue de ces clichés nous a tous terriblement excités ... une drôle d'excitation qui nous prenait à la gorge. Beach était chez lui quand l'essai d'émulsion a réussi. Wyman lui a donc téléphoné, et au beau milieu de son histoire ... boum! -Mais Beach connaissait l'existence de ces phénomènes, avant que vous soyez parvenus à les photographier? - Bien sûr! Je ne sais pas où il avait pris le renseignement, mais en tout cas, il l'avait. - Il ne vous a jamais donné aucune indication sur la nature de ces objets? -Non. Il nous a seulement dit quel aspect ils devaient avoir sur le négatif. C'est tout. Il était toujours bouche cousue sur ce sujet. -Merci! dit Graham. Je crois que vous m'avez été d'un grand secours!
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Il se leva et quitta la salle à pas lents, suivi par un Corbett fort intrigué. Tous deux redescendirent jusqu'au gyrauto du chef de la police. Une étrange impulsion, qu'il n'arrivait ni à définir ni à expliquer, poussa Graham à détourner complètement sa pensée de la conversation qu'il venait d'avoir avec le malade. Il se força à concentrer son esprit sur un autre sujet, mais ce ne fut pas sans peine, car il lui était très pénible de mettre de l'ordre dans ses idées et de les diriger vers une voie qui lui semblait sans danger. Au bout de quelques secondes, il parvint à ressusciter en lui l'image d'une femme dont il contempla avec ravissement la silhouette, les cheveux noirs, la courbe des hanches et le sourire tranquille qui, quelquefois, éclairait un visage au pur ovale. C'était le docteur Curtis, naturellement. Il n'eut aucun mal à la placer sur un plan qui n'avait pas de rapport avec son enquête. Elle était trop belle pour qu'il ne voie en elle qu'une scientifique! Il était parvenu à s'absorber entièrement dans sa contemplation intérieure, quand Corbett monta dans sa voiture en faisant remarquer avec un profond soupir: -Quel dommage que ce type n'ait pas pu nous dire ce que c'était que ces choses en forme de soleil. -Oui, reconnut Graham, l'esprit ailleurs. Il referma la portière sur le gros homme, dit: « Je passerai à votre bureau après dîner», et s'éloigna en emportant avec lui sa vision d'Eva Curtis. Corbett baissa sa vitre de plastiglass pour le rappeler. -Il faut absolument nous renseigner sur ces petits soleils. Je parie tout ce qu'on voudra qu'ils jouent un rôle essentiel dans notre affaire. Comme il ne recevait pas de réponse, le chef lança un regard réprobateur au large dos de Graham et tira sur son démarreur d'un geste brusque. Le gyrauto s'élança et prit rapidement de la vitesse. Un instant plus tard, la machine fendait le vent avec une violence qui fit claquer les volets tout le long de la rue. Se frayant un chemin à travers les files serrées de véhicules, elle brûla les feux rouges d'un premier carrefour, envoyant les piétons affolés se réfugier dans toutes les directions. Elle franchit encore un pâté de maisons à cette allure folle, prit un virage au second carrefour, et alla donner la tête la première dans un mur de ciment d'un immeuble qui faisait le coin de la rue. Le gyrauto se recroquevilla sur lui-même, et un bloc de ciment de deux tonnes se détacha du mur et s'abattit sur le véhicule. Le bruit du choc se répercuta longuement dans les rues avoisinantes. Il vint frapper les oreilles de Graham qui marchait dans un demirêve. Terrorisé, ce dernier lutta, avec une énergie farouche et presque démente, pour conserver dans son esprit une image de jeune femme et en rejeter, par tous les moyens et de toutes ses forces, l'idée qu'une nouvelle victime venait de payer son excessive curiosité à l'égard des choses en forme de soleils. 448
Tandis que la foule, protégée sans qu'elle s'en doute par son ignorance, s'amassait et béait devant les restes du gyrauto, Graham, rendu vulnérable par ses soupçons et menacé par l'invisible, s'éloignait d'un pas ferme tout en livrant sa pénible bataille intérieure: il luttait pour s'accrocher à une vision, à l'exclusion de tout le reste. Il avançait. Il avançait en s'acharnant à camoufler sa pensée qui pouvait le trahir. Et, à force de lutter, il gagna.
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acheté par la lune, le chemin se tordait comme un serpent en . furie, en grimpant sans fin. Les quelques heures écoulées depuis que Corbett s'était écrasé sur le mur semblaient à présent longues d'une année. Graham chassa ce souvenir et s'accroupit dans l'ombre d'un obélisque naturel dressé sur un côté de la route. Une lune bilieuse envoyait ses rayons jaunâtres sur les rochers et les pins, éclairant le paysage d'une lumière sinistre. Fiévreusement, les yeux de Graham fouillaient les flaques d'ombre de la route. Ses oreilles s'efforçaient de discerner des sons qui ne seraient ni le sifflement des branches, ni le bruissement des feuilles, ni le murmure des eaux dans le lointain - des sons qu'il ne pourrait attribuer qu'à des choses d'ordinaire silencieuses. Toutefois, dans l'unique dessein d'apaiser son esprit surexcité, il cherchait à percer l'invisible, à entendre l'inaudible, dans l'attente de ce que nul être humain ne peut écarter une fois son heure venue. Pendant cinq longues minutes, il demeura ainsi, les nerfs tendus, les . muscles raidis, l'esprit et le corps prêts à faire face à toute menace, quelle qu'elle soit, qui surgirait du silence et de l'obscurité. Mais il n'y avait rien, rien d'autre que des rochers dressant leurs contours déchiquetés vers des nuages tout aussi déchiquetés qu'eux et des pins qui, telles des sentinelles, montaient la garde autour du camp de la nuit. Plusieurs fois déjà, il s'était arrêté pour sonder du regard le chemin parcouru, et chaque fois il l'avait trouvé vide et silencieux. Ces chasseurs de l'ombre qui suivaient furtivement sa piste n'étaient que des créations de son esprit surmené. Il avait assez d'empire sur lui-même pour savoir que ce n'étaient là que des produits de son imagination obsédée. Et pourtant il ne pouvait s'empêcher de chercher, de temps à autre, où ils se tenaient à l'affût. Il forçait ses yeux ensommeillés à demander au paysage la confirmation des cauchemars qui hantaient son cerveau. Il se convainquit enfin de sa méprise, quitta l'ombre du roc et poursuivit sa montée. Il hâta le pas, trébuchant sur les larges fissures du terrain, glissant dans des ornières profondes, heurtant des pierres qu'il distinguait à peine dans la semi-obscurité. 450
Le chemin montait en lacets jusqu'au sommet de la montagne, pour déboucher sur une petite vallée surélevée qu'entourait, sauf sur un côté, une haute muraille de pierre. À l'extrémité opposée de la vallée, Graham aperçut un bâtiment à ras de terre, comme tassé sur lui-même. Ce n'était pas une masure délabrée, mais un robuste édifice de ciment et de pierre du pays, de couleur grise. Son isolement même accentuait encore son aspect peu engageant. À l'entrée de la ville se dressait un poteau indicateur tout vermoulu, sur lequel on lisait cette étrange inscription griffonnée à la main: « FILON DE MILLIGAN.» Graham déchiffra l'écriteau, puis se retourna pour scruter le chemin. Rien ne bougeait. Il s'engagea dans la vallée, et son ombre fut engloutie par l'ombre plus dense encore des rochers environnants. Il arriva devant le bâtiment silencieux, en examina les fenêtres froides et sans vie. Tout cela n'était guère accueillant: pas une lumière derrière ces carrés de verre, pas un bruit derrière ces murs hostiles. On n'entendait rien, hormis une pierre qui parfois roulait sur le sentier. D'un bond il revint se tapir contre le mur, une main dans sa poche. Il resta là un quart d'heure à guetter l'entrée de la gorge inondée de lune. Il ne vit rien venir et se mit à cogner de toutes ses forces contre la porte blindée. Il secoua la poignée, mais le verrou était mis. Il frappa encore, en s'aidant cette fois d'un gros caillou pour faire plus de bruit. Toujours pas de réponse. Il tourna le dos à la porte et ses yeux injectés de sang fouillèrent l'obscurité, aperçurent le poteau indicateur qui brillait sous la lune. Il donna dans la porte un grand coup de sa chaussure à bout ferré et se mit à taper à coups répétés, comme sur un gong, jusqu'à ce que tout le bâtiment retentisse de mille échos. Une horrible angoisse lui serra soudain le cœur. D'autres, peut-être, étaient entrés avant lui. D'autres qui, sans frapper ni ouvrir, s'étaient glissés sans bruit dans la place. D'autres sur qui il était vain de tirer, à qui on ne pouvait échapper. Maîtrisant sa panique, il mit toutes ses forces dans une dernière tentative. Si rien ne répondait d'ici une minute, il prendrait un gros quartier de roc bien pesant, ét ferait sauter un barreau d'une des fenêtres. Il devait entrer à tout prix, même par effraction. Il colla de nouveau son oreille à la porte. Un léger bourdonnement lui parvint, qui se transforma bientôt en un gémissement sourd. Puis le gémissement cessa: un bruit de clefs entrechoquées s'approchait. Des pas se dirigeaient vers la porte. On décrocha une chaîne, une série de verrous tournèrent, la serrure cliqueta et la porte s'entrebâilla d'une vingtaine de centimètres. Dans l'ombre une voix chaude et bien timbrée demanda: -Qu'y a-t-il? En quelques mots, Graham se présenta, puis demanda: -Êtes-vous le professeur Beach?
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La porte s'ouvrit toute grande, et la voix du personnage tapi dans· l'ombre reprit: -Entrez, Graham. Nous nous sommes déjà rencontrés, mais je ne vous avais pas reconnu dans ces ténèbres. Graham entra. La porte claqua et la serrure se referma derrière lui. Une main agrippa son bras et l'entraîna dans une obscurité totale. Son guide l'arrêta, il y eut un grincement, une porte de métal claqua sous son nez et le plancher s'enfonça sous ses pieds. C'était vraiment le dernier endroit où il s'attendait à trouver un ascenseur! Une lumière s'alluma et le plancher s'immobilisa. À la lueur du plafonnier, Graham vit enfin le visage de son compagnon. Le professeur Beach n'avait pas changé. Il était toujours aussi grand, sa figure toujours aussi mince et ses cheveux toujours aussi bruns. Le poids des ans n'avait guère marqué Beach, que Graham n'avait pourtant pas vu depuis plusieurs années. Mais il y avait une différence, une extraordinaire différence: les yeux. Le nez mince et busqué de Beach jaillissait entre deux yeux au regard dur et froid, et qui brillaient d'une lueur qui n'était pas de ce monde. Graham trouva un reflet magnétique à ce regard pénétrant et fixe, un éclat que l'on sentait étrangement dominateur. - Pourquoi avez-vous éteint toutes les lampes en haut? demanda Graham, fasciné par l'expression singulière de son guide. - La lumière attire les créatures de la J;luit, répondit Beach évasivement. Cela peut être gênant. (Il examina son visiteur.) Qui vous a donné l'idée de venir me voir? -Le rédacteur en chef du journal de Boise savait que vous séjourniez fréquemment ici. Il m'a dit qu'il allait envoyer un journaliste demain matin pour voir si vous étiez encore en vie. Je l'ai devancé. Beach soupira. -Je crois que je peux m'attendre à une invasion de raseurs, après ce qui vient de se passer. Oh! après tout ... Il fit entrer Graham dans une petite pièce aux murs tapissés de livres et lui avança une chaise. Il referma soigneusement la porte et prit place en face de lui. Il croisa ses longs doigts minces et dévisagea son interlocuteur. -Je suis vraiment navré que cette nouvelle rencontre ait lieu dans des circonstances aussi tragiques. Je pense que votre visite n'est pas sans rapport avec la catastrophe de Silver City? -En effet. Les sourcils bien dessinés de Beach se soulevèrent en accent circonflexe. - Puisque cette affaire ne concerne pas le service spécial des Finances, je ne vois pas ce qui peut motiver votre intérêt? - Ce n'est pas cela, dit Graham. (Il enleva son insigne et le lui tendit.) Vous avez sans doute entendu parler de ces anneaux, même si vous n'en avez jamais vu. Celui-ci porte à l'intérieur une inscription microscopique qui me mandate comme agent du Service des renseignements des États-Unis. Vous pouvez vérifier au microscope si vous voulez.
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Beach fronça les sourcils d'un air méditatif, tout en roulant l'anneau entre ses doigts. -Ah, le Deuxième Bureau! Je vous crois sur parole. (Son visage s'assombrit.) Si vous voulez savoir pourquoi les cuves de nitrate d'argent ont fait explosion, je ne peux pas vous le dire. Dans les semaines qui viennent, tout le monde va me demander des explications, la police, les inspecteurs de l'usine, les chimistes, les journalistes. Ils perdront leur temps. Je suis absolument incapable de leur en fournir. -Vous mentez, dit Graham carrément. Le scientifique se leva avec un soupir résigné, alla jusqu'à la porte par laquelle ils étaient entrés. À l'aide d'une tige terminée par un crochet, il déroula un grand écran fixé au plafond, s'assura qu'il recouvrait entièrement la porte et revint s'asseoir. - Pourquoi mentirais-je? - Parce que vous, et vous seul, savez que le nitrate s'est désintégré sous l'action d'un phénomène extraordinaire que vous essayiez de photographier. Parce que quelqu'un qui travaillait sous vos ordres a fini par prendre une photo défendue ... et qu'en riposte on a fait sauter Silver City. Et tandis qu'il parlait, Graham sentit ses cheveux se dresser sur sa tête. Il avala péniblement sa salive. Il avait la certitude qu'en parlant de la sorte il venait de signer son arrêt de mort, et il était stupéfait d'être toujours en vie. Il s'efforça de lire sur le visage de Beach l'effet qu'avaient produit ses paroles. Hormis la crispation des mains du professeur, il crut voir battre imperceptiblement ses paupières. - En tout cas, continua Graham, ce qui a causé la destruction de la ville n'est pas différent de ce qui a occasionné la mort d'un grand nombre d'éminents scientifiques. C'est l'enquête que je mène sur le décès de quelques-uns d'entre eux - ceux qui étaient américains - qui m'a conduit jusqu'à vous. Il prit dans son portefeuille un télégramme qu'il tendit à Beach. Celui-ci le lut à mi-voix: - « Graham cio Police Boise: Unique dénominateur commun; étaient tous amis de Bjornsen ou amis de ses amis. Harriman.» Cela se rapporte au pourcentage anormal de scientifiques morts le mois dernier. (Graham tendit vers le professeur un index accusateur.) Vous aussi, vous étiez un ami de Bjornsen! -C'est exact, reconnut Beach. Tout à fait exact. J'étais un des très vieux amis de Bjornsen, l'un des rares qui soient encore de ce monde. (Il leva les yeux et fixa son regard sur Graham.) Je vous avouerai également que je possède de nombreux renseignements que je n'ai pas l'intention de divulguer à qui que ce soit. Qu'est-ce que vous pouvez y faire? Le ton provocant de Beach aurait découragé tout homme moins entêté que Graham, mais lui ne s'avouait pas si fa~ilement vaincu. Il se pencha en avant, les coudes sur les genoux, et fit de son mieux pour donner à l'autre l'impression qu'il en savait bien plus long qu' il le montrait, bien plus qu'il avait l'intention d'en dire pour l'instant.
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Il contre-attaqua avec vigueur: - Irwin Webb a laissé un message que nous avons déchiffré et qui résume la plus grande partie de ses découvertes. Il déclarait dans ce texte que c'était un tableau qu'il faudrait montrer au monde ... si on pouvait le faire sans déclencher un massacre. -Un massacre! lâcha Beach d'un ton âpre. Le sort de Silver City, cela ne vous suffit pas? Un homme réussit à prendre une photographie, il la regarde, il y pense... et d'un seul coup, trente mille personnes paient cette imprudence de leur vie, peut-être de leur âme. Mais, en ce moment même, vos propres pensées sont votre ennemi le plus dangereux. En pensant au peu que vous savez, en y réfléchissant, en ressassant cela dans votre tête, vous appelez sur vous la catastrophe, vous signez vous-même votre arrêt de mort. C'est l'activité involontaire de votre esprit qui vous condamne. (Son regard glissa vers la porte.) Si cet écran fluorescent devient lumineux, ni moi ni toute la puissance du monde civilisé ne pourrons vous sauver d'une mort immédiate. -Je sais, répondit Graham sans se démonter. Mais je ne risque pas plus que vous, et je ne peux pas risquer davantage si vous me dites ce que vous savez. Je ne peux mourir qu'une fois. (Il maîtrisa son envie de regarder l'écran, et fixa de toute son attention les yeux brillants de son interlocuteur. Si jamais l'écran s'illuminait, il le lirait dans les yeux de Beach.) Puisqu'il y a eu massacre bien que les gens ignorent la vérité, cela pourrait difficilement être pire si tout le monde était au courant. - Voilà une affirmation, ricana Beach, basée sur le principe entièrement erroné que ce qui est mauvais ne peut empirer. (Ses yeux ne quittaient pas l'écran.) Rien n'était pire quel'arc etla flèche ... jusqu'à l'invention de la poudre. Rien n'était pire que la poudre ... jusqu'à l'apparition des gaz asphyxiants. Puis il y a eu les bombardiers. Puis les projectiles supersoniques. Puis les bombes atomiques. Aujourd'hui, nous avons les armes bactériologiques. Demain, ce sera autre chose. (Il eut un rire bref et sardonique.) Nous apprenons dans la douleur et les larmes que le progrès ne s'arrête jamais. -Je suis prêt à discuter cette question avec vous quand je serai en possession de tous les faits, rétorqua Graham. - Les faits sont incroyables. - Est-ce que vous, vous y croyez? -Je comprends votre question, reconnut Beach. Pour moi, la crédibilité n'entre pas en ligne de compte. Ce qu'on croit n'a aucun rapport avec la connaissance que l'on tire de l'observation des faits. Non, Graham, je n'y crois pas ... je sais qu'ils existent. Les preuves irrécusables que j'ai déjà accumulées ne laissent plus de place au doute pour un esprit éclairé. - Mais alors, questionna Graham qui se faisait de plus en plus pressant, quels sont ces faits? Qu'est-ce qui a fait sauter Silver City? Qu'est-ce qui a brusquement mis fin aux expériences de tout un groupe de chercheurs, en les faisant mourir d'une mort qui, d'autre part, semble naturelle? Qu'est-ce qui a assassiné Corbett, le chef de la police, cet après-midi?
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- Corbett? Il est mort aussi? La nouvelle plongea Beach dans une profonde méditation. Ses yeux étincelants regardaient l'écran par-dessus l'épaule de Graham. Le silence envahissait la pièce, entrecoupé seulement du tic-tac d'une pendulette qui scandait la marche au tombeau. Des deux hommes en présence, l'un réfléchissait fébrilement, l'autre attendait avec flegme. Beach enfin se leva et alla éteindre la lumière. -Nous verrons mieux l'écran dans le noir, expliqua-t-il. Venez vous asseoir à côté de moi, ne le quittez pas des yeux et, s'il devient lumineux, forcez-vous à penser à autre chose ... Sinon, le Ciel lui-même ne vous aidera pas! Graham approcha sa chaise de celle du professeur et braqua son regard sur l'écran. Il savait que le moment approchait où l'autre allait parler, et sa conscience le harcelait sans pitié. Tu aurais dû obéir, criait en lui une petite voix obstinée. Tu aurais dû
prendre contact avec Leamington comme il te 1avait ordonné! Si Beach meurt et toi avec lui, le monde ne saura rien, sinon que tu as échoué - échoué comme tous les autres - parce que tu auras refusé de foire ton devoir! - Graham, commença Beach, et sa voix coupa court aux reproches que celui-ci se faisait mentalement, un chercheur a fait une découverte d'une portée aussi vaste que l'invention du télescope et du microscope. - Quelle découverte? -Un moyen d'étendre la portion visible du spectre bien au-delà de l'infrarouge. -Ah! -C'est à Bjornsen que nous le devons, continua Beach. Comme cela s'est produit pour nombre d'autres grandes découvertes, Bjornsen a fait celle-ci par hasard, alors qu'il cherchait autre chose. Mais il a su voir l'importance et les applications de ce qu'il venait de découvrir. Comme l'inventeur du télescope et celui du microscope, il a révélé un monde nouveau et dont, avant lui, on ne soupçonnait même pas l'existence. - Un coin du voile soulevé sur l'inconnu qui nous entoure? suggéra Graham. - Exactement! Quand Galilée plongea un regard incrédule dans son télescope, il découvrit des phénomènes présents depuis des siècles sans que personne les ait remarqués. Des phénomènes nouveaux et révolutionnaires qui réduisaient à néant les théories universellement admises de Copernic. -Ç'a été, en effet, une merveilleuse découverte, reconnut Graham. - Lanalogie est encore plus frappante avec le microscope, car il a révélé un fait que les hommes avaient sous le nez depuis le commencement des temps, mais qu'ils n'avaient encore jamais soupçonné: le fait que nous partageons notre globe, notre existence même, avec une multitude de créatures vivantes cachées au-delà des limites ordinaires de notre vue. Cachées dans l'infiniment petit. Songez-y, insista Beach en élevant le ton: des êtres animés, vivants, grouillant autour de nous, au-dessus de nous, au-dessous de nous, en nous,
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qui luttent, se reproduisent et meurent jusque dans notre propre sang et qui cependant nous échappaient complètement, jusqu'au jour où le microscope vint augmenter la puissance de notre vue. - Cela aussi, c'était une grande découverte, approuva Graham. Malgré l'attention qu'il prêtait à l'exposé de Beach, il avait encore les nerfs à fleur de peau, car il sursauta lorsque la main du professeur le toucha brusquement dans l'obscurité. -Tous ces phénomènes nous étaient demeurés inconnus pendant des siècles, les uns parce qu'ils se cachaient dans l'infiniment grand, les autres dans l'infiniment petit. Nous avons de même ignoré d'autres phénomènes parce qu'ils appartenaient au domaine de l'incolore absolu. (La voix de Beach devint plus vibrante, un peu rauque même.) Le jeu des vibrations électromagnétiques s'étend sur plus de soixante octaves dont l'œil humain ne perçoit qu'une seule. Au-delà de cette barrière que nous imposent les limites de notre pauvre champ de visibilité, dictant leur loi à tout homme du berceau à la tombe, et nous rongeant aussi impitoyablement que n'importe quel parasite, vivent nos pervers et tout-puissants suzerains ... les vrais maîtres de la terre! -Mais de quoi diable voulez-vous parler? Ne tournez pas autour du pot. Expliquez-vous, bon sang! Une sueur froide couvrait le front de Graham, et ses yeux restaient fixés sur l'écran. Il constata non sans soulagement qu'aucune fluorescence, aucun halo de mauvais augure ne troublait les ténèbres environnantes. - Pour des yeux possédant un champ de visibilité plus étendu que le nôtre, ils ont l'aspect de sphères luminescentes d'un bleu pâle qui flottent dans l'air, déclara Beach. Comme ils ressemblaient à des globes de lumière vivante, Bjornsen leur a donné le nom de Vitons. Mais ils ne sont pas seulement vivants ... ils sont intelligents! Ce sont eux les seigneurs de la Terre. Nous sommes, nous, le bétail de leurs champs. Ils sont les cruels sultans de l'invisible, et nous, nous sommes leurs esclaves courbés sous le joug, et d'une stupidité telle que nous commençons seulement à prendre conscience de nos chaînes. -Et vous, vous pouvez les voir? -Oui! Plaise au Ciel que je n'aie jamais appris à les voir. (La respiration bruyante du scientifique s'entendait distinctement dans la petite pièce.) Tous ceux qui ont répété l'expérience finale de Bjornsen se sont trouvés dotés du pouvoir de dépasser les limites ordinaires de la vision humaine. Ceux qui ont vu les Vitons se sont émus, ils ont pensé à la découverte qu'ils venaient de faire, et l'ombre de la mort s'est étendue sur eux. À courte distance, les Vitons peuvent lire dans les cerveaux des hommes comme nous dans un livre. Bien entendu, ils prennent aussitôt leurs précautions pour empêcher la diffusion de nouvelles qui risqueraient d'ébranler leur domination séculaire. Ils maintiennent leur empire sur nous aussi impitoyablement que nous sur les animaux: en supprimant l'opposition. À ceux des disciples de Bjornsen qui n'ont pas réussi à dissimuler la connaissance qu'ils venaient d'acquérir ou qui, peut-être, ont été
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trahis par leurs rêves pendant leur sommeil, à tous ceux-là on a fermé la bouche et le cerveau à jamais. (Après une pause, il reprit:) » Comme cela nous arrivera peut-être. Car c'est là, Graham, notre vivant purgatoire: tout savoir, c'est se perdre. Un esprit exceptionnellement puissant peut bien essayer de contrôler ses pensées à l'état de veille sans répit, à chaque minute, à chaque seconde, mais qui peut contrôler ses rêves? C'est dans le sommeil que réside le plus grand des périls. Ne vous étendez pas sur ce lit: la mort vous y attend peut-être. -Je me doutais bien qu'il y avait quelque chose de ce genre. -Ah,oui? Beach ne dissimulait pas sa surprise. -.-Depuis le début de mon enquête, j'ai eu par moments l'impression bizarre qu'il fallait absolument que je détourne mes pensées sur un autre sujet. Plus d'une fois j'ai obéi ainsi à un instinct aveugle, mais très fort. Je sentais, je croyais, je savais presque qu'il était plus prudent de penser à autre chose. -C'est à cela uniquement que vous devez d'être encore en vie, affirma Beach. Sinon, vous auriez été détruit dès le premier jour. -Mais alors, mon contrôle mental serait plus grand que celui d'hommes aussi éminents que Bjornsen, Luther, Mayo et Webb? - Non, pas du tout. Vous avez été en mesure d'exercer ce contrôle plus facilement parce qu'il ne portait que sur une pure intuition. Vous n'aviez pas comme les autres à contenir une connaissance redoutable. (Il ajouta d'un ton sinistre:) Ce qu'il faudra voir, c'est combien de temps vous survivrez à cette conversation. -En tout cas, je rends grâce au Ciel de mes intuitions! murmura Graham avec reconnaissance. -Je ne crois pas d'ailleurs que ce soient des intuitions, dit Beach. Si les impressions que vous aviez, pour vagues et irraisonnées qu'elles soient, ont été assez vigoureuses pour que vous leur obéissiez au lieu de vous fier à votre raison, il est évident que vous possédez une perception extrasensorielle développée à un degré inusité. -Je n'y avais jamais pensé, reconnut Graham. Je n'ai jamais eu le temps de m'analyser beaucoup. - Cette faculté n'est pas commune, mais votre cas pourtant est loin d'être unique. (Beach se leva, alluma la lumière et ouvrit un tiroir d'un vaste classeur métallique. Il fouilla dans une masse de coupures de presse, en sortit une liasse et les parcourut.) J'ai là toute une documentation concernant de nombreux cas semblables depuis cent cinquante ans environ. Une Française, Michèle Lefèvre de Saint-Ave, près de Vannes, a été soumise à de multiples expériences par des savants français. On a estimé que sa perception extrasensorielle équivalait à soixante pour cent de sa vision normale. Juan Eguerola, de Séville, atteignait soixante-quinze pour cent. Willi Osipenko, de Poznan, quatre-vingt-dix pour cent. (Il prit une coupure dans la liasse.) Et voici le bouquet. C'est un extrait du journal anglais Tit Bits du 19 mars 1938 sur le cas d'Ilga Kirps, une bergère lettone des environs de
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Riga. Cette jeune fille, qui était d'une intelligence très moyenne, constituait pourtant une curiosité. Une commission composée des plus grands scientifiques européens a certifié, après un examen approfondi, qu'elle était indéniablement douée d'une puissance de perception extrasensorielle qui dépassait sa vision normale. - Elle était plus forte que moi, déclara Graham, tandis que le professeur rangeait les papiers, éteignait la lumière et revenait s'asseoir. - Cette puissance varie suivant les individus. Ilga Kirps était un hybride de Viton. La perception extrasensorielle est une caractéristique des Vitons. -Comment? Les doigts crispés sur le bras de son fauteuil, Graham se redressa. -C'est là une faculté des Vitons, répéta tranquillement Beach. Ilga Kirps était le produit réussi d'une expérience réalisée par les Vitons. Dans votre cas, le résultat a été moins satisfaisant, probablement parce que l'opération a été prénatale. - Prénatale? Au nom du Ciel, vous pensez que ... -J'ai dépassé l'âge où l'on dit ce que l'on ne pense pas, assura Beach. Quand je dis prénatale, c'est que je le pense! Je vais plus loin, je dis que, si ces globes de lumière n'existaient pas, nous ne serions pas affligés, aujourd'hui, de la plupart des complications de l'enfantement. Quand une femme souffre, ce ne sont pas les complications accidentelles que l'on croit! Sachez, Graham, que j'en suis arrivé à accepter un phénomène que, toute ma vie durant, j'ai refusé d'admettre et qualifié d'absurdité manifeste. Je parle de la parthénogenèse. J'admets que des occasions ont pu se présenter où des sujets ignorants et sans défense ont été artificiellement fécondés. Les Vitons s'immiscent dans tout, et poursuivent inlassablement leurs expériences de superchirurgie sur leur troupeau cosmique! -Mais pourquoi, pourquoi? - Pour voir s'il est possible de doter les humains des talents des Vitons. (Il y eut un moment de silence, puis Beach ajouta d'un ton sec:) Pourquoi les hommes apprennent-ils aux phoques à jongler avec des ballons, aux perroquets à jurer et aux singes à fumer des cigarettes et à monter à bicyclette? Pourquoi s'acharnent-ils à faire « parler» les chiens et à faire exécuter aux éléphants les numéros les plus absurdes? - Je vois, reconnut Graham d'un ton sombre. -J'ai ici plus d'un millier de coupures de presse où il est question de gens dotés de pouvoirs surhumains, ou souffrant de défauts physiques anormaux ou supranormaux, et aussi de femmes qui donnent naissance à des monstres affreux qu'on s'empresse d'étrangler ou de soustraire à la vue des humains. Il y a aussi des gens qui ont été ou se sont eux-mêmes soumis à des expériences absolument inexplicables. Vous vous souvenez de Daniel Douglass qui a flotté dans le vide à hauteur d'un premier étage, sous les yeux ébahis de plusieurs témoins parfaitement dignes de foi? C'était un cas authentique de lévitation ... qui est le mode de locomotion des Vitons! Vous
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devriez lire Apogée d'un magicien, un livre sur Douglass. Cet homme avait encore d'autres pouvoirs étranges. Mais ce n'était pas un magicien. C'était un humain vitonisé! - Bonté divine! -Il Y a eu aussi le cas de Kaspar Hauser, l'homme de nulle part, poursuivit Beach, imperturbable. Rien ne sort du vide et, comme toute chose, Hauser avait une origine. En l'occurrence, il était issu d'un laboratoire de Vitons. C'est peut-être dans un laboratoire semblable qu'est allé Benjamin Bathurst, ambassadeur extraordinaire de Grande-Bretagne à Vienne qui, le 25 novembre 1809, inspectant les chevaux de son attelage, disparut à jamais derrière eux. - Je ne vois pas bien le rapport, protesta Graham. Pourquoi diable ces supercréatures feraient-elles disparaître les gens? Dans la pénombre, Beach eut un sourire glacial. - Pourquoi les étudiants en médecine font-ils disparaître les chats de gouttière? Pourquoi va-t-on pêcher des grenouilles dans leurs mares pour les disséquer, laissant leurs congénères affolés par ces disparitions? Qui va retirer le corps d'un pauvre de la morgue pour lui enlever ses viscères dans quelque lointain amphithéâtre? Graham ne put réprimer un haut-le-cœur. -Les disparitions sont chose banale. Qu'est-il advenu, par exemple, de l'équipage du Marie-Céleste? Ou de celui du Rosalie? N'étaient-ce pas là des grenouilles extraites au moment voulu de leur marais? Qu'est-il arrivé au Waratah? L'homme qui a refusé au dernier moment de s'embarquer sur le Waratah était-il doté d'une perception extrasensorielle ou l'a-t-on prévenu par l'intermédiaire de son instinct, parce qu'il ne convenait pas à l'expérience? Comment se fait-il que les uns sont de bons cobayes et les autres non? Est-ce que les premiers vivent dans un constant péril, et les autres dans une sécurité permanente? Est-il possible qu'il existe entre nous deux une différence particulière et indéfinissable, qui me condamne à mort alors que vous resterez à l'abri? - Seul le temp$ nous le montrera. -Le temps! s'exclama Beach avec dédain. Il y a peut-être des millions d'années que nous avons ce fléau suspendu sur nos têtes, et c'est maintenant seulement que nous en sommes conscients. Homo sapiens -l'homme chargé de malheurs! Ce matin encore, j'étudiais un cas qu'on cherche à expliquer depuis dix ans. Les détails sont dans l'Evening Standard du 16 mai 1938 et dans le Daily Telegraph des jours suivants. Le vaisseau Anglo-Austrian, un bâtiment de cinq mille tonneaux, a disparu sans laisser de trace. C'était un navire moderne, qui voguait sur une mer très calme au moment où il s'est évanoui avec son équipage de trente-huit hQmmes, au beau milieu de l'Atlantique. Il y avait d'autres bateaux à cinquante milles de là et, peu avant sa disparition, l'Anglo-Austrian avait envoyé un message radio disant que tout allait bien à bord. Où est-il passé? Où sont les milliers de gens portés disparus depuis des années et que les polices recherchent dans le monde entier?
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- Dites-le-moi donc. Graham plissa les yeux pour essayer de distinguer l'écran dans l'obscurité, mais en vain. Il était là pourtant, quelque part dans le noir, sentinelle silencieuse qui veillait sur eux. Mais il ne pourrait rien faire de plus que leur signaler l'envahisseur auquel, une fraction de seconde plus tard, ils auraient à faire face seuls. -Je ne sais pas, confessa Beach. Personne ne le sait. Tout ce que nous pouvons dire, c'est que ces personnes ont été enlevées par des agents que nous commençons maintenant seulement à déceler, par des puissances qui, pour ne pas nous être familières, ne sont aucunement surnaturelles. Elles ont été capturées à des fins que nous ne pouvons que deviner. Elles ont disparu comme d'autres ont disparu depuis l'aube de l'histoire, et il continuera à en être ainsi à l'avenir. Quelques-uns sont revenus, d'une façon qui nous est inexplicable. Ceux-là, nous les avons crucifiés, ou brûlés vifs, ou tués avec des balles d'argent, ou enfermés dans des asiles de fous. Et croyez bien que ce n'est pas fini et qu'il y aura encore d'autres victimes. -Peut-être, dit Graham, sceptique. Peut-être. - Il y a un mois encore, le stratoplane New York-Rio est passé derrière un nuage au-dessus de Port-of-Spain, à la Trinité, et n'a plus jamais reparu. Cinq cents personnes le virent à un moment, puis plus rien la seconde d'après. On n'en a plus entendu parler depuis. Il y a neuf mois, le Moscou-Vladivostock s'est volatilisé de la même façon. On n'en a plus entendu parler non plus. Il y a une foule de cas semblables dans les annales de l'aviation. - Je me souviens de quelques-uns, en effet. - Que sont devenus Amelia Earhart et Fred Noonan? Le lieutenant Oskar Omdal, Brice Goldsborough et madame EW. Grayson? Le capitaine Terence Tully et le lieutenant James Madcalf? Nungesser et Coli? Certains, peut-être, se sont fracassés quelque part, mais je suis bien certain que ce n'est pas le cas pour tous. Ils ont été raflés, siècle après siècle, individuellement, par groupes ou par pleines cargaisons. - Il faut le dire au monde, s'exclama Graham. Il faut donner l'alerte. -Mais peut-on le dire, peut-on donner l'alerte ... et vivre? rétorqua Beach d'un ton mordant. Combien de prophètes virtuels gisent actuellement, bouche cousue, dans leurs tombes? Est-ce que des milliers d'autres ne peuvent se faire aussi vite clore le bec pour toujours? Parler, c'est penser, penser c'est se trahir, et se trahir, c'est mourir. Nous-mêmes, un rôdeur invisible peut nous découvrir dans notre retraite, nous entendre et nous faire payer notre trop grand savoir. Nous faire payer pour n'avoir pas su camoufler nos découvertes. Les Vitons sont impitoyables, absolument impitoyables, et il n'en est pas de preuve plus effrayante que Silver City, qu'ils ont fait sauter à la seconde même où ils ont su que nous avions découvert le moyen de les photographier. -Malgré cela, il faut avertir le monde, s'entêta Graham. L'ignorance est peut-être une bénédiction - mais la connaissance est une arme. L'humanité doit connaître ses oppresseurs pour pouvoir se libérer de ses chaînes.
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- Des mots, railla Beach. J'admire votre courage, Graham, mais le courage ne suffit pas. Vous n'en savez pas encore assez pour comprendre que ce que vous proposez est impossible. -C'est pour cela que je suis venu vous voir, riposta Graham. Pour en apprendre assez! Si je pars d'ici insuffisamment informé, ce sera votre faute. Dites-moi tout ce que vous savez - je ne peux pas vous en demander davantage. -Et après? -Je prendrai le risque et la responsabilité. Que puis-je faire d'autre? Le silence retomba dans la pièce, un silence lourd de pensées et ponctué par les battements lents et délibérés de la pendulette. On aurait cru que le sort du monde dépendait de la décision d'un seul homme. Brusquement, Beach dit: -Venez! Il ralluma, ouvrit une porte près de l'écran toujours obscur, et éclaira une pièce qui se trouva être un laboratoire. Après avoir éteint la lumière dans la pièce qu'ils venaient de quitter, Beach referma la porte de communication, puis désigna à Graham une sonnette fixée sur un mur du laboratoire: . :-Si l'écran s'allume de l'autre côté, une cellule photoélectrique entrera en action, qui déclenchera cette sonnette. À ce moment-là, je vous conseille de vous hâter de détourner complètement le cours de vos pensées ... ou de vous préparer au pire. -Je comprends. -Asseyez-vous là, ordonna Beach. (Après s'être lavé les doigts à l'éther, il prit une bouteille.) Cette réaction de Bjornsen est synergique. Vous savez ce que cela veut dire? -Qu'elle n'a des effets que par association. - Exactement! Vous avez une façon bien à vous de l'expliquer, mais c'est encore la meilleure définition que j'aie entendue. C'est une réaction produite par des corps qui, pris séparément, n'auraient en aucun cas le même effet. Vous comprenez ce que cela implique - pour vérifier les effets d'une pluralité de corps dans toutes les combinaisons possibles, il faut un nombre astronomique d'expériences. La synergie intéressera les scientifiques pendant bien des années encore. La réaction qui nous occupe aurait pu attendre cinquante ans de plus avant d'être découverte. Si Peder Bjornsen n'avait pas eu l'esprit de saisir l'occasion quand il a constaté cela, nous serions tous ... Il se tut, pencha la bouteille au-dessus d'une fiole graduée et compta les gouttes avec le plus grand soin. - Et maintenant? demanda Graham, qui ne perdait pas un geste du scientifique. -Je vais vous traiter suivant la formule de Bjornsen. Vous allez être aveugle pendant quelques minutes, mais ne vous affolez pas, c'est le temps
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qu'il faudra pour que votre vue se rajuste. J'en profiterai pour vous donner tous les détails que j'ai pu recueillir. -Est-ce que les effets de ce traitement sont permanents ou seulement temporaires? -Ils semblent permanents, mais je ne l'affirmerais pas. Personne ne l'a suivi assez longtemps pour qu'on puisse en être sûr. (Reposant la bouteille, il revint vers Graham. Il tenait la fiole dans une main et un petit morceau de coton dans l'autre.) Voilà. Écoutez bien ce que je vais vous dire, car je n'aurai peut-être pas l'occasion de vous le répéter. Sans s'en douter, le professeur Beach venait d'être prophète.
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L
a lune se voilait, et une obscurité si dense qu'elle en était presque palpable tomba sur la vallée. La maison solitaire du professeur Beach . était maintenant plongée dans les ténèbres. Celles-ci dissimulaient également la silhouette qui se glissait par la lourde porte et se dirigeait vers les pins. Pendant le bref instant où la silhouette passa près du poteau délabré qu'éclairait encore la lune, elle prit forme humaine mais, aussitôt après, elle se confondit avec les arbres du fond. Un caillou roula sur le chemin, une brindille craqua un peu plus loin, puis il n'y eut que le murmure de milliers de feuilles et le gémissement de la brise nocturne dans les branches. À l'autre bout du chemin, un frêne dissimulait dans l'ombre de ses rameaux un cylindre aux lignes pures. Une forme se détacha du tronc de l'arbre et disparut dans le cylindre. Le déclic d'une serrure bien huilée se fit entendre, suivi d'un vrombissement assourdi, mais puissant. Le cylindre émergea brusquement de la zone d'ombre, s'élança sur la r'oute et bondit par-dessus la crête. À l'aube, on pouvait voir la machine à l'aérodrome de Boise. Étouffant un bâillement, Graham dit au lieutenant de police Kellerher: ~ Beach et moi avions nos raisons pOut partir à des heures différentes, et par des chemins différents. Il est absolument indispensable que l'un de nous deux parvienne à Washington. Je vous charge d'aller personnellement prendre Beach d'ici une heure, et de veiller à ce qu'il prenne place dans l'Olympian. - Ne vous inquiétez pas, il y sera, promit Kellerher. - Bien. Je compte Sut vous. Sans se soucier du regard fasciné que l'autre fixait sur ses prunelles, Graham grimpa dans un appareil à réaction de l'armée qui l'attendait pour l'emporter vers l'est. Le pilote se pencha sur son siège et mit en marche. Des langues de flammes et des torrents de fumée jaillirent de la queue de l'appareil et des tuyères disposées sous les ailes. Dans le hurlement des réacteurs, l'avion bondit et, en un clin d'œil, dépassa la vitesse du son. 463
L'appareil fila en sifflant par-dessus les crêtes déchiquetées des Rocheuses, qui se découpaient sur le ciel rouge de l'aube. Graham étouffait bâillement sur bâillement, et regardait par le hublot de plastiglass avec des yeux dont la fatigue ne masquait pourtant pas l'éclat. Huit cents mètres en amont des ondes sonores qu'elles généraient, les tuyères vibraient avec régularité. Le menton de Graham s'affaissa sur sa poitrine, ses paupières battirent, luttèrent en vain, puis se fermèrent. Bercé par le doux roulis de l 'avion, il se mit à ronfler. Une secousse le réveilla. Washington! Le pilote le poussa du coude et lui montra la pendule de bord avec une grimace de satisfaction. Ils avaient réalisé un excellent temps. Il descendit, et quatre hommes se précipitèrent vers l'appareil. Il reconnut le colonel Leamington et le lieutenant Wohl. Les deux autres étaient de grands gaillards à l'air important. - J'ai reçu votre message, Graham, annonça Leamington dont les yeux brillaient d'impatience. (Il sortit le télégramme de sa poche et le lut tout haut:) « Affaire brusquement dénouée. Solution intéresse paix du monde et digne attention Président. Arriverai Washington avion militaire 2 h 40. » (Il tirailla sa moustache.) Les renseignements que vous rapportez doivent être d'une extrême importance? Graham leva les yeux vers le ciel, braquant sur le néant l'éclat glacé de son regard. -Je pense bien! Mais si je ne prends pas les plus grandes précautions, je serai mort avant d'avoir pu parler. Il faut que je vous fasse mon rapport dans un souterrain. Nous choisirons un endroit bien protégé, les caves d'un bâtiment officiel, par exemple. J'aimerais que vous vous procuriez un magnétophone, pour qu'il demeure un enregistrement de ce que j'aurai dit au cas où, malgré ces précautions et ma chance habituelle, je serais interrompu au beau milieu de mon récit. - Interrompu? Leamington le regardait d'un air ahuri. -J'ai bien dit interrompu. On peut et on a déjà fait taire bien des voix n'importe quand, n'importe où, sans le moindre avertissement. La mienne est susceptible d'être étouffée encore plus vite qu'une autre, étant donné ce que je sais. Ce que je veux, c'est un endroit plus sûr, dans la mesure au moins où il sera bien caché. - Je crois que cela peut se faire, assura Leamington. Sans souci de la curiosité que ses recommandations provoquaient chez ses interlocuteurs, Graham continua: -J'aimerais également que vous envoyiez quelqu'un prendre le docteur Beach à l'arrivée du stratoplane Olympian, qui-sera à Pittsburgh ce soir. Il peut nous rejoindre ici en avion et appuyer mes déclarations ... ou les compléter. - Comment cela, les compléter? - Oui, si j'en suis moi-même empêché.
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- Vos propos sont très étranges, Graham, dit Leamington en l'emmenant vers un gyrauto qui les attendait. - Pas plus étranges que la façon dont sont morts tous ces hommes. (Il ajouta en prenant place dans le véhicule:) Vous saurez bientôt toute l'histoire, avec tous les détails ... et peut-être alors regretterez-vous de l'avoir jamais entendue. Il parla en effet devant une trentaine d'auditeurs assis sur des rangées de chaises inconfortables, dans une cave à soixante mètres sous le niveau de la rue. Un écran fluorescent, fourni de toute urgence par un laboratoire du gouvernement, couvrait l'unique porte, prêt à signaler le passage des envahisseurs invisibles. Au-dessus de leurs têtes, l'énorme masse du ministère de la Guerre dressait un rempart de pierre entre la réunion secrète et les cieux pleins d'ennemis aux aguets. C'était une assistance un peu hétéroclite, qui attendait avec un mélange d'anxiété et de scepticisme l'exposé de Graham. Il y avait le colonel Leamington, avec Wohl et les deux agents du FBI qui avaient accueilli Graham à l'aérodrome. À leur gauche, les sénateurs Carmody et Dean, confidents du Président, s'impatientaient. Plus loin, on voyait la large silhouette et le visage flegmatique de Willets C. Keithley, chef suprême du Service de renseignements et, à côté de lui, son secrétaire particulier. Derrière eux étaient assis une vingtaine de scientifiques, de hauts fonctionnaires et d'experts en psychologie. L'homme à la physionomie intelligente et aux cheveux blancs était le professeur Jurgens, une autorité mondiale en matière de psychologie collective ou plutôt, comme disaient ses disciples, de « réactions des foules». Quant au personnage dont on apercevait, par-dessus l'épaule de Jurgens, le visage maigre et sombre, c'était Kennedy Veitch, le spécialiste des radiations. Les six hommes assis à sa droite représentaient les milliers de chercheurs qui s'efforçaient de mettre au point la remplaçante longtemps cherchée de la bombe atomique, la bombe à ondes ultracourtes. Les autres étaient aussi, chacun dans sa sphère, des esprits fort distingués, certains peu connus, d'autres de réputation mondiale. L'attention de tous se trouva bientôt fixée sur l'orateur: ses yeux étincelants, sa voix rauque et ses gestes éloquents soulignaient assez la redoutable signification de son message. Dans un coin, le fil s'enroulait sur le magnétophone, enregistrant fidèlement les 'révélations de Graham. -Messieurs, commença-t-il, voici quelque temps, le scientifique suédois Peder Bjornsen fit par hasard une découverte qui l'engagea dans une nouvelle ligne de recherches. Après six mois de travail, il arriva à la conclusion qu'il pouvait étendre la marge de visibilité de l'œil humain. Il utilisa pour cela la teinture d'iode, le bleu de méthylène et le peyotl. Bien que le processus suivant lequel ces différents produits réagissent entre eux ne soit pas clairement défini, l'efficacité de la méthode ne peut être mise en doute. Quiconque a été soumis au traitement préconisé par Bjornsen est en mesure de percevoir une gamme de vibrations électromagnétiques beaucoup plus étendue que celle sensible à un œil humain normal.
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- Beaucoup plus étendue? demanda une voix sceptique. -Oui, mais d'un seul côté du spectre, répondit Graham. La limite descend bien au-delà de l'infrarouge. Selon Bjornsen elle s'arrête aux ondes ultracourtes. -Comment cela ... On pourrait voir les rayons calorifiques? reprit l'autre ... - Les rayons calorifiques et plus loin encore! affirma Graham. Sa voix domina le murmure d'étonnement de l'assistance. - Le mécanisme exact qui produit ces effets, c'est à vous autres, scientifiques, de vous en inquiéter. Ce qui m'intéresse, ce qui intéresse notre pays et le monde entier, c'est le fait prodigieux que cette découverte a littéralement révélé. (Il s'arrêta un instant, puis leur assena brutalement la nouvelle:) Messieurs, c'est une autre forme de vie, plus évoluée, qui règne sur ce monde. Contrairement à ce qu'on aurait pu croire, personne n'éleva le moindre murmure de protestation, on n'entendit pas un ricanement, ni même un mot de commentaire. Le sentiment de la véracité, de la sincérité manifeste de l'orateur avait conquis l'assistance. Tous restèrent assis, pétrifiés sur leur chaise. Les regards étaient inquiets et méditatifs, et les expressions des auditeurs disaient clairement que la déclaration de Graham avait dépassé leurs suppositions les plus fantastiques. - Je vous assure que cela est absolument réel et irréfutable, poursuivit Graham. J'ai vu, de mes yeux vu, ces êtres. Je les ai vus sous forme de sphères d'un bleu pâle mais étrangement brillant, qui flottaient dans le ciel. Deux d'entre eux planaient sans bruit au-dessus de ma tête pendant que je suivais le sentier qui descend du laboratoire de Beach, dans les montagnes entre Silver City et Boise. L'un d'eux dansait dans l'air, survolant l'aérodrome de Boise peu avant le départ de l'avion qui m'a amené ici. Quand je suis arrivé, j'en ai vu des dizaines dans le ciel de Washington. En ce moment même, ils doivent grouiller au-dessus de la ville. Certains survolent sans doute cet immeuble. Ils hantent en général les endroits fréquentés par la foule. Pour des raisons terribles, ils s'amassent en plus grand nombre là où la population est le plus dense. -Mais quelles sont ces créatures? interrompit le sénateur Carmody, son visage poupin tout congestionné. -Nul ne le sait. On n'a pas encore eu le temps de les étudier à loisir. Bjornsen, lui, croyait que c'étaient des envahisseurs d'assez fraîche date, mais il reconnaissait que c'était là une pure hypothèse, puisqu'il n'avait rien sur quoi étayer sa théorie. Feu le professeur Mayo leur accordait une origine extraterrestre, mais pensait qu'ils avaient conquis et occupé notre planète voilà des millénaires. Selon le docteur Beach, au contraire, ces créatures sont d'essence terrestre, exactement comme les microbes. Beach dit même que Hans Luther était allé plus loin encore: il prétendait, en apportant comme preuves à l'appui de sa thèse nos imperfections physiques, que ces corps étaient les vrais habitants de la Terre, et que nous n'étions que les descendants 466
d'animaux importés par eux d'un autre monde, au moyen de fourgons à bestiaux interplanétaires. « Des bestiaux ... des bestiaux ... ! » Le mot courait parmi les auditeurs. Il semblait leur brûler les lèvres. -Que sait-on vraiment de ces êtres? demanda quelqu'un. -Très peu de chose, hélas! Ils n'ont pas la moindre ressemblance avec les humains et sont si différents de nous que je ne crois pas qu'il soit jamais possible de trouver avec eux un terrain d'entente. Ils ont l'aspect de sphères luminescentes, d'environ un mètre de diamètre. La surface de ces globes est animée d'une lueur bleutée très brillante, mais dépourvue de rout faciès. Ils n'impressionnent pas une pellicule sensible aux rayons infrarouges, mais Beach a réussi à les photographier à l'aide d'une nouvelle émulsion. Il est impossible de les détecter au radar, sans aucun doute parce qu'ils en absorbent les ondes au lieu de les refléter. Beach affirme qu'ils ont tendance à se grouper dans le voisinage des antennes de radar, comme des enfants qui ont soif autour d'une fontaine. Ce sont eux, croit-il, qui nous ont inspiré la découverte du radar, ce qui leur procure au prix de nos efforts un nouveau et incompréhensible plaisir. Une stupeur horrifiée se peignait sur les visages des auditeurs. Il poursuivit: -On sait que ces sphères ont, à la place du sens de la vue, une perception extrasensorielle éronnamment développée. Ce qui explique qu'elles aient roujours pu nous comprendre alors que nous avons été incapables de les voir. Ce que l'on appelle le sixième sens n'a, en effet, aucun rapport avec les fréquences électromagnétiques. Par ailleurs, elles remplacent la parole et l'ouïe par la télépathie - à moins qu'il s'agisse d'un autre aspect de la perception extrasensorielle. Toujours est-il qu'elles lisent et comprennent les pensées des humains, mais à courte distance seulement. Beach leur a donné le nom de Virons puisque, de route évidence, il ne s'agit pas d'êtres de chair, mais de sphères d'énergie. Elles ne sont ni animales, ni végétales, ni minérales - elles ne sont qu'énergie. - Absurde! lança un scientifique, car Graham venait enfin de s'engager sur un terrain qui lui était familier. L'énergie ne peut pas prendre une forme aussi compacte, aussi stabilisée! - Et que faites-vous des globes de feu? - La foudre en boule? Le contradicteur était pris de court. Il lança autour de lui des regards hésitants. - Je dois avouer que vous marquez un point. En effet, la science n'a pas encore trouvé d'explication satisfaisante à ces phénomènes. -Et pourtant, poursuivit Graham d'un ton grave, la science reconnaît que la foudre en boule est une masse d'énergie momentanément stabilisée, ce qu'aucun laboratoire n'a pu reproduire. Ce sont peut-être des Vitons en train de mourir. Ce sont peut-être ces mêmes créatures qui, quelle que soit la durée de leur vie, sont mortelles comme nous, et dont l'énergie, quand elles meurent, se dégrade en passant par une forme soudain visible à l'œil humain.
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Il prit dans son portefeuille deux coupures de journaux. World Telegram, 17 avril: « Une boule de foudre est entrée dans une maison par une fenêtre ouverte et a brûlé le tapis à l'endroit où elle a explosé. Le même jour, une autre boule a suivi une rue sur une distance de deux cents mètres, puis s'est volatilisée en dégageant une forte chaleur.» Chicago Daily Express, 22 avril: « Un globe de feu, après avoir lentement flotté au-dessus d'un pré, est entré dans une maison et a essayé de ressortir par une cheminée. Il a explosé en démolissant celle-ci. » Il rangea les coupures et se lissa les cheveux d'un air las. -C'est Beach qui m'a prêté ces articles. Il en a toute une collection dont les plus anciens remontent à cent cinquante ans. Près de deux mille d'entre eux parlent de globes de foudre et d'autres phénomènes analogues. Quand on les lit à la lumière de ce que Bjornsen a enfin découvert, ils prennent une tout autre résonance. Ce n'est plus une simple collection de bizarreries de la nature, mais un singulier catalogue d'arguments irrésistibles, qui font qu'on se demande comment l'on n'a pas découvert plus tôt ce qu'a révélé Bjornsen. Cet horrible tableau était depuis toujours sous nos yeux ... mais nous n'étions pas capables de le voir. -Qu'est-ce qui vous fait dire que ces choses, ces Vitons, sont nos maîtres? demanda Keithley, qui n'avait pas encore ouvert la bouche. -Bjornsen l'avait déduit de ses observations, et ses disciples sont inévitablement arrivés à la même conclusion. Une vache pensante aurait tôt fait de s'apercevoir qu'elle est dominée par ceux qui mènent ses congénères à l'abattoir! Les Vitons se conduisent comme s'ils étaient les maîtres de la Terre ... et c'est bien ce qu'ils sont! Vous, moi, le Président, tous les rois et tous les bandits qui ont vécu sous le soleil, tous, nous sommes leur chose! - Que vous dites! cria une voix dans le fond. Personne ne détourna la tête. Carmody prit un air réprobateur, mais tous deux n'avaient d'yeux que pour Graham. -On en sait bien peu encore, dit Graham, mais ce peu est déjà lourd de signification. Beach s'est convaincu que les Vitons, non seulement sont faits d'énergie, mais encore qu'ils en vivent, qu'ils s'en nourrissent ... et que cette énergie, c'est la nôtre! Nous n'existons pour eux que comme producteurs d'énergie, que la nature a généreusement mis à la disposition de ce qui leur sert d'estomac. C est pourquoi ils nous élèvent et nous incitent à nous reproduire. Ils nous rassemblent en troupeaux pour nous traire, et s'engraissent de l'influx nerveux engendré par nos émotions. Exactement comme nous nous engraissons du lait que nous fournit le bétail, auquel nous avons donné du fourrage contenant des produits activant la lactation. Prenez un homme ultraémotif dont la vie a été longue et exempte de maladies, et vous avez la vache primée par les Vitons, le gagnant de leur comice ! - Des monstres! lança quelqu'un. -Si vous allez jusqu'au fond des choses, insista Graham, vous verrez tout ce que cette conclusion implique d'horrible. On sait depuis longtemps que l'énergie nerveuse produite par la pensée, de même que la réaction des
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émotions glandulaires, est de nature électrique: c'est de cette énergie que se nourrissent nos mystérieux seigneurs. Ils peuvent, et ils ne s'en privent pas, augmenter le rendement quand bon leur semble en attisant les rivalités, les jalousies, les haines, afin d'exciter les émotions. Chrétiens contre musulmans, Blancs contre Noirs, communistes contre catholiques, tout est bon pour les Vitons, tout sert sans que nous le sachions à nourrir des estomacs que nous ne pouvons imaginer. De même que nous cultivons les plantes qui nous nourrissent, les Vitons nous cultivent. De même que nous labourons, semons et récoltons, ainsi font les Vitons. Nous ne sommes qu'un terrain de chair, où les circonstances imposées par les Vitons viennent creuser leurs sillons. Nos maîtres y sèment des sujets de controverse, sur lesquels ils répandent l'engrais des fausses rumeurs, des mensonges délibérés, ils arrosent tout cela de méfiance et de jalousie, et font lever ainsi de splendides moissons d'énergie émotionnelle. Chaque fois que quelqu'un hurle à la guerre, les Vitons se préparent à festoyer! Un des voisins de Veitch se leva et dit: -Vous connaissez peut-être les recherches que poursuivent certains d'entre nous. Nous nous efforçons de trouver mieux que la désintégration atomique. Nous essayons de provoquer la dispersion complète des composants mêmes de l'atome en énergie pure. Nous travaillons à mettre au point la bombe à ondes ultracourtes. Si jamais nous y parvenons, Seigneur, quelle arme ce sera! La plus petite bombe suffira à ébranler la planète. (Il se passa la langue sur les lèvres et regarda ses confrères.) Voulez-vous dire que ce sont les Vitons qui nous inspirent ? -Vous n'avez pas encore mis au point votre bombe? -Pas encore. -Voilà la réponse, dit brièvement Graham. Vous ne la fabriquerez peut-être jamais. Ou si vous réussissez, vous ne pourrez peut-être jamais vous en servir. Mais si vous en fabriquez une ... et si vous la lancez ... ! On frappa brusquement à la porte, ce qui fit sursauter sur leur siège plusieurs des assistants. Un homme en uniforme entra, murmura rapidement quelque chose à l'oreille de Keithley, et repartit. Keithley se leva, très pâle. Ses regards allèrent à Graham, puis parcoururent l'assistance, et il dit d'une voix lente et grave: -Messieurs, j'ai le regret de vous annoncer que l'Olympian vient de s'écraser à une trentaine de kilomètres de Pittsburgh. Il y a eu un nombre considérable de blessés et un seul mort: le professeur Beach! Il se rassit au milieu des murmures horrifiés des auditeurs. Pendant toute une minute, les gens, très agités, se regardèrent, puis ils fixèrent tour à tour, l'écran et les yeux fiévreux de Graham. - Encore un homme qui a disparu parce qu'il en savait trop, commenta ce dernier avec amertume. C'est peut-être le centième, ou même le millième! (Il étendit les bras dans un geste dramatique.) Nous mangeons, mais nous ne fouillons pas la terre au hasard pour en extraire des pommes de terre sauvages. Nous les cultivons, et ce faisant nous les améliorons selon ce que
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nous considérons être nos besoins. De même, les tubercules émotifs que nous sommes ne suffisent pas aux estomacs de nos maitres. On nous perfectionne et on nous stimule suivant les conceptions de ceux qui se livrent à cette culture clandestine... Voilà, s'écria-t-il en brandissant vigoureusement le poing en direction de ses auditeurs ébahis, voilà l'unique raison pour laquelle les humains, par ailleurs raisonnables et ingénieux à un point qui les étonne eux-mêmes, sont incapables de mener les affaires du monde d'une façon qui témoigne de leur intelligence. Voilà pourquoi, au stade où nous sommes parvenus, et alors que notre gloire pourrait excéder celle de toutes les périodes passées de l'Histoire, nous continuons à vivre au milieu des engins que nous avons créés pour notre propre destruction, et sommes incapables d'atteindre la paix et la sécurité. Voilà pourquoi notre science, nos arts générateurs d'émotions et toutes les activités excitantes en général progressent à pas de géant, alors que la sociologie reste en arrière et ce, depuis toujours. Il fit mine de déplier une feuille de papier imaginaire et poursuivit: -Si je vous montrais une microphotographie d'une lame de scie ordinaire, vous auriez devant les yeux une reproduction parfaite des vagues d'émotion qui ont balayé notre monde avec une déplorable régularité. L émotion, voilà le grain! l'hystérie, le fruit! Rumeurs de guerre, préparatifs de guerre, bruits de préparatifs de guerre, guerres féroces et sanguinaires; vagues de mysticisme, guerres de religion; crises financières; troubles sociaux; rivalités raciales; démonstrations idéologiques; propagande spécieuse; meurtres, massacres, prétendues catastrophes de la nature; révolutions et guerres encore. (Il avait élevé la voix et parlait à présent d'un ton ferme et décidé.) Alors que l'énorme majorité des hommes ordinaires de toutes races et de toutes croyances aspire instinctivement à la paix et à la sécurité, notre monde, peuplé de gens pourtant raisonnables et sains, ne peut arriver à satisfaire cette aspiration. On ne leur permetpas de la satisfaire! La paix, la paix véritable implique la disette pour ces êtres qui sont au-dessus de nous dans l'échelle de la vie. Il leur faut des émotions, de l'énergie nerveuse. Il leur en faut d'énormes moissons dans le monde entier, et peu importent les moyens. -C'est atroce! s'exclama Carmody. - Quand vous voyez le monde criblé de soupçons, pourri de conflits idéologiques, croulant sous le poids des préparatifs de guerre, vous pouvez être certains que le jour de la récolte est proche - pour les autres. Pas pour vous. Vous, vous n'êtes que les pauvres poires qu'on cueille sans se gêner. La récolte,
cest pour les autres! Le regard étincelant, il se pencha en avant comme pour mieux faire pénétrer ses paroles dans le cerveau de ses auditeurs. -Messieurs, je suis ici pour vous donner la formule de Bjornsen, afin que vous puissiez l'expérimenter vous-mêmes. Peut-être certains d'entre vous pensent-ils que je n'ai fait là que beaucoup de bruit pour rien. Dieu m'est témoin que je souhaiterais m'être trompé! Et je sais que, bientôt, il en sera de même pour vous. (Il eut un sourire dépourvu du moindre humour.) Je vous demande, je vous conjure de dire la vérité au monde avant qu'il soit trop tard. Jamais 470
l'humanité ne connaîtra la paix, jamais elle ne bâtira le paradis sur terre, tant que son âme collective supportera cet horrible fardeau, tant que son esprit sera corrompu dès l'origine. Il faut que la vérité soit une arme, sinon ces créatures n'auraient pas pris tant de peine pour éviter qu'elle soit connue. Elles craignent la vérité, c'est pourquoi il faut la dire au monde. Il fout que le monde sache! Il se rassit et se couvrit le visage de la main. Il y avait des choses qu'il ne pouvait pas, qu'il ne voulait pas leur dire. Avant le matin, certains d'entre eux seraient en mesure de constater les faits, ils pourraient percevoir le côté terrifiant du ciel - et certains trouveraient la mort. Ils périraient en criant la connaissance coupable qui comblait leur esprit, la peur qui leur gonflait le cœur à le faire éclater. Ils lutteraient et courraient en vain, expireraient en marmonnant de vaines protestations de damnés. Comme dans un rêve, il entendit le colonel Leamington s'adresser à l'auditoire. Il demandait aux scientifiques de quitter la salle séparément et avec prudence, d'emporter des copies de la formule, de l'essayer aussitôt que, possible et de l'informer immédiatement des résultats. Avant tout, ils devaient s'efforcer de contrôler leurs pensées et surtout rester éloignés les uns des autres. Si, en effet, ils se trahissaient, il était encore préférable que ce soit individuellement et non en groupe. Leamington avait compris le danger, lui aussi. En tout cas, il ne prenait pas de risques. Les experts du gouvernement sortirent un par un, après avoir pris la feuille de papier que leur tendait Leamington. Tous regardèrent Graham, mais nul ne lui parla. Leurs visages étaient sombres. Quand le dernier fut parti, Leamington dit: -Nous vous avons préparé une chambre plus bas, Graham. Nous devons prendre soin de vous, tant que nous n'aurons pas les faits bien en main. Maintenant que Beach est mort, vous restez le seul à posséder des renseignements de première main. -J'en doute. -Comment? Leamington ne pouvait dissimuler sa surprise. -Je ne le crois pas, dit Graham d'un ton las. Dieu seul sait combien de chercheurs ont été mis au courant de la découverte de Bjornsen. Évidemment, certains n'y ont prêté aucune attention, la jugeant absurde. Ils n'ont même pas pris la peine d'expérimenter la formule et cette négligence leur a sauvé la vie. Mais d'autres peut-être ont vérifié la formule et ont eu la chance d'échapper aux poursuites jusqu'à maintenant. À l'heure qu'il est, ils doivent être terrifiés, rendus à demi fous par leur savoir. Ils doivent avoir peur de risquer le ridicule ou leur vie, ou même un massacre général, en allant crier leur découverte sur les toits. À mon avis, ils sont terrés quelque part, comme des rats dans leur égout, et vous aurez bien du mal à les trouver. - Vous croyez qu'en répandant la nouvelle on risque de provoquer des troubles? -Troubles est un mot bien faible, déclara Graham. Lexpression juste pour qualifier ce qui se passera n'est pas dans le dictionnaire. La nouvelle ne
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sera transmise que si les Vitons échouent dans les tentatives qu'ils vont faire pour en interdire la diffusion. S'ils le jugent nécessaire, ils n'auront aucun scrupule à exterminer la moitié de l'humanité pour préserver la bienheureuse ignorance de l'autre moitié. -En supposant qu'ils en aient les moyens, fit remarquer Leamington. - Ils ont suscité trois guerres mondiales, et voilà soixante ans qu'ils nous laissent nous exciter sur la possibilité d'une quatrième encore plus terrible. Rien ne s'oppose à ce qu'ils répètent leurs exploits. -Vous ne voulez pas insinuer qu'ils sont tellement puissants qu'il est inutile d'essayer de lutter contre eux? -Certes non. Mais je ne sous-estime pas l'ennemi. C'est une erreur . que nous avons trop souvent commise dans le passé. Leamington eut un haut-le-corps, mais Graham ne se laissa pas démonter et poursuivit: - Nous ne pouvons encore que faire des hypothèses sur leur nombre et leur force. Bientôt, ils vont s'abattre sur nous comme une nuée de sauterelles, chercher les meneurs de révolte et s'en occuper, vite et bien. S'ils me trouvent et me retirent de la circulation, il faudra que vous cherchiez un autre survivant. Bjornsen a communiqué sa découverte à ses amis, certains d'entre eux l'ont transmise à leur tour à leurs amis, de sorte qu'à mon avis nous ne soupçonnons même pas le nombre de scientifiques qui sont au courant. Dakin, par exemple, l'a su par Webb, qui l'a su par Beach, qui lui-même l'a su par Bjornsen. Reed l'a su par Mayo et l'a appris à son tour à Bjornsen par une autre voie. Dakin et Reed l'ont su de troisième, de quatrième ou peut-être de dixième main, mais cela les a tout de même tués. Il se peut que d'autres aient réussi à survivre. -Il faut l'espérer, dit Leamington d'un ton sinistre. - Une fois que la nouvelle sera répandue partout, ceux d'entre nous qui la connaissent aujourd'hui seront en sécurité. Le mobile pour nous supprimer aura cessé d'exister. À la seule pensée d'être un jour déchargé de son fardeau, les yeux de Graham s'éclairaient d'une lueur de plaisir. - Si les résultats obtenus par ces scientifiques confirment vos déclarations, intervint le sénateur Carmody, je veillerai personnellement à ce que le Président en soit informé sans délai. Vous pouvez être assuré que le gouvernement prendra toutes les mesures en son pouvoir. -Merci! Graham se leva et sortit avec Leamington et Wohl. Les deux hommes le conduisirent à son refuge provisoire, une chambre au septième sous-sol. -Dites donc, Bill, dit Wohl, j'ai reçu un tas de rapports d'Europe dont je n'ai pas encore eu l'occasion de vous parler. On a pratiqué des autopsies sur Sheridan, Bjo~nsen et Luther et les résultats ont été exactement les mêmes que pour Mayo et Webb. - Tout se tient, fit remarquer le colonel Leamington. (Il tapota l'épaule de Graham avec une touche d'orgueil paternel.) Votre histoire va mettre à rude épreuve le scepticisme des hommes, mais moi, je vous crois sans réserve.
