QUESTIONS DE SURVIE
DES M~MES AUTEURS ALEXANDER KING
Science and Policy - The International Stimulus, Oxford Press, ...
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QUESTIONS DE SURVIE
DES M~MES AUTEURS ALEXANDER KING
Science and Policy - The International Stimulus, Oxford Press, 1974. The RIO Report (Reshaping the International Order), sous la direction de Jan Tinbergen, 1976. Sortir de l'ère du gaspillage.' les grandes alternatives technologiques, Dunod, 1978. Science and the Global Problems, en collaboration avec Maurice Goldsmith, Pergamon Press, Oxford, 1980. The State of the Planet, Pergamon Press, Oxford, 1981. Biotechnology - The Endless Resource, en collaboration avec Harlan Cleveland, Pergamon Press, New York, 1982. Microelectronics and Society - for Better or for Worse, sous la direction de Schaff and Friedrichs, 1982. BERTRAND SCHNEIDER
La yr République et l'Algérie, ETC, Paris, 1956. Les Relations publiques, dialogue et manipulation, France-Empire, Paris, 1976. La Révolution aux pieds nus, Fayard, Paris, 1985. L'Afrique face à ses priorités, Economica, Paris, 1987. The Role of Ethical Values in Education, UNESCO, 1987.
ALEXANDER KING BERTRAND SCHNEIDER
QUESTIONS DE SURVIE LA RÉVOLUTION MONDIALE A COMMENCÉ Traduit de l'anglais par Jacques Fontaine
CALMANN-LÉVY
Titre original THE FIRST GLOBAL REVOLUTION
A Report by the Council of the Club of Rome
ISBN 2-7021-2058-X
© Alexander King and Bertrand Schneider, 1991 © Calmann-Lévy, 1991, pour la traduction française
SOMMAIRE
par Ricardo Diez-Hochleitner. . . . . . . . . . . . . . . . .
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INTRODUCTION • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • •
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PReFACE
Première partie LA PROBL~MATIQUE
1. Le tourbillon du changement.......................
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Les changements dans l'économie, 27. - L'interdépendance des nations, 31. - Éveil des minorités et nationalisme, 33. - L'expansion urbaine, 35. - Le développement, 36. L'explosion démographique, 40. - L'environnement, 41. - Le progrès des techniques de pointe, 47. - La finance mondiale, 50. - La perte des valeurs, 51. - Nouveaux fléaux, 52.
2. Quelques questions particulièrement préoccupantes.. . . .
56
L'augmentation de l'activité humaine, 56. - Le réchauffement de la Terre et ses implications énergétiques, 59. - Être certain de nourrir la planète, 63. - Le coup de bélier de la population, 67. La société d'information, 69.
3. L'économie mondiale est mal gérée . . . . . . . . . . . . . . . . .
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L'économie américaine, 77. - L'économie japonaise, 81. - La Communauté européenne, 83. - Les pays en voie de développement, 85. - L'Union soviétique et l'Europe centrale et orientale, 90.
4. Les premiers pas de la solidarité . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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5. Le vide............ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ..
101
Les limites de la démocratie, 105. - L'ennemi commun de l'humanité, c'est l'homme, 109.
8
SOMMAIRE
6. Le malaise des hommes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ..
III
Vers un monde schizophrène, 116.
Le défi.
. .. .. .
.......
.
..
119
La résolutique .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ..
123
7. Les trois urgences . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ..
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Seconde partie LA RÉSOLUTIQUE
Le beurre et les canons, l'épée et la charrue, 131. - Pour un environnement permettant de survivre, 137. - Développement et sousdéveloppement, 146. - Insuffisances des politiques de développement depuis vingt ans, 147. - Taudis, favelas et bidonvilles, 149. Nécessité d'une politique de la population, 150. - Nécessité de nouvelles stratégies de développement, 151. - Initiatives locales, 153. - Rôle des gouvernements, 155. - Rôle des institutions internationales, 157. - Effets des changements actuels et prochains sur les individus et les sociétés, 161.
8. Structures de gouvernement et aptitudes à gouverner..
163
Les structures de gouvernement: nouvelles dimensions du problème, 165. - Inadaptation des réponses rapportées aux problèmes courants, 167. - Appareils politiques et procédures, 169. - Quelques problèmes particuliers, 173. - La dimension internationale, 177. - L'aptitude à gouverner, 181.
9. Les agents de la résolutique.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ..
185
Le défi du savoir, 187. - La contribution de la science et des techniques, 191. - Le rôle des médias de masse, 198.
10. Motivations et valeurs. ... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ..
203
Refonder les valeurs morales et spirituelles, 207. CONCLUSION
Apprendre notre chemin vers une ère nouvelle. . . . . . . . . ..
215
Interaction du mondial et du local, 217. - Interaction du local et de l'individuel, 219. - Émergence du secteur informel, 220. Innovations dans le langage, l'analyse et la méthode, 222. - Les valeurs, fondement de l'action, 223. UN APPEL À LA SOLIDARITÉ. • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • ••
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BIBLIOGRAPHIE. • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • ••
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PRÉFACE
L'année 1968 a été celle de la Grande Coupure. Elle a marqué dans les pays industrialisés la fin, et aussi l'aboutissement, de l'après-guerre, longue période de croissance économique rapide. Ce fut aussi une année d'agitation sociale, où l'on vit éclater dans de nombreux pays des révoltes étudiantes et autres manifestations d'opposition à l'aliénation culturelle. De plus, c'est à ce moment qu'a commencé d'émerger, avec ampleur et fracas, une conscience publique des problèmes de l'environnement. Un certain nombre d'individualités proches des cercles décisionnaires commencèrent alors à se préoccuper de l'apparente impuissance des gouvernements et des organisations internationales à prévoir, ou même à essayer de prévoir, les conséquences d'une croissance matérielle substantielle ne prêtant pas suffisamment attention aux divers aspects de la qualité de la vie qu'une richesse globale sans précédent aurait dû permettre d'atteindre. On en vint à estimer qu'une association de penseurs indépendants, réfléchissant au long terme et aux problèmes les plus graves, pourrait se révéler utile, en complétant l'action des organisations institutionnelles. Le Club de Rome est né de ces considérations cette année-là, à l'initiative d'Aurelio Peccei, qui en fut le premier président et d'Alexander King, qui lui succéda en 1984. Aujourd'hui, il compte une centaine de membres, personnalités indépendantes venues de cinquante-trois pays et des cinq continents. Il n'a, en tant qu'organisation, absolument aucune ambition politique. Ses membres
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PRI!FACE
représentent une large diversité de cultures, d'idéologies, de professions, de disciplines, et sont unis par le même souci, l'avenir de l'humanité. Le premier thème qu'il a abordé s'intitulait: L'espèce humaine dans une mauvaise passe.» Dès le début, les réflexions du Club se sont inscrites dans trois schémas conceptuels interdépendants: - adopter une méthode globale d'approche des problèmes, vastes et complexes, d'un monde où l'interdépendance des nations s'affirme chaque jour au sein d'un système planétaire unique; - envisager les problèmes, les politiques et les choix en se concentrant sur les perspectives à long terme davantage que ne le peuvent les gouvernements, obligés qu'ils sont de répondre aux préoccupations immédiates d'un électorat insuffisamment informé; - rechercher une compréhension en profondeur des interactions dans l'enchevêtrement des problèmes contemporains - politiques, économiques, sociaux, culturels, psychologiques, technologiques et de l'environnement -, bref, de ce que le Club de Rome a baptisé «la problématique mondiale». Le mot « problématique» est ainsi devenu, en quelque sorte, la marque de fabrique du Club. Nous la définissons comme le mélange, massif et désordonné, des difficultés et des problèmes emmêlés et corrélés entre eux qui constituent la mauvaise passe où l'humanité s'est placée d'elle-même. Pour les besoins du présent livre, nous avons forgé une autre expression, « la résolutique mondiale », pour désigner une attaque cohérente, universelle et simultanée, visant à résoudre le plus grand nombre possible d'éléments de la problématique, ou du moins à montrer la voie menant à des solutions et à des stratégies plus efficaces. Par résolutique, nous n'entendons pas une offensive grandiose contre la totalité de la problématique dans toute sa diversité. Cela serait impossible et bien naïf. Ce que nous proposons, c'est plutôt d'attaquer simultanément ses principaux éléments, en prenant chaque fois soin des implications réciproques de chacun d'eux sur les autres. Dans un monde de plus en plus paralysé par les bureaucraties, il semble qu'il y ait là un rôle croissant à jouer par des groupes souples et informels comme le Club de Rome. Notre premier texte, Halte à la croissance?, fut publié en 1972 en tant que rapport au (plutôt que « par le») Club de Rome. 4(
PRI!FACE
Il
L'étude avait été exécutée au MIT 1, à l'instigation du Club, par une équipe internationale de professeurs et de chercheurs mettant en œuvre la méthode de la dynamique des systèmes de Jay Forrester. Elle constituait une tentative originale de projection dans l'avenir d'un certain nombre de données chiffrées de la problématique. Le rapport, et les controverses qu'il souleva immédiatement, valurent au Club de Rome une publicité et, certains veulent bien le reconnaître, une notoriété mondiales. On en vendit douze millions d'exemplaires, en plus de trente langues différentes, et son impact politique fut considérable. Halte à la croissance? avait atteint son principal objectif: lancer dans le monde entier un vaste débat sur la croissance et la société et faire mieux saisir les interactions qui jouent entre les éléments de la problématique. Le Club fut alors vivement critiqué pour s'être fait, affirmait-on, l'avocat de la «croissance zéro». Telle n'était pourtant nullement notre conviction. Nous reconnaissions pleinement le besoin pressant de la croissance matérielle dans les pays pauvres; mais nous mettions en garde contre les conséquences d'une course irréfléchie à la croissance à-tout-va dans les pays industrialisés - à savoir l'épuisement des matières premières de base, la détérioration de l'environnement, et la domination des valeurs matérielles dans la société. Depuis 1972, le Club a publié dix-huit rapports concernant un large éventail de problèmes (voir l'annexe 1). Le second de ces rapports, Stratégie pour demain, rédigé par les professeurs Pestel et Mesarovic, comportait aussi un modèle de croissance informatisé, mais qui prenait en compte les situations régionales. Il concluait par un vigoureux avertissement dénonçant le coût élevé, en termes d'argent et de souffrance humaine, que risquait d'entraîner tout retard apporté à l'action. Deux décennies plus tard, la problématique du moment, dans ses causes sous-jacentes, est restée la même qu'en 1972, mais en diffère par l'importance relative des problèmes. L'humanité, toujours, devra vivre avec la problématique de son temps, quelque efficace qu'ait pu être la résolutique auparavant. Des situations nouvelles, à commencer par celles qui naissent de la solution des problèmes anciens, suscitent de nouvelles difficultés, lesquelles, comme toujours, interagissent entre elles. Il faut s'attendre de 1. Massachusetts Institute of Technology - université de Harvard États-Unis.
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PRÉFACE
plus, dans les périodes de changement rapide comme la nôtre, que leur importance relative évolue aussi rapidement - en partie parce que la perception qu'on en a s'est affinée, et en partie parce que des connaissances nouvelles ont permis d'identifier de nouveaux risques. A l'évidence, deux des données dominantes restent l'explosion démographique dans le Sud et l'impact global de l'activité humaine sur l'environnement - qui étaient précisément les deux préoccupations centrales de Halte à la croissance? Mais des facteurs nouveaux, tels que des changements dans le comportement des hommes, l'émergence de mouvements apparemment irrationnels comme le terrorisme et la montée évidente d'un égoïsme à la fois individuel et collectif, suscité par notre société matérialiste, sont maintenant autant d'éléments permanents de la problématique. On ne saurait les ignorer lorsqu'on considère la situation présente. L'homme, à la fois, crée la problématique et souffre de ses conséquences. Celle-ci exige par conséquent une analyse systématique qui prenne en compte non seulement ce qu'on considère comme comportement rationnel, mais aussi les éléments instinctifs et apparemment irrationnels de la nature humaine, en route vers un monde plein d'incertitudes. Pour qu'il soit fidèle à son rôle, il est essentiel que le Club réexamine la problématique, s'efforce de mieux élucider certaines de ses interactions et formule des avertissements quant aux conséquences tendancielles des comportements humains et de la persistance des systèmes économiques actuels. Mis à part le risque toujours possible d'un conflit nucléaire, les dangers que court l'humanité sont probablement plus grands et plus pressants qu'en 1972, et nous allons sans doute être accusés comme alors de nous faire les messagers du désastre. C'est peut-être bien là notre rôle, et un titre de gloire. Le catastrophisme n'est pourtant en aucune façon au centre de notre projet; ce n'est que le prélude nécessaire à l'action correctrice. Dans nos intentions, Halte à la croissance? n'a jamais été conçu comme une prophétie, mais plutôt comme un avertissement, visant à montrer ce qui risquait d'arriver au cas où des politiques susceptibles d'infirmer ses extrapolations ne seraient pas mises en œuvre. Toute approche préventive de cette sorte implique la responsabilité de suggérer des propositions correctrices. Ricardo DIEZ-HoCHLEITNER Président du Club de Rome
INTRODUCTION
A l'approche de l'an 2000, l'humanité, en une attitude très « fin de siècle», semble saisie par le doute; et l'achèvement du millénaire, avec les changements universels et brutaux qu'il apporte, les interrogations qu'il soulève, provoque un trouble encore plus profond. Le thème des dernières réunions du Club de Rome était la Grande Transition. Nous sommes convaincus que nous vivons les premières étapes de la formation d'un nouveau genre de société mondiale, qui différera du monde d'aujourd'hui autant que celui issu de la Révolution industrielle différait de la société agraire qui l'avait précédé pendant si longtemps. Le moteur initial- mais certainement pas le seul - de ce changement a été l'émergence d'un ensemble de techniques nouvelles, notamment celles qu'ont permises la microélectronique et les percées de la biologie moléculaire. Ces techniques sont en train de créer ce qu'on appelle, au choix, la « société d'information », la « société postindustrielle» ou la « société de services », dans laquelle le travail, le style de vie et les perspectives d'avenir, matérielles et autres, seront tout autres qu'elles ne sont aujourd'hui pour tous les occupants de la planète. Il n'est que de mentionner l'explosion démographique dans les pays du Sud, la probabilité de désordres graves des climats, la nature précaire des ressources alimentaires mondiales, les incertitudes concernant les disponibilités en énergie et les bouleversements de la situation géopolitique - autant de données qui interagissent au sein du complexe de la problématique. Nous avons la
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INTRODUCTION
conviction que ces changements, par leur énormité, constituent une révolution majeure à l'échelle mondiale. Pendant les années 1989 et 1990, le cours de l'histoire s'est accéléré: les régimes communistes d'Europe de l'Est se sont effondrés, les deux Allemagnes ont été réunifiées, l'invasion du Koweït par l'Irak a provoqué une crise meurtrière dans le Golfe. 1991 a vu l'effondrement de l'empire soviétique, l'éclatement de la Yougoslavie. La période a connu certes d'autres événements, mais ceux-là ont été de loin les plus spectaculaires. En dépit de la dispersion géographique, ils étaient interconnectés: la fin de la guerre froide et de la tension Est-Ouest a fait sauter le couvercle de la Cocotte-Minute; elle a permis à des conflits latents d'éclater au grand jour, et à des aspirations longtemps contenues de s'exprimer avec force. Dans les prochaines. années, il est fort possible que d'autres événements viennent occuper le devant de la scène mondiale, tandis que ceux d'aujourd'hui passeront à l'arrière-plan. La guerre du Golfe n'est que le premier exemple d'une série de phénomènes qui vont certainement peser lourd dans le monde des prochaines décennies. A bien des titres, c'est un signal d'alarme, qui devrait déboucher sur une nouvelle conception des relations internationales. La fin de la guerre froide a réveillé de nombreuses formes de nationalisme qui étaient étouffées sous le poids de la tension EstOuest, et qui vont inévitablement provoquer des conflits d'importance diverse. Il se confirme que les tensions vont s'accroître entre pays riches et pays pauvres, entre le Nord et le Sud. Le sentiment d'injustice, et l'humiliation qui en découle, est particulièrement fort et de plus en plus mal supporté dans les pays arabo-musulmans, notamment. La guerre du Golfe a également mis en relief une nouvelle tentative des États-Unis de' réaffirmer une présence hégémonique dans plusieurs régions du monde, tout en mettant leur puissance au service du droit et de la légalité. L'ambiguïté de la politique américaine - en dépit des fréquentes preuves de bonne volonté qu'elle donne - n'est pas de nature à faciliter les relations internationales des États-Unis' à l'avenir. Nous devons souligner, enfin, que le processus de désarmement entrepris par les États-Unis et l'Union soviétique constitue une donnée positive, mais reste insuffisant. Si nous entendons éviter d'autres conflits aussi sanglants et paradoxaux que la guerre du
INTRODUCTION
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Golfe, il importe de donner la priorité au désarmement dans les régions à haut risque et au contrôle strict des armes sophistiquées par les Nations unies. La démocratie, qui a fait son apparition au Bénin, en Namibie, en Europe centrale et orientale et dans les pays d'Amérique latine, va-t-elle se renforcer et s'étendre, ou au contraire échouer et céder la place à des gouvernements autoritaires? Des régimes qui, aujourd'hui, paraissent solidement établis, seront-ils capables de supporter la pression d'une population dont la majorité a moins de vingt ans et exige un toit, un emploi, les moyens de vivre ou simplement de survivre? Nul ne le sait. Il y a cependant un fait incontestable: les écarts de niveau de développement dans le monde, les inégalités flagrantes, une pauvreté extrême et générale faisant face à un excès de richesse ne peuvent qu'apporter çà et là toutes sortes de tensions et de conflits, éclatant dans les zones géographiques les plus diverses. Voilà les données qui signalent cette première révolution mondiale, autant d'inconnues qui affectent l'avenir de la planète. Pourquoi considérons-nous les changements et les risques du présent comme la première révolution mondiale? Le passage de la culture de la chasse et de la cueillette à celle de l'agriculture sédentaire - probablement dû à la découverte, par quelques femmes intelligentes, des possibilités de domestication des plantes nourricières - a pris sans doute des dizaines de milliers d'années pour se généraliser au monde entier. La révolution industrielle, déclenchée en Grande-Bretagne il y a deux siècles, n'a pas pris encore toute son extension géographique. Le brutal changement actuel, lui, éclate simultanément partout, pour des raisons non moins ubiquistes, lançant ainsi le Sturm und Drang d'une révolution universelle. La signification globale de cette révolution pourrait mettre en danger l'espèce humaine tout entière. Une nouvelle société est en train de sortir de la chrysalide des anciennes, dont beaucoup sont dépassées et décadentes; son évolution est complexe, pleine d'incertitudes et ses manifestations' difficiles à déchiffrer. De sorte que les responsabilités des décisionnaires, publics ou privés, sont plus lourdes que jamais, et soulèvent en permanence la critique des individus réfléchis. Des éléments, des facettes provisoires de la nouvelle société apparaissent çà et là, sans qu'on puisse distinguer les relations qui les unissent. La révolution mondiale n'a pas de base idéologique. Elle est formée d'un
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INTRODUCTION
mélange sans précédent de séismes géostratégiques, de facteurs sociaux, économiques, techniques, culturels et éthiques. La combinaison de ces facteurs débouche sur des situations imprévisibles. Cette période de transition lance donc à l'humanité un double défi: d'abord trouver le chemin de la compréhension du monde nouveau, dont de nombreuses facettes sont encore cachées, mais aussi apprendre, dans les brumes de l'incertitude, comment gérer ce nouveau monde et ne pas être dominé par lui. Notre but, essentiellement, doit être normatif: imaginer le monde où nous aimerions vivre, évaluer les ressources - matérielles, humaines et morales - nécessaires pour que cette vision soit réaliste et réalisable, enfin mobiliser les énergies humaines et la volonté politique pour forger la nouvelle société mondiale. Les grands problèmes collectifs, comme tout ce qui concerne les hommes, n'échappent pas aux phénomènes de mode. Hier, c'était le problème nucléaire qui dominait; plus tard, la révolution démographique a fait les gros titres; aujourd'hui, l'environnement est dans le vent, et la question de la population est passée au second plan. Les perspectives énergétiques n'ont guère fait l'objet de débats, mais les événements du Moyen-Orient leur redonnent de l'actualité. Ce qu'il faut, c'est considérer tous ces problèmes ensemble, car chacun projette une lumière décisive dans le kaléidoscope des événements mondiaux. Aux prises avec cette évolution désordonnée, il importe plus que jamais de regarder au-delà des pressants problèmes de l'instant, et de distinguer les forces cachées derrière l'horizon. La prévision est à la fois nécessaire et nécessairement condamnée à l'échec (relatif). Se contenter d'extrapoler les tendances actuelles n'aboutira pas à des réponses réalistes. Le modèle de simulation interactive élaboré dans Halte à la croissance? 1 avait produit différents scénarii qui jetaient une lumière vive sur ce qu'il convenait d'éviter. Dans certains domaines comme ceux de la technologie et de l'industrie, la prévision à long terme est indispensable, comme le savent les entreprises les plus prévoyantes, qui s'efforcent d'inventer de nouvelles méthodes afin de «planifier l'incertain».
Dans les années 30, Franklin Roosevelt, le président américain, charge son administration de mettre en chantier une vaste étude sur les technologies à venir. Lors de sa publication, elle fait une forte impression. Elle est, il est vrai, passionnante. Il n'y a qu'un 1. Titre du premier rapport au Club de Rome (Fayard, 1972).
INTRODUCTION
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problème: elle a prévu ni la télévision, ni le plastique, ni les avions à réaction, ni les transplantations d'organes, ni les rayons laser, ni même les stylos à bille 1. Un aspect important de la situation présente, c'est la prise de conscience du fait que l'espèce humaine, dans sa poursuite du progrès matériel par l'exploitation de la nature, court à la destruction de la planète et donc d'elle-même. Le risque d'un désastre nucléaire, bien que moins pressant, est toujours là, et la menace d'une modification irréversible du climat, avec des conséquences pratiquement imprévisibles, est imminente. Les aspects de la problématique présente ont un caractère mondial, et ne sauraient être réglés par une seule puissance, si grande soit-elle. C'est seulement si tous les habitants de la planète comprennent qu'ils courent ensemble le même danger immédiat, qu'on pourra voir apparaître une politique universelle, et mener une action commune pour la survie de l'humanité. C'est pourquoi nous appelons à la création d'une solidarité mondiale. Le mot de solidarité a été mis à mal par un emploi désordonné et se trouve sérieusement dévalué. En l'appliquant dans des circonstances où la propension à une conviction ou une action communes était trop faible, on l'a chargé d'une connotation quelque peu utopique et fumeuse. Dans les circonstances actuelles, cependant, le risque encouru en commun par tous les habitants de la planète pour leur bien-être futur est d'un niveau tel qu'il lui redonne toute sa force, et invite clairement à en renouveler l'usage. La version des faits que nous venons de présenter est volontairement simplifiée: beaucoup de phénomènes mentionnés ici mériteraient une analyse plus profonde et plus subtile. Il y faudrait de nombreux et pesants ouvrages. Notre option est différente. En bref, notre souhait est de dégager - fût-ce superficiellement et incomplètement - des éléments peut-être déjà connus, afin de montrer comment ils interagissent, et d'énoncer aussi clairement que possible, nonobstant leur confusion, notre conception de la problématique mondiale. Nous ne prétendons pas dresser un plan d'action concret pour le sauvetage du monde. Néanmoins, notre analyse de la situation nous incite à formuler un certain nombre de propositions pra1. f.-O. Giesbert, Le Président, Le Seuil, 1990.
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INTRODUCTION
tiques, à proposer des directions d'action possible et à préconiser les changements d'attitude nécessaires. Jamais comme aujourd'hui l'humanité n'a été en possession des connaissances et des talents, des ressources et de la cohésion nécessaires pour bâtir un monde meilleur. Cela devrait inspirer une espérance éclatante à tous les peuples. Pourtant, on sent partout un malaise, une crainte de changements imminents qui, en se superposant aux événements encore mal digérés des dernières décennies, ajoutent encore au doute. Mais cette inquiétude même, complétant la rupture des rigidités anciennes et les espoirs nouveaux qu'offre l'avenir, ouvre une extraordinaire opportunité à la reconstruction de la société mondiale. Le tragique de la condition humaine, c'est que nous ne sommes pas assez avancés pour appréhender toutes nos possibilités. Nous voyons bien que le monde et ses ressources sont terriblement mal gérés, et pourtant nous nous laissons bercer par l'autosatisfaction de nos dirigeants et par notre propre résistance au changement, notre propre inertie. Or le temps passe. Certains problèmes ont atteint une ampleur telle qu'il n'est déjà plus temps de les attaquer avec quelque chance de succès, et que tout retard nouveau est d'un coût monstrueux. Si nous ne nous éveillons pas bientôt à l'action, il sera peut-être trop tard. Ce livre comporte deux parties. La première traite de la problématique, et entend passer en revue les principaux changements des deux dernières décennies, décrire le malaise qu'ils ont soulevé et dégager les risques et les problèmes les plus importants que l'humanité doit affronter dans son ensemble. La seconde aborde la résolutique, et s'efforce de proposer un certain nombre d'actions qui paraissent particulièrement nécessaires au stade actuel. Enfin, nous revenons sur le besoin de susciter une solidarité mondiale. Questions de survie s'adresse à tous ceux qui portent en eux l'étincelle de l'explorateur, du chercheur - ceux qui aiment risquer et aiment apprendre. A ceux qui vont par les marais et les montagnes, simplement parce qu'ils sont faits ainsi. C'est sur eux que nous devrons compter pour affronter les dramatiques problèmes décrits ici, pour fixer des objectifs et tâcher de les atteindre, pour s'instruire de leurs échecs et de leurs succès et continuer d'essayer - et d'apprendre. Enfin, il s'adresse à ceux qui se sentent concernés par l'avenir de cette planète et de l'humanité, et souhaitent affiner cette préoccupation. Peut-être ce livre contribuera-t-il aussi à l'éveiller chez
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INTRODUCTION
d'autres. Surtout, il s'adresse aux jeunes, pour les aider à porter un jugement plus cohérent sur le monde dont ils ont hérité des générations précédentes, et à se donner l'envie de travailler à la construction d'une société nouvelle, viable, capable de fournir une vie convenable et une aisance, fût-elle modeste, à leurs enfants et à ceux qui viendront après eux. Tel est l'esprit dans lequel nous formulons nos idées et nos propositions d'action: apprendre comment nous frayer un chemin vers l'avenir.
Aucune génération n'a jamais aimé ses propphètes, notamment ceux qui mettent en lumière les conséquences des erreurs de jugement et du manque de prévoyance. Le Club de Rome peut être fier d'avoir été impopulaire depuis vingt ans. J'espère qu'il continuera longtemps encore à dénoncer les faits désagréables et à troubler les consciences des vaniteux et des apathiques. Prince Philip, duc d'Édimbourg Message à la Conférence du vingtième anniversaire du Club de Rome
Amour! Ah! puissions-nous conspirer, le destin, toi et moi, Pour prendre à bras-le-corps ce triste état de choses, Puissions-nous le mettre en pièces, Et le rebâtir plus conforme aux désirs de notre cœur. Omar KHAYYAM Tiré des Rubaiyats (XIIe siècle)
Première partie
LA PROBLÉMATIQUE
LA ROUE DE l'ESPÈCE HUMAINE
Technologies nouvelles
SfRUCfURES DE GOUVERNEMENT ET APITI1JDES À GOUVERNER
SÉcuRITÉ AUMENTAIRE MONDIALE
Disponibilité en eau
ENVIRONNEMENT
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LE TOURBILLON DU CHANGEMENT
Janvier 1969: place Wencelas, à Prague, Jan Palach, vingt et un ans, s'immole par le feu pour protester contre l'invasion de la Tchécoslovaquie par les tanks soviétiques. Décembre 1989: l'écrivain dissident Vaclav Havel est élu président de la République de Tchécoslovaquie. Septembre 1973: au Chili, la démocratie est balayée par un sanglant coup d'État militaire (10000 victimes en six mois, 90000 arrestations, 160000 citoyens forcés à l'exil). Décembre 1989: des élections démocratiques, les premières depuis septembre 1970, mettent fin à la dictature militaire chilienne. Les semences de la révolution mondiale à venir ont germé lentement depuis de nombreuses années, dans des conditions - de complexité, d'incertitude, de rapidité - inconnues auparavant, et qui commencent à déborder de toutes parts les possibilités du système politique mondial. En fait, les gouvernements n'aiment pas le changement; attachés au statu quo, ils réagissent aux symptômes, rarement aux causes des événements, qu'ils ont tendance à considérer avec suspicion comme les facteurs d'une possible «subversion ». Un des traits les plus frappants de la faiblesse humaine, c'est une trop grande propension à se concentrer sur l'immédiat, à exiger des performances instantanées et à négliger les conséquences à long terme. Cela est vrai des institutions comme des peuples. Les gouvernements, contraints par la tyrannie des prochaines élections, se concentrent sur les problèmes du jour aux
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LA PROBL~MATIQUE
dépens des plus lointains, fussent-ils souvent plus fondamentaux. Les entreprises, de même, s'inclinent devant la tyrannie du bénéfice annuel. Même si gouvernements et entreprises, dans la pratique, sont souvent bien obligés de regarder plus loin que le prochain scrutin ou les résultats du prochain bilan. Lorsque le Club de Rome fut fondé, en 1968, la folie de la croissance économique battait son plein. Peu après la publication en 1972 de son premier rapport Halte à la croissance?, le monde fut frappé par la crise du pétrole. Celle-ci eut de nombreuses répercussions sur l'économie et la société; elle bouleversa la structure des investissements dans le monde et provoqua beaucoup de virages politiques (voir le changement d'attitude des États-Unis à l'égard du Moyen-Orient). Clairement, cette crise avertissait les pays industrialisés de la vulnérabilité de leurs économies, dépendants de fournitures de matières premières et d'énergie soumises à des risques lointains et échappant largement à leur contrôle. Aux pays en développement importateurs d'énergie, la crise fit sentir l'étendue de leur dépendance à l'égard de l'énergie bon marché, alors qu'ils ne disposaient pratiquement d'aucune alternative chez eux; elle poussa également ces pays à s'endetter à l'excès, non tant pour soutenir leur développement que pour payer la facture du pétrole. La crise pétrolière, conjuguée à d'autres facteurs, a provoqué une baisse considérable du taux de croissance par rapport aux niveaux élevés des décennies précédentes. La performance en matière de croissance n'en reste pas moins le principal objectif déclaré de la politique économique, qui ne porte pas assez d'attention à la variété des besoins et à leurs aspects qualitatifs. A quel point les chiffres officiels de la croissance reflètent-ils une amélioration réelle du bien-être des humains, voilà pourtant qui fait question. Une grande partie de ce qu'on compte dans la croissance n'est probablement pas de la croissance du tout. Dans les ÉtatsUnis du président Reagan, par exemple, les taux de croissance masquaient les excès de la consommation, l'insuffisance des investissements publics, la détérioration des infrastructures, le délabrement des centres-villes et la crise sociale. Rien ne prouve non plus que la croissance dans les pays du Nord finira par entraîner le développement du Sud.
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Dans le monde actuel, toutes les courbes sont exponentielles. Mais c'est seulement dans les mathématiques que les courbes exponentielles croissent à l'infini. Dans la vie, ou bien elles chutent catastrophiquement, ou bien elles passent progressivement à l'horizontale. Notre devoir, en tant que penseurs, est de nous efforcer d'obtenir une transition douce vers la saturation, même si cela pose des problèmes nouveaux et difficiles. Dennis GABOR
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Si, par exemple, une économie croît au rythme annuel de 5 p. 100, elle sera à la fin du prochain siècle 500 fois plus grosse (ou 50000 p. 100 plus grande) qu'à son niveau actuel. Eduard
PESTEL
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En 1968, peu de gens auraient pu prévoir les changements politiques fondamentaux que nous venons de connaître. La prédominance politique des deux superpuissances commençait à dépérir, mais la guerre froide ne réglait pas seulement les relations EstOuest; elle déterminait aussi l'ensemble du système international, déchiré par cette polarisation idéologique. Les récents événements d'URSS et d'Europe de l'Est n'ont donc pas seulement ébranlé la région, mais toute la planète. L'effondrement économique du communisme et la désintégration du bloc formé par le pacte de Varsovie ont soulevé de grands espoirs, mais ils comportent aussi de grands dangers. La situation est extrêmement fluide, connaît peu de contraintes, et sa normalisation offre de grandes opportunités pour la restructuration et la renaissance d'une région beaucoup plus grande encore, voire pour l'ensemble du système mondial. Il n'est guère probable que l'histoire nous propose jamais une autre perspective aussi ouverte et aussi prometteuse, et il importe que l'humanité trouve la sagesse d'en tirer profit. Ce dégel des rigidités géopolitiques des quarante-cinq dernières années est l'un 1. Prix Nobel, inventeur de l'holographie. 2. Ancien ministre de la Culture, de la Science et de la Technologie de Basse-Saxe, ancien membre du comité exécutif du Club de Rome (Pestel 1989).
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des éléments - .entre autres - qui constituent la révolution mondiale. En se surajoutant à de nombreux autres facteurs de changement, il a rendu d'autant plus incertaine l'évolution du monde. Depuis 1968', le monde n'a cessé de vivre sous la menace de la bombe atomique; maintenant, cependant, que l'Est et l'Ouest sont décidés à mettre fin à la guerre froide, l'aube d'un climat nouveau s'est levée sur les affaires internationales (en dépit des reculs enregistrés au début de 1991). Bien que la menace de l'annihilation nucléaire semble désormais moins pressante, elle n'est cependant pas conjurée; il se pourrait, en fait, qu'elle demeure aussi longtemps que la planète sera peuplée par les hommes. Il importe de rester très vigilants, non seulement à l'égard des intentions et de la conduite des actuelles puiss'ances nucléaires, mais aussi afin de contenir la prolifération nucléaire et de s'assurer que des puissances plus petites, qui se dotent en ce moment d'engins atomiques, soient empêchées, par la persuasion ou l'action, de les utiliser contre leurs voisins dans des conflits locaux. Il y faudra, à l'échelle mondiale, une nouvelle stratégie, tout à fait différente de l'approche bipolaire du temps de la guerre froide. L'humanité va devoir monter une garde contre l'avènement de dirigeants charismatiques insensés capables d'hypnotiser leur nation tout entière et de détruire le monde plutôt que d'accepter la défaite. Ce fut le cas en janvier 1991 avec la guerre du Golfe. Qui peut prévoir quelles seront, à moyen et long terme, les conséquences de cette guerre, aussi bien sur l'environnement que sur l'équilibre géopolitique du Moyen-Orient? Malgré ces difficultés et ces contradictions, on peut garder l'espoir de nouveaux progrès dans les négociations sur le désarmement, qu'il s'agisse des armes conventionnelles ou des armes chimiques et biologiques. Les guerres mondiales doivent à tout prix être évitées: compte tenu de la puissance et de la sophistication des armes modernes, la victoire est désormais hors de question, et le coût énorme de leur développement et de leur production constitue un fardeau permanent qui bloque le progrès économique et social. Quant aux conflits locaux, ils reviendront probablement aussi longtemps qu'une entente ne se sera pas instaurée au niveau mondial. Au cours de la période considérée, quelque cinquante conflits de cette sorte ont éclaté, et les pays moins développés ont accumulé des quantités d'armes considérables, handicapant ainsi gravement leurs possibilités de développement.
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Les économies des pays industrialisés bénéficient grandement des ventes d'armes. C'est une activité très concurrentielle, qui contribue fortement à encourager les guerres. Pis, elle ne manque pas de provoquer des chocs en retour aux dépens des pays fournisseurs, comme on l'a vu à l'occasion des conflits des Malouines et du Golfe. Ce dernier, en particulier, amis en relief la nécessité de contrôler, dans l'intérêt de toute l'humanité, l'industrie des armements, qu'elle soit gérée par les gouvernants ou par des opérateurs privés. Il faut insister ici sur le fait que la paix ne signifie pas seulement absence de guerre, et que, même sans guerre, des conflits d'un caractère nouveau continueront d'apparaître; par exemple des rivalités commerciales, des régimes totalitaires, des manifestations du colonialisme économique. La distribution inégale des richesses naturelles constitue certainement l'un des facteurs de conflit les plus puissants et les plus insidieux. Le désarmement général - qu'il soit réalisé ou seulement planifié - libérerait des ressources humaines et matérielles, en faveur d'objectifs plus positifs comme la reconstruction des pays d'Europe de l'Est, les investissements en Afrique et en Amérique latine et la reconquête de l'environnement. Le processus de désarmement comporte cependant ses propres problèmes. Pour certains pays, l'Union soviétique notamment, la difficulté réside dans la nécessité de reloger de nombreux militaires démobilisés et de leur trouver une place dans une économie précaire et en voie de conversion. Quant à la redistribution, il est à craindre que les crédits économisés ne s'engloutissent dans la trésorerie du budget général, ou ne tombent indirectement sous la coupe d'étroits intérêts particuliers.
Les changements dans l'économie De grands changements se sont produits aussi sur le front de l'économie. Ils seront analysés en détail au chapitre III. Après la période de croissance rapide, la récession s'est installée, en même temps que se manifestaient la crise pétrolière et le recyclage des surplus monétaires arabes. Au cours des deux dernières décennies, le centre de gravité de l'économie mondiale s'est déplacé vers la région du Pacifique, avec l'étonnant succès de l'économie japonaise. Actuellement, le Japon représente quelque 38 p. 100 du
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total des ressources financières mondiales (mais ce chiffre est en train de baisser à cause du recul de la Bourse de Tokyo et de la chute des prix de l'immobilier). Le Japon ne sait pas encore bien se servir de sa force, même s'il a contribué à alléger le fardeau des pays débiteurs dans le cadre du plan Brady. Ses gestes politiques sont prudents, hésitants, et son efficacité n'est pas ce qu'elle devrait être au plan international. Un des événements remarquables de ces dernières années a été la conversion progressive à l'économie de marché, qui fait désormais figure de dénominateur commun pour la plupart des pays du monde. La concurrence ouverte, voire brutale, tant à l'échelle nationale qu'internationale, a convaincu les dirigeants politiques, mais aussi les consommateurs, les électeurs et la communauté en général, dans toutes ses composantes, que la vitalité du marché est quelque chose d'irremplaçable. On considère que l'entreprise privée est son moteur, le profit la condition nécessaire de l'investissement, et le marché financier le point de rencontre inévitable entre celui-ci et l'épargne. Que le marché soit efficace, en tant qu'institution sociale, pour mettre à l'œuvre les énergies productives et répondre aux besoins des hommes, voilà un fait désormais universellement reconnu. Mais les mécanismes du marché ne sauraient répondre à eux seuls à l'ensemble des problèmes mondiaux, qui exigent une approche stratégique à long terme et doivent prendre en compte les questions de répartition. Ils ne peuvent résoudre à eux seuls les problèmes relatifs à l'énergie, à l'environnement, à la recherche fondamentale ou à la justice; seule le peut une intervention gouvernementale destinée à rééquilibrer les mécanismes du marché. Les forces du marché peuvent avoir des retombées néfastes parce qu'elles ne s'appuient pas sur l'intérêt général. La spéculation financière internationale est un exemple particulièrement éloquent des excès qu'engendre la folie du profit à tout coup. La spéculation devient alors un jeu déconnecté des réalités économiques; conduite par des logiciels informatiques, elle échappe au contrôle des hommes et atteint, grâce à la société d'information, une ampleur et une vélocité toutes nouvelles. Des efforts - encore modestes, car la tâche est immense - ont été entrepris pour attaquer les manifestations financières de trafics clandestins scandaleux: la levée du secret des comptes bancaires numérotés permet, par exemple, de dévoiler les bénéfices
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blanchis du trafic de drogue ou des ventes d'armes non autorisées. Il faut souhaiter que ces efforts se multiplient et fassent l'objet d'une véritable coopération internationale. On ne saurait ignorer non plus les changements intervenus en matière de géostratégie. On assiste actuellement à l'émergence de trois gigantesques groupes économiques, commerciaux et industriels. Le marché nord-américain, où le Canada a déjà rejoint les États-Unis et duquel le Mexique se rapproche, restera inévitablement une puissance industrielle et postindustrielle d'un grand poids. Son avenir immédiat est obscurci, toutefois, par l'énorme déficit que les États-Unis ont laissé s'accumuler ces dernières années, à la stupéfaction de tous. Le développement de la Communauté européenne, après des années d'hésitation, est en train de prendre corps, maintenant que ses membres ont compris les avantages tangibles de la coopération économique et politique et mettent en place les mécanismes susceptibles de la mener à bien. A mesure qu'approchait 1993, date fixée pour l'achèvement de l'intégration économique, la Communauté a commencé de négocier son unité politique. La réunification de l'Allemagne de l'Est et de l'Ouest la rend particulièrement urgente. Une Communauté rassemblant la totalité de l'Europe occidentale, à laquelle se joindraient plus tard ses voisins de l'Est lorsque l'évolution de leurs économies le permettra -, constituerait un deuxième bloc très puissant. En dépit de la confusion actuelle, il n'est pas impossible que les républiques de l'URSS relevant de l'Europe finissent par prendre le même chemin, édifiant ainsi l'Europe «de l'Atlantique à l'Oural» annoncée par Charles de Gaulle en 1960 1. Le troisième est formé du Japon et des pays de l'ASEAN 2, tels que la Thaïlande, l'Indonésie ou la Malaisie, qui connaissent une croissance rapide. Plus tard, l'Australie et la Nouvelle-Zélande, qui entretiennent de fortes relations commerciales avec les autres pays du Pacifique, pourraient se retrouver dans ce groupe. Même s'ils n'en sont qu'à un stade précoce de leur développement, l'existence de ces trois blocs dessine une structure absolument nouvelle du commerce et de l'industrie dans le monde. 1. Dans une interview télévisée lors d'un voyage à Paris en 1989, Mikhaïl Gorbatchev a fait référence à cette formule de De Gaulle sur l'Europe. 2. Association des pays du Sud-Est asiatique.
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Ces nouveaux blocs ne sont pas fermés, dans l'ensemble, au commerce extérieur, bien qu'ils conservent certaines barrières non tarifaires et un protectionnisme déguisé. Entre eux, les échanges sont nombreux. Il faut souligner en tout cas que l'évolution rapide des techniques et surtout de leur mise en application a modifié la position relative de ces grands ensembles commerciaux, notamment celle du bloc Japon-ASEAN. Ces perspectives ne manquent pas de préoccuper les autres régions du monde. L'Amérique latine, proche des États-Unis mais avec une conception de la vie différente, est particulièrement embarrassée. Des initiatives se préparent du côté de son voisin du Nord, mais elle regarde aussi du côté de l'Europe, l'Espagne jouant là un rôle particulier en raison de son appartenance à la Communauté économique européenne et aux autres organismes multilatéraux européens. L'Union soviétique, en plein désarroi, n'est pas encore en mesure d'affronter ces problèmes, tandis que la Chine, après les brutaux événements de 1989, reste une énigme, et que l'Afrique appauvrie figure à peine sur la carte économique mondiale. L'Asie du Sud, dominée par la masse géographique et humaine de l'Inde, a fait quelques progrès, mais il n'est pas sûr qu'elle puisse opérer le genre de percée économique observée dans l'Asie du Sud-Est. La clé, ici, c'est le contrôle des naissances. Il faudra être très attentif lorsqu'on forgera les liens entre, d'un côté, les blocs économiques en devenir et, de l'autre, les nations encore au-dehors. Déjà, certains traitent ces dernières avec dédain, comme un résidu. Or il s'agit là, pour l'essentiel, des pays les plus pauvres. Les nouvelles structures économiques exigent une approche radicalement différente du problème général du développement, une percée conceptuelle permettant de passer de la notion d'aide à celle de partenariat. La crise du Golfe donne peutêtre un avant-goût de beaucoup de conflits futurs, qui ne revêtiront pas forcément la forme d'une confrontation Nord-Sud, mais seront liés aux ressources en énergie ou en produits alimentaires, à la pression démographique et aux ressentiments ethniques et religieux. Dans un monde pluraliste, avec ses nombreuses diversités culturelles, ethniques et religieuses, il est essentiel d'accepter l'existence de l'autre, et de le lui manifester par la parole et par le geste. N'oublions pas que l'appréhension rationnelle des problèmes du monde, telle qu'on la pratique en Occident, n'est pas familière
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à beaucoup de pays, et peut d'ailleurs conduire parfois à l'erreur. A la vérité, la position adoptée par l'irak en 1991 reposait pour une large part sur un rejet des valeurs occidentales, rejet largement partagé par l'opinion publique arabo-musulmane. Dans un monde dominé par de vastes blocs commerciaux, les conflits, selon toute vraisemblance, seront très différents de ceux où s'affrontent aujourd'hui les États-nations. Entre les États d'un même bloc, ou entre les blocs, les guerres ont plus de risques d'être économiques que militaires. Dans une pareille conjoncture, le rôle des entreprises transnationales deviendra probablement de plus en plus important, dans la mesure où leurs intérêts et leurs structures transcendent ceux de tous les blocs.
L'interdépendance des nations Un autre trait caractéristique du contexte géopolitique, c'est qu'on n'a reconnu que tardivement la nature foncièrement mondiale de nombreux problèmes contemporains, qui ne peuvent être résolus isolément, ou même abordés avec réalisme, par un seul pays. Ce fut longtemps le cas en matière d'économie. Il n'est que de rappeler à quelle vitesse, dans les années 30, le krach de Wall Street s'est élargi en dépression mondiale, ou la tendance du chômage massif à apparaître simultanément dans de nombreux pays. C'est là, sans aucun doute, la conséquence inévitable de l'énorme expansion des échanges mondiaux dont ce siècle a été le témoin. Plus récemment, des problèmes mondiaux d'une nature différente ont surgi. Ils vont des questions d'environnement aux négociations sur le « droit de la mer» ou sur la finance internationale. On n'a pris conscience de cette nouvelle situation que très lentement; en témoigne la prolifération, au cours de la période étudiée, des conférences intergouvernementales et des réunions d'organisations scientifiques et professionnelles spécialisées. On peut douter que les structures internationales existantes aient l'efficacité suffisante pour maîtriser cette nouvelle situation. Les Nations unies et leurs agences spécialisées ont été conçues, dans l'euphorie de l'après-guerre, pour répondre aux besoins d'un monde beaucoup moins complexe, et se révèlent de moins en moins adaptées aux besoins d'aujourd'hui. Le recul actuel des illusions idéalistes fournit l'occasion de satisfaire un impératif, à savoir la reconstruction du système des Nations unies, la redistri-
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bution de ses divers programmes et agences, et la redéfinition de son objectif central. Les difficultés qu'on rencontre pour revitaliser l'UNESCO montrent combien la tâche sera difficile. Il convient également de souligner le rôle croissant tenu avec efficacité dans plusieurs domaines par les ONG 1 nationales ou internationales. Les préoccupations relatives à l'environnement planétaire font maintenant l'objet à différents niveaux, y compris celui des chefs d'État, de travaux ad hoc. Jusqu'à présent, les questions fondamentales ont été esquivées. Il faut espérer qu'une action commune et universelle sera menée pour traiter ces problèmes globaux, en dépassant les rivalités entre les blocs. Cela nous conduit à considérer à quel point s'est accentuée, au cours de cette période, l'interdépendance des nations. Y contribuent notamment l'émergence des communautés économiques, la nécessité d'une approche collective des problèmes mondiaux, la formidable expansion des communications entre nations et les activités des entreprises transnationales. En outre, la diffusion des techniques et des services qu'elles rendent à travers le monde, le besoin de définir des normes communes, les codes de bonne conduite, la répartition des fréquences radio, mille autres négociations techniques constituent, en s'additionnant, un tissu proliférant d'interdépendance, et la première étape de l'érosion des souverainetés nationales.
Le culte de la souveraineté est devenu la principale religion de l'humanité. Son Dieu exige des sacrifices humains. Arnold
TOYNBEE 2
Le concept même de souveraineté, tenu pour sacro-saint par tous les gouvernements, est menacé, et pas seulement par la constitution de communautés par grandes régions. En fait, beaucoup de petits pays ont pratiquement perdu la maîtrise de leurs propres affaires, à la suite de décisions prises en dehors de leur territoire, et concernant par exemple les prix des matières premières, ou les taux d'intérêt, ou parce que le FMI 3 les oblige à modifier 1. Organisations non gouvernementales. 2. Historien britannique (1889-1979). 3. Fonds monétaire international.
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leur politique économique pour obtenir ses crédits. Pour la plupart des pays, l'érosion de la souveraineté pourrait se révéler un pas en avant positif vers le nouveau système mondial dans lequel, selon toute probabilité, la nation-État aura perdu une partie de son sens. Pour la plupart des pays d'Afrique noire, cependant, le maintien ou même le renforcement de la souveraineté reste indispensable dans les circonstances actuelles. Ces pays, en effet, sont en soi des créations artificielles, résultant, via le processus de la décolonisation, du découpage arbitraire du continent, opéré par les anciennes puissances coloniales. Il importe, ici, de distinguer nation et État. L'État africain, souvent dessiné à la règle par les anciens colonisateurs peut être constitué d'un certain nombre de tribus qui sont en réalité autant de nations ayant langue et traditions communes. Un pays comme le Tchad est, politiquement, un État mais ne deviendra probablement jamais une nation. La situation se complique encore du fait que d'importantes nations-tribus peuvent être réparties entre plusieurs États, ainsi en est-il des Bambaras qui se retrouvent répartis entre la Côte-d'Ivoire, le Mali et le Burkina Faso. Reconnaître la souveraineté de tels États peut par conséquent être nécessaire pour favoriser leur cohérence et créer un sentiment d'identité commune, mais devrait déboucher sur une régionalisation. En Amérique latine, la notion de souveraineté est encore justifiée avec vigueur comme un instrument juridique de défense contre les grandes puissances. Ce partage de nations-peuples entre des États créés artificiellement a fait naître un concept nouveau, le «droit d'ingérence », récemment mis en pratique sur une initiative française puis, peu après, avec la bénédiction des Nations unies, par la France, le Royaume-Uni et les États-Unis. Il s'agissait d'une opération humanitaire menée en faveur du peuple kurde à l'intérieur de l'État Irakien. Un tel concept, s'il venait à s'enraciner à l'avenir, représenterait une novation considérable de la loi internationale, qui pour une fois, refléterait davantage des considérations humanitaires que les formalismes constitutionnels et l'égoïsme nationaliste.
