JEAN-LOUIS BAUDRY
PROUST, FREUD ET L'AUTRE
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LES ÉDITIONS DE MINUIT
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1984 by LES ÉDITIONS DE MINUIT
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JEAN-LOUIS BAUDRY
PROUST, FREUD ET L'AUTRE
^m
LES ÉDITIONS DE MINUIT
©
1984 by LES ÉDITIONS DE MINUIT
7, rue Bernard-Palissy — 75006 Paris La loi du 11 mars 1957 interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de 1 auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.
ISBN 2-7073-0698-3
Lire ne serait rien si nous ne pressentions sous le défilé des mots» aux détours hasardeux des phrases» dans les enchaînements et les déploiements aventureux de la fiction» accompagnant notre plaisir et nos appréhensions» responsable de notre jubilation ou de nos angoisses» l'existence de ce que nous supposons» faute peut-être d'autres mots pour le définir» être un secret — un çeçret si peu localisable que nous serions bien en peine d'affirmer qu'il appartient à l'auteur ou engage le sentiment que nous avons de nous. Écrire ne serait rien non plus si nous n'apprenions à mesure qu'en écrivant nous découvrons ce que nous ne savions pas savoir» que non seulement nous n'en aurons jamais la maîtrise» non seulement nous n'en serons jamais possesseurs» mais qu'il nous faudra encore user d'innombrables stratagèmes et d'infinis délais pour éviter de nous dévoiler et d'exposer aux autres cet être supposé dont la rencontre en clair nous pétrifierait. Sans doute l'ajournement» le report» la dissimulation» sont-ils inhérents à la nature du langage et toute proposition emporte avec elle la proposition inverse» sa négation» l'incertitude. Par la syntaxe» l'engendrement en réseau de tout notre vocabulaire» chaque énoncé qui se forme en nous comporte une face cachée» sollicite la discrétion» nous pousse au déguisement. Qu'en est-il alors lorsque nous écrivons à partir de ce que nous avons lu» lorsque c'est l'acte de lecture qui paraît engager l'acte d'écrire ? Quelles que soient les preuves que nous réunissons — et leur accumulation pourrait aller jusqu'à l'absurdité d'une obsession maniaque si nous ne nous savions pas de toute façon coupables —» nous ne serons jamais assurés que la vérité dissimulée que nous avons cru extraire d'un texte n'était pas celle que nous y avons nous-mêmes déposée. Comment en serait-il autrement? Plus grand est l'écrivain et plus son texte nous regarde. Mais qu'en est-il aussi lorsque» passant outre à notre respect et à notre déférence» nous portons notre investigation sur des œuvres sans lesquelles nous ne serions pas devenus ce que nous sommes? L'action qu'elles eurent» et qui tient à bien autre chose qu'au goût, établirait-elle une communauté» et pouvons-nous croire que le sentiment de danger que nous avons éprouvé en
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les approchant de plus près, et en dévoilant ce qui de la sorte nous dévoile, crée entre elles une familiarité suffisante à leur rapprochement ? Entre ces deux immenses contemporains que furent Proust et Freud (et dont on ne sait même pas si l'un entendit jamais parler de l'autre ), il serait certes possible d'établir des liens autres que ceux qui tiennent à la subjectivité de leurs lecteurs. Proust, on peut l'admettre, appartient plus que tout autre à la catégorie de ceux que Freud appelait Dichter. Pourtant, plus que des vérités circonscrites et partielles, des « lois psychologiques », ce serait, me semble-t-il, quelque chose comme une définition de la « vérité », son mouvement d'engendrement, ses moyens et son lieu, la mémoire, qui feraient de Proust et de Freud un peu plus que des contemporains, des semblables. L'un comme l'autre surent qu'il n'y avait à rechercher pour comprendre ce que nous sommes que ce qui était déjà incarné dans le corps du temps, et qu'il fallait pour y pénétrer user de ce que l'un nommera « la mémoire involontaire » et l'autre « l'association libre ». C'est pourquoi, s'ils eurent tous deux à répondre du même destin de vérité, on peut présumer qu'ils eurent aussi, parce qu'ils écrivaient, à se confronter aux mêmes interdits, et qu'ils éprouvèrent, sans pouvoir se dérober, le même effroi.
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On nous avait appris à lire. On était même si pressé de nous voir lire qu'on n'avait pas attendu le moment de notre entrée en classe, pourtant présenté comme aussi radical que celui qui nous ferait passer, sans plus de transition que le papillon de la nymphe, dans l'âge de raison, et un jour lumineux de printemps ou d'été, on nous installait sur un balcon, si bien que dans notre souvenir l'ombre des volutes de la balustrade s'entrelaçait aux arabesques des grandes lettres que nous apprenions à nommer, plus vertes encore que noires, flottant presque mobiles sur une surface ébrouissante. On s'était réjoui à mesure que les lettres étaient passées dans les syllabes, les syllabes dans les mots, les mots dans les phrases et celles-ci dans une signification que nous étions curieux de rattraper. Et pourtant il n'avait fallu que peu de temps pour que les après-midi de dimanche ou de jeudi lorsqu'on entrait à l'improviste dans notre chambre où, à plat ventre sur le lit ou par terre, le visage fripé par les deux poings qui le soutenaient, nous étions en train de lire, nous ressentions un embarras, une gêne, une confusion, comme si nous avions été pris en flagrant délit. Nous devinions chez ceux qui nous avaient surpris les signes d'un trouble, parfois à peine perceptible, parfois décelable à une brusquerie, à une hâte à nous déranger, à nous occuper différemment, à nous demander si nous avions bien fini nos devoirs, alors que, si nous avions été en promenade, on eût surtout eu le souci de prolonger des moments si favorables à notre santé. Et même nous nous doutions que si nous avions été, lisant pourtant le même livre, assis à notre table (mais il est vrai que nous n'aurions pas eu le même plaisir), à moins qu'il fût l'heure du goûter, on n'eût pas montré le même empressement à nous interrompre. De la sorte, par la contradiction que nous avions fini par déceler entre une incitation à lire et des manœuvres discrètes de dissuasion, quelque chose nous était révélé qui, bien que recouvert, inavoué, était apparenté au domaine de l'interdit. Peut-être même arrivions-nous à nous demander si ce n'était pas par ce biais que l'interdit, malgré toutes les interdictions auxquelles nous étions depuis si longtemps soumis, le monde.
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mystérieux de l'interdit, animé de créatures aussi fantasmatiques, attirantes, fuyantes et insaisissables que celles qui se déplaçaient dans les livres, nous était, plus encore qu'imposé, proposé. Mais peut-être aussi en avions-nous eu longtemps avant une approche un peu différente lorsque, associée au visage penché sur le livre, aux yeux qui se déplaçaient sur les lignes, aux images qu'on nous montrait, plus importante que le récit et autrement significative puisqu'elle en recouvrait parfois la signification, ou que mieux encore que les mots elle en faisait don, la voix qui nous lisait des histoires nous entraînait vers les contrées annexées au sommeil, plus réelles, quand nous y serions, que le domaine où le jour nous déposait. Plus douce, infléchie, légère et écumeuse, avec parfois un tremblement qui aurait pu nous faire penser aux corps de celles qui nous entouraient quand, le soir, avant d'entrer dans la nuit, ou le matin pas tout à fait passés dans le jour, ils étaient recouverts des soies pastel des lingeries, elle différait autant de la voix ordinaire de la conversation que ces corps de l'apparence qu'ils nous présenteraient quand ils seraient vêtus pour les occupations de la journée. Cette voix, parce qu'elle lisait, à cause donc d'un rapport nouveau, inédit, de la langue à la chose écrite (mais il est vrai que la langue qu'alors nous entendions et qu'à travers les caractères imprimés nous essayions de déchiffrer n'était plus tout à fait celle qui tout le jour bourdonnait à nos oreilles et que parfois dans la colère, la tendresse, le ressentiment, nous nous entendions nous aussi proférer), cette voix changée, autrement timbrée, aux inflexions que suivaient des rythmes variés, cette voix annonçait des promesses d'intimité. Ainsi prenions-nous peu à peu conscience qu'il existait — dépendantes aussi des lieux, des livres, qui en dépendaient — ce qu'on pourrait appeler dans un sens à peine figuré, puisque tellement associé au sens littéral, différentes positions de lecture qui engageaient autant des attitudes du corps que des dispositions d'esprit et correspondaient à des personnages aussi différents que l'écolier assujetti à des règlements et condamné à l'existence passablement réduite d'une vie collective et l'enfant offert aux sollicitudes inquiètes et autoritaires des parents ou s'aventurant dans les entreprises hasardeuses et indiscrètes de la solitude. En même temps que nous apprenions à reconnaître les positions de lecture que nous adoptions spontanément ou qui nous étaient prescrites, nous soupçonnions que la langue écrite, déposée dans les livres, comprenait aussi des régimes différents
11 et que comme le langage parlé qui évoluait entre les ordres reçus» les politesses obligées, les questions faussement naïves, les interventions sententieuses et convenues et ces mouvements immaîtrisés, ce murmure incessant que nous entendions fait de jugements et d'observations, d'apitoiement sur soi, de révolte, de déclarations intempestives, d'envies inattendues et de désirs incompréhensibles, toute cette rumeur hétérogène avait son répondant et ses équivalents dans les livres. Nous commencions à reconnaître qu'il y avait une langue légale convenue et convenable, sans surprise, à laquelle s'accordait la position debout ou assise, et une autre langue qui, bien que familière, n'en était pas moins imprévisible, à la fois connue et inconnue, aussi surprenante que les propositions du rêve, correspondant. à la position que nous avions spontanément prise quand nous lisions pour notre plaisir, peu différente de celle qui nous engageait au sommeil. Mais alors, s'il existait des positions de lecture qui étaient associées par une sorte d'affinité physique aux différents modes d'être de notre moi (que nous aurions eu envie d'étager, en suivant les incitations d'une géographie primaire, de la périphérie vers la profondeur), il fallait supposer — et même admettre — que lorsque nous écrivions les mêmes positions nous étaient proposées et que de la même manière que pour rédiger nos devoirs nous nous mettions à notre bureau (comme nous étions nécessairement debout quand nous récitions nos leçons), il nous fallait trouver d'autres endroits, d'autres attitudes, quand nous écrivions des lettres à des amis. Et si un jour l'idée d'écrire se présentait à nous comme un acte aussi intransitif que celui de jouer (et sans doute n'était-il alors que le prolongement et le détournement de celui-ci), soit que, à l'exemple de celle que nous avions lue, nous ayons eu le désir de nous surprendre et de nous émouvoir d'une histoire que, nous le sentions très vite, nous n'avions des chances d'inventer qu'en nous appliquant aux astreintes de l'inscription, soit que nous ayons eu envie de confier au papier nos sentiments, nos pensées intimes, nos révoltes, etc., mais déjà avec le sentiment que c'était plus qu'une transcription que l'écriture opérerait et que ces sentiments, ces pensées, ces révoltes n'existeraient, ne nous définiraient que pour avoir été écrits, peut-être parce que nos premières tentatives dataient des moments où nous avions eu le bonheur d'être malade, c'est en position d'allongé, malgré ses incommodités, et même si au dernier moment une pudeur nous retenait, que nous inclinions à nous y livrer.
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Mais à peine avions-nous commencé d'écrire qu'une crainte nous prenait, accompagnée d'une suffocation de honte à la pensée que les autres auraient pu surprendre ce que nous écrivions même si ce que nous avions écrit n'avait apparemment rien d'inavouable. Et c'est alors que nous prenions conscience que sans le vouloir nous avions côtoyé des parages dangereux, condamnés comme une porte, une pièce peuvent l'être, puisque penser qu'on nous lirait nous donnait aussitôt envie de disparaître. Ecrire, alors, ce n'était pas seulement se livrer à des pensées interdites, comme il arrivait qu'à l'abri nous nous livrions à des plaisirs interdits, c'était ajouter une dimension supplémentaire, ajouter à l'interdit un interdit plus puissant qui visait quelque chose d'obscur, d'à peine définissable et d'aussi étrange que, lorsqu'en plus de nous aventurer dans les marges encore inexplorées de certains plaisirs, nous avions de désir de compléter ceux-ci, de les compliquer des reflets d'un miroir et des autres invraisemblables attitudes auxquels ils invitaient. Comme si écrire avait concerné un secret auquel nous n'avions pas droit, des séductions de la même sorte en effet que celles qui tentent le regard, et qu'à travers les complaisances pareilles à celles que les miroirs favorisent avait visé leur au-delà, les recoins, la région indéfinissable entre être et non-être (celle à laquelle on veut bien croire qu'eût donné accès le fruit de l'arbre défendu) et que nous cherchions à atteindre pour demander raison, par exemple, de nos prédilections. Mais, contrairement au miroir qui n'eût rien gardé sur sa surface des figures de nos explorations, les pages que nous aurions écrites auraient conservé intactes pour ceux qui les eussent découvertes des autres figures encore plus intimes puisque à notre nudité elles eussent ajouté la vision de notre dénuement. Si nous avions attendu pour écrire que les circonstances, une maladie, une absence de nos parents, nous aient réservé quelques heures de solitude, une solitude peu différente de celle qu'il nous faut obtenir quand, même en compagnie, nous nous endormons, alors, pour accepter d'écrire, une solitude bien plus radicale et comme extrême eût été nécessaire : il eût fallu que le monde ne soit peuplé que de ceux pour lesquels nous resterions à jamais des inconnus. Tous ceux qui subirent, un jour ou l'autre, la tentation d'écrire devinèrent qu'un certain usage des mots, des phrases, une naissance des significations qui ne peuvent se produire que dans le temps particulier propre à l'inscription des signes, qu'une fonction non instrumentale de l'écriture qu'on peut définir en
13 effet comme écriture intransitive puisque l'action ne renvoie en définitive qu'au sujet qui l'effectue, ouvraient à d'insolites, à de suffocantes nudités, plus insupportables d'être imaginées, d'autant que celles accessibles en laissaient deviner d'autres inconcevables ; ils pressentirent que cette écriture intransitive emportait dans son mouvement l'exigence d'un secret à découvrir, d'une intimité à explorer à laquelle, bien que ce soit en somme la nôtre, nous n'avons pas plus de droit qu'à la connaissance des ressorts secrets de notre corps. De la sorte, sans que nous en analysions immédiatement les raisons, sans peut-être que nous les appréhendions jamais, dès que nous avions la tentation d'écrire, nous éprouvions un recul, une inquiétude, un effroi qui, bien plus que les difficultés inhérentes au bon usage du langage, seraient responsables de nos inhibitions1. Effroi sous le regard supposé, implicite, des autres; recul devant des aveux dont pourraient prendre connaissance les seules personnes à qui il nous importerait et à qui il fût impossible de les faire : nos parents, et parce que nous sentons bien qu'ils sont autant concernés que nous par ces aveux, comme il nous est arrivé de pressentir qu'avant nous ils étaient les premiers intéressés à notre nudité, si ce que nous avons à dire n'est, caché sous la surface aimable des mots, qu'un long plaidoyer, une immense justification, ou un réquisitoire, si, sous les ornements de la littérature, nous voulons leur faire présumer la dépravation à laquelle nous inclinent nos désirs pour, en les en faisant les témoins, leur montrer quelles imprévisibles configurations échurent par leur amour ou leur négligence, leur indifférence ou leur trop grande sollicitude, par les inflexions de leurs propres désirs. S'il est vrai que nous ne cessons jamais de demander des comptes à nos parents, si nous pouvons les accuser de nous avoir donné la vie, si écrire c'est apprendre par l'émergence et l'élaboration de ce langage venu d'ailleurs ce que nous sommes et le dévoiler, alors il nous sera impossible d'écrire. La plupart d'entre nous oublieront en grandissant, en devenant adulte, de quoi fut chargé l'acte singulier d'écrire, et le plus grand nombre de livres qu'ils liront seront incapables de le leur rappeler (même si parfois, ayant à écrire à un de leurs proches, s'arrêtant soudain au bord des confidences, ils en auront
1. Il faudrait ici pouvoir analyser les parentés existant entre dénudation et dénuement et montrer que» s'il y a bien un dénuement en relation avec l'exhibition de notre corps nu, lié certainement aux impuissances du premier âge, il n'est profondément pas différent dans sa nature de celui auquel le langage, c'est-à-dire l'exercice de la pensée, nous confronte.
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un vague souvenir). D'autres, beaucoup moins nombreux, ayant perdu l'intention première, mais ayant gardé le désir d'écrire, deviendront des professionnels d'une écriture transitive, journalistes, historiens, fabricants d'histoires. D'autres enfin, reconnaissant plus ou moins la fonction de dévoilement — de vérité — de l'écriture, en useront avec elle comme avec les interdits. Ruse et dissimulation, feinte, déguisement, transposition, soit tous les procédés que la littérature a pour habitude d'exploiter. Peut-être alors la littérature considérée dans son ensemble et dans chaque œuvre, dans ses genres les plus divers, n'est-elle que l'expression d'un fabuleux détour, d'une stratégie délibérée ou forcée du délai, un évitement concerté ou instinctif de l'aveu auquel on est sommé dès qu'on écrit, afin que ceux à qui il s'adresse, et qui le rendent impossible, ne le reconnaissent pas. Il arrive même que, contrariés dans l'accomplissement d'un désir si puissant, certains, sans toujours se l'avouer, puissent souhaiter la mort de ceux à qui ils tiennent plus qu'à leur propre vie. Beaucoup n'auront pas eu conscience d'un vœu abstrait et si terrible, et souvent même ils ne pourront se consoler de la disparition de la seule personne sans laquelle, pourtant, pas une des pages qu'ils lui ont dédiées dans le secret de leur cœur n'auraient été écrites.
I L'ARCHE à Jeanne Rollin-Weisz Elle ne quittait pas plus son lit ou sa chambre que Joubert, que Descartes, aue d'autres personnes encore qui croient nécessaire à leur santé ae rester beaucoup couchées, sans avoir pour cela la délicatesse d'esprit de l'un ni la puissance d'esprit de l'autre (...). Chateaubriand disait de Joubert qu'il restait constamment étendu et les yeux fermés, mais jamais il n'était si agité et ne se fatiguait tant due dans ces moments-là (...). Il en est ainsi de beaucoup de malades à qui on recommande le silence, mais — comme la jeunesse au petit-fils de Madame de Sévigné — leur pensée « leur tait du bruit ».
Il ne faut jamais avoir peur d'aller trop loin, car la vérité est au-delà. Marcel Proust
Il serait évidemment fort imprudent d'attribuer le moment où Proust» selon son expression» « décolle » et entreprend A la recherche du temps perdu à la disparition antérieure de ses parents» à celle surtout de sa mère. Proust écrit depuis sa jeunesse et l'accès que nous avons maintenant à ses manuscritsl, aux œuvres posthumes2 et à la correspondance5 en cours de publication apporte la preuve d'une sûre et lente maturation» marquée par l'enrichissement de l'expérience» le développement de la pensée» la maîtrise progressive des moyens esthétiques. Mais l'obstination des thèmes» des situations et des figures 1. Voir en particulier les CabUn Marcel Proust, numéros 6, 7, 8, Gallimard. 2. Il nous manque, hélas ! des pièces essentielles : celle, supposée, de 1906-1907 et les pages inédites de 1908. 3. Texte établi, présenté et annoté par Philip Kolb, Pion.
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romanesques, l'insistance dans la description et l'analyse de moments privilégiés, laissent supposer qu'il s'agit moins d'une maturation dans le sens ordinaire d'un organisme parvenant par une progression continue à son parfait achèvement qu'à la succession et à l'influence réciproque de tentatives de solution à un problème posé dès l'origine, c'est-à-dire dès que l'acte d'écrire vint s'identifier avec le fait de vivre. De même que l'accroissement considérable de La recherche de la version de 1913-1914 à l'état où la mort de Proust nous l'a laissée, confirme assez la validité de la solution qu'il trouva et le caractère accueillant de la forme à la nature de l'inspiration. On peut présumer que le caractère de celle-ci tint, selon le vocabulaire dont j'ai usé, à une position d'écriture spécifique, qui eut pour conséquence de déterminer les rapports singuliers, de Proust à son écriture puis de l'auteur à son œuvre, et qu'elle fut à l'origine de la place à part de celle-ci et contribua à sa modernité. Il faut d'abord entendre position d'écriture dans un sens littéral, en tenant compte d'un état de santé qui fut d'abord cause d'une écriture — dans le sens aussi littéral d'inscription des signes — en position allongée analogue à la position du dormeur et à celle à laquelle est tenu en cours de séance celui qui « fait » une psychanalyse. Ne serait-ce pas cette conformité de position qui ferait d'abord de Proust le contemporain de Freud ? Si l'on peut reconnaître dans la maladie de Proust la conséquence des liens particuliers qui l'unirent à sa mère, un moyen de pression sur elle dont on aura un peu plus loin l'occasion de préciser les enjeux, on peut y voir aussi l'application d'une stratégie qui, immobilisant le corps, le fixant, offrait celui qui en était accablé aux sollicitations du silence, de la solitude et de la nuit. On a parfois l'impression que Proust s'abandonna à la maladie comme le religieux à la sérénité du monastère et qu'il attendit d'un mode de vie exceptionnel les bienfaits spirituels exceptionnels auxquels la grâce4, c'est-à-dire son désir d'écrire, l'avait convié. La maladie représentait un moyen qui lui était donné à la fois d'imposer à autrui, à son milieu, la singularité de son désir et d'accéder au champ d'écriture qu'il pressentait. Avec souplesse, selon les occasions, elle ouvrait et refermait les registres de la vie mondaine, de la vie affective, de l'amitié, de la sexualité et 4. « * Grâce * de la maladie qui nous rapproche des réalités d'au-delà de la mort — et ses grâces aussi, grâces de * ces vains ornements et ces voiles qui pèsent ", des cheveux qu'une importune main * a pris soin d'assembler *, suavesfidélitésd'une mère... » Jean Santeuil, Pléiade, p. 7.
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permettait leur réintégration dans un champ subjectif nouveau, né de la situation d'alité à laquelle il était obligé et de récriture à laquelle son désir le soumettait. La maladie qui, en me faisant comme un rude directeur de conscience mourir au monde, m'avait rendu service (...). La maladie qui, après que la paresse m'avait protégé contre la facilité, allait peut-être me garder contre la paresse... reconnaît le narrateur % la fin du Temps retrouvé*. Il ajoute pourtant qu'en usant l'ensemble de ses forces elle a usé celles de la mémoire. Ce serait se montrer injuste et ingrat envers elle si la situation de l'écrivain était celle du narrateur. Ce qui n'est pour celui-ci qu'un commencement correspond pour Proust au moment où les matériaux accumulés toute sa vie s'organisent. La maladie, peut-être occasion de l'écriture, en devint la condition et le garant. Elle n'offrit pas seulement des motifs qui servirent à se protéger des divertissements et à se défendre contre les importuns; en le contraignant à garder le lit, en imposant un état de relative inactivité prédisposant au regret et à la nostalgie, elle fit de l'écriture l'instrument de la mémoire; elle fît de la mémoire le domaine inévitable de l'écriture. Grâce à elle, elles échangèrent leurs pouvoirs et surtout, par leur recouvrement réciproque, elles les étendirent/ La phrase de Proust devint l'expression même de cetterichesseassociative, de ces imprévus de mémoire, de ces détours des souvenirs, de leur filé, de leur retournement en pensée, qui s'effectuaient au rythme d'une écriture dépendant de la position que Proust crut être contraint d'adopter au moment où il avait la chance de la choisir : Quand j'était tout enfant, écrit-il dans la dédicace de Les plaisirs et les jours, le soit d'aucun personnage de l'histoire sainte ne me semblait aussi misérable que celui de Noé, à cause du déluge qui le tint enfermé dans l'arche durant quarante jours. Plus tard, je fus souvent malade et pendant de longs jours je dus rester aussi dans Y « arche ». Je compris alors que jamais Noé ne put si bien voir le monde que de l'arche, malgré quelle fût close et qu'il fît nuit sur la terre6. 5. RTP, III, p. 1044. Nous renvoyons aux œuvres de Proust dans l'édition de la Pléiade. RTP, I, II, III : A la recherche du temps perdu, tomes I, II, III. JS: Jean Santeuil précédé de Les plaisirs et les jours. CSB : Contre Sainte-Beuve, précédé de Pastiches et mélanges suivi de Essais et articles. Nous indiquons en toutes lettres Contre Sainte-Beuve, pour l'édition de Bernard de Fallois parue à Idées/Gallimard.
6.JS,p.6.
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Cette position « couchée » à laquelle fait allusion la première phrase de La recherche (et même que « de bonne heure » renvoie à la fin du Temps retrouvé: « Long à écrire. Le jour tout au plus pourais-je essayer de dormir. Si je travaillais ce ne serait que la nuit ») engendrait bien une position d'écriture, cette fois dans le sens d'un engagement particulier du sujet dans ce qu'il écrit, d'une mise en jeu de lui-même dans son texte. Ainsi comprend-on que la maturation, les étapes qui conduisirent Proust de Les plaisirs et les jours à La recherche répondirent à la difficulté moins d'introduire des éléments autobiographiques dans une forme romanesque que d'intégrer un champ spécifique d'écriture né d'une position déterminée à une organisation narrative. Celle-ci trouvée, le roman pouvait se développer et se multiplier à la mesure de l'ensemble des actions et des événements psychiques d'une vie. Mais il est sûr aussi que cette écriture, soumise aux propositions de la mémoire et les mettant à la question, ne pouvait que tomber sur les configurations du désir et conduire celui qui s'y abandonnait aux confins de l'inavouable. Écrire devenait alors une action contradictoire et conflictuelle, puisque le secret qui n'est pas seulement celui qui touche à des actes répréhensibles, à des pratiques interdites, mais présume bien plus gravement l'organisation du désir, est repéré, perçu, à travers une démarche qui n'atteint ces frontières de la vérité que parce qu'elle laisse durablement une inscription visible, lisible, déchiffrable. L'écriture était le moyen et l'itinéraire d'une découverte, mais aussi la scène accessible à tous où celui qui écrit est exposé. Découvrir, c'est se découvrir et se mettre à découvert. C'est donc aussi avouer. Si la mise en jeu de soi dans l'écriture entraîne à un glissement immédiat de la découverte à l'aveu, de la dénudation à la confession, on peut alors saisir la signification métaphorique mais non moins terrible que prend dans les écrits de jeunesse la nouvelle parue dans Les plaisirs et les jours, intitulée « La confession d'une jeune fille » (ainsi que le texte « Avant la nuit » qui lui fait écho) et la signification d'oracle qu'elle acquiert, énonçant la logique fatale de ce qu'on appelle destin. La nouvelle se signale d'abord par l'ébauche de thèmes encore discrets, furtifs, autour desquels s'organiseront les grandes masses narratives de La recherche. Le baiser du soir est chargé par exemple, comme dans La recherche, d'évoquer la complexité des relations entre la mère et l'enfant : (...) elle venait me dire bonsoir dans mon lit, ancienne
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habitude qu'elle avait perdue, parce que j'y trouvais trop de plaisir et trop de peine, que je ne m'endormais plus à force de la rappeler pour me dire bonsoir encore, n'osant plus à la fin, n'en ressentant que davantage le besoin passionné, inventant toujours de nouveaux prétextes". Et même dans ce lieu de villégiature qui se nomme, comme par antiphrase, mais prémonitoirement, Les Oublis (nom qui sera encore dans Jean Santeuil attribué à une propriété située près d'Illiers, quand il ne désigne pas la ville elle-même), le baiser qui, à la suite des circonstances, sera le dernier baiser à la mère se trouve, comme la madeleine et les pavés inégaux, une occasion de mémoire involontaire : Je m'étais trompée en disant que je n'avais jamais retrouvé la douceur du baiser aux Oublis8. Le baiser de ce soir-là fut aussi doux qu'aucun autre. Ou plutôt ce fut le baiser même des Oublis qui, évoqué par l'attrait d'une minute pareille, glissa doucement du fond du passé et vint se poser entre les joues de ma mère encore un peu pâles et mes lèvres9. Le lecteur de Proust sera sensible à des phrases qui, écrites alors qu'il a entre vingt et vingt-trois ans, retracent le même conflit initial, les mêmes relations faites de douceur et de cruauté, de chantage et d'apaisement, de tendresse, de pression, de violence, de tacites compréhensions, de reproche et de pardon, que Ton retrouve déjà dans La recherche, auxquelles la correspondance, surtout à la mort de Mme Proust, fait écho, et qui dès les premières pages donnent à La recherche son éclairage de clair-obscur et d'ineffaçable nostalgie. Cest encore révocation des tentations du monde auxquelles la narratrice pas plus que le narrateur de La recherche ne sait résister, de l'absence de volonté, de la procrastination, et, dans une phrase qui paraît tirée de La recherche, la conscience du véritable remède qui était si près et hélas! si loin de moi, en moi-même10. Mais, plus obscurément, la nouvelle de Proust, à côté et comme en supplément de l'analyse sommaire des liens affectifs 7. JS> p. 86. 8. La phrase sonne étrangement 9. JS, p. 94. 10. Phrase qui prouve assez que la position d'écriture que nous tentons de définir était dès cette époque reconnue.
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qui se tissent entre une mère et son enfant (et le fait que ce soit une fille n'assure pas forcément la vraisemblance du récit ni la logique de la culpabilité), paraît avoir son origine dans un fantasme dressé en scène, en « tableau », qui en fait le ressort dramatique et même, à l'exemple de semblables scènes ultérieures, comme Proust lui-même le reconnaîtra, mélodramatique ; et si le spectacle de l'être que la volupté tire des abîmes pour le faire apparaître à cru est meurtrier pour la mère (meurtrier et non seulement mortel par accident, ainsi que la narratrice le revendique par l'emploi répété dans sa confession du mot de « crime »), encore faut-il que les éléments de la scène en soient organisés. Déjà les premiers linéaments d'un sadisme irrésistible et détesté sont évoqués : Alors, tandis que le plaisir me tenait de plus en plus, je sentais s'éveiller, au fond de mon cœur, une tristesse et une désolation infinies; il me semblait que je faisais pleurer l'âme de ma mère, Tâme de mon ange gardien, l'âme de Dieu, Je n'avais jamais pu lire sans des frémissements d'horreur le récit des toitures que des scélérats u font subir à des animaux, à leur propre femme, à leurs enfants ; il m'apparaissait confusément maintenant que, dans tout acte voluptueux et coupable, il y a autant de férocité de la part du corps qui jouit, et qu'en nous autant de bonnes intentions, autant d'anges purs sont martyrisés et pleurent12. Mais le caractère fantasmatique se reconnaît surtout au cadre, ou plutôt aux deux cadres de la fenêtre et du miroir — espaces déjà priviligiés du fantasme — qui s'emboîtent pour insérer la scène dans l'artifice d'une perspective picturale et théâtrale : la fenêtre devant laquelle la fille voit la mère la voyant et le miroir où elle se voit mais, comme il arrive chaque fois que nous rencontrons notre image, se voit autrement qu'elle ne s'y attendait, « transformée en bête, la figure respirant une joie sensuelle, stupide et brutale », au lieu du sentiment de « tristesse et de désolation » qui accompagnait son plaisir. On peut supposer, malgré l'imprécision du texte, que c'est bien dans le miroir, au moment où elle approche de son amant dont « la bouche se dressait dans la glace, avide sous la moustache u », que, dans une 11. On peut s'amuser du terme de « scélérat » employé dans ce contexte et, si ce que l'on raconte est vrai, y trouver la preuve d'une détermination de certaines des pratiques les plus curieuses par le signifiant. 12. JS, p. 95. 13. Il y a dans cette séquence d'étranges déplacements de signification.
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vision qui rassemble dans une concentration justement fantasmatique les protagonistes, elle aperçoit sa mère qui la regardait € hébétée avant qu'elle ne tombe en arrière », et le texte ajoute d'une façon surprenante : € La tête prise entre les deux barreaux du balcon. » La narratrice assure que c'est l'expression joyeuse qu'avait safigureà ce moment-là qu'elle ne peut supporter que sa mère ait vue, sans doute parce que, plus que l'acte lui-même, cette expression révèle l'être profond, la part de soi qu'il ! convenait de dissimuler. Un autre drame est inclus dans celui qui nous est raconté. La mort de la mère, qui est l'objet du récit, en est aussi la condition. Cest parce qu'elle est morte que peut être exposé « l'horrible enchaînement » d'événements dont le récit par la connaissance qu'elle en aurait eue l'eût tuée aussi sûrement que la vision de la scène. Si le récit a une vertu meurtrière, seule la mort qu'il causerait le rend possible. Et le désir d'écrire ne peut être isolé d'un souhait de mort. Il y a bien un drame de renonciation dépendant du drame de l'énoncé; et si celui-ci a la mort pour origine, celui-là a la mort pour terme. Une autre mort est à l'œuvre qui mesure le temps du récit — la confession — dont la rédaction se place entre la mort de la mère et la mort de celle qui s'y livre, dans le peu de temps que lui accorde une brève survie. Le temps de l'aveu, le temps de la confession, le temps de l'écriture, est de la sorte compris entre deux limites, celle d'une mort causée par le dévoilement de l'être intime dépravé, par ce qu'on pourrait appeler l'exposition, et celle de la narratrice : Cela ne peut plus être bien long. Huit jours pourtant ! cela peut encore durer huit jours ! pendant lesquels je ne pourrai faire autre chose que m'efforcer de ressaisir l'horrible enchaînement14. C'est à peu près, pour une durée moins définie mais tout aussi pressante, ce que dira le narrateur de La recherche au moment où il découvrira à la fois le sens de son oeuvre, l'urgence à l'écrire et le peu de temps qui lui reste à vivre : Cette idée de la mort s'installa définitivement en moi comme le fait un amour15. 14. J5> p. 85. 15. RTPt III, p. 1042.
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Comme si la mort de l'écrivain était solidaire de son œuvre et qu'à mesure que celle-ci s'accroît elle tue à la manière d'une tumeur celui, aux dépens duquel elle prolifère. . La biographie de Painter nous a fait connaître non seulement des circonstances de la mort de Proust mais (parce qu'il en est ainsi pour chacun de nous et que notre mort a le plus souvent une histoire inscrite dans l'histoire de notre vie) sa préparation, la logique de son accomplissement depuis les premiers temps du baiser du soir et, par les aberrantes mesures de protection dont Proust s'entoure, la métamorphose de la maladie en véritable agent de mort. La mort prend l'apparence de la visiteuse que Proust, dans la préface à Tendres stocks, dit avoir reconnue, qui « comme une locataire trop prévenante a tenu à engager des rapports réels avec moi ». A mesure que les années passent, elle se fait de plus en plus pressante et il entretient avec elle des relations ambiguës d'appel et de regret, de crainte et de fascination. «Je fus surpris, dit Proust de cette visiteuse, de voir qu'elle n'était pas belle. J'avais toujours cru que la mort Tétait. » Était-ce elle, déjà, qui était apparue au narrateur dans un de ses rêves du temps qu'il gardait Albertine prisonnière, « comme une de ces femmes qui exercent le métier de conduire » C'était bien une femme, mais vieille, grande et forte, avec des cheveux blancs s'échappant de sa casquette16. C'est elle, enfin, qu'il reconnaît quand, après une conduite réellement suicidaire pour quelqu'un atteint d'une infection pulmonaire, il fut sur le point de mourir17. « Elle est grosse, elle est très grosse et très noire ! elle est tout en noir ; elle est affreuse, elle me fait peur. Oh ! n'y touchez pas, Céleste, nul ne peut la toucher. Elle est implacable et elle devient de plus en plus horrible. » Mais le dernier mot qu'on l'entendit prononcer fut : « Maman ». Proust, contrairement à son narrateur, n'a jamais cessé d'écrire. Dès sa jeunesse, et donc bien avant la mort de ses 16. RTP, III, p. 125 Bergotte, peu de temps avant sa mort, dans ses cauchemars, perçoit « une main munie d'un torchon mouillé qui, passé sur safigurepar une femme méchante, s'efforçait de le réveiller (...) » et « un cocher fou qui se jetait sur l'écrivain et lui mordait les doigts, les lui sciait » (RTP, III» p. 184). 17. Painter raconte que Proust se mit à la diète parce que sa mère, quand il était malade enfant, lui imposait ce régime, alors que les médecins le supplient de se nourrir. Il refuse les soins, vit dans une chambre sans feu et, dit-on, serait sorti pour une raison mystérieuse (visite à Ernest?) alors qu'il était déjà très malade.
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parents, l'écriture appartient à sa vie ; elle s'y est si bien intégrée que comme le sommeil elle la rythme. Il ne saurait se passer d'une position d'écriture qui lui donne accès au champ de la mémoire, accomplit la conversion d'un passé ancien ou récent en mots, favorise l'annexion au même complexe de mémoire et de mots de tout ce qui vit à mesure qu'il le vit, et permet la mise à disposition de tout ce qui s'est de la sorte déposé, créant de toutes nouvelles et plus riches associations. Le style de Proust, dont il dit qu'il a pourri ayant de mûrir, est l'effet direct de cette écriture nocturne, d'une position qui permet à celui qui s'y livre de laisser se déployer, à mesure qu'elles naissent et se développent, les mille ramifications en puissance dans chaque pensée. Cette pratique d'écriture ancrée à une position qu'il refuse de quitter en écrivant des livres (tout au plus, parce qu'ils ne s'y substituent pas, mais s'y superposent, peut-il accepter des travaux de traduction), ce matériau brut qui s'est peu à peu rassemblé, l'énorme masse des souvenirs accumulés réclament une forme, un cadre de composition. Si Proust trouve celui-ci après la mort de ses parents, on ne peut en inférer qu'il ne l'eût pas découvert en dehors de ces circonstances. On ne saura jamais si, sans la mort prématurée de sa mère, La recherche eût été ou non écrite et si, dans ce cas, elle se fût présentée dans l'état où nous la connaissons. Cependant, nous avons des raisons de croire que ces innombrables phrases s'adressèrent en premier lieu à elle, et que, s'il avait évité d'en lire certaines à sa mère vivante, il ne put oublier, en écrivant, la présence de celle à qui la mort le rçndait transparent ni ignorer que, de la sorte, il lui infligeait une horrible violence. Il n'y a qu'aux morts, quand ils sont nos parents, que survie ou pas, nous savons que nous ne cachons rien, puisque même ce que nous croyons l'oubli ne saurait détruire en nous leur présence et puisque notre existence, ce que nous sommes, est le signe indélibile de leur permanence. Quand elle était encore près de lui, il lui lisait, dès qu'il les avait écrites, des pages de Jean Santeuil Les lui disait-il toutes ? Que sut deviner Mme Proust de « La confession d'une jeune fille », de « Avant la nuit »? et l'emploi systématique du travesti fut-il suffisamment réussi pour lui éviter le tournoient de penser que sa mort était en quelque sorte requise pour que le désir de son fils trouvât à s'accomplir, mais que dans sa propre mort la mort de celui qui était l'objet de ses soins et de ses préoccupations était sans recours engagée ? Car n'y aurait-il pas un lien fatal entre ceux que nous tuons du fait de notre existence et notre propre mort ? C'est ce que Proust semble reconnaître à plusieurs
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reprises et en particulier dans « Les sentiments filiaux d'un parricide » quand il évoque les destins d'Ajax et d'Œdipe. Ce texte, qui date d'un peu plus d'une année après la mort de Mme Proust, fut écrit en une seule nuit sous le coup d'une inspiration subite et livré sans même avoir été relu au Figaro. Ces circonstances montrent assez le retentissement qu'eut pour Proust le fait divers qui lui servit de prétexte — le meurtre d'une mère suivi du suicide du parricide —, rendu plus dramatique par le fait que Proust était au même moment en relations épistolaires avec le meurtrier. S'il s'agissait bien d'une folie, Proust, pour avoir apprécié l'affabilité et la sensibilité de son correspondant, était en mesure de constater combien subite, imprévisible et irrépressible elle était, semblable en effet à celle par laquelle Athéna avait obscurci l'esprit d'Ajax. Folie meurtrière, mais peut-être pas davantage que celle qui saisit la jeune fille et la pousse contre son gré dans les bras d'un ancien amant, et qu'elle a elle-même la douleur de vérifier quand elle aperçoit dans le miroir son propre visage animé par une joie de bête, aussi étranger aux sentiments de piété et aux remords qui la remplissent au même moment que la main qui porta des coups de poignard ne l'est de celle qui écrivit à Proust des lettres si poignantes. Cette folie qui nous rend étranger à nous-mêmes, n'est-elle pas déjà à l'œuvre dans l'espèce de monomanie de la jalousie, dans les actes qu'elle nous inspire ? Et si les manifestations, la description de ses effets, scandent le temps stratifié de La recherche, si elle a cette importance dans la composition de l'œuvre, organisant une durée dont Proust comme un géologue nous présente les coupes, n'est-ce pas d'abord parce que, dans le lien déjà si mystérieux de l'affectivité à la sexualité qui en est au principe, la jalousie apparaît aux yeux de celui qui la subit comme la manifestation scandaleuse de ce corps de folie dont il est l'hôte et qui se sert des capacités de pensée, de rationalisation, de déduction, d'imagination, pour développer son organisme monstrueux et proliférant ? La jalousie, qui est une folie, est d'abord un discours, et un discours interminable ; elle accable celui qui en est la proie par les ressources d'une inspiration inépuisable, et, en même temps qu'elle s'offre comme un objet d'investigation infinie, elle présente, pour celui qui s'est placé dans la position d'écriture dont j'ai parlé, des analogies évidentes et comme une sorte de modèle. Parce que, par sa position, il lui permet de se manifester et qu'il y prête attention avec ce
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mouvement de main qui remporte, il sait qu'il est habité par une langue répétitive et obsédante. On n'a peut-être pas assez dit à quel point celui qui écrit, par la dis-position où il est, favorise, entre les formes singulières de ses désirs et le langage, une conjonction folle dont les oeuvres de Sade sont l'expression la plus exemplaire et la plus absolue (il y a bien chez lui, du fait des circonstances exceptionnelles de sa vie, adoption d'une position d'écriture que, sans la prison ou l'asile» il n'eût sans doute pas eu l'occasion ou la chance de connaître et qui le rend, par le mode de vie et par certains traits de son œuvre, si proche de Proust). Cette conjonction, que nous en soyons nous-mêmes le théâtre ou, comme le narrateur devant Charlus, les spectateurs, chaque fois qu'elle se produit, nous surprend et nous déconcerte, comme si nous avions affaire à un phénomène qui, quoique naturel et connu, est aussi extraordinaire qu'une irruption volcanique, un tremblement de terre ou une aurore boréale. Il est vrai que l'antisémitisme de Charlus favorise, pour leur exaltation réciproque, l'accouplement des assertions délirantes du langage et des impulsions sexuelles. Mais l'antisémitisme, comme tout racisme, est d'abord un phénomène de langage aberrant, puisque ce sont les mots, les inscriptions racistes abandonnées comme des déchets, déposées sur les murs, dans les couloirs du métro, à peine lues, simplement enregistrées, qui, comme n'importe quel refrain ou annonce publicitaire, du fait du fonctionnement spontané et permanent du cerveau, font un retour inattendu, créant chez celui qu'ils occupent si soudainement un besoin de justification, l'obligeant à se tenir pour responsable de ce qui est pensé, à s'affirmer antisémite plutôt que de se reconnaître dans le mode d'existence d'une matière organique recevant et restituant indifféremment des messages voyageurs, et de la sorte entraîné à rechercher des motifs, des preuves capables de laisser croire à la réalité objective de ce qui n'est qu'un misérable phénomène d'écho — et c'est en ce sens que l'antisémitisme, par les processus qu'il met en jeu, est une folie. Vous pourriez peut-être arranger cela, même des parties pour fairerire.Par exemple, une lutte entre votre ami [Bloch] et son père où il le blesserait comme David Goliath. Cela composerait une farce assez plaisante. Il pourrait même, pendant qu'il y est, frapper à coups redoublés sur sa charogne, ou comme dirait ma vieille bonne, sa carogne de mère. Voilà qui serait fort bien fait et ne serait pas pour nous déplaire, hein ! petit ami, puisque nous
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aimons les spectacles exotiques et que frapper cette créature extra-européenne, ce serait donner une correction méritée à un vieux chameau18. Proust restitue fort bien ce mouvement emporté du langage et du désir, l'auto-engendrement de la scène délirante. En disant ces mots affreux et presque fous, M. de Charlus me serrait le bras à me faire mal. Je me souvenais de la famille de M. de Charlus citant tant de traits de bonté admirable de la part du baron, à l'égard de cette vieille bonne dont il venait de rappeler le patois moliéresque, et je me disais que les rapports peu étudiés jusqu'ici, me semblait-il, entre la bonté et la méchanceté dans un même coeur, pour divers qu'ils puissent être, seraient intéressants à établir. Chaque fois qu'il évoque une scène de violence et d'inspiration sadique, Proust prend soin d'en atténuer l'effet mais d'en montrer le caractère paradoxal, inattendu, insensé et proprement inconcevable au regard de la personnalité de celui qui en est l'auteur. Cet acte fait plus que traduire une ambivalence, il manifeste un ordre de faits scandaleux qui n'est rien d'autre que l'introduction de l'aberration de la folie comme une fatalité de l'espèce, sinon comme sa norme. Tel est bien le sens qu'il donne à son article du Figaro ; Quoi ! cet esprit qui, tout à l'heure, de ses vues dominait la vie, dominait la mort, nous inspirait tant de respect, le voilà dominé , par la vie, par la mort, plus faible que notre esprit qui, quoi qu'il en ait, ne se peut incliner devant ce qui est devenu si vite un preque néant! Il en est pour cela de la folie comme de l'affaiblissement des facultés chez le vieillard, comme de la mort19. Sans doute, dans le cas Van Blarenberghe, l'aspect sexuel de la scène meurtrière, affirmé dans « La confession d'une jeune fille », est-il non apparent bien qu'implicite dans le rapprochement que Proust établit avec Œdipe et Jocaste quand il remarque que ce meutre est inscrit dans notre destin, est inscrit dans l'amour : « Qu'as-tu fait de moi ? » s'écrie au moment de mourir 18. RTPt II, p. 288. Par un développement naturel à la psychologie dans le temps de La recherche, Charlus, beaucoup plus tard, sera heureux de subir les châtiments qu'il se proposait d'infliger. 19. CSB, p. 158.