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Ils cherchèrent un sommeil bien gagné, mais Graham savait qu'il ne dormirait pas. La crise était trop proche. Mayo était mort et il l'avait lui-même vu mourir. Il avait vu Dakin fuir devant un destin implacable, et il avait prévu et entendu la fin de Corbett. Ce soir, c'était Beach! Et demain ... qui? Dans les brumes froides du petit matin, la nouvelle éclata, se répandant sur un monde horrifié avec une rapidité et une brutalité qui firent pâlir toutes les autres informations. Et la planète entière hurla d'angoisse.
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1 était 3 heures du matin, ce 9 juin 2015, et le Service de propagande du gouvernement américain travaillait encore, obscur mais efficace. Les deux grands étages du ministère de l'Intérieur étaient sombres et déserts mais, à huit cents mètres de là, dans un grand sous-sol qui comprenait une dizaine de grandes salles, tout le personnel du service, assisté de quatre-vingts volontaires bénévoles, travaillait d'arrache-pied. Au-dessus d'eux, soutenues par une énorme épaisseur d'acier et de béton, étaient entreposées de gigantesques presses d'imprimerie, comme on en utilisait au xxe siècle. Elles attendaient, sous leur couche de graisse et d'huile, toutes prêtes à parer à un éventuel dysfonctionnement général de la presse télévisée. Trois cents mètres plus haut, se dressait la masse élancée du Washington Post, le journal semi-officiel. Les quatre cents personnes qui s'affairaient là, en bras de chemise, tenaient entre leurs mains tous les fils d'un réseau de télécommunications qui couvrait la terre entière. Télévision, radio, réseaux télégraphiques, courriers stratosphériques, et même un tableau lumineux permettant de suivre chaque unité de la flotte aérienne de guerre, tout était centralisé là. Mais de toute cette intense activité, on ne voyait aucun signe à la surface du sol. L'immeuble du Washington Post étalait ses innombrables fenêtres qui ne reflétaient que la lune. Sans savoir quelle ruche bourdonnante se dissimulait bien loin sous ses pieds, un policier faisait paisiblement sa ronde, les yeux fixés sur une pendule lumineuse, songeant innocemment à la tasse de café qui l'attendait en rentrant chez lui. Un chat se faufila délicatement devant lui, disparut dans l'ombre. Mais loin, loin sous la terre, loin au-dessous des sombres gratte-ciel où dormaient des milliers de gens qui ne se doutaient de rien, les hommes de la Propagande préparaient fiévreusement un lendemain redoutable. Les manipulateurs de morse, les enregistreurs automatiques tapotaient des messages saccadés ou des messages plus longs, plus inquiétants. Les télétypes sonnaient dans tous les coins. Ailleurs, un puissant émetteur à ondes courtes lançait ses appels qu'une immense antenne transmettait à des oreilles lointaines.
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Les nouvelles affluaient, on les disséquait, on les groupait, on les classait. - Bleeker a essayé la préparation de Bjornsen, il signale la présence de deux Vitons qui planent au-dessus de Delaware Avenue. - Parfait, dites à Bleeker de n'y plus penser... s'il le peut! - Williams au téléphone: il vient de faire l'expérience et peut apercevoir des sphères luminescentes. - Dites merci à Williams et qu'il descende vite dans sa cave! -Tollerton envoie un message radio. Lexpérience a réussi et il a observé une troupe de globes bleus qui évoluent à grande hauteur au-dessus du Potomac. - Dites-lui de descendre au sous-sol et de dormir. -C'est vous, Tollerton? Merci du renseignement. Non, désolé, nous n'avons pas le droit de vous dire si les autres expériences ont produit des résultats qui confirment les vôtres ... Pourquoi? Mais dans votre propre intérêt, bien sûr! Maintenant, ne pensez plus à ça, et au dodo. C'était un tohu-bohu incessant, mais organisé: les appels de l'extérieur se frayaient un chemin parmi les messages que l'on diffusait, chaque correspondant éloigné demandait la priorité. Ici, un homme cramponné à son téléphone essayait vainement d'obtenir la station de radio WRTC dans le Colorado. En désespoir de cause, il demandait la police fédérale de Denver. Dans son coin, un opérateur radio répétait inlassablement sa litanie devant le micro : - Allô, porte-avions Arizona. Allô, porte-avions Arizona. À 4 heures précises, deux hommes arrivèrent par le tunnel qui, des années durant, avait livré passage à des piles de journaux encore tout humides d'encre, qu'on charriait vers le métro. Le premier des deux hommes s'effaça respectueusement pour laisser passer son compagnon. Celui-ci était un homme de haute taille, massif, aux cheveux gris fer. Ses yeux, gris également, brillaient d'une lueur tranquille dans son visage aux traits fermes. Il s'arrêta, promenant son regard sur la scène, tandis que l'autre annonçait simplement: - Messieurs, le Président! Il y eut un instant de silence, tout le monde se leva, chacun examinant le visage si familier. Le Président leur fit signe de continuer et fut conduit dans une petite cabine isolée. Ayant mis ses lunettes, il disposa devant lui quelques feuilles dactylographiées, s'éclaircit la voix et se tourna vers le microphone. La lampe rouge s'alluma. Le Président commença son discours. Il parlait d'une voix assurée, convaincante. Quelques pâtés de maisons plus loin, dans un autre souterrain, un mécanisme compliqué enregistrait sa voix et reproduisait en même temps à deux mille exemplaires cet enregistrement. Il avait fini depuis longtemps que de fines bobines magnétiques sortaient encore de l'appareil. On s'en emparait aussitôt, on les enfermait dans les capsules fermées sous vide et on les expédiait.
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Quand le stratoplane New York-San Francisco décolla à 5 heures, il emportait, cachées dans sa cargaison, douze boîtes contenant chacune un enregistrement de l'allocution présidentielle. Il en parachuta trois en cours de route avant que le pilote soit devenu incapable de contrôler ses pensées ... ce qui entraîna la disparition définitive de l'appareil. Le stratoplane express de 4 h 30 emporta vers Londres la première série de bobines qui, après avoir sans encombre traversé l'Atlantique, furent remises à destination. On avait dit au pilote et au copilote que les boîtes scellées contenaient des microfilms. Ils crurent qu'il s'agissait en effet de microfilms et échappèrent ainsi à celui ou à ceux qui auraient pu s'intéresser aux pensées de l'équipage. À l'heure H, les trois quarts environ des bobines étaient arrivées à bon port. Sur le quatrième quart, quelques-unes avaient subi des retards naturels et imprévisibles, le reste représentant les premières victimes de ce conflit fantastique. Il aurait été plus simple, évidemment, pour le Président, de prononcer une allocution retransmise par l'ensemble des postes du réseau américain, mais alors le discours aurait tout aussi bien pu être interrompu dès la première phrase par la mort, qui n'aurait eu qu'à frapper devant un seul microphone. Tandis que maintenant quinze cents Présidents attendaient devant quinze cents microphones répartis dans le monde entier: les uns dans les ambassades et les consulats américains d'Europe, d'Asie et d'Amérique du Sud, certains sur des îles isolées du Pacifique, d'autres à bord de navires de guerre en pleine mer, loin de toute présence humaine ... loin de tout Viton. Dix bobines se trouvaient dans les déserts de l'Arctique où, en guise de Vitons, il n'y avait que d'inoffensives aurores boréales. À 7 heures du matin, heure de Washington, à midi en Grande-Bretagne et aux heures correspondantes dans le monde entier, la nouvelle s'étala en première page des journaux imprimés, défila sur les écrans de télévision, jaillit des haut-parleurs publics et privés, se retransmit de bouche en bouche. Un long cri d'angoisse incrédule monta de l'espèce humaine, un gémissement qui ne fit que s'accroître quand la nouvelle se confirma, pour s'achever dans un vaste cri hystérique. L'humanité tout entière manifesta son horreur, chaque race selon son caractère, chaque nation selon la croyance qu'elle pratiquait, chaque homme selon son système glandulaire. À New York, une foule terrorisée vint s'écraser dans Times Square, criant et montrant le poing au ciel silencieux - une foule rendue belliqueuse par le péril. À Central Park, une autre foule s'assembla pour prier, pour chanter des hymnes, pour implorer Jésus, pour pleurer et protester. À Piccadilly, ce matin-là, on enregistra quarante suicides. À Trafalgar Square, le trafic fut interrompu. Les lions du monument de Nelson disparurent sous un véritable flot d'hommes a demi insensés, qui réclamaient en hurlant la présence de George VIII ou lançaient des imprécations au Seigneur. Au milieu des prédicateurs improvisés qui annonçaient que la mort est le salaire du pécheur, la colonne de Nelson se rompit à la base, oscilla une seconde parmi les clameurs d'angoisse, puis s'écroula en écrasant trois cents
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personnes. L'émotion jaillit vers le ciel, fraîche comme une source pour les monstres assoiffés. Ce matin-là, les musulmans se jetèrent dans les bras des chrétiens et les chrétiens se convertirent à l'islam, au bouddhisme, à 1'alcoolisme ... à n'importe quoi. Les églises changèrent de clientèle et les hôpitaux psychiatriques recrutèrent indifféremment des adeptes dans les unes et dans les autres. Les pécheurs se hâtaient d'aller se baigner dans l'eau bénite, tandis que les purs se vautraient dans le vice pour se changer les idées. Chacun se laissait aller à ses penchants, mais toujours avec quelque excès. Toutes les vaches du troupeau des Vitons allaient, le pis merveilleusement gonflé! Mais la nouvelle s'était répandue, malgré les tentatives adverses, malgré les obstacles qui s'étaient opposés à sa diffusion. Tous les journaux n'avaient pas accepté la requête du gouvernement leur demandant de consacrer leur première page à l'allocution du Président. Beaucoup avaient eu à cœur d'affirmer leur indépendance - ou l'esprit obscurantiste de leur directeur - en déformant le texte qu'on leur avait remis. Beaucoup avaient pris la chose avec humour ou, au contraire, avaient insisté sur son aspect horrible, selon les tendances de chacun, sauvegardant ainsi cette liberté tant vantée de dire n'importe quoi, qu'on nomme liberté de la presse. Quelques-uns refusèrent purement et simplement d'imprimer de pareilles balivernes. Certains mentionnèrent la nouvelle, dans leur éditorial, comme un grossier piège électoral dans lequel ils ne tomberaient pas. D'autres firent de leur mieux et échouèrent. Le New York Times annonça, dans son édition de la matinée, que sa première édition n'avait pas paru en raison d'une série de décès accidentels survenus parmi les rédacteurs. Dix personnes étaient mortes ce matin-là dans les bureaux du New York Times. Le Kansas City Star sortit à l'heure, demandant bruyamment quelle mauvaise plaisanterie Washington avait encore inventée pour faire payer le contribuable. Pas un rédacteur ne mourut. À Elmira, le rédacteur en chef de la Gazette fut trouvé mort à son bureau, sa main glacée encore crispée sur une photographie télévisée d'une dépêche de Washington. Son adjoint avait essayé de prendre la feuille et s'était affaissé sur le plancher à côté de lui. Un troisième corps était étendu près de la porte, celui d'un imprudent pigiste qui était tombé mort, à l'instant précis où l'idée lui était venue que c'était à lui de remplir la tâche qui avait coûté la vie à ses chefs. La station émettrice WTTZ sauta, juste au moment où l'on donnait le courant pour donner lecture des informations puis diffuser le discours du Président. À la fin de la semaine, on estime que dix-sept stations de radio aux États-Unis et soixante-quatre dans le monde entier avaient été mystérieusement détruites, par des procédés supranormaux, de façon à empêcher la diffusion des nouvelles que d'aucuns jugeaient indésirables. La presse subit également de lourdes pertes, les bureaux des journaux s'effondrant à l'instant critique ou se trouvant désorganisés par d'inexplicables explosions, ou encore perdant l'un après l'autre leurs rédacteurs trop bien informés.
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Le monde apprit pourtant la nouvelle, tant les services de propagande avaient bien préparé leur travail. Même les invisibles ne pouvaient être partout à la fois. Un certain petit groupe se sentit soulagé, mais le reste du monde se mit à trembler. Bill Graham était assis avec le lieutenant Wohl et le professeur Jurgens, dans l'appartement de ce dernier, à Lincoln Parkway. Ils parcouraient les éditions.du soir de tous les journaux qu'ils avaient pu trouver. -La réaction est à peu près celle que l'on pouvait prévoir, commenta Jurgens. Quelle salade! Regardez-moi ça! Il leur tendit un exemplaire du Boston Tramcript. Le journal ne faisait aucune allusion à d'invisibles puissances, mais se contentait de publier, sur trois colonnes, un éditorial qui était une farouche attaque contre le gouvernement. « Peu nous importe, tempêtait l'éditorialiste du Tramcript, que ce canular de mauvais goût ait ou non des bases dans la réalité, mais ce qui nous frappe, ce sont les moyens qu'on a utilisés pour le diffuser. Quand le gouvernement se met à exercer des pouvoirs que le mandat du peuple ne lui a jamais accordés, quand il s'octroie pratiquement la première page de tous les journaux du pays, nous voyons là le premier pas vers un régime de dictature. Nous décelons un penchant vers des méthodes que, pas une minute, nous ne tolérerons dans notre libre démocratie, et auxquelles nous nous opposerons aussi longtemps qu'il nous restera une voix pour nous exprimer.» -Toute la question, dit Graham d'un ton grave, est de savoir de qui cet article reproduit les opinions. Nous pouvons admettre que son auteur l'a écrit en toute honnêteté et avec une parfaite bonne foi, mais ses opinions sontelles vraiment les siennes, ou s'agit-il de notions que l'on a habilement glissées dans son esprit et qu'il a acceptées comme siennes? -Ah, c'est là tout le danger! reconnut Jurgens. - Puisque tout ce que nous savons des Vitons tend à prouver qu'ils influencent à leur gré les opinions, qu'ils guident insidieusement les pensées dans le sens qui convient le mieux à leurs intérêts, il est presque impossible de déterminer quelles idées sont le fruit d'une évolution naturelle et logique, et quelles autres ont été inculquées par eux. -C'est bien difficile, admit Jurgens. Cela leur donne un énorme avantage, car ils peuvent maintenir leur emprise sur l'humanité en veillant à ce que le monde reste divisé, malgré tous nos efforts pour l'unir. Désormais, chaque fois que surgit un fauteur de troubles, nous devons nous poser une question d'une importance cruciale: Qui prend la parole? (Il posa sur l'article un long doigt distingué.) Voici la première contre-attaque psychologique, le premier coup porté à notre tentative d'unité: encourager sournoisement la croyance que derrière cette histoire se cache une menace de dictature. La bonne vieille technique de la diffamation. Des millions de gens s'y laissent prendre chaque fois. Des millions s'y laisseront prendre aussi longtemps qu'ils préféreront croire un mensonge plutôt que s'interroger sur une vérité. - Exactement, confirma Graham. 478
Jurgens désigna dans le journal un filet de quinze lignes. - Le Cleveland Plain Dealer, lui, a une autre façon de présenter la chose. Bel exemple de la manière dont les journaux informent le public. Le type se croit du talent pour la satire. Il fait de fines allusions à cette soirée à la vodka au département d'État, il y a quinze jours, et il parle des Vitons comme des « hallucinations de Graham». Son idée, c'est que vous devez avoir quelque chose à vendre, probablement des lunettes de soleil. -Ça alors! s'exclama Graham, foudroyant du regard Wohl qui gloussait dans son coin. - Ne vous laissez pas impressionner, continua Jurgens. Quand vous aurez étudié aussi longtemps que moi la psychologie des masses, il en faudra davantage pour vous surprendre. Il fallait s'y attendre. Pour les journalistes, la vérité n'est bonne qu'à être violée. Le seul cas où ils respectent les faits, c'est lorsqu'ils ont intérêt à les imprimer. Autrement, il est de bon ton de ne donner que des âneries en pâture au public. Cela fait plaisir aux journalistes, cela leur donne un sentiment de supériorité sur les pauvres gogos. - Ils ne se sentiront pas tellement supérieurs quand ils auront ouvert les yeux. -Non, évidemment. Ourgens médita un moment, puis:} Je ne voudrais pas avoir l'air de faire du mélo, mais pourriez-vous me dire s'il y a de ces Vitons près de nous en ce moment? - Il n'yen a pas, assura Graham. (Ses yeux brillants se tournèrent vers la fenêtre.) J'en vois plusieurs au loin, au-dessus des toits, et il y en a deux installés dans le ciel à l'autre bout de la route, mais aucun près de nous. -Tant mieux. Jurgens eut l'air soulagé. Il passa ses longs doigts dans ses cheveux et constata avec amusement que le visage de Wohl exprimait lui aussi un certain soulagement. - Ce que je me demande, c'est ce qui nous reste à faire maintenant. Le monde a appris le pire, mais que va-t-il faire, que peut-il faire? - Le monde ne doit pas seulement connaître le pire, mais le voir tel qu'il est dans toute son implacable horreur, dit Graham. Le gouvernement s'est pratiquement acquis la collaboration de toutes les grandes sociétés de produits chimiques pour sa campagne. La première mesure consistera à mettre sur le marché, en quantités importantes et à des prix abordables, les produits mentionnés dans la formule de Bjornsen, de façon que le grand public puisse .lui-même voir les Vitons. - Où cela nous mène-t-il ? -À un grand pas en avant vers l'inévitable règlement de comptes. Nous avons besoin, pour nous soutenir dans la lutte qui se prépare, d'une opinion publique unifiée, et ne croyez pas que je fasse de la démagogie. Je parle d'une unité à l'échelle mondiale. Toutes nos cliques politiques, religieuses ou de quelque ordre que ce soit, devront oublier leurs différends et s'unir en face de ce péril plus grand, afin de nous aider dans nos efforts futurs pour nous en débarrasser une fois pour toutes.
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-Oui, j'imagine, admit Jurgens sans grande conviction, mais ... - Et qui plus est, poursuivit Graham, il va nous falloir recueillir sur les Vitons autant de renseignements que nous pourrons. Car pour l'instant, nous en savons terriblement peu sur leur compte. Il nous faut davantage de faits, il nous les faut en quantités qui ne peuvent être fournies que par des milliers, peut-être des millions d'observateurs. Nous devons pouvoir contrebalancer le plus tôt possible l'immense avantage qu'ont sur nous les Vitons en ce sens que, depuis des siècles, ils connaissent les humains. Nous devons apprendre à les comprendre tout aussi bien. Connais ton ennemi! Tout plan d'attaque sera futile tant que nous n'aurons pas estimé avec précision ce à quoi nous nous attaquons. -C'est en effet très raisonnable, admit Jurgens. Je ne vois pas d'espoir pour l'humanité, tant qu'elle ne sera pas débarrassée de ce fardeau. Mais vous savez ce qu'implique l'opposition à vaincre? - Quoi donc? demanda Graham. -La guerre civile! (Le psychologue souligna ces mots d'un doigt menaçant.) Vous ne sauriez décocher le moindre coup à ces Vitons, si vous n'avez d'abord réussi à conquérir et à soumettre la moitié du monde. L'humanité sera divisée contre elle-même - ils y veilleront. La moitié qui restera sous l'influence des Vitons devra être vaincue par l'autre moitié. En fait, il se peut que vous ayez à les exterminer non seulement jusqu'au dernier homme, mais jusqu'à la dernière femme et au dernier enfant. - Je ne peux pas m'imaginer qu'ils se laisseront bourrer le crâne à ce point-là, repartit Wohl. - Tant que les hommes persisteront à. penser avec leurs glandes, leur ventre, leur portefeuille ou n'importe quoi excepté leur cerveau, ils se laisseront bourrer le crâne avec n'importe quoi, déclara Jurgens d'un ton farouche. Présentez-leur une propagande bien organisée qui touche la corde sensible, et ils tomberont dans le panneau chaque fois. Vous vous rappelez les Japonais? Au début du siècle dernier, nous les appelions des civilisés, des poètes. Nous leur avons vendu de la ferraille et des machines: dix ans après, nous les appelions des sales Jaunes. En 1980 nous les adorions, nous criions à qui voulait l'entendre qu'ils étaient les seuls démocrates de l'Asie. Rien ne dit qu'à la fin du siècle ils ne seront pas redevenus des vipères à nos yeux. De même, pour les Russes, tour à tour chéris et maudits - selon qu'on avait appris au public à chérir ou à maudire. N'importe quel menteur, pourvu qu'il soit expert, peut soulever les masses et les persuader d'aimer ceux-ci ou de haïr ceux-là, à sa convenance. Si des gens ordinaires, mais sans scrupules, peuvent diviser et régner, pourquoi les Vitons ne le pourraient-ils pas? (Il se tourna vers Graham.) Notez bien ce que je vais vous dire, jeune homme: le premier et le plus redoutable obstacle que vous rencontrerez, ce sera la bêtise émotionnelle de vos congénères. -J'ai bien peur que vous ayez raison, admit Graham d'une voix inquiète. Jurgens n'avait que trop raison. Il y avait sept jours que la formule de Bjornsen était lancée sur le marché en énormes quantités, quand le premier 480
coup fut assené au petit matin. Il tomba avec une force terrible, et les hommes se sentirent foudroyés jusqu'au fond de l'âme. Un ciel d'azur, rosi par le soleil levant; cracha deux mille minces banderoles de flammes descendues des couches supérieures de l'atmosphère. Au fur et à mesure qu'elles se rapprochaient, ces banderoles blanchissaient et s'épaississaient en perdant de l'altitude. Bientôt, l'on put y reconnaître les sillages de fumée d'étranges avions stratosphériques de couleur jaune. En dessous, c'était Seattle avec quelques habitants matinaux dans les rues et quelques cheminées fumant par-dessus les toits. Des yeux étonnés se levèrent vers le ciel, des têtes encore endormies se tournèrent sur des oreillers tandis que l'armada aérienne passait en vrombissant au-dessus du Puget Pound, pour piquer sur les toits de Seattle. Subitement, le bruit des machines se transforma en un hurlement affreux. La horde volante fondit sur les toits, dévoilant sous les ailes de chaque appareil l'emblème d'un soleil levant. Des objets menaçants et noirs jaillirent deux par deux des fuselages, descendirent dans un silence d'angoisse pour aller se perdre dans les immeubles en contrebas. Immédiatem~nt ceux-ci éclatèrent dans un tourbillon où se mêlaient les flammes, les fumées, les pierres et les planches rompues. Pendant six minutes infernales, Seattle fut secouée jusqu'en ses fondations par une série ininterrompue de formidables explosions. Puis, comme des esprits surgis du vide, les deux mille appareils jaunes s'évanouirent dans la stratosphère d'où ils étaient venus. Quatre heures plus tard, alors que les rues de Seattle scintillaient encore d'éclats de verre et que ses survivants gémissaient au milieu des décombres, les envahisseurs réapparurent. Cette fois, ce fut Vancouver qui subit le choc. Une descente en piqué, six minutes d'enfer, puis le départ. Lentement, avec nonchalance, les banderoles de flammes se dissipaient dans l'air, laissant au sol des avenues défoncées, des blocs d'immeubles effondrés autour desquels erraient des hommes silencieux aux lèvres crispées; des femmes en larmes, des enfants hurlants. Çà et là on entendait un cri qui ne cessait pas, comme celui d'un damné encore plus éprouvé que les autres dans le monde des damnés. Par endroits, des âmes secourables venaient porter aux éventrés la meilleure des médecines, celle qui apporte d'un coup et le calme et la paix: une pilule de cyanure. Le même soir, après une attaque semblable et tout aussi destructrice sur San Francisco, le gouvernement des États-Unis identifia officiellement les agresseurs. Les figures peintes sur leurs appareils auraient dû constituer une indication suffisante, mais il avait semblé imprudent de se fier à cette seule preuve. D'ailleurs, on n'avait pas oublié, en haut lieu, l'époque où certains avaient jugé commode de frapper en se couvrant de n'importe quel drapeau sauf du leur. Néanmoins, c'était vrai. L'ennemi était le bloc panasiatique, avec qui les États-Unis étaient censés être en excellents termes. 481
Un message radio désespéré des Philippines vint confirmer ces craintes. Manille était tombée et les Asiatiques se répandaient à travers tout l 'archipel à la fois par air, par mer et par terre. Larmée des Philippines n'existait plus. Quant à la flotte américaine d'Extrême-Orient, qui manœuvrait loin de ses bases, elle avait été attaquée au moment même où elle partait au secours des Philippines. L'Amérique mobilisa en toute hâte, et ses chefs se réunirent pour examiner la situation. Les fils à papa firent leurs plans pour esquiver la mobilisation. Les pronostiqueurs de fin du monde grimpèrent sur les collines pour attendre que l'ange Gabriel vienne leur livrer leur auréole. Quant aux masses, qui se préparaient au sacrifice, elles s'interrogèrent avec terreur, et l'on entendit cette question passer de bouche en bouche: - Pourquoi n'ont-ils pas lancé de bombes atomiques? Est-ce qu'ils n'en ont pas ou est-ce qu'ils ont peur que nous en ayons plus qu'eux? Avec ou sans bombes atomiques, une attaque aussi sauvage et inexplicable était, à n'en pas douter, inspirée par les Vitons. Mais comment les luminescences avaient-elles réussi à corrompre et à enflammer ce bloc panasiatique ? Un pilote fanatique, capturé alors qu'il tentait seul un raid téméraire sur Denver, donna la clef de l'énigme. Il était temps pour son peuple, affirma-t-il, d'entrer en possession de l'héritage auquel il avait droit. Les puissances invisibles étaient de leur côté, les aidaient, les guidaient vers la destinée que les dieux leur avaient réservée. Le jour du jugement était arrivé, et les humbles allaient hériter de la Terre. -Nos sages n'ont-ils pas vu ces êtres en forme de petits soleils, n'y ont-ils pas reconnu les esprits de nos glorieux ancêtres? demandait le pilote avec la certitude d'un homme qui assène un argument sans réplique. Et le Soleil n'est-il pas notre antique emblème? Ne sommes-nous pas les fils du Soleil, appelés à devenir, dans la mort, des petits soleils nous aussi? Qu'est-ce que la mort, sinon un simple passage du troupeau des êtres enlisés dans la chair à la céleste armée des esprits resplendissants où nous attendent nos honorables pères, et les non moins honorables pères de nos pères? » LAsie a choisi sa voie, criait-il comme un forcené, c'est une voie toute parfumée des divines fleurs du passé et des inestimables promesses du présent. Tuez-moi, tuez-moi pour que je puisse prendre ma place légitime auprès de mes ancêtres qui seuls peuvent réhabiliter mon corps et mon esprit. Tel.était le délire mystique du pilote asiatique. Son continent entier était en proie à ce rêve insensé, conçu et insufflé dans les âmes, avec une diabolique habileté, par des puissances qui avaient dominé la Terre bien avant même qu'apparaisse la dynastie des empereurs Ming. Des puissances qui connaissaient avec précision ce qu'était la vache humaine, et quand et comment il fallait la traire. Tandis que l'hémisphère occidental mobilisait aussi vite qu'il le pouvait, en dépit des obstacles inexplicables qui se dressaient sans cesse, et que l'Asie poursuivait sa guerre sainte, les plus grands cerveaux occidentaux
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cherchaient désespérément comment battre en brèche la folle conviction de leurs adversaires, comment leur faire entendre la vérité terrible. Peine perdue. N'étaient-ce pas les Occidentaux eux-mêmes qui avaient découvert les « petits soleils », et n'étaient-ils pas mal placés pour en contester l'existence? En avant donc, vers la victoire! Enflammées par leur mystique, les hordes sortaient de leur tranquillité séculaire. L'égarement, et non une connaissance nouvelle, faisait briller leurs yeux. Un brutal holocauste anéantit Los Angeles. Le premier pilote ennemi qui parvint au-dessus de Chicago détruisit un gratte-ciel, avec le millier de personnes qui s'y trouvaient, avant d'être lui-même démoli en plein vol par un canon-robot de la DCA. Le 20 août, aucun des deux adversaires n'avait encore utilisé de bombes atomiques, de gaz radioactifs ni de bactéries. Chacun craignait les représailles, ce qui constituait la seule protection efficace. C'était une guerre sanglante, et quand même une « drôle de guerre ». Les troupes asiatiques, cependant, occupaient la totalité de la Californie et la moitié méridionale de l'Orégon. Au 1er septembre, le flot de sous-marins et de troupes aéroportées qui déferlaient à travers le Pacifique, essuyant de lourdes pertes, se ralentit un peu. Se contentant de maintenir et de consolider l'immense tête de pont qu'ils s'étaient assurée sur le continent américain, les Asiatiques se tournèrent dans la direction opposée. Des troupes triomphantes se ruèrent vers l'ouest, ajoutant à leurs forces celles des armées déchaînées du Vietnam, de la Malaisie et du Siam. Des chars de deux cents tonnes, montés sur des chenilles de plus d'un mètre de large, passèrent en grondant les cols de l 'Himalaya, tirés, quand ils étaient embourbés, par des foules immenses. Comme de gigantesques taupes, des machines tracèrent dans la jungle silencieuse de larges pistes, puis les bulldozers déblayèrent et tassèrent les débris de végétation restés sur le passage, que les lance-flammes se chargèrent ensuite de détruire. Le ciel était sillonné de stratoplanes. Leur puissance numérique faisait à elle seule la force des Asiatiques. C'était leur arme principale, l'arme que tout homme possède ... celle de sa propre fécondité. Une énorme masse d'hommes et de machines balaya l'Inde. La population, dont les Vitons avaient toujours soigneusement entretenu le mysticisme, les accueillit à bras ouverts et, d'un coup, trois cents millions d'Hindous prirent les armes. Ils rejoignirent les essaims de l'Orient, et c'est le quart de la race humaine qui se trouva ainsi être dupe d'une race plus ancienne. Mais tous ne se courbèrent pas sous le joug. Avec une habileté diabolique, les Vitons gonflèrent encore leur moisson d'émotions en soulevant l'opposition des musulmans du Pakistan. Quatre-vingts millions d'islamistes se dressèrent, adossés à l'Iran, pour barrer le chemin. Derrière eux, l'Islam tout entier s'apprêtait à les soutenir. Ils moururent en pleine frénésie, pour Allah, et Allah, qui n'avait pas de préjugés, contribua ainsi à engraisser les Vitons. Ce bref répit, qui déplaçait à l'ouest le point où s'exerçait à son maximum la pression asiatique, permit à l'Amérique de reprendre son souffle
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et de se remettre du premier choc. Les journaux, qui avaient d'abord consacré leurs colonnes aux divers aspects du conflit, crurent le moment venu de parler quand même un peu d'autre chose, et notamment des expériences autrefois réalisées par Bjornsen, ainsi que des informations sur les activités passées et présentes des Vitons. La publication du recueil de coupures de presse réunies par Beach incita plusieurs journaux à chercher, dans leurs propres archives, des faits autrefois passés presque inaperçus. Tout le monde se mit en chasse, tantôt dans l'espoir d'étayer une thèse plus ou moins fantaisiste, tantôt avec l'intention plus sérieuse de rassembler des informations valables au sujet des Vitons. Le Herald Tribune, soutenant que tout le monde ne pouvait percevoir exactement la même gamme de vibrations électromagnétiques, affirmait que certaines personnes avaient une marge de visibilité plus grande que d'autres. Ces personnes, déclarait le journal, avaient bien souvent aperçu vaguement des Vitons et c'étaient sans nul doute ces visions fugitives qui avaient donné naissance à toutes les histoires de fées, de fantômes, de djinns et autres superstitions, et qui les avaient entretenues. Cela impliquait que les spiritualistes n'étaient que les victimes d'une vaste duperie des Vitons mais, pour une fois, le Herald Tribune faisait fi des susceptibilités religieuses. Il y avait moins d'un an, le Herald Tribune avait annoncé dans ses colonnes que l'on avait aperçu des lumières étrangement colorées flotter dans le ciel de Boston. On avait signalé des faits analogues à plusieurs reprises, et depuis fort longtemps. Le seul caractère commun à toutes ces informations était qu'elles avaient été accueillies avec un manque total de cette curiosité qu'on prête si volontiers aux scientifiques. Tous les experts avaient traité ces faits comme des phénomènes bizarres, cependant dénués de signification et ne méritant pas une enquête plus approfondie. Ainsi - février 1938 : lumières colorées signalées au-dessus de Douglas, dans l'île de Man. - Novembre 1937: chute d'une boule de feu qui affola les habitants de Donaghadee, en Irlande, en même temps que d'autres boules de feu, plus petites, flottaient dans l'air. - Mai 1937: fin désastreuse du dirigeable Hindenburg au-dessus de l'Atlantique, attribuée au « feu de la Sainte-Elme». Les scientifiques classèrent ce mystérieux incident dans leurs dossiers ... et retombèrent dans leur somnolence. - Juillet 1937: le poste émetteur de la marine américaine, à Chatham, dans le Massachusetts, signala un message du cargo britannique Togimo, relayé par le navire américain Scan mail, et selon lequel de mystérieuses lumières colorées avaient été aperçues à cinq cents milles au large du cap Race, à Terre-Neuve. New York Times, 8 juillet 1937: des chercheurs, las de somnoler, formulèrent une nouvelle théorie permettant d'expliquer les lueurs bleues et « autres phénomènes électriques analogues» fréquemment observés près de Khartoum, au Soudan, et de Kano dans le Nigeria. Reynolds News, 29 mai 1938: neuf personnes furent blessées par un mystérieux quelque chose tombé du ciel. Lune d'elles, un certain J. Hum, décrivit cet objet comme un « globe de feu». - Daily Telegrapl" 8 février 1938 :
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de nombreux lecteurs signalèrent la présence de sphères brillantes au cours d'une aurore boréale, phénomène d'ailleurs fort rare en Angleterre. - Western Mail (Pays de Galles), mai 1933 :on observa des globes phosphorescents au-dessus du lac BaIa, dans le centre du Pays de Galles. - Los Angeles Examiner, 7 septembre 1935: quelque chose .que l'on décrivit comme « un monstrueux éclair» jaillit par un soleil radieux à Centerville, dans le Maryland, faisant tomber un homme de sa chaise et mettant le feu à une table. Liverpool Echo, 14 juillet 1938: « Une grande lumière bleue» envahit le puits n° 3 des mines de Sainte-Hélène, dans le Lancashire et, après être . entrée en contact avec une nappe de gaz au fond d'une galerie, provoqua une « mystérieuse explosion». Le 17 janvier 1942, en Irlande du Nord, on aperçut des lumières bleues que n'avait pas décelées le barrage du radar. L'alerte fut aussitôt donnée et les chasseurs prirent l'air. Il n'y eut ni bombes ni tirs. La nouvelle fut arrêtée par la censure, et l'on soupçonna quelque machination diabolique des Allemands. Quatre mois plus tôt, les canons de Berlin avaient tonné contre des « feux de navigation », alors que nul avion ne survolait le secteur. Le Sydney Herald et le Melbourne Leader avaient publié un nombre extraordinaire de dépêches à propos de sphères lumineuses ou de boules de feu qui avaient, pour des raisons inconnues, infesté le ciel de l'Australie tout au long de l'année 1905, et plus particulièrement au cours des mois de février et de novembre. D'étranges assemblées s'étaient tenues au-dessus des antipodes. Les experts en massacre mondial avaient conféré, là-haut dans les cieux. L'un de ces phénomènes, observé par la station d'Adélaïde, se déplaçait si lentement qu'on avait pu le suivre quatre minutes avant qu'il disparaisse. Bulletin de la Société Française d'Astronomie, octobre 1905 : on observa d'étranges phénomènes lumineux dans le ciel de Calabre, en Italie. Des observations analogues, dans la même région, avaient été apportées par le Popolo d'italia en septembre 1934. Quelqu'un découvrit un exemplaire en lambeaux d'une relation de la croisière de La Bacchante où le roi Georges V, alors prince de Galles, décrivait une étrange guirlande de lumières qui flottait dans l'air « tel un vaisseau fantôme tous feux allumés», et que douze membres de l'équipage de La Bacchante avaient vue à 4 heures du matin, le 11 juin 1881. Daily Express, 15 février 1923: on remarqua des luminosités brillantes au-dessus du Warwickshire en Angleterre. - Field, Il janvier 1908: bizarres lueurs dans le Norfolk. - Dagbladet, 17 janvier 1936: on signala des centaines de feux follets dans le sud du Danemark. Les scientifiques étaient bien montés chasser les rayons cosmiques jusqu'à vingt mille mètres, mais pas un n'eut l'idée de poursuivre un feu follet. Ce n'était pas leur faute: comme tout un chacun, ils allaient où les Vitons leur soufflaient d'aller. - Peterborough Advertiser, 27 mars 1909: étranges clartés dans le ciel de la ville. Le Daily Mail confirma cette dépêche et signala des phénomènes du même genre dans d'autres villes. Peut-être Peterborough avait-il été le théâtre, en mars 1909, d'une grande dépense d'énergie émotionnelle, mais aucun journal ne publia 485
rien qui permette de lier ici les activités des hommes et celles des Vitons ... Il est vrai que certaines fonctions humaines ne font pas l'objet de dépêches. Dans le Daily Mail du 24 décembre 1912 parut un article du comte d'Erne dans lequel l'auteur décrivait des luminosités brillantes qui apparaissaient, depuis sept ou huit ans, dans les environs du lac d'Eure, en Irlande. Les lumières qui avaient provoqué l'alerte aérienne de Belfast, en 1942, venaient de la direction du lac d'Erne. - Berliner Tageblatt, 21 mars 1880: un « véritable cortège» de lumières flottant dans l'air a été aperçu au-dessus de Kattenau, en Allemagne. Au cours du XIXe siècle, on observa des sphères lumineuses dans des dizaines d'endroits aussi différents que le Sénégal, la Floride, la Caroline, la Malaisie, l'Australie, l'Italie et l'Angleterre. Le Herald Tribune, enthousiasmé par ce filon journalistique, s'en donna à cœur joie et publia un numéro spécial contenant vingt mille références à . des globes de feu et sphères lumineuses, cueillies dans quatre cents numéros de Doubt. Pour faire bonne mesure, le journal publia également une photocopie prise à la lumière parallèle des notes de Webb, agrémentée d'un commentaire expliquant que le scientifique était certainement sur la bonne voie avant d'en mourir. À la lumière des découvertes récemment faites sur les Vitons, qui pouvait préciser combien de schizophrènes étaient réellement des déséquilibrés, et combien les victimes d'expériences des Vitons, ou combien des personnes tout à fait normales étaient douées par quelque hasard d'une vision anormale? « Tous ces clairvoyants étaient-ils aussi simples que nous le croyions?» demandait le Herald Tribune, paraphrasant Webb. « Ou bien étaient-ils bel et bien sensibles à des longueurs d'ondes situées juste au-delà de notre marge ordinaire de sensibilité? » Suivaient d'autres citations exhumées du passé. L'histoire d'un bouc qui avait poursuivi on ne savait quoi à travers un champ, puis était tombé mort. Une vague d'hystérie avait fondu un jour sur une ferme à dindons et, en dix minutes, onze mille volatiles avaient piqué une crise ... fournissant un agréable casse-croûte à des voyageurs invisibles. On citait encore quarante-cinq histoires de chiens qui s'étaient mis à hurler pitoyablement, la queue entre les jambes, et à fuir ... on ne savait quoi. Et tant de cas de folie contagieuse chez les chiens et le bétail, « trop nombreux pour être tous cités» mais qui prouvaient tous, assurait le Herald Tribune, que les yeux des animaux avaient un fonctionnement différent de celui de la majorité des humains. Le public n'en perdait pas une bouchée, s'effarait et tremblait de peur nuit et jour. Des foules blêmes et grelottantes de terreur se précipitèrent dans les pharmacies et raflèrent tous les stocks de la préparation de Bjornsen, au fur et à mesure qu'ils étaient mis en vente. Des milliers, des millions de personnes suivirent le traitement: ils virent la réalité dans toute son affreuse nudité, et les derniers lambeaux de doute qu'ils pouvaient encore avoir s'envolèrent. À Preston, une ville d'Angleterre, personne ne vit rien d'anormaL .. jusqu'au jour où l'on s'aperçut que l'usine de produits chimiques locale avait 486
remplacé le bleu de méthylène par du bleu de toluidine. Un certain professeur Zigerson, de l'université de Belgrade, se traita fort consciencieusement à la teinture d'iode, au bleu de méthylène et au peyotl. Mais quand il tourna vers le ciel son regard de myope, il ne vit rien de plus que ce qu'il avait toujours vu depuis sa naissance. Il ne manqua pas de le dire dans un virulent article qui parut dans le journal italien Domenica del Corriere. Deux jours plus tard, un scientifique américain qui parcourait le monde, persuada ce journal de publier une lettre dans laquelle il conseillait au brave professeur, soit d'enlever les verres au plomb de ses lunettes, soit de les remplacer par des verres à la fluorite. On n'entendit plus jamais parlerde l'étourdi yougoslave. Cependant, dans la partie occidentale de l'Amérique, des tanks géants s'efforçaient de percer la ligne de combat, et réussissaient parfois des raids hasardeux. Ils se heurtaient, se détruisaient les uns les autres dans un fracas de métal déchiqueté. Des stratoplanes ultrarapides, des hélicoptères bombesrobots s'entrecroisaient dans le ciel de Californie et d'Orégon et au-dessus des régions stratégiques de la côte Atlantique. Aucun des deux adversaires n'avait encore fait usage de projectiles atomiques: chacun hésitait à déclencher un cataclysme dont nul pouvoir humain ne pourrait plus arrêter le cours. La guerre, en fait, différait assez peu du schéma classique des guerres du temps passé: malgré les progrès techniques, malgré les armes automatiques et la transformation de plus en plus poussée de la bataille en une série de pressions sur des boutons, l'infanterie demeurait la reine des batailles. Les Asiatiques se battaient à dix contre un et leur natalité compensait largement leurs pertes. La distance joua de moins en moins quand, un mois plus tard, les projectiles supersoniques se mirent de la partie. À une hauteur qui échappait à la vue, et à une vitesse qui dépassait de loin celle du son, ils sillonnaient dans les deux sens le ciel des Rocheuses. La plupart manquaient d'ailleurs leurs objectifs, mais allaient tout de même frapper des villes surpeuplées. Une erreur d'une quinzaine de kilomètres sur un tir de quatre ou cinq mille kilomètres était négligeable. Des Bermudes à Lhassa, n'importe où, on pouvait s'attendre à sauter en l'air n'importe quand, le bruit venant après. Le ciel s'embrasait et crachait la mort avec une redoutable impartialité, tandis que les hommes de toutes croyances et de toutes couleurs passaient leurs dernières minutes d'existence, protégés de la folie par l'espoir et par l'ignorance du sort qui les attendait. Le ciel et la terre s'étaient réunis en un seul enfer. Le commun des gens supportait cela avec le fatalisme animal des classes inférieures. Leurs yeux voyaient plus clair qu'autrefois, et partout les suivait la conscience d'une menace plus difficile à vaincre et plus révoltante que tout ce qu'avaient jamais engendré leurs pareils.
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L'
hôpital de la Miséricorde tenait encore debout, intact au milieu des ruines. New York avait terriblement souffert depuis le début de l'invasion asiatique, et d'énormes missiles continuaient à arriver des rampes de lancement mobiles de l'ennemi. Par pure chance, ou par la grâce d'une de ces failles dans les lois de la probabilité, le bâtiment n'avait pas été touché. Graham s'extirpa de son gyrauto à trois cents mètres de l'hôpital, et contempla l'entassement de moellons qui bloquait la rue sur toute sa largeur. -Des Vitons! cria Wohl en lançant un coup d'œil anxieux vers le ciel. Graham fit signe qu'il avait vu: un grand nombre de sphères flottaient au-dessus de la ville en ruine. De temps en temps une masse de brique s'écroulait, comme si un géant s'agitait sous terre en poussant des rugissements de douleur. Des dizaines de sphères qui n'attendaient que cela plongeaient aussitôt, avides de se repaître de sa vomissure. C'était là pour elles de la chair cuite à point, festin dont l'agonie des hommes faisait les frais. Le fait d'être maintenant visibles à la majorité des gens ne semblait pas gêner le moins du monde les vampires bleuâtres. Qu'il en ait ou non conscience, aucun être humain ne pouvait empêcher une goule affamée de venir s'installer sur sa nuque, de plonger dans son corps courbé par la crainte d'étranges tentacules vibrants d'énergie qui suçaient gloutonnement son influx nerveux. Bien des victimes étaient devenues folles en se voyant tout à coup choisies par une sphère en quête de proie. D'autres, plus nombreuses encore, avaient reçu la mort avec joie ou s'étaient suicidées sur place. D'autres s'accrochaient encore désespérément aux vestiges de leur raison: elles se faufilaient dans l'ombre des ruelles, obsédées par la crainte de sentir ce bizarre frisson au long du dos que provoquaient les tentacules avides. Ils étaient loin, les jours où l'on parlait de l'homme fait à l'image de Dieu. Qui disait homme, disait aujourd'hui vache à lait. Ce frisson qui courait le long de la colonne vertébrale était déjà, bien avant que l'on découvre l'existence des Vitons, une des sensations humaines 488
les plus banales. Si banales même que, quelqu'un frissonnait-il ainsi, on lui disait en plaisantant: Quelqu'un marche sur ta tombe! Graham escaladait, les traits déformés par sa répugnance, les monceaux de granit et de verre pilé: il glissait sur des tas de débris en équilibre instable, ses lourdes bottes recouvertes d'une fine poussière blanche. Ses narines se fronçaient: il sentait l'odeur pénétrante et aigre du « blitz », cette âcre senteur de chair et de matériaux broyés et abandonnés à eux-mêmes. Il arriva au sommet du monticule, examina le paysage d'un regard méfiant et dévala la pente, suivi par Wohl, dans une avalanche de poussière. Ils traversèrent rapidement le trottoir défoncé par les cratères et les fissures, et passèrent la brèche où se dressaient autrefois les grilles de l'entrée. Au moment où ils s'engageaient dans l'allée de gravier qui menait aux portes de l'hôpital, Graham entendit son compagnon lui dire en haletant: - Dieu du ciel, Bill, en voilà deux qui nous courent après! Il se retourna vivement et aperçut deux globes bleuâtres à l'éclat menaçant qui plongeaient sur eux. Ils étaient encore à trois cents mètres de là, mais ils approchaient à une vitesse croissante, et c'était une impression horrible que de les voir foncer ainsi sans un bruit. Wohl dépassa Graham en soufflant: - Venez, Bill! Ses jambes se déplaçaient avec une extraordinaire vélocité. Graham bondit à sa suite, son cœur battant la chamade. Si l'un des Vitons s'emparait de Wohl ou de lui, et lisait dans le cerveau de sa victime, il aurait tôt fait de reconnaître l'un des piliers de l'opposition. Ce qui les avait sauvés jusqu'à ce jour était la difficulté que les Vitons éprouvaient à distinguer un être humain d'un autre. On ne pouvait demander, même au plus expert des bergers, de reconnaître chaque bête du troupeau. Et pour la même raison tous deux avaient eu la chance d'échapper à l'attention de leurs super-bergers. Mais maintenant!. .. Graham courait de toutes ses forces, tout en sachant fort bien cette fuite inutile, l'hôpital n'offrant aucun asile, aucune protection contre les Vitons ... et pourtant, il se sentait tenu de courir. Wohl en tête, les sphères menaçantes à dix mètres derrière eux, ils franchirent la porte d'entrée comme si elle n'existait pas. Une infirmière les regarda avec de grands yeux se précipiter tête baissée dans le hall, mit la main à sa bouche et poussa un long cri. Sans se laisser distraire de leur chasse, sans un bruit, les sphères passèrent en trombe devant la jeune fille, virèrent à l'encoignure et s'engouffrèrent dans le couloir que venaient d'emprunter les fugitifs. Prenant un autre tournant, Graham, du coin de l'œil, vit les luminescences juste à six ou sept mètres, lancées à toute allure. Il évita de peu un interne en blouse blanche, se faufila entre deux tables roulantes chargées de plateaux-repas, et laissa sur place un groupe d'infirmières terrorisées par son train d'enfer. Le parquet était traître. Les bottes militaires de Wohl n'eurent pas plutôt touché le sol brillant comme un miroir qu'il dérapa, battit l'air pour 489
retrouver son équilibre et s'effondra en faisant trembler les murs. Graham, incapable de s'arrêter, lui sauta par-dessus, patina le long du parquet et alla s'écraser contre une porte qui grinça, gémit et céda. La tête rentrée dans les épaules, il fit demi-tour pour faire face à . l'inévitable. La surprise envahit son regard. Il aida Wohl à se remettre debout et lui montra le bout du couloir. - Bon Dieu! murmura-t-il. Bon Dieu! -Qu'est-ce qui se passe? - Ils ont tourné le coin, puis se sont arrêtés net. Ils sont restés là un moment, leur couleur a foncé un peu, et ils sont partis comme s'ils avaient le diable à leurs trousses. Wohl reprit son souffle. - Mince, on est de sacrés veinards! -Mais qu'est-ce qui les a. fait détaler? insista Graham, stupéfait. On ne les a jamais vus lâcher prise comme ça. Je n'ai jamais entendu dire qu'ils aient laissé une victime s'échapper une fois qu'ils l'avaient repérée. Qu'est-ce qui leur a pris? Wohl s'épousseta avec énergie, sans chercher à cacher une grimace de soulagement. -Ne me le demandez pas à moi. Ils ne nous ont peut-être pas trouvés assez à leur goût. Ils se sont peut-être dit que nous ferions un déjeuner plutôt médiocre, et qu'ils trouveraient mieux ailleurs. Je ne sais pas, moi. .. je ne suis pas devin. - Ils détalent souvent comme cela, fit une voix tranquille derrière eux. Cela s'est produit à plusieurs reprises. Graham pivota sur ses talons, et la vit dans l'encadrement de la porte qu'il venait d'enfoncer. La lumière de la pièce auréolait d'or ses cheveux noirs. Ses yeux calmes dévisageaient Graham. -La pin-up de la chirurgie, expliqua-t-il à Wohl avec un entrain superflu. Wohlla lorgna de la tête aux pieds et dit: -Je vous crois. L'air un peu pincé, elle posa la main sur la poignée de la porte comme pour la fermer. -Quand vous rendez visite, monsieur Graham, tâchez d'arriver de façon décente et non pas à la manière d'une tonne de briques. (Elle essaya de le foudroyer du regard.) Rappelez-vous que c'est un hôpital ici, pas une jungle. -Vous auriez du mal à trouver une tonne de briques dans la jungle, fit-il observer. Non, non, je vous en prie, ne fermez pas cette porte. Nous entrons. Il s'avança d'un pas résolu, suivi de Wohl. Ils s'assirent à côté du bureau, et Wohl contempla une photographie dans un cadre. Il lut tout haut: - « Pour Eva. Son papa.» Votre père était poète? demanda-t-il. Cela rompit un peu la glace. Le docteur Eva Curtis prit une chaise et dit en souriant : 490
- Oh, non! Je crois que le nom lui plaisait, c'est tout. - Il me plaît aussi, déclara Graham. (Il lui lança une œillade assassine.) J'espère que nous nous y ferons. -Nous? Ses beaux sourcils s'arquèrent. -Mais oui, dit-il avec audace. Vous et moi. Un jour. La température de la pièce baissa de cinq degrés. Eva Curtis replia sous sa chaise ses jambes gainées de soie pour les dissimuler aux regards investigateurs de Graham. Le plancher frémit et, au loin, un rugissement tomba du ciel. Tous trois retrouvèrent leur sérieux sur-le-champ. Ils attendirent que le rugissement se soit évanoui, puis Graham reprit: -Dites-moi, Eva ... cela ne vous ennuie pas que je vous appelle Eva? (Sans attendre la réponse il poursuivit:) D'après vous, il arrive souvent aux Vitons de mettre les voiles comme tout à l'heure? -Oui, c'est assez curieux. Je ne crois pas que l'on ait encore expliqué ce phénomène, et jusqu'à maintenant je n'ai pas eu le temps de chercher moi-même une explication. Tout ce que je peux vous dire, c'est que le personnel de l'hôpital a constaté, quand tout le monde a été traité avec la formule de Bjornsen, que ces Vitons semblaient prendre un certain plaisir à fréquenter l'hôpital. Ils entraient dans les salles et se nourrissaient aux dépens des malades qui souffraient le plus et auxquels, bien entendu, nous avions soigneusement caché leur existence. - Je comprends. - En revanche, ils ne s'attaquaient pas au personnel. (Le docteur Curtis lança aux deux hommes un regard interrogateur.) Je ne vois pas pourquoi. - Parce que des personnes peu émotives ne peuvent leur paraître que de la mauvaise herbe, là où ils trouvent tant de fruits mûrs et juteux à point, lui expliqua Graham. Vos salles sont de véritables vergers. Cette brutale constatation amena une expression d'horreur sùr le doux visage ovale de la jeune femme. Elle poursuivit: - Nous avons remarqué qu'à certaines périodes, deux ou trois fois par jour, toutes les sphères qui se trouvent dans l'hôpital s'éloignent en toute hâte pour ne plus revenir avant quelque temps. C'est ce qui vient de se produire. - Et nous a très probablement sauvé la vie. -C'est possible, admit-elle avec une indifférence affectée qui ne trompa personne. -Voyons, docteur ... euh ... Eva (il foudroya de l'œil le sourire ironique de Wohl), pouvez-vous nous dire si l'exode des Vitons coïncide avec quelque chose qui fasse partie de la routine de l'hôpital, comme par exemple l'administration de Certains médicaments aux malades, la mise en fonctionnement des appareils de rayons X, ou l'ouverture de telle ou telle bouteille d'un produit chimique? Elle réfléchit un moment sans paraître remarquer le regard attentif dont la fixait son interlocuteur. Enfin, elle se leva, chercha dans un dossier, composa un numéro sur son téléphone, et eut une brève conversation avec 491
une personne qui se trouvait dans une autre partie de l'hôpital. Quand elle raccrocha, son visage exprimait une visible satisfaction. - Vraiment, je dois avouer que j'ai été stupide, car je n'y avais pas songé , , . avant que vous m ayez pose cette questIon. - À quoi donc? - Au traitement par ondes courtes. Graham se frappa le genou et regarda Wohl d'un air de triomphe. -Ah, ah! L'appareil à fièvre artificielle! Mais n'est-il pas entouré d'un écran protecteur? . - Nous n'avons jamais réussi à l'isoler complètement. Nous avons essayé, parce qu'il troublait la netteté des récepteurs de télévision de l'hôpital en envoyant des espèces de damiers sur les écrans. Mais cet appareil est très puissant, ses ondes courtes sont très pénétrantes et tous nos efforts ont été vains. Je crois que les gens du voisinage ont dû isoler leurs récepteurs. -Sur quelle longueur d'ondes fonctionne cet appareil? demanda Graham. - Un mètre vingt-cinq. -Euréka! (Il sauta sur ses pieds. Ses yeux brillaient d'impatience.) Enfin une arme! - Comment cela, une arme? Wohl ne paraissait pas très enthousiaste. -Les Vitons n'aiment pas cet appareil- ne l'avons-nous pas constaté nous-mêmes? Dieu sait l'effet que produisent ses radiations sur eux. Peut-être provoquent-elles chez eux une sensation de chaleur intolérable, ou encore l'équivalent, chez les Vitons, d'une odeur infecte. Quoi qu'il en soit, nous avons le plaisir d'apprendre qu'ils les fuient comme la peste. Tout ce qui leur donne ainsi envie de fuir est, ipso facto, une arme. - Vous avez peut-être raison, concéda Wohl. - Mais si c'était vraiment une arme, ou même une arme potentielle, fit remarquer le docteur Curtis avec gravité, pourquoi les Vitons n'ont-ils pas encore détruit cet appareil? Ils n'hésitent jamais à détruire quand ils le jugent nécessaire. Pourquoi n'attaqueraienr-ils pas ce qui menace leur existence ... si c'est une menace ? -Je ne vois rien qui puisse aussi sûrement attirer l'attention des humains sur les propriétés de certains appareils de leurs hôpitaux, que de voir leurs ennemis s'acharner à les anéantir. - Je comprends. (Elle parut pensive.) Ils sont très forts. Leur pensée a de tout temps été en avance sur la nôtre. -Oui, jusqu'à aujourd'hui, corrigea Graham. Mais qu'importe le passé s'il nous reste l'avenir? (Il prit le téléphone.) Il faut que j'avertisse Leamington tout de suite. C'est peut-être de la dynamite. Voilà peut-être ce que j'espère ... et que le ciel nous vienne en aide si ça ne l'est pas! En tout cas, cela peut toujours permettre de fabriquer un appareil qui nous protégera lors de la réunion de ce soir. 492
Le visage fatigué de Leamington apparut sur l'écran. Ses traits se détendirent un peu à l'annonce de la nouvelle que Graham lui communiquait hâtivement. Celui-ci raccrocha et se tourna vers le docteur Curtis. - Il s'agit d'une réunion de scientifiques qui doit avoir lieu ce soir à 21 heures dans le sous-sol du Crédit national, Water Street. J'aimerais vous y emmener. - Je serai prête à 20 h 30, promit-elle. Le professeur Chadwick avait commencé son allocution depuis un petit moment lorsque Bill Graham, Eva Curtis et Art Wohl firent leur entrée dans la salle, et s'avancèrent sans faire de bruit jusqu'à leur place. Le sous-sol était plein, l'auditoire silencieux et attentif. Assis au premier rang, le colonel Leamington se retourna, fit signe à Graham et lui désigna du doigt un grand meuble qui montait la garde près de l'unique porte. Graham indiqua qu'il avait compris. Un journal dans une main et l'autre laissée libre pour souligner ses paroles, le professeur Chadwick disait: - Depuis deux mois, le Herald Tribune s'emploie à exhumer des masses de faits, et il n'a pas encore réussi à en réunir la moitié. La documentation est si importante qu'il est admirable que les Vitons aient pu opérer avec le cynisme que l'on sait sans même avoir à se soucier des réactions des hommes. Ils devaient nous considérer comme les derniers des imbéciles. - Et ils n'avaient pas tort, commenta une voix dans le fond. Chadwick enregistra le commentaire avec un léger sourire et poursuivit: -Les méthodes qu'ils utilisent pour «expliquer» leurs propres erreurs, leurs omissions, leurs fautes et leurs oublis en suggérant des superstitions appropriées, leur façon d'étayer ces superstitions par de prétendus miracles quand cela se révèle nécessaire, et la production, quand bon leur semble, de phénomènes dans le genre des «esprits frappeurs », tout cela démontre pleinement l'infernale habileté de ces êtres que nous appelons les Vitons. Ils ont fait des confessionnaux et des salles de spiritisme leurs centres de camouflage psychique. Et afin de veiller à ce que les masses aveugles ne recouvrent pas la vue, ils se sont allié à la fois le prêtre et le médium. (Il balaya la salle d'un geste rapide.) Aussi les illuminés n'ont-ils jamais eu qu'à ouvrir les yeux pour être servis: visions de Sainte Vierge, de saints ou de pécheurs, ou des chers disparus. Allez-y, les gars, ne vous privez pas! Un rire froid et crispé s'éleva dans la salle et s'en vint écorcher les nerfs des auditeurs. -Il faut bien nous l'avouer, ce que le Herald Tribune a recueilli, c'est un réquisitoire contre la crédulité humaine, et qui prouve clairement que l'homme, pris en masse, peut regarder des faits bien en face ... et les nier! Qu'il peut voir du poisson et l'appeler lapin oU perdrix, par respect pour les conventions établies par des tuteurs dogmatiques aussi aveugles que lui-même, par crainte de perdre ses invisibles titres à des demeures célestes inexistantes, par persuasion que Dieu lui refusera des ailes s'il soutient qu'une vision qu'on
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lui certifie venir tout droit du Ciel peut, en fait, venir tout droit de l'Enfer. (Il fit une pause, puis ajouta dans un aparté à l'usage de tout le monde:) Satan a toujours été un menteur ... à ce qu'on dit! - Je suis d'accord, lança Leamington d'une voix de stentor, se souciant comme d'une guigne des convictions personnelles que l'orateur venait de heurter. -J'ai moi-même découvert un grand nombre de faits convaincants, poursuivit Chadwick. Ainsi, nous savons aujourd'hui que ce sont des Vitons qui fréquentaient le district de Fraser River, en Colombie britannique, au début de 1938. Les Vitons ont d'ailleurs eu fréquemment les honneurs de la presse. Un communiqué de United Press, daté du 21 juillet 1938, déclare que les grands incendies de forêts qui ravageaient la côte Pacifique de l'Amérique du Nord étaient provoqués par des orages secs, phénomènes que l'on n'avait jamais vus jusqu'alors. -En 1935, on découvrit l'existence dans la présidence de Madras, en Inde, d'une secte secrète d'adorateurs de globes flottant dans l'air. Ils voyaient les objets de leurs dévotions, disait-on, alors que ceux-ci demeuraient invisibles aux profanes. Toutes les tentatives faites pour photographier ces globes sont restées vaines, mais vous et moi savons ce que les photographes auraient enregistré s'ils avaient utilisé l'émulsion de Beach. » Le Los Angeles Examiner du 15 juin 1938 relate un cas analogue à celui de feu le professeur Mayo. Sous le titre: Suicide tragique d'un astronome célèbre, le journal rapporte que le docteur William Wallace Campbell, recteur honoraire de l'université de Californie, a trouvé la mort en se jetant d'une fenêtre de son appartement situé au troisième étage. Le fils du scientifique attribua le suicide de son père à sa peur de devenir aveugle. Je veux bien que cette mort ait été en rapport avec les yeux de Campbell, mais je doute fort que ce soit dans le sens qu'on supposa alors. (Sans s'arrêter aux murmures d'approbation de son auditoire, le professeur Chadwick poursuivit:) » Croyez-le si vous le voulez, il s'est trouvé un homme doté d'une perception extrasensorielle ou, peut-être, d'un champ de vision tellement développé qu'il a pu peindre un tableau montrant plusieurs Vitons flottant au-dessus d'un paysage de cauchemar. Bien mieux, cet homme, comme s'il sentait ce que ces êtres avaient de commun avec les rapaces, a ajouté dans la scène un faucon. Le tableau en question est le Paysage de rêve de Paul Nash, exposé pour la première fois en 1938 et actuellement à la Tate Gallery, en Angleterre. Nash lui-même est mort subitement quelques années plus tard. (Tournant les yeux vers Graham, l'orateur déclara:) » Toutes les preuves que nous avons recueillies démontrent, sans doute possible, que les Vitons sont des êtres essentiellement constitués d'énergie maintenue sous une forme à la fois compacte et stabilisée. Ils ne sont ni solides, ni liquides, ni gazeux. Ils ne sont ni animaux, ni végétaux, ni minéraux. Ils représentent une forme nouvelle de vie non encore classée, qu'ils partagent avec la foudre en boule et autres phénomènes similaires, mais ils ne sont pas de la matière dans le sens général du terme. Ils sont autre chose, quelque 494
chose qui nous est inconnu mais qui n'est nullement surnaturel. Peut-être ne sont-ils qu'un complexe d'ondes qu'il nous est impossible d'analyser avec les instruments dont nous disposons à l'heure actuelle. Nous savons que les tests spectroscopiques par lesquels nous les avons fait passer se sont révélés sans résultat. Il me semble que la seule arme que nous puissions leur opposer soit quelque chose qui altère justement leur état matériel, c'est-à-dire une forme d'énergie telle qu'une radiation à influence hétérodyne qui interférerait avec les vibrations naturelles des Vitons. La découverte qu'a faite aujourd'hui même monsieur Graham, du Service de renseignements, confirme amplement ma théorie. (Il fit de la main signe à Graham, et conclut :) » C'est pourquoi je vais demander à monsieur Graham de vous communiquer lui-même les renseignements qu'il a obtenus, et je suis sûr qu'il va nous être d'un grand secours par ses suggestions. D'une voix haute et ferme, Graham relata les événements de l'après-midi. -Il faur absolument, dit-il, que nous commencions sans délai des recherches afin de découvrir, dans le système des ondes radioélectriques, celles - s'il en existe - dont la fréquence est fatale aux Vitons. À mon avis, il serait bon d'installer, dans un endroit peu fréquenté et au large de toutes les zones d'opérations, un laboratoire convenablement équipé car, à présent, nous avons la preuve que les Vitons recherchent surtour les endroits surpeuplés et visitent rarement les zones inhabitées. Leamington se leva et sa haure silhouette se dressa au-dessus de ses voisins assis. - C'est une excellente idée. Nous avons établi que la force numérique des Vitons était environ un vingtième ou trentième de celle des humains, et nous pouvons affirmer, sans grand risque d'erreur, que la plus grande part en est massée autour des grandes sources d'énergie humaine et animale. Un laboratoire caché dans le désert, c'est-à-dire dans un endroit pauvre en fourrage émotionnel, a des chances de ne pas être repéré, donc de rester intact pendant des années. Leamington se rassit au milieu des murmures approbateurs de l'assistance. Pour la première fois depuis le début de la crise, ces gens avaient l'impression que l'humanité allait faire quelque chose pour rejeter une fois pour toures ce fardeau qu'elle traînait depuis des siècles. Comme pour leur rappeler que l'optimisme devait aller de pair avec la prudence, le sol trembla, une rumeur assourdie leur parvint du dehors, bientôt suivie d'un grondement dans le ciel. Leamington pensait déjà à un site, pour l'établissement de ce qu'il espérait devoir être le premier arsenal anti-Viton. Le chef du Service secret gratifia d'un sourire paternel son protégé, qui n'avait pas quitté l'estrade. Il savait d'instinct que son plan serait mené à bien, et que Graham jouerait le rôle le plus propre à rehausser le prestige du service. Leamington n'avait jamais demandé à ses hommes rien de plus que leur corps et leur âme. Il n'en avait jamais reçu moins.