Éveil des minorités et nationalisme On en vient ainsi à un paradoxe apparent des orientations de la politique mondiale. D'un côté, il y a une tendance à la création
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d'unités plus larges, par exemple des communautés économiques. La solution des problèmes mondiaux, de même, exige une action globale. D'un autre côté, on constate une méfiance largement répandue dans l'opinion envers ce que l'on considère comme une centralisation excessive. On se plaint généralement de la prédominance de grandes bureaucraties anonymes, qui ne tiennent aucun compte, estime-t-on, des besoins des individus et des collectivités locales. Le ressentiment est particulièrement aigu lorsque cette autorité empiète sur l'identité des minorités ethniques; les exemples se multiplient de groupes minoritaires qui protestent et militent pour leur autonomie ou leur indépendance. En Europe, par exemple, les Catalans et les Écossais proclament leur existence nationale, pour laquelle les Irlandais, les Basques et les Corses recourent à l'action violente. La Yougoslavie, fédération troublée de républiques aux traditions historiques différentes et aux populations mélangées, se désintègre. Sans omettre de signaler la diversité ethnique de la Chine, la plus frappante de ces situations est celle de l'Union soviétique, la plus hétérogène de toutes les fédérations, où l'avènement de la glasnost et de la perestroïka a suscité l'apparition immédiate de mouvements séparatistes et l'indépendance proclamée d'une douzaine de républiques aux populations diverses. A une autre échelle, on constate, en Amérique, un éveil collectif des Indiens, qui ont maintenant recours à l'action. Les Hispaniques et autres minorités sans représentants se font désormais entendre et veulent être reconnus. Apparemment opposées, ces deux tendances sont en réalité compatibles. Le conflit apparent vient de la difficulté qu'il y a à les concilier avec le système politique existant, rigidement calqué sur le modèle de la Nation-État. Ce qu'il faut, c'est redéfinir les niveaux de compétence, afin de rapprocher autant que possible les centres de décision des hommes qui bénéficient ou qui souffrent de leur autorité. Il existe, semble-t-il, profondément enfoui dans le passé de la race humaine, un besoin universel d'identité ethnique. De même, il paraît y avoir une tendance générale des peuples, même dans des groupes ethniquement hétérogènes, à s'identifier avec les affaires, la prospérité et l'environnement de leur communauté. On peut penser qu'il faudrait un plus grand nombre de niveaux de décision, allant du strictement local à l'international. Cela allégerait la charge pesant sur les gouvernements centraux et permettrait d'humaniser le système.
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L'expansion urbaine L'expansion des villes a été un trait marquant de cette période, et elle semble appelée à durer. Selon les estimations des Nations unies, 60 p. 100 environ de la population du globe vivra dans les villes à la fin du siècle et il y aura quelque trente villes de plus de cinq millions d'habitants, les plus grandes étant Tokyo et Mexico avec de vingt-quatre à vingt-six millions d'habitants. Phénomène mondial, mais particulièrement marqué dans les pays en développement, où les villes poussent comme des champignons en raison à la fois du taux de natalité élevé qu'on y rencontre et de l'afflux des paysans qui quittent la terre pour passer de la pauvreté rurale à la pauvreté urbaine. Il est intéressant de noter qu'à Londres, la première ville qui ait atteint le million d'habitants, il mourait jusqu'en 1840 davantage de gens qu'il n'en naissait, l'accroissement de la population provenant pour l'essentiel de l'émigration rurale. Il n'en va plus de même aujourd'hui dans les pays en développement, où la croissance démographique vient essentiellement de la population urbanisée. Cela montre à quel point l'état sanitaire des pauvres et l'hygiène se sont améliorés dans les villes, en dépit de toutes les difficultés. La gestion de cités géantes comme Mexico, Sào Paulo, Lagos, Le Caire ou Calcutta est extrêmement difficile, d'autant qu'une grande partie des résidents ne sont pas recensés et vivent dans des favelas ou des bidonvilles pratiquement dépourvus d'égouts et plus ou moins bien contrôlés par les autorités. L'approvisionnement en eau, les services de santé, l'éducation, l'emploi, les transports collectifs, le contrôle de la pollution sont autant de facteurs constitutifs de la problématique urbaine, pour laquelle on ne dispose d'aucun précédent à pareille échelle. Dans tous les pays en développement, les modes d'occupation du territoire et, par voie de conséquence, les styles de vie se transforment rapidement. D'immenses villes jaillissent du sol, faites le plus souvent d'un étalement de bidonvilles totalement dépourvus des bases économiques adéquates. En Afrique sahélienne, par exemple, des villes comme Nouakchott, Bamako et Ouagadougou, naguère paisibles centres administratifs, sont devenues de vastes agglomérations de taudis, comptant probablement au moins un
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million d'habitants chacune, et inévitablement livrées à l'anarchie économique et aux tensions psychologiques. Les taux de croissance élevés de la population dans le passé récent figurent aussi parmi les causes des transferts de population et de cette croissance urbaine excessivement rapide.
Le développement Durant la période étudiée, de grands efforts ont été déployés afin d'accélérer le développement des pays les plus pauvres, au moyen de programmes d'aide massifs, bilatéraux et multilatéraux, en argent et en techniques. Un jugement quelque peu optimiste sur certains aspects de ces efforts a été porté par Mahbub Ul Haq 1 :« L'espérance de vie moyenne s'est allongée de seize ans. L'alphabétisation s'est accrue de 40 p. 100, les ressources alimentaires disponibles par tête de plus de 20 p. 100, le taux de mortalité infantile a diminué de moitié. En fait, les pays en développement ont réalisé en trente ans le même progrès humain qu'il avait fallu presque un siècle aux pays industrialisés pour accomplir. Certes, l'écart des revenus entre le Nord et le Sud est encore énorme (en moyenne, les revenus dans le Sud représentent 6 p. 100 de ceux du Nord), mais les données concernant les hommes se sont rapprochées rapidement; l'espérance de vie moyenne dans le Sud atteint maintenant 80 p. 100 de celle du Nord, l'alphabétisation des adultes 66 p. 100, et le niveau alimentaire 85 p. 100. Il est vrai que le tableau des pays en voie de développement est contrasté, d'un continent à l'autre, d'un pays à l'autre, et même dans chaque pays. Il est non moins vrai qu'il reste énormément à faire pour le progrès humain, si l'on considère que le quart des hommes vivant dans les pays en développement reste dépourvu des ressources élémentaires, d'un niveau de revenus minimal et de services sociaux convenables. Mais la conclusion politique est que, dans l'ensemble, le processus du développement fonctionne, que la coopération internationale a été féconde, et que le cahier des charges du progrès humain devrait être encore satisfait dans les années 90, pour peu que les priorités convenables soient respectées.» 1. Conseiller spécial auprès de l'administrateur du programme de développement des Nations unies. Communication privée, 1989.
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Il n'en demeure pas moins que les résultats ont été inégaux et souvent décevants. La faim, la malnutrition, la maladie et la pauvreté affligent toujours une grande partie de l'humanité, et sont aggravées par l'explosion démographique, les sécheresses et de nombreux conflits locaux. Les achats d'armes par les pays les plus pauvres auprès des nations industrialisées représentent non seulement un énorme fardeau économique, mais favorisent l'aventurisme militaire. Le trafic d'armes n'a d'autre effet qu'un considérable transfert de richesses des pauvres vers les riches. De plus, plusieurs pays en développement importants ont créé de prospères industries d'armement, tournées en partie vers l'exportation. Les progrès scientifiques et techniques des pays industrialisés tendent à aggraver les disparités économiques entre pays riches et pauvres, et à décourager les seconds de se lancer dans les innovations techniques. Manquant de structures industrielles, techniques et scientifiques, et des cadres dirigeants nécessaires, ceux-ci ont été dans l'incapacité d'assimiler les techniques et les savoirs mis à leur disposition. Les transferts de technologie, supposés être la meilleure méthode pour introduire nouveaux procédés et nouvelles industries dans les pays moins développés, ont souvent connu l'échec, soit parce que les procédés et les industries choisis étaient inadaptés, soit, dans le cas des transferts clé en main, parce qu'ils étaient mal préparés ou que le pays receveur manquait des compétences nécessaires en management, maintenance ou marketing. Introduites pour se substituer à des importations, les nouvelles techniques atteignaient rarement un niveau de qualité suffisant pour affronter la concurrence internationale. On a trop donné la priorité à des projets largement surdimensionnés, parfois grandioses, par exemple en édifiant de grands barrages visant à fournir de l'énergie hydroélectrique et à alimenter de vastes systèmes d'irrigation. Trop souvent, les retenues d'eau se sont envasées, l'eau d'irrigation s'est chargée en sel, tandis que les développements industriels de complément et les réseaux d'électrification rurale susceptibles d'absorber la production d'énergie n'étaient pas au rendez-vous. On n'a pas non plus prêté suffisamment attention, en élaborant de tels projets, aux facteurs sociaux, à savoir la déportation d'une population nombreuse, l'engloutissement de sols fertiles sous les lacs de retenue, ou la diffusion de la bilharziose par les canaux d'irrigation. La dispersion du continent africain entre des petits pays trop nombreux et
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économiquement inviables, ne représentant que des marchés trop étroits, a notamment limité l'intérêt de tels projets. Dans le secteur agricole, la révolution verte - introduction de nouvelles variétés de blé, de maïs et de riz à haut rendement et usage intensif des engrais azotés - a enregistré des succès considérables, notamment en Inde et dans d'autres pays asiatiques, ainsi qu'au Mexique, où étaient nées ces nouvelles techniques culturales. Elle a permis à l'Inde de passer rapidement d'une situation de déficit alimentaire à un surplus marginal. Mais là encore on a vu de fâcheuses conséquences sociales. Le système favorise les exploitations grandes et moyennes, et a poussé les petits paysans à migrer vers les villes. En outre, l'agriculture de la révolution verte exige beaucoup d'énergie, ce qui soulève des difficultés lorsque le prix du pétrole augmente. Dans d'autres régions du monde, là encore dans beaucoup de pays d'Afrique et d'Amérique latine, on ne s'est pas assez préoccupé du développement agricole. Les sécheresses récurrentes, l'accroissement des populations humaine et animale, les guerres locales ou civiles ont érodé les ressources naturelles et marginalisé beaucoup de paysans pauvres. Le résultat, redisons-le, fut l'exode rural et le gonflement des villes. Or c'est dans les zones urbaines que le mécontentement et la révolte germent le plus aisément; les gouvernements ont donc cédé à la tentation d'affecter par priorité leurs faibles ressources à des projets bénéficiant manifestement aux citadins. Pour avoir ainsi négligé l'agriculture, beaucoup de pays d'Afrique et d'Amérique latine connaîtront vraisemblablement un déficit alimentaire considérable pendant encore de nombreuses années. Un autre mythe voudrait que les bénéfices du développement économique se diffusent peu à peu des riches vers les pauvres. Cette idée doit être contestée. En Inde, par exemple, où la révolution verte a pourtant apporté l'abondance alimentaire, il ne semble pas qu'on constate dans les zones rurales un recul correspondant de la faim, de la malnutrition et de la pauvreté. On a pris l'habitude depuis plusieurs décennies de classer les pays du monde en trois catégories économiques: le premier monde, celui des pays industrialisés à économie de marché, le deuxième monde des pays à économie d'État marxiste et le tiersmonde des pays moins développés. Après le quasi-effondrement des économies étatiques, cette classification n'a plus beaucoup de
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sens et doit être abandonnée - d'autant que le concept de tiersmonde, lui aussi, a presque perdu toute signification compte tenu de la grande diversité des conditions 1 et des perspectives économiques que le terme recouvre désormais. Il est absurde, à l'évidence, de mettre dans le même panier l'Arabie Saoudite, SingapOUf, le Brésil, le Botswana ou le Bangladesh; une description globale des problèmes du tiers-monde n'est d'aucune pertinence pOUf apprécier chacun de ces cas. Aujourd'hui, il est plus en vogue de désigner les pays développés comme le «Nord », et les sous-développés comme le « Sud ». Malgré le paradoxe géographique qui place ainsi l'Australie au Nord, cette nomenclature fait sens; mais l'opposition du Nord et du Sud masque la nécessité de considérer maintenant les problèmes de développement non seulement dans leur contexte régional, mais dans celui d'un système économique mondial en rapide transformation. Les dernières années ont vu s'accumuler les dettes dans nombre de pays. Dans les cas de l'Argentine, du Brésil et du Mexique, c'est d'un véritable étranglement qu'il s'agit. Bien que les institutions prêteuses aient annulé une grande proportion des dettes les plus graves, et que certaines autres aient été rééchelonnées, le poids de l'endettement reste une menace, tant pour les possibilités de développement des pays débiteurs que pour la stabilité du système financier mondial. En Afrique, même si l'endettement est beaucoup plus faible en termes absolus que celui de l'Amérique latine, le service de la dette est paralysant. Au moment où les mouvements de capitaux s'orientent vers les pays de l'Europe de l'Est, il y a peu d'espoir de voir s'améliorer la situation des débiteurs moins développés. Le plus extraordinaire, c'est que les ÉtatsUnis se sont laissé aller à contracter pour eux-mêmes 3 200 milliards de dollars de dettes (chiffre de 1989), plus qu'aucun pays au 1. Il commence à en aller de même pour ce qu'on appelle les PNI (pays nouvellement industrialisés). L'expression PNI a été forgée essentiellement pour rendre compte du développement spectaculaire observé à Hong Kong, Singapour, Taiwan et en Corée du Sud. D'autres pays, comme l'Indonésie, la Malaisie et la Thaïlande suivent maintenant le même chemin. Des pays en développement plus vastes, comme le Brésil, l'Inde et le Mexique, dotés d'une base industrielle ancienne, connaissent aussi de rapides progrès dans l'usage des techniques nouvelles, mais ne jouent pas dans la même division. Il y a là tout un spectre de différents niveaux d'industrialisation.
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monde. Sombre nuée d'orage qui continue de peser à l'horizon économique. Le grave problème de la pauvreté dans le monde, amplifié par l'explosion démographique, pourrait bien donner naissance à une grande crise de rupture d'ampleur mondiale, dont les pays industrialisés ne pourraient éviter les conséquences. Il est tout à fait dans le strict intérêt des pays riches que les problèmes de développement soient attaqués de nouveau dans le monde entier avec des moyens puissants et une méthode radicalement différente. Avec la métamorphose de l'Europe de l'Est, et les besoins en capitaux, en techniques et en compétences gestionnaires qu'elle suscite, il est à craindre que les besoins des pays pauvres ne soient oubliés, ou relégués en tout cas à un rang de priorité encore plus modeste qu'aujourd'hui. Il y a là un grand danger, non seulement pour les pays pauvres, mais pour le monde considéré comme un tout.
L'explosion démographique Les problèmes de la plupart des pays en développement sont exacerbés par l'explosion démographique. La population mondiale est maintenant de 5 milliards d'hommes (contre 1,8 milliard en 1900); on s'attend à ce qu'elle atteigne 6,2 milliards en l'an 2000 et plus de 8,5 milliards en 2025, selon la projection médiane des Nations unies. L'Inde, par exemple, passera de 819 millions aujourd'hui à 1 446 millions, le Nigeria de 105 à 301 millions, le Mexique de 85 à 150 millions. La plus grande partie, et de loin, de l'accroissement de la population se situera dans les zones du monde les moins développées. En fait, la croissance démographique est très faible dans les pays industrialisés, et même négative dans certains cas, ce qui soulève dans ces pays toute une série de difficultés liées au vieillissement de leur population. La population totale du globe augmente maintenant d'un million de personnes tous les quatre ou cinq jours (il s'agit là de croissance nette, c'est-à-dire les naissances moins les décès). Même si les taux de fertilité ont commencé à baisser dans certaines zones, cet accroissement quotidien sera, en chiffres absolus, plus fort en l'an 2000 qu'aujourd'hui, en raison de l'âge médian très bas dans beaucoup de pays en développement - qui résulte lui-même de
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l'explosion récente. Dans ces conditions, on voit mal comment les besoins en nourriture, en logements, en soins médicaux pourraient être couverts. Le taux de croissance de la population excède celui des ressources alimentaires. Dans les années qui ont précédé les récentes sécheresses, la production de céréales en Afrique noire croissait d'environ 1,6 p. 100 par an, et la population de 3,1 p. 100; dans les pays où la disette sévit le plus, la production par tête a baissé d'environ 2 p. 100 par an depuis dix ans. En outre, l'explosion démographique fournit des masses croissantes de main-d'œuvre là justement où sévissait déjà un chômage aigu, la pauvreté et le sous-emploi généralisé. Créer des millions d'emplois nouveaux est en fait l'un des défis les plus formidables que nous ayons à relever pour faire face à l'explosion démographique.
L'environnement 3 décembre 1989 - Bhopal (Inde) : une fuite à l'usine de pesticides Union Carbide pollue l'atmosphère avec du méthylisocyanide. L'accident fait 3600 morts et 100000 blessés, dont la moitié garderont une invalidité permanente. 26 avril 1986 - Tchernobyl (URSS): un accident à la centrale atomique de Tchernobyl détruit un réacteur et projette dans l'atmosphère cinq tonnes de combustibles nucléaires (cinquante millions de curies de radiation). Un nuage radioactif parcourt le monde, affectant particulièrement l'Ukraine et la Biélorussie (URSS), la Finlande, la Scandinavie, la Pologne, l'Allemagne et la France. Conséquences immédiates sur le plan humain.· 32 morts officiels (dont 29 des radiations), 150 000 personnes évacuées, 119 villages abandonnés de façon permanente, 499 blessés graves, 600 000 personnes exposées aux radiations, parmi lesquelles 12 sont devenus invalides, et 7 000 à 25 000 auront probablement le cancer. Les récoltes et les animaux d'élevage exposés pour plusieurs années aux radiations dans toute l'Europe. En 1990, trois millions de personnes environ doivent encore subir des examens médicaux, et on enregistre deux décès par jour des suites de l'accident nucléaire. 24 mars 1989 - Baie du Prince William (Alaska),. le pétrolier américain Exxon Valdez s'échoue, crachant 40000 tonnes de
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brut, polluant 1 744 kilomètres de côtes, tuant 980 loutres de mer et 33 126 oiseaux. Les dépenses de dépollution et les indemnités versées aux pêcheurs s'élèvent à 1,9 milliard de dollars. Un événement frappant est survenu au cours de la période que nous considérons: la généralisation de l'inquiétude soulevée par la détérioration de l'environnement, à la campagne comme à la ville. Les phénomènes de pollution, conséquence de la révolution industrielle, sont déjà mentionnés dans la littérature du XIX siècle avec les « sombres et sataniques usines» anglaises dénoncées par Blake, la « purée de pois» et les rivières empoisonnées. Dans de nombreux pays, la législation s'efforça d'établir un certain contrôle; les pays d'Europe de l'Est, en revanche, ont hérité de l'économie marxiste une lourde et durable pollution. Après 1968, cependant, cette préoccupation a pris une dimension nouvelle. L'industrie s'est grandement perfectionnée; ses productions se sont énormément diversifiées, en diffusant dans la biosphère quantité de produits intermédiaires et de déchets dont beaucoup sont toxiques et non biodégradables. Par ailleurs, l'accroissement de la population, sa concentration dans les grandes villes, la consommation de masse compliquent de plus en plus l'élimination des déchets solides et le traitement des effluents liquides. Récemment encore, on postulait que la bienveillante nature absorberait définitivement et neutraliserait les ordures que la société rejette dans l'atmosphère, les sols, les rivières et les océans. Cette hypothèse ne tient plus; il apparaît que nous avons franchi un seuil critique, au-delà duquel l'impact de l'homme sur l'environnement menace celui-ci d'une destruction peut-être sans recours. Après 1968, les réactions bruyantes se sont généralisées, et des mouvements pour la conservation de l'environnement sont apparus un peu partout 1. Sous la pression de l'opinion, les gouvernements des pays industrialisés sont passés à l'action. Les politiques de l'environnement, les ministres de l'environnement se sont multipliés; et comme la pollution ne respecte pas les frontières, la préoccupation de l'environnement a gagné les conférences internationales. Il en est résulté un net progrès: des facteurs de pollution les plus grossiers ont été éliminés, grâce à l'action législative; l'adoption du principe «qui pollue paie» a poussé l'industrie à assumer cette nouvelle responsabilité sociale; des rivières ont été C
1. La conférence des Nations unies sur l'environnement humain, tenue à Stockholm en 1977, a marqué une étape décisive.
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nettoyées, la pollution de l'air réduite; partout, des organisations locales montent la garde pour barrer la route aux projets qui menacent l'environnement - parfois avec une prévoyance et un bon sens fort utiles, parfois aussi avec fanatisme. Un point intéressant, c'est la tendance qu'ont eu les associations concernées à s'unir afin de passer à l'action politique directe. La création des partis « verts» a démontré son utilité en obligeant les partis traditionnels à prendre au sérieux les questions d'environnement, mais il est difficile de leur imaginer un rôle durable. Et l'on peut se demander si les partis traditionnels finiront par comprendre que l'environnement doit devenir une de leurs priorités. Tout utile qu'il est, le « mouvement vert» risque de détourner involontairement le public des problèmes d'environnement à long terme, qui sont les plus sérieux et que nous examinerons plus loin, en concentrant l'attention de l'homme de la rue sur des incidents spectaculaires mais strictement locaux.
Réduire tout ce qui existe A une pensée verte dans une ombre verte Andrew
MARVELL 1
Récemment encore, la plupart des atteintes à l'environnement restaient localisées, et pouvaient être traitées par une action locale ou nationale certainement coûteuse, mais d'un coût supportable. Or, on a identifié maintenant des menaces d'un autre ordre de grandeur, d'une autre difficulté, qui relèvent d'une approche complètement différente. Il s'agit de plusieurs phénomènes de macro-pollution, qui concernent l'ensemble du globe et qu'aucun pays isolé n'est en mesure d'éliminer. On distingue pour l'instant quatre de ces macro-pollutions: - Diffusion de substances toxiques dans l'environnement. Il peut s'agir de produits chimiques non biodégradables ou de déchets radioactifs. On a pris pour la première fois conscience de ce problème à propos du DDT, dont on retrouva des traces jusque dans les œufs des pingouins de l'Antarctique. Cela montrait que la molécule pouvait migrer dans la chaîne alimentaire de l'homme et se concentrer à une teneur dangereuse. 1. Poète américain (Caroline) du
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Par la suite, on a détecté beaucoup d'autres produits toxiques largement diffusés, et l'on redoute que certains parmi les plus virulents ne polluent en quelques dizaines d'années les principales nappes phréatiques. La prolifération des déchets toxiques, la difficulté de les éliminer sur place ont poussé plusieurs pays industrialisés à exporter leurs «cargaisons de poisons» vers des pays pauvres d'Afrique désireux de tirer profit de l'opération. C'est là un commerce immoral, qui ne peut se développer qu'au détriment non seulement du pays d'accueil, mais de l'ensemble du globe. En ce qui concerne l'élimination des déchets radioactifs, qui exigent un stockage extrêmement long compte tenu de la demi-vie très longue de nombreux radio-isotopes, on ne voit pas pour l'instant de solution satisfaisante. - Acidification des lacs et destruction des forêts agressés par les effluents gazeux des centrales électriques à charbon, des aciéries, etc. Le phénomène est maintenant bien établi et a provoqué le dépôt de plaintes internationales. Les lacs et les forêts du Canada oriental, par exemple, souffrent des fumées rejetées par Pittsburgh, ceux de Scandinavie des gaz acides de la Ruhr et des Midlands britanniques. Beaucoup peut être fait dans ce domaine sur le plan local (avec des résultats à la fois locaux ou internationaux) en lavant les fumées, en utilisant du charbon ou du pétrole à basse teneur en soufre ou par d'autres moyens, mais c'est là une affaire difficile et coûteuse. Le mécanisme même de l'acidification n'est pas encore bien compris, et il se pourrait que d'autres activités contribuent également à cette contamination à distance. - Macro-pollution de la haute atmosphère par les CFC (Chlorafluocarbones). Ces substances, choisies en raison de leur extrême stabilité dans les conditions terrestres normales, sont utilisées comme gaz propulseurs et dans les réfrigérateurs. Malheureusement, lorsqu'elles s'élèvent dans la haute atmosphère, elles sont décomposées par les rayons ultraviolets «durs» et dégagent du chlore qui attaque l'ozone de la stratosphère. La découverte, voici quelques années, de vastes trous dans la couche d'ozone au-dessus de l'Antarctique a soulevé la crainte que cette couche ne soit détruite, avec pour conséquence une pénétration accrue des rayons ultraviolets qui viendraient provoquer une prolifération des cancers de la peau et d'autres maladies. Les CFC furent rapidement identifiés comme les coupables.
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Une action internationale était évidemment nécessaire, et ce qui a été entrepris par la suite est un bon exemple du type de négociation qu'il faudra mener pour régler d'autres questions plus complexes. En soi, le problème était assez simple, car il n'existe dans le monde qu'un petit nombre d'usines productrices de CfC. La conférence réunie à Montréal en 1989 est parvenue à un accord général sur la nature du problème et sa solution, c'est-àdire la mise au point et la mise en œuvre de propulseurs inoffensifs pour l'ozone. Résultat: l'usage des CFC va cesser dans les pays industrialisés, et la recherche-développement de produits de substitution est activement poussée. La difficulté, c'est que quelques pays parmi les plus pauvres, comme l'Inde et la Chine, ont lancé récemment des fabrications de CFC pour satisfaire des besoins croissants de réfrigération. On ne peut guère s'attendre que ces pays abandonnent cet investissement récent pour un autre si une compensation ne leur est pas allouée de l'extérieur. Pour l'instant le problème n'est pas résolu. - La pollution la plus menaçante, et de loin, c'est ce qu'on appelle « l'effet de serre 1 », régulateur de la température à la surface de la terre. Il s'agit de l'action de certains constituants de l'atmosphère, qui bloquent dans une certaine mesure la réflexion des radiations solaires par la surface de la terre vers l'espace extérieur et piègent ainsi la chaleur. Pendant des millénaires, la proportion des principaux gaz de l'air, l'oxygène et l'azote, qui détermine tout le processus de la vie, semble être restée constante. D'autres gaz, cependant, en beaucoup plus faibles concentrations (on parle d'habitude de «traces ») contribuent aussi à l'effet de serre. Depuis la révolution industrielle, la concentration de ces gaz a augmenté; celle du plus important, le bioxyde de carbone, de 25 p. 100, celles des oxydes d'azote de 19 p. 100 et celle du méthane de 100 p. 100. De plus, certains nouveaux venus produits par l'homme et lancés dans l'atmosphère, comme nos célèbres CFC, accroissent encore l'effet, de même que l'ozone terrestre. C'est l'observation de la concentration accrue de bioxyde de carbone qui a fait naître l'inquiétude concernant l'évolution de l'effet de serre; l'influence des autres traces gazeuses n'a été prise en 1. Bien que l'effet de serre fasse encore l'objet de débats, et qu'aucune certitude ne soit possible à son sujet avant dix ans, si, d'ici là, il est confirmé - comme c'est hautement probable -, il sera alors trop tard pour y faire quoi (jue ce soit.
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compte que plus récemment. On a remarqué que la concentration de CO2 dans l'atmosphère, pour faible qu'elle soit, avait augmenté, davantage en fait depuis la révolution industrielle qu'au cours des seize millénaires qui l'avaient précédée, en raison de l'utilisation des combustibles fossiles, pétrole et charbon, qui est à la base même de l'industrialisation. Cette concentration accrue résulte aussi d'une moindre capacité de la verte nature à absorber le gaz par photosynthèse, en raison d'un recul considérable de la forêt tropicale. Différents modèles, hautement élaborés, du climat terrestre indiquent que si l'ancien niveau stable de concentration du CO2 est doublé, il en résultera une hausse comprise entre 1,5 et 4,5 oC de la température moyenne à la surface de la planète. L'opinion mondiale a beaucoup de peine à comprendre que le gaz invisible et apparemment inoffensif qui se dégage d'un CocaCola ou d'un whisky-soda, et que l'homme lui-même exhale, puisse se révéler une menace pour notre prospérité et notre genre de vie. A supposer que l'industrie continue à brûler des combustibles fossiles au rythme actuel, la limite pourrait être atteinte d'ici à quarante ou quarante-cinq ans; et la concentration croissante des autres gaz responsables de l'effet de serre rend le problème d'autant plus urgent. Il existe encore beaucoup de points d'interrogation, concernant notamment la capacité des océans à absorber le bioxyde de carbone et la présence ou non d'autres «puits» susceptibles de l'engloutir. Dans les conditions actuelles, cependant, la probabilité est assez forte pour être prise au sérieux. Les conséquences probables d'un réchauffement de la terre sont examinées au chapitre suivant; disons tout de suite qu'elles sont nombreuses et graves. Voilà donc un cas d'école illustrant la nécessité de mettre au point des méthodes de gestion de l'incertitude. Si les nations s'abstiennent de passer à l'action tant que les conséquences de l'effet de serre n'auront pas éclaté aux yeux, il pourrait alors être trop tard pour le bloquer et les conséquences seraient désastreuses. D'un autre côté, si l'on agit tout de suite et que l'offensive vienne plus tard que prévu, d'énormes investissements auront été engagés inutilement. Il faut revenir brièvement à la question du recul des forêts, qui est critique non seulement au regard de l'effet de serre, mais pour bien d'autres raisons. Ce recul modifie les climats locaux et régionaux, entraîne l'érosion et le lessivage des sols qu'il laisse dans l'incapacité d'entretenir une agriculture durable. Dans le bassin de
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l'Amazone, tout spécialement, il implique l'extinction d'innombrables espèces animales et végétales, alors qu'il importe de préserver à tout prix la diversité génétique. En outre, le déplacement ou l'élimination des populations sylvestres cause de grandes souffrances humaines et des pertes culturelles. Mentionnons aussi le problème de la pénurie croissante de bois de chauffage dans beaucoup de pays d'Afrique, en Asie et ailleurs. Pour une grande proportion de ces populations, notamment dans les zones rurales, le bois et le charbon de bois restent la source principale d'énergie domestique. Le ramassage du bois est en général le travail des femmes. En raison de l'explosion démographique, la ressource accessible se raréfie; dans certains cas, une tâche qui demandait deux heures en exige maintenant six. La pénurie du bois pousse les populations rurales à brûler le fumier animal, d'où perte d'azote fertilisateur et détérioration des sols. Dans de nombreuses villes tropicales, le prix du bois à brûler est devenu exorbitant; pour leurs besoins domestiques, les ménages se tournent alors vers le pétrole, au détriment des maigres ressources en devises - que pénalise également le changement des habitudes alimentaires, rejetant les aliments produits localement au profit de nourritures à l'occidentale nécessairement importées.
Le progrès des techniques de pointe Notre société d'aujourd'hui, au point de vue matériel, est le fruit de la grande efficacité du progrès technique. Depuis le commencement de la révolution industrielle et le remplacement de l'énergie humaine et animale par la machine à vapeur, puis par l'électricité, la productivité du travail humain n'a cessé d'augmenter. Les craintes n'ont pas manqué, mais les résultats sont là : élargissement des marchés, augmentation de l'emploi, et diffusion de la prospérité. Au début, ces développements reposaient pour l'essentiel sur des inventions empiriques. Mais avec l'apparition des industries chimique et électrique, le principal moteur du développement est venu des découvertes faites dans les laboratoires scientifiques. Le succès avec lequel le développement technique et l'application de méthodes scientifiques a déterminé l'issue de la Seconde Guerre mondiale a conduit les gouvernements d'aprèsguerre et leurs industries à accorder un support massif à la recherche scientifique et à ses applications techniques. Le délai
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qui sépare une découverte scientifique de la mise en production, via la recherche appliquée et le développement technique, est long, de sorte que, pendant la première partie de la période étudiée, on a enregistré principalement des progrès et des nouveautés d'un type relativement traditionnel. Plus tard, des percées et des techniques d'un type complètement nouveau se sont fait jour, provenant en particulier des découvertes dans les domaines de la physique du solide et de la biologie moléculaire. Les applications de ces nouvelles techniques avancées sont si répandues que nous ne pouvons donner ici qu'un aperçu très superficiel de leur importance. Les plus évidentes sont celles de la microélectronique, d'un usage maintenant universel dans les usines, les bureaux et les magasins. Le microprocesseur, «puce» de silicium extrêmement miniaturisée et d'un coût très faible, permet d'équiper d'un cerveau et d'une mémoire n'importe quel mécanisme conçu par l'homme. De plus, les techniques de la microélectronique se marient bien avec d'autres techniques de pointe comme l'holographie, les satellites, les cristaux liquides et les fibres optiques. Il en résulte une variété fantastique de dispositifs et de gadgets électroniques. Les ordinateurs développés pendant la guerre, et qui occupaient des pièces entières, ont cédé la place à des équipements miniaturisés, beaucoup plus rapides, fiables et à bon marché, qu'on trouve maintenant partout. La microélectronique a conquis l'industrie à tous les stades, de la conception des produits à l'emballage. L'automatisation et la robotisation contribuent à modifier ses procédés et ses structures en éliminant les métiers dangereux, sales et monotones, en créant le besoin d'aptitudes nouvelles et en secouant les traditions de l'éducation et de la formation. Et ce n'est qu'un début: on voit apparaître de nouvelles générations de robots dotés de la vue et du toucher; plutôt que de perfectionner les chaînes, on s'oriente vers des systèmes de fabrication intégrés; on crée de nouveaux types d'équipements relevant de la « mécatronique », discipline nouvelle dans laquelle se combinent l'électronique et les techniques mécaniques de pointe. Ces progrès envahissent rapidement tous les secteurs de l'économie et constituent le fondement de la société postindustrielle. Celle-ci sera-t-elle pleinement réalisée? Cela dépendra de l'évolution des nombreux autres facteurs que nous avons décrits.
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La banque automatique, la société sans argent sont déjà parmi nous; les marchés de valeurs mobilières automatisés et les systèmes de transferts d'argent fonctionnent parfois beaucoup plus vite qu'on ne le voudrait. L'ordinateur a envahi tous les secteurs de la recherche, de l'histoire à la construction aéronautique. Nulle part, l'impact de l'électronique n'a été aussi évident que dans les communications. Les réseaux téléphoniques ont connu des améliorations incommensurables. La reproduction à distance (télécopie) s'est répandue remarquablement vite et sa pénétration atteint un taux extraordinaire; les systèmes de courrier électronique prolifèrent; la vidéo-conférence est du domaine des réalités. Mais le plus fantastique, c'est l'influence toujours plus grande de la télévision. Marquant notre période, ce média connaît une puissante expansion dans le monde entier; son impact va du meilleur au pire: conditionnement des populations qu'elle soumet à la volonté des dictateurs, ou instrument de progrès, elle contribue à l'éducation, à la diffusion des informations et des opinions - non sans parfois les déformer ou les banaliser - et, surtout, au divertissement. Son influence sur le système politique est maintenant énorme. Selon que les candidats parviennent ou non à y afficher leur charisme, les résultats des scrutins basculent. D'un autre côté, la retransmission en direct des débats parlementaires a révélé, dans certains pays, la banalité des idées et la petitesse des politiciens. Elle a contribué à faire baisser la confiance des peuples dans le bon fonctionnement du système démocratique, en soulignant le côté artificiel des affrontements entre des partis avides de suffrages. Un mot encore sur l'importance de l'autre grand domaine des techniques de pointe, la biologie, bouleversée par la découverte des fonctions de l'ADN, le déchiffrage du code génétique et les autres découvertes de la biologie moléculaire. Ces développements sont moins évidents, pour l'opinion, que ceux de la microélectronique, mais n'en sont pas moins profonds et importants pour l'avenir de l'humanité. De nombreux et difficiles problèmes éthiques sont apparus, concernant notamment les manipulations possibles des gênes humains. D'ores et déjà, l'ingénierie génétique a engendré de nombreux et importants progrès dans le domaine médical, et beaucoup d'autres sont attendus. De grands progrès ont été aussi accomplis vers les modifications des espèces végétales et animales, en vue de les protéger contre les maladies et les
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variations du climat, et aussi d'accroître la production et de modifier le produit. Ainsi, de fantastiques interventions sur les gênes vont probablement permettre d'élever énormément le rendement en lait des vaches, au moins dans un premier temps - dans des régions déjà inondées par des fleuves d'excédents laitiers. Il est aussi troublant d'observer qu'une jurisprudence récente permet maintenant de breveter l'obtention d'espèces nouvelles par la voie génétique.
La finance mondiale Si l'on veut échapper à l'effondrement économique, il importe de réagir promptement à la transformation du système des pays de l'Est, Union soviétique comprise. Il ne leur est pas facile de rejeter le marxisme et de se convertir à l'économie de marché. Non seulement il faut, afin de s'adapter au système concurrentiel, que de nouvelles structures soient créées, mais que les travailleurs et les dirigeants adoptent des attitudes radicalement nouvelles. Dans l'ancien système, emploi garanti signifiait inévitablement productivité réduite, et l'absence de motivation paralysait toute innovation. Résultat: aujourd'hui qu'ils se dirigent - avec difficulté - vers un statut de concurrence, ces pays se découvrent accablés d'énormes dettes, d'usines vieillies, à l'équipement dépassé et fortement polluantes, sans parler de la pénurie de capitaux et de l'absence de moyens de gestion modernes. Des accommodements sociaux et psychologiques devront être trouvés, par exemple face à une situation inédite de chômage massif. Il faudra faire largement appel à l'aide extérieure, non- seulement sous forme de capitaux mais aussi d'assistance technique et gestionnaire, et de bien d'autres ingrédients du libre marché. Dans le cas de l'Allemagne réunifiée, la République fédérale est à même de fournir capitaux, talents gestionnaires et formation, mais il est peu probable que la transformation de l'Est s'effectue sans beaucoup de souffrances, individuelles et collectives. De grands espoirs sont apparus en Europe de l'Est quant 'à la prospérité qui suivra l'adoption de l'économie de marché. Ceux-ci ne manquent sans doute pas de validité, au moins à long terme, mais il importe de ne pas considérer les forces du marché comme l'unique facteur d'une vie meilleure, et d'être bien conscient,
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comme on l'a vu plus haut, de leurs limites. Il est nécessaire aussi de ne pas rejeter sans discrimination tout idéal, mais de retenir du socialisme certains de ses aspects les plus positifs. Sinon le capitalisme pourrait subir un choc en retour. Dans le monde moderne, le pouvoir politique ne découle plus tellement de la puissance des armes et de leur perfectionnement relatif, mais, de plus en plus, de la puissance financière. En fait, dans l'histoire récente, les deux superpuissances se sont ruinées en dépenses d'armement excessives, alors que les deux pays à qui l'on avait interdit de réarmer après la Seconde Guerre mondiale ont accumulé les plus gros excédents financiers. En outre, il n'est pas à l'avantage des grandes puissances que leurs industries dépendent exclusivement des marchés publics, et échappent ainsi aux règles normales de l'échange telles que les connaissent les autres producteurs. Dans la seconde moitié des années 80, une frénésie financière s'est emparée des marchés mondiaux. La spéculation sur les capitaux et les monnaies, favorisée par l'informatisation des communications, s'est transformée en un jeu complètement déconnecté des réalités économiques. Les fusions d'entreprises visant à un gain immédiat et indifférentes à l'efficacité à long terme se sont multipliées. Les délits d'initiés et autres formes de corruption ont fleuri sur des places considérées jusqu'alors comme moralement fiables. On n'a considéré le profit qu'en termes de transactions financières, et non plus comme le fruit d'investissements innovateurs et compétitifs (exemple: le prix du pétrole, déterminé par la décision de cartels plutôt que par des facteurs physiques, richesse des gisements, facilité d'extraction, etc.). La crainte d'un effondrement des marchés financiers, l'abandon des réalités industrielles pour la folie financière sont les conséquences de telles pratiques. Au cœur de la problématique, l'instabilité financière reste un sérieux facteur de trouble, même si les faits se sont retournés contre leurs auteurs, et si plus d'un génie financier est maintenant en faillite ou en prison.
La perte des valeurs On constate une déperdition généralisée des valeurs qui avaient assuré jusqu'à présent la cohésion de la société et le conformisme des individus. Ici, elle découle d'une désaffection de la religion et
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des valeurs morales qu'elle répand; là, elle résulte d'une perte de confiance dans le système politique et ceux qui l'actionnent. L'État providence, redisons-le, en dépit de tous les avantages sociaux et de la sécurité qu'il apporte, a amenuisé chez beaucoup d'individus le sens des responsabilités et de l'autonomie. Tout cela a poussé de plus en plus les minorités, sensibles à l'injustice sociale et l'exploitation, à rejeter les décisions de la majorité. Il n'en existe pas moins beaucoup d'organismes attentifs et compétents pour aider ceux qui en ont besoin. Mais cette démarche est encore modeste. Ces causes, et bien d'autres, ont engendré l'indiscipline sociale, le vandalisme et la violence qui sont devenues la marque de notre époque. Dans des situations de persécution politique ou de discrimination raciale, réelles ou imaginaires, la violence peut engendrer le terrorisme, qui mobilise les énergies des mécontents et des fanatiques. Ces groupes tirent grand profit de la technique, qui leur livre de nouveaux explosifs efficaces, des dispositifs à retardement précis et des commandes à distance. Dans certains cas, l'entraînement au terrorisme et au sabotage a pu être fourni par des pays criminels. Autant de manifestations du malaise général de la société contemporaine, qu'il n'est pas possible de traiter isolément lorsqu'une profonde injustice en est la cause.
Nouveaux fléaux Le crime, la violence et la contrainte organisés en vue du profit ou du pouvoir politique, c'est autre chose. Le cas classique est celui de la mafia. Plus dangereux encore, on a vu naître ces dernières années un commerce de la drogue bien organisé et impitoyable, s'appuyant sur des mafias ou organismes du même genre, qui a acquis un pouvoir immense et s'est attaqué, par ses tactiques terroristes, aux gouvernements eux-mêmes. Le chiffre d'affaires total du trafic de drogue dépasse même, dit-on, celui de l'industrie pétrolière. Le réseau de la drogue, depuis le planteur jusqu'aux caïds qui gèrent les usines chimiques de raffinage et de conversion, sans oublier les passeurs et les distributeurs, envahit tout et semble parfois invulnérable. La misère humaine, la désagrégation de la personnalité causées par la drogue sont terribles; de plus, nous allons le voir, celle-ci véhicule une maladie mortelle. Cette montée du mal, dont rien ne laisse prévoir le ralentissement, sou-
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lève beaucoup de préoccupations, mais on ne sait guère comment s'y attaquer. La vraie solution serait de supprimer la demande en soignant et en éduquant les drogués, mais leur dispersion rend cette solution bien aléatoire. Alors, on tente d'éliminer les centres de pouvoir des trafiquants, et de subventionner les planteurs pour qu'ils se convertissent à d'autres cultures. Mentionnons enfin l'apparition récente d'une maladie mortelle, le sida, provoquée par le virus HIV. Maladie sexuellement transmissible, elle est aussi diffusée par les seringues contaminées que s'échangent les drogués. En outre, les femmes enceintes atteintes du sida donnent très vraisemblablement naissance à des bébés qui seront porteurs du virus et développeront la maladie. Enfin, au début de sa carrière, le virus, qui n'était pas recherché dans le sang des donneurs, a été transmis à des patients par transfusion sanguine. Une personne contaminée peut héberger le virus pendant des années sans être malade, mais le sida finit généralement par se déclarer, et s'attaque au système immunitaire provoquant ainsi la mort par l'une des nombreuses maladies que les défenses diminuées du patient sont incapables de combattre. Des progrès dans le traitement du sida ont été accomplis récemment, et de nouveaux médicaments visant à améliorer le pronostic vital sont à l'essai, avec des résultats encourageants. Cependant, le sida paraît avoir pris d'ores et déjà les proportions d'une pandémie dans certains pays d'Afrique, et sa généralisation au monde entier est vivement redoutée. Outre la mortalité et les terribles souffrances humaines qu'il implique, le coût des traitements et des campagnes d'éducation impose un lourd fardeau aux pays où il sévit; il monopolise les ressources hospitalières et détourne l'attention - et les moyens - de la lutte contre la malaria, la bilharziose et autres maladies invalidantes. A une époque où la médecine a fait d'aussi extraordinaires progrès, tant dans la thérapeutique que dans la prévention des maladies, le sida nous fait souvenir que, malgré tous ces progrès, la santé de l'homme, physique et mentale, reste fragile. Cette maladie mortelle, jointe aux mutations de certains virus qui rendent la vaccination inefficace, démontre que, pour le moment, le combat permanent pour la santé des hommes est quelque chose d'aussi incontournable que la mort elle-même, quoi qu'en disent certains optimistes impénitents.
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QUELQUES QUESTIONS PARTICULIÈREMENT PRÉOCCUPANTES
Notre examen des changements récemment survenus montre clairement à quel point leurs divers éléments interagissent. L'explosion démographique dans un pays pauvre, par exemple, signifie qu'il faudra accroître la production alimentaire, et, par voie de conséquence, épuiser les ressources en terres et en eau. Si la nourriture doit être importée, les quelques réserves en devises fortes ne seront plus disponibles pour les autres formes de développement. En outre, une population plus nombreuse n'est pas sans effet sur l'environnement: la consommation excessive de bois de chauffage va provoquer le déboisement, avec les conséquences que nous avons décrites. Ce chapitre traite de quelques-uns des problèmes matériels les plus urgents qui se révèlent aujourd'hui être une menace pour l'humanité, et spécialement de ce secteur de la problématique où se combinent les facteurs population, environnement, alimentation et énergie.
L'augmentation de l'activité humaine Un point clé de la situation mondiale, c'est l'énorme accroissement au cours de ce siècle de l'ensemble des activités humaines, lequel, forcément, a gonflé la demande en matières premières et en énergie. Une grande partie de cet accroissement est due, bien sûr, à la spectaculaire croissance dans le même temps de la popu-
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lation mondiale, à laquelle vont venir s'ajouter dans les années à venir de nouveaux habitants de la planète. Certains 1 soutiennent que la fertilité a commencé de baisser, et dans toutes les parties du monde. Selon les estimations des Nations unies, le taux de fertilité est passé d'une moyenne de 6,1 enfants par femme en 1965-1970 à 3,9 en 1985. La mutation démographique est donc générale. D'ici à 2025, les experts des Nations unies prévoient une baisse de 40 p. 100 du taux de natalité dans les pays en développement. (Mais ils estiment aussi qu'il y aura dans le monde 1,1 milliard de personnes de plus de soixante ans - dont 70 p. 100 dans les pays en développement -, soit une augmentation de 300 p. 100 par rapport à 1980. A cet horizon, il y aura donc bien peu de jeunes pour prendre soin de leurs parents âgés.) Les obstacles culturels à ce changement sont considérables, ils peuvent retarder l'évolution prévue d'une ou deux décennies, mais à la longue ils pourront tout au plus ralentir une tendance inévitable, principalement causée par la modernisation. La question n'est pas de savoir si la fertilité va baisser, mais quand et à quel rythme. Néanmoins, même si la fertilité devait baisser fortement, la poussée démographique inscrite dans la pyramide des âges est encore si puissante que l'accroissement de la population va courir sur son élan pendant encore de nombreuses décennies, et qu'elle requerra des initiatives stratégiques très audacieuses. Mais l'augmentation des activités humaines résulte d'un autre facteur encore plus puissant, à savoir l'augmentation de la consommation par tête que la croissance économique a rendue possible et qui, réciproquement, a été un moteur de cette croissance. Comme le montre à l'évidence la prolifération de biens issus de la production de masse que les usines répandent à profusion dans le monde industrialisé, nous vivons dans une société de consommation. En Europe, avant la révolution industrielle, la consommation par tête ne différait guère de ce qu'elle est aujourd'hui dans les pays les moins développés. Aujourd'hui, la consommation moyenne par tête de matières premières et d'énergie est environ quarante fois plus forte dans le Nord que dans ces pays-là. Au maximum, la disparité peut dépasser cent contre un. Cela ne reflète pas seulement une injustice sociale, mais l'escalade effectuée dans l'exploitation de la nature. 1. Chesnais, Tiers-Monde (Économie, 1987).
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Le produit du chiffre de la population rapporté à celui de la consommation moyenne par tête donne, en gros, la mesure totale de l'activité humaine. Nous estimons que celle-ci s'est accrue environ d'un facteur 40 au cours de ce siècle. Jusqu'à présent, la consommation dans les pays riches a été la composante principale de cette activité proliférante, mais la composante démographique va prendre de plus en plus d'importance dans les décennies à venir. Dans le tableau de la consommation, il faut mentionner, pour le moins, le criminel gaspillage des ressources - humaines, matérielles et énergétiques - accaparées par les productions militaires, qui sont source d'emplois et de profits pour certains pays développés. Il est difficile de comprendre comment les peuples ont pu tolérer un tel gâchis, face à l'omniprésence de la faim, de la pauvreté, de: la maladie et du sous-développement, qui à leur tour, nourriss(~nt la guerre et la violence. L'importance des ressources affectées aux besoins militaires n'est pas facile à préciser. Néanmoins, les dépenses annuelles inscrites dans les budgets nationaux donnent quelques indications. Les chiffres récents semblent atteindrc:~, pour le monde entier, un total d'environ mille milliards de dollars, quatre fois plus en termes réels qu'à la fin de la Seconde Guerre mondiale, 25 fois plus depuis le début du siècle. Des grandeurs de cette importance ne se mettent pas aisément en perspective, aussi quelques comparaisons peuvent être utiles. On a observé, par exemple, que durant des années les dépenses militaires dans le monde ont été comparables à la somme des PNB de tous les pays d'Amérique latine et d'Afrique pris ensemble. Le budget annuel de l'UNICEF 1 correspond à quatre heures des dépenses militaires mondiales. L'éradication de la variole sous l'égide de l'OMS 2 a duré dix ans et coûté moins de cent millions de dollars - moins que le développement d'un petit missile air-air. On ne peut que souhaiter voir ce gaspillage des ressources considérablement réduit grâce au désarmennent général - et les économies ainsi réalisées orientées vers la satisfaction des besoins essentiels et positifs des populations défavorisées. Les considérations relatives à la consommation des ressources (et à ses disparités) nous mènent au concept de « développement 1. Fonds d'aide international des Nations unies à l'enfance. 2. Organisation rIlondiale de la santé.