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la mère du meurtrier et Proust note « qu'il n'y a pas une mère vraiment aimante qui ne pourrait faire ce reproche à son fils » : Au fond nous vieillissons, nous tuons tout ce qui nous aime . par les soucis que nous lui donnons, par l'inquiète tendresse elle-même que nous inspirons et mettons sans cesse en alarme20. Proust semble dire d'une manière" très elliptique que notre vieillissement n'annonce pas seulement notre mort. « Nous tuons tout ce qui nous aime. » La formulation est étrange. Non pas « tous ceux qui nous aiment » mais « tout ce qui nous aime », comme si un neutre venait neutraliser tout ce qu'il y aurait de trop personnel dans l'aveu. Cette pensée, pourtant, Proust la reprend sans cesse dans sa correspondance, après le décès de sa mère. J'ai le sentiment que par ma mauvaise santé j'ai été le chagrin et le souci de sa vie, écrit-il à Montesquiou. Mais me quitter pour l'éternité, me sentant si peu capable de lutter dans la vie, a dû être pour elle un bien grand supplice aussi. Elle a dû comprendre la sagesse des parents qui avant de mourir tuent leurs petits enfants21. Et Proust ajoute, dans une association dont on imagine mal qu'il saisit dans ce contexte la signification de la violence mortifère qu'il dut subir de la part de sa mère : J'avais toujours quatre ans pour elle. Il dit aussi dans la même lettre : Je n'ai pas eu le tourment de mourir avant elle et de sentir l'horreur que cela aurait été pour elle. C'est à peu près la même remarque que Freud fera au moment du décès de sa mère. Une lettre à Barrés, un peu plus tard, rassemble en quelques lignes les éléments en quelque sorte scénique de sa vie affective : Mais si je n'ai pas été au sens strict ce qu'elle préférait (...), elle m'a cent fois trop aimé puisque j'ai maintenant la double torture de penser qu'elle a pu savoir, avec quelle anxiété, qu'elle me 20. CSB, p. 158. 21. Cor. V, lettre 180.
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quittait, et surtout de penser que toute la fin de sa vie a été si affligée, si constamment préoccupée par ma santé. Cela sera mon remords de tous les instants qui me gâtera toujours non seule. ment toute joie si je puis jamais en retrouver, mais jusqu'à la douceur de me souvenir d'elle et de la vie délicieuse que nous menions; où, des deux, c'était moi qu'on plaignait quand j'étais si heureux, si égoïstement heureux, jouissant de sa douceur où il y avait tant de tristesse cachée. Toute notre vie n'avait été qu'un entraînement, elle à m'apprendre à me passer d'elle pour le jour où elle me quitterait, et cela depuis mon enfance quand elle refusait de revenir dix fois me dire bonsoir avant d'aller en soirée (...). Et moi de mon côté, je lui persuadais que je pouvais très bien vivre sans elle22. Dans une autre lettre encore de juin 1906, Proust reprend cette idée d'une symbiose affective, d'un échange inquiet et comme intégral. Il y ajoute cependant, en passant, une clause restrictive, mais décisive : Celle avec qui je menais une vie si entièrement confondue et unie que je n'ai peut-être jamais eu une pensée, ni elle une, que nous ne soyons dites aussitôt, exceptées celles qui nous auraient fait trop de peine25. Telle est bien la fatalité mortelle de l'amour : c'est qu'au désir d'une transparence totale s'associe la nécessité d'une dissimulation, surtout si l'objet de l'aveu, semblable à celui auquel la jeune fille de la nouvelle se laisse aller quand elle confesse à sa mère une première faute, incline à des complicités souhaitées et craintes, douces et effrayantes, et devient trop explicite pour ne pas rendre trop proche le sanctuaire interdit de l'inceste. (Mais il est vrai que, faute sans doute d'un signe objectif et d'une sanction, pas plus que, induits par les similitudes des tiédeurs abritées du lit ou par les sollicitations de l'eau d'une douche, les plaisirs d'une jeune fille ne peuvent être sans abus reconnus pour ceux de la masturbation, pas plus que les émouvantes effusions, les intimités échangées et même les caresses mi-curieuses mi-amusées entre des amies ne sauraient sans provocation délibérée être tenues pour de l'homosexualité, les complicités, les confidences ou les questions pourtant indiscrètes entre mère et fille ne sauraient évoquer les épouvantes de l'inceste.) 22. Cor. VI, lettre 6. 23. Cor. VI, lettre 66.
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C'est un an après la mort de sa mère que Proust fait part à Reynaldo Hahn de l'argument d'une pièce qu'il voudrait, dit-il, écrire en collaboration avec son ami Peter. C'est la première mention qui est faite depuis son deuil d'un projet littéraire (mais on a émis l'hypothèse que Proust à cette période aurait travaillé à un roman). En un mot, voici mon idée (mais tombeau24): un ménage s'adore, affection immense, sainte, pure (bien entendu pas chaste) du mari pour sa femme. Mais cet homme est sadique et en dehors de l'amour pour sa femme a des liaisons avec des putains où il trouve plaisir à salir ses propres bons sentiments. Et finalement le sadique ayant toujours besoin de plus fort il en arrive à salir sa femme en parlant à ces putains, à s'en faire, dire du mal et à en dire (il est écœuré cinq minutes après). Pendant qu'il parle ainsi une fois, sa femme entre dans la pièce sans qu'il l'entende, elle ne peut en croire ses oreilles et ses yeux, tombe. Puis elle quitte son mari. Il la supplie,rienn'y fait. Les putains veulent revenir mais le sadisme lui serait trop douloureux maintenant, et après une dernière tentative pour reconquérir sa femme qui ne lui répond même pas, il se tue25. Dans cette, lettre, les paragraphes sont numérotés comme autant de points à traiter. Or dans celui, le quatrième, qui suit immédiatement le passage qui vient d'être cité, Proust demande à son correspondant de faire savoir à Jean de Castellane son indignation pour « ce qui a été fait » à la mère de celui-ci. Une note de l'éditeur reproduit un écho du Journal des débats paru la veille : « La marquise de Castellane vient d'être victime d'un brutal attentat. Elle revenait hier de Padoue en automobile lorsque un chemineau lui lança une pierre qui l'atteignit en pleine figure. La marquise reçut des échymoses nombreuses, le sang coulait en abondance. » Ici, comme dans « La confession d'une jeune fille », la scène sexuelle est l'élément actif du drame ; mais, à la différence de la nouvelle, la femme n'est pas seulement, comme la mère, la spectatrice occasionnelle et horrifiée, elle en est aussi l'enjeu,, la condition obligée du plaisir. Alors que dans la nouvelle il y avait. une opposition et une lutte entre les bons et les mauvais sentiments, entre l'amour et les impulsions sexuelles, dans le 24. Cest par ces mots que Proust indique à ses correspondants, Hahn, les Bibesco, Fénelon, l'obligation de discrétion absolue. 25. Cor* VI, lettre 127.
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projet de pièce il y a cohésion par complémentarité. Tout comme la haine n'exprime que le dépit amoureux, le sadisme moral est un complément de l'amour. L'intensité de la jouissance qui l'accompagne est fonction de l'amour qui l'inspire. L'ambivalence des sentiments déjà présente et même soulignée dans les exemples précédents revêt ici un caractère de nécessité. Le héros ne commet pas seulement le mal malgré ses bons sentiments, mais à cause d'eux. C'est parce qu'il éprouve une affection immense pour sa femme qu'il a du plaisir à la salir. Mais il faut remarquer que l'acte sexuel est d'abord verbal. Il en est ainsi dans la crise de Charlus, alors que dans la nouvelle la scène sexuelle silencieuse s'adresse, ainsi que le souligne le miroir, uniquement aux yeux. Le sadisme s'accomplit ici délibérément, par l'intermédiaire du discours. Le langage est l'instrument de l'outrage subi par la personne aimée, de sa dégradation. Pourtant, l'acte se commet en l'absence de la victime et, cette fois-ci, comme dans la nouvelle, les conséquences réelles n'ont pas été voulues ; mais, contrairement à ce qui arrive dans la nouvelle, la victime demeure en apparence indemne. Par contre, l'auteur de l'attentat, comme dans la nouvelle, et à l'exemple de Van Blarenberghe, se suicide. Pourtant la mort, celle de la victime, se laisse pressentir dans le sillage que les mots, en passant, laissent derrière eux. Il y a d'abord quelque chose de fantomatique dans la femme qui entre sans être entendue et assiste sans rien dire, comme une ombre, au spectacle de son avilissement. Nous ne savons pas si sur scène, à l'exemple de Mme Van Blarenberghe — ou de € beaucoup d'autres mères » — à l'adresse non de son fils mais de son mari, elle se fût écriée : « Qu'as-tu fait de moi ? » ou si, comme la mère de « La confession d'une jeune fille », elle l'eût regardée hébétée. Du moins, comme cette dernière, elle tombe. C'est même en fin de phrase et du fait de l'arrangement syntaxique que le verbe en troisième personne, mais détaché de son pronom, € tombe », tombe. « Elle ne peut en croire ses oreilles et ses yeux, tombe ». « Puis elle quitte son mari », continue Proust sans transition, un peu comme on dit que ceux que nous avons aimés nous ont quittés, comme il le dit lui-même dans la lettre à Barrés. J'ai maintenant la double torture de penser qu'elle a pu savoir avec quelle anxiété elle me quittait... Et dans la lettre à Montesquiou que nous avons déjà citée :
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Mais me quitter pour l'éternité, me sentant si peu capable de lutter dans la vie» a dû être pour elle un bien grand supplice aussi. Un peu plus haut, il use encore du même terme : Je l*ai vue souffrir, je peux croire qu'elle a su qu'elle me quittait et qu'elle n'a pu me faire les recommandations qu'il était peut-être pour elle angoissant de taire, j'ai le sentiment que par ma mauvaise santé j'ai été le chagrin et le souci de sa vie. Le même mot réapparaît plus tard, dans une lettre adressée à son ami de Lauris, peu après que celui-ci a perdu sa propre mère, événement auquel Proust participa intensément. (...) ce que vous me dites des images de votre Mère dans votre mémoire. En ce moment, je sais bien que c'est plus facile à dire qu'à faire, ne cherchez pas à la voir car vous ne la verrez jamais que trop tristement malade, peut-être morte, et surtout si vous vous efforcez trop vous ne pourrez pas vous la représenter. Maman a connu ce supplice, ne jamais revoir sa mère, ni penser, quand elle voulait y penser, si ce n'est dans un éclair de son sommeil, et encore si cruellement. Les yeux du souvenir finissent par ne rien voir quand on les fixe trop. En ce moment tâchez .simplement de vivre, de survivre, en laissant tout cela se faire en vous sans collaboration de votre volonté et les douces images renaîtront d'elles-mêmes pour ne plus jamais vous quitter26. Cette lettre qui, par le rapprochement entre l'expérience que Proust fit d'une sidération mnésique après la mort de sa mère et l'expérience que celle-ci lui dit être si douloureuse de sa propre mère, présage le dédoublement opéré dans le roman de celle-ci en mère et en grand-mère 27 ; il annonce surtout le passage de l'arrivée du second séjour â Balbec, quand le narrateur entrant dans sa chambre se trouve soudain envahi par le souvenir de sa grand-mère dont l'image, lui en restituant la présence quasi physique, lui apprend qu'elle est réellement morte. Cet exemple, entre tous ceux innombrables que l'on peut trouver, prouve le rôle essentiel que joua la correspondance dans 26. Cor. VII, lettre 43. 27. On trouve une autre source de dédoublement dans le texte que Proust écrivit en hommage à Mme des Rosières, grand-mère de son ami Robert de Fiers. Il attribue à la grand-mère et au petit-fils une anxiété que la correspondance nous apprend avoir été celle que se causèrent Marcel Proust et sa mère : « Je suis sûr que depuis longtemps Robert et elle sans jamais se le dire devaient penser au jour où ils se quitteraient »
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l'invention, la délimitation et le développement des thèmes de l'œuvre future. Comme si, pour qu'en soit possible l'écriture, il fallait qu'il existât une inscription antérieure, première, originale, c'est-à-dire la découverte en quelque sorte dé hasard d'une pensée, d'une image, d'un thème, par la trace spontanée qui en est faite et qui renvoie, comme par un miroir, un su de ce qui n'était encore, avant sa formulation quasiment fortuite, qu'un insu. On le sent bien, les lettres de Proust permettent l'indexation, le marquage, la mémorisation et le développement conscient et inconscient de ce qui aurait été perdu, charrié par le seul courant de la pensée. Et l'existence de cette première inscription dépend de l'adoption d'une position d'écriture. Elle en est la condition. La maladie, le mode de vie inhabituel, les heures inversées obligèrent Proust à ajouter, sinon heureusement à substituer tout à fait, aux propos éphémères, hasardeux et illusoires des rencontres, ceux à la fois plus spontanés puisque celui qui les tient, dans la solitude, est en position d'entendre les propositions qui se pressent dans son esprit, et plus concertés par le choix nécessaire et l'effort de formulation. La correspondance fut l'occasion d'une première inscription28. Mais, surtout, si l'on rapproche le paragraphe de la lettre à Lauris de l'arrivée du second séjour à Balbec — ces quelques pages que Proust a éprouvé la nécessité de grouper sous le titre de « Bouleversement de toute ma personne », essentielles pour comprendre la naissance de La recherche, son impulsion initiale (le chapitre prend du reste le titre € Les intermittences du cœur » que Proust songea à donner à l'ensemble de son œuvre) —, la raison de l'opposition mémoire volontaire et mémoire involontaire, dont la notion, le rôle furent contestés par certains et fétichisés par d'autres mais qui est demeurée somme toute mystérieuse au regard de l'importance que Proust lui assigne dans son œuvre à la fois comme fondement esthétique (et la préface du Contre Sainte-Beuve, € j'attache de moins en moins d'importance à l'intelligence », est à ce point de vue fondamentale), comme expérience inaugurale, fondatrice et déterminante, ordonnatrice de sa composition et de son développement, se trouve éclairée par des motivations psychologiques singulières. A l'occasion d'un événement fortuit similaire à celui que raconte le narrateur à propos de sa grand-mère, Proust dut 28. L'importance de la correspondance introductrice à une position d'écriture est marquée dans La recherche par le rôle assignée à celle de Mme de Sévigné.
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retrouver la réalité vivante de sa mère, expérience autrement bouleversante en effet que celles accompagnant les autres manifestations de mémoire involontaire, puisqu'elle ajoutait à la restitution vivante d'un moment du passé, au redéploiement des motifs entrecroisés de la mémoire et à la soudaine révélation de la dimension du temps, le visage inéluctable de la mort, rendue plus cruelle encore par l'hallucination féroce du vivant. Je venais, en la sentant, pour la première fois, vivante véritable, gonflant mon cœur à le briser, en la retrouvant enfin, d'apprendre que je l'avais perdue pour toujours. Perdue pour toujours (qui sonne comme le « Mort à jamais ?» de Bergotte). Immédiatement dans ce passage la réalité vivante que restitue le souvenir est annexée à la création littéraire : Cette réalité n'existe pas tant qu'elle n'a pas été recréée par notre pensée (sans cela les hommes qui ont été mêlés à un combat gigantesque seraient tous des grands poètes épiques). et un peu plus loin, dans le rêve que le narrateur fait durant la nuit qui a suivi cet événement où, comme à Enée Anchise, sa grand-mère apparaît d'une vie diminuée aussi pâle que le souvenir, celle-ci apprend que son petit-fils est en train d'écrire un livre et « elle est bien contente ». Ce passage a d'ailleurs quelque chose d'exemplaire et d'unique dans toute l'œuvre par la superposition qu'il opère entre une scène décrite comme réelle lors du premier séjour à Balbec et sa répétition comme effet de mémoire au moment du second séjour. Il présente donc dans une condensation significative, comme le serait un échantillon, ce temps que l'œuvre une fois écrite aura permis de retrouver. Mais si dès cet instant, donc, l'expérience de la mémoire involontaire est liée à l'œuvre, proposée comme déterminante, condition de celle-ci et, dans son essence, analogue à elle — l'écriture n'étant alors, malgré l'évident paradoxe, qu'une immense pratique, un monstreux développement de celle-ci, c'est que cette expérience était d'abord celle de la mort de sa mère, sous l'autorité de laquelle Proust, en écrivant, allait se placer désormais. 29. RTPllp. 758.
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En privilégiant l'opposition entre mémoire volontaire et mémoire involontaire, en faisant de celle-ci l'inspiratrice, la source de vérité et l'objet de l'intrigue (car A la recherche du temps perdu raconte les différentes étapes ponctuées par les révélations les accompagnant successivement qui conduisent le narrateur du désir d'écrire à la découverte de l'écriture comme pratique généralisée de la mémoire involontaire), il plaçait son œuvre sous l'invocation de sa mère, il élargissait un moment privilégié (celui d'une résurrection éphémère associée à la découverte de la réalité de la mort) à la dimension d'une vie, et une expérience limitée à celle d'une oeuvre. Il payait à sa mère la dette qu'il avait contractée lorsqu'il avait enchaîné son désir d'écrire à un souhait de mort. Les textes groupés sous le titre de Contre Sainte-Beuve permettent de deviner ce qui s'est passé avant que Proust ne s'engage dans La recherche. On l'a vu, la plupart des matériaux qui serviront à bâtir La recherche ont été dégagés peu à peu par les différentes tentatives romanesques et par la correspondance. La mort de sa mère a rendu possible la dénudation qui était dès l'origine en jeu avec la position d'écriture. On peut presque le mesurer déjà dans la transformation qui s'opère de « La confession d'une jeune fille * au projet de pièce avec Peter. Cependant, on peut présumer que si Proust une fois de plus abandonne la rédaction de 1908 et, après Les pastiches, se replie sur un projet critique, c'est qu'il lui manque encore ce qu'on peut appeler de divers noms : composition, sens général, philosophie de son œuvre, signification ultime, quelque chose qui permette d'organiser et He centrer les matériaux dont il dispose. Or, les manuscrits retrouvés nous apprennent que c'est au moment où Proust infléchit son projet de critique contre Sainte-Beuve, et d'un essai objectif, sous le coup d'on ne sait quel appel, le transforme en une conversation avec sa mère, c'est donc bien au moment où il apprend par un retour fécond que tout ce qu'il dit, c'est-à-dire tout ce qu'il écrit, s'adresse à sa mère comme si elle était vivante, qu'elle en sera la destinataire, l'interlocutrice et la lectrice, que l'écriture de La recherche commence vraiment et que Proust, selon son expression, « décolle », avec seulement ce temps de retard nécessaire pour que le mobile prenne de la vitesse. Dans la lettre de 1909 à Mme Strauss, si souvent citée, il peut à juste titre dire qu'il vient de commencer et de finir un long livre, puisque l'événement qui a permis qu'il prenne naissance sera décrit à la fin de l'ouvrage comme
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condition de sa future existence. Il ne s'agit pas de la découverte de la mémoire involontaire — qui était déjà reconnue, sinon nommée, on Ta vu, dès « La confession d'une jeune fille » sous l'aspect combien révélateur du baiser à la mère —, ni même de son sens, celui qu'il aura pourtant dans La recherche, mais de son contenu particulier. Ou plutôt son sens n'est pas séparable de son contenu. Il fallait tout un long trajet dans la durée duquel devait s'insérer l'événement terrible de la mort de sa mère pour que l'expérience qui avait été si précisément délimitée dans le « baiser aux Oublis » devînt l'élément moteur d'une œuvre qui faisait de la mémoire l'expérience même de la vérité. La mémoire involontaire, si insistante qu'en soit dans La Recherche la théorisation, est d'abord la métaphore et le concept dévié du moment inaugural où Proust fit coïncider l'extase d'un événement mnésique qui avait la mère pour objet au sens qu'il convenait de donner à son œuvre. C'est bien ce que laisse pressentir le passage où le narrateur retrouve, pour un souvenir spontané, la réalité vivante de sa grand-mère : Cette impression si douloureuse et actuellement incompréhensible, je savais, non pas si j'en dégagerais un peu de vérité un jour, mais que si, ce peu de vérité, je pourrai jamais l'extraire, ce ne pourrait être que d'elle, si particulière, si spontanée, qui n'avait été tracée ni par mon intelligence, ni atténuée par ma pusillanimité, mais que la mort elle-même, la brusque révélation de la mort, avait comme la foudre, creusée en moi, selon un graphique surnaturel, inhumain, comme un double et mystérieux sillon30. Le pavé inégal, le tintement d'une cuiller, le goût de la madeleine trempée dans du thé, sont les satellites visibles pour le lecteur de l'énorme masse autour de laquelle ils gravitent, invisible et aveuglante, qui n'est autre que l'œuvre, assimilable dans son ensemble à une interminable conversation et même à un monologue qui, analogue à l'appel désespéré adressé au moment du coucher à sa mère afin que par la répétition du baiser soit recueilli l'essence d'une ineffable jouissance que la mémoire permettrait d'éterniser, n'en finit pas d'épuiser l'instant d'une improbable résurrection. La recherche, qui sans la mort de la mère aurait pu ne pas être 30. JOT>n t p.759.
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écrite, est placée tout entière sous son regard. Comme il en est des personnes disparues que nous avons aimées et dont nous mettons la photographie sur un meuble, à un endroit où même à nos yeux distraits ils se rappelleront sans cesse à notre pensée sans que nous nous rendions compte que nous nous mettons sous leur surveillance, il la faisait destinataire de chacune de ses phrases, de chacun de ses mots, de chaque pensée qu'il n'eût pas de son vivant — car cela lui aurait fait « trop de peine » — songé à lui adresser. Une peine différente — mais tellement? — de celles que le narrateur se rappelle avoir causées au moment où le souvenir de sa grand-mère le submerge. Il évoque la contraction qui apparaissait sur le visage de celle-ci : Mais jamais je ne pourrai plus effacer cette contraction de sa figure, et cette souffrance de son cœur, ou plutôt du mien ; car comme les morts n'existent plus qu'en nous, c'est en nousmêmes que nous frappons sans relâche quand nous nous obstinons à nous souvenir des coups que nous leur avons assenés. Et le narrateur poursuit par un aveu étrange, paradoxal en effet, fou, fou de cette terrible et incompréhensible logique de l'amour : Ces douleurs, si cruelles qu'elles fussent, je m'y attachais de toutes mes forces, car je sentais bien qu'elles étaient l'effet du souvenir que j'avais de ma grand-mère, la preuve que ce souvenir était bien présent en moi. Je sentais que je ne me la rappelais vraiment que par la douleur, et j'aurais voulu que s'y enfonçassent plus solidement encore en moi ces clous qui yrivaientsa mémoire51. La remémoration de ces douleurs infligées — dont il n'est pas assuré qu'elles viennent de la pure exploitation de la mémoire involontaire (qui montre ici une fois de plus son caractère paradoxal), faut-il penser que la position d'écriture en permette l'accès naturel, ou qu'elle en soit la condition nécessaire ? On imagine que le narrateur, à travers un indéfini ressassement, s'il faut qu'il ne cesse de se souvenir, se remémore toutes les occasions de peine qu'il lui fit, et aussi celles qu'il lui dissimula pour éviter de la peiner, ou causer cette peine extrême 31. ^2PII,p.759.
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qui eût fait souhaiter à celle-ci, à l'exemple de la mère de « La confession d'une jeune fille » ou de la femme de la pièce, préférer disparaître, mourir. Étrange pratique qui consisterait à réitérer les circonstances d'un meurtre virtuel pour s'assurer que le mort — ou la morte — peut à tout instant surgir, pourvu de cette réalité vivante que la mémoire involontaire a, à l'improviste, restituée, et défier la mort plus terrible, plus définitive et celle-là impardonnable, de l'oubli. Je ne "cherchais pas à rendre la souffrance plus douce, à l'embellir, à feindre que ma grand-mère ne fût qu'absente et momentanément invisible, en adressant à sa photographie (...) des paroles et des prières comme à un être séparé de nous mais qui, resté individuel, nous connaît et nous reste relié par une invisible harmonie. Jamais je ne le fis, car je ne tenais pas seulement à souffrir, mais à respecter l'originalité de ma souffrance telle que je l'avais subie tout d'un coup sangle vouloir, et je. voulais continuer à la subir, suivant ses lois à elle, à chaque fois que revenait cette contradiction si étrange de la survivance et.du néant entre-croisés en moi52. Ainsi se précisent peu à peu les termes d'Un terrible syllogisme. Car, si c'est pour perpétuer dans la réalité vivante, que la mémoire involontaire lui avait un jour restituée, le souvenir de sa mère et se placer sous son invocation que Proust entreprend son oeuvre, mais si d'autre part, pour en conserver active l'image, il ne faut cesser de se souvenir des coups qui lui furent portés, des peines qui lui furent causées; alors, l'œuvre écrite dut coïncider avec cet acte de pieuse violence et s'identifier avec un interminable aveu, avec l'accomplissement d'une meurtrière dénudation. Elle est tout entière prise entre la rumination du remords et la provocation d'une transgression réitérée. Écrire, c'est redoubler ce qui, écrit du temps de la vie de la personne qui en est le seul véritable destinataire, aurait été un acte meurtrier; c'est ajouter à la mort une nouvelle puissance mortelle ayant le pouvoir de prêter vie à la mort; c'est, comme le sacrilège qui se soutient de l'existence du dieu, profaner le mort pour en préserver la survie. Les protagonistes réels et symboliques et les éléments du décor de la scène de Montjouvain sont maintenant réunis. 32. RTP II p. 759.
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Empruntant aux deux scènes qui l'ont précédée les données de l'action, elle en fait la synthèse. L'acte meurtrier de « La confession d'une jeune fille» s'est accompli et M. Vinteuil, comme la mère de la nouvelle, n'a pu survivre au chagrin que lui causait les mœurs de sa fille — chagrin auquel, par une condensation pleine de sens, la mère du narrateur participe : Ma mère se rappelait la triste fin de vie de M. Vinteuil, tout absorbé d'abord par les soins de mère et de bonne d'enfant qu'il donnait à sa fille, puis par les souffrances que celle-ci lui avait causées (...)• Quand elle évoquait toute cette détresse suprême (...), elle éprouvait un véritable chagrin et songeait avec effroi à celui, autrement amer, que devait éprouver Mlle Vinteuil, tout mêlé du remords d'avoir peu à peu tué son père53. Ces remords ont la même origine que ceux que le narrateur éprouve quand il pense à sa grand-mère et Proust à sa mère, tandis que les chagrins de M. Vinteuil sont ceux que, dans « Les sentiments filiaux d'un parricide », Proust suppose avoir attristé la vie de bien des mères. Il existe bien, par la nature des sentiments qui les animent et par leur cause, des ressemblances entre la mère de Proust et Vinteuil, et les souffrances que l'auteur prêtait à la première inspirèrent sans doute celles qu'il attribua à son personnage. D'ailleurs entre Santeuil et Vinteuil, le rapport n'est peut-être pas seulement numérique. Les remords de Mlle Vinteuil, est-ce elle qui les ressent ou ne lui sont-ils prêtés que par la mère du narrateur et par son père ? Il semble alors que les remords exercent leur action, si l'on peut dire, au deuxième degré. Mlle Vinteuil éprouvant moins des remords pour ce qu'elle fait que pour la souffrance qu'elle occasionne de ce qu'elle fait, et des remords qu'on lui prête de ce qu'elle fait. Il y a là un bien curieux jeu de miroir, de réflexion, dont on retrouve évidemment le dispositif dès « La confession d'une jeune fille » : comme si la dépravation à laquelle celle-ci se livre n'avait pour but que de se produire, d'être mise en scène au moyen d'un miroir dont la disposition permettrait à sa mère d'y assister et dans lequel, nécessairement, la jeune fille verrait celle-ci apparaître. L'acte, le comportement répréhensible, vise une personne étrangère à la personne qui le commet; il s'adresse à la première par la souffrance que, de la sorte, il occasionne. Mais la souffrance, comme le remords, se situe au deuxième degré. Car elle 33. RTPl, pp. 159-160.
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est moins causée par le spectacle de l'acte que par la souffrance que serait censée éprouver celle qui agit en imaginant la souffrance qu'éprouverait la personne qui y assiste imaginant la souffrance qu'éprouverait celle qui agit à l'idée qu'elle y assiste. Aussi tout acte répréhensible — et, puisqu'il s'agit d'amour, ce ne peut être qu'un acte sexuel — s'adresse au tiers aimé ; il a une fonction de langage : il est déjà un aveu, une provocation, un reproche, une demande, un appel. Dans le projet de pièce, le personnage ne jouit pas parcç qu'il est avec des putains, il jouit d'être avec des putains devant le tiers, sa ferrtme en l'occurrence, qu'il convoque par des paroles outrageantes. L'arrivée de la femme ne sera que l'accomplissement dans le réel du désir que le fantasme met en scène. Mais le véritable enjeu, et le paradoxe de cet acte de supplication, qui exige la présence de l'autre, qui le convoque, le prend pour témoin, et dans l'imaginaire se montre en tout cas encore plus efficace que l'appel à la mère quand elle refusait le baiser, c'est qu'il peut avoir l'abandon pour sanction comme dans le projet de pièce de 1906, ou la mort comme dans « La confession d'une jeune fille ». Mais la mort elle-même n'est qu'une forme, peut-être plus absolue, mais dans son essence non différente, de l'absence que la provocation, le chantage, l'outrage avaient pour but de nier, d'atténuer, de défier, de supprimer. La mort n'est alors qu'un degré supplémentaire de l'absence et, dans notre théâtre intérieur où nos sentiments, nos affections sont bien plus puissants que les objections que nous oppose la réalité, elle peut être vécue comme une privation, une punition, une méchanceté supplémentaire que nous inflige celui dont nous ne supportions pas l'absence mais qui, sa vie durant, nous a pour mille raisons et de mille manières si cruellement manqué. Sans doute la mort de Mme Proust était-elle encore trop récente pour que dans l'argument de la pièce de 1906, bien qu'elle en fût la source, elle apparaisse autrement qu'à travers les jours que laissent passer les ambiguïtés de la langue. Mais même si Proust, à cette époque, n'avait pas reçu l'illumination de la mémoire involontaire, qui sait s'il ne tâchait pas, en réitérant donc par des moyens déviés l'appel ancien, d'en rallumer déjà lé souvenir par le ressassement blasphématoire des coups qu'il lui avait portés54. Dans la scène de Montjouvain, la transfigura34. On songe bien sûr aux meubles de tante Léonie donnés à une tenancière de bordel comme le furent a Albert de Cuziat certains de ceux ayant appartenu à ses parents : « Suppliciés par le contact cruel auquel je les avais livrés sans défense. J'aurais fait violer une morte que je n'aurais pas souffert davantage. »
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tion de la pièce de 1906 s'explique par les transformations que subirent les douleurs premières du deuil et les rétorsions qu'elles supposaient à rencontre de la disparue en la morose délectation d'un culte. La pièce d'ailleurs est encore présente dans la scène de Montjouvain, quoique ironiquement désignée : C'est à la lumière de la rampe des théâtres du boulevard (...) qu'on peut voir une fille faire cracher une amie sur le portrait d'un père qui n'a vécu que pour elle. et par un retour à l'envoyeur, justifiant Proust d'avoir eu une si curieuse idée de pièce : Il n'y a guère que le sadisme qui donne un fondement dans la vie à l'esthétique du mélodrame35. Mais la scène de Montjouvain, par-delà la pièce de théâtre, retrouve le dispositif de la nouvelle, et l'image que le miroir ne peut plus capter s'est déposée dans la photographie — une photographie comparable à celle que le narrateur évoque quand il vient de retrouver vivant le souvenir de sa grand-mère. Entre-temps, Proust avait commencé son œuvre. La scène de Montjouvain — qui, tout comme la vision en abîme du narrateur en train d'observer Mlle Vinteuil se livrant avec son amie à un acte qui unit à la fois l'amour, la jouissance, la commémoration, le culte des morts et la profanation, montre dans les images immobiles qu'elle reflète, projetées dans les ténèbres de la nuit, la présence de l'œuvre, son sens et son destin —, la scène de Montjouvain figurait, dans une scène imagée semblable aux images de Geneviève de Brabant, de Golo et de Barbe-bleue que le narrateur avait vues se projeter sur le mur de sa chambre, ce que l'œuvre était en train de montrer. Car si la mort de sa mère avait rendu possible l'accomplissement d'un désir d'écrire qui, vivante, par les aveux qu'il supposait, l'eût tuée, en l'accomplissant Proust redoublait d'un meurtre le meurtre virtuel ; il ajoutait à celui-ci la malédiction d'une profanation. Si écrire c'est se résoudre à « tout dire », c'est presque malgré soi donner accès à ce que l'on sait que l'on aurait d'abord dérobé à la vigilante, à la scrupuleuse, à l'inquiète inquisition des parents, alors, en écrivant, nous nous mettons dans la situation où nous serons quand ils seront morts et que, dans l'ordre de 35. RTPltp. 163.
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cette pensée magique qui, malgré nos forfanteries, nos dénégations et nos haussements d'épaule, ne nous abandonne jamais tout à fait, nous serons devenus intégralement lisibles à eux. Plus rien de nous ne leur sera caché et ils apprendront alors à connaître, à mesure que nous les découvrirons, ces coups qu'ils nous auront eux-mêmes portés, ayant fait de nous ces êtres pas tout à fait achevés, mutilés, malades, nerveux, pervers, et ils sauront les coups affreux que nous leur aurons à notre tour portés et ces coups redoublés dont nous continuerons, en écrivant, de les frapper, qui «riventen nous leur mémoire ». Si leur mort est la condition pour que nous existions de cette existence plus vraie de l'écriture, alors, en écrivant, nous nous acharnons sur ce qui reste d'eux en nous acharnant sur nous-mêmes et nous franchissons les dernières limites des égards que nous leur devons. Nous n'aurions pu accepter de leur infliger quand ils étaient vivants de si terribles blessures ; morts, ils nous condamnent à perpétrer sur eux l'infamie d'une profanation. La scène de Montjouvain, dont on a tout lieu de croire qu'elle fut la transposition dans la dimension romanesque d'éléments autobiographiques, peut être aussi considérée comme la figuration, la parabole qui concentre dans son tableau (on a appris au cours du récit que les parents du narrateur s'étaient absentés, que celui-ci, ayant eu la possibilité de s'attarder, s'était endormi, avant d'avoir à son réveil tout le loisir d'observer à travers la fenêtre entrouverte le comportement de Mlle Vinteuil avec son amie), les conditions auxquelles Proust — mais peut-être avec lui tout écrivain — dut répondre et les enjeux que comportait l'acte d'écrire. Sans doute, plus que toute autre, ces pages durent lui coûter et, malgré leur importance en effet pour la composition de l'œuvre, on peut supposer qu'en les écrivant il répondit à l'irrésistible sommation de l'écriture intransitive de tout dire, qu'il mesura la terrible injonction qui lui était faite, le destin qui lui avait été assigné. Il pouvait maintenant prendre la place qu'avait occupée sa mère. Il mourrait du même chagrin qu'en écrivant il lui avait infligé. Son œuvre faisait de lui sa propre mère : L'organisation de ma mémoire, de mes préoccupations était liée à mon œuvre, peut-être parce que (...) l'idée de mon œuvre était dans ma tête, toujours la même, en perpétuel devenir. Mais elle aussi m'était devenue importune. Elle était pour moi comme un fils dont la mère mourante doit encore s'imposer la fatigue
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de s'occuper saas cesse, entre les piqûres et les ventouses. Elle l'aime peut-être encore, mais ne le sait plus que par le devoir excédant qu'elle a de s'occuper de lui. Chez moi, les forces de l'écrivain n'étaient plus à la hauteur des exigences égoïstes de l'œuvre36 Ce n'était pas la première fois que Proust observait, à cause de leur ressemblance, le transfert qui paraît s'opérer d'une personne d'un sexe à une personne d'un autre sexe d'une même famille, telle M. de Charlus entrant pour la première fois chez les Verdurin, donnant à voir sa sœur, Mme de Marsantes, « tant ressortait à ce moment la femme qu'une erreur de la nature avait mise dans le corps de M. de Charlus ». Ces identifications, ou plutôt ces incarnations semblables à la transsubstantation de l'hostie, offrent au mort sans défense les prestiges et les séductions d'une sépulture vivante et, sous ces espèces particulièrement prédisposées à l'homosexualité, l'exposent à des formes de profanation auxquelles, vivant, il n'aurait certainement pas eu l'invention de songer. Au moment où elle [Mlle Vinteuil] se voulait si différente de son père, ce qu'elle me rappelait, c'était les façons de penser, de dire, du vieux professeur de piano. Bien plus que sa photographie, ce qu'elle profanait, ce qu'elle faisait servir à ses plaisirs mais qui restait entre eux et elle et l'empêchait de les goûter directement, c'était la ressemblance de son visage ( . . . ) • En faisant du narrateur le spectateur de la profanation à laquelle se livre Mlle Vinteuil, comme il le serait de Charlus dans la maison spécialisée de Jupien, Proust recula devant l'extrémité d'un aveu total. Les raisons de l'art — qui ne sont plus tout à fait les nôtres — et d'autres, le retinrent d'écrire ce qui aurait mérité, dit-il, un chapitre à part : Au reste, peut-on séparer entièrement l'aspect de M. de Charlus du fait que, les fils n'ayant pas toujours la ressemblance paternelle, même sans être invertis et recherchant les femmes, ils consomment dans leur visage la profanation de leur mère ? Mais laissons ici ce qui mériterait un chapitre à part : les mères profanées38. 36. 1OTMII, pp. 1041-1042.
37. RTPl,p. 164. 38. RTPllp.908.
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Ce chapitre, il le dissimula en le dispersant dans son œuvre. Il savait pourtant quels aveux étaient inscrits dans les pages qui la composaient et leur pouvoir mortel. Il savait qu'elles comportaient d'autres vérités encore qu'il n'avait fait que deviner et qu'après tant de délais, d'atermoiements, de tentatives interrompues, malgré les travestissements qu'il empruntait, il lui fallait ajouter à la profanation qu'il avait autrement pratiquée, en s'y acharnant cette fois jusqu'à l'épuisement, jusqu'à la mort, une nouvelle et, pour un écrivain, sans doute inévitable profanation.
II UN ENFANT DE NOÉ Ce que je n'arrivais pas à comprendre par rapport à moi-même m'a toujours semblé étrange. Freud à Martha, 29 octobre 1882. Excusez la longue lettre, c'est en l'écrivant seulement que je suis parvenu à la conscience de moi. Freud à Jung, 17 octobre 1909. ... cet état spécial de la mémoire que nous appelons l'inconscient. Freud, Moïse et le monothéisme, p. 170.