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- Il serait vain, leur rappela Graham comme les bruits du dehors mouraient peu à peu, de vaincre les Asiatiques si nous n'essayions pas de maîtriser aussi ceux qui les font agir. Anéantir les Vitons, c'est détruire la source des erreurs de nos ennemis, c'est ramener ceux-ci à la raison. Ce sont des hommes comme nous, ces Asiatiques. Débarrassez-les de leurs rêves insensés et vous les aurez débarrassés de leur furie. Frappons un bon coup en offrant au monde l'arme que nous avons trouvée à nous seuls. - Pourquoi ne pas grouper nos scientifiques et les mettre au travail? demanda une voix. -Rassurez-vous, nous allons le faire. Mais - nous l'avons appris à nos dépens - il vaut mieux avoir un millier de chercheurs distants les uns des autres qu'un groupe de mille. Que le monde occidental tout entier se mette au travail, et rien de visible ou d'invisible ne pourra empêcher notre victoire! L'assistance éclata en applaudissements tandis que Graham fixait, machinalement, l'appareil qui montait toujours la garde devant l'unique porte. Il pensait à Beach. Sa mémoire était pleine de souvenirs tragiques: le professeur Mayo et son air de pantin disloqué; le plongeon désespéré de Dakin, l'horrible expression des yeux du malade qui croyait avoir un chien dans le ventre; le fracas du gyrauto de Corbett s'écrasant contre le mur; le grand pavillon noir que les molécules déchiquetées avaient tendu dans le ciel de Silver City. Ce n'était pas la peine de refroidir leur enthousiasme, pour une fois qu'ils avaient l'occasion d'en manifester. Mais il n'en restait pas moins clair comme le jour que les recherches dans le domaine des ondes courtes devaient fatalement prendre l'une des deux directions: la bonne ou la mauvaise. Prendre la mauvaise, cela signifiait l'esclavage à perpétuité et, au premier indice de succès, ce serait le massacre impitoyable de tous les chercheurs susceptibles de toucher au but. Il fallait s'attendre à des meurtres en série, à l'assassinat de tous les esprits de valeur qui seraient aux avant-postes de cette lutte fantastique. C'était une redoutable certitude, mais Graham n'avait pas le courage d'y faire allusion. L'assistance se calma, et il quitta la tribune sans ajouter un mot. Le silence fut rompu par le fracas désormais familier des bombardements. Le sol de la cave eut une oscillation de près de quinze centimètres, puis revint doucement en place. Tandis que les assistants attendaient crispés sur leurs chaises, un grondement de maçonnerie en train de s'écrouler leur parvint à travers l'épaisseur des murs. Puis le ciel retentit d'un rugissement atroce, comme si le Créateur se délectait des sursauts d'agonie de ses créatures. Et après un instant de silence vint de la terre le grondement moins profond des véhicules fonçant vers le lieu du sinistre, vers le sang et les larmes. Sangster était soucieux et n'essayait pas de le dissimuler. Assis à son bureau du service spécial des Finances, dans l'immeuble de la Banque de Manhattan, il ne quittait pas des yeux Graham, Wohl et Leamington, mais parlait sans s'adresser à aucun d'eux en particulier:
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-Voici douze jours que nous avons diffusé cet appel général à tous ceux, industriels ou amateurs, qui fabriquent des postes de radio, commença-t-il. Avons-nous ,rencontré la moindre difficulté pour lancer ce message? Absolument pas! Aucune station de radio n'a sauté, rien. Non, je vous assure, si ces recherches sur les ondes courtes constituaient une menace pour les Vitons, ils auraient fait feu de tout bois pour l'arrêter. Ils auraient noté les noms de tous les experts en matière de radio et ils auraient pris des mesures. Cela aurait été le carnage. Mais les Vitons n'ont pas bronché. Nous aurions essayé de nous débarrasser d'eux en marmonnant une formule magique, qu'ils ne s'en seraient pas plus émus. Donc, nous faisons fausse route. Ils ont peut-être feint d'éviter les appareils de radiothérapie, juste pour nous lancer sur une mauvaise piste. Ils doivent rire de tout ce qui leur sert de cœur. (Il pianota nerveusement sur son bureau.) Je n'aime pas ça du tout. -Ou bien peut-être veulent-ils nous le faire croire, suggéra tranquillement Graham. -Hein? Sangsrer ouvrit la bouche avec une stupéfaction qui fit sourire les trois hommes. -Ce que vous dites prouve que le désintérêt qu'affectent les Vitons devrait nous décourager. (Graham s'avança jusqu'à la fenêtre et contempla le paysage dévasté de New York.) J'ai dit devrait, attention! Je me méfie de leur apparente nonchalance. Ces infernales créatures en savent plus sur la nature humaine qu'en sauront jamais des experts comme Jurgens. Sangster s'épongea le front, farfouilla parmi les papiers qui étaient sur son bureau et en sortit une feuille. -Évidemment, évidemment ... Voici un rapport de l'Electra Radio Corporation. Leurs vingt experts pourraient tout aussi bien jouer à la belote. Ils disent que les ondes courtes sentent simplement mauvais: ils ont envoyé sur les Vitans qui passaient toutes les longueurs d'ondes que leur matériel peut produire, et les sphères se sont contentées de s'écarter comme si elles trouvaient que ça puait. Bob Treleaven, le meilleur de leurs experts, croit que, pour ces maudits Vitons, certaines longueurs d'ondes correspondent à nos sensations olfactives. (Il tapota la feuille d'un doigt rageur.) Je vous le demande, à quoi cela nous avance-t-il ? -Tout vient à point à qui sait attendre, cita Graham. Se renversant dans son fauteuil, Sangster posa les pieds sur son bureau avec un air d'angélique patience. -Fort bien. Nous attendrons donc. J'ai en vous une confiance aveugle, Bill, mais c'est la caisse de mon service qui alimente ces recherches. Cela me soulagerait de savoir ce que nous attendons. - Nous attendons qu'un chercheur fasse à peu près griller un Vitan. (Un sourire sardonique plissa le visage tanné de Graham.) Et je regrette de vous le dire, mais nous attendons aussi le premier d'une autre série de cadavres humains.
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-Voilà ce qui me tourmente, intervint Leamington. Ces satanées sphères viennent souvent scruter les cerveaux. Un jour, Bill, ce sera votre tour. Ils s'apercevront qu'ils ont découvert l'ennemi n° 1. .. et quand nous vous trouverons, ce sera trop tard. - Nous sommes tous forcés de prendre des risques, dit Graham. J'en ai pris un de taille, le jour où l'idée m'est venue de naître. (Il revint à la fenêtre.) Regardez! Ses compagnons s'approchèrent et contemplèrent la scène. Un nuage boursouflé et grisâtre s'élevait de la base du Liberty Building. Une effroyable secousse ébranla tout le quartier, puis une sorte d'horrible glapissement se fit enfin entendre. Quelques secondes plus tard, l'énorme masse du Liberty Building se penchait doucement, très doucement, s'effondrant avec la puissante lenteur d'un mammouth blessé. Le gratte-ciel demeura un instant penché, hésita comme s'il défiait les lois de la pesanteur, laissant planer sur la zone qu'il allait dévaster la redoutable menace de ses millions de tonnes. Puis, comme si une main invisible avait jailli du vide pour lui donner la poussée finale, la chute du gigantesque bloc s'accéléra, la splendide colonne qu'il dessinait se scinda en trois tronçons d'où des poutres métalliques dépassaient comme des dents cariées. Enfin, il s'écrasa dans un fracas d'apocalypse. Le sol trembla au passage des longues ondes de choc, tandis qu'un immense tourbillon de matériaux pulvérisés s'élevait lourdement. Une véritable horde de sphères bleuâtres affamées plongea avidement des hauteurs du ciel, fonça droit sur les ruines, s'attablant autour de ce festin d'agonie. Au-dessus de l'Hudson, une autre cohorte de sphères suivait, tels des vampires, une bombe volante en lui faisant une traîne de grosses perles bleues. La fusée filait sur Jersey City. Bientôt, elle piquerait en hurlant vers le sol, les femmes en la voyant descendre hurleraient encore plus fort ... et les Vitons y puiseraient leur muette délectation de vautours. -Un missile! murmura Leamington, les yeux toujours fixés sur les décombres fumants du Liberty Building. J'ai cru d'abord qu'ils commençaient à employer les bombes atomiques. Seigneur, mais il devait être énorme! - Encore un progrès dû aux Vitons, dit Graham avec amertume .. Encore un avantage technique dont ils ont gratifié leurs dupes d'Asie. Une sonnerie brusque du vidéophone de Sangster les fit sursauter. Sangster décrocha et alluma l'amplificateur. «Sangster, crépita une voix dans l'appareil, je viens de recevoir de Buenos Aires un message radio de Padilla. Il a trouvé quelque chose! Il dit ... il dit ... Sangster... oh!» Graham bondit au côté de Sangster et regarda l'écran du vidéophone. Il arriva juste à temps pour voir une tête disparaître du champ de l'appareil. On distinguait malle visage, brouillé par une étrange brume bleutée, mais, avant qu'il s'efface complètement, Graham eut le temps d'y lire une vision d'ineffable terreur. 498
- Bob Treleaven, murmura Sangster. C'était Bob. (Il était comme pétrifié.) Ils l'ont eu ... et je les ai vus l'avoir! Graham avait déjà saisi le combiné, trépignait presque d'impatience en attendant un signe de vie à l'autre bout du fil. Mais il n'y eut pas de réponse. - Passez-moi le Service de contrôle radio, lança-t-il. Communication officielle ... vite! (Il se tourna vers Sangster, blanc comme un linge.) Où est l'usine de l 'Electra? - À Bridgeport, dans le Connecticut. -Allô! contrôle radio? (Graham se pencha sur l'appareil.) Un message vient d'être envoyé de Buenos Aires à Bridgeport dans le Connecticut, relayé probablement par Barranquilla. Voulez-vous m'en retrouver trace et me mettre en communication avec la personne qui a émis le message? (Sans lâcher le vidéophone, il fit signe à Wohl.) Art, appelez la police de Bridgeport sur l'autre ligne. Dites-leur d'aller à l'usine d'Electra recueillir tous les renseignements qu'ils pourront trouver. Après cela, filez prendre le gyrauto. Je vous suis. -Parfait. Wohl attrapa l'autre vidéophone et lança quelques ordres brefs. Puis il sortit. Le correspondant de Graham revint au bout du fil. Graham eut une rapide conversation, et ses compagnons virent ses mâchoires se crisper à plusieurs reprises. Il raccrocha, demanda Un autre numéro et, après avoir échangé encore quelques phrases, abandonna l'appareil et tourna vers Sangster et Leamington un visage maussade qui disait toute sa déception. - Padilla est muet comme la tombe. L'opérateur du relais de Barranquilla est mort, lui aussi. Il a dû écouter le message et entendre quelque chose que nous n'avons pas le droit de connaître. Ça lui a coûté la vie. Cela m'arrangerait bien en ce moment si je pouvais être en quatre endroits à la fois. (Il ajouta en se frottant le menton:) Je parierais un million contre un que Treleaven est mort comme les autres. - Eh bien! Vous les avez, vos cadavres, fit observer Leamington sans la moindre émotion. Mais Graham avait déjà franchi la porte et se précipitait dans le couloir qui menait aux ascenseurs. Il courait, fouaillé par le besoin de vengeance, et, derrière son regard que la formule de Bjornsen rendait généralement glacé, brûlait maintenant la haine. L'ascenseur pneumatique se rua en sifflant vers le rez-de-chaussée et le gyrauto en attente. Graham sortit en trombe de la cabine, les narines dilatées comme celles d'un loup qui vient de flairer une proie et qui s'élance pour tuer.
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e laboratoire de l'Electra Radio Corporation était petit, mais bien équipé: tout y était dans un ordre parfait, rien n'accrochait l'œil dans cette pièce sans fantaisie, sauf le récepteur du téléphone pendant au-dessus du cadavre. -Nous n'avons touché à rien, dit un gros policier. Nous avons seulement pris des clichés stéréoscopiques du corps. Bill Graham acquiesça d'un signe de tête et se pencha sur le cadavre. Sans se laisser impressionner par l'expression d'horreur qu'une mort affreuse avait imprimée au visage de Treleaven, il fouilla rapidement la victime, vida sur une table le contenu de ses poches et l'examina avec soin. -Sans intérêt, dit-il d'un air écœuré. Cela ne me dit absolument rien. (Il aperçut un petit homme tiré à quatre épingles qui s'agitait derrière le policier, et le héla:) Vous, vous étiez l'assistant de Treleaven? Que pouvez-vous me dire? - Bob a reçu un message de Padilla, bredouilla le petit homme, ses regards affolés allant de Graham au corps étendu par terre, tandis qu'il tiraillait nerveusement sa moustache. -Nous le savons. Qui est Padilla? L'assistant boutonna son veston, le déboutonna, revint à sa moustache: il semblait ne pas savoir quoi faire de ses mains. -Une relation d'affaires et un ami personnel de Bob. Padilla possède le brevet de l'amplificateur thermostatique, une lampe de radio qui se refroidit automatiquement et que nous fabriquons ici sous licence. -Continuez, dit Graham. - Dès que Bob a eu ce message, il a paru tout excité et il a dit qu'il allait répandre la nouvelle partout. Il n'a pas dit de quoi il s'agissait, mais il avait l'air très emballé. -Et alors? - Il est allé tout droit à son laboratoire pour téléphoner. Cinq minutes plus tard, une bande de Vitons a fait irruption dans l'usine. Ils rôdaient depuis plusieurs jours, comme s'ils nous surveillaient. Cela a été un sauvequi-peut général, tout le monde a détalé sauf trois employés qui travaillaient au dernier étage. 500
- Pourquoi n'ont-ils pas fui? - Ils n'ont pas encore été traités à la formule de Bjornsen. Ils ne pouvaient pas voir les Vitons et ne savaient pas ce qui se passait. -Je comprends. -Nous sommes revenus, une fois les Vitons disparus, et nous avons trouvé Bob mort au téléphone. -Vous dites que les Vitons rôdaient depuis plusieurs jours, intervint Wohl. Est-ce que durant cette période ils ont attrapé des employés de l'usine pour leur fouiller le cerveau? Le petit homme était plus nerveux que jamais. - Quatre. Ils en ont piqué quatre au c(mrs des derniers jours. Cela nous rendait la vie intenable. Il était impossible de dire qui serait la prochaine victime. Nous avions du mal à travailler pendant la journée, et la nuit, nous n'arrivions pas à dormir. (Il lança à Wohl un regard pathétique, avant de poursuivre :) Ils ont pris le dernier hier après-midi. Il est devenu fou. Ils l'ont abandonné devant l'usine, bafouillant comme un idiot de village. -Tiens, mais je n'en ai pas vu un seul quand nous sommes arrivés, fit remarquer Wohl. - Cette contre-attaque doit leur suffire. Ils estiment sans doute que l'usine ne représente plus pour eux une source de danger. (Graham ne put s'empêcher de sourire devant le contraste de la nervosité du petit homme avec l'impassibilité éléphantine du policier.) Mais ils reviendront! Graham renvoya le témoin et, avec l'aide de Wohl, se mit à fouiller méthodiquement le laboratoire, recherchant les notes, les feuilles de carnets. Le papier le plus insignifiant était susceptible de fournir un indice. Il se rappelait les messages mystérieux laissés par d'autres victimes. Mais leurs efforts furent vains. La seule donnée disponible du problème, c'était que Bob Treleaven était indiscutablement mort. - C'est vraiment la poisse, grogna Wohl. Pas une piste. Pas la plus misérable petite piste. Nous sommes frais. - Faites marcher un peu votre imagination, le taquina Graham. -Ne me dites pas que vous avez un tuyau? Le brave Wohl ouvrit des yeux tout ronds. Il regarda autour de lui, cherchant ce qu'il avait bien pu négliger. -Non, dit Graham en prenant son chapeau. Dans cette histoire de fous, personne ne vit assez longtemps pour nous passer un tuyau valable, alors ce sont nos méninges que nous sommes obligés de faire travailler. Allons, rentrons. Ils traversaient Stamford quand Wohl, qui considérait pensivement la route, se tourna vers son compagnon. -Allons, allons ... c'est un secret de famille, ou quoi? - Comment cela? - Ce tuyau dont vous parliez. -Il y en a plusieurs. D'abord, nous ne savons pas grand-chose sur Padilla. Il faut remédier à cette ignorance. D'autre part, Treleaven a passé 501
environ cinq minutes au téléphone avant d'être mis hors de combat. Il n'a pas parlé à Sangster plus d'une demi-minute et cela a été son dernier appel. Donc, à moins qu'il lui ait fallu quatre minutes et demie pour avoir Sangster - ce qui est peu probable -, j'en conclus qu'il a peut-être passé un coup de fil à quelqu'un d'autre d'abord. Nous allons voir si c'est exact et, dans ce cas, quel était son correspondant. -Vous êtes un type extraordinaire ... et je suis encore plus bête que je croyais, dit Wohl. Graham eut un sourire timide et poursuivit: -Enfin, nous ne savons pas combien de postes d'amateurs étaient à l'écoute entre Buenos Aires, Barranquilla et Bridgeport. Il peut s'en trouver un ou deux qui soient tombés par hasard sur la bonne fréquence radio. Si jamais l'un d'eux a intercepté le message de Padilla, il faut absolument que nous mettions la main sur lui avant que les Vitons l'aient repéré! - Espoir, déclama Wohl, éternel ressort du cœur humain. (Il jeta un coup d'œil nonchalant sur le rétroviseur, et son regard s'y arrêta comme fasciné.) Mais pas de mon cœur! ajouta-t-il d'une voix haletante. Graham pivota sur son siège et suivit le regard de Wohl. - Des Vitons ... à notre poursuite!· (D'un coup d'œil, il scruta l'horizon devant, sur les côtés.) Appuyez à fond! En même temps que Wohl écrasait l'accélérateur, il pressait d'un geste sec le bouton de secours. Sous l'effet _du courant de renfort fourni par les batteries, la dynamo se mit à hurler et le gyrauto bondit en avant. - Ça ne sert à rien ... Ils nous auront quand même, souffla Wohl. Il prit un virage très raide et redressa, après trois dérapages. La route défilait comme un large ruban sous leurs roues. - Même si nous allions deux fois plus vite, nous ne pourrions pas leur échapper. -Le pont! cria Graham. (Surpris lui-même de son sang-froid, il désigna le pont qui se précipitait à leur rencontre.) Sautez la berge et plongez dans le fleuve. C'est une chance à courir. -Une ... drôle de ... chance! murmura Wohl. Graham ne répondit pas. Se retournant, il aperçut les sphères menaçantes à deux cents mètres derrière eux, gagnant rapidement du terrain. Il y en avait dix à la queue leu leu qui se déplaçaient sans effort, semblait-il, à cette allure de boulet de canon qui leur était familière. Le pont approchait. L'horrible cortège avait gagné cinquante mètres. Les regards anxieux de Graham allaient de l'avant à l'arrière. Leur salut ne tenait maintenant qu'à une fraction de seconde. -Nous nous en tirerons tout juste, hurla-t-il pour couvrir le rugissement de la dynamo. Quand nous toucherons l'eau, tirez-vous du gyrauto et nagez sous l'eau aussi longtemps que vous le pourrez. Prenez juste une petite aspiration de temps en temps. Restez sous l'eau tant qu'ils seront là, même si vous devez mettre huit jours à sécher. Ça vaut mieux que ... Il n'acheva pas. 502
-Mais ... , commença Wohl. - Allez! cria Graham. Il n'attendit pas que Wohl se décide. Agrippant d'une main puissante la direction, il donna un brusque coup de volant. Avec un crissement de protestation du gyroscope, la machine lancée à une vitesse folle escalada le talus, frôla le parapet en ciment et, après avoir décrit dans l'air une superbe parabole, percuta l'eau tel un monstrueux projectile, avec une violence qui fit rejaillir des gerbes liquides bien au-dessus du niveau de la route. Un petit arc-en-ciel miroita un instant puis disparut. Le gyrauto s'enfonça dans un foisonnement de bulles et coula, laissant à la surface de l'eau encore agitée de remous une mince couche multicolore d'huile, qu'effleuraient dix Vitons momentanément décontenancés. Graham avait eu une heureuse inspiration en ouvrant sa portière juste avant le plongeon, car il s'aperçut que, sans cela, la pression de l'eau lui aurait fait perdre de précieuses secondes. D'un vigoureux appel du pied, il dégagea son corps musclé du gyrauto qui s'était renversé sur le lit du fleuve. À grandes brasses, il nagea sous l'eau de toute la vitesse dont il était capable, s'efforçant de percer de l'œil les ténèbres liquides. Wohl, il le savait, était sorti de la machine: il avait senti la secousse au moment où son compagnon s'était dégagé. Mais la boue que charriait le fleuve l'empêchait de voir. Quelques bulles montèrent encore de sa bouche, mais ses poumons n'en pouvaient plus. Il essaya de nager plus vite, mais il sentit son cœur palpiter, ses yeux s'exorbiter. D'une secousse il remonta à la surface; il aspira goulûment une gorgée d'air et replongea. À quatre reprises, il remonta avec la vivacité d'une truite happant les mouches, se remplit les poumons et replongea sous l'eau. Il finit par heurter le fond, ses semelles raclèrent un sol caillouteux, et avec précaution il jeta un regard hors de l'eau. Les dix globes brillants survolaient maintenant une partie de la berge cachée par le pont. Graham les vit s'élever, les suivit des yeux jusqu'à ce qu'ils ne soient plus que dix petits points sous les nuages. Puis les fantômes bleus virèrent vers l'est. Graham sortit de l'eau en titubant et s'arrêta, ruisselant, sur la rive. Le fleuve coulait sans bruit. Le regard de Graham parcourut la surface des eaux avec une perplexité qui se changea bientôt en angoisse. Il remonta en courant, inquiet et avide en même temps de voir ce qu'il y avait de l'autre côté du pont. En s'approchant, il aperçut le corps de Wohl. Il continua à courir, l'eau giclant de ses chaussures tandis qu' il s'aventurait sur l'étroite bande de terre qui passait sous l'arche du pont: Wohl était là, étendu sans mouvement. Rejetant en arrière ses cheveux dégoulinants, Graham se pencha et attrapa les cuisses glacées de Wohl. Dans un effort qui fit craquer ses jointures, il souleva le corps inerte et l'installa la tête vers le bas. 503
Un flot d'eau sortit de la bouche béante de Wohl et coula sur les pieds de Graham. Après quelques secousses, voyant que plus rien ne venait, Graham étendit Wohl à plat ventre, s'accroupit sur lui et, plaçant ses grandes mains musclées sur les côtes immobiles du noyé, entreprit de pratiquer d'énergiques mouvements de respiration artificielle. Il peinait toujours, avec entêtement, quand il sentit le corps de -Wohl se crisper en même temps qu'un gargouillement sortait de sa gorge. - Une sacrée beigne sur le crâne, Bill, siffla Wohl. (Il toussa, perdit le souffle et sa tête retomba lourdement sur l'épaule de Graham.) Ça ni'a assommé d'abord. C'était peut-être la portière. Le courant pressait contre elle et elle s'est rabattue sur moi. J'ai coulé, je suis remonté à la surface, j'ai coulé encore. J'avalais de -l'eau sans arrêt. (Ses poumons gargouillaient affreusement.) J'ai l'impression d'avoir traîné dans l'eau pendant un mois. - Ça va aller mieux, dit Graham, réconfortant. - Fichu ... j'ai cru que j'étais fichu. Je me disais que c'était la fin. Une foutue fin ... une épave ... avec les détritus, dans le fleuve. Sur l'eau, sous l'eau, sur l'eau, sous l'eau, dans les saletés et les bulles d'eau tout le temps, tout le temps. (Il se pencha en avant, bavochant. Graham le rattrapa.) Je me débattais ... Je luttais comme un forcené ... les poumons pleins de flotte. Et puis je suis remonté à la surface ... et un de ces sacrés Vitons m'a mis le grappin dessus. - Comment? cria Graham. -Un Viton m'a eu, reprit l'autre d'une voix morne. J'ai senti son emprise ... Il me palpait ... dans le cerveau ... il fouillait, il tâtait. (Wohl eut une toux rauque.) C'est tout ce que je me rappelle. - Ils ont dû vous traîner sur la berge, déclara Graham, très excité. S'ils ont lu votre cerveau, ils pareront à toutes nos démarches. - Palpait ... dans mon cerveau, murmura Wohl. Il ferma les yeux, le souffle court et l'air lui sifflant dans les bronches. Tout en se mordant les lèvres, Leamington demanda: -Pourquoi n'ont-ils pas tué Wohl comme les autres? -Je n'en sais rien. Ils ont peut-être décidé qu'il ne savait rien de vraiment dangereux pour eux. Moi pas davantage d'ailleurs ... Ne vous imaginez pas que je vais me faire supprimer chaque fois que je mettrai le pied dehors. -Je ne me fais pas d'illusions, ricana Leamington. Vous avez eu jusqu'à maintenant une chance incroyable. -Art va sûrement me manquer pendant quelques jours, reprit Graham. (Il soupira.) Est-ce que vous avez pu me trouver ces renseignements sur Padilla ? -Nous avons essayé. (Leamington poussa un grognement écœuré.) Notre agent là-bas n'a rien trouvé du tout. Les autorités sont débordées et n'ont pas le temps de l'écouter.
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- Comment cela? Encore une épidémie de flemmingite ? - Non, ce n'est pas cela. Peu après notre message, Buenos Aires a été violemment bombardée par les Asiatiques. La ville a beaucoup souffert. -Zut! lança Graham, dépité. Encore une piste éventuelle qui nous échappe. - Il nous reste les postes d'amateurs, fit remarquer Leamington sans entrain. Nous travaillons là-dessus. Mais cela va prendre un moment. Ces satanés amateurs ont le chic pour se cacher au sommet des montagnes ou en pleine jungle. Toujours dans les endroits les plus impossibles. - Vous ne pouvez pas lancer un appel par radio? - Oh! bien sûr, je peux lancer un appel. .. exactement comme je peux appeler ma femme quand elle n'est pas là. Ils ne sont à l'écoute que quand l'envie leur en prend. (Il prit soudain une feuille de papier dans un tiroir, la tendit à Graham.) C'est arrivé juste avant votre retour. À vous, cela dira peut-être quelque chose. - « Dépêche United Press», lut Graham, parcourant rapidement la feuille imprimée. « Le professeur Fergus Mac Andrew, physicien atomiste de réputation internationale, a mystérieusement disparu ce matin de son domicile à Kirkintilloch, en Écosse.» (Il lança un bref coup d'œil à Leamington impassible, puis reprit sa lecture.) « Le professeur a disparu alors qu'il prenait son petit déjeuner: il a laissé son repas et son café encore tiède. Madame Martha Leslie, sa gouvernante, assure qu'il a été enlevé par des globes lumineux. » - Eh bien? demanda Leamington. -Enlevé ... pas tué. C'est étrange! Graham fronça les sourcils. Il ne devait pas en savoir bien long, sinon ils l'auraient laissé mort sur sa tasse au lieu de le kidnapper. Mais alors, pourquoi l'enlever, s'il n'était pas dangereux? - C'est ce qui me chiffonne. Pour la première fois de sa vie, Leamington n'essayait pas de mater ses sentiments. Il dit d'une voix forte en martelant la table: - Depuis le début de cette maudite affaire, nous nous trouvons toujours empêtrés dans une multitude de fils conducteurs qui mènent régulièrement à des gens qui ne sont plus que des cadavres, ou qui ne sont plus rien du tout. Chaque fois que nous nous précipitons sur une piste, c'est pour tomber sur un nouveau cadavre. Voilà maintenant qu'ils se mettent à subtiliser jusqu'aux corps du délit. Même pas un cadavre cette fois-ci. (Il claqua des doigts.) Parti. .. comme ça! Où cela va-t-il nous mener? Quand cela va-t-il finir ... si jamais cela finit? - Par la mort du dernier Viton ou l'enterrement du dernier homme. (Graham roula en boule la dépêche United Press et changea de sujet de conversation.) Le cerveau de ce Mac Andrew doit être un bel échantillon de ce qu'on fait de mieux dans le genre actuellement. -Et alors? -Ils ne vont pas se contenter de lui scruter l'esprit comme ils l'ont fait jusqu'à maintenant. Ils vont lui démonter tout l'intellect pour en trouver
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le mécanisme. Je ne vois pas pour quelle autre raison ils l'auraient enlevé, au lieu de le tuer. À mon avis, les Vitons commencent à être mal à l'aise, ils ont peut-être même peur, et ils ont pensé que Mac Andrew serait un excellent sujet pour pratiquer leurs expériences de superchirurgie. (Ses yeux prirent un éclat qui stupéfia son interlocuteur.) Ils vont essayer d'établir un repère pour les pronostics. Ils sont en train de perdre confiance et ils veulent savoir ce qui les attend. Ils vont mesurer la puissance cérébrale de ce Mac Andrew et, de cette mesure, ils déduiront si nous sommes ou non sur le point de découvrir ce qu'ils craignent de nous voir trouver. - Et puis? siffla Leamington. -Nous soupçonnons Padilla d'avoir, intentionnellement ou pas, découvert quelque chose au sujet des Vitons. Mais nous ne devons pas écarter l'hypothèse d'un meurtre commis dans l'unique dessein de nous égarer - pour détourner la meute vers l'Amérique du Sud. (Graham se leva et vint s'appuyer sur le bureau de son chef, l'index pointé vers lui pour souligner ses paroles.) Si je ne me trompe, cet enlèvement a une double signification. -À savoir? -Primo, qu'il existe effectivement une arme capable de détruire les Vitons et qu'il ne nous reste qu'à la découvrir... si nous le pouvons. Les Vitons sont vulnérables. (Il fit une pause et reprit en martelant ses mots :) Secundo, que, si l'étude du cerveau de Mac Andrew leur confirme qu'il est dans nos possibilités de découvrir et de mettre au point cette arme, ils feront tout ce qu'ils pourront pour parer à cette menace ... et ça ne traînera pas. Ça va valser! - Comme si ça ne valsait pas déjà, fit remarquer Leamington. Pouvez-vous imaginer rien de plus désespéré que notre situation à l' heure actuelle? - Mieux vaut un mal connu qu'un mal qu'on ne connaît pas, riposta Graham. Nous savons de quoi nous écopons pour l'instant. Nous ignorons ce qu'ils nous réservent. - S'ils machinent de nouvelles abominations, dit Leamington, là, je crois qu'ils nous liquideront ! Graham ne répondit rien. Il était plongé dans de profondes et sombres méditations. Quelqu'un, qui était mort maintenant, lui avait dit qu'il était doué de perception extrasensorielle. C'était peut-être cela, peut-être la seconde vue ... mais il savait que quelque chose de mieux se préparait, comme catastrophe. Il faisait noir: des ténèbres épaisses, S1ll1stres, comme seules peuvent s'en voiler les villes jadis étincelantes de lumières. À part les lueurs intermittentes des gyrautos qui filaient, tous feux camouflés, telles des lucioles dans les canyons dévastés des rues de New York, tout n'était qu'obscurité pesante. De loin en loin, des barrières enduites de peinture phosphorescente luisaient dans la nuit, signalant aux conducteurs les immenses cratères laissés
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par les bombes. L'aigre puanteur de guerre était plus forte que jamais: ce n'étaient partout que terrains bouleversés, canalisations rompues, briques pulvérisées et corps déchiquetés. En pleine Sixième Rue, Graham aperçut un feu rouge qu'on agitait dans l'ombre. Il ralentit, stoppa et descendit. - Qu'est-ce que cela veut dire? Un jeune officier apparut. - Désolé, monsieur, je réquisitionne votre machine. (Il examina en silence les papiers de Graham, puis dit:) Je n'y peux rien, monsieur Graham. J'ai la consigne de réquisitionner tout véhicule qui passe par ici. Graham prit dans le gyrauto son gros pardessus et l'enfila. - Très bien, je ne discute pas vos consignes. Je vais continuer à pied. - Je suis vraiment navré, assura l'officier. Mais cela ne va pas du tout sur le front ouest, et nous avons besoin de tous les véhicules sur lesquels nous pouvons mettre la main. (Il se tourna vers deux de ses hommes dont l'uniforme vert olive se confondait presque avec l'obscurité.) Conduisez-moi cette machine au dépôt. Les deux soldats montèrent dans le gyrauto, tandis que l'officier allumait de nouveau sa lampe pour arraisonner un autre véhicule qui s'approchait. Graham poursuivit sa route d'un pas précipité, longeant de son côté des murs chancelants, quelquefois soutenus par des étais. Sur l'autre trottoir se dressaient les squelettes de ce qui avait été autrefois de grands immeubles commerciaux. Une batterie de DCA était installée dans le square au bout de la rue. nnota au passage l'aura de tension nerveuse autour des silhouettes casquées qui veillaient sur les longs canons dressés vers le ciel. La mission de ces gens était d'une consternante inutilité: ni les canons, ni les fusées, ni les signaux d'alarme les plus perfectionnés ne pouvaient rien contre des projectiles arrivant bien avant leur propre son. Tout ce qu'ils pouvaient espérer, c'était descendre de temps en temps une bombe-robot, ou bien quelque Asiatique avide d'un honorable suicide. Rien de plus. Au-delà du parc, un poste de repérage par le son combiné avec un radar était installé dans un équilibre précaire sur un toit en ruine. Les quatre énormes cornets du détecteur se dressaient vainement vers l'occident. L'antenne hémisphérique du radar pivotait consciencieusement, mais sans grande efficacité. Graham ne pouvait pas les voir mais il savait que, quelque part entre le poste de repérage et les canons du parc, d'autres silhouettes veillaient sur leur avertisseur Sperry... attendant le gémissement qui annoncerait l'approche d'un ennemi assez lent pour être détecté et, peut-être, abattu. Une aurore d'un rose éclatant flamba une seconde au-dessus des palissades puis, au bout d'une éternité, le fracas de l'explosion retentit. Une gigantesque vague de fond parcourut l'Hudson. Ensuite le silence remplit les cieux. 507
Mais pas de silence, sur la route ... une étrange rumeur montait sans cesse du sous-sol: un bruit de rongement colossal. Tout au long du chemin, Graham entendit ce broiement souterrain l'accompagner dans sa marche furtive. Sous lui, bien au-delà des fondations mêmes de la ville, de formidables mâchoires d'acier au béryllium engloutissaient le roc. Comme autant d'énormes taupes, des machines mâchaient le sous-sol, traçant les artères d'une nouvelle cité à l'abri des bombes et des fusées. Graham prit à gauche et aperçut dans l'ombre une tache plus sombre. Sur l'autre trottoir, une vague silhouette s'approchait à grands pas martelés par des talons ferrés. L'homme arrivait presque au niveau de Graham et ils allaient se croiser quand, d'un gros nuage qu'on distinguait à peine dans les ténèbres, plongea une boule de froide lumière bleue. Elle fonça avec une irrésistible violence. L'homme perçut un péril imminent, pivota et poussa un hurlement déchirant qui s'acheva en râle. Graham se tapit au plus profond de l'ombre, assista à l'horrible scène: avec une incroyable rapidité, la sphère fonça et tournoya autour de sa victime éclairée de sa lueur pâle. Il vit les longs filaments brillants du Viton s'introduire dans le corps de l' homme. La sphère exhala deux anneaux qui montèrent, se dissipèrent comme deux halos immatériels. L'instant d'après, le monstre lumineux prenait son essor, emportant le corps de sa victime. Deux cents mètres plus loin, un autre homme fut enlevé de la même façon en traversant un terrain vague. Passant devant un hôtel délabré, Graham aperçut chasseur et gibier. À la lueur fantomatique du Viton, l'ombre du malheureux fuyait devant lui, étirée dans une perspective fantastique. Comme poursuivi par une apparition tout droit issue de l'enfer, il courait à grandes enjambées lourdaudes, tandis que des mots bizarres et sans suite jaillissaient de sa gorge serrée par la peur. La lueur bleutée l'atteignit, formant derrière sa tête un halo démoniaque. Puis la sphère se gonfla, engloutit le fuyard avec son dernier cri de désespoir. Après avoir craché deux anneaux, le Viton enleva le corps vers le ciel. Une troisième et une quatrième victimes furent capturées plus loin. Les malheureux virent la lueur bleue fondre sur eux. L'un d'eux se mit à courir. L'autre tomba à genoux, ployé dans une attitude soumise et terrifiée, les mains croisées derrière la nuque. Le fuyard s'enrouait à hurler, son ventre se soulevait, il poussait des cris de damné. L'agenouillé demeurait courbé comme devant une idole. Les deux furent saisis ensemble, ensemble sanglotèrent et s'envolèrent ensemble, pécheur et damné, l'hérétique tout comme le croyant. Les Vitons n'avaient aucune préférence, aucun favori. Ils distribuaient la mort avec autant d'impartialité que les marchands de canons et les méningocoques. Le front de Graham ruisselait de sueur tandis qu'il se coulait dans l'allée et franchissait les portes de l' hôpital de la Miséricorde. Il s'épongea avant de monter voir Eva. Il ne lui dirait rien, décida-t-il, de ces tragédies. 508
Elle était comme d'habitude calme et tranquille, et ses splendides yeux noirs se posèrent sur Graham avec une sorte d'apaisante sérénité. Mais ils n'en fouillèrent pas moins profondément en lui. -Que s'est-il passé? interrogea-t-elle. - Passé? Comment cela? - Vous avez l'air inquiet. Et vous venez de vous essuyer le front. Graham sortit son mouchoir et s'épongea de nouveau. - Comment le saviez-vous? - Vous étiez tout luisant. (Une lueur d'angoisse passa dans ses yeux.) Est-ce qu'ils étaient encore après vous? -Non, pas après moi. -Après quelqu'un d'autre, alors? - Qu'est-ce que c'est? s'enquit-il. Un interrogatoire? -Vous aviez l'air désemparé, insista-t-elle. Je ne vous avais jamais vu comme cela. Il chassa de sa pensée toutes les redoutables questions qui s'y pressaient, et lança un regard à la Charles Boyer. -Je suis toujours désemparé quand je vous parle. Je serai normal quand je serai habitué à vous, quand je vous aurai vue plus souvent. - Ce qui veut dire? - Vous le savez très bien. - Je vous assure que je n'ai pas la moindre idée de ce dont vous voulez parler, dit-elle d'un ton froid. - Un rendez-vous, précisa-t-il. -Un rendez-vous ... , répéta-t-elle, les yeux au ciel. Vous choisissez bien votre moment. (Elle s'assit à son bureau et prit son stylo.) Il faut être fou à lier pour penser à cela maintenant. Monsieur Graham, je vous souhaite bien le bonjour. - C'est la nuit, et non le jour, rappela-t-il. (Il poussa un soupir à fendre l'âme.) Une nuit pour amoureux. . Soufflant avec un mépris nullement déguisé, elle se mit à écrire. -Parfait, dit Graham. Vous m'envoyez encore sur les roses. Je commence à en avoir l'habitude. Changeons de sujet de conversation. Que savez-vous de neuf? Elle reposa sa plume. -Enfin, vous recouvrez la raison. Cela fait plusieurs heures que j'ai envie de vous voir. -Seigneur, ce n'est pas possible! Il se dressa, l'air ravi. -Ne soyez pas si vaniteux. (Elle lui fit signe de se rasseoir.) Il s'agit de choses sérieuses. - Ô Ciel, ne suis-je donc pas une chose sérieuse? déclama-t-il. - Le professeur Farmiloe est venu prendre le thé. -Qu'a-t-il que je n'aie pas?
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- De l'éducation. (Il encaissa sans broncher.) C'est un charmant vieux monsieur. Vous le connaissez? -Vaguement ... mais je veux l'ignorer désormais, déclara Graham, l'air prodigieusement jaloux et dédaigneux. Un vieux machin orné d'un bouc blanchâtre, n'est-ce pas? Je crois qu'il est expert en je-ne-sais-quoi à l'école de Fordham. Il doit s'occuper de papillons tropicaux ou quelque chose dans le genre. -C'est mon parrain, lança-t-elle comme si le fait expliquait tout. C'est un physicien, monsieur Graham et ... - Bill, lui souffla-t-il. Elle l'ignora. -Je crois qu'iL .. - Bill, insista-t-il. -Oh! bon, dit-elle avec impatience. Bill, si cela vous fait plaisir. (Elle essaya de garder un visage impassible, mais il aperçut l'ébauche d'un sourire et en tira une profonde satisfaction.) Bill, je crois qu'il a une idée. Cela m'inquiète. Chaque fois que quelqu'un a une idée, il meurt. -Pas nécessairement. Nous ne savons pas combien de gens vivent encore qui ont des idées depuis des mois. Tenez, je suis vivant, moi. -Vous êtes toujours en vie parce que vous n'avez, apparemment, qu'une idée en tête, fit-elle observer avec aigreur, faisant disparaître ses jambes sous son siège. - Comment pouvez-vous dire ça? Il prit une figure atterrée. - Pour l'amour du Ciel, voulez-vous me laisser parler? -Bon, dit-il avec une grimace de dérision. Qu'est-ce qui vous fait croire que le vieux Farmiloe souffre d'une idée? - J'étais en train de lui parler des Vitons. Je voulais qu'il m'explique pourquoi il est si difficile de trouver une arme contre eux. - Et qu'a-t-il dit? - Il a dit que nous n'avions pas encore appris à manipuler les forces aussi facilement que les substances; que nous avions bien été capables de découvrir les Vitons, mais pas encore de nous débarrasser d'eux. Il a dit que nous pourrions leur lancer dessus toutes sortes de formes d'énergie, mais que, si rien ne se passait, nous n'avions absolument aucun moyen de découvrir la raison de nos échecs. Nous ne pouvons même pas faire prisonnier un Viton pour voir s'il repousse l'énergie ou s'il l'absorbe pour la rediffuser ensuite. Nous ne pouvons pas en attraper un pour voir de quoi il est fait. . - Nous savons qu'ils absorbent certaines formes d'énergie, fit remarquer Graham. Ils absorbent l'énergie du courant nerveux et la lampent comme chevaux à l'abreuvoir. Ils absorbent les ondes radar, car les radars sont incapables de détecter un Viton. Quant au mystère de leur composition, ma foi, le vieux Farmiloe a raison. Nous n'en avons aucune idée et aucun moyen d'en avoir. C'est bien là le hic.
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- Le professeur Farmiloe dit qu'à son avis les Vitons ont une sorte de champ électrodynamique qu'ils peuvent modifier à leur gré, et auquel ils peuvent faire prendre la même forme que celle de l'énergie qui les entoure, ce qui leur permet d'absorber celles dont ils se nourrissent. Comme les courants nerveux dont vous parliez, ajouta-t-elle, la figure crispée de dégoût. - Et nous sommes incapables de reproduire ces courants avec un appareil à nous, continua Graham. Si nous y arrivions, nous pourrions les gaver à les faire éclater. Cette remarque ramena le sourire sur les lèvres d'Eva. - Je lui ai dit justement que j'aurais aimé avoir une cuiller magique pour \es battre en neige. (Ses doigts minces firent valser dans l'air une cuiller imaginaire.) Je ne sais trop pourquoi, mais ma suggestion a paru lui faire beaucoup d'effet. Il s'est mis à m'imiter et à faire tourner son doigt comme pour un jeu nouveau. Je me sentais déjà assez bête, mais je ne voyais pas pourquoi il se faisait aussi bête que moi. Il en sait davantage sur toutes les questions d'énergie que je pourrai jamais espérer en apprendre. -Je n'y comprends rien. Vous ne croyez pas qu'il est retombé en enfance ? - Certainement pas. -Alors, je ne vois pas. Graham eut un geste d'impuissance. -Il a eu l'air soudain très absorbé et, sans autre explication, m'a dit qu'il lui fallait s'en aller, poursuivit-elle. Puis, l'air préoccupé, il est sorti non sans m'avoir dit qu'il allait essayer de me fabriquer ma cuiller. Je suis sûre que ce n'était pas une parole en l'air pour me divertir, et qu'il voulait dire quelque chose. Mais quoi? - Il est piqué! trancha Graham. (Il agita une cuiller invisible.) Cette histoire a détraqué sa cervelle fêlée par la science. Vous allez voir qu'il va rentrer chez lui, fabriquer un fouet à œufs en fil de fer, et finir un jour par en jouer sous la surveillance de Fawcett. Fawcett en a des dizaines comme ça. -Vous ne diriez pas de choses pareilles si vous connaissiez le professeur aussi bien que moi, rétorqua-t-elle sèchement. Il n'a absolument rien d'un déséquilibré. J'aimerais bien que vous alliez le voir. Il aura peut-être des choses très intéressantes à vous dire. (Elle se pencha en avant.) À moins que vous préfériez arriver trop tard, comme d'habitude? Il eut un haut-le-corps. - C'est bon, c'est bon, ne m'achevez pas pendant que je suis à terre. J'y vais tout de suite. -Voilà qui est sensé, approuva-t-elle. (Elle le regarda se lever et prendre son chapeau, et ses yeux changèrent d'expression.) Avant de partir, allez-vous me dire ce qui vous préoccupe? - Moi, préoccupé? (Il se retourna lentement.) Ha ha, vous voulez rire!
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- Inutile de me jouer la comédie. J'ai vu que vous étiez préoccupé à la minute même où vous êtes entré. (Elle joignit les mains.) Bill, qu'y a-t-il ? Quelque chose de nouveau? de pire? - Oh, bon Dieu! (Il réfléchit un instant, puis:) Après tout, il vaut peut-être mieux que je vous le dise. Vous l'apprendrez de toute façon, tôt ou tard. - De quoi s'agit-il? - Ils ne tuent plus. Ils attrapent leurs victimes et les emmènent Dieu sait où. (Il tourna son chapeau entre ses doigts.) Nous ne savons absolument pas dans quel but. Mais nous pouvons y rêver ... si nous désirons des cauchemars! Elle pâlit. - C'est la dernière version du vieux cliché: un sort plus terrible que la morç! ajouta-t-il brutalement. (Il enfonça son chapeau sur sa tête.) Alors je vous en conjure, soyez prudente, et faites l'impossible pour vous tenir hors de leur atteinte. Et n'esquivez donc pas vos rendez-vous, même en vous défilant par le ciel, hein? - Je n'ai pas pris de rendez-vous. - Pas encore. Mais vous en prendrez. Quand tout ça sera réglé, vous n'aurez pas une seconde de répit. (Il sourit.) Dites-vous bien qu'à ce moment-là je n'aurai rien d'autre à faire qu'à m'occuper de vous! Et il referma la porte sur l'ombre de sourire de la jeune femme. Il emportait l'image de ce sourire avec lui, mais il n'eut pas le loisir d'y réfléchir longtemps. Dans le lointain, d'énormes gouttes bleuâtres ruisselaient des nuages: la pluie de l'enfer. Et, bien que les globules fantômes soient trop loin pour que Graham puisse les distinguer nettement, il perçut qu'ils ne remontaient là-haut, un peu plus tard, que lourdement chargés. Il imaginait ces corps humains raidis qui montaient vers le ciel, emprisonnés dans les tentacules de leurs répugnants ravisseurs, et pendant ce temps-là, en bas, dix mille canons braqués sur le ciel bas et un millier de détecteurs guettant l'arrivée d'un autre ennemi qui lui, du moins, était de chair. La pêche aux grenouilles continuait, alors même que celles-ci se livraient entre elles à une lutte sans merci. Graham se demanda ce que pourrait penser de cette épidémie d'enlèvements un observateur non encore traité à la formule de Bjornsen. Sans nul doute, cette épouvantable manifestation des puissances supérieures justifiait largement les superstitions du passé. De tels événements s'étaient déjà produits. L'histoire et les légendes regorgeaient de crises de folies subites, de lévitations, de disparitions et d'ascensions dans l'azur mystérieux des cieux éternels. Il abandonna ces méditations. Sa pensée revint au vieux scientifique qui avait quitté Eva à la hâte, en proie à quelque étrange idée, et il se dit: Bill Graham, je te parie tout ce que tu voudras que Parmi/oe est ou bien fou, ou bien disparu, ou bien mort. 512
Il tourna dans Drexler Avenue, se faufilant prudemment par toutes les zones d'ombre. Ses semelles de caoutchouc faisaient peu de bruit sur le sol et, de ses yeux brillants comme l'agate, il fouillait les nuages nocturnes pour parer à toute embuscade éventuelle. Tout en bas, sous ses pieds, les mâchoires d'acier s'en allaient rongeant, rongeant inlassablement les tufs les plus profonds, les rocs les plus secrets.
Il
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1 n'y avait pas de doute possible, le professeur Farmiloe était mort. Graham l'avait vu en ouvrant la porte. Il traversa vivement la pièce obscure, balayant les fenêtres du faisceau de sa lampe de poche pour s'assurer que les rideaux ne laissaient passer aucun rai de lumière au-dehors. Rassuré sur ce point, il chercha un commutateur, alluma. Une ampoule de deux cents watts éclaira le corps immobile du scientifique, et la lumière vint se jouer dans les cheveux blancs qu'encadraient deux bras repliés sur la table. On aurait dit que Farmiloe avait laissé retomber sa tête lasse sur le bureau et s'était endormi. Mais son sommeil n'était pas celui que l'aube vient interrompre. C'était un sommeil d'une autre sorte, sans rêves et sans fin. Graham souleva avec précaution les épaules du scientifique, passa la main à travers l'ouverture de sa chemise et tâta la poitrine froide. Il examina le visage empreint de bonté, et vit qu'il n'avait pas cette expression terrorisée qu'il avait remarquée sur les autres cadavres. Farmiloe avait atteint un bel âge. Peut-être sa mort était-elle naturelle. Peut-être son heure était-elle vraiment venue, et peut-être les Vitons n'avaient-ils joué aucun rôle dans la tragédie. À première vue, il semblait bien que ce soit le cas. Le visage avait une expression paisible, et puis le scientifique était mort, au lieu d'être enlevé. Et cependant, même si l'autopsie faisait conclure à une crise cardiaque, cela ne voudrait rien dire, absolument rien. D'étranges filaments vibratiles pouvaient absorber des courants nerveux électriques avec une rapidité et une intensité suffisantes pour paralyser les muscles du cœur. Quelqu'un - surtout un vieillard - pouvait mourir de cette façon sans que la chose soit liée à des manifestations supranormales. Farmiloe n'avait-il fait qu'atteindre le terme du temps qui lui était alloué? Ou bien son cerveau ingénieux avait-il abrité une idée capable de se transformer en menace? Graham regarda le corps d'un œil morne et se maudit intérieurement. «À moins que vous préfériez arriver trop tard, comme d'habitude?» (Ah,
elle ne s'était pas trompée 0 Un vrai carabinier, voilà ce que je suis. Pourquoi diable n'ai-je pas couru après le bonhomme dès qu'elle m'en a parlé? (Il se gratta 514
la tête.) Il ya des jours où je m'e demande si j'apprendrai à me remuer. (Il regarda autour de lui dans la pièce.) Allons, face de buse, au travail! Avec une hâte fiévreuse, il se mit à fouiller la pièce. Ce n'était pas un laboratoire, mais plutôt une sorte de bureau-bibliothèque. Sans grand respect pour l'ordre qui y régnait, il mit la pièce sens dessus dessous dans sa recherche d'un indice. Il ne trouva rien qui puisse lui indiquer la moindre piste. La masse de livres, de documents et de papiers de toutes sortes entassée là lui parut aussi dénuée de sens qu'un discours de politicien. Quand enfin il abandonna ses recherches et se résolut à partir, son visage exprimait un morne découragement. Pendant ce temps le corps, dont les manœuvres de Graham avaient dérangé l'équilibre, avait glissé sur le siège pour tomber en avant, les bras étendus tout de leur long sur le bureau. Graham prit le cadavre sous les aisselles et le transporta vers le divan. Quelque chose tomba à terre, roula avec un bruit métallique. Graham étendit le corps sur le divan, couvrit le visage et croisa les mains décrépites et cordées de veines du vieillard. Puis il chercha ce qui avait roulé à terre. C'était un porte-mine. Il en repéra l'éclat argenté au pied du bureau et le ramassa. Il devait être tombé des mains froides de Farmiloe, ou de ses genoux. Cette trouvaille le stimula. Il se souvint des écrits décousus trouvés auprès d'autres cadavres, et ce crayon lui parut très suggestif. Évidemment, il se pouvait fort bien qu'on ait fait passer Farmiloe de vie à trépas - en admettant qu'on l'ait fait - au moment même où son cerveau émettait la pensée que son crayon s'apprêtait à transcrire. Ce n'était pas du tout dans la manière des Vitons de laisser des chances à quiconque: ils tuaient sans avertissement ni hésitation, et l'on ne s'en remettait pas. Soudain vint à Graham une idée dont il ne s'était jamais avisé jusqu'alors: les Vitons ne savaient pas lire. C'était l'évidence, et pourtant il n'y avait encore jamais songé! Les Vitons n'avaient pas d'organes optiques, la perception extrasensorielle leur en tenait lieu. C'est pourquoi ils condamnaient à mort quiconque nourrissait des idées dangereuses, ou songeait à enregistrer de telles idées sous une forme qu'eux, Vitons, ne pouvaient percevoir. Des caractères imprimés ou écrits sur le papier n'avaient pour eux aucune signification. Leur domaine, c'était la pensée, et non la plume, le crayon ou le caractère d'imprimerie. Ils étaient les maîtres de l'intangible, mais non du concret et du matériel. Autrement dit, si Farmiloe s'était servi de ce crayon, il était fort probable que ce qu'il avait écrit était demeuré, n'avait pas été davantage détruit que les autres messages. Graham revint une seconde fois aux tiroirs du bureau et les passa au crible, cherchant des carnets de notes, de brouillons, n'importe quel griffonnage qui, pour un esprit averti, aurait pu avoir une signification. Il s'assura que sur le bureau même le bloc et le buvard ne portaient aucune trace d'écriture, et examina page par page les deux livres scientifiques qui se trouvaient là.