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durable », exposé si clairement et de façon si optimiste dans le rapport Bruntland 1 sur l'environnement et le développement soutenu. Il est douteux qu'on puisse parvenir à un développement mondial durable si la croissance des pays industrialisés atteint les taux indiqués dans le rapport. Implicitement, la notion de « société stable» connote l'idée que celle-ci est fondée sur une vision à long terme, dans la mesure où elle doit prévoir les conséquences de ses diverses activités afin de ne pas briser les cycles de renouvellement; ce doit être une société soucieuse à la fois de conservation et d'évolution. Elle doit éviter d'adopter des objectifs mutuellement inconciliables. De même, ce doit être une société de justice sociale, car de grandes disparités de richesses ou de privilèges engendreront des déséquilibres destructeurs. En d'autres termes, l'idée est utopique; mais elle mérite que nous lui consacrions nos efforts. Une société stable ne naîtra jamais d'une économie mondiale reposant uniquement sur les mécanismes et les forces du marché - aussi importantes que soient ceux-ci pour le maintien de la vitalité et de l'innovation créatrice. Comme nous l'avons signalé plus haut, les forces du marché répondent seulement à des signaux à très court terme, et ne constituent pas un guide sûr pour voir plus loin. Si l'on retient, par conséquent, le concept de «durabilité », il faut s'interroger sur le niveau global de richesse matérielle que l'on peut maintenir, sur les disparités entre riches et pauvres dans le même pays et entre pays différents - que l'on peut tolérer, et prendre la justice sociale en compte au même titre que les réalités matérielles. Ce n'est pas là un plaidoyer en faveur de l'égalitarisme; ces dernières années, reconnaissons-le, certaines valeurs collectives ont prêché un pseudo-égalitarisme qui ne pouvait que s'écraser contre les réalités de la nature humaine. Si l'on cherche, en cette époque changeante et troublée, à définir une approche normative du développement futur du monde, il est essentiel de déterminer si la prospérité dans les pays industrialisés riches est compatible avec sa généralisation durable au monde entier, ou, mieux encore, si une économie mondiale mue par la stimulation de la consommation peut durer encore longtemps. La question prend toute sa pertinence si l'on 1. Commission mondiale pour l'environnement et le développement, 1987.
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considère les contraintes de population et d'environnement. Reste à savoir, bien sûr, s'il existe un seul gouvernement assez courageux pour l'affronter. Mais c'est le problème vital du moment, et les peuples finiront par l'imposer aux hommes politiques. Nous pensons pour notre part que l'idéologie de la consommation, sous sa forme actuelle, ne peut pas durer, non seulement à cause des contraintes mais pour des raisons plus profondes tenant aux valeurs humaines. Les satisfactions superficielles apportées par la consommation - «pourquoi pas moi aussi» et «je suis ce que je possède» - sont incompatibles avec une vie humainement convenable, laquelle exige une conscience de soi plus profonde. Cette avidité est la source principale du « malaise» que nous décrivons plus loin 1. Soulignons là encore que nous ne plaidons pas pour la « croissance zéro». En réalité nous sommes persuadés qu'il faut stimuler la croissance dans le Sud sous-développé, mais que le Nord industrialisé, en route vers la société postindustrielle, a davantage besoin de progresser en termes de qualité.
Le réchauffement de la Terre et ses implications énergétiques Dans l'état actuel de nos connaissances concernant la complexité des interactions au sein du système terrestre, l'effet de serre constitue, semble-t-il, le risque le plus urgent pesant sur l'expansion, voire sur la survivance d'une conception de l'économie qui a favorisé pendant longtemps les pays les plus riches.
Nous avons toujours considéré le climat comme un don de Dieu. Comprendre que désormais nous sommes effectivement responsables de la gestion des paramètres climatiques, cela exige une révision de notre conception du monde et de la place que nous y occupons. Finalement, après de longues années d'erreur, nous en venons à reconnaître qu'une prospérité économique durable n'est pas possible sans une prise en main de l'écologie. Nous avons 1. Voir chapitre 6.
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tout à gagner à prendre la responsabilité de nous occuper de la planète. Robert REDFORD Fondateur de l'Institute for Resource Management 1 Les conséquences d'un réchauffement de la surface terrestre ne peuvent être appréciées pour l'instant avec une quelconque précision, mais la tendance générale n'est pas contestée. La hausse estimée de la température résultant du doublement de la concentration en CO2 est considérablement plus importante que les variations cycliques observées au cours des temps historiques. L'effet ne sera pas uniforme sur toute la terre: il sera faible à l'équateur, beaucoup plus fort aux latitudes élevées. Il altérera les gradients thermiques de la planète, changera considérablement, prévoit-on, le régime des précipitations, modifiera les différentes zones climatiques et par conséquent leurs aptitudes agricoles. On s'attend que les grandes zones de production - par exemple les greniers à blé du Middle West américain et de l'Ukraine - deviennent arides, tandis que d'autres zones plus au Nord deviennent fertiles. La transition sera plus ou moins graduelle, mais en tout état de cause la sécurité de l'approvisionnement alimentaire du monde est désormais gravement menacée. On dit aussi qu'il faut s'attendre à des conditions climatiques beaucoup moins stables que dans le passé, à une exagération des minima et des maxima et à davantage d'ouragans. En fait, l'une des grandes sources d'incertitude dans la prévision des climats locaux ou du climat global, est l'effet que produira le réchauffement sur la couverture nuageuse. Le système nuageux tropical de la mousson, par exemple, est un facteur clé de la régulation climatique, et il est bien connu qu'il réagit vivement à de faibles variations de la température de l'océan. Une autre conséquence du réchauffement serait l'élévation du niveau des mers, résultant à la fois de la dilatation thermique des eaux et de la fusion des glaciers terrestres. La hausse de niveau pourrait atteindre un mètre, submergeant les basses terres et exposant de vastes zones au danger d'inondation en cas de forte marée 1. The Sundance Summit on Global Clïmate Change (Sundance, Utah 1989).
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et de tempête. Sans doute se produirait-elle progressivement au fil des années, de sorte qu'on aurait le temps de s'adapter. Le phénomène effacerait pratiquement de la carte certains groupes d'îles et éroderait sérieusement beaucoup de grands deltas fluviaux comme ceux du Nil et du Gange, obligeant des populations nombreuses à se déplacer. Il est intéressant de savoir qu'au cours des cent dernières années le niveau général des mers s'est élevé de 10 à 20 centimètres, et la température moyenne de l'air en surface d'environ 0,5 degré Celsius. Bien sûr, beaucoup de mesures peuvent être prises afin de retarder, de contenir et finalement de stopper le réchauffement de la terre. La principale consiste à réduire l'émission de bioxyde de carbone en abaissant massivement l'usage des combustibles fossiles. La conférence scientifique tenue à Toronto en 1988 a indiqué qu'il serait nécessaire de réduire de 20 p. 100 l'émission de CO 2 d'ici à 2005. Quelques précieuses années de grâce pourraient être gagnées grâce à une campagne mondiale pour les économies d'énergie et pour une consommation plus efficace. Certains soutiennent, de façon convaincante, qu'il suffirait d'une action intensive contre le gaspillage de l'énergie pour régler la question. Cependant, même si cela était vrai, il faudrait un long délai avant de mettre en place de nouveaux dispositifs consommateurs d'énergie plus efficaces, et il est douteux qu'en se fiant exclusivement à cette politique on puisse contrôler le réchauffement suffisamment tôt. Si l'on veut éviter d'avoir à stopper la production industrielle et à imposer des sacrifices à la population, il importe de s'attaquer sans tarder non seulement aux économies d'énergie et à l'amélioration du rendement, mais aussi au développement des sources d'énergie douce. Comment se présentent aujourd'hui les perspectives énergétiques? Certes, il y a pour le moment pléthore de pétrole, mais la fin approche d'une longue période pendant laquelle cette ressource non renouvelable était abondante et à bon marché. Indépendamment donc de la nécessité d'en réduire la consommation en tant que combustible primaire à cause de l'effet de serre, il importe de prendre progressivement des mesures afin de préserver une ressource essentielle à l'industrie pétrochimique, qui en a et en aura indéfiniment besoin pour produire les plastiques, les produits pharmaceutiques, les colorants et quantité d'autres produits dont on ne peut plus désormais se passer. Le charbon? Il Y en a encore beau-
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coup, mais tout se passe comme s'il devenait trop dangereux à utiliser à cause de l'effet de serre - à moins que des progrès techniques actuellement en cours ne permettent de limiter fortement ses effets négatifs. Les énergies douces qui offrent une alternative - énergie solaire, du vent, des marées, géothermique - peuvent sans aucun doute être mises en œuvre, mais à leur rythme de développement actuel il n'est guère pensable qu'elles soient disponibles à temps et en quantités suffisantes pour compenser la nécessaire baisse de consommation des combustibles fossiles. On estime actuellement que les énergies douces pourraient couvrir 8 à 10 p. 100 des besoins mondiaux à la fin du siècle. Les perspectives sont favorables, semble-t-il, pour de grands progrès des cellules photo-voltaïques en matière de rendement, mais on n'est guère séduit à l'idée de voir les capteurs solaires couvrir de vastes surfaces de terre, qui seraient alors perdues pour d'autres usages. Depuis de nombreuses années, les promesses de la fusion nucléaire sont tenues comme une solution possible, et pratiquement inépuisable, à tous nos problèmes d'énergie. Cela pourrait être vrai un jour, mais la date de son utilisation massive semble aussi éloignée aujourd'hui que lorsqu'on en a parlé pour la première fois. On ne peut certainement pas compter sur la fusion pour prendre le relais si et quand le réchauffement de la terre nous contraindra à consommer moins de combustibles fossiles. Il est évident qu'il faudrait s'attendre à une situation critique dans quelques décennies, lorsque les dangers du réchauffement nous auraient obligés à réduire de façon draconienne l'usage des combustibles fossiles et qu'aucune solution de remplacement ne serait en vue. Dans ce cas-là, la fission nucléaire pourrait bien se révéler le seul moyen de détendre un peu la situation. Beaucoup d'entre nous, depuis longtemps, déplorent la multiplication des centrales nucléaires, avec leurs risques propres et ceux du stockage des déchets, mais nous admettons maintenant - à contrecœur - que brûler du charbon et du pétrole est probablement encore plus dangereux pour la société, en raison du bioxyde de carbone qui en résulte. Il y a là un argument très fort pour maintenir ouverte l'option nucléaire et pour développer les réacteurs surgénérateurs. Sachons bien, cependant, que le recours à la fission nucléaire n'offre qu'une solution partielle. Il serait presque impossible de mobiliser les capitaux et les efforts nécessaires pour construire suffisamment de centrales nucléaires dans les délais qu'imposera la lutte contre le bioxyde de carbone.
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L'impact du réchauffement serait particulièrement lourd pour les pays les plus pauvres. Le développement exige de l'énergie, pour l'industrie et l'agriculture aussi bien que pour répondre aux besoins domestiques d'une population en accroissement. Le genre de situation qui pourrait se produire est illustré dramatiquement par les plans d'industrialisation de la Chine, le pays le plus peuplé du monde. Ceux-ci reposent sur le charbon, dont le pays possède de vastes réserves - mais qui pourrait faire de la Chine un des champions du monde de la pollution par le CO2, au moment même où l'industrie, dans le reste du monde, s'efforcerait d'en réduire énergiquement les émissions. Contraindre la Chine - ou, en l'occurrence, n'importe quel pays en développement - à stopper son industrialisation sans lui donner la moindre compensation serait une erreur morale, un désastre politique et une impossibilité pratique. Les experts chinois sont bien conscients du problème, mais le dilemme n'est pas près de disparaître.
ttre certain de nourrir la planète Produire suffisamment d'aliments pour nourrir une population mondiale en accroissement rapide, voilà, à l'évidence, une préoccupation majeure. Au début des années 70, lorsqu'on commença à prêter attention à l'explosion démographique et à sa signification, des voix autorisées nous assurèrent qu'on pourrait produire suffisamment d'aliments pour nourrir jusqu'à 20 milliards d'êtres humains. C'est sans doute vrai techniquement, si l'on ne considère que les données agricoles. Mais dans le monde réel il faut penser en termes de problématique, à cause des contraintes introduites par d'autres facteurs. Dans les estimations de la production agricole réalisable à long terme, par exemple, on supposait que le manque d'eau pourrait être pallié par la désalinisation d'eaux saumâtres ou d'eau de mer, grâce à des innovations technologiques que la pression de la demande finirait bien par engendrer. Ce raisonnement ne tenait pas compte des énormes quantités d'énergie requises par de tels procédés, ni de la façon dont on se procurerait cette énergie. Néanmoins, la production agricole a accompli des progrès phénoménaux depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, qui ont eu pour résultat des surplus importants à l'échelle mondiale, nonobstant la croissance démographique. En 1987, on a estimé que la
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production alimentaire mondiale permettait de fournir à tout homme vivant sur la terre une quantité de calories dépassant de 19 p. 100 ce que l'on considère comme un régime raisonnable. Pourtant, la faim et la malnutrition ont persisté dans de vastes régions, aggravés par la sécheresse, la famine et l'état de guerre. Il semble donc que l'abondance et la faim ne soient pas compatibles. Les victimes sont les pauvres, incapables de se procurer les produits alimentaires qui existent - de sorte que la faim, dans de nombreuses parties du monde, n'est qu'un symptôme du problème plus fondamental de la pauvreté. Il est exact qu'un plus grand nombre d'hommes qu'en 1968 (notre année de référence) disposent aujourd'hui d'une alimentation convenable; néanmoins, en chiffres absolus, la faim continue de gagner. La coexistence de la pléthore et de la famine semble intolérable, et cause autant de problèmes aux pays excédentaires qu'aux pays en déficit. Dans les premiers, des difficultés formidables découlent de l'existence des surplus et de la nécessité de subventionner les agriculteurs. Les réserves alimentaires disponibles à l'exportation les plus importantes se trouvent en Amérique du Nord, et le sort des pays déficitaires dépend du niveau de ses récoltes. Si l'on extrapole les tendances actuelles de la production, les principales zones déficitaires, à la fin de siècle, se trouveront au MoyenOrient et en Afrique du Nord, ainsi qu'en Afrique noire, où l'on prévoit un manque de 60 millions de tonnes de céréales par an. Mais les tendances actuelles se maintiendront-elles? La sécheresse de 1988 a ébranlé tout le système alimentaire mondial. Aux États-Unis, cette sécheresse fut la plus grave qu'on ait connue: pour la première fois, la production de céréales y a été inférieure à la consommation. La récolte a diminué de 31 p. 100 aux ÉtatsUnis et de 27 p. 100 au Canada. Le déficit fut comblé en puisant dans les stocks accumulés, sans que fussent dénoncés pour autant les contrats de fourniture conclus avec la centaine de pays qui dépendent des exportations américaines. Le résultat fut une chute dramatique des réserves alimentaires mondiales. La question est de savoir ce qui se passerait si de pareilles sécheresses revenaient fréquemment. Il serait prématuré d'affirmer que celle de 1988 qui a affecté aussi d'autres parties du monde - doit être attribué au réchauffement de l'atmosphère, mais elle nous avertit clairement que la sécurité alimentaire est vulnérable aux changements climatiques.
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Jusqu'en 1950 environ, l'accroissement de la production agricole venait pour l'essentiel de l'extension des terres cultivées. Par la suite, il a été obtenu par un usage massif des engrais chimiques. Ainsi, l'agriculture ne dépend plus seulement du flux de l'énergie solaire, mais repose en grande partie sur l'usage de combustibles fossiles - qui sont de l'énergie solaire stockée depuis des siècles innombrables. Il faut environ une tonne de pétrole, ou l'équivalent en gaz naturel, pour fabriquer une tonne d'engrais azotés. Le pétrole n'est pas moins indispensable à la fabrication des désherbants et des pesticides largement employés par l'agriculture moderne, ainsi que pour les labours et pour actionner les pompes d'irrigation. Au cours de la période 1950-1986, la consommation moyenne d'engrais par occupant de la planète est passée de 5 à 26 kilos ; dans le même temps, la surface cultivée en céréales tombait de 0,24 à 0,15 hectare par habitant. Cela veut dire, en simplifiant, que l'accroissement notable de la production agricole résulte de la conversion de pétrole en céréales consommables, par l'intermédiaire de la photosynthèse.
Au Mexique, selon des informations fournies par la Fondation Xochicalli, il faut mettre en œuvre 19 000 kilocalories pour déposer finalement dans les assiettes 2 200 calories de nourriture. Autre chiffre: l'énergie totale utilisée au Mexique pour le transport des produits alimentaires est presque égale à celle que consomme le secteur primaire de la production agricole. Qu'une pareille situation puisse être tenue pour positive, voilà qui relève sans aucun doute de l'aberration mentale. Manfred MAx-NEEF dans Le Développement à J'échelle humaine CEPAUR - Fondation Dag Hammarskjold L'agriculture au sens traditionnel n'existe plus guère dans beaucoup de parties du monde. Elle est devenue un secteur de l'industrie, fondée comme les autres secteurs sur l'innovation technique et les méthodes de gestion moderne. De même, l'agriculture, à la fois consommatrice et productrice d'énergie, doit être considérée comme une composante du système énergétique mondial. La raré-
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faction éventuelle du pétrole, la hausse de son prix ou les limites qu'il faudrait fixer à son emploi en raison du réchauffement terrestre contribueraient à paralyser la production agricole et à relever fortement le prix de l'alimentation, d'autant que la population en accroissement continu ne cessera d'exiger davantage de nourriture. Il est certainement souhaitable de réduire l'intensité énergétique de la production agricole, mais il faudra vraiment beaucoup réfléchir avant de soutenir que « l'agriculture biologique» pourrait satisfaire, au moins dans une certaine mesure, les besoins présents et futurs des populations. Autre danger potentiel pour la survie de l'agriculture: la dégradation généralisée et l'érosion des sols. L'érosion est un processus naturel, mais lorsqu'elle excède la formation de nouveaux sols, la fertilité baisse dans tout un pays. On estime que telle est la situation pour quelque 35 p. 100 des terres cultivées dans le monde. Dans les zones affectées par la sécheresse et la surpopulation (humaine ou animale), et dans beaucoup de régions comme le Sahel en Afrique, on a vu ces dernières années les terres cultivables marginales se transformer en parcours de nomadisation arides, puis en désert. Dans le « grenier» de l'Amérique du Nord, des terres inadaptées ont été mises de force en production, des sols fertiles poussés à l'épuisement pour répondre à une demande extérieure toujours plus grande. D'énormes quantités de sols fertiles sont entraînées par les pluies dans les réseaux fluviaux. Les pratiques de l'agriculture intensive, celles de la révolution verte par exemple, en Inde et au Mexique, exigent beaucoup plus d'eau que les méthodes traditionnelles. Résultat: en beaucoup d'endroits, le niveau des nappes phréatiques baisse, et l'on doute que ces pratiques puissent être poursuivies durablement. Le développement de l'irrigation a donné lui aussi des résultats spectaculaires en beaucoup d'endroits, grâce à une consommation d'eau fortement accrue. Mais il a souvent provoqué une salinisation des sols, et la disparition de leur fertilité. Et ce n'est là qu'un aspect de la crise qui menace les disponibilités en eau. La consommation domestique s'accroît rapidement, en liaison avec la croissance économique. De nombreuses techniques industrielles exigent aussi d'énormes quantités d'eau. L'expansion des villes, spécialement dans les régions arides, où la nature n'avait pas prévu la présence de vastes populations urbaines, pose des problèmes aigus de fourniture d'eau. Enfin, il importe de signaler le danger menaçant de
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contamination des eaux souterraines par des déchets toxiques ou radioactifs. A signaler aussi particulièrement certains désordres provoqués par la pénétration des styles de vie et des habitudes de consommation occidentaux dans les pays en développement. En beaucoup d'endroits, notamment dans les villes africaines, les mœurs alimentaires se sont transformés, en raison de la présence d'aliments importés à bas prix ou distribués à titre de secours. Ainsi, le pain est devenu populaire dans des zones inadaptées à la culture du blé, et le riz connaît un grand succès alors que sa culture demande beaucoup d'eau. Cette tendance est pleine de menaces pour les cultures agricoles traditionnelles et détourne les paysans d'en augmenter la production. Les cultures de plantation héritées de l'époque coloniale sont utiles pour procurer des devises, mais il est évidemment peu raisonnable de les pousser trop loin dans des pays qui ne couvrent pas leurs propres besoins alimentaires. Tel est notamment le cas lorsque l'on consacre de grandes surfaces à la culture du fourrage pour nourrir le bétail que l'Occident affecte finalement à la fabrication... d'aliments pour chiens et chats.
Le coup de bélier de la population A plus long terme, l'avenir de la planète et son harmonie sont inextricablement liés aux conséquences du changement démographique. Les pays industrialisés, avec leurs populations vieillissantes, avec l'automatisation et le progrès considérable de la productivité qui s'ensuivra, devraient maintenir peu ou prou leur niveau de vie en employant moins de main-d'œuvre. Toutefois, l'augmentation sensible du nombre de personnes âgées imposera un lourd fardeau aux caisses de retraite et d'assurance-maladie. Certains de ces pays recourent maintenant à des politiques natalistes, mais, jusqu'à présent, sans grand succès. Dans ces pays la réduction des effectifs scolaires et l'extension des services sociaux et de santé pour les vieux (compensée en partie seulement par la réduction des dépenses de santé des enfants) nécessiteront d'importants ajustements structurels. Le pourcentage de la population relevant du système éducatif formel sera plus faible, mais il y aura beaucoup à faire pour améliorer la qualité de celui-ci et pour l'approfondir; dans la société postindustrielle, le succès dépendra essentiellement du niveau du développement des res-
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sources humaines. Il faudra trouver des règles souples et sélectives pour la mise à la retraite, afin que les travailleurs âgés puissent continuer, par leurs connaissances, à fournir une contribution significative à la société. Quant au problème de l'équilibre des générations, il résulte de la planification familiale et peut être considéré comme un signe de son succès. C'est un phénomène temporaire, qui peut être planifié à l'avance. En Suède, où il a été identifié pour la première fois, l'équilibre est désormais atteint. Dans les pays moins développés, les problèmes se situent tout à l'opposé. Dans la plupart des cas, la croissance économique et l'élimination de la pauvreté devront être leur objectif principal; cela implique un type de croissance qui respecte les cultures traditionnelles, qui soit édifié sur elles, plutôt que sur une imitation servile de la croissance matérialiste du Nord provoquant inévitablement le même malaise dont souffrent aujourd'hui les pays industrialisés. Mais la croissance trop rapide de la population risque d'opposer un obstacle fatal au développement. Déjà, dans de nombreux cas, les plans de développement se sont révélés irréalistes parce qu'ils ne prenaient pas assez en compte le facteur population. Plus préoccupante, cependant, à notre avis, est la progression des disparités démographiques entre le Nord et le Sud. Au milieu du siècle prochain, les habitants des pays actuellement industrialisés représenteront nettement moins de 20 p. 100 de la population mondiale. Peut-on envisager comme un avenir possible un monde abritant un ghetto de nations riches, équipées d'armements perfectionnés pour se protéger des masses affamées, incultes, sans emplois, exaspérées, guettant au-dehors? Un pareil scénario n'est que la projection des tendances actuelles, mais il est improbable. Des événements actuellement imprévisibles vont sûrement intervenir. D'ici là, d'ailleurs, plusieurs parmi les pays les moins développés posséderont sans aucun doute leur propre armement nucléaire. Le plus vraisemblable, c'est que la pression démographique, les événements de l'histoire, la tyrannie et l'oppression auront donné naissance à des vagues d'émigration en direction du nord et de l'ouest qu'il sera impossible de contenir. Nos descendants assisteront vraisemblablement à des déplacements de peuples d'une ampleur sans précédent. De tels mouvements ont déjà commencé avec les boat people d'Extrême-Orient, les Mexicains franchissant
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clandestinement la frontière des États-Unis, les Asiatiques et les Africains pénétrant en Europe. A la limite, il est facile d'imaginer d'innombrables émigrants, affamés et désespérés, sautant de leurs embarcations sur les rives septentrionales de la Méditerranée. Il faut de même s'attendre à une émigration massive d'Amérique latine vers les Étas-Unis; quant à la surpopulation chinoise, elle pourrait bien trouver un exutoire dans le vide sibérien. Comme on l'a vu plus haut, le relèvement du niveau des mers résultant de l'effet de serre pourrait aggraver fortement la pression, en provenance par exemple du Bangladesh et de l'Égypte. Il est urgent par conséquent d'améliorer la situation économique des pays pauvres, et d'y introduire simultanément des moyens efficaces de contrôle des naissances. Insistons sur le fait que réduire les disparités économiques, favoriser le développement dans un esprit de sagesse et de coopération, ce n'est pas de la part des pays riches une attitude humanitaire mais, bien au contraire, leur intérêt le plus fondamentalement égoïste. Cela est très mal compris de l'opinion dans les pays, et les politiciens ne bougeront pas tant que ce ne le sera pas. Il est clair cependant qu'aucune mesure ne pourra stopper valablement la poussée migratoire. Il pourrait en résulter une montée rapide d'un racisme défensif dans les pays d'accueil, et l'apparition de dictateurs de droite soutenus par les suffrages populaires. A côté de l'aide accrue aux pays pauvres pour leur développement, il n'est donc pas moins important d'amener les populations des pays riches à accepter cette réalité.
La société d'information L'émergence de la société d'information, ou société postindustrielle, est l'un des principaux facteurs de changement dans le monde. Si cet événement est géré avec sagesse, si les problèmes qu'il pose sont traités à temps, il peut améliorer énormément la condition humaine. Nous avons décrit plus haut l'avènement de la microélectronique, et montré comment ses applications pénètrent la vie quotidienne et l'activité industrielle dans tous leurs aspects. Nous allons maintenant traiter des conséquences économiques, sociales et politiques. Les découvertes sur lesquelles repose la société d'information ont été effectuées pour l'essentiel dans les laboratoires scienti-
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fiques et industriels des pays du Nord; il était donc inévitable que les applications révolutionnaires de la microélectronique inondent d'abord les marchés des pays industrialisés. Ce que nous allons dire de leurs conséquences dégage donc un fort parfum «nordiste ». Pour l'instant, l'impact direct sur les pays en développement est bien moins fort. Ces innovations n'en sont pas moins déterminantes aussi pour le développement du Sud, pour le meilleur et pour le pire, comme nous le verrons plus loin. Le développement accéléré de la microélectronique, avec ses circuits intégrés, ses «puces» pouvant contenir un million de composants électroniques s'est effectué principalement aux ÉtatsUnis et au Japon. Dans les premiers, l'essentiel de la recherchedéveloppement s'est fait dans les laboratoires d'entreprises sophistiquées relativement petites (la Silicon Valley), sur contrats du ministère de la Défense et de la NASA. Au Japon, ce fut le résultat d'une stratégie à long terme pleine d'imagination, à laquelle coopéraient les grandes entreprises de construction électrique et le gouvernement. Les Européens y sont venus plus tardivement et font de grands efforts - qui risquent d'être insuffisants - pour rattraper leur retard. Dans ce secteur la concurrence est particulièrement rude. L'avènement de la société postindustrielle ne signifie nullement - soulignons-le pour commencer - que les produits manufacturés, y compris ceux de l'industrie lourde, seront moins nécessaires, comme semblent l'indiquer trop facilement certaines déclarations. Les gens occupés demain au traitement de l'information auront toujours besoin de logements, de couteaux, de fourchettes, d'assiettes et de quelque chose à mettre dedans. Ils se déplaceront peut être moins, une bonne partie du travail sur ordinateur pouvant s'effectuer à la maison. Ils continueront probablement d'apprécier l'indépendance qu'offre l'automobile; mais à supposer que celle-ci se fasse plus rare et plus coûteuse, la demande de transports en commun nécessitera la construction d'autobus, de trains et d'avions. Dans la société d'information, l'industrie continuera de prospérer, mais emploiera une proportion de la population active beaucoup plus faible qu'à l'apogée de l'ère industrielle. La majorité travaillera dans les activités de traitement de l'information et dans les services. Cette tendance est d'ores et déjà bien engagée. Le progrès technique a toujours fortement influencé la nature et
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la vie des sociétés, depuis l'apparition des premiers outils d'os ou de silex. La révolution industrielle a engendré petit à petit le genre de société où nous vivons aujourd'hui, et les techniques de pointe, qui modifient déjà les styles de vie et créent de nouvelles occupations, pourraient bien avoir des effets encore plus grands~ La promesse majeure de la société d'information - grâce à ses innombrables applications dans l'industrie et les services -, c'est l'accroissement de la productivité du travail. Il devrait devenir possible de satisfaire tous les besoins d'un pays - en matière de production industrielle, d'agriculture, de défense, de santé, d'éducation, de bien-être - et de donner à tous un niveau de vie acceptable au prix d'une fraction seulement du travail physiquement nécessaire aujourd'hui. Aucun pays ne saurait échapper à ce progrès, ni ralentir sa marche; cela voudrait dire non seulement renoncer aux avantages qu'il apporte, mais risquer de reculer dans la compétition commerciale internationale. Mais les dimensions, la profondeur, les imprévisibles conséquences sociales de ces perspectives sont telles qu'il faut regarder bien au-delà de la présente décennie si l'on veut être sûr d'en tirer le bénéfice maximal sur le plan humain. Si on ne le fait pas, si les progrès sont gérés uniquement en vue d'avantages à moyen terme et d'étroits intérêts particuliers, il y aura des crises. Lorsque les crises deviendront aiguës, les gouvernements essaieront d'en pallier les conséquences sociales et autres par des ajustements marginaux apportés aux modèles sociaux existants et aux politiques en cours. Ce serait une conduite irresponsable que d'abandonner de tels développements, si fondamentaux pour le bien des sociétés, au jeu des forces du marché et de leurs réflexes à courte vue. Au point où nous en sommes, il n'est pas possible de prévoir avec quelque clarté les conséquences de ces innovations, mais certaines pistes se dégagent déjà. Dans la société d'information, l'interdépendance entre les individus et entre les États se renforcera, à cause de la disponibilité immédiate des informations. Cela mènera les institutions et les sociétés à une complexité plus grande. Cela pourrait améliorer les pouvoirs des décideurs, mais aussi bien, servir les desseins de leaders sans scrupule cherchant à consolider leur puissance. Pour des dictateurs et des sociétés du genre « Big Brother », l'électronique sera un moyen de contrôler les activités de chacun bien plus efficace que des myriades de policiers.
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Le progrès technique tend à accroître la vulnérabilité des sociétés, et la multiplication des dispositifs électroniques encore plus. Centrales électriques, raffineries de pétrole, réacteurs nucléaires, centres de communications, banques de données sont tous pourvus d'un centre nerveux assez facilement accessible aux saboteurs et aux terroristes -lesquels, d'ailleurs, se dotent aussi d'outils sophistiqués d'autant plus dangereux. On a déjà vu à quelle vitesse un « virus» informatique peut se propager dans les grands systèmes, et on sait qu'un saboteur électronique peut s'introduire dans le réseau bancaire international et le désorganiser totalement et sans remède. Quant aux conséquences sociales et psychologiques en profondeur de la société d'information, elles sont encore plus difficiles à distinguer. Dans une culture fortement axée sur la technique, il y aura toujours une dichotomie entre ceux qui comprennent comment ça marche et ceux qui se contentent d'appuyer sur les boutons. Naturellement, il n'est pas nécessaire de comprendre l'électronique théorique pour prendre plaisir à regarder la télévision. Mais lorsque le microprocesseur aura tout envahi, et que presque tous les outils et objets de la vie courante seront devenus autant de « boîtes noires », le savoir-faire raffiné de ceux qui inventent et qui créent les logiciels dépassera totalement la compréhension de la plupart des gens. On pourrait se trouver alors en présence d'une coupure radicale entre un petit nombre qui sait, et un grand nombre qui ne sait pas. L'émergence d'un clergé de savants, de spécialistes et de technocrates n'est guère souhaitable, et toute réforme de l'éducation doit y veiller. Venons-en à la controverse qui domine tout débat sur la société d'information, à savoir le problème de l'emploi 1. Le plein-emploi est encore considéré comme un objectif économique et social majeur, mais lorsqu'on en parle il est rare qu'on donne suffisamment de poids aux facteurs automatisation et progrès technique. Il y a ceux qui soutiennent que le raz de marée des techniques de l'information, et l'automatisation qu'il rend possible, suivra la tradition des précédentes vagues d'innovation en créant de nouveaux produits, de nouvelles activités, de nouveaux marchés, et donc engendrera de la croissance économique. Cela fournirait des emplois de conversion aux travailleurs licenciés par les industries 1. Voir Schaff et Friedrichs, Microelectronics and Society: for better or for worse (Pergamon, 1982).
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dont les effectifs s'amenuisent. D'autres croient que la situation présente est par nature différente des précédentes révolutions techniques, et que nous allons probablement voir une croissance économique qui se passe pratiquement de créer de l'emploi. Cette question ne doit pas être considérée seulement sous l'angle de l'éventuel sous-emploi, mais aussi comme un facteur du malaise général des sociétés. Dans les pays industrialisés, beaucoup de gens n'éprouvent guère de satisfactions dans leur travail, même s'ils ont été affranchis des duretés de la lutte pour la vie par les bienfaits de l'État-providence. Ces personnes s'abandonnent souvent au sentiment d'être inutiles - inutiles à la société et inutiles à elles-mêmes. La dignité, la personnalité, le projet sont des besoins fondamentaux, qui ne sont pas aisément satisfaits dans le milieu industriel urbain et le seraient encore moins avec un chômage structurel encore plus massif. Il est évident que l'automatisation généralisée ne pourra que provoquer dans les industries manufacturières des excédents de main-d'œuvre, notamment d'ouvriers non qualifiés. Il est non moins clair que, à mesure que se répandent les nouvelles techniques, de nouvelles activités apparaîtront, .et qu'elles fourniront de nouveaux emplois dont beaucoup requerront de nouvelles aptitudes. Comment s'équilibreront ces deux tendances, telle est la question. Sur une longue période, il paraît certain qu'un appareil de production efficace aura besoin de beaucoup moins de travail, à moins que ne s'ouvrent de nouveaux marchés. Or, pour la plupart des biens, les marchés du monde riche approchent de la saturation; de sorte qu'on ne saurait s'attendre à une nouvelle vague d'expansion, à moins que ne s'ouvrent dans les pays en développement des marchés de masse pour les biens de consommation et d'équipement. Malheureusement, cela paraît improbable dans le futur proche. Certains pensent que des licenciements massifs dans l'industrie seraient épongés par l'expansion du secteur des services. Ici, on pense par analogie avec le déclin depuis deux siècles de la population active occupée dans l'agriculture, dont le pourcentage est tombé à 4 p. 100 du total, pas plus, dans les pays avancés. C'est la mécanisation qui a permis de diminuer à ce point les effectifs employés à la terre. L'exode rural n'a pas provoqué de chômage parce que le secteur industriel, en pleine croissance, a absorbé l'excédent de population des campagnes. Mais les analogies histo-
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riques peuvent être trompeuses lorsque les circonstances ne sont pas exactement parallèles, et c'est bien le cas dans l'actuelle période de transition, parce que les deux secteurs, industries et services, s'automatisent en même temps. Il est totalement improbable que la main-d'œuvre libérée dans l'industrie à mesure des progrès de l'automatisation puisse continuer d'être absorbée par le secteur des services, comme c'est le cas aujourd'hui. Il faut s'attendre plutôt, à mesure qu'évoluera la société d'information, à voir se combiner les fonctions production et services, y compris au niveau des occupations futures de l'individu moyen. Les concepts d'« emploi, chômage, sous-emploi, loisirs» sont chargés de valeurs morales et historiques (la work ethic), certains de ces mots ayant une connotation péjorative. Si l'industrie n'a plus besoin de gros effectifs, ce n'est pas à cause de crises cycliques, mais parce que la société réclame - et que la technique permet - une productivité très élevée du travail. Dans ces conditions, ces valeurs, et les mots qui les désignent, perdent leur sens traditionnel. Nous faisons l'hypothèse qu'à l'avenir l'individu sera moins préoccupé par le chômage tel que nous l'avons entendu jusqu'à présent (non-travail) mais voudra surtout avoir une occupation, au sens large du terme. Cette occupation comprendra à coup sûr le temps consacré à satisfaire les besoins économiques de la société et pour lequel on reçoit un salaire, mais aussi des activités volontaires visant à l'épanouissement personnel. Le mot « occupation» devra être ainsi pris dans un sens plus large, l'emploi productif ou intellectuel au sens traditionnel n'en constituant qu'une partie. Celui-ci représentera une part de plus en plus courte de la vie (scolarité plus longue, horaires plus courts, retraite plus jeune, congés de formation et de recyclage), à côté d'une ou plusieurs occupations subsidiaires - artisanales, éducatives, sociales, artistiques, sportives -, sans parler du loisir pur et simple. Cette évolution ne se réalisera pas spontanément. Si des milliers de gens, notamment les jeunes, se trouvent sans travail, sans rien d'autre qu'un loisir apparemment sans bornes, c'est la frustration qui les guettera. Leurs temps creux seront comblés, au mieux, par la télévision et le football; plus souvent, «la pollution du loisir» s'exprimera par l'alcoolisme, la drogue, le vandalisme et la délinquance. L'autre façon d'aborder le problème ne peut naître que d'un acte de volonté de la société elle-même, et impliquera de grands changements dans le système éducatif et la répartition de la richesse.
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Le scénario ci-dessus n'est pas aussi improbable ou aussi révolutionnaire qu'on pourrait le croire à première vue. Si l'automatisation, à l'usine et au bureau, crée effectivement des problèmes de chômage insolubles, et si les syndicats reconnaissent qu'ils ne peuvent rejeter les progrès de l'automatisation face à la concurrence internationale, alors il y aura une négociation, qui aboutira à une répartition équitable du travail, par réduction de sa durée hebdomadaire ou par d'autres moyens. Lorsque tout le monde travaillera moins, il faudra bien prendre des mesures pour procurer aux gens, sur la base du volontariat, des occupations socialement souhaitables. L'allongement constant du temps libre se fera dans la créativité et la satisfaction, et la société d'information se transformera en une ~ société d'occupations». Ainsi, le monde industrialisé pourrait entrer dans l'âge d'or où les machines travailleraient pour nous, au lieu de nous dominer. Cette vision idyllique de ce qui pourrait se passer dans le Nord est bien loin de se réaliser dans le Sud. Les pays en développement, c'est vrai, commencent à bénéficier des premières applications de la microélectronique. Les communications électroniques, satellites y compris, connectent déjà les principales villes de ces pays avec celles des pays industrialisés, même si leurs réseaux de communication interne sont encore rudimentaires, en raison du manque de moyens. De même, les ordinateurs commencent à s'implanter, non seulement en tant qu'éléments des réseaux mondiaux (pour les réservations aériennes par exemple), mais aussi dans les services de l'État et les entreprises. Les techniques de pointe, toutefois, si elles commencent à se montrer dans les diverses activités de pays comme l'Inde, le Brésil ou le Mexique, n'existent guère dans les pays les plus pauvres. C'est là un exemple classique du fait que l'innovation technique favorise inévitablement les pays déjà en bonne voie, au détriment - relatif - des moins avancés. En l'absence d'une infrastructure industrielle solide et d'une culture scientifique et technique, la pénétration des techniques de pointe est forcément très lente. Certains ont soutenu que le Sud pourrait accélérer son développement en franchissant à ~ saute-mouton» l'étape traditionnelle de l'industrialisation, grâce au raz de marée informatique. Si certains pays peuvent envisager cette solution faute de ressources, pour d'autres ce n'est guère réaliste. Dans ces pays règnent le chô-
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mage et le sous-emploi. Les techniques de pointe n'emploient guère de main-d'œuvre et y créeraient peu d'emploi; en outre, elles demandent beaucoup de capitaux, et le capital est rare dans le Sud. Pis: comme ces techniques sont entre les mains des grandes firmes du Nord, ce schéma enracinerait un néocolonialisme technique. Néanmoins, il faut vivement encourager les accords de partenariat entre pays industrialisés et pays en développement, pour s'assurer que ces derniers ne se fourvoient pas dans l'édification d'économies dépassées et non concurrentielles. Les problèmes d'environnement, d'énergie, de population, de ressources alimentaires et de développement constituent un complexe inextricable, au sein de la problématique qui pèse de ses incertitudes sur l'avenir de l'homme. Parce que leurs interactions sont fortes, il ne serait guère sensé d'attaquer ces divers problèmes séparément. Mais la nation-État n'est pas capable de faire autrement. Il est donc nécessaire de les attaquer tous ensemble dans une stratégie planétaire coordonnée. Le succès ou l'échec de la première révolution mondiale dépendent essentiellement de cela. Les conflits des prochaines années vont naître de ce complexe de questions. Quelques-uns ont déjà été mentionnés. Nous n'ajouterons qu'un exemple, qui est lié à la rareté croissante de l'eau. Certains représentants du programme des Nations unies pour l'Environnement (UNEP) estiment qu'il faut s'attendre à des tensions entre nations sur l'usage de l'eau, cela pour quelque dix-huit fleuves différents. Un cas brûlant est celui de la domination turque sur les eaux de l'Euphrate, dont toute la Syrie et une partie de l'Irak sont dépendants. Un conflit portant sur les eaux pourrait très facilement envenimer encore la situation au Moyen-Orient. Séparément, ces questions font l'objet un peu partout d'intenses discussions. Les conférences sur le réchauffement et les problèmes d'environnement en général sont fréquentes. Les chefs d'État parlent entre eux des atteintes à la couche d'ozone et de l'effet de serre, mais pour l'instant aucun dirigeant politique n'a eu le courage d'en mentionner les conséquences ultimes, pas plus qu'on n'a entendu reconnaître l'interaction de ces problèmes entre eux et la nécessité de les attaquer tous ensemble. L'action politique, selon toute vraisemblance, ne pourra naître que des exigences légitimes et de l'angoisse d'une opinion informée.
3 L'ÉCONOMIE MONDIALE EST MAL GÉRÉE
Parmi les grands sujets de préoccupations, les changements rapides que subit l'économie mondiale méritent une attention particulière. Ce chapitre se propose d'apporter un aperçu concis et sélectif sur les grands problèmes qui l'affectent aujourd'hui, en focalisant l'attention sur les pays ou groupes de pays clés: ÉtatsUnis, Japon, Communauté européenne, pays en développement, Europe centrale et orientale.
L'économie américaine
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Selon l'importance relative que l'on donne aux différents aspects d'une situation complexe, on peut concevoir des opinions radicalement différentes sur l'état de l'économie américaine. Cela explique, au moins en partie, pourquoi il a été si difficile au gouvernement de passer à l'action, même sur les problèmes généralement reconnus comme sérieux, le déficit budgétaire par exemple. A première vue, les données positives ne manquent pas: l'économie américaine connaît depuis sept ans une croissance régulière, dont le rythme, aujourd'hui, se chiffre à 2,9 p. 100 par an. Des millions d'emplois ont été créés; le chômage (5,2 p. 100) et l'inflation (4,5 p. 100) restent faibles. Le PNB par habitant se situe aux environs de 20 000 dollars, et l'économie tourne pratiquement à 1. Les chiffres concernant les États-Unis et le Japon proviennent des statistiques officielles pour 1990.
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pleine capacité, à un niveau de 4 130 milliards de dollars par an. D'un point de vue électoral, la situation est presque idéale. Et pourtant, beaucoup de gens dans le monde - et beaucoup aux Etats-Unis même - s'inquiètent de la façon dont ces résultats ont été obtenus, et dont ils pourraient être maintenus. Dans notre optique, ces préoccupations tournent autour de quatre grands sujets: #
L'ENDETTEMENT INTÉRIEUR. Malgré des efforts répétés et les engagements pris envers les autres pays, le déficit budgétaire se maintient aux environs de 140 milliards de dollars par an. En cumul, la dette nationale atteint presque 3 000 milliards de dollars, contre 900 millions en 1981. Les intérêts de cette dette représentent maintenant une charge majeure pour le budget, affectée évidemment par les variations des taux d'intérêt. Parallèlement à celui de l'État, l'endettement a grossi dans d'autres secteurs de l'économie: les ménages, les entreprises et les banques. Rapportées au Produit national brut, les dettes des entreprises se situent 30 p . 100 plus haut que la normale, et les banques sont fragilisées par les leveraged buyouts (rachats d'entreprises) et par leurs prêts aux pays pauvres. L'ENDETTEMENT EXTÉRIEUR. En quelques années les États-Unis ont cessé d'être le premier pays créditeur du monde, pour en devenir le plus grand débiteur. Le déficit de la balance des comptes se situe aux environs de 120 milliards de dollars par an; la dette extérieure cumulée dépasse 500 milliards de dollars et s'accroît régulièrement. Le FMI prévoit que le déficit de la balance des comptes va encore grossir l'année prochaine, jusqu'à 140 milliards de dollars; la valeur du dollar a baissé ces dernières années, et le déficit extérieur, joint au déficit budgétaire interne, n'y est pas pour rien. Les États-Unis règlent leur dette extérieure en dollars américains, ce qui signifie, en fait, qu'ils obligent leurs créanciers à accepter une monnaie qui s'affaiblit constamment. Cela peut être bon pour les exportations américaines, mais c'est dommageable pour les détenteurs de dollars, et aussi pour les pays dont les recettes commerciales proviennent en grande partie d'exportations de biens et de services vers les États-Unis. Enfin, pour la première fois depuis 1958, les échanges de services ont accusé un déficit au deuxième trimestre 1988, en raison des sorties de capitaux afférents au service de la dette internationale.
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Bien sûr, les déséquilibres sont une donnée banale de la vie économique internationale. Mais les dimensions et le taux de croissance du déficit courant des États-Unis sont sans précédent. Il ne se redressera pas sans un profond réaménagement de l'économie américaine, d'abord pour le réduire, ensuite pour créer les excédents nécessaires afin de servir la dette extérieure accumulée, qui pourrait finir par dépasser mille milliards de dollars. Le déficit commercial est déjà un très sérieux problème en soi, mais il importe de voir qu'il est aussi le symptôme d'autres problèmes. Sa cause première fait l'objet de vifs débats. On a pensé quelque temps qu'il résultait principalement d'une trop grande appréciation du dollar. Après l'accord du Plaza et la baisse du dollar, cependant, on en vint à considérer comme la cause principale l' «irrégularité du terrain de jeu », autrement dit les pratiques commerciales déloyales des partenaires des États-Unis, les Japonais en particulier. De plus en plus, on reconnaît maintenant que le déficit commercial résulte avant tout des excès de la consommation aux États-Unis, financés par des emprunts à l'extérieur, et du déclin de la compétitivité américaine. L'~DUCATION ET LES INFRASTRUCTURES SOCIALES ET MAT~RIELLES. De plus en plus, les Américains réalisent que la croissance économique qui les rend si contents d'eux s'accompagne d'une accumulation de sérieux problèmes sociaux et matériels. Outre la question de la drogue, qui vient en tête des soucis de l'opinion publique, il reste beaucoup à faire sur d'autres points laissés de côté. Voici notamment ceux qui devront retenir l'attention - et obtenir des crédits - en temps utile: l'amélioration du système éducatif afin de répondre aux besoins d'une économie concurrentielle; les problèmes de la pauvreté urbaine et les tensions raciales; le système de santé; le délabrement des infrastructures matérielles; les problèmes d'environnement (déchets toxiques et nucléaires); etc.
LE PIÈGE MILITAIRE. Les dépenses militaires sont une des composantes majeures de l'équilibre budgétaire, soit 300 milliards de dollars par an, ou 7 p. 100 du PNB. Une grande partie de ces dépenses est destinée à soutenir les objectifs stratégiques des États-Unis et de leurs alliés dans le monde. Maintenant que les États-Unis rencontrent des difficultés économiques, et luttent de front, commercialement, avec les pays dont ils assurent la sécurité, trois grandes questions se posent.
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Premièrement, les États-Unis peuvent-ils se permettre d'affecter des ressources financières et humaines aussi énormes à leur propre sécurité militaire, au moment où des problèmes économioques et sociaux pressants pèsent sur leur avenir? Deuxièmement, pourquoi les États-Unis continuent-ils à user leurs ressources pour renforcer la sécurité de l'Europe occidentale et du Japon (qui ne consacre à sa défense qu'à peine plus de 1 p. 100 de son PNB), maintenant que ceux-ci sont capables de supporter par eux-mêmes des budgets militaires plus substantiels? Troisièmement, l'affrontement, vieux de quarante ans, avec l'URSS est pratiquement terminé. N'est-ce pas l'occasion de réduire les dépenses militaires, et d'affecter les ressources ainsi dégagées au renforcement de la compétitivité économique et à la solution des problèmes sociaux et d'environnement accumulés aux États-Unis? Il n'est pas facile de donner une réponse à ces questions. Elles montrent à quel point les problèmes de l'économie et de la sécurité nationale sont interdépendants. Un débat important est en cours, notamment depuis la guerre du Golfe, sur une question centrale et sous-jacente - à savoir en quoi consiste exactement la sécurité des États-Unis dans le monde moderne. Ce n'est plus simplement une question de puissance militaire; il faut aussi qu'elle tienne compte de la nécessité de maintenir la force économique et technique du pays, son influence politique dans le monde, la qualité de ses rapports avec ses alliés. A plus long terme, les considérations mondiales relatives à l'énergie, à l'environnement, à la population et au développement sont aussi à prendre en compte pour une véritable sécurité des États-Unis. Ainsi l'économie la plus puissante et la plus riche du monde connaît aujourd'hui de sérieux problèmes, avec la perspective inéluctable de devoir prélever bien plus sur ses ressources à l'avenir. A défaut d'une nouvelle politique, les déficits vont rester élevés, et la dette s'accroître. S'il en est ainsi, le commerce mondial et le système monétaire dont dépend la croissance tomberont sous la menace du protectionnisme, de la guerre commerciale, de l'instabilité des taux de change et de la baisse de confiance. Il deviendra de plus en plus difficile pour les États-Unis de mobiliser des ressources, même pour des objectifs prioritaires tels que la lutte contre la drogue, l'amélioration du système éducatif ou le soutien à la recherche, au développement et à l'investissement. Dans ce cas, il ne serait pas remédié aux causes originelles des problèmes.
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Quoi que les nations puissent proposer demain pour la gestion de l'économie mondiale, une condition préalable sera de corriger les déficits - intérieur et extérieur - que connaît aujourd'hui l'économie américaine. Sinon, il subsistera en permanence une source d'instabilité et de tension, et un risque pour le système monétaire et les échanges mondiaux. En outre, cela briderait les possibilités des États-Unis sur la scène mondiale, à un moment où leur engagement total sera très nécessaire.