Je me suis parfois demandé si les insomnies dont il nous arrive de souffrir d'autant plus cruellement qu'elles se produisent de préférence quand nous sommes préoccupés, soucieux ou malheureux, nous ne devions pas les accueillir comme une faveur, certes importune, paradoxale, mais précieuse. Causées par l'état où nous sommes alors, par l'environnement de la nuit qui abolit nos repères et la juste perception de nos propres limites, par l'obligation que nous nous imposons de rester immobiles afin que ne soient pas rompus les fils ténus qui nous lient encore au sommeil, les pensées qui nous viennent alors, si moroses et mélancoliques qu'elles soient, si inéluctablement dramatiques et funestes qu'en paraissent les incontrôlables enchaînements, nous sentons bien que par le rythme de leur succession, par leur génie à varier sur d'obsédantes répétitions, par leur emprise insidieuse sur nous, par le pouvoir d'une impérieuse conviction conférant une certitude, une inquiétante imminence, une quasi-réalité à ce qui apparaîtrait autrement conjecture, improbable éventualité, appréhension facilement cpngédiable, sont irremplaçables et peut-être aussi indispensables à l'équilibre de notre vie mentale que, par exemple, la conscience que nous avons du mensonge. Grâce à ces pensées qui nous échoient au cours de nos insomnies, créatures d'une tout autre espèce que celles que le sommeil aura engendrées, nous avons une vue un peu moins
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distraite de notre destin, nous prenons la mesure de l'extrême par les perspectives en abîmes qu'elles se plaisent à multiplier reflétant, jusqu'à l'image ultime, indistincte, perdue, de notre fin, vertigineusement répétés, des instantanés qui illustrent les impasses de notre vie. Démunis des protections que nous assurent les jugements relatifs du jour et notre besoin de survivre, nous faisons enfin l'expérience de l'effroi. C'est au cours d'une de ces insomnies si fréquentes l'été dernier que la première phrase d'un texte que je voulais écrire sur Freud s'imposa à moi. J'en étais, malgré la peine du moment, bien content et il me vint à l'esprit qu'il y avait en elle une telle force de persuasion que craignant d'être oubliée, c'était elle qui avait causé mon réveil. Peu après je m'étais rendormi. C'est alors que j'avais rêvé. Je rendais visite à Freud. J'étais d'ailleurs tout à fait convaincu de l'honneur qu'il me faisait en acceptant de me recevoir et de répondre avec bienveillance à mes questions. Il était assis dans un rocking-chair devant une fenêtre et se balançait distraitement. A la question, la seule m'avait-il semblé, que je lui avais posée : « Vos relations avec Martha étaient-elles aussi bonnes qu'on le dit ? », il ne répondit pas directement, mais se penchant en avant comme s'il avait voulu me confier à voix basse un secret, il se contenta d'un long soupir entendu, souligné d'un regard appuyé qui ne fit que confirmer mes suppositions. Il est vrai qu'en utilisant « bonnes relations », je n'avais pas seulement en vue la tendresse qu'on aime à admirer dans les vieux couples, ni même la manière en tous points remarquable dont Martha, aux dires de Jones, remplissait pour l'édification émerveillée d'un Pfister ses devoirs de mère et de maîtresse de maison. Non, j'avais en vue ce qu'on ne saurait mieux traduire que par une intelligence entre des amants qui ferait de chacun d'eux le spectateur attentif, l'associé et le complice de l'autre. Intelligence à laquelle le jeune Freud aspire. On le sent dans les lettres qu'il envoie à sa fiancée dont il veut croire qu'elle partage, ou qu'il pourra lui faire partager, à mesure qu'elle s'enrichira, sa vision du monde. Cette intelligence, j'imaginais qu'elle était celle de deux amants qui, au cours d'un voyage aux enfers, auraient devisé aimablement et librement; le spectacle des âmes suppliciées, en leur rappelant certains aspects passés, non forcément les plus désagréables, de leur union, les amènerait à avoir d'eux-mêmes une connaissance nouveÙe. Au matin, en relation certainement avec les pensées du rêve, j'étais persuadé que Freud n'avait pas à s'expliquer davantage,
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qu'il m'avait communiqué ce qu'il avait à me faire comprendre. Et puis il était dans mon rêve si ressemblant que je ne pouvais m'empêcher d'ep être heureux. Évidemment, le rêve, en lui faisant suite, avait prolongé à sa manière les quelques mots que j'avais pensé devoir former la première phrase que, si j'avais répondu aux incitations de l'insomnie, j'aurais dû déjà livrer au lecteur : « Personne (ou nul) ne s'est autant que Freud exposé et dissimulé », disait-elle et il était incontestable que le soupir de Freud, ce silence bruyant, son regard et peut-être même un sourire entendu, illustraient le paradoxe — ou la contradiction — contenu dans l'énoncé de la nuit. Sans doute mon texte, si je l'avais commencé ainsi, eût-il présenté d'emblée une tournure plus neutre, plus théorique quoique énigmatique, ayant l'avantage de repousser l'intrusion fâcheuse du sujet écrivant, du «je» parfois haïssable parfois suspect et d'un emploi toujours dangereux pour un auteur. Dans ce cas précis cependant, moi qui craignais de déplaire aux psychanalystes et surtout de fâcher mes amis psychanalystes, j'avais le recours de me dire que l'utilisation immodérée et, dans ce cadre, déplacée de la première personne, était gage de prudence et même de modestie — de cette modestie, sans doute relative, de celui qui se croit autorisé à défendre un point de vue dont l'observation et l'expérience l'ont convaincu, sans se dissimuler qu'il s'agit d'un point de vue. Le « je » de renonciation n'avait-il pas d'ailleurs pour principal mérite d'atténuer l'effet de certitude résultant de toute assertion et d'éviter au lecteur de se laisser séduire par l'apparence d'une universalité produite par la neutralité de la formulation ? Cette phrase, d'ailleurs, ne donnait plus les motifs de satisfaction qu'elle m'avait apportés pendant mon insomnie quand je m'étais vu, grâce à elle, quitter enfin le port et, délivré de l'angoisse qui précède les entreprises incertaines, m'engager, selon les termes d'une métaphore usée mais somme toute assez juste, dans la navigation pleine d'aléas de la rédaction. Car maintenant, du fait de sa seule impulsion, elle paraissait me faire dévier de la direction que j'avais eu initialement l'intention de prendre. Deux vers de Goethe que Freud avait cités souvent m'étaient alors revenus : Le meilleur de ce que tu peux savoir. Tu ne dois pourtant pas le dire à ces garçons. Ils faisaient assez miraculeusement le lien entre la phrase que
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m'avaient suggérée les mystérieuses divinités de la nuit — phrase que je ne pouvais plus, désormais inscrite ici, récuser, et le projet que j'avais eu d'abord de commencer ce texte en montrant la fréquence des citations dans les écrits de Freud, l'importance qu'elles avaient pour lui, et le rôle qu'il leur assignait — ou encore les motifs d'une telle constance dans leur utilisation. Certes, il était d'usage, à l'époque, que médecins et savants illustrassent leurs exposés de citations bien choisies. De la sorte ils faisaient preuve de l'étendue de leur culture, mais aussi d'un humanisme de bon aloi destiné à adoucir les âpres vérités de la science. Mais, quand on lisait Freud, on se disait que l'utilisation de citations si nombreuses, si variées et si judicieuses devait correspondre à des motifs subjectifs bien plus essentiels. En ce sens, il n'eût pas été inutile, malgré l'étendue d'un travail fastidieux, de réunir l'ensemble des citations et des références présentes dans l'œuvre de Freud. Leur recensement systématique aurait contribué à préciser et à confirmer les goûts de Freud, ses admirations et la masse de culture littéraire sur laquelle la psychanalyse avait pris appui. A cause des rapprochements qu'elle aurait permis et du jeu des classements (des citations elles-mêmes selon leurs auteurs, l'époque ou le genre : roman, poésie, histoire, mais aussi selon la nature des écrits de Freud où elles étaient insérées), cette lecture des textes d'emprunt, comme dans une sorte de vision indirecte donnant accès, si fragmentaires qu'ils soient, à des aspects ordinairement cachés, aurait aidé à deviner des arrière-pensées, une manière d'avouer et de dissimuler, tout un réseau d'associations qui se rattachaient évidemment aux contenus des ouvrages d'où les citations avaient été tirées ; ou bien elle aurait encore apporté des indications sur l'attitude d'esprit, les inclinations, les réserves de Freud. C'est ainsi que l'on pouvait remarquer que l'utilisation des citations dans ses lettres était très souvent le signe d'une distinction et d'une prédilection. Elle exprimait d'abord, comme dans la correspondance à sa fiancée, le besoin de faire partager son intimité ; ou bien elle témoignait de la confiance envers ceux qui devaient se compter parmi les familiers reçus sans cérémonie à sa table. Parfois, on avait l'impression que Freud, en introduisant dans sa lettre une citation, voulait marquer, par la courtoisie d'une faveur discrète, l'estime en laquelle il tenait son interlocuteur et lui faire savoir qu'il le reconnaissait pour un esprit proche, de la même manière qu'en l'accueillant dans son cabinet privé il lui eût tendu, pour la lui faire apprécier, une des pièces les plus précieuses de sa collection d'archéologie.
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Il y a certes mille manières d'user des citations. Loin d'essayer de lès intégrer dans la continuité de son texte, il semblait que Freud les apposait franchement, abruptement, cherchant, plutôt qu'à les effacer, à disjoindre les bords. La citation n'était pas seulement mise en valeur, elle ressortait, elle établissait un dialogue bref avec le texte. De la sorte, par la distance qu'elle gardait avec lui, c'était comme un complément de sens qu'elle lui assurait. Mais on avait l'impression aussi qu'en donnant la parole à un autre, si brièvement que ce fût, Freud s'évitait les désagréments de se présenter comme l'auteur ou le garant d'une signification qu'il tenait malgré tout à introduire. Il pouvait y avoir de la précaution ou de la pudeur, de la réserve ou de l'humour : la citation (on le perçoit surtout dans les lettres des dernières années) permet de parler de nous comme on parlerait d'un autre, puisque c'est un autre, une autre voix qui, sans le savoir, parle de nous. Si l'on pouvait de la sorte présumer les avantages que Freud tirait de la citation, une utilisation si constante dans l'ensemble de son œuvre — et singulièrement dans sa correspondance qui, dans la forme écrite, représentait l'expression la plus spontanée de lui-même — avait en outre une tout autre portée. Elle démontrait que Freud avait à sa disposition un matériel littéraire assez considérable, mais surtout elle témoignait d'une fréquentation assidue de la littérature, d'une permanence de celle-ci qui constituait alors un environnement habituel. C'était comme si s'était établi entre Freud et la littérature un entretien continu, un dialogue ininterrompu dont nous aurions, nous lecteurs, en passant, surpris quelques bribes. Il y avait là malgré tout, si l'on suspend pour un temps tout ce qu'on a appris sur Freud, quelque chose de surprenant. Car cette familiarité avec la littérature, qui ne nous aurait pas autrement étonné de la part d'un écrivain, n'était pas celle d'un simple lecteur, d'un simple amateur. Sans doute, on s'est plu à juste titre à relever les relations étroites et les affinités qui unissent l'inconscient et la lettre; et si l'on a remis, en en renouvelant l'accent, la psychanalyse sur sa voie, on s'est moins préoccupé des arrière-fonds qui avaient permis la découverte d'une telle relation et de ses implications subjectives. En ce point, la correspondance, par ce qu'elle révèle autant que par ce qui est explicitement énoncé, est d'un enseignement irremplaçable. Elle nous apporte le témoignage, lettre après lettre, que
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Freud, tout au long de sa vie, malgré son travail, malgré les contraintes auxquelles sa célébrité et les soucis du mouvement analytique l'astreignirent, ne cessa de satisfaire une passion de la lecture. Dès les premières lettres il montre un goût marqué sinon exclusif pour la littérature. Et ce n'est pas sans émotion et sans émerveillement que nous découvrons que la première œuvre mentionnée, alors qu'il n'a pas encore seize ans, est Y Œdipe de Sophocle1. Mais si l'on peut encore attribuer cette référence à la docilité du bon élève soucieux de se conformer au programme des Humanités, lorsque le jeune Freud, curieux et fort excité de l'idylle que son ami ébauche avec une certaine Otilie, lui écrit : Il me plairait d'avoir deviné votre espérance; je lis les Odes d'Horace, vous les vivez2, on ne peut s'empêcher de songer à la sorte d'équivalence qui s'établit dans son esprit, et à la place qu'y occupe déjà la « Poésie ». Au temps de ses fiançailles, dans la lettre du 22 août 1883, il écrit à Martha : Je lis beaucoup et gaspille ainsi beaucoup d'heures; par exemple, j'ai entre les mains un exemplaire de Don Quichotte illustré par Gustave Doré et passe avec lui plus de moments qu'avec l'anatomie du cerveau5. Et le lendemain : Ainsi je viens de passer deux heures — il est maintenant minuit — à lire Don Quichotte et m'en suis donné à cœur joie4. Sa correspondance et ses écrits l'attestent : le commerce avec les œuvres littéraires ne s'interrompit jamais. Freud employait plus volontiers les termes de Dichter tt Dichtung, peut-être parce que dans ces mots étaient engagés les enjeux particuliers pour Freud de la chose littéraire, les formes variables de la fiction et la relation spécifique qu'elle entretient avec la vérité. C'est bien pourquoi Dichter désigne aussi bien le poète proprement dit que 1. « Lettres à Fluss > 17 mars 1873. Nouvelle Revue de psychanalyse. Gallimard, n° 1, printemps 1970, p. 176. 2. Ia\, 1*' mai 1873. 3. Sigmund Freud, Correspondance 1873-1939, Gallimard, 1966, p. 53. 4. /<£, p. 55.
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Fauteur de théâtre ou le romancier. On peut imaginer que Freud aimait à trouver dans les œuvres des confirmations de sa pensée et qu'il y cherchait peut-être des incitations, qu'il y trouvait un champ où développer son acuité d'analyste et sa propre perspicacité ; mais qu'en plus il scrutait en elles lesfiguresde son propre destin. Schur, racontant les derniers instants de la vie de Freud, remarque que « la phase finale commença lorsque lire lui dévint difficile. Freud ne lisait pas par hasard, il choisissait ses livres dans sa bibliothèque. Le dernier livre qu'il lut fut La peau de chagrin de Balzac. Lorsqu'il l'eut enfin terminé, il me fit cette remarque sur un ton détaché : « C'était juste le livre qu'il me fallait; il parie de rétrécissement et d'inanition5. » Le goût, le besoin de la lecture, un entretien constant avec les œuvres, une intégration, une assimilation à sa propre substance des textes de la littérature mondiale, dont les innombrables citations étaient le signe le plus sensible, avaient bien sûr pour corollaire une attention portée aux écrivains eux-mêmes, un intérêt pour les « sources » subjectives de ces œuvres. Intérêt dont on pourrait penser qu'il serait d'abord celui du psychanalyste intrigué de trouver dans les œuvres de fiction, presque en clair, ce qu'il eut tellement de mal à découvrir lui-même, et se demandant par quelle voie, en raison de quel don mystérieux, les romanciers et les poètes ont accès aux vérités de l'inconscient et surprennent les mécanismes ignorés des autres qui régissent le psychisme des hommes. Son intérêt pour les écrivains, dont on aura ailleurs de si fréquents témoignages, l'étude que Freud consacra à la Gradiva, grâce au cours narratif de son analyse et à la discussion dont elle est l'objet, permet d'en deviner les motifs qui ne coïncident peut-être pas tout à fait avec ceux que Freud énonce. Déjà, quand il déclare qu'il n'aurait jamais osé chercher la confirmation des résultats de ses recherches chez « les romanciers et les poètes6 » (traduction de Dicbter), il passe sous silence qu'il ne s'était pas seulement contenté de reconnaître chez un poète une des découvertes centrales de la psychanalyse, mais qu'il avait désigné celle-ci, pour lui donner le statut de concept, du nom de l'œuvre de celui-là. En outre, l'analyse d9Hamlet qui y Max Schur, La mort dans la vie de Freud, Gallimard, 1975, p. 621. 6. Sigmund Freud, Délires et rives dans La Gradiva dejensen, Idées/Gallimard, p. 190.
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figure une première fois dans une lettre à Fliess, avant d'être reprise comme celle df Œdipe publiquement dans Uinterprétation des rêves, reposait sur l'idée que le renforcement du refoulement depuis l'époque de Sophocle et la complexité parallèle des formations de compromis contribuaient au développement de l'intrigue. En 1898 encore, toujours dans les lettres qu'il adresse à Fliess, il ébauche les analyses de plusieurs romans de C.-F. Meyer dans lesquels, à l'exemple de celle qu'il opère sur les rêves, il introduit la distinction entre des motifs latents et des thèmes manifestes et montre que ceux-ci, par le relais des fantasmes, étaient des déformations et des reconstructions de ceux-là et avaient leurs sources dans le propre inconscient de l'auteur. On pourrait donc supposer qu'en prétendant dans l'étude sur La Gradiva n'avoir jamais eu l'idée de chercher la confirmation de ses découvertes chez les romanciers et les poètes, Freud usant d'un procédé réthorique, avait pour but d'assurer le bon déroulement de sa démonstration. La Gradiva méritait cependant à plus d'un titre l'attention de Freud. A l'avantage d'avoir pour héros un personnage dont les traits psychopathologiques marqués avaient toutes les chances d'intéresser le spécialiste, elle ajoutait celui de présenter des rêves — ceux du héros — qui, artificiellement imaginés par le romancier, appelaient la curiosité de l'auteur de Uinterprétation des rêves et l'engageait à mesurer aux critères de la nouvelle science leur cohérence, leur vraisemblance, l'exactitude de leur élaboration. Enfin et surtout, l'intrigue de La Gradiva et la manière dont se développait le récit pouvaient être comparées aux différentes phases d'un traitement psychanalytique. Confrontation que Freud avait certainement en vue lorsqu'il écrivait que le romancier avait pris pour base de son œuvre cela même que lui, l'auteur, avait cru découvrir de neuf aux sources de l'observation médicale. Comment le romancier était-il parvenu au même savoir que le médecin, ou du moins, comment en était-il arrivé à faire comme s'il savait les mêmes choses7 ? Ainsi Freud s'affirme-t-il dans ce passage comme médecin face au romancier; et, constatant des proximités que l'analyse des délires et des rêves confirmait, c'était à bon droit qu'il se demandait d'où le romancier tirait son savoir. Dès le début de 7. La Gradiva, p. 190.
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son étude, Freud avait esquissé une première réponse, un peu floue, et évoquant dans ses termes le premier romantisme allemand : Mais les poètes et romanciers sont de précieux alliés, et leur témoignage doit être estimé très haut, car ils connaissent, entre ciel et terre, bien des choses que notre sagesse scolaire ne saurait encore rêver. Ils sont, dans la connaissance de l'âme, nos maîtres à nous, hommes vulgaires, car ils s'abreuvent à des sources que nous n'avons pas encore rendues accessibles à la science8. Ces « sources » mystérieuses seront à nouveau évoquées plus tard, quand Freud est sur le point de conclure : Si l'intelligence, qui a amené le romancier à créer son roman fantaisiste de telle sorte qu'il puisse s'analyser à la façon d'une réelle observation médicale, si cette intelligence est de l'ordre d'une connaissance, nous serions curieux d'en connaître les sources9. Mais quelques lignes plus loin, comme s'il n'avait posé sa question que pour énoncer une réponse qu'il connaissait déjà, Freud ajoute : Nous puisons sans doute à la même source, pétrissons la même pâte, chacun avec nos méthodes propres, et la conformité de nos résultats semble témoigner que nous avons tous deux bien , travaillé10. Il est vrai qu'entre-temps Freud avait laissé l'habit de l'homme vulgaire pour endosser celui apparemment plus flatteur de médecin. Mais non sans peine, comme si celui-ci, un peu étriqué, avait gêné la liberté de ses mouvements. Car, si « l'auteur de cette étude » affirme à différentes reprises avoir puisé son propre savoir aux sources de l'observation médicale, il n'en critique pas moins la médecine, la science médicale officielle, en la personne du psychiatre intégral. (...) La genèse du délire admise par le romancier tient-elle devant le Verdict de la science ? 8. La Gradiva, p. 127. 9. Id., p. 241. 10. Id.t p. 241.
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Notre réponse décevra peut-être toute attente, car il faut, malheureusement, en réalité, renverser les rôles; c'est la science qui ne tient pas devant l'œuvre du romancier. Entre les prédispositions hérédo-constitutionnelles et les créations du délire, qui apparaissent toutes faites, la science laisse subsister une faille que nous trouvons comblée par le romancier11. Reprenant donc l'opposition conventionnelle entre la science et la littérature, Freud ne se contente pas de donner l'avantage à cette dernière. Il se range résolument de son côté. Mais il n'accomplit ce pas que pour devoir admettre la suprématie finale de la science, représentée, il est vrai, par la psychanalyse. Car les vérités que les romanciers et les poètes ont su si bien traduire, dont ils donnent une vue si juste, si profonde et si attrayante, ils sont cependant incapables de les justifier et d'en reconnaître les sources. L'appendice de la deuxième édition de La Gradtva définira avec plus de précision le mode d'application de la psychanalyse à la littérature : se gardant de toute critique d'ordre strictement littéraire et de tout mode d'appréciation esthétique, elle est susceptible de dégager du contenu manifeste de l'œuvre les pensées latentes qui opèrent dans l'inconscient de l'auteur et de reconstruire les procédures de ce passage. Voici ce qu'en dit Freud : (...) L'investigation psychanalytique s'est enhardie et a abordé, encore à d'autres points de vue, la production littéraire. Elle n'y cherche plus seulement la confirmation de ce qu'elle a découvert chez les névrosés non créateurs; elle prétend encore apprendre à connaître avec quel fond d'impressions et de souvenirs personnels l'auteur a construit son œuvre, par quels processus ce fond a été introduit dans l'œuvre12. Il remarque encore au début du paragraphe suivant : Il s'est trouvé que ces questions ont pu le plus aisément être résolues chez ces écrivains qui s'abandonnent avec une joie créatrice spontanée à l'élan de leur imagination... Pour s'abandonner librement à l'élan de son imagination, il faut suspendre la censure et, dans le domaine de la production
11. La Gradtva, p. 242. 12. Id.9 p. 245.
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écrite — sans doute selon les voies et les conditions propres à celle-ci —, se conformer, au moins dans une certaine mesure, à la règle fondamentale de la psychanalyse en laissant passer tout ce qui se présente à l'esprit. Mais serait-ce alors convenir que le poète, le romancier, l'écrivain, celui dont l'œuvre se prête le plus volontiers à l'investigation analytique a pour modèle l'analysant ? Ou bien, si l'on admet que pour Freud l'invention du dispositif analytique était toute récente, l'engagement de «tout dire» réclamé à l'analysant avait-il plutôt pour antécédent l'attitude de l'écrivain qui, ne voulant pas se couper de son inspiration, doit se soumettre aux propositions de l'imagination ? La comparaison, cependant, ne se donne pas en des termes aussi simples. Si la position du romancier est proche de celle de l'analysant, elle rappelle aussi celle de l'analyste : Nous puisons sans doute à la même source (...) Notre démarche consiste en l'observation consciente des processus psychiques anormaux chez autrui, afin d'en pouvoir deviner et énoncer les lois. Le romancier s'y prend certes autrement; il concentre son attention sur l'inconscient de son âme à lui, prête l'oreille à toutes ses virtualités et leur accorde l'expression artistique, au lieu de les refouler par la critique consciente15. Il est vrai qu'il appartient à la nature de l'activité artistique que celui qui s'y exerce concentre son attention « sur l'inconscient de son âme à lui ». Cependant Freud est bien placé pour savoir que sa démarche à lui, psychanalyste, est loin de se limiter, ainsi qu'il l'affirme, « à l'observation consciente des processus psychiques anormaux chez autrui ». Nous savons bien — mais le lecteur de La Gradiva qui avait déjà pris connaissance de L'interprétation des rêves pouvait aussi s'en douter — que Freud, tout en ne visant pas à leur donner « une expression artistique », prêtait l'oreille aux virtualités de son inconscient. Si, dans ce cas, il ne dit pas toute la vérité (ce qui ne revient pas non plus à la cacher), est-ce bien, après avoir signalé tant de points de convergence, pour se démarquer du romancier, soit qu'il cherche à s'assurer auprès du public et de la société de la garantie d'un statut scientifique, soit que son étude sur La Gradiva ait pour origine un débat personnel intérieur? Un indice d'ailleurs nous saute aux yeux. Tout au long de ces pages, Freud n'use que rarement du nom propre de l'auteur de La Gradiva. Il lui préfère 13. La Gradiva, p. 242.
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le substantif de Dichter, mot générique, mot de fonction: De même il efface, mais en ce cas la chose nous paraît répondre aux usages de la politesse littéraire, son propre nom, soit qu'il se désigne sous l'expression de 1' « auteur de cette étude », soit qu'il se présente encore dans sa fonction de médecin ou dans celle d'agent de l'investigation analytique. L'emploi systématique du nom de Jensen aurait donné à l'étude de Freud la tournure d'une critique ou d'un essai littéraire. En le remplaçant par le terme de romancier, de Dichter, Freud élargit la discussion et la situe dans le cadre général qui lui convient; il fait de La Gradiva un exemple significatif des relations existant entre les recherches de la psychanalyse et les apports de la littérature. Mais ne peut-on pas ajouter que dans le terme de « romancier », même si c'est pour s'en écarter ou s'en exclure, se trouve circonscrit le cadre d'une possible appartenance (pour ne pas dire identification)? et qu'il l'évoque, ne serait-ce que sous la forme de la question qu'il implique et que le nom de Jensen n'eût pas permis de formuler : le romancier ferait-il un travail analogue à celui du psychanalyste, le psychanalyste un travail analogue à celui du romancier? Malgré son entrain, ses bonheurs de style, dont Jones fait grand cas14, la beauté de l'analyse du comportement des héros et de la cohérence de l'intrigue, et tous les signes du plaisir qu'il eut à écrire son étude, on a le sentiment que Freud éprouve une difficulté réelle à définir nettement les positions respectives du romancier et du psychanalyste, et que le mouvement de la discussion rend compte des propres variations de Freud, de ses hésitations, de son incertitude à se situer. Embarras qui tient peut-être à un non-dit, un impensé, un aveu celé, une dissimulation délibérée? Quand Freud s'étonne qu'il y ait dans l'approche des mécanismes psychiques, dans la description qu'ils en donnent, dans les conclusions qu'ils en tirent, une si remarquable concordance entre lui, le médecin, et le romancier, est-il sous l'effet, comme pourraient le laisser croire certains passages de son étude, de l'idée traditionnelle d'une opposition entre l'homme de science et l'homme de lettres, entre les pouvoirs intuitifs de l'imagination et l'observation, le raisonnement scientifiques ? Ou bien n'a-t-il pas au contraire reconnu que le psychanalyste et le romancier, chacun avec ses voies propres, ses 14. « 11 est écrit dans un style si élégant, si beau» qu'il mériterait d'être hautement prisé, ne serait-ce que pour ses séductions littéraires. > Jones, La vie et l'œuvre de Freud, P.U.F., 1961, t. II, p. 362.
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méthodes, se consacraient malgré tout au même objet, à la même activité ? Bien sûr, l'accentuation du caractère de fiction, de travail artistique et de plaisir portée par le mot Dichtung contribue-t-elle à occulter la conscience de cette activité commune. Lorsque Freud écrivit « ce petit travail » qui, selon ses propres mots « méritait l'éloge », « fait en des jours ensoleillés » et qui lui a « donné tant de plaisir », se livre-t-il à une occupation si différente de celle de Jensen « qui avait pris du plaisir » à écrire son petit roman « après avoir aimé à rêver dans la fournaise de midi à Pompéi », et s'être mis à écrire, « trouvant les choses comme toutes prêtes ». Il est vrai que l'activité spécifique que nous désignons par le terme d'écriture dont l'usage a rendu possible à la fois un redéploiement des genres littéraires, une redéfinition du travail de l'écrivain, et une meilleure approche des effets réciproques de celle-ci sur le sujet écrivant et de celui-ci sur ses énoncés, n'était pas au temps de Freud conceptuellement dégagée ; et il est vrai aussi que c'est bien la psychanalyse et en premier lieu Freud qui nous en auront fait saisir les implications, préciser le dispositif et comprendre le mécanisme et l'action. Faut-il penser que les hésitations, les incertitudes que l'on relève dans l'exposé de l'étude de La Gradiva tiennent à l'absence de cette notion, au fait que Freud ne l'avait pas à sa disposition ? Freud pourtant n'a cessé toute sa vie d'écrire. On ne sait s'il faudrait dire ardeur, assiduité, zèle, .besoin, manie, enfin autant dç mots qui expriment la présence en quiconque d'un désir trouvant dans l'acte qui l'accomplit les raisons de sa réactivation. Son œuvre publiée témoigne à peine de la place qu'occupa l'écriture dans sa vie, et du temps qu'il passa à écrire. Masse monumentale d'écrits d'après ce qu'on sait des archives freudiennes, correspondance immense dont on ne connaîtrait qu'une minuscule part. A côté des quelques dizaines de lettres déjà publiées, la correspondance avec Martha compterait quelque six mille lettres ; celle avec Ferenczi, qui n'est pas davantage accessible pour le moment, quinze cents. Tous ces écrits ne représentent encore que la partie de ceux qui furent épargnés, préservés, mis à l'abri (comme le fut la correspondance avec Fliess), hors de portée de la main iconoclaste de Freud qui détruisit par deux fois en 1886, en 1907, nous dit Jones, ses notes, son journal, ses manuscrits. Nous avons une idée de l'incessante activité d'écrivain de Freud par la lettre qu'il écrivit à sa fiancée le lendemain de la
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première destruction de ses papiers — lettre d'ailleurs révélatrice des ambitions qui s'y trouvaient évidemment incluses et dans lesquelles nous reconnaissons bien le détournement quasiment fatal de l'inscription présente dans un passé indéfini qui a nécessairement la mort pour horizon. Toutefois, je suis en train de mener à bonne fin un travail que j'avais projeté de faire et qui mettra un jour dans un cruel embarras une foule de gens qui ne sont pas encore nés mais qui naîtront pour leur malheur. Il entend par là, bien sûr, ses futurs biographes. Énumérant les différentes rubriques d'écrits sur lesquelles s'est portée sa fureur destructrice, Freud indique assez clairement qu'il ne croyait pas devoir limiter les ressources de l'écriture à la seule rédaction d'articles scientifiques : J'ai détruit toutes mes notes de ces quatorze dernières années, ainsi que les lettres, les extraits scientifiques et les manuscrits de mes travaux (...). Toutes mes pensées, tous mes sentiments relatifs au monde en général et à mes rapports avec lui en particulier ont été estimés indignes de durer. Freud entretenait donc bien avec lui-même une relation dont il pensait qu'elle devait passer par la médiation de l'écriture ; il était assez exigeant vis-à-vis de lui-même pour désirer donner à ses sentiments et à ses pensées « une expression écrite ». Mais, plus encore, par l'écriture, en leur donnant forme, il leur donnait existence. Initiation précoce. Si l'on tient compte des quatorze années mentionnées dans sa lettre, il commença à écrire dès l'âge de quinze ans. Ceux qui, si jeunes, prirent l'habitude d'écrire savent alors que, par l'effet de la seule application qu'exigea l'expression écrite — si maladroite qu'elle fût encore, inadéquate à un objet que l'on tentait de définir, de capter et de retenir —, certains événements à peine palpables, discrets et indifférents, parce qu'ils avaient été, on ne sait pourquoi, pris comme objets d'écriture, ou parce qu'ils s'étaient simplement profilés pendant qu'ils écrivaient, furent à jamais conservés, aussi inutiles et précieux qu'un coquillage ou une carte postale jaunie. Ils apprirent que des sensations fugaces, liées, à quelque impalpable souvenir, à l'empreinte de rares moments où, croyaient-ils, ils avaient enfin saisi l'essence véritable de leur être, parce qu'ils 15. Correspondance 1873-1939, p. 152, lettre du 8 avril 1884.
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avaient eu le besoin de les préciser, c'est-à-dire de les désenfouir, ce qui signifie aussi de les inventer, autant que sur le papier s'inscrivirent à jamais dans la mémoire ; et que des sentiments inspirés par nos proches, parce que nous n'avions pu autrement que de cette façon réservée, secrète et prudente, exprimer nptre colère, notre désarroi ou notre tristesse, demeurèrent en nous, fixés désormais, malgré notre désir de les effacer. Mais surtout, ceux qui écrivirent si jeunes ne pourront plus jamais oublier ces heures de nouvelle solitude qui s'associa pour eux à une étrange rencontre avec eux-mêmes dont ils percevaient, au-delà de toute complaisance, qu'elle contenait une promesse de vérité (pour autant que nous sentons que notre relation à nous, aux autres, est faite d'illusion, de tromperie, d'erreur, d'aveuglement). Alors, après les avoir connues, ils gardaient une telle nostalgie de ces heures où le corps est non pas replié, mais ployé et courbé, comme s'il avait pris, pour mieux la conserver, la forme de cet objet invisible qu'il avait cru un moment envelopper que, très souvent, il leur fallait, en retrouvant la même position recueillie, recréer un peu plus que le simulacre de ces moments incomparables. Si bien que beaucoup, soit qu'ils n'aient jamais cessé d'écrire, soit qu'ils n'aient pu s'en passer, intégraient à leur vie, jusqu'à en faire une habitude ou un automatisme, cette si curieuse façon de redire ce qui n'avait jamais été. dit. Mais on peut encore discerner dans le geste de Freud détruisant tous ses papiers un désir et une capacité de renouvellement. Il faudra tout repenser et j'avais écrit beaucoup de choses. Elles s'entassent autour de moi comme les sables autour du Sphinx, bientôt, seules mes narines en auraient émergé16. On dirait donc bien que c'est la nécessité où il était de continuer à écrire qui serait en partie la cause de la destruction de ses écrits passés. Nettoyage par le vide qui viserait aussi, une fois le résultat subjectif acquis, à effacer les inscriptions, afin non pas d'annuler les souvenirs, mais, comme ces grands ménages de printemps qui donnent au mobilier, aux objets, un éclat qui appelle notre attention et nous les redécouvre, de leur promettre une inscription neuve. Freud continue sa lettre en faisant part à sa fiancée de l'appréhension qui accompagne fatalement l'accomplissement de cette 16. Correspondance 1873-1939, p. 152.
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écriture à laquelle nous demandons, par l'intermédiaire d'un journal, de notes éparses, de cahiers de réflexion, ou même en nous obligeant par un exercice régulier de rédaction, de nous découvrir ce que nous ne savions pas, ou ne savions pas ne pas savoir, cette écriture intransitive qui conserve alors, toujours prêts à être exposés, des aperçus sur nous que nous aurions préféré laisser dans l'ombre. (Et même les pages manuscrites qui furent écrites en vue d'une publication gardent les traces des perturbations, des ratés de notre organisation qui, pareils aux manifestations intempestives de notre corps, nous trahissent, que nous n'acceptons pas sans peine et qui, invariablement, quand ils s'étalent devant les autres, dénoncent une honte dont nous apprenons qu'elle possède en nous un caractère d'imminence.) Je ne peux atteindre ma maturité ni mourir sans m'inquiéter de savoir qui s'occupera de mes papiers. « Qui ? » demande avec une si judicieuse perspicacité Freud (et je pensais, précédant un peu le cours de mon propos : « en direction de qui, moi, Freud, j'écris. ») La première destruction de ses papiers eut, pour Freud, sinon pour ses biographes, un avantage que les termes de sa lettre laissent encore deviner. « Il faudra tout repenser », mais évidemment selon le cadre et au moyen de ce qui avait permis, une première fois, de penser. Il nous est parfois arrivé d'accomplir des actes dans le seul but de nous prouver que nous pouvions les accomplir. L'effectuation réelle a pour mission d'affirmer la réalité à venir du potentiel. S'il faut, pour penser, inscrire le mouvement de la pensée, Freud savait désormais qu'il disposerait toujours du recours d'en effacer les traces. Il lui était donc loisible de « confier au papier », en obéissant à l'essor qui les faisait accéder à sa conscience, ses pensées les plus intimes. Parce qu'il pouvait compter sur leur anéantissement, il pouvait s'accorder le droit de suivre les sollicitations secrètes et habituellement inavouables de son âme ; et comme ces savants du Moyen-Age et de la Renaissance qui, au nom de la science, recouraient à des pratiques condamnables pourvu qu'elles eussent aussi la caution des fins scientifiques, il se donnerait l'autorisation de pratiquer sur lui de peu recommandâmes observations. Cette lettre n'était pas sans me rappeler la phrase qui m'était venue au cours d'une nuit et même, je dois le dire, elle n'était
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pas sans rapport avec, au moins, le texte manifeste de mon rêve (et, par le biais de l'indiscrétion, avec aussi les pensées latentes). Car si Freud s'adressait à Martha, c'était bien aussi pour lui dire que (...) Tout ce qui fait partie du passé qui a précédé le grand tournant de ma vie, notre amour et le choix de ma profession, ne devait pas être privé de funérailles honorables et serait donc à tout jamais hors de portée de la curiosité et des investigations indiscrètes de sa future épouse. Et je n'étais pas loin de croire que, dans cette lettre, Freud adressait une mise en garde à sa fiancée, en faisant l'aveu, avec ses craintes, de sa prudence. . Ainsi, bien avant qu'il n'eût entrepris des recherches en psychopathologie, avant qu'il n'eût été par elles poussé à explorer les domaines intérieurs, et même dès les années d'adolescence, Freud avait reconnu dans le fait d'écrire un moyen d'investigation irremplaçable et avait fait sienne cette relation tout à fait singulière à soi qui s'établit dès qu'on écrit. Relation dangereuse peut-être, risquée, mauvaise relation, qui dissuade tant de personnes de prendre la plume. Mais d'autres finissent par en avoir un tel besoin que, même si elles n'çn font pas un but, elles trouveront toujours ou susciteront des occasions d'écrire. Le besoin d'écrire, quand il cherche au début à se satisfaire, ne peut le plus souvent se passer de modèles. Car nous ne pouvons éviter de nous référer à des œuvres qui, à l'exemple des ouvrages que nous lisions quand nous étions enfants, étaient à l'origine de joies si rares qu'il nous fallait, aussi fatalement que si nous avions été captés par un leurre, tenter de reproduire par nous-mêmes un écrit qui aurait les vertus de ceux auxquels nous devions d'avoir eu des moments de plus grande existence, comme si nous avions soudain trouvé en nous-mêmes, grâce aux reflets qu'ils projetaient, une substance plus précieuse, semblable à celle qui d'un ciel à l'autre du Paradis signale à Dante, par l'intensité croissante de son flamboiement, que celle qu'il aime et lui qui en suit l'ascension se rapprochent du foyer divin. Quand, après avoir éprouvé les bonheurs de la lecture, nous nous mettions à écrire, c'était que nous voulions, après que les autres, les auteurs que nous avions lus l'avaient été, devenir la cause de notre transport. Nous étions alors soumis à des effets
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que nous n'avions en aucune façon prévus, et que si joie et plaisir n'en étaient pas toujours absents, ils n'étaient non plus de la sorte de ceux que nous avions ressentis en lisant. A côté de notre anxiété devant une page trop blanche qui offrait la surface nue d'un miroir maléfique, parce que trop véridique, de la vacuité de notre esprit, de l'impuissance de notre désir qui précédait hélas! la réalité de l'objet qui lui eût permis de se satisfaire — mots et pensées que nous aurions aimé projeter sur elle et dont nous étions soudain comme privés — dès que, selon cette juste et si jolie expression, nous avions réussi à jeter quelques mots sur le papier (parce qu'enfin, ayant répété l'expérience, nous avions commencé à nous habituer à ce qu'elle avait dans sa nouveauté d'effrayant et de troublant), nous sentions très vite que nous devenions le théâtre de nouveaux phénomènes, d'événements autres, de perceptions inédites. Car, malgré la difficulté que nous avions à les saisir, à les retenir, dans le temps même qu'il fallait pour les inscrire, dans ce léger retard qui ouvrait soudain entre nous et nous une légère brèche, toutes sortes de pensées soudain se dressaient comme autant de fantasmes, sorties de ces minuscules abîmes du temps. Et il est vrai que nous avions été, comme par l'effet magique d'un tapis volant, transportés dans un autre univers dans lequel notre être lui-même avait changé — transformation pour ainsi dire aussi radicale que si la place de nos organes, la forme de notre squelette s'étaient modifiées, inventant un nouvel et incroyable équilibre et qu'au lieu par exemple de marcher, nous avions eu le pouvoir de nous déplacer en battant des jambes, en écartant les bras. Et pourtant il suffisait du plus léger tremblement, d'une attention à cette nouvelle inattention (qui était peut-être une autre attention) non pas même pour réintégrer notre ancien corps, mais pour savoir que nous ne l'avions jamais quitté. Il fallait donc croire qu'en écrivant nous étions dans un état éminemment instable, un peu comme un corps à une pression déterminée peut passer sans transition de la forme liquide à la forme gazeuse. Mais nous étions encore plus étonnés en constatant que si peu d'écrivains paraissaient avoir remarqué les altérations dont ils devaient bien être eux-mêmes le lieu. Certains, bien sûr, nous en avaient donné l'idée, mais nous ne les avions compris qu'après avoir ramené les impressions que nous avions nous-mêmes éprouvées à leurs singulières évocations. Je pensais, par exemple, à la Prose (pour des Esseintes) ou à LaJeune Parque. Mallarmé et Valéry n'avaient pas l'inconscient freudien à l'horizon des phénomènes qu'ils tentaient de décrire,
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mais ils donnaient de ces « effets de sujet »» comme on dirait maintenant» que récriture» la position d'écriture faisait éclore» dans la dramatisation poétique du double» des évocations précieuses» insurpassables : Mais qui pleure Si proche de moi-même au moment de pleurer? Nous promenions notre visage (nous fûmes deux» je le Hfiaintiens) Sur maints charmes de paysage O sœur» y comparant les tiens Mais cette sœur censée et tendre Ne porta son regard plus loin Que sourire et» comme à l'entendre J'occupe mon antique soin. « Ces effets de sujet » donc» que nous commencions d'apercevoir» dérangeaient passablement l'idée que nous nous formions de nous» que nos perceptions» l'enseignement que nous avions reçu et tout ce que nous retenions des conversations» des jugements que nous entendions avaient contribué à cerner» même si nous avions souvent ressenti que l'unité et l'identité d'autrui que garantissaient nom et corps» par une cruelle infirmité» nous n'en étions pas pour nous-mêmes assurés. Mais» dès que nous écrivions» nous ne pouvions pas en douter» l'autre soi qui n'était demeuré jusqu'alors que fantomatique» ombre légère» moqueuse ou sarcastique, s'enveloppait d'une existence moins évanescente quoique tout aussi difficile à saisir et s'installait en nous» nous obligeait à lui faire place et» avec cette voix intérieure qu'il nous empruntait» mais non sans lui donner timbre et rythme» nous prenait la parole. On le sent bien» ce langage qui nous vient et que bientôt on sera impatient d'entendre et de retenir a» darçs l'indépendance jalouse» capricieuse» de ses confidences» quelque chose à voir avec les désirs qui viennent au même moment nous occuper. Et même il semblait que ce compagnon de plus en plus familier, avec qui nous finissions par former» à force d'être ensemble, chaque fois que nous écrivions» de la même manière qu'on retrouve inévitablement devant soi» à la même table» chaque matin» un collègue de bureau» un couple bizarre et quelque peu fantasque» avait pour mission ou pour dessein de nous suggérer dans des assemblages imprévisibles où nous allions jusqu'à retrouver des fragments de temps anciens»
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d'une vie depuis longtemps disparue, des désirs qui, parce que nous ne pouvions habituellement les reconnaître pour nôtres, étaient forcément les siens, bien qu'ils eussent, malgré les refus que nous leur opposions, la capacité d'agir sur nous jusqu'à nous faire quitter le lieu clos et les postures confortables que nous avions adoptées pour écrire et que nous nous étions promis de maintenir durant les longues heures de la journée et de la nuit. Il nous semblait alors que notre corps répondait à sa façon, les répercutant selon ses propres inflexions, à des incitations qui n'étaient pas séparables de ce langage qui nous venait d'ailleurs et de son mouvement. Sans doute, s'il fallait faire appel à des notions aussi vagues que « autre langage », « autre soi », pour rendre compte des phénomènes singuliers qui se produisent, c'est aussi parce qu'ils étaient comme l'indispensable complément de la solitude « habitée » où nous pénétrons dès que nous écrivons. Parce que nous nous étions mis à écrire, nous nous trouvions en position d'entendre et d'écouter, nous étions sensibles à des phénomènes qui ne seraient autrement pas plus perceptibles que ne le seraient les images d'un film si ne se trouvaient pas réunies, comme dans une salle de cinéma, les conditions de la projection. Freud dut bien, plus que tout autre, être attentif à ces effets de sujet de l'écriture, même s'il n'y prit pas garde, ne sut pas ou ne voulut pas les discerner en tant que tels. Et on peut présumer qu'il les rechercha et qu'ils furent, parmi d'autres, à l'origine de t ce goût d'écrire que la lettre à sa fiancée du 8 avril 1884 nous signale comme précoce et que la correspondance qu'il entretint avec son ami Fluss entre quinze et dix-sept ans confirme. Ces lettres témoignent d'ailleurs de l'enchaînement qui relie sans doute inévitablement le besoin que l'on a d'écrire aux plaisirs préalables qu'apporta la lecture et aux modèles qui se formèrent. Elles nous donnent à voir d'une manière plus apparente, parce qu'elles se manifestent à nos yeux pour la première fois, les qualités que nous rapportons à Freud et qu'elles nous étonnent comme nous le sommes quand nous retrouvons dans le portrait photographique d'un jeune homme, masquées encore par la grâce juvénile et les indécisions de la spontanéité, l'élégance et la noblesse imposante du vieillard que nous connaissons. S'il y a en effet quelque chose de juvénile qui se montre dans l'allant, la souplesse avec lesquels l'épistolier passe d'un sujet à l'autre, on retrouve, marquée par l'acuité de l'observation alliée à la finesse et à la précision de l'analyse (la description des personnes
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qui voyagent dans le compartiment de chemin de fer au retour de Freiberg est à ce point de vue exemplaire), une façon paradoxale de s'impliquer et de se tenir à distance propre au ton qui caractérise les ouvrages de Freud. Mais, plus encore, et d'une manière plus révélatrice, outre un don d'écriture, un talent déjà sûr, ces lettres font percevoir que Freud était à cet âge habité par le désir d'écrire qui fait les écrivains. Car ce n'est pas, comme on le croit, comme on s'est plu à nous le redire, le don ou le talent — dont il serait d'ailleurs souvent intéressant d'analyser la genèse — qui sont nécessairement à l'origine de la vocation d'écrivain, mais le désir d'écrire et une impulsion aussi irrépressible que peut l'être le désir sexuel et l'obsession des objets qui s'y rapportent même si, du fait de quels investissements premiers ? à cause de quelles identifications ? ils y contribuent. Certains eurent ce don, mais d'autres en éprouvèrent plutôt l'absence, comme une perte qui ne cessera de les tourmenter; et souvent, même, les difficultés qu'ils éprouvèrent, la pauvreté d'un vocabulaire, les maladresses d'une syntaxe fruste, le retrait provocant de la pensée ou du mot souhaités, purent être à la source d'un désir d'autant plus violent et révélèrent, par la marque même de la déficience — comme il en est du bégaiement chez un comédien l'obligeant à un rythme de phrase, à une accentuation, à une forme de diction qui le différencient de tous les autres — l'expression du jeune talent qu'ils développèrent par la suite. Plus encore que cet idiotisme du style que le jeune Freud est heureux qu'on lui ait reconnu et qui lui fait dire : Vous ne vous rendiez sans doute pas compte jusqu'à ce jour que vous correspondiez avec un styliste allemand. En ami désintéressé, je vous conseille donc de conserver ces lettres, d'en faire un paquet, de bien les garder. — On ne sait jamais17. (ce que fit Fluss pour notre plus grand profit), on est frappé par la longueur de ces lettres. On dirait que le jeune.Freud n'a pas envie de s'arrêter, qu'il éprouve le même regret, le même ennui à les interrompre que ceux que nous avions, enfants, quand nous devions cesser nos jeux et que l'excitation où ils nous avaient mis nous laissaient tristes, désemparés, comme si nous n'étions plus faits pour ce monde que nous avions tout à l'heure quitté et qu'il nous fallait maintenant réintégrer. Mais, de plus, ces lettres de 17. Correspondance 187S-1939, p. 12.