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Pas de résultat. Restait seulement le Sun. La dernière édition du soir était là, au milieu du bureau. Elle n'était pas encore dépliée et on aurait dit que Farmiloe s'apprêtait à en prendre connaissance, lorsqu'il avait été brusquement arraché à ce monde. Graham promena sur la feuille son œil exercé et subitement sursauta: il venait de voir une marque au crayon. C'était un rond griffonné à la hâte, d'un trait brusque et épais, comme par un homme en état d'extrême excitation - ou à deux pas de la mort. S'ils l'ont eu, se dit Graham, il a sûrement fait ceci après. La mort ne
coïncide pas avec l'arrêt du cœur, le cerveau neperd conscience que quelques secondes plus tard. J'ai vu un mort courir dix pas avant d'admettre qu'il était mort. Il se passa la langue ,sur ses lèvres sèches et s'efforça de déchiffrer ce message d'outre-tombe. Ce cercle fébrilement dessiné représentait l'acte de résistance ultime de Farmiloe, son effort têtu pour laisser un indice, si fruste et fragile qu'il puisse être. En un sens, c'était poignant: le tribut offert par le professeur mourant à l'intelligence et aux facultés déductives de ses semblables. C'était grotesque aussi, ça ne pouvait l'être plus, car le cercle entourait l'image imprimée d'un ours! Dans la colonne réservée à la publicité, l 'animal se détachait tout droit sur un fond d'icebergs, la patte avant droite étendue en un geste persuasif et le mufle revêtu d'un irritant sourire de fierté commerciale. Le sujet en était un imposant réfrigérateur ornementé sous lequel on pouvait lire ces mots enjôleurs: «Je représente le meilleur réfrigérateur du monde Vous me trouverez sur sa porte. » -Ce n'est pas l'excès de modestie qui les étouffe, grommela Graham. (Il regardait la feuille d'un air découragé.) Je vais dormir, décida-t-il. Il faut que je dorme, sinon je vais rejoindre les rangs des travailleurs du chapeau ... Il découpa soigneusement l'aimonce et la mit dans son portefeuille. Puis il éteignit la lumière et partit. Entrant dans une cabine téléphonique du métro, il appela la police. Il leur signala le décès de Farmiloe et, entre deux bâillements, leur donna quelques rapides instructions. Puis il composa Boro 8-19638. Il n'obtint pas de réponse et, malgré sa fatigue, s'étonna qu'il n'y ait personne au bureau du Service de renseignements. Il était trop las pour approfondir la question et s'en inquiéter. Ils ne répondaient pas? Eh bien! tant pis pour eux. Un peu plus tard, il tomba dans son lit et ferma avec reconnaissance ses yeux rougis de fatigue. À quinze cents mètres de là, un poste combiné de DCA et de guet par détecteur Sperry, écoute et radar, se trouvait dans le noir, sans servants, ceux-ci ayant bien involontairement abandonné leur poste. Ignorant tout cela, Graham se débattait dans des rêves fantastiques où un bureau désert apparaissait cerné par un océan de vie bleuâtre et scintillante qu'arpentait une gigantesque silhouette d'ours. L'inquiétude qu'il aurait dû éprouver la veille vint l'assaillir au matin. Il tenta d'obtenir le bureau de Leamington, mais n'obtint toujours pas de
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réponse. Cette fois, il réagit avec vigueur. Il se passe quelque chose de louche là-bas, lui criait son cerveau reposé ... Fais attention. Il fit très attention lorsque, un peu plus tard, il arriva près de l'immeuble. Tout avait l'air innocent ... calme comme un piège à souris fraîchement posé. Les Vitons les plus proches se trouvaient assez loin à l'ouest. Ils flânaient sous de gros nuages, avec l'air de se contempler le nombril. Graham resta là un quart d'heure, partageant son attention entre le ciel et l'immeuble également menaçants. Il semblait n'y avoir aucun autre moyen de découvrir pourquoi Leamington ne répondait pas, que d'y aller voir. Il entra courageusement dans l'immeuble et il gagnait une cabine d'ascenseur, lorsqu'un homme jaillit de la loge du concierge et fonça sur lui. Il avait des yeux noirs et des cheveux encore plus noirs plaqués sur un visage blanc comme la craie. Ses vêtements, ses chaussures et son chapeau étaient noirs. Il avait tout l'air d'un croque-mort. D'un pas souple et félin, il traversa le hall, cria quelque chose à Graham d'une voix rauque et fit feu droit sur lui. Si Graham avait été un peu moins sur ses gardes ou avait eu des réflexes un peu moins vifs, l'autre lui aurait fait sauter la moitié de la figure. Mais Graham plongea au sol et sentit la balle siffler au-dessus de sa tête. À plat ventre, il roula comme un fou dans l'espoir de caramboler les jambes de l'autre avant qu'il ait fait feu de nouveau, mais non sans savoir qu'il arriverait trop tard. Les muscles de son dos se crispèrent dans l'attente du choc de la balle. Le coup prévu partit avec un claquement sec. Graham ouvrit la bouche en un réflexe nerveux sans qu'il en sorte aucun son. Au moment même où il constatait avec ahurissement que cette fois encore il n'était pas touché, il entendit un étrange gloussement aussitôt suivi d'un bruit sourd. Un visage strié de pourpre vint s'abattre au niveau du sol, un visage où les yeux qui perdaient leur lustre conservaient une lueur insensée. Graham sauta sur ses pieds avec une souplesse d'acrobate. Avec stupéfaction, il considéra son assaillant écroulé. Un gémissement sourd attira son attention de côté. Bondissant pardessus le corps de l'homme en noir, il courut à l'escalier serpentant autour de la cage d'ascenseur, se pencha sur la silhouette affaissée sur les dernières marches. Celle-ci remuait faiblement, par petits mouvements pitoyables. Graham vit que l'homme avait la main crispée sur un pistolet et la veste percée de quatre trous cerclés de sang. En voyant Graham, il leva sa main libre pour tendre un simple anneau d'or. -Ne vous occupez pas de moi, mon vieux, murmura l'homme, faisant un violent effort pour parler. J'ai réussi à descendre jusqu'ici ... mais je ne pourrais pas faire un pas de plus. (Ses jambes se contractèrent spasmodiquement. Le mourant lâcha son arme qui tomba à terre à grand bruit.) Mais je l'ai eu, le cochon. Je l'ai eu ... et je vous ai sauvé! L'anneau d'or à la main, Graham contempla tour à tour et la forme sombre de son assaillant et l' homme étendu à ses pieds. Dehors retentissait un 517
vacarme d'enfer. L'immeuble tout entier oscillait et on entendait des maisons s'écrouler dans le voisinage, mais Graham n'y prêtait aucune attention. Que faisait cet agent mortellement blessé à l'entrée même du Service de renseignements? Pourquoi le bureau n'avait-il répondu ni à son appel de la veille ni à celui de ce matin? -Laissez-moi, j'ai mon compte! (L'agent essayait faiblement de repousser les mains de Graham déchirant la veste ensanglantée.) Jetez un coup d'œil là-haut et puis mettez-les ... (Il eut un hoquet et sa bouche se couvrit d'écume rouge.) La ville est ... pleine de fous! Ils ont ouvert les asiles et les fous sont ... en liberté! Filez, mon vieux! -Mon Dieu! Graham se redressa. L' homme à ses pieds avait rendu son dernier soupir. Il ramassa le pistolet et s'engouffra dans l'ascenseur le plus proche. Dehors, les pierres continuaient à crouler, mais il n'entendait pas. Qu'allait-il trouver là-haut? «Jetez un coup d 'œil là-haut et puis mettez-les!» L'automatique à la main, ses yeux étincelants fixés sur la cage de l 'escalier, il trépignait d'impatience tant la cabine lui semblait s'élever avec une intolérable lenteur. Lorsqu'il jeta les yeux dans le bureau de Leamington, son estomac eut une horrible contraction. La pièce ressemblait à un abattoir. Il les compta en hâte: sept! Trois corps étendus près de la fenêtre, la face à jamais marquée d'un destin diabolique. Leurs revolvers étaient dans leurs baudriers. Ils n'avaient pas eu le temps de s'en servir. Les quatre autres étaient dispersés dans la pièce. Ceux-là avaient tiré leurs armes et s'en étaient servis. L'un d'eux était le colonel Leamington, dont le visage avait conservé jusque dans la mort toute sa dignité. Les trois près de la fenêtre ont eu leur compte réglé par les V/tons, décida Graham qui s'efforçait d'oublier l'horreur de la situation pour la juger avec calme. Les autres se sont tués entre eux. Oubliant pour l'instant qu'on l'avait averti de filer aussi vite que possible, Graham s'approcha du bureau de son chef et se mit à examiner les lieux. Il n'était pas difficile de reconstituer les événements. De toute évidence, les deux qui se trouvaient auprès de la porte -les derniers arrivés - avaient ouvert le feu sur Leamington et sur l'autre, mais n'avaient pas été assez rapides. Leamington et son assistant avaient riposté sur-le-champ et les tirs s'étaient croisés. Le résultat n'avait rien d'inattendu. Les projectiles à sections étaient infiniment plus meurtriers que les vieilles balles tout d'une pièce. Tous les cadavres étaient ceux d'agents du Service de renseignements, fait qui surprenait Graham. Il erra dans la pièce, la main toujours crispée sur son arme, essayant de trouver quelque solution. Les V/tons auraient donc d'abord attaqué les trois hommes près de la fenêtre et laissé Leamington et son compagnon indemnes - ou en tout cas vivants. Mais pourquoi diable auraient-ils fait ça? C'est très bizarre... 518
Il s'assit sur le bureau tour en ne perdant pas les corps de vue.
Ensuite, les trois autres sont arrivés, peut-être parce que Leamington les avait fait appeler. Ils ont dû se rendre compte en entrant que quelque chose n'allait pas, puisqu'ils ont tout de suite ouvert le feu. Ils ont eu leur compte tous les cinq. Quatre se sont écroulés. Le cinquième est sorti tant bien que mal et a descendu 1escalier. Il soupesa le pistolet dans sa main.
Mais pourquoi ont-ils tiré? Il se remit debout et alla retirer les anneaux d'or des doigts des cadavres. HIes mit dans sa poche. Peu importait ce qui s'était produit, ces hommes avaient été tout comme lui des agents du Service de renseignements américain. Une sonnerie retentit doucement dans un coin de la pièce. Graham s'approcha du récepteur de télévision, l'alluma. C'était la première édition du Times. IlIa parcourut avec attention. La pression asiatique s'accentuait dans le Moyen-Orient. Des ouvriers avaient manifesté pour demander l'utilisation immédiate des stocks de bombes atomiques. La situation européenne était très grave. Trente stratoplanes ennemis descendus dans le Kansas méridional: la plus importante bataille stratosphérique de la guerre. Un bombardement opéré de six mille mètres était tombé par chance sur un dépôt asiatique et avait dévasté vingt-cinq mille hectares. «Bientôt la guerre bactériologique », disait Cornock. Le Congrès mettait hors la loi le culte des adorateurs de Vitons. La page disparut de l'écran pour faire place à celle des nouvelles locales. Graham la lut et comprit la situation: une vague de folie déferlait sur le monde. À New York et dans la plupart des grandes villes occidentales, des gens étaient kidnappés, enlevés au ciel puis renvoyés sur terre, mais dans un état mental nettement différent de celui où ils se trouvaient à l'aller. Superchirurgie dans les nuages ... Graham crispa ses doigts sur le pistolet, car il venait de saisir la terrible signification de la scène de massacre qu'il avait sous les yeux. C'était un coup de maître. La victoire finale en serait infiniment plus certaine et - dans l'intervalleque de miel à pomper avec l'aide des malheureuses recrues prises dans les rangs mêmes des anti-Vitons. Qu'avait donc dit le pauvre diable effondré au pied de l'escalier? «La ville est pleine de fous! » C'était ça! Les trois hommes près de la fenêtre avaient été tués en résistant, ou parce qu'ils ne se trouvaient pas répondre aux exigences de l'expérience. Leamington et les autres, en revanche, avaient été pris. On les avait opérés, puis renvoyés. Ils étaient revenus esclaves de leurs terribles maîtres. Le bureau n'était plus qu'un piège habilement tendu pour prendre les agents du Service secret -l'âme même de la résistance -, un par un ou par groupes. Mais les trois derniers qui étaient arrivés ensemble avaient flairé le danger. Avec l'inflexible sentiment du devoir qui les caractérisait, ils avaient abattu Leamington et son compagnon. L'heure n'était pas au sentiment. Sans hésiter, les trois hommes avaient tué leur propre chef, parce qu'ils n'avaient pas tardé à comprendre qu'il ne l'était plus, mais un simple instrument aux mains de l'ennemi.
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Le bureau était un piège ... Peut-être était-il toujours un piège! Cette pensée traversa comme un coup de poignard le cerveau de Graham. Il bondit vers la fenêtre. Les nuages s'étaient dissipés et dans le ciel net brillait le soleil du matin. Il y avait peut-être sous cette coupole d'azur une centaine, un millier de Vitons qui planaient aux alentours, surveillant le piège, certains même prêts à piquer dessus. Car la formule de Bjornsen, pour merveilleuse qu'elle soit, ne permettait pas de distinguer les sphères ultrableues sur un fond de bleu normal. Le bleu et l'ultrableu avaient le même éclat sous le soleil matinal, indiscernables l'un de l'autre. Graham savait que son regard angoissé s'accompagnait de pensées non moins angoissées, que ses ondes psychiques pouvaient attirer les chasseurs à l'affût. Sans tarder davantage, il se précipita vers la porte. Mieux valait filer pendant qu'il était encore temps. Il fonça vers les ascenseurs et descendit en hâte. ' Deux hommes flânaient devant la porte du hall. Il les vit à travers la paroi transparente de la cabine au moment même où l'ascenseur pneumatique s'arrêtait avec un doux rebond au rez-de-chaussée. Graham réfléchit en vitesse. Si ces types étaient normaux, ils montreraient de la curiosité à la vue des deux cadavres qui sont sous leur nez. Ça na pas 1air de les intéresser, donc ils ne sont pas normaux. Les Vitons les mènent! Avant que la cabine ait eu le temps de s'immobiliser, Graham appuyait sur le bouton de descente et disparaissait aux yeux des deux hommes. Avec un sursaut de surprise, ils se précipitèrent, tous deux revolver au poing. S'arrêtant au cinquième sous-sol, Graham sortit de la cabine et traversa le souterrain avant que le souffle des compresseurs se soit tu. Il s'accroupit sous le grand escalier: des pas résonnaient en haut. Dégainant son pistolet, il se rua à travers une enfilade de couloirs déserts, parvint à une sortie située à l'autre bout de l'immeuble. Il franchit une porte blindée, aspira avec délices l'air frais. Cela le changeait agréablement de l'odeur de mousse et de rats qui régnait dans le souterrain. Il existait cinq autres issues de ce genre connues des seuls porteurs de l'anneau. Le sergent de garde au poste de police fit glisser le téléphone sur l'acajou bien ciré du bureau, mordit dans son escalope et dit, la bouche pleine: -Faut pas vous frapper, mon vieux! Le préfet de police s'est fait descendre vers 6 heures. C'est son garde du corps qui a fait le coup. (Il avala une autre bouchée.) Qu'est-ce que ça veut dire quand les gros bonnets se font bousiller par leurs gardes du corps? . -Oui, qu'est-ce que ça veut dire? répéta Graham. (Il secoua l'appareil.) On dirait qu'ils ont détraqué les installations téléphoniques également. -Toute la nuit, marmonna le sergent à travers son escalope. (Il avala ce qu'il avait dans la bouche, avec un violent mouvement de la pomme d'Adam.) Par dizaines, par centaines qu'ils arrivaient! On avait beau leur cogner dessus, leur tirer dans les fesses, les abattre ... il en venait toujours! 520
Quelques-uns de ces cinglés étaient des types de chez nous, encore en uniforme. (Il posa sa matraque sur son bureau.) Quand Heggarty viendra me relever, je serai prêt à l'accueillir... au cas où il ne serait plus Heggarty! On ne sait pas ce qui peut arriver! - Vous ne pouvez pas vous fier même à votre propre mère. (Graham avait enfin sa communication.) Eh, Hetty! cria-t-il. Il eut un sourire amer en entendant le «Hé!» qui lui répondit, et lança: - Je voudrais parler à monsieur Sangster, tout de suite! Une belle voix bien timbrée lui parvint. Graham reprit son souffle et conta en détail son aventure d'une demi-heure plus tôt. -Je ne peux pas arriver à avoir Washington, conclut-il. Il paraît que toutes les lignes sont en dérangement et que les communications radio sont interrompues. Pour l'instant, c'est à vous que je fais mon rapport. Il n'y a personne d'autre à qui je puisse le faire. «C'est une terrible nouvelle, dit Sangster avec gravité. D'où me parlez-vous? » - Comment voulez-vous que je le sache? La surprise fit monter de deux tons la voix de Sangster. «Voyons, vous savez bien où vous êtes en ce moment?» - Peut-être! Mais vous, vous ne le savez pas ... et vous ne le saurez pas! «Vous voulez dire que vous refusez de me le dire? Vous me suspectez, moi? Vous croyez que moi aussi je pourrais être victime des Vitons ?» Il demeura un instant silencieux. Graham essayait de voir l'expression de Sangster sur l'écran, mais l'appareil ne fonctionnait pas et n'envoyait que des images fugitives entre des tourbillons d'ombre et de lumière. «Je ne peux pas vous en vouloir, continua Sangster. Certaines de leurs recrues se comportent comme des gangsters idiots, mais d'autres déploient une extraordinaire astuce. » -Ce que j'aimerais, si cela vous est possible, c'est que vous vous chargiez de transmettre mon rapport à Washington, dit Graham. Je suis trop bousculé pout essayer moi-même. Vous me rendriez service en le faisant. «Je vais essayer, promit Sangster. Rien d'autre?» - Si. J'aimerais me procurer les noms et adresses de tous les autres agents du Service de renseignements qui pourraient se trouver dans la ville ou aux alentours. Ils ne seront pas tous tombés dans le piège. Il arrive à certains de ne pas revenir au bureau durant des semaines. Je suis sûr qu'il y en a encore en liberté. Leamington était le seul ici à pouvoir me donner le renseignement, mais Washington peut le fournir. «Je vais voir ce qu'on peut faire. (Sangster fit une pause, puis reprit un peu plus haut:) Nous nous sommes occupés de deux questions dont Leamington nous avait chargés. » - Vous avez découvert quelque chose? demanda Graham avec avidité. «Une réponse d'Angleterre. Il paraît que les notes trouvées dans le laboratoire de Mac Andrew ont révélé qu'il menait des recherches très 521
intéressantes sur les variations de la vitesse des particules atomiques en fonction de la chaleur. Apparemment, il était sur la piste du secret de la force de cohésion intra-atomique. Il n'avait pas encore abouti quand il a disparu, et les Anglais le tiennent pour mort. » -C'est à peu près sûr! affirma Graham. Les Vitons l'ont analysé, puis ont jeté ses restes. Il doit traîner dans quelque poubelle céleste ... tout comme un cobaye disséqué. «J'ai assez d'imagination pour me représenter la chose sans que vous insistiez, lança Sangster d'un ton de reproche. C'est assez horrible comme cela. » - Mes excuses! «Nous n'avons pas découvert un seul amateur qui se soit trouvé à l'écoute de Padilla, poursuivit Sangster. Quel qu'il ait été, son message à Treleaven demeurera un mystère. Ce qu'on sait de la vie de Padilla n'a rien révélé, sinon qu'il avait réalisé quelques innovations techniques en matière de radio qui lui avaient rapporté beaucoup d'argent, en simplifiant la modulation de fréquence, notamment. Ce n'est pas à cela qu'il a dû d'être supprimé, c'est à une autre découverte ... mais il n'a rien laissé qui indique de quoi il s'agissait.» - J'ai abandonné cette piste voici deux jours. «Vous dites cela comme si vous en aviez trouvé une meilleure. (Sangster avait l'air intéressé.) Non?» -J'en trouve une nouvelle presque tous les matins, dit Graham d'un air morne, et elle me claque régulièrement entre les doigts vers le soir. (Il se mordit les lèvres et poussa un soupir.) Et les experts du gouvernement, qu'est-ce qu'ils font? « Rien, pour autant que je sache. Ils sont divisés en deux groupes, qui se sont installés dans des endroits à l'écart sur le conseil de Leamington. Mais ils se sont aperçus que leur isolement même les handicapait aussi. Ils font des plans, ils construisent un appareiL .. puis découvrent qu'il n'y a pas de Vitons dans le voisinage sur qui l'essayer.» -Seigneur! Je n'avais pas pensé à cela, reconnut Graham. « Ce n'est pas votre faute. Aucun de nous n'y a pensé. (Sangster parlait d'une voix lugubre.) Et si nous les mettons dans un endroit infesté de Vitons, ils se feront tuer. C'est une impasse. » Il claqua des doigts, d'énervement. -Vous avez sans doute raison, dit Graham. Je vous rappelle dès que j'ai quelque chose qui en vaille la peine. « Où allez-vous maintenant? » questionna brusquement Sangster. - Je suis sourd de cette oreille, lui dit Graham. C'est drôle ... je ne vous comprends pas du tout. « Oh! parfait. (Sangster avait l'air désappointé.) Je crois que vous avez raison. Portez-vous bien. » Un déclic: il avait raccroché. -Ce qu'il faut, intervint le sergent d'un air sombre, c'est chercher à qui tout ça profite.
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- Et à qui? demanda Graham. - Aux croque-morts. (Le sergent fronça les sourcils en voyant le rictus de son interlocuteur.) C'est pas vrai?
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ur la plaque de bronze, on lisait: «FABRIQUE AMÉRICAINE DE RÉFRIGÉRATEURS» Graham entra et passa cinq minutes à s'escrimer contre un obstiné, avant de pouvoir se faire introduire auprès du personnage dont le nom s'inscrivait en lettres d'or sur une porte en chêne massif. Le nom était Thurlow, et il était porté par une momie vivante. Thurlow semblait desséché à force d'avoir passé toute sa vie à transpirer à la poursuite des bénéfices. - Cela nous est impossible, gémit Thurlow quand Graham lui eut expliqué le but de sa visite. (Sa voix était feutrée comme un vieux papyrus.) Nous ne pourrions pas fournir un réfrigérateur au sultan de Zanzibar, même s'il nous offrait de le payer son poids d'or. Depuis le début de la guerre, nous travaillons uniquement pour le gouvernement et n'avons pas produit un seul appareil. -Cela n'a pas d'importance, dit Graham sans même discuter. Il m'en faut un pour qu'on le démonte à l'université. Donnez-moi la liste de vos clients d'ici. Thurlow passa une main décharnée sur son crâne chauve et jauni. -Rien à faire! Cette situation ne va pas durer éternellement. Un jour, mon prince viendra. Et j'aurai bonne mine avec une liste de mes clients circulant chez mes concurrents. -Voulez-vous insinuer... , commença Graham, furieux. Thurlow le calma d'un geste. -Je n'insinue rien. Comment voulez-vous que je sache qui vous êtes? Cette espèce d'anneau que vous portez ne m'avance à rien. Je ne pourrais lire ce qu'il y a d'écrit dessus qu'au microscope. (Il eut un funèbre ricanement:) Hi hi hi! Graham se maîtrisa pour lui dire: - Me donnerez-vous cette liste si je vous apporte un mandat écrit? Thurlow prit un air matois. - Ma foi, si ce que vous m'apportez me satisfait, je vous donnerai une liste. Mais vous feriez mieux de m'apporter quelque chose de convaincant.
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Je n'ai pas l'intention de me laisser souffler ma clientèle par un concurrent sans scrupule. - Vous n'avez rien à craindre, répondit Graham en se levant. Je vous apporterai un papier tout ce qu'il y a d'explicite, ou la police fera la demande à ma place. (Arrivé à la porte, il s'arrêta et demanda:) Depuis combien de temps vous servez-vous de cet ours comme marque de fabrique? - Depuis que nous avons ouvert cette usine. Plus de trente ans. (Thurlow prit un ton doctoral.) Dans l'esprit du public, cet ours qui se tient debout est associé à une fabrication qui ne connaît pas de rivale dans son domaine, une fabrication qui - et je ne suis pas le seul à le dire - est universellement reconnue comme ... -Merci, coupa Graham. Il sortit. Le crampon à qui il avait d'abord eu affaire le raccompagna jusqu'à la porte en disant: - Il a marché? -Non. -J'en étais sûr. -Pourquoi? L'autre avait l'air inquiet. - Je ne devrais pas dire ça, mais franchement, Thurlow refuserait une goutte de lait à un petit chat aveugle. Graham lui donna une bourrade sur le bras. - Pourquoi vous en faire? Vous avez le temps pour vous. Quand il passera l'arme à gauche, vous prendrez sa place. -Si jamais nous vivons tous les deux assez longtemps pour le voir, fit remarquer l'autre, l'air lugubre. - C'est justement à ça que je veille, dit Graham. Salut! Il Y avait une cabine vidéophonique au drugstore du coin. Graham examina soigneusement les quatre clients et les trois vendeurs avant de leur tourner le dos pour s'engouffrer dans la cabine. Il se méfiait de tout le monde. Une voix intérieure l'avertissait qu'il était implacablement recherché, qu'enfin l'ennemi avait compris que la source de l'opposition n'était pas tant le monde scientifique qu'un petit groupe d'as des Renseignements dont il était l'as d'atout. Les Vitons avaient pallié leur incapacité de distinguer un être humain parmi le troupeau. Ils avaient enrôlé de force d'autres hommes, leur assignant la tâche de séparer les brebis galeuses de la masse. Ils s'étaient acquis l'aide d'une horde de quislings 1 qu'ils avaient façonnés eux-mêmes chirurgicalement - sorte de cinquième colonne inconsciente mais ô combien dangereuse. 1. Vidkun Quisling, major de l'armée norvégienne, fut le principal artisan de la collaboration avec l'occupant nazi pendant la Seconde Guerre mondiale. Le terme est entré dans le langage courant anglo-saxon pour désigner les trahres. (NdÉ)
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Jusqu'alors, Graham n'avait risqué que d'être attaqué par hasard par un Viton qui se serait avisé de lire dans son cerveau. Mais à cette heure, il se voyait menacé par des ennemis par procuration qui étaient ses propres congénères. Cette nouvelle technique du frère-tue-Ie-frère constituait la dernière en date et la plus dangereuse des menaces auxquelles il ait été exposé. En faisant son numéro, il remercia le ciel que, dans son égarement, Wohl ne l'ait pas signalé, lui et son lieu de résidence. La cervelle démolie du policier avait contre son gré livré l'emplacement du bureau central. C'est pourquoi ses ravisseurs l'avaient dédaigneusement laissé sur place, dans leur hâte d'arriver sur la scène du massacre. Graham se jura de ne jamais dévoiler au lieutenant que c'était lui, lui seul qui avait «donné» Leamington et les autres. -Ici Graham, dit-il en entendant le déclic du récepteur décroché à l'autre bout du fil. «Écoutez, Graham, répliqua Sangster d'une voix pressante. Tout de suite après votre dernier coup de téléphone, je me suis mis en rapport avec Washington. Nous sommes reliés par des émetteurs de radio d'amateurs - il semble bien que ce soit l'unique système de communication auquel on puisse encore se fier. Ils vous demandent d'urgence à Washington. Vous feriez bien de filer là-bas! » - Vous savez ce qu'ils me veulent? «Non. Tout ce que je sais, c'est que vous devez voir Keithley immédiatement. Un stratoplane asiatique tombé dans nos mains vous attend à Battery Park. » - En voilà une idée, de me faire voler dans un appareil asiatique. Nos chasseurs ne le laisseront pas cinq minutes dans le ciel. «J'ai bien peur que vous ne vous rendiez pas compte de notre situation, Graham. À l'exception de quelques rares sorties très dangereuses, nos chasseurs restent au sol. S'ils n'avaient que les Asiatiques à combattre, ils auraient vite fait d'en nettoyer le ciel. Mais il y a aussi les Vitons. Et ça, ce n'est pas du tout la même chose. Les Vitons peuvent très facilement prendre un pilote, et le forcer à atterrir en territoire ennemi pour faire cadeau de son appareil aux Asiatiques ... or nous ne pouvons pas nous permettre de gaspiller nos hommes et nos machines comme cela. Les Asiatiques ont acquis la suprématie aérienne. Cela peut nous faire perdre la guerre. Prenez l'appareil en question, vous serez plus tranquille. » - Bon, je file. Après un coup d'œil dans le magasin, Graham rapprocha ses lèvres de l'écouteur et poursuivit hâtivement: -Je vous ai appelé pour vous demander de me procurer une liste des clients locaux de la fabrique de réfrigérateurs. Il se peut que vous ayez du fil à retordre avec un nommé Thurlow qui essaiera de jouer au malin. Ne le ménagez pas, vous me ferez plaisir. Il y a longtemps qu'on aurait dû lui tirer les oreilles. J'aimerais aussi que vous contactiez Harriman, à l'Institut Smithsonian. Qu'il joigne tous les astronomes encore en activité et leur
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demande s'ils voient un rapport quelconque entre les luminescences et la Grande Ourse. « La Grande Ourse? », répéta Sangster, étonné. -Oui, j'ai un ours dans mon jeu et il doit sûrement signifier quelque chose. Dieu sait quoi, mais il faut que je le trouve. J'ai l'impression que c'est extrêmement important. « Important, un ours! Ça ne peut pas être un autre animal, non? Il faut que ce soit un ours? » - Rien d'autre qu'un lourdaud de Martin, dit Graham. Je suis à peu près certain qu'on ne trouvera rien du côté des astronomes, mais nous ne pouvons pas nous permettre de négliger la moindre chance. « Des réfrigérateurs, des astres et des ours! débita Sangster. Seigneur! (Il resta un moment silencieux, puis reprit d'un ton morne:) J'ai bien l'impression qu'ils vous ont travaillé, vous aussi. .. mais je ferai ce que vous demandez. » Après un dernier « Seigneur!», il raccrocha. Le voyage vers Washington se déroula très vite et sans encombre, ce qui n'empêcha pas le pilote de pousser un soupir de soulagement en touchant le sol. Il descendit de son engin et dit à Graham: - C'est bien agréable d'arriver où l'on voulait au lieu d'être emmené on ne sait où par les globes bleus. Graham acquiesça et monta dans la voiture qui l'attendait, et qui démarra à toute allure. Dix minutes après, il maudissait intérieurement la déplorable habitude administrative qui consiste à gagner deux minutes pour en perdre dix. Il arpentait l'antichambre à longs pas impatients. Qui croirait que l'on était en guerre, à voir la façon dont on vous faisait poireauter à Washington? Ces deux scientifiques, par exemple. Dieu seul savait qui ils attendaient, mais ils étaient là, quand lui, Graham, était arrivé, et à les voir, on avait l'impression qu'ils espéraient bien y être encore quand le rocher des âges tomberait en poussière. Graham les considéra d'un air irrité. Ils parlaient et parlaient comme si la destruction du monde et le massacre de tous les humains n'étaient que bagatelles à côté d'autres questions bien plus importantes. Ils discutaient de la formule de Bjornsen. Le plus petit affirmait que la modification de la vue était provoquée par les molécules de bleu de méthylène que l'iode, grâce à ses propriétés halogènes, avait apportées au tissu rétinien. Le gros n'était pas de cet avis. C'était l'iode qui était à la base de tout. Le bleu de méthylène était le catalyseur provoquant la fixation d'un rectificateur qui, autrement, pourrait dégénérer. Quant au peyotl, il n'était là que pour stimuler les nerfs optiques, pour les adapter à la nouvelle vision. C'était l'iode qui faisait tout le travail. Voyez par exemple les schizophrènes de Webb. Ils avaient de l'iode, mais pas de bleu de méthylène. Dans leur mutation, la fixation s'effectuait naturellement sans qu'ils aient besoin de catalyseur. Avec un souverain mépris d'autres problèmes plus pressants, le petit repartit de plus belle, exaspérant Graham. Celui-ci se demandait en quoi il
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importait de savoir comment agissait la formule de Bjornsen, du moment qu'elle produisait l'effet désiré, lorsqu'il entendit appeler son nom. Trois hommes occupaient la pièce dans laquelle on l'introduisit. Il les reconnut: Tollerton, un expert de Washington; Willets C. Keithley, chef suprême du Service de renseignements, et enfin un homme à la mâchoire carrée et aux yeux gris dont la présence figea Graham au garde-à-vous: le Président! - Monsieur Graham, dit le Président sans autre préambule, un messager est arrivé ce matin d'Europe. C'était le cinquième qu'on nous envoyait en l'espace de quarante-huit heures. Ses quatre prédécesseurs sont morts en route. Celui-ci nous apporte de mauvaises nouvelles. - Oui, monsieur le Président, dit Graham d'un ton respectueux. -Un missile est tombé sur Louvain, en Belgique. L'impact était atomique. L'Europe a répliqué par dix fusées semblables. L'Asie en a renvoyé douze. Ce matin, la première fusée atomique est arrivée sur notre territoire. La nouvelle n'a pas été répandue, bien entendu, mais nous sommes sur le point de contre-atta:quer avec vigueur. Bref, ce que l'on avait tant craint, la guerre atomique, a commencé. (Les mains derrière le dos, il se mit à arpenter le tapis.) Notre moral est bon malgré tout. Le peuple a confiance. Il est sûr que nous aurons la victoire finale. - J'en suis certain, monsieur le Président, dit Graham. Le Président s'arrêta et regarda Graham bien en face. -J'aimerais en être aussi sûr que vous! La situation actuelle n'est plus une guerre dans le sens historique du terme. S'il en était ainsi, nous gagnerions. Mais c'est autre chose cette fois -le suicide de l'espèce. Qui saute à l'eau ne gagne que la paix éternelle. Cette fois-ci, aucun des adversaires ne peut gagner... si ce n'est peut-être les Vitons. L'humanité dans son ensemble perdra. Nous, en tant que nation, nous devons perdre aussi, car nous faisons partie de l'humanité. Les cerveaux les plus lucides ont compris cela depuis le début, et des deux côtés de la barrière. C'est pourquoi les armes atomiques ont été laissées de côté aussi longtemps que possible. Aujourd'hui - Dieu nous pardonne! -l'épée atomique est tirée. Aucun des adversaires n'osera courir le risque de rengainer le premier. - Je comprends. - Si c'était tout, ce serait déjà terrible, poursuivit le Président. Mais c'est loin de l'être. (Il se tourna vers une carte murale, désignant de la main une épaisse ligne noire coupée par des hachures qui couvraient la plus grande partie du Nebraska.) Le grand public ignore ceci. Ces hachures représentent la zone de pénétration des blindés ennemis dans les deux derniers jours. Nous ne sommes pas certains de pouvoir contenir les Asiatiques. - Oui monsieur. Graham regardait la carte, le visage impassible. - Nous ne pouvons pas faire de sacrifices plus grands. Nous ne pouvons pas contenir de plus grandes forces ennemies. (Le Président se rapprocha et ses yeux plongèrent dans ceux de Graham.) Le messager nous a appris que la situation de l'Europe était déjà extrêmement critique, au point même qu'elle ne 528
peut tenir que jusqu'à lundi soir, 18 heures. Jusque-là, nous restons le dernier espoir de l'humanité. Après quoi, l'Europe capitulera ou sera annihilée. Dix-huit heures et pas plus tard - pas une minute plus tard. -Je vois, monsieur. Graham remarqua que Tollerton et Keithley ne le quittaient pas des yeux. - À parler franchement, cela signifie qu'il n'existe d'échappatoire pour aucun d'entre nous, à moins d'assener un coup effectifà la cause fondamentale de tout cela, aux Vitons. Sans quoi nous cessons de survivre en tant qu'êtres sensibles. Sans quoi, ceux d'entre nous qui resteront seront réduits à l'état d'animaux domestiques. Nous avons quatre-vingts heures pour trouver une voie de salut. (La gravité du Président allait croissant.) Je ne compte pas que vous la trouverez pour nous, monsieur Graham. D'aucun homme je n'attends de miracles. Mais, connaissant votre passé, sachant que vous vous êtes personnellement occupé de toute cette affaire depuis le début, je voulais vous apprendre moi-même tout cela. Je voulais vous dire que toute suggestion que vous pourriez faire serait suivie sur l'heure et avec tous les pouvoirs dont nous disposons. Vous dire que vous n'avez qu'à demander pour obtenir tous les pouvoirs que vous jugerez nécessaires. -Le Président, intervint Keithley, considère que, s'il y a un homme qui peut faire quelque chose, c'est vous. C'est vous qui avez mis tout en branle, qui avez tout mené jusqu'à ce point, qui êtes le plus à même de mettre fin à tout - s'il est une fin possible. - Où avez-vous caché les experts? demanda brusquement Graham. - Il yen a un groupe de vingt en Floride et vingt-huit dans l'intérieur de Porto Rico, répliqua Keithley. -Donnez-Ies-moi. (Les yeux de Graham brûlaient du feu de la bataille.) Ramenez-les, et donnez-Ies-moi. - Vous les aurez, déclara le Président. Autre chose, monsieur Graham? - Donnez-moi le droit absolu de commander tous les laboratoires, usines et voies de communication que je jugerai bon d'utiliser. Que mes demandes de matériel de quelque ordre que ce soit aient la priorité sur toutes les autres. -Accordé, lança le Président sans une seconde d'hésitation. -Encore une chose. (Graham désigna Keithley.) Sa mission sera de me surveiller. Lui me surveillera, et moi je le surveillerai. Si l'un de nous deux devenait la dupe des Vitons, l'autre le mettrait hors d'état de nuire. -Accordé également. (Keithley lui tendit une feuille de papier.) Sangster m'a dit que vous vouliez les adresses des autres agents du service actuellement à New York. En voici une liste de 'dix: six opèrent à New York et quatre hors de la ville. Sur les six, deux n'ont pas donné de leurs nouvelles depuis quelque temps et l'on ignore ce qu'ils sont devenus. -Je vais essayer de les retrouver. Graham fourra la feuille dans sa poche. -Quatre-vingts heures, rappela le Président. N'oubliez pas. Quatrevingts heures encore, et ce sera ou la liberté pour les survivants, ou bien
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l'esclavage pour ceux qui ne seront pas encore morts. (Il posa une main paternelle sur l'épaule de Graham.) Usez au mieux des pouvoirs qui vous sont confiés, et puisse la Providence vous guider! -Quatre-vingts heures, murmura Graham en courant vers l'avion qui l'attendait pour le ramener à New York. Le long de l'épine dorsale du Nouveau Monde, cent millions d'hommes en affrontaient trois cents millions. À chaque heure, à chaque minute, des milliers mouraient, des milliers d'autres se faisaient estropier... tandis qu'audessus de leurs têtes planaient les hordes bleuâtres. Mais l'infernale beuverie touchait presque à sa fin. On allait servir le dernier plat, l'atomique, porté par des mains trempées de sang. Puis gavés d'énergie humaine, les monstrueux appétits pourraient attendre paisiblement les fêtes à venir, les orgies périodiques lors des saisons de rut et d'enterrements des hommes ... Quatre-vingts heures! Graham entra en trombe dans son appartement de New York, et il était déjà au milieu de la pièce quand il aperçut la silhouette assoupie dans le fauteuil. Le plafonnier ne dispensait pas la moindre clarté, mais le radiateur électrique illuminait toute la pièce. Pour ceux qui avaient suivi le traitement de Bjornsen, ce n'était plus une nouveauté que de voir à la lueur des rayons calorifiques. -Art! cria-t-il, ravi. J'allais téléphoner à Stamford pour leur demander de vous flanquer à la porte. J'ai sacrément besoin de vous. - Eh bien, me voilà, répondit Wohl. Je ne pouvais plus supporter cet hôpital. Il y avait une infirmière tout en angles qui était un vrai tyran. Elle me faisait peur, elle me cachait ma culotte. Brrr! (Il frémit rétrospectivement.) J'ai réclamé mes vêtements à cor et à cri. On aurait dit à les entendre qu'ils les avaient vendus à un chiffonnier. Alors, je suis parti sans. -Comment ... tout nu? - Oh! (Wohl prit un air choqué. Il désigna du pied un paquet par terre.) Non, j'avais ça. On peut vraiment parler de vague de crimes, quand on voit un lieutenant de police barboter des couvertures d'hôpital. (Il se leva, étendit les bras et pivota lentement comme un mannequin.) Vous aimez ce cosrume ? - Bonté divine, mais c'est un des miens! - Bien sûr! Je l'ai trouvé dans votre penderie. Un peu flottant sous les bras et plutôt serré aux fesses, mais ça ira. -Vous êtes drôlement bâti, fit observer Graham. Pas assez sur le devant et trop par-derrière. (Son sourire s'effaça et son visage reprit son sérieux.) Écoutez, Art. Le temps presse. Je reviens à l'instant de Washington et, depuis les nouvelles de là-bas, je suis comme une puce sur de la braise. La situation est bien plus terrible que je me l'étais imaginé. (Il raconta à Wohl ce qui s'était passé depuis qu'il l'avait laissé à l'hôpital de Stamford.) J'ai donc demandé différentes choses à Keithley, et voilà pour vous. (Il lui tendit un anneau d'iridium.) Vous avez été sacqué de la police et embauché 530
par les Renseignements, que ça vous plaise ou pas. On travaille ensemble maintenant. La feinte nonchalance de Wohl cachait mal son ravissement. - Ainsi soit-il. Comment diable font-ils pour toujours vous fournir un anneau qui aille exactement ? -Ne vous inquiétez pas ... nous avons des problèmes plus graves à résoudre. (Il remit à Wohlla coupure déchirée dans le numéro du Sun de Farmiloe.) Il faut aller vite! Nous avons jusqu'à lundi soir, date à laquelle on tire le rideau ou on sort le char de triomphe! Peu importe si on crève de faim ou d'autre chose d'ici là, pourvu qu'on fonctionne jusqu'à l'heure limite. (Il brandit la coupure.) Voilà le gribouillage laissé par Farmiloe en mourant. C'est notre seul indice. - Vous êtes sûr que c'en est un? - Je ne suis sûr de rien dans cette existence. Mais quelque chose me dit que ça nous montre un chemin qui vaut peut-être la peine d'être suivi - un chemin qui a déjà mené Farmiloe à ... la mort ! Wohl scruta d'un œil fixe l'ours stupidement planté devant les icebergs. - Vous avez fait démonter à fond un réfrigérateur? -Sangster en a fait livrer un à l'université et ils l'ont démonté. Ils sont allés jusqu'au dernier écrou, jusqu'à la dernière vis et au dernier fil. Il ne leur restait plus qu'à lécher l'émail pour l'enlever. - Et ça ne leur a rien dit? -Ce qui s'appelle rien. Le froid tue peut-être les Vitons en ralentissant les vibrations de leur énergie, mais comment appliquer cela en pratique? Il n'existe pas de rayons frigorifiques, ni aucun moyen d'en produire ... c'est théoriquement tout à fait absurde. (Graham lorgna sa montre avec anxiété.) Et à vous, ça ne vous dit rien? - Brr ... Brrr! répliqua Wohl, remontant les épaules frileusement. - Ne faites pas l'idiot, Art! Ce n'est pas le moment. - Mais je suis très sensible au froid, dit Wohl pour s'excuser. (Il examina l'annonce d'un air sombre.) Le sourire satisfait de cette bestiole m'agace. Elle sait que nous sommes dans le pétrin, et s'en fiche. (Il rendit la coupure à Graham.) Tout ce que ça me dit, et ça je le savais depuis belle lurette, c'est que vous avez la spécialité de découvrir les pistes les plus farfelues. -Ne retournez pas le couteau dans la plaie, grogna Graham, transperçant de l'index la coupure. Un ours! Nous avons là quelque chose que nous supposons être un indice. Peut-être est-ce la clef de tout le problème et la voie du salut, si nous le regardons dans le bon sens. Et ça n'est rien de plus qu'un grand ours à l'air content de lui, et sans doute bourré de puces! - Oui, renchérit Wohl. Une saleté d'ours mal léché. Un pouilleux d'ours polaire! -Si seulement j'avais joint Farmiloe un peu plus tôt, ou si je l'avais rencontré en chemin ... (Graham s'arrêta au beau milieu de sa phrase, pétrifié. Il reprit d'une voix frémissante d'étonnement:) Mais, vous avez bien dit un ours polaire! 531
- Bien sûr! Ce n'est pas une girafe, ou alors je suis aveugle. -Un ours polaire! hurla Graham avec une énergie qui fit sursauter Wohl. Polarisation! C'est ça ... polarisation! (Il claqua des doigts.) Polarisation circulaire ou elliptique. Bon sang! Pourquoi n'y ai-je pas pensé plus tôt? Un enfant aurait pu le voir. Je suis bête à pleurer! -Hein? lâcha Wohl, complètement ahuri. -Polarisation. Je parie un million de dollars contre une peau de banane que c'est ça! cria Graham. L'excitation donnait à son visage une teinte indigo. Des yeux qu'on n'aurait pas traités à la formule de Bjornsen l'auraient tout simplement trouvé rouge. Il attrapa les deux chapeaux, en lança un sur la tête de Wohl ébahi: - Filons! Pas de temps à perdre. Nous allons annoncer la nouvelle au monde avant qu'il soit trop tard. Allez! Ils franchirent la porte en trombe sans prendre la peine de la refermer, et lancèrent un coup d'œil anxieux vers le ciel: des points bleus brillaient, mais à bonne hauteur. - Par ici, indiqua Graham. Il plongea dans une gueule de béton dont le gosier menait à la nouvelle ville souterraine. Ils se J;?récipitèrent dans un ascenseur, descendirent encore de cent vingt mètres. A bout de souffle, ils sautèrent de leur cabine et se trouvèrent au carrefour de six tunnels fraîchement creusés. Des deux dernières galeries parvenaient encore les grondements sourds, les grincements rauques des gigantesques broyeurs. Des prises d'eau, des cabines à vidéophone, des récepteurs publics de télévision et même un petit bureau de tabac étaient déjà installés dans ce quartier souterrain creusé en quelques semaines. Des ingénieurs, des contremaîtres, des inspecteurs et des manœuvres passaient, portant des outils, du matériel, des instruments, des lampes électriques. De temps en temps, un chariot électrique lourdement chargé sortait en bourdonnant d'un tunnel pour entrer dans un autre. Des ouvriers fixaient aux tubes des ascenseurs pneumatiques et aux manches d'aération des détecteurs de gaz radioactifs. -Les Vitons trouvent rarement leur chemin jusqu'ici, dit Graham. Nous devrions être relativement en sûreté pour appeler. Prenez la cabine à côté de la mienne, Art. Joignez toutes les usines, tous les ateliers de matériel scientifique que vous trouverez dans l'annuaire. Dites-leur que le secret pourrait être une polarisation quelconque, sans doute une histoire de polarisation elliptique. Ne les laissez pas discuter avec vous. Dites-leur de répandre la nouvelle partout où ils croiront que cela peut être utile, et raccrochez. -Entendu! Wohl entra dans la cabine. - Depuis combien de temps attendiez-vous, quand je suis arrivé? -Environ un quart d'heure. (Wohl saisit un annuaire, l'ouvrit à la page 1.) Il y avait deux minutes que j'avais fini de m'habiller quand vous êtes arrivé comme un boulet de canon.
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Graham s'engouffra dans la cabine voisine, composa un numéro. I.: écran était toujours en dérangement, mais il reconnut la voix qui lui répondit. -Essayez la polarisation, Harriman, dit-il précipitamment. Peut-être la polarisation elliptique. Et faites vite ... si vous tenez à la vie! Il coupa, sans laisser à Harriman le temps de commenter ses paroles. Il effectua sept autres appels, répétant de la façon la plus brève possible son message. Puis il téléphona à l'hôpital de Stamford et demanda à quelle heure Wohl était parti. Il poussa un soupir de soulagement en entendant la réponse. Wohl n'avait pu être enlevé par les Vitons et soumis à leur influence : les heures concordaient. Il n'avait jamais pensé vraiment que Wohl puisse avoir été victime des Vitons, surtout depuis qu'il se montrait désireux de l'aider à répandre la nouvelle que l'ennemi tenait précisément à étouffer. Mais il ne pouvait oublier la sinistre déclaration de Sangster signalant que « d'autres déploient une extraordinaire astuce». Il était en outre obsédé par la perpétuelle impression, parfois épouvantable, qu'il faisait l'objet tout particulier d'une battue générale. I.:ennemi, il le sentait, connaissait son existence ... son problème était de le trouver. Il haussa les épaules, composa un autre numéro, débita rapidement son message et entendit son correspondant répondre : « Votre copain Wohl nous parle sur la seconde ligne en ce moment. Il nous a passé le même tuyau. )) - Ça ne fait rien, lança Graham. Le tout c'est que vous l'ayez. Répandez la nouvelle le plus possible. Une heure plus tard, il sortit de la cabine et ouvrit la porte de celle où se trouvait Wohl. -Laissez tomber, Art. Je crois qu'on ne peut plus l'arrêter maintenant. - J'étais arrivé à la lettre P, soupira Wohl. Graham leva les yeux sur la pendule fixée au-dessus des cabines et son visage s'assombrit. - Le temps passe comme l'éclair et il faut que je ... Un grondement lointain l'interrompit. Le sol trembla, parcouru de violents frissons, et une rafale d'air chaud et odorant vint balayer le souterrain. Des choses dégringolèrent dans les tubes d'ascenseurs, s'écrasèrent en bas avec fracas. Une fine poussière se mit à pleuvoir du plafond du tunnel. ,Au loin, on entendait un bruit de fusillade. Le tumulte s'approchait. Des hommes débouchèrent d'un tunnel, criant et vociférant, et une foule houleuse s'entassa au carrefour. Un gigantesque roulement de tambours retentit au-dessus de leurs têtes, et de la poussière se détacha encore de la voûte. Puis le roulement cessa. La foule s'agita en poussant des imprécations. Un homme fendit la foule, entra dans une cabine téléphonique et en ressortit une minute plus tard. À la force des poumons, il arriva à obtenir le silence et à attirer l'attention de l'auditoire. Sa voix de stentor alla résonner contre les murs du carrefour et se perdre tout au long des tunnels.
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-La sortie est bloquée! Le câble du téléphone est intact. J'ai appelé l'extérieur, ils disent que le puits est bouché par dix mille tonnes de pierres. Ce sont les espions des Vitons qui ont fait le coup! La foule hurla, des poings se tendirent, tous cherchant à la ronde des cordes et des victimes. - Allons, les gars, ne vous excitez pas! rugit l'orateur. Les flics les ont eus! On leur a réglé leur compte. (Il embrassa la foule d'un regard autoritaire.) Allez au numéro 4. Si nous avons des chances de nous en tirer, c'est par là! Les ouvriers se dirigèrent vers l'un des tunnels tout en jurant. Avant que le dernier d'entre eux ait franchi la voûte sombre, les bruits de creusement avaient repris avec une vigueur redoublée. Les mâchoires d'acier s'étaient remises à mordre. Graham rattrapa l'orateur qui était sur le point de suivre la masse des ouvriers, se présenta et demanda: - Combien de temps cela va-t-il demander? -C'est par le numéro 4 que nous y arriverons le plus vite, répliqua l'autre. Il y a une trentaine de mètres de roche solide entre nous et l'équipe qui travaille à nous dégager. À mon avis, il faudra trois heures au moins avant d'opérer la jonction. - Trois heures! Graham jeta un coup d'œil sur l'horloge de la tourelle et poussa un grognement d'impatience. Dix de ses quatre-vingts précieuses heures s'étaient déjà écoulées, et tout ce qu'il avait, c'était une pure hypothèse que devrait encore confirmer l'expérience. Trois nouvelles heures allaient être gaspillées en attente - attente d'être libéré de ces profondeurs de la terre qui, du moins, étaient plus sûres que sa surface. Une fois encore, les Vitons avaient bien calculé leur coup ... ou alors le diable avait encore une fois veillé sur les siens! Graham se consola un peu en notant que la sortie donnait sur la Quatorzième Rue ouest, car c'était là, dans les sous-sols du Martin Building, qu'il devait rencontrer les experts gouvernementaux et quelques autres. Ils étaient soixante-quatre à attendre, angoissés, dans l'abri souterrain installé sous l'emplacement même où le professeur Mayo, s'écrasant au sol, avait déclenché toute cette terrible série d'événements. Il était bon, pensa Graham, que le souvenir de cette tragédie plane sur la scène de l'ultime réunion qui devait décider du sort des humains. -On vous a parlé de polarisation? demanda-t-il. Ils firent signe que oui. L'un d'eux se leva avec l'intention d'exprimer son opinion, mais Graham lui intima l'ordre de se rasseoir. - Pas de discussion pour l'instant, messieurs. (Il les examina tous un à un de son œil perçant et poursuivit:) En dépit de leur immense supériorité, nous avons déjà, par deux fois, déjoué nos adversaires. Nous venons de le faire en répandant le dernier message de Farmiloe à propos de la polarisation et nous l'avons fait, tout au début, quand nous avons réussi à révéler au monde
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l'existence de l'ennemi. Nous les avons battus en dépit de tout ce qu'ils avaient mis en œuvre contre nous. Dans ces deux cas, nous avons su profiter de la principale faiblesse des Vitons, à savoir qu'ils ne peuvent se trouver partout à la fois. Cette fois encore, nous allons employer la même tactique. - Comment cela? demanda une voix. -Je ne vais pas vous donner tous les détails maintenant. Il peut se trouver parmi nous des hommes en qui nous ne pouvons avoir confiance. De nouveau il scruta froidement les visages. Ses auditeuts s'agitaient sur leurs sièges d'un air gêné, et chacun lança des regards méfiants en direction de ses voisins. On lisait leurs pensées dans leurs yeux: Qui puis-je appeler mon
frère? Qui puis-je appeler un homme? Graham poursuivit: -Vous allez vous diviser en huit groupes de huit. Vous serez dispersés et aucun des huit groupes ne connaîtra l'emplacement des sept autres. Qui ne sait rien ne dit rien! De nouveau ses auditeurs se regardèrent avec suspicion les uns les autres. Wohl, debout à côté de Graham, sourit intérieurement. Il s'amusait beaucoup. En admettant que dans ce groupe de cerveaux réputés se trouvent une dizaine d'alliés, involontaires mais combien puissants, des Vitons, il n'existait aucun moyen de les reconnaître. Rien ne permettait d'affirmer que la plupart de ces gens n'étaient pas assis entre deux espions. - Je vais prendre un groupe de huit, lui donner ses instructions en privé et le mettre en route, avant de passer au suivant, les informa-t-il. (Il désigna Kennedy Veitch, expert ès radiations.) Vous allez prendre la tête du premier groupe, monsieur Veitch. Choisissez vos sept compagnons, je vous prie. Quand Veitch eut choisi ses collaborateurs, Graham conduisit le groupe dans une autre pièce et leur dit rapidement : -Vous allez à l'usine Acme, à Philadelphie. En arrivant, vous ne vous contenterez pas de faire des expériences destinées à supprimer quelques Vitons. Si vous réussissiez, en effet, vous seriez immédiatement éliminés par d'autres globes, et nous resterions là à nous demander pourquoi diable vous êtes morts. Nous sommes fatigués de chercher pourquoi des types sont morts. -Je ne vois pas comment nous pourrions éviter les représailles immédiates, fit remarquer Veitch, très pâle, mais parlant d'un ton ferme. -Moi non plus pour l'instant, répondit Graham sans mâcher ses mots. Vous et vos hommes serez peut-être réduits en poussière - mais nous, nous saurons ce que vous faisiez jusqu'à la minute même où vous serez passés de l'autre côté. Nous ne pourrons peut-être pas empêcher que vous soyez envoyés ad patres, mais nous saurons pourquoi. - Ah! murmura Veitch. Ses hommes se groupèrent autour de lui en silence, ce curieux silence de ceux qui affrontent l'heure H. - Des microphones vont être disposés un peu partout dans vos laboratoires. Ces microphones seront rattachés au système téléphonique de la ville. Vous serez également reliés au télétype de la police et vous aurez
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un opérateur de la police avec vous. Le groupe des transmissions de l'armée va vous fournir deux hommes avec des téléphones de campagne. Il y aura également des caméras extrasensibles rattachées à de lointains récepteurs de télévision. Des observateurs postés dans les immeubles voisins ne quitteront pas le laboratoire des yeux. -Je vois, dit lentement Veitch. -Chaque fois que vous ferez la moindre chose, vous décrirez vos gestes en détail. Vous transmettrez votre description par toutes les voies possibles, micro, télétype, radio. Les caméras vous observeront. Les observateurs enregistreront les résultats. Si vous êtes touchés, nous saurons exactement pourquoi. (Veitch ne dit rien et Graham poursuivit:) Si vous réussissez à bousiller un Viton, tous les détails techniques concernant la façon dont vous avez procédé seront révélés avec précision à un grand nombre de personnes dispersées sur une zone étendue. Nous saurons quel est le matériel requis pour recommencer votre expérience, nous en fabriquerons de grandes quantités en accélérant la cadence, et aucune puissance humaine ou extra-humaine ne nous arrêtera. Et maintenant allez, et bonne chance! (Il se tourna vers Wohl.) Demandez à Laurie de choisir ses sept types et amenez-les ici. -Je n'ai pas beaucoup aimé le petit nabot qui regardait par-dessus l'épaule de Veitch, fit remarquer Wohl en s'arrêtant près de la porte. Il a un regard pas catholique. - Comment ça? -Oui, une espèce de regard fixe comme celui d'une bête. Vous ne l'avez pas remarqué? Allez faire un tour à la galerie de portraits de la police, vous en trouverez des dizaines qui regardent comme ça. Ce sont en général des intoxiqués ou des assassins au cerveau détraqué. (Wohl regarda son compagnon d'un air interrogateur.) Ils ne l'ont pas tous, cet air-là, mais la plupart l'ont. Ça dépend de leur état mental au moment où on les photographie. -Je vois, dit Graham d'un ton pensif. En effet, j'avais noté ce détail en étudiant des cas de gangsters célèbres: Dilinger, Nelson, les frères Barrow, etc. Qui sait s'ils n'étaient pas les tristes instruments de soiffards invisibles, les fouets à champagne humains servant à faire mousser les émotions ... quand il n'y avait pas assez de lunes de miel dans les parages. -Ça alors! dit Wohl. Vous voulez dire que toutes les chambres nuptiales servent de buvettes à certains? - Pas toutes. Bien sûr que non. Mais il y en a, il y en a! -Je vivrais un enfer sur terre si j'avais un cerveau comme le vôtre. Pourquoi est-ce que vous n'allez pas vous pendre? Il eut un geste d'impatience. - Nous sommes tous en enfer et vous savez combien ont déjà succombé . parce qu'ils l'ont appris. Veitch ne doit pas encore avoir quitté l'immeuble. Allez le rattraper, Art, mettez-le au courant. (Il se dirigea vers la porte.)Je vais appeler Laurie moi-même. Ce fut avec un visage encore soucieux qu'il alla chercher le second groupe d'experts et le conduisit dans la pièce.
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L
a compagnie d'équipement électrique Faraday se vantait d'avoir le plus grand laboratoire des deux Amériques. À le voir, on aurait cru en effet qu'il s'agissait plutôt de construction aéronautique que d'iconoscopes, de lampes radio et d'écrans stéréoscopiques. Une batterie d'énormes Diesel mixtes occupait une extrémité du hangar. À côté se dressaient de puissants transformateurs. Le tableau de contrôle aurait très bien pu figurer dans la centrale de distribution d'une grande ville. Contre un des murs étaient rangées de grandes lampes radio de trente-six modèles tous plus compliqués les uns que les autres, certaines en cours de montage, d'autres terminées, mais pas encore essayées. Appuyées à l'autre paroi, l'on voyait d'étranges armatures composées de barres, de tiges et de raccords tubulaires: des prototypes expérimentaux d'antennes pour ondes ultracourtes. Il n'y avait pas de chaîne de montage dans ce vaste atelier. C'était là que bricolaient les plus habiles ingénieurs de la compagnie. Les tables étaient jonchées de détecteurs, de cellules photoélectriques, d'écrans stéréoscopiques à moitié montés, d'assemblages de circuits et de diagrammes couverts de chiffres et de courbes. On se souciait peu, chez Faraday, de jeter un million de dollars par an dans les recherches. Qui avait été sur le point, lorsque la guerre avait éclaté, de lancer sur le marché des appareils de luxe de télévision stéréoscopique en six couleurs? Faraday! Duncan Laurie mesura d'un œil sombre la masse d'appareils mis à la disposition de son petit groupe et dit à Graham: -Il ne faudrait pas négliger la polarisation rectiligne. Rien ne dit que Farmiloe ne passait pas un petit peu à côté de la bonne voie. -On y a déjà pensé, lui assura Graham. Nous n'avons négligé aucune possibilité, si infime soit-elle. Songez que nous avons envoyé un de nos groupes vers l'ouest pour étudier un rapport selon lequel les Vitons font de grands détours quand ils rencontrent un arc-en-ciel, tout comme les pagayeurs évitent les rapides.
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-Ça alors! s'exclama Laurie. - Tout le travail est coordonné. Votre groupe à vous devra se préoccuper uniquement de polarisation hyperbolique. Laurie tiraillait son oreille d'un air méditatif. - Très bien. Il semble bien que ces globes se réfléchissent sur une bande d'ondes allant de trois millions d'angstrœms environ à quatre ou cinq. Ils sont diablement difficiles à analyser au spectroscope. Nous n'arrivons jamais à en garder un suffisamment longtemps sous les yeux pour obtenir des résultats valables. Mais il est évident qu'ils sont constitués d'énergie stabilisée, et qu'ils n'obéissent pas aux lois de l'inertie. - Est-ce que les poissons y obéissent? demanda Graham. - Les poissons? Laurie était franchement interloqué. Graham pointa le doigt vers une lucarne, au-dessus de leurs têtes. - Nous devons oublier nos propres conditions d'existence et essayer de voir les choses sous un angle nouveau. Nous avons au-dessus de nous un océan atmosphérique qui, pour les Vitons, est peut-être infiniment plus tangible que pour nous. Cet océan est plein de poissons bleus et luisants qui nagent . au milieu de leur habitat naturel, et qui se propulsent par des moyens qui ne nous sont pas donnés, à nous autres qui rampons au fond. - Mais l'énergie ... - La lumière ordinaire est une forme d'énergie, et elle a une masse, poursuivit Graham. (Tout en parlant, il entendit crépiter le télétype de la police.) Ces Vitons étant essentiellement composés de forces - petites ondes ou autres -, je pense qu'ils doivent être constitués d'une substance quelconque, tout en n'étant pas une matière dans le sens où nous entendons généralement ce mot. Nous avons devant nous une quatrième et nouvelle forme de la matière, une forme-force. Les Vitons ont une masse, si minime soit-elle de notre point de vue. Ils ont une force d'inertie et ils sont obligés de dépenser de l'énergie pour combattre cette force d'inertie. C'est pour cela qu'ils nous sucent comme des sucres d'orge - pour régénérer leurs tissus. (Il sourit à Laurie.) En tout cas, c'est ce que je crois. - Vous avez peut-être raison, reconnut Laurie. Il lança en direction de la lucarne un regard chargé de répulsion. - Cela dit, continua Graham, les rapports que nous avons réunis, depuis que nous avons découvert les effets des appareils de radiothérapie à ondes courtes sur les Vitons, indiquent que ceux-ci sont sensibles à une bande d'ondes s'étendant de deux centimètres à un mètre cinquante environ. Ils ne meurent pas. Mais ils détalent comme si quelque chose les avait piqués. - À mon avis, ces ondes troublent le tourbillon de leurs électrons en surface mais ne pénètrent pas, dit Laurie. - En effet. Or c'est à la pénétration que nous devons arriver, et pas l'année prochaine, pas le mois prochain ou la semaine prochaine, mais d'ici quelques heures! Nous avons entamé l'écorce des Vitons, nous en
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avons reçu des éclats dans les yeux. Avec de la chance, nous arriverons à la leur percer par la polarisation. Si nous ne réussissons pas, nous pouvons tout de suite nous mettre à meugler, car nous redeviendrons ce que nous avons toujours été: un troupeau de vaches. (Il regarda Laurie droit dans les yeux.) Vous avez cinquante heures. Commencez à deux centimètres et allez en remontant. -Nous y arriverons, assura Laurie. Il donna quelques ordres brefs à ses hommes. Le petit groupe - que les dimensions de l'atelier rapetissaient encore - se mit à l'œuvre sans tarder. D'un côté, le télétype transmettait au fur et à mesure les indications que Laurie donnait à haute voix. De leur côté, les micros ultrasensibles enregistraient la voix de l'expert et la diffusaient dans une dizaine de directions à des distances variées. Des caméras vidéo fixées aux poutrelles d'acier du plafond filmaient la scène d'en haut. Escorté de Wohl, Graham se précipita vers la porte. Au moment même où il l'atteignait, les caméras transmirent aux écrans des lointains récepteurs une scène horrible. Toutes les lumières s'éteignirent en même temps, une gerbe de brûlantes étincelles à l'odeur de cuivre s'échappa du standard téléphonique, et un flamboiement bleuâtre gicla dans la pièce par une bouche d'aération du mur nord. Le Viton boula puis glissa jusqu'au ras du sol, tandis qu'à son passage brillaient sur les plans lisses de l'amas d'appareils d'insaisissables reflets bleutés. Une face humaine tordue par la peur, luisant à la lueur fantomatique de la sphère, surgit toute suante sur le chemin de celle-ci - homme-sandwich prêt à être consommé. Un grommellement incompréhensible s'échappa des lèvres tremblantes et s'acheva sur un long soupir rauque. Des pieds traînants raclèrent le sol juste au-dessous du démon luisant, butèrent çà et là, vinrent heurter les pieds de la table. Le globe dansait dans les airs, une forme inerte pendillant dessous. Il eut quelques sursauts violents, comme s'il avait de la peine à tirer le lait énergétique de quelque pis rétif. Une éprouvette de verre dégringola d'une table voisine, toucha terre puis rebondit à plusieurs reprises, comme en une hideuse parodie des tressauts du globe. Quelqu'un se mit à vomir à grand bruit et une flamme rouge jaillit à l'autre bout du laboratoire. Des taches pourpres marbrèrent un instant la surface brillante de l'envahisseur. Encore une flamme. Le dur claquement sec de l'arme prenait ici des proportions assourdissantes. Le globe laissa tomber son fardeau comme un vieux sac vide. Avec une rage vengeresse, il fonça vers l'endroit d'où avait jailli la flamme. Une voix poussa un juron de terreur, s'étrangla et retomba dans le silence. On entendit le Viton tressauter contre le mur en cinq sauvages succions de sangsue. Il repartit avec une foudroyante vélocité. Une traînée bleue en flèche vers la bouche d'aération, une lueur dans l'encadrement de celle-ci, et il ne fut qu'un point dans le ciel lourd de nuages: retour de bordée. 539
Des voix rageuses montèrent dans la pièce éclairée par l'unique lueur de la bouche d'aération, immédiatement fermée par une main invisible. L'obscurité régna. Graham ouvrit la porte toute grande à la lumière du jour. À l'autre bout de la pièce, quelqu'un éclaira d'une lampe électrique le standard et les boîtes à fusibles, et se mit à manipuler ces dernières avec des doigts tremblants. Subitement, la lumière jaillit d'une multitude d'ampoules au plafond. Laurie se précipita dans l'aile centrale, s'agenouilla devant un homme qui roulait des yeux effarés, agitant les bras dans tous les sens. Puis, sentant Graham près de lui, le scientifique leva les yeux vers celui-ci : -Il est fou, signala Graham d'un ton froid. (L'homme étendu agrippa la main de Laurie et murmura des mots sans suite.) Il n'a rien dit. Il a perdu la boule tout de suite. - Mon Dieu, c'est affreux! souffla Laurie. - Nous allons l'emmener. Il regarda les autres, en cercle autour du fou. Les yeux leur sortaient de la tête. L'un d'eux étreignait un crucifix. -Retournez à votre travail, messieurs. Ne pensez plus à cela. Ils se dispersèrent lentement. Graham traversa la pièce et rejoignit Wohl, lui aussi penché sur une forme inerte. -Tout ce qu'il y a de plus mort, annonça Wohl avec flegme. Graham se pencha et tira un gros pistolet de policier des doigts raidis du télétypiste. Il posa l'arme sur la table, prit une petite glace et la tourna vers les yeux fixes de la victime. Peut-être son imagination faisait-elle des siennes, mais il lui sembla voir ce subtil quelque chose qu'on appelle la vie s'effacer graduellement de ces yeux levés au ciel. Après avoir examiné le corps, il se redrèssa et dit: - Pas une marque. Mort d'un arrêt du cœur! Dehors sur la route s'approchait un hurlement de sirène qui vint mourir devant la porte ouverte. Quatre policiers entrèrent, flanqués d'un civil. Sans un mot, ils enlevèrent le corps de l'homme en uniforme, puis revinrent chercher le scientifique. Celui-ci ne cessait de marmonner des paroles inintelligibles tandis qu'on l'emportait. Trois des policiers montèrent dans la voiture et partirent. Le quatrième prit place au télétype. L'homme en civil s'approcha de Laurie. - Je suis Ferguson, le remplaçant. Laurie accueillit cette nouvelle avec stupéfaction. Son regard alla vers ses compagnons. Il se tirailla nerveusement l'oreille, n'osant formuler la question qui lui venait aux lèvres. -C'est ça l'organisation, expliqua Graham. (Il indiqua d'un geste significatif les micros et les caméras.) Déjà vos pertes ont été compensées. Continuez votre tâche et dépêchons-nous un peu - nous devons faire plus vite que la mort ! 540
Graham partit en hâte et monta dans un gyrauto dont Wohl tenait déjà le volant. -Je parie que ma voiture à moi n'est plus qu'un tas de ferraille quelque part dans l'Ouest, dit-il. Wohl s'engagea sur la route. -C'est possible. Où allons-nous? -À Yonkers. Là-bas se trouve un laboratoire souterrain, et c'est Steve Kœnig qui dirige les travaux. (Remarquant la curiosité de Wohl, il ajouta-:) Il n'y a que deux groupes dans les parages. Je ne dis pas où sont les autres, pas même à vous. -Vous voulez dire par là qU:'on peut me prendre et me sucer tout ce que j'ai dans le cerveau? (Wohl fit une grimace en direction du ciel.) Et que ferons-nous si c'est vous la victime? Rien? -Personne ne nourrit l'illusion que je suis invincible. Il existe un tas d'autres groupes en dehors de mes soixante-quatre types à moi. Je n'ai jamais eu à m'occuper des autres et je ne sais rien d'eux. Les gens de Washington et d'ailleurs les ont placés aux bons endroits. Qui plus est, personne ici ne sait où se trouvent les experts d'Amérique du Sud et d'Europe. Quant à eux, ils ne savent rien des nôtres. . - C'est le moment ou jamais de dire que c'est folie que d'en savoir trop, commenta Wohl. -Plutôt! (Graham était pensif.) Les choses ont été arrangées de telle façon qu'il en va de moi comme de tous les autres - ce que je ne sais pas, je ne peux pas le dire. Ils tournèrent à droite. Wohl effectua une brusque embardée pour éviter un grand cratère au milieu de la route. Au-dessus du fossé, la voie aérienne était défoncée sur quatre cents mètres, et les supports tordus de la rampe pendaient dans le vide. -Ça a dû faire du boucan! releva Wohl en lançant son véhicule à toute vitesse. Il franchit trois kilomètres en une fraction de minute, ralentit à un carrefour et prit à gauche. À ce moment, le ciel s'éclaira d'une lueur violente et, l'espace d'une demi-seconde, des ombres découpées traversèrent la route. Puis plus rien. Wohl freina brusquement et attendit. Quelques secondes plus tard, le sol trembla. N'étant plus soutenu par ses fondations, un immeuble voisin s'effondra sur la route avec un craquement effroyable, et ses décombres bloquèrent le passage. Quelques Vitons qui planaient dans le ciel filèrent vers l'occident. -Ça, c'était atomique, déclara Graham. C'est tombé à quelques kilomètres d'ici. Probablement un missile. -Si nous étions partis une demi-heure plus tôt ... Wohl n'acheva pas sa phrase. - Oui, mais ce n'est pas le cas, alors tout va bien. Ce n'est pas la peine de continuer, maintenant. Demi-tour, Art. Je vais essayer au Battery Park.