L'économie japonaise Dans le palmarès mondial des économies, l'événement le plus marquant de ces dernières années a été l'émergence du Japon comme superpuissance économique. L'ampleur et la rapidité de ce changement sont telles qu'il est difficile de les apprécier. Quelques chiffres permettent de les éclairer. Entre 1985 et 1987, l'actif du Japon comme nation a grimpé de 19 600 milliards de dollars (américains) à 43 700 milliards. Pendant cette même période de trois ans, l'actif des États-Unis au niveau mondial passait de 30 600 milliards de dollars à 36 200 milliards. D'après l'OCDE, l'excédent commercial japonais serait de 38 milliards de dollars en 1990, 37 milliards en 1991 et 36 milliards en 1992. En comparaison, le déficit américain devrait être ramené de 110 milliards de dollars en 1989 à 60 milliards en 1992. Les avoirs du Japon à l'étranger pourraient atteindre 1 000 milliards de dollars vers le milieu des années 90. La Banque du Japon dispose maintenant des réserves les plus importantes du monde (environ 80 milliards de dollars). On estime qu'entre janvier 1986 et juin 1987 la Banque du Japon, en tant que participant au système économique mondial, a dépensé 57 milliards de dollars pour contenir la chute de la monnaie américaine. En outre, le Japon est maintenant le principal donateur de crédits d'aide au développement (10 milliards de dollars par an) et le deuxième bailleur de fonds des institutions internationales telles que la Banque mondiale et le FMI. Le Japon souscrit une grande partie - environ 10 milliards de dollars par mois - des bons émis par le Trésor américain pour financer son déficit budgétaire. De plus, les entreprises japonaises investissent aux États-Unis - voir, récemment, l'achat par Sony de Columbia Pictures Entertainment, pour une somme de 3,4 milliards de dollars. En 1988, les capitalistes japonais ont acquis aux
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États-Unis pour 16,5 milliards de dollars d'actifs immobiliers, et pour près de 13 milliards de dollars d'entreprises diverses. En tout, 19 p. 100 environ des capitaux investis aux États-Unis en 1987 provenaient du Japon. Les taux d'intérêt à long terme ont connu une forte hausse au Japon, passant de 4,8 p. 100 en 1988 à 7,9 p. 100 (prévus) en 1991 et 1992, alors qu'aux États-Unis ils restaient à peu près stables, aux environs de 8,7 p. 100, et sont maintenus plus faibles, en termes réels, qu'au Japon. Une des raisons, c'est la volonté de la Banque du Japon de freiner la hausse sauvage des valeurs mobilières, qui favorisait l'expansion des prêts bancaires. Le Japon a constamment soutenu la recherche-développement, principalement dans les industries civiles. La part du PNB affectée à la Recherche-Développement a presque doublé en dix ans, passant de 2 p. 100 en 1980 à environ 3,5 p. 100 aujourd'hui. Exemple de vitalité technique: le Japon met en service chaque année autant de robots industriels que le reste du monde dans son ensemble. Le système politique et économique japonais a démontré deux fois sa capacité à définir très vite de nouveaux objectifs et à réorienter toute son économie: la première fois en riposte au choc pétrolier de 1973; plus récemment en s'efforçant, sous la pression de ses partenaires, d'accroître sa consommation intérieure afin de réduire ses excédents commerciaux. Cette aptitude à réaliser le consensus et à négocier les virages représente pour le Japon un capital énorme, parce qu'il lui permet de coller à l'évolution accélérée de l'économie internationale. Institutions financières, entreprises, syndicats, système éducatif et scientifique, gouvernement lui-même, tous sont capables, semblet-il, d'unir leurs efforts au soutien des grands objectifs nationaux. Cette faculté d'adaptation, jointe aux immenses ressources financières dont il dispose, à un système de recherche-développement dynamique et à la qualité de son système éducatif devraient assurer au Japon, dans les années à venir, un élan économique encore plus fort. Néanmoins, malgré cette force fantastique, il y a quelques sujets de préoccupation: la fragilité des relations commerciales extérieures - la structure de la population japonaise, qui comptera en 2020 environ 24 p. 100 de personnes de plus de soixantecinq ans -, une lente dérive des comportements au travail, et des attentes nouvelles en matière de qualité de la vie quotidienne, spé-
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cialement parmi les jeunes générations. Ces tendances vont peser progressivement sur le dynamisme de l'économie japonaise, sans paraître toutefois menacer gravement sa performance d'ensemble. Dans les domaines de la monnaie, du commerce, de la dette et du développement, ainsi que dans les relations avec ses partenaires commerciaux, les attitudes, les politiques et les procédures traditionnelles du Japon devront être adaptées si celui-ci veut se tenir à la hauteur de ses nouvelles responsabilités de grande puissance internationale.
La Communauté européenne Au début des années 80, alors que les économies américaine et japonaise jouissaient d'une solide expansion, il était de bon ton de parler de l' « Eurosclérose » qui affligeait le continent européen chômage important et croissance faible. Mais la situation a spectaculairement changé ces dernières années, pour trois raisons principales. Premièrement, les progrès des échanges internationaux, favorisés par l'expansion américaine, n'ont pas manqué de stimuler les économies européennes. Deuxièmement, les politiques économiques internes adoptées dans la plupart des pays européens les ont aidés à améliorer leurs performances. Et troisièmement, la décision d'achever le Marché européen unique, en 1993 espèret-on, provoque déjà dans toute l'Europe un élan économique et psychologique notable. Aujourd'hui, ce sont les Européens qui sont contents d'eux. Ils sont engagés dans une « perestroïka européenne» aux visées lointaines, processus qui se déploie vite et qui aurait semblé inconcevable il y a seulement quelques années. Comment cela s'est-il produit, et à quelles conséquences faut-il s'attendre? La cause la plus importante, sans doute, a été le sentiment que l'Europe, si elle ne prenait pas une initiative décisive pour améliorer ses performances économiques et techniques, était condamnée à se voir dépassée non seulement par les États-Unis, mais aussi, et surtout, par le Japon. L'Europe est maintenant en route vers un Marché unifié de plus de 320 millions de personnes, dans lequel les mouvements de capitaux, de main-d'œuvre, de biens et de services seront relativement
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libres. Ce processus est déjà bien engagé, et la plupart des grandes entreprises et des banques ont pris position afin de tirer parti de la situation nouvelle, par le biais des investissements, des fusions et des OPA. Il Y a eu aussi une vague d'investissements en provenance de pays extérieurs à la CEE, particulièrement du Japon et des États-Unis, désireux d'éviter d'être discriminés en tant qu'étrangers à la Communauté. Ce mouvement vers l'intégration des anciennes nations européennes n'est pas simplement une affaire d'économistes ou de technocrates. C'est un processus fondamental, d'une grande signification politique et historique. A mesure que progressera l'intégration économique, on verra aboutir d'importantes décisions politiques qui modèleront l'avenir de la Communauté, de ses institutions et de ses politiques intérieures et extérieures. Beaucoup de questions, et parmi les plus difficiles, restent néanmoins à trancher, et l'issue finale est loin d'être évidente. Un large accord sur l'union monétaire s'est conclu parmi les douze pays de la Communauté autour de la première phase du plan Delors, visant à l'unification monétaire et économique; la conférence de Madrid lui a fait faire un pas en avant décisif. Royaume-Uni mis à part - au moins provisoirement -, l'accord est fait pour travailler ensemble à l'adoption d'une monnaie unique, et pour rechercher les moyens d'y parvenir. Les changements intervenus dans l'Europe de l'Est sont si profonds et si rapides que les bâtisseurs de la Communauté européenne d'après 1992 ne peuvent les ignorer. En particulier, la réunification de l'Allemagne va modifier profondément la nature de l'Europe, et son rôle dans l'avenir. Le retour de l'économie mondiale à un taux de croissance durablement plus élevé dépendra pour une large part du leadership exercé, des politiques pratiquées, et de la coopération entretenue par les principales puissances économiques, Communauté européenne, Japon et ÉtatsUnis. De nouveaux thèmes de coopération devront être élaborés si l'on veut faire face aux défis mondiaux des prochaines décennies.
Les pays en voie de développement Du point de vue de la gestion économique du monde par les nations, le terme de «pays en voie de développement» n'a pas grande signification pratique. Ce concept très large couvre main-
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tenant un tel éventail de situations nationales qu'il faut préciser davantage. Mieux vaut analyser quelques problèmes clés, afin de tirer au clair les fonctions qu'il faudra demander à l'avenir au système international de remplir. Trois de ces problèmes sont examinés ci-dessous: la dette; la pauvreté et le développement; la participation des pays à l'économie mondiale. Il y a beaucoup d'autres points de vue possibles, mais ces trois-là permettent de s'élever au niveau du fonctionnement futur du monde et de ses exigences. Le problème de la dette ne constitue plus une menace pour le système économique international, compte tenu des provisions faites par les grandes banques, et aussi du fait qu'elles s'abstiennent désormais de prêter aux pays en voie de développement (en réalité le plus gros risque couru actuellement par les banques provient des prêts immobiliers consentis chez elles). Mais la dette reste un problème majeur de politique intérieure pour beaucoup de pays en voie de développement, particulièrement d'Amérique latine et d'Afrique. Les dirigeants occidentaux ont fini ces deux dernières années par reconnaître au sommet qu'il existait un problème de surendettement. D'abord, ils se sont mis d'accord pour alléger la charge de la dette des pays les plus pauvres qui s'efforcent d'améliorer la gestion de leur économie (les conditions dites de Toronto, définies en 1988). Ensuite, ils ont mis en place un plan visant à réduire la charge des plus gros débiteurs, comme le Mexique et le Brésil (le plan Brady). Ce sont là des pas en avant importants, mais il est clair qu'il faut aller plus loin et plus vite, et que cela demandera davantage de ressources que celle qu'on y affecte pour le moment. La croissance globale de l'économie mondiale approchait de 4 p. 100 en 1988, mais celle de l'Amérique latine n'était que de 0,60 p. 100. Cette année-là, la dette de l'Amérique latine a en fait légèrement baissé (de 441 milliards de dollars à 426 milliards), grâce principalement à la conversion d'emprunts en titres de propriété. Mais, dans la seule année se terminant en mars 1989, le service de la dette s'est alourdi de 10 milliards de dollars, simplement parce que les taux d'intérêt internationaux avaient monté de 3 p. 100. La charge annuelle du service de la dette est fonction à la fois des taux d'intérêt et du cours du dollar, deux données qui échappent évidemment au contrôle des pays concernés. Cette situation dangereusement instable et pressante ne paraît
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pas retenir l'attention qu'elle mérite. Si le problème n'est pas traité, pourtant, il pourrait bien saper les perspectives de l'économie mondiale, et cela pour plusieurs raisons. D'abord, un certain nombre de grandes banques américaines, bien qu'elles aient réduit leurs engagements, portent encore un lourd passif (rapporté à leur capital) d'emprunts de pays en voie de développement. Ensuite, depuis 1984, ces pays ont transféré vers les pays développés davantage d'argent sous forme de remboursements qu'il n'en ont reçu sous forme de nouveaux prêts (<< transfert net négatif »). Le total de ces versements nets dépassait 50 milliards de dollars en 1988. Brochant sur le tout, le total des investissements étrangers dans les pays en voie de développement est tombé de 25 milliards de dollars en 1982 à 13 milliards en 1987. Ainsi, à une époque où les pays en voie de développement manquent terriblement de ressources, on constate qu'un flux important de richesses se dirige des pauvres vers les riches. De plus, dans la pratique, les pays développés débiteurs, particulièrement les États-Unis, viennent en concurrence des pays pauvres du monde en voie de développement sur le marché des capitaux. C'est là une injustice et un terrible gaspillage de ressources humaines et économiques. En fait, le brutal déclin des économies de la seule Amérique latine a provoqué aux États-Unis une baisse sensible des exportations et de l'emploi. A lui seul, l'endettement des pays en voie de développement constituerait déjà un risque sérieux - et croissant - pour l'économie et la stabilité politique du monde. Mais le problème de la dette doit être considéré aussi dans le contexte des autres graves déséquilibres commerciaux et financiers entre pays développés. Dans ces conditions, la gestion de l'économie mondiale par les nations apparaît comme étant très insuffisante. Et la perspective, optimiste et rassurante, d'une croissance économique durable comme douteuse. Le développement va faire appel aussi - et à grande échelle - à de nouvelles ressources pour répondre à la demande qu'on voit s'élever concurremment en provenance notamment des pays de l'Est et de ceux qui ont été affectés par la crise du Golfe. Il. est indispensable également que les pays débiteurs puissent conserver l'accès aux marchés du Nord, et même l'élargir. Si le protectionnisme se renforce dans le Nord, cela aggravera fortement le problème de la dette, comme on l'a vu dans le passé. Bref, pour abor-
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der d'une façon viable le problème de la dette et du développement, il faudra une coordination beaucoup plus cohérente des politiques et des institutions compétentes en matière d'investissement et de développement (la Banque mondiale) et de commerce (Commission des Nations unies pour le commerce, GATT). Il Ya là un défi majeur lancé à la communauté mondiale, qui suppose avant tout un effort d'imagination et de coopération de la part des États-Unis, de l'Europe et du Japon. Quelles que soient les répugnances des institutions, les desseins politiques et l'action dans des domaines aussi entremêlés que le sont la finance, la gestion des dettes, l'investissement, le développement, la politique, les ressources humaines, le commerce et l'environnement doivent être menés avec plus de cohérence. Une autre question, plus inquiétante encore, à long terme, que l'endettement, c'est celle de l'explosion démographique, de la pauvreté et du sous-développement croissant dans de nombreux pays du Sud comme le Bangladesh, le Burkina Faso et Haïti. Il est sans doute inévitable que, dans les pays développés, les hommes politiques, les hommes d'affaires, les intellectuels et le grand public se préoccupent avant tout des questions qui affectent leur bien-être immédiat. A ce point de vue, les perspectives de reprise de la croissance dans le monde leur promettent une certaine tranquillité à court terme. Les perspectives que l'on voit à présent s'ouvrir à long terme devant l'économie mondiale - de plus en plus coupée en deux et polarisée entre un faible pourcentage de riches (20 p. 100, peut-être, en 2025) et une énorme proportion de pauvres et de frustrés - paraissent bien lointaines. Mais il n'en est rien. Toutes considérations morales mises à part - considérations qui ne semblent guère inciter à l'action -, deux conséquences concrètes et pénibles risquent de se manifester assez vite. Dans certains pays pauvres, les gouvernements vont bientôt céder à l'intense pression exercée par des populations jeunes, frustrées et de plus en plus concentrées dans les grandes villes. Il n'y a aucune raison de s'attendre à ce qu'ils agissent en conformité avec les normes de bonne conduite formulées essentiellement par les Occidentaux lorsqu'ils posèrent les fondations du système international, il y a quarante ans de cela. Après des dizaines d'années de résolutions des Nations unies, de dialogues et de conférences Nord-Sud avec si peu de résultats positifs, il se pourrait bien qu'ils s'orientent vers des solutions de violence. Qu'une pareille attitude
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puisse être illogique ou coûteuse ne serait d'aucun poids face aux réalités politiques concrètes. L'histoire offre beaucoup d'exemples d'une telle situation. Dans ces conditions, les postulats rassurants concernant les affaires internationales ne tiendraient plus. Au minimum, le délicat réseau du tourisme international, des contrôles sanitaires et policiers, des convenances diplomatiques, des contacts scientifiques et d'affaires, etc., tout cela serait menacé. Au pis, le terrorisme et les guerres - avec les déplacements de populations qu'ils provoquent - se multiplieraient tragiquement, ce qui ne manquerait pas de retenir l'attention du Nord. La pression qu'exerce, dans le monde, la rapide progression de la population sur l'environnement n'est déjà que trop évidente. Mais la solution ne saurait être trouvée dans le seul domaine de l'environnement. D'une façon générale, les problèmes d'environnement ont leur source dans un exemple complexe où se mêlent les besoins des hommes, les pressions économiques, les choix techniques et les intérêts politiques. Pour les résoudre, il faut des connaissances, des ressources, de la sensibilité et le sens de l'engagement. L'opinion a largement pris conscience aujourd'hui que la planète Terre est un système délicat: la destruction de l'environnement dans le Sud menace le Nord, et vice versa. Dans ce domaine de l'environnement, les conditions préalables à une action internationale sont maintenant réunies. Quelle participation à l'économie mondiale? La situation des économies développées, telle que nous l'avons décrite plus haut, montre que, avec les nouvelles techniques, les méthodes de gestion, les politiques étatiques nouvelles, celles-ci disposent d'un énorme potentiel de relance, qu'elles sont grosses d'une nouvelle vague de croissance. Mais, en même temps, la demande de produits des pays en voie de développement de la part de ces puissantes économies va vraisemblablement diminuer, à cause du progrès technique, de l'automatisation et aussi du tassement de leur structure démographique. De plus, le remplacement des produits naturels par des matériaux de synthèse n'a cessé de contracter les marchés de la plupart des matières premières, qui restent la principale ressource d'exportation de nombreux pays en voie de développement. Certains d'entre eux, comme la Corée du Sud, Singapour, la Malaisie, le Brésil, plus récemment le Mexique, qui sont capables
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de soutenir la concurrence, d'attirer les investissements et de jeter les bases d'une économie moderne, pourraient effectivement devenir des participants à part entière du secteur développé de l'économie mondiale. Dans d'autres pays, la partie moderne d'une économie duale pourrait nouer des liens solides avec les économies du Nord, en se déconnectant du reste du pays. En tout cas, la plupart des pays en développement ont grand besoin d'accéder à la technique moderne, et de bénéficier d'une coopération technique et scientifique renforcée. Pour la plupart des pays pauvres, et pour la partie pauvre des économies duales, les chances économiques paraissent limitées. La demande des pays du Nord pour leurs matières premières, vraisemblablement, n'augmentera pas beaucoup; ils sont sans doute incapables d'édifier une plate-forme industrielle significative; l'avantage que leur procure une main-d'œuvre à bon marché se réduira à mesure que l'automatisation réduira la charge de travail dans le Nord; et les promesses de la « révolution du savoir », des techniques de l'information, des ordinateurs, des télécommunications, etc., se révéleront sans doute un mirage, parce que manquent la main-d'œuvre instruite et formée, les systèmes et les infrastructures sur lesquels cette révolution doit s'appuyer. Un autre problème critique est la concurrence qui va s'exercer autour des ressources les plus diverses - et particulièrement l'énergie, l'eau, et l'espace pour vivre - à mesure que la population mondiale va croître et l'environnement se détériorer. Plus cette demande deviendra désespérée, et plus la pression se renforcera en faveur d'une répartition rationnelle de ces ressources, soit par le mécanisme des prix, soit par une répartition d'initiative publique. Cette question va rapidement requérir l'attention au niveau international. Ce sera demain une fonction à assurer nécessairement, tant pour des raisons matérielles que morales. En l'absence d'une stratégie du développement nouvelle et significative, l'économie mondiale pourrait bien se polariser encore davantage, la coupure entre riches et pauvres s'élargir. Aujourd'hui, déjà, selon l'Organisation mondiale de la santé (OMS), 1,3 milliard d'hommes environ, plus de 20 p. 100 de la population mondiale, sont gravement malades ou souffrent de malnutrition. De ce point de vue, il est inquiétant de constater que l'effort d'aide consenti par les pays développés serait en train de se
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détendre. Depuis 1970, cet effort s'est accru parallèlement, en gros, à leur croissance économique, soit à un taux de 3 p. 100 par an. Avec des fluctuations d'une année sur l'autre, le taux moyen des quatre dernières années a été inférieur à 2 p. 100. En 1989, l'aide s'élevait en valeur absolue à 46,7 milliards de dollars, environ 0,33 p. 100 du PNB des pays développés, contre une moyenne de 0,35 p. 100 pour les vingt années précédentes (les Nations unies ont fixé un objectif de 0,75 p. 100). Certains pays ont maintenu avec constance le niveau de leur aide aux environs de 1 p. 100, alors que d'autres restaient bien en dessous de la moyenne. L'accroissement de l'AOD (Aide officielle au développement) est particulièrement important pour les pays pauvres, qui n'ont guère à leur portée d'autre moyen d'assurer leur développement. L'amélioration des relations entre l'Est et l'Ouest ouvre maintenant la possibilité d'un effort véritablement mondial. Rappelons que plus de 1 000 milliards de dollars sont dépensés chaque année dans le monde en achats d'armes, dont 200 milliards par les pays en développement. D'importantes ressources en hommes et en investissements pourraient donc être transférées progressivement au développement dans le monde entier grâce à la réduction des dépenses d'armement. On a grandement besoin de penser l'économie autrement: se voiler la face conduirait au désastre. Encourager simplement la « croissance» du monde en voie de développement sur le modèle des économies occidentales n'est pas non plus une stratégie viable, pour des raisons d'environnement et autres. Cela ne saurait être cependant une excuse pour ne rien faire: c'est une raison d'attaquer le problème du développement avec de nouvelles méthodes.
L'Union soviétique et l'Europe centrale et orientale Jusqu'à un passé récent, l'Union soviétique et les pays de l'Europe de l'Est n'ont pas joué un grand rôle dans l'économie mondiale. La situation est en train de changer rapidement. Ces pays vont devenir un facteur d'importance croissante, principalement pour les raisons suivantes: Le succès de la perestroïka en Union soviétique et celui des réformes engagées dans plusieurs pays de l'Est dépendent dans une certaine mesure de la coopération commerciale et technique avec l'Ouest. A mesure que les réformes progresseront, cette coo-
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pération deviendra plus intense - et cela particulièrement pour l'Europe occidentale, et notamment pour l'Allemagne. Conscients de cela, les dirigeants des sept pays industrialisés, réunis à Paris en juillet 1991, ont confié à la Commission de Bruxelles un rôle de coordination en la matière. L'Union soviétique et les pays de l'Europe centrale et orientale, surtout la Pologne, sont confrontés à d'énormes difficultés budgétaires et financières. Le déficit budgétaire de l'URSS pour 1988 s'élevait à 120 milliards de roubles, soit, au taux de change officiel, à environ 190 milliards de dollars. Pour 1990, il est prévu de la ramener à 60 milliards de roubles (94 milliards de dollars). Les problèmes à résoudre s'accumulent sans cesse, et les bénéfices attendus de la perestroïka n'ont pas encore fait leur apparition. Du point de vue du consommateur, en fait, la situation est pire qu'avant. Dans ces condition~, l'aide financière et les investissements de l'Ouest revêtent une grande importance. Bien qu'elle ait déjà passé des accords d'emprunt, particulièrement auprès de banques allemandes, l'Union soviétique paraît hésiter à profiter des occasions qui se présentent. La Pologne, elle, cherche avidement à se procurer des ressources pour couvrir ses besoins immédiats. Deux questions majeures sont posées: des apports financiers supplémentaires de l'Ouest peuvent-ils être utilisés convenablement aussi longtemps que la gestion économique ne s'est pas améliorée? L'Ouest doit-il accorder un large soutien tant que le succès des réformes n'est pas assuré? Il apparaît que la seconde question divise l'Ouest. Les pays de l'Europe occidentale mettent l'accent sur l'occasion qui se présente et sur la nécessité d'encourager un changement qui va dans le bon sens, aux États-Unis certains, au contraire, soulignent les risques et le besoin d'être prudents. Si l'URSS décidait d'avancer beaucoup plus vite, fût-ce au risque d'un gonflement sensible de sa dette, et d'engager largement des réformes économiques, la coopération avec l'Ouest, se poserait en des termes différents. Depuis la Seconde Guerre mondiale, les relations entre l'URSS et le Japon ne pouvaient pas s'améliorer, et ce pour deux raisons. D'abord, les rapports étroits et chaleureux entretenus par le Japon avec les États-Unis excluaient qu'ils entretiennent de bonnes relations avec l'URSS, au moins tant que subsistait la tension EstOuest. Ensuite, le vif désaccord entre le Japon et l'URSS au sujet des îles Kouriles empêchait tout rapprochement.
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Si l'on regarde vers l'avenir, l'un et l'autre de ces arguments pourraient bien se modifier. Alors que la tension Est-Ouest s'apaise, et parce que ses rapports avec les États-Unis se heurtent à davantage de difficultés, le Japon pourrait bien éprouver un penchant à améliorer ses relations avec l'Union soviétique. Et celle-ci pourrait bien souhaiter renforcer ses liens avec le Japon, en vue de bénéficier de ses ressources financières et techniques. Une pareille évolution aurait d'importantes répercussions sur la structure de l'économie mondiale et sur les relations internationales en général. Au-delà de ces exemples particuliers, s'il est vrai que la politique et les orientations de l'Union soviétique et de ses alliés sont d'une immense signification pour l'avenir du monde, un de leurs aspects revêt une importance prioritaire. Pendant plus de quarante ans, la rivalité et la tension entre l'Est et l'Ouest ont pesé sur les relations internationales et fait obstacle dans le monde entier à la croissance et au progrès. Il apparaît maintenant que si le processus engagé par le président Gorbatchev se poursuit, les relations EstOuest prendont un cours nouveau et constructif. Que cette situation soit désormais irréversible, ou que l'impuissance de la perestroïka à remplir ses promesses fasse renaître l'affrontement, cette question sort des limites du p'résent rapport. Mais en tout cas une conclusion est inévitable: tous les efforts possibles doivent être déployés pour consolider la distance déjà prise avec la confrontation Est-Ouest, et pour diminuer les armements. Cela ne peut avoir que des conséquences favorables dans le monde, pour deux raisons: la première - et c'est la plus évidente -, la réduction des tensions libérera des ressources affectées aux armes. Ces ressources pourront alors servir à l'investissement et à la satisfaction des besoins sociaux les plus criants. La seconde raison est que le recul des tensions, des conflits, de la peur aura d'importants effets moraux et psychologiques. Cela ne saurait être sous-estimé. Les conditions seraient alors réunies de nouvelles initiatives constructives, auxquelles l'Est et l'Ouest pourraient collaborer pour la première fois, en mobilisant leurs énergies pour traiter des problèmes mondiaux. C'est peut-être la plus belle occasion qui se présente actuellement - et la seule - de consolider les progrès déjà acquis et d'ouvrir de nouvelles voies à la coopération mondiale de demain.
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Dans une déclaration du Club de Rome, nous disions, en 1985 : L'humanité peut envisager un avenir heureux, si elle a la sagesse de prendre à bras-le-corps les problèmes qui l'attendent - ou un déclin lent, si elle ne le fait pas. » Tel est encore notre credo, mais le temps presse. Dans les précédents chapitres, nous avons souligné quelques-unes des tendances négatives et dangereuses de la société contemporaine, mais il y a aussi beaucoup d'aspects positifs, qui font penser que l'humanité a pris conscience de ses problèmes, et qu'elle possède assez d'élan, de créativité et d'adaptabilité pour affronter son avenir. «
Trois possibilités s'ouvrent à l'espèce humaine. La première, c'est qu'elle se lancera dans la guerre nucléaire, après quoi il n'y aura plus de souci à se faire. La seconde, c'est qu'elle aura assez de volonté pour prendre des milliers de petites décisions sages et ainsi se sortir progressivement du pétrin. La troisième, et la plus probable, c'est qu'elle ne fera rien, que sa situation ira en empirant, que les pauvres hériteront de la Terre et vivront pour toujours dans la misère. D'après Harrison Brown 1 1. Communication personnelle, 1978 (Harrison Brown était alors professeur au California Institute of Technology).
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Dans ce chapitre, nous relèverons quelques-uns de ces signes d'espoir, afin de remonter le moral du lecteur. Depuis quarante-cinq ans, la coupure idéologique entre les deux superpuissances a maintenu le monde en état d'hypnose, dans l'appréhension du désastre atomique. La baisse d'influence des superpuissances, et, maintenant, l'effondrement soudain des économies dirigées ont neutralisé les tensions et nous offrent un tableau entièrement nouveau. Les accords de désarmement déjà signés, l'espoir d'aller encore plus loin, voilà des succès qui dépassent tout ce qu'on aurait pu imaginer il y a dix ans. Cet événement permet de porter plus sérieusement attention aux autres problèmes qui, ensemble, ont mis « l'espèce humaine en mauvaise passe 1 ». Le nouvel esprit de coopération entre les États-Unis et l'Union soviétique a permis l'apparition d'un très haut niveau de solidarité des nations contre l'agression, comme en témoigne l'accord intervenu en 1990 au Conseil de sécurité et à l'Assemblée générale des Nations unies pour soumettre l'Irak à un blocus mondial, après l'occupation par celui-ci du Koweït. Après de longues négociations, la Conférence sur le droit de la mer s'est mise d'accord sur une série d'actions importantes et sur des décisions institutionnelles novatrices. Elle a ratifié le concept de l'Océan « héritage commun de l'humanité ». L'idée a été appliquée à l'Antarctique, la dernière - et combien fragile - zone inexploitée de la planète, qui sans cela aurait été mise au pillage par les nations industrielles avides de ressources nouvelles, et poussée vers un désastre écologique. On a constaté depuis quelques années d'encourageants progrès de la sensibilité de l'opinion devant la montée des dangers, progrès dus à l'origine aux analyses d'organismes comme le Club de Rome, et favorisés par les médias. Des débats publiés menés dans le monde entier, la pression des groupes «verts », des événements comme les catastrophes de Tchernobyl et de Bhopal ont obligé les hommes politiques à ~econnaître l'importance pour l'avenir de toute une série de problèmes nouveaux, et l'industrie à assumer, ne serait-ce qu'en apparence, ses responsabilités envers la société et l'environnement. 1. L'Espèce humaine en mauvaise passe était le titre du premier projet de recherche du Club de Rome.
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Conséquence de cet éveil de l'esprit public, de nouveaux indices de prise de conscience de leur responsabilité et de leur solidarité sont apparus et se multiplient: ce sont des groupes de citoyens, des sociétés coopératives, des ONG, avec toutes sortes d'objectifs et de méthodes, des préoccupations locales ou universelles. Comment ne pas être impressionné par la façon dont de nombreuses organisations privées, fonctionnant sur la base du volontariat, ont réagi à des catastrophes survenant parfois très loin de leurs bases. Les opérations de secours qu'elles ont menées après certains tremblements de terre ont été remarquables. Au plus fort de la famine qui a frappé l'Éthiopie et le Sahel, les ONG se sont montrées bien plus efficaces que les gouvernements et que les organisations internationales pour apporter rapidement les aliments aux peuples affamés. D'une façon générale, l'activité non gouvernementale a atteint un nouvel ordre de grandeur et ne devrait pas manquer d'accroître son influence, une influence constructive, sur les politiques nationales et internationales. Malgré l'échec relatif des politiques d'aide au développement, certains pays ont marqué des succès spectaculaires. Outre ses progrès dans le secteur agricole, dus à la révolution verte, l'Inde, l'un des pays les plus peuplés, est devenue une puissance industrielle de premier rang. Les petits dragons du Sud-Est asiatique, connus aussi sous le sigle de PNI (Pays nouvellement industrialisés), Taiwan, Singapour, Hong Kong et la Corée du Sud, ont accédé à une grande prospérité, reposant en grande partie sur la mise en œuvre des techniques de pointe. Il y a là une leçon valable pour tous les pays qui se débattent dans les difficultés. En suivant l'exemple du Japon, les quatre dragons ont bâti leur développement sur une éducation obligatoire et de qualité, et sur la création de solides infrastructures scientifiques. Certains pays parmi les plus pauvres affichent aussi les premiers résultats d'initiatives créatrices, comme par exemple tout récemment au Botswana ou d'une façon plus affirmée au Zimbabwe. Un événement chargé de sens est la révélation du pouvoir des peuples, qui, avec l'appui de l'opinion publique mondiale, ont abattu les gouvernements tyranniques d'Europe de l'Est. Dix ans plus tôt, de pareils mouvements auraient été réprimés par la force armée. Ce genre de révolution sans effusion de sang s'est rarement observé dans l'histoire du monde; il fait contraste avec la brutale
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répression, quelques mois plus tôt, de la volonté populaire en Chine, et avec les tragiques événements de Roumanie. Des changements positifs ont eu lieu au Chili, et on constate en bien d'autres pays une tendance vers la démocratie. La volte-face idéologique qui s'est produite en 1991 en Éthiopie est proprement stupéfiante; les progrès accomplis dans ce domaine en Amérique centrale, la disparition de l'apartheid en Afrique du Sud sont encourageants. Dans de nombreux pays d'Afrique gouvernés depuis l'indépendance par des dictateurs ou des partis uniques, l'agitation populaire commence à arracher des concessions. Bref, alors que commence la dernière décennie de ce millénaire, on constate que la démocratie s'est affirmée triomphalement comme l'idéologie préférée des peuples du monde entier, alors que les idéologies dictatoriales, de gauche comme de droite, sont tombées dans le discrédit. On ne peut qu'espérer que ce tournant soit irréversible. De l'autre côté du décor, on constate qu'un nouveau type de relations s'est instauré entre chefs d'État et de gouvernement. Des conférences multilatérales ou bilatérales nombreuses, des rencontres, des coups de téléphone tissent des relations personnelles permettant aux êtres humains qui se dissimulent derrière leurs fonctions officielles de mieux se comprendre. Ainsi se crée, au niveau le plus élevé, un nouveau réseau de communication rapide - même si ce rapprochement ne conduit pas toujours à agir en commun. Les progrès des sciences médicales, la généralisation d'une meilleure hygiène ont procuré des avantages énormes. Dans le Nord, la tuberculose a disparu, l'espérance de vie s'est accrue, et on sait soigner de nombreuses maladies. La variole a été éradiquée grâce à un effort international soigneusement planifié, et on espère parvenir à vaincre d'autres maladies qui affligent les pays tropicaux. Encore plus important, peut-être, a été le recul de la mortalité infantile dans les pays en développement, grâce en partie à une meilleure hygiène, grâce surtout à l'introduction d'une méthode simple pour soigner la diarrhée infantile, et aussi, plus récemment, du vaccin contre la rougeole, cette terrible tueuse d'enfants des pays tropicaux et équatoriaux. Tout bien pesé, le « contrôle de la mort» a été plus efficace dans les pays en développement que le contrôle des naissances. Le monde entier reconnaît maintenant l'importance des droits
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de l'homme. C'est l'un des traits marquants de ces dernières années. Des organismes comme Amnesty International sont parvenus à dénoncer sans le moindre préjugé politique les abus où qu'ils se produisent. Mais c'est aussi devenu une mode, dans de nombreux pays, que d'invoquer les droits de l'homme comme un alibi ou une échappatoire pour couvrir des pratiques répréhensibles. Nous tenons ici à souligner une des convictions du Club; l'action en faveur des droits de l'homme doit s'accompagner d'une reconnaissance parallèle des devoirs de l'homme; cela à tous les niveaux, individuel, national et international. Un exemple prometteur d'action internationale conduisant à la solution rapide d'un problème mondial est l'accord (encore partiel) pour l'élimination des CFC, dont on a parlé plus haut. Nous avons mentionné aussi l'élimination progressive, dans les usines, des travaux dangereux, sales ou ennuyeux par leur monotonie, comme conséquence de la robotisation. Des tentatives intéressantes sont faites également pour remplacer le travail à la chaîne par de nouvelles méthodes de travail en équipe, qui donnent à chaque participant une diversité de tâches à accomplir, favorisent son engagement personnel et lui rendent la fierté de son travail et de son professionnalisme. Dans les sociétés occidentales, les femmes ont accompli de grands progrès au cours de ce siècle; d'abord en acquérant le droit de vote, ensuite en occupant des emplois en dehors de la famille, et maintenant en hâtant l'application du principe «à travail égal, salaire égal». Dans de nombreuses civilisations, les femmes ont été exploitées par les hommes, réduites à leur fonction familiale, et n'occupaient qu'un rang secondaire dans la société. Bien sûr, de tous temps, des femmes intelligentes ont exercé une grande influence par l'intermédiaire de leurs maris, mais cela ne suffit plus. Aujourd'hui, les femmes travaillent à égalité avec les hommes, siègent au Parlement, deviennent chefs d'entreprise ou Premiers ministres - en faible proportion, il est vrai, dans les postes les plus élevés. C'est bien, mais ce n'est pas suffisant. Le féminisme agressif des années 70 et 80 a plus ou moins raté son coup. En réclamant une égalité artificielle, alors qu'il s'agissait plutôt de se faire reconnaître une complémentarité, les femmes ont dû constater qu'un seul choix leur restait offert, reproduire la stérile logique des mâles, celle qui a poussé le monde dans son actuel malaise. Ce faisant, beaucoup parmi les meilleures sont
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devenues en quelque sorte des femmes au cœur d'homme, au lieu d'épanouir en elles les vertus de la féminité dont la société a tellement besoin. Heureusement, cette période paraît révolue. Parmi les hommes comme parmi les femmes, la portée des qualités et des valeurs féminines est de mieux en mieux reconnue. Au minimum, les femmes finissent par s'avouer qu'elles peuvent et doivent se conduire en femmes, plutôt qu'essayer de battre les hommes à leur propre jeu. Les hommes, de même, et les systèmes gestionnaires, économiques et politiques qu'ils ont créés, commencent à reconnaître la valeur professionnelle des femme comme gestionnaires des personnes et des biens, praticiennes de la communication, et, surtout, que leur faculté d'adaptation est un atout vital pour un progrès sain et équilibré de la société. Cette reconnaissance mutuelle des deux sexes constitue un pas en avant décisif, et l'occasion ne doit pas être gâchée de donner aux femmes les moyens de contribuer pleinement à la bonne marche de la société, et de les y encourager. Le contrat n'est pas encore complètement gagné. Il reste encore pas mal de ~ machisme », mais il passera avec les générations. Deux points doivent être soulignés si l'on veut que les femmes puissent apporter une contribution active et constructive au progrès social. D'abord, la société doit les écouter et leur faire confiance. Dans le monde actuel, dominé par les hommes et par leur apparente rationalité, l'intuition féminine, la souplesse d'esprit des femmes, leur bon sens inné sont trop fréquemment ignorés - et souvent il nous en coûte cher. Ensuite, il faudra que la société accorde aux femmes son appui, à la fois financier et moral. Ce soutien devra être souple et sensible, afin que les femmes puissent jouer leur rôle positif dans le jeu social sans compromettre celui qu'elles tiennent au cœur du foyer familial. En Occident, cela implique des horaires de travail souples, des services sociaux à l'enfance généralisés, et l'égalité des chances. Dans le monde en développement, cela signifie ouverture du statut juridique des femmes, ainsi que soutien politique et financier. Dans certains de ces pays, où l'on a, pour la première fois, ouvert aux femmes l'accès au crédit, on a pu constater une profusion d'initiatives et d'activités créatrices. Mais par-dessus tout les femmes doivent se parler entre elles et
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se soutenir les unes les autres. Elles doivent prendre confiance dans leurs capacités, et s'affranchir de leur inexplicable tendance se dénigrer elles-mêmes en recourant pour se juger aux critères des hommes.
On le voit bien, le grain de la responsabilité mutuelle est semé. Reste à promouvoir une action d'envergure à la charge de tous.
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L'ordre, dans la société, est déterminé par la cohésion de ses membres. Jusqu'au milieu du xxe siècle, celle-ci était normalement le fruit d'un patriotisme naturel, du sentiment d'appartenir à une communauté, renforcé par la discipline morale que diffusait la religion et par le respect de l'État et de ses dirigeants, si éloignés fussent-ils du peuple. Depuis, la foi religieuse des masses s'est évaporée dans de nombreux pays; le respect de l'appareil politique s'est également flétri, en partie à cause des médias qui suscitent l'indifférence, voire l'hostilité à son égard, en partie parce que les partis politiques n'ont pas su affronter les problèmes réels. Les minorités sont de moins en moins soucieuses de respecter les décisions de la majorité. Ainsi s'est créé un vide dans lequel se corrodent à la fois l'ordre et les desseins de la société. Les méthodes politiques d'aujourd'hui sont superficielles et ne tiennent compte que de l'actualité et des dangers qui se manifestent ouvertement. Les gouvernements de crise tentent d'éliminer les symptômes, sans avoir diagnostiqué les causes. C'est ainsi qu'est dressé le décor pour la rencontre de l'espèce humaine et de sa planète. On cherche vainement des signes de sagesse. Le conflit entre deux idéologies, qui a dominé le siècle s'est évanoui, en ne laissant que son propre vide et un sordide matérialisme. Rien, dans les régimes politiques et dans leurs procédures de prise de décision, ne paraît capable de combler ou de pallier ce manque, qui hypo-
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thèque notre avenir commun et, en vérité, la survie même de l'espèce. on doit se demander si ce sont là les signes d'une résignation individuelle et collective face à l'immensité des tâches qui attendent l'humanité et à l'urgence d'agir; ou bien si c'est le signe d'un manque d'imagination, d'une inaptitude à inventer des voies et moyens nouveaux à la mesure de la mondialisation des problèmes. La tâche, c'est vrai, est formidable, mais si personne ne paraît relever le défi, les peuples risquent de paniquer, de perdre confiance en leurs dirigeants, de céder à la peur et de donner leur soutien à ces extrémistes qui savent si bien tourner les terreurs populaires à leur avantage en usant d'un discours charismatique et incendiaire. C'est une loi de la nature que tout vide doit être comblé et donc disparaître, à moins qu'une force physique ne s'y oppose. «La nature, dit-on, a horreur du vide. » Et les hommes, en bons enfants de la nature qu'ils sont, peuvent tout au plus ressentir un malaise, sans pouvoir reconnaître pour autant qu'ils vivent dans le vide. Comment combler ce vide? Comme les trous noirs de l'espace, qui aspirent tout ce qui passe à leur portée, le vide de la société semble attirer au hasard le pire et le meilleur. Ce qu'on peut espérer de mieux, c'est que le semi-chaos qui l'emporte aujourd'hui finira par engendrer un système auto-organisé offrant de nouvelles possibilités. Le système actuel n'a pas tué tout espoir, mais il faut se dépêcher de mobiliser la sagesse des hommes si l'on veut survivre. « Comme les choses étaient simples avec Brejnev! » confiait un dirigeant européen, mi-figue, mi-raisin. La chute du communisme en Union soviétique et dans les pays de l'Est représente un facteur - déstabilisant fondamental en ce tournant du siècle. Il y a peu de chances que les nouvelles donnes du jeu politique soient évaluées correctement avant qu'une ou deux décennies au moins ne se soient écoulées, et leurs conséquences potentielles précisément mesurées. L'implosion de l'idéologie qui a dominé la plus grande partie du xxe siècle a été certes un événement spectaculaire, mais nullement le seul. Il coïncide avec la fin du « rêve américain », qui a perdu toute crédibilité avec la guerre du Viêt-nam, laissant de profondes cicatrices dans la conscience collective, avec l'échec de la navette Challenger, avec l'immigration hispanique, avec la pauvreté persistant au sein de l'abondance, avec la drogue, la violence, le sida,
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enfin parce que le melting-pot ne fonctionne plus. Pour avoir perdu le leadership que lui conférait une position unique dans le monde - un leadership fait de générosité mêlée de valeurs puritaines et d'un cynisme digne des conquérants du Far West - la nation américaine a plongé dans le doute et rencontre la tentation, si souvent repoussée et d'ailleurs intenable désormais au sein du village mondial, de se replier sur elle-même. La plupart des pays pauvres abandonnent petit à petit les incantations marxiste et socialiste en faveur de préoccupations plus concrètes et plus immédiates, le développement et la stabilisation de leurs économies. Le capitalisme et l'économie de marché ont estimé nécessaire de procéder sur eux-mêmes à quelques adaptations afin de survivre socialement; les régimes socialistes ont fait aussi des réformes, mais trop tard, et n'ont pas survécu. Le matérialisme a tout envahi en force et reste aujourd'hui la seule contrevaleur dominante. Les grandioses théories politiques et économiques qui motivaient les uns, que combattaient les autres, semblent avoir achevé leur carrière. Ce n'est pas facile de lancer un débat d'idées concernant tout le monde, mais si on ne le fait pas, le vide se creusera encore plus. Nous avons grand besoin d'un tel débat, et les innombrables rencontres internationales où toutes les cultures s'entrecroisent feraient bien de susciter une pensée nouvelle et plus globale. Cette absence de pensée, ce manque de vision commune - non pas de ce que sera le monde de demain, mais de ce que nous voulons qu'il soit, si nous voulons lui donner forme - est source de découragement, voire de désespoir. Comme c'était simple (ou comme cela aurait dû l'être), pour la France, la Grande-Bretagne et leurs alliés de se mobiliser contre l'ennemi nazi commun! Et n'était-il pas évident, à l'époque de la guerre froide, que les nations occidentales devaient se mobiliser diplomatiquement, économiquement, techniquement contre l'Union soviétique et ses satellites? Les mouvements de libération, de leur côté, en dépit de leurs querelles tribales et idéologiques, ont été capables de s'unir et de combattre avec un patriotisme renforcé pour leur indépendance, contre leur ennemi commun, le colonialisme. Il semblerait que les hommes et les femmes aient besoin d'un mobile commun, plus précisément d'un adversaire commun, pour s'organiser et agir de concert; dans le vide, on dirait que ces motivations ont cessé d'exister - ou, en tout cas, qu'elles restent à trouver.
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Le besoin d'ennemis paraît être une constante dans l'histoire. Les États se sont efforcés de surmonter leurs échecs internes et leurs contradictions externes en désignant des adversaires extérieurs. La pratique du bouc émissaire est aussi vieille que l'humanité elle-même. Quand la vie se fait trop difficile à la maison, détournez l'attention sur une aventure exotique. Poussez la nation désunie à se rassembler contre un ennemi extérieur, réel ou inventé pour les besoins de la cause. Et lorsque disparaît l'ennemi héréditaire, la tentation naît de désigner comme bouc émissaire telle minorité ethnique ou religieuse dont la spécificité dérange. Peut-on vivre sans ennemis? Les États sont tellement accoutumés à classer leurs voisins en amis et ennemis que la disparition soudaine des adversaires traditionnels laisse gouvernements et opinions dans un grand vide. Alors, il faut identifier un nouvel adversaire, imaginer une nouvelle stratégie, inventer de nouvelles armes. Les nouveaux ennemis ont peut-être changé de nature et de résidence, mais il n'en sont pas moins réels et menacent l'espèce humaine tout entière. Ils s'appellent «pollution, sécheresse, famine, malnutrition, analphabétisme, chômage». Seulement il semble que le monde n'ait pas, jusqu'à présent, pris suffisamment conscience de leur existence pour les combattre avec cohésion et solidairement. De plus, l'effondrement des idéologies a gommé un certain nombre des nécessaires références communes. Deux grands thèmes de référence ont facilité l'évolution politique qui a secoué le monde ces dernières années et conduit à la chute de nombreuses dictatures: les droits de l'homme et la démocratie. Nous allons analyser leur force et leurs limites. Au cours de la décennie écoulée, le concept des «droits de l'homme» a trouvé son efficacité comme facteur mobilisateur grâce à sa pénétration par le moyen des médias ou du bouche-àoreille, dans les pays où ils étaient négligés et niés. Alors que dans d'autres pays le peuple jouissait d'une pleine liberté, comment pouvait-on en être privé indéfiniment? Ce fut particulièrement le cas dans des pays comme la Pologne ou le Brésil, où une forte église catholique se fit l'ardent et principal supporter des droits de l'homme. Dans certains pays parmi les plus totalitaires, l'aspiration à la liberté a pu être satisfaite, comme si la pression des valeurs avait atteint un point de rupture et fait sauter soudain le couvercle de la marmite. Par des voies diverses, dans des circonstances diverses,
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au prix de luttes douloureuses, d'emprisonnement et de mort, la soif de liberté s'est incarnée dans des hommes aussi différents que Martin Luther King, Lech Walesa, Vaclav Havel, Don Helder Camara ou Nelson Mandela, dans la voie qu'avait ouverte des années auparavant le Mahatma Gandhi. Mais la liberté, à elle seule, n'est pas capable de réorganiser un État, de rédiger une constitution, de créer le marché et la croissance, de reconstruire l'industrie et l'agriculture ou d'édifier une nouvelle structure sociale. C'est une inspiration noble et nécessaire, mais elle est loin de constituer un mode d'emploi à l'usage des gouvernements débutants. C'est pourquoi le concept des « droits de l'homme» peut tout juste initier, mais non mener à bien le processus de démocratisation. Il faut donc poser la question: quelle démocratie, et pour quoi faire? Les anciennes démocraties ont fonctionné raisonnablement bien depuis deux cents ans, mais semblent traverser maintenant une phase de stagnation satisfaite, et ne montrer guère d'esprit innovateur et de réel leadership. Il faut souhaiter qu'avec l'enthousiasme pour la démocratie qu'on voit renaître aujourd'hui dans les pays libérés, leurs peuples ne reproduiront pas servilement les modèles existants, qui ne sont plus capables de répondre aux exigences du présent.