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jeunesse ont un ton que Ton croit reconnaître. Pour un peu on chercherait l'écrivain que Freud aurait imité quand on s'aperçoit qu'elles ne miment pas un auteur identifiable mats se conforment à l'expression idéale de toute correspondance : Cest évidemment de propos délibérément malicieux que je vous écris tout cela pour vous rappeler que le moment où vous pourrez contempler toutes ces merveilles est encore incertain et combien alors la séparation vous sera pénible, si cela arrive rapidement. Je me représente bien votre état d'âme : quitter son beau pays, une famille bien-aimée — les plus beaux alentours — des ruines à proximité — mais je m'arrête, sans cela je deviendrai aussi triste que vous18. D'emblée s'affirme ici le style épistolaire, la maîtrise du ton qui convient à la correspondance, fait de rapidité, de légèreté, de notations précises propres à évoquer des événements auxquels le destinataire n'a pas assisté, à lui suggérer des observations dont il pensera qu'il les aurait faites lui aussi. Ce serait le ' ton de la conversation, n'était que l'on converse seul, en l'absence de celui à qui l'on s'adresse. C'est bien pourquoi il faut redoubler de prévenances et souligner par les marques d'une politesse inquiète combien on est préoccupé de son correspondant, vigilant, attentionné. Il ne s'agit pas tant de l'amuser que de lui montrer qu'on veut l'amuser. L'enjouement, la vivacité du trait, l'affectation de naturel, l'humour, la moquerie envers soi-même seront autant de moyens de lui prouver la place qu'il occupe dans notre cœur et notre esprit, malgré son absence. Car la correspondance est la mise en oeuvre d'une dénégation de l'absence. L'écriture et le style en résultent. Cest bien pourquoi ces lettres à Fluss ont dans la traduction française ce ton épistolaire exemplaire dont Madame de Sévigné fut pour nous le modèle. Le mimétisme que l'on surprend chez le jeune Freud peut être le signe puissant d'un choix. Mais il n'est pas seulement, dans le simulacre fantasmatique d'une identification, la réalisation d'un désir (et d'abord désir d'être plutôt que désir d'être quelqu'un), mais l'acte même d'apprentissage par lequel on se donne les moyens de concrétiser son vœu. En ce sens, le mimétisme se différencie de la notion de modèle qui s'attache aux personnes, vivantes ou mortes, aux « héros » auxquels on voudrait ressembler. Si le modèle est l'objet d'une identification, 18. Correspondance 1873-1939, p. 13.
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le mimétisme représente plutôt une des voies par lesquelles chacun d'entre nous tente d'aller au-delà des limites que nous nous reconnaissons, de retrouver notre histoire, d'accomplir notre destin. S'il y a bien choix d'un modèle en la personne d'un écrivain défini, le mimétisme, par le travail d'intégration d'un style et d'une pensée, conduit à l'élaboration de son propre style, de sa propre pensée, qui peuvent, selon les cas, demeurer proches ou s'éloigner des modèles premiers. Il est possible d'ailleurs que ne furent écrivains que ceux qui firent du mimétisme une voie d'accès à leur propre style. Sans doute, à cause de son choix professionnel, les modèles que Freud avoue19 furent-ils des médecins (Briicke, Breuer, Charcot), alors que le mimétisme fut littéraire; et si la littérature prêta des modèles, ceux-ci avaient accédé à la gloire de l'existence posthume. En lisant les lettres que Freud envoya à Fluss, si scrupuleusement, si parfaitement littéraires, imprégnées d'un plaisir d'écrire dans lequel se devinent les bonheurs du travail du style et les jouissances d'amour-propre que l'on ei^ retire, on ne peut repousser l'idée que le jeune Freud s'imagina parfois écrivain, Dichter, à la manière de Shakespeare et de Goethe. Eut-il assez conscience de son désir pour y renoncer de propos délibéré après en avoir lucidement envisagé les conséquences ? Lui accorda-t-il d'autres formes d'accomplissement que celle de ce mimétisme que l'on entrevoit dans les lettres de jeunesse ? Du moins, même dans le choix d'une profession apparemment aussi éloignée de la littérature que l'est la médecine, il y a encore dans son histoire comme l'ébauche d'une évolution qui ne s'est pas produite puisque, à ce qu'il raconte lui-même, c'est seulement après avoir pris connaissance de V Essai sur la Nature de cet écrivain entre les écrivains que fut Goethe qu'il se décida à devenir Naturforscher. S'il ne va pas plus tard jusqu'à revendiquer une vocation d'écrivain, elle est malgré tout implicite dans l'aveu qu'il fera à Fliess : Dans mes années de jeunesse je n'ai aspiré qu'aux connaissances philosophiques et maintenant je suis sur le point de réaliser ce voeu en passant de la médecine à la philosophie. Cest contre mon gré que je suis devenu thérapeute20. 19* T>m Ma vie et la psychanalyse. 20. Sigmund Freud, La naissance de la psycbalalyse, P.U.F., 1936, p. 143.
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Psychologie dont on ne sait si elle est plus proche des spéculations de la philosophie ou des « fictions » de ces « profonds connaisseurs de l'âme » que sont les poètes. Plus étonnante encore est la phrase qui vient sous la plume de Freud dans une lettre qu'il adresse à sa fiancée quand, parce qu'elle habite au même moment la maison d'un jardinier, pour lui exprimer qu'il aimerait la rejoindre, être auprès d'elle, il écrit : Que ne suis-je devenu jardinier au lieu d'être médecin ou écrivain21. Serait-ce dire qu'à cette époque précoce, alors qu'il n'a encore rédigé que quelques articles techniques, Freud pût se penser écrivain comme il était médecin et qu'il en fît confidence à la seule personne dont il voulait croire qu'elle le comprenait? Phrase mystérieuse, inexplicable dans les faits. Le mot « Dichter » lui a-t-il échappé ? En l'utilisant, s'est-il accordé la satisfaction éphémère d'une réalisation de désir et « jouait »-il à être écrivain à la manière dont l'écrivain, expliquera-t-il plus tard22, en se servant de ses rêveries d'enfance et d'adolescence, s'est projeté dans le héros dont il raconte les exploits ? On peut donc bien supposer qu'au moment de décider de son avenir Freud avait jugé qu'il n'avait pas les capacités ou n'était pas dans les conditions qui lui eussent permis de devenir écrivain et qu'il abandonna l'idée pour des raisons équivalentes à celles qui le firent plus tard quitter la recherche. Pourtant, la double identité que Freud s'attribue dans cette petite phrase, exprimée sous forme d'un regret, nous aide à mieux saisir les hésitations relevées dans l'étude sur La Gradiva, qui pourraient être interprêtées comme l'expression d'un conflit interne dans la reconnaissance de sa véritable identité, le refus d'une alternative entre les attributions de médecin et d'écrivain et le moment où, une solution individuelle ayant été trouvée, des conditions nouvelles (la fin du «splendide isolement») ont rendu possible un début de formulation explicite. En tout cas, on peut présumer que Freud, à l'époque où, après en avoir envisagé l'idée, il avait renoncé à être écrivain, aurait dû renoncer dans un même mouvement, comme cela se.produit d'habitude, à écrire. Pourtant, quand quelques années plus tard il s'attache à d'austères recherches histologiques et anatomiques, 21. Correspondance 1873-1939, lettre du 13 juillet 1983, p. 49. 22. « La création littéraire et le rêve éveillé », dans Essais de psychanalyse appliquée, Idées/Gallimard.
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on a l'impression qu'il se réserve dans un coin de son esprit, non sans une ironie qui est aussi une mise à distance, une scène modeste sur laquelle il se voit écrire. A partir du moment où il travaille dans le laboratoire de Briicke, et plus encore par la suite, on pressent qu'il ne rédige pas articles, études, monographies, à seule fin de se faire connaître comme chercheur et comme médecin, mais que c'est aussi pour manier des mots, construire des phrases, travailler la langue, autant que pour se donner l'occasion d'appliquer assez longtemps son esprit à des sujets dont il avait mesuré l'importance, qu'il entreprend de traduire Stuart Mill, Charcot et Bernheim. D'ailleurs, dans sa correspondance, il apparaît souvent qu'une équivalence s'établit entre la rédaction d'articles, si techniques soient-ils, et la production littéraire. Il est vrai qu'il ne s'exprima pas toujours aussi explicitement que dans la lettre accompagnant l'envoi à un de ses amis de ses deux premières études scientifiques, dans la formulation de laquelle se laisse discerner la figure et la force d'un désir et, avec une citation, la silhouette d'un de ses modèles : Je t'envoie aussi mes œuvres (pas encore complètes), à ce que je crois tout au moins, puisque j'attends les épreuves d'un troisième travail et que les quatrième et cinquième sont en train, je le pressens, de poindre dans mon esprit qui s'en effraye comme Macbeth devant les spectres des rois anglais : « Quoi ! la lignée s'étend jusqu'au coup de tonnerre du Jugement? »23. A celui qui ne se trouve pas de motifs ni d'objet d'écriture, ou ne se juge pas digne de s'arroger le titre d'écrivain, une solution se présente encore. La correspondance, qui figure d'ailleurs au nombre des genres littéraires les plus éminents, et même, par le biais du roman par lettres, entre dans le domaine de la fiction romanesque où elle compte quelques chefs-d'œuvretoffre naturellement un recours. A celui qui est tenaillé par un désir si puissant, et un désir sans objet, il est toujours possible de joindre, à défaut d'intimes, quelque relation pour communiquer, selon les circonstances, des nouvelles qu'il paraissait urgent de faire parvenir ou un souvenir commun que le hasard a rappelé; ou bien, on ne laissera pas se relâcher les premiers liens d'une amitié dont notre assiduité épistolaire nous portera, après coup, à surestimer le 23. Correspondance 1813-193% lettre à Wilhem Knôpfmachcr du 6 août 1978, p. 15.
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prix. Et nous ne saurons pas toujours si c'est parce que nous en avons fait un ami qu'on lui écrit, ou si c'est parce qu'on lui écrit qu'il devient un ami. Si nombre d'amitiés se formèrent, vécurent et survécurent pour des motifs où les raisons du cœur, les affinités, dçs similitudes de pensée entrèrent moins en compte que des avantages que l'on tire de la seule présence de quelqu'un, celles qui eurent pour support le papier et la poste ne furent certainement pas les plus rares. Du moins, beaucoup d'amitiés ne résistèrent à l'action dissolvante des trop longues absences, au pouvoir destructeur de la distance, qu'à cause même de l'absence et de la distance. La distance avait créé cette amitié qui ne s'entretenait que de l'acte qu'elle suscitait : écrire des lettres. La correspondance, en donnant des gages, contribue au développement d'une amitié qui, à son tour, la favorise en autorisant des lettres plus fréquentes et plus longues. Écrire des lettres, c'est alors se procurer l'occasion et la chance d'en écrire davantage. Pour celui qui ne se sait pas ou ne veut pas se croire écrivain, la correspondance s'offre comme un expédient de choix. Il a toutes les raisons d'écrire tout en se protégeant de l'idée pour lui saugrenue de se prendre, en écrivant, pour un écrivain. Mais la correspondance, souvent à l'insu de celui qui écrit, présente un bien plus considérable avantage. Nous eh avons tous fait l'expérience : dans bien des cas, au moment où, pensant à notre correspondant, nous nous disons : « Il faut que je lui écrive», nous n'avons encore aucune idée de ce que nous écrirons. Et même quand nous avons des nouvelles à donner, des informations à transmettre, des vœux, des remerciements à adresser, pour peu que nous ayons des relations personnelles avec lui, nous savons que notre lettre ne se limitera pas au seul prétexte qui nous la fait écrire et qu'il nous faudra entourer celui-ci des motifs tressés de nos phrases qui traduiront notre souci, notre attention, notre affection, un peu comme dans le papier à lettres d'une certaine époque les guirlandes de feuilles et de fleurs aux couleurs passées avaient pour rôle de rendre précieux par leur décor délicat et suranné les pauvres mots, de toute façon insuffisants, qui seraient déposés sur la surface désormais réduite de la feuille. Combien de fois, sous la pression des obligations que nous avions ou que nous nous donnions, n'avons-nous pas commencé à écrire une lettre, non seulement, comme il est de règle, sans connaître les mots que nous allions employer, sans soupçonner le dessin de nos phrases, mais encore sans avoir la moindre idée de la teneur de notre message. La nécessité d'écrire faisait que l'acte d'écrire1, l'inscription, précé-
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dait la conscience de ce que nous étions déjà en train de formuler. La feuille de papier se présentait à nous comme une mesure de temps à remplir. Elle nous faisait parfois penser à quelque pièce où nous allions entrer et dans laquelle nous allions vivre durant un moment avec pour seul devoir d'en remplir l'espace par le murmure des mots encore insoupçonnés précédents des significations que, nous ignorions. Nous étions obligés de nous lancer sans savoir où nous conduiraient les mots — sans le savoir certes et seulement préoccupés de nous rendre présents à notre correspondant. Écrire alors nous apparaissait être une entreprise si périlleuse qu'après quelques mots, et même avant d'avoir commencé, nous nous accordions un nouveau délai et, d'excuse en excuse, nous retardions indéfiniment le moipent fatal. Mais quand nous lisions la correspondance d'écrivains célèbres, nous pressentions que c'étaient les raisons mêmes qui nous avaient retenus de prendre la plume qui les faisaient se précipiter sur la leur. Le peu ou le rien que nous avions à dire nous avaient arrêtés sur le seuil de cet espace démesuré, le même espace les attirait parce qu'ils n'avaient justement rien de précis à confier. Ils pouvaient enfin, soustraits aux rigueurs de la composition, délivrés du carcan d'une intrigue, dégagés des exigences d'un genre, profiter d'une liberté qui était celle, disaient-ils, de la conversation, vagabonder sans contrainte au gré de leur humeur et raconter tout ce qui leur passerait par la tête. On avait même parfois l'impression qu'ils se donnaient réellement pour la première fois la permission d'écrire; et qu'ils écrivaient enfin pour le seul plaisir d'écrire. Quand nous avions vaincu notre appréhension, il nous arrivait de faire une expérience imprévue que nous n'osions bien entendu pas comparer à celle de ces épistoliers assidus. Nous avions en effet très vite le sentiment que les mots nous échappent, qu'ils se succédaient selon une loi, un mouvement, qui étaient les leurs plus que les nôtres. Ils nous guidaient, nous emportaient, nous obligeaient à leur obéir et, quand nous cherchions un autre terme, le début ou lafind'une phrase, c'était en raison d'un contexte, d'un ordre, d'une signification dont nous pouvions difficilement affirmer que nous les avions voulus. Pour un peu, si on nous avait questionnés, nous aurions pu répondre comme cet Itzig que Freud se plaisait à évoquer, à qui l'on demandait où il allait : « Moi, je n'en saisrien.Interroge mon cheval. » Des événements récents que, faute de mieux, nous avions décidé de raconter prenaient une importance singulière. Il fallait que nous nous y attardions. Un petit fait inaperçu nous
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revenait. Nous étions poussés à décrire un geste, une odeur, un reflet, un frémissement, une intonation, auxquels, comme par un fait exprès, nous n'avions pas pris garde; et c'est en écrivant que nous l'apprenions. Nous sentions alors à quel point nous n'étions pas à la mesure de ce que la vie nous offrait. Nous nous promettions d'être à l'avenir plus vigilants, plus accueillants aux innombrables dons du réel, plus curieux des sensations que le monde nous procurait. Si nous avions pu, au moins, retenir quelques-unes de ces pensées formant ce courant que nous avions bien légèrement laissé s'écouler. Nous prenions la résolution de ne pas attendre aussi longtemps pour donner de nos nouvelles afin que notre correspondant puisse bénéficier des progrès que nous ferions dans l'art de la vie sinon dans celui du style, avec le secret espoir qu'il les remarquerait. Mais, au moment même où nous nous reprochions notre inattention, nos négligences, notre paresse, les imprécisions de notre mémoire et notre incapacité à traduire — puisque nous racontions, par exemple, la promenade que nous avions faite la veille —, les nuances exactes de la couleur des feuilles de cette fin de septembre, variant, selon les espèces (mais quelles espèces ?), d'un ocre jaune soutenu qui rappelait l'énorme soleil d'un livre de coloriage au roux incandescent d'un fauve qui rugissait quelques pages plus loin, voilà que soudain des mots pour nous inusités et comme issus, bien que de la nôtre, d'une langue étrangère, se présentaient sous notre plume, et qu'à ces vues dont les lambeaux épars flottaient encore dans notre esprit venaient s'accrocher les paillettes de très anciens souvenirs qui bientôt y adhéreraient et leur seraient aussi consubstantiels que les motifs brochés à un brocart. Nous ne pourrions plus jamais séparer du sol humide élastique et chuintant du sentier que nous avions pris la veille les éclats fulgurants qui s'y étaient projetés, reconnus bientôt pour être ceux du chemin sablonneux près de la maison où, enfants, nous passions nos vacances. Ou bien encore l'information que nous avions jugée si essentielle qu'elle était la raison d'être de notre lettre nous semblait, au moment où nous allions la transcrire, bien trop hasardeuse, ou de si peu d'importance que nous n'osions plus la communiquer ; ou, même, une pensée qui nous était apparue toute formée et bonne à être formulée telle quelle devenait banale, incohérente, injustifiée, au point que nous avions peine à croire que c'était la même qui nous avait tout à l'heure charmés, comme si notre stylo avait eu le néfaste pouvoir d'une baguette magique métamorphosant, au moment où nous allions l'étrein-
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dre, une princesse de conte de fée en une affreuse petite vieille. Non seulement les mots nous entraînaient là où nous ne savions pas vouloir aller, mais il semblait qu'à cause d'eux les sentiments que nous avions pour notre correspondant se transformaient, d'autres naissaient et se développaient comme sous l'effet d'une force mystérieuse multipliant le rythme de leur croissance habituelle. Une parole qu'il nous avait dite, une conversation ancienne dont les termes, les circonstances, le décor, venaient rôder tandis que nous écrivions, se chargeaient soudain d'une signification à laquelle nous n'avions pas songé, nous inclinant à une sympathie nouvelle, nous éprouvions un besoin d'effusion aussi irrésistible et imprévisible que celui que manifeste un homme pris de boisson; nous aurions voulu exprimer la tendresse et la reconnaissance dont nous venions de nous sentir envahis pour lui ; et, pour le coup, il nous manquait réellement. Nous aurions aimé l'avoir près de nous, partager avec lui ce que nous venions de lui raconter. D'ailleurs, nous ne savions plus très bien si notre plaisir actuel tenait aux choses que nous avions racontées, au fait de les avoir racontées, ou à la personne à qui nous les avions racontées. Nous étions sujet à une indécision semblable à celle que nous avons au théâtre quand nous nous demandons si notre émotion tient davantage aux répliques, au jeu ou à la voix des acteurs, aux décors, aux éclairages, à l'espace clos et protégé où nous sommes comme en réserve de nous-mêmes. Quelquefois, il faut bien le dire, les mêmes causes nous amenaient à formuler des reproches que nous avions bien du mal à retenir et, avec un emportement égal, nous étions submergés par un ressentiment haineux. Ces sentiments divers qui nous donnaient le désir de continuer à communiquer, ou qui arrêtaient notre plume, qui nous faisaient si fort regretter l'absence de notre correspondant, ou craindre sa présence, nous nous doutions que nous ne les eussions pas éprouvés s'il avait été près de nous et si nous ne nous étions pas abandonnés à tout l'ensemble de mots, de phrases, de pensées associées, que la position d'écriture nous avait permis de convier. D'autres fois encore, parce que des obligations de travail, des raisons familiales, les vacances, nous avaient éloignés de la personne aimée, nous devions lui écrire. Alors, tandis que nous inscrivions les habituels mots de tendresse, les images de moments chers s'imposaient à notre esprit, occupaient notre imagination; et nous avions beau nous dire que la privation de la personne aimée, le besoin que nous avions d'elle et les
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exigences de la nature nous invitaient à des fantasmagories aussi démesurées que celles de festins où s'amoncèlent de gigantesques plats pour celui qui est privé de nourriture, nous étions un peu tristes de ne pas les avoir imaginées en sa présence. Nous nous emportions même parfois, nous laissant aller à exprimer, par l'entremise de la plume et du papier, des souhaits que nous n'aurions pas osé énoncer de vive voix, mais nous savions déjà qu'en présence de l'être de chair, retenus par la pudeur, par la peur de déplaire, ou honteux seulement d'avoir à exister de cette façon-là, bu bien liés et déjà prisonniers de son propre désir, il nous serait interdit de tenter ne serait-ce que l'ébauche des gestes et des attitudes que nous avions vu si naturellement s'organiser en scène quand nous écrivions. C'est ainsi que même ceux qui, par modestie, par crainte des aléas, par surestimation des qualités requises, ne s'étaient pas jugés dignes d'être écrivains, faisaient, sans le savoir, l'expérience de ceux qui écrivent dans le seul but de satisfaire une passion d'écrire qui n'a pas d'objet préalable — puisque c'est le besoin d'écrire qui crée son objet et que ce n'est pas la chose à dire, si intéressante et si singulière soit-elle, qui pourra jamais être cause de ce désir. On se plaît souvent à imaginer que ce désir d'écrire qui reste si énigmatique, si obscur pour les écrivains eux-mêmes (on sait à quel point sont décevantes et inadéquates les réponses qu'ils font à la question : pourquoi écrivez-vous ?) aurait pour fin de saisir de soi-même une substance moins fugitive, moins trompeuse, que celle que nous fait soupçonner l'image que nous apercevons dans le miroir, que nous devinons dans les yeux d'autrui ou que nous attribuons à la vague aperception de nous-mêmes dérivée de nos sens et du courant de conscience. Sans doute une telle forme d'écriture sans emploi est-elle une limite et ne s'exerce-t-elle que rarement à l'état pur, sous forme expérimentale, comme ce fut le cas pour l'écriture automatique (qui avait d'ailleurs pour modèle l'association libre), puisque entre le désir d'écrire et la chose à dire une relation s'établit bientôt. Le désir d'écrire, dès qu'il s'accomplit, suscite des objets de signification, un cadre — roman, essai, journal — et une finalité — poésie, œuvre d'art, analyse — qui, pour se développer et se préciser, dépendent encore de l'écriture intransitive. Contrairement à son narrateur, dont le désir d'écrire, faute de trouver un emploi, reste en suspens, Proust illustre les relations réciproques qui unissent le désir d'écrire, l'écriture intrarïsitive et le développement ultérieur d'un objet qui permettra d'en
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poursuivre la pratique. Le désir d'écrire se manifesta à lui avec une exigence d'autant plus rigoureuse qu'il dut le défendre contre les « dévoiements » des formes transitives qui auraient fait de ce désir le véhicule, un peu particulier, mais en définitive acceptable des ambitions bourgeoises de ses parents dont M. de Norpois se fit, dans son œuvre, le porte-parole. Désir sans emploi, désir qui cherchait un objet mais qui, tandis que Proust rédigeait les versions successives et inabouties d'un roman hypothétique, avait le mérite de lui procurer les thèmes qui, par leur répétition, allaient se «constituer en objet, en devenant le projet de La recherche. Mais celle-ci, au moment où Proust sut qu'à « décollait », ne fut en réalité rien d'autre que la découverte d'un espace d'écriture dont il apprit qu'il était indéfiniment extensible et que tout ce qui lui était suggéré dans la position d'écriture qu'il avait depuis si longtemps adoptée allait y prendre place. L'activité épistolaire apparaît alors comme une sorte de modèle, praticable par tous et même exigé par les nécessités de la vie, de cette écriture intransitive qui éveille méfiance, sourde réprobation, inquiétude et vague admiration. Proust, avec la perspicacité du connaisseur qui découvre dans les situations les plus conventionnelles, et apparemment les plus banales, le grain pervers, a, en passant, relevé le caractère solitaire, intime et presque honteux, de la correspondance. On entourait d'une particulière déférence celui ou celle qui était « resté à écrire » et on lui disait : « Vous avez fait votre petite correspondance » avec un sourire où il y avait du respect, du mystère, de la paillardise et des ménagements, comme si cette petite correspondance avait été à la fois un secret d'État, une prérogative, une bonne fortune et une indisposition24. La situation épistolaire présente en effet l'avantage sur la situation d'écriture intransitive « pure » d'incarner pour celui qui écrit, sous les espèces du correspondant, cette pièce immanquable à tout dispositif d'écriture auquel on pourrait donner le nom d' « autre ». Formidable entrepreneur de discours, infatigable fabricateur de langage, dès qu'il apparaît comme interlocuteur possible, dès qu'il se manifeste comme instance appelée, dès que le « tu » de la deuxième personne est invoqué, alors dans le milieu mental où ils s'agitaient anarchiquement, à peine distincts, insaisissables, les minuscules corps signifiants, bribes de 24. Marcel Proust, CSB, p. 162.
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phrases, mots, graffiti, lambeaux d'images, scènes furtives, etc., affluent, se groupent, s'enchaînent, selon les configurations d'un discours apparemment cohérent et déjà assez élaboré pour que même ses ratés deviennent à l'effort d'interprétation significatifs. Le correspondant de l'écriture épistolaire a cependant la particularité de participer des deux natures possibles de l'autre. Il est à la fois l'individu réel avec qui on a des relations familières, l'ami dont on partage l'intimité, le confident, le conseiller ou le protégé, celui avec qui l'on croit poursuivre sur ce mode spécifique les relations que l'on avait de vive voix» Mais, du fait de son éloignement, de son absence, le correspondant tient aussi de l'existence virtuelle de cet « autre », indispensable au dispositif d'écriture, qui ne saurait manquer sans que se volatilise la possibilité d'écrire. C'est la double nature du correspondant qui distingue l'écriture épistolaire des autres formes d'écriture dans lesquelles 1' « autre » n'est pas explicitement convoqué, sinon dans des cas qui restent exceptionnels (c'est le « cher lecteur », le « lecteur avisé » des romans du xvn€ et XVIIIe siècle; ou, et dans ce cas sous une forme exemplaire, car il est reconnu dans sa fonction de source du langage, d'agent de l'écriture, c'est « Dieu » des Confessions de Saint-Augustin ; ou encore c'est le correspondant justement, mais alors fictif, figure organisatrice d'une rhétorique engendrant la force de la démonstration, double du lecteur que l'on doit convaincre ou séduire, dans Les Provinciales ou Les lettres persanes). Par son existence réelle et poursuivant apparemment sous une autre forme les relations en cours, le correspondant rend accessible, à celui qui ne se pense pas écrivain, l'acte d'écriture; il contribue à mettre en place l'ensemble du dispositif. Mais, du fait de son absence, par sa virtualité même, il fait que celui qui écrit, n'ayant pas à craindre les effets immédiats d'énoncés qui peuvent d'ailleurs toujours être corrigés, biffés, retenus, réécrits, aura la chance de se laisser envahir par les pensées intercurrentes et conduire « où elles le mènent *» Toutes ne seront pas écrites, mais il suffit que quelques-unes le soient pour que d'autres surgissent, dont on appréhendera d'autant plus finement les motifs, les attendus et les sous-entendus qu'il faudra bien jouer avec elles dans l'alternative où l'on sera de les inscrire ou pas. Le correspondant introduit donc dans la production des propositions la critique, le jugement, les limites propres à toute relation. On est encore sous son regard, on craint encore son opinion, il faut tenir compte de sa sensibilité. Mais parce qu'il n'est pas présent, on a la possibilité de suspendre pour un temps
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les effets d'inhibition et de se rendre conscient des sentiments parfois moins avouables qu'il nous inspire. De la sorte» il devient le prétexte d'un jeu qui oriente l'attention de celui qui écrit sur ses propres mécanismes. Ayant eu le pouvoir d'engager à écrire et de déclencher les processus mentaux qui y sont associés» le correspondant en vient à représenter quelqu'un qui n'est plus tout à fait la personne réelle à qui nous écrivons. Du fait qu'il est convoqué et invoqué sans être présent» il se transforme en instance» il est comme un double nous permettant de saisir autrement les propositions qui s'effectuent en nous. Comme nous présumons» avant qu'elle nous parvienne» la réponse qu'il pourrait leur faire» nous nous sentons plus clairvoyants. Il nous faut attribuer cette nouvelle perspicacité qui nous fait deviner dans nos propos un sens et des enjeux un peu différents de ceux que nous y mettions d'abord à une chambre d'écho qu'il aurait installée en nous» à un miroir dont le tain serait du temps ayant le pouvoir simultané d'accélérer la production des événements mentaux et de débrayer le mécanisme pour nous les restituer au ralenti. Le correspondant devient ainsi l'agent d'un devenir conscient. Nous en avons souvent fait l'expérience» selon que nous éprouvons pour notre correspondant des sentiments tendres» reconnaissants ou» parce que nous nous étions sentis blessés par lui» hostiles» nous étions entraînés» les mots suscitant de nouveaux affects» les affects d'autres mots» à aller plus loin que nous voulions» que nous pensions aller. Nous étions dépassés» comme on dit» par nos mots. Et nous percevions soudain une démesure» nous la jugions ; et souvent» à cette occasion» nous devinions que dans des situations analogues» avec d'autres personnes» dans des circonstances moins favorables que celle où nous écrivons» qui ne nous permettaient pas de nous reprendre» de faire retour sur nous» nous nous étions laissés emporter de la même façon. C'était donc bien que la personne de notre correspondant» si justes que soient les griefs que nous formulions» si persuadés que nous soyons de notre affection» n'entrait qu'à demi dans nos façons de réagir et dans le choix des tournures que nous avions employées. Comme dans les expériences de laboratoire où l'on réunit les conditions propres à l'observation et à l'étude de certains phénomènes qui autrement resteraient inaperçus» la correspondance rassemble et met en évidence des composants du dispositif d'écriture qui» dans les conditions habituelles» sont peu apparents. Toute écriture aurait un répondant analogue à la
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fonction que remplit l'interlocuteur dans tout acte effectif de parole, ce répondant qui, dans le cas le plus simple de la correspondance, est joué par le correspondant — « autre » indispensable pour que se produise la réaction de cristallisation du langage virtuel en une énonciation actuelle. De plus, la rédaction d'une correspondance suivie avec des correspondants susceptibles d'apprécier l'enchaînement et le développement de nos pensées, qui s'intéressent assez à nous (dont nous pensons qu'ils s'intéressent assez à nous) pour avoir du plaisir, le même plaisir que nous en somme, à la naissance imprévisible de nos idées, pour être comme nous surpris ou heureux de nos formules, de nos réussites verbales, ou qui retrouvent dans les nôtres leurs hésitations, leurs doutes, leurs maladresses et, plus que de les excuser, les comprennent, a pour . avantage, comme on aura pu l'observer dans le cas de Proust, et comme on aura l'occasion de le voir dans les lettres de Freud à Fliess, de permettre ce que j'ai appelé une première inscription qui, par les effets psychiques inhérents à la chose écrite — difficulté de la formulation, recherche du mot juste, résistance de la syntaxe , retard de l'inscription sur la pensée, visualisation, lecture simultanée et éventuellement différée, projection des phrases écrites dans la mémoire —, conduit, autant qu'à un travail de réécriture, aux élaborations spontanées de nouvelles inscriptions. Quand on reconnaît dans un homme l'initiateur de formes nouvelles ou le créateur d'un œuvre qui nous a si profondément marqués qu'on ne peut concevoir l'esprit avant elle sans l'imaginer incomplet, on est inévitablement amené à vouloir saisir l'enchaînement des conditions et des facteurs qui contribuèrent à faire d'une vie une si prodigieuse destinée. On aimerait y retrouver le sentiment d'évidence que l'œuvre nous a donné quand nous l'avons comprise. Hélas! on n'aperçoit qu'événements contingents, rencontres inattendues, influences quelquefois inexplicables. On se défend de ressentir comme un scandale que des événements aussi considérables dépendirent de si faibles probabilités, de circonstances aussi hasardeuses. C'est comme si, nous qui avons vécu dans la familiarité de cette œuvre, qui avait contribué à faire de nous ce que nous étions, nous étions soudain privés de l'assurance en notre propre nécessité. Nous avons toujours la ressource de penser qu'elle n'était pas obligatoirement attachée à cet homme-là, et qu'en son absence elle eût vu le jour grâce au concours d'autres esprits, qu'elle tenait, comme
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on s'est plu à nous l'enseigner, à des conditions historiques et sociales, à l'état d'une civilisation, d'un savoir, ainsi qu'il en est, dit-on, des grandes découvertes de la science, à l'égard desquelles l'existence de chacun des savants qui y contribuèrent serait somme toute contingente. Nous sommes évidemment beaucoup plus perplexes quand il s'agit des œuvres d'art qui, bien que se rattachant au mouvement général de l'histoire, sont singulières (et dont la singularité participe justement à la fabrication de l'histoire). Étrange» en effet. Si l'on ne peut douter que sans Newton et Kepler les lois de la gravitation eussent été découvertes, que même sans Einstein celles de la relativité eussent été formulées, on est plus incertain quant à l'existence de la psychanalyse, qui porte en elle, et dans le cheminement de sa découverte, l'empreinte d'un homme dans ce qu'il a de plus singulier. On s'est plu à reconnaître l'influence décisive qu'exerça sur la formation scientifique de Freud et son exigence derigueur,son séjour dans le laboratoire de Briicke ; on a, avec raison, apprécié les bénéfices que Freud tira de l'amicale protection de Breuer et l'importance décisive pour son évolution ultérieure de l'attirance exercée sur lui par Çharcot. Il aurait d'ailleurs fallu noter, conjonction beaucoup plus improbable, que c'est de la convergence de l'amitié de Breuer, des confidences que celui-ci lui fit d'un cas déjà ancien au déroulement duquel la patiente avait participé d'une manière non négligeable, et des leçons de Charcot à la Salpêtrière, que dépendirent l'attention portée à un objet — l'hystérie —, sa délimitation, la découverte d'une voie d'accès originale qui, en en permettant l'observation et l'étude, introduisait à l'exploration d'un nouveau continent de la connaissance. Enfin, si l'on a insisté sur la pauvreté de Freud, ses responsabilités, ses charges de famille, qui eurent pour conséquences des fiançailles prolongées avec une jeune fille que les prévoyantes précautions d'une mère tinrent éloignée de la présence de son futur époux, on n'a pas pris garde que ces circonstances, sans doute malheureuses pour lui, eurent des effets non négligeables* et même, qui sait? aussi essentiels bien que beaucoup moins apparents que ceux qui résultaient de sa vie professionnelle, sur la destinée de sa découverte. L'éloignement de Martha et les longues années d'attente furent l'occasion d'une correspondance suivie, régulière, démesurée. Jones nous apprend que durant toutes ces années Freud écrivit à Martha Bernays plus de neuf cents lettres d'une écriture serrée sur de grandes pages. Il faudrait calculer le nombre d'heures qui furent
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consacrées en tout et en moyenne par jour, rien qu'à cette seule correspondance. Des neuf cents lettres, une centaine seulement est publiée et occupe dans le volume de la correspondance générale à peu près deux cents pages, si bien que, à condition que les lettres non publiées soient d'une égale longueur, l'ensemble écrit pendant les trois ans et demi de la séparation devrait couvrir près de deux mille pages équivalentes à celles qui sont imprimées en petits caractères de l'édition Gallimard. Durant cette période, Freud, accablé de travail, accaparé par son service à l'hôpital, requis par ses recherches, absorbé par la rédaction de ses articles, ses traductions, les cours qu'il commence à donner, profite pour écrire ces lettres presque quotidiennes non seulement des heures de la nuit mais des moments libres que lui laisse la multiplicité de ses tâches. Ainsi apprit-il à vivre la plume à la main et se compta-t-il très vite parmi ceux qui, ayant intégré cette manière singulière d'être dans le langage, y sont aussi à l'aise, écrivent avec autant de naturel que l'on parle, sans fétichisation de la chose écrite, sans enjeux narcissiques excessifs et, partant, sans sacralisation et sans inhibition. Écrire comme on parle, c'est seulement signifier qu'il n'y a pas de prééminence, de relation causale d'une forme d'expression sur l'autre et que, si elles ne traduisent évidemment pas la même complexité dans l'élaboration (on sait à quel point, si satisfaisante, si brillante qu'elle paraisse, la pensée inécrite se trouve n'être en général que sommaire, vague, confuse et, dans le meilleur des cas, au moment où l'on tente de la formuler par écrit, que le germe d'un développement futur), elles répondent à des situations différentes, à une finalité autre, tout comme elles déterminent des effets variés. Mais c'est dire aussi que, pour l'écriture comme pour la parole, l'acte et renonciation ne font qu'un. L'écriture, le recours à l'acte d'écriture et la position psychique qui en résulte, s'intègrent alors, s'ils ne l'étaient déjà, à l'ensemble de ces manières d'être, à ces habitudes de vie, qui contribuent à faire de chacun de nous ce qu'il est. Il y eut chez Freud une facilité à écrire. Double facilité : car si, d'après ce que nous dit Schur, sa correspondance ne présente que de rares ratures, et si les lapsus calami sont exceptionnels (certains pourtant furent loin d'être sans conséquence dans ses relations avec Jung), il n'éprouvait aucune appréhension, aucune réticence, à prendre la plume. Outre le plaisir de rédiger, on sent à l'œuvre un besoin et même une compulsion d'écriture. Par exemple, durant son séjour à Paris, Freud raconte en détail tout ce qu'il va faire avant d'aller passer la soirée chez Charcot :
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Il est six heures et, à neuf heures et demie, je vais comme tu le sais chez Charcot, non sans peur de ne pas beaucoup m'amuser aujourd'hui (...). Le peu de cocaïne que j'ai pris me rend bavard, ma petite femme chérie, je continue d'écrire et j'accepte ta critique de ma pauvre personne. Suivent alors deux pages de texte où il parle de lui, de ses sentiments pour Martha, de ses doutes : Il fut un temps où je n'étais que désir de m'instruire et ambition et où, jour après jour, je regrettais amèrement que la Nature n'ait pas mis sur mon front, par un heureux caprice, la marque du génie dont elle fait parfois cadeau. Depuis lors, je ne sais que trop que je ne suis pas un génie et je ne comprends plus comment j'ai jamais pu désirer en être un. Je ne suis même pas très doué (...). Mais je vais à présent descendre dîner, puis je m'habillerai et j'écrirai encore un peu. Demain, je t'écrirai en toute franchise comment j'ai passé la soirée chez les Charcot23. Freud n'attend pas le lendemain. Dès son retour, à minuit et demi, il reprend sa lettre et décrit la soirée qu'il vient de passer. La cocaïne, qui l'a peut-être rendu bavard ce soir-là, n'a fait que renforcer une tendance à écrire préexistante. Plus tard, il tint un carnet de correspondance et Ernest Freud remarque que son père répondait habituellement le jour même et que, comme il réservait ses soirées à ses travaux personnels, il consacrait à sa correspondance tout le temps libre dont il disposait entre les séances. Il reprochera à Jung de ne pas répondre assez vite et celui-ci, après avoir admiré une promptitude et une facilité d'écrire pour lui déconcertante, finira par se plaindre, entre tous les motifs qui servent d'excuse à ses ajournements, de l'impatience de Freud. Jones, au détour d'une observation, atteste l'importance qu'avait pour Freud l'acte d'écrire jusque dans ses composants les plus matériels. Après avoir évoqué l'intelligence qui s'était développée entre Freud et sa belle-sœur, Jones remarque que celle-ci ne l'aida pourtant pas dans ses travaux littéraires en apprenant, par exemple, la sténo et la dactylographie. « Mais Freud, dit-il, ne se sépara jamais de la plume dont il se servait pour sa correspondance privée comme pour ses travaux scientifiques : il réfléchissait mieux quand il l'avait en main »26. Il dit 25. Correspondance 1873-1939. à Martha Bernays, février 1886, p. 214-215. 26. Brnest Jones, La vie et l'œuvre de Sigmund Freud, P.U.F., 1971,1.1., p. 169.
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ailleurs que Freud, durant ses cours, ses conférences, ne lâchait pas son stylo, qu'il le faisait passer d'une main à l'autre ou tapotait son bureau. Il arrive ainsi que l'on voie des personnes qui, à force d'avoir écrit, ayant tellement intégré en elles le rythme propre à l'écriture, donnent l'impression, quand elles parlent, de continuer à écrire, de rechercher dans l'expression parlée un équivalent de l'expression écrite, ou encore de ne pouvoir parler qu'à condition de s'imaginer en train d'écrire. On ne peut affirmer qu'en parlant Freud s'aidait de son stylo mais peut-être, comme un cavalier après avoir laissé son cheval à l'écurie garde en main sa badine pour prolonger, semble-t-il, grâce aux attitudes et aux gestes qu'elle lui permet, un plaisir qu'il regrette, en le maniant se replaçait-il involontairement dans la situation où il avait l'habitude de penser. Merveilleuse chance des fiançailles! Si la ferveur de ses sentiments avait pour réelle garantie la longueur et la fréquence de ses lettres, il est sûr que son amour pour Martha servait admirablement le goût qu'il avait d'écrire. S'il n'avait eu ce goût, ses lettres n'auraient évidemment eu ni cette longueur, ni cette fréquence. Plus tard, pensant à ses propres fiançailles et à lui-même, Freud répondra à une lettre du fiancé de sa fille par ces mots : Sans aucun doute nous ne vous connaissons pas encore très bien. Qui aurait pu penser que vous fussiez un aussi assidu correspondant? On nous avait dit le contraire. Sous ce rapport vous êtes tout à fait qualifié pour d'assez longues fiançailles27. La relation entre l'expression des sentiments, si pudiques qu'ils soient, et la prolixité, aide à mieux saisir la place du correspondant dans l'économie des désirs, sa fonction comme initiateur d'écriture et instigateur d'analyse. Sans plus attendre ta réponse, ma chérie, je commence à rédiger ces notes pour pouvoir te parier de moi et de ce que je fais plus que ne me le permettrait notre contact personnel28. C'est quelquefois selon un rapport inverse, parce qu'il se serait retenu d'exprimer avec trop de fougue et de ferveur ses sentiments et surtout, par respect pour sa fiancée, de souligner trop nettement le dessein de ses désirs, que Freud serait aussi conduit à prolonger ses lettres, un peu à la manière de ces gens timides 27. Correspondance 1873-1939; à Max Halbeistad, 7 juillet 1912, p. 315. 28. Id.f p. 39.