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Ils filèrent vers le centre, loin du champignon géant messager de mort. Ils passèrent devant la Banque de Manhattan. - Il semble qu'il y ait des années que j'y ai travaillé ..(Il resta un moment silencieux, puis soudain ajouta:) Arrêtez-vous au coin, Art. Le gyrauto gagna le bord du trottoir et s'arrêta. Graham se tenait courbé sur son siège, les yeux fixés sur la vitre arrière. Enfin, il sortit de la machine en se contorsionnant. -Qu'est-ce qui se passe? Vous voyez le champignon d'ici? demanda Wohl, dévoré de curiosité. - Le vingt-quatrième étage. Oui, c'était le vingt-quatrième. (Les yeux de Graham étincelaient.) Quelque chose de bleu et de brillant s'est échappé d'une fenêtre ouverte à ce niveau-là juste après notre passage. Je l'ai vu du coin de l'œil. Les six fenêtres du milieu de cet étage font partie des bureaux de Sangster. -Et alors? - Et alors je suis presque sûr que c'était un globe bleu. (Une expression de colère se peignit sur le visage de Graham.) Restez-là, Art ... Je vais téléphoner. Sans attendre la réponse de Wohl, il entra dans l'immeuble le plus proche et trouva un vidéophone dans un bureau abandonné et à demi démoli du rez-de-chaussée. Contraste curieux avec le reste de la pièce, l'appareil était intact et fonctionnait parfaitement car, dès que Graham eut composé un numéro, un frais visage de jeune fille apparut sur l'écran. - Bonjour, Hetty! la salua-t-il. «Bonjour!» Elle arborait un sourire quasi mécanique. - Est-ce que monsieur Sangster est là? «Non. Il est absent depuis le début de l'après-midi. Je pense qu'il va revenir avant 17h30. Est-ce que vous ne voulez pas venir l'attendre ici, monsieur Graham? » Sa voix était bizarrement inexpressive, mais son sourire s'était fait plus engageant. -Désolé, je ne peux pas. Je ... «Cela fait si longtemps qu'on ne vous a pas vu, insista-t-elle. Avec la plupart des immeubles du quartier par terre et celui-ci presque abandonné, j'ai l'impression de vivre dans une île déserte. Je me sens si seule, j'ai peur. Vous ne pouvez pas venir bavarder un peu avec moi en l'attendant? » -Vous savez, Hetty, je n'ai guère le temps. Le manège enjôleur de Hetty ne le laissait pas indifférent. Il fixait l'écran d'un regard fasciné, remarquait la plus légère crispation des lèvres, le plus infime battement de paupières. «D'où est-ce que vous me parlez?» Toujours cette voix terne et sans vie, cette voix de phonographe. Graham sentit son cœur battre un peu plus vite et la sueur perler au creux de ses mains. Sans répondre à la question de Hetty, il dit lentement : - Je vais venir, Hetty. Je serai là vers 17 heures.
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Son sourire s'épanouit, mais ses yeux ne changèrent pas d'expression. « Chic alors! Ne me faites pas faux bond. Je compte sur vous, n'est-ce pas?» -Vous pouvez être tranquille, Hetty. Il raccrocha et contempla un long moment l'écran d'où le visage familier de la jeune fille avait disparu. Il était dans une rage folle. Ses doigts se crispaient comme pour étrangler un ennemi imaginaire. Lâchant une bordée de jurons, il se précipita vers le gyrauto qui les attendait en bas. -Ils ont eu Hetty, dit-il à Wohl. Elle avait une voix et des gestes d'automate. Son bureau est une souricière. -Comme l'était celui de Leamington, fit remarquer Wohl. Il avala péniblement sa salive et se mit à tapoter le volant tout en scrutant le ciel du regard. - Dix contre un que mon appartement est une souricière aussi: Hetty et Sangster connaissent tous les deux mon adresse. (Sa voix tremblait de rage, et il serrait les poings.) Ils se glissent plus près de moi à chaque minute, Art, j'en ai plein le dos. Je ne p~ux pas supporter cette battue plus longtemps. Je vais aller là-bas et cogner dans le tas ... et au diable les Vitons ! Wohl s'accota du coude contre le volant et, s'appuyant la tête sur une main, se mit à examiner Graham avec un intérêt de clinicien. -Vraiment? Vous en attrapez un dans le ciel et vous réduisez en bouillie ce qui lui sert de derrière, c'est ça? (Relevant la tête, il cria soudain:) Arrêtez de débloquer! - Qu'est-ce qui vous prend? Wohl brandit son anneau d'iridium. - Rien. Et rien ne va vous prendre, vous non plus, si je peux m'y opposer. -Je n'ai pas l'intention de me faire prendre. C'est pourquoi je veux frapper un bon coup tout de suite. - Comment allez-vous faire? Graham monta dans le gyrauto et réfléchit, l'œil fixé sur le toit transparent pour voir s'il ne se trouvait aucun Viton assez proche d'eux pour lire leurs pensées. - Ça dépend. Si cette souricière est bourrée de Vitons, tout ce que je dis là n'est que pure fanfaronnade, parce que je ne pourrai rien faire. -Ah! dit Wohl en s'adressant au pare-brise, il le reconnaît tout de meme ... Graham lui lança un regard torve et reprit: - Mais si, comme il est probable, ils ont laissé le sale boulot à quelques-unes de leurs créatures, j'y vais. Je vais aller leur démolir le portrait et tirer Hetty de là. Vous n'y voyez pas d'inconvénients, non? Wohl médita un instant. - Hum! Ce serait peut-être possible s'ils n'ont hissé là-bas que des types à eux. Oui, vous pourriez le faire et vous en tirer, bien qu'il y ait de sacrés risques. Mais j'ai une objection. A
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-Qui est? -Tous ces je. Pour qui est-ce que vous vous prenez? (Il brandit encore son anneau.) Nous allons chercher Herry! -Je n'ai jamais pensé risquer cela tout seul, ni même avec vous. Je ne débloque pas à ce point-là! (Graham jeta un dernier regard à la Banque de Manhattan.) En revenant de Washington, j'ai rencontré un collègue du Service de renseignements, et je l'ai chargé de trouver les neuf autres agents qui sont censés opérer dans le secteur. S'il a pu mettre la main sur eux, ils m'attendront à Central Station. Nous allons les prendre et voir ce qu'on peut faire. Avec de la chance, nous arriverons peut-être à attraper l'appât en évitant l'hameçon. (Il se carra sur son siège.) Filons, Art ... il nous reste moins d'une heure. Graham examina les huit agents, et remarqua leurs traits énergiques. Ils auraient dû être dix en tout, mais il savait qu'on ne retrouverait jamais les deux manquants. Chacun de ces jeunes costauds savait très bien que leurs effectifs allaient encore s'amenuiser. Mais ils n'en montraient rien. C'étaient des agents du Service de renseignements, des hommes habitués à compenser leurs pertes en effectuant le travail des disparus ... et même plus. -Vous savez ce que vous avez à faire? demanda Graham. Ils acquiescèrent. Graham leur rappela du doigt la présence des guetteurs qui, vingt étages plus haut, observaient les deux rues et le bureau de Sangster. - Ils disent qu'il n'y a pas de Virons dans le bureau. Nous n'aurons donc affaire qu'à leurs marionnettes. Je vais entrer. Tout ce que je vous demande, c'est de m'aider à sortir. , Ils acquiescèrent encore. Personne ne voyait pourquoi Graham avait tellement envie de risquer sa vie, mais si c'était vraiment son dessein, cela leur suffisait. Ils étaient prêts à jouer leur rôle. -Allons, les gars ... j'y vais. -Moi aussi, annonça Wohl en s'avançant. -Bonté divine, Art, restez tranquille. Nous ne savons pas quelles réactions auront ces pantins. Hetty était une camarade, mais elle ne vous connaît ni d'Ève ni d'Adam. Si vous arrivez là-dedans avec moi, vous allez peut-être tout embrouiller. -Oh, la barbe! maugréa Wohl. Avec un sourire d'excuses à Wohl dépité, Graham traversa rapidement la rue sous l'œil attentif des guetteurs en faction là-haut, et entra dans la Banque de Manhattan. Cinq hommes flânaient dans le hall mal tenu et plein de poussière. Sans un regard pour eux, il s'avança d'un pas décidé jusqu'aux ascenseurs pneumatiques et monta au vingt-quatrième étage. Là, il n'y avait plus de flâneurs dans les couloirs, mais Graham sentait, de façon presque tangible, que des yeux invisibles le surveillaient quand il ouvrit la porte du service spécial des Finances.
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Avec un « B'jour Hetty» lancé d'un air dégagé, il referma la porte derrière lui. Il examina rapidement la pièce, remarqua que la porte du bureau de Sangster était fermée, ainsi que celle d'une grande armoire dans un coin. Pas trace de Sangster. Peut-être la jeune fille lui avait-elle dit la vérité. Dehors une horloge bien éprouvée par les bombardements sonna 20 heures d'une voix fêlée. Il était exactement 17 heures. Graham s'assit sur un coin du bureau, balançant la jambe. -J'ai eu du travail, Hetty, du travail par-dessus la tête. Sans ça, je serais venu vous voir plus tôt. Mais la pièce tire à sa fin ... j'espère! -Comment cela? Elle n'ajouta pas « Bill », comme elle le faisait d'habitude. -Nous sommes enfin sur le point de construire une arme contre les Vitons. -En utilisant les ondes courtes? demanda-t-elle. Les yeux de Hetty étaient fixés sur les siens et il sentit ses cheveux se dresser sur sa nuque, en voyant le vide de ces prunelles qu'il avait connues si vivantes. Un vide terrible, un regard sans âme. Elle ne s'intéressait plus maintenant aux compliments masculins, aux chiffons, à aucun des sujets de conversation qui lui étaient naguère familiers. Elle parlait d'autre chose, de choses terriblement différentes: d'armes contre les Vitons et d'ondes courtes, et Graham n'était plus pour elle que la victime désignée par ses maîtres. -Bien sûr! Fasciné, Graham contemplait ce visage figé. C'était affreux de penser que la jeune fille enjouée qu'il avait connue n'était plus aujourd'hui qu'un robot de chair. -Nous cherchons, centimètre par centimètre. Nous avons réparti une tranche de longueurs d'ondes à chaque groupe de chercheurs. C'est une véritable armée et il est impossible que quelqu'un ne finisse pas par tomber juste. -C'est une perspective bien encourageante, commenta-t-elle d'une voix dénuée de toute expression. (Ses mains pâles où les veines traçaient des filets bleuâtres fouillèrent sur ses genoux, cachées sous le bureau.) Savez-vous où sont installés ces divers groupes et quelles bandes ils essaient respectivement ? Devant cette question posée avec tant de puérilité, il sentit le triomphe l'inonder. Tout se passait comme ill'avait escompté: ce pauvre cerveau dont on avait faussé le mécanisme fonctionnait docilement dans une seule direction, il suivait le chemin qu'on lui avait tracé comme une mécanique bien montée. C'était une ruse, mais une ruse grossière. Le premier imbécile venu aurait vu où elle voulait en venir. On lui avait assigné une double tâche: d'abord servir d'amorce, secundo, obtenir les renseignements essentiels avant de donner le signal de la mise à mort. Il était évident que l'horrible opération qu'on avait fait subir à son cerveau ne l'avait pas douée de facultés télépathiques. D'ailleurs, les Vitons pouvaient-ils en faire bénéficier leurs victimes? Quoi qu'il en soit, elle ne se rendait pas du tout compte que Graham avait percé à jour son manège. S'efforçant de dissimuler son excitation, il lui dit:
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- Les groupes de chercheurs sont très nombreux, Hetty, mais je sais où se trouve chacun d'entre eux. (C'était un énorme mensonge, mais il le débita sans scrupule et d'un air pompeux.) Vous n'avez qu'à me désigner une longueur d'ondes et je peux vous dire qui va l'essayer et où il va le faire. La réponse de la marionnette trahit ses maîtres. Son pauvre cerveau torturé fonctionnait de façon trop mécanique pour laisser place à la ruse. -Cinq centimètres, dit-elle comme si les mots avaient été gravés sous son crâne. Ses mains se glissèrent sous le bureau. Toutes prêtes à noter le renseignement ... et à palper la récompense. -C'est tout ce que je voulais savoir, grogna Graham. Avant qu'elle ait pu faire un mouvement, il avait sauté sur ses pieds et se trouvait derrière le bureau. Il tendait les mains pour agripper la jeune fille, quand il vit la porte du bureau de Sangster s'ouvrir brusquement et une silhouette menaçante foncer sur lui. Graham se jeta à plat ventre sur le sol, tout en étreignant son revolver. Le fou s'arrêta, visa vaguement, et le bruit de la détonation retentit avec un fracas de tonnerre dans la petite pièce. Les choses se mirent à valser au-dessus de Graham aplati. Les portes de l'armoire s'ouvrirent toutes grandes. Se détournant pour l'heure de son premier agresseur, Graham fit feu sur le meuble. Des éclats de bois volèrent : les quatre balles à sections avaient pénétré. Un corps pantelant apparut entre les deux portes, se pencha encore davantage, cracha une écume sanglante. Lhomme s'écroula tout de son long, et son corps ruisselant de sang s'interposa entre Graham et l'autre maniaque. Profitant de la confusion générale, Hetty tira quelque chose d'un tiroir, fit jouer un déclic. Elle se pencha sur son bureau, ses yeux impassibles et vides, ajustant sur Graham un vieux pistolet convulsivement serré dans ses doigts. Dans un effort désespéré, Graham souleva le bureau qui se cabra soudain sous Hetty. Repoussée sur sa chaise, elle s'y aplatit tandis que le coup partait en l'air et que la balle allait se loger dans le plafond. On entendit un piétinement dans le couloir, quelqu'un jura non loin des ascenseurs. Graham se releva avec la souplesse d'un cobra à l'attaque et déchargea de nouveau son arme sur son premier agresseur. Son bras gauche eut un sursaut involontaire, transpercé comme par un fer rouge, mais son adversaire s'effondra comme un bœuf sous le maillet. La porte derrière lui s'ouvrit brusquement pour livrer passage à deux agents du Service, pistolet à la main. Des détonations retentirent à l'autre bout du couloir. Un projectile vint s'écraser sur du métal où il s'aplatit avec un piaillement suraigu. Deux autres s'enfoncèrent dans le bois de la porte. Un troisième pénétra sans bruit dans un corps, et le plus petit des deux agents suffoqua, cracha, suffoqua de nouveau, s'appuya sans force contre le mur et glissa par terre. Il tomba assis, le pistolet coula de ses mains, sa tête se mit à dodeliner sur sa poitrine. -C'en est plein! jura son compagnon. Il y en a plein la boîte!
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Il se tourna vers la gauche et tira à deux reprises dans le couloir. Une volée de projectiles lui répondit, quelques secondes de silence suivirent, et quatre autres agents du Service se glissèrent dans la pièce. -Vite, intima Graham, je veûx tirer cette fille de là! Il faisait demi-tour avec l'intention d'attraper Hetty et de l'empoigner à br~s-le-corps, quand il aperçut par la fenêtre ouverte des lueurs bleuâtres dans le lointain. - Les Vitons ! Ils étaient une vingtaine à la queue leu leu, tel un collier d'énormes perles, qui venaient droit sur le bureau et s'approchaient, rapides: les bergers accouraient à l'aide de leurs chiens. Des pas retentirent de nouveau dans le couloir. Les compagnons de Graham ouvrirent le feu et il bondit vers la porte. Le blessé assis sur le sol chercha machinalement son pistolet, s'écroula sur le côté, ferma les yeux, un filet de sang perlant au coin de ses lèvres. Le couloir résonnait de coups sourds, de grognements, de hurlements inarticulés des déments. L'instant d'après, une nouvelle horde de fous faisait irruption dans le bureau. Ils chargeaient sans se soucier le moins du monde de leur vie avec une violence désordonnée d'automates qu'on ne contrôle plus. C'étaient des robots dont l'unique tâche était de tuer, n'importe comment, mais de tuer. Un visage blême dans lequel roulaient des yeux vides s'approcha de Graham. La bave suintait au coin de la bouche tordue. Graham cogna ~e toutes ses forces. Le visage disparut comme si le vide l'avait happé. Un autre lui succéda, auquel Graham accorda sans tarder le même traitement. Quelqu'un souleva un dément au visage crispé et le projeta à l'autre bout de la pièce. Il retomba sur un autre qui rampait comme un ver, attrapait la jambe gauche de Graham. Celui-ci décocha un coup de son pied droit dans la figure de l'autre, transformée par là même en compote de fraises. Tout contre son oreille, le pistolet d'un de ses collègues eut un claquement assourdissant et l'odeur de cordite remplit ses narines. La mêlée l'entraîna dans le couloir menant aux ascenseurs. Un poids s'abattit sur son épaule, il lui sembla que mille mains cherchaient à le retenir. Il vit Sheehan, un des agents du Service, fourrer le canon de son pistolet en plein dans une bouche écumante et tirer. Des m~rceaux de crâne, de cervelle en bouillie et des grumeaux sanglants jaillirent de tous côtés, et le dément à demi décapité s'écroula sous les pieds de Graham. Derrière lui, ou bien devant à moins que ce soit sur le côté, il ne savait plus, une voix hurla quelque chose au sujet des Vitons. Il fonça tête baissée, se débattant comme un forcené. Puis tout devint un pandémonium de feu et de flammes dans lequel il s'enfonça, s'enfonça, s'enfonça jusqu'à ce que tout bruit ait cessé.
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esserrant le bandage qui lui entourait la tête, Graham contempla la masse de la Banque de Manhattan' qui se dressait là-bas, puis se tourna vers les autres. -Comment diable avons-nous réussi à nous tirer'de là? Que s'est-il
passé? -Moi et les deux types qui étaient avec moi dans le hall, on en avait cinq sur le dos, expliqua Wohl. (Il caressa son genou meurtri avec une grimace de douleur.) On a entendu tout le barouf là-haut, quand les six autres sont venus à votre aide: le bruit descendait par les tubes des ascenseurs. Un instant après, deux d'entre eux sont redescendus à fond de train en vous emportant. On vous avait tabassé - vous n'aviez pas l'air frais! (Il se massa le genou et poussa un juron étouffé.) Vos brancardiers ont dit qu'ils vous avaient emporté une fraction de seconde avant l'arrivée des Vitons. -Et Hetty? -Par là! (Wohllui tendit une paire de jumelles.) Elle a pris le même chemin que Mayo. - Comment! Elle s'est jetée par la fenêtre? Wohl acquiesça et Graham garda le silence. Ainsi la tâche qu'on avait assignée à cet esprit torturé était triple: une fois inutile, elle devait mettre fin à ses jours. Il regarda tristement le pauvre pantin disloqué, encore sur le trottoir. Dans quelque temps, on viendrait la chercher pour lui donner une sépulture décente. Pour eux, c'était une chance qu'ils aient pu filer juste à temps car, une fois de plus, ils s'étaient perdus parmi les millions de New-Yorkais qui passaient par les rues en rasant les murs. À moins d'une pure malchance ou de l'aide d'un de ces pantins des Vitons, ils étaient aussi difficiles à repérer que des abeilles au milieu d'un énorme essaim. La èomparaison avec les abeilles était assez exacte, du reste. La même faculté de se tirer des pieds devait protéger de leurs maîtres humains cette élite intellectuelle d'insectes qui rêvaient à coup sûr de remplacer leur acide formique par du venin de naja. Si les hommes en faisaient autant, le miel de leurs nerfs ne ferait plus le délice d'autrui.
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-Ce sont deux d'entre eux qui m'ont descendu? dir-il à Wohl. Rien que deux? (Il tourna des yeux inquisiteurs vers ses quatre compagnons aux vêtements en désordre, et deux des agents du Service s'agitèrent, l'air mal à leur aise.) Que sont devenus les quatre autres ... Ils ont été tués? -Deux, oui. Un des agents, plus gêné que jamais, désigna du doigt la Banque de Manhattan. - Bathurst et Craig sont restés en arrière. -Pourquoi? - La plupart des fous étaient dispersés, blessés ou tués, mais les Vitons arrivaient. Ils étaient en haut pendant que nous essayions de vous emmener en bas. Alors Bathurst et Craig sont restés et ... Sa voix s'étouffa. - Et ils ont servi d'appât en sachant qu'ils ne pouvaient plus s'échapper? demanda Graham. L'autre hocha la tête. Deux hommes étaient restés pour attirer l'ennemi déchaîné et toujours invincible. Ils avaient attendu une mort horrible ... ou bien de devenir les jouets des Vitons. Ils avaient parcouru les étages, sachant très bien que jamais ils n'arriveraient en haut, mais que, pendant qu'on analyserait leur cerveau, leurs compagnons seraient de nouveau en sûreté dans la foule anonyme. C'était un sacrifice qu'ils avaient fait pour lui. T out commentaire de la part de Graham serait stupide, et il savait que personne n'en attendait ni n'en exigeait. Selon la tradition du Service, deux agents des renseignements avaient fait ce qu'ils estimaient être leur devoir... c'était tout. Il frotta son bras gauche pour calmer les élancements et souleva le bandage: ce n'était qu'une simple égratignure. -Que cela vous serve de leçon, dit Wohl. Ne vous précipitez plus dans les endroits que même les anges fuient. Cela ne vous rapporte que des ennuis. -J'espère que ça nous a rapporté le salut, répliqua Graham. (Sans prendre garde à l'air ahuri de Wohl, il se tourna vers les quatre agents.) Vous deux, filez à l'usine Yonkers. Vous ne pourrez pas prendre le chemin direct, la route doit être pourrie de radiations. Il faudra sans doute que vous fassiez un crochet. Mais vous devez y arriver à tout prix. - Nous y arriverons, ne vous en faites pas, assura l'un d'eux. - Bon. Dites à Steve Kœnig d'essayer aussitôt sur cinq centimètres de longueur d'ondes, que c'est un tuyau sûr. Vous feriez mieux de vous séparer et de prendre chacun un chemin différent: cela doublera vos chances de passer. Rappelez-vous, longueur d'ondes cinq centimètres. Kœnig n'en demandera pas plus. (Il se tourna vers les deux autres.) L'usine Marconi doit être installée du côté de Queens, dans la ville souterraine. Ils bricolent comme ils peuvent, mais mon renseignement pourrait leur être utile. Courez donc dire à Deacon que nous avons toute raison de croire que la longueur d'ondes critique est cinq centimètres.
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-Oui, monsieur Graham, répondit l'homme. S'adressant aux quatre agents, il reprit: - Vous feriez bien de leur dire aussi que, s'ils réussissent, il faudra qu'ils fassent vite s'ils veulent continuer à fonctionner. Il faudra qu'ils protègent leur usine avec le premier appareil qu'ils mettront au point, ainsi que les centrales qui leur fournissent le courant. Alors - et alors seulement - ils pourront sortir des appareils. Dites-leur qu'il est absolument essentiel qu'ils ne se laissent émouvoir par aucune panique administrative, avant d'avoir protégé leur propre usine et ses centrales d'alimentation. Vous comprenez? - Bien sûr, monsieur Graham. Et ils s'en allèrent. - Si nous découvrons une arme contre les Vitons, fit-il observer à Wohl avec un sourire sardonique, il ne faut pas qu'elle soit détruite d'emblée. - Très logique, reconnut Wohl. (Il lança un clin d'œil scrutateur.) Bill, vous avez trouvé quelque chose? -Oui. J'ai découvert le détail spécifique que le cerveau de Hetty avait été chargé de repérer. À n'en pas douter, les Vitons comptaient profiter des rens~ignements qu'elle recueillerait et prendre des mesures en conséquence. (Il déchira le rabat d'une de ses poches qui pendait sur les lambeaux de son costume, le regarda d'un air méprisant et le jeta.) Elle était chargée de repérer l'emplacement du groupe travaillant sur les longueurs d'ondes voisines de cinq centimètres. Si elle avait réussi, ce groupe aurait été anéanti, ainsi que d'autres groupes probablement, pour brouiller les pistes. Ainsi, nous n'aurions pas été plus avancés tandis qu'ils auraient détruit le groupe qui les menaçait. - Bon Dieu! s'exclama Wohl d'un ton admiratif. Et c'est ça que vous êtes allé chercher? Mais c'est comme si les Vitons vous avaient eux-mêmes tout dit! - Exactement, dit Graham sans s'émouvoir. Ils nous ont renseignés par l'intermédiaire de leur propre espion. Ils sont aimables, n'est-ce pas? Que le diable les emporte! (Il jeta un coup d'œil sur sa montre.) Il nous reste maintenant quelques heures précieuses pour profiter de ce que nous avons appris. I.:ennui, c'est la polarisation - nous avons affaire à des ondes courtes radio et non à la lumière ordinaire. - Ne vous en faites pas, dit Wohl d'un ton rassurant. Vous ne vous en êtes pas mal sorti jusqu'à maintenant. - Moi? Vous voulez dire nous? - Je veux dire vous, répéta Wohl. Vous vous en êtes bien sorti. Après la pluie, le beau temps. -Eh bien, il va falloir que le beau temps arrive vite, parce que sans cela ... (Il se tut, se frotta la main et regarda son compagnon.) Mais je crois me rappeler que la trajectoire des photons prend une forme spirale, quand ceux-ci se réfléchissent sur une surface d'argent polie. - Et alors? Moi aussi je fais des spirales dans mon verre ... quand il y a de la bière dedans. - Une surface argentée devrait faire l'affaire, continua Graham sans se soucier de cette interruption. C'est essentiellement un problème de réfraction
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et de réflexion, mais une surface argentée devrait faire l'affaire. Il y a de fortes chances qu'une onde aussi courte se réfléchisse suivant une trajectoire hélicoïdale si l'on réussit à projeter le rayon sur une surface argentée ... à plus forte raison si nous nous servons d'un impulseur Bergstrom à champ magnétique pour augmenter la puissance du rayonnement en supprimant l'absorption. -Naturellement, dit Wohl avec un sourire mi-figue mi-raisin, voilà qui est clair comme de l'eau de roche. - Il ya une chance sur mille, murmura Graham. Mais cela vaudra la peine de la tenter si Laurie n'a rien trouvé de mieux. (Oubliant ses blessures, il redevint soudain guilleret.) En route, Art ... nous retournons voir Laurie. Une centaine d'ouvriers spécialisés s'affairaient à présent dans l'atelier Faraday. Mobilisés dans diverses fabriques d'instruments scientifiques de la région, chacun d'eux connaissait si bien son affaire que Laurie et son petit groupe pouvaient se concentrer sur leurs recherches sans se préoccuper d'eux. D'inappréciables heures de travail incessant s'étaient concrétisées en un appareil compact mais compliqué, qui brillait au centre du parquet jonché de débris de toutes sortes. De longs tubes minces étincelaient au cœur de l'engin s,ortant du cadre tournant. Celui-ci était capable de pivoter sur une dizaine de roues montées sur pneus. D'un siège placé devant un petit tableau de contrôle, tout l'appareil pouvait se déplacer et tourner sur lui-même comme une grue. Le courant électrique arrivait par des câbles qui traversaient la pièce et se branchaient aux générateurs. Ici, un ouvrier penché sur un disque de peralumin aplani était en train de l'argenter à l'arc. Là, un autre polissait au buffle un disque grossièrement argenté, vérifiant sans cesse son travail à l'aide d'un calibre micrométrique. Derrière lui, l'un des experts du groupe de Laurie achevait le montage d'une antenne hémisphérique. Deux autres scientifiques s'affairaient autour d'un grand tuyau cylindrique et se livraient à de minutieux réglages. Deux heures encore! Graham entra, un journal à la main, puis, posant un pied sur le plateau tournant, parcourut la feuille des yeux. L'Iowa était menacé par la bataille d'Omaha. Les blindés asiatiques avaient pénétré dans le Luxembourg. Madrid avait été détruit par un bombardement atomique. La Scandinavie ne pourrait résister un jour de plus. Tout cela était bien triste. Les yeux de Graham se posaient sur la dernière colonne quand Laurie s'approcha de lui. La capitulation des Français était imminente. Graham fourra le journal dans sa poche. - Mauvaises nouvelles? s'enquit Laurie. -Pas fameuses. Mais il y a encore autre chose. Nous avons reçu un message d'un poste amateur de Philadelphie. Ce matin, l'appareil de Veitch a été détruit alors qu'il était presque achevé. -Ah! (Laurie fronça les sourcils.) Ce qui veut dire qu'il était sur la bonne piste. En conséquence, nous, nous faisons fausse route. -Pas nécessairement. Veitch avait un espion dans son groupe. Nous l'avions averti, mais il nous a dit qu'il comptait le surveiller. Il ne voulait pas
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s'en débarrasser, de crainte qu'on le lui remplace par un autre. Mieux vaut un mal qu'on connaît que celui qu'on ignore. -Et alors, c'est l'espion qui a fait le coup? -Oui. .. il s'est fait sauter lui-même dans l'explosion. Une sorte de hara-kiri. Il y a quelques blessés en plus. (Graham parut pensif.) J'aurais déjà téléphoné à Veitch si toutes ses lignes n'étaient pas réservées aux communications vers l'extérieur. Il aurait dû être prêt bien avant tout le monde, puisqu'il avait apporté de Floride des tonnes de matériel qui n'avait besoin que d'être rassemblé. -Hmm ... D'autres nouvelles? -Non, mais on a retrouvé Sangster. Je me faisais du souci à son sujet. Il est dans un hôpital souterrain. Il était dans William Street quand s'est produit l'effondrement de la voie aérienne. Sa vie n'est pas en danger. Laissant Laurie, il alla voir l'espace découvert en face des ateliers. Au milieu du terrail1 s'alignait une batterie de prises de terre géantes, toutes prêtes à être branchées sur les nombreux condensateurs qui formaient la masse de l'appareil. Une parade de points bleus, rapetissés par la distance, se déplaçaient vers l'est, quelque part au-dessus de Long Island. Graham les contempla, une lueur inquiétante dans le regard. Ils sont dans de beaux draps, pensa-t-il, oubliant la situation où lui-même se trouvait. Des centaines d'aviculteurs courant frénétiquement derrière leurs essaims révoltés! Ils pouvaient aller en nombre d'endroits, mais il leur était impossible d'être partout à la fois. Tel était leur point faible. Son regard revint aux prises de terre, et il se demanda si ce système, pour efficace qu'il soit, absorberait le choc terrible que lui ferait subir un ennemi fou de rage. Il en doutait. Un système dix fois supérieur ne suffirait pas à faire face à un accès de furie comme celui qu'avait subi Silver City. Le plus qu'ils pouvaient espérer, c'était de détruire un Viton et de faire connaître au reste du monde pourquoi les usines Faraday avaient sauté, lui apprenant ainsi qu'il restait quelque espoir pourvu qu'on puisse continuer la lutte encore un peu plus longtemps. Oui, la fin d'un seul Viton suffirait. Derrière l'emplacement réservé au transmetteur, il y avait un grand puits. Un mur de ciment de quinze centimètres d'épaisseur plongeait dans les entrailles de la terre comme un gigantesque tuyau. Une longue perche descendait au centre du puits. ' Le transmetteur devait être manœuvré par un seul homme. Celui-ci devait, dans la mesure du possible, sauver sa vie de l'inévitable holocauste en plongeant dans le puits et en s'enfonçant sous terre. Un abri primitif, mais c'était la seule sauvegarde qu'on avait pu imaginer étant donné les circonstances. Graham demanda à Laurie: - Dans combien de temps? Laurie s'épongea le front. -Nous serons prêts dans un quart d'heure. Si tout va bien, nous serons en mesure de construire dix autres appareils. (Il désigna de la main la
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foule des ouvriers affairés.) Et si nous ne nous faisons pas massacrer, nous les fabriquerons en quelques heures. - Il n'en est pas question, interVint Graham d'un ton autoritaire. Vous allez immédiatement expédier ces pièces détachées dans un lieu sûr. Rien ne nous dit que, quand ils auront compris, les Vitons ne feront pas sauter toute la région, et il vaut mieux que les pièces détachées ne soient pas ici à ce moment-là. Il s'approcha d'un micro et prononça rapidement quelques mots. Trois minutes plus tard, une rangée de camions vinrent s'arrêter devant les portes. Chacun prit sa charge et repartit. Les ouvriers s'en allèrent en silence, laissant derrière eux un atelier complètement nettoyé à l'exception du projecteur d'ondes polarisées qui se dressait au milieu de la pièce. Quatre scientifiques se hâtèrent d'établir divers contacts et de régler les derniers détails. Appuyé contre la plaque tournante, Graham les observait avec un flegme qui l'étonnait lui-même. Après des journées de suprême tension nerveuse, il se retrouvait subitement aussi impassible qu'un bouddha de pierre - comme un homme qui se serait enfin assis dans le fauteuil du dentiste après une heure d'attente angoissée dans l'antichambre. Son regard s'arrêta sur l'un des quatre scientifiques, homme de courte taille avec une tonsure. Quand l'expert eut terminé ce qu'il faisait, Graham lui dit d'un ton sec: - Je n'ai pas envie de faire marcher un circuit électrique dans lequel le câble d'alimentation est branché sur le contact de l'impulseur. Les trois autres le regardèrent d'un air ahuri. Le nabot auquel il s'était adressé tourna vers lui un visage de singe vieillot dans lequel les yeux pâles fixaient sur Graham un regard vide. Il laissa tomber un morceau de câble qu'il tenait à la main et tâta sa poche d'un geste négligent, comme s'il cherchait des pinces. Graham tira à bout portant et le nabot faillit tomber en arrière sous le choc de la balle. Tandis que Laurie et les autres contemplaient la scène avec stupéfaction, Art Wohl s'avança vers le corps, tâta la poche et en sortit un petit objet ovale. - Bon Dieu, une bombe! Il nous aurait emmenés avec lui en enfer! -N'y pensez plus. Emportez cette bombe au réservoir derrière la maison. (Il se tourna vers Laurie.) Débranchez cette partie de circuit, Duncan, et vérifiez l'ensemble. Regardez si le courant passe bien. Si oui, nous allons faire sortir la machine et brancher les prises de terre. Une minute plus tard, Laurie annonça: -Elle est prête à fonctionner. Elle ne marchera jamais mieux, même si nous n'obtenons aucun résultat. -Bien. Ils poussèrent la machine dehors et branchèrent les prises de terre. Laurie partit avec ses trois hommes, laissant Wohl seul avec Graham. Graham était installé sur la machine - le courant, l'impulseur, l'élévateur et les leviers de contrôle à portée de la main. Au-dessus de lui, le ciel était lourd et chargé de nuages. Il se tourna vers Wohl.
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- Filez, Art, ordonna-t-il. Il y a des Vitons dans le coin. (Il indiqua d'un geste une troupe de globes scintillants qui arrivaient du nord-est.) Ce n'est pas le moment de rester planté ici et de discuter. Courez après Duncan et les autres ... Je vous donne une demi-minute pour partir. - Mais ... , protesta Wohl. -Décampez! rugit Graham d'un ton exaspéré. Wohl s'éloigna d'un air penaud en traînant les pieds. Graham attendit qu'il soit hors de vue derrière le hangar. De son siège, le tuyau cylindrique se découpait dans le ciel comme un long canon. Les globes bleuâtres n'étaient plus qu'à quinze cents mètres. Il scruta le ciel. Jamais on ne connaîtra l'origine des Vitons, se dit-il. Leur existence restera
aussi mystérieuse que celle des pneumocoques, des caniches ou de n'importe quelle autre forme de vie. Personnellement, il caressait la théorie qu'ils étaient originaires de la Terre et que, maintenant, ils allaient en être balayés à jamais - par un groupe d'humains sinon par un autre. Lheure H avait sonné. Il fit pivoter le grand tube et le braqua sur les globes qui approchaient. Lappareil tout entier tourna sur sa base. Graham entendait dans le hangar le ronronnement des générateurs qui fournissaient le courant, et nota qu'il ne restait plus que quatre-vingt-dix minutes avant l'heure limite fixée par l'Europe. Il appuya sur un bouton et donna le courant. Il y eut une pause de quelques secondes pendant laquelle les tubes se chauffèrent. Là-bas, à leurs postes stratégiques installés à des dixièmes et des douzièmes étages, des observateurs braquaient sur lui des lunettes qui tremblaient dans leurs mains. Le minuscule rayon polarisé jaillit, orientable. Il jaillit de la gueule du tube, ses ondes axées parallèlement au viseur braqué sur les Vitons. Cette longueur d'ondes était au-delà du champ de visibilité de Bjornsen et le rayon demeurait invisible. Le premier d'une ligne de dix Vitons d'avantgarde s'arrêta dans l'espace, comme bloqué par un obstacle invisible. Sa couleur changea: de bleu, il devint pourpre puis, presque aussitôt, d'un orange éclatant. Puis il s'éclipsa dans le néant. Cette disparition fut si totale que l'armée des observateurs n'en crut pas ses yeux. Les neufVitons restants s'agitèrent dans l'espace avec des mouvements indécis. Lun d'eux s'arrêta et passa, lui aussi, par le cycle bleu-pourpreorange. Immédiatement, les autres se dispersèrent et foncèrent droit dans les nuages. Quelqu'un rugissait comme un taureau furieux tandis que Graham braquait le tube plus haut et attrapait un troisième Viton en plein vol. Ce quelqu'un hurla que « ça, c'était du sport». Du coin de l'œil, Graham vit une énorme goutte de flamme jaunâtre jaillir dans la région de Broadway. Le bruit suivit, puis un déplacement d'air le fit vaciller sur son siège. Il serra les lèvres, et l'étrange hurlement cessa: il se rendit compte que' c'était lui-même qui avait crié de la sorte!
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Un sixième sens - sa perception extrasensorielle probablement -lui indiqua de faire effectuer un demi-tour à l'appareil. Une rangée de globes arrivait à toute allure du sud. Il se remit à hurler en voyant le premier de la rangée tourner au pourpre. Les autres globes stoppèrent net mais, emportés par leur élan, ils patinèrent dans l'air et vinrent se heurter contre leur congénère en train de virer à l'orange aveuglant. - Et un pour Mayo! hurla Graham en gigotant sur son siège. Un pour Webb! Un pour Beach! Un autre pour Farmiloe, et tous pour Bjornsen! Cessant de hurler, il observa les résultats de la collision aérienne. Lespace d'un battement de cœur, le tourbillon d'énergie agglomérée resta suspendu sous sa forme sphérique dans l'espace. Puis il explosa avec un fracas terrifiant. Graham sentit ses tympans exploser dans sa tête. Le déplacement d'air le jeta presque hors de son siège précaire. Tout l'appareil craqua dans un bruit de métal entrechoqué. La masse d'énergie se désintégrait là-haut, tel un soleil aux éblouissants rayons qui le contraignait à fermer les yeux. Mais il ne pouvait, il ne voulait pas rester inactif. Il était au bout de sa route, c'était peut-être sa dernière demi-heure, mais il entendait en profiter car, avant tout, c'était là sa récompense. Avec un braillement de Sioux sur le sentier de la guerre, il fit vivement décrire à l'appareil un arc de quatrevingt-dix degrés et braqua ses rayons sur deux Vitons qui amorçaient un plongeon menaçant dans sa direction. Il comprenait à présent comment ils avaient fait sauter les cuves de Silver City. Une dizaine de Vitons, ou vingt, ou cinquante peut-être s'étaient suicidés en plongeant dans les cuves, tous ensemble. En se rencontrant, ils avaient détruit leur équilibre énergétique en donnant naissance à un superdétonateur par leur fusion. Lantique tradition des Vitons gardait un secret que leurs esclaves humains n'avaient découvert que récemment: celui de provoquer une violente explosion quand une masse d'énergie - radioactive ou vitone - passait en son point critique. Les cuves de nitrate d'argent avaient reçu un coup auprès duquel la bombe atomique n'était que pichenette. Et ce gigantesque doigt noir qui désignait l'endroit que venaient de quitter les âmes de Silver City, était . simplement une colonne d'atomes affolés qui tourbillonnaient en quête d,'unions nouvelles. Graham fit pivoter l'appareil pour darder la mort sur un groupe de six Vitons qui fonçaient. Il vit leur énergie passer subitement par des longueurs d'ondes visibles à l'œil ordinaire, avant de s'annihiler. Ces créatures pouvaient certes traiter avec désinvolture les radiations qui leur arrivaient suivan,t les formules compliquées du duc de Broglie, la nature les ayant conçues de telle sorte qu'elles supportaientles diverses formes d'énergie solaire, ou peut-être même les aimaient. Mais les ondes hyperboliques, elles, leur entraient comme des vrilles dans les tripes. Une immense troupe de sphères se réunissait à l'extrême limite de l'horizon nord. Graham tenta de les atteindre avec ses rayons, constata qu'il
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n'obtenait aucun résultat et en conclut qu'elles étaient hors de portée. A l'est, les hommes en guerre faisaient jaillir des volcans vomissant le feu. Il flottait dans l'air des odeurs d'ozone, de caoutchouc brûlé et de ciment mouillé. Dans le lointain, des voix poussaient confusément des cris. Graham se mit à penser à la flotte aérienne américaine jusqu'alors clouée au sol: dix mille appareils rapides et puissants qui n'osaient prendre l'air, tant que les Vitons pouvaient s'assurer le contrôle mental des pilotes pour les jeter les uns contre les autres. Voilà qui n'allait pas tarder à changer. Les guerriers ailés allaient obscurcir les cieux, tandis qu'à l'abri de leurs ailes la foule dirait le mot le plus doux au cœur de 1'homme en guerre: « Les nôtres! » Jusqu'à maintenant, il n'avait détruit que des Vitons téméraires, paresseux, imprudents. À présent, ils savaient le danger qu'ils couraient. Il fallait s'attendre à une attaque en masse, à un massacre: ils allaient démontrer une fois pour toutes l'étendue de leur puissance. Ils allaient foncer sur Graham par compagnies, par bataillons, par brigades, en trop grand nombre pour qu'il puisse les exterminer. Ils allaient le faire disparaître de la face de cette Terre qu'on leur disputait, et le projecteur avec lui. La fin était proche, mais la partie avait été belle. En observant le ciel, il aperçut une escadrille de stratoplanes asiatiques qui filaient en vrombissant vers l'est avec la calme assurance des gens qui sont de mèche avec Dieu. Derrière eux, au-dessous d'eux naissaient des petits nuages de fumée et d'étincelles. Graham se demanda si ces fanatiques pilotes avaient assisté à la fin des prétendus esprits de leurs ancêtres, et conclut par la négative. La nouvelle avait dû se répandre à cette heure. Le Nouveau Monde la connaissait sans doute, et l'Europe avait probablement tous les détails à l'heure actuelle. LEurope tiendrait, maintenant qu'elle savait que la viCtoire n'était plus qu'une question de temps. Peut-être un des autres groupes de chercheurs avait-il réussi également. Peu importait d'ailleurs ... le succès qu'ils venaient de remporter à l'usine de Faraday était le triomphe de l'humanité. Il interrompit ses méditations en voyant s'élever au loin une cohorte immense de Vitons. Ils composaient une sorte d'au~ore fantastique, et si colossale qu'il devenait difficile de croire qu'ils étaient complètement invisibles à l'œil humain normal. Ils étaient une myriade d'un bleu étincelant, une véritable horde qui bloquait l'horizon au nord, une armée céleste qui ne venait pas du paradis, mais que depuis longtemps l'enfer avait vomie. Ils avançaient à une vitesse incroyable. Tandis que Graham se pré,parait à subir l'assaut, un point sombre apparut au centre de la masse ennemie, vira à l'orange puis disparut. Graham resta un instant ahuri, puis il se rappela: le groupe de Yonkers. - Ce brave Steve! rugit-il. Il y est arrivé! Allez, Steve, tue-les! Graham mit son appareil en batterie et commença à arroser la horde qui grossissait à vue d'œil. Du bleu vira au pourpre puis à l'orange puis se volatilisa. Une partie de la troupe qui n'avait pas encore été touchée se détacha de la masse et piqua vers l'usine Yonkers.
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Les autres foncèrent furieusement vers Graham. Il savait ce qui allait se passer, il le sentait en les voyant se grouper sans cesse davantage, au fur et à mesure qu'ils avançaient. Jusqu'au dernier moment, il allait les arroser de ses rayons de plein fouet. Il les détruisait par paquets en hurlant des imprécations. Puis ils se groupèrent pour le suicide. En quatre bonds, Graham fut au bord du puits, saisit le mât et se laissa glisser. Tandis qu'à route allure il rombait, une masse effrayante d'un bleu flamboyant déferla et roula au-dessus de l'orifice du puits. Le ciel n'était plus qu'une boule d'azur étincelante. Puis brusquement il y eut un insoutenable éclat. Une clameur déchirante fit vibrer ses tympans déjà mis à rude épreuve: on aurait dit que l'univers tout entier se fracassait. Et le mât dansa comme une baguette de prestidigitateur. Il se sentit arraché du poteau, tomba dans des abîmes secoués par l'explosion. Le puits trembla d'un bout à l'autre, ses parois s'écroulèrent. De la terre, des pierres et des blocs de ciment dégringolèrent derrière Graham en une pluie de mort. Quelque chose de plus gros et de plus noir que le reste s'effondra, tomba lourdement dans les ténèbres et s'écrasa avec un bruit mou sur un corps hurlant. Graham poussa un étrange soupir. Sa pensée partit à l'aventure, telle une barque de noir ébène flottant sur des flots de suie. Il faisait bon dans le lit, si bon que l'illusion valait la peine d'être préservée. Graham remua la tête d'un air satisfait. Une douleur aiguë comme un coup de lance le traversa. Il ouvrit les yeux. Mais oui, il était bien dans un lit. Il remua les doigts, tâta autour de lui. Pas d'erreur, c'était un lit. Ses yeux émerveillés virent un drap blanc, examinèrent un tableau pendu au mur en face de lui. C'était un Cerfaux abois. Une chaise craqua à son chevet. Avec une grimace de douleur, il tourna la tête et découvrit la vaste carrure de Wohl. - Bonsoir, Rip van Winkle, le salua Wohl avec une politesse onctueuse. (Il désigna une pendule et un calendrier.) Il est 22 heures et nous sommes jeudi. Pendant trois jours, vous avez été sourd-muet, abruti et ratatiné. Bref, vous étiez vraiment vous-même. -Vraiment? Le ricanement de Graham n'avait plus tout à fait la même assurance qu'autrefois. Il tourna un regard furieux vers le cerf. - C'est vous qui avez accroché cette croûte? Vous vous croyez drôle? Wohl regarda le tableau et dit: -Haha! Graham réussit à se soulever sur un coude, sans souci de sa tête qui battait la chamade. - Passez-moi mes frusques, grossier personnage ... j'ai à sortir. - Rien à faire. (La large main de Wohlle repoussa doucement.) Cette fois, c'est moi qui donne des ordres et c'est vous qui les suivez. (Il fit cette déclaration avec une satisfaction non dissimulée.) Ces Vitons ont dévasté
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une surface de trois kilomètres et demi de diamètre et tué tout un tas d'observateurs. Il nous a fallu douze heures pour trouver votre trou à rat et en extirper le morceau de mou que vous étiez. Alors, allongez-vous et restez bien sage pendant qu'oncle Art vous raconte de belles histoires. Il prit un journal, l'ouvrit et donna un bref résumé des nouvelles du jour. Il buvait manifestement du petit-lait. -Le maire Sullivan a déclaré que la ville était désormais protégée de façon satisfaisante. L'Electra pense sortir quotidiennement douze cents projecteurs. Deux autres escadrilles de stratoplanes asiatiques ont atterri sur Battery Park et se sont rendus. (Il lança un coup d'œil à Graham et fit observer:) Ce ne sont que des nouvelles locales. Il s'est passé des tas de choses pendant que vous ronfliez comme un porc. Graham eut l'air ennuyé. - Humph! Et Kœnig? - Il a perdu deux de ses types quand les Vitons ont tapé en plein sur Yonkers. Un tas d'observateurs ont passé l'arme à gauche également. Mais les autres vont très bien. (Wohl tourna la page de son journal.) Écoutez ça: «La poche ennemie sur le front du Nebraska a été réduite. Nos blindés contreattaquent et rencontrent une résistance qui ne cesse de faiblir. La révolte s'étend dans les rangs asiatiques au fur et à mesure que les premiers projecteurs parviennent sur le front et détruisent les Vitons au-dessus des lignes. Des pacifistes asiatiques prennent Choung-King et commencent à fabriquer des projecteurs anti-Vitons. L'Europe contre-attaque vigoureusement à l'est. Washington s'attend que l'Asie fasse une offre d'armistice et vienne collaborer à la destruction des Vitons.» (Il replia le journal et le glissa sous l'oreiller de Graham.) » C'est comme si la guerre était finie. Grâce à vous. - Des clous! répondit Graham d'un ton aigre. (Il se dressa de nouveau sur son séant.) Allez me chercher mes frusques. Je ne suis pas un filou de votre genre ... je ne file pas avec les couvertures de la maison. Wohl se mit sur ses pieds et fixa l'autre avec une feinte horreur: - Bon sang, Bill, vous avez une mine affreuse. Vraiment, je crois que je vais être obligé d'appeler un docteur. Il se dirigea vers la porte. -Ne faites pas l'imbécile, cria Graham. (Il se redressa et se prit la tête entre les mains.) Passez-moi mon pantalon avant que je sorte d'ici et que je vous fasse voir de quel bois je me chauffe. J'ai besoin de changer d'air. -Vous ne savez pas ce qui est bon pour vous, lui lança Wohl d'un ton réprobateur. Vous êtes dans un nouvel hôpital souterrain ... l'hôpital de la Miséricorde. -Hein? - De la Miséricorde, répéta Wohl. Graham retomba sur son oreiller et gémit à fendre l'âme. - Ah! Art, je ne me sens vraiment pas bien. Je vais peut-être mourir. Allez me chercher un docteur.
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- Bon! (Il se cambra pour bander un arc imaginaire.) Regardez, Cupidon, c'est moi! Puis il fila. Elle arriva tout de suite, s'assit, et prit son ton le plus «garde-malade» qui soit pour s'enquérir: -Comment vous sentez-vous? - Ma foi. .. attendez, je vais vous dire. Il sortit un bras et prit les mains d'Eva dans les siennes. Elle le repoussa avec fermeté. -Ce n'est pas l'endroit pour de pareilles choses. -Vous ne m'avez jamais laissé vous emmener ailleurs, fit-il remarquer. Elle ne répondit pas. Elle fixait le cerf sans le voir. - Quelle idée, dit-il. -Pardon? Il désigna le tableau. - Quelqu'un a .dû croire que c'était spirituel. Vous, peut-être? -Moi? (Elle était sincèrement stupéfaite.) Jamais de la vie. Si ce tableau ne vous plaît pas, je vais le faire enlever. -Je vous en prie, faites-le. Il me fait trop penser à moi. Et à tout le monde d'ailleurs. -Ah! oui? Pourquoi? -Le Cerf aux abois. Nous avons été aux abois depuis l'aube de l'histoire. D'abord sans le savoir, et puis en pleine conscience. C'est agréable de savoir que c'est fini. Peut-être allons-nous enfin avoir le temps de nous amuser. Vous m'avez déjà aidé, vous pouvez m'aider encore. -Je n'ai pas l'impression de vous avoir été d'un très grand secours, dit-elle d'un ton compassé. -C'est vous qui nous avez renseignés sur Beach, les appareils de radiothérapie à ondes courtes, et Farmiloe. Sans vous, nous en serions encore à poursuivre des ombres. (Il s'assit et la regarda.) Maintenant, je ne fais plus la chasse aux ombres, j'en ai assez. Elle ne répondit rien, mais tourna la tête et lorgna le plafond d'un air méditatif. Graham contempla avec délectation la courbe de ses pommettes et la ligne des sourcils. La jeune femme était fort consciente de ces rega~ds admiratifs. - Là-haut, Eva, il y a les étoiles, poursuivit-il. Et peut-être y a-t-il aussi des hommes, des hommes de chair et de sang comme nous, des hommes de bonne volonté qui nous auraient déjà rendu visite, sans l'interdiction des Vitons. Hans Luther croyait que notre terre était pour eux «pelouse interdite». Interdite, interdite, interdite ... Voilà ce qu'était la Terre. Tout était interdit à ces êtres qui voulaient venir ici et à nous qui étions emprisonnés sur Terre. Rien n'était permis, sinon ce que nos maîtres estimaient profitable pour eux-mêmes. - Mais plus maintenant, murmura-t-elle.
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-Non, plus maintenant. Maintenant, nous pouvons nous émouvoir pour nous~mêmes, et non pour les autres. Enfin, nos sentiments sont à nous. Deux font la paire et trois ne forment rien - surtout quand le troisième est un Viton. Est-ce que vous avez déjà pensé que, maintenant, nous étions seuls dans le vrai sens du mot? -Nous? ... Elle tourna vers lui un visage interrogateur. -Ce n'est peut-être pas l'endroit, fit-il observer, mais en tout cas c'est le moment! Il l'attira vers lui et pressa ses lèvres sur les siennes. Elle le repoussa, mais sans grande force. Au bout d'un moment, elle changea d'avis. Elle passa son bras autour du cou de Graham.
NOUVELLES
Le Chioff
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1 Y avait bien longtemps que le Bustler n'avait pas été aussi silencieux. Il se trouvait dans l'astroport sirien; ses tubes étaient refroidis, sa coque criblée d'impacts de particules, son aspect celui d'un coureur de fond épuisé à la fin d'un marathon. À cela, il y avait une bonne raison: il revenait d'un long voyage bien loin de s'être passé sans encombre. À présent qu'il était à quai, il jouissait d'un repos bien mérité, fût-il temporaire. Ce calme, quelle douceur que ce calme !Plus d'ennuis, plus de crises, plus de catastrophes majeures, plus de situations désespérées, comme passer inopinément en vol libre au moins deux fois par jour. Rien que le calme. Ah! Le commandant McNaught se reposait dans sa cabine, les pieds sur son bureau, et il profitait pleinement de ces instants de détente. Les moteurs étaient éteints, leur vrombissement infernal s'était tu pour la première fois depuis des mois. Au-dehors, dans la métropole, quatre cents membres de son équipage faisaient la bringue sous un soleil radieux. Ce soir, quand le commandant en second Gregory rentrerait prendre son service, il sortirait dans les parfums du crépuscule et ferait le tour de la civilisation éclairée au néon. C'était là que résidait la beauté d'atterrir enfin. Les hommes pouvaient se relâcher et libérer le surplus de pression, chacun à sa manière. Les services, les problèmes, les dangers et les responsabilités n'existaient plus, dans l'astroport. C'était un havre de sécurité et de réconfort pour les voyageurs fatigués. Encore une fois: ah! Burman, le lieutenant chef des transmissions, entra dans la cabine. Il faisait partie de la demi-douzaine d'hommes encore en service, et arborait l'expression de celui qui a en tête une bonne vingtaine de choses de mieux à faire. - Le signal vient de nous parvenir, commandant. Il lui tendit la feuille, puis attendit que le commandant y jette un œil et lui dicte une éventuelle réponse. 563 1
McNaught prit la feuille, ôta les pieds de son bureau, se releva, et lut le message à voix haute: - « Quartier général terrien à BustIer. Restez à Siriport jusqu'à nouvel ordre. Contre-amiral Vane W Cassidyattendule 17. Feldman. Commandant des opérations navales. Sirisec. » Il leva les yeux, toute joie évanouie de ses traits rugueux, puis grogna. -Un problème? demanda Burman, quelque peu inquiet. McNaught désigna trois livres peu épais sur son bureau. - Celui du milieu. Page vingt. En le parcourant, Burman trouva un article intitulé: « Vane W Cassidy, contre-amiral, inspecteur en chef des vaisseaux et entrepôts. » Burman déglutit avec difficulté. -Est-ce que cela veut dire ... ? - Oui, répondit McNaught sans plaisir aucun. Que ça va être comme retourner à l'académie militaire et tout le toutim. De la peinture, du savon, de l' huile de coude, et que ça brille! Il prit un air officiel et adopta le ton qui allait avec. - Commandant, vous avez seulement sept cent quatre-vingt-dix-neuf rations d'urgence. On vous en a alloué huit cents. Rien dans votre journal ne fait état de la ration manquante. Où est-elle? Que lui est-il arrivé? Comment se fait-il qu'il manque une paire de bretelles homologuées dans l'un des paquetages des hommes? Avez-vous signalé cette perte ? - Pourquoi s'en prend-il à nous? demanda Burman, atterré. Il ne nous a jamais cherché des poux dans la tête jusqu'ici. -Justement, lui précisa McNaught en regardant le mur d'un air renfrogné. C'est à notre tour de passer à la casserole. (Son regard s'arrêta sur le calendrier.) Il nous reste trois jours et on en aura bien besoin! Dites au premier lieutenant Pike de venir immédiatement. Burman sortit, la mine sombre. Peu après, Pike entra. Son visage confirmait une nouvelle fois le vieil adage selon lequel les mauvaises nouvelles vont vite. - Faites une réquisition, ordonna McNaught, pour quatre cents litres de peinture plastique, gris foncé, de qualité homologuée. Faites-en une autre pour cent litres de peinture émaillée d'intérieur blanche. Transmettez-les immédiatement aux entrepôts de l'astroport. Dites-leur de nous livrer pour 18 heures, avec le nombre adéquat de pinceaux et de pulvérisateurs. Au passage, prenez tout le matériel de nettoyage qu'on vous offre. - Les hommes ne vont pas aimer ça, fit remarquer Pike, faiblement. -Ils vont adorer ça, renchérit McNaught. Un vaisseau reluisant'et propre comme un sou neuf, c'est bon pour le moral. C'est marqué dans ce livre. Mettez-vous en route et transmettez-moi ces réquisitions. À votre retour, trouvez-moi les feuilles de stocks et d'équipement et apportez-les ici. On doit faire l'inventaire des stocks avant l 'arrivée de Cassidy. Une fois qu'il sera là, on n'aura aucune chance d'invoquer une pénurie ou de faire disparaître en douce les objets en trop qui se retrouveraient en notre possession.