Les limites de la démocratie La démocratie n'est pas une panacée. Elle ne peut pas tout organiser, et elle ne connaît pas ses propres limites. Il faut regarder ces faits en face, pour sacrilège que cette injonction puisse paraître. Telle qu'on la pratique aujourd'hui, la démocratie n'est plus adaptée aux tâches qui nous attendent. La complexité et la nature technique de beaucoup de problèmes d'aujourd'hui ne permettent pas toujours à des représentants élus de prendre une décision compétente au bon moment. Parmi les hommes politiques au pouvoir, peu sont suffisamment avertis du caractère mondial des problèmes à régler et très peu, sinon aucun, sont conscients des interactions entre ces problèmes. D'une façon générale, les débats valables sur les grandes questions politiques, économiques et sociales se tiennent à la radio ou à la télévision plutôt qu'au Parlement, au grand dam de ce dernier. Les activités des partis politiques sont si
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intensément focalisées sur les échéances électorales et les rivalités internes qu'elles finissent par affaiblir la démocratie que ces partis sont supposés servir. Ce comportement conflictuel laisse l'impression que les besoins du parti passent avant l'intérêt national. La stratégie et la tactique paraissent plus importants que les objectifs, et l'on néglige souvent les électeurs une fois la victoire acquise. De la façon dont elles fonctionnent les démocraties d'Occident voient se réduire leur rôle conventionnel et l'opinion publique dériver loin de ses représentants élus. Pourtant, la crise du système démocratique contemporain ne saurait pas servir d'excuse pour rejeter la démocratie en tant que telle. Dans les pays qui viennent d'accéder à la liberté, l'arrivée de la démocratie exige des citoyens qu'ils modifient profondément leurs attitudes et leur comportement. Son introduction progressive pose des problèmes difficiles et inévitables. Mais il y a une autre question encore plus sérieuse. La démocratie n'édifie pas toute seule un pont entre d'une part une économie coloniale ou néocoloniale, ou une économie bureaucratique centralisée, et d'autre part une économie de marché fondée sur la concurrence et engendrant la croissance. Dans une situation de transition comme celle d'aujourd'hui, où le changement, soudain, n'avait été ni planifié ni préparé au niveau des structures, l'état d'esprit des acteurs, les relations qui constituent un marché, les méthodes de gestion, tous les facteurs indispensables brillent par leur absence. Si on laisse une telle situation durer trop longtemps, ce sera probablement la démocratie qui sera rendue responsable du retard de l'économie, des pénuries et des incertitudes. Le concept même pourrait être mis alors en question, et le pouvoir tomber aux mains d'extrémistes d'une espèce ou d'une autre. Winston Churchill avait eu le mot juste: « La démocratie est le pire des régimes, à l'exception de tous les autres. » Mais il faut prendre garde à son érosion, à sa fragilité, à ses limites. Lorsque les gens disent: « Ce qu'il faut faire pour redresser la situation? Mais c'est évident ~, ils ajoutent rarement: «Alors, pourquoi est-ce qu'on ne le fait pas? ~ Et lorsqu'ils vont jusque-là, ils répondent: « Parce qu'il nous manque la volonté [politique], ou à cause de nos mauvaises habitudes, de notre myopie, de la politicaillerie, etc. ~ Cette incapacité à imaginer comment surmonter l'inertie et les résistances montre bien qu'en réalité «ce qu'il faudrait faire» n'est pas évident du tout. Nous fermons les yeux sur notre ignorance (psychologiquement
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parlant, nous la nions) et nous nous contentons d'affirmer: «Tout ce qui nous manque, c'est la volonté politique.» Ce qu'il faut absolument, c'est revitaliser la démocratie, et lui ouvrir des perspectives assez larges pour qu'elle puisse maîtriser la situation du monde et son évolution. En d'autres termes, ce monde nouveau où nous nous retrouvons est-il gouvernable? La réponse est: Probablement pas avec les structures et les mentalités actuelles. Avons-nous rassemblé les moyens nécessaires - et la sagesse - pour prendre, à l'échelle de la problématique mondiale, des décisions qui tiennent compte des exigences du temps qui passe? La contradiction est de plus en plus évidente entre certaines urgences et les procédures démocratiques fondées sur le dialogue - débat parlementaire, discussion publique et négociations avec les syndicats ouvriers et patronaux. Ces procédures ont un avantage évident: elles aboutissent au consensus; leur inconvénient, c'est le temps qu'elles demandent, surtout au niveau international. Car en réalité, la difficulté ne réside pas seulement dans la prise de décision, mais dans sa mise en application et dans l'évaluation des résultats. En pareille matière, le temps finit par revêtir une profonde signification éthique. Le coût du retard est monstrueux, que ce soit en termes de vies humaines, de souffrances ou de gaspillages. La lenteur de décision des régimes démocratiques est particulièrement coûteuse dans les relations internationales. Quand un dictateur attaque et qu'une action de police internationale se révèle nécessaire, tout retard à la décision peut être mortel. De quoi s'agit-il, alors? D'inventer une structure de gouvernement qui ait les moyens de maîtriser le changement sans recourir à la violence, et qui assure une certaine qualité de paix, celle qui favorisera, au lieu de leur faire obstacle, la sécurité, l'équité, le développement, l'épanouissement, tant pour les individus que pour la société elle-même. Non seulement devons-nous trouver de meilleures structures de gouvernement, au niveau national et international, mais aussi déterminer ce qui constitue l'aptitude à gouverner. Des « structures de gouvernement» mondiales, dans notre vocabulaire, n'impliquent pas un « gouvernement mondial », mais plutôt des institutions assurant coopération, coordination et action commune entre États souverains et destinés à le rester. Les bonnes nouvelles - et à notre avis, des nouvelles encourageantes - les voici:
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- les peuples et les nations commencent à tomber d'accord pour accomplir ensemble les « prochaines étapes» (en évitant soigneusement, toutefois, de se mettre d'accord sur la question de savoir pourquoi ils se mettent d'accord); - ce consensus résulte davantage, semble-t-il, de procédures empiriques que de votes formels émis par des représentants dûment mandatés; - beaucoup de fonctions internationales, particulièrement celles qui demandent le plus de prévoyance et de souplesse opérationnelle, peuvent être remplies en passant par des arrangements non gouvernementaux; - dans beaucoup de domaines, les gouvernements ont désormais compris que l'exercice satisfaisant du droit auquel ils tiennent le plus, la souveraineté, exige que ce droit soit mis en commun avec la souveraineté d'autres nations, afin de réaliser des choses qu'aucune d'elles ne peut faire séparément. En ce sens, la coopération entre nations ne signifie pas qu'il faut abandonner la souveraineté, mais plutôt l'exercer dans une action commune (au lieu de la perdre ou de la laisser inoccupée). Que ce soit au niveau international, au niveau national ou au niveau des entreprises, le problènle des structures de gouvernement se présente en termes nouveaux. Compte tenu de la complexité croissante du monde et des problèmes, il est indispensable de détenir des quantités colossales d'informations avant d'en venir à la décision. Se pose aussitôt la question de la qualité de cette information, constamment menacée d'obsolescence rapide, d'erreurs toujours possibles ou de manœuvres de propagande délibérées. Une autre entrave au gouvernement provient de l'accroissement et de l'inertie des grandes bureaucraties, qui déploient leurs tentacules autour des centres de pouvoir et freinent, quand elles ne les paralysent pas, les décisions et leur exécution. Autres obstacles majeurs: l'absence d'une éducation civique convenable et l'incompréhension régnant entre générations. Une autre difficulté encore est de gérer économiquement l'administration et ses diverses structures sectorielles. Si les différents centres de pouvoir n'apprennent pas à coopérer, si, au contraire, ils s'obstinent à agir en ignorant leurs voisins, ou en s'opposant à eux, il en résultera inertie administrative, retards, inefficacité, décisions erronées et conflits. Jusqu'à présent, les sys-
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tèmes de gouvernement fonctionnent en traitant les problèmes séparément, et verticalement dans chaque secteur. Aujourd'hui, compte tenu des interactions, aucun problème particulier ne peut être ne serait-ce qu'étudié - ne parlons pas de sa solution - en dehors du cadre de la problématique. Il y faudra, par conséquent, une nouvelle espèce de dirigeants, capables d'aborder les problèmes à la fois horizontalement et verticalement. Dans le monde qui naît, la décision ne peut plus être le monopole des gouvernements et de leurs ministères, travaillant - c'est le mot - dans le vide. Il faut associer au processus beaucoup de partenaires - les entreprises, les secteurs d'activité, les organismes de recherche, les scientifiques, les ONG, les associations privées - afin de disposer de la plus large expérience les plus grands talents possibles. Et naturellement, le soutien du public informé, averti des innovations nécessaires et de leurs conséquences, ne sera pas moins décisif. Un monde dynamique a besoin d'un système nerveux efficace dès la base, non seulement pour recevoir la plus grande variété possible de stimuli, mais pour que tous les citoyens puissent s'identifier avec le processus commun de gestion gouvernementale. Pour l'instant, dans cette situation de vide, le fait que les peuples ne s'identifient pas avec le fonctionnement de la société s'exprime par l'indifférence, le scepticisme, ou carrément le rejet des gouvernements et des partis politiques, dont on pense qu'ils ne maîtrisent guère les problèmes de notre temps. Cette attitude se concrétise par une abstention croissante aux élections.
L'ennemi commun de l'humanité, c'est l'homme A la recherche d'un nouvel ennemi qui nous ferait nous unir contre lui, nous en sommes venus à penser que la pollution, la menace du réchauffement de la terre, la pénurie d'eau, la famine et le reste étaient les bons candidats. Tous ensemble, avec en plus leurs interactions, ces phénomènes constituent effectivement la commune menace qui appelle la solidarité de tous les peuples. Mais en les désignant comme l'ennemi, nous tombons dans un piège que nous avons déjà dénoncé, à savoir prendre à tort les symptômes pour les causes. Tous ces dangers sont provoqués par l'action de l'homme, et ne seront surmontés que s'il modifie sa mentalité et son comportement. Le véritable ennemi, au fond, c'est l'humanité elle-même.
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L'onde de choc de la grande transition et de ses brutaux changements n'épargne aucun continent, aucune société. La révolution mondiale a brisé les relations établies et les systèmes de croyance hérités du passé, sans laisser la moindre instruction pour l'avenir. Il y a tellement de raisons de douter et de désespérer! Effacement des valeurs et des références; complexité croissante et insécurité du monde, difficulté à comprendre la société mondiale qui émerge; problèmes laissés sans solution, tels que détérioration continue de l'environnement, extrême pauvreté, sous-développement dans les pays du Sud; agressivité des médias de masse, grossissant comme une loupe l'accablante réalité et entonnant l'hymne palpitant du malheur. Mentionnons, sans chercher à les analyser en profondeur, une liste de ces symptômes qui ont en commun de se manifester dans le monde entier, tout en différant par leur nature et par leurs conséquences: les éruptions de violence, particulièrement dans les grandes villes, la permanence du terrorisme international, les méfaits des mafias nationales, qui d'ailleurs s'internationalisent rapidement; la consommation croissante de drogues, et la poussée de criminalité qui en résulte; le laxisme et le déviationnisme sexuels qui s'affichent et qu'exploitent la presse, les médias de masse et la publicité. Tout cela dresse, à bien des niveaux, un décor nouveau et inquiétant, où les comportements marginaux finissent par être banalisés à force de voir leurs récits ressassés.
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Parents et éducateurs, qui font figure de références dans la plupart des sociétés, n'ont pas été préparés par leur formation à affronter la situation qui s'impose aujourd'hui à eux. Comme le remarquait Margaret Mead, la sociologue américaine aujourd'hui disparue: « Les jeunes gens sont les habitants naturels de ce nouveau monde où nous, les adultes, sommes des immigrants. » Allant plus loin, certains d'entre nous seraient même d'accord avec sa remarque: « Nulle part au monde il n'existe d'adultes qui sachent ce que savent leurs enfants, si isolée, si simple que soit la société où ils vivent. Dans le passé, il y avait toujours quelques anciens pour en savoir davantage qu'un enfant - pour avoir plus d'expérience, plus d'habitude du système où ils avaient grandi. Aujourd'hui, il n'yen a plus.» Partout, les enseignants ont des difficultés avec leurs élèves ou leurs étudiants, parce qu'ils ne sont pas préparés, eux non plus, à affronter des jeunes qui sont beaucoup plus indépendants qu'euxmêmes ne l'étaient au même âge, beaucoup mieux informés (et désinformés) par les médias de masse. Toutes sortes d'institutions, comme les partis politiques et les syndicats, découvrent combien leurs méthodes vieillottes sont aujourd'hui inadaptées pour communiquer avec leurs adhérents. Crises de relations, crise du dialogue. Et en l'absence du dialogue, c'est l'affrontement. Cela ne veut pas dire seulement que les parents et les enseignants ne sont plus des guides; cela veut dire qu'il n'y a plus, dans l'ancien sens du terme, de guides du tout - chacun peut le constater dans son propre pays, que ce soit en Chine, en Inde, en Afrique, aux États-Unis ou en Europe. Grâce aux moyens modernes d'information, les jeunes sont bombardés de toujours plus de faits, qui les poussent à considérer leurs aînés comme inconscients et irresponsables face aux dangers énormes que sont l'holocauste nucléaire, la pollution ou la destruction brutale de l'environnement. De plus, l'averse d'annonces de catastrophes sans rapport entre elles et de reportages sur la violence quotidienne agit comme une série de chocs, qui engendre un sentiment de désordre universel. Au cœur de ces changements, qu'advient-il de la vie individuelle? Les enfants regardent la télévision et savent tout de l'existence humaine. Ils apprennent à devenir des personnes, avec leurs choix, à eux, leurs penchants et leurs libertés. Déchiré entre les valeurs héritées et les valeurs acquises, un jeune qui veut penser et
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agir par lui-même et ne pas céder au désespoir doit être pourvu d'un grand courage. Comme on ne lui a jamais donné les moyens de distinguer, dans les traditions et les valeurs, ce qui est fondamental et ce qui n'est que leur expression formelle, la jeune génération rejette ces traditions et ces valeurs en bloc, et cherche dans de nouvelles directions. Aujourd'hui, les seuls au courant des grandes tendances dans le monde, les seuls qui se dressent contre les dangers, sont les adolescents. Il ne reste aux parents qu'à rechercher leur approbation et à négocier les restes d'une autorité naguère incontestée. Comment les parents et les enseignants réagissent-ils à ce renversement, lorsque l'exercice de l'autorité est interrompu et que le « maître» n'est plus reconnu? Certains, encore adolescents euxmêmes ou émotionnellement immatures, adoptent des jeunes les modes éphémères, la façon de s'habiller et de s'exprimer. Ceux qui ont perdu toute autorité sur leurs enfants sont eux-mêmes incertains, habituellement, de leur identité et de leurs valeurs, et du coup transmettent leur propre malaise aux jeunes. Pour ces parents perturbés d'enfants perturbés, une seule issue: cesser d'imiter, mais prêter une oreille attentive, tâcher d'apprendre quelque chose de leurs enfants, même si les théories que ceux-ci professent leur semblent inacceptables, ou impossibles à mettre en pratique. Maintenant plus que jamais, il importe d'instaurer un dialogue fructueux entre les générations. Dans presque toutes les civilisations, la cellule familiale est considérée comme une valeur fondamentale. Il continuera sans doute d'en être ainsi - mais dans des conditions bien différentes: une famille désunie et brisée par la vie urbaine, l'exode rural, l'émigration, les conflits; transformée par le contrôle de la reproduction, qui distend les liens unissant le couple; livrée à un nouveau modèle de relations, qui a détrôné l'autorité paternelle jusqu'alors incontestée; une famille, enfin, où les tenants de la tradition se heurtent de plus en plus à ceux de la modernité à l'américaine. « En Inde, explique Mme Parthaswarathi, directrice d'une école de filles à New Delhi, la crise est déjà là. Les jeunes mènent une existence périlleuse, déchirés entre les valeurs anciennes et nouvelles, et soumis à des pressions contradictoires. Ils doivent sans arrêt prendre leurs propres décisons, dans un contexte où d'habitude c'était la famille qui décidait collectivement, le dernier mot restant au plus ancien.»
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Oui, l'homme est en perdition, sauf les croyants dont l'œuvre est fidèle et qui s'incitent entre eux à la vérité, s'incitent entre eux à l'endurance. Le Coran, Sourate 103
Il est interdit d'interdire. Un slogan de la révolte étudiante à Paris, 1968 Le malaise d'aujourd'hui affecte les sociétés et les individus~J égarés entre une rupture brutale avec le passé et la vaine qUêtf~ d'une conception neuve et cohérente de l'avenir. Qui suis-je, où vais-je, pourquoi? Certes, ce sont là des questions éternelles, mais elles sont plus brûlantes que jamais, et plus sensible est l'absencf~ d'une réponse valable. Le désarroi qui frappe particulièrement (mais pas seulement) les jeunes, leur « mal de vivre» s'expriment dans un certain nombre de symptômes. Ces signes de désarroi sont apparus petit à petit dans les sociétés du monde entier, soulevant des terreurs parmi les jeunes et les poussant à se rassembler par·· delà les différences de classe, de culture ou de nationalité. La musique rock, les gadgets et le Coca-Cola ont forgé unf~ société nouvelle, parallèle et éphémère - c'est-à-dire aussi durablf~ que la jeunesse - et engendré le personnage que l'historien africain Ki-Zerbo a baptisé «homo coca-colens». Ces nouvelles tribus constituent un phénomène mondial. Elles éprouvent une vive attirance pour la société de consommation, sans avoir, au moins pour la plupart, les moyens financiers d'y accéder. De plus, la seule perspective qui s'offre à eux est celle d'un combat douteux au sein d'une société inhospitalière, débouchant sur de sombres perspectives, concurrence brutale et risques de chômage. . Quant à leurs aînés, beaucoup sont enclins à se retourner vers leurs racines traditionnelles, culturelles et religieuses, convaincus qu'ils sont, au moins pour le moment présent, que c'est le seul moyen de s'affranchir d'une réalité faite de misère et de désespoir. En fait, c'est une caractéristique de la grande transition que ce
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besoin manifeste de revenir aux grands principes spirituels, comme ceux de l'islam ou du catholicisme, ou alors de trouver une consolation dans les sectes et les pseudo-religions. Quête profonde de l'absolu, que partagent un si grand nombre d'êtres humains. Mais, dans beaucoup de cas, cette aspiration se pervertit en intégrisme et en fanatisme, exprimant ainsi l'immense déception soulevée par le modèle occidental - modernisation, consommation, croissance économique et progrès social - qui n'a jamais tenu ses promesses dans la plupart des pays en développement et a apporté la déshumanisation dans les pays industrialisés. En outre, le nationalisme, qui a toujours existé, à des degrés et sous des formes variés, dans toutes les parties du monde, a pris maintenant une nouvelle force: dans les pays d'Europe de l'Est, par exemple, le renouveau nationaliste a été l'instrument décisif de la désintégration des États communistes, tout comme il avait été, un peu plus tôt, le principal levier des luttes anticolonialistes. Mais le nationalisme est à double tranchant: fondé sur le concept ancien de la « nation-État», il peut trop aisément devenir source d'intolérance, de conflits, de racisme aggravé. Le concept traditionnel de « nation» s'efface partiellement sous la vague de l'internationalisation: la dépendance de certains pays pour les matières premières et l'énergie, celle d'autres pays pour les produits alimentaires, les investissements, les transferts de technologie et la formation créent de nouvelles solidarités, qui d'ailleurs ne sont pas toujours acceptées ou comprises. La renaissance et le renforcement de la xénophobie et du racisme peuvent naturellement s'expliquer par les migrations de millions d'hommes observées en Asie, en Afrique, aux États-Unis et en Europe, qui sont perçues comme une menace sérieuse pour l'équilibre et l'identité culturelle des pays d'accueil, alors même que cette identité est mise en question par leurs propres citoyens. Le phénomène est d'autant plus manifeste que chacun est déjà en proie au vertige lorsqu'il prend conscience de la nouvelle dimension planétaire des problèmes et de l'apparition d'organisations supranationales comme la Communauté européenne, où il redoute de perdre son âme. Ces deux tendances opposées - renaissance d'identités culturelles spécifiques et définition de grandes unités continentales - ne sont en réalité pas incompatibles. Le conflit apparent provient de la difficulté de les concilier avec les systèmes politiques en
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vigueur, étroitement calqués sur le modèle de l'État-nation qui est inadapté à la situation présente et devrait être remplacé par une solide culture communautaire. C'est là une chose dont bien peu de gens sont conscients. Dans ce tableau plutôt lugubre, nous pouvons signaler cependant l'émergence de quelques signes positifs. Les jeunes gens excellent à faire démarrer les révolutions - peu importe si et quand ils seront suivis -, et on aurait tort d'oublier le rôle qu'ils ont joué dans la rue en Algérie, en Afrique, au Chili, en Chine, en Roumanie, en Union soviétique, pour ne parler que de ces cas-là. Le malaise des hommes semble être une étape normale de cette révolution mondiale. La renaissance ne viendra pas tout de suite, ni sans peine. Elle ne peut ignorer la diversité des sociétés et des cultures, rejeter le fardeau des traditions ni oublier que les mots et les idées n'ont pas toujours le même sens dans les divers langages. Une quête comme celle-ci, à la recherche d'une société nouvelle et plus harmonieuse, ne doit pas céder à la tentation de chercher l'unanimité en ignorant les désaccords, ni s'avouer vaincue avant de s'être battue en mesurant les risques d'une entreprise aussi ambitieuse et aussi difficile. Mais le malaise des hommes reflète aussi un autre danger présent, à savoir que nous sommes en route vers un monde schizophrène.
Vers un monde schizophrène Comment peut-on parler d'une société mondiale, alors que tant de forces contradictoires pèsent sur les sociétés et sur les individus, ballottés dans un formidable ouragan? Nous avons commencé à pénétrer dans un système de monde double, qui s'est substitué au schéma des trois mondes si souvent mentionné dans les discours, les articles et les rapports. Les trois mondes - l'industrialisé, le deuxième constitué par les pays communistes d'Europe de l'Est, et le tiers-monde sous-développé n'existent plus. Le deuxième monde, en tant que tel, est en train de disparaître. Le tiers-monde a explosé. Depuis Bandung et le mouvement des pays non alignés, que reste-t-il de commun entre les petits dragons d'Asie et le Bangladesh ou Haïti? Entre le Maroc et le Burkina Faso? Et, au Brésil, entre les riches régions industrielles de Rio et
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de Sào Paulo et le Nord-Est du pays, accablé par la disette et la malnutrition? Les disparités d'intérêt, naturellement, sont aussi éclatantes à l'intérieur des pays et des régions qu'elles le sont sur la scène internationale dont il est ici question. Des dichotomies profondes existent dans presque tous les pays; le fossé entre le discours et l'action est le même partout; c'est pourquoi la réconciliation à l'échelle des nations devrait être recherchée, comme élément du processus mondial d'harmonisation. Dans cette perspective, relevons quelques ruptures et quelques débats encore sans solution, et qui occupent le devant de la scène mondiale: - la disparité entre riches et pauvres, et le nombre croissant d'hommes vivant au-dessous du seuil de la pauvreté absolue (moins de 370 dollars par an pour un milliard d'hommes en 1990); - la disparité croissante entre ceux qui ont accès au savoir et à l'information et les autres; - les discriminations contre les minorités, religieuses ou ethniques, ainsi que, dans de trop nombreux pays, contre les vieux; - les inégalités dans la distribution de la justice sociale; - l'absence de concordance entre les droits et les devoirs, les privilèges et la responsabilité; - le déséquilibre entre discipline et permissivité; - l'ambiguïté entre croissance économique et qualité de la vie; - l'opposition entre l'État-providence anonyme et l'entraide communautaire; - le déséquilibre entre les revendications matérielles et les aspirations spirituelles. Sans vouloir être exhaustifs, mentionnons aussi un certain nombre de manques qui ajoutent au malaise des hommes, par exemple le manque de compréhension entre les élites et les masses, la coupure entre science et culture, ou le conflit entre la rationalité et l'intuition. La liste des contradictions qui déchirent les hommes est longue, et jusqu'à présent elles ont été considérées comme insolubles. Les désaccords sur les valeurs et leur interprétation éthique se retrouvent dans tout le tissu social. Une fois de plus, il faut bien en venir à la conclusion que les intérêts divergents ne se réconcilieront - ou au moins ne parviendront à se tolérer mutuellement - qu'en se soumettant à une éthique commune qui les dépasse, celle de la survie de la race humaine et de la planète vivante.
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La plupart des aspects de ce malaise n'ont rien de nouveau. Ce; qui les rattache à la première révolution mondiale, c'est justement. qu'ils se caractérisent par leur dimension planétaire, même s'ils ne, se rencontrent pas au même degré dans tous les pays et tous les. continents. Cela ne fait aucun doute, l'état d'esprit dans lequel nous affrontons les dérives et les risques du présent résulte à la fois de la globalité de la situation et de l'agressivité angoissée de nos frères humains.
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Jamais dans l'histoire l'humanité n'a eu à faire face à tant de menaces et de dangers: catapulté sans préparation dans un monde où le temps et la distance ont été abolis, l'homme est aspiré par un cyclone planétaire où tourbillonnent des faits apparemment sans lien entre eux, et dont les causes et les conséquences forment un dédale inextricable. Dans les chapitres précédents, nous avons pu cependant établir un certain nombre de faits. Rappelons les plus importants: l'inégalité de la croissance économique; la question des structures de gouvernement et de l'aptitude à gouverner; la sécurité alimentaire, les disponibilités en eau, l'environnement et l'énergie; l'explosion démographique et les migrations; le bouleversement des données géostratégiques dans le monde. Tous ces facteurs sont interdépendants, interactifs, et constituent ce qu'on s'accorde désormais à appeler, selon la formule lancée par le Club de Rome, la «problématique mondiale». L'opinion publique a sans doute acquis une connaissance plus ou moins nette de ces faits, ou de certains d'entre eux, mais en ignore d'autres non moins importants, ne mesure pas la portée exacte de chacun d'eux, et méconnaît leurs interactions. Notons aussi que les composantes de la nouvelle problématique n'affectent par tous les peuples de la même façon. Certains - les menaces pesant sur l'environnement par exemple - concernent l'humanité tout entière. D'autres, comme l'explosion démographique dans les pays du Sud, semblent avoir un impact plus
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étroit, mais en fait ils ont des répercussions, à divers degrés d'intensité, sur chacun des pays du monde sans exception. Finalement, alors qu'approche le tournant du siècle, l'humanité est accablée par l'ampleur des événements qui lui tombent dessus de tous les côtés, accablée -le mot n'est pas trop fort - parce que les structures traditionnelles, gouvernements et institutions, ne sont plus capables de gérer les problèmes compte tenu de la dimension qu'ils ont prise. Pour aggraver encore les choses, ces structures archaïques et inadaptées traversent une véritable crise morale. Effacement des systèmes de valeurs, mise en question des traditions, effondrement des idéologies, manque d'une vision globale, insuffisances de la démocratie telle qu'elle est couramment pratiquée, tout confirme ce vide où les sociétés se débattent. Les individus perdent espoir, pris entre la montée de périls inconnus et leur incapacité à se saisir à temps de problèmes complexes et à attaquer le mal à la racine - et pas seulement ses conséquences. Des états constitutionnels violent la loi internationale chaque fois que leur intérêt étroit est en jeu. Cela n'est pas vraiment nouveau, mais dans un monde interdépendant, l'ampleur des conséquences, elle, est sans précédent, et manifeste aux yeux du monde entier. Les religions servent souvent de prétexte à des querelles fratricides: des chrétiens massacrent d'autres chrétiens en Irlande ou au Liban, sans que cela ait le moindre rapport avec leur foi dans le Dieu des Béatitudes. Comment ne pas se sentir concerné, avec beaucoup d'Arabes et de musulmans, par les guerres saintes menées au nom d'Allah, mais qui cachent difficilement les ambitions de seigneurs de guerre peu soucieux des enseignements du Coran? Comment ne pas s'étonner, avec de nombreux Israélites, de la confusion entre la mission religieuse du peuple d'Israël décrite dans la Bible et la politique offensive d'annexion menée par des gouvernements violant impudemment les règles des Nations unies qu'ils ont ratifiées? La loi de la jungle est peut-être en train de reculer, mais la résurgence récente de ses manifestations montre combien l'équilibre mondial est encore fragile. La même fragilité règne aussi dans le cœur et l'esprit des hommes, citoyens trop souvent impuissants de nations impuissantes. Et l'on observe toutes sortes de signes d'un malaise général, frappant l'homme contempo~ain de stupeur, de paralysie et de terreurs innommées.
LE DJ:FI
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Nous laisserons-nous écraser par une problématique qui semble surhumaine, alors que nous en sommes nous-mêmes à l'origine? Nous laisserons-nous détourner des enjeux réels, pour trouver refuge, en marge de la société, dans la recherche du succès individuel, en oubliant notre responsabilité sociale personnelle? Nous abandonnerons-nous à une sorte de fatalisme qui considérerait comme inévitable ou insurmontable le lent déclin de l'espèce humaine? Là réside le formidable défi d'aujourd'hui. Nous allons essayer maintenant d'examiner les ripostes possibles à ce défi. A défi global, méthode globale. Le temps fuit à tire-d'aile, nos vies courent à leur fin, et pourtant nous sommes incapables de surmonter notre insatiable désir d'acquérir de plus en plus de biens terrestres.
Adi Shamkarachoya Saint et philosophe indien ( VIlle siècle)
Seconde partie
LA RÉSOLUTIQUE
Quelle capacité avons-nous de passer effectivement à l'action? Le vocabulaire officiel se révèle parfois insuffisant pour décrire les situations et les techniques nouvelles. La seule possibilité, alors, qui nous soit offerte, c'est d'inventer de nouveaux mots capables d'exprimer de nouveaux concepts ou de nouvelles techniques. C'était le cas avec la «problématique mondiale », expression lancée par le Club de Rome lorsqu'il a été fondé en 1968, et à qui la force des choses a conféré une portée universelle.
On ne peut attendre demain, il faut l'inventer. Gaston
BERGER 1
Depuis lors, la prise de conscience progressive d'un certain nombre de composantes de la problématique a provoqué un phénomène international sans précédent: des conférences, des séminaires, des symposiums toujours plus nombreux, sous patronage public ou privé, ont été consacré au développement des pays pauvres. Un rapport officiel du canton de Genève publie ces chiffres: «En 1977, 52 000 experts ont participé à 1 020 réunions sur le tiers-monde, totalisant 14000 sessions de.travail. Ces réunions ad hoc s'ajoutent au travail quotidien régulier des 20 000 fonction1. Philosophe français contemporain.
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naires internationaux qui appartiennent aux organisations inter·, nationales ayant leur siège à Genève. » Il faut y adjoindre aussi les milliers de réunions tenues au siège des Nations unies à New York, à la Banque mondiale de Washington, à la Communauté européenne de Bruxelles, à la FAO 1 à Rome, et dans d'innom-' brables organismes régionaux ou locaux dans les pays en déve·· loppement. En treize ans, on a assisté à une inflation sauvage de: cette sorte de réunions, et personne n'a jamais fait le compte des budgets engloutis en billets d'avion, hôtels de luxe et publication. de rapports et recommandations divers et variés. Cependant, il serait erroné de penser que ces réunions n'ont servi à rien, n'ont eu aucun effet bénéfique. Mais sur le terrain, non seulement peu de: progrès ont pu être observés, mais il faut reconnaître que la pau·· vreté, la famine et la malnutrition ont continué d'augmenter dans beaucoup de pays du Sud. Un phénomène analogue a pu être: observé plus récemment avec les problèmes d'environnement, mul·· tiplié par un facteur qui confond l'imagination. Sans être tout à fait à l'abri de la critique en cette matière, le~ Club de Rome, en passant d'une réunion à l'autre, qui généra·· lement donnaient des résultats souvent contestables, voire~ médiocres, s'est rapidement aperçu, au moins en ce qui le: concerne, qu'il n'était plus acceptable de parler de problématiqut~ sans se préoccuper de l'action destinée à résoudre les problèmes ainsi dégagés et analysés. L'approche globale des problèmes formulée dans la probléma·· tique implique la nécessité d'une approche globale parallèle à tous les niveaux de la société, et d'une perspective globale débouchant sur des solutions interactives aux dits problèmes. Ce que le Club de Rome, par conséquent, entend adopter, c'est précisément unt~ nouvelle méthodologie, ou mieux, une nouvelle analyse opéra·· tionnelle visant à donner réponse à la problématique mondiale. C'est ce que nous avons appelé la résolutique mondiale. Apporter des solutions concrètes aux difficiles problèmes soule·· vés par la révolution mondiale en marche ne relève sans doute ni des capacités ni de la vocation du Club de Rome, mais c'est notr(~ devoir, au moins à l'égard de nous-mêmes, de rechercher les che·· mins menant aux solutions, les stratégies assurant efficacité et équité. Nous devons prendre des initiatives pour dépasser des situations bloquées par les bureaucraties nationales et inter·· 1. Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture.
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nationales, par les comportements traditionnels de résistance au changement. Notre devoir est aussi d'encourager l'innovation sociale et humaine, décidément parent pauvre de la famille si on la compare à l'innovation technique. Nous voulons souligner une fois de plus que par le mot « résolutique » nous ne suggérons pas qu'il faille s'attaquer à toutes les composantes de la problématique dans toute leur diversité et en même temps. De toute façon, cela ne serait guère réaliste. Nous proposons plutôt d'attaquer simultanément les principaux d'entre eux, en prenant soigneusement en considération, à chaque fois, l'impact réciproque des uns sur les autres. Sur quelles valeurs fonder cette action, et pour quels objectifs? Le concept de «résolutique» implique la nécessité d'adopter une attitude éthique, fondée sur les valeurs collectives qui sont vaguement en train d'émerger en tant que code moral d'action et de conduite. Ce code, ces valeurs doivent être à la source des relations internationales, et inspirer les décisions prises par les grands personnages de cette planète - compte tenu de la diversité et du pluralisme des cultures. Mais la résolutique insiste aussi sur la nécessité absolue de viser des résultats concrets sur les points prioritaires de la problématique, sans oublier que le facteur temps est devenu essentiel. Tout problème resté sans solution engendre avec le temps des situations irréversibles, dont certaines ne pourront être résolues même dans le cadre mondial. Le Club de Rome et les individus qui le composent ont toujours pensé qu'au-delà de leurs recherches ils devaient prendre, seuls ou en association avec d'autres, des initiatives opérationnelles. Signalons par exemple l'Institut international pour l'analyse appliquée des systèmes (International Institute for Applied Systems Ana/ysis, IIASA) la Fondation pour la formation internationale (Foundation for International Training, FIT) ou, plus récemment, l'initiative pour le partenariat international (International Partnership Initiative, IPI). Mentionnons aussi l'opération contre la désertification du Sahel et pour un développement impliquant les populations locales, qui a été imaginée et lancée par le Club de Rome, à la demande d'un certain nombre de dirigeants africains, lors de sa réunion à Yaoundé (Cameroun) en 1986. La résolutique, c'est appliquer l'action aux priorités et aux urgences. Cela n'exclut pas d'autres formes d'action, peut-être
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moins immédiatement nécessaires, et visant des résultats à beaucoup plus long terme. Mais dans les situations mouvantes du temps présent, ce qui est plus important que tout, c'est la nécessité de mettre au point des méthodes de prise de décision dans un contexte incertain.
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Chacun des milliers de brins du changement qui, liés ensemble, constituent la révolution mondiale doit être compris, rapporté, contredit, soutenu, écarté ou assimilé d'une façon différente et séparée. Il ne saurait y avoir de solution ou de paquet de solutions unique à un enchevêtrement de problèmes singuliers. C'est pourquoi nous avançons le concept de la « résolutique », méthode qui nécessite d'attaquer massivement et simultanément tous les problèmes à chaque niveau - cohérente en ceci qu'elle s'efforce d'envisager les conséquences des solutions possibles à chaque difficulté prise séparément sur toutes les autres, ou au moins sur le plus grand nombre possible d'entre elles. Il n'existe pas de méthodologie générale répondant à un tel projet; il va à l'encontre des méthodes traditionnelles de planification, et les structures institutionnelles existantes lui sont particulièrement inappropriées. Pourtant, il n'y a pas d'alternative. Aborder la problématique mondiale problème par problème, pays par pays, ne pourrait qu'aggraver la situation. La tâche qui nous attend, par conséquent, c'est de saisir mille tiges d'ortie en même temps. Il est vrai que beaucoup de réflexion a été consacrée ces dernières années à la gestion de la complexité, et qu'on a vu apparaître quelques éléments de méthode. Les études de Jay Forrester, en particulier, qui figurent dans ses ouvrages La Dynamique urbaine 1 et La Dynamique industrielle 2, qui ont précédé Halte à 1. Urban Dynamics, Forrester, MIT Press, 1961. 2. Industrial Dynamics, Forrester, MIT Press, 1961.
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la croissance?, apportent beaucoup à ce sujet, ainsi que Les Systèmes du destin 1 de Jacques Lesourne. Dans tout système complexe, s'attaquer à un élément ou à un symptôme isolé, quelque intelligence qu'on y mette, conduit généralement à une détério-· ration du système dans son ensemble. Première loi de Forrester (tiré d'un éditorial du New York Times) Pour lancer le débat sur les éléments qui pourraient, selon divers arrangements, constituer une éventuelle résolutique, nous commencerons par considérer trois chapitres de la problématique~ qui appellent incontestablement un traitement immédiat. Le premier, c'est la reconversion des industries d'armement àl des productions civiles. Un pareil dessein, qu'on aurait pu penser parfaitement réaliste dans la perspective de la détente Est-Ouest et des progrès substantiels accomplis dans les négociations sur le~ désarmement entre l'Union soviétique et les États-Unis, paraît avoir été battu en brèche, jusqu'à devenir absurde, par la guerre du Golfe. Et pourtant, c'est précisément à cause de la guerre du Golfe que les problèmes de désarmement et de contrôle de ventes d'armes sont plus que jamais à l'ordre du jour. Leur urgence absÛ'lue est maintenant reconnue par les gouvernements et par les peuples. Essentiellement, c'est un problème de transition. Le deuxième chapitre, c'est le réchauffement de la Terre et les problèmes d'énergie. Il est beaucoup plus fondamental. Comme on l'a vu, tarder à l'affronter pourrait être tragique, catastrophique. Le troisième, c'est la question du développement. Elle recouvr(~ tous les problèmes de pauvreté et d'inégalité dans le monde, y compris celui de la dette extérieure des pays en développement, qu'on n'a pas su traiter efficacement. Il est vain d'espérer rétablir quelque harmonie dans le monde - au vu des relatifs échecs paso. sés, des impasses, voire des conflits dans les rapports Nord-Sud, et compte tenu du nécessaire renouveau des stratégies et de la pensé(~ - si cette question n'est pas abordée rapidement. 1. Les Systèmes du destin, Lesourne, Dunod, 1975.
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Le beurre et les canons, l'épée et la charrue La fin soudaine de la guerre froide, les succès déjà acquis en matière de désarmement et la perspective de nouvelles réductions des armements tant nucléaires que conventionnels ont engendré l'espoir euphorique que l'énorme et gaspilleuse machine de guerre mondiale puisse, dans une large mesure, être démantelée, et les ressources qu'elle absorbe réorientées vers les actions constructives dont le monde a si grand besoin. Certes, le risque d'une guerre mondiale, sans être écarté, est devenu moins pressant, mais des guerres locales font rage un peu partout, de sorte que le désarmement total est indispensable à notre époque. Et certes, la guerre du Golfe au Moyen-Orient a montré combien les grandes puissances se laissent aisément entraÎner dans un conflit, surtout lorsque l'enjeu porte sur les besoins vitaux de leurs économies voraces, et que. leur vulnérabilité est ainsi démontrée. La perspective d'une Allemagne forte et réunifiée, aussi, inspire des inquiétudes à l'Est comme à l'Ouest. Le changement n'est pas moins réel, et les signes en sont visibles: avec l'accord pour le retrait des troupes soviétiques de Hongrie et de Tchécoslovaquie, avec la réduction de moitié des forces britanniques en Allemagne, avec la destruction dans plusieurs pays de tanks et autres matériels militaires, le désarmement est en marche. La négociation sur la réduction des armes stratégiques (StrategicArms Reduction Talks, START) vise à réduire d'un tiers les armements nucléaires stratégiques des États-Unis et de l'URSS; elle sera probablement suivie d'une réduction sensible des forces conventionnelles en Europe (on envisage de ramener les effectifs américains de 305 000 à 225 000, et les effectifs sovié. tiques de 565 000 à 195 000). Ces événements et les économies qu'ils apportent sont évidemment les bienvenus, mais il faut reconnaître que le complexe militaro-industriel est toujours là, énorme, et toujours intéressé à perpétuer la confrontation militaire. Ministres et états-majors, inévitablement, redoutent de voir réduire la part considérable des budgets nationaux qui leur revient. Tout cela est caché aux opinions publiques derrière une muraille de secret. Les industries d'armement, financées par les États et en grande partie protégées de la concurrence, craignent pour leur avenir. De plus, les écono-
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mies de certains pays, comme la France et la Tchécoslovaquie, dépendent fortement des exportations d'armes. On a craint longtemps que, si la paix «éclatait », la récession s'ensuivrait. Le commerce des armes est une composante significative du commerce international. En 1984, il a atteint son maximum, soit 57 milliards de dollars; compte tenu des difficultés économiques des pays en développement, il était réduit (!) à 47 milliards de dollars en 1987. Il est à noter que certains pays en voie de développement, notamment le Brésil, se sont dotés à leur tour d'une industrie d'armement tournée vers l'exportation. Dans certains pays d'Europe, comme la Belgique et l'Autriche, la prospérité des fabrications d'armement repose essentiellement sur l'exportation, et subit dès à présent une sévère récession. Les personnels de ces industries, c'est compréhensible, redoutent le chômage qui résulterait pour eux d'un désarmement généralisé. Celui-ci serait un désastre non seulement pour les travailleurs en question, mais pour les villes où se situent les usines d'armement, voire pour des régions entières. Depuis de nombreuses années, cette préoccupation a été ressentie dans des pays comme la Grande-Bretagne, où les syndicats et autres groupes de pression, redoutant des vagues de licenciements, se sont fait les avocats, jusqu'à présent sans grand succès, d'une politique de reconversion à des productions civiles. Même avant qu'on se mette à parler de désarmement général, ces craintes étaient certainement fondées. D'abord et surtout, parce qu'après le boom du milieu des années 80, la capacité de production s'était révélée largement excédentaire. La seconde raison, c'est que la sophistication technique des armements s'était beaucoup accrue, et que leur fabrication exigeait davantage de capitaux, mais moins de travail. Ainsi, la liquidation (partielle) des industries d'armement pose beaucoup de problèmes, et la conversion d'usines et de secteurs entiers à la production de biens de consommation et autres doit être considérée comme une urgence. En URSS et en Chine, la démobilisation massive et les efforts de conversion s'inscrivent dans le cadre d'une politique nationale dirigée, comme il fallait s'y attendre, du sommet. Comme il règne dans ces deux pays une pénurie gigantesque de biens de consommation, de machines agricoles, de matériel médical, de machines-outils, etc., une conversion orientée vers ces productions-là paraissait hautement désirable.
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Mais les tentatives en ce sens se sont déroulées dans un contexte d'irresponsabilité publique et de chaos économique, de sorte que l'expérience est de peu de profit pour les pays à économie de marché. A l'évidence, la reconversion des soldats et des ouvriers des usines d'armement à de nouvelles qualifications (et à un nouvel état d'esprit) se révèle difficile et reste inachevée. Dans les économies de marché occidentales, seule jusqu'à présent la Suède a mis en application une active politique de conversion; la plupart des autres ont adopté une politique d'expectative. Le problème de la conversion, néanmoins, fait l'objet de vives discussions dans la plupart des pays européens à l'exception de la France, en dépit du fait que dans ce pays la plupart des usines d'armements, qui appartiennent principalement à l'État, sont déjà inactives. La conversion des usines d'armements à la production civile est donc un remède couramment accepté, mais, dans les pays industrialisés, il n'est pas facile à mettre en œuvre. L'acquiescement actuel au laisser-faire postule que les forces du marché guideront la transition. Peut-être, mais dans ce cas les conséquences sont prévisibles: gaspillage par abandon de capacités de production inutiles et extension du chômage. Les industriels, d'État ou privés, habitués à répondre aux commandes militaires sont souvent incapables de lancer de nouvelles productions dans un contexte de concurrence. L'action de la base - personnel de l'entreprise, syndicats, communautés locales, etc. - apporte son soutien dans certains pays, mais a peu de chances de constituer l'outil institutionnel indispensable en l'absence d'une politique gouvernementale clairement définie. Une action carrément dirigiste n'est guère probable, et de toute façon inappropriée, du fait des rigidités bureaucratiques. Pourtant, l'importance des changements à réaliser et leur caractère prioritaire exige un chef d'orchestre. Un programme de reconversion de quelque ampleur ne réussira qu'en s'appuyant sur un large effort de formation, que seul un gouvernement peut consentir. Il se pourrait bien que les gouvernements soient contraints d'agir par la pression de l'opinion publique et l'agitation à la base. C'est là un nouvel exemple de l'utilité de donner du pouvoir au peuple. Reste à se demander quelles devraient être les productions des industries reconverties. A la différence des pays de l'Est et de la Chine, où règne une pénurie de biens de consommation civils, les pays occidentaux présentent une surcapacité de production et une
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saturation des marchés, de sorte qu'une reconversion mal étudiée ne pourrait qu'y aggraver les problèmes économiques existants et le chômage structurel. Il importe avant tout, par conséquent, d'être au clair en ce qui concerne les objectifs de la nouvelle économie, qui tiennent compte du renouveau industriel rendu possible par les techniques de pointe, de la demande sociale croissante en logements de qualité et soins médicaux, et de la nécessité de créer des emplois. Une politique de reconversion ne peut réussir que si elle est envisagée à grande échelle. Une méthode simpliste consisterait à convertir les usines d'aéronautique de la production d'avions de combat à celle d'avions de transport civils, les usines de tanks en usines d'automobiles et les arsenaux navals en constructeurs de cargos et de tankers dont personne ne voudrait; ce serait une catastrophe économique, et cela ne pourrait qu'aggraver le réchauffement de la terre et le malaise des hommes. Pour appréhender cette situation dans toutes ses dimensions, il faudra une grande sagesse politique. Car la reconversion, ce n'est pas tout; ce n'est qu'un élément d'un redéploiement industriel visant à répondre aux besoins de l'humanité. Bref, le désarmement implique des dépenses de grande ampleur immédiatement et à court terme, car il devient de plus en plus évident que les capacités industrielles édifiées pour le service de la défense ne peuvent pas s'adapter facilement à la satisfaction des besoins ordinaires, si longtemps négligés, de la consommation civile. Nous n'avons rien dit jusqu'à présent des économies que l'on peut attendre du désarmement et de l'affectation de l'argent et des ressources rendues disponibles. Les revendications sont innombrables et d'ailleurs évidentes - combler les lacunes du système social national, protéger l'environnement, éliminer la pauvreté, aider au développement. Et ce ne sont là que quelques-uns des candidats. Il est probable cependant qu'une grande partie du bénéfice financier ira plutôt à la réduction des impôts et à la liquidation des dettes publiques. Les espoirs que l'opinion fonde sur « les dividendes du désarmement» ont peu de chances d'être entièrement satisfaits. Quelques mots maintenant sur un problème particulier, celui de la reconversion (ou de la pérennité) du pouvoir et de l'influence acquis par les nombreux scientifiques et ingénieurs qui sont au
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cœur de la recherche-développement en matière d'armements. Lorsque la course aux armements battait son plein, on estime que, dans le monde, près d'un physicien sur deux travaillait pour les militaires. Pour mettre au point des armes toujours plus sophistiquées, ces hommes étaient la ressource clé. Tout enfermés qu'ils étaient dans leurs rivalités intellectuelles, les savants dans les deux camps de la guerre froide entretenaient une sorte de sainte alliance afin d'imaginer des nouvelles méthodes de destruction et des moyens toujours plus précis de les délivrer à l'adversaire. Les stratèges et les chefs des armées ne pouvaient que les suivre dans leur ahurissant cauchemar technologique, impénétrable même pour les hommes politiques détenteurs de la décision. Ces savants étaient isolés derrière des murailles de secret. Ils vivaient et travaillaient à l'écart de la communauté scientifique internationale. Un bon nombre des meilleurs cerveaux de la science doit se trouver parmi eux, mais leurs noms sont presque tous inconnus. A la différence des autres scientifiques, les gratifications et le prestige ne leur venait pas d'un sentiment de réussite et du respect de leurs pairs de la communauté internationale, mais des succès remportés sur leurs concurrents à l'intérieur d'un cercle étroit. Que deviendront ces gens-là dans un contexte de désarmement? Se convertiront-ils, rejoindront-ils les rangs de leurs confrères universitaires et industriels, ou bien poursuivront-ils leur tâche, concevant des armes de plus en plus meurtrières avec l'espoir qu'elles ne soient jamais utilisées? Il est trop tôt pour le dire, mais pour l'instant, c'est la seconde hypothèse qui semble prévaloir, même si les ressources qui lui sont affectées vont en décroissant. Le rapport du SIPRI pour 1990 (l'Institut de recherche sur la paix internationale de Stockholm, qui fait autorité) fait apparaître que rien n'indique un quelconque ralentissement du progrès technique dans le domaine militaire. Cet élément clé du système des armements échappe pour l'essentiel à l'attention et aux préoccupations de l'opinion. Il importe qu'il soit discuté contradictoirement, et la situation tirée au clair, car trop des meilleurs cerveaux de savants et d'ingénieurs sont détournés des activités réellement créatrices. Pour conclure sur ce point, voici, résumées, quelques suggestions pour l'action. La crainte qu'une guerre nucléaire éclate entre les superpuissances a reculé, mais un usage limité des armes chimiques,
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biologiques et nucléaires dans des conflits locaux reste une possibilité inquiétante. Il est vraisemblable que plusieurs pays possèdent déjà une capacité nucléaire clandestine. Cette situation risque de s'étendre dans les années à venir à des dizaines de pays, et cette nouvelle donne nécessite une stratégie radicalement différente de l'approche actuelle. Nous lançons par conséquent un nouvel appel à l'adhésion au traité de non-prolifération, à sa signature, et à l'acceptation par les parties signataires d'inspections internationales. Nous plaidons également pour l'accélération des négociations visant à interdire la fabrication et l'emploi des armes chimiques et biologiques. Au vu des récents accords de désarmement et des perspectives de nouveaux progrès, nous appelons tous les gouvernements contrôlant une industrie d'armement à se préoccuper activement d'une politique de reconversion. Peut-on espérer que cette reconversion se fera vers des productions contribuant à la santé et au bien-être des peuples? De telles politiques devraient être orientées et instrumentées après avoir pris avis de corps sociaux, notamment des industriels partisans du progrès (et pas seulement ceux relevant des fabrications d'armes) aux côtés des représentants des travailleurs et de ceux du gouvernement. Les politiques de conversion devront être élaborées en tenant pleinement compte de la nature évolutive des activités humaines et des contraintes imposées par les risques que court l'environnement, réchauffement de la Terre et autres. Dans tous ces plans, il sera essentiel que figurent des programmes de formation visant à donner aux travailleurs les qualifications nouvelles dont ils auront besoin. Pour ce qui concerne le redéploiement des ressources financières et autres libérées par la réduction des dépenses militaires, les gouvernements devront donner la priorité à l'amélioration des structures sociales. En particulier, de grands efforts sont requis pour améliorer la qualité de l'éducation, afin que les citoyens possèdent les savoirs et les talents leur permettant de s'épanouir dans leur travail et dans leurs loisirs, au sein du monde nouveau qui est en train d'émerger. Dans le cadre de l'effort en faveur de l'harmonie du monde, une partie de ces ressources devra être affectée à augmenter l'aide au développement et à lutter contre la pauvreté. L'actuel contexte historique de détente doit être mis à profit pour dénoncer et réduire les méfaits du trafic d'armes. En 1986, le président du Club de Rome, sur la base d'un mémorandum
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d'Eduard Pestel, avait adressé au président Reagan et à Mikhaïl Gorbatchev une proposition d'action conjointe des deux superpuissances en vue de limiter les ventes d'armes aux pays les plus pauvres. De la part de la Maison-Blanche, il n'y eut qu'un accusé de réception formel, mais M. Gorbatchev adressa une réponse personnelle et constructive, suivie d'un mémorandum approfondissant la réflexion. Cette correspondance fut largement diffusée par la presse et la télévision en URSS et dans les pays de l'Est, mais ne fut qu'à peine mentionnée par la presse occidentale. Il nous semble que les temps sont mûrs pour relancer notre proposition, en direction non seulement des États-Unis et de l'URSS, mais aussi des principaux autres pays exportateurs d'armements. Les derniers événements ont montré la futilité de ce «commerce du Malin », et qu'il peut provoquer des retours de flammes meurtriers quand l'histoire fait naître des conflits imprévus. Il n'est que de rappeler les missiles français Exocet coulant des navires de guerre britanniques pendant la guerre des Malouines, ou la situation des troupes arabes et occidentales affrontant en Arabie Saoudite les armes sophistiquées cédées à l'Irak par les Soviétiques, les Français, les Britanniques et d'autres. Vendre, pour un gain monétaire immédiat, des canons à quelqu'un qui a peut-être l'intention d'assassiner le vendeur, c'est de la folie pure. Une attention toute spéciale devra être apportée à la situation de la recherche-développement militaire, décrite plus haut afin d'en informer l'opinion. A plus long terme, si l'on veut assurer la sécurité de la planète, il faudra que la fabrication d'armements au profit de certains individus ou de certains pays soit placée sous contrôle. Ce genre de tâches subsidiaires de politique mondiale ne peut être rempli que sous l'autorité des Nations unies. Ce n'est peut-être pas pour demain, néanmoins on sent le besoin de s'attaquer dès maintenant à l'ensemble du problème, d'autant que la guerre du Golfe va révéler ses conséquences à long terme.