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qui, ne sachant, lors d'une visite, quoi dire, restent collés sur leur chaise plus qu'il ne conviendrait. D'ailleurs, plus le temps passe et plus Freud se montre réservé. Comme c'est souvent le cas, la pudeur augmente avec la familiarité. Il est certes possible que les lettres auxquelles nous n'avons pas accès fassent une plus large place à l'effusion des sentiments amoureux. Au fond, cela ne changerait rien. La prolixité témoigne de sentiments qui s'expriment d'abord par elle. Les désirs que suscite une personne aimée et le désir d'écrire ne se différencient plus. Du fait des sentiments qu'elle inspire, elle devient celle à qui nous adressons « dans le fond de notre cœur » nos pensées, à qui nous aimerions les faire partager. Nous sommes amenés, dans le projet de lui en faire part, à tenter de les formuler et à prêter aux événements que nous vivons une attention qui rendra possible leur traduction ultérieure en mots. Semblable en cela à la Dame de la poésie courtoise, la personne aimée devient la figure par laquelle le désir d'écrire vient se présenter à nous. Si les sentiments amoureux poussent à écrire, en revanche le besoin d'écrire, pour se satisfaire, exalte en la personne du correspondant les sentiments amoureux* Mais, pour que le correspondant joue son rôle, il faut qu'entre les sentiments qu'il inspire et le désir d'écrire demeure une certaine indistinction. Celui-ci trouvera à s'exprimer sous le couvert de ceux-là. L'amour se met au service du désir d'écrire et il favorise autant ce désir par son éloquence propre que par une incitation pure, vide. Pour la première fois depuis longtemps je ne sais que t'écrire confie-t-il à sa fiancée le 6 octobre 1884. Une autre fois, le 18 août 1882 il commence sa lettre par des vers de Goethe : « Pourquoi j'ai de nouveau recours à récriture ! Il ne faut pas, chéri, poser de question si nette, Car, en vérité, je n'airienà te dire; Tes chères mains, toutefois, recevront ce billet »w. Certains traits attribués généralement à la personne, comme ce mélange chez Freud d'impatience et d'obstination déjà discernable dans la correspondance avec sa fiancée et plus encore dans ses lettres à Fliess, ne sont pas sans rappeler les qualités requises par l'écriture quand une pratique prolongée change les 29. Correspondance 1873-1939, p. 36.
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dispositions en habitudes. Il faut en effet de la hâte, de la promptitude, de la précipitation, pour saisir et retenir des pensées qui se succèdent plus rapidement qu'on ne saurait les fixer, comme il faut de la persévérance et de l'obstination pour se conformer au lent travail d'élaboration qui transforme les premières intuitions en constructions cohérentes. Comme il faut encore une patience égale au temps de la vie pour apprendre à accompagner pas à pas la mémoire dans son travail obscur, autonome et capricieux. On le perçoit dès les premières lettres, Freud a été sensible au rythme particulier qu'impose la position d'écriture. Il a aimé cette relation à soi, c'est-à-dire autant au langage qu'aux significations qu'il porte. Il a été sensible à l'écho qui prolonge les mots chus sur la page, au redoublement par la lecture des phrases qu'on écrit, dont l'inscription crée déjà un étrange effet de dédoublement. « Unheimlich » en effet, étrange familiarité qui nous donne à lire, à réentendre notre langue, à reconnaître ce qu'il y a de plus singulier en nous — vocabulaire, rythme, syntaxe — le style enfin qui nous définit mais dont nous apprenons qu'il est aussi l'expression la plus fidèle en nous d'un étranger sur lequel nous n'avons nul pouvoir. Ainsi Freud, sans que cela d'ailleurs apparaisse autant dans ses lettres à Martha que dans ses lettres de la maturité, devait-il par l'effet de cette immense correspondance accéder à une position critique, installant, par l'intermédiaire du papier, une part de lui à la place de l'autre, de telle sorte qu'il fut poussé, comme nous le sommes quand nous écrivons, à deviner des motivations qui ne sont pas toujours celles que nous pensions d'abord. Attitude qui peut se traduire par des reprises, des repentirs, dont on trouve déjà un exemple au début de la lettre du 21 février 1883, quand Freud se laisse aller à dire qu'il lui répond si rapidement « moitié parce que la lettre qu'il a reçue d'elle lui a fait plaisir » et « moitié parce qu'il ne peut plus travailler et qu'il lui faut rester seul » — autrement dit parce qu'il n'a rien de mieux à faire. Le caractère peu obligeant de sa formulation doit lui apparaître immédiatement et le pousse à reprendre autrement les termes de sa phrase : « Pour les sept huitièmes parce que je suis heureux et pour un huitième parce que je suis fatigué ». Surtout, la pratique quotidienne de la correspondance aura donné à Freud l'habitude et le besoin de ce qu'apporte la position d'écriture, la passion de saisir, d'attraper au vol les propositions qui s'élaborent au sein de l'espace mental et le goût d'en comprendre les mécanismes. A force de les raconter, il aura saisi
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la transmutation que subissent les événements vécus une fois qu'ils sont transcrits, de sorte qu'on peut se demander si cette transmutation est l'effet de leur passage dans les mots ou de la fermentation qui s'opère une fois qu'ils ont été recueillis dans notre milieu subjectif. . C'est notre lecture rétrospective bien entendu qui nous permet de surprendre dans les lettres à Martha les premières inscriptions de ce que sera ultérieurement la pensée de Freud. Dans la lettre du 8 juillet 1£82 citée par Jones : C'est dans le seul domaine de la logique que les contradictions ne peuvent coexister. Dans celui des sentiments, elle peuvent tranquillement subsister côte à côte30. Nous refuserons de partager le douloureux plaisir des passions tourmentées31. écrit-il tout au début de leurs relations. A la mort du fiancé de sa future belle-sœur, il écrit à celle-ci en des termes qui laissent deviner la future perspicacité de l'analyste : Attends-toi, d'ici quelques semaines ou quelques mois à entendre toute la famille dire et croire que la cause de sa maladie a été attribuable soit à ton amour, soit à mon traitement médical, soit encore à la conduite de maman envers lui. A un événement irrévocable, les êtres humains sont si heureux d'attribuer une cause non pas uniquement impersonnelle, mais plus ou moins teintée de passion . Cette longue correspondance avec Martha dut enfin laisser le souvenir des pensées, des représentations, des rêveries, des fantasmes, de ces événements brefs de mémoire qui accompagnent le geste d'écrire et viennent s'interposer énigmatiquement entre deux mots, deux phrases, et sur lesquels parfois on dérive. Quand plus tard, après son mariage, il fit retour sur lui dans la perspective analytique qu'il était en train de construire, il fut en mesure d'apprécier ce qui, du fait de l'éloignement de Martha, des nombreuses heures passées à lui écrire pendant lesquelles l'image de celle-ci ne pouvait pas ne pas être évoquée diverse30. Braest Joncs, La vie et l'œuvre de Sigmund Freud, t 1, p. 125. 31. Correspondance 1873-1939; à Minna Bernays, 13 février 1883, p. 48. 32. Id., 7 février 1886, p. 217.
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ment, était la part, dans la formation d'un amour, de l'élaboration fantasmatique et résultait d'éléments antérieurs dont il ne restait alors qu'à trouver l'origine et le mode de formation. Cette situation d'éloignement qui l'obligea pendant tant d'années à parler de lui-même à la bien-aimée absente, de son travail, des personnes qui l'entouraient, de ses projets, de ses humeurs, de ses ambitions, à saisir sur le vif les contradictions et les conflits agissants (ce mélange chez lui, à cette époque, de tyrannie et de libéralisme, de jalousie, de confiance, d'exclusivisme et de compréhension, le besoin de dominer et d'imposer sa volonté, avec le souci d'avoir en sa femme une égale en sensibilité, en intelligence, ne serait-ce que pour qu'elle réponde à son rôle d'interlocutrice). Il est à peu près sûr que la capacité de s'analyser s'associa pour lui à l'habitude d'écrire. La correspondance avec sa fiancée eut donc une vertu initiatrice pour Freud. Une fois passées les circonstances qui l'avaient rendue possible, il est probable qu'il n'aurait pas volontiers renoncé à écrire selon le modèle qui s'était imposé à lui durant tant d'années, dont il avait tiré bénéfice et plaisir. Mais il ne le savait pas. Comme il en est de ces sortes d'actions qui tiennent à des événements conjoncturels, qui n'ont donc pas été l'objet de décisions réfléchies, qui sont aussi associées à une personne déterminée, on ne sait pas, même si on tend à reproduire aussi les conditions qui les ont permises, à quel point elles nous font défaut et nous laissent incomplets. La correspondance avec Martha était certainement si indissociable de Martha elle-même que Freud ne put s'apercevoir immédiatement combien il était privé d'une façon d'être dans l'écriture qui lui était liée, et que ses traductions, les différents articles et travaux qu'il rédigea alors, ne pouvaient complètement satisfaire. On le sait, nous suscitons souvent des formes de relations, des systèmes de règles, des conditions de vie dont nous avons besoin, tout en croyant répondre à de tout autres motifs. On veut bien admettre que Fliess, par sa personnalité, avait de quoi plaire au Freud de trente deux ans. Son intelligence, ses intérêts intellectuels dépassaient largement les limites de sa profession et ses tendances à la spéculation qu'on lui reprochera plus tard favorisaient la discussion, incitaient son interlocuteur à développer ses propres réflexions, lui donnaient le droit d'en faire part à son tour, c'est-à-dire de les préciser pour lui-même. Il arrive ainsi dans notre vie, si jaloux que nous soyons de notre indépendance de pensée, de notre originalité, que nous rencontrions des
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personnalités qui ont le don de nous subjuguer. On comprend mal que des hommes remarquables pour leur liberté d'esprit, leur persévérance, se laissent aller à des sentiments d'admiration, de vénération même, qui leur ôtent le jugement. Proust a bien montré combien l'amour pour des êtres qu'on juge médiocres, et qui paraît absurde et condamnable pour n'avoir amené que souffrances, se montre avec le temps avoir été bien plus fécond que d'autres par la transmutation qu'il opérait des peines et des joies secrètes en substance spirituelle. Ainsi en est-il des amitiés. Il est vrai que certaines personnalités ont le don de provoquer des attachements dont on peut croire qu'ils aliènent ceux qui les éprouvent. On peut le croire, car ces personnalités persécutantes, persécutées, exigent l'assujettissement, la soumission à leur manière de voir, elles contraignent à des actions qu'on n'ose pas leur refuser, non par peur de leur déplaire, mais par la crainte autrement puissante de leur faire de la peine, alors qu'au même moment, par leur force d'irradiation, leur manière d'être, la rapidité de leur intelligence et même le caractère parfois délirant de leurs discours, elles favorisent l'accomplissement, le mûrissement d'une œuvre qui n'a rien à voir avec elles. Car ce n'est pas la personnalité de ceux qui nous aimons qui compte mais le travail que nous fait accomplir, aussi illusoires qu'ils soient, l'amour ou l'amitié. Ceux qui sont à l'extérieur ne voient que défaillance, erreur, faiblesse, ou, avec plus d'ingéniosité et de vérité, en expliquent la malheureuse et nécessaire occurrence par les déterminations de l'histoire subjective, sans saisir que, sous un autre perspective, par ce qui nous apparaît à nous qui venons plus tard, cet amour, cette amitié, n'étaient que le moyen d'une finalité mystérieuse. Mais, outre ceux qui tenaient à la personnalité de Fliess, on peut se demander si les motifs de l'amitié ne répondirent pas, obscurément, à des besoins qu'avait créés Téloignement de Martha et qui furent satisfaits par la distance qui séparait les deux amis. Non seulement parce que la séparation, entrecoupée de brefs « congrès », encourageait, dans l'esprit de chacun, le développement plus libre de la figure de l'ami, un engouement et une admiration plus à l'abri des déceptions et des déconvenues, des lassitudes et des désaveux qui sont la loi ordinaire des relations intimes; mais surtout parce qu'elle était la condition même de la correspondance. Fliess, du fait de Téloignement, put naturellement prendre, au bout d'un certain temps, quand leurs relations le permirent, le relais du rôle qu'avait tenu la fiancée, s'inscrire à cette place même qui permettait à Freud de reprendre
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la forme spécifique d'écriture à laquelle il s'était appliqué presque tous les jours pendant quatre ans. Il serait sans doute instructif pour ceux qui s'intéressent à l'archéologie de la psychanalyse, à la part qu'y eut l'inconscient de Freud, de s'attacher à .une étude minutieuse et comparative des effets transférentiels qui sont décelables respectivement dans les lettres à Martha et à Fliess. Mais si l'éloignement, en retardant les désaveux du réel, favorisait la poursuite d'une correspondance suivie dont il était la condition nécessaire, celle-ci par ailleurs, répondant à une exigence essentielle, devait hisser le correspondant à une place qu'il lui fallait occuper pour qu'elle fût possible. Il est vrai qu'il en est souvent ainsi des phénomènes de transfert. Il est essentiel que celui qui en est l'objet se voie affecté de tels ou tels traits, si la figure qu'ils finissent par dessiner est indispensable à l'effectuation de certaines opérations que l'on vise à produire. Sans doute ce caractère particulier vient-il s'ajouter aux « réimpressions », aux « copies des motions et des fantasmes », par lesquelles Freud définit les phénomènes transférentiels. Il fallait que le personnage de Fliess apparût tel à Freud pour qu'il eût envie de lui écrire ce qui lui était nécessaire d'écrire. C'est ce détournement que subit le correspondant pour devenir, de correspondant idéal, le répondant de l'écriture. Telle serait une des raisons pour lesquelles Freud aurait été conduit à surestimer son ami, à avoir pour lui des faiblesses qui contrastent fort avec l'idée que nous nous faisons d'un Freud prudent, méfiant, clairvoyant et avisé. Car il fallait bien qu'il s'abusât pour que Fliess fût en mesure de tenir le rôle qu'il lui assignait et dont il ne pouvait se passer; et d'ailleurs Fliess, au début de leurs relations, remplissait d'une manière quasi miraculeuse des conditions indispensables pour que s'incarnât dans l'autre la personne du correspondant dont Freud avait au premier chef besoin. La place essentielle que tint la correspondance dans la naissance et la consolidation de leur amitié est affirmée d'emblée dès la deuxième lettre, en 1887 : Votre lettre si cordiale et votre magnifique envoi ont réveillé en moi les souvenirs les plus agréables; les sentiments dont vos deux cadeaux de Noël m'apportent le témoignage me font espérer qu'une correspondance intéressante et suivie va s'établit entre nous. Je ne sais comment j'ai pu réussir à vous intéresser, continue Freud, mais quoi qu'il en soit, je suis ravi. J'ai toujours
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eu la chance de pouvoir choisir mes amis parmi les hommes les meilleurs, ce dont je ne suis pas peu fier*. Plus tard seulement la correspondance prendra la tournure souhaitée ici et s'orientera dans le sens que nous lui connaissons. Il faudra attendre 1892 pour que Freud passe du Sie au du, du € vous » au « tu », et adresse le premier de ses manuscrits. Il était nécessaire qu'ils se fussent vus d'abord assez fréquemment. L'occasion en avait été donnée par les fiançailles de Fliess avec Ida Bondy qui habitait Vienne. C'est à partir de ce moment-là que se fixe la fonction de correspondant et qu'elle se marque dans les lettres. Lors de l'envoi en 93 du manuscrit B. ÉTIOLOGIB DES NÉVROSES, Freud écrit : C'est à ton intention, cher ami, que je relate tous ces faits pour la seconde fois34. La correspondance s'établit alors selon les deux registres que nous présente La naissance de la psychanalyse, celui des lettres proprement dites et celui des manuscrits. Comme une machine qui, pour fonctionner, doit atteindre une certaine pression, il semble en effet que les lettres ont d'abord pour but d'entretenir à un certain degré l'intensité de la fonction de correspondant. Pour que Freud puisse disposer de l'instrument de travail que représente le dispositif d'écriture, pour qu'il puisse écrire (et pour qu'il en ait envie), il lui faut maintenir son correspondant à une place précise, l'introduire dans sa vie, le faire participer à son intimité. Il y aura donc, dans cette correspondance, un très subtil mélange non pas tout à fait du privé et du public mais de ce que j'appellerai, faute de mieux, l'intime et le publiable, le devenir publiable, celui-ci étant bien sûr le résultat d'un criblage d'une partie de l'intime (dont l'activité professionnelle forme la plus grande masse) et sa reformulation. Ainsi, si le « je » de renonciation n'est pas toujours absent des manuscrits, il est, peut-on dire, en état de métarmophose, passant du sujet privé au sujet de la science, tandis que la personne du correspondant, à de rares exceptions près, s'absente de l'énoncé. Il est vrai que les manuscrits montrent différents états d'élaboration de la pensée et de la formulation scientifique 33. La naissance de la psychanalyse, p. 49. 34. Ia\, p. 61.
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— classifications, rubriques, notes plus ou moins travaillées ou journal scientifique. Le manuscrit E, par exemple, qui peut apparaître comme un état intermédiaire conduisant au premier article de Freud sur la névrose d'angoisse, présente ces différentes strates de formulation. Le correspondant est au départ convoqué comme pour rappeler que, sans lui, rien de ce qui sera dit par la suite n'aurait pu être formulé, qu'il est la raison même par laquelle s'effectue une reprise du travail, qu'il en est la cause : Tu as immédiatement mis le doigt sur la partie de mon plan dont je sens la faiblesse35, tandis que le « je » représente encore Freud lui-même, le médecin en situation affronté aux difficultés réelles du traitement de ses patients : Je me suis rapidement rendu compte que l'angoisse de mes névrosés était en grande partie imputable à la sexualité et j'ai en particulier observé de quelle façon le coït interrompu entraînait inévitablement chez la femme de l'angoisse névrotique. Au début, je m'engageai dans de fausses voies. Puis, en cours de rédaction, le « je » se transforme en un « nous », sujet de renonciation scientifique, ayant à résoudre des problèmes théoriques et à élaborer les concepts nécessaires à l'élucidation de ceux-ci : Ajoutons ici les informations simultanées que nous avons pu obtenir sur le mécanisme de la mélancolie (...). Quand il y a accumulation de tension sexuelle physique, nous avons affaire à une névrose d'angoise. Quand il y a accumulation de tension sexuelle psychique, nous nous trouvons en présence d'une mélancolie36. Enfin un énoncé neutre d'où se trouve exclue la présence du sujet : ANGOISSE DES VIERGES. — Ici le champ de représentations où
doit se produire la tension physique n'existe pas encore ou est insuffisant; en outre, il faut y ajouter un autre facteur, un rejet 35. La naissance de la psychanalyse, p. 80. 36. Id.t p. 82.
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psychique de la sexualité qui constitue un résultat secondaire de l'éducation. L'hypothèse se trouve ici très bien confirmée57. Mais les lettres elles-mêmes contiennent un état pour ainsi dire antérieur de l'élaboration de la pensée, si bien qu'elles reflètent à l'intérieur d'elles-mêmes la relation qui les associe aux manuscrits. Le correspondant, évidemment, y est toujours présent et actif, tandis que le sujet de la science n'a pas encore décollé du sujet de renonciation, du sujet écrivant et de celui qui ainsi se raconte. Ainsi se trouve-t-on dans un dispositif d'écriture premier qui permet au lecteur indiscret que les circonstances ont fait de nous de surprendre la pensée en gestation, en train de naître, c'est-à-dire aussi une pensée qui, à partir d'éléments premiers, avec rapidité se transforme, se multiplie, évolue et, par essais successifs, tente de satisfaire l'exigence que l'on prête à celui qui est à la place du correspondant. Pensée d'avant la mise en forme, penséç qui se donne là l'occasion d'une première énonciation effective. Il y a d'une lettre à l'autre répétition, soit parce qu'il y a eu oubli de ce qui a déjà été dit — signe du travail de l'esprit, de son obnubilation58, soit réitération par besoin de préciser, de développer ou simplement de maintenir active la fonction du correspondant. Ainsi dans la lettre du 8 octobre 1895 où l'on a d'ailleurs un exemple de l'introduction de celui qui écrit : Sache qu'entre autres choses je soupçonne le bit suivant : l'hystérie est déterminée par un incident sexuel primaire survenu avant la puberté et qui a été accompagné de dégoût et d'effroi. Pour l'obsédé, ce même incident a été accompagné de plaisir. Mais je ne puis arriver à une explication mécanique et je suis tenté de prêter l'oreille à la voix qui me chuchote que mon interprétation n'est pas satisfaisante59. Quelques jours après, le 15 du même mois, Freud écrit : Tai-je révélé oralement ou par écrit, le grand secret de la clinique ? L'hystérie résulte d'un choc sexuel présexuel, la névrose 37. La naissance de la psychanalyse, p. 83. 38. Freud se définira comme- « monoidéiste ». La naissance de la psychanalyse, p. 73. 39. Id., p. 112.
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obsessionnelle, d'une volupté sexuelle présexuelle transformée ultérieurement en sentiment de culpabilité41. Il est vrai qu'au début de la même lettre Freud remarque : Quel extravagant correspondant je suis, n'est-il pas vrai? Pendant deux semaines entières, j'ai été en proie à la fièvre d'écrire et m'imaginais avoir résolu l'énigme. Fièvre d'écrire à laquelle le correspondant n'est évidemment pas étranger : Si je t'écris si rarement c'est uniquement parce que j'écris beaucoup pour toi41. Pendant le temps que durera leur correspondance, Freud ne cessera de signaler à Fliess la place et le rôle de correspondant qu'il tient. Il use généralement de deux formules : « C'est à ton intention que j'écris », dit-il d'abord; ou encore, reprenant un mot de l'écrivain Nestroy, qui lors d'une représentation d'une de ses pièces, n'apercevant derrière lesrideauxque deux spectateurs dont l'un possédait un billet de faveur, se demande si l'autre « public » en bénéficie aussi, Freud désabusé et amusé, songeant à son isolement, appelle Fliess son « public », son « seul public ». En fait, ces deux manières d'affirmer l'existence du correspondant et de le convoquer dans la personne de son ami sousentendent les fonctions distinctes qui lui sont assignées. Quand Freud dit qu' « il écrit à son intention », il exprime ainsi le caractère dynamique d'incitation du correspondant sur lequel se concentre le désir d'écrire : « Si j'écris, c'est pour lui ; je n'écris que pour lui », et son rôle indispensable au dispositif ; « Sans lui, je n'écrirai pas ». Dans l'autre formule se trouve reconnu le rôle de témoin, de critique, de juge, du correspondant assurant une validité objective en l'absence de laquelle l'acte d'écrire n'ayant pas en lui-même de justification peut être perçu comme folie, production délirante. Et ces deux fonctions répondent à leur tour et recouvrent partiellement les deux registres de la correspondance. Il arrive très souvent que, dans le cours d'une amitié, à mesure que le temps passe, ses motivations, ses raisons dernières apparaissent à l'un ou à chacun des protagonistes. A fortiori pour Freud, dont la connaissance des processus psychiques tirée de 40. La naissance de la psychanalyse, p. 111. 41. Id\, p. 110.
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ses patients se renforce et se transforme à partir de 1895 et de 1897 par le travail d'analyse qu'il a entrepris sur lui-même. Or il est tout à fait surprenant de voir que, tout en se faisant de moins en moins d'illusion sur la valeur scientifique des spéculations auxquelles se livre son ami et en discernant de mieux en mieux la configuration psychique sur laquelle elles prennent leur essor, Freud ne renonce pas pour autant à son amitié. Quels que soient les jugements qu'il est amené à porter, après avoir été en mesure d'analyser les sentiments opposés dont Fliess est alors l'objet, il paraît conserver pour son ami une affection intacte. Mais c'est que celle-ci est désormais un produit du temps. Elle n'est plus séparable de cette part de l'autre qui, transmuée en mémoire, s'est intégrée, assimilée à notre propre substance, de sorte que nous ne pourrons y renoncer sans voir croître encore cet empire de la mort à qui nous abandonnons jour après jour tant de territoires et qui, bientôt, ne nous laissera plus assez d'espace pour que se développent de nouvelles affections. Lettre après lettre, au cours des dernières années de leur amitié, on ne voit pas seulement se lever l'angoisse d'une rupture qui apparaît peu à peu inéluctable ; mais, comme dépouillé de tous les motifs secondaires qui devait le dissimuler, irrépressible et cynique, c'est le besoin pur du correspondant qui s'exprime. Poussé par l'urgence et comme s'il craignait de ne pouvoir s'en passer, appréhendant un déficit grave dans sa propre économie, Freud exige que son ami remplisse jusqu'au bout la fonction qu'il réclame; mais, sachant que les jours de cette amitié sont désormais, comptés, il se soucie de moins en moins de la sauvegarder. Il n'a plus les prévenances anciennes, il ne se donne plus la peine de feindre un intérêt pour les travaux de son compagnon ; et, au moment où il exige l'attention qui lui est nécessaire pour continuer à écrire, il montre les signes d'impatience, d'énervement, de celui qui, brûlant de parler, ne sait comment interrompre les propos, pour lui sans intérêt, de son interlocuteur. Ou bien, par un mouvement inverse, il se précipite sans plus attendre, prend la parole de force et, comme quelqu'un qui s'est délivré d'une envie pressante, il reconnaît qu'il se trouve maintenant dispos pour écouter. Ainsi, à la veille d'un € congrès », en décembre 9.7 • Et maintenant je vais me hâter de ^exposer ici quelques nouveautés, afin de n'avoir plus à en parler et de pouvoir t'écouter paisiblement42. 42. La naissana de la psychanalyse, p. 211.
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C'est avec désinvolture, sinon ironie, qu'il fait alors allusion aux spéculations de Fliess. Dans la lettre du 11 octobre 1899 par exemple, après avoir annoncé qu'une théorie de la sexualité suivra le livre sur les rêves, Freud précise que le travail se fait en lui « à des étages inférieurs » et qu'il n'a pas la maîtrise des pensées qui lui viennent. Pas question pour moi de méditer ; cette façon de travailler me prend par intermittences et Dieu seul sait la date de la prochaine poussée, à moins que tu n'aies découvert ma formule43. Mais est-ce bien pour corriger ce que sa phrase pouvait avoir de trop impertinent qu'il termine sa lettre par quelques mots qui paraîtront plutôt dictés par un humour sceptique : D'après les calculs auxquels tu t'es jadis livré, 1900-1901 sera pour moi une époque fructueuse (comme tous les sept ans et demi). C'est pourtant bien au même moment que, faisant lire à Fliess le livre sur les rêves, il lui écrit : Je suis désolé de devoir perdre la bienveillance du meilleur et du plus cher de mes lecteurs en lui communiquant les épreuves, car comment trouver bien les épreuves que Ton se voit obligé de corriger ? Malheureusement il ne m'est pas possible de me passer de toi qui représente « le public » et j'ai encore 60 pages à te soumettre44 Dans les derniers temps s'accentuent dans un même mouvement les réticences de Freud à l'égard de Fliess et de ses théories et, il est vrai, sur un ton de plus en plus nostalgique, l'évocation du rôle qu'il joua. Mais rien ne peut pour moi remplacer les contacts avec un ami, c'est un besoin qui répond à quelque chose en moi, peut-être quelque chose de féminin45. Et après un passage où il a tenté de préserver, mais bien cruellement, la susceptibilité de Fliess, 43. La naissance de la psychanalyse, p. 267. 44. I
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Lorsque ton ouvrage paraîtra, nul d'entre nous ne sera capable de porter sur son exactitude un jugement qui reste réservé à la postérité, .comme chaque fois qu'il s'agit d'une grande découverte, il apparaît que Freud n'a plus besoin de ses encouragements et qu'il a substitué au sien son propre jugement. Pourtant, en mars 1901, quelques mois avant leur ultime rencontre, comme c'est souvent le cas dans les derniers mois d'une amitié ou d'un amour, est nettement exprimé le conflit affectif né d'une opposition entre des jugements retirant à la personne les qualités qui nous la rendaient jadis indispensable et le besoin que l'on a d'elle. Malgré notre clairvoyance, nous ne pouvons y renoncer parce que nous ne nous décidons pas à rompre les liens qui retiennent amarré à notre présent un passé qu'il serait trop douloureux de voir dériver sans nous. Je n'ai jamais éprouvé aussi profondément ni avec autant de persistance que pendant les six derniers mois le besoin de vivre dans le même endroit que toi et les tiens. Jai traversé, tu le sais, une crise intérieure profonde et quand nous nous rencontrerons tu pourras voir combien elle m'a fait vieillir. C'est pourquoi j'ai été profondément ému en apprenant que tu proposais une rencontre à Pâques. Quelqu'un qui ignorerait l'art d'interpréter avec subtilité les contradictions trouverait incompréhensible que je n'accepte pas d'emblée cette proposition. En réalité, tout permet de croire que je veux t'èviter (...). En ta compagnie, j'essaierais inévitablement de tout rassembler pour te l'exposer, nous parlerons raison et science, et tes découvertes biologiques si belles, si positives, éveilleraient au plus profond de moi-même un sentiment (impersonnel) de jalousie . Freud est fort imprudent d'user dû mot de jalousie auprès de quelqu'un d'aussi susceptible que pouvait l'être Fliess à de tels aveux. Freud a commencé son auto-analyse en 1897. Il écrit à sa suite le livre sur les rêves, premier travail dont il sait qu'il ne sera pas de sitôt révisé. Mais il a eu le temps de juger du peu de certitude des spéculations de Fliess sur les cycles et les relations de la bisexualité à la bilatéralité. La jalousie qu'il s'attribue, il sait bien que Fliess, s'il était clairvoyant et en mesure de juger du mérite exact de chacun, aurait toutes les raisons d'en être la victime. Il 46. La naissance de la psychanalyse, p. 279.
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est vrai aussi que son auto-analyse peut le conduire à travers l'œdipe sur la voie de sa propre rivalité, mais alors l'aveu a plutôt valeur d'antiphrase ironique. Aux dires de Fliess, au cours de leur ultime rencontre durant l'été de la même année, Freud renouvela son aveu : «Quelle chance que nous soyons amis, sans quoi je crèverais de jalousie en entendant dire que quelqu'un à Berlin arrive à découvrir de telles choses ! » Fliess prit naturellement à la lettre les mots de Freud, mais il n'avait ni les dispositions psychiques ni la clé pour les interpréter. Freud, sous le coup peut-être de la culpabilité de celui qui a réussi, affirmait de la sorte sa propre assurance, masquait le jugement défavorable que lui inspiraient les théories aventureuses de son ami, l'engageait paradoxalement à plus de discernement et, avec les mots mêmes qui étaient susceptibles d'entraîner une rupture, tentait de sauvegarder un reste d'amitié dont il devait craindre encore qu'elle lui fît défaut. Telles seraient les raisons des hésitations de Freud qui, d'une lettre à l'autre, va de l'ironie au doute, des protestations d'amitié au scepticisme affiché : Je ne puis que me réjouir de loin quand je te vois annoncer que tu continues à rédiger tes grandes solutions et que tu te déclares satisfait de l'évolution de ce travail. Tu as certainement raison de remettre à plus tard tes nouvelles communications sur les rapports nasaux et de les réserver pour une plus vaste synthèse47. écrit-il en février 1901. Dans une des toutes dernières lettres, celle du 19 septembre 1901, il tente, sous le mode de la dénégation, de dissimuler (ou de se dissimuler) son propre jugement. Ce que tu me dis de mon attitude à l'égard de ton grand travail me semble injuste. Combien de fois n'ai-je pas pensé à ton œuvre avec fierté et en tremblant d'émotion, et combien m'a gêné mon incapacité â me rallier à telle ou telle conclusion48. Mais il avoue une fois de plus le rôle que tenait son ami : J'ai souffert de perdre « mon seul public » comme dit notre Nestroy. Pour qui dois-je maintenant écrire? 47. La naissance de la psychanalyse, p. 292. 48. Id., p. 292.
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Il avait déjà reconnu quelques années auparavant, au moment où il commençait l'auto-analyse, la place de correspondant qu'occupait Fliess ; mais sans pouvoir les dégager, il subissait les phénomènes transférentiels associés à cette fonction : Je continue à ne pas savoir ce qui m'est arrivé. Quelque chose venu des profondeurs abyssales de ma propre névrose s'est opposé à ce que j'avance encore dans la compréhension des névroses et tu y étais, j'ignqp pourquoi, impliqué. L'impossibilité d'écrire qui m'affecte semble avoir pour but de gêner nos relations. De tout cela je n'ai nulle preuve et il ne s'agit que d'impressions tout à fait obscures49. Le zèle des éditeurs supprimant de leur propre aveu tout ce qui risquait de contrevenir à la discrétion médicale et personnelle ainsi que les passages qui avaient trait aux travaux de Fliess nous interdit d'avoir une juste appréciation de l'ensemble de la correspondance. Cependant, telles qu'elles nous sont parvenues, les lettres de Freud ne s'accordent pas avec l'idée que nous nous faisons d'une correspondance. Elles évoqueraient plutôt un roman par lettres (dont nous manquerait d'ailleurs la partie obligée des réponses ayant pour but d'amener le personnage principal à préciser sa pensée, à relancer l'action), qui aurait pour sujet en effet la naissance de la psychanalyse, l'élaboration progressive des grandes idées de son inventeur, le développement d'une monomanie (peu différente somme toute de celle qui domine les protagonistes des liaisons dangereuses). On dirait que cette amitié n'atteint une telle intimité que pour permettre à l'un des personnages de confier au papier (et par conséquent aux lecteurs que nous sommes) les pensées qui l'obsèdent et de nous faire assister aux péripéties de l'aventure tout intérieure du héros. Mais de la sorte, cette correspondance a bien ce quelque chose de démesuré et de limite que possèdent les ouvrages de fiction. L'étrange, l'invraisemblable ne tiennent pas seulement à ce qui est contenu là, à tout ce qui passe du magnifique effort de réflexion de Freud pour saisir ce qui jusqu'alors était demeuré impensé, mais au fait que ce qui est dit passe par une correspondance et ait eu besoin pour être dit d'en passer par là. Et que cela « passe » par la correspondance, c'est-à-dire par une certaine forme d'écriture, par un registre spécifique de récriture, concerne de si prèis la psychanalyse qu'on se demande en effet 49. La naissance de la psychanalyse, pp. 298-299.
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si la découverte de celle-ci aurait pu prendre d'autres voies que celle-là, dépendre au départ, quand rien n'était encore réellement engagé, d'un autre dispositif que celui que la correspondance mettait en place : que la pensée ait un destinataire réel et que celui-ci fût aussi le répondant de l'action d'écrire, qu'il la justifie aux yeux de celui qui écrivait. Il fallait écrire, et de toutes les façons écrire, pour que la psychanalyse vît le jour. C'est-à-dire non seulement faire l'effort dénonciation, de formulation et de réélaboration de la pensée que l'acte d'écriture permet (et dans lequel, à la fin, est toute la pensée), mais, sur l'autre versant, mettre en mouvement les dispositions psychiques que suscite l'acte d'écriture. Il fallait écrire, mais, à cause des enjeux singuliers du domaine envisagé qui allait porter avec le terme de refoulement le nom d'inconscient et du cadre qui, puisqu'il n'était pas celui de la Dichtung, de la littérature, était nécessairement scientifique, il fallait de plus écrire pour quelqu'un qui, par ses qualités intellectuelles, son rayonnement, devait être en mesure de tendre les ressorts de la compétition. Les deux formulations que Freud utilise à l'égard de son correspondant, nous l'avons déjà remarqué, répondent à deux fonctions parentes mais distinctes. Il y a plus. Freud dit que tout ce qu'il écrit est écrit « à l'intention » de son ami dans la première phase de leur relation épistolaire, il indique d'abord que ses lettres et les manuscrits qu'il envoie ne sont que la partie visible de tout un ensemble qui, pour ne pas être transmis, n'en a pas moins, dans le secret de la solitude, l'ami pour interlocuteur. Freud signifie bien que c'est à Fliess qu'il pense quand il écrit — quand il écrit pour penser. Son effort de formulation, sa propre compréhension à l'égard du matériel apporté par ses patients passent aussi par le désir de faire comprendre à son ami — quoi ? justement, sinon ce qu'il ignore encore, puisque c'est ce désir d'apporter quelque chose, de partager, qui l'oblige à élaborer des hypothèses, à proposer des solutions et, partant, accentue d'autant son écoute et son attention. Fliess répond alors, à cette période de la vie de Freud, à un rôle si essentiel qu'on a presque envie de penser que sans cette amitié la psychanalyse n'eût peut-être pas vu le jour. Heureusement, il en est de l'amitié comme des amours. Et on a la ressource de croire qu'un autre eût pris la place que Fliess avait si bien occupée quand Freud écrivait « à son intention ». Fliess est bien celui qui fait écrire. Ce n'est que plus tard que le terme de « public » interviendra explicitement, indiquant alors que la fonction s'est
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déplacée : le public se trouve à la fin du processus de création, ^ une fois que la pièce est écrite et mise en scène. Le public pourra bien changer, et il changera tous les soirs. Quand Freud confiait à Fliess qu'il écrivait à son intention, on comprend bien que, dans son esprit, il croyait ne pas pouvoir se passer de son ami pour écrire. Il y a entre les deux formules la différence qui touche à celle qui existe en français entre « à » et « pour ». Si je t'écris, si j'écris à toi, le lien entre Faction implicite et la personne à laquelle elle s'adresse est si intime que la disparition de cette dernière entraîne de facto l'annulation de l'action. Tandis que, si j'écris pour toi, il se peut que j'écrive pour quelqu'un d'autre. La substitution des personnes n'entrave pas obligatoirement l'accomplissement de l'acte, ni son résultat. C'est déjà le sens qui apparaît en 1897 : J'aurais voulu que tu sois mon public pour te communiquer quelques-unes de mes idées ainsi que le résultat de mes récentes recherches. Il est probable que lorsque Freud déplore la perte de son public, il songe d'abord à L'interprétation des rêves qui eut pour lecteur attentif et critique Fliess dont l'approbation, la compréhension et les conseils avaient été utiles à Freud et l'avaient confirmé dans le sentiment qu'avec ce livre il avait découvert un nouveau domaine du savoir. Et d'autant plus qu'il était un des personnages, et non des moindres, de cette œuvre et qu'ainsi, par un curieux mouvement, les interventions de Fliess donnaient du fait de leur réalité objective comme un surcroît de véracité aux propositions du livre, qui avaient en lui, comme élément transférentiel, source du rêve, nœud d'association, leur origine; et en intervenant sur la scène réelle, le personnage de l'ami, pareil à un démon passe-muraille, se retrouvait au beau milieu de « l'autre scène », celle du rêve, pour en animer l'intrigue. Mais, au même moment, en lui faisant part du projet d'écrire cinq livres, Freud indique assez à son ami que son rôle d'incitateur d'écriture est révolu, et qu'il n'a plus désormais besoin de lui à la place de correspondant, de garant de l'écriture. Cest qu'entre-temps Freud s'est livré à une autre pratique d'écriture qui, si elle n'a pas immédiatement rendu caduque la fonction de la correspondance, si elle n'en a pas immédiatement arrêté le mouvement, en a peu à peu, parce qu'il faut de toute façon beaucoup de temps pour que tout ce qui touche à nos
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dépendances et à nos habitudes se transforme, dévié le sens. Freud se montrera toujours un épistolier scrupuleux et prolixe. On percevra chez lui des retours à une dépendance semblable à celle qui s'était manifestée du temps de Fliess, avec aussitôt un même penchant à user de la correspondance et, ainsi que le montrera celle avec Jung, une susceptibilité tout à fait révélatrice du rôle qu'il lui assigne et du besoin d'écrire qui l'anime alors. Freud reprochera souvent à Jung de ne pas lui répondre assez vite et Jung gémira comme un marcheur qui traîne la patte à côté de quelqu'un de plus allant que lui, en enviant la promptitude des réponses de Freud et son incapacité à suivre son rythme. Le volume de la correspondance avec Ferenczi témoigne certainement de l'affection que Freud lui portait, à laquelle des dons d'écrivain et des qualités d'épistolier n'étaient pas étrangers. Certainement Ferenczi fut, par la suite, le correspondant privilégié de Freud qui dut trouver en lui cet « autre » auquel il aimait à recourir pour écrire quand il était dans ces périodes de non-production qu'il craignait tant, ainsi qu'il le dit à Pfister50 et à Lou Andréas Salomé51. Cependant plus jamais le correspondant n'eut dans la configuration psychique et l'économie du travail de Freud, et comme instrument d'écriture, le rôle qu'il avait eu du temps de Fliess. Peu à peu, on peut l'observer, il se transforme à partir du début de l'auto-analyse, et par l'effet progressif de celle-ci, jusqu'au moment où le livre sur le rêve qui la redouble et la continue prend le relais. Comme nous n'avons pas à notre disposition l'ensemble ni l'intégralité des lettres, nous ne pouvons une fois de plus que présumer la place qui fut assignée à Fliess au début de l'auto-analyse. Freud fit-il plus que de tenir son ami au courant de ses résultats dont certains, comme les analyses d'Œdipe et d'Hamlet, seront retranscrits presque littéralement dans L'interprétation des rêves? Lui décrivait-il les voies si personnelles par lesquelles il y arrivait ? Se contente-t-il de lui faire part des découvertes de son lointain passé ou lui indiqua-t-il par quelles associations il y était parvenu, quelles impressions, quels événements présents y avaient conduit? Quand il dit : Je puis à peine t'énumérer tout ce qui pour moi (nouveau Midas) se transforme en immondices. Tout cela concorde parfaitement avec la théorie de la puanteur interne55, 50. Lettre du 6 mais 1910. 51. Lettre du 27 juillet 1916. 52. La naissance de la psychanalyse, p. 212.