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, -Très bien, commandant. Pike sortit en arborant la même expression que Burman. Adossé dans son fauteuil, McNaught marmonnait tout seul. Il eut le pressentiment que quelque chose allait provoquer une catastrophe de dernière minute. Le moindre objet manquant constituerait une faute lourde, à moins d'avoir été signalé lors d'un précédent rapport. Un objet en trop serait grave, très grave. La première option impliquait un manque d'attention ou de la malchance. La seconde suggérait le vol éhonté d'une propriété du gouvernement dans des circonstances condamnées par la hiérarchie. À titre d'exemple, il y avait eu la récente affaire Williams, du croiseur lourd Swift. Il en avait entendu parler autour d'un verre de vin spatial, lors d'une sortie dans les environs de Bootes. Williams s'était involontairement retrouvé en possession de onze bobines de fil de clôture électrique, alors que son stock officiel n'était que de dix. Il avait fallu un procès en cour martiale pour décider que la bobine en trop, qui avait une valeur d'échange faramineuse sur une certaine planète, n'avait pas été volée dans les entrepôts spatiaux ou, en jargon de navigateur, « téléportée à bord ». Mais Williams avait été sanctionné. Et cela n'aidait pas en termes de promotion. Il marmonnait toujours de colère, quand Pike revint avec un classeur de feuilles de papier ministre. - On commence tout de suite, commandant? - Ille faut bien. (Il se leva péniblement et fit mentalement ses adieux à son temps libre et à son petit aperçu des lumières de la ville.) Ça va être suffisamment long d'inspecter le vaisseau d'un bout à l'autre. Je laisse la revue des paquetages de l'équipage pour la fin. Il sortit de la cabine en marchant au pas et se dirigea vers l'arrière du vaisseau. Pike le suivit avec une réticence mêlée de morosité. Tandis qu'ils passaient le sas principal resté ouvert, Peaslake les observa, sauta avec enthousiasme sur la passerelle, et leur emboîta le pas. Membre à part entière deI'équipage, c'était un gros chien dont les ancêtres s'étaient montrés plus enthousiastes que sélectifs. Il portait fièrement un gros collier sur lequel était marqué: « Peaslake - Propriété du vaisseau Bustier». Sa mission principale, exécutée avec brio, était de tenir les rongeurs extraterrestres à distance du vaisseau et, en de rares occasions, de sentir les dangers invisibles à l'œil humain. Le trio avançait en paradant, McNaught et Pike à la manière d'hommes qui sacrifiaient d'un air grave le plaisir dans l'intérêt du devoir, Peaslake avec l'enthousiasme haletant d'un chien prêt à n'importe quel nouveau jeu. Lorsqu'il arriva à la cabine arrière, McNaught se laissa choir dans le siège du pilote et prit le classeur des mains de son coéquipier. -Vous connaissez le topo mieux que moi. Moi, mon rayon, c'est la chambre des cartes. Je vais lire les listes à voix haute, pendant que vous vérifierez les objets. Il ouvrit le classeur et commença par la première page:
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- KI. Compas à verge, type D, une unité. -C'est bon, dit Pike. -K2. Indicateur de distance et de direction, électronique, type J], une unité. -C'est bon. -K3. Gravimètres bâbord et tribord, modèles Casini, une paire. -C'est bon. Peaslake posa fermement la tête sur les genoux de McNaught, cligna des yeux tristement, et pleura. Il commençait à comprendre ce que les autres ressentaient. Ces inventaires et vérification laborieux étaient un sacré nom de jeu. En guise de consolation, McNaught baissa la main et joua avec les oreilles de Peaslake, tout en poursuivant la lecture de la liste. - K187. Coussins en caoutchouc mousse, pilote et copilote, une paire. -C'est bon. Au moment où le commandant en second Gregory apparut, ils avaient atteint la minuscule cabine de transmission et y farfouillaient dans une semipénombre. Dégoûté, Peaslake était parti depuis longtemps. - M24. Mini haut-parleurs de rechange, trois pouces, type T2, un jeu de six. -C'est bon. En regardant à l'intérieur de la pièce, Gregory écarquilla les yeux et dit: -Que se passe-t-il? -On attend une inspection importante sous peu. (McNaught jeta un coup d'œil à sa montre.) Allez voir si les entrepôts ont livré la commande et sinon, pour quelle raison. Ensuite, vous avez intérêt à me filer un coup de main et à laisser à Pike quelques heures de répit. - Ça signifie que la permission à terre est annulée? -Et comment! Jusqu'à ce que Môssieu soit reparti d'ici. (Il tourna son regard vers Pike.) Quand vous irez en ville, cherchez et renvoyez tous les membres de l'équipage que vous trouverez. Pas de discussion ou d'excuse. Et pas d'alibi et/ou de retard. C'est un ordre. Pike exprima son mécontentement. Gregory lui lança un regard noir, s'éloigna, revint, et dit: -Les entrepôts nous livreront la marchandise d'ici vingt minutes. De mauvaise grâce, il regarda Pike s'éloigner. - M47. Câble de transmission, protégé par une gaine métallique, trois bobines. -C'est bon, dit Gregory, qui se frappait mentalement d'être revenu au mauvais moment. L inventaire se poursuivit jusque tard dans la nuit et reprit de bonne heure le lendemain matin. A ce moment-là, les trois quarts des hommes travaillaient laborieusement à l'intérieur comme à l'extérieur du vaisseau, et exécutaient leur tâche comme s'ils avaient été condamnés pour un crime qu'ils. avaient prémédité mais pas encore commis. 566
La progression le long des couloirs et des passerelles du vaisseau devait s'effectuer en crabe et en ùnclinant nerveusement de côté. C'était une nouvelle fois la preuve que la forme de vie terrienne souffre de la phobie de la peinture fraîche. Le premier à se tacher verrait sa vie d'infortune réduite de dix ans. C'est dans ces conditions, au milieu de l'après-midi du deuxième jour, que le pressentiment de McNaught se révéla prophétique. Il lisait la neuvième page à voix haute, pendant que Giovanni Bianco confirmait la présence et l'existence factuelle de tous les objets énumérés. Aux deux tiers de la liste, ils heurtèrent un écueil, métaphoriquement parlant, et commencèrent à sombrer rapidement. McNaught lisait avec ennui: -V1097. Écuelle, émail, une unité. -Lé voilà, dit Bianco en la tapotant. -VI098. Chioff, une unité. - Ché? demanda Bianco en le regardant fixement. -VI098. Chioff, une unité, répéta McNaught. Pourquoi cet air ahuri? C'est la cuisine du vaisseau. Vous êtes le chef de cuisine. Vous savez ce qui est censé se trouver dans la cuisine, non? Où est ce chioff? - Jamé entendou parler, affirma catégoriquement Bianco. - Impossible. Il figure noir sur blanc sur la feuille d'équipement. Il est écrit: « Chioff, une unité. » Il était là quand on a procédé à l'équipement il y a quatre ans. On l'a vérifié nous-mêmes et on a signé. - Jé mien signé qué s'appelle oune chioff, nia Bianco. Dans la couisine, y'a rrrien qué s'appelle comme ça. -Regardez! McNaught prit un air renfrogné et lui montra la feuille. Bianco y jeta un œil et renifla avec dédain: - Ici, jé lé four éléctrique, oune ounité. Jé dé bouilloires à doublé paroi, gradouées, oune jeu. Jé dé bain-marie, six ounités. Ma pas dé chioff. Jamé entendou parler dé ça. Jé sé pas cé qué cé. (Il écarta les mains et haussa les épaules.) Pas dé chioff. - Il doit bien y en avoir un, insista McNaught. De plus, quand Cassidy sera là, on le paiera cher s'il n'yen a pas. -Trouvez-lé, suggéra Bianco. -Vous avez un diplôme de cuisine de l'École hôtelière internationale. Vous avez un diplôme de l'école de cuisine Cordon Bleu. Vous avez un diplôme avec trois modules du Centre culinaire de la Marine de l'espace, fit remarquer NcNaught, tout ça, et vous ne savez pas ce qu'est un chioff. -Mamma mia! s'exclama Bianco en agitant les bras dans tous les sens. Jévou zai dit oune millier dé fois qu'il yavé pas dé chioff. y'a jamé ou dé chioff. Escoffier 1 loui-même né pourré pas trouver oune chiofflà où y'en a pas. Vous mé prénez pour oune magicien? 1. Auguste Escoffier (1846-1935) était un grand chef cuisinier français. (NdT)
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-Ça fait partie du matériel culinaire, soutint McNaught. C'est forcé, ça figure en page neuf. Et la page neuf signifie que sa place exacte est dans la cuisine, sous la responsabilité du chef de cuisine. - Bène voyons! rétorqua Bianco. (Il désigna une boîte métallique au mur.) Amplificateur d'interphoné? Cé à moi? McNaught réfléchit, puis concéda: -Non, c'est à Burman. Son équipement se balade dans tout le vaisseau. - Alors démandez-Ioui où é lé foutou chioff, lança Bianco sur un ton triomphal. - Je vais le faire. Si ce n'est pas à vous, c'est que ça doit être à lui. Mais d'abord, terminons cet inventaire. Si je ne suis pas systématique et minutieux, Cassidy va me faire voler mon insigne. (Il parcourut la liste des yeux.) V1099. Collier avec inscription, cuir, clous en cuivre, chien, pour l'usage du. Pas besoin de le chercher. Je l'ai vu de mes yeux il y a cinq minutes. (Il cocha l'article et poursuivit:) VI 100. Panier à chien, osier tressé, une unité. - Lé voilà, répondit Bianco en l'envoyant du pied dans un coin. -VllOl. Coussin, mousse caoutchouc, pour aller dans le panier, une unité. - Oune moitié, objecta Bianco. En quouatre ans, il a mâchonné l'otré moitié. -Cassidy nous laissera peut-être en commander un autre. Peu importe. Tout va bien tant qu'on peut présenter la moitié qui nous reste. (McNaught se redressa et ferma le classeur.) C'est tout pour cette pièce. Je vais voir Burman au sujet de l'objet manquant. La joyeuse fête de l'inventaire poursuivit son cours. Burman éteignit un récepteur UHF, ôta ses écouteurs, et leva un sourcil interrogateur. -Il manque un chioff dans la cuisine, lui expliqua McNaught. Où est-il ? - Pourquoi me demander à moi? La cuisine est sous la responsabilité de Bianco. - Pas dans sa totalité. Un grand nombre de vos câbles y passent. Vous y avez deux boîtes de connexions, ainsi qu'un interrupteur automatique et un amplificateur d'interphone. Où est le chioff? -Je ne sais pas ce que c'est, répondit Burman, perplexe. McNaught s'écria: - Me dites pas ça! J'en ai déjà ma claque d'entendre Bianco répéter ça. Il y a qu~tre ans, on avait un chioff. C'est écrit là. C'est notre exemplaire de ce qu'on a vérifié et signé. Il est écrit qu'on a signé pour un chioff. Par conséquent, on doit en avoir un. Il faut le retrouver avant l'arrivée de Cassidy. - Désolé, commandant, compatit Burman. Je ne peux pas vous aider. -Réfléchissez encore, suggéra McNaught. À l'avant du vaisseau, il y a un indicateur de direction et de distance. Comment vous, vous l'appelez?
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- Un indidi, répondit Burman, perplexe. - Et, poursuivit McNaught en désignant le transmetteur d'impulsions, comment vous appelez ça? -Le trans-impulse. - Vous voyez? Des surnoms enfantins: «indidi» et« trans-impulse». Maintenant, creusez-vous les méninges et rappelez-vous ce que vous appeliez un chioff il y a quatre ans. - Rien, à ma connaissance, n'a jamais été surnommé chioff, lui assura Burman. -Alors pourquoi a-t-on signé pour un chioff? demanda McNaught. - Je n'ai rien signé. C'est vous qui avez tout signé. - Pendant que vous et les autres faisiez les vérifications. Il y a quatre ans, sans doute dans la cuisine, j'ai dit: «Chioff, une unité», et soit vous, soit Bianco l'avez désigné et avez dit: «C'est bon.» J'ai cru quelqu'un sur parole. Je dois croire d'autres experts sur parole. Je suis un navigateur expérimenté, je connais tous les derniers gadgets gravitationnels mais pas le reste. Je suis obligé de faire confiance à des gens qui savent ce qu'est un chioff - ou du moins devraient le savoir. Burman eut une idée lumineuse: - Tous les objets divers ont été jetés dans le sas principal, les couloirs et la cuisine au moment de l'équipement. On a dû trier un certain nombre d'objets et déterminer leur place exacte, vous vous rappelez? Ce chioff peut se trouver n'importe où aujourd'hui. Il n'est pas nécessairement sous ma responsabilité ni celle de Bianco. - Je vais voir ce qu'en disent les autres officiers, concéda McNaught, lui accordant ce point. Gregory, Worth, Sanderson, ou l'un des autres pourraient être en train de bichonner l'animal. Où qu'il soit, il faut le retrouver. Ou expliquer pleinement son absence s'il a été utilisé. Il sortit. Burman grimaça, remit ses écouteurs, et se remit à tripoter son appareil. Une heure plus tard, McNaught réapparut, l'air renfrogné. -Il est absolument certain, déclara-t-il avec colère, qu'il n'y a pas de chioff à bord du vaisseau. Personne ne sait ce que c'est. Personne n'arrive non plus à deviner ce que c'est. - Rayez-le et signalez sa perte, suggéra Burman. -Comment ça? Alors qu'on est au sol? Vous savez aussi bien que moi que les pertes et les dégâts doivent être signalés au moment où ils se produisent. Si j'annonce à Cassidy que le chioff a été perdu dans l'espace, il voudra savoir quand, où, comment, et pourquoi on ne l'a pas signalé. Ça va faire un sacré foin s'il se trouve que ce machin vaut un demi-million de crédits. Je ne peux pas l'ignorer d'un revers de la main. -Alors, quelle est la solution? demanda Burman, s'avançant ainsi innocemment dans le piège. - Il n'yen a qu'une seule, affirma McNaught. Vous allez fabriquer un chioff. 569
- Qui? Moi? demanda Burman en se grattant le cuir chevelu. - Vous et personne d'autre. De toute façon, je suis quasi certain que ce machin est sous votre responsabilité. -Poutquoi? - Parce que c'est typiquement le genre de surnoms enfantins dont vous vous servez pour appeler votre matériel. Je parierais un mois de solde qu'un chioff est une sorte de bitoniot scientifique. C'est peut-être en relation avec le brouillard. Peut-être un gadget d'approche sans visibilité. -Le système d'approche sans visibilité, on l'appelle le « tâtonneur», l'informa Butman. -Et voilà! répondit McNaught, comme si cela mettait un terme à l'affaire. Vous allez donc fabriquer un chioff. Il devra être terminé pour demain soir, 18 heures, et prêt pour mon inspection. Il a intérêt à être convaincant, et même plaisant. En fait, sa fonction devra être convaincante. Burman se leva, les bras ballants, et lâcha d'une voix rauque: - Comment puis-je faire un chioff, alors que je ne sais même pas ce que c'est? -Cassidy ne le sait pas non plus, souligna McNaught en le regardant avec mépris. Il surveille plus la quantité que le reste. Il compte les objets, les regarde, vérifie qu'ils existent bel et bien, et demande s'ils sont en bon état de marche ou pas. Tout ce qu'il nous faut, c'est bricoler un bitoniot impressionnant et lui dire que c'est le chioff. -DouxJésus! s'exclama Burman avec ferveur. -Ne comptons pas trop sur l'aide douteuse des personnages de la Bible, le réprimanda McNaught. Utilisons la cervelle que Dieu nous a donnée. Prenez votre fer à souder et faites-moi un chioffhaut de gamme pour demain soir, 18 heures. C'est un ordre! Il sortit, satisfait de sa solution. Derrière lui, Burman regarda le mur d'un air morose et se passa la langue sur les lèvres, une fois, puis deux. Le contre-amiral Cassidy arriva pile à l'heure. C'était un homme petit et bedonnant, au teint rougeâtre et aux yeux semblables à ceux d'un poisson mort depuis longtemps. Sa démarche était particulièrement pompeuse. - Ah, commandant, je compte sur vous pour que tout soit en ordre. -C'est généralement le cas, lui assura McNaught d'un ton désinvolte. J'y veille. Il parlait avec conviction. - Parfait! approuva Cassidy. J'apprécie qu'un commandant prenne ses responsabilités au sérieux. Je regrette d'avoir à dire cela, mais ce n'est pas le cas de tout le monde. (Il traversa le sas principal au pas, et ses yeux de morue remarquèrent la peinture émaillée blanche qui venait d'être refaite.) Par où préférez-vous commencer, l'avant ou l'arrière? -Mes feuilles d'équipement vont de l'avant vers l'arrière. On ferait peut-être aussi bien de procéder dans cet ordre. - Très bien. 570
Il trotta d'un pas officiel vers le nez du vaisseau, et s'arrêta en chemin pour tapoter Peaslake et examiner son collier. -On prend soin de lui, à ce que je vois. L'animal s'est-il révélé utile? - Il a sauvé cinq vies sur Mardia en nous avertissant de ses aboiements. -Je suppose que les détails ont été consignés dans le journal de bord? - Oui, amiral. Le journal de bord se trouve dans la chambre des cartes, dans l'attente de votre inspection. -Nous verrons cela en temps voulu. Quand il atteignit la cabine arrière, Cassidy s'assit, prit le classeur que lui tendait McNaught, et commença à lire comme s'il parlait affaires. - KI. Compas à verge, type D, une unité. - Le voici, amiral, répondit McN aught en le lui indiquant. - Il marche encore? - Oui, amiral. Ils reprirent leur progression, atteignirent la cabine de transmission, la salle des ordinateurs, et une succession d'autres pièces pour rejoindre la cuisine. Là, Bianco prit ses grands airs dans ses vêtements blancs fraîchement repassés et dévisagea le nouveau venu avec méfiance. - V147. Four électrique, une unité. - Lé voilà, dit Bianco en le désignant avec dédain. -Vous en êtes satisfait? s'enquit Cassidy en lui jetant son regard de poisson. - Pa zassé grand, répondit Bianco. (D'un geste expressif, il désigna la cuisine tout entière.) Rrrien né assez grand. Cé trop pétit ici. Tout é trop pétit. Jé souis chef dé couisine, et la couisine réssemble à oune grénier. -C'est un vaisseau de guerre, pas un paquebot de luxe, lui répondit sèchement Cassidy. (Il fronça les sourcils à l'attention de la feuille d'équipement.) V148. Minuterie, four électrique, rattachée au, une unité. - Lé voilà, cracha Bianco, à deux doigts de la lancer à travers le premier hubl~t à la moindre incitation de Cassidy. Au fur et à mesure qu'il progressait sur la feuille, Cassidy se rapprochait du point critique, et la tension nerveuse allait crescendo. Il y parvint enfin et dit: - V1098. Chioff, une unité. -Porco Dio !lâcha Bianco. (Ses yeux lançaient des étincelles.) Jé lé dis et lé rédis, jé jamé ou ... - Le chioff est dans la salle radio, amiral, l'interrompit hâtivement McNaught. -Vraiment? (Cassidy regarda de nouveau la feuille.) Alors pourquoi est-il enregistré avec le matériel de cuisine? - On l'a mis dans la cuisine au moment de l'équipement, amiral. C'est l'un de ces instruments portatifs qu'on nous laisse installer à l'endroit le plus adapté. - Mmm. Alors il aurait dû être transféré sur la liste de la salle radio. Pourquoi ne l'avez-vous pas transféré?
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- J'ai pensé qu'il valait mieux attendre votre aval pour le faire, amiral. Les yeux ichthyens parurent satisfaits. -Oui, vous avez bien fait, commandant. Je vais le transférer immédiatement. (Il raya l'objet de la page neuf, le parapha, puis le reporta à la page seize, avant de le parapher de nouveau.) V1099. Collier avec inscription, cuir... oh, oui, je l'ai vu. C'est le chien qui le portait. Il cocha l'objet. Une heure plus tard, il paradait dans la salle radio. Burman se leva et redressa les épaules, sans toutefois parvenir à empêcher ses pieds et ses mains de trembler. Ses yeux étaient légèrement exorbités et faisaient des allers-retours vers McNaught en lançant des suppliques muettes. On aurait dit un homme qui avait un porc-épic dans le pantalon. - VI 098. Chioff, une unité, dit Cassidy du ton autoritaire qui lui était coutumier. Avec les mouvements saccadés d'un robot qui manque un peu de coordination, Burman sortit maladroitement une petite boîte sur le devant de laquelle se trouvaient des touches, des interrupteurs, et des lumières colorées. Cela ressemblait à l'idée qu'un opérateur radio amateur se fait d'une machine à sous. Il abaissa quelques interrupteurs. Les lumières s'allumèrent et offrirent des combinaisons des plus mystérieuses. -Le voilà, amiral, lâcha-t-il avec difficulté. -Ah! (Cassidy quitta son fauteuil et s'approcha pour y regarder de plus près.) Je ne me rappelle pas avoir vu cet objet par le passé; mais il existe tant de modèles d'une même chose. Fonctionne-t-il toujours correctement? - Oui, amiral. -C'est l'un des objets les plus utiles à bord du vaisseau, ajouta McNaught pour faire bonne mesure. -À quoi est-ce qu'il sert? s'enquit Cassidy, invitant ainsi McNaught à lui fournir une explication des plus inspirées. Burman pâlit. McNaught répondit précipitamment: - Une explication détaillée serait assez compliquée et technique, mais pour dire les choses le plus simplement possible, cela nous permet d'établir un équilibre entre des champs gravitationnels adverses. Les variations de lumière indiquent l'étendue et le degré de déséquilibre à n'importe quel moment. -C'est un système ingénieux, ajouta Burman, soudain enhardi par cette nouvelle. Il est basé sur la loi de Finagle. -Je vois, répondit Cassidy, qui ne voyait rien du tout. Il rejoignit son fauteuil, cocha le chioff et poursuivit. - Z44. Standard, automatique, quarante lignes de transmission, une unité. - Le voilà, amiral. Cassidy y jeta un coup d'œil, puis redirigea son regard vers la feuille. Les autres profitèrent de cet instant de distraction pour essuyer la sueur de leur front.
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La victoire était là. Tout allait bien. Pour la troisième fois: ah! Le contre-amiral Cassidy quitta les lieux satisfait et plein d'éloges. En l'espace d'une heure, l'équipage détala en ville. McNaught fut relayé par Gregory afin de profiter de la gaieté des lumières. Les cinq jours qui suivirent, tout ne fut que calme et plaisir. Le sixième jour, Burman reçut un signal. Ille jeta sur le bureau de McNaught et attendit sa réaction. Il avait l'air satisfait, et c'était là le plaisir de celui dont le mérite est sur le point d'être récompensé: général terrien à Bustier. Rentrez immédiatement pour révision et rééquipement. Turboréacteur supérieur va être installé. Feldman. Commandant des opérations navales. Sirisec. » « Quartier
-Retour vers Terra, commenta joyeusement McNaught. Et une révision signifie au moins un mois de permission. (Il regarda Burman.) Dites à tous les officiers en service d'aller en ville immédiatement et de donner l'ordre à l'équipage de rentrer. Les hommes vont revenir en courant lorsqu'ils sauront pourquoi. - Oui, commandant, répondit Burman avec un large sOl.gire. Ce sourire était encore sur toutes les lèvres deux semaines plus tard, alors que le Siriport était loin derrière, et que Sol n'était plus qu'un point scintillant quelconque au milieu du champ d'étoiles à l'arrière du vaisseau. Il restait onze semaines de voyage, mais le jeu en valait la chandelle. Retour vers Terra. Hourra! C'est dans la cabine du commandant qu'un soir les sourires s'évanouirent brusquement, lorsque Burman fut soudain pris de frousse. Il entra au pas et se mordilla la lèvre inférieure en attendant que McNaught termine d'écrire dans le journal de bord. McNaught finit par repousser le carnet, leva les yeux, et fronça les sourcils. - Qu'est-ce qui vous arrive? Vous avez des maux de ventre ou quoi? -Non, commandant. J'ai réfléchi. - C'était douloureux à ce point ? -J'ai réfléchi, insista Burman d'une voix d'oraison funèbre. Nous rentrons pour une révision. Vous savez ce que ça signifie? Nous allons descendre du vaisseau et une horde d'experts va y monter. (Il fixa McNaught d'un air désespéré.) J'ai bien dit: des experts. - Bien sûr que ce seront des experts, risposta McNaught. On ne va pas faire tester et remettre en état le matériel par une bande de bras cassés. -Il va falloir plus qu'un simple expert pour remettre le chioff en état, souligna Burman, il va falloir un génie.
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McNaught se pencha en arrière et changea d'expression comme on change de masque. - Nom d'un chien! J'avais complètement oublié cette histoire. Quand on sera sur Terra, on ne va certainement pas faire de l'esbroufe à ces gars-là avec de la science. -Non, commandant, approuva Burman. (Il se garda: d'ajouter: « Pas cette fois», mais son visage hurlait: « C'est vous qui m'avez fichu là-dedans, sortez-moi de là!» Il patienta un instant pendant que McNaught réfléchissait intensément, puis il insista:) Que suggérez-vous, commandant? Lentement un sourire de satisfaction revint au visage de McNaught. Il répondit: - Détruisez l'objet et jetez-le dans le désintégrateur. - Ça ne résout pas le problème, objecta Burman. Il nous manquera toujours un chioff. - Non. Parce que je vais signaler sa perte et l'imputer aux dangers de la navigation spatiale. (Il lui fit un clin d'œil appuyé.) En ce moment, on est en vol libre. Il tendit la main vers un bloc-notes et y griffonna un message, tandis que Burman se tenait à côté de lui, l'air grandement soulagé.
Bustler à Quartier Général terrien. Objet V1098. Chioff, une unité, détruit sous effet du stress gravitationnel en traversant champ étoile binaire Hector major-minor. Matériel utilisé comme combustible. MacNaught, Commàndant. Bustler. Burman emporta le message à la salle radio et le transmit vers Terra. Tout ne fut que calme et progression durant les deux jours qui suivirent. Lorsque Burman reparut dans la cabine du commandant, ce fut en courant et l'air inquiet. -Un appel général, commandant, annonça-t-il en haletant, avant de fourrer le message entre les mains de McNaught.
Quartier Général terrien, transmission à tous les secteurs. Urgent et Important. Tous les appareils doivent atterrir sur-le-champ. Vaisseaux en vol sur ordre officiel rejoindront astroport le plus proche en attendant nouvelles instructions. Welling. Commandant surveillance et sauvetage. Terra. - Un cafouillage quelconque, commenta McNaught, imperturbable. Il traîna les pieds jusqu'à la chambre des cartes, Burman à sa suite. Il consulta les cartes, pianota sur les touches du poste de transmission, et appela Pike à l'arrière du vaisseau, à qui il ordonna: - Il y a une alerte. Tous les vaisseaux doivent atterrir. On doit rejoindre l'astroport de Zaxted, qui est à environ trois jours de vol d'ici. Changez de cap immédiatement. Dix-sept degrés à tribord, déclinaison dix degrés Est.
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(Il s'interrompit et bougonna:) Adieu à ce doux mois sur Terra. En plus, j'ai jamais aimé Zaxted. Cet endroit est minable. Les hommes vont avoir des envies de meurtre et je ne leur en voudrai pas. -À votre avis, que s'est-il passé, commandant? demanda Burman. Il semblait à la fois mal à l'aise et contrarié. -Dieu seul le sait. Le dernier appel général date d'il y a sept ans, quand le Starider a explosé à mi-chemin sur la route vers Mars. Ils ont fait atterrir tous les vaisseaux existants afin d'en déterminer la cause. (Il se frotta le menton et réfléchit, avant de poursuivre:) Et l'appel précédant celui-là a eu lieu quand tout l'équipage du Blowgun est devenu fou. Quoi qu'il se passe cette fois-ci, il y a fort à parier que c'est du sérieux. - Peut-être le début d'une guerre spatiale? -Contre qui? (McNaught eut un geste de mépris.) Personne ne possède une flotte capable de nous résister. Non, c'est un problème technique. On finira bien par le savoir. Ils nous le diront avant qu'on atteigne Zaxted ou juste après. Et en effet, ils le leur dirent. Moins de six heures plus tard. Burman déboula dans la cabine, l'air horrifié. - Qu'est-ce qui vous turlupine? demanda McNaught en le regardant fixement. -Le chioff, bredouilla Burman. Il s'agitait comme pour se débarrasser d'araignées invisibles. - Quoi encore? -C'est une coquille. Sur votre exemplaire, il aurait dû être écrit: « Chien off. » Le commandant lui fit des yeux ronds. -«Chien off. », répéta McNaught en prononçant ce mot comme s'il s'agissait d'une insulte. - Voyez par vous-même. Burman laissa tomber le signal sur le bureau et quitta les lieux précipitamment en laissant la porte battante derrière lui. McN~lUght le fusilla du regard et ramassa le message. «Quartier Général terrien à Bustier. Votre rapport sur V1098, chien officiel du vaisseau, Peaslake. Détaillez circonstances et façon dont animal a été détruit sous effet du stress gravitationnel. Réexaminez membres de l'équipage et signalez tout symptôme identique chez ces derniers. Welling. Commandant surveillance et sauvetage. Terra.» Dans l'intimité de sa cabine, McNaught commença à se ronger les ongles. De temps à autre, il louchait un peu pour les examiner, au fur et à mesure qu'il se rapprochait de la chair.
Mutants à vendre
L
a boutique était exiguë et crasseuse, située au milieu d'une rue latérale guère plus large qu'une allée. On pouvait passer devant elle mille fois sans lui accorder la moindre attention. Mais au-dessus des rideaux verts de la vitrine était accroché un petit écriteau: « Mutants à vendre )). Jensen laissa son étonnement s'apaiser quelque peu avant d'entrer. -J'en veux six, déclara-t-il. -Vous êtes très gourmand, lui reprocha l'homme derrière le comptoir. Il était minuscule, avec des cheveux blancs comme neige, des yeux humides, un nez cramoisi qui reniflait sans cesse. S'il avait des frères, ils devaient tenir compagnie à Blanche Neige. -Regardez, l'invita Jensen, promenant alentour un œil scrutateur. Soyons sérieux un instant, voulez-vous? Redescendons sur t~rre. -J'y suis déjà. Le petit homme frappa du pied pour prouver ses dires. -Je l'espère, dit Jensen. (S'appuyant sur le comptoir, il défia le nain de son regard dur et glacé.) Ces mutants, comment sont-ils? -Gros et maigres, le renseigna l'autre. Grands et petits. Et encore, fous et sains d'esprit. S'ils ont des limites, il me reste à les découvrir. -Je sais qui est fou, trancha Jensen. -Vous devriez, acquiesça le petit homme. -Je suis journaliste, affirma Jensen, faisant sonner ces mots de manière sinistre. - Quelle meilleure preuve. - Preuve de quoi? - De qui est le fou. - Un point pour vous, opina Jensen. Franchement, j'aime les gens qui me renvoient la balle au bond. Même quand ils sont timbrés. - Pour un écrivain, vous n'êtes guère poli, dit le petit homme. Il s'essuya les yeux, se moucha et regarda son visiteur en clignant des yeux.
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·-Attribuez cela à ma position particulière. En ce moment, je suis un client en puissance. Le client a toujours raison, n'est-ce pas? - Pas nécessairement. -Vous vous en apercevrez si vous voulez rester dans les affaires. Jensen lorgna les étagères derrière le comptoir. Elles étaient garnies de fioles, de bouteilles, de carafons et de bocaux bizarres. -À propos de ces mutants ... -Eh bien? - Où est le truc? -Je les vends. Vous considérez que c'est un truc? -Peut-être, dit Jensen. Savez-vous ce qu'est un mutant? -Je devrais. - Bien sûr que vous devriez, mais le savez-vous? - Incontestablement. -Alors, qu'est-ce qu'un mutant? -Ah! (Le petit homme se tritura le nez. Deux ombres vinrent en enrichir la teinte.) Ainsi, vous ne le savez pas vous-même? -J'en produis par douzaines. Je suis un éleveur hors pair. -Vous dites? Le petit homme montrait une incrédulité polie. Quel est votre nom? -Jensen. Albert Edward Malachi Jensen, du Morning Cali. -Jamais entendu parler de vous. -Évidemment, si vous ne savez pas lire. Qensen lui accorda un sourire condescendant.) Un mutant est un caprice de la nature ayant une chance sur un million de voir le jour. Une particule massive, comme un rayon cosmique, détruit un gène au cours de la conception, et le moment venu, la maman se retrouve avec· un phénomène de cirque sur les bras. Alors, laissez-moi vous dire ... -Absolument faux! cracha le petit homme. Un mutant est un être qui a subi un changement radical dans son psychisme ou son physique, qui grandit sans se soucier que sa création ait été naturelle ou artificielle. Il en est ainsi de toutes mes marchandises. Donc, ce sont des mutants. -Vous pouvez donc transformer la forme première des choses et garantir qu'elles garderont leur nouvelle nature? - C'est exact. -Vous devez être Dieu, dit Jensen. -Votre blasphème est déplacé, répondit le petit homme avec aigreur. Sans en tenir compte, Jensen examina les fioles et les bocaux pour la seconde fois. -Qu'est-ce que c'est? - Des récipients. -Je peux très bien le voir. Qu'est-ce qu'il y a dedans, des mutants dissous? -Ne dites pas d'absurdités. -Je ne dis jamais d'absurdités, lui rétorqua Jensen. Vous vendez des mutants. Il faut bien que vous les logiez quelque part. 578
- Sans doute. - C'est ce qui est dit sur la vitrine. Où est le truc? - Je vous ai dit qu'il n'yen avait pas. - D'accord. Je suis un client. Montrez-moi quelques mutants dernier cri. Quelque chose de spectaculaire à porter le soir. - Ceci n'est pas une friperie, contra petit homme. Si vous voulez quelque chose de spectaculaire à porter le soir, vous devriez essayer une robe longue. Cela vous irait comme un gant. -Oubliez ça. Apportez-moi un mutant, c'est tout ce que je demande. - Avez-vous une espèce particulière en vue? Jensen réfléchit. -Oui. Je veux un rhinocéros bleu clair de cinquante centimètres de long, ne pesant pas plus de cinq kilos. - Ce n'est pas un modèle courant. Il faudrait le fabriquer. -C'est bien ce que je supposais. J'avais le sentiment curieux que ma demande avait quelque chose de spécial. - Cela pourrait demander deux semaines, précisa le petit homme. Ou peut-être trois. - Je n'en doute pas. Des mois et des années. En fait, une vie entière. - Je pourrais vous trouver un éléphant rose, proposa le petit homme, de dimension approximativement égale. - Il suffit d'une drogue qu'on trouve sur le marché. Je peux en rabattre un troupeau dans n'importe quel débit de boisson. - Oui, ils sont plutôt communs. (Il lissa sa chevelure blanche et poussa un soupir.) Il semble que je ne puisse rien pour vous. Jensen dit d'une voix ferme: -Montrez-moi un mutant. N'importe lequel. Le moins cher que vous ayez. - Certainement. S'essuyant les yeux et reniflant avec application, le petit homme franchit la porte du fond. Dès l'instant où il disparut, Jensen se pencha par-dessus le comptoir et se saisit d'un bocal bizarrement conformé. Il était transparent et plein d'un liquide de couleur orange. Ille décapsula et le flaira. L'odeur faisait penser à un scotch de première qualité concentré au quart de son volume. Il reposa le bocal sur son étagère. Le petit homme revint en tenant un chiot blanc ébouriffé avec une tache noire autour de l'œil. Il déposa le chiot sur le comptoir. - Voilà. Genre courant. - Je vois, commenta Jensen. On devrait vous poursuivre en justice. -Pourquoi? - Ce n'est pas un mutant. -Très bien, dit le petit homme, blessé dans sa dignité. Le client a toujours raison. Empoignant le chiot, il le remporta par la porte du fond.
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-Petit futé, lança le chiot à Jensen, juste avant de disparaître. Lorsque le boutiquier réapparut, Jensen dit: -Je l'ai entendu parler. C'est ce que font Charlie McCarthy 1 et n'importe quelle poupée de bois. -Très probablement. L'autre éternua à en ébranler les rayons. - N'importe quel ventriloque professionnel peut faire mieux, s'obstina Jensen. Avec plus de brio et d'originalité. - Très probablement, répéta le petit homme. -Pour votre gouverne, poursuivit Jensen, je suis un homme très persévérant. Quand je trouve matière à article, je résiste à toute pression, même violente. Je tiens bon jusqu'à ce que cela m'explose à la figure. Je suis comme ça. - J'en suis certain. - Parfait, alors! Regardez par ici : vous avez des mutants à vendre, ou du moins vous l'affirmez. Il y a un certain nombre de lignes à en tirer. Et un certain nombre de lignes ici et là finissent par faire un article. -Vraiment? Le petit homme haussa ses blancs sourcils. Il semblait dérouté par cette révélation. -Maintenant, continua Jensen sur un ton d'avertissement, un bon article par un journaliste compétent révèle toutes sortes de choses très intéressantes, que les gens lisent avec avidité. Ils révèlent des choses parfois agréables, parfois déplaisantes. Les flics ne manquent pas de lire chàque fois les déplaisantes et me sont reconnaissants d'avoir attiré leur attention. Ils surgissent du poste le plus proche, assoiffés de sang. D'habitude pourtant, ils arrivent trop tard parce que le sujet de mes remarques a lu également mon papier et pris la poudre d'escampette. Vous saisissez? - Je ne vois pas. Jensen frappa le comptoir de sa paume ouverte. - Vous venez d'essayer de me vendre un chiot qui m'a dit:· « Petit futé! » Je l'ai entendu de mes deux oreilles. Il s'agit d'un abus de confiance. Soutirer de l'argent au moyen d'un truc. Un larcin minable. -.-Mais je n'ai pas reçu d'argent. (Le petit homme fit un geste de mépris.) De l'argent, à quoi cela me servirait-il? Je n'accepte jamais d'argent. -Pas d'argent, hein? Alors que voulez-vous pour votre chiot baragouineur? Jetant prudemment un rapide regard alentour, le petit homme se pencha et lui murmura quelques mots. Les yeux de Jensen sortirent de leurs orbites. - Maintenant je sais que vous êtes timbré! -Je commence à être à court de certains matériaux, expliqua le petit homme sur un ton d'excuse. La matière inorganique est abondante. 1. Nom de la marionnette du plus célèbre ventriloque américain du milieu du vingtième siècle, Edgar Bergen. (NdÉ)
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Pas le protoplasma animal. Cela entraîne une grande perte de temps et du dérangement que de le fabriquer moi-même. - Je n'en doute pas, déclara Jensen en jetant un coup d'œil à sa montre. Montrez-moi un authentique mutant élevé dans du coton et je vous encenserai dans l'édition de dimanche. Sinon ... -J'en suis un moi-même, l'informa modestement le petit homme. - Sans blague? Que pouvez-vous faire que la Marine ne puisse faire? -Je peux tout faire. (Il fit une pause, puis ajouta:) Soit, presque tout. En fait, je suis limité à ce que je peux soulever sans aide. Rien de plus lourd. Jensen ricana avec insolence. - Et vous fabriquez d'autres mutants? -Oui. -Alors, au travail. Je veux un rhinocéros bleu clair de cinquante centimètres de long et de moins de cinq kilos. - Mes pouvoirs ne fonctionnent pas instantanément. La fabrication prend du temps. - Vous l'avez dit. Une bonne excuse peut servir deux fois. Poutriez-vous faire un diamant rose de la plus grande pureté et de la taille d'un seau? - Si cela servait à quelque chose. (Le petit homme racla le pied avec violence et remit un bocal déplacé à sa place initiale.) Une gemme de cette taille serait sans valeur. Et cela demanderait du temps pour la produire. _·Vous y revenez. Beaucoup de discours, mais rien à montrer. (Jensen fit un signe de tête en direction des étagères chargées de bocaux). Combien vous paient-ils? -Qui? - Les trafiquants de drogue. -Je ne comprends pas. Se penchant plus avant vers lui, Jensen prit l'air cynique d'un familier des côtés les plus laids de la vie. - Bien sûr. Ce que dit la vitrine est une blague. L'inscription ne signifie pas ce qu'elle paraît. Un mutant est un nom de code désignant euphorisant bien connu de vos trompe-Ia-mort de clients. -Les bocaux contiennent des liquides réducteurs, démentit le petit homme. -Je n'en doute pas, dit Jensen. Ils réduisent considérablement le fric de l'adepte. Il montra du doigt la bouteille qu'il avait reniflée. - Combien pour celle-ci ? -Vous pouvez l'avoir pour rien, dit le petit homme en la lui donnant. Mais je veux que vous me rapportiez le flacon vide. L'ayant saisi, Jensen le décapsula de nouveau et le sentit. Puis il y plongea le doigt et le suça avec précaution. Immédiatement son expression devint béate. -Je retire tout ce que j'ai dit sur la drogue. Je me suis fait une idée, maintenant. 581
Il agita la bouteille avec précaution, de peur d'en renverser une goutte. -Boisson illégale. Une centaine de preuves et pas de taxe. Tout de même, quelqu'un sait vraiment comment s'y prendre. Quelqu'un est expert dans l'art d'échapper au fisc. Ça, oui! Comptez-moi au nombre de vos clients. Désormais, vous recevrez régulièrement ma visite. Sur ce il avala une gorgée. On aurait dit qu'une procession au flambeau défilait dans son gosier. -Bon sang! Il lutta pour recouvrer sa respiration, puis regarda la bouteille avec un respect non dissimulé. Elle était de dimensions modestes, ne contenant pas plus de dix centilitres. C'était dommage. IlIa leva pour une autre gorgée. - À la bonne mienne! À la santé du crime! - Vous avez été très insolent, fit remarquer le petit homme. Souvenezvous-en. En ricanant, Jensen vida la bouteille. Quelque chose explosa dans son estomac. Les murs de la boutique reculèrent jusqu'à une distance énorme, puis revinrent se précipiter sur lui. Il tituba cinq longues secondes tandis que toute force s'enfuyait de ses jambes. Puis il bascula en avant, le plancher se souleva et lui gifla le visage ... Des éons passaient en oscillant. L'un à la suite de l'autre, longs et brumeux, remplis de bruits sourds. Peu à peu, ils disparurent. Jensen émergea lentement, comme d'un mauvais rêve. Il se trouvait à quatre pattes, sur une plaque de glace ou quelque chose qui ressemblait à de la glace. Ses yeux louchaient. Il secoua la tête dans un effort pour raviver ses cellules grises. Des pensées se frayaient un chemin dans son crâne engourdi. Un dépôt de drogue. Il en avait trouvé un et avait eu le nez trop creux. Quelqu'un s'était faufilé derrière lui et lui avait fait une grosse bosse sur la caboche. Aïe! quel coup il avait dû recevoir!
Voilà ce que c'est de faire traîner la discussion en longueur et de poser beaucoup trop de questions. « Vous avez été très insolent. Souvenez-vous-en. » Insolent? En aucune façon. Très bientôt, quand il se serait ressaisi et aurait recouvré force et santé, il deviendrait tout à fait grossier. Il prendrait le petit homme à part et en éparpillerait les morceaux. Ses yeux reprenaient tant bien que mal- plutôt mal-leur fonction. En particulier, ils restaient horriblement myopes. Mais son nez s'activait comme jamais auparavant. Il pouvait sentir des tas de choses à la fois, y compris la surchauffe d'un moteur quelque part à cinquante mètres de là. Sa vision, quant à elle, restait médiocre. Malgré tout, il pouvait se rendre compte que la glace n'était pas de la glace. Cela ressemblait plus à une plaque de verre épaisse et froide. Il y en avait une autre loin en dessous et une autre encore plus bas. Enfin, une forte grille de métal fermait l'ensemble. 582
Il s'efforça de se redresser, mais son dos était raide et refusait de se plier. Ses jambes n'obéissaient pas à sa volonté. Il passa un mauvais moment à se demander si les centres moteurs de son cerveau avaient été lésés. Toujours à quatre pattes, sous l'empire d'une espèce de léthargie, il se traîna gauchement vers la grille qui l'emprisonnait. Des voix résonnaient à proximité, hors de vue. -Elle insiste pour un chien saluki télépathe, et c'est ce qu'elle aura. -Cela prendra dix jours, répondit la voix du petit homme. - Son anniversaire est samedi en huit. Vous êtes sûr que vous pourrez être prêt à ce moment ? - Je suis formel. -Parfait. Allez-y. Je vous en apporterai un gros, quand je viendrai prendre livraison. Jensen raffermit sa vision et, à travers la grille, lança un regard myope à la surface brillante, en face. Une vitre plus grande faisait face à une rangée d'étagères vides. Elle présentait de vagues et fuyants dessins à sa surface. Une fenêtre éloignée avec des mots en travers. La lumière jouait sur la vitre et les mots étaient à l'envers. Il mit un temps considérable à les déchiffrer: Mutants à vendre. Son regard descendit à son propre niveau. Là, il vit quelque chose d'encore plus distinct. Il se déplaça sur le côté, provoquant un petit bruit quand il se cogna. La chose se déplaça de façon identique. Il secoua la tête, l'autre fit de même. Il ouvrit la bouche et l'image bâilla avec lui. Alors il cria à l'assassinat, mais seul un infime grognement fut perceptible. Le reflet grogna également. Il était bleu clair, long de cinquante centimètres, et portait une corne sur son vilain mufle.
Triste fin
L
e vaisseau descendit des cieux sans grand bruit, sinon celui de ses propulseurs de freinage. Surgissant dans l'axe du soleil, il n'avait rien pour attirer l'attention. Il décrivit un angle peu prononcé en approchant de la surface, lâcha une douzaine d'explosions, toucha le sable sur le ventre, glissa et s'arrêta. Un observateur exercé aurait vu sur-le-champ qu'il ne s'agissait pas d'une fusée lunaire ordinaire, pareille à celles qui flamboyaient entre la Terre et son satellite cinq fois par semaine. L'engin était plus long, plus mince, plus racé. De près, cet observateur aurait noté qu'il était délabré à un point que l'on n'aurait pas toléré pour une fusée lunaire. À l'origine, sa coque avait été dorée. Aujourd'hui, la plus grande partie était striée de fines rayures longitudinales. De minuscules projectiles piquetaient le blindage d'un bout à l'autre; en dix-sept endroits, ils l'avaient transpercé comme des aiguilles à travers une croûte de fromage. Dix-sept minuscules fuites d'air qui avaient été rebouchées à l'aide d'un pistolet spécial tirant des billes de métal en fusion. Le vaisseau avait l'allure pitoyable d'un cheval battu. Il gisait, épuisé, sur le sable du désert. Ses tuyères refroidissaient pour la dernière fois. Ultime témoignage de sa splendeur passée, la coque luisait d'infimes éclats d'or. Près de la queue, on distinguait faiblement des traces cuivrées, le sigle d'identification du vaisseau: Ml. Un sigle magique, autrefois. Il avait occupé les écrans de télévision et excité la ferveur populaire. Les journaux conservaient encore des titres tout prêts en gros caractères: «LE Ml REVIENT.» Ils n'avaient pas eu l'occasion de les publier. Le Ml n'était réapparu ni à la bonne date, ni au bon endroit. La date était révolue depuis des mois. Le lieu aurait dû être le spatioport de Lunaville, d'où il était parti. Pas ici, gisant dans ce désert comme un cadavre échappé du tombeau! Pas ici, sans autres témoins que des lézards, des hélodermes, des épineux, des cactus et des yuccas tourmentés. L'homme qui sortit du sas n'était guère mieux conservé que son vaisseau. Maigre, les joues creuses, les pommettes saillantes, les bras et les
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jambes décharnés. Ses yeux semblaient briller de fièvre. Pourtant, il arrivait à se déplacer, à condition que ce soit à sa propre allure. Il disposait de trois vitesses: paresseuse, lente et mortellement lente. James Vail, trente-trois ans, pilote d'essai de première classe. Trentetrois ans? Il passa ses doigts minces dans ses cheveux longs et emmêlés ; il s'en sentait trente de plus et, à le voir, les portait probablement. Tant mieux: les passants ne lui prêteraient aucune attention, trompés par ce vieillissement apparent. Malgré leurs ressources, les autorités auraient du mal à retrouver la piste d'un homme assez âgé pour être son propre père. Il quitta le vaisseau sans un coup d'œil en arrière. Quant au vaisseau et à son contenu, sa conscience était en paix. Les scientifiques internationaux trouveraient tout ce qu'ils désiraient dans cette carcasse. Il avait disposé à leur intention les échantillons, les enregistrements, les photos, les mesures et autres données utiles. Il y avait apporté un soin méticuleux. Il avait accompli son devoir jusqu'au bout. Il ne manquait rien ... que l'équipage. Une route passait à dix kilomètres au nord. Vail avait posé son vaisseau en un point stratégique, aussi près qu'il l'avait osé, mais bien dissimulé derrière une longue crête. À présent, il partait en direction de la route, traînant les pieds dans le sable comme un clochard ivre, se reposant souvent, transpirant d 'abondance. La circulation était maigre, de sorte qu'il devrait sans doute attendre longtemps avant de se faire prendre en stop. Cela représentait néanmoins un avantage, car cela réduisait les chances qu'un passant ait aperçu l'atterrissage. Une voiture verte finit par surgir. Elle ne prêta pas attention à son pouce levé et fila en grondant, dans un souffle de vent et une bouffée de gravillons brûlants. Vail se rassit sur son rocher sans en éprouver de ressentiment. Au cours des deux heures qui suivirent, huit voitures et un camion d'alimentation passèrent comme s'il était invisible. Puis un énorme camion peint en rouge s'arrêta. -Où allez-vous? demanda le chauffeur en embrayant et en démarrant. James Vail s'installa confortablement sur son siège et répondit: -Ça n'a pas d'importance. N'importe où je pourrai prendre le train. Le chauffeur jeta un coup d'œil aux mains de son passager, observa les veines bleues, les jointures enflées. -Une mauvaise passe, mon pote? - J'ai été malade. -Ça se voit. Vail ébaucha un sourire. -Il y a des gens qui ont l'air plus mal en point qu'ils le sont vraiment. - Comment se fait-il que vous soyez perdu en plein milieu de nulle part? La question était embarrassante. Vail réfléchit, conscient de la lenteur inaccoutumée de son cerveau. 586
-On m'a lâché à une douzaine de bornes d'ici. J'ai pas mal marché. Personne ne voulait me prendre. Ils avaient sans doute peur que je leur fasse un mauvais coup. -Cela arrive, dit le chauffeur. Moi, j'ai un bon moyen de mettre au pas ce genre de type. Il n?exposa pas les détails de sa méthode. Il n'avait dit cela qu'à titre d 'avertissement, bien sûr: c'était un grand gaillard, au visage rouge, dur, mais aimable. Capable d'étrangler pour se défendre ... et d'offrir son propre dîner à un chien famélique. -Les camionneurs ont des ennuis nuit et jour, confia-t-il. Cent cinquante kilomètres derrière nous, j'ai vu une femme splendide qui agitait les bras comme une dingue, au bord de la route. Oh, oh! je me suis dit, et j'ai filé sans ralentir. Vous comprenez, j'ai déjà fait cette route et ... Il débita ses souvenirs durant une heure tandis que Vaillaissait ballotter sa tête, remplissant de monosyllabes les rares silences pour confirmer qu'il écoutait. Le camion entra dans un petit bourg. Vail se redressa et examina les boutiques. Il humecta du bout de la langue ses lèvres minces et pâles: -J'imagine que cet endroit fera l'affaire. -Vous êtes à soixante bornes du chemin de fer. -C'est assez près. Je le prendrai plus tard. Le camion stoppa. Vail descendit, rout raide. - Merci, vieux. Merci de votre amabilité. - Ce n'est rien. Lautre agita la main en signe d'adieu et remit son véhicule en marche. Vail resta planté sur le trottoir, à suivre des yeux la masse écarlate qui s'éloignait. Autant ne pas rester trop longtemps à bord. Une piste est plus difficile à suivre quand elle est coupée fréquemment, selon le jeu du hasard. Avec le temps, on finirait par retrouver la sienne. Rien n'était plus certain. On découvrirait sûrement le vaisseau plus tard dans la journée, ou peut-être le lendemain ou le jour d'après: la circulation aérienne était assez dense pour qu'un pilote attentif remarque le vaisseau au sol et le signale. La police irait la voir, la reconnaîtrait, convoquerait les scientifiques. Dès lors, la chasse serait ouverte. Des avions de reconnaissance exploreraient le désert, des voitures de police sillonneraient les routes. Dans un vaste secteur, on arrêterait les véhicules pour interroger les conducteurs: «Êtes-vous passé par ce point? À quelle heure? N'avez-vous rien remarqué d'extraordinaire? Avez-vous remarqué deux individus oisifs?» Tôt ou tard, une auto ou une moto arrêterait un grand camion rouge. «Ah oui? Vers dix heures et demie? De quoi avait-il l'air ? Où a-t-il dit qu'il allait? Où l'avez-vous déposé?» Un coup de fil à ce bourg et la police locale userait de tous ses effectifs pour retrouver sa piste. Oui, on le rechercherait, cela ne faisait aucun doute. On se demanderait pourquoi on y attachait autant d'importance, puisqu'il n'y aurait pas
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d'accusation criminelle portée contre lui. Mais les policiers obéiraient aux ordres et se démèneraient pour le découvrir à tout prix, où qu'il se trouve. Eh bien, ils ne le trouveraient pas! Il entra dans un restaurant de seconde zone situé dans une ruelle. C'était surtout dans ce genre de lieu qu' il lui fallait se conduire de façon assez normale pour ne pas attirer l'attention. Il s'assit à une table libre et consulta le menu avec un ennui affecté. Cela lui réclama un effort terrible. Une serveuse blonde et grassouillette vint épousseter quelques miettes imaginaires sur la table et attendit la commande. Ses yeux s'adoucirent quand elle l'eut mieux regardé, car il la changeait de sa horde quotidienne de cassecroûteurs. Il semblait faire renaître en elle des instincts maternels réprimés. -Œufs au jambon, dit-il. Elle le soupesa du regard. - Double portion? Il retint la réponse qu'il allait donner et se força à déclarer: - Non ... Je prendrai plutôt de la tarte après. Cela prit quelques minutes. Il attendit avec patience, fermant les yeux de temps à autre, forçant son esprit à se détacher des bruits de friture et des odeurs appétissantes qui provenaient de la cuisine. Le plateau qu'elle apporta lui fit soupçonner qu'elle avait agi de sa propre initiative. S'il s'agissait d'une portion normale, que devait être la double? Il s'en alarma. Cela signifiait peut-être qu'elle l'avait jaugé, et par conséquent qu'elle se souviendrait de lui. Les traqueurs remontent une piste grâce à ceux qui se rappellent un indice sortant de l'ordinaire. Il lui fallait manger et s'en aller au plus vite. Cependant, il ne devait pas manifester de hâte suspecte. Il prit donc fourchette et couteau, leur contact contre ses doigts le faisant frissonner. Puis, lentement, il nettoya son assiette, en savourant chaque bouchée, tout en feignant de ne pas se rendre compte que la serveuse l'observait de l'autre bout du comptoir. Dès qu'il eut terminé, elle revint à sa table, prit son assiette et lui lança un regard interrogateur. - Pas de tarte, dit-il. Vous m'avez gavé. Un café, simplement. Elle laissa percer fugitivement son étonnement. Elle avait dû commettre une erreur de jugement. Vail but son café à petites gorgées, paya et sortit. Il ne se retourna pas pour voir si.elle le suivait des yeux. Conduis-toi normalement en toutes circonstances, s'admonesta-t-il. De la même allure nonchalante, il longea la rue, traversa une large artère, et trouva un autre petit restaurant. Il entra et se fit apporter deux gros morceaux de tarte et une tasse de café. Ah-ah-ah-ah! Cela allait mieux. Sa halte suivante lui procura un paquet de cigarettes. Il en alluma une et aspira la fumée, avec l'air d'un homme goûtant le paradis. Près du bureau de tabac, un autobus long parcours s'arrêta et une dame âgée chargée de bagages se hissa à bord. Vail réussit à piquer un 588
sprint qui aurait dépassé la limite de ses forces quelques instants plus tôt. Il trouva une place à l'avant. Rupture de piste numéro deux. Au bout de trois semaines, il était installé à deux mille sept cent cinquante kilomètres du Ml. En soi, la distance lui fournissait une marge de sécurité, pour provisoire qu'elle soit. Il avait une chambre dans une pension délabrée, et un boulot dans une usine. Apprenti soudeur, l'avait-on qualifié. De pilote d'essai à apprenti soudeur: autant dire qu'il avait dégringolé comme une fusée ... Nul doute qu'il aurait pu trouver un emploi convenant mieux à ses capacités; s'il avait eu le loisir de chercher. Mais les deux cents dollars qu'il possédait en débarquant avaient fondu comme neige au soleil. N'importe quoi pour vivre, en attendant une occasion plus favorable. Son aspect avait changé au cours de ces trois semaines, et il ressemblait maintenant à la photo de sa licence de pilote. Ses joues s'étaient remplies, ses bras et ses jambes s'étaient épaissis, ses cheveux étaient plus touffus et sombres. Son nom également avait changé. Dans les dossiers de l'usine, il figurait en tant que Harry Reber, quarante-deux ans, célibataire. Un travail fixe ne confère pas obligatoirement la tranquillité d'esprit. Vail ne pouvait oublier la fausseté de sa situation. Ses camarades la soulignaient presque à chaque heure de chaque jour. Ils l'appelaient: «Harry! », et bien souvent il oubliait de répondre et ils s'en apercevaient. Avec la rapidité de jugement de ceux qui peinent, ils s'étaient aperçus de ses capacités réelles. Ils avaient mentalement noté le fait que sa conversation ne révélait rien d'important sur sa personnalité. Il y avait autour de lui un mystère dont on discutait parfois avec détachement quand il n'était pas là. Les syndicalistes prétendaient qu'il était une taupe des patrons. D'autres le soupçonnaient d'avoir un casier judiciaire chargé. Il aurait pu éviter tout cela en sollicitant un poste sur les vaisseaux lunaires. On avait toujours besoin de pilotes, surtout parmi les meilleurs. Mais ceux qui le pourchassaient le savaient et se tenaient prêts à agir. «Vous êtes bien James Vail? Je suis officier de la police fédérale et il est de mon devoir de vous avertir. .. » Il ne leur en donnerait pas l'occasion. Ils appelaient cela un devoir, que de le traîner là où il ne voulait pas aller. Que savaient-ils du devoir? Il avait accompli son devoir selon ses propres lumières, de son mieux, dans des circonstances atroces. C'était suffisant et même plus que suffisant. Qu'on le laisse vivre en paix, dans l'obscurité, sans le crucifier au nom de devoirs moins impérieux. Tous les matins en allant au travail et tous les soirs et en en revenant, il achetait le journal et en parcourait les titres. Puis, à la première occasion, il le lisait de bout en bout, page par page, colonne après colonne. Ce soir-là, il en prit un au passage, l'emporta dans sa chambre et l'étudia. Rien sur le Ml. Pas un traître mot. Pourtant, on avait bien dû le trouver, à cette date. On devait rechercher l'équipage. Néanmoins rien n'en avait été publié dans la presse. 589
Pourquoi ce mystère? Il lui vint à l'esprit comme une possibilité quelque peu ridicule que ceux qui étaient équipés pour étudier les données du vaisseau pouvaient mettre en doute leur authenticité. Un individu doué d'une vive imagination avait pu avancer l'idée qu'il s'agissait d'une gigantesque blague ... Bien que tirée par les cheveux, cette hypothèse expliquerait l'absence de l'équipage. Ils n'avaient pas atterri, ils n'étaient jamais arrivés. Ils avaient subi un sort indescriptible', et c'était autre chose qui avait ramené le vaisseau, quelque chose qui n'était pas humain et qui se trouvait à présent en liberté Dieu seul savait où! Ou, autre hypothèse, c'était bien l'équipage qui avait ramené le vaisseau, mais sous l'emprise de maîtres parasites qui parcouraient à présent la Terre avec leurs hôtes humains. Fantastique et stupide au plus haut point ... Mais, si les journalistes réussissaient à accréditer de telles sornettes aux fins de sensationnalisme, ils colleraien~ une sainte trouille au public. Seul le silence pouvait prévenir une panique générale. Il haussa les épaules d'un geste fataliste, pêcha dans sa cantine un journal en lambeaux, récupéré chez un brocanteur quelques jours auparavant. Étendu sur son lit, il l'ouvrit pour la énième fois et ingurgita toute la une. Chaque fois qu' il le faisait, il s'émerveillait de constater avec quelle facilité les événements passés s'effaçaient de la mémoire collective. Aujourd'hui, le principal article traitait de la dernière audience du procès pour meurtre contre Scarpillo. Sans doute personne au tribunal n'était-il en mesure de se rappeler les noms de ceux qui avaient eu droit à l'éditorial de ce même journal dont la date remontait à plus de deux ans. « LE Ml DÉCOLLE Lunaville, 9 h 00 GMT. Le premier vaisseau à destination de Mars a décollé en grondant dans le ciel dépourvu d'atmosphère et a disparu à l'heure exacte prévue, ce matin même. Le pilote James Vail et le copilote Richard Kingston sont en route. Quand la nouvelle sera criée dans la rue, le bras de la civilisation humaine se sera tendu à des milliers de kilomètres dans le cosmos. »
Cela continuait sur des pages. Des photos de Vail, l'air solennel, avec ses cheveux foncés. Des photos de Kingston, blond, frisé, souriant comme un chat qui a lapé toute la jatte de crème. Des photos du Président en train de presser le bouton déclenchant le lancement du vaisseau. Des articles scientifiques sur les hommes, le vaisseau, le matériel. Des essais sur la façon dont ils opéreraient dans l'environnement martien, sur ce qu'ils espéraient découvrir. Le grand tapage avait duré neuf jours. C'en était resté là jusqu'à la date où le vaisseau aurait dû être de retour. Alors, l'intérêt des journaux et du public avait connu une recrudescence. ON ATTEND LE Ml. 590
Encore des photos, des articles, des essais anticipés. Un coup de tonnerre allait retentir dans l' histoire humaine ... Il n'arriva rien. Le son du glas commença deux ou trois semaines plus tard, l'expédition de retour ayant déjà accumulé un retard considérable. Cela finit par la résignation attristée au désastre. Le Ml n'était plus. Vail et Kingston avaient payé de leur vie la tentative vers Mars, comme vingt autres avaient payé pour la Lune. Requiescant in pace. Et meilleure chance la prochaine fois. Il se demandait si l'attente du retour du Ml avait retardé ou avancé cette prochaine fois. Rien de ce qu'il avait lu jusqu'à présent ne faisait mention d'un M2. Les autorités avaient l'habitude de garder secrètes ce genre de choses jusqu'au dernier moment. Il était toutefois hautement probable que là-haut dans le ciel, sur la Lune, un autre vaisseau était en chantier, et que deux ou peut-être trois hommes étaient en cours de préparation pour un second assaut contre la Planète Rouge. Il y avait une raison majeure à ce qu'on le poursuive. On voulait entendre de ses propres lèvres toute l'histoire. Les autorités ne s'estimeraient jamais satisfaites de ce qu'il leur avait laissé. Que leur avait-il donc laissé? Pour commencer, le compte-rendu intégral du vol du vaisseau à l'aller et au retour. Ensuite, celui de la panne du propulseur principal, de leur façon de le réparer, du temps que cela avait pris. Troisièmement, l'état détaillé des défauts du matériel, qui s'étaient révélés nombreux. Des échantillons de sable et de roc martiens, d'eau et de quartz, ainsi que des copeaux d'une substance analogue au lignite, qui était anisotrope et en conséquence peut-être utilisable pour le radar. Plusieurs vers de terre de près de cinq mètres de long, minces comme de la ficelle, enroulés dans des bocaux. En outre, conservés dans le formol, des animaux rampants qui étaient soit des serpents, soit des lézards sans pattes. Huit espèces d'insectes. Vingt-sept variétés de lichens. Trente de champignons minuscules. Rien de grand, parce que les formes de vie de Mars n'atteignaient jamais de grandes dimensions. Peut-être les microscopes révéleraient-ils autre chose. Il leur avait laissé des données globales en quantité. Des cartes de dispersion des eaux indiquant que les réserves étaient rares, sauf dans un périmètre de trois cents kilomètres autour des calottes polaires. Les champs gravifique et magnétique, la luminosité et autres mesures. Des courbes de températures allant de +30 OC à -80 Des mesures de pression atmosphérique entre 0,5 et 0,9 mm de mercure. Des cahiers bourrés de notes et des mètres de graphiques ... Mais cela ne suffisait pas. Une petite partie de l'histoire manquait, et ils exigeraient de la connaître ... de sa propre bouche. Qu'ils aillent au diable!
oc.