Pour un environnement permettant de survivre Pour l'essentiel, ce qui a été fait de bien ces dernières années pour la protection de l'environnement a consisté en la réduction ou l'élimination de pollutions et autres atteintes; c'était une action plutôt curative que préventive. Il faut certes continuer dans ce
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sens, mais à l'avenir l'accent doit être mis sur la prévention des macropollutions que nous avons décrites plus haut, afin de les empêcher d'atteindre le niveau auquel leurs effets deviendraient irréversibles. Le plus urgent, de loin, est de combattre le réchauffement de la Terre, qui menace l'ensemble du système éconÛ'mique social mondial. Cela représente l'un des plus grands défis que l'humanité ait affronté, et requiert un immense effort international. L'attaque doit être menée conjointement selon plusieurs axes: - réduction de l'émission mondiale de bioxyde de carbone, ce qui nécessitera un moindre usage des combustibles fossiles; - reboisement, particulièrement sous les tropiques; - développement des énergies de substitution; - économies d'énergie et amélioration du rendement des appa·· reils d'utilisation. En ce qui concerne le bioxyde de carbone, nous appuierons notre argumentation sur l'objectif « changer l'atmosphère» de la conférence de Toronto, qui prévoit de réduire de 20 p. 100 les émissions de ce gaz d'ici à l'an 2005. Compte tenu cependant de la nécessité où se trouvent les pays en développement d'alimenter en énergie leurs citoyens, leur agriculture et leurs industries, il appar·· tiendra aux pays industrialisés de réduire encore plus - d'au moins 30 p. 100 - leurs propres émissions. Bien plus, des études récentes indiquent que cet objectif est sans doute trop modeste. Pour commencer, la priorité absolue doit être donnée, dans tous les secteurs d'activité, aux économies d'énergie et à l'amélioration du rendement dans le transport et dans l'utilisation. Il existe unt~ grande marge de progrès potentiels, qui seront bénéfiques en tout état de cause, tant d'un point de vue économique que stratégiqut~ (en réduisant la vulnérabilité des pays industriels à l'interruption des fournitures de pétrole). D'une façon générale, les forces du marché peuvent avoir là un rôle à jouer, mais pour l'instant elles manquent de vigueur et devront être renforcées. Il y a aussi beaucoup d'obstacles aux économies d'énergie qui ne relèvent pas du marché. Pour les usages domestiques, par exemple, il est remarquablt~ que la consommation d'énergie par habitant aux États-Unis et au Canada soit à peu près le double de la consommation en Europe, où le niveau de vie n'est pourtant pas très différent. Les économies
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nécessaires ne se feront pas sans une modification fondamentale des habitudes de millions d'individus. Nous y reviendrons. Dans l'immédiat, il s'agit de lancer dans le monde entier une campagne massive en faveur des économies d'énergie et du meilleur rendement à la consommation. C'est le seul moyen de se donner un certain répit, en attendant d'affronter les problèmes, plus difficiles, des adaptations de l'industrie. Cette campagne n'aura d'effet que soutenue par une volonté politique clairement exprimée par des gouvernements et par l'appui massif de l'opinion. Il est proposé également de passer du pétrole et du charbon à d'autres énergies, mais il en est peu qui puissent être mises en service rapidement, si ce n'est le gaz naturel. L'avantage de ce dernier, c'est que la combustion de la molécule de méthane délivre moins de CO 2, à production d'énergie égale, que celle des longues chaînes d'hydrocarbures du pétrole et du charbon. La conversion au gaz naturel est relativement simple, et pourrait se révéler une mesure utile; mais il faudra bien prendre garde au risque de fuites, car le gaz méthane lui-même contribue à l'effet de serre beaucoup plus même, molécule pour molécule, que le bioxyde de carbone. Ce ne sont là, cependant, que des palliatifs ou des manœuvres de retardement. Le problème de fond, c'est de parvenir à réduire massivement l'utilisation des combustibles fossiles par l'industrie. On soutient fréquemment que le passage à la société postindustrielle amènera de considérables économies d'énergie. Il est vrai que les techniques de la microélectronique sont peu gourmandes d'énergie. Leurs principales utilisations se situent dans le secteur de l'information plutôt que dans l'industrie lourde (là les techniques de contrôle peuvent apporter une contribution notable à une meilleure utilisation de l'énergie). Il ne faut pas oublier que, dans une société où dominera l'information, nous aurons toujours besoin de biens matériels, de produits chimiques et autres productions traditionnelles, tout comme la demande de produits agricoles s'est maintenue après le triomphe de la révolution industrielle. Réduire l'utilisation des combustibles fossiles dans l'industrie, au moins à court et moyen terme, demande ou bien de considérables progrès techniques dans les méthodes de production et dans le rendement énergétique des méthodes actuelles, ou bien une réduction drastique de l'activité industrielle. Bref, il y faudrait une réorientation radicale de l'économie, qui prenne en compte la
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complexité des rapports ,entre l'activité économique, l'écologie et les techniques. Ce n'est pas une tâche dont les gouvernements puissent s'acquitter efficacement, elle appelle de nouvelles formes de coopération entre le pouvoir et l'industrie. La stratégie japonaise d'expansion fondée sur ce type de coopération a sans doute en ce domaine quelque chose d'important à enseigner aux Occidentaux. Certains pays d'Europe, notamment la Norvège, la Suède et les Pays-Bas, ont commencé d'examiner sérieusement ces problèmes et de se fixer des objectifs représentant leur contribution propre à la réduction du CO2 dans le monde. La Suède, par exemple, a l'intention de stabiliser ses émissions de CO2 au niveau de 1988, et suspend sa politique d'abandon de l'énergie nucléaire. Comment ces objectifs pourront-ils être satisfaits, c'est une autre affaire. Mais de telles initiatives donnent des signaux utiles, et il serait bon que d'autres pays se livrent à semblable exercice. Il y a aussi des efforts coordonnés au niveau international, et déjà à l'étude dans la Communauté européenne. Les conséquences sociales aussi bien qu'économiques d'une réduction drastique de l'activité industrielle sont vertigineuses. Dans leur propre intérêt, les pays en développement doivent prendre leur part du fardeau; leur influence sur le climat mondial et son éventuelle stabilisation va augmenter rapidement, en raison de leur croissance démographique et industrielle. Dans ces pays, le développement va inévitablement grossir la demande d'énergie, et celle-ci, pour l'essentiel, ne pourra que faire appel aux combustibles fossiles. On peut espérer que les nouvelles biotechnologies permettront un usage accru de la biomasse; mais il faut rappeler que celle-ci produit ainsi du bioxyde de carbone. Par ailleurs, une population accrue brûlera davantage de bois pour ses besoins domestiques, et la combustion du bois est plus favorable à l'effet de serre que celle du charbon. L'amélioration du rendement énergétique n'est donc pas moins importante pour les pays en développement. Jusqu'à présent, l'industrialisation a suivi dans ces pays la voie tracée par les pays industrialisés du Nord. Si les choses continuent dans ce sens-là, le résultat sera désastreux pour les pays en question et pour le monde dans son ensemble. Il importe donc que les nouvelles techniques «propres» que recherchent les pays industrialisés soient mises gratuitement à la disposition du monde en développement, qu'on l'incite à les adopter et qu'on l'aide à les mettre en œuvre.
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Nous n'avons parlé jusqu'ici que du bioxyde de carbone, principal responsable de l'effet de serre mais il faut rappeler que toute une série d'autres gaz existant à l'état de traces dans l'atmosphère y contribue d'une façon à peu près équivalente. C'est notamment le cas du méthane, et il y a beaucoup de recherches à faire pour connaître son origine. Les oxydes d'azote jouent aussi un rôle critique. Leur source principale, c'est l'agriculture, et l'usage excessif qu'elle fait actuellement des engrais. Il y a aussi la question de la consommation d'énergie par l'agriculture, qui s'est beaucoup accrue depuis quelques décennies. Il est vraiment urgent que les autorités agricoles se préoccupent de réduire cette consommation spécifique d'énergie et de revenir à des méthodes organiques plus naturelles.
Quoi que je t'arrache, Ô terre, puisse cela bientôt repousser. Ô purificatrice, puissions-nous ne pas blesser tes organes vitaux ou ton cœur. Hymne à la terre Asharva-Veda (3000 av. J.-C.) D'autant plus qu'il faut s'attendre à ce que le pétrole, et donc les engrais azotés, connaissent à l'avenir une hausse de prix notable. Nous avons déjà souligné la nécessité de stopper la destruction des forêts, toujours en vue de réduire le CO2• On estime que le quart des émissions de bioxyde de carbone dans le monde est le résultat du déboisement; pour l'ensemble des pays en développement, c'est la moitié; pour l'Amérique latine et certaines régions du Sud-Est asiatique, les trois quarts. Certes, la responsabilité en revient principalement aux pays où se trouvent les forêts en voie de disparition, mais l'essentiel de la demande émane des pays riches; de sorte qu'il faut chercher la solution dans une approche commune, soutenue par un financement international. Il importe que les cas flagrants de destruction concertée de ressources naturelles, par exemple, les agissements du Japon en matière de déboisement et de pêche à la baleine, soient soumis à une sanction internationale. Récemment, la Colombie a fait une ingénieuse proposition visant à stabiliser la situation écologique du bassin de l'Amazone par une action concertée des pays de la
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région, Brésil, Colombie, Pérou et Venezuela. Ce plan implique·· rait un financement international; il mérite d'être pris rapidement en considération. Revenons brièvement à la question générale des disponibilités en énergies de substitution. Nous avons la conviction que si l'on ne~ parvient pas à mettre en œuvre dans les prochaines décennies suf·· fisamment d'énergies « propres », il sera difficile, sinon impossible de maintenir les sociétés au niveau de vie dont elles jouissent actuellement dans les pays développés et, en même temps, de per·· mettre au monde en développement d'accéder à un niveau de vie acceptable. Comme on l'a vu, les perspectives ne sont pas bril·· lantes, mais de nouvelles possibilités apparaîtraient certainement si l'on consentait ensemble un effort de recherche-développement à la mesure de celui qui a permis à l'homme de marcher sur la Lune, ou du projet Manhattan au cours de la Seconde Guerre~ mondiale. La motivation serait ici beaucoup plus forte que dans les deux cas précédents, et l'appui de tout le monde serait assuré.. Il devrait s'agir notamment de produire en grande quantité et économiquement des énergies «douces », telle l'énergie solaire; les pays en développement, largement dotés des bienfaits du soleil~, pourraient jouer là un rôle important. Nous suggérons, avec la plus grande réticence, de maintenir ouverte l'option de la fission nucléaire, qui présente probablement moins de risques que la combustion du pétrole et du charbon. Dans une situation de crise~ écologique, où il y aurait à la fois urgence à réduire fortement l'émission de bioxyde de carbone et insuffisance notable des dispo-· nibilités en énergies « propres », l'énergie nucléaire pourrait aider à franchir le pas. Toutefois, même si cette solution était retenue, le délai nécessaire pour mettre en service les nouvelles centrales atomiques ne leur permettrait de remplacer qu'une part relativement faible (bien qu'importante à la marge), des combustibles fossiles qu'il faudrait abandonner. Reste ici à dire un mot de l'importance de l'énergie dans les rap·· ports humains, qui est généralement sous-évaluée. Après tout~, l'énergie est le seul absolu véritable. Selon l'équation d'Einstein~, matière et énergie sont équivalents. On estime maintenant que la consommation prévisible d'énergie est une donnée essentielle pour évaluer toute technique nouvelle, ainsi que son impact sur la société. De plus en plus, il devient nécessaire de calculer un bilan énergétique pour mesurer, par exemple, la capacité d'un pays à
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nourrir telle population humaine et animale, ou la viabilité de telle organisation humaine ou autre. Croire qu'un calcul purement monétaire, s'accompagnât-il d'une manipulation, permet de mesurer et d'apprécier correctement la croissance et le développement, voilà une idée dont il faut se débarrasser. C'est l'énergie la force motrice de l'économie; l'argent n'est que son substitut. Au stade actuellement atteint par le développement humain, il y a des arguments très forts en faveur d'une économie différente à inventer, fondée sur les flux d'énergie. Les difficultés du moment ont conduit certains à suggérer un impôt sur l'énergie. Ces propositions méritent considération. D'autres propositions, également intéressantes, visent à faire de l'énergie la base générale d'imposition, tant à l'échelle nationale que locale. Beaucoup de possibilités nouvelles s'ouvrent là; le Club de Rome a proposé que soient étudiées les diverses variantes de cette taxation de l'énergie, dans le dessein de maîtriser la consommation dans le Nord et de faire en sorte que le développement du Sud recoure aux énergies « propres ». Pour conclure sur ce point, voici, résumées, quelques suggestions pour l'action. Il est urgent de lancer une campagne mondiale pour les économies d'énergie et pour une meilleure utilisation de l'énergie. Pour que l'entreprise réussisse, il faudra que les leaders politiques mondiaux se déclarent avec force convaincus de sa nécessité et affichent leur volonté de la mener à bien. Il conviendrait que le projet soit lancé par les Nations unies, en association avec le Programme des Nations unies pour l'environnement, l'Organisation météorologique mondiale et l'UNESCO. Parallèlement, un Comité pour une meilleure utilisation de l'énergie serait créé dans chaque pays pour superviser l'opération à l'échelle nationale. La nature mondiale des menaces pesant sur l'environnement, particulièrement celle du réchauffement de la Terre, leur caractère grave, impliquent la nécessité d'une action globale et cohérente au niveau international, vraisemblablement celui des Nations unies. Beaucoup de connaissances nous manquent encore sur les complexités du système de la nature, et en particulier sur le mécanisme détaillé de l'effet de serre et des trous dans la couche d'ozone. De même, il y a besoin urgent d'étudier l'impact possible de ces phénomènes (et d'autres) sur le climat futur région par région. Nous ne pensons pas cependant que ce travail de surveil-
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lance et de recherche-développement exige la création d'une organisation de plus au sein des Nations unies. Il pourrait être confié aux organisations existantes, notamment celles que nous avons mentionnées, en les renforçant et en leur donnant mandat de coopérer ensemble à un programme de recherche élargi et élaboré en commun. Plus urgent encore: créer un organisme compétent de haut niveau, chargé d'étudier les implications, en profondeur et à très long terme, des phénomènes de macropollution sur l'économie, la société et les individus. Compte tenu de la nature multidisciplinaire des nombreux aspects de ce problème et de la complexité de leurs interactions, il est difficile d'imaginer que cette tâche puisse être accomplie efficacement, à la manière habituelle, par un groupe de personnalités politiques siégeant à New York. Nous proposons donc de saisir cette occasion pour rompre avec les traditions instituées et rassembler un groupe de personnalités politiques de haut niveau, et d'autres personnalités appartenant aux milieux industriels, économiques et scientifiques. Un organisme composé exclusivement d'hommes politiques ne suffirait pas à cette tâche décisive pour l'avenir de l'humanité, si bien informés soient-ils par les scientifiques et autres experts de leurs pays respectifs. Il est indispensable que des spécialistes indépendants siègent avec eux autour de la même table. Assurer la sécurité, cela ne veut plus dire seulement empêcher les guerres. La destruction irréversible de l'environnement représente désormais pour la sécurité du monde une menace du même ordre de grandeur. Pour faire face aux nécessités décrites cidessus, nous réitérons par conséquent la recommandation faite en 1989 par le Club de Rome de réunir une conférence mondiale consacrée aux impératifs communs de l'environnement, en vue de créer aux Nations unies un Conseil de sécurité de l'environnement, parallèle au Conseil de sécurité existant chargé des questions militaires. Cet organisme ne serait pas réservé aux membres de l'actuel Conseil de sécurité, mais comprendrait aussi une représentation équivalente des pays en développement, ainsi que des membres non politiques comme suggéré plus haut (ces derniers prendraient une part active aux discussions, mais ne disposeraient pas du droit de vote). Si ce n'était déjà fait, cette création pourrait être un résultat majeur de la Conférence des Nations unies sur l'environnement et le développement, qui doit se tenir au Brésil en 1992.
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De plus, nous proposons d'organiser régulièrement, éventuellement sous les auspices de ce Conseil de sécurité de l'environnement, des réunions de dirigeants industriels, de banquiers et de représentants des gouvernements des cinq continents. CesAssises mondiales du développement, quelque peu comparables aux réunions du GATT sur les échanges, prendraient en considération la nécessité d'harmoniser la concurrence et la coopération avec les contraintes de l'environnement. La question de l'adaptation des industries à- une moindre consommation de combustibles fossiles nécessite que chaque pays élabore sa propre stratégie, tenant compte de son quota d'émission de Co2. Elle implique aussi d'étudier les modifications à apporter aux procédés et aux équipements industriels, et de stimuler la recherche-développement de systèmes énergétiques «propres». Nous proposons donc de créer, notamment dans les pays fortement industrialisés, des Centres nationaux des techniques « propres». Ceux-ci pourraient fonctionner en liaison avec les Comités nationaux du rendement énergétique proposés plus haut. Développer des sources d'énergie nouvelles destinées à se substituer en partie aux combustibles fossiles est une autre nécessité urgente; elle demande un effort mondial, massif et immédiat, aussi important que le grand programme américain pour envoyer un homme sur la lune. Nous recommandons par conséquent que les Nations unies, soit directement, soit par l'intermédiaire de leurs divers agences et programmes, convoquent une réunion scientifique intergouvernementale en vue d'élaborer un vaste Projet mondial de recherche sur les énergies de substitution. Ce projet supposerait un considérable effort financier; avec l'accord de tous, il soutiendrait dans le monde entier divers programmes confiés aux « centres d'excellence» les mieux appropriés, indépendamment de toute considération de préséance nationale. La matière est si importante pour la planète, et la nécessité d'y employer les meilleurs cerveaux et les meilleurs équipements si pressante, que toute considération de «donnant-donnant », toute préoccupation d'équilibrer contributions et bénéfices entre les nations participantes devront être exclues. Il est conseillé de créer un réseau reliant entre eux les centres d'excellence existants, plutôt que d'édifier un centre international unique, avec ses inévitables rigidités et sa bureaucratie. Quant à la fission nucléaire, il faut maintenir l'option ouverte en tant que solution de secours pour satisfaire la demande d'énergie dans la période transitoire.
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L'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO) sera invitée à entreprendre, en association avec le groupe consultatif des Instituts de recherche agricole (CGIAR), une étude portant sur l'énergie en agriculture. Cette étude devra déterminer les moyens de diminuer la consommation d'énergie dans ce secteur, et de réduire en même temps l'émission des gaz responsables de l'effet de serre. Toutes ces mesures, ou leur équivalent, n'aboutiront que si le public est bien informé et comprend le risque qu'il y aurait à ne rien faire. Il faut par conséquent que les concepts du développement mondial, y compris les questions soulevées par l'industrialisation, soit intégrés aux programmes d'éducation, que l'instruction traite de la protection de l'environnement, des économies d'énergie et de matières premières, de la sauvegarde des valeurs culturelles, etc. Nous appelons donc l'UNESCO, les ministres de l'Éducation, les associations de parents d'élèves, les dirigeants des télévisions et autres responsables à s'attaquer à cette tâche essentielle.
Développement et sous-développement La troisième urgence représente un élément crucial de la première révolution mondiale. Dans la plupart des pays de l'hémisphère Sud, la situation est en dégradation constante, pour des raisons que nous analysons maintenant. Selon les estimations (1990) de la Banque mondiale, il y a dans ces pays en développement ou en sous-développement, 1 milliard d'êtres humains - contre 500 millions au début des années 80 _. vivant au-dessous du seuil de pauvreté absolue (revenu inférieur à 370 dollars par an). Il y a des raisons de penser que le sous-· développement, la misère, la famine et la malnutrition vont conti·· nuer de s'aggraver dans les prochaines années, bien qu'appa-· raissent çà et là des zones de progrès. Il importe ici de ne pas oublier que ces différents pays ne sont pas tous partis avec les mêmes chances. Ce serait en effet une: erreur, comme nous l'avons déjà souligné, de considérer ce que~ l'on appelle le tiers-monde comme un tout homogène. Notre préoccupation concerne particulièrement les pays les moins développés, beaucoup d'entre eux situés en Afrique, et qui ne se sont libérés de la domination coloniale pour la plupart qUf~ depuis la Seconde Guerre mondiale; ils ont dû par conséquent soit
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partir pratiquement de zéro, soit s'efforcer de reconvertir une structure économique largement dépendante, de type colonial, en une autre plus clairement orientée vers l'intérêt national et la satisfaction de leurs besoins propres, ce qui suppose de diversifier à la fois les exportations et les sources d'aide financière. Les PNI (Pays nouvellement industrialisés) d'Asie ont mené une expérience différente, fondée sur une stratégie bien à eux, et ont remarquablement réussi à s'adapter à l'économie mondiale et à élever leur propre niveau de vie. D'autres pays, particulièrement l'Inde et la Chine, présentent des caractéristiques très différentes de celles des pays les moins développés et des dynamiques économies de marché de la bordure Pacifique. Les pays d'Amérique latine ont une longue tradition d'indépendance, mais restent étroitement tributaires de leurs exportations de matières premières. En même temps, au moins pour quelques cas et non des moindres, leur industrialisation rapide est en cours. Toujours en Amérique latine, plusieurs économies sont notoirement faibles et proches de celles des pays les moins développés. C'est également le cas des petits États insulaires des Caraïbes.
Insuffisances des politiques de développement depuis vingt ans Parmi les pays les moins développés, beaucoup ont été poussés à adopter dès le début, dans les domaines de l'industrie et des infrastructures, de vastes projets impliquant de grosses dépenses de construction, sur le modèle ultra-capitaliste occidental. Ils ont gravement négligé le développement à la base, dans l'agriculture et la petite industrie, qui aurait pu être d'un bénéfice immédiat non pour une petite minorité, mais pour une grande partie de la population. Nombre de ces grands investissements n'ont pas atteint leurs objectifs. Les politiques calquées sur les pays industrialisés de l'Occident ont souvent heurté de front les structures et les coutumes locales - et ainsi provoqué leur rejet de la part de la population même à laquelle elles étaient censées bénéficier. Le développement en faveur de la population était régulièrement négligé, au profit de projets que seuls des pays riches peuvent s'offrir. Nul doute que les dirigeants aient eu le désir de transformer rapidement leurs économies et leurs sociétés, mais ce désir était soutenu, encouragé et même souvent déclenché par les orga-
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nismes internationaux et les programmes d'aide bilatéraux NordSud. Ces politiques, et les projets qu'elles ont engendrés, ont eu pour résultat, entre autres, de plonger de nombreux pays dans l'endettement et le désordre financier, sans grand avantage pratique. A signaler notamment le cas des grands barrages, l'exemple majeur étant celui d'Assouan en Égypte (mais on peut en citer d'autres en Afrique, en Asie et en Amérique latine). On peut dresser un catalogue des désastres dont les leçons n'ont été ni apprises ni comprises: centaines de milliers de personnes déplacées sans que rien n'ait été préparé pour les accueillir; propagation par les eaux de maladies épidémiques; destruction de l'environnement local. Les méfaits écologiques et humains de ces grands projets ont souvent causé un gaspillage financier sans précédent. Autres exemples éloquents: le barrage d'Itaipu au Brésil et le projet de la N armada en Inde. Beaucoup d'aciéries, d'usines de pétrochimie, de chantiers navals se sont aussi révélés des non-sens économiques et se sont attirés beaucoup de critiques. La plupart n'avaient pas assez pris en compte les conséquences sur l'environnement et sur les populations, la nécessité de former une main-d'œuvre locale qualifiée et d'assurer ainsi la bonne marche et l'entretien de ces usines, etc. Dans de nombreux cas, même dans les pays semi-industrialisés, la politique de développement industriel visait à substituer la production locale aux importations, et exigeait un haut niveau de protectionnisme, tarifaire ou non. Il en est résulté de graves disparités entre les secteurs modernes et le secteur rural, traditionnellement pauvre, dont la population a reflué vers les villes pour y constituer de la main-d'œuvre à bon marché. Ces transplantés sont venus grossir les masses de citadins marginaux qui vivaient dans des conditions indignes.
La faim n'a honte de rien et ne craint pas Dieu. Seul un travail organisé et pensé peut la faire reculer. Un paysan du Burkina Faso
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Taudis, favelas et bidonvilles La population urbaine des pays en développement est passée de 90 millions en 1900 à près de 1 milliard en 1985, et s'accroît à un rythme de 40 millions par an. En Amérique latine, les deux tiers de la population sont urbanisés. En Afrique, la proportion est passée de 5 p. 100 en 1900 à 25 p. 100 en 1985.61 p. 100 de la population urbaine mondiale vit en Asie, où l'urbanisation progresse à un taux comparable à celui des pays développés. Selon les dernières estimations des Nations unies, le nombre des citadins atteindra environ 2 milliards en l'an 2000, en hausse de 109 p. 100 en Afrique, de 50 p. 100 en Amérique latine et de 65 p. 100 en Asie. Il y a des raisons à cela. La dépopulation des campagnes amène constamment dans les faubourgs des grandes villes des vagues de gens chassés de leur terre par la pauvreté, l'impossibilité de survivre, et aussi par les guerres locales (une vingtaine rien qu'en Afrique), les grands projets qui déracinent les populations, etc. Il faut admettre cependant que le transfert de population des campagnes vers les grandes villes, s'il peut être ralenti, ne peut certainement pas être stoppé. La première raison, c'est que la ville exerce une forte attraction sur les jeunes brûlant d'échapper à une pauvreté insupportable; pour ceux-ci, la ville, avec sa relative modernité, représente l'espoir. Une autre raison, c'est que tout progrès accompli dans la production agricole prive de leur travail un nombre croissant de jeunes. Comme cela avait été le cas dans les pays occidentaux, ils se dirigent vers la ville dans l'espoir de trouver un autre emploi, ne serait-ce que dans de modestes commerces. La véritable fascination qu'exerce la grande ville sur les gens, jeunes et moins jeunes, repose sur un ensemble de motivations, rationnelles et irrationnelles. Comme l'écrivent Mattei Dogan et John D. Kasarda dans Un monde de villes géantes 1 : «Les villes fonctionnent comme un gigantesque Las Vegas, en ce sens que la masse de leurs habitants sont des joueurs, bien que les jeux ne soient par les mêmes. Au lieu de roulette ou black jack, ils s'appellent sécurité de l'emploi, mobilité sociale personnelle, meilleur accès à l'éducation pour les enfants et hôpitaux pour les 1. The Metropolis Era, Dogan et Kasarda, Sage, Newbury Park, 1988.
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malades. De merveilleuses histoires circulent, qui racontent corn.. ment de rares heureux ont tiré le gros lot.» Entre les pauvres et les riches des pays en développement, cependant, la tension va croissant, qu'elle s'exprime pacifiquement ou violemment. Le modèle occidental est simultanément dénoncé, envié et détesté parce qu'impossible à atteindre. La haine des pauvres pour les riches prend pour cible principale l'Occident et particulièrement sa forme la plus criante, l'image de richesse et de gaspillage que la société américaine donne d'elle-même à la télévision. Mais elle vise aussi l'ostentation, l'arrogance et le style dt~ vie des élites locales. Les autorités municipales ont été incapables, jusqu'à présent, d(~ contrôler le flot des arrivants, d'offrir les structures d'intégration et de fournir les services éducatifs et de santé à ce nouveau lum,· penprolétariat, vulnérable à nombre de maladies et exposé à tom,· ber dans toutes sortes de conduites marginales comme la prostitu,· tion et le trafic de drogue.
Nécessité d'une politique de la population Revenons à l'explosion démographique, problème clé qui doit avoir sa place dans la résolutique. Dans beaucoup de pays, on l'a vu, se livre une sinistre compéti· tion entre l'accroissement de la population et le développement. Tant de progrès économiques, acquis au prix de tant d'efforts humains, sont dévorés par toujours plus de personnes. Rétrospectivement, on ne peut que rêver à la prospérité qu'un pays comme l'Inde, si richement doté par la nature, connaîtrait aujourd'hui si sa population n'avait progressé qu'à un rythme voisin de celui des pays occidentaux. Il y a pour ces pays, sans aucun doute, un besoin urgent d'adopter une politique de régulation de la population raisonnable et humaine, qui favorise le contrôle des naissances et complète lt~ remarquable allongement de la vie obtenu grâce à l'hygiène et aux progrès de la médecine. La baisse du taux de fertilité est un processus qui découle spontanément du progrès économique, c'est même l'un des plus sûrs moyens d'y parvenir, mais ce moyen n'est encore dans beaucoup de pays qu'un espoir lointain, sans cess(~
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retardé par l'explosion démographique elle-même. De sorte que le problème de la surpopulation constitue un parfait cercle vicieux. On attend depuis longtemps la percée scientifique qui donnerait des produits contraceptifs, oraux ou non, peu coûteux et faciles à distribuer. Cela faciliterait grandement le contrôle des naissances. Il faut prendre aussi en considération la corrélation directe inversement proportionnelle entre la fécondité et l'analphabétisme des femmes. Le contrôle de la population aussi indispensable qu'il soit doit être planifié en termes de bien-être. Il est de la plus haute importance pour tout pays visant au développement d'élaborer une politique de la population. Cette politique doit être fondée sur une étude détaillée des perspectives de la croissance démographique, en rapport étroit avec les ressources disponibles et avec les objectifs de développement, y compris le niveau de vie que le pays espère atteindre. Un plan de développement n'est réaliste que si toutes ces perspectives font l'objet d'une évaluation chiffrée. Si l'on veut que l'opinion accepte la nécessité du contrôle des naissances, il faut l'informer suffisamment pour qu'elle comprenne les dangers que la surpopulation fait courir à chacun et les avantages qu'apporterait le contrôle de la croissance démographique. Ce sont là des conditions nécessaires pour que le planning familial soit géré avec humanité.
Nécessité de nouvelles stratégies de développement Il faut repenser, c'est clair, les politiques de développement et leur application. Une priorité bien plus grande doit être donnée aux besoins de millions de paysans pauvres, marginalisés et oubliés dans tout le monde sous-développé. Il faut aussi revenir au point de départ et faire la critique du postulat implicite de la plupart des politiques de développement, à savoir que le succès économique des pays aujourd'hui développés, obtenu grâce à une croissance systématiquement poursuivie par les moyens de la technique, montre le chemin que doivent suivre obligatoirement tous les pays et toutes les civilisations. Dans beaucoup de pays, les nouvelles générations, sans aucunement rejeter la modernisation et le bienêtre matériel, insistent sur leur désir de créer un modèle de développement qui leur soit propre et s'appuie sur leurs traditions et leurs aptitudes particulières. Imiter ne suffit pas. Il est plus impor-
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tant, pour ces pays, d'édifier par eux-mêmes leurs outils de recherche scientifique et de transfert technologique. A une époque où, dans les pays industrialisés, les sciences et les techniques évoluent rapidement, se contenter d'importer les méthodes de production traditionnelles aboutit à une industrialisation obsolète. Comment se fait-il que, dans beaucoup de pays qui se flattent de posséder une industrie et des services modernes, la malnutrition et l'analphabétisme continuent de régner, et un fort pourcentage de la population de connaître une extrême pauvreté? Dans des pays comme le Bengladesh, le Burkina Faso, la Bolivie ou Haïti, par exemple, l'inégalité et la pauvreté n'ont cessé d'augmenter. Il est clair que le développement de la planète ne saurait se poursuivre ainsi, et qu'une sérieuse remise en question des stratégies de développement est une nécessité absolue. Le renversement de tendance doit aussi impliquer un changement radical du régime politique, le retour de la stabilité, l'élimination de la corruption, un choix de priorités fondé sur les besoins des générations futures, et un sérieux coup de frein à l'extension abusive de la bureaucratie. Dans les pays semi-industrialisés, particulièrement ceux qui se sont lourdement endettés au cours des années 70 et 80, des mesures ont dû être prises pour continuer de servir la dette et pour réduire l'inflation et le gaspillage: annulation de grands projets, réorientation de la stratégie économique par compression du secteur public et, en contrepartie, stimulation active des entrepreneurs privés. Dans un tel processus, l'investissement direct en provenance de l'étranger peut jouer un grand rôle. Nombre de ces pays n'ont pas d'autre issue que de créer les conditions dans lesquelles leurs industries deviendraient compétitives sur le plan international - à l'exemple, au moins dans une certaine mesure, des pays de la bordure Pacifique. Cette stratégie a pesé parfois lourdement sur le marché intérieur, et impose de grands sacrifices à l'emploi et aux revenus salariaux réguliers. Il faut reconnaître que beaucoup de pays, notamment d'Afrique noire, n'ont pas donné suffisamment priorité à l'amélioration de leur agriculture. En partie à cause des espoirs exagérés qu'ils plaçaient dans l'industrialisation et dans ses résultats, et en partie parce que les industries naissent surtout dans les villes ou à proximité. Dans les situations d'instabilité politique, l'autorité est contestée d'abord dans les milieux urbains. Il est facile de provo-
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quer des désordres et des insurrections dans les masses populaires pauvres et démunies d'emploi. A l'inverse, l'opposition paysanne est dispersée dans les campagnes et donc difficile à organiser. Il est donc tentant d'investir dans des projets de développement qui promettent d'apporter travail et stabilité dans les zones urbaines. L'insuffisance des investissements agricoles et ses conséquences ont été l'obstacle principal dans la course-poursuite à laquelle se livrent la production alimentaire et l'explosion démographique. Le développement rural reste une priorité incontestable, parce qu'il faut bien nourrir toute la population, rurale et urbaine, et que tout pays a pour objectif d'atteindre à l'autosuffisance alimentaire. On ne saurait trop insister sur un problème qui reste à résoudre, celui de l'organisation des marchés internationaux de matières premières. Il faut absolument trouver un moyen pour que les prix des matières premières ne soient pas déterminés par les marchés exclusivement au profit des pays industrialisés et au détriment des pays en développement.
Initiatives locales Dans le Nord comme dans le Sud, il est à remarquer que des petits groupes d'hommes et de femmes, mus par la seule volonté, et en dépit de handicaps de toutes sortes, ont entrepris d'aider les couches les plus pauvres de la population à améliorer leur sort en comptant sur leurs propres efforts, avec le soutien approprié de leurs gouvernements, des organismes internationaux, des organisations non gouvernementales nationales et étrangères, et de nouveaux programmes bilatéraux. Le Club de Rome a mené une vaste étude du rôle que jouent ces initiatives locales dans les zones rurales 1. Nous nous sommes consacrés à ce secteur, sachant que des initiatives parallèles, portant sur l'artisanat et les petites entreprises dans les faubourgs des villes, donnaient aussi des résultats positifs et devaient être encouragées. Un grand nombre de petits projets de développement concernant l'agriculture, la santé et l'éducation sont nés dans les régions les plus pauvres d'Amérique latine, d'Afrique et d'Asie, à l'initiative des ONG, d'organisations indépendantes, d'associations 1. La Révolution aux pieds nus, Bertrand Schneider, Fayard, 1985.
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de paysans ou de communautés villageoises. Selon une estimation faite en 1985, plus de cent millions de paysans étaient impliqués dans des projets de développement dirigés par une ou plusieurs ONG. Le mouvement grandit rapidement. Aujourd'hui, dans le Sud, des ONG existent par milliers en Inde, aux Philippines, en Amérique du Sud, et par centaines en Afrique, en Indonésie et en Thaïlande. Leurs histoires sont variées, mais elles incarnent toutes un commun effort, soutenu par de faibles ressources et un certain appui des ONG du Nord, en vu~~ de satisfaire des besoins qui sont les mêmes partout, notamment les besoins fondamentaux de nourriture, d'eau potable et d'hygiène. Elles permettent aussi aux villageois de comprendr(~ leurs problèmes et d'assumer la responsabilité de leur propre déve-loppement - ce qui signifie s'organiser, se former, et n'exclure personne, femmes, parias ou infirmes. Il s'agit d'avancer en creusant des puits, en construisant des réservoirs collectant les eaux de pluie pour l'irrigation, en améliorant la qualité des semences et du bétail, en plantant des arbres, en construisant des latrines, en éduquant les enfants, en épargnant. Les économies réalisées localement, le plus souvent grâce aux femmes, représentent un investissement fondamental pour l'avenir qui doit être particulièrement encouragé. On n'appréciera en fait jamais assez, dans tout cela, la part irremplaçable que prennent les femmes au développement dans le monde entier. Les ONG locales et les groupes d'action volontaires ont apporté une contribution vitale et décisive dans les pays les plus pauvres. Il ne fait aucun doute que ce genre d'actions va se répandre, car le bruit que des villages renaissent à la vie se diffuse très vite jusqu'aux lieux les plus reculés dans le désert, la jungle ou la montagne. Et les villageois que l'on pensait inertes, fatalistes et résignés - alors qu'en réalité ils avaient perdu espoir et avaient trop faim pour agir - commencent à croire que cela pourrait marcher pour eux aussi, et trouvent la volonté d'améliorer leur sort et de bâtir un avenir meilleur pour leurs enfants. Il faut donc donner un peu partout la priorité à ces micro-projets, en les intégrant dans une stratégie globale. Si l'on veut éviter le gaspillage financier et les conséquences imprévues des grands projets, que nous avons signalées plus haut, et tirer le meilleur parti des leçons de cette expérience, il paraît nécessaire de renverser le processus pratiqué jusqu'à présent, et de
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favoriser les micro-projets, qui exigent beaucoup moins d'investissements et dont les résultats bénéficient à la majorité des gens. Dans une situation pareille, et à un moment où les ressources financières se font de plus en plus rares, les ONG du Nord et, encore plus, les organismes internationaux et les institutions financières doivent revoir les politiques qu'ils ont pratiquées jusqu'à présent. Concrètement, une partie des fonds prévus pour les grands projets doit être réaffectée au financement des microprojets. Ceux-ci ont pour intérêt de former les hommes et les femmes sur place, de mettre en place des structures - communautés villageoises, associations de paysans - porteuses d'un type de développement, fondé sur les besoins et les choix de la population elle-même, et mise en œuvre grâce à son engagement actif et sous sa propre responsabilité. L'essaimage des projets d'un village à l'autre commence à avoir un effet multiplicateur, qui permet au développement de progresser dans des ensembles de villages, puis dans des régions entières. Une fois que cette sorte de développement a atteint un certain stade, des travaux publics de taille moyenne - routes, marchés, petits hôpitaux, écoles - deviennent indispensables. Les villages et les ONG n'ont alors d'autre choix - même si cela peut paraître difficile - que de poursuivre leur action en concertation avec la politique gouvernementale. De même, la création d'industries à domicile, de petites entreprises ou d'ateliers artisanaux apporte des productions nouvelles et donc de nouveaux revenus modestes.
Rôle des gouvernements Cette conception globale du développement rural, fondée sur de nouvelles orientations et de nouvelles priorités, exige que les gouvernements reconnaissent pleinement le rôle que jouent les initiatives locales et les ONG. Pour un gouvernement, en réalité, décider de mettre en œuvre une politique du développement rural suppose qu'il ait fait des choix politiques essentiels, devant inclure dans de nombreux cas une réforme agraire, une politique de la population et la construction d'un réseau de petites installations sanitaires. Quant aux ONG, si les gouvernements reconnaissent leur efficacité, c'est souvent de manière assez théorique. On a pu constater d'innombrables fois combien les résultats des micro-projets peuvent être conlpromis par des pratiques ou même
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par des politiques en totale contradiction avec le type de développement que ces projets représentent. Les prix d'achat des produits agricoles ne rémunèrent pas assez le travail des paysans, et les découragent au lieu de les encourager. De même, les impôts d'État, directs ou indirects, sont mal supportés dans les zones rurales, où les revenus sont en général très faibles. L'impôt d'État constitue un véritable étranglement financier, qui peut parfaitement ralentir ou stopper tous les micro-projets, quelle que soit l'aide qui leur est apportée de l'extérieur. Lorsqu'un gouvernement a décidé d'adopter cette méthode de développement rural, il doit donc modifier ses choix politiques et financiers, relever les prix d'achat offerts aux paysans et aussi alléger la pression fiscale. Le développement rural fondé sur les micro-projets veut aussi que les gouvernements adoptent, à l'échelle nationale, une planification favorisant la construction de routes et de localités de taille intermédiaire entre le village et la grande ville. Quand il n'y a pas de route, beaucoup de communautés villageoises sont exclues des échanges traditionnels et doivent vivre en circuit fermé. Certaines ont construit des routes ou des ponts par leurs propres moyens, mais elles ne sont pas équipées pour ce genre de travaux, qui doivent être planifiés à l'échelon national et conduits en fonction d'une politique systématique. Le problème est le même pour les écoles de l'enseignement primaire et secondaire, les hôpitaux, certaines activités de formation supérieure et de loisirs pour les jeunes. Comme nous venons de le signaler, il n'existe rien au niveau intermédiaire entre le village et la grande ville. En outre, il faut combattre la corruption dans tous les rouages de l'État, ce qui suppose, entre autres mesures, que soit donnée aux petits fonctionnaires une formation visant à les motiver et à les impliquer dans une politique de développement clairement perçue comme une priorité nationale. On montrera plus loin que, pour le développement du Sud, il est urgent de mettre sur pied dans chaque pays une capacité de recherche-développement. Seulement les carrières scientifiques ne jouissent pas d'un grand prestige dans la plupart des pays du Sud. Dans ces sociétés, les individus les plus doués se dirigent vers d'autres activités que ces carrières scientifiques méprisées. Cer·· tains d'entre eux se consacrent à la recherche, mais à l'étranger, habituellement dans les pays occidentaux. Un aspect majeur de
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toute politique nationale de la science doit consister à réaliser les conditions de base et les moyens pratiques d'un retour au pays natal de ce capital de talents, et à garder ceux qui ne sont pas encore partis en leur donnant de meilleurs salaires et davantage de considération. Un dernier mot au sujet de l'évasion des capitaux qui, dans certains pays en développement, porte sur des sommes pratiquement équivalentes à la totalité de la dette extérieure. Une situation aussi paradoxale appelle certainement des décisions gouvernementales et des réglementations qui la modifient. Tous ces faits sont de plus en plus connus des populations, et cela ne peut que pousser les gouvernements à leur prêter davantage attention, comme on le voit déjà dans certains pays d'Afrique, d'Asie et d'Amérique latine.
Rôle des institutions internationales Ces dernières années, les institutions financières internationales telles que la Banque mondiale, la Communauté économique européenne et l'Agence japonaise d'aide au développement ont pris conscience des problèmes du sous-développement rural. Les banques de développement régional en Amérique latine, Afrique et Asie, ainsi qu'au Moyen-Orient, devraient mettre de plus en plus l'accent sur ce genre d'opérations. On constate une tendance nouvelle - assez modeste jusqu'à présent - à attribuer directement certains moyens financiers à des micro-projets sans passer par les gouvernements. Cette manière d'agir accroît la probabilité que l'argent atteigne sa destination sans être détourné en cours de route, comme ce fut souvent le cas dans le passé. Mais il existe une certaine incompatibilité structurelle entre les grandes administrations bureaucratiques et les petites ONG. L'enthousiasme innovateur de celles-ci, ainsi que l'urgence de leur travail quotidien sur le terrain, laisse peu de temps pour négocier les formalités bureaucratiques et les détails administratifs qu'on attend d'elles. Pour promouvoir et accélérer ce type de développement rural, nous pensons que ces institutions devraient consacrer une part plus grande de leurs budgets aux initiatives locales et aux microprojets. Cela renforcerait leur efficacité et favoriserait leur multiplication. Elles devraient aussi créer un comité consultatif, composé de représentants des ONG du Sud et d'organisations
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comme le Club de Rome, et chargé d'améliorer leur connaissance du terrain, de guider la sélection des candidats à une aide financière, et de contribuer à l'évaluation des résultats. La responsabilité la plus immédiate des institutions internationales, toutefois, concerne la question de la dette des pays en voie de développement. Et il convient de souligner ici l'évolution positive qui s'est produite depuis quelques années, à commencer par l'accord conclu en 1986 entre le Fonds monétaire international et le Mexique, et qui, pour la première fois, établit un lien entre le niveau de développement d'un pays et celui des versements qu'il peut effectuer. Sur ce problème de la dette, les idées sont aujourd'hui en train d'évoluer, aussi bien dans les pays débiteurs que chez les institutions prêteuses. Dans les pays débiteurs, la crise de la dette commence à montrer des effets positifs: révision des stratégies de développement, et mise en œuvre de politiques visant à réduire le déficit budgétaire, à combattre l'inflation, à lancer des programmes de redressement économique et financier et à reprendre en main la politique économique. Quant aux institutions dispensatrices de fonds, le Fonds monétaire international notamment, elles sont plus conscientes, désormais, des conséquences sociales provoquées par des exigences trop brutales. Il est clair maintenant que le problème de la dette ne trouvera de solution qu'à long terme, et seulement si la croissance reprend à la fois dans les pays du Nord et du Sud, comme le reconnaît le plan proposé par le secrétaire américain au Trésor James Baker. Depuis un certain temps, les dirigeants des organisations financières internationales révisent leur .façon de voir, comme on a pu l'observer à la Banque mondiale ou au FMI, même si leurs administrations traînent les pieds. Enrique V. Iglesias 1 a ainsi déclaré lors du débat concernant le transfert de ressources aux États des pays en développement: « Parmi les secteurs d'activité choisis par la Banque, certains se sont vu assignés une priorité absolue, à savoir: la promotion des investissements dans les secteurs clés de l'économie tels que l'énergie, les transports, les communications, le développement agricole et industriel; l'allègement des fardeaux 1. Président de la Banque interaméricaine de développement, le 24 septembre 1990, au Comité commun des gouverneurs de la Banque et du Fonds pour le transfert de ressources matérielles aux pays en voie de développement.
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sociaux (par exemple, assistance aux catégories les plus défavorisées de la population, coopération aux projets de développement urbains et agricoles, promotion des petits entrepreneurs, soutien de la participation des femmes au développement); l'appui à la modernisation du secteur privé (par exemple, prêts et investissements en capital par la Société interaméricaine d'investissements, prêt3 et coopération technique de la Banque pour la modernisation des circuits commerciaux, développement des capacités exportatrices, modernisation du secteur bancaire, cofinancement et soutien des micro-entrepreneurs); la promotion et le développement des ressources humaines, notamment dans les domaines scientifique et technique; et, finalement, la promotion de la gestion de l'environnement et de la conservation des ressources naturelles. » Pour le Club de Rome, c'est une tâche de grande portée que de persuader les hommes politiques du Nord et du Sud qu'ils peuvent, ensemble, faire en sorte que le développement n'obère plus si chèrement l'environnement local et mondial. Les plans de développement peuvent tirer profit des techniques de pointe dès maintenant disponibles, qui sont économes d'énergie et de matières premières. Ils peuvent encourager les efforts visant à édifier dans les pays en développement un réseau endogène de laboratoires de recherche scientifique et technique. Ils doivent insister sur l'utilisation des ressources locales et des énergies renouvelables, qui peuvent conduire à un projet de développement décentralisé et équilibré. A première vue, le fardeau financier que tout cela implique peut paraître trop lourd pour un pays en développement. Il peut en aller autrement si l'on s'assure que les politiques d'aide au développement sont conçues pour faire le meilleur usage des progrès révolutionnaires des techniques. En se situant dans une perspective historique, il est aujourd'hui très avantageux d'industrialiser un pays: l'accumulation du capital va se faire en effet au moment où de nouveaux choix techniques deviennent possibles. A nous de nous assurer que ces choix ne demeurent pas un privilège du Nord, mais que le Sud peut y avoir accès à des conditions abordables. Cela serait possible si, par exemple, une partie des fonds d'aide au développement servait à indemniser les entreprises du secteur privé qui communiqueraient leur savoir-faire. En outre, nous devons nous demander si les pratiques courantes permettent de situer la coopération internationale au niveau néces-
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saire. Deux obstacles peuvent barrer le chemin. Le premier est politique. La détente entre l'Est et l'Ouest ouvre la voie à un climat nouveau dans les relations internationales, et cela pourrait durer, malgré des signes inquiétants d'un renversement de tendance dans certaines républiques. Ce nouveau climat fait naître des espoirs concernant les relations Est-Ouest, mais pas forcément les relations Nord-Sud. En réalité, c'était lorsque l'Est et l'Ouest s'affrontaient qu'ils rivalisaient auprès des pays en développement en leur offrant des avantages politiques et commerciaux. Beaucoup d'économistes et d'hommes politiques appartenant aux pays industrialisés du Nord - c'est le deuxième obstacle commencent à prendre des positions qui confinent à l'impatience. Ils estiment, semble-t-il, que si la réhabilitation de l'ex-bloc de l'Est est une bonne idée pratique, en revanche le développement du Sud est toujours aussi insaisissable. En outre, la guerre du Golfe a accru la tension entre le Nord et le Sud. La vague intégriste et les émotions profondes qu'elle soulève dans le monde musulman met en danger non seulement toute analyse objective des intérêts économiques, mais aussi l'antique tradition de tolérance, fréquente dans le monde arabe, envers les croyances autres que l'islam. Le Club de Rome peut apporter sa contribution à ces problèmes. Il y a grand besoin, c'est clair, d'élaborer des mécanismes politiques susceptibles d'empêcher le développement de surconsommer indûment les ressources de la planète, et d'obliger les forces du marché à prendre en compte les paramètres à long terme, par nature inquantifiables, que sont la qualité de l'environnement et la justice; mais ces mesures, venues du sommet, ne suffiront pas. Elles devront s'accompagner d'une mobilisation des forces morales dans le monde entier, sinon le défi ne sera pas surmonté. Des sacrifices sont demandés à tout le monde, et les bénéfices n'en seront perçus que par les générations futures. Faire appel à l'altruisme, c'est très bien. Mais il faut aussi exercer une pression constante en faveur d'une meilleure éducation, d'une meilleure prise de conscience de l'équilibre nécessaire entre la croissance et l'environnement, et d'un ordre mondial plus équitable - et donc plus sûr.