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allait-il jusqu'à confier à son ami quelles élaborations, quelles représentations lui permettaient d'affirmer les lois d'une transmutation subjective de la matière, qui font, par exemple, que l'argent devient l'équivalent des fèces ? Du moins les lettres nous permettent de supposer que, des pièces du puzzle qu'évoquent les rêves et les associations fragmentaires de L'interprétation des rêves, Fliess en détenait un certain nombre, qu'il avait donc une vision de l'ensemble que nous ne posséderions pas si nous en étions réduits au seul livre. Copiment sans cela aurait-il recommandé une discrétion à laquelle Freud, déjà convaincu, aurait aimé obéir s'il n'avait pas été partagé entre le souci bien naturel et socialement recommandé de préserver sa vie intime et celui de répondre à l'exigence contradictoire de vérité scientifique, d'étayer ses démonstrations par un matériel suffisamment riche et de faire la preuve de la cohérence de l'appareil psychique par l'énumération et la description des chaînons intermédiaires? Ainsi Fliess, sans en être l'incitateur, était-il, au début du moins, un peu plus que le témoin de l'auto-analyse. En fait, il semble bien qu'on ne puisse juger du rôle de Fliess dans l'analyse de Freud en la comparant, comme cela a été fait trop souvent, avec l'analyse classique dont l'appareillage n'était pas à ce moment-là, et pour cause, nous le verrons, définitivement fixé. On aurait peut-être tout juste le droit de dire que, de la même manière que la correspondance avec Martha introduisit la correspondance avec Fliess, celle-ci introduisit Freud à la pratique de l'autoanalyse. Il y avait acquis les dispositions psychiques, une manière d'être dans récriture qui lui permirent de l'entreprendre et de la poursuivre. Si Freud faisait part à Fliess, comme à un autre lui-même, de ce qui occupait sa pensée, celui-ci, malgré son statut d'alter ego, n'en était pas moins un autre extérieur réel, dont il fallait se faire comprendre et qu'il fallait convaincre. Freud était de la sorte obligé de donner à sa pensée, dès le départ, la vraisemblance, la clarté et larigueurd'une communication scientifique. Le penchant de Freud à théoriser et à conceptualiser le matériel d'observation était de la sorte redoublé par la présence de Fliess. Mais, par cette présence, il était aussi engagé à se compter lui-même parmi le matériel. En effet, parce que Fliess était son ami (et il faudrait bien sûr analyser les phénomènes transférentiels qui allaient converger sur la personne définie par le terme d'ami), il était encouragé à exprimer, mais pour un autre, par écrit, les réactions affectives et intellectuelles aux événements du moment parmi lesquels ceux qui concernaient ses intérêts
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scientifiques comptaient par dessus tout. Ainsi que l'attestent la relation de l'épisode cardiaque et ses considérations sur sa dépendance au tabac, Freud était entraîné à exprimer ses observations sur lui-même, à se traiter comme matériel et à analyser son propre cas comme il l'eût fait pour ses patients. Objectivité vis-à-vis de soi à laquelle pousse la tradition médicale. Mais ici, nous y insistons encore, parce que les observations se faisaient par écrit et qu'elles avaient pour domaine le psychisme, l'espace mental, le for intérieur de celui qui écrivait, elles engendraient, par l'écoute que la transcription créait (mais déjà exercée par l'attention spécifique portée aux propos des patients), une tout autre relation à soi. Le retard, le déphasage de l'inscription sur la pensée permettrait de faire jouer à l'égard de ses propres énoncés cette sorte de suspicion qu'il fallait bien développer à l'égard de ceux qu'on prend en charge. Mise en jeu subjective, appréhension de soi qui n'auraient évidemment pas eu l'occasion de se déployer avec la même ampleur si Freud s'était d'emblée consacré à la rédaction d'articles scientifiques ou s'il s'était contenté de notes écrites pour lui-même. C'est ainsi que la correspondance a pu ouvrir la voie à l'auto-analyse. Non pas tant au projet de l'entreprendre : la réflexion sur soi, les découvertes faites sur les patients, le désir de vérifier des hypothèses, une curiosité vis-à-vis de soi-même et la pression reconnue de troubles névrotiques auraient suffi. Ayant des motifs autrement puissants de vaincre les résistances, et d'ailleurs bénéficiant grâce à ses observations d'une perception aiguisée de celles-ci, Freud avait en outre l'espoir, qui se confirmera, de s'enfoncer davantage dans les obscurs royaumes de la psychologie des profondeurs et de faire sur lui-même de nouvelles et encore plus surprenantes découvertes. C'est plutôt par les habitudes d'écriture et les dispositions psychiques que Freud avait acquis au cours de tant d'années que la correspondance introduisit l'auto-analyse. Elle en prépara les conditions matérielles, elle en fixa le dispositif. L'auto-analyse s'est détachée de la correspondance pour devenir une activité autonome et autrement féconde. Mais elle avait trouvé dans la correspondance son modèle et les éléments formels de sa possibilité. Car il apparaît à l'évidence que, sans passage par l'écriture, sans les apports propres de la transcription, l'auto-analyse n'eût pas été possible ; de la même manière qu'il fallait d'abord écrire pour savoir en quoi les rêves étaient interprétables, la procédure à suivre pour les interpréter et à la suite de quelles élaborations les pensées latentes se transformaient en texte manifeste.
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Il ne saurait y avoir d'auto-analyse qui ne soit écrite. Cest le dispositif d'écriture qui assure la possibilité de l'auto-analyse. Condition préalable et essentielle, mais qui ne saurait évidemment suffire, pas plus que le dispositif analytique n'assure le succès et le bon déroulement de la cure. D'abord parce que la position d'écriture, dans ce temps intercalaire sans cesse reformé qui se produit, à cause de la merveilleuse lenteur de la main, dans l'intervalle séparant l'émergence quasi immédiate de productions psychiques de leur inscription, ouvre la voie à l'afflux de nouveaux énoncés, de pensées connexes, d'images. Il y a là création d'une différence de niveau, d'une différence de potentiel qui a le pouvoir d'arracher à l'esprit tant de particules dé mémoire qui y seraient demeurées fixées et enfouies. On n'en finirait jamais d'essayer de saisir et de décrire les processus mentaux qui se produisent alors. Peut-on dire que celui qui écrit est l'objet d'un dédoublement, qu'il se trouve partagé, comme dupliqué entre des actions si diverses, entre la main attachée à son besogneux et patient travail de labour et l'œil qui surveille et retrouve tracé selon les lois d'une miraculeuse et bizarre condensation ce qui n'était l'instant d'avant que le souffle impalpable d'une pensée ? Mais d'une pensée des lors, à cause des règles qu'imposent la langue et lesrigueursde la forme écrite, transformée et, par la lecture en cours, proposée à une nouvelle lecture si bien que celui qui écrit se retrouve lecteur d'un songe dont il est l'écho bien plus que le héros — de la même manière sans doute que nous nous apparaîtrions à nous-mêmes si, couchés syr un divan, obligés de parler à haute voix en présence de quelqu'un, nos propres paroles nous revenaient répercutées par le mur de sa présence invisible et silencieuse pour parler autrement de nous. C'est d'abord en raison de ce dédoublement que la position d'écriture est un singulier et subtile piège à « inconscient ». Car l'écriture induit un doute et suggère une question persistante. Pourquoi justement ce mot — ou pourquoi son absence —, pourquoi suis-je lié et comme enchaîné à cette structure syntaxique et ne puis-je m'en éloigner davantage que je ne puis me soustraire de mon corps ? Et pendant tout le temps que dure cet entre-deux, pendant tout le temps que j'écris, voici qu'affluent, innombrables, pareils à ces ombres qu'Enée aperçoit tandis qu'il parcourt les plaines élyséennes, marchant à l'écart, solitaires ou se pressant en foule, des représentations, des images, des clichés brefs, instantanés, qui me sont comme étrangers, dont la Venue me surprend comme me surprend leur origine dans laquelle je reconnais ce cjui n'était donc pas perdu pour
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toujours, le crépi rosé de la gare et les arbustes qui formaient comme la ponctuation fleurie, rose et blanche de notre conversation et de notre marche sur le quai où nous attendions, ou les gémissements des cordages des bateaux, une certaine nuit, qui accompagnaient notre promenade sur la digue, — bribes de mémoire venues d'hier ou de jadis et dont on n'oublie pas, tandis que Ton continue à écrire tout autre chose, qu'elles se sont un instant posées, accolées aux mots, aux lettres et qu'elles pourront réapparaître et engendrer à leur tour une signification qui trouvera sa place parmi toutes celles qui se sont déposées. Il est vrai aussi que toujours, quand on écrit, et c'est bien pourquoi on peut parler d'un dispositif, se trouve défini et localisé ce lieu occupé exemplairement par le correspondant mais que d'autres figures hétérogènes, substituables les unes aux autres, peuvent remplacer. Ce sera d'abord la figure de celui à qui l'écrit s'adresse, le public, le lecteur éventuel du roman. Personne d'abord anonyme, mais qui, si l'on s'en rapproche, au lieu du visage purement générique pareil à celui qu'on voit à l'article « Homme » sur le dictionnaire, prend les traits d'un proche, d'un ami, d'une personne que l'on admire, d'un écrivain aimé, mort depuis longtemps, avec l'œuvre duquel on s'est si souvent entretenu qu'on a l'impression en retour qu'il lit pardessus notre épaule, si bien que, pour un peu, il nous viendrait l'idée de nous retourner vers lui afin de vérifier que nous n'avons pas commis de faute. Ce peut être, si l'on rédige une thèse, la terrible Aima mater, qui nous obligera à retirer les intonations personnelles que nous aurons eu la faiblesse d'y glisser. Et selon ce que nous écrirons, d'autres personnes encore, aimables ou haïes, admirées ou combattues, et plus volontiers celles par qui nous nous croyons persécutés. Et plus lointainement ceux qui figurent à l'origine d'une passion si peu justifiable et que nous préférons nous garder d'évoquer, parce que nous craignons leur jugement et que nous avons honte de ce que nous écrivons (et dont n'importe qui, hélas!, nous disons-nous, pourra prendre connaissance), mais plus encore des pensées qui accompagnent ce que nous écrivons. Il faut alors nous demander quelle figure se forma lorsque Freud entreprit son auto-analyse, et vint prendre la place qu'occupait Fliess quand il' s'adressait directement à lui ou rédigeait ses manuscrits «à son intention». Il n'est d'ailleurs peut-être pas inutile de remarquer qu'à partir du moment où Freud commence l'auto-analyse, les manuscrits qui accompagnent les lettres cessent. Le dernier, le manuscrit N, date de fin
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mai 1897. Cette figure eut peut-être, au début du moins, les traits de Fliess, mais un Fliess maintenant réservé, une figure issue de Fliess, mais qui n'était plus tout à fait la même, puisqu'on pouvait lui écrire ce qu'on n'aurait décidément pas écrit à celui-ci. Ce pouvait être aussi, selon les cas, à mesure que se déroulait l'auto-analyse et qu'un rêve succédait à un autre, d'autres figures. Nous nous y attarderons un peu tout à l'heure. Excepté ce qu'il voulut bien livrer soit directement dans le livre sur les rêves et dans la Psychopathologie de la vie quotidienne, soit indirectement en se dissimulant, comme dans l'article « Sur les souvenirs-écrans », soit dans ses conclusions théoriques, il ne reste de l'auto-analyse que ce que nous en apprenons par les lettres qu'il adressa à Fliess, dans lesquelles il parle bien peu de la technique qu'il adopta pour la mener à bien. N'est-il pas étrange d'ailleurs qu'il ne soit jamais fait allusion aux modalités auxquelles elle devait se conformer, aux conditions réelles qui la rendaient possible, alors qu'on insiste tant sur l'importance du dispositif analytique qui règle la cure orthodoxe ? En l'absence de documents, nous ne savons pas comment Freud opérait. Si, durant la période ou les périodes d'analyse systématique, il consacrait, comme pour ses autres patients (puisque ainsi qu'il le dit à Fliess, il se considérait comme un de ses patients — et celui, à une époque, qui « le préoccupait le plus" ») un temps précis, chaque jour, une heure par exemple, s'il s'accordait plus de temps, les heures du soir, tous les moments de liberté, ainsi qu'il semble l'avoir suggéré à Fliess au moment où, entreprenant le livre sur les rêves, il dit qu'il abandonne l'auto-analyse pour s'y appliquer exclusivement. Réflexion d'ailleurs discutable, car en rédigeant ce livre, on le sait, il ne fait rien d'autre que de reprendre son auto-analyse par la relecture d'une partie de celle-ci, qu'il est donc bien obligé de poursuivre à travers le criblage qu'il en fait; et certainement alors de nouvelles associations se présentaient, enrichissant l'interprétation, c'est-à-dire ajoutant encore de nouvelles significations qui démontraient de quelle trame serrée et continue est fait le tissu mental de chacun. C'est là un des avantages de l'auto-analyse écrite : elle permet les relectures qui, faites à différents moments, ponctuent le développement du travail analytique et le relancent par l'enrichissement et le dépôt sur les anciennes de nouvelles associations.
53. La naissance de la psychanalyse, p. 189.
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Lecture et relectures supposent une écoute qui transforme en auditeur celui qui est l'origine des propositions déjà formulées. Elles reviennent vers lui comme si elles avaient été reprises, répétées par quelqu'un d'autre, qui, de la sorte, interviendrait. Du coup, elles n'ont plus tout à fait le sens qu'elles avaient d'abord, qu'on avait cru être le leur quand on les avait énoncées. Ou bien ce sens a été perdu et il faut faire un effort pour le retrouver, le «réentendre». Par la ou les questions qu'elles semblent de la sorte poser, par l'énigme qu'elles recèlent, elles incitent à de nouvelles lectures, elles sont promesse d'interprétation. Il suffit d'évoquer les impressions que l'on ressent quand il nous arrive de reprendre des notes, des lettres, des pages que nous avons jadis écrites. C'est bien alors qu'on est en droit de parler d'une « inquiétante étrangeté », effet, on le sait, d'une capture brève, d'une éphémère épiphanie de l'inconscient. Mots, phrases, rythmes, qui réapparaissent, venus d'ailleurs, d'une autre vie, d'un lieu jadis habité, spectres encore, ombres éperdues que nous avons laissées derrière nous et que par la voix intérieure de la lecture nous réincarnons, ou qui viennent nous réincarner. Relectures permettant une stratification dans le temps des associations les unes sur les autres (suggérée d'ailleurs par Freud quand il évoque la reprise de l'interprétation des rêves anciens) et avec une complexité croissante, une cohérence de plus en plus affirmée des différents niveaux associatifs. Il faudrait, pour apprécier utilement leurs avantages ou leurs inconvénients réciproques, être en mesure de comparer, chose évidemment impossible, lliétéro-analyse parlée, l'auto-analyse écrite et une troisième forme que l'on pourrait envisager, avant d'en être la prolongation, comme la retranscription à certains moments et dans certaines conditions de lliétéro-analyse, aboutissant, par les associations nouvelles qui ne manqueraient pas de se produire, à un supplément de travail analytique, Forme mixte, en effet, qui allierait les capacités transférentielles de l'hétéro-analyse aux avantages spécifiques de l'auto-analyse. L'auto-analyse, non réglée par une institution et indépendante des contraintes, n'a pas de limites assignables. Elle peut s'adapter simplement aux occurrences de la vie, être la réponse à des événements graves comme une séparation, la mort d'un proche, une maladie, ou à de simples invitations de l'inconscient, un rêve, un acte manqué, un lapsus, un oubli ou le moyen de saisir des phénomènes symptomatiques qui, à cause de leur répétition, finissent par nous apparaître. C'est pourquoi il convient de distinguer avec Schur, qui a été un des seuls à bien penser
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l'importance essentielle et l'apport irremplaçable de l'auto-analyse dans la pensée et la vie de Freud, l'auto-analyse systématique qui fut commencée au milieu de l'année 1897, interrompue en février 1898 et reprise plusieurs fois, d\me activité auto-analytique dont Schur nous assure qu'elle dura au moins jusqu'en 1912, mais que, par exemple, la rédaction d'un article comme « Un trouble de mémoire sur l'Acropole », renvoie jusqu'en 1936, à la veille de sa mort. (De la même manière, Moïse et le monothéisme se rattache à l'auto-analyse et peut même être compris comme une de ses manifestations déviées.) Cependant, si on ne peut que supposer le protocole adopté par l'auto-analyse, il n'est pas permis de douter de la règle fondamentale à laquelle il s'astreignait : celle de l'association libre, dont nous avons vu justement qu'elle était favorisée par la position et la temporalité propre à l'écriture. J'avais d'abord pensé que l'association libre, règle technique de l'auto-analyse, avait été dictée à Freud par la nécessité où il était de recourir à l'écriture. Ne disposant pas pour son propre compte d'analyste, de correspondant réel, il lui fallait inventer pour son usage personnel une technique nécessairement différente de celle dont il usait encore avec ses patients, et qui relevait de la suggestion. L'auto-analyse écrite, parce qu'elle était écrite, y conduisait immanquablement dans la mesure où le mouvement de l'inscription lève dans son sillage les vagues successives d'associations. Il y a plus et chaque écrivain en aura fait l'expérience : pour écrire, il faut vaincre les inhibitions qui ne manquent pas de se produire dans une situation où l'on est privé de toutes lés incitations, de toutes les formes de langage qui naissent de la présence d'un interlocuteur, de ses exigences, de sa personnalité, de la place qu'il occupe dans le champ de nos affections et de nos désirs dont celui de plaire est déjà suffisant. C'est bien pourquoi se disposer à écrire, prendre une plume, un cahier, des feuilles, si, pour quelques-uns, c'est un plaisir, ce sera pour beaucoup se soumettre à une épreuve cruelle, s'exposer à un impitoyable verdict. Nous n'avons plus de support pour exercer notre séduction, d'obstacles pour soutenir le relief de notre présence, nous ne disposons plus du miroir mobile et déformable que nous tend autrui sur lequel, selon l'image de nous que nous désirons obtenir, nous pensions pouvoir ajuster et corriger nos paroles. N'ayant personne d'autre à qui nous en remettre qu'à nous-mêmes, comment pourrions-nous nous détourner de la vue de notre dénuement sinon encore en
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différattt le moment de prendre la plume sous le prétexte du silence soudain, inexplicable et assurément momentané de notre pensée? Mais si, parce que nous y sommes obligés par des devoirs amicaux ou sociaux, ou par l'incitation de quelques premiers mots que nous n'aurons pas cette fois laissé échapper, nous nous mettons enfin à écrire, alors, peu à peu, après des essais qui feraient penser aux efforts d'expression de ceux qui souffrent de troubles aphasiques, nous apprenons que, quel que soit le travail de réécriture auquel nous serons obligés par la suite, il nous faut d'abord nous laisser aller aux pensées, aux représentations qui frémissent sous l'écran superficiel du silence, nous laisser emporter par le courant de la pensée et de la plume (sans savoir lequel entraîne l'autre) à ce que l'on nommait jadis « inspiration ». C'est bien d'ailleurs un des enseignements des cahiers préparatoires de Proust, qui sut si bien aménager sa vie aux conditions exigentes de l'écriture qu'il est devenu comme le modèle de l'écrivain, de montrer l'obéissance, la soumission de celui qui écrit à toutes les injonctions venues de l'espace mental qu'il s'est donné, en adoptant la position d'écriture, la chance d'entendre. La critique que Proust adressera à l'intelligence, à ses interventions importunes et dominatrices, aura pour but moins de définir une esthétique que de souligner, en s'appuyant sur sa propre expérience, que les moyens subjectifs qui sont nécessaires à la naissance et à la croissance d'une oeuvre sont associés à la sorte de vérité qu'elle est susceptible de dispenser. L'affinité entre l'activité d'écriture et une attention aux événements de la pensée les plus fugaces — cette affinité que les écrivains connaissent bien et dont ils ont appris à se servir —, je m'étais demandé si Freud l'avait spontanément perçue, ou s'il avait de lui-même pensé à l'utiliser pour en faire l'auxiliaire le plus précieux de son travail analytique, ou s'il n'y avait songé qu'après en avoir eu connaissance par des témoignages d'écrivains. Mais peut-être la question était-elle mal posée. Peut-être Freud n'avait-il cessé d'avoir à l'esprit, au long du cours divers de sa carrière médicale, l'exemple des écrivains ? Peut-être, au fond de lui-même n'avait-il pas oublié, pas entièrement étouffé un désir qu'il n'avait sans doute jamais osé clairement s'exprimer ? J'en fus tout à fait assuré quand, lisant la correspondance entre Freud et Jung, je remarquai avec quelle jubilation Freud fait part à Jung de la découverte que Rank vient de faire dans la correspondance de Schiller :
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Un passage délicieux, écrit-il, pour la justification de notre technique psychanalytique54. Passage qu'il jugera assez important pour demander à Rank de le lire au congrès de Salzbourg et que lui-même reprendra par la suite, dans une nouvelle édition de la Traumdeutung, au chapitre II : Si nous en croyons Schiller, grand penseur autant que grand poète, il se produit pendant la création poétique un état analogue. Dans un passage de sa correspondance avec Kôrner, relevé grâce à Otto Rank, Schiller répond aux lamentations de son ami sur sa faible fécondité littéraire : « Il semble que la racine du mal est dans la contrainte que ton intelligence impose à ton imagination. Je ne puis exprimer ma pensée que par une métaphore. C'est un état peu favorable pour l'activité créatrice de l'âme que celui où l'intelligence soumet à un examen sévère, dès qu'elle les aperçoit, les idées qui se pressent en foule. Une idée peut paraître, considérée isolément, sans importance et en l'air, mais elle prendra parfois du poids grâce à celle qui la suit; liée à d'autres, qui ont pu paraître comme elle décolorées, elle formera un ensemble intéressant. L'intelligence ne peut en juger si elle ne les a pas maintenues assez longtemps pour que la liaison apparaisse nettement. Dans un cerveau créateur, tout se passe comme si Pintelligence avait retiré la gardé qui veille aux portes : les idées se précipitent pêle-mêle, et elle ne les passe en revue que lorsqu'elles sont une masse compacte. Vous autres critiques, ou quel que soit le nom qu'on vous donne, vous avez honte ou peur des moments de vertige que connaissent tous les vraiscréateurs et dont la durée, plus ou moins longue, seule distingue l'artiste du rêveur. Vous avez renoncé trop tôt et jugé trop sévèrement, de là votre stérilité55. » Citation déjà éloquente, dont la portée qu'elle devait avoir pour Freud me fut confirmée par un passage de la biographie de Jones dans lequel celui-ci révèle que Freud aurait songé à faire confiance aux associations libres en suivant les conseils d'un écrivain, Ludwig Borne, qu'il dit avoir beaucoup aimé et qu'il aurait lu dès l'âge de quatorze ans. Mais il y avait plus : ce désir 54. Sigmund Freud, C. G. Jung, Correspondance, Gallimard, 1975,1.1, p. 193. 55. LHnterprétation des rêves, p. 96, et Freud et Jung Correspondance, 1.1, p. 196.
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d'être écrivain dont on avait présumé chez le jeune Freud l'existence et la répression se trouvait tout à coup attesté par le titre de l'ouvrage de Ludwig Borne auquel implicitement, par l'évocation des associations libres, Freud se référait : Comment devenir en trois jours un écrivain original. «Je vous donne maintenant, écrivait Borne, la recette promise. Prenez quelques feuilles de papier et pendant trois jours de suite écrivez sans le dénaturer, sans hypocrisie, tout ce qui vous passe par la tête56. » « Nous pouvons être certains que la sensationnelle proposition de Borne était demeurée dans l'esprit de Freud et qu'elle joua un certain rôle, vingt ans plus tard, en l'incitant à donner libre cours aux associations de ses patients », écrit Jones, avec une clairvoyance égale à son aveuglement, puisqu'il ne lui vient pas à l'idée qu'avant d'engager ses patients à suivre oralement la recette de Borne, qui allait devenir la règle fondamentale de la psychanalyse, Freud l'avait appliquée pour son propre profit comme moyen indispensable de l'auto-analyse écrite. Mais aveuglement révélateur du parti pris de nombreux psychanalystes et de leur compréhension incomplète du processus d'ensemble qui a abouti à l'invention du dispositif final de la cure57. Jones a tout à fait raison d'affirmer que le passage de la méthode cathartique au procédé des associations libres marque le début de la psychanalyse en tant que telle, son véritable acte de naissance. « C'est le nouveau procédé imaginé par Freud, dit-il, qui lui permit de pénétrer dans le royaume de l'inconscient proprement dit, et de faire les découvertes capitales auxquelles son nom reste à jamais attaché. » Mais, quand il décrit le long processus de transformation technique, s'il note avec beaucoup de perspicacité l'influence que put avoir l'essai de Ludwig Borne, il ne s'avise pas que l'auto-analyse systématique a justement pris place dans le cours de cette évolution et que les transformations les plus importantes, l'abandon de la méthode de concentration, après celle de la suggestion hypnotique et de l'hypnotisme cathartique, est postérieure à l'auto-analyse systématique. « A
56. E. Jones, La vie et l'œuvre de Sigmund Freud, 1.1, p. 271. 57. Le texte auquel Jones fait référence vient d'être publié au P.U.P. Recherches, idées, problèmes. Article anonyme, intitulé d'une manière fort révélatrice «Sur la préhistoire de la technique analytique >, dans lequel Freud parle de lui à la troisième personne : « De l'article en question il ne pouvait se souvenir, mais d'autres recueillis dans le même volume (...) n'avaient cessé pendant de longues années de resurgir dans sa mémoire sans raison évidente. Il était particulièrement étonné de trouver exprimées dans les instructions à suivre pour devenir un écrivain original, quelques pensées qu'il avait lui-même toujours cultivées et défendues » (p. 258).
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quelle date fut découverte la méthode des associations libres ? Cest ce que nous ne saurions préciser, » écrit Jones. « Tout ce q^e nous pourrions en dire, c'est qu'elle évolua peu entre 1892 et 1896, s'épurant et se débarrassant toujours davantage de ses adjuvants, l'hypnose, la suggestion, la pression, les questions qui l'avaient accompagnée à ses débuts. » Dans la lettre du 7 juillet 1897, c'est-à-dire une fois l'auto-analyse systématique entreprise — mais l'interprétation des rêves qui donnait lieu à l'autoanalyse est découverte depuis juillet 95 —, Freud, très attentif aux phénomènes dont il est l'objet, et liant de la sorte à l'action d'écrire, inhibition, résistance, transfert, avoue : Quelque chose venu des profondeurs abyssales de ma propre névrose s'est opposé à ce que j'avance encore dans la compréhension des névroses et tu y étais, j'ignore pourquoi, impliqué. L'impossibilité d'écrire qui m'affecte semble avoir pour but de gêner nos relations. Et c'est dans cette lettre qu'il se livrait aussi, ce n'est pas un hasard, à des réflexions sur le destin du souvenir, les déformations de celui-ci du fait des réélaborations opérées par les défenses. Quant à la technique, il v en a une que je préfère, parce que plus conforme à la nature . On a toutes les raisons de présumer que c'est bien encore l'auto-analyse systématique qui fut à l'origine des perfectionnements de la méthode qu'il évoque en 1898 ; et que c'est grâce aux résultats auxquels il était parvenu par la compréhension de sa propre névrose, conduisant à l'élargissement de la théorie andytique, qu'il en vint à formuler la règle fondamentale de la cure analytique, telle qu'elle est décrite dans l'article de 1904 sur « La méthode psychanalytique » de Freud : C'est alors que Freud trouva, dans les associations du malade, ce substitut entièrement approprié, c'est-à-dire dans les idées involontaires, généralement considérées comme perturbantes et, de ce fait même, ordinairement chassées lorsqu'elles viennent troubler le cours voulu des pensées. Afin de pouvoir disposer de ces idées, Freud invite les malades à se « laisser aller », comme 58. La natssance de la psychanalyse, pp. 187-188.
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dans une conversation à bâtons rompus. Avant de leur demander rhistorique détaillé de leur cas, il les exhorte à dire ce qui leur traverse l'esprit, même s'ils le trouvent inutile, inadéquat, voire stupide. Mais il exige surtout qu'ils n'omettent pas de révéler une pensée, une idée, sous prétexte qu'ils la trouvent honteuse ou pénible59. On peut légitimement déduire de la succession chronologique que c'est bien l'auto-analyse qui donna à Freud l'idée de mettre ses patients dans une disposition psychique proche de celle que lui-même adoptait, ou plutôt recevait de la position d'écriture. Il est reconnu d'ailleurs que c'est à partir de la psychanalyse de l'homme aux rats, en 1905, que Freud s'en tint définitivement à la méthode des associations libres. Si ce furent bien les découvertes qu'il fit auprès de ses patients qui poussèrent Freud à entreprendre une auto-analyse, en revanche les derniers apports techniques de la scène analytique et de son dispositif paraissent bien être empruntés au dispositif d'écriture auquel il avait depuis longtemps l'habitude de recourir : « En réalité, il n'est pas très difficile de retirer la garde qui veille aux portes de la maison, comme dit Schiller, et de se mettre dans l'état d'auto-observation sans critique. La plupart de mes malades y arrivent dès le premier essai; moi-même je le fais facilement, surtout si j'écris toutes les idées qui me viennent, ce qui est un grand secours60. La parenté qui existe pour Freud entre le dispositif analytique et le dispositif d'écriture se laisse saisir par la continuité de la phrase, tandis que la relation entre associations et écriture est affirmée par l'expression « grand secours ». Mais de la sorte se trouve éliminé l'un des reproches que l'on a coutume d'adresser à l'auto-analyse de déboucher sur l'introspection et la complaisance narcissique. Freud, dans les mêmes pages, oppose d'ailleurs l'auto-observation à la réflexion qui met en jeu la critique : Dans l'auto-observation, par contre, le seul effort à faire est de réprimer la critique ; quand on y est parvenu, quantité d'idées, qui autrement, seraient demeurées insaisissables, surgissent à la conscience (...). Comme on le voit, il s'agit en somme de 59. Sigmund Freud, La technique psychanalytique, P.U.F., 1953, p. 3. 60. L'interprétation des rives, f>. 96.
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reconstituer un état psychique qui présente une certaine analogie avec un état intermédiaire entre la veille et le sommeil (...). Dans Tétat que nous allons utiliser pour l'analyse du rêve et des idées pathologiques, on renonce avec intention à cette activité critique et on utilise l'énergie psychique économisée ainsi (ou une fraction de cette énergie) pour suivre avec attention les pensées non voulues, qui surgissent et qui gardent leurs caractères représentatifs, contrairement à ce qui se passe au moment où Ton s'endort. Les représentations « non voulues » devienne ainsi voulues61. st
Celui qui se livre à l'introspection se prend, somme toute, pour un objet déjà constitué dont il n'a certes pas une connaissance totale, mais qu'il ne doute pas de compléter jour après jour; si certains traits lui demeurent encore cachés, il a l'espoir, comme d'un arbre enfoncé dans la brume, qu'en s'en approchant assez il sera en mesure d'en suivre toutes les ramifications. Avec la méthode des associations libres, Freud montre assez que l'objet n'est plus le même : être de mémoire, être du temps enté de langage, il ne se modifie qu'en raison des répétitions qui s'y exercent et insistent. Mais ce n'est pas seulement la méthode, c'est le dispositif dans son ensemble qui paraît issu de l'auto-analyse, du dispositif propre à celle-ci, que la correspondance avait dans un premier temps esquissé et qui s'organisa au moment où Freud entreprit par écrit l'interprétation de ses rêves. Freud devait adapter à l'usage de ses patients, et pour tous ceux qui ne sauraient se tenir dans la position d'écriture, un dispositif équivalent, analogue, quoique différent. Un dispositif susceptible, lui aussi, de rendre perceptibles les productions de l'appareil psychique grâce à leur passage dans un acte dénonciation — dispositif devant donc favoriser la production de langage par la mise en jeu d'un analogue du « correspondant » qui, de réel mais absent dans la correspondance, devenait dans l'auto-analyse virtuel (et dont le repérage, nous le verrons, pose de multiples questions), pour se fixer enfin sur ce peu répondant au statut bizarre, présent et invisible, réel mais absenté et s'absentant dans un hors-champ, qu'est le psychanalyste. J'imaginais, certes, à quel point la proposition selon laquelle le dispositif analytique était un tenant-lieu du dispositif d'écriture (d'ailleurs intuitivement perçu jusqu'à ce jour, mais non 61. L'interprétation des ripes, p. 95.
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significativement dégagé) paraîtra étrange, paradoxale et même irrecevable. Mais si Ton se souvient des questions si insistantes qu'il pose aux poètes, aux Dichter, sur l'origine de leur mystérieux savoir que le psychanalyste a tant de mal à acquérir, on peut se demander si Freud ne présente pas, pour des raisons assez évidentes, sous la forme d'une incertitude, d'une interrogation ce qu'il sait déjà —• sans oser, sans pouvoir ou sans avoir les moyens de le formuler autrement. Mais n'est-ce pas faire bon marché des réflexions qu'inspire à Freud son auto-analyse, celles en particulier qui sont contenues dans la lettre du 14 novembre 1897 ? Mon auto-analyse reste toujours en plan. J'en ai maintenant compris la raison. C'est parce que je ne puis m'analyser moi-même qu'en me servant de connaissances objectivement acquises (comme pour un étranger). Une vraie auto-analyse est réellement impossible, sans quoi il n'y aurait plus de maladie. Comme mes cas me posent certains autres problèmes, je me vois obligé d'arrêter ma propre analyse62. Bien des psychanalystes, négligeant ce que Freud disait ailleurs, n'ont voulu retenir que cette seule remarque, qui paraît imposer à l'auto-analyse les limites infranchissables qu'ils voulaient eux-mêmes lui assigner. C'était oublier d'abord ce que cette phrase avait de conjoncturel, qu'elle exprimait aussi en cours d'analyse les difficultés d'une phase, les résistances, la dépression d'un moment. Freud d'ailleurs fait preuve d'une impatience pour nous ingénue : son analyse n'a débuté que depuis quelques mois et l'on ne sait si l'on doit davantage critiquer la hâte du thérapeute ou l'inquiétude du patient. Il est non moins vrai, d'une vérité évidente et banale, que, sans les « connaissances objectivement acquises », Freud n'aurait eu ni l'idée ni les moyens d'entreprendre une auto-analyse. Mais on ne saurait en contrepartie omettre tout ce que la psychanalyse et la théorie analytique doivent à Fauto-analyse. C'est en effet grâce à l'auto-analyse, une fois posées antérieurement l'existence de l'inconscient et les notions de refoulement, de résistance, de défense et les structures névrotiques qui leur seront associées, que Freud aura eu la possibilité de recentrer la psychanalyse et de la porter sur son véritable terrain. L'abandon de la théorie de la séduction et son remplacement par la reconnaissance de la 62. La naissance de la psychanalyse, pp. 207-208.
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fonction du fantasme, qui est un acquis de l'auto-analyse, ouvrait à une nouvelle conception de la mémoire et de l'appareil psychique (que le chapitre VII de L'interprétation des rêves décrira) dont seront d'ailleurs dépendantes les nouvelles dispositions techniques de la cure. L'interprétation des rêves, qui fut le principal moyen de l'auto-analyse écrite, en est aussi une invention; ses résultats théoriques se rattachent au travail du rêve, confirme et précise la conception de l'appareil psychique issue du traitement des psychonévroses. Enfin, le complexe d'Œdipe ne compte pas parmi les moindres découvertes de l'auto-analyse. Mais si l'on veut bien y prendre garde, ces découvertes dues à l'auto-analyse expriment peut-être, dans la manière même dont Freud abordera la relation à ses patients, la conduite de la cure analytique et la compréhension du matériel qu'ils lui fournissent, une transformation si profonde et si radicale que c'est à cette période que l'on fixe la véritable naissance de la psychanalyse. L'environnement médical avait été, dans les années, de la fin du siècle, à l'origine du style dans lequel se construisit le monument psychanalytique. Tout ce qui tourne autour de la clinique médicale et des maladies offrent avec les autres spécifications scientifiques de l'époque un cadre conceptuel, un modèle d'observation et un matériau langagier. De même qu'en architecture la forme et le style des monuments dépendent, plus encore que de leur fonction, des matériaux qui se trouvent dans les environs, ils ne sont pas les déterminants principaux de la découverte,de la psychanalyse. Le modèle médical et la séméiologie des névroses servaient à couvrir et à justifier une pratique qui n'avait pas d'équivalent dans les sciences. A plusieurs reprises, Freud insistera sur le tournant que fut, dans la découverte de la psychanalyse, l'abandon de la thèse de la séduction. Quand il est amené à douter que la séduction de l'enfant par l'adulte est l'agent pathogène des névroses, c'est qu'il lui faut non seulement remplacer une étiologie par une autre, mais changer de point de vue, envisager un autre type de causalité. La théorie de la séduction représente un moment de rupture, mais elle en est à la fois le corps et le signe. Il se révéla par la suite qu'elle était moins erronée que Freud ne le crut d'abord. Simplement, elle devait prendre des formes multiples, subtiles, moins apparentes que celle de l'acte pervers sous laquelle il l'avait d'abord envisagée. Pour parvenir à dégager le rôle du fantasme, il fallait opérer une véritable révolution, et c'est l'auto-analyse qui l'a rendue possible. Le renoncement à la
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théorie de la séduction signait l'abandon d'une conception des psychonévroses issue du modèle médical : agression pathogène affectant l'organisme, pour un modèle, faudrait-il dire littéraire, dans lequel avec le fantasme, la causalité psychique prend en compte le langage. Les Études sur l'hystérie avaient déjà montré combien la langue et ses expresssions métaphoriques contribuaient à la formation des symptômes. Mais la mémoire y est d'abord mémoire d'un traumatisme. Le passage de la théorie de la séduction comme agent pathogène à la fonction du fantasme indique le déport de la position idéologique induite par la formation médicale et la transformation d'une causalité strictement objective pensée sur le modèle des sciences de la nature à un autre ordre de causalité — puissance active de l'imagination et puissance active de l'ordre signifiant, effets de langage — que Freud a tiré de son commerce avec les œuvres littéraires qui les manifestent par leur existence et leur contenu. En recherchant les situations pathogènes au sujet desquels les refoulements de la sexualité avaient eu lieu, et dont les symptômes émanaient comme des formations substitutives du refoulé, on était ramené à des périodes toujours plus précoces de la vie du malade et Ton aboutissait enfin aux premières années, de son enfance. Et il se révéla — ce que d'ailleurs les romanciers et les connaisseurs du cœur humain savaient depuis longtemps — que les impressions de cette toute première période de la vie, bien que pour la plupart tombées sous le coup de l'amnésie, laissaient des traces ineffaçables dans le développement de l'individu64. C'est en effet à partir de l'auto-analyse, à partir du moment où Freud est amené à s'intéresser à ses rêves, qu'il découvre l'élaboration fantasmatique, l'importance des ponts verbaux et de tout le matériel signifiant dans les processus psychiques. De la même manière que le rêve, la causalité signifiante (« c'est par la représentation verbale et non le concept lié à cette dernière (plus précisément le souvenir verbal), dit Freud, que le refoulé fait irruption65 ») dissout le concept de pathologie, puisque, chez chacun d'entre nous, on peut voir à l'œuvre des processus psychiques que,l'on croyait pathologiques chez quelques-uns. De ce modèle médical dépendaient à la fois, comme il en est 64. Sigmund Freud, Ma vie et ^psychanalyse, Gallimard, 1950, p. 42. 65. La naissance de la psychanalyse, p. 212. Lire le bel exemple qu'en donne Freud dans la lettre du 29 décembre 1897.
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maintenant, les ressources matérielles des pratiquants de l'analyse, mais aussi — ce qui n'est plus le cas — la capacité de faire reconnaître la nouvelle science. Que Freud fût à l'époque conscient ou non de l'abandon du modèle médical, il lui fallait, autant que le permettait l'élaboration théorique, dissimuler cette évolution. Il n'était pas possible de présenter la psychanalyse, la cure analytique, hors d'une visée thérapeutique. Les psychonévroses devaient être des maladies, des formations pathologiques guérissables. Si imparfaites qu'elles fussent dans ce cas, on ne pouvait se passer des catégories médicales de pathologie, de santé, de maladie. La causalité psychique et le devenir conscient n'étaient pas en mesure d'en donner l'équivalent. Pourtant dès les Études sur l'hystérie, Freud avait reconnu l'inadéquation de la pensée médicale à l'objet de son étude : «Je n'ai pas toujours été psychothérapeute. Comme d'autres neurologues, je fus habitué à m'en référer aux diagnostics locaux et à établir des pronostics en me servant de l'électrothérapie ; c'est pourquoi je m'étonne de constater que mes observations de malades se lisent comme des romans et qu'elles ne portent pour ainsi dire pas ce cachet de sérieux propre aux écrits des savants. Je m'en console en me disant que cet état de choses est évidemment attribuable à la nature même du sujet traité et non à mon choix personnel. Le diagnostic par localisation, les réactions électriques, importent peu lorsqu'il s'agit d'étudier l'hystérie, tandis qu'un exposé détaillé des processus psychiques, comme celui que l'on a coutume de trouver chez les romanciers, me permet, en n'employant qu'un petit nombre de formules psychologiques, d'acquérir quelques notions du déroulement d'une hystérie66. Dès cette époque on peut penser que Freud pressentait le passage vers quelque chose d'autre que la médecine, vers quelque chose d'autre que la seule psychologie et que dans son esprit se composait peu à peu l'alliance inédite et impensable d'une activité scientifique et d'un « être écrivain » dont il n'est pas sûr, malgré toutes les preuves qu'il s'en donnait à lui-même, qu'il s'en accordât le titre avant une date tardive. Les ambiguïtés, les hésitations, les incertitudes que l'on avait pu relever dans la rédaction de La Gradiva, la dispersion des rôles entre médecin, psychiatre, psychanalyste, écrivain, les 66. Études sur l'hystérie, P.U.F., pp. 127-128.
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oppositions pas toujours très claires et les accords timides nous sont maintenant compréhensibles. Et, de la même manière, on conçoit mieux les prises de position, celles-ci fort nettes, de Freud, quant on voulut interdire la pratique analytique aux non-médecins. Pour en avoir sur lui-même constaté les effets, il devait craindre que la formation médicale qui a pour but la compréhension, le diagnostic et le traitement des maladies organiques, n'aboutisse à produire généralement une vue erronnée du fonctionnement psychique et l'identification abusive des formes diverses qui donnent à chacun de nous son organisation psychique à des manifestations pathologiques. Mais il est clair que cet article de Freud révèle aussi l'ambiguïté de sa position. Car, sous peine de réduire à la misère l'ensemble du corps analytique, pas plus qu'il ne l'avait fait publiquement pour lui-même, il ne pouvait réellement situer la cure analytique hors du cadre médecin-malade, maladie-guérison. C'est donc en privé que Freud déclarait plus volontiers sa véritable opinion. A propos du même article et à la suite de la discussion qu'avait engendré entre lui et Pfister Uavenir d'une illusion, il écrira à ce dernier : Je ne sais si vous avez saisi le lien secret qui existe entre P « analyse par les non-médecins » et 1' « Illusion ». Dans l'un, je veux protéger l'analyse contre les médecins, dans l'autre contre les prêtres. Je voudrais lui assigner un statut qui n'existe pas encore, le statut de pasteurs d'âme séculiers qui n'auraient pas besoin d'être médecin et pas le droit d'être prêtre67. Et, comme si cela ne suffisait pas, dans la lettre suivante, pour faire non sans humour démonstration de sa tolérance, il écrit : Ma remarque à propos de mes fantasmes d'avenir sur les analystes qui n'auront pas le droit d'être prêtres, paraît peu tolérante, je l'avoue. Pour le présent j'admet bien les médecins, alors pourquoi pas les prêtres ? Rapprochement éloquent. Faut-il penser que dans l'esprit de Freud les contresens auxquels pouvaient conduire la formation et l'idéologie médicale n'étaient guère moins dangereux que les illusions et les directives éthiques du prêtre? Si la médecine 67. Correspondance de Sigmund Freud avec le pasteur Pfister, Gallimard, 1966, pp. 183 et 186.