Vers le milieu de la matinée, dix jours après, le contremaître de l'atelier hurla: 591
-Harry! Cela lui entra dans une oreille pour ressortir par l'autre. Le contremaître traversa la salle et le poussa du coude. - Tu es sourd ou quoi? Je viens de t'appeler. On te demande au bureau du directeur. Vail coupa la flamme de son chalumeau, ferma la valve de la bonbonne, ôta son casque et ses lunettes noires. Il s'engagea à grands pas sur une passerelle métallique à claire-voie, puis descendit l'escalier qui menait au-dehors. On l'envoyait dans un autre secteur de l'usine, se dit-il, ou peut-être allait-on le congédier. Arrivé à l'angle, il obliqua vers le bureau pareil à un aquarium. Ce fut la première erreur de ceux qui le traquaient: l'attendre dans un endroit bien visible. Leur seconde fut d'avoir choisi un flic en uniforme pour lui mettre la main sur l'épaule. Vaille repéra avant qu'on l'ait lui-même repéré. Il pivota de nouveau, passa vivement dans l'allée derrière l'atelier des poutrelles, le traversa puis se dirigea vers le bureau du pointage. Il prit sa carte et la poinçonna dans l'horloge. L'employé de service consulta sa montre avec ostentation et le regarda de la tête aux pieds. -Qu'est-ce qui vous prend? - Je rentre chez moi. - Qui vous y a autorisé? -Si ça ne vous plaît pas, allez vous plaindre au patron, suggéra Vail. Il sortit, laissant l'employé mécontent, mais peu enclin à prendre des mesures. Il rentra directement chez lui, fit sa valise, paya son loyer et appela un taxi. Même s'il l'ignorait, on ne le manqua guère que d'une minute. Le taxi était à peine hors de vue que deux hommes arrivaient, vérifiaient l'adresse, entraient et ressortaient en courant. Ils restèrent à surveiller la gare durant une demi-heure après que le train de Vail fut parti. Des fils bourdonnèrent au long des quatre voies sur lesquelles des trains étaient partis durant ces trente minutes. On installa des cordons autour de stations d'autobus lointaines. Les véhicules de police sillonnaient les routes de sortie. On fouillait les trains de marchandises ainsi que les gares de triage, à la recherche de ceux qui dormaient sur les toits ou qui voyageaient sur les boggies. La vie devint un enfer pour quelques clochards et interdits de séjour. Ils ne mirent pas la main sur Vail. En même temps que son corps, son esprit avait repris de la vigueur. Son cerveau était habitué à prendre de promptes décisions, et également prompt à les mettre en application ... Un cerveau de pilote d'essai, habitué à traiter en urgence des problèmes cruciaux, et à choisir la solution la plus sûre. Des semaines auparavant - de longues et pénibles semaines -, il avait jaugé une crise majeure, l'avait résolue et avait du même coup suscité ses difficultés présentes, puisqu'il n'y avait pas d'alternative en vue. À présent, il s'attaquait à cette conséquence de la seule manière possible: rester en fuite jusqu'à ce qu'ils l'oublient ... ou le rattrapent. S'ils y parvenaient, il leur donnerait tout ce qu'ils voudraient. Mais il fallait d'abord qu'ils le prennent.
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D'autre part, s'il pouvait éviter pendant un certain temps d'être capturé, ils estimeraient peut-être qu'il ne valait pas tout ce mal. Son importance se réduirait à presque rien si le M2 se posait sur Mars. À cent trente kilomètres de la gare de départ, le train ralentit avant un passage à niveau. La cause de ce retard était un cirque forain. Les voitures s'étaient arrêtées en une procession bigarrée, longue d'un kilomètre et demi, pour attendre que le train passe. Le mécanicien réduisit la vitesse au minimum pour ne pas effrayer une troupe d'éléphants énervés qui marchaient en tête de file. Tout le monde regardait le cirque par les fenêtres. Quand les gens se retournèrent, Vail était déjà sorti à contre-voie, sa valise à la main. On lui permit de s'asseoir à l'arrière d'une cage à lions, siège qu'il partagea avec un individu mal rasé, qui pouvait ôter ses dents et s'étirer la lèvre inférieure jusque sur le nez. Soixante kilomètres plus loin, Vail avait du boulot. La foire avait lieu à cet endroit et on l'embaucha comme planteur de piquets de tente, haleur de poulies et homme à tout faire. Il traîna de lourdes bâches à en avoir le bout des doigts écorché, il vit le grand chapiteau monter comme un énorme ballon. Il aida à tendre les cordes, échelles et trapèzes pour les Artellos Volants; il appelait la femme énorme Daisy et l'homme-caoutchouc Herman. Il apprit que les lions s'appelaient des « chats» et les éléphants des « taureaux». D'une façon ou d'une autre, on avait remonté sa piste jusqu'à l'usine ... comment, il l'ignorait. Peut-être par l'obstination routinière de nombreux policiers. Cela signifiait que l'on était vraiment à ses trousses. Malgré le silence général, on avait retrouvé le Ml. Il lui faudrait en conséquence continuer à effacer sa piste, si facile et tentante que puisse paraître l'une des étapes. Il ne devait pas succomber à la tentation de rester trop longtemps avec le cirque. Il ne devait pas non plus s'attarder en son prochain lieu d'atterrissage, ni dans le suivant. Tant que dure la chasse, le renard ne peut pas rester indéfiniment à couvert. Il trouva un nouveau travail à quinze cents kilomètres à l'est. Il avait traversé le continent. Mais il ne pouvait aller plus loin sans prendre la mer. Idée qui n'était pas à rejeter. Les marins disparaissaient pour de longues périodes et il était difficile de les suivre, notamment s'ils quittaient le bord dans les ports étrangers. Pour le moment, il se satisfaisait d'un poste de pointeau sur la plateforme de chargement d'une usine qui fabriquait des caisses en carton. La paie était modeste, mais lui permettait d'avoir un logement dans une vieille maison de pierre brune, à deux kilomètres de distance, et par-dessus tout, de rester caché dans la classe laborieuse. Onze semaines avaient passé depuis qu'il avait levé le pouce à l'adresse du camion rouge, et cependant ni la télévision ni les journaux n'avaient dévoilé quoi que ce soit. Il ne pouvait qu'imaginer les débats et discussions qui avaient 593
eu lieu dans les milieux officiels et scientifiques. La partie manquante de l'histoire leur aurait épargné bien des paroles, leur aurait permis de comprendre le problème devant lequel il s'était trouvé ainsi que l'unique solution possible. Mais ces détails leur étaient refusés, ne leur laissant que le mystère. Oh! le dilemme devant lequel ils avaient été placés, Kingston et lui! Ce moteur en rideau et les semaines qu'il avait fallu pour le remettre en état. La mécanique implacable des mouvements planétaires qu'aucun homme ne saurait ralentir ou arrêter. Le temps qu'il fallait consacrer à guetter le prochain moment favorable. Ils avaient usé d'une part de ce temps en expériences futiles, fouillant Mars pour découvrir tout ce qu'il avait à offrir et s'apercevant que le buffet était terriblement dégarni. Mentalement, il revoyait Kingston pris de violentes nausées près d'un réchaud renversé. Pas un seul des treize champignons ni des vingt-sept lichens n'était comestible. On pouvait les 'avaler frais, bouillis, rôtis ou frits, ils descendaient tout droit dans l'estomac pour remonter intacts, laissant le mangeur dix fois plus mal en point qu'avant. La question qu'ils avaient eue à résoudre était très simple, à savoir ramener le vaisseau à tout prix ou le laisser pourrir à jamais dans les sables roses. Tous deux savaient qu'il n'y avait qu'une option: le Ml devait rentrer. C'était possible, et ils savaient de quelle manière ... mais jamais, au grand jamais, ils n'avaient pu se mettre d'accord sur la façon d'appliquer la méthode. La solution n'était pas de nature à faire l'objet de discussions calmes et raisonnées. Elle appelait un prompt règlement, et une seule modalité d'application. En réfléchissant à ces choses du passé, assis au bord de son lit, Vail entendit frapper à la porte et répondit avec appréhension. Deux policiers en civil s'introduisirent dans la pièce. Les nouveaux venus restèrent plantés côte à côte, à le jauger de leurs yeux durs. Il y avait pourtant une ombre d'incertitude sous leur assurance professionnelle. C'était la première fois dans leur carrière qu'on leur ordonnait d'amener un homme sans connaître le chef d'accusation et sans justification légale de leur acte. Sans doute avaient-ils pour instruction de le prier de les accompagner à titre de faveur ... et de le saisir par la force en cas de refus. De toute façon, Vail était bien l'un des deux recherchés. L'autre n'était peut-être pas loin. - Vous êtes le nommé James Vail, dit le plus âgé des deux. C'était une affirmation et non une question. -Oui. Inutile de nier. La chasse avait pris fin rapidement. Le réseau de la loi sur toute la nation était plus efficace et plus difficile à éluder qu'il l'aurait cru. Eh bien, ils l'avaient attrapé. Mentir ne servirait qu'à retarder l'échéance. Mais non à la supprimer. Il faudrait que la vérité se fasse jour tôt ou tard.
Qu'on en finisse. Ôte-toi cela de l'esprit. Assez curieusement, sa résignation se teinta d'un sentiment de soulàgement immense. 594
-Où est Kingston? demanda l'autre, avec l'air d'espérer une réponse. James Vail se leva, les bras ballants. Il avait l'impression que son ventre était démesurément enflé et que le monde entier le regardait fixement. Il répondit d'une voix qu'il reconnut à peine: - Je l'ai mangé.
Rendez-vous sur Kangshan
A
ccoudé au bastingage du vaisseau, Warhurst regardait les passagers monter à bord. Occupation à laquelle il se livrait volontiers, n'en pouvant trouver de plus répréhensible. Il était agréable de voir de nouvelles têtes, et plus agréable encore de découvrir un visage féminin, qui lui rappelait que la société humaine ne se composait pas seulement de la gent masculine. Warhurst se plaisait du reste à échafauder des hypothèses sur leur identité, leurs aptitudes et leurs raisons d'aller où ils allaient. Ils traversaient la passerelle en duralumin - gros ou maigres, petits ou grands. C'étaient pour la plupart des hommes dans la force de l'âge, esprits aventureux épris de solitude et de choses lointaines, qui aspiraient à passer leur vie sur une terre étrangère. Sans doute comptaient-ils dans leurs rangs une poignée de criminels et de misanthropes. Lun d'eux, un peu plus âgé que les autres et atteint d'un début de calvitie, affichait un air calme et flegmatique: Warhurst le rangea dans la catégorie des scientifiques ou des médecins. Les trois jeunes femmes à la mine professionnellement enjouée qui le suivaient pouvaient être des infirmières: on manquait fort, là-bas, d'infirmières et de médecins. Van Someren le rejoignit et se pencha par-dessus le bastingage afin de mieux voir. En tant qu'agent du vaisseau et représentant local de l'armateur, il avait droit à tous les égards. Mâchonnant un cure-dents, il suivit un moment des yeux les passagers, comme s'il craignait que l'un d'eux prenne la fuite. Puis il se redressa et ôta le cure-dents de sa bouche. -Regardez Mathusalem. Warhurst obéit. Un vieillard à qui il ne restait que la peau et les os traînait à bord une énorme valise délabrée. Comme un porteur lui proposait de l'aide, il refusa en des termes inaudibles pour Warhurst mais certainement expressifs, et hissa sa valise avec un air de défi. Ils purent bientôt distinguer ses traits: deux yeux, un nez et une superbe moustache blanche, il n'y manquait rien. Les yeux étaient chassieux mais vifs, le nez en avait senti de dures mais respirait encore. - Quatre-vingts ans au moins, dit Warhurst. Ils doivent vider leurs fonds de tiroir. - Je vous le confie, dit Van Someren. - Hein? Que voulez-vous dire?
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- Vous êtes l'officier de pont, et lui est un passager privilégié. A vous de conclure. - Fichtre! C'est un négociant enrichi? - Il n'a pas un sou, pour autant que je sache, mais j'ai ordre de vous dire que le bonhomme s'appelle William Harlow, et qu'il est un passager privilégié. Je dois également vous signifier que vous serez personnellement responsable de sa sécurité pendant le voyage, et que, s'il lui arrivait quelque chose, vos restes serviraient de pâture aux vautours. -Pfft, dit Warhurst. S'il est infirme, c'est au médecin du bord qu'il faut le confier. - Depuis quand laisse-t-on les infirmes partir à l'aventure? -Il y a un commencement à tout, affirma Warhurst. - Eh bien, vous n'y êtes pas. Il se porte bien. On n'aurait pas accordé à un malade l'autorisation d'embarquer. - Je l'espère, car il n'y a pas de gériatre à bord. - Il n'y a pas non plus de psychiatre, et on vous laisse bien en liberté. (Van Someren eut un sourire triomphant, mordilla son morceau de bois et livra son diagnostic.) Je sais ce qui ne va pas. Vous auriez voulu, pendant le service et avec l'argent de la compagnie, faire le joli cœur auprès de ces trois demoiselles. - Quel mal y a-t-il à cela? - Je n'en sais trop rien, n'ayant jamais eu l'occasion d'éprouver votre technique en vol. Mais les ordres sont les ordres, et si vous désobéissez on vous poussera de la planche dans la mer infestée de requins. Les armateurs veulent que vous chouchoutiez ce bonhomme décrépit. Considérez-le comme votre pauvre vieux père et ayez pour lui des attentions filiales. - Fichez-moi la paix, espèce de pivert, dit Warhurst. - Bon, bon, comme vous voudrez. Van Someren sourit de nouveau et s'éloigna. Warhurst descendit, se fraya un passage dans un groupe bruyant qui obstruait l'étroite coursive et trouva son homme assis à califourchon sur l'énorme valise. Il l'aborda. - Monsieur Harlow? - Lui-même. Comment le savez-vous? -C'est mon rôle de savoir ces choses-là. Je m'appelle Steve Warhurst. - Tiens, quelle coïncidence ! - Ah, pourquoi? - Vous auriez pu vous appeler tout autrement, Joe Snape, Theophilus Bagley, que sais-je encore. Mais il a fallu que ce soit ... comment dites-vous? -Steve Warhurst. Je suis l'officier de pont. - Ah, oui? Cela veut dire? - Cela veut dire que je veille au bien-être des passagers, expliqua Warhurst avec patience. - Eh bien, c'est gagné, dit Harlow. - J'ai bien d'autres tâches, continua Warhurst, à qui l'insinuation déplaisait. Je n'ai pas pour seule fonction de m'occuper des humains.
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-Je veux bien le croire. Vous êtes si couvert de galons dorés que l'on pourrait ouvrir un gisement. (Les yeux jaunes de Harlow se posèrent sur les passagers.) De petits délicats. De mon temps, on n'avait pas besoin d'officiers en uniforme d'opérette: on montait à bord et on attachait solidement sa ceinture. Les yeux vous sortaient de la tête lorsqu'une courroie lâchait. ~ Les choses ont bien changé, rappela Warhurst. -On le dit. -Il n'est plus nécessaire d'encapsuler les gens ou de les emmailloter comme des momies; nous bénéficions d'une pesanteur artificielle. Au départ, vous flotterez comme une plume. Quand la sirène mugira, nous nous élèverons vous et moi sans que l'on ait besoin de filets. - L'être humain se ramollit, déclara Harlow. -Voulez-vous me montrer votre billet? demanda Warhurst. -Pourquoi? - Il indique le numéro de votre cabine. Je vais vous y conduire. - Écoutez, dit Harlow, découvrant deux rangées de dents menaçantes. Je connais mon numéro et je suis parfaitement capable de gagner la cabine par mes propres moyens. - Je ne veux pas vous y conduire dans un fauteuil roulant, seulement vous montrer où elle se trouve. - Me montrer... (Harlow semblait ne pas en croire ses oreilles.) Permettez-moi de vous dire que j'ai trouvé mon chemin dans des lieux qui vous donneraient la chair de poule. Je n'ai pas besoin d'un gamin pour m'indiquer la route à suivre. -Sans rancune, dit Warhurst pour le calmer. Que diriez-vous d'un coup de main pour votre valise? - Fichez le camp! hurla Harlow. Le capitaine Winterton qui passait par là s'arrêta pour demander ce qui n'allait pas. -Ce blanc-bec, répondit Harlow en désignant Warhurst du menton, me prend pour un infirme. -Je lui ai proposé de porter sa valise, expliqua Warhurst. -Qu'est-ce que je vous disais? dit Harlow. -Il n'a rien fait que de convenable, assura Winterton. Monsieur Warhurst sert d'hôte aux passagers de ce vaisseau. -Alors pourquoi ne s'occupe-t-il pas des autres? Il y en a qui semblent prêts à s'évanouir. - En effet, pourquoi? demanda Winterton, qui commençait à regretter son intervention. - Van Someren m'a dit que ce monsieur est un P.P. Harlow lâcha sa valise, tira sur la cravate de Warhurst jusqu'à l'étrangler, et gronda: -Si tu veux m'injurier, fais-le franchement et d'homme à homme. -Un P.P. signifie Passager Privilégié, haleta Warhurst. 599
-Privilégié? (Harlow lâcha la cravate, déconcerté.) Jamais je n'ai demandé de privilèges, et ce n'est pas maintenant que je vais commencer. -Il n'est pas nécessaire de faire une demande. Vous êtes nommé d'office. -Pourquoi? -Comment diable le saurais-je? répliqua Warhurst, qui perdait patience à son tour. (Il ouvrit son col et inspira goulûment.) Quand je reçois un ordre, je ne cherche pas à savoir pourquoi on me l'a donné. -Il n'y a rien à chercher, déclara Harlow. C'est une stupide erreur administrative. Y a-t-il à bord une grosse légume du nom de Barlow? -Non. -S'il n'est pas là, ce n'est pas lui. En tout cas, mets-toi bien dans la tête que personne n'a à me dorloter. Moi, chaperonné par un gamin décoré comme un sapin de Noël! Winterton lui signala que le gamin avait quarante-deux ans, dont vingt de service dans l'espace. -C'est bien ce que je pensais, dit Harlow. Ignorant et à peine sevré. Je pourrais en manger six comme lui en hors-d'œuvre. (Il saisit la valise de ses doigts noueux, aux veines saillantes.) Vous deux, grogna-t-il, allez défendre le faible et l'opprimé. Je me débrouille très bien tout seul. Valise en main, il traversa à pas lents le couloir, examinant les numéros des cabines, et disparut. - Un client difficile, hein? dit Warhurst. -Un vieux de la vieille comme il n'en reste pas beaucoup, décréta Winterton. Je me demande pourquoi on l'a classé parmi les P.P. Le dernier que j'ai rencontré était un employé de la compagnie mis à la retraite après cinquante ans de service. Il a eu droit à tous les égards et à un billet gratuit pour la Terre. -Nous ne rentrons pas au pays aujourd'hui, dit Warhurst. - J e sais. Les six planètes sous-peuplées et sous-développées auxquelles nous allons rendre visite sont réservées aux jeunes et aux bien-portants. Je ne vois pas pourquoi les autorités ont fait une exception en faveur de ce type. -C'est peut-être un asocial dont ils se débarrassent comme ils peuvent. -Oh, il n'est pas si terrible. - Je sais, répondit Warhurst. Je plaisantais. Il fut trop occupé pendant les quatre jours qui suivirent le départ pour rencontrer Harlow. Ce n'était jamais qu'au milieu de la croisière, quand ne l'accaparaient pas encore les préparatifs de l'arrivée, qu'il pouvait se consacrer aux passagers. En grande tenue et rasé de frais, il alla jouer au salon son rôle de guidecompagnon-confesseur des cœurs solitaires ou malheureux: un travail riche de virtualités, dont aucune ne se réalisait jamais. Comme il le disait lui-même dans ses moments d'amertume, il n'avait qu'un citron pour dessert.
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Cette fois encore il arriva trop tard. Les quelques femmes du bord ne manquaient ni de distractions ni de compagnie. Les verres tintaient, les rires fusaient, et personne ne lui faisait les yeux doux. De solitaire, il n'y avait que le vieux Harlow, tassé dans un coin derrière une petite table vide. Résigné, Warhurst traversa le salon et demanda s'il pouvait s'asseoir. -À la rigueur, lui répondit le vieil homme. J'ai vu pire. - Et vous avez survécu, dit Warhurst avec un sourire prudent. Harlow l'examina de la tête aux pieds d'un œil désapprobateur. -Ce n'est pas pour moi que tu t'es mis sur ron trente et un. Alors? Ces filles ne se laissent pas fasciner? - Les dames sont accompagnées, comme vous pouvez voir. -Tant mieux: ça les empêche de nuire. (Il parcourut la salle des yeux, grommela quelque chose et finit par s'expliquer:) Je n'étais pas plutôt entré que l'une d'elles a souri bêtement et m'a appelé Papa. Non, mais pour qui me prend-elle? Papa! Je l'ai remise à sa place. Je lui ai dit que je m'appelle Bill et qu'elle a intérêt à s'en souvenir. -Et moi, puis-je vous appeler Bill? - Donne-moi le nom que tu veux, pourvu que ce ne soit pas Papa. -Même chose pour moi. On peur m'appeler comme on veut ... tant qu'on ne me traite pas de gamin ou d'officier d'opérette. - D'accord, c'est de bonne guerre. - Mon prénom est Steve. - J'ai connu un type qui s'appelait Steve. Il est parti pour Reedstar et n'est jamais revenu. Pas de chance - mais c'est comme ça. -Qu'est-ce qui est comme ça? -La vie, répondit Harlow. Ils partent, certains rentrent et d'autres non. Warhurst changea de sujet. - Puis-je vous offrir un verre? - Ça dépend. Ces cocktails-là, je les laisse aux femmes. Il n'y a de bon à boire que le requin marteau, et on ne sait plus ce que c'est aujourd'hui. Vraiment, l'espèce humaine est sur la mauvaise pente. - Je m'en occupe. Warhurst se leva et se dirigea vers le bar. - Joe, lança-t-il, mon invité voudrait se brûler le gosier. Il affirme que rien ne vaut le requin marteau. Aurais-tu quelque chose qui lui paraisse plus fort que le lait de chèvre ? Les yeux plissés, Joe examina Harlow et resta un moment songeur. Puis il se baissa sous le comptoir et réapparut avec une bouteille d'un liquide vert et huileux. -Normalement, on le boit allongé de gin, mais lui le boira sec. Il est difficile de trouver plus alcoolisé ... Je vous en sers aussi? -Que non, je ne veux pas prendre feu. Je me contenterai d'un petit rhum. Quand les verres furent remplis, Joe se pencha par-dessus le comptoir et souffla: 601
- Vous connaissez ce grand-père? -Non, et toi? -Non. - Alors nous voilà revenus à notre point de départ. -Écoutez, insista Joe, j'ai autant d'années de service que vous. Eh bien, je n'ai jamais vu de requin marteau, personne ne m'en a jamais demandé, et je n'en ai pas. - Ce n'est qu'une façon de parler, suggéra Warhurst. Il entend sûrement par là une sorte de tord-boyaux. -Écoutez, répéta Joe. Si je n'ai jamais vu de requin marteau, j'en ai entendu parler. Mon père y faisait souvent allusion au temps où il essayait de me décider à le suivre dans l'espace. Seule une élite était capable de boire ça et de le digérer, disait-il. (Il s'arrêta pour ménager ses effets et acheva:) C'était la Légion des Éclaireurs Planétaires. - Voilà un renseignement, dit Warhurst sans manifester d'émotion. (Il prit les verres, traversa la pièce et les posa délicatement sur la table, puis s'assit et dévisagea Harlow.) Autrefois, ces boissons auraient été deux boules liquides flottant à mi-hauteur. Il nous aurait fallu nager pour les attraper, et ouvrir la bouche comme des poissons rouges. Maintenant, au contraire, la gravité est un tapis que nous pouvons étendre sur le plancher ou ranger au grenier quand nous n'en avons pas besoin. Les choses ont bien changé. Ne vous l'ai-je pas déjà dit?
-Si. - Eh bien, je vous prie de m'en excuser. J'étais persuadé que vous n'aviez pas mis le pied sur un vaisseau depuis des années, et vous n'avez rien dit pour me détromper. J'avais tort. -Qu'en savez-vous? demanda Harlow, en l'observant attentivement. Warhurst montra du doigt le comptoir. -Joe m'affirme qu'il n'y a jamais eu que les Éclaireurs Planétaires pour demander du requin marteau. -Il n'en sait rien. Il est trop jeune pour avoir de pareils souvenirs. - Il les tient de son père. -Ah, oui? Son père avait peut-être raison. Je n'y connais rien. - Mais si, insista Warhurst, vous en savez quelque chose. Il me semble que vous avez été un Éclaireur Planétaire, et que vous êtes sans doute un des derniers survivants de la Légion primitive. - Il y aura toujours des légionnaires, tant que la reconnaissance aérienne sera insuffisante et que quelqu'un devra aller voir ce qui se cache sous le brouillard et les arbres. Harlow vida son verre, plissa les yeux et agrippa le rebord de la table. Puis il se détendit et soupira: - Ça doit être bon pour la toux, ça vous secoue un peu. -D'après Joe, c'est presque du cyanure. -Les nouvelles générations sont débiles. - Bill, je voudrais vous poser une question. À quand remonte votre dernier voyage?
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- Deux ans environ. - Vous étiez passager? - Non. J'étais à bord d'un vaisseau de surveillance. -Moderne? -Naturellement, répondit Harlow avec emphase. Sans quoi nous n'aurions pas pu parcourir une telle distance. Même ainsi, il nous a fallu bien assez de temps pour regagner la base. - Combien exactement ? - En quoi cela vous concerne-t-il ? -En rien, admit Warhurst. Mais je suis curieux. Combien vous a-t-il fallu de temps? - Quatorze ans, répondit Harlow à contrecœur. Warhurst se renversa sur sa chaise. - Quatorze l Le vaisseau a dû aller à la limite des régions explorées. -Exact. Quatorze à l'aller et quatorze au retour. Je suis resté là-bas huit ans, porté disparu. Ce qui fait trente-six ans en tout: une bonne coupure dans la vie d'un homme. Il porta de nouveau le verre à ses lèvres, plissa derechef les yeux et agrippa la table, dit « Hah l » puis poursuivit: - Après quoi j'ai dû me battre. -Pourquoi? - Un type m'avait traité de menteur. - Il ne croyait pas à une àussi longue absence ? - Oh l si, il y croyait - bien obligé de s'incliner devant les faits. Il me passa de la pommade, parla de l'inestimable valeur de mes rapports, de ma ténacité ... Un type mielleux, décoré, galonné, qui portait une jolie casquette comme la tienne. Il me passa la main dans le dos, puis me traita de menteur. -Pourquoi? - Il prétendait qu'en partant - à une époque où il n'était pas encore né -, j'avais triché sur mon âge et qu'il pouvait le prouver. Selon lui, c'était une honte de m'avoir laissé partir. -Aviez-vous dit la vérité? insista Warhurst. - Je n'avais pas menti, répondit évasivement Harlow. Je leur avais dit que j'étais assez jeune pour faire dix fois le tour de la galaxie. - L'étiez-vous? - Oui, et je le suis toujours. (Harlow fronça les sourcils.) Ce minable ne mangeait pas de ce pain-là. Il déclara que j'étais trop vieux pour continuer et qu'on me renverrait gracieusement sur Terre. Je n'ai que' quatre-vingt-huit ans, et on me prend pour un fossile l J'étais hors de moi. « Sur Terre l », criai-je. Sur Terre? Voilà près de soixante-dix ans que je n'y ai pas mis les pieds, et je n'y ai pas d'amis; rien ni personne ne m'attend sur Terre. Si vous voulez vous débarrasser de moi, pourquoi ne pas m'envoyer sur Kangshan? Là-bas, au moins, j'ai un vieux copain qui m'attend. - Qu'a-t-il répondu? 603
- Sans oser me regarder en face, il a grommelé quelque chose à propos de la limite d'âge. Il prétendait qu'on me refuserait l'autorisation de partir, même si je la demandais à genoux. -Vous avez répliqué, j'imagine? - Pour ça, oui. Je lui ai dit qu'il ferait mieux de laisser parler les grandes personnes et d'adresser ma requête à Kangshan. -C'est ce qu'il a fait? - Probablement, encore qu'il y ait mis du temps. Finalement, un autre bureaucrate m'a tendu les papiers, en y allant lui aussi de son petit discours. Crois-moi, Warble ... - Warhurst. Steve Warhurst. -Crois-moi, c'est le baratin qui mène le monde. On parle beaucoup, de nos jours, et on agit peu. L'espèce humaine perd de son endurance. -Je ne suis pas de votre avis, Bill. Ce qu'on fait sans peine n'est pas inévitablement mal fait, et il n'est pas nécessaire de souffrir pour faire quelque chose de bon. Le progrès consiste à éviter les difficultés que connaissaient les générations précédentes. - Peut-être, mais ... (Harlow resta un instant songeur, puis se risqua à déclarer:) Je ne dois plus être aussi jeune qu'autrefois. Crois-tu que je sois pour autant un fossile? - Non, bien sûr. -On ne le croit pas non plus sur Kangshan. - Vous disiez qu'un ami vous attend là-bas? - Oui, Jim Lacey. La seule personne de la Création à qui je sois lié. Les Éclaireurs n'opèrent jamais seuls, sauf accident; on les envoie en mission par petits groupes ou plus souvent par paires. Vous autres astronautes ne pouvez savoir ce qu'est une véritable camaraderie, ce que cela représente d'avoir un seul être à ses côtés, quand le reste de son espèce se trouve à des milliards de kilomètres; et combien il importe, au travail comme au combat, d'avoir un alter ego. Deux casse-cou peuvent se tirer indemnes de situations qui seraient fatales à un seul. Tout cela pour te dire que la camaraderie est quelque chose de très particulier dans les contrées reculées. - Je le crois volontiers, dit Warhurst. - Lacey fut mon premier et mon plus fidèle camarade de mission. Nous sommes nés dans la même ville, avons vécu dans la même rue et suivi les mêmes classes, jusqu'au jour où nous nous sommes engagés ensemble pour courir les mêmes dangers. Maintenant, je vais sur Kangshan où j'ai promis de le retrouver. - Croyez-vous qu'après quarante ans, il s'attende à vous voir débarquer? Harlow répéta sans desserrer les dents: -Je lui ai donné rendez-vous et c'est tout ce qui compte. (Ses articulations craquèrent un peu lorsqu'il se leva.) La tournée est pour moi. On remet ça? Warhurst hocha la tête. Harlow prit les verres vides et se dirigea vers le bar. - Un petit rhum et une autre rasade de cette potion verte. -Ça vous plaît, Papa? demanda Joe, qui se voulait aimable.
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Harlow abattit son poing sur le comptoir et hurla: -Ne m'appelle pas Papa, espèce de rinceur de verres! Je pourrais encore te battre à la course avec quarante kilos sur les épaules et danser sur tes restes. (Il saisit les verres et retourna s'asseoir en grommelant:) Il n'y a plus que de petites crevures, dans l'espace. À quand les concours de beauté? L'espèce humaine court à sa perte ... - Je bois au bon vieux temps, dit Warhurst. Il déglutit, ferma les yeux, mais tint bon. - Tu te débrouilles bien, pour un débutant, Wharton. - Warhurst, si cela ne vous fait rien. Malgré l'inévitable cohue de l'arrivée, Warhurst réussit à gagner son poste près du sas de sortie. Sa fonction était toujours de gratifier chaque passager de son sourire le plus cordial et de prendre aimablement congé. -J'espère que vous avez fait bon voyage, monsieur UnteL .. Au revoir, et bonne chance! Harlow qui venait en queue avait pu entendre une douzaine de fois ce refrain. Il s'arrêta au haut des marches avec sa grosse valise. -Pourquoi n'enregistres-tu pas ton petit discours? Je te croyais partisan de la simplification du travail. -Les passagers aiment bien que l'on s'occupe d'eux personnellement. -Les petits délicats. Ils se croient forts, mais je pourrais les balayer d 'un coup de chapeau. (Il laissa errer son regard sur l'astroport primitif et sur les terres qui s'étendaient à l'horizon.) Mon dernier voyage. Ce n'est pas plus mal, je suppose. Il faut bien se fixer un jour. Warhurst lui tendit la main. - Au revoir, Bill. Je suis heureux de vous avoir rencontré. Harlow, après une solennelle poignée de main, répondit simplement : -On s'est bien entendus, Warburton. Puis il se mit à traîner sa valise sur la passerelle et sur la piste. Un grand gaillard râblé l'aborda, proféra quelques paroles, essaya de lui prendre la valise des mains et se vit repousser sans ménagement. L'homme finit par le conduire à un flotteur privé, où ils montèrent l'un après l'autre. Quelques secondes plus tard, l'appareil frémit, émit un sifflement aigu et prit son essor. Il mit cap au nord, diminua et disparut. Winterton apparut sur la passerelle et déclara avec satisfaction: -Il n'en reste plus un seul à bord. Nous voilà débarrassés d'une autre ménagerie. -Je me demande souvent ce qu'ils deviennent, dit prudemment Warhurst. -Pas moi, répondit Winterton. Je m'en moque éperdument. On a bien assez de soucis comme ça. Peu après, le vaisseau repartit vers la base. Il y avait toujours peu de fret au retour. Tout ce qu'ils emportaient de Kangshan, c'était dix tonnes d'osmiridium et deux passagers.
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Après six sorties relativement courtes et un long voyage vers la Terre, le vaisseau se retrouva sur Kangshan. Trois ans avaient passé depuis leur dernière visite, mais ils trouvèrent peu de changements: l'astroport, légèrement agrandi, était doté d'une nouvelle tour de contrôle. On avait construit deux cents maisons dans la toute proche capitale de Wingbury. C'était tout. Winterton apparut et demanda: -Voulez-vous sortir? - Qui refuserait? répondit Warhurst. On fait escale? - L'usine prétend pouvoir remplir nos cales si nous lui donnons quatre jours, et l'agent nous ordonne d'attendre. L'équipage peut aller se promener sur la terre ferme. (Il tendit le bras vers Wingbury.) Si le cœur vous en dit ... -Merci bien, dit Warhurst. Neuf mille habitants et un débit de limonade. - Personne ne vous force à y aller. - J'irai. Cela me permettra au moins de me dégourdir les jambes. Il se mit en grande tenue et partit pour la ville. Ce n'était pas sa première visite et il savait à quoi s'attendre: un seul boulevard avec quarante boutiques silencieuses et sous-approvisionnées. La lointaine colonie de Kangshan se développait avec une lenteur chronique; comment trouver les plaisirs frelatés de la civilisation sur une planète de moins de neuf mille habitants, répartis en deux villes et trente villages? Il remonta cinq fois le boulevard en examinant les vitrines à demi vides des boutiques. Quand il en eut assez, il entra dans le bar et s'assit devant le comptoir près de l'unique client de l'établissement, un homme d'une trentaine d'années au visage buriné. - Salut, marin! Quel vaisseau? - Le Sa/amander. - J'aurais dû savoir qu'il est arrivé, mais je ne mets presque plus les pieds en ville ces derniers temps. Quand va-t-on nous envoyer de gros cargos? -Je n'en sais fichtre rien. (L'homme hocha la tête, resta un moment songeur et poursuivit:) Pas de chance pour vous autres. Il n'y a rien ici, le progrès est lent. Mais vous verrez les choses changer si vous vivez assez vieux. - Je sais, dit Warhurst. - Vous n'avez pas de parents ou d'amis à qui rendre visite? - Je n'ai personne. -Dommage. - J'ai tout de même sympathisé avec un type qui a débarqué à notre dernier voyage, il y a trois ans, et il ne me déplairait pas de savoir ce qu'il devient. - Qu'est-ce qui vous en empêche? - J'ai perdu sa trace, expliqua Warhurst. Il m'a filé sous le nez et j'ignore où il est allé. L'homme pivota sur son tabouret et désigna un bâtiment de l'autre côté de la rue.
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- Essayez voir dans ce bureau, au service de l'immigration. Ils font une fiche sur chaque nouvel arrivant et devraient pouvoir vous dire où il se trouve. -Merci! Warhurst vida son verre, traversa la rue et trouva au second étage le service qu'il cherchait. - Je voudrais retrouver la trace d'un immigrant récent, dit-il au jeune employé qui se tenait derrière son guichet. -Nom et date d'arrivée? Warhurst répondit et l'employé compulsa un dossier. -Débarqué du Salamander? -Oui. C'est mon vaisseau. -William Harlow, récita l'employé. A obtenu une dispense d'âge. Confié à Joseph Buhl. Je ne sais pas ce que ... Un autre employé l'interrompit. - Buhl? J'ai aperçu Joe Buhl il y a quelques minutes. Je l'ai vu par la fenêtre remonter le boulevard. - Voilà votre homme, déclara le premier employé. Vous ne devriez pas avoir de peine à le trouver. (Il sortit et consulta un registre.) Son flotteur est immatriculé D 117. Vous le trouverez dans le parc qui longe l'astroport. -À quoi ressemble-t-il ? - Il est aussi grand que vous, mais beaucoup plus fort, rougeaud, les sourcils en broussaille et assez ventripotent. - Je vais le suivre, dit Warhurst. Ça m'occupera. Il revint vers l'astroport et trouva dans le parc le flotteur D 117. Assis sur une roue du train d'atterrissage, il attendit. Douze autres flotteurs étaient garés là; de l'autre côté de la piste se tenait un seul vaisseau, le sien, attendant son fret de retour. Au bout de quarante minutes, il vit s'approcher un gros homme au teint vermeil. Il sauta sur ses pieds. -Monsieur Buhl? -Lui-même. -J'ai eu envie de rendre visite à Bill Harlow et l'on m'a dit que vous saviez où il habite. Buhl le dévisagea. - J'ai de mauvaises nouvelles pour vous. -Serait-iL .. ? -Il est mort l'année dernière, à quatre-vingt-dix ans. - J'en suis désolé. -Vous êtes un de ses vieux amis? demanda Buhl. -Cela me serait difficile, n'ayant que la moitié de son âge. Je lui ai seulement tenu compagnie pendant le dernier voyage; je m'étais pris d'affection pour ce vieux bourru et il semblait me trouver supportable. -Je comprends. Comment se fait-il que vous ayez voulu lui rendre visite? Vous avez du temps devant vous? - Oui, un peu.
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- Eh bien, je peux peut-être vous aider à le passer, monsieur... -Steve Warhurst. -Suivez-moi, je vous montrerai quelque chose qui vous intéressera certainement. Buhl ouvrit la porte du flotteur et invita son passager à monter. Lui-même s'installa lourdement sur le siège du pilote, claqua la porte et décolla vers le nord. - Connaissez-vous cette planète? - Pas beaucoup, confessa Warhurst. Il se crée tant de mondes nouveaux, de nos jours, que nous autres gens de l'espace ne pouvons apprendre grand-chose sur chacun d'eux. Lastroport et la ville voisine, voilà tout ce que nous avons l'occasion de voir sur ces planètes. -Alors je vais compléter votre éducation, dit Buhl. Cette planète a été découverte par un vaisseau de reconnaissance appelé le Kangshan, qui lui a donné son nom. Le capitaine entreprit l'habituelle reconnaissance aérienne, qui comme toujours se révéla insuffisante. À basse altitude, il étudia l'atmosphère et la trouva satisfaisante. Il repartit en laissant deux Éclaireurs, à charge pour eux de survivre pendant quarante jours. - Des cobayes, dit Warhurst. -C'est cela. Les Éclaireurs sont - entre autres - des cobayes. (Buhl regardait droit devant lui d'un air pensif tandis que le flotteur poursuivait sa route en sifflant.) Ces deux-là s'appelaient Jim Lacey et Bill Harlow. - Ah! Je n'en savais rien. -Vous le savez maintenant. Ils ont couru le pays à la recherche de minéraux intéressants - et d'ennuis. Finalement ils ont trouvé un énorme monolithe de quartz qu'on appelle aujourd'hui l'Aiguille. Il y avait à l'ouest des montagnes riches en minerais, à l'est un grand cours d'eau et des chutes; le temps pressait. Devinez ce qu'ils ont fait? - Ils se sont séparés? - Exact. Ils ont enfreint la règle et se sont séparés. Ce n'était pas un crime, mais ils couraient un grand risque. Harlow est allé à l'ouest, Lacey à l'est; ils étaient convenus de se retrouver quatre jours plus tard devant l'Aiguille. Bill revint au jour dit avec des échantillons, campa quarante-huit heures, puis se mit à la recherche de Jim. Ille trouva mort près de la rivière. Warhurst laissa éclater sa stupéfaction. - Hein? Le vieux parlait de Lacey comme s'il était encore en vie. - Ça ne m'étonne pas, dit Buhl. Les éclaireurs d'autrefois étaient ainsi faits. (Il fit plonger le flotteur et commença à perdre de l'altitude.) Lacey avait eu le pied arraché par une bête des marais; il l'avait abattue en tombant, ce qui lui avait évité d'être dévoré, mais il avait perdu trop de sang. Harlow l'enterra, signala la tombe et prit des notes sur ces animaux. Au jour fixé, le Kangshan se posa selon ses indications et le reprit à bord. La planète fut colonisée conformément à son rapport; depuis, on a chassé et exterminé les reptiles des marais. - Harlow ne m'a jamais rien dit de tout cela, se plaignit Warhurst.
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- C'est bien de lui. Il ne se vantait jamais que de sa supériorité physique sur nous autres colons. (Buhl montra une large rivière qui coulait à leurs pieds vers de gigantesques chutes.) Les Chutes de Lacey. (Il vira et amena l'appareil à vingt pieds au-dessus d'un chemin bourbeux, qu'il suivit jusqu'à ce qu'apparaisse une petite ville.) Jetez un coup d'œil sur votre droite. Warhurst obéit et eut le temps d'apercevoir une large pancarte: «HARLOW 820 habitants» -Je suis le maire. Nous avons donné à notre éponyme une maison confortable et l'avons entouré d'affection pendant ses derniers jours. C'était tout ce que nous pouvions faire. -Je suis heureux de l'apprendre. -Nos efforts n'ont pourtant pas servi à grand-chose. L'activité, les dangers, les voyages l'avaient mené jusqu'à un âge avancé; l'oisiveté et la sécurité lui ont été fatales. Le problème était insoluble, et il le savait. Il s'en allait souvent rêver près de l'Aiguille. -Pourquoi? -Parce que c'est là qu'il avait donné rendez-vous à Lacey, et il ne pouvait l'oublier. C'était une obsession sur la fin. Ses dernières paroles ont été: «J'avais dit à Jim que je le rejoindrais.» Ils traversèrent la ville et se posèrent au pied d'un énorme bloc de quartz dont les cristaux scintillaient au soleil. -L'Aiguille, dit Buhl. Elle n'est pas la seule de son espèce. Mais c'est ici que nous avons enterré le squelette de Lacey, et le corps de Harlow. Il contourna l'Aiguille. A son pied se trouvait une tombe simple et commune. La stèle, taillée par un habile artisan, portait pour toute inscription: « C'est ici que James Lacey et William Harlow se sont rencontrés. »
Quand vient la nuit
C
'était un monde incroyablement ancien, doté d'une lune piquetée de trous, un soleil qui se mourait, et une atmosphère trop ténue pour soutenir le moindre nuage d'été. On y trouvait des arbres, mais pas ceux d'autrefois; ces arbres-ci étaient le fruit de longues ères d'acclimatation. Ils inhalaient et exhalaient beaucoup moins que leurs ancêtres lointains, et pompaient avec plus d'insistance le sol décati. De même que les herbes. Et les fleurs. Mais les enfants sans pétales et sans racines de ce monde, ceux qui pouvaient se déplacer par l'effet de leur volonté, ceux-là ne pouvaient compenser le manque de nutriments en restant sur place pour les puiser dans le sol. Lentement, avec une lenteur impensable, ils en étaient venus à se passer de ce qui, dans les temps lointains, leur était indispensable. Ils survivaient très bien avec le strict minimum d'oxygène. Ou, en cas de crise, sans oxygène du tout, n'en éprouvant qu'un peu d'inconfort, et une certaine lassitude. Tous en étaient capables, sans exception. Les enfants de ce monde étaient des insectes. Et des oiseaux. Et des bipèdes. Mite, pie et homme, tous étaient parents. Tous avaient une même mère: un antique globe roulant autour d'une boule orangée luisant faiblement, qui un jour vacillerait et s'éteindrait. Leur préparation à cette fin avait été longue, ardue, en partie involontaire, en partie délibérée. C'était leur temps: l'âge de l'accomplissement partagé entre tous, appartenant à tous. Aussi n'était-il pas étrange que Mélisande parle à un coléoptère. Il était posé, attentif, sur le dos de sa main pâle aux longs doigts, petit être noir à taches rouges, propre et brillant comme après des heures d'astiquage patient. Une coccinelle. Une bestiole amusante comme un jouet auquel ne manquait plus qu'une clé miniature pour le remonter. Naturellement, la coccinelle ne comprenait pas un mot de ce qu'on lui disait. Elle n'était pas intelligente à ce point. Le temps avait coulé si longtemps et l'atmosphère s'était tellement raréfiée que les ailes de l'insecte s'étaient adaptées en conséquence pour atteindre deux fois l'envergure de
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celles des coccinelles d'antan. En parallèle à cette modification physique était survenue une altération mentale; son cerveau de tête d'épingle était différent, lui aussi. Selon les normes de son humble espèce, l'insecte était monté de plusieurs degrés dans l'échelle de l'existence. Bien qu'incapable de distinguer les intentions, il savait quand on s'adressait à lui, recherchait la compagnie humaine et tirait confort du son de la voix humaine. De même pour les autres. Les oiseaux. Les abeilles du dernier jour. Toutes les bêtes craintives qui autrefois se sauvaient pour se cacher ou cherchaient asile dans le noir. Toutes celles qui avaient survécu - et bien des espèces avaient disparuavaient perdu leur timidité. Qu'elles puissent comprendre ou non les bruits émis par les bouches humaines, elles aimaient qu'on leur parle, qu'on reconnaisse ainsi leur existence. Elles étaient en mesure d'écouter les voix des heures durant, en en retirant un étrange plaisir. Mais ce plaisir était-il si étrange, après tout? Peut-être pas, car il y avait eu des époques où ces relations soniques étaient inversées, où les hommes restaient fascinés tandis que, dans sa langue particulière et modulée, le merle ou le rossignol déversait le fond de son âme. C'était la même et indéfinissable extase. Aussi Mélisande parlait-elle tout en marchant et la coccinelle écoutait-elle, tout à son plaisir d'insecte, jusqu'au moment où Mélisande agita doucement la main en éclatant de rire. - Coccinelle, coccinelle, rentre chez toi. La petite bête souleva ses élytres colorés, déploya ses ailes de gaze et disparut en voletant. Mélisande s'immobilisa pour contempler les étoiles. À cette époque, elles étaient perceptibles avec une netteté extrême, de jour comme de nuit; un phénomène qui aurait empli ses ancêtres, amoureux de l'air, de la peur de voir bientôt s'enfuir le souffle de la vie. Elle n'éprouvait aucune impression de cet ordre tandis qu'elle examinait les étoiles. Seulement de la curiosité. Et une interrogation purement personnelle. Pour elle, l'atmosphère ténue, le faible soleil, les étoiles étincelantes étaient tout à fait normaux. Elle regardait souvent les étoiles, les isolant, les nommant, se posant sans cesse une unique question.
Laquelle? Et les cieux ne répondaient que: Oui, laquelle? Elle mit un terme à ses méditations et s'en alla, légère, par l'étroit sentier forestier qui menait à la vallée. Loin sur sa gauche, au ras de l'horizon, un engin long, mince et métallique descendit en flèche du ciel pour disparaître derrière la courbure du globe. Peu après lui parvint un grondement de tonnerre étouffé. Ni le spectacle ni le bruit ne retinrent son attention. Ils étaient trop courants. Les vaisseaux spatiaux venaient souvent sur ce monde ancien, un par mois à certaines périodes, deux par jour à d'autres. Il était rare qu'il y en ait 612
deux semblables. Rare également que les occupants d'un vaisseau ressemblent à l'équipage d'un autre. Ils ne possédaient pas de langue commune, ces visiteurs des ténèbres scintillantes. Ils parlaient au contraire une multitude de langages. Certains s'exprimaient par projection mentale. D'autres, dénués de voix et de pouvoirs télépathiques, ne pouvaient communiquer qu'au moyen de mouvements agiles des doigts, de vibrations des cils ou d'autres genres de mimiques. Une fois, il n'y avait pas si longtemps, elle avait eu un court entretien avec le personnel à peau blindée, couleur ardoise, d'un vaisseau de Khva, un monde situé à des distances inimaginables au-delà d'Andromède. Aveugles et muets, ces êtres échangeaient des mouvements d'une extrême rapidité exécutés par leurs divers membres et recueillis par leurs organes délicats de perception extrasensorielle. Ils lui avaient parlé sans voix et l'avaient admirée sans yeux. C'était cette complexité qui rendait si difficile la connaissance. À l'âge de sept cents ans, Mélisande venait tout juste de passer ses examens terminaux et d'atteindre à la dignité d'adulte. Il y avait longtemps, très longtemps, il était encore possible d'assimiler en un seul siècle toute la sagesse d'une époque. Et, dans les jours obscurs d'un passé encore plus lointain, on pouvait peut-être y arriver endix ans. Mais pas aujourd'hui. À présent, en cette ère solennelle des siècles ultimes, les connaissances étaient d'une abondance qui interdisait tout prompt apprentissage. C'était un assemblage immense de données rassemblées à travers une infinité de mondes. Tout vaisseau nouveau ajoutait quelques modestes renseignements à cette somme et l'amas ainsi accumulé n'était rien, pour ainsi dire, en comparaison des quantités à venir ... si ce monde vivait encore assez longtemps pour les recevoir.
Si! Là résidait la pierre d'achoppement. La Création était conquise, esclave désormais des formes qu'elle avait générées. La puissance de l'atome était devenue un outil entre les mains ou les pseudo-mains de toutes les créatures matérielles capables de pensée et de mouvement. Macrocosme et microcosme étaient l'un et l'autre les jouets de ceux dont les vaisseaux erraient sans fin dans le vide incommensurable. Mais il n'existait nul être qui sache comment redonner vie à un soleil à l'agonie. Cela ne pouvait se faire en théorie, encore moins en pratique. C'était impossible. Alors, çà et là, à de larges intervalles de temps, un soleil sénile flamboyait un instant, retombait, se ranimait de nouveau telle une créature affaiblie qui tente une ultime fois de se raccrocher à la vie, avant de s'éteindre à jamais. Une minuscule étincelle dans le noir, soufflée d'un coup, sans que la multitude infinie des étoiles qui continuaient à briller s'en aperçoive, sans qu'elle lui fasse défaut. Presque chaque disparition s'accompagnait d'une tragédie, parfois immédiate, parfois avec un certain retard. Il était des formes de vie qui
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résistaient au froid plus longtemps que d'autres mais finissaient néanmoins par succomber. Grâce à leur science évoluée, certaines espèces arrivaient à réchauffer leur monde jusqu'à l'épuisement des matières premières nécessaires. Puis elles aussi sombraient comme si elles n'avaient jamais existé. Tout système dont l'étoile primaire se transformait en un charbon refroidi devenait ainsi la proie d'un monstre blanc et vorace, portant le nom de Zéro absolu, qui ne partageait ses royaumes désolés qu'avec les seuls morts. Mélisande songeait à tout cela en parvenant à la vallée. Mais ses pensées ne renfermaient ni tristesse ni amertume. Elle appartenait bien à son espèce, une forme de vie dotée d'une longue expérience et q'une remarquable intelligence. Elle s'était mille fois heurtée à l'inévitable et avait appris combien il était futile de s'y attaquer tête baissée. Elle savait comment faire face à un obstacle inamovible: l'escàlader, creuser au-dessous ou le contourner. L'inéluctabilité n'était pas chose à craindre. Ce qu'on ne savait dominer, il fallait l'éviter en recourant à l'habileté et à l'ingéniosité. Un grand palais de marbre s'étalait au bout de la vallée. Sa façade la plus éloignée donnait sur une succession de terrasses ornées de massifs floraux et de buissons, ménageant entre eux des pelouses étroites où s'épanouissaient des jets d'eau. La façade proche formait le dos de l'édifice et n'avait vue que sur la vallée. Mélisande venait toujours par ce côté, parce que le sentier à travers bois était le plus cour,( chemin entre le palais et sa demeure. En gravissant les degrés, en pénétrant dans la vaste construction, elle éprouvait un sentiment d'exaltation. De larges corridors au sol de mosaïque, aux murs ornés de fresques aux couleurs vives, la menaient à l'aile est d'où venait un murmure régulier de voix et, de temps à autre, l'appel perçant d'un haut-parleur. Les yeux brillants d'impatience, elle se rendit dans une grande salle dont les sièges s'étageaient en hémicycle jusqu'à une hauteur considérable. L'endroit avait été conçu à l'origine pour accueillir quatre mille personnes. Mais le nombre de ceux qui s'y trouvaient pour le moment n'excédait pas deux cents ... près de vingt sièges vides pour une place occupée. La salle paraissait déserte. Les voix des rares assistants flottaient, caverneuses, réfléchies par les murs incurvés et par la coupole. . Le monde entier était ainsi: des installations prévues pour des milliers d'êtres, occupées par de maigres dizaines. Des villes avec des populations de bourgades, des bourgades ne comptant pas plus de citoyens que les villages d'antan, et des villages occupés par trois ou quatre familles. Des rues entières de maisons dont une demi-douzaine étaient des foyers, le reste, abandonné, silencieux et figé, contemplant fixement le ciel menaçant. Ils étaient à peine plus d'un million d'habitants. En un temps, ils avaient été quatre milliards. Il y avait longtemps que les multitudes absentes avaient pris le chemin des étoiles, non pas comme des rats qui abandonnent un navire en perdition, mais hardiment, avec confiance, en êtres dont le destin avait dépassé les limites d'une unique planète. 614
Les quelques retardataires les suivraient dès qu'ils seraient prêts. Voilà pourquoi ils étaient deux cents dans cette salle, à attendre en bavardant, un peu inquiets, tandis que retentissaient les appels lourds de promesses du hautparleur. - Huit cent vingt-huit, Hubert, lança soudain le diffuseur. Chambre six. Un géant blond quitta son siège et s'engagea dans l'allée sous les regards de deux cents paires d'yeux. Les voix se turent un instant. Il passa devant Mélisande qui lui sourit et lui murmura tout bas: - Bonne chance! -Merci. ndisparut par la porte lointaine. Les causeurs reprirent leurs entretiens. Mélisande s'assit à l'extrémité d'une rangée, près d'un jeune homme mince à la peau foncée, de sept siècles et demi d'âge, soit à peine plus vieux qu'elle. -J'ai une minute de retard, souffla-t-elle. Il y a longtemps qu'ils appellent? -Non, répondit-il. Ce dernier nom était le quatrième. (Il allongea les jambes, examina ses ongles, s'agita sur son banc, manifestant un certain malaise.) J'aimerais qu'ils se pressent. La tension est plutôt ... « Neuf cent quatre-vingt-dix, J osé-Pietro, tonna le haut-parleur. Chambre vingt. » Il écoutait bouche bée. Ce fut avec lenteur et maladresse qu'il se leva. Il humecta ses lèvres soudain devenues sèches, jeta un coup d'œil suppliant à Mélisande. -C'est moi. -Ils ont dû vous entendre, fit-elle en riant. Alors, vous n'avez plus envie de partir? - Bien sûr que si! (Il se faufila devant elle, le regard fixé sur la porte par où avait disparu Hubert.) Mais je me sens les jambes molles, maintenant que le moment est venu. Elle esquissa un geste détaché. - Personne ne va vous amputer des jambes. Ils attendent simplement pour vous remettre un diplôme ... et peut-être qu'il s'ornera d'un sceau doré. Il lui jeta un coup d'œil reconnaissant et hâta le pas pour sortir avec un peu plus d'aplomb. « Soixante-dix-sept, Jocelyne. Chambre douze.» Et aussitôt après: «Deux cent quarante, Betsibelle. Chambre dix-neuf. » Deux filles s'en allèrent, l'une brune et potelée, l'autre rousse, grande et mince, l'air sérieux. Vint une succession rapide de noms: Lurton, Irène, Georges, Teresa-Maria, Robert et Elena. Et, après un court intervalle, l'appel qu'elle attendait. «Quarante-quatre, Mélisande. Chambre deux. »
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L'homme qui se trouvait dans la chambre deux avait les yeux gris clair, des cheveux neigeux et des traits lisses, sans rides. Il pouvait être d'âge moyen, ou vieux, même très vieux. Impossible de le savoir, à une époque où chacun était en mesure de conserver un visage sans marques et des boucles blanches durant plus de mille ans. Il attendit qu'elle se soit assise et dit: - Eh bien, Mélisande, je suis heureux de vous annoncer que vous avez réussi. - Je vous remercie, maître. -J'étais sûr que vous passeriez. C'était pour moi une certitude définitive. (Il lui sourit, puis reprit:) Maintenant, vous souhaitez connaître vos points faibles et vos points forts. C'est l'essentiel, n'est-ce pas? - Oui, maître. Elle parlait à voix basse, les mains jointes avec modestie sur ses genoux. - Pour les connaissances générales, vous êtes excellente, l' informa-t-il. Il ya de quoi être fier ... de détenir l'immense réserve de sagesse que l'on qualifie assez vaguement de connaissances générales. Vous êtes très satisfaisante en sociologie, en psychologie collective, en philosophie ancienne et moderne ainsi qu'en morale transuniverselle. (Il se pencha pour la regarder de plus près.) Mais vous êtes plutôt déficiente en matière de communication. - J'en suis navrée, maître. Elle se mordait la lèvre, furieuse contre elle-même. - Vous n'êtes pas télépathe et paraissez tout à fait incapable d'acquérir une réceptivité même rudimentaire. Si on passe aux signaux visuels, vous êtes un peu meilleure, mais pas encore assez bonne. Votre rythme de communication est indolent, vos fautes nombreuses, et vous semblez souffrir d'une forme d'incertitude tactile. Elle contemplait à présent le plancher, le visage empourpré de honte. -Je le regrette, maître. - Il n'y a rien à regretter, contesta-t-il avec énergie. On ne saurait exceller en tout, si fort qu'on le veuille. (Il attendit qu'elle ait relevé les yeux, avant de poursuivre:) Quant aux formes purement vocales de communication, vous n'êtes guère plus que passable dans les langues gutturales. (Il s'interrompit.) Mais vous êtes magnifique dans les langues liquides! ajouta-t-il. Son visage s'illumina. -Ah! - Vous avez subi les épreuves écrites et orales de langues liquides dans les formes d'expression des Valréens de Sirius. Vous n'avez fait aucune erreur. Votre cadence vocale a été de trois cent quarante mots par minute. Ce qui signifie que vous parlez leur langue un peu mieux qu'eux-mêmes. (Il ébaucha un sourire, très satisfait que son élève puisse dépasser les créateurs mêmes d'un mode d'expression linguistique.) Maintenant, Mélisande, le moment est venu de prendre de graves décisions. -Je suis prête, maître. Son regard était ferme, calme, confiant.
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- Je dois tout d'abord vous remettre ceci, dit-il en lui tendant un mince parchemin d'où pendait un ruban rouge orné d'un sceau d'or. Acceptez mes félicitations. -Merci! Ses doigts saisirent le document, le caressant comme un objet infiniment précieux. - Mélisande, demanda-t-il d'une voix douce, désirez-vous avoir des enfants? Elle répondit d'un ton posé, sans trouble, sans la moindre trace de confusion: - Pas encore, maître. - Donc, vous vous estimez libre de partir? Son geste désignait la fenêtre derrière laquelle des millions de points lumineux scintillaient en invite. -Oui. L'homme prit l'air solennel. - Mais vous n'abandonnerez pas toute idée d'avoir un jour des enfants à vous? Vous ne nous renierez pas, vous ne vous laisserez pas accaparer au point d'oublier votre propre espèce et son avenir? - Je ne le pense pas. C'était une promesse. -J'en suis heureux, Mélisande. Nous sommes dispersés au loin, par petits groupes, en petit nombre, en une immense quantité de lieux. Il n'est nul besoin d'augmenter notre nombre dans le cosmos, aucune nécessité. Mais nous ne devons pas le réduire. Nous devons le maintenir. C'est en ce sens que notre espèce trouvera l'immortalité. - Oui, je sais. J'y ai souvent réfléchi. (Elle regardait son diplôme sans vraiment le voir.) Je jouerai mon petit rôle quand viendra le moment propice. - De toute façon, vous avez largement le temps. Vous êtes très jeune. Il soupira comme s'il eût aimé dire la même chose de lui-même. Il traversa la pièce pour s'approcher d'une machine placée contre le mur; il ouvrit un classeur voisin et y prit une épaisse liasse de cartes. -.-Nous allons filtrer les demandes et procéder par élimination pour ne considérer que les plus intéressantes. Il introduisait les fiches l'une après l'autre dans la machine. C'étaient de minces rectangles de plastique blanc portant en haut un numéro de référence. Quand toutes y furent passées, il ouvrit un couvercle qui cachait un petit clavier. Il tapa dessus: Non vocaux. La machine ronronna, et produisit une succession de cartes. L'homme consulta le compteur. - Il en reste quatre-vingt-quatre. Il utilisa de nouveau le clavier où il composa le mot Gutturaux. La machine répondit par un autre paquet de fiches. Supersoniques. Encore des cartes. Staccatos. Quelques cartes seulement. Sifflants. Sans résultat.