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Effets des changements actuels et prochains sur les individus et les sociétés La pression des faits est si grande que nous devons changer ou disparaître. Pour affronter les trois urgences qui nous commandent d'agir sans délai, et pour commencer sans perdre de temps à gérer le changement, une véritable transformation des mentalités et des comportements est devenu un impératif absolu. Les mesures indispensables seront impopulaires, coûteuses et pénibles, et l'abondance devra inévitablement être partagée. Cela signifie, pour les pays industrialisés, changer tout leur style de vie, leur modèle de consommation; et pour les pays en développement, changer totalement leur mentalité afin d'acquérir un esprit d'initiative, de discipline, une exigence de qualité à tous les niveaux. Mais les esprits ne sont pas du tout préparés à cette révolution multiforme. Si l'on ne parvient pas à former les opinions publiques, à les convaincre en profondeur d'accepter de nouvelles conditions de vie, il faut s'attendre à ce que la révolte ou l'inertie l'emportent, alors même que les gouvernements et les hommes politiques auront besoin plus que jamais de leur soutien.
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L'ensemble de problèmes que nous venons de décrire débouche sur une question: Est-il possible de les résoudre par une politique qui tienne pleinement compte de leurs implications réciproques? Les régimes politiques traditionnels, les institutions, les administrations sont-ils capables de faire face à une pareille situation? Savoir prendre les bonnes décisions en pleine connaissance des faits, et parvenir ensuite à les mettre en application en temps voulu, ce n'est pas facile; c'est pourtant là un élément fondamental de la problématique. Les déficiences de l'appareil de gouvernement fournissent de nombreuses pages au livre de la problématique; améliorer ces structures est donc un aspect essentiel de la résolutique. Dans ce chapitre, nous examinerons les origines de certains problèmes structurels, leurs nouvelles dimensions, et la valeur des solutions qui leur sont présentement données. Nous suggérerons en outre quelques changements, comme contribution à la résolutique. La formule « structures de gouvernement» désigne, dans notre esprit, le mécanisme de commande du système social, et l'activité que déploie ce mécanisme en vue d'apporter au système la sécurité, la prospérité, la cohérence, l'ordre et la continuité. Ces « structures» comprennent nécessairement l'idéologie du système, qui définit (cas de la démocratie) ou non (systèmes autoritaires) les moyens de prendre effectivement en considération la volonté populaire et de confier la responsabilité de ces moyens à une autorité. Elles incluent aussi l'appareil de gouvernement proprement
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dit du système, les politiques qu'il mène et les procédures qu'il met en œuvre. Certains pourraient soutenir, avec quelque cynisme, que les structures de gouvernement ne sont que le moyen de faire régner un équilibre stable entre les divers centres de pouvoir. Au sens large, le concept de « structures de gouvernement» ne s'applique pas seulement au système national et au système international, mais devrait être employé pour traiter des divers niveaux de gouvernement, régional, provincial et local, d'autres systèmes sociaux comme l'enseignement ou l'armée, et même de l'entreprise privée ou du microcosme familial. Il constitue une tentative d'imposer au moins une apparence de rationalité aux comportements irrationnels, subjectifs et souvent contradictoires des hommes politiques, des responsables économiques et de nous tous tant que nous sommes. Il ne serait pas sérieux de généraliser trop vite au sujet de la gouvernabilité: chaque pays a ses problèmes, et sa façon de les aborder. Néanmoins, ce sont pour l'essentiel les idées de 'l'Occident qui ont éveillé une grande partie du monde à la croissance économique et au progrès matériel, et qui ont du même coup diffusé les concepts et les structures occidentaux, généralement acceptés aujourd'hui peu ou prou, avec, bien sûr, de nombreuses nuances et des interprétations diverses. Le concept de « gouvernement» n'est pas nouveau: son contenu central remonte au moins à cinq mille ans, et probablement beaucoup plus. Nous avons déjà souligné la mauvaise gestion de l'ensemble mondial, dont les évidences crèvent les yeux: océans de misère et de pauvreté, trafic d'armes, endettement paralysant du monde en développement, énorme déficit annuel des États-Unis (avec à la clé une dette de trois mille milliards de dollars), spéculation effrénée, corruption et violence. Faut-il en conclure que le monde est ingouvernable? Nos dirigeants sont-ils incompétents, ou mal choisis? Ces doutes, l'opinion publique et les simples citoyens les expriment de façon probablement beaucoup moins incisive que les hommes politiques eux-mêmes. Nous devons nous poser trois questions fondamentales: - En cette fin de siècle, avons-nous une compréhension convenable du monde, ou nos concepts et nos méthodes ne sont-ils plus adaptés à la situation complexe et dangereuse à laquelle nous sommes confrontés? - Pourquoi, en dépit d'une prise de conscience remontant à plu-
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sieurs décennies, en dépit d'innombrables débats internationaux et de nombreuses propositions constructives, l'action et les résultats concrets ont-ils été tellement restreints? - Que peut-on proposer afin d'améliorer l'efficacité des processus permettant de convertir des préoccupations largement répandues en action pratique? Les risques qu'entraîne l'inefficacité des structures de gouvernement se situent à trois niveaux: au niveau de l'individu et de la famille (voir le chapitre sur le malaise des hommes) et aux niveaux des systèmes politiques national et international.
Les structures de gouvernement: nouvelles dimensions du problème Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les activités des gouvernements se sont élargies et diversifiées selon les pays (ministères de la Recherche scientifique, de l'Environnement, du Commerce extérieur); beaucoup de secteurs relevant de leur mouvance exigent des connaissances techniques hautement spécialisées. On ne saurait donc trop souligner à quel point s'est accrue la complexité des systèmes, le national et l'international. Comme le formule André Danzin 1. «La soudaine poussée de complexité nous a extraits d'un système social qui était accessible à la logique et nous a jetés dans un organisme social dominé par des réactions cybernétiques. » Dans l'environnement très complexe, avec ses instabilités et ses déséquilibres, qui est aujourd'hui le lot de l'humanité, les systèmes de rétroaction sont si nombreux et tellement emmêlés qu'il est difficile d'en donner une représentation dans un modèle global. Il est encore plus ardu d'appréhender ces systèmes par le bon sens et l'intuition, ou même de s'en faire une image mentale approximative. Résoudre les problèmes d'un système complexe est donc d'autant plus difficile que, dans beaucoup de cas, l'opinion publique n'est pas en état d'accepter les solutions proposées. D'où vient donc cette poussée de complexité? Mentionnons quelques-uns des facteurs qui jouent à la fois au niveau national et international: 1. Ancien directeur général de Thomson-CSF, membre du Conseil du Club de Rome.
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- L'accélération des changements - technique, économique et démographique; - Le nombre croissant des acteurs présents dans les systèmes à gouverner, qu'il s'agisse d'une grande ville, d'un pays, de l'immen·, sité du Sud ou de l'humanité dans son ensemble; - Le nombre croissant des États souverains jouant un rôle actif dans tout système international; - L'interdépendance étroite des sociétés nationales sur une foule de points, tels que les transferts de savoir, les flux migra·· toires périodiques ou permanents, les influences culturelles, les échanges économiques; - La rencontre de sociétés hétérogènes, différentes par leur culture, leurs valeurs, leurs traditions politiques et leur niveau de vie; - L'érosion de la souveraineté nationale. Dans la formulation de: Soedjatmoko 1: «Dans le processus de l'interdépendance, nous sommes tous devenus vulnérables. Nos sociétés sont perméables à des décisions prises ailleurs dans le monde. La dynamique de l'interdépendance serait mieux comprise si nous pensions le globe non comme la carte des nations, mais comme une carte météorologique, où les systèmes atmosphériques tourbillonnent sans tenir compte des frontières nationales, et où les fronts de hautes et basses pressions créent de nouvelles conditions climatiques loin devant eux»; - Le volume énorme des informations, la rapidité des communi·· cations et l'importance des médias qui amplifient, sélectionnent" filtrent et déforment tout ce qui passe pour de l'information - en dépit aussi du fait que, dans le Sud, l'accès des hommes à l'infor·· mation est encore très limité; - L'émergence d'un nouveau système technique mondial fondé sur la microélectronique; - L'apparition de problèmes requérant une gestion, à l'échelle: mondiale, de l'héritage commun de l'humanité, dans des domaines comme le climat, l'environnement, l'exploitation des océans et le patrimoine archéologique; 1. Ancien président de l'Université des Nations unies, ancien membre: du Club de Rome, aujourd'hui décédé, M. Soedjatmoko écrivit ce texte pour la conférence annuelle du Club de Rome qui s'est tenue à Santan·· der (Espagne) en 1985 et était consacrée à «la gouvernabilité d'un monde en transition ».
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- Les conséquences simultanées du développement technique et de l'émiettement du pouvoir politique sur la sécurité des sociétés; - Le dilemme des bureaucraties envahissantes. La nature et la diversité des problèmes à résoudre et des systèmes (santé, sécurité sociale, etc.) à gérer favorise la formation de vastes bureaucraties - lesquelles opposent une résistance considérable au changement; - Dans certaines sociétés, les individus ont pris ce pli d'exiger toujours plus de services de l'État. Les citoyens ont du mal à croire que les gouvernements ne sont pas capables de remédier à leurs difficultés ou à leurs petits ennuis. En même temps, le respect de l'autorité décline, ainsi que le soutien accordé aux institutions. Cette liste est loin d'être exhaustive, mais elle montre que la plupart des facteurs énumérés se manifesteront avec une intensité croissante dans les vingt ou trente ans qui viennent. Ces nouvelles dimensions des structures de gouvernement confrontent l'humanité à une situation historique entièrement nouvelle. Ne soyons donc pas surpris par l'insuffisance de la plupart des solutions couramment apportées aux problèmes du jour.
Inadaptation des réponses apportées aux problèmes courants Une fois encore, il paraît nécessaire de souligner que l'existence de situations tragiques telles que conflits armés, menaces contre la paix, violations des droits de l'homme, destruction de l'environnement et persistance intolérable de la pauvreté et de la faim dans le monde démontrent le dysfonctionnement du système mondial. Les tendances qui se sont manifestées ces dernières années en matière de démographie, d'économie, de politique et d'environnement se sont combinées pour créer une nouvelle catégorie de problèmes concrets pratiquement ignorés par la diplomatie traditionnelle. Ces problèmes sont hors d'atteinte des gouvernements nationaux pris isolément. Ils n'entrent plus dans le cadre des théories traditionnelles concernant la concurrence entre nations. Ils vont de plus en plus dominer les affaires mondiales. On ne saurait les écarter par des vœux pieux, ou les traiter par des interventions armées. Ces insuffisances du système concernant avant tout les gouvernements nationaux et les organisations internationales. Mais elles impliquent aussi toute une série d'autres agents (personnalités,
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partis politiques, entreprises, syndicats, systèmes éducatifs, ONG, etc.) et le rôle que ces acteurs jouent - ou qu'ils ne sont pas encore admis à jouer - dans le fonctionnement du système mondial. Voici quelques-unes, parmi les plus évidentes, des insuffisances manifestes des gouvernements nationaux et des organismes intergouvernementaux: - Le principe de souveraineté, s'il est, pour certains pays, « le seul fondement de la cohésion et de l'identité nationale », se révèle de moins en moins compatible avec les réalités de l'interdépendance; - Les gouvernements donnent la priorité aux solutions à court terme, politiquement rentables, et négligent systématiquement les perspectives à plus long terme. Conséquence de ces négligences héritées du passé, les problèmes se nouent les uns aux autres, et les gouvernements en sont réduits à gérer des crises; - Les gouvernements sont généralement organisés principalement en ministères sectoriels, et ne connaissent que des choix sectoriels; ils traitent chaque symptôme isolément et proposent des solutions peu dynamiques et partielles. Ils sont donc incapables, pour l'instant, d'identifier la problématique et de mettre en œuvre la résolutique ; - Dans de nombreux pays, ce sont les ministres jouissant d'un pouvoir politique solide ou d'une forte personnalité médiatique qui obtiennent le plus facilement des crédits lors de la discussion du budget; - Les gouvernements répondent aux défis en s'efforçant d'accroître leur contrôle sur les autres acteurs, ils provoquent de ce fait des effets négatifs, paradoxalement contribuant ainsi à une exigence de décentralisation; - Lorsqu'ils doivent prendre des décisions pour lesquelles ils n'ont pas toutes les données, les dirigeants politiques doivent faire face non seulement à leurs insuffisances personnelles mais en plus à des handicaps propres à leur fonction: charge de travail trop lourde, manque de temps pour réfléchir, information manipulée, suggestions biaisées des fonctionnaires de rang inférieur et, souvent, confiance excessive dans leurs subordonnés; - Après la Seconde Guerre mondiale, les organisations internationales furent rapidement mises sur pied afin de répondre aux besoins du monde tels qu'ils existaient à l'époque. Depuis, elles se sont développées sans méthode, sans ordre et sans plan, poussant
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des ramifications pour répondre aux nouveaux besoins à mesure qu'ils étaient identifiés. On ne se préoccupa guère des doubles emplois au sein de cette masse confuse, sans passerelles, d'unités spécialisées. Comme il fallait s'y attendre, beaucoup de ces organismes se mirent à cultiver leurs intérêts particuliers. Le personnel fut recruté moins pour ses qualifications que pour assurer, par le jeu des quotas, une répartition équilibrée des postes entre tous les pays membres. La bureaucratie et la politisation excessives qui en ont résulté sapent bien entendu une grande partie de l'efficacité de ces organismes. S'attaquer à la complexité des problèmes contemporains comporte pour les gouvernements un double risque: tenir à l'écart l'opinion publique et ses représentants élus des sources des connaissances indispensables à la compréhension des situations mais aussi renforcer l'influence des spécialistes et des experts, dont le savoir mystérieux n'est ni appréciable ni contrôlable par les décideurs. La complexité des problèmes s'accroît encore du fait de l'abondance des agents: partis politiques, syndicats, entreprises, organisations non gouvernementales et groupes de pression de toutes sortes, dont les plus éphémères ne sont ni les moins véhéments ni les moins efficaces pour mobiliser les gens en faveur d'une cause particulière. Par leurs propositions et leurs manifestations, ces groupes divers interfèrent dans les structures de gouvernement. Les structures de gouvernement ne sont plus le monopole des gouvernements proprement dits et des organismes internationaux; leur efficacité dépendra de la capacité des dirigeants à associer de façon judicieuse à leurs décisions les nouveaux agents, qui seront en fait leurs partenaires.
Appareils politiques et procédures Une des principales caractéristiques, aujourd'hui, des structures de gouvernement, est leur vieillissement accéléré. Pour l'essentiel, l'appareil a été conçu en Europe il y a plus d'un siècle pour répondre aux besoins de sociétés beaucoup plus simples qu'aujourd'hui. Certes, quelques changements importants ont eu lieu entre-temps, tels que le suffrage universel, l'émergence de l'État-providence et la reconnaissance des droits de l'homme; mais, en gros, le progrès s'est fait par petites touches, ou par
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extension de ce qui existait déjà. A mesure que l'intervention des États s'élargissait, elle s'est accompagné d'un alourdissement des dépenses, d'administrations pléthoriques et d'inefficacité. Nous ne signalerons ici que quelques-uns des domaines où le besoin de grands changements dans les structures et les mentalités se fait particulièrement sentir. Par quels moyens, par exemple, intégrer les différentes politiques sectorielles, afin qu'elles tiennent compte des interactions de la problématique? En général, les appareils de gouvernement consistent pour l'essentiel en une série de ministères verticaux s'occupant de secteurs comme l'agriculture, l'industrie, l'éducation, la santé, la défense nationale et les affaires étrangères, et coiffés par l'appareil central de l'économie et des finances. Ce système a fonctionné à peu près bien jusqu'à présent, mais aujourd'hui beaucoup de problèmes sont «horizontaux» et se répandent en désordre à travers tous les appareils verticaux du gouvernement. C'est pourquoi ils sont traités morceau par morceau et secteur par secteur. Une politique nationale est souvent, en pratique, la somme d'une série de politiques sectorielles, pas toujours harmonisées entre elles parce qu'il n'existe pas de politique générale et de mécanismes d'intégration, ni de définition explicite des objectifs nationaux. Dans certains pays, les problèmes urbains, par exemple, sont répartis entre une douzaine de ministères et d'offices. Que l'une de ces administrations atteigne ses objectifs propres peut fort bien donner lieu à des difficultés dans un autre secteur de la même politique, ou - cela arrive - lui apporter au contraire un renfort inattendu. Compte tenu de la nature complexe des problèmes contemporains, il faut s'attendre à l'avenir à des conflits plus fréquents entre ministères, qui retarderont les prises de décision et les mises en œuvre. L'intégration des politiques, c'est de la responsabilité du Pré·, sident, du premier ministre ou du cabinet. Cette fonction est prise tout à fait au sérieux dans la plupart des pays pour ce qui concerne l'économie et la politique étrangère. Mais il n'en va pas de même dans d'autres domaines. Les dirigeants des nations sont tellement sollicités, par les problèmes quotidiens, par l'extinction des incendies entre partis, qu'ils n'ont tout simplement pas le temps, ni les informations indispensables, pour traiter en profondeur l'extra.., ordinaire variété d'activités étroitement imbriquées qu'implique
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aujourd'hui l'art de gouverner. La fonction d'état-major, dont la nécessité n'est pas mise en doute chez les militaires et dans les grandes entreprises, est très faiblement assurée dans la plupart des gouvernements nationaux. Par ailleurs, lorsqu'on cherche à la renforcer en recrutant des conseillers, l'opinion n'y voit que de l'inflation bureaucratique, et les ministres sectoriels qu'une menace à leur pouvoir et à leur influence. Aux échelons décisionnaires inférieurs, l'harmonisation des politiques sectorielles est confiée traditionnellement à des comités interministériels, certainement utiles, mais qui font perdre beaucoup de temps aux hauts fonctionnaires. Ces comités servent de point de rencontre aux représentants des divers ministères, chacun défendant sa chapelle et s'entendant tacitement pour ne pas « casser la baraque» en critiquant les politiques et les prérogatives des uns et des autres. On y discute aisément de modifications marginales, mais les politiques et les programmes en cours sont considérés comme sacro-saints. En dernier ressort, c'est le ministère des finances qui tranche, selon ses propres critères, souvent sans rapport ni avec les faits ni avec les objectifs déclarés. Ce problème d'« horizontalité» a été très aigu durant les crises pétrolières des années 70, alors qu'on ne pouvait ignorer l'impact de la pénurie et de la hausse des prix dans toute une série de domaines, allant de la politique étrangère à l'environnement. Une des solutions imaginées dans plusieurs pays fut de créer un « tsar» de l'énergie, supposé tout coordonner, mais dépourvu de réels pouvoirs. Une autre consista à créer un super-ministère regroupant plusieurs adnlinistrations existantes, mais l'expérience a montré que les barrières entre les différents services d'un même ministère peuvent être aussi impénétrables que lorsque ces services relèvent de ministères différents. Une deuxième source de difficultés est le conflit entre les points de vue à long et à court terme. Problème immense et endémique. Le cycle parlementaire normal - quatre ou cinq ans entre deux scrutins - est une structure de gouvernement caractéristique des démocraties. Le jeu du pouvoir entre les partis politiques oblige ceux qui sont au pouvoir comme ceux de l'opposition à traiter rapidement les questions qui préoccupent directement leur électorat, si du moins ils veulent conserver - ou remporter - le pouvoir aux élections suivantes. Les gouvernements, comme les individus, ont tendance à négli-
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ger les problèmes qui peuvent être remis au lendemain - c'est-àdire, en l'occurrence, après les élections. Cela n'avait sans doute pas beaucoup d'importance autrefois, mais en période de changement rapide comme la nôtre, ce qui passait naguère pour le long terme tend à s'insérer dans les cinq à dix ans suivants, soit dans le cours de la prochaine législature. En conséquence, le gouvernement nouveau hérite de tout un passé de négligences; les problèmes non résolus reviennent au pigeonnier, s'entremêlent et se compliquent à plaisir, et l'on s'enfonce dans le cycle infernal des crises gouvernementales, titubant d'une urgence à la suivante monnaie, grèves, balance des paiements, chômage, inflation et le reste. Chaque crise est surmontée en colmatant les brèches; il est rare que l'on cherche réellement à s'attaquer aux racines de la difficulté. Les causes profondes de celle-ci, qui agissent à long terme, sont trop facilement ignorées ou abandonnées, au profit de mesures superficielles et de portée éphémère. Autre thème à soumettre à la réflexion critique, celui du niveau approprié à la prise de décision. La situation présente a quelque chose de paradoxal. La complexité des problèmes, leur nature hautement technique poussent à centraliser l'analyse et la solution, qui dépassent la compétence des autorités régionales et locales. De même, les problèmes si nombreux qui se manifestent à l'échelle mondiale ne pourraient être traités, semble-t-il, que par des décisions centralisées dans chaque nation. En même temps, on revendique de plus en plus bruyamment la décentralisation, l'autonomie régionale et la participation des citoyens aux décisions qui les concernent. Tendance encore renforcée, actuellement, par les exigences d'indépendance ou d'autonomie d'innombrables groupes ethniques, comme on le voit en Yougoslavie, ou dans la dérive de l'URSS vers le morcellement. Ces deux façons de voir, en réalité, ne sont que les deux faces de la même médaille - le pénible symptôme, sans doute, de la transition en cours de l'État-nation vers une sorte cJe système mondial. Le problème clé à moyen terme est de bâtir, dans un état d'esprit visant à des structures de gouvernement harmonieuses, un système comportant plusieurs couches décisionnaires, de façon que - principe de base -les débats aient lieu et les décisions soient prises au niveau le plus proche de ceux qui auront à en bénéficier (ou à en supporter les conséquences). Pour les problèmes mondiaux, nous avons besoin d'un forum mondial; à l'autre bout, les
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questions locales relèvent d'assemblées à l'échelle de la ville ou de la collectivité locale, plutôt que de l'interprétation de décrets émanant d'un pouvoir central éloigné et apparemment indifférent. Quelques mots, enfin, à propos du phénomène bureaucratique. Dans beaucoup de pays, l'opinion se montre critique à l'égard de la bureaucratie, de son gigantisme, de son pouvoir, et de la satisfaction avec laquelle, semble-t-il, elle invente de mesquines entraves à la liberté et complique inutilement la vie des citoyens. On la perçoit lointaine, irresponsable et insensible, composée de personnes propriétaires de leur emploi qui prennent du bon temps dans leur sordide recoin de pouvoir. On ne regarde pas si les fonctionnaires sont intelligents et objectifs - c'est indubitablement le cas dans beaucoup de pays -, on les voit là seulement pour assurer la stabilité et la continuité de l'État au-dessus des avatars politiques des gouvernements. De sorte qu'ils paraissent être les partisans du statu quo, et incarner l'inertie et la résistance au changement, surtout au changement révolutionnaire. Dans certains cas, on soupçonne l'Administration anonyme d'échapper au contrôle de ses maîtres politiques, et donc à ses responsabilités à l'égard du peuple. Il est certainement très difficile à un ministre de maîtriser dans tous leurs détails les activités de son ministère, dont il n'a sans doute pas d'expérience préalable, alors que ses bureaucrates, parfaitement informés de leur métier, sont autant de « M. Je-saistout ». Il y a du vrai, incontestablement, dans ces critiques, et également beaucoup de bien à attendre de la caution éclairée qu'apporte le fonctionnaire à un ministre inexpérimenté. L'extension considérable ces dernières années des responsabilités gouvernementales dans les aspects les plus divers de la vie a produit inévitablement de l'inflation bureaucratique, et dans certains cas, comme celui de la défense nationale, la pérennisation de pouvoirs et de politiques dépassés. Il arrive parfois que le jeu de la politique intérieure fasse naître des intérêts particuliers à moitié cachés et donc dangereux.
Quelques problèmes particuliers Après ces considérations générales sur les structures de gouvernement, il nous paraît nécessaire d'en analyser certains aspects plus en détail.
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LA R~SISTANCE AU CHANGEMENT. Ce sont rarement les gouvernements qui lancent les innovations. Ils réagissent aux pressions exercées par le peuple en faveur du changement soit par l'intermédiaire du processus démocratique des élections, soit à la suite d'une révolution victorieuse. Même lorsque les gouvernements répondent aux demandes de changement, leur conservatisme naturel (et pas seulement celui de l'appareil des fonctionnaires) les pousse souvent à appuyer sur le frein. Leurs méthodes sont essentiellement linéaires, fondées sur des règles rigides de procédure et d'action, ou sur l'expérience accumulée. Comme toutes les institutions, ils ne sont guère enclins à l'autocritique et se replient sur la défensive lorsqu'ils sont soumis à des pressions extérieures. Ils estiment que l'expérience les a dotés des meilleures méthodes possibles, de la seule façon raisonnable de résoudre les problèmes. Les améliorations qu'on leur suggère, il les balaient d'un revers de main: « On a déjà essayé voici des années et cela n'a pas marché. » Il est rare qu'ils reconnaissent leurs erreurs, ou les occasions qu'ils ont laissé passer. Les problèmes sont traités en série, et les fautes résultant de décisions légèrement même erronées - les problèmes n'ayant pas été tout à fait bien compris - s'ajoutent les unes aux autres. Lorsque le contexte est favorable, comme dans la longue période de croissance économique passée, il y a peu de signaux d'alarme, les dangers paraissent trop lointains pour qu'on soit en alerte, et l'on se repose sur ses lauriers. Aujourd'hui le contexte semble devenir hostile, et les expédients du passé ne peuvent plus servir. Avec les incertitudes inhérentes à la révolution mondiale, ces façons d'agir devront être abandonnées; il faudra disposer d'institutions souples et dynamiques, souvent et délibérément temporaires. L'impératif de stabilité devra faire place à un impératif de souplesse, de capacité à saisir au vol les besoins et les occasions qui passent. Il faudra qu'il y ait beaucoup plus de transparence, moins de séparation entre ce qui est strictement officiel et ce qui ne l'est pas. Tout cela exigera une mutation psychologique des fonctionnaires et des hommes politiques et l'introduction dans le système, pour des périodes plus ou moins longues, de personnes venues des affaires, des syndicats, de l'université, etc. Là, comme partout ailleurs dans notre société du changement, l'éducation et
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la formation joueront un rôle très important. « Le loup change de poil mais non de naturel»; les fonctionnaires et les hommes politiques auront besoin d'un recyclage approfondi et de longue durée.
LA CORRUPTION. La corruption, politique et morale, sévit dans de nombreux pays et ne fait que s'étendre. Son élimination est un préalable indispensable à l'instauration d'un gouvernement efficace et juste. Mais comment, là est la difficulté. De simples exhortations ne suffisent certainement pas, et les révolutions n'aboutissent le plus souvent qu'à aggraver la situation et à changer de bénéficiaires. Ce problème demande un examen approfondi; la première étape, sans aucun doute, est une transparence beaucoup plus grande des structures de gouvernement. CONSENSUS ET CONFLITS. Dans la plupart des pays démocratiques fonctionnant sous le régime de la pluralité des partis, la vie de la nation suit depuis toujours un. modèle conflictuel. Utilisé avec modération, ce système peut être sain. Le « désaccord créateur », appliqué aux relations capital-travail, peut inscrire à son actif l'amélioration de la condition ouvrière; en politique, il s'est montré efficace pour combattre l'autosatisfaction excessive et l'immobilisme. Toutefois, il a été poussé trop loin, et il existe maints exemples où les intérêts du parti ont été placés au-dessus du bien commun. Il ne s'agit en aucune façon de critiquer les partis politiques en tant que tels, mais il y a des bonnes raisons d'inculquer dans les relations de travail et dans la politique un changement d'attitude, pour avancer dans la recherche du consensus. Compte tenu de la gravité des décisions qu'il va falloir prendre dans un proche avenir, les rivalités entre partis artificiellement stimulées, ne visant qu'à gagner des voix au procha~n scrutin, et souvent ne reposant même pas sur de véritables diverg~nces idéologiques, pourraient conduire à un désastre. Si l'on veut affronter avec succès toutes les tempêtes qui nous attendent, il y a nécessité absolue d'instaurer une unité de pensée maximale entre des partis politiques qui se prétendent les défenseurs de l'intérêt national. A cet effet, il serait utile de faire se rencontrer des représentants des différents partis au sein d'un forum apolitique comme pourraient en réunir le Club de Rome et des organisations similaires, afin d'y discuter des problèmes spécifiques.
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LE GOUVERNEMENT ET LES FORCES DU MARCHÉ. L'abandon de l'économie d'État planifiée par les pays de l'Europe centrale et orientale en marche vers la démocratie a démontré indiscutablement la nécessité de l'efficacité économique bâtie sur la concurrence et sur les stimulants matériels - autrement dit, la nécessité d'accepter et de mettre à l'œuvre les forces du marché. Cette conversion s'est opérée dans l'euphorie générale, avec le sentiment qu'il s'agit d'une véritable panacée. Certes, nous approuvons totalement ces pays lorsqu'ils décident de fonctionner dans le cadre des lois du marché, mais nous les avons déjà mis en garde: il est dangereux de faire à celles-ci une confiance exclusive. Ici, nous estimons nécessaire de parler brièvement des rapports existant entre les gouvernements et le marché. Le marché est inadapté pour gérer les effets à long terme, les responsabilités entre les générations, ou les ressources faisant partie du bien commun. Il répond essentiellement aux signaux à court terme, de sorte que ses indications peuvent être très trompeuses pour traiter le long terme. Le système des pays à économie de marché, fondé sur la seule concurrence, joue sur les intérêts privés et, en fin de compte, sur la cupidité. Si on ne leur mettait pas des bornes, l'action brutale des forces du marché aboutirait à exploiter les gens, à ignorer les besoins de la société, à détruire l'environnement et à consommer prématurément les ressources qui seront indispensables à l'avenir. La société exige cependant, c'est vrai, et l'industrie et le commerce l'acceptent, que le marché fonctionne dans le cadre de règles éthiques définies d'un commun accord. Dans une certaine mesure, donc, le système se régule de lui-même. L'économie de marché a ses points faibles, c'est sûr. Néanmoins, la concurrence et les stimulants matériels, c'est tout ,aussi certain, se montrent des instruments efficaces pour l'allocation courante des ressources, le développement des techniques nouvelles, et pour la création de la prospérité matérielle, celle dont bénéficient aujourd'hui les pays industrialisés. Même les gouvernements les plus acquis aux idées de la libre entreprise reconnaissent qu'il est nécessaire de définir les limites à l'intérieur desquelles le marché puisse fonctionner. Il est de l'intérêt général que les gouvernements fournissent au secteur privé un cadre réglementaire solide, et instituent des mécanismes susceptibles de sanctionner efficacement les abus. L'intervention politique du gouvernement n'est pas moins néces-
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saire pour créer dans le pays un climat économique favorable au fonctionnement correct du marché, et pour veiller à ce que ses produits soient compétitifs sur la scène internationale. La stratégie du gouvernement doit aussi veiller à favoriser le développement à plus long terme, par exemple en encourageant l'industrie, par des avantages fiscaux ou autres, à investir dans la recherche scientifique et le développement technique afin d'assurer durablement son existence. Le Japon a su créer de façon très réussie un système combinant l'initiative des entreprises et le soutien du gouvernement. Une collaboration étroite s'est instaurée entre le secteur public et le secteur privé, grâce notamment à des programmes de recherche financés par l'État auxquels participent largement les entreprises privées. En ce moment de l'histoire, il est important que les pays qui ont entrepris avec détermination de passer d'une économie planifiée et centralisée à l'économie de marché reconnaissent qu'avec tous ses avantages le marché a aussi ses limites. Il faut introduire dans la politique une nouvelle dimension d'humanisme. On constate depuis quelques années une baisse sensible de la confiance accordée aux partis et aux hommes politiques, un mépris de la bureaucratie, l'abstention aux élections et une désaffection générale vis-à-vis de la société et de ses institutions. Cela est dû peut-être à l'excès de centralisation, qui dépersonnalise le système, et à la tyrannie bureaucratique. C'est le symptôme d'un malaise profond. Les dirigeants et les bureaucrates paraissent avoir oublié que la politique (et l'économie) concerne le peuple et doit être à son service. Tant que des sentiments d'humanité et de compassion n'imprégneront pas le système politique - nous ne parlons pas ici d'embrasser les enfants pendant les campagnes électorales -, ce malaise persistera. L'HUMANISME EN POLITIQUE.
La dimension internationale Nous avons déjà signalé quelques-unes des difficultés qui affectent les structures de gouvernement internationales, là où viennent se confondre nombre de problèmes apparus au niveau national. Cette tendance à la mondialisation, la prise de conscience du fait que les problèmes contemporains sont essentiellement des problèmes mondiaux qui ne sauraient trouver leur
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solution pays par pays, tout cela renforce considérablement l'importance des Nations unies et des autres organisations inter·· nationales. En outre, les événements récents laissent à penser que les nations seraient disposées, pour le moins, à confier aux Nations unies un rôle beaucoup plus important dans le maintien de la paix, et aussi dans la sauvegarde de l'environnement. Les Nations unies, telles qu'elles ont été conçues à l'origine, avec la multitude d'agences et de programmes qui sont venus ensuite s'y adjoindre au petit bonheur, ne sont plus le système dont le monde en révolution a besoin. Il y a longtemps que la nécessité de les réformer est reconnue, mais on n'y est jamais parvenu parce que la géopolitique était durablement enfermée dans une impasse. Aujourd'hui, les choses ont changé. L'Union soviétique prend désormais une part active aux activités des Nations unies, et les réticences des États-Unis s'effacent peu à peu. Le temps semble venu, par conséquent, pour une révision générale du système, qui mettrait à profit, sans préjudice de nouvelles analyses, les innom·· brables études effectuées au cours de la dernière décennie à ce sujet. Nous recommandons avec force, par conséquent, qu'une révision du système soit immédiatement entreprise, et que l'opéra·· tion ne soit pas laissée uniquement aux mains des divers ministres des Affaires étrangères et de leurs représentants. Des experts venus de l'économie et de l'université peuvent apporter là des contributions importantes. La révision devra comporter notam·· ment un réexamen des mandats et des activités du grand nombre d'agences et de programmes, en vue d'harmoniser ces mandats, de préciser les objectifs et de couvrir de façon aussi équilibrée que possible le vaste terrain des intérêts concernés. Pour le moment, il apparaît que les activités de ces organismes se recoupent fréquem·· ment. En termes de problématique, c'est plutôt une bonne chose. Les questions de technologie, par exemple, trouvent leur place à l'UNESCO, dans la mesure où la science figure dans le mandat de cette agence des Nations unies. Elles sont aussi, dans un contexte de développement industriel, au cœur des préoccupations df~ l'UNIDO l, tandis que l'UNEP 2 est chargée d'en étudier les conséquences. Il est inévitable que le BIT 3 s'intéresse aussi à la 1. Organisation des Nations unies pour le développement industriel. 2. Programme des Nations unies pour l'environnement. 3. Bureau international du travail.
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technologie, de même que la FAO l, l'UNDP 2 et la Banque mondiale. Il y a néanmoins grand besoin, dans de nombreux domaines, de mieux coordonner ces agences. Il existe bien, certes, des comités de liaison, mais les rivalités entre institutions aboutissent à la même inefficacité que nous avons constatée, au niveau national, à propos des comités interministériels. L'importance et la nature de beaucoup de problèmes mondiaux sont telles qu'il faudra rechercher de nouveaux moyens, plus souples, de les résoudre, car, compte tenu de leur complexité, ils s'insèrent difficilement dans le programme de telle ou telle agence ou institution. Dans un système des Nations unies plus cohérent, il devrait être possible de délimiter certains ensembles de problèmes de façon qu'ils relèvent d'une approche commune de la part de plusieurs organisations spécialisées. Les programmes correspondants seraient alors mis en forme, les agences concernées apportant financement et expertise, et l'organisation centrale son appui en cas de besoin. Cette combinaison renforcerait l'influence du centre sur les agences spécialisées, mais ce ne serait pas forcément une mauvaise idée, à condition que les interférences bureaucratiques soient réduites au minimum et que les programmes conservent une réelle autonomie. Il faudra réviser aussi le fonctionnement quotidien de certaines agences. Les organisations intergouvernementales, pas plus que les ministères à l'échelon national, ne sont des lieux propices pour faire de la recherche. Elles peuvent la stimuler, aider à formuler les problèmes, fournir l'occasion d'utiles rencontres internationales, mais ne disposent pas de crédits suffisants pour entreprendre de la véritable recherche. Leur fonction est pour l'essentiel celle d'un catalyseur. Le grand nombre des matières qu'une organisation comme l'UNESCO doit traiter lui interdit d'avoir un personnel compétent spécialisé dans tous les détails des sujets qu'elle couvre. En outre, les domaines où se porte son attention changent nécessairement, de sorte que beaucoup de centres d'intérêt ne figurent que temporairement à son ordre du jour, tandis que de nouveaux points sensibles requièrent sans cesse un nouveau faisceau de compétences. Dans la plupart des agences, on résout cette difficulté en faisant appel à des consultants, mais il serait plus efficace, semble-t-il, 1. Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture. 2. Programme des Nations unies pour le développement.
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d'adopter une politique déléguant la responsabilité de l'étude à l'organisation la plus compétente existant dans le monde pour le sujet en question. Le recrutement des personnes compétentes devra se faire essentiellement selon des critères de qualité; il ne saurait être question d'échanges de bons procédés! Dans ces conditions, un personnel composé d'individus de grande qualité, jouissant d'un large éventail d'intérêts et de contacts, pourrait former un effectif assez réduit. Abordons pour finir la question de la direction, et notamment les grandes qualités que l'on attend de la personne du secrétaire général des Nations unies. Ce sujet a été étudié avec profit dans un récent rapport de la fondation Dag Hammarskjold. La charte des Nations unies décrit le poste essentiellement comme celui d'un directeur administratif de l'organisation, mais il est vite devenu évident que le titulaire aurait inévitablement à assumer d'importantes fonctions d'arbitrage politique et d'autorité. Pour les Nations unies de demain, réformées et actives, l'image du secrétaire général sera d'une importance vitale. Pour des millions de personnes dans le monde, il incarne ce qui, sans lui, ne serait perçu que comme un « grand machin» bureaucratique de plus. Les qualités qu'on en exige ont quelque chose de presque surhumain; il ou elle Uusqu'à présent, il n'y a jamais eu de candidate) doit être courageux et prudent en même temps, comprendre parfaitement la situation dans le monde et les problèmes qu'elle pose, être tout à fait objectif. Il doit aussi donner une image d'impartialité, se montrer très intelligent, et très diplomate, imaginatif, bref être un grand leader de niveau mondial. Les exigences de la fonction requièrent enfin une énorme résistance physique. Le processus qui aboutit à la nomination d'un secrétaire général ressemble à un curieux jeu de hasard, une affaire jouée à pile ou face à l'ombre du droit de veto. Les candidats se déclarent sans règle précise, soit de leur propre chef, soit poussés par leurs gouvernements. Pour l'essentiel, la campagne est une affaire de cuisine intérieure; elle donne lieu à d'innombrables conciliabules de couloirs, et la décision finale est prise en pratique par les cinq membres permanents du Conseil de sécurité, pour être enfin avalisée par l'Assemblée générale. Il ne manque pas, en dehors des milieux diplomatiques et politiques, de personnalités possédant la sagesse et la stature qui les qualifieraient pour le poste; avec tout le respect dû à l'actuel titulaire, nous suggérons qu'à l'avenir une
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méthode de sélection plus ouverte et plus systématique soit mise en place afin de trouver «the best man for the job».
L'aptitude à gouverner Cela nous conduit à réévaluer les qualités exigées, d'une façon générale, des hommes que nous choisissons pour nous gouverner. Réformer les appareils, les procédures et les mentalités ne servira pas à grand-chose si des hommes et des femmes doués des qualités et des aptitudes nécessaires ne se déclarent pas volontaires pour servir, et si les citoyens capables d'apprécier lesdites qualités ne se décident pas à voter pour eux. Qu'on puisse occuper un poste de haute responsabilité simplement parce qu'on «passe bien» à la télévision, que l'on sait manipuler les masses par un discours simpliste, et obtenir leur appui enthousiaste par des promesses creuses ignorant les réalités, disons-le, ce n'est pas une bonne chose. On ne peut pas dresser le portrait-robot universel de l'homme idoine, parce que les situations et les cultures sont trops diverses; mais puisque le monde nouveau demande des leaders ayant un profil nouveau, nous indiquerons ici cependant quelques-unes des qualités que l'on doit rechercher en eux: - une vision stratégique, et une approche globale des éléments prioritaires de la problématique; - une aptitude à innover et à s'adapter au changement; - une attitude éthique, sans concessions à l'opportunisme; - l'efficacité dans la prise de décision - après discussion, comme il se doit, avec les pairs et les conseillers -, dans l'application de la décision et, le moment venu, dans l'évaluation des résultats; - une capacité à apprendre et à pousser autrui à apprendre; - le courage de modifier son point de vue lorsque les circonstances et les problèmes l'exigent (dans le climat conflictuel qui règne aujourd'hui, ce courage peut se révéler parfois politiquement suicidaire); - le talent d'informer clairement l'opinion des orientations générales de la politique menée, de façon qu'elle ait envie d'y adhérer; - la force de remettre stratégie et tactique à leur place - celle des moyens, non des fins; - le désir de disposer des moyens d'être à l'écoute des citoyens,
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de leurs besoins, de leurs craintes, de leurs exigences et de leurs suggestions. Voilà donc quelques desiderata; que dire de la réalité actuelle? Pour le moment, même dans les pays où la corruption n'infecte pas le gouvernement, les dirigeants trouvent leur satisfaction théoriquement dans le fait de servir et dans le travail bien fait, mais en pratique, le plus souvent, dans les délices du pouvoir. Le résultat, c'est que les candidats aux élections se rencontrent plutôt parmi des gens d'une vanité supérieure à la moyenne et aspirant à dominer les autres. Ce ne sont pas là les critères les plus sages pour sélectionner ceux qui devront guider le monde à travers les difficultés de la révolution. A l'heure actuelle, beaucoup d'hommes de grande qualité, leaders potentiels de leur pays ou du monde, évitent de se lancer dans l'arène politique à cause de sa vulgarité, de son mauvais esprit, et parce qu'elle n'a pas grand·· chose à offrir à quiconque ne place pas le pouvoir en tête de ses préoccupations. Il faudra donc faire très attention lorsqu'il s'agira de sélection·· ner nos dirigeants. Actuellement, cette sélection s'opère par un processus de lutte sans merci, qui tend à désigner des personnali·· tés les plus sûres d'elles-mêmes et les plus prêtes à tout, y compris parfois, à sacrifier le bien commun à leurs ambitions personnelles ou partisanes. Les caractéristiques indispensables pour parvenir à. de hautes fonctions sont celles-là mêmes qui souvent disqualifient celui qui les occupe. Le charisme est un atout extrêmement impor·· tant pour un dirigeant, mais il ne suffit pas, et se trouve très souvent associé à d'autres traits moins souhaitables. Grâce à la télévision, cependant, le charisme est probablement l'ingrédient le plus important du succès électoral. Il est difficile d'imaginer corn·· ment cela pourrait changer; certainement pas de l'intérieur du sys·· tème. Il faut donc que des gens raisonnables, sans ambitions poli·· tiques, mettent ces problèmes en lumière devant l'opinion. Les décisions politiques sont rarement fondées sur la rationalité. Normalement, elles sont prises au cas par cas, en s'appuyant sur un mélange complexe d'intuition (fruit utile de l'expérience), de motivations personnelles (souvent inconscientes), de dogmes poli·· tiques contraignants et d'opportunisme. Cela ne changera guère, probablement, mais la méthode peut être soumise davantage à la raison. On peut produire des informa.. tions meilleures, plus sérieusement analysées; les motivations
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peuvent être mieux tirées au clair, et alors modifiées; l'opportunisme peut s'effacer si le système fait une place à la considération du long terme. Puisque notre hypothèse est que tout va changer, il est essentiel qu'un gouvernement prévoyant (à tous les niveaux) ne se contente pas de maintenir stabilité et harmonie dans le tourbillon et la confusion des événements, mais qu'il fasse preuve d'un certain esprit d'entreprise politique. Il est nécessaire que le vaisseau de l'État non seulement ne sombre pas, mais qu'il soit piloté d'une main sûre et volontaire vers un but souhaitable. Les gouvernements de demain doivent donc apprendre à devenir, dans une certaine mesure, des architectes sociaux. A cet effet, il faut que les problèmes soient l'objet de débats beaucoup plus approfondis et continus, dans le cadre des grandes tendances observées dans chaque pays et dans le monde. La fonction d'état-major prend toujours plus d'importance, et tout ce qui fait l'art - et la science - du conseil politique est remis en question. Les conseillers politiques ne doivent plus être recrutés, en totalité ou majoritairement, parmi les fonctionnaires, mais doivent comprendre aussi des individualités provenant de disciplines diverses et libres de toute affiliation à un parti. Tout est à revoir dans cette question de l'analyse politique, et il faudra encore beaucoup réfléchir à la façon dont s'exerce cette fonction des états-majors.
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LES AGENTS DE LA RÉSOLUTIQUE
Les acteurs principaux de la résolutique sont les gens qui enseigneront aux hommes et aux sociétés comment s'adapter aux changements qui, sans cesse, transforment la face de la planète. S'adapter au changement, tel est, le défi fondamental sous-jacent, commun à tous les éléments constitutifs de la problématique analysés dans la première partie de ce livre. Un défi lancé à tous les habitants de notre planète, quelles que soient leur culture, leurs traditions, leur religion ou leur opinion philosophique, quel que soit leur niveau d'éducation. Tout changement, pour le meilleur ou pour le pire, implique qu'on apprenne, qu'on réfléchisse sur soi-même et sur les relations qu'on entretient avec autrui et avec son environnement. Ce questionnement demande un effort et sera forcément pénible. La créature humaine, dressée à tenir ferme sur ses certitudes - valeurs, métier, foi, etc. - doit maintenant affronter non pas un changement, mais une suite ininterrompue de changements qui touchent au sens même de son existence, de toute son existence. Pour compliquer encore les choses, les changements se succèdent l'un l'autre à une vitesse sans précédent. Le défi, ce n'est donc pas de s'adapter une fois pour toutes à une situation nouvelle, mais d'accéder à un état permanent d'adaptabilité, de façon à pouvoir faire face à l'incertitude, aux nouvelles dimensions de la complexité, aux changements insidieux ou brutaux, mais aussi aux chances contingentes qui s'offrent au monde pris comme un tout ou aux êtres humains dans leur environnement immédiat.
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Une pareille mutation ne signifie pas que l'homme doive se laisser modeler passivement par les changements et les subir sans réagir. Elle n'implique pas non plus qu'il vive dans un stress permanent, faute de pouvoir connaître, comprendre ou surmonter des phénomènes qui n'ont pas de précédent. De quels instruments dispose-t-il pour comprendre le changement tout en sauvegardant sa liberté et sa capacité de discernement? Comment peut-il devenir non un spectateur solitaire enfermé dans son pessimisme, mais un acteur organisé, capable de contribuer, par son esprit d'innovation et sa volonté, à la construction de la société qu'il désire ardemment? Trois des agents de la résolutique offrent leur recours pour aider l'homme à franchir cette période transitoire. Ils n'ont rien de très nouveau, mais la résolutique leur donne la dimension qui convient dans la nouvelle perspective. Ce sont: l'éducation et le savoir; la science et les techniques nouvelles; le rôle des médias. Dans les chapitres précédents, nous nous sommes servis de différents termes pour désigner le même impératif: «apprendre, comprendre, communiquer, informer, adapter, gérer». Ces mots reviennent avec insistance parce qu'en fait le problème de l'éducation revient constamment comme un leitmotiv - apprendre dans la vie, de la vie, et non pas seulement ce qu'on enseigne à l'école, comprendre le monde en mutation dans lequel nous vivons, s'adapter aux techniques nouvelles, s'engager dans une communication interdisciplinaire, à l'échelle planétaire qui est désormais la nôtre: l'éducation, c'est tout cela, même si le mot peut paraître usé pour avoir trop servi. En fait, le système éducatif en crise dans la plupart des pays répond rarement aux besoins réels. Nous devons lui donner maintenant d'autres objectifs, d'autres priorités. Nous sommes parfaitement conscients que les écoles et les universités n'assurent qu'une partie seulement de ce que nous appelons éducation; la famille, le milieu professionnel, bien d'autres cellules sociales jouent aussi, à leur niveau, un rôle éducatif. La crise dIe l'éducation fait de celle-ci un composant majeur de la problématique mondiale; mais elle apparaît aussi, de plus en plus, commle un agent privilégié de la résolutique. C'est pourquoi elle forme unie articulation de toute première importance dans le tandem problématique-résolutique.