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couvrait d'un masque apparemment scientifique les propositions de la psychanalyse et avait de la sorte le mérite de les rendre acceptables, Freud ne dissimulait pas auprès de ses intimes l'inadéquation du mode de pensée médical dont les malentendus, les contresens qu'il entraîne, les méfaits dont il est responsable, se feront surtout sentir aux États-Unis. Cest encore à Jung après les critiques qu'il avait reçues de certains médecins de sa conception de la démence précoce, que Freud écrit : je crois que, si oh les soumettait à l'analyse, il en sortirait qu'ils attendent aujourd'hui encore le bacille ou le protozoaire de l'hystérie, comme le Messie qui pour les orthodoxes doit bien venir un jour. Espérons que le diagnostic différentiel de la dem. pr. sera alors très facile, car le parasite de l'hystérie devrait avoir un appendicerigideen forme de flagelle, alors que celui de la dem. pr. en aurait régulièrement deux, qui en outre se colorent différemment*8. En parallèle avec l'éloignement du modèle médical, Freud manifestera une méfiance thérapeutique accrue correspondant aussi à la constatation des effets négatifs sur la cure du désir thérapeutique et à l'inadaptation de la notion de guérison, allant jusqu'au pessimisme affiché d'« Analyse finie et analyse infinie ». Comme je n'attachais aucune importance à la fréquence des guérisons, j'ai souvent pris en traitement des cas qui frôlaient le psychotique, ou des formes de délire (...) et j'ai au moins appris Ï que les mêmes mécanismes s'étendent bien plus loin que jusqu'aux frontières de l'hystérie et de la névrose obsessionnelle. On ne peut pas donner d'explication à des gens mal intentionnés; aussi ai-je gardé pour moi bien des choses qu'il faudrait dire sur les limites de la thérapeutique et sur son mécanisme, ou alors je les ai présentées de telle façon que seul l'initié les reconnaît69. Par contre, à mesure que la psychanalyse s'affirmera comme théorie générale, qu'elle aura de moins en moins à redouter la nocivité des critiques particulières, à mesure qu'elle pourra, selon les vœux mêmes de Freud, se situer comme «autre science », transformant la conception que nous pouvons avoir de l'homme, de ses productions spirituelles et de son organisation sociale pour aboutir aux spéculations ultimes d'Au delà du 68. Freud Jung, Correspondance, 1.1, p. 177. 69. /<£, p. 52.
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principe déplaisir, Freud dissimulera et se dissimulera de moins en moins ses inclinations littéraires, jusqu'à reconnaître son identité d'écrivain. Il recevra avec plaisir et gratitude les témoignages d'admiration qui lui seront donnés par les écrivains eux-mêmes. « Vous savez », lui écrit Arnold Zweig, « que j'estime que vous êtes le point d'aboutissement de la littérature autrichienne qui a toujours eu son droit d'exister en tant qu'analyse psychologique des âmes menée avec un grand talent d'écrivain. Si ce n'est que vous allez beaucoup plus loin 70 . « Les seules personnes avec qui Freud, à la fin de sa vie, sera heureux de correspondre, seront les écrivains. De la même manière qu'il dit s'être défendu de Nietzsche dont il craignait, à cause de leur proximité, l'influence, il avoue à Schnitzler : Je pense que je vous ai évité par une sorte de crainte de rencontrer mon double. Non que j'aie facilement tendance à m'identifier à un autre ou que j'aie voulu négliger la différence de dons qui nous sépare, mais en me plongeant dans vos splendides créations, j'ai toujours cru y trouver, derrière l'apparence poétique, les hypothèses, les intérêts et les résultats que je savais être les miens. Et Freud, toujours avec ce mélange d'aveu et de dissimulation, ou plutôt d'aveu incomplet, aura ces mots pour nous pleins de sens : J'ai ainsi eu l'impression que vous saviez intuitivement — ou ' plutôt par suite d'une auto-observation subtile — tout ce que j'ai découvert à l'aide d'un laborieux travail pratique sur autrui. Oui, je crois qu'au fond de vous-même vous êtes un investigateur des profondeurs psychologiques, aussi honnêtement impartial et intrépide que quiconque l'ait jamais été, et que, si vous n'étiez pas ainsi, vos capacités artistiques, votre art de la langue et votre pouvoir créateur se seraient donné libre cours et auraient fait de vous un écrivain beaucoup plus au goût de la foule. Freud parle de Schnitzler comme il parlerait de lui-même. C'est à juste titre, pour compléter dans l'autre sens une identification favorisée en outre par la formation médicale de l'écrivain, qu'il dit encore : Quant à moi, je donne la préférence à l'investigateur. Mais 70. Sigmund Freud Arnold Zweig, Correspondance 1927»19S% Gallimard, 1973, p. 98.
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pardonnez-moi* de retomber dans la psychanalyse, je ne sais rien faire d'autre. Je sais seulement que la psychanalyse n'est pas un moyen de se faire aimer71. Si, comme je le présume, il ne saurait y avoir pour Freud d'auto-analyse qu'écrite, il semble, comme corollaire à cette proposition, qu'il ne conseille l'auto-analyse qu'à ceux qui, tout en n'étant pas forcément écrivain, ont l'habitude d'écrire. En novembre 1899, au moment où il vient de terminer L'interprétation des rêves, Freud écrit à Gomperz, philosophe et historien, une lettre pour nous forte intéressante, puisque s'y trouvent rassemblés dans une confusion savante le dispositif à l'œuvre dans la correspondance, celui qui permet l'auto-analyse et, bien sûr, le dispositif analytique classique : Si vous vous heurtez à des difficultés aussi considérables dans l'interprétation de vos rêves, en d'autres termes si vous avez édifié pareille résistance à une série de mouvements psychiques, vous soumettre à une interprétation de vos rêves équivaudrait à un commencement d'auto-analyse. Quand on l'a commencée, la fin n'en est pas proche et peut-être êtes-vous aux prises avec des travaux qui supportent mal d'être troublés ou interrompus. Si vous pouvez prendre parti de ce danger et me pardonner l'indiscrétion dont je devrai faire usage pour voir et explorer en vous — bref, si vous voulez appliquer aussi à votre vie intérieure l'inexorable amour de la vérité des philosophes, je serai très heureux de jouer auprès de vous le rôle de « l'autre » au cours du travail72. Plus tard, tout à la fin de sa carrière, en 1936, Freud ne paraît pas davantage douter de la possibilité de l'auto-analyse. Son ami l'écrivain Arnold Zweig s'étant plaint dans une lettre de souffrir de phénomènes hallucinatoires associés à des troubles occulaires, Freud, après avoir confirmé et précisé les hypothèses de ce dernier sur leur formation, en notant les aspects singuliers qu'ils prenaient, têtes de vieux juifs morts etc., ajoute.: Le phénomène entier va certainement disparaître un jour; si 71. Correspondance 1873-1939, pp. 370-371. En 1906, il avait déjà écrit au même Schnitzier: «Je me suis souvent demandé avec étonnement d'où vous teniez la connaissance de tel ou tel point caché, alors que je ne l'avais acquise que par un pénible travail d'investigation, et j'en suis venu à envier l'écrivain que déjà j'admirais. Vous pouvez deviner quelles furent ma joie et ma fierté en apprenant par vous que pour vous aussi mes écrits avaient été source d'inspiration. » Correspondance 1873-1939, p. 270. 72. Id\, p. 254.
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ce n'était torturant, cela donnerait une excellente occasion pour faire une auto-analyse. Par la brèche de la rétine, on pourrait voir profondément dans l'inconscient73. C'est une incitation à peine voilée à une auto-analyse. Il est probable que Freud ne l'aurait pas suggérée si Zweig n'avait pas appartenu au nombre de ceux qui sont amenés, par leur pratique, à surprendre des événements mentaux qui restent habituellement inaccessibles aux «profanes». Aussi est-on à peine étonné de lire, dans une lettre de Freud à Jung, son commentaire à l'étude d'un médecin dont l'envoi était accompagné d'une lettre : Elle était presque d'une méchanceté provocante et montre que le bonhomme a bien besoin de traitement. Il n'a apparemment rien obtenu avec ses propres rêves et n'a jamais été capable d'éveiller des affects chez ses patients, mais il ne lui vient pas à l'esprit que cela pourrait provenir de lui plutôt que de la \\f A. A part nous, il n'y a peut-être que Ferenczi qui prenne l'autoanalyse au sérieux74. Il faut ainsi admettre que les commentaires et réflexions de Freud sur l'auto-analyse auront varié selon les circonstances, les moments et ses interlocuteurs. Freud, on le dit, n'avait pas le choix. Étant d'abord le premier et le seul analyste, il n'avait pas d'autre voie que celle qu'il avait prise. Par la suite, il ne lui était pas possible d'avoir pour analyste un de ceux qu'il avait initiés à l'analyse. Pourtant, des séances informelles eurent lieu avec Jung, avec Ferenczi surtout, et il apparaît qu'il se livra à eux beaucoup plus qu'il ne conviendrait à un analyste. Mais, en s'exposant de la sorte, on peut croire que Freud jugeait justement de son devoir de montrer à ses disciples jusqu'où on pouvait aller dans la voie de l'auto-analyse et qu'il les ait encouragés à suivre son exemple. Le champ de l'auto-analyse était loin de se superposer à celui de l'analyse classique. Si limitées que fussent les indications de celle-ci (et elles ne cesseront avec le temps de l'être davantage — du moins selon les exigences premières mais incertaines d'une analyse « terminée »), celles de l'auto-analyse l'étaient bien plus. Elle ne pouvait concerner que ceux qui par leur activité 73. Sigmund Freud Arnold Zweig, Correspondance 1927*1939, p. 48. 74. Sigmund Freud C.G. Jung, Correspondance, t II, p. 4$.
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étaient en relation avec les « sources » de l'inconscient et qui, en outre, bénéficiaient d'une connaissance de celui-ci, de ses mécanismes, équivalente à celle que lui-même avait acquise auprès de ses patients. Elle ne pouvait se substituer au dispositif analytique classique mais — je le pense — conseillée à ceux qui étaient déjà passés par une analyse, afin qu'ils la poursuivent par d'autres moyens ; et elle était requise pour les praticiens. Il savait, pour en avoir fait sur lui-même l'expérience, qu'elle était un entraînement souhaitable, sinon nécessaire; et qu'elle pouvait éventuellement conduire à des résultats théoriques essentiels. D'ailleurs, les jugements que l'on porte sur l'auto-analyse de Freud ne sont guère différents de ceux qu'il sera amené à porter sur rhétéro-analyse et ses propres limites. Plus même, dans l'article «Analyse finie et infinie», qui circonscrit le champ d'application de la cure et fait le compte des bénéfices qu'on est en droit d'attendre, comme des rechutes possibles, sa critique des tentatives de renouvellements thérapeutiques, des transformations du dispositif et des règles techniques paraît confirmer que ceux qu'il a mis progressivement au point ont une sorte d'arrière-fond qui dépend de la temporalité de la mémoire. Respect premier des forces psychiques en présence, reconnaissance du temps comme de la dimension même par laquelle les stratifications des sédiments inconscients peuvent se révéler — car seul le temps permet de saisir ce qui fut dans toutes les séries d'après-coups, de réélaborations constantes du matériel inconscient de l'ordre dû temps. Alors le dispositif analytique ne fait que reproduire le rythme même de ce dispositif d'écriture que Proust nous a appris à comprendre. Si rhétéro-analyse trouvait d'abord son champ d'application chez les névrosés, Freud réservait donc l'auto-analyse à ceux que l'on pourrait appeler des praticiens de l'inconscient : psychanalystes et écrivains. C'est à' eux qu'on le voit dans sa correspondance conseiller l'aùto-anàlyse ou déplorer qu'ils ne s'y livrent pas. Il semble qu'on ait eu quelque mal à suivre les recommandations et l'exemple de Freud. Considérant que l'auto-analyse n'avait pas les moyens de lutter efficacement contre les résistances et pouvait être le prétexte d'une opposition à l'analyse (mais rhétéro-analyse le peut tout autant), on n'a pas voulu reconnaître le dispositif propre à celle-ci, ni les impératifs auxquels elle devait se soumettre. Faute d'écrire sous le mode de l'écriture intransitive et de se livrer par écrit aux associations, faute d'interpréter les rêves et même de noter, comme le faisait Freud, au moins certains moments des analyses de ses patients, on s'interdit de bénéficier
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des ressources irremplaçables de la lecture, des relectures, de saisir, dans cet après-coup qu'elles nous proposent, les cheminements de sa propre mémoire, son épaisseur, et surtout de profiter des rebondissements analytiques qui ne manquent pas de se produire. Il n'est pas sûr alors qu'elles ne servent à de nouvelles élaborations théoriques. C'est pourquoi l'auto-analyse est l'objet de propositions contradictoires. En même temps qu'on est bien obligé de reconnaître qu'on lui doit des notions essentielles, on ne cesse de répéter que Freud était incomplètement analysé (mais j'aimerais savoir ce que peut vouloir dire « complètement analysé »). Jones est représentatif de cette position contradictoire : « Aucune auto-analyse, fût-elle menée avec une rigueur impitoyable, ne saurait résoudre complètement les conflits inconscients les plus profonds ; mais ce qui demeurera, dans les dernières années de la vie de Freud, de ses premiers troubles se réduit à quelques idiosyncrasies75. » La réfutation de l'auto-analyse passe, comme il arrive très souvent quand il s'agit d'un rejet, d'une opposition violente, par un syllogisme : comme il ne saurait y avoir de véritable analyse sans transfert, comme d'autre part l'auto-analyse ne donne pas lieu à transfert — ou du moins à « transfert organisé », selon l'expression de Wladimir Granoff —, l'auto-analyse ne peut être une véritable analyse. Il est vrai que Freud, écrivant à Groddek, souligne : Quiconque a reconnu que le transfert et la résistance constituent le pivot du traitement appartient à notre horde sauvage. On ne peut douter en effet que le ressort de la cure est le transfert; que c'est par lui que se manifestent les résistances et que s'actualisent les conflits névrotiques à l'origine des symptômes. Mais peut-on dire pour autant qu'il n'y a pas « analyse », c'est-à-dire capture de phénomènes inconscients, décryptage possible de ceux-ci, perception des déterminations psychiques, sans cure? Même si l'on excepte tous les champs d'application de la psychanalyse dans les domaines de l'histoire, des civilisations, des organisations sociales, de la religion, le modèle médical était • de moins en moins capable de couvrir avec ses catégories le domaine mental et ses diverses configurations. Mais, sous peine de voir s'évanouir le champ d'observation privilégié qu'offre 75. Jones, La vie et l'œuvre de Sigmund Freud, t II, p. 4.
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chaque cure, de se priver du matériel, et de s'ôter la possibilité de la recherche, il était exclu d'avouer publiquement que la fin de la cure n'était pas tout à fait assimilable à une guérison, comme il apparaît manifestement dans les textes tardifs de Freud. Si la guérison est un retour à l'état antérieur, on voit à quel point la notion en serait étrangère à la cure, qui ne supprime les symptômes névrotiques que dans la mesure où elle transforme les relations du sujet à lui-même et à son entourage, ne serait-ce que par la manière dont il en enregistre les phénomènes de répétition. Si la langue emploie les mêmes mots pour définir des phénomènes aussi différents que ceux qui portent atteinte à cette sorte d'équilibre des fonctions du corps que Ton nomme la santé et ceux qui résultent des difficultés que chacun de nous éprouve à vivre, si, faute de mieux, nous disons « souffrance » pour désigner les impressions pénibles qui nous viennent du désordre des organes ou les sentiments engendrés par les accidents de notre vie affective comme la perte d'une personne que nous avons aimée, une rupture (parfois heureusement la langue, opérant des distinctions subtiles, enregistre des différences. Il suffira du glissement d'un verbe à son substantif et nous serons heureux d'apercevoir quelles abîmes séparent « souffrir du cœur * et les « souffrances du cœur », de pouvoir bénéficier des bienfaits de la digitaline dans un cas et de la lecture des Stoïciens dans l'autre), alors les métaphores que véhicule la langue concourent à créer une confusion entre les phénomènes, des réalités qui assortissent de causalités différentes ; et l'opposition classique de la littérature et de la science, assurant dans le savoir la domination du déterminisme scientifique, a contribué à évincer de notre connaissance la causalité propre au langage dans la détermination du destin de chacun (causalité que n'avait évidemment pas ignorée, en en donnant une vision mythologique, la tragédie grecque). Il est probable que la prédominance du modèle médical a favorisé la méconnaissance des impératifs auxquels devait répondre, pour être menée à bonne fin, l'auto-analyse et a assuré l'exemplarité de la cure. On pouvait d'autant plus se conforter des supériorités qualitatives de celle-ci qu'on avait du mal à imaginer comment, en dehors de l'organisation réglée de la cure, se seraient ordonnées les associations libres, comment elles abandonneraient les espaces anarchiques et informels où elles se déploient habituellement à longueur de jour et de nuit pour acquérir une existence moins éphémère, moins évanescente, une consistance qui en fasse un matériau de travail. C'est bien pourquoi aussi la saisie possible d'éléments
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transférentiels était méconnue, puisqu'ils ne peuvent apparaître que dans la répétition dont le relevé est garanti par le cadre où elle s'effectue. Les analyses des œuvres littéraires, dès celle de CF. Meyer, en passant par Jensen jusqu'à Dostoievsky, montrent à souhait que les données transférentiélles sont analysables à partir du moment où Ton sait qu'elles sont présentes et qu'on veut bien les analyser. On en trouve un bel exemple dans la comparaison de La Gradiva avec une autre œuvre de Jensen, Le parapluie rouge qui figure dans la lettre à Jung du 24 novembre 1907. L'inscription permet l'analyse des avatars transférentiels à travers des créatures de fiction qui sont aussi des émanations de l'écrivain. Et celui-ci en est souvent conscient, même si l'orientation de son œuvre et son souci de l'ancrer dans une description objective et totalisatrice de la société, à la manière de Balzac, le retient de donner libre cours aux expressions les plus directes de son imagination. Mais il suffit que l'acte d'écriture soit pensé et accepté comme moyen et cheminement de la vérité pour que les éléments transférentiels apparaissent clairement. L'écriture, qui a animéfidèlementla vie et la pensée de Proust, a favorisé l'inspiration biographique de son œuvre et a contribué surtout à créer une relation de vérité à lui-même (sans pour autant le guérir de son asthme, ni le soustraire à la vindicte de la dame en noir, « la troisième des sœurs »), cette écriture romanesque qui n'abandonnait pas cependant la voie de l'écriture intransitive lui confirmera certainement l'équivalence de ces « épreuves successives d'un même cliché » que lui transmettait sa mémoire : maman et l'angoisse du baiser du soir, Gilberte, Albertine et les dérisoires manœuvres pour s'emparer de l'inaccessible vérité d'un être qu'il espérait retenir et garder prisonnier, sinon posséder tout à fait. On pourrait trouver difficilement des exemples aussi frappants que celui-là et une preuve aussi flagrante que l'auteur était conscient de ces rééditions d'un même amour. Même le caractère arbitraire de l'amour transférentiel ne lui échappa point, dans le choix de hasard, parmi l'ensemble des jeunes filles, de la seule Albertine. Il était d'autant plus averti des éléments transférentiels qui y couraient que son œuvre, ayant le temps pour support, avait aussi le temps pour thème, domaine et champ d'investigation. Il est vrai que, dans la perspective de ce que j'ai appelé l'écriture intransitive, si toute inscription est toujours réinscription plus ou moins élaborée des invitations de la mémoire, les formes diverses d'une constance ne manqueront pas, du fait même de la permanence que chacune a dès lors acquise, d'apparaître à celui qui écrit.
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Le travail analytique aura pour but de retrouver par tours et détours les traces actives qui, déformées, transformées, métamorphosées par les dépôts de l'histoire, auront fait de chacun ce qu'il est. Le travail analytique est un travail de la mémoire, sur la mémoire, à travers la mémoire. Lorsque Freud écrit en 1935 à Arnold Zweig : Quand l'analyse n'a pu lever l'amnésie infantile, elle n'a naturellement pas montré son pouvoir dernier76. il reprend à la fin de sa vie ce qu'il avait déjà pressenti dès Études sûr l'hystérie, que l'analyse n'est rien d'autre que l'exploration systématique des domaines de la mémoire, des mécanismes du souvenir, des transformations qui s'y font, des forces en jeu et des raisons pour lesquelles les transformations se sont produites, et les modes par lesquels tout ce qui s'est inscrit mais ne cesse pas d'être actif continue d'opérer et de faire de celui sur lequel ils opèrent ce qu'il est. Mais ce monde de la mémoire que Freud découvre comme son domaine, comme celui dont il doit apprendre les lieux et les lois, les reliefs et les êtres singuliers qui s'y logent, n'est autre que celui même déjà littérature et que d'Homère à Virgile, de Virgile à Dante, de Dante à Proust, avec les configurations imaginaires et les symboles propres à chaque époque, la littérature a exploré. Ce n'est évidemment pas un hasard si Freud met en exergue à L'interprétation des rêves deux vers de Viigile qui, extraits du livre VII, font référence au livre VI de Y Enéide qvà raconte la descente aux enfers, dans le royaume souterrain des Élysées — voyagé qui, pour Enée, se présente, à travers les êtres qu'il rencontre,, aussi bien comme un récit dans les territoires de sa propre mémoire où il retrouvé, pour un instant réveillés, ceux qu'il a jadis connus, que comme une analyse dont le pouvoir libérateur lui permettra de remporter des victoires et d'accomplir son destin. Et Junon, au livre VII, en remuant le Ciel et les Enfers, ne pouvant plus s'opposer à ce destin, permet seulement, en lui créant des obstacles, qu'il s'accomplisse selon les décrets prescrits. Freud, cherchant à faire saisir à Fliess l'étrange aventure de son auto-analyse, citera des vers de Goethe qui évoquent la même rencontre avec les ombres errantes de la mémoire : Und manche liebe Schatten steigen auf Gleich einer alten, halbverklungen Sage Kommt erste Lieb und Freundschaft mitberauf 76. Sigmund Freud Arnold Zweig, Correspondance 1927-1939, p« 146.
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L'auto-analyse, parce qu'elle est écrite, a donc bien les capacités de révéler les données transférentielles, d'en déceler l'origine; elle apprend à discerner les mécanismes répétitifs; et, à cause du dispositif d'écriture, il se peut aussi qu'elle conduise celui qui écrit à percevoir qu'elle dépend d'un répondant, à deviner la figure de celui à qui il s'adresse implicitement, sur lequel viendront se projeter et se superposer les images transférentielles et se fixer les résistances. Mais le chemin de l'auto-analyse est d'abord celui qui mène aux contrées de la mémoire, c'est le royaume de la mémoire que celui qui écrit se sait explorer. Tous ceux qui écrivent auront connu ces sentiments soudains, ces excitations imprévisibles qui réclament sur-le-champ un apaisement ; ils apprennent aussi qu'en y cédant ils tentaient d'écarter ou de différer ce qui, tandis qu'ils écrivaient, était sur le point de se dire, déjà se disait. Cependant, dans l'auto-analyse, comme dans tout travail d'écriture, tout ce qui ne cesse de surgir à la mémoire demeure sous la forme irréelle du passé. L'hétéro-analyse a d'autres moyens. Jouée sur la scène du dispositif analytique, la mémoire trouve les expressions actuelles, des redites présentes dans l'action du drame transférentiel. Et c'est cela qui justifie la position de l'analyste et ses modes d'intervention : il faut qu'il soit suffisamment présent pour permettre des rééditions dans des épreuves actuelles de clichés anciens de la mémoire, mais suffisamment hors champ pour nous les renvoyer à l'ordre d'où ils sont issus et faciliter leur reconnaissance, puis leur déchiffrement. Si l'on peut effectivement affirmer qu'il n'y a pas de cure analytique sans transfert, il n'est par contre pas nécessaire d'affirmer qu'il n'y aurait pas analyse sans cure. L'hétéro-analyse et l'auto-analyse ne sont pas superposables ; leur procédure, leurs moyens, leurs conditions d'application ne sont pas les mêmes, mais elles sont loin de s'exclure et, s'il est vrai que l'auto-analyse ne bénéficie pas de cette démonstration de la réalité de l'inconscient qu'est le transfert, il semble bien que tout ce qui peut naître dans la relation à soi de la position d'écriture fera défaut à ceux qui n'auront pas su accompagner leur pratique analytique comme analysant ou comme analyste de l'écriture analysante systématique. Freud fut certainement conscient qu'il y avait plusieurs voies à l'analyse ; et l'usage qu'il assigne aux rêves, à l'interprétation des rêves, le vérifie. Dans un article destiné aux jeunes analystes, il mettait en garde ceux-ci contre une application immodérée de
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l'interprétation des rêves. Il leur conseillait d'éviter de concentrer uniquement leur travail sur les rêves de leurs patients : la masse excessive du matériel onirique, disait-il, peut favoriser les résistances, s'opposer au développement de la cure et à l'analyse du transfert. Ces propos paraissaient contredire la célèbre formule : « Le rêve est la voie royale qui mène à l'inconscient ».Formule à laquelle on peut d'abord donner un sens théorique : l'étude du rêve ouvre non seulement à l'intelligence des névroses mais aussi à la connaissance des mécanismes qui régissent l'appareil psychique ; et la compréhension du travail du rêve permet de saisir le fonctionnement de ce même appareil. La célèbre formule, cependant, résumait d'abord l'expérience de Freud. Le rêve est en effet le matériel de choix qui s'offre à l'auto-analyse, le matériel à partir duquel elle s'effectue électivement. On pourrait dire que l'auto-analyse passe nécessairement par l'interprétation par écrit du rêve, si ce n'était un pléonasme. En dehors de la situation analytique de la cure, il serait en effet tout à fait illusoire de penser qu'on puisse soumettre ses rêves à l'interprétation autrement que par écrit. Si, en se souvenant d'un rêve, il arrive qu'on y associe mentalement certains contenus de pensée, si l'on peut apercevoir, retenus dans sa trame, des restes diurnes, on ne saurait pour autant prendre ces quelques ébauches de significations pour une interprétation. Mais il suffit que l'on se mette à écrire le récit du rêve pour qu'aussitôt, dans le moment même de sa transcription, du fait même de sa projection graphique, les associations affluent, se pressent et que, le rêve étant traité, ainsi que Freud le prescrit, par séquences (phrases ou fragments de phrase, mots), se tissent des unes aux autres des réseaux, des ramifications infinies et qu'elles produisent des effets d'inconscient aussi marqués que ceux qui surviennent au cours d'une cure, imprévisibles toujours, pour notre inquiétude ou notre jubilation. Il faut sans doute avoir mené assez loin l'interprétation pour repêcher le matériel infantile qui aura inspiré le rêve. Alors on pourra vérifier combien les associations qui conduisent aux pensées latentes s'étendent sur une surface disproportionnée par rapport au texte manifeste. Et ce n'est pas seulement dans la proportion de un à dix, de un à vingt. Beaucoup plus encore. Beaucoup plus, et pourrait-on dire sans fin, si la nuit suivante n'amenait d'autres rêves réclamant les mots qui les irriguent de sens en leur redonnant un semblant de vie. Ainsi un autre texte succède aux anciens, relié à eux, ajoutant son motif qui bientôt peut se confondre avec l'ensemble de ceux qui forment cette tapisserie immense, inachevée et virtuellement infinie, puisqu'il
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suffit de tirer et de tirer encore pour que les associations s'ajoutent aux associations, superposant pour une figure malgré tout unique leurs motifs aux anciens, faisceaux de fils issus de l'ombilic par lesquels ils passent, venus de l'immense écheveau d'une mémoire en réserve. « A chaque poussée du pied, on meut les fils par milliers Les navettes vont et viennent Les fils glissent invisibles, . Chaque coup les lie par milliers »77. Et alors, pour celui qui serait tourmenté ou poursuivi par le désir d'écrire, le rêve aurait l'avantage irremplaçable d'offrir comme la promesse d'une écriture infinie. Rêver, les romantiques allemands l'avaient bien compris, c'est se disposer à écrire, sans que jamais l'inspiration fasse défaut. Dans l'auto-analyse c'est le désir d'écrire, le désir d'ajouter un mot et encore un autre mot, qui fait pièce aux résistances. Désir d'un mot, d'une signification supplémentaire et cela sans fin, quel qu'en soit le prix. Quel qu'en soit le prix ?
Si écrire, c'est déjà, en se mettant en position d'en faire l'aveu, s'instituer le destinataire des pensées les plus secrètes, de ces pensées aussi qu'on ne savait pas avoir, de ces pensées qui, éclatant à la surface de la vie mentale, avaientune vie si brève qu'on avait à peine le temps de se dire qu'elles étaient accidentelles et qui, tout à coup, prennent corps avec le corps de la lettre et qu'on est bien obligé de reconnaître au moment où l'on est contraint de les connaître ; si écrire, c'est se faire l'auditeur de ces pensées-là, c'est aussi, en apercevant que d'autres y sont impliqués, saisir que ce sont eux alors, eux surtout, qui, pour notre plus grand effroi, en sont les premiers destinataires. Il nous arrive alors de redouter tellement que leur parviennent ces messages que nous préférerions les voir morts plutôt que d'imaginer qu'ils pourraient en prendre connaissance. Ce qui nous retient est si fort qu'il nous faut supposer quelque perversion ou un désir bien irrépressible pour, quand même, passer outre. Parfois il nous faudra attendre leur mort ; parfois, sans que nous nous en doutions, et alors nous serons dans le chagrin de leur disparition, c'est celle-ci qui rendra possible la composition 77. Goethe, Faust, I. Cité par Freud, L'interprétation des rêves, p. 246.
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d'ouvrages dont nous ne saurons peut-être jamais qu'ils leur étaient destinés. Qu'en eût-il été pour la découverte de la psychanalyse et pour Freud lui-même, si Jacob Freud n'était pas mort juste en cette fin d'année 1896 ? Sans doute, l'année précédente, Freud a-t-il découvert que les rêves ont un sens, qu'ils sont l'accomplissement d'un désir et qu'on peut les interpréter. Mais, curieusement, durant l'année 95-96, si l'on en juge par ses lettres à Fliess, il ne tire pas profit de ce qui sera sa grande découverte. Tout préoccupé pour l'instant par le montage de l'appareil psychique, par la compréhension de l'origine ultime des névroses, il ne paraît pas pressé d'exploiter le monde du rêve. Pour autant que l'on considère que l'interprétation du rêve de 1' « Injection faite à Irma » est déjà un fragment d'auto-analyse, on n'a pas d'indice qu'à côté du travail auto-analytique auquel le soumet nécessairement le traitement de ses patients, il se soit consacré régulièrement, sinon systématiquement, à l'auto-analyse. Pourtant, par une de ces ruses qu'il se plaira à relever, il apparaît qu'à l'occasion de « l'Esquisse », en mettant au point une théorie de l'appareil psychique comme appareil de mémoire, en saisissant des notions aussi importantes que celles de l'aprèscoup par laquelle les événements vécus ne sont pas purement et simplement enregistrés dans la mémoire mais susceptibles de réaménagements constants, de surprenants effets de retour, en discernant que des événements prennent un sens du fait de l'inscription dans la mémoire d'événements antérieurs, mais surtout que ceux-ci n'auront d'effets psychiques spécifiques que par le sens qu'ils recevront d'événements ultérieurs, Freud, après avoir conquis depuis longtemps par sa constante pratique d'écriture l'instrument de l'auto-analyse, puis, avec le rêve, la méthode, se donnait les lois de la perspective dans laquelle il allait inscrire son travail d'analyse. L'auto-analyse devait nécessairement compléter l'élaboration de l'appareil psychique, fin dernière de la réflexion de Freud à cette époque. Il fallait qu'il vérifie sur pièces ses suppositions. Si le matériel apporté par ses patients avait été à l'origine indispensable, il n'était pas assez fiable, du fait du refoulement, des censures, des résistances et du transfert, pour apporter à Freud la solution au problème qui le préoccupait et dont le dernier chapitre de L'interprétation des rêves rendra compte : celui de la discrimination entre perception, souvenir et fantasme, qui aura justement pour conséquence l'abandon de la théorie de la séduction et la découverte du complexe d'Œdipe. Distinction, si l'on y prend garde, qui aura
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occupé, parmi tant d'autres écrivains, Proust lui-même. Car cette vérité que l'écrivain cherche à saisir et que ne peut lui apporter la perception crue se tient cachée, hors de la mémoire volontaire, dans les replis d'une autre mémoire où les dépôts laissés en elle auront été auxours du temps transformés par l'action même d'un désir : c'est une fois qu'ils se seront intégrés à la substance mentale et qu'ils auront été modelés en objet de mémoire, et que d'autres expériences (ce qu'en allemand on appellerait Erlebnis) seront venus mystérieusement y ajouter certaines de leurs significations, que l'art de la Berma ou la beauté persane de l'église de Balbec apparaîtront bouleversants à l'esprit du narrateur. Effets d'après-coup peu différents de ceux décrits, par exemple, dans l'article « Sur les souvenirs-écrans ». Encore fallait-il que Freud se fût donné l'autorisation d'entreprendre cette exploration dans les champs retirés de la mémoire. Ne manquait-il qu'une mort et, associée à elle, un événement analogue à celui qui se produisit pour Proust quand, après s'être accordé encore un délai en écrivant un article sur Sainte-Beuve, à la suite d'on ne sait quelle circonstance — mais qui par son décor et ses accessoires, bien plus qu'une madeleine trempée dans une tasse de thé, le pavage inégal d'une cour d'hôtel, le bruit d'une cuiller sur une tasse, devait rappeler la chambre sentant le vétiver qui, lors du second séjour à Balbec, causa au narrateur un si grand chagrin en faisant surgir à sa conscience sa grandmère qui n'avait fait sentir, trop proche, sa si chère présence que pour lui signifier qu'elle venait réellement de mourir —, il lui fallut prendre sa mère pour destinataire de tout ce qu'il aurait désormais à écrire, acte par lequel s'accomplissaient, indiqués intimement, indissociables et complémentaires, un amour éperdu et une profanation illimitée. Profanation redoublée aussi par le récit d'une profanation d'ailleurs nécessaire à la satisfaction de son désir, comme l'objet premier l'est à la métaphore. Comme Proust avant cet événement inaugural, Freud n'avait cessé d'écrire, comme Proust, il s'était avancé pas à pas dans la direction de son œuvre et en avait déjà saisi le sens. Si l'on devait risquer de plus étroites comparaisons, on rapprocherait la découverte et la signification des rêves et 1' « Esquisse » de ces manuscrits perdus de 1908 et même des pages de l'essai sur Sainte-Beuve dans lesquelles sont déjà présents, ébauchés et considérables, les fragments du livre à venir. Mais à ce moment-là l'œuvre de mort n'a pas rempli son rôle. Elle va le remplir. « Maman » bientôt reviendra au chevet de son fils et celui-ci, dans le sens littéral, lui expliquera, écrivant, ce faisant,
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son article sur Sainte-Beuve, avant de comprendre que son œuvre ne pourra naître et se développer qu'en lui étant adressée, même si cette fonction, pour remplir pleinement son rôle, doit alors être dissimulée aux yeux du lecteur et que cette invocation de l'autre, qui devient le répondant suprême, qui lui donne son sujet, son ton et son style, à la mesure de ce qu'il dévoile, est comparable à une profanation. Voilà qui est étrange, Fliess et Martha antérieurement ont bien été les répondants de récriture de Freud. Mais fallait-il donc la mort de son père pour que 1' « autre » qu'ils avaient un jour représenté acquière une puissance qui fût égale à celle de l'immensité de l'œuvre à créer. Bien sûr, on doit reconnaître dans l'auto-analyse et dans la rédaction du livre sur les rêves, par la production du matériel qu'il entraîne, l'effet du travail de deuil. Mais il faut tenir compte aussi de ce que la mort permet. Quelque chose d'autre, discernable dans le saut qualitatif que représentent par rapport aux écrits antérieurs, La recherche ou L'interprétation des rêves, se produit, quelque chose qui a rapport avec la « vérité », dans la mesure où la mort, une mort y est engagée. Si la « vérité » est une notion d'un emploi dangereux, dont on ne peut user qu'avec précaution, parce que, comme il est difficile de lui assigner un sens qui ne soit pas tautologique (les philosophes s'y seront épuisés), elle prend volontiers la couleur de son environnement, on ne peut cependant s'en passer. Peut-on penser comme « vérité », « effet de vérité », que tout ce qui a été pressenti et conçu par Freud : l'appréciation des phénomènes hystériques, la mise en cause de la dégénérescence héréditaire, l'importance du souvenir et son rôle pathogène, plus essentielles encore, les notions de conflit, de défense comme éléments fondamentaux de la diversification des névroses, que tout cela fasse à la fois retour vers Freud lui-même dans son auto-analyse, se rassemble et acquière sa cohérence avec les œuvres les plus autobiographiques de Freud, L'interprétation des rêves et la Psychopathologie de la vie quotidienne? Ne peut-on dire que la « vérité » serait le foyer actif de l'écriture intransitive comme de la psychanalyse, dans la mesure où la vérité se définirait par l'intimité qu'entretiendraient en nous nécessairement ce qui appartient au caché, au dissimulé et l'existence d'un passé gigantesque, la masse énorme d'une mémoire agissante, mobile, en transformation incessante, mais non moins immuable et répétitive ? A partir du moment où nous devenons pour nous-mêmes objet de connaissance, et ce l'aura été principalement — sinon toujours — par les voies de l'écriture, nous
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devenons les travailleurs acharnés, les forçats d'une tâche de mémoire infinie. La vérité se trouve dépendante de la mise en œuvre d'un sens supplémentaire ; nous n'en avons l'idée que du fait de l'expérience que nous faisons qu'à toute proposition il peut s'ajoutçr, et toujours, un sens en plus. L'inconscient n'a-t-il pas aussi pour fin d'exprimer cette réalité : qu'en nous, jamais, aucune signification ne se clôt ? Si l'on se réfère au dernier chapitre de L'interprétation des rêves et à l'article « Sur les souvenirs-écrans » (dans lequel d'ailleurs, ce n'est pas un hasard si, pour l'exemple concret qui sert de support et doit être en partie à l'origine de la pensée théorique de son texte, Freud se sent obligé de se servir du subterfuge même des romanciers : déléguer sur un personnage fictif ses souvenirs personnels, son propre vécu), on perçoit que l'enjeu de la vérité, cette vérité personnelle mais qui peut prendre — et prendra dans le cas de Freud — rang de signification générale, universelle, se trouve à l'intersection, dans la mémoire, du souvenir et du fantasme, du fait même d'une production de sens qu'il était nécessaire, pour en saisir le mouvement, de fixer à travers les traces de l'écriture, du passé simple au futur antérieur. Il faudra, dans ces allers et retours temporels qui résultent de la supplémentaire d'un sens dont la production ne comporte pas d'arrêt, suspendre la question de savoir lequel est, dans chacune de nos représentations, du souvenir et du fantasme, l'inspirateur de l'autre, puisque tout souvenir travaillé par le désir est déjà fantasme et le fantasme, nécessairement inscrit dans la mémoire, déjà souvenir. Or, si les conditions propres à l'acte d'écrire nous permettent d'observer et même de formuler la loi que toute proposition de la mémoire comme tout énoncé actuel (mais celui-ci ne tombe-t-il pas immédiatement sous la domination de la mémoire) sont toujours suivis d'un sens en plus, nous devons reconnaître aussi qu'à l'intersection introuvable du souvenir et du fantasme une mort s'est toujours glissée, faudrait-il dire a déjà eu lieu avant qu'elle ne se produise, qu'elle n'a cessé de se déplacer sur cet espace aléatoire ? — et que c'est cette mort qui, du fait des circonstances, revenant de l'extérieur et le plus souvent mais peut-être pas nécessairement rejouée dans le réel, permettra le dépliement et le déploiement des motifs tissés de cette mémoire besogneuse. Nous le savons, bien des liens obscurs enchaînent ensemble la mémoire, la mort et l'aveu; et nous savons que l'écriture est l'instrument de leur complexe apparition. La relation de la mort et de la vérité qui est le motif constant
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du livre sur les rêves, apparaîtra en toutes lettres, comme si Freud n'avait pu s'empêcher plus longtemps d'en retenir l'aveu. Car si, dans l'avertissement à la première édition, il écrit : Pour communiquer mes propres rêves, il fallait me résigner à exposer aux yeux de tous beaucoup plus de ma vie privée qu'il ne me convenait et qu'on ne le demande à un auteur qui n'est point poète, mais homme de science78. il ajoute dans l'avertissement à la seconde édition : Pour moi, ce livre a une autre signification, une signification subjective que je n'ai saisie qu'une fois l'ouvrage terminé. J'ai compris qu'il était un morceau de mon auto-analyse, ma réaction à la mort de mon père, l'événement le plus important, la perte la plus déchirante d'une vie d'homme79. A chaque détour du livre, à l'occasion de l'interprétation d'un bon nombre de rêves, Freud éprouvera le besoin d'affirmer la douleur de l'aveu et la nécessité de le limiter. Et si je me résigne à ce que le lecteur soit attiré d'abord par les indiscrétions que je suis obligée de commettre, je veux espérer que cette curiosité...80. Je pense combien il m'en coûtera déjà de présenter au public ce seul travail sur le rêve où il faudra livrer une si grande partie de mon être le plus intime81. 1
Et il est vrai que le conflit qui naquit entre le désir de rendre publique sa grande découverte et la crainte de s'exposer ne fut pas sans effet sur la rédaction du livre. J'ai bien réfléchi, écrit-il à Fliess, tous ces travestissements ne me conviennent pas, pas plus que le renoncement, car je ne suis pas assez riche pour garder par devers moi la plus belle découverte que j'ai faite, la seule probablement qui me survivra82. C'est donc en acceptant d'en dire plus qu'il ne le supposait d'abord que Freud put, après un délai de plusieurs mois, reprendre son livre. Curieusement, il levait les obstacles qui s'oppo78. 79. 80. 81. 82.
L'interprétation des rives, p. 2. id., p. 4. id., p. 98. id., p. 386. La naissance de la Psychanalyse, pp. 249-230.
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saient à l'achèvement du livre non pas en dissimulant davantage mais en dissimulant moins, non pas en supprimant mais en ajoutant. On pourrait presque dire que, pour écrire le livre sur les rêves, il prenait exemple sur le rêve lui-même et le mode de formation du rêve qui, même en le déformant, laisse passer les contenus qui, à l'état de veille, et dans la névrose, auraient été refoulés ou seraient réapparus sous forme de symptômes : leçon d'écriture. Le paradoxe du livre sur les rêves sera d'ailleurs dans une certaine mesure délimité et exprimé par Freud. Car, si l'interprétation consiste à redresser la déformation du rêve et à en lever la censure, à en déjouer les manœuvres de dissimulation, si l'étude du rêve consiste à démonter les mécanismes et les procédés par lesquels déformation et censure opèrent, en revanche, il sera nécessaire à l'auteur, du fait d'une discrétion obligée, de la crainte d'en dire trop sur lui-même et de se montrer par force désobligeant à l'égard de son entourage (danger que n'évitera pas toujours Freud), d'user de la censure, de la déformation et de la dissimulation. D'ailleurs, dans le chapitre consacré à la déformation, Freud comparera le travail du rêve au travail même de l'écrivain. Le rêve mime l'écriture, ou plutôt l'écriture mime le rêve : Quand j'interprète mes rêves pour le lecteur, je suis obligé de les déformer. Le poète connaît les mêmes contraintes : « Le meilleur de ce que tu peux savoir, tu ne dois pourtant pas le dire à ces garçons. » L'écrivain politique se trouve dans une situation analogue quand il veut dire des vérités désagréables aux puissants... L'écrivain redoute la censure, c'est pourquoi il modère et déforme l'expression de sa pensée... Plus la censure est sévère, plus le déguisement sera complet, plus les moyens de faire savoir au lecteur le sens véritable, seront ingénieux83. Métaphore éclairante. Avertissement non déguisé. C'est évidemment une fois qu'il eut pris la décision de se mettre personnellement en jeu, c'est-à-dire de transcrire, de réinscrire son auto-analyse (et de la sorte de la poursuivre), que Freud eut la possibilité de suspendre, de retenir l'aveu, par l'inachèvement des interprétations, par leur morcellement et leur dissémination à différents endroits du livre. Peut-être même la nécessité pour Freud de dissimuler ce qu'il dévoilait est-elle en partie responsable de la composition du livre dans sa forme définitive. 83. L'interprétation des rives, p. 130.