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-Vingt et une. (Il regarda son élève.) Ce ne sont plus que des langages liquides, mais je crois que nous ferions aussi bien d'éliminer les lents, n'est-ce pas? Elle approuva d'un geste. Au clavier, il précisa: 300 minimum. Plusieurs cartes sortirent. Il retira ce qui restait et les battit entre ses mains fines, tout en contemplant les étoiles par la fenêtre. - Il Yen a onze, Mélisande. Vous avez le choix entre onze mondes. Il glissa la première fiche dans une partie différente de la machine. L'appareil émit un faible murmure, puis une voix jaillit du haut-parleur dissimulé. Elle annonça: « Demande n° 109747. Valréa, union de quatre planètes situées dans .... » Le son cessa quand le maître appuya sur un bouton, ayant remarqué le geste de Mélisande. - Cela ne vous intéresse pas? - Non, maître. Peut-être devrais-je être attirée, puisque je connais déjà leur langue et que cela éviterait bien des difficultés. Mais ils ont déjà des gens de chez nous, non? -Oui. Ils en ont demandé quatre cents. Nous leur en avons envoyé d'abord trente-six et, beaucoup plus tard, encore vingt. (IlIa regardait avec une sollicitude presque paternelle.) Là au moins, vous auriez de la compagnie, Mélisande. Des êtres de votre espèce, si peu nombreux soient-ils. -C'est possible, convint-elle. Mais serait-il équitable que les Valréens, qui ont déjà obtenu une partie de ce qu'ils souhaitaient, en aient davantage encore alors que d'autres qui n'ont rien se voient encore refuser leurs demandes? - Non, ce ne le serait pas. Il introduisit une seconde carte. « Demande n° 118451, annonça la machine. Brank, planète unique située dans la nébuleuse de la Tête de Cheval, section A 71, sous-section D 19. Masse: 1,2. Civilisation de type F. La forme de vie dominante est un bipède vertébré. » Un écran s'illumina au-dessus de l'appareil, montrant plusieurs créatures maigres, à la peau verdâtre, avec des jambes et des bras longs comme des baguettes, des mains à sept doigts, des crânes chauves et des yeux jaunes énormes. Pendant deux minutes, la voix débita des données relatives à Brank et à ses habitants décharnés. Puis elle se tut et la machine s'arrêta. -Il y a trente ans qu'ils ont demandé cent de nos semblables, expliqua le maître à Mélisande. Nous en avons envoyé dix. On vient de leur en attribuer six de plus, et vous pouvez en être si cela vous plaît. Voyant qu'elle n'était pas décidée, il poussa une autre carte dans la fente. -Demande n° 120776. Nildeen, planète possédant un gros satellite, très peuplée, située dans le Maelstrom, section L7, sous-section CC3. Et les renseignements continuèrent. La forme de vie apparut sur l'écran, un type de créature tentaculaire, sans yeux, avec des organes de perception extrasensorielle sur la tête, comme des antennes d'insecte. Les Nildeeniens avaient déjà quarante membres de la race de Mélisande et en voulaient davantage. Elle les écarta. 618
Ce fut la onzième et dernière carte qui éveilla chez elle le plus d'intérêt, au point qu'elle se pencha, l'oreille tendue, les yeux brillants. «Demande n° 141048. Zélam, planète unique située en bordure du cosmos connu, numéros de référence et coordonnées non encore enregistrés. Contact récent. Masse 1. Civilisation de type J. La forme de vie dominante est reptilienne; la voici. » Ils avaient une certaine ressemblance avec des alligators dressés sur leur train arrière, mais Mélisande n'en savait rien. Toutes les espèces du genre lézard avaient disparu de sa propre planète un million d'années auparavant. Il n'y avait plus à présent de vie locale à laquelle elle aurait pu comparer les Zélamites à la peau squameuse, aux longues mâchoires hérissées de dents. Selon les normes du passé lointain, ils étaient d'une laideur effarante mais, selon celles de la planète actuelle de Mélisande, ils n'étaient pas affreux. Ils constituaient seulement l'un des aspects particuliers d'une même et universelle chose qu'on appelle l'intelligence. Certes, les diverses formes pouvaient également varier dans le degré de précision avec lequel elles reflétaient cette qualité répandue dans tout le cosmos, mais, à longue échéance, ce n'était rien de plus qu'affaire de durée. Certains êtres avaient plus de siècles de retard que d'autres. Il en était qui avaient eu la bonne fortune d'apparaître de bonne heure sur la scène galactique. D'autres étaient venus tard et c'était tant pis pour eux. C'était comme des coureurs ayant des handicaps différents sur une même piste; ils essaimaient, les uns en tête, les autres en queue, mais tous allaient dans la même direction, tous passeraient un jour la ligne d'arrivée. Les Zélamites se trouvaient en queue de peloton. - J'irai chez ceux-là, dit-elle, et c'était une décision irrévocable. Après avoir étalé les onze cartes sur son bureau, le maître les examinait, les sourcils froncés. -Ils en ont demandé soixante. Tous demandent trop, surtout les nouveaux venus. Nous n'avons personne de trop pour le moment. Mais nous n'aimons pas refuser, à qui que ce soit. -Alors? - Il a été proposé que nous envoyions une personne, rien qu'une pour commencer. Cela montrerait au moins notre bonne volonté. - Je suis une personne, souligna-t-elle. -Oui. .. oui, je sais. (Il avait l'air résigné de celui qui se voit acculé dans un coin sans espoir de s'échapper.) Nous aurions préféré une personne du sexe masculin. -Pourquoi? - Ah! ça ... (Il était sans argument.) Il n'y a pas de raison du tout, sauf que nous préférerions. - Mais, maître, ce serait un pas en arrière, ce serait indigne de nous, de créer un empêchement particulier sans raison spéciale? - Exact, sauf s' il devait en résulter du mal, contra-t-il. C'est la véritable preuve ... le bien ou le mal qui peut en résulter. 619
-Cela ferait-il du bien aux Zélamites, qu'on leur refuse un volontaire qui convienne? -Nous ne le leur refusons pas, Mélisande. Vous n'êtes pas seule. Quelqu'un d'autre a pu aussi choisir Zélam. Peut-être qu'une douzaine de candidats souhaitent s'y rendre. Actuellement, devant tant de demandes, nous sommes simplement dans l'incapacité de satisfaire à toutes. Une seule personne peut s'y rendre pour le moment. D'autres suivront sans doute plus tard. - Voudriez-vous vous en assurer pour moi, s'il vous plaît? le pria-t-elle. Un peu à contrecœur, il actionna un commutateur sur son bureau et parla dans un instrument d'argent. - Combien de candidats ont-ils choisi Zélam, référence 141048 ? Il Yeut une assez longue attente avant que vienne la réponse: «Aucun.» Il coupa le contact, se pencha en arrière et la regarda pensivement. -Vous serez très seule. -Tous les premiers arrivants sont seuls. - Il risque de se présenter des dangers inimaginables. -Qui resteront les mêmes, qu'ils soient courus par une seule personne ou partagés entre cent, répondit-elle, impavide. Il cherchait un ultime argument pour la décourager. - Les Zélamites sont des nocturnes. Ils attendront de vous que vous travailliez la nuit et dormiez le jour. - Ceux d'entre nous qui sont sur Brank vivent ainsi depuis des années, et bien d'autres encore sur d'autres mondes. Maître, pourquoi cela serait-il plus dur pour moi que pour eux? -Il n'y a pas de raison, en effet. (Il revint près d'elle.) Je vois que votre choix est ferme. Si tel est votre destin, ce n'est pas à moi de le contrarier. (Il lui prit la main, la porta à ses lèvres et effleura les doigts d'un léger baiser, selon l'adieu traditionnel.) Bonne chance, Mélisande. Je suis heureux de vous avoir eue pour élève. -Je vous remercie, maître. (Son diplôme serré contre la poitrine, elle s'arrêta sur le seuil en sortant pour lui adresser un dernier sourire, les yeux étincelants.) Moi, je suis fière d'avoir bénéficié de votre enseignement. Longtemps après qu'elle fut partie, il resta le regard fixé sur la porte, avec une expression vide. Ils venaient, ils partaient tous, les uns après les autres. À l'arrivée, chacun d'eux était un inconnu, et à son départ chacun, comme s'il avait été son propre enfant, emportait avec lui un peu de son âme. Et chacun de ceux qui partaient à jamais dans l'immensité des étoiles laissait le monde mourant un peu plus petit, plus nu, plus dénué de vie. Il n'est pas facile de rester sur un globe si longtemps aimé qui approche de sa fin, à observer la flamme qui se meurt et à suivre les ombres qui grandissent en rampant. Malgré les vitesses fantastiques atteintes à cette époque, le voyage pour Zélam était long et fastidieux, s'étirant sur des jours et des semaines
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qui s'additionnaient en mois. Il fallait changer de ligne à plusieurs reprises, d'abord prendre un énorme vaisseau hyperspatial, puis un bâtiment de ligne sçcondaire, ensuite une sphère bleue de construction légère avec un équipage de Xanthiens muets, puis une vieille fusée cabossée à l'équipage hétéroclite, qui comptait deux bipèdes de l'espèce même de Mélisande. Enfin, un appareil étrange en forme de triangle, mû par une force mystérieuse, que d'onduleux et scintillants Haldisiens utilisaient pour le cabotage autour d'un petit groupe de systèmes dont l'un renfermait la planète dénommée Zélam. Au-delà de ce point, c'était une étendue d'un noir sans fin, seulement rompu par une spirale de brouillard scintillant qui plus tard serait atteinte par des vaisseaux plus vastes et plus perfectionnés. Un autre univers insulaire. Une autre masse de formes de vie dont les plus évoluées auraient une chose en commun ... et seraient par conséquent prêtes à la partager avec toutes les autres. Toutefois, la longueur du voyage n'avait pas été sans profit. À l'aide d'un dictionnaire phonétique et d'un reproducteur sonore rudimentaire fourni par Zélam, grâce aussi à ses aptitudes personnelles, elle parlait couramment la langue quand la planète se révéla à la vue. Ne disposant ni d'échelles, ni de rampes, ni d'accessoires de cet ordre, les Haldisiens se débarrassèrent d'elle tout simplement en l'expédiant hors de la porte extérieure du sas de décompression. Une force dégagée soit par leurs personnes soit par un appareil invisible à l'intérieur du vaisseau - elle l'ignorait - la saisit et lui fit descendre en douceur les quinze mètres qui la séparaient du sol. Ses bagages suivirent par la même voie. Ainsi que deux membres de l'équipage. Deux autres sortirent aussi, mais en planant vers le haut ils gagnèrent la partie supérieure du vaisseau où ils entreprirent d'ouvrir des panneaux de cales. Une petite délégation de Zélamites était venue àsa rencontre, la nouvelle de son arrivée leur étant parvenue quelques jours auparavant. Ils étaient de plus haute stature qu'elle l'aurait cru, car l'image à l'écran ne lui avait pas donné d'élément de comparaison. Le plus petit d'entre eux la dépassait de la tête et des épaules; ses mâchoires aux dents acérées étaient aussi longues que le bras, et elle eut l'impression que, d'un coup de crocs, le Zélamite pourrait la couper en deux. Le plus grand et le plus âgé du groupe, un individu lourdement bâti, au visage couvert de pustules, s'avança vers elle tandis que les autres s'empressaient de se char~er des bagages. . -Etes-vous celle qu'on appelle Mélisande? -C'est moi en effet, répondit-elle en souriant. Il répondit en retroussant les babines, ce qui ne la leurra pas un instant. Elle et ses semblables savaient depuis des siècles que les êtres dotés de contours faciaux et d'une structure osseuse différents avaient fatalement des gammes d'expression différentes. Elle comprenait que cette menaçante mimique équivalait au contraire à un sourire. Le ton de sa voix en fut la preuve quand il reprit:
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- Nous sommes heureux de vous avoir parmi nous. (Ses yeux orangés aux pupilles en fente l'examinèrent un instant avant qu'il ajoute, en une timide protestation:) Nous avions demandé cent d'entre vous dans l'espoir d'en obtenir dix ... ou peut-être vingt. - Il en viendra d'autres, en temps opportun. -Il faut l'espérer. (Il jeta un coup d'œil significatif au vaisseau d'où descendaient en planant des ballots de marchandises.) Les Haldisiens en ont vingt. Nous sommes fatigués de les entendre s'en vanter. Nous estimons avoir droit au moins à autant. - Ils ont commencé avec deux, fit-elle observer. Les autres y sont allés plus tard ... comme il en sera pour vous. Nous n'avons d'autre choix que de satisfaire aux demandes dans l'ordre de leur dépôt. - Oh, alors ... (Il étendit les longs doigts de sa main dans le geste qui équivalait pour lui à un haussement d'épaules, puis la conduisit jusqu'à un véhicule à six roues où il surveilla l'arrimage des bagages. Il monta à bord à côté d'elle.) Je dois vous féliciter de la facilité remarquable avec laquelle vous parlez notre langue. - Je vous en prie. Elle concentra son attention sur le paysage couvert de mousses bleues et de fleurs jaunes, tandis que le Zélamite conduisait à grande vitesse vers la ville. Son corps dégageait une odeur un peu âcre que les narines de la jeune fille sentaient mais que son cerveau ignorait. C'était encore une très ancienne leçon: des métabolismes différents produisaient des sécrétions différentes. Que l'univers serait ennuyeux si toutes les créatures étaient rigoureusement identiques! Le véhicule s'arrêta devant un édifice en pierre, long et bas, aux toits très inclinés, aux fenêtres de matière plastique. Le bâtiment était imposant, surtout à cause de l'étendue de la façade. Elle couvrait bien huit cents mètres, derrière un tapis de mousse bleue, cerné de chaque côté par une balustrade. -Voici votre école, dit-il en désignant l'aile la plus proche. Et votre logement. (Remarquant l'expression de Mélisande, il ajouta en guise d'explication:) Naturellement, nous ne pouvons demander à une seule personne plus qu'elle peut offrir. Nous avons aménagé des appartements pour dix et prévu des agrandissements au cas où nous aurions eu la chance de recevoir davantage d'entre vous. -Je vois. Elle descendit et surveilla le transport de ses bagages à l'intérieur. Malgré des siècles d'instruction, malgré la liberté de choisir sa destination et les mois de voyage préalable, il lui faudrait ùn certain temps pour s'adapter. «Et votre logement», avait-il dit. Une semaine, et plus probablement un mois, s'écoulerait avant qu'elle se sente chez elle. Plus encore, puisque la routine quotidienne serait bouleversée, qu'elle dormirait le jour et travaillerait la nuit. -Avant d'entrer, ne désirez-vous pas manger un peu? proposa-t-il. Elle émit un rire cristallin.
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-Juste ciel, non! Les Haldisiens ont voulu à tout prix m'offrir un dîner d'adieu. Ils n'arrêtaient pas. Je n'ai plus envie de voir des aliments avant plusieurs jours. . -Armph! (La grimace de sa face reptilienne suggérait qu'il aurait préféré que les Haldisiens ne s'en soient pas mêlés.) En ce cas, il ne me reste à vous offrir que le repos dont vous devez avoir besoin. Croyez-vous pouvoir commencer vos cours demain soir? -Très certainement. -Vous pouvez disposer de plus de répit, si vous voulez. - Demain soir, ce sera parfait. -Bon... Je vais prévenir Nathame. Il s'agit de l'inspecteur principal des affaires culturelles, il est haut placé dans le gouvernement. Il viendra vous rendre visite peu après que vous aurez commencé. Il lui adressa un sourire tout en dents avant de démarrer. Elle le suivit des yèux, puis alla inspecter sa porte d'entrée que les porteurs de bagages avaient laissée ouverte en invite. C'était une sorte de persienne que l'on montait ou descendait avec une manivelle; la seule fermeture à l'intérieur était un petit verrou. Derrière s'ouvrait le couloir, ferme, immobile, où il fallait marcher, car il n'y avait pas de tapis de transport. Avec des lumières qu'il fallait actionner car ils ignoraient l'éclairage permanent. Mais ce serait son foyer. Elle entra. Nathame vint le lendemain au crépuscule. C'était un individu alerte, aux yeux perçants, de la vie zélamite, qui portait des insignes brillants sur ses pattes d'épaules et se comportait avec une assurance pleine d'autorité. Il bavarda un moment de choses et d'autres, sans quitter des yeux le visage de son interlocutrice, puis grommela que, si, sur un autre monde, on estimait qu'une personne était l'équivalent de cent, il aurait mieux valu en demander dix mille de façon à obtenir le nombre vraiment nécessaire. Il resta un moment silencieux, préoccupé de ses propres pensées, puis déclara: -Avant d'entrer en rapport avec d'autres races, nous n'avions d'autre Histoire que la nôtre. Il nous faut maintenant apprendre les connaissances de toute une galaxie. Cela fait un tel volume qu'il faudrait y consacrer toute la vie. Néanmoins, je me suis spécialisé dans ce domaine et j'ai appris au moins une chose: c'est que votre forme de vie particulière est suprêmement intelligente. Elle l'observa avec curiosité. -Vous pensez? - Je ne le pense pas. Je le sais, s'exclama-t-il, s'échauffant sur le sujet. L'Histoire raconte que soixante à soixante-dix formes de vie ont disparu du théâtre universel. Certaines se sont fait la guerre et ont fait exploser leurs mondes. D'autres ont été les victimes de collisions cosmiques imprévisibles et inévitables. La grande majorité a péri quand leurs soleils se sont éteints, que la chaleur les a quittés, que le Zéro absolu a envahi leur monde. (Ses
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yeux orangés la fixaient toujours, sans ciller.) Cela prouve une chose: qu'une espèce entière peut être exterminée, et c'est comme si elle n'avait jamais existé. - Pas obligatoirement, objecta-t-elle, car... -Ah! (Il leva la main pour l'interrompre.) À la vérité, il appartient bien à votre espèce d'en nier la possibilité; Qui - quelle force - pourrait effacer une forme de vie éparpillée sur cent millions de mondes? Rien! Personne! - Je ne crois pas que quiconque souhaiterait le faire. -À moins d'être complètement fou, convint-il. Vous vous êtes rendus invincibles. Vous vous êtes conservés pour l'éternité. J'appelle cela de l'intelligence sous son aspect le plus évolué. (Il grimaça.) Comment y êtes-vous parvenus? - À votre idée? le poussa-t-elle. - En appliquant votre vaste expérience et votre immense trésor de sagesse à l'exploitation du snobisme des espèces moins avancées. -Ce n'est pas ainsi que je conçois la situation. Sans s'y arrêter, il poursuivit d'un ton résolu: -Votre espèce a devancé le désastre. Elle a prévu que, lorsque votre soleil s'effondrerait, pas une planète, pas un système ne pourrait et ne voudrait accepter un flot subit de réfugiés se comptant par milliards. Mais personne ne trouve à redire devant quelques dizaines ou centaines d'entre eux, surtout si les nouveaux venus ajoutent au prestige de leurs hôtes. Alors vient le coup de maître: vous les persuadez de s'engager dans la course à l'estime de soi, comme des enfants qui réclament des jouets à cor et à cri. Vous les amenez à désirer votre présence. - Mais vraiment ... IlIa fit taire de nouveau, joignit les mains d'une façon particulièrement affectée, se mit à arpenter la pièce à petits pas et à parler en voyelles aiguës et étirées, imitant visiblement quelque personnalité locale qu'elle n'avait pas encore rencontrée. - Que non, Thasalmie, il ne nous viendrait pas à l'idée d'envoyer nos enfants dans une école d'État. Nous les avons expédiés au collège central de Hei. Terriblement cher, bien sûr. Ils ont là des maîtres terriens. Cela fait une telle différence plus tard dans la vie, quand on peut dire qu'on a été éduqué chez les Terriens. Il reprit son attitude normale et dit: -Vous comprenez? Depuis que les premiers vaisseaux haldisiens nous ont découverts, nous avons eu la visite d'une vingtaine de formes de vie. Chacune d'elles a adopté une attitude supérieure envers nous. Comment, vous n'avez pas de Terriens? Par les étoiles, ce que vous êtes en retard! Voyons, nous en avons vingt chez nous ... ou quarante, ou cinquante, selon les cas. (Ses narines palpitèrent et il émit un reniflement bruyant.) Ils se vantent, ils manifestent une telle suffisance que mes concitoyens en ont développé un complexe d'infériorité et se sont mis à réclamer à cor et à cri qu'on importe sans délai toute une armée de Terriens. 624
-Les vantards et les orgueilleux ne sont pas éduqués par la Terre, l'informa-t-elle. Nous ne produisons pas ce genre d'élèves. -Peut-être n'est-ce pas votre fait, mais c'est celui de votre présence parmi ceux que vous n'avez pas encore instruits. Ils brillent du reflet de votre gloire. Donc, je vous répète que vous êtes suprêmement intelligents, et sur trois points. Vous tablez sur cette constatation que plus un peuple est intelligent, moins il apprécie qu'on le croie stupide. Ensuite, vous avez par ce moyen assuré votre survie pour l'éternité. Troisièmement, en vous contentant de maintenir votre nombre au lieu de l'augmenter, vous entretenez du même coup la confiance de vos divers hôtes. Personne ne considère avec inquiétude une colonie d'étrangers qui ne se multiplie jamais. Elle lui sourit, puis fit remarquer: -Tout votre discours visait à m'inciter à dire: «C'est bien à vous de parler! » N'est-ce pas? - Oui, mais vous êtes trop bonne diplomate. (Il se rapprocha et continua, d'un ton plus sérieux:) Nous avons demandé cent personnes de votre espèce. Si nous les avions obtenues, nous en aurions demandé davantage. Et encore davantage. Non pas pour le prestige, mais pour des raisons différentes et mieux fondées. - Par exemple? - Nous voyons loin. Les Haldisiens, qui en savent plus que nous sur ce chapitre, affirment que c'est un soleil à courte vie que le nôtre. Ce qui signifie une fin semblable à celle de votre monde. Il nous faut chercher la même solution car nous sommes incapables d'en concevoir une autre. La piste qu'a tracée votre espèce, nous pouvons aussi l'emprunter. La demande de Terriens est supérieure à l'offre ... et vous n'êtes plus tellement nombreux sur Terre, n'est-ce pas? -Pas très, avoua-t-elle. Un million environ. Notre vieux monde n'en a plus pour longtemps. - C'est ce que nous serons obligés de nous dire aussi un jour. Il serait bon que, d'ici là, les Zélamites soient devenus les équivalents acceptables des Terriens. (Il fit un geste impératif.) Voilà donc votre travail, pour autant qu'un seul être puisse s'en charger. C'est ardu. En commençant par nos enfants les plus brillants, il vous incombe de nous rendre assez intelligents pour partager votre voie de salut. - Nous ferons de notre mieux, dit-elle, employant le pluriel à dessein. Cela ne lui échappa pas. Même un visage comme le sien pouvait exprimer la satisfaction. IlIa salua et prit congé. Elle se hâta de longer le couloir principal, et parvint à la salle d'où montait une clameur aiguë. À son entrée, le silence s'abattit tel un lourd rideau. Elle prit place près de son bureau et examina la centaine de petits visages au long museau, aux yeux en fente qui l'étudiaient. - Nous commencerons ce soir par le sujet fondamental qu'est la morale transuniverselle, les informa-t-elle. Elle se retourna, face au rectangle sombre qui n'avait pas sa contrepartie sur Terre, saisit sur la planchette le bâtonnet blanc et écrivit sur le tableau noir, d'une main ferme, d'une écriture claire. 625
-Première leçon. L'intelligence est comme les bonbons. Elle se présente sous une variété infinie de formes, de dimensions et de couleurs, toutes plus délicieuses les unes que les autres. Elle s'assura par-dessus son épaule qu'ils étaient attentifs. Ils recopiaient ce qu'elle avait écrit, leurs yeux orangés trahissant leur concentration. Elle porta malgré elle son regard sur le toit transparent par lequel la galaxie les contemplait. Sur la frange de cet essaim lumineux se mourait une lueur minuscule, faiblement rougeoyante. Quelque part tout près d'elle, une autre brillait d'un bleu argenté, qui resterait lumineux jusqu'au dernier instant. La source ancienne. L'astre des inspirations. L'antique Mère ... la Terre.
POSTFACES
Eric Frank Russell, Le Guerrier non-violent par Marcel Thaon
I
gnoré parmi les géants, Eric Frank Russell a toujours trouvé en France un intérêt somnolent du public comme des éditeurs - pourtant autrement plus sensibles au ton d'un auteur proche comme Fredric Brown. Alors que Brown trouvait une consécration nationale dès Fantômes etforfafouilles (Denoël, 1964), E.F. Russell reste aujourd'hui largement inconnu de tous, malgré un ruisseau de traductions intéressantes, dont Guêpe reste un des fleurons. Nous ne savons trop pourquoi. Peut-être faut-il incriminer le ton souvent sarcastique de l'auteur, son amour des situations burlesques? Ou peut-être le malheur d'appartenir à l'école Astounding, la principale revue américaine de SF sans contrepartie française? Peut-être tout simplement le hasard dont la main malhabile se trompe quelquefois de destinataire? La renommée passe souvent par l'heureuse alliance de la préoccupation d'un éditeur avec l'intérêt d'un environnement qui entend soudain donner l'heure. Lœuvre de Russell se présente au premier regard comme le prototype du commercial: agitation, héroïsme et répétition s'y côtoient souvent; mais nous essaierons de montrer dans cet essai qu'il s'agit de percer la barrière du conventionnel pour voir apparaître - derrière la facilité - un véritable écrivain, sensible et personnel. S'il est ainsi possible de repérer des constantes dans les textes de Russell ou même des leitmotive, il faut plutôt y entendre l'insistance d'une voix originale, d'une poussée interne toujours renouvelée, propre à l'écriture, que le signe d'une plume assoupie. Eric Frank Russell est né le 6 janvier 1905 à Sandhurst. Il mesure 1,88 mètre, pèse 82 kilos, a les yeux verts. Ses cheveux bruns commencent à grisonner et, comme il se présente lui-même: «J'ai la tête de quelqu'un qu'on aurait dû pendre à Nuremberg.» À l'opposé, Isaac Asimov donne de lui une description idyllique: «J'ai rencontré Eric Frank Russell en 1939 à une réunion
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d'un fan-club. J'avais vendu deux petites histoires, et Russell, d'un autre côté, venait tout juste de publier un roman appelé Guerre aux invisibles (... ) qui fut immédiatement reconnu comme un classique du genre. J'essaie maintenant de recréer dans mon esprit l'image de cet homme, tel que je le vis en 1939 -lui l'auteur connu, moi le novice. Je pense pouvoir faire confiance à ma mémoire quasi photographique. Voyons, il mesure deux mètres (quand il est assis), avec un visage anglais long et majestueux. Et aussi, je me le rappelle distinctement, une lumineuse aura dorée baignait sa tête, on entendait parfois le sifflement des éclairs quand il bougeait brusquement, et de lointains roulements de tonnerre quand il parlait. » Son premier récit, Eternal rediffusion, fut refusé par Orlin Tremaine, alors rédacteur en chef de Astounding SF. Mais celui-ci accepta, quelques mois plus tard, un autre récit de l'auteur: The Saga o/Pelican West, qui parut dans le numéro de février 1937; c'était un conte sans grand intérêt, inspiré de l'Odyssée martienne de Stanley Weinbaum, mais dont le ton humoristique tranchait sur la production de l'époque. Puis rapidement, Russell vendit The Great Radio Peril (Astounding, avril 1937), The Prr-r-eet (Tales o/Wonder, juin) et son premier roman, en collaboration avec L. Johnson, Seeker of Tomorrow , (Astounding, juillet). Ensuite sa carrière est une longue suite d'excellents romans et nouvelles, avec comme sommets les romans Guerre aux invisibles, Guêpe et Le Sanctuaire terrifiant, quelques novelettes dont nous parlerons plus loin, et un « Hugo» à la 13 e Convention, celle de Cleveland, pour Allamagoosa (Astounding, mai 1955) 1. En France, sa carrière avait débuté sous d'heureux auspices avec la publication au Rayon Fantastique de Guerre aux invisibles, une splendide «explication» de notre monde. Les hommes sont élevés par d'invisibles globes de lumière, qui se nourrissent de leurs émotions. Russell développait le thème suivant: les êtres humains sont naturellement bons et, s'ils font la guerre, commettent des meurtres et autres atrocités, c'est que, sans le savoir, ils sont esclaves des Vitons. Après lin départ aussi fulgurant, la carrière française de Russell aurait dû logiquement croître dans des proportions comparables à celle d'un auteur comme Fredric Brown; malheureusement, deux faits bien précis devaient tuer cet embryon de gloire en pleine gestation. Tout d'abord, la parution de Guerre aux invisibles remonte à 1952, c'est-à-dire à la préhistoire de la science-fiction française, quand Fiction n'existait que dans l'esprit de Maurice Renault et quand Présence du Futur faisait encore mentir son nom. Pas de magazine, donc pas de critique littéraire, donc oubli rapide; tel fut le triste sort de ce premier et dernier roman d'Eric Frank Russell au Rayon Fantastique. Ensuite, l'auteur anglais eut la malchance d'écrire la plus grande partie de ses nouvelles dans Astounding SF, qui est la seule des trois grandes revues américaines à ne pas avoir d'édition française, ce qui pour Russell signifiait une condamnation à l'anonymat le plus total. Aussi les années passèrent, le Rayon Fantastique croula sous son propre poids et le nom de Russell resta dans 1. Traduit dans le présent volume sous le titre «Le Chioff". (NdÉ)
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une pénombre que rien ne venait combattre, sauf quelques trop rares éclairs comme la parution d'une belle novelette, Violon d1ngres (Fiction Spécial n° 8) par exemple. Aujourd'hui encore, il ne s'en est pas remis. Pour étudier l'œuvre d'Eric Frank Russell, il faut s'intéresser aux thèmes, au style et aux personnages. Quels sont les thèmes préférés de Russell? La question est d'importance car cet écrivain est bien un de ceux pour lesquels la critique thématique garde toutes ses potentialités de vérité. Il faut dire tout d'abord que Russell adore prendre une trame d'histoire, la tourner dans tous les sens, écrire une première nouvelle, puis, deux ans plus tard, quelque autre récit exploitant un aspect laissé dans l'ombre du même sujet, pour en tirer la substantifique moelle; et tous (presque tous) ces contes peuvent être lus à la suite les uns des autres sans lasser, ce qui est un tour de force assez étonnant. Le thème qui est devenu sa marque de fabrique est, bien sûr, «Ils sont parmi nous» ou «Ils nous gouvernent» : une race, extraterrestre ou non, se cache sur la planète et gouverne nos affaires ou se contente de les surveiller. On reconnaît là un sujet exploité par bien des auteurs de SF (voir Le Sacrifié de Philip K. Dick (Fiction n° 4) par exemple, ou les premières nouvelles de Poul Anderson dans Fiction), mais jamais d'une manière aussi parfaite que par Russell. Son adoration pour Charles Fort (Le Livre des damnés) a certainement eu une grande influence sur lui, car on retrouve dans toute son œuvre les bizarres théories fortéennes. À part Guerre aux invisibles, nous pourrions citer Le Sanctuaire terrifiant, roman dans lequel la Terre est présentée, dans un premier temps, comme 1'« asile d'aliénés de l'univers»; tous les psychotiques de la galaxie ont été placés sur Terre il y a des milliers d'années, nous sommes leurs descendants, et il faut nous empêcher de retourner dans l'espace pour contaminer les races «saines». Parmi les nouvelles, Into Your Tent, l'Il Creep (Astounding, septembre 1957) est remarquable, en ce sens qu'elle postule que les chiens sont les véritables maîtres de la planète et que les hommes leur servent de mains, inconscientes d'être gouvernées. Nous assistons alors à l'élimination d'un extraterrestre télépathe qui a surpris les pensées de nos gentils dictateurs. Un autre roman, beaucoup plus typique de Russell que Guerre aux invisibles, nous le verrons plus loin, et exploitant un sujet similaire, est passé inaperçu en France, bien qu'il soit tout à fait excellent. Il s'agit de Sentinelle de l'espace (Satellite n° 3 à 5, puis Le Masque) qui conte, sous la forme parodique préférée par Russell, les aventures d'une sentinelle de l'espace, l'extraterrestre David Raven, et ses efforts pour déjouer un complot contre la civilisation, dans un monde où les radiations ont provoqué d'innombrables mutations (télépathie, téléportation, lévitation, poltergeist...). En même temps, l'écrivain britannique lance un appel en faveur de la paix et de la fraternité, idée qui, nous le verrons, est une constante chez lui. Un beau roman qui n'a pas reçu l'accueil qu'il méritait. 631
Le deuxième thème russellien, certainement le préféré des fans de l'auteur, nous pourrions le nommer: « David et Goliath», ou « Gandhi chez les extraterrestres»! Il s'agit, dans la plupart des cas, de nouvelles construites sur le plan de La Fin du voyage au bout de la nuit (Fiction Spécial n° 9). Vous vous souvenez de l'histoire: un immense vaisseau de guerre se pose sur Terre et tente de conquérir le pays, mais ce seront les Terriens qui, finalement, auront le dernier mot en rongeant, petit à petit, le moral des envahisseurs par leur accueil frustrant . ... And then they were none (Astounding, juin 1951), la nouvelle de Russell la plus connue aux États-Unis, qui servira de base à La Grande Explosion, traite exactement du même sujet, mais d'une manière beaucoup plus parfaite. Les habitants de la planète Gand (Gandhi) ayant poussé la résistance passive jusqu'à un point extraordinaire, .les envahisseurs se diluèrent dans la nature comme le sucre dans l'eau ... et il n'en resta plus un seul. Plus X (Astounding, juin 1956, puis en roman au « CLA» et réédité chez Presses Pocket) et Nuisance Value (Astounding, janvier 1957) nous font part, d'une manière délicieuse, du triste sort d'extraterrestres dont le seul tort fut de capturer des Terriens et de les garder vivants. Comme le disait le texte de présentation de Plus X: « Bien sûr, il voulait s'échapper de la prison des ennemis. La suite montra que ceux-ci s'en seraient mieux tirés s'ils lui avaient offert quelques bombes nucléaires, une fusée, et l'avaient laissé partir. Il aurait fait moins de dégâts ainsi. .. » Notons en passant que Nuisance Value reprend un sujet de Manly Wade Wellman, appelé justement Nuisance Value (Astounding, décembre 1938-janvier 1939) ; ce feuilleton racontait comment des envahisseurs, supérieurs en nombre, sont défaits par une poignée de Terriens qui leur créent tellement de petits ennuis qu'ils préfèrent repartir. Russell s'est d'ailleurs fait une spécialité de prendre les histoires des autres et de les améliorer, tout en les adaptant à son style très personnel: voir entre autres The Prr-r-eet, dont l'idée est empruntée à Arthur C. Clarke, ou Mechanical Mice (Astounding, janvier 1941, sous le pseudonyme de Maurice G. Hugi), écrit sous le pseudonyme de Maurice G. Hugi et dont la trame appartient au vrai Maurice Hugi. Le thème de la guêpe qui arrive à rendre la vie impossible à bien plus fort qu'elle imprègne le roman qui pour moi est le meilleur de Russell, le plus exemplaire et peut-être un des plus amusants de toute la science-fiction anglosaxonne: Guêpe. James Mowry est largué sur la 94 e planète de l'empire sirien pour faire de la résistance solitaire. En quelques mois, Mowry parviendra à désorganiser toute la planète au cours de 150 pages époustouflantes - ce qui ne lui portera d'ailleurs pas tellement chance - sans que jamais le livre tombe dans l'apologie du bellicisme qui a si souvent été reprochée à la SF de l'Âge d'Or. Nulle glorification du guerrier chez Russell, comme on peut la trouver parfois chez Heinlein ou même Poul Anderson. L'agression est constamment tournée en dérision, au point que Mowry ne sortira pas de sa campagne solitaire paré des reflets de l'idéal. L'ironie cinglante de notre auteur s'exerce sur ses héros comme elle s'attaquait à sa propre image. C'est à ce prix que les « libérateurs»
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peuvent ne pas devenir les futurs oppresseurs. C'est ici aussi que - du point de vue psychologique - on repérera l'écrivain anglais: un optimisme raisonnable qui se gagne sur un fond tenace d'autodépréciation. Le troisième leitmotiv, le plus émotionnel certainement, nous 1'appellerons ancré certainement dans un attachement authentique de l'auteur pour les animaux. Tous les êtres de l'univers sont frères, quelle que soit leur forme: horribles, repoussants, ils partagent l'existence et peuvent se reconnaître sous les oripeaux de la matière multiple. Quand vient la nuit (Fast falls the eventide in Astounding, mai 1952) se situe dans des milliards d'années; la Terre est une planète à moitié déserte et, par un curieux retour du sort, ses derniers habitants sont envoyés dans chaque système planétaire habité pour enseigner la tolérance et la fraternité aux races plus jeunes. Dans Jay Score (Astounding, mai 1941), un robot est considéré comme faisant partie de l'espèce humaine. Citons encore Metamorphosite . (Astounding, décembre 1946) qui décrit les changements physiques et moraux affectant l'Homme au cours des prochains millénaires. Russell arrive d'ailleurs à introduire ces considérations philosophiques, particulièrement dans la très belle scène finale, à l'intérieur d'un récit d'aventures qu'Edmond Hamilton n'aurait sans doute pas dédaigné de signer. Cher démon (Dear Devil in Other Worlds, mai 1950) est, de l'avis général, ce que Russell a écrit de plus beau sous forme de novelette. Le Cher démon du titre est un poète martien dont l'apparence extérieure est hideuse, avec ses tentacules et sa couleur bleu outremer; il arrive sur Terre après une guerre atomique et parvient à se faire aimer des derniers survivants, un groupe d'enfants, tout en les aidant à reconstruire un monde. Récit écrit d'une manière touchante et sensible, s~ns jamais tomber dans la mièvrerie, Dear Devil est l'exemple parfait d'une science-fiction intelligente. Il montre à tous ceux qui ne voient en Russell qu'un clown du genre combien les pitreries servent de carapace à l'humanité. « fraternité» : il exprime l'amour de l'auteur pour toute vie,
Il nous reste à parler de deux catégories d'histoires: celles qui se veulent destructrices de poncifs et les « inclassables». Eric Frank Russell a toujours refusé de se laisser enfermer dans les formules toutes faites de la science-fiction; pour cela, sa méthode favorite est de tourner un poncifà l'envers et d'en tirer une histoire pleine d'originalité. Il écrit ainsi: « Dans le domaine de la science-fiction, bien des récits parlent de fusées en perdition dont les passagers triomphent de tous les obstacles. Vous trouverez ici l'histoire d'un désastre où personne ne gagna de médaille.» « D'autres nouvelles s'occupent de monstres aux yeux énormes et globuleux, aux tentacules invariablement menaçants. À l'intérieur de ce livre se trouve l'histoire d'un monstre qui ne menaçait personne.» (Préface à
Somewhere a Voice.) La première novelette dont parle Russell est Somewhere a Voice (Other Worlds, janvier 1953). Des naufragés sur une planète dont l'air est nocif essaient
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de rejoindre le dôme de secours qui se trouve à trois mille kilomètres d'eux; un seul sera sauvé: le chien. Displaced Person (Weird Tales, septembre 1948) est une courte nouvelle tout à fait savoureuse. Quel est ce réfugié politique à l'air si triste et noble, celui qui explique qu'un tyran l'a chassé de son pays et s'emploie à le déshonorer, car cet homme implacable détient tous les moyens d'information? C'est Lucifer. Citons encore deux nouvelles: Le Forgeur d'âmes (Galaxie ancienne série n° 33), ou comment un clown peut aider à la conquête de l'espace; et 1Am Nothing (Astounding, juillet 1952) : un enfant peut-il renverser un dictateur? Un merveilleux récit sur la désespérance. Enfin, des récits n'entrent dans aucune catégorie. Ce sont pour la plupart des contes où la forme prend le pas sur le fond. Eric Frank Russell, en mauvais Anglais, ne s'est que très peu attaqué au sujet cher à John Wyndham et autres John Christopher: le désastre cosmique. Mais quand il l'a fait, c'est pour s'acharner sur la flore. Dans The Great Radio Peril comme dans Last Blast (Astounding, novembre 1952), un mal mystérieux frappe les récoltes et menace la vie. Mechanical Mice: ces souris mécaniques sont les héroïnes d'une histoire très kuttnerienne. Un savant explore mentalement le futur et en rapporte les plans d'une machine robot qui, dès qu'elle est mise en marche, ne peut plus être arrêtée et commence à fabriquer toute une horde de petits automates, plus dangereux les uns que les autres. Boomerang (Fantastic Universe, septembre 1953) met aussi en vedette un robot bien encombrant, surtout pour ses maîtres qui voulaient l'employer à l'assassinat politique, mais on ne peut penser à tout! Allamagoosa, le récit qui remporta un « Hugo» en 1955, raconte les mésaventures de l'équipage du Bustler dans son désir de plaire à l'amiral qui inspecte le navire. Eric Frank Russell a donc exploité tous ces thèmes .. En particulier, le message de fraternité est sous-jacent dans la quasi-totalité de son œuvre. Et l'association intime de la parodie et de l'émotion est une caractéristique de son œuvre. Mais comment a-t-il utilisé ces matériaux? Le style de Russell est d'une importance primordiale, à tel point qu'on a pu dire que cet écrivain était plus à l'aise dans la prose que dans le brassage des idées. En effet, la plupart de ses nouvelles exploitent des thèmes dont la genèse peut se retracer chez d'autres auteurs, mais il les traite tous d'une manière qui lui est bien personnelle, et on ne voit guère que Fredric Brown pour égaler sa verve caustique. Quand il veut à tout prix se prendre au sérieux, sa manière d'écrire n'a rien de bien particulier. À cet égard Guerre aux invisibles n'est pas très excitant, Russell se contentant de dire ce qu'il a à dire sans y mettre trop de nuances. Qui n'a lu que ce roman risque de se faire une idée déformée de la réalité russellienne. Mais la vraie personnalité stylistique de cet écrivain, on la trouve dans la partie sarcastique de son œuvre. Là, il donne toute son ampleur, se rit de la logique quotidienne, plonge dans l'absurde, manie l'humour destructeur avec une aisance d'artificier... Le lecteur est alors placé
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dans l'obligation d'accepter le voyage dément auquel le convie l'auteur ou bien de rejeter en bloc l'histrion. Paradoxe pour qui connaît l'origine de Russell, longtemps employé de magasin à Liverpool: son style est typiquement américain, ses expressions ne se retrouveraient jamais sous la plume d'un Anglais digne de ce nom. L'explication doit sans doute être cherchée dans l'admiration de Russell pour les Etats-Unis où il a passé une grande partie de sa vie. Dans un même ordre d'idées, l'action de ses livres se déroule dans la plupart des cas en Amérique du Nord et ses héros sont, le plus souvent, natifs de ce pays; voir par exemple respectivement, dans Guerre aux invisibles, le centre d'intérêt (New York) et le personnage principal (Bill Graham). Les personnages gardent quant à eux leur truculence primitive. Une fois de plus, Guerre aux invisibles est un cas atypique. Bill Graham est présenté comme un Américain moyen, ni plus beau ni plus intelligent qu'un autre, mais pas trop idiot non plus: le prototype du héros désidéalisé qui se généralisera après la guerre. Le véritable personnage russellien plonge dans la démesure, non par l'accentuation des traits héroïques mais au contraire par sa folie de balourdise. Un personnage courant sera affligé de tares physiques: son nez ressemble à une pomme de terre, il a les oreilles décollées et ses yeux reflètent l'insondable réflexion du bovin ruminant. Du côté de l'esprit, ils sont toutefois mieux lotis. Ce sont pour la plupart des hommes (très peu de femmes dans les nouvelles de Russell - serait-il misogyne ?), intelligents mais d'un naturel trop têtu. La cible préférée de Russell est le fonctionnaire ou le militaire imbu de son importance, trop égocentrique pour faire son autocritique si on ne lui donne pas quelques coups de pied bien placés. À cet égard, les personnages du roman La Grande Explosion sont exemplaires. Se sentant protégés par leur vaisseau spatial de deux kilomètres de long, ils donnent libre cours à leur fatuité de Terriens sûrs d'eux ... tout au moins au début du voyage. La fin de celui-ci sera moins glorieuse, quoique instructive pour tout l'équipage. Ce qui fait l'intérêt de ces héros, à part leur originalité physique, c'est qu'aucun d'entre eux, même le plus arrogant, n'est tout à fait méchant. Ils savent d'ailleurs le plus souvent reconnaître leur défaite et se reconvertir dans la tranquillité quand plus faible qu'eux les a vaincus par la non-violence. Ainsi, pour Russell, les techniques de résistance passive doivent non seulement triompher de la force brute, mais encore la faire changer de méthode, la convertir à la démocratie. Philosophie optimiste et bien sympathique, même si elle se révèle peu crédible hors du monde merveilleux de la science'fiction ... Tous les êtres de la création sont frères, leurs luttes ne sont pas des confrontations manichéennes mais des tragédies de l'incompréhension dont il est possible de se défaire. Ce message d'espoir vient clôturer sur une note de clarté la structure de l'œuvre russellienne où le rire n'est plus simplement le masque du désespoir. Dans La Fin du voyage au bout de la nuit, le commandant du vaisseau amiral s'intègre parfaitement à sa nouvelle vie; dans Basic Right
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(Astounding, avril 1958), Zalumar préfère se suicider. Mais tous les deux sont interchangeables. Ils possèdent en commun cette naïveté qui les empêche d'être inhumains, et Zalumar aurait sans doute pu aussi bien s'adapter à la Terre que son double Cruin, si son orgueil lui en avait laissé l'occasion. Eric Frank Russell est lui aussi parvenu au bout du voyage, après avoir pratiquement cessé d'écrire à partir de 1960 - une nouvelle publiée dans If en 1965: Rendez-vous sur Kangshan (Galaxie nouvelle série n° 40): le grand auteur de SF anglais est mort en 1978. Il reste au public français à découvrir les multiples récits, inédits dans notre langue, qu'il laisse derrière lui. De prochaines années lui rendront peut-être justice.
Mythologie fortéenne et synchronicité dans Guerre aux invisibles par Francis Valéry
L·
a science-fiction classique, parce qu'elle pratique en permanence le questionnement du réel et qu'elle se révèle par ailleurs être une formidable machine à fabriquer des mythes, est une des rares contributions pertinentes de l'Occident, au cours du vingtième siècle, à l'outillage conceptuel nécessaire à une juste appréhension du réel. Par sa fascinante capacité à pratiquer le pas de côté - posture première à une observation de l'envers des apparences -, elle est une manière des plus efficaces pour atteindre une juste compréhension de la nature du monde extérieur des phénomènes (vacuité: absence d'existence propre ou constat que le moi et les phénomènes extérieurs n'existent pas de façon autonome), de la non-séparation de ce monde des phénomènes avec le moi (non-dualité) et de l'interdépendance fondamentale de toute chose; on notera au passage que ce dernier point est la vérité à la fois première et ultime de toute pensée écologiste. À ces divers titres, la science-fiction classique et ses épiphénomènes - approche fortéenne et mythes modernes tels l'ufologie ou la cryptozoologieont la même importance, à nos yeux, que la théorie de1a mécanique quantique et les écrits à la profondeur vertigineuse de CJ. Jung. Ainsi, sur un chemin souvent parallèle avec la pensée jungienne, la science-fiction rétablit la prééminence du mode synchronistique de circulation de l'information, marginalisé et décrédibilisé dans l'Occident post-médiéval par un cartésianisme réducteur, au profit du seul principe de causalité - il est d'autant plus remarquable que de nombreuses expressions occidentales de la synchronicité (théorie des signatures, alchimie, astrologie ... ) et plusieurs puissants outils synchronistiques d'usage courant en Asie (tels le Yi King et le Feng Shui) soient présents dans la SF classique: on pense immédiatement 637
à l 'œuvre de Philip K. Dick. Dans la SF classique, le hasard n'existe pas - ou plutôt ce n'est qu'une expression de la synchronicité, riche de sens pour celui (le héros) seul capable de saisir le message et de faire bon usage de l'information offerte sur un mode symbolique. La SF classique se retrouve par ailleurs en plein accord avec la mécanique quantique qui nous apprend que notre conscience ne peut-être isolée de la réalité globale du monde des phénomènes, que ces phénomènes sont interdépendants, que la façon dont nous percevons les phénomènes est différente de leur nature véritable - d'où l'accent mis dans la SF sur les effets néfastes de cette perception erronée. Un des précurseurs en Occident de ce nécessaire réexamen du réel fut Charles Fort. Né en 1874 à Albany, aux États-Unis, pionnier involontaire d'une science en mouvement pratiquant la remise en question permanente, cet écrivain et collectionneur de mystères consacra une bonne part de sa vie à relever, dans les journaux et magazines qu'il compulsait en bibliothèques, toute relation de fait curieux, bizarre, inexpliqué. Il réunit ainsi une documentation considérable et unique sur tout et rien: pluies d'animaux (grenouilles, poissons), pluies de sang, phénomènes lumineux dans le ciel, observations de créatures incongrues, découvertes archéologiques en contradiction avec les théories officielles, empreintes ne correspondant à rien de connu, etc. Fort ne rejetait aucune relation factuelle au prétexte d'une trop forte étrangeté, bien au contraire. Réfléchissant au pourquoi et au comment de cette omniprésence de l'inexplicable s'exprimant par le biais de ce qu'il nomme des « données damnées», puisque rejetées avec vigueur et mépris par la science officielle, Charles Fort met au point un système de classement thématique et commence à élaborer des théories basées sur des hypothèses très personnelles et souvent hautes en couleur. Il les exposera dans une série de quatre ouvrages appelés à devenir de véritables best-sellers dans le monde anglo-saxon: The Book of Damned (1919, trad. Le Livre des damnés), New Lands (1923), Lo! (1931, trad. Lo 0 et Wild Talents (1932). Cette œuvre au style furieux et pimentée d'un humour caustique suscite d'emblée des polémiques entre ceux qui y voient un simple ramassis de n'importe quoi relevant de la psychiatrie ordinaire, et ceux qui, à l'inverse, considèrent qu'il s'agit là d'un substrat inestimable duquel va émerger rien de moins qu'un nouveau paradigme. Diantre! En tout état de cause, les écrits de Charles Fort vont exercer une influence considérable dans le monde anglo-saxon, en particulier dans les milieux où s'esquissent certains modes de pensée alternative, dégagés - autant que faire se peut des modèles dominants et réducteurs, et qui se cristalliseront, au tournant du millénaire, tant au sein du mouvement New Age que dans la rencontre salutaire du bouddhisme et de l'avant-garde de la physique contemporaine. Rien d'étonnant, forcément, à ce que la science-fiction se soit intéressée aussitôt à l'œuvre de ce grand sceptique - car Charles Fort était tout sauf crédule: son œuvre est l'exact contraire d'un bréviaire de l'Étrange. Charles 638
Fort ne croit pas, il constate ... et partant il propose des théories de prime abord farfelues, ce dont il n'est pas dupe, affirmant sans s'en faire prier qu'il est de toute façon impossible de prouver ce qu'il avance! Nous ajouterons qu'il n'est guère plus aisé de prouver le contraire ... Cette posture singulièrement moderne trouve un prolongement dans l'idée que l'absence de preuves n'est en rien une preuve de l'absence - ce qui constitue d'une part le fondement même des mythes modernes et des disciplines scientifiques transversales (en ceci qu'elles ressortissent à parts égales aux sciences humaines et aux sciences dites dures) qui leur sont associées (cryptozoologie, ufologie), et d'autre part une des caractéristiques des phénomènes étudiés (comme l'elusiveness ou capacité de se dérober à l'observateur -là encore la mécanique quantique n'est pas loin). Dès le début des années 1920, des auteurs comme Edmond Hamilton et Jack Williamson eritrent donc en contact épistolaire avec Charles Fort et commencent à nourrir leur œuvre littéraire de la relation de ces étrangetés, que l'on désignera bientôt sous le néologisme de phénomènes fortéens. En 1931 est créée la Fortean Society. Le 3 mai 1932, Charles Fort décède à New York. En 1934, Lo! est repris en feuilleton dans Astounding Stories, alors la revue de science-fiction dominante - c'est d'ailleurs dans cet ouvrage que Charles Fort invente le terme de «téléportation», concept science-fictif appelé à un bel avenir. Une des hypothèses parmi les plus étonnantes de Charles Fort est que l'homme, à son insu, est une sorte de bétail exploité par des entités extraterrestres ou appartenant à une race supérieure et invisible. «On nous pêche!», disait-il pour rendre compte des dizaines de milliers de disparitions d'êtres humains qui surviennent chaque année de par le monde. Comme c'est souvent le cas, il est aisé de retrouver cette hypothèse antérieurement traitée dans la science-fiction classique européenne et particulièrement francophone. Déjà en 1910, Maurice Renard faisait le constat dans Le Péril bleu que l'humanité occupe, de fait, le fond d'un océan atmosphérique; de ce constat, il tirait une proposition romanesque: à la surface de cet océan vivent des êtres que nous ne pouvons pas voir, les Sarvants, et qui, littéralement, pêchent au chalut des échantillons d'humains, dans l'intention de les étudier. .. et accessoirement de les exhiber dans un zoo. «L'humanité, ne possédant sur l'univers qu'un petit nombre de lucarnes qui sont nos sens, n'aperçoit de lui qu'un recoin dérisoire. Elledoit toujours s'attendre à des surprises issues de tout cet inconnu qu'elle ne peut contempler, sorties de l'incommensurable secteur d'immensité qui lui est encore défendu », écrit Maurice Renard en conclusion du Péril bleu. Sir Arthur Conan Doyle qui, à l'inverse de la plupart des AngloSaxons de son temps, lisait parfaitement le français, se souviendra du roman de Maurice Renard lorsqu'il écrira, quelques années plus tard, «The Horror of the Heights» (trad. : «L'Horreur des altitudes»/ « L'Horreur du plein ciel »), une nouvelle parue dans Strand Magazine en 1913. Un aviateur 639
bat le record d'altitude et découvre l'existence de tout un écosystème, une véritable jungle aérienne avec ses redoutables prédateurs. Le plus souvent résolument incultes en ce qui concerne les cultures autres que la leur propre, les commentateurs et historiens de la SF étasuniens semblent n'avoir toujours pas remarqué que l'œuvre conjecturale de Conan Doyle n'est qu'un immense plagiat: Le Ciel empoisonné copie La Force mystérieuse (1913) de J.-H. Rosny Aîné, « La Ville du gouffre» est inspirée du roman Atlantis (1895) d'André Laurie, « L'homme qui fit hurler le monde» est totalement démarqué du Meurtrier du globe (1925) du commandant de Wailly. Même Le Monde perdu, considéré par la critique étasunienne comme un des éléments fondateurs du mythe de la survivance, élément fondamental et fortéen s'ilen est, de la cryptozoologie, doit à peu près tout - à la variation près de la localisation géographique - au Voyage au centre de la Terre (1864) de Jules Verne, ou encore à « La Contrée prodigieuse des cavernes» (1896) de Rosny. Les créatures de « L'Horreur des altitudes» sont plus inquiétantes que les Sarvants de Maurice Renard, ces derniers relâchant les humains capturés dès lors qu'ils comprennent qu' il s'agit d'êtres intelligents. Mais après tout, il suffit de ne pas s'aventurer sur le territoire des prédateurs de Conan Doyle pour éviter la confrontation. Un degré est encore franchi avec les Vitons, les créatures mises en scène dans Sinister Barrier (trad. Guerre aux invisibles), roman signé par un quasi-débutant, un certain Eric Frank Russell, qui paraît en 1939 dans la toute nouvelle revue Unknown, compagnon à orientation fantastique de la revue Astounding SF, également sous la direction de John W. Campbell, Jr. On se souvient que, cinq ans plus tôt, Campbell y avait réédité Lo! de Charles Fort. Guerre aux invisibles est la première œuvre romanesque d'envergure totalement nourrie de la pensée de Charles Fort, et lé revendiquant. La première version de Sinister Barrier est parue dans le n° 1, daté de mars 1939, de Unknown (édition étasunienne) ; le texte intégral a fait l'objet d'une première édition en librairie en 1943, chez l'éditeur britannique The World's Work. Une seconde version révisée est parue en 1948, chez l'éditeur étasunien The Fantasy Press, sous forme d'un volume relié à tirage limité (3 000 ex.) illustré par Edd Cartier. Les ajouts sont significatifs et portent par exemple sur du matériel d'armement tels le radar et la bombe atomique, projets militaires secrets à l'époque de la première publication. Russell affirme que le radar a été inspiré par les Vitons pour lesquels les ondes radar sont de véritables friandises. (On retrouve une variante dans la pensée hétéroclite avec l'apparition du transistor, avancée technologique supposée offerte par les Gris en échange de bases souterraines sur le sol étasunien ...) Le roman a par la suite connu de nombreuses éditions au format poche, en général basées sur la version de 1948. On notera que la première édition poche, parue en 1950 dans la collection Galaxy Science Fiction Novel de l'éditeur franco-italoétasunien World Editions, bien que parfois décrite comme abrégée, nous a semblé parfaitement intégrale. 640
Le texte des deux premières éditions françaises (dans les collections Le Rayon Fantastique et Présence du Futur) est la traduction de l'édition révisée de 1948.
1.' idée de départ est la même que celle du roman de Maurice Renard: « Nous avons au-dessus de nous un océan atmosphérique (...) plein de poissons (... ) qui nagent au milieu de leur habitat naturel, et qui se propulsent par des moyens qui ne nous sont pas donnés, à nous autres qui rampons au fond», écrit Russell. Mais les êtres que l'écrivain met en scène sont autrement plus dangereux que les Sarvants du Péril Bleu: depuis des temps sans doute immémoriaux, les humains constituent le garde-manger de ces créatures ordinairement invisibles que Russell nomme les Vitons, de véritables vampires psychiques qu'il décrit en ces termes: « Ils n'ont pas la moindre ressemblance avec les humains et sont si différents de nous que je ne crois pas qu'il soit jamais possible de trouver avec eux un terrain d'entente. Ils ont l'aspect de sphères luminescentes, d'environ un mètre de diamètre; la surface de ces globes est animée d'une lueur bleutée très brillante, mais dépourvue de tout faciès. Ils n'impressionnent pas une pellicule sensible aux rayons infrarouges. (...) Il est impossible de les détecter au radar, sans aucun doute parce qu'ils en absorbent les ondes au lieu de les refléter. (...) On sait que ces sphères ont, à la place du sens de la vue, une perception extrasensorielle étonnamment développée. Ce qui explique qu'elles aient toujours pu nous comprendre alors que nous avons été incapables de les voir; ce que l'on appelle le sixième sens n'a, en effet, aucun rapport avec les fréquences électromagnétiques. Par ailleurs, elles remplacent la parole et l'ouïe par la télépathie - à moins qu'il s'agisse d'un autre aspect de la perception extrasensorielle. Toujours est-il qu'elles lisent et comprennent les pensées des humains, mais à courte distance seulement. Beach leur a donné le nom de Vitons puisque, de toute évidence, il ne s'agit pas d'êtres de chair, mais de sphères d'énergie. Elles ne sont ni animales, ni végétales, ni minérales - elles ne sont qu'énergie. (...) Les Vitons, non seulement sont faits d'énergie, mais encore (...) ils en vivent, ils s'en nourrissent ... et cette énergie, c'est la nôtre! Nous n'existons pour eux que comme producteurs d'énergie, que la nature a généreusement mis à la disposition de ce qui leur sert d'estomac. C'est pourquoi ils nous élèvent et nous incitent à nous reproduire. Ils nous rassemblent en troupeaux pour nous traire, et s'engraissent de l'influx nerveux engendré par nos émotions. (...) On sait depuis longtemps que l'énergie nerveuse produite par la pensée, de même que la réaction des émotions glandulaires, est de nature électrique ou para-électrique: c'est de cette énergie que se nourrissent nos mystérieux seigneurs. Ils peuvent, et ils ne s'en privent pas, augmenter le rendement quand bon leur semble en attisant les rivalités, les jalousies, les haines, afin d'exciter mes émotions. (...) Chaque fois que quelqu'un hurle à la guerre, les Vitons se préparent à festoyer. » (pp. 111 à 114 de l'édition Rayon Fantastique). Comment l'homme s'est-il aperçu de la présence des Vitons? Par hasard: en cherchant un moyen d'étendre la portion visible du spectre au-delà
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de l'infrarouge, un scientifique, le professeur Bjornsen, les a découverts, invisibles et pourtant bien présents. Russell fait le parallèle avec l'invention du microscope dont l'usage a permis de s'apercevoir que « nous partageons notre globe, notre existence même, avec une multitude de créatures vivantes cachées au-delà des limites ordinaires de notre vue, cachées dans l'infiniment petit. (...) Il a révélé un monde nouveau et dont, avant lui, on ne soupçonnait même pas l'existence.» Toujours selon l'auteur: « Le jeu des vibrations électromagnétiques s'étend sur plus de soixante octaves dont l'œil humain nè perçoit qu'une seule. Au-delà de cette barrière que nous imposent les limites de notre propre champ de visibilité, dictant leur loi à tout homme du berceau à la tombe, et nous rongeant aussi impitoyablement que n'importe quel parasite, vivent nos pervers et tout-puissants suzerains ... les vrais maîtres de la Terre!» (pp. 93-94) Comme son titre l'indique, Guerre aux invisibles est le récit de la découverte de l'existence des Vitons, puis de la lutte désespérée des humains pour tenter de s'en libérer - sur fond de guerre mondiale entre les Asiatiques, manipulés par les Vitons, et le monde occidental. Le roman est par ailleurs truffé de références aux milliers de coupures de presse amassées par Charles Fort - on ne s'en étonnera pas puisque Eric Frank Russell fut un collaborateur régulier du Fortean Society Magazine, qui se transformera en Doubt, magazine qui existe toujours dans le futur (2015) qui sert de toile de fond au roman. Ils sont d'ailleurs bien pratiques, ces Vitons, en particulier pour expliquer à peu près la totalité des « faits maudits» collationnés par Fort. Ils constituent ce que les Étasuniens nomment une « theory of Everything». De la disparition de l'équipage de la Mary Celeste, enlevé par les Vitons, à Kaspar Hauser, échappé d'un laboratoire viton. Quant à la victoire finale des humains sur les Vitons, elle est obtenue grâce à une information transmise au personnage principal de manière synchronistique, c'est-à-dire qu'elle émane de la conscience de l'univers et n'a de sens que pour celui (dans le sens d'incarnation temporaire d'un flux de conscience) auquel elle se manifeste. Avant de mourir, un savant a la force d'entourer d'un cercle l'image d'un ours polaire, utilisée pour une publicité pour des réfrigérateurs dans la presse. Parce que stockée de manière explicite dans l'inconscient collectif, l'information symbolique sera décodée par l'inconscient du personnage principal: ours polaire (polar bear) fait référence à la polarisation de la lumière. Curieusement la même information est utilisée presque soixante-dix années plus tard dans la série télévisée Lost: un ours polaire apparaît soudain dans la jungle, après qu'on l'a aperçu furtivement dans un comic-book.
Guerre aux invisibles est un roman important pour une autre raison que cette illustration - certes remarquable - des théories fortéennes: il prend le contre-pied d'une symbolique pourtant bien ancrée dans l'inconscient collectif et lui substitue son parfait renversement. Avant Russell, la sphère est symbole de perfection. Platon écrit dans Le Banquet que l'être humain original était
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sphérique: parfait dans sa totalité; puis les sexes se séparèrent ... et depuis lors chacun cherche sa moitié, comme dit l'adage populaire. La symbolique est particulièrement présente au Moyen Âge, dans les représentations religieuses aussi bien que sous la plume des poètes, par exèmple chez un Ronsard qui écrit «rien n'est excellent au monde s'il n'est rond». Eric Frank Russell renverse cette symbolique: les Vitons sont sphériques ... et pourtant ils sont le mal absolu. La parution en 1952 de la première édition française de Guerre aux invisibles, dans la collection Le Rayon Fantastique, aura probablement suscité des vocations - ou à défaut influencé plusieurs écrivains francophones et non des moindres puisque le motif est repris dans « Les Bulles », remarquable premier texte publié de Julia Verlanger 1. De manière plus anecdotique, on pourra également citer le scénario de Hector Oesterheld pour L'Éternaute, une bande dessinée d'Alberto Breccia qui connaîtra plusieurs versions, la première publiée en Argentine en 1969: le mal vient du ciel, sous forme de gros flocons de neige qui détruisent toute créature vivante d'un simple contact. L'ambiance générale évoque fortement le roman de Russell- tandis que le « comportement» des flocons rappelle celui des Bulles de Verlanger (la nouvelle a été traduite et a circulé sur le continent américain). La plus formidable bulle chasseuse d'hommes reste malgré tout celle qu'affronte régulièrement Le Prisonnier, dans la série télévisée réalisée en 1967-1968 - elle servira à l'évidence de modèle à Henri Vernes pour son roman Les Bulles de l'Ombre Jaune (1969), adapté en bande dessinée en 1977 dans l'hebdomadaire Tintin, l'album paraissant début 1978. Ce bref exposé étant centré sur Guerre aux invisibles, il importe de rappeler en conclusion (provisoire) que l'œuvre d'Eric Frank Russell est pleine de ces fulgurances renvoyant aussi bien à la psychologie des profondeurs qu'aux avancées les plus fascinantes de la physique contemporaine. Les romans et nouvelles proposés dans ce recueil recèlent bien des éléments dignes d'intérêt, prenant tout leur sens avec le recul du temps. Voilà donc une œuvre prémonitoire qu'il conviendrait de réapprécier à sa juste importance.
1. In Fiction n° 35, octobre 1956. Nouvelle présente dans le premier volume de l'intégrale Verlanger, TSF001, 2008, même éditeur.
Retrouvez tous les ouvrages de la collection Les Trésors de la SF:
La Tem sauvage (l'intégrale -volume 1) ................................ TSFOOI de Julia Verlanger
Le Crépuscule des mondes........................................................ TSF002 de Michael G. Coney
Orages mécaniques ................................................................. TSF003 de Pierre Pelot
Récits de la Grande Explosion (l'intégrale - volume 2) ............ TSF004 deJulia Verlanger
Joyeuses apocalypses ........................................................ ,........ TSF005 de Jacques Spitz
Dans les mondes barbares (l'intégrale - volume 3) ................... TSF006 de Julia Verlanger
La Saga de Zei: ....................................................................... TSF007 de L. Sprague de Camp Très loin de la Terre ................................................................ TSF008 Jean-Pierre Andrevon
Les Portes de la magie (l'intégrale - volume 4) ........................ TSF009 de Julia Verlanger
Prisonniers des étoiles .............................................................. TSFOI0 de Eric Frank Russell
À paraître:
Escales en utopie ..................................................................... TSFOII de Michel Jeury
Les Parias de l'impossible (l'intégrale - volume 5) ................... TSFO 12 de Julia Verlanger
La Guerre des règnes ............................................................... TSF013 de J.H. Rosny aîné
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