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Le défi du savoir Avant tout, nous devons redire que, dans notre esprit, le mot éducation» va bien au-delà des systèmes scolaires existants. Pour nous, la fonction la plus importante de l'éducation, c'est d'apprendre à apprendre 1. C'est sans doute un truisme de dire que l'éducation détient la clé de l'amélioration de la ressource humaine. Mais il n'en est ainsi qu'à condition que l'éducation soit comprise comme une série de processus n'ayant pas seulement pour objet de dispenser des qualifications professionnelles, mais encore de permettre à l'homme de réaliser ses potentialités - à savoir acquérir et maîtriser les facteurs culturels nécessaires pour participer intelligemment à la société, y accepter des responsabilités et jouir de sa véritable dignité d'homme. Malheureusement, les connaissances à acquérir et les relations sociales ont atteint un tel niveau de complexité que le système éducatif est devenu la proie de trois calamités: la pléthore de savoir, l'anachronisme et l'inadaptation. La pléthore de savoir sévit pour tous les âges. L'accumulation des connaissances dans tous les domaines est telle que, du simple fait de ses dimensions, nous ne savons plus comment choisir ce qui doit être transmis aux enfants et aux étudiants. Pour prendre un exemple, le volume des publications scientifiques et techniques pour la seule année 1986 égale, voire surpasse, la production de tous les professeurs et savants de l'origine des temps à la Seconde Guerre mondiale. Comment trier un tel flot d'informations? Comment le transmettre? Comment choisir ce qui doit être transmis? L'anachronisme apparaît parce que ce flot d'informations est en renouvellement constant: les idées changent, parce que de nouvelles connaissances se répandent et modifient les anciennes. Les enseignants du primaire et du secondaire, pourtant, ne sont recyclés presque nulle part. Ils enseignent ce qu'on leur a enseigné vingt ans auparavant dans un environnement complètement différent. Même si on mettait à jour leurs connaissances - ce qui serait déjà en soi un immense progrès -, ils continueraient de «
1. Voir On ne finit pas d'apprendre, rapport au Club de Rome (Botkin, Elmandjra, Malitza, 1978).
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« retarder », parce qu'il n'est pas possible de transmettre un savoir sans l'avoir mûri et digéré, et que cela prend du temps. L'inadaptation, c'est cette impression confuse que ressentent les enfants et les jeunes au sujet de l'éducation classique qu'on leur donne, et qu'ils trouvent décalée par rapport au monde où ils vivent. La télévision, les bandes dessinées, les romans et les films de science-fiction, la vie, tout cela leur paraît très loin de ce qu'on apprend à l'école. Trop souvent, aussi, la formation professionnelle ne les prépare pas à la demande réelle du marché du travail, et parfois même leur enseigne des métiers qui n'existent plus. Il est difficile de remédier à cette situation, parce que les réformes portant sur les structures et les programmes scolaires - avec leurs effets secondaires importuns - ne donnent de résultats qu'à long terme, au bout de dix ou quinze ans au moins. Et ces résultats ne peuvent être prévus. Traditionnellement, l'éducation a été considérée comme relevant de l'enseignement.
Écoute, regarde, comprend, car c'est ainsi qu'il en va sur la terre. Ne sois pas désœuvrée, ne marche pas sans but, ne vagabonde pas sans destination. Comment dois-tu vivre? Comment dois-tu faire pour continuer encore un peu de temps? Il est très difficile, dit-on, de vivre sur terre. C'est le lieu de terribles luttes, ô ma petite princesse, mon petit oiseau, mon petit.
Huethuetlatolli Enseignement précolombien Aujourd'hui et davantage encore à l'avenir, le mot éducation désigne et désignera l'état permanent d'apprentissage que tout être humain devra assumer dans la société. Changer l'enseignement est devenu l'un des nouveaux objectifs de l'éducation, et un objectif prioritaire. Dès la plus tendre enfance, l'être humain apprend en agissant, en participant, en expérimentant, et pas seulement en regardant passivement. Même dans ses premières années, le petit d'homme apprend à être un acteur protagoniste plutôt qu'un spectateur. C'est par le moyen de cette relation active avec son environnement humain, naturel et physique, et seulement par cette relation, que
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la liberté, l'indépendance, la personnalité et la créativité d'un être humain peuvent se développer pleinement. Rappelons toutefois qu'agir positivement ne signifie pas abolir toute règle et rejeter toute contrainte. L'éducation de tout être humain, à tout âge, doit couvrir de multiples fonctions, qui jalonnent le processus de son apprentissage. Les objectifs sont les suivants: - acquérir du savoir; - structurer l'intelligence et développer le sens critique; - développer la connaissance de soi, la prise de conscience de ses capacités et de ses limites; - apprendre à surmonter ses pulsions indésirables et ses comportements destructeurs; - éveiller en permanence chez chacun les facultés de création et d'imagination; - apprendre à tenir un rôle responsable dans la vie sociale; - apprendre à communiquer avec autrui; - apprendre à s'adapter au changement et à s'y préparer; - permettre à chacun d'acquérir une vision globale du monde; - apprendre à devenir opérationnel et à savoir se débrouiller. Aujourd'hui, les quatre derniers points représentent le seul moyen de préparer les futurs adultes à affronter le monde de demain, mais ils sont encore pratiquement ignorés dans le cursus scolaire classique. Toutes sortes de raisons, plus ou moins convaincants, sont invoquées pour expliquer cela - qui vont des horaires surchargés à la formation des enseignants, inadaptée à ces matières quasi inexplorées. Certains pays comme la France ont introduit l'enseignement obligatoire de ce qu'on appelle l' « éducation civique ». Il paraît évident qu'« éducation mondiale» ou mieux encore « introduction aux grands problèmes mondiaux et à la problématique» devraient constituer désormais une matière obligatoire dans l'éducation des enfants et des adolescents. Le rôle du maître à qui l'on confie l'avenir de l'enfant est l'un des plus nobles de la société; il exige dévouement et sens de la vocation. Pourtant, en de nombreux pays, l'enseignant est sousestimé, sous-payé, et n'occupe dans l'échelle sociale qu'un rang assez modeste. Il est nécessaire cependant de recruter pour cette profession les meilleurs esprits ayant les plus fortes motivations, et cela suppose un changement d'attitude de la part du public, et notamment des parents.
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Cette profession, dont l'avenir dépend, doit être dotée d'un sta·· tut et de salaires qui attireront les meilleurs; le niveau de ses écoles normales devra être relevé, afin non seulement qu'elles fournissent une formation et des motivations de la plus haute qua·· lité, mais qu'elles inculquent une attitude prospective et participa·· tive. C'est là l'un des points clés de toute réforme scolaire, en rai·· son des résultats qu'on peut en attendre. L'éducation se trouve partout: elle doit permettre à chaque individu sa vie durant de s'en nourrir dans un processus per·· manent : foyer familial, cadre scolaire, puis sur le lieu de travail; l'éducation doit s'acquérir aussi bien par les activités de loisirs, dans le milieu religieux que dans les groupes organisés tels que les associations, les syndicats ou le milieu politique, et au-delà de l'âge de la retraite dans des occupations personnelles et altruistes. L'éducation doit satisfaire aussi à la nécessaire approche multi.. disciplinaire, car tout problème présente de nombreux aspects, technique, économique, social, politique et humain, et peut rare·· ment être résolu par un homme politique, un savant, un ingénieur ou un économiste agissant isolément. Compte tenu de l'inter·· dépendance toujours plus grande des nations et de l'apparition de problèmes de dimension mondiale, plusieurs disciplines doivent être mises à contribution en même temps. Mais l'action multi·· disciplinaire est malaisée, parce que la société est organisée princi·· paIement en structures verticales. Un ministère s'occupe de son secteur, et élabore sa politique sans beaucoup tenir compte des conséquences pour les politiques des autres ministères. On peut en dire autant des universités, organisées en facultés, instituts et départements dont chacun poursuit l'approfondisse·· ment de sa spécialité en ignorant le plus souvent les résultats des autres sections. L'expérience montre que lorsque des spécialistes relevant de disciplines différentes constituent une équipe afin de résoudre un problème commun et complexe, ils sont capables d'instaurer entre eux une communication permettant à chacun d'apporter à ce problème les lumières de sa propre spécialité. Mais il est vrai que les motivations habituelles du milieu académique s'opposent à cette façon d'agir, car la réputation et la promotion de chacun dépendent du jugement de ses pairs. Les hommes et les femmes d'aujourd'hui et de demain, qui ont été préparés à camper sur des certitudes, seront bien obligés - et
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d'ailleurs ils le feront de mieux en mieux - d'observer l'évolution du monde qui les entoure, pour pouvoir vivre dans la complexité et dans l'incertitude. Ils ont besoin par conséquent de développer leurs propres capacités d'innovation, d'adaptation au changement et de gestion de l'instabilité afin que celles-ci les conduisent à la créativité 1. Pour leur équilibre spirituel et intellectuel, pour pouvoir surmonter les situations qu'on dit stressantes, ils ont besoin d'armes nouvelles qui existent en eux, même s'ils n'en ont pas encore conscience: «L'homme est un roseau pensant », a écrit Pascal. Mais ce qu'il y a en lui de cérébral et d'intellectuel ne pourra s'approcher de la mystérieuse vérité du réel s'il ne prend également en compte l'irrationnel, l'intuitif, l'émotionnel, fondement du comportement de l'homme et de ses relations avec les autres. Le rôle de l'éducation est encore plus vital que nous ne l'avions imaginé. Mais il faudra beaucoup de recherche et de travail pour repenser le concept, à la dimension des temps nouveaux et le faire accepter. Alors les éducateurs d'aujourd'hui et de demain seront en meilleure position pour découvrir l'immensité et la noblesse de leur tâche: ouvrir un chemin à l'évolution de l'esprit et des comportements - et donner ainsi naissance à la nouvelle civilisation de demain, une et multiple.
La contribution de la science et des techniques Dans les pays industrialisés du Nord, la société a été modelée par la technique, le mode de vie s'est adapté afin d'en tirer le meilleur parti, et la prospérité en a été le fruit. Les techniques importées du monde industrialisé ont pénétré aussi dans les zones urbanisées du Sud. En même temps, la technique (ou, plus souvent, le mauvais usage qu'on en a fait) a été, directement ou indirectement, la cause d'un grand nombre des problèmes de la société contemporaine. Il faut s'attendre par conséquent à ce que la technique, et la science qui l'engendre, soit une des composantes essentielles de la résolutique. On imagine trop souvent, que science et technique sont plus ou moins deux aspects d'une même réalité développée par la recherche-développement. 1. Ilya Prigogine, prix Nobel de physique et membre du Club de Rome, illustre brillamment cette idée dans son œuvre.
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En réalité, le système de la science et celui de la technologie sont fort différents. Le système de la science est ouvert, et ses productions se répandent librement dans le monde; le système de la technique est régi par des motivations économiques, et ses productions sont des actifs commerciaux jalousement gardés. Le rôle de la science est de mettre au jour le savoir. Sa méthode consiste à explorer l'inconnu et produire des données nouvelles. Une donnée n'est pas en soi de l'information, mais la matière première de l'information: c'est l'intelligence humaine, en sélectionnant les données qui lui paraissent convenir, en les ordonnant et en les fusionnant, qui produit l'information. Une matrice d'informations peut devenir un savoir. Mais le savoir, à son tour, n'engendre pas spontanément la compréhension: il y faut encore une dose de sagesse, née de l'expérience. Nous avons ainsi affaire à un continuum qui va des données brutes aux raffinements suprêmes de la sagesse, en passant par l'information et le savoir. Les données, nous en possédons de grandes quantités; l'information, elle, peut être dissimulée ou se perdre dans son propre désordre.
Où est donc le savoir qui s'est perdu dans l'information? Et où est donc la sagesse qui s'est perdue dans le savoir? T. S.
ELIOT
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Nous possédons aujourd'hui sur l'homme et l'univers énormément plus d'informations et de savoir que nos ancêtres, mais il n'apparaît guère que la sagesse des hommes ait grandi en proportion depuis cinq mille ans. En cette époque difficile et complexe, nous commençons à comprendre que le défi fondamental lancé à l'humanité, c'est l'accession à la sagesse. On pourrait donc s'attendre à ce que les recherches sur la sagesse, sa nature et son origine, aient une priorité absolue. Mais avons-nous les moyens de lancer un tel projet, et à supposer qu'il soit proposé à un grand organisme scientifique, aurait-il le moindre espoir d'être retenu? Ces dernières années, pourtant, beaucoup de connaissances ont été acquises sur le fonctionnement 1. Poète et écrivain britannique (1888-1965).
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du cerveau, les liens cerveau-comportement, bref, en fait, sur la nature même de l'Homo sapiens. Cette recherche interdisciplinaire, à laquelle collaborent la biochimie, la physiologie, la neurologie, l'endocrinologie, la biologie moléculaire, la psychologie, l'anthropologie, bien d'autres sciences encore, est porteuse de grandes promesses et devrait être activement encouragée, même si ses résultats, au stade actuel, peuvent paraître purement théoriques. Elle devrait s'intéresser non seulement à l'esprit rationnel, mais aussi aux aspects émotionnels et intuitifs de l'être, qui jouent un rôle si important dans la vie de l'homme, dans sa mentalité et son comportement. La recherche visant à l'accumulation du savoir sans aucune visée d'utilité pratique immédiate est dite «pure» ou «fondamentale », et ses résultats scientifiques sont comme les pièces d'une mosaïque du savoir sans cesse plus vaste. Elle est menée habituellement dans les laboratoires des universités, ou bien, comme dans les pays d'Europe centrale et orientale, dans des instituts dépendant des académies des sciences. L'intelligence scientifique qui naît de la recherche pure est un élément essentiel de la culture contemporaine. La recherche universitaire a aussi une importante fonction éducative. Les professeurs d'université activement engagés dans la recherche et travaillant à l'avant-garde du savoir sont à même de transmettre l'esprit de la recherche scientifique et d'y convertir leurs étudiants. Cette fonction n'est pas moins importante pour les pays en développement que pour les pays industrialisés. En fait, c'est un préalable pour qui veut comprendre le monde d'aujourd'hui, un préalable indispensable pour que les bienfaits de la science et de la technique s'intègrent utilement dans le processus de développement. Il existe un autre type de recherche fondamentale, qui gagne du terrain dans les pays industrialisés: on l'appelle « recherche fondamentale orientée », et c'est un aliment essentiel du développement des techniques les plus avancées. Même si l'on n'en attend aucune application directement utile, ce genre de recherche est nécessaire pour éclairer des zones d'ombre et faire ainsi progresser les procédés techniques de pointe. Elle peut être menée soit dans les laboratoires des entreprises, soit, sous contrat, par l'université, et contribuer ainsi à tisser des liens très utiles entre les milieux industriels et les milieux universitaires. Aujourd'hui, il se fait beaucoup de recherche appliquée, dont la
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nature est de résoudre directement des problèmes spécifiques de l'industrie, de l'agriculture ou des services publics. Ce peuvent être des recherches dans le domaine des sciences naturelles - physique, chimie, biologie - ou dans celui de l'économie et des sciences du comportement. En fait, beaucoup de problèmes contemporains sont d'une telle complexité qu'ils doivent faire l'objet d'une attaque combinée de plusieurs disciplines. L'expérience montre que, par cette approche multidisciplinaire, des chercheurs qui relèvent de sciences diverses, naturelles ou humaines, acquièrent vite, en se penchant sur un problème complexe particulier, un niveau de communication qui transcende les frontières séparant leurs diverses disciplines. Cultiver la recherche multidisciplinaire est un impératif de la résolutique. Elle naît difficilement dans l'université organisée verticalement en facultés et instituts souvent sans beaucoup de contacts entre eux. La recherche appliquée doit aussi, naturellement, s'étendre largement aux pays en voie de développement; elle y est déjà beaucoup pratiquée dans le secteur agricole, mais pas encore assez. Elle est beaucoup moins fréquente dans les industries de ces pays, les entreprises y étant de petite taille et peu sophistiquées, elles ne peuvent ni identifier correctement leurs problèmes techniques ni embaucher des scientifiques pour les résoudre. Le développement technique est l'étape essentielle de l'innovation industrielle, mais seulement l'étape initiale. Il consiste à rassembler un savoir technique obtenu soit par ses propres recherches, soit en l'achetant, et à le mettre à l'essai dans une unité chimique-pilote, ou dans un montage prototype pour en faire finalement un procédé de fabrication efficace, fiable et compétitif sur le marché. Le coût de la phase de développement est généralement largement supérieur à celui de la recherche sur laquelle elle est fondée. Mais l'innovation technique comporte beaucoup d'autres étapes, comme les études de marché destinées à tester la demande potentielle d'un nouveau produit, et donc sa viabilité économique, la recherche de capital-risque et de managers qualifiés, enfin le recrutement et la formation d'une main-d'œuvre fiable. Le coût et la complexité de l'innovation industrielle ont fait que, dans les pays en développement, l'industrialisation a été principalement l'œuvre d'entreprises multinationales, ou le résultat de l'achat d'usines clé en main à l'étranger. Le transfert de technologie a souvent rencontré l'échec, parce que le pays importateur
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manquait d'expérience pour sélectionner les techniques adaptées à ses besoins et à sa culture, ou de négociateurs de talent, soit d'une expérience suffisante de la production et de la gestion. Les pays nouvellement industrialisés du Sud-Est asiatique ont réussi en suivant la voie tracée par le Japon, c'est-à-dire en concentrant d'abord leurs efforts sur l'édification d'un système éducatif, en créant des instituts modernes de recherche-développement et en choisissant soigneusement les procédés industriels qu'ils importaient. Les pays en développement de grande dimension ont déjà édifié de leur côté une capacité propre de recherche scientifique et technique leur permettant d'adopter en confiance des techniques étrangères adaptées à leurs besoins et d'entreprendre des innovations originales. Les défis portés par les turbulences de la révolution mondiale montrent qu'il y a besoin de réorienter sensiblement les programmes de recherche-développement et de remanier à fond l'ordre des priorités. Ce n'est pas ici l'endroit de formuler des propositions détaillées, en serions-nous capables. Néanmoins, il peut être utile d'indiquer dans leurs grandes lignes quelques approches possibles. Recherche fondamentale. Comme on l'a soutenu plus haut, il faut faire un effort de recherche sur l'être humain, sa nature, ses motivations, ses potentialités, ainsi que sur les structures éducatives et autres qui mettent en relief ses qualités et ses défauts. Il faut aussi encourager la recherche fondamentale dans les pays en développement, et trouver les moyens nécessaires pour enrichir les connaissances des savants du Sud, comme ceux du Centre international de physique théorique dirigé par Abdus Salam 1 à Trieste. Recherches sur le fonctionnement du système naturel de la planète. Nous en savons beaucoup trop peu sur ce que le système peut tolérer, et comment il réagit aux interventions de l'homme. Des modèles perfectionnés du système des climats dans le monde ont montré son extrême complexité, et le besoin de connaissances encore plus détaillées concernant les effets régionaux et locaux de l'activité humaine, connaissances indispensables pour prévoir les conséquences du réchauffement de la Terre et des autres macropollutions. On ignore beaucoup de choses, concernant par exemple les « puits» à bioxyde de carbone; on dit qu'ils n'absorbent seulement que le tiers ou la moitié du gaz émis. Il faut abattre les 1. Prix Nobel de physique, membre du Club de Rome.
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vastes murs d'ignorance qui existent encore, si nous ne voulons pas détruire le système, et nous avec, faute d'en savoir assez sur ce qu'il peut tolérer.
Recherches devant conduire aux innovations techniques capables de résoudre les grands problèmes contemporains, ou au moins d'en alléger le poids. Elles seront à la fois curatives et préventives. Nous soulignerons ici quelques axes d'attaque qui paraissent s'imposer. Il y a un besoin urgent, nous l'avons déjà dit, de lancer une campagne massive en faveur des économies d'énergie et d'une utilisation plus efficace de celle-ci. Du côté des économies, il s'agit davantage d'appliquer des méthodes bien connues que de lancer des recherches nouvelles. Pour que cela marche, cependant, il faudra que les hommes modifient considérablement leurs habitudes, ce qui suppose de faire porter un effort particulier sur les sciences sociales. On peut fonder aussi beaucoup d'espoirs sur les recherches visant à améliorer la productivité dans la production, le transport et la consommation de l'énergie - par exemple en recourant à la superconductivité, en créant de nouveaux types de moteurs, et en améliorant toutes sortes de machines et de procédés chimiques. La technique des bilans énergétiques doit être perfectionnée et mise en application. L'essentiel de ces efforts devra être accompli dans les pays du Nord dévoreurs d'énergie, mais le Sud devra affonter les mêmes problèmes à cause de son expansion démographique. Il est encourageant de constater que le fait a été reconnu dans la déclaration de Nairobi sur les modifications du climat (mai 1990). En second lieu, il faudra donner une très haute priorité à un programme de recherche international sur les énergies de substitution, en répartissant la tâche entre différents pays. Ce programme devra porter sur le développement de la fusion nucléaire, la magnétohydrodynamique et toute la gamme des énergies « douces». Il faudra également accélérer les recherches sur les potentialités futures d'une économie fondée sur l'hydrogène, ce gaz provenant de l'eau grâce à son extraction par électrolyse ou par catalyse. Ce n'est pas là une énergie de substitution, mais un moyen de transmettre l'énergie destinée aux automobiles, aux avions, etc., au cas où le pétrole deviendrait trop cher ou devrait être déconseillé pour cause d'effet de serre. En outre, la recherche devra porter sur de nouvelles techniques
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propres» et sur les moyens de rendre moins polluants les procédés industriels traditionnels. Dans l'industrie chimique, par exemple, il s'agira de trouver des procédés de synthèse plus spécifiques, avec de nouveaux catalyseurs. Il faudra trouver aussi le moyen de rendre inoffensif les déchets toxiques, et cela avec une consommation minimale d'énergie. En chimie comme dans les autres industries, la recherche devra porter aussi sur les techniques de recyclage. Autre responsabilité de l'industrie chimique: mettre au point des plastiques biodégradables pour l'emballage et autres usages. L'agriculture et les industries agroalimentaires devront consentir un effort résolu afin de réduire leur consommation d'énergie. Beaucoup a déjà été fait utilement pour créer des espèces de céréales capables de fixer elles-mêmes l'azote dont elles ont besoin et par conséquent de réduire la consommation d'engrais azotés. Il reste encore du chemin à parcourir pour remplacer les pesticides chimiques par des systèmes de contrôle biologique. Il est urgent aussi d'intensifier la sélection génétique pour obtenir des céréales plus résistantes aux attaques des insectes et des champignons, et mieux adaptées aux éventuelles modifications des climats. Dans le domaine des transports, il y a beaucoup de travaux intéressants en cours. Comme il est souhaitable de favoriser les transports en commun, il est très indiqué de mettre au point de nouveaux systèmes de transport urbain caractérisés par leur souplesse. Les sciences et techniques pour le développement. Les disparités entre les pays développés et les autres sont encore plus fortes dans le domaine des sciences et des techniques qu'à propos de leurs niveaux économiques respectifs. 95 p. 100 environ de la recherche-développement dans le monde se fait dans les pays industrialisés. Il est non moins certain que plus un pays est pauvre, plus grande sera, parmi ses rares scientifiques, la proportion de ceux qui se consacreront à la recherche fondamentale. Alors que l'infrastructure des pays en développement de grande dimension comme le Brésil, l'Inde ou le Mexique est capable de nourrir un appareil conséquent de recherche-développement appliquée, il ne se fait dans les autres pays en développement que très peu de recherche appliquée, si ce n'est dans l'agriculture. Dans ces derniers pays, un simple accroissement du nombre des scientifiques ne favoriserait probablement pas la croissance économique; en fait, il favoriserait plutôt l'exode des cerveaux. La raison en est «
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que les secteurs productifs n'offrent pas d'emplois aux chercheurs. Dans ces pays-là, la science ne contribuera au développement de façon significative que si elle est étroitement intégrée au processus de production. L'idée est généralement admise qu'un besoin important, sinon le plus important, des pays du Sud est que chacun d'eux crée sa propre capacité de recherche-développement. Telle était la conclusion centrale de la Conférence des Nations unies sur les sciences et techniques pour le développement, qui s'est tenue à Vienne en 1979, et qui avait prévu à cet effet divers mécanismes, financiers et autres. Plus de dix ans plus tard, les suites paraissent bien minces. Et pourtant, si l'on veut que les pays en développement puissent accéder à l'économie moderne, le besoin demeure qu'ils avancent dans cette voie. Il y a là un cercle vicieux. S'il importe d'augmenter la capacité de production pour amorcer le développement, un minimum d'infrastructures scientifiques et techniques est indispensable; mais il paraît impossible d'édifier ces infrastructures autrement qu'en symbiose avec l'appareil de production. Comment sortir de cette impasse, tel est le défi vital lancé aux pays intéressés aussi bien qu'à la communauté des nations.
Le rôle des médias de masse L'impact des médias sur l'opinion publique et sur les individus n'a plus à être démontré; une proportion de plus en plus grande de l'humanité est profondément marquée, désormais, par les programmes de radio et de télévision qu'elle reçoit, et cela paraît presque une banalité de souligner le pouvoir des médias dans la société contemporaine. Pour le meilleur et pour le pire, les médias comptent au nombre des acteurs principaux dans la formation de l'opinion et de la pensée des individus. Ce rôle des médias, cependant, n'a jamais été jusqu'à présent analysé en profondeur, ni dans toutes ses dimensions. On ne sait pas grand-chose sur la nature et la durée de leur influence. On raisonne davantage en se fondant sur des impressions et des hypothèses que sur des faits clairement établis; même en Occident, le phénomène est encore neuf, et les discussions s'appuient sur les réactions de l'opinion publique occidentale. Dans les pays en développement, le phénomène est encore plus récent et d'une ampleur
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beaucoup moindre, de sorte que l'étude des réactions de l'opinion y fait davantage problème. Les réactions enregistrées jusqu'à présent sont majoritairement critiques, lorsqu'elles ne sont pas totalement négatives; on met souvent en cause l'irresponsabilité des journalistes, leur subjectivité et leur indifférence à l'éthique de leur profession. Mais en général l'impact des médias est trop récent pour qu'on puisse porter un jugement définitif. C'est pourquoi il convient de poser la question: quel est le véritable pouvoir des médias, et quel rôle jouent-ils, ou pourraient-ils jouer, dans l'édification de la nouvelle société mondiale? La réponse exigera d'ouvrir un dialogue avec les professionnels de la communication, afin de définir le rôle qu'ils sont prêts à assumer, non seulement pour aider le public à mieux comprendre la problématique mondiale, mais aussi pour répondre au défi de la résolutique. Le pouvoir des médias, dont on parle tant, n'est pas seulement une impression, l'expérience le prouve. Pas question de nier sa réalité: voyez par exemple le rôle instigateur qu'ont joué les transistors dans la guerre d'Algérie, ou la pression exercée par les journaux dans l'affaire du Watergate, qui a amené la démission d'un Président des États-Unis. Les médias constituent aussi un contre-pouvoir dans les démocraties, en révélant les scandales politiques ou financiers et en prenant la défense des consommateurs. Il est vrai que dans une certaine mesure, ils courent toujours le risque d'être manipulés, quel que soit le régime politique, que ce soit par des pressions politiques, ou un intérêt économique, par des manœuvres de désinformation, voire par l'autocensure. Les médias de masse, spécialement la télévision, ont acquis un pouvoir considérable au cours des deux dernières décennies, mais ils n'ont pas acquis la maturité et le sens des responsabilités que demanderait le bon exercice de ce pouvoir. S'agissant du développement, la télévision a souvent étalé avec complaisance des images atroces d'enfants mourant de faim en Éthiopie ou au Soudan, images qui semblaient provenir des camps de concentration nazis. Les téléspectateurs du monde entier ont reçu de plein fouet une image à sensation du sous-développement, qui agressait brutalement leur sensibilité. Mais n'est-ce pas le public lui-même, en fait, qui souhaite cette
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version dramatique de l'information? Un événement terrifiant provoque la curiosité, et une manchette proclamant: «Demain la guerre!» vendra davantage d'exemplaires qu'une manchette: « Demain la paix!». Une partie du public apprécie les images de guerre, de mort, de sous-développement et d'enfants mourant de faim. Mais nous n'avons pas l'intention d'étudier ici les motivations profondes de l'opinion. Il faut garder présent à l'esprit, cependant, que les médias sont des affaires commerciales; qu'ils relèvent du secteur public ou du secteur privé, ils doivent répondre à la demande de l'opinion, ils fonctionnent selon le principe du profit et de l'investissement, et ils vendent un produit très particulier: l'information, matière surabondante, infiniment variée, périssable... et cela, par-dessus le marché, dans un climat d'intense concurrence. Comment les journalistes, dans ces conditions, peuvent-ils dire qu'ils sont libres d'écrire ce qu'ils veulent? Et ce n'est pas tout. Le sous-développement, selon le gouvernement au pouvoir ou selon l'époque, sera dissimulé dans les pays voulant prouver qu'ils sont dans la bonne voie, ou, au contraire, souligné, exagéré même, afin de soutenir une demande d'aide financière ou humanitaire. La dégradation de l'environnement, l'explosion démographique, les conflits locaux, la faim, la malnutrition et la pauvreté, l'interdépendance des nations, autant de sujets que l'on peut aborder selon des points de vue complètement contradictoires. La sélection des nouvelles, qu'il s'agisse des grands problèmes mondiaux ou des événements du quotidien, est un véritable cassetête: si l'on n'a pour seul critère que l'actualité la plus brûlante ou la plus urgente, celle-ci est si riche, elle éclate et s'efface si vite dans le cadre de la planète entière qu'elle laisse une impression d'émiettement, de dispersion, de discontinuité kaléidoscopique. Un point que nous tenons à souligner, c'est que l'approche globale de la problématique mondiale est pratiquement toujours absente des médias. Le catalogue des problèmes est répandu par eux dans la nature sans ordre particulier, sans la moindre analyse des causes ni la moindre attention aux propositions de solutions, si modestes soient-elles. Tout dépend d'une seule chose: l'information brute mérite-t-elle d'être publiée, et en combien de lignes. Le public retire de cela l'impression qu'il vit dans un monde de problèmes si énormes que l'action individuelle n'y a aucun sens. Il réagit en général par une sorte de stress, une attitude de démobili-
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sation qui le fait se consacrer à ses problèmes personnels en s'efforçant d'oublier ceux du monde qui l'entoure. Dans l'ignorance des solutions possibles aux problèmes qui se posent, il se sent dépassé, inutile, comme un parasite, ou comme une victime. La télévision reçoit chaque jour une masse d'informations qu'elle doit trier et sélectionner selon ses critères qui ne peuvent être parfaitement objectifs, et qui varient d'ailleurs selon les pays, et selon le journaliste qui les traitent. La tâche est d'autant plus difficile que la télévision, par sa nature même, doit simplifier des problèmes qui sont en fait de plus en plus complexes. Victime de l'abondance des thèmes et des nouvelles qui la bousculent jour et nuit, elle prend rarement le temps d'aller au cœur du sujet. Ce que les journaux télévisés ne peuvent pas faire doit être pris en charge et expliqué par les magazines, les programmes éducatifs, les débats et les tables rondes. Les problèmes de la pollution et de l'environnement ont fait une timide apparition dans les magazines, et celui du développement commence tout juste à être traité dans ses aspects positifs. Dans les recommandations que nous avons faites, nous mentionnons déjà certains sujets spécifiques qui doivent être portés à l'attention du public par des programmes éducatifs, tels que la protection de l'environnement, les économies d'énergie, le rôle de la science et de la technique, l'interdépendance entre les pays du Nord et ceux du Sud, ce que cette notion signifie pour chacun d'eux. La liberté d'information, le libre accès pour tous à l'information et le pluralisme de l'information restent de nobles causes, objets de combats jamais définitivement gagnés et toujours à reprendre. Dans le processus en cours, celui de l'acclimatation au changement, de l'éducation permanente dans une société en transition, de l'adaptation à l'incertain et au complexe, le rôle des médias devient considérable. Il sera certainement nécessaire d'engager un vaste débat avec les journalistes et les patrons des grands médias pour étudier comment ils entendent définir ce nouveau rôle et l'assumer. C'est une initiative que le Club de Rome prendra certainement, comme première étape d'un dialogue, qui doit devenir permanent.
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Revenons une fois encore sur l'un des principaux traits de la réalité contemporaine, l'influence prédominante de la technique qui modèle nos vies et celle de la société. Depuis la révolution industrielle, nous avons progressivement adapté nos aspirations et notre style de vie à des techniques de plus en plus sophistiquées et envahissantes, qui nous ont permis la jouissance de ce que l'on considère comme le progrès matériel. Cette évolution, bien sûr, a apporté la prospérité à une forte proportion de citoyens des pays industrialisés, a réduit certaines formes les plus grossières de la pauvreté, amélioré la santé, allongé l'espérance de vie, généralisé l'éducation (pas toujours celle qu'il aurait fallu) et créé nombre d'avantages sociaux. Le rôle déterminant que joue la technique dans le développement mondial n'a été reconnu que récemment; aujourd'hui encore, le système économique, si dépendant pourtant de la technique pour résoudre ses propres problèmes, n'a pas encore conclu avec elle un accord total. Dans la pensée de nombreux économistes, l'idée subsiste implicitement que le progrès technique naît du jeu des forces économiques - qu'il est, en quelque sorte, l'un des muscles de la main invisible d'Adam Smith. Il y a certainement du vrai là-dedans; toutefois, les innovations techniques dérivent maintenant de plus en plus de découvertes effectuées dans les laboratoires scientifiques, et qui ne pouvaient pas être prévues. La science doit être considérée par conséquent comme une force autonome, qui engendre des tech-
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niques ayant, elles, des visées économiques - à savoir créer de nouveaux produits et systèmes, et de là de nouvelles demandes. Sans doute la technique a-t-elle des effets secondaires néfastes sur la société et sur l'écologie, et baigne-t-elle dans une atmosphère générale de soupçon à cause de la bombe atomique ou des manipulations génétiques; mais elle suscite un courant toujours plus puissant d'attentes, une demande toujours croissante de biens matériels, parce que le système économique repose sur la stimulation du consommateur et l'abondance du crédit. Le superflu d'hier devient le nécessaire d'aujourd'hui; l'obsolescence programmée accélère le renouvellement des produits; les déchets s'accumulent, et il devient d'autant plus difficile de s'en débarrasser. Il y a aussi l'autre face de la médaille. Une part considérable des richesses créées par la croissance a servi à multiplier les avantages sociaux - assurance-chômage, assurance-maladie, éducation, aide aux plus démunis. Dans certains pays, cette évolution a été poussée jusqu'au concept de l' « État-providence », qui, à côté de ses avantages sociaux, entraîne des conséquences psychologiques. Beaucoup pensent par exemple que l'existence de l'Étatprovidence pousse les individus à s'en remettre exagérément à lui, aux dépens de l'initiative et de la responsabilité personnelles. Le paternalisme des patrons, si mal supporté par les syndicats, a été remplacé par un paternalisme d'État, dont l'énorme bureaucratie, à son tour, est perçue comme distante, anonyme, impersonnelle. La conception matérialiste du développement fondé sur la technique a envahi tous les types de sociétés et de civilisations; même les plus rigides, les plus intégristes d'entre elles n'ont pu résister aux promesses de puissance et de richesse dont elle paraît porteuse. L'objectif de l'abondance matérielle engendre, semble-t-il, la cupidité et l'égoïsme. Non que ces traits fussent absents auparavant, chez les hommes comme dans les sociétés, mais ils ont pris le dessus à mesure que reculaient les valeurs non matérialistes, et ils éclatent aux yeux dans les reportages des médias sur la corruption, le crime et les scandales financiers. Le point faible de la science, bien qu'elle ait grandement contribué à notre bien-être matériel (progrès de la santé, allongement de la vie, multiplication des loisirs), est qu'elle n'a guère enrichi notre existence dans d'autres domaines essentiels. Aujourd'hui, il est urgent de resituer la technique dans un cadre humain, de façon qu'on puisse en même temps la contrôler et la stimuler. L'objec-
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tif? Apporter à tous les peuples, de cette génération et des suivantes, un bien-être généralisé et durable, dans une perspective holistique, mondiale, voire cosmique; et équilibrer le progrès matériel en cultivant davantage ses aspects sociaux, moraux et spirituels. Il ne s'impose pas moins, désormais, aux pays en développement qu'aux pays déjà industrialisés.
Notre civilisation d'aujourd'hui repose, matériellement, sur des techniques extraordinairement performantes, et, spirituellement, sur pratiquement rien. Dennis
GABOR 1
Les éléments constitutifs de la société, et, en vérité, ceux de l'individu humain lui-même ont perdu leur équilibre; l'émotionnel, le spirituel, l'intellectuel même ont été écrasés sous le poids de nos triomphes matériels. On ne rétablira l'équilibre que par une compréhension approfondie de l'être humain, par une meilleure connaissance de ses motivations, aussi bien leurs aspects négatifs que leurs aspects positifs, en cultivant la sagesse et la créativité pour favoriser l'épanouissement de sa personnalité. Pour l'individu comme pour la société, les difficultés se cachent au plus profond de la nature humaine; tant que l'on ne connaîtra pas précisément ses propres limites et ses possibilités, et tant qu'on ne le reconnaîtra pas ouvertement, la façon dont nous résoudrons nos problèmes ne vaudra pas mieux que celle du médecin traitant les symptômes sans avoir diagnostiqué la maladie. On ne parviendra jamais, par exemple, à prévenir définitivement les guerres tant qu'on n'aura pas compris comment le désir de combattre naît en chacun de nous. L'individualisme, dont l'égoïsme est la manifestation, ou la « force de vie» comme on l'appelait aux débuts du darwinisme, est le propre de toute espèce vivante; c'est la source du désir primitif de survivre, de se reproduire, de réussir, de se surpasser. C'est la force motrice de l'innovation et du progrès. Mais il se manifeste aussi constamment par l'égoïsme, l'avidité, les comportements antisociaux, la brutalité, l'appétit de pouvoir (si mesquin soit-il), l'exploitation et la domination d'autrui. 1. Gabor, 1978.
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Le combat que se livrent les aspects positifs et les aspects négatifs de l'individualisme, c'est l'éternel drame faustien dont nous sommes tous les acteurs. Parvenir à un équilibre dynamique entre ces deux tendances adverses, c'est, qu'on le veuille ou non, l'objectif central de toute politique. Lâcher trop la bride aux pulsions égoïstes donnera peut-être une société dynamique, mais pourra conduire aussi à l'exploitation, à la négation de la justice sociale, à la corruption et à l'oppression. Nous sommes hantés par notre héritage génétique. Les côtés négatifs de notre nature, que nous répugnons à reconnaître même en notre for intérieur, tels que la cupidité, la vanité, la colère, la peur, la haine, toutes les manifestations brutales de notre égoïsme ont bien servi notre espèce tout au long du processus d'évolution du vivant, en lui donnant la prééminence sur toutes les autres races de la création, ainsi que sur les espèces moins évoluées d'Homo sapiens qui ont disparu depuis longtemps. Maintenant, au niveau de conscience que nous avons atteint, sachant que nous sommes mortels et capables de concevoir l'avenir comme un continuum de vie, passant de génération en génération, ces traits négatifs n'ont plus guère d'utilité pour nous, pour notre effort vers le haut. Mais ils sont toujours là, et sont forcément pris en charge par nos comportements individuels et collectifs. Pendant des siècles, les gens simples ont été disciplinés, et leurs tendances négatives contenues dans une certaine mesure par l'attente du paradis et la crainte de l'enfer; mais avec le déclin général des croyances religieuses, et même des idéologies politiques et des institutions, ces contraintes se sont évaporées, le respect de la loi s'est effacé devant la montée du terrorisme et le crime. La génération actuelle a perdu le sens de son identité, et elle ne sait pas où la retrouver. En passant du plan individuel au collectif, ces traits fonctionnent en s'alignant sur l'environnement social. L'égoïsme national, lui aussi, est ambivalent; il peut s'exprimer dans l'amour tout naturel de son pays et de sa communauté, ou bien il peut se pervertir en chauvinisme, xénophobie, racisme, haine des autres pays et des autres genres de vie, pour finir dans la guerre. Dans les négociations internationales, il se manifeste souvent par la défense d'intérêts égoïstes étroits, aux dépens d'une harmonie plus large et du bien-être futur du groupe de nations dont on fait partie; tout se passe comme si le négociateur sacrifiait son propre intérêt à long terme pour marquer quelques points de tactique immédiate.
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Toutes ces idées sont rarement admises, et lorsqu'elles s'expriment on les frappe d'interdit. Si ce diagnostic a quèlque pertinence, il semblerait que le moment soit venu de lever les tabous, de reconnaître honnêtement que les aspects positifs et négatifs du comportement individuel et collectif sont bien présents et puissants, et d'adopter ensemble une méthode éclairée, fondée sur l'intérêt propre des habitants de cette petite planète, et susceptible de fournir à nous-mêmes et à nos descendants un environnement social et physique durablement vivable. Ce retour à soi n'est cependant qu'un aspect d'une question plus vaste: sur quelles valeurs spirituelles et éthiques - si elles existent - fonder la nouvelle société mondiale dont nous observons aujourd'hui l'émergence? Ô mon cœur voleur de rêves! Où iras-tu les chercher? Tu es pauvre et dans le besoin, Mais prend bien en main l'encre noire et l'encre rouge - la sagesse Et peut-être ne seras-tu plus un mendiant.
Poésie aztèque (Cantares Mexicanos)
Refonder les valeurs morales et spirituelles Si elle ne s'abreuve pas à la source de valeurs morales et spirituelles capables d'orienter son dynamisme, la société mondiale vers laquelle nous allons risque simplement de ne pas exister. Audelà des cultures, des religions, des philosophies, il y a dans l'être humain une soif de liberté, un désir de dépasser ses propres limites, la quête d'une transcendance apparemment insaisissable et souvent innommée. Aucune dictature, aucune violence, aucune contrainte, l'expérience l'a montré, n'a jamais pu éliminer totalement du cœur de l'homme cette aspiration, souvent indécelable, souvent passionnée, qui surgit constamment de l'inconscient collectif tel qu'il a été analysé par Carl Jung.
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Par ailleurs, et de plus en plus, les individus et les groupes placent désormais cette question en tête de leurs préoccupations. La Commission Sud, présidée par Julius Nyerere, s'exprime très clairement à ce sujet dans son dernier rapport 1, qui témoigne d'une prise de conscience encourageante: « En dernière analyse, le plaidoyer du Sud en faveur d'une société mondiale juste, équitable et démocratique n'a de sens que si nos sociétés nationales pratiquent les mêmes valeurs. Adhérer aux valeurs démocratiques, respecter les droits fondamentaux - en particulier le droit de dissidence -, traiter équitablement les minorités, avoir souci des pauvres et des opprimés, pratiquer la probité dans la vie publique, accepter de régler les différends sans recourir à la guerre. Tout cela augmente les chances du Sud de participer à l'édification d'un nouvel ordre mondial.» Les nobles déclarations de cette sorte, qui inspiraient naguère la conduite des individus et des sociétés, ne paraissent plus recevables dans le contexte contemporain. Dans le comportement des gens et des États, même de ceux qui obéissent à un droit constitutionnel, la morale est tournée en dérision, et la loi ignorée, ou bien pliée à la convenance des autorités. Partout, dans les relations sociales et la communication, le mot d'ordre implicite est: « Revenons à la loi de la jungle. » Comme on l'a dit plus haut, l'homme a besoin, pour mener une vie convenable, humaine, digne, de s'éprouver comme individu. Ce besoin était bien compris dans beaucoup de sociétés traditionnelles, mais dans le tourbillon du changement il n'est pas facile de le satisfaire. Les émigrés, de plus en plus nombreux de par le monde, doivent affronter des contradictions culturelles, et souffrent souvent d'une perte d'identité, de démoralisation, d'un travail dépourvu de sens. Dans les sociétés occidentales, le culte superficiel de la consommation (<< Je suis ce que je possède », ou « Je suis ce que je fais ») étouffe les aspects les plus fondamentaux de la vie-religion, appartenance à la nation, valeurs et croyances ancestrales. On aboutit ainsi à l'hyper-individualisme, aux égoïsmes de tout poil, à la surconsommation, à une quête démesurée de distractions, allant de la télévision aux drogues. Il y a grand besoin, c'est clair, d'une nouvelle conception de la vie, dans laquelle on aurait délibérément recours à des valeurs pour donner aux hommes des buts ayant un sens. Malheureusement, le change1. 1990.
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ment est trop souvent perçu comme une menace contre la personne. Les valeurs traditionnelles auraient-elles brusquement été oubliées ou abandonnées? Les valeurs spirituelles mises à l'écart tout d'un coup? Qu'en est-il exactement? Dans le chapitre sur «le malaise des hommes », nous montrions que ces valeurs, en fait, avaient été progressivement rejetées par les dernières générations. Dans les sociétés industrielles, les valeurs spirituelles ont été rongées par le matérialisme, qui infecte aussi les élites des pays en développement. Dans certains pays, en outre, la confusion des valeurs naît de la crise des grandes religions, qui ont du mal à s'adapter à un monde en mutation sans perdre l'essentiel de leur message, et à répondre aux questions de leurs fidèles déboussolés. Les valeurs morales se corrodent aussi parce que les gens qui les professent et les sociétés qu'elles sont censées inspirer les ignorent de façon flagrante. Les conduites relâchées, l'égoïsme, le matérialisme leur ôtent leur crédibilité. Tous ces symptômes, cependant, jettent le trouble parmi les hommes. Jamais comme maintenant cette question des valeurs n'a fait l'objet d'autant de réunions, de discussions et de recherches. Maintenant que l'ancien système de valeurs est taillé en pièces, le désir s'exprime de plus en plus fort d'un nouveau système, qui procurerait à la vie des hommes et de la société un fondement stable, et au monde un projet ordonné, condition d'un avenir ordonné. Cela signifie-t-il que le nouveau système de valeurs qu'on envisage serait en opposition avec celui de la tradition? Ou qu'il nierait la capacité des valeurs traditionnelles à relever les nouveaux défis, comme celui des manipulations génétiques, qui viennent sans cesse troubler la conscience et le jugement des hommes? Pouvons-nous parler aujourd'hui de valeurs humaines universelles, qui seraient communes à tous les habitants de la planète, au-delà de la diversité des cultures? Il n'est pas facile de répondre à ces questions, et pourtant c'est d'elles que dépend notre avenir: on ne peut guère imaginer une société mondiale qui ne serait pas fondée sur des valeurs communes ou compatibles -, valeurs qui détermineront les comportements, la volonté de faire face ensemble aux défis, le courage moral d'y riposter et de prendre en main le changement. On ne peut pas désirer l'avènement d'une société mondiale qui ne serait pas fondée sur l'idée qu'on peut tous vivre ensemble, avec nos différences.
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Une grande partie des valeurs morales traditionnelles sont encore valables aujourd'hui, même si, dans un contexte différent, elles revêtent des formes différentes. Partout, ou presque, la société est aujourd'hui plus ouverte, ou du moins aspire à un meilleur partage du bien-être. Elle est aussi mieux informée. L'idée de solidarité, par exemple, naguère limitée à la tribu familiale, évolue vers une conception beaucoup plus large, et sa connotation étroitement tribale est parfois ouvertement contestée. Il est possible de définir dans cette optique des valeurs éthiques pertinentes - et, on l'espère, de les adopter - à condition de les formuler d'une façon mieux adaptée à la situation présente. Au nombre de ces valeurs permanentes, nous proposons: la liberté, les droits et les responsabilités de l'homme, la vie de famille, l'égalité des droits entre hommes et femmes, la compassion envers les personnes âgées ou infirmes, le respect d'autrui, la tolérance, le respect de la vie et de la paix, la recherche de la vérité.
Les vérités ne sont pas plaisantes Les mots plaisants ne sont pas vrais L'homme valable n'est pas un discoureur Le discoureur n'est pas un homme de bien Donc l'homme de bien se contente d'être résolu, sans recourir à la force. Qu'il soit résolu, mais sans orgueil Qu'il soit résolu, mais sans exagération Qu'il soit résolu, mais sans ostentation Qu'il soit résolu simplement parce qu'il le faut. Lao She Il faut ici soigneusement distinguer le niveau individuel et le niveau collectif. Dans beaucoup de cas, ils sont compatibles. Un bon exemple est celui de la lutte contre la pollution. En fait, la mondialisation de nombreux problèmes demande une prise de conscience universelle et le recours à une nouvelle éthique internationale. Au niveau collectif, mentionnons un certain nombre de concepts nouveaux, imposés par la pression des données nouvelles: - l'éthique de la nature, imposée par les problèmes d'environnement à l'échelle mondiale;
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- l'éthique de la vie, inspirée par les interrogations portées par les manipulations génétiques; - l'éthique du développement, découlant de l'écart croissant et insupportable entre riches et pauvres; - l'éthique de l'argent, parce que celui-ci est déconnecté des réalités économiques, et que trop d'individus en font leur suprême ambition; - l'éthique de l'image, qui devrait inspirer les médias et en limiter les excès pervers; - l'éthique de la solidarité, parce que la dimension des problèmes aujourd'hui posés à l'humanité requiert la coopération de tous les hommes, comme condition de leur survie. La vision renouvelée d'une éthique internationale ainsi esquissée aura forcément des répercussions aux niveaux nationaux. En conclusion, compte tenu de la vitesse à laquelle les choses changent et évoluent, le facteur temps revêt en soi une dimension éthique. Chaque minute perdue, chaque décision différée signifient davantage de morts de faim et de malnutrition, ou encore un pas de plus de l'environnement vers une dégradation irréversible. Personne ne mesurera jamais le coût exact, humain et financier, du temps perdu... Cela dit, l'éthique de la solidarité et l'éthique du temps conduisent à une éthique de l'action, dans laquelle tout citoyen doit se sentir impliqué et mobilisé. L'individu isolé se sentira toujours désespéré devant l'immensité du combat au cœur duquel il a la surprise de se trouver plongé. Cela pousse les individus à s'organiser et à s'associer, pour trouver ensemble la force et l'efficacité qu'ils ne sauraient avoir dans la solitude. L'éthique collective dépend du comportement éthique des individus; réciproquement, l'adhésion de l'individu à un ensemble de règles éthiques peut à l'évidence se trouver encouragée, favorisée, éveillée par l'incitation de la collectivité. Comment des systèmes de valeurs différents, le traditionnel et le moderne, le collectif et l'individuel, peuvent-ils coexister dans la société et au niveau de l'individu? L'émergence de certaines valeurs universelles, telles que les droits de l'homme ou le respect de la nature, ne signifient pas la mort des valeurs ancestrales. Mais elles peuvent se trouver en contradiction; en s'ajoutant, les valeurs individuelles peuvent parfois entrer en conflit avec les valeurs collectives, ou encore telle
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valeur peut contredire telle autre. Un exemple frappant est celui des ventes d'armes, source de profit pour la nation et d'emploi pour de nombreux hommes et femmes, et cependant en contradiction avec le désir de paix du même pays. La coexistence harmonieuse de valeurs fort éloignées n'est pas chose inédite, mais elle est sérieusement contestée par la montée des fondamentalismes. Ou plutôt, c'est l'importance relative attachée aux valeurs ou de la religion qui change. Du fait que chaque personne est un être unique, biologiquement et socio-culturellement, l'accent doit être mis sur l'aspect individuel. Les valeurs « collectives» ne résultent souvent que d'un choix fait - ou, pis