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Freud se trouvait confronté à tout un jeu de forces diverses : son besoin d'écrire, le mouvement de l'auto-analyse, la décision d'écrire le livre sur le rêve, la mort de son père et, aussi discret qu'il fût sur ce points la prise en considération de l'existence de sa mère (et évidemment aussi de ses proches, sa femme et, bientôt, ses enfants qui pourraient le lire et aux yeux desquels il n'apparaîtrait pas « aussi grand » qu'eux et lui l'eussent souhaité), les rêves encore qu'il continuait de faire, nourrissant de leur substance son livre, mais reflétant aussi l'ensemble de ses préoccupations. Si son auto-analyse est une réponse à la mort de son père, et si le travail du deuil contribue à son développement, le livre sur le rêve a bien dû, de son côté, obéir aux implications d'un double registre : père mort et mère vivante. Sans doute même, est-ce à peu près toute l'œuvre de Freud qui dépend de cette double détermination, et le déséquilibre qu'on s'est plu à reconnaître dans l'importance accordée respectivement à la mère et au père, aux fonctions paternelles et maternelles pour la formation du psychisme, tout autant qu'à une influence du judaïsme, tiendrait à cette simple raison et à ses effets dans l'écriture : à père mort, mère vivante. Le père fut un instant dans la pensée de Freud le responsable, le générateur des névroses, tandis que l'influence de la mère, à travers l'amour et sa préférence, se fera sentir dans la réussite du fils. La présence vivante n'empêchait peut-être pas le travail analytique, elle en interdisait en tout cas la divulgation. Jai fait un rêve charmant, écrit Freud à Fliess, qu'il n'est, malheureusement, pas possible de publier parce que sa signification sous-jacente a trait tantôt à ma nourrice (à ma mère), tantôt à ma femme84. Il nous est de toute façon difficile de faire la part de ce que la présence de sa mère lui interdit de divulguer. Lorsque Freud dit encore à Fliess : Jai inséré quantité de rêves nouveaux que tu ne supprimeras pas, j'espère. Pour faire une omelette, il faut casser des oeufs. Du reste ils sont humana et humanoria,riende vraiment intime, c'est-à-direriende personnellement sexuel85,
84. La naissance de la Psychanalyse, p. 217. 85. Id.t p. 258.
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on veut bien croire que la rigidité puritaine de l'époque interdisait à Freud d'exposer sur la place publique la forme que prenaient ses désirs et ses émois sexuels et que les manifestations de son ambition et les exploits scatologiques qui lui étaient associés étaient socialement plus acceptables, mais on ne peut s'empêcher de penser que la retenue dont Freud fait preuve à Tégard de ces choses intimes qui concernent sa propre vie vise principalement à travers ses futurs lecteurs celle auprès de laquelle, plus que de tout autre, il lui fallait se montrer pudique. De plus, si l'abandon de la théorie de la séduction et l'accent porté sur l'existence et le rôle du fantasme aboutit à une première disculpation du père et au complexe d'Œdipe qui, dans la perspective freudienne, ne rend compte que partiellement de la tragédie de Sophocle et, dans le destin du héros, du rôle, malgré tout peu recommandable, joué par ses parents, il est indiscutable que l'on en sait beaucoup plus sur Jacob que sur Laios, mais qu'en revanche Jocaste nous est plus familière qu'Amalia. Il n'est d'ailleurs pas sûr que celle-ci, prenant connaissance des œuvres de son fils, même s'il lui arrivait de se demander où diable il allait chercher tout çà, fût autrement étonnée de l'aveu que contenait la formulation de l'œdipe et qu'elle dût s'en sentir attristée autant que ne l'eût été le pauvre Jacob. Se sentit-elle outragée, comme Martha aurait pu l'être en lisant l'interprétation du rêve de 1' « Injection faite à Irma » ? Car la femme de Freud avait peut-être des raisons de s'inquiéter, autant que la femme de Breuer du temps d'Anna O., de l'intérêt de son mari pour ses jeunes et jolies patientes ; et, dans ce cas, de l'attention toute particulière qu'il portait à la gorge d'Irma pour peu qu'elle se tînt assez au courant du développement de la psychanalyse naissante pour s'aviser que ce rêve avait été fait dans un lieu nommé « Bellevue » d'où il tirait son décor et se souvenir du déplacement du bas vers le haut des symptômes hystériques que la censure du rêve renvoyait avec un défi ironique au rêveur comme un écho de sa découverte. Mais, même si elle fut vexée d'apparaître dans le rêve, comme elle était d'ailleurs en réalité à cause de sa grossesse, pâle et bouffie, elle ne trouva peut-être pas de raison de s'offusquer outre mesure d'un examen qui, malgré un désir contraire, se montrait somme toute si respectueux du sexe et de la pudeur de sa femme. En tout cas, on peut remarquer dès ce premier rêve l'importance de la vue (insistance de Sehen et de ses composés ansehen, aussehen, ûbersehen); et ce n'est pas seulement la gorge d'Irma
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que le rêveur a devant les yeux, mais la formule de la triméthylamine imprimée en caractères gras, un peu à la façon dont il voit devant lui, plus tard, d'une manière prémonitoire, le livre achevé, mais aussi la monographie d'une certaine plante. Il n'est pas question de refaire après tant d'autres, après le travail détaillé, minutieux, exhaustif, de Didier Anzieu, la surinterprétation des rêves de Freud dans la perspective de l'auto-analyse. Simplement, il faut souligner un point relativement ou tout à fait méconnu : à travers la plupart des rêves, un thème se manifeste qui répond à leur mise en jeu dans l'écriture et exprime le conflit qui résulte pour Freud de leur publication, de leur divulgation, du dévoilement de leur sens. Si le rêve de 1' « Injection faite à Irma », à travers les associations de Freud, démontre assez qu'un lien unit sa pratique professionnelle et son souci thérapeutique avec une curiosité investigatrice à l'endroit de ce qu'il y a de plus féminin dans les femmes et si son désir vise aussi ce qui se symbolise là de la question de leur propre désir (« que veut une femme ? »), alors la vue et les organes de la vue seront amenés à représenter les manifestations les plus intellectuelles de ce désir. Quelles qu'en soient les justifications scientifiques et la part accordée aux déterminations occasionnelles de ce rêve, il apparaît assez que ce désir n'est pas sans s'associer à une culpabilité qui suscite des arguments propres à disculper le rêveur et à un plaidoyer que Freud se plaira à souligner même s'il en accentue l'un des motifs : la faute thérapeutique, que l'on peut en effet , toujours redouter. Dans l'ensemble des rêves rapportés ce rêve tient cependant une place d'exception : il est le seul (avec, il est vrai, « Mère chérie et personnage à bec d'oiseau », mais c'est un rêve d'enfant) qui date d'avant la mort de son père. On est en droit de supposer que, sans ce rêve, sans l'interprétation et la découverte du sens des rêves auquel il a donné lieu, Freud n'aurait pas réagi avec une telle promptitude au rêve qui accompagna la mort de son père. Il fallait que le rêve de 1' « Injection laite à Irma » et certainement d'autres rêves à sa suite qui ne nous sont pas connus aient été transcrits et interprétés dans «le Journal des rêves » auquel Freud fait allusion dans la Traumdeutung et que, de la sorte, il y aitrisquequ'ils tombent sous le regard indiscret de quelqu'un, pour que le rêve « On est prié de fermer les yeux », qui précéda ou suivi l'enterrement de son père, fût fait, semble-t-U, pour être interprété et qu'il fût presque immédiatement livré à l'œil du lecteur que Fliess incarnait à ce moment-là. On ne sait à quel moment l'idée vint à Freud de
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publier un livre sur les rêves, mais on ne peut que souligner que nulle mention n'est faite du rêve de 1' « Injection faite à Irma » dans la correspondance à Fliess. Freud dut parler de ce rêve et de la découverte du sens des rêves à l'occasion d'un € congrès », alors qu'au moment où son père meurt, dans les jours qui suivent, il raconte par écrit à son ami le rêve qu'il a fait à cette occasion et il lui livre la conclusion de l'interprétation. Comme si la mort avait soudain levé une interdiction. On ne peut bien sûr en ces matières que relever des coïncidences, des indices, et construire des fictions. C'est donc le 23 octobre que le père meurt et le 2 novembre que Freud raconte à son ami son rêve et en ébauche une interprétation (malheureusement interrompue dans l'édition dont nous disposons par le soin vigilant des éditeurs) : Le rêve émane donc d'une tendance au sentiment de culpabilité» tendance très générale chez les survivants...86 Est-on en droit de se dire que dans cette lettre est en germe l'auto-analyse et le livre sur les rêves ? L'absence de délai entre la décès de son père et cette lettre paraît bien apporter la preuve que, si le travail du deuil favorisa, par les retours de mémoire dont il s'accompagne, l'auto-analyse, ce fut la mort qui l'autorisa par le pouvoir soudain accordé de dévoiler à ses propres yeux et d'afficher aux yeux des autres, sous la forme même de l'inscription sans laquelle le dévoilement ne saurait s'opérer, les pensées et les sentiments que le père comme personne réelle et être symbolique avait inspirés à son fils. Bien des pensées pourraient désormais venir à la conscience et même aller jusqu'à renonciation, mais non sans que surgisse alors immédiatement la question : Qu'en dirait monsieur notre père ? (question, on le sait, reprise à Napoléon qui, le jour de son sacre, faisait ainsi part de son étonnement à son frère), par laquelle, dans «Un trouble de mémoire sur l'Acropole», s'exprime, devant les vestiges du monde antique, la culpabilité d'avoir si bien fait son chemin. Il y a là quelque chose d'injuste et d'interdit. Cela s'explique par la critique de l'enfant à l'endroit du père, par le mépris qui a remplacé l'ancienne surestimation infantile de sa personne. 86. La naissance de la Psychanalyse, p. 152.
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Et Freud, dans le même texte de 1936, mais relatant un événement s'étant produit en 1903» dira que ce qui l'empêchait de jouir de son voyage était un sentiment de piété à l'égard de son père. Admirable expression qui» disant la vérité de ce qu'elle dit» énonce son envers. Car ce qui l'empêchait de jouir du voyage était d'avoir bien entendu contrevenu à la piété filiale. Freud avait déjà posé ailleurs la même question. Dans le livre sur le rêve» et bien à propos dans le fragment d'interprétation qu'il consacre au rêve « Mon père a joué un rôle politique chez les Magyars » : La fréquence avec laquelle en rêve les morts vivent» agissent et entrent en rapport avec nous a provoqué un étonnement excessif et des explications singulières qui montrent combien peu nous comprenons le rêve. Et pourtant l'explication est bien simple. Combien de fois ne sommes-nous pas conduits à penser : « Si mon père vivait» que dirait-il ? » Freud ajoute le commentaire suivant : Ce qui nous apparaît comme une protestation contre le rêve» protestation fondée sur la certitude que nous avons de la mort de la personne en question» est en réalité simplement ou une pensée de consolation («le mort n'aura plus vu cela») ou une pensée de satisfaction («il n'y a plus rien à dire »)87. • « Que dirait monsieur notre père » s'il voyait que nous avons si bien fait notre chemin ? A bon droit» Freud pouvait évoquer la piété filiale. Par les modalités de son interprétation écrite» séquence par séquence» le rêve de 1' « Injection faite à Irma » avait créé les conditions de l'auto-analyse et ouvert la perspective du livre sur les rêves. Le rêve « On est prié de fermer les yeux » signifiait» lui» que» par la mort de son père» permission lui était donnée d'accomplir l'auto-analyse» d'entrer dans le procès d'une écriture intransitive qui aurait le « tout dire » pour fin ; il annonçait de la même façon que ce « tout dire »» dans l'ambivalence d'utïe faute que l'on ne pouvait attribuer avec certitude au fils ou au père» ne laisserait pas intouchée la dépouille de celui qu'on allait 87. L'interprétation des rêves, p. 336.
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mettre en terre, de la même façon que la toilette des morts qui nous furent chers, acte de piété s'il en est, n'en accomplit pas moins, dans une transgression inimaginable, le désir enfantin que nous avions de voir nos parents plongés dans une catalepsie de Belle au bois dormant afin que fussent assouvies d'inavouables curiosités, que nous rejetions bien sûr, mais dont les visions accidentelles et brèves offertes par les promiscuités inévitables de la vie quotidienne ou les poses négligées, suggestives où le sommeil les avait surpris lors d'une sieste par un bel après-midi d'été à la campagne, venaient nous rappeler l'irrépressible et effrayante tentation. Et voici que morts, leurs objets, leurs vêtements, comme leurs corps abandonnés à une piété dont nous aimerions tellement qu'elle fût moins équivoque, leurs papiers, les lettres qu'ils n'ont pas eu le temps ou le courage de détruire, pareils aux armes des vaincus abandonnées en désordre sur le sol, s'offrent à notre avidité. Ils nous forcent à en savoir sur eux plus qu'ils n'auraient souhaité, plus que nous aurions espéré. Mais, au même moment, parce qu'ils sont morts, juste* ment parce qu'ils sont morts, aussi fermes que nous soyons dans notre incrédulité, aussi convaincus de l'absence de survie, c'est en vain que nous nous défendrons de l'idée qu'aucun de nos gestes, aucune de nos pensées ne leur échappent. Ils nous regardent là où ils sont, comme le vieux Briicke regardait Freud quand il arrivait en retard au laboratoire, d'un regard si perçant que nous sommes « percés », € percés à jour », avec des yeux si transparents que nous nous sentons nous-mêmes devenir transparents. Ils nous regardent, mais en savants, et, à mesure que nous apprenons dans ses détails secrets l'histoire de leur vie, ils en savent plus sur l'histoire de la nôtre. Parce que notre œil s'est ouvert sur leur aveuglement, ils ont ouverts le leur, et le bon, sur le nôtre. Ils auront deviné ce que nous voulions leur cacher, comme ils auront appris ce que nous ne savions pas et que leur mort nous a aidés à apprendre. Ainsi bénéficieront-ils, comme nous-mêmes, d'un double savoir. Nous saurons ce qu'ils voulaient nous cacher, et par leur mort nous apprendrons ce que nous ne savions pas toujours vouloir leur cacher. Car toute faute, même ignorée de nous, reste marquée, un peu comme l'avait été, d'un trait d'ongle, à un examen d'histoire, sur la liste que lui avait tendue un professeur borgne, la question à laquelle le jeune Freud ne savait pas répondre. Grâce à cette liste, en même temps qu'il en prenait la mesure, il apprenait à son professeur ce qu'il ne savait pas et avait tort de ne pas savoir. Dialectique d'un savoir de l'ignorance à l'œuvre dans le mouvement de l'analyse. Grâce
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à la marque du symptôme, du rêve, des actes manques, nous apprendrons ce que nous ne savions pas ne pas savoir. Cet examen, dont le souvenir pouvait apparaître à Freud comme une illustration imagée et naïve du travail analytique et des données particulières de sa propre analyse, avait eu des résultats plus concluants — mais il était dans ce cas l'examiné — que celui auquel dans son rêve s'était prêtée Irma. Il rappelait un autre examen, subi par lui, mais médical cette fois, auquel un borgne avait encore procédé, quand, tout enfant, il avait chu de l'escabeau sur lequel il était monté pour dérober quelque friandise et s'était ouvert le menton. Il en restait une cicatrice, plus visible peut-être et plus indélébile que le coup d'ongle sur le papier devant la question non sue, publiant aux yeux de tous la faute ancienne et oubliée, aussi ineffaçable que d'autres événements de l'enfance eux aussi oubliés dont il apprenait qu'ils l'avaient tout autant marqué. Sans doute, quand il formait le projet d'écrire le livre sur les rêves, et plus encore quand il le rédigeait, Freud, fort désireux que ses lecteurs le suivissent dans l'examen des processus de formation du rêve, devait-il les supplier de fermer les yeux sur les fautes et autres secrets qu'il était bien obligé de dévoiler à travers les interprétations qui servaient d'exemples, et qu'ils fassent preuve d'autant d'indulgence que n'en avait montré le professeur borgne. Mais ce n'était plus à ses lecteurs, cette fois, mais à ses patients, qu'il demandait de fermer les yeux, afin qu'ils fussent en mesure de se prêter aux propositions qui se formaient en eux, plus sensibles au sens des mots qu'ils prononceraient, à leur double sens, et aussi clairvoyants que l'était l'aveugle devin Tirésias qui, virtuose de l'équivoque et du déchiffrement, avait prédit à Œdipe son destin, et doublement, par ses paroles d'abord, mais plus encore par le spectacle qu'il lui présentait de ses yeux fermés à la lumière, conservant dans leur blanchâtre fixité la cicatrice de la faute d'avoir trop bien vu, et de trop près, les effets inhérents à la différence des sexes. Aveugle pour les avoir divulgués, clairvoyant de les avoir divulgués. Aveugle, aussi, comme l'était le personnage du rêve du « Comte de Thun », à qui le rêveur tendra un urinai : Le vieux monsieur est aveugle ou borgne tout au moins, et je lui tends un urinai (que nous devions acheter ou que nous avons acheté à la ville). Je suis donc son infirmier, et je dois lui tendre l'urinai parce qu'il est aveugle88. 88. L'interprétation des rêves, p. 187.
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Une grande partie de l'interprétation de ce rêve portera sur le transfert de la situation du père au fils, qui se trouvèrent à différents âges de leur vie dans des situations symétriques l'un vis-à-vis de l'autre. Si le fils à l'âge de huit ans se montra à ses parents dans cette nudité en quelque sorte excessive du corps se relâchant dans ses besoins, le père à son tour ne cacha rien de celle-ci à son fils durant son agonie, et même à sa mort, ainsi qu'il apparaît dans les associations auxquelles donne lieu l'interprétation du rêve « Mon père a joué un rôle politique chez les Magyars » : [Un de mes camarades] me raconta un jour, en s'en moquant, la douleur d'une parente dont le père était mort dans la rue. On* l'avait rapporté chez lui, et, en dévêtant le cadavre, on constata qu'il avait eu une selle au moment de sa mort ou après sa mort... Apparaître après sa mort pur et grand aux yeux de ses enfants, qui ne le souhaiterait89 ? Si ce n'était le cas, vaudrait-il mieux que ceux-ci fussent aveugles ? A propos de la même interprétation, un autre rêve est rapporté :
... Un homme qui a soigné son père malade et qui a beaucoup souffert de sa mort, fait, peu de temps après cette mort, le rêve absurde suivant : Son père était de nouveau en vie et lui parlait comme d'habitude, mais(chose étrange) il était mort quand même et ne le savait pas90. Ce rêve présente une étrange symétrie avec celui qui ouvre le chapitre VII, que rapporte Freud et dans lequel l'enfant qui vient de mourir apparaît à son père, le prend par le bras et murmure : « Père, ne vois-tu pas que je brûle ?» Le cadavre profané du pauvre petit ne dit-il pas à Freud comme si c'était le cadavre même de son père qui se plaignait : « Fils, ne vois-tu pas que je brûle?» De la sorte, dans l'enchaînement des rêves, ceux de mort et ceux de nudité, tous ces rêves qui mettent en jeu la vue, ce qu'il faudrait voir et ce qu'il conviendrait de ne pas voir, ce que l'on montre et ce qu'il vaudrait mieux laisser dans l'ombre, ce qui devrait aussi aux yeux des lecteurs comme aux yeux du contrôleur du comte de Thun passer inaperçu (mais « à père 89. L'interprétation des rêves, p. 365. 90. Id., p. 366.
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borgne» fils myope »91), dans tous ces rêves, c'est aussi l'acte que Freud est en train d'accomplir, par son auto-analyse écrite et plus encore par la rédaction du livre sur les rêves, qui est désigné et induit l'œuvre elle-même. Et, de même que l'œuvre n'existe qu'à la mesure d'une dénudation qui a pour limite ultime» ainsi que l'enseigne le rêve de la « Dissection de mon propre bassin »» l'effraction du corps et la dénudation des organes qu' « opèrent » l'acte sadique» la chirurgie et la dissection» elle n'existe qu'à la mesure de la profanation qu'elle accomplit. Je pense combien il m'en coûtera déjà de présenter au public ce seul travail sur le rêve où il faudra livrer une si grande partie de mon être le plus intime. Pourtant « le meilleur de ce que tu peux savoir, tu ne dois pas le dire à ces garçons ». La préparation sur son propre corps, dont je suis chargé en rêve, est donc cette analyse de moi-même que comporte la publication de mon livre92. On en peut se dissimuler qu'il faut une grande maîtrise de soi, écrit-il encore un peu plus loin, pour interpréter et communiquer ses propres rêves. Il faut se résigner à apparaître comme Tunique scélérat93. Parce qu'il est difficile de dissimuler, parce que la vérité malgré nous, toujours, se révèle» se dit» parce que nous voulons, malgré nous» proclamer cette vérité et que nous voulons aussi la rendre méconnaissable» la travestir» il y a dans L'interprétation des rêves un passage où se trouvent réunis et condensés les thèmes qui courent et s'enchaînent tout au long du livre» c'est la section, apparemment la plus dépersonnalisée, sur les rêves typiques, que Freud range en trois catégories : « rêves de nudité », il s'agit bien sûr de dévoilement et d'aveu, de l'aveu du dévoilement et du dévoilement de l'aveu; « rêves de mort des personnes chères», à partir de laquelle l'aveu est en effet possible, mais non sans ouvrir à de funestes conséquences ; et « rêves d'examen » dans lequel» comme nous l'avons remarqué, su, non-su et vue s'entrecoisent, se jugent et se jaugent les uns par rapport aux autres. En fait, tous les rêves paraissent être l'extension du rêve charnière qui a donné le signal de l'auto-analyse, de son autorisation et de celle qui lui fera suite d'écrire le livre sur les rêves. 91. Cf. le fève « Mon fils le myope ». 92. L'interprétation des rives, p. 386 (c'est Freud qui souligne). 93. Id.t pp. 413-414.
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Nous avons déjà noté l'insistance du thème du borgne et de l'aveugle dans les textes manifestes et les pensées latentes des rêves qui nous sont rapportés — autant d'avatars de la formulation par laquelle Freud rendait compte de l'alternative présente dans ce rêve inaugural « On est prié de fermer un œil/les yeux ». Double expression qui traduit l'ambivalence, la réticence, la rétractation, la restriction mentale et permet bien entendu de dire en même temps une chose et son contraire. Car, fermer un œil, c'est aussi ouvrir l'autre, et le bon ; de la même manière que le borgne est aveugle d'un œil et voyant de l'autre. Cette double formulation se retrouve dans le rêve du « Comte de Thun » dans le texte duquel l'hésitation entre borgne et aveugle est particulièrement évidente : « Le vieux monsieur est aveugle ou borgne ». Rêve dans lequel, nous l'avons aussi remarqué, les associations font apparaître une identification du père et du fils, et une symétrie : le fils rendra au père l'humiliation que celui-ci lui a fait subir. Comme le père a vu le fils, le fils verra le père, dans le même état de dénudation et de dénuement. Ce renversement, ou ce talion, est cependant dans la Bible l'objet d'une interdiction formelle que les fils de Noé, profitant d'une faute de leur père, de son ivresse, transgresseront. L'interprétation du rêve « On est prié de fermer les yeux » fait apparaître une multiplicité de combinaisons dans une déclinaison des personnes et des temps et montre la substitution tournante du sujet et de l'objet. Il faut fermer les yeux sur les fautes du père, c'est-à-dire qu'il faut fermer les yeux sur la faute du fils qui voit et dévoile la faute du père. Il faut faire son devoir envers les morts, il faut être indulgent envers les vivants qui ne font pas leur devoir, mais il faut être indulgent envers les morts dont les vivants dévoilent les faiblesses. C'est donc bien dans un avant-coup surprenant l'écriture de L'interprétation des rêves, ce que le livre sera amené à dévoiler, le chemin qu'il prend pour ce faire, les manœuvres, la tactique du dévoilement et de la dissimulation, que nous saisissons, présents dans ce rêve, constituant son intrigue. « On est prié de fermer les yeux ». Est-ce aussi un injonction que Freud s'adresse à lui-même avant de l'adresser un peu plus tard à ses patients quand, ayant renoncé au forçage de la suggestion, il les invitera à attraper au vol leurs associations et à les dire (mais les dire, c'est aussi susciter de nouvelles associations)94 ? « Fermer les yeux », comme on les ferme encore afin
94. Cf. L'interprétation des rêves, p. 94.
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que sous son empire le sommeil nous envoie ces songes que nous interpréterons alors, comme nous les aurons reçus, les yeux fermés, comme il aura fallu fermer les yeux, nous l'aurons un jour appris, pour lire à livre ouvert dans le grand livre de la mémoire. Que ce rêve précédât dans son expression la conscience du désir et la crainte d'entreprendre l'auto-analyse et de rédiger le livre sur le rêve, on en aura eu l'idée en présumant la présence même de l'écriture et l'illustration de la publication dans le plaçait imprimé, la sorte d'affiche, quelque chose comme le « défense de fumer » des salles d'attente des gares95 sur lequel on lit la fameuse inscription. Il aura peut-être même fallu la menace et l'effroi (comparable â celui qui lui causait l'idée de renoncer à fumer, dont l'assuétude fut la cause de sa mort) qu'il éprouvait à l'éventualité d'une telle publication, pour que Freud fût mis sur la voie de la découverte de l'œdipe, auquel ce rêve fait dans sa littéralité étrangement écho. Pourtant Freud, à cette époque, était encore persuadé que le père séducteur était bien à l'origine de la névrose. Les lettres à Fliess du début de 1897 exposent le développement de son hypothèse, qui lui apparaît de plus en plus certaine jusqu'au rêve d'Hella, dont Freud rend compte à Fliess fin mai : Le rêve montre à l'évidence la réalisation de mon désir, celui de montrer que c'est bien le père le promoteur de la névrose. Voilà qui met fin à mes doutes encore persistants96, affirme Freud imprudemment. Ce rêve représente le point culminant de son hypothèse. Le 21 septembre de la même année, il annonce à son ami qu'il doit « renoncer à sa neurotica », à la théorie de îa séduction perverse de l'enfant par le père. Entre les deux dates, on s'accorde à situer le commencement de l'auto-analyse. Celle-ci engageait Freud à un travail de remémoration qui, peu à peu, allait lui faire saisir l'action propre des formations de la mémoire pour le devenir névrotique et à abandonner l'étiologie traumatique. L'inconscient prenait alors toutes ses dimensions, du moins virtuellement. Freud, tout en ne les taisant pas absolument, se contentait de suggérer les effets 95. LHnterprétation des rêves, p. 274. 96. La naissance de la psychanalyse, p. 183.
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psychiques sur l'enfant, et l'adulte qu'il deviendrait, des représentations et des désirs des parents (Freud n'en présente que des formes sommaires : le désir de la mère à travers l'amour qu'elle porte à son fils transmettra à celui-ci pouvoir créateur et don de réussite, tandis que la rivalité du père favorise les ambitions politiques). Mais aux retours de mémoire auxquels la position d'écriture donnait accès devaient s'ajouter les craintes d'une dénonciation publique inhérente à la nature de l'inscription. C'est bien pourquoi l'auto-analyse avait pour première tâche la disculpation du père et naturellement la disculpation de son propre père. Mais, si la dénonciation de la faute perverse du père, et du père mort, quelle que fût la gravité de la faute, s'associait à l'idée d'une abominable profanation (on sait que pour les Grecs il n'y avait pas de pire châtiment que d'exposer le cadavre du criminel qui avait déjà expié par la mort, et de l'offrir aux féroces appétits des prédateurs et des oiseaux de proie), la découverte du complexe d'Œdipe et sa publication, tout en disculpant le père et en rejetant la faute sur l'enfant, n'en aboutissaient pas moins à l'aveu scandaleux de désirs non moins profanatoires. Car, s'il est vrai que la profanation, quand il s'agit des corps et non des objets, ne peut s'accomplir que dans la transgression de l'interdit qui touche à la nature sacrée de ceux-ci, à laquelle seule la mort leur permet d'accéder, le corps incestueux, le corps sur lequel se commettrait l'inceste, parce qu'il est le corps de la génération, c'est-à-dire le corps qui, en donnant vie, s'est forcément situé du côté de la mort, porte en lui la virtualité d'une profanation. En fait, l'inceste, expression du désir de l'enfant visant la génératrice ou le générateur, a pour scène ultime la dénudation du corps mort. Il est profanation. Tandis que l'inceste des parents sur l'enfant n'est que pervers. Telle est bien la dissymétrie que découvre dans le passage de la théorie de la séduction à l'œdipe, l'auto-analyse. Et cela est si vrai que, dans ce cas exemplaire de la profanation qu'est la dénudation de Noé par ses fils, celui-ci par son ivresse mime la mort. C'est bien ce qui dans la génération relie la vie à la mort, ce qui dans la vie, par l'effet de la naissance, est puissance de mort, qui fait de l'inceste une profanation. De la théorie de la séduction au complexe d'Œdipe, le chemin passait par les voies que traçait l'écriture. Au moment où il entrait dans l'auto-analyse, Freud devait disculper le père à travers son propre père et se garder de la profanation qu'eût été la dénonciation publique de la plus répugnante des iautes, la séduction de l'enfant. Et voici que le complexe d'Œdipe, par le désir incestueux et le meurtre, ins-
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crivait doublement la profanation, la profanation du corps parental à la base de l'organisation subjective de l'être humain, — suprême aveu d'un affreux secret que chacun sans le savoir avait celé et sur lequel cependant on ne pouvait faire silence sans souffrir, dans son corps même, par les désordres de la névrose, de la vérité. O lumière du jour, puissé-je, à cette heure, tourner vers toi mes derniers regards! Tel, à moi-même, je me suis dévoilé : enfant indésirable, époux contre nature, meurtrier contre nature97! Freud prendra bien soin de le dire : ce n'est pas comme tragédie du destin qu'Œdipe roi produit un tel effet sur l'âme du spectateur. C'est parce qu'en fait de destin, il n'y en a pas d'autre que celui-là, parce qu'Œdipe représente notre seul destin. La profanation, à partir du moment où nous sommes à la recherche de la vérité, à la recherche de la seule chose qui mérite le nom de vérité, recherche de l'évidence dissimulée de notre destin, évidence qui bien sûr nous crève les yeux, du fait de l'aveu que nous en faisons, la profanation est inéluctable. «Comme Œdipe, nous vivons inconscients des désirs qui blessent la morale et auxquels la nature nous contraint. Quand on nous les révèle, nous aimons mieux détourner les yeux des scènes de notre enfance98. Comme Œdipe lui-même dut les détourner, une fois encore, avant de n'avoir plus à le faire quand, dégrafant pour s'en percer les yeux, la fibule qui tenait la robe, celle-ci glissa du cadavre pendu de sa mère avant de tomber sur le sol. Mais il n'y a accomplissement final de la profanation, transgression touchant le sacré et le mort, que par les signes flagrants du forfait qui le dénonçait aux yeux de tous : le complexe d'Œdipe annonçait à chacun d'entre nous qu'il était un profanateur «né». Non seulement il proclamait l'existence chez l'enfant de désirs incestueux, mais il faisait de ses parents les témoins de ceux-ci. Et nous imaginons l'effet de cet aveu quand les enfants devaient à leur tour se souvenir, une fois adultes, des troubles, des émois, qu'ils n'avaient pu s'empêcher de ressentir devant la chair neuve, exposée, passive et trop sensible de leurs 97. Sophocle, Œdipe roi, Garnier Flammarion, 1964, p. 135. 98. L'interprétation des rives, p. 229.
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petits; à quel point elle sollicitait leur tendresse; et les trop rigides manœuvres qui accompagnaient les soins nécessaires. De la sorte, la reconnaissance de la sexualité infantile ne suffira pas à disculper réellement les parents. Simplement, elle aura pour mérite de recouvrir et de brouiller le texte de leur propre désir et de leur séduction. Car on ne pourra plus jamais distinguer ce qui, sur le corps pulsionnel de l'enfant, dans les représentations, dans les fantasmes, dans la matière signifiante porteuse des mécanismes de répétition, appartient aux marques gravées par les impulsions sexuelles séductrices ou sauvages de l'adulte (mon Dieu ! Voyez les mères), des élaborations de l'enfant. Dans tous les effets que nous présumons maintenant des désirs des parents, de leurs structures névrotiques, de leurs conflits, des expressions insensées de leur demande, bien plus que Freud ne l'eût souhaité, la disculpation des parents aura échoué. Mais, pour Freud déjà, et L'interprétation des rêves nous brosse, si tamisé qu'en soit l'éclairage, si estompés les traits, un tableau implacable : non plus les infamies honteuses auxquelles se serait livré le père, mais de dérisoires turpitudes, de la faiblesse, de l'incapacité, des indigences, des impuissances. Une fois mort, la chemise s'écarte sur « les misères » du pauvre vieux sans défense et désormais sans pudeur. La mort a fixé les images de la mémoire et, comme dans une séquence de film indéfiniment répétée, on aperçoit encore, malgré l'éblouissante lumière de l'Acropole, les ombres vaciller sur un morceau de mur millénaire et un pauvre juif avec des mouvements mécaniques, refaisant les mêmes gestes d'arrière en avant et d'avant en arrière, ne cessant de ramasser un bonnet de fourrure qu'un chrétien aura arraché de sa tête et jeté dans le caniveau : «Juif, descend du trottoir. » Qu'en aurait dit en effet monsieur notre père ? Comme Proust sa mère, Freud ne cesse de convoquer celui que de la sorte il profane. Car le père n'est pas seulement l'objet de la dénonciation, il est à la fois aussi, comme le fut la mère de Proust, le cadavre sans défense sur lequel s'effectue la profanation infinie qu'y perpétue une écriture infinie et l'agent sans lequel l'écriture ne pourrait s'accomplir. C'est bien lui, ce mort qui est appelé et auquel s'adresse chacun des mots qui sera inscrit. On le sait, Freud eut besoin de relier le désir du meurtre du père tel qu'il est figuré pour chaque enfant mâle dans le complexe d'Œdipe non seulement au meurtre du père primitif qu'il décrit dans Totem et tabou, mais au meurtre supposé du fondateur de la religion mosaïque dont la tradition religieuse aurait
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gardé la trace. Par la similitude entre philogénèse et ontogenèse que Freud se crut obligé d'affirmer, se dessinait en filigrane la perpétuation de cette autre figure, celle de la profanation, figure d'un assassinat perpétuel qui, comme l'adoration perpétuelle de Proust, aussi douloureuse que l'est pour le mystique la représentation d'un Christ aux outrages, était inévitablement incarné par l'acte d'écriture. Acte étrange, en effet, qui ferait redoubler sur un mort un geste meurtrier et, en même temps, comme une invocation, semble vouloir le ressusciter, de la même manière qu'en le faisant assister à des scènes de débauche dont le spectacle, vivant, l'eût tué, qu'en souillant ce simulacre de visage, qui nous reste encore pour nous rappeler ses traits, de mots imprononçables, inouïs, tracés avec l'encre translucide, filante, de nos humeurs, on le tire des sombres domaines où l'oubli l'aurait tenu enfermé et on le maintient près de nous. Mais de la seule façon qui soit possible : en en payant le prix par la publication de la vérité des liens qui nous unissaient à lui, de la complexité de nos relations faites d'amour et de haine, de piété et d'intransigeance, de respect et d'impudeur, de la vérité de ces inavouables pensées que sans écrire nous n'eussions pas eu la chance de pouvoir lui avouer. La profanation n'était bien que l'autre face, la face sombre de la vérité, celle qui est exigée de l'écrivain, définie par ce rapport singulier qu'il entretient avec les événements mentaux dont il est le siège et qu'il ne manque pas de se traduire pendant qu'il écrit. Cest ainsi que j'imaginais le livre, l'autre livre qu'aurait écrit Proust pendant qu'il écrivait son œuvre, fait de toutes les pensées, des associations qui lui venaient, des commentaires qu'il était amené à se faire pendant qu'il écrivait les phrases de La recherche. Ce n'aurait plus été alors seulement la fatigue et ta maladie, la négligence, la paresse, qui eussent été responsables du report de l'œuvre, mais, beaucoup plus que les rares occasions de la vie mondaine, et liées au travail incessant, la lutte avec le sens et avec la langue, la confrontation de chaque instant avec un désir, écrire, auquel on est à jamais enchaîné et à l'exigence duquel on sait ne pas pouvoir répondre. Alors, faisant oublier à son lecteur, au moment où celui-ci lirait ses phrases, cette splendide vérité du style que Proust disait tenir au rapprochement inédit et imprévisible de deux réalités étrangères l'une à l'autre, il lui eût imposé la vision de cette chose dont chacun tente dérisoirement ou avec un acharnement désespéré de se détourner, cette impuissance fatale qui accompagne notre sen-
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timent de la perfection. On imagine comment il eût été reçu de la foule de ceux qui ne veulent rien savoir de leur indigence et qui se couvrent, pour tenter de survivre à notre déchéance, des fards de la suffisance et de l'imposture. Sans doute Proust avait-il eu l'avantage habituel aux romanciers de déplacer sur des personnages et des scènes fictives les expressions les plus secrètes de ses désirs, de ses impulsions et de ses peurs, et d'attribuer à d'autres des pratiques auxquelles il était obligé de recourir quand, certaines nuits, alors qu'il n'en pouvait plus de subir la pression des plus atroces pensées auxquelles la position d'écriture l'avait soumis, quand il n'en pouvait plus de se mesurer, dans l'effroi, à cette vérité de laquelle l'asthme n'était encore qu'une des manifestations dégradées, il allait chercher refuge dans des bouges où, par les débauches qui s'y produisaient, du moins lui étaient renvoyées, dérisoires, comiques, affadies, circonscrites et presques rassurantes, les productions inavouables de sa vie mentale. S'il les avait exprimées en son propre nom, il devait savoir qu'il eût contrevenu aux règles de l'art et, par les mécanismes d'identification qui sont à l'œuvre dans toute lecture, il eût suscité chez le lecteur ces réactions violentes, ce rejet courroucé, méchant, meurtrier, par lequel se fût traduit pour celui-ci le retour du refoulé. Tandis que Mlle Vinteuil incite son amie à cracher sur le portrait de celui qu'elle nomme une vieille horreur, le narrateur, lui, prenant ses distances, se donne la possibilité de faire comprendre un acte pourtant injustifiable : « Les sadiques de l'espèce de Mlle Vinteuil sont des êtres si purement sentimentaux, si naturellement vertueux que même le plaisir sensuel leur paraît quelque chose de mauvais, le privilège des méchants. Et quand ils se concèdent à eux-mêmes de s'y livrer un moment, c'est dans la peau des méchants qu'ils tachent d'entrer et de faire entrer leur complice, de façon à avoir un moment l'illusion de s'être évadés de leur âme scrupuleuse et tendre dans le monde inhumain du plaisir ». Quant au narrateur, il pourra dire de lui-même lors du deuxième séjour à Balbec : «Je venais d'apercevoir dans ma mémoire, penché sur ma fatigue, le visage tendre, préoccupé et déçu, de ma grand'mère, telle qu'elle était ce premier soir d'arrivée. » Mais j'imaginais aussi, au lieu du livre sur les rêves que nous connaissons, celui qu'eût écrit Freud s'il avait accepté d'inscrire chacune des pensées qu'il avait eu le courage de se formuler, si, loin d'en taire la plus grande part, il les avait reportées telles qu'elles étaient sans doute déjà inscrites ailleurs. Il avait bien des raisons d'être à peine surpris de la décevante discrétion dont avait
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preuve Jensen en réponse à ses questions. Mais, dans cette autre relation à la vérité qui porte le nom de science et permet au savant de s'avancer, comme le philosophe, masqué, il tirait profit d'une tout autre forme de dissimulation que celle offerte par la fiction à l'écrivain : les propositions de la science recouvraient ce qu'a d'intolérable et de dangereux la singularité de celui qui s'expose. Mais Freud n'en avait pas moins besoin de recourir aux reconstitutions incertaines de l'histoire pour confier les pensées qui l'obsédaient et l'acte qu'en écrivant il n'avait cessé de perpétrer. Après Totem et tabou, le roman historique de « L'Homme Moïse » avait encore trop de ressemblance avec Freud, était trop proche des conflits qui l'agitaient, accentués encore par les événements contemporains de la montée du nazisme, pour qu'il n'eût pas à se colleter avec des difficultés de rédaction et de composition exceptionnelles pour lui que n'auront pas suffi à supprimer totalement la décision de différer la publication et l'exil, bien qu'il n'eût, à l'entrée de la mort et porté par la célébrité, plus grand' chose à craindre, si ce n'est de lui-même, de ses propres démons. C'est ainsi qu'essayant d'évoquer ce qu'auraient été, sans une dissimulation inévitable, des œuvres dont la lecture avait, plus encore que je le pensais, transformé le cours de ma vie, mais que, sans le travestissement sous lequel elles se présentaient, je n'eusse certainement pas eu l'occasion ni non plus le goût de lire, je crus nécessaire de citer, malgré sa longueur, le passage que j'étais au même moment en train de lire : Cependant le texte, tel qu'il nous est parvenu, nous en dit assez sur ses propres avatars : on y retrouve les traces de deux traitements diamétralement opposés. D'une part les remanieurs ont altéré, mutilé, amplifié et même retourné en son contraire le texte suivant leurs secrètes tendances; d'autre part une piété déférente l'a préservé, a cherché à tout garder en l'état où elle l'avait trouvé, que les détails concordassent ou se détruisissent mutuellement. C'est ainsi qu'on retrouve partout d'évidentes lacunes, de gênantes répétitions, des contradictions patentes, les vestiges de faits dont on n'aurait pas souhaité qu'ils fussent révélés. La déformation d'un texte se rapproche, à un certain point de vue, d'un meurtre. La difficulté ne réside pas dans la perpétration du crime, mais dans la dissimulation de ses traces. On souhaiterait redonner au mot Entstettung son double sens de jadis. Ce mot, en effet, ne devrait pas simplement signifier « modifier l'aspect de quelque chose », mais aussi « placer ailleurs,
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déplacer ». C'est pourquoi, dans bien des altérations de textes, nous sommes certains de retrouver, caché quelque part bien que modifié et arraché à son contexte, ce qui a été supprimé et nié ; seulement, nous avons parfois quelque difficulté à le reconnaître". Incompréhensibles ruses, étranges détours de la mémoire ! C'est au début de Tannée suivante, alors que je n'avais pas de raison d'être moins insomniaque et que je me réveillais brusquement, secoué par les fantasmagories mélancoliques ou burlesques, imprévisibles et reconnues, défilant comme dans un carnaval macabre sur les avenues de l'absence, que je lus, coup sur coup, à quelques jours d'intervalle, une phrase de Freud que, pour l'avoir soulignée, j'avais la preuve d'avoir déjà lue, une fois dans le livre de Didier Anzieu sur l'auto-analyse de Freud, une autre fois en note dans La naissance de la psychanalyse. Elle était tirée du discours qui avait été prononcé lors de la remise du prix Goethe. A la suite de la citation du poète qu'il reprenait encore une fois, « Le meilleur de ce que tu peux savoir, tu ne dois pas le dire à ces garçons », Freud disait : Goethe ne fit >pas seulement en tant que poète de grandes confessions, mais il restera aussi, malgré la profusion de ses notes biographiques, un grand dissimulateur. C'est alors que je compris pourquoi la phrase qui m'était venue au cours d'une nuit de l'été précédent comme début de la petite étude que je me proposais d'écrire sur Freud ne me satisfaisait pas tout à fait, et que mon hésitation entre « aucun », « nul » et « personne » dénotait seulement l'absence du mot qu'il eût fallu écrire. Pourtant, la laissant telle qu'elle m'avait été dictée, je ne me décidais pas à la remplacer par celle-ci : « Nul écrivain ne s'est autant que Freud exposé et dissimulé ».
99. Sigmund Freud, Moïse et le monothéisme, Idées/Gallimard, 1972, pp. 58^59.
TABLE DES MATIÈRES PRÉSENTATION
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I. — L'ARCHE
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IL — UN ENFANT DE NOÉ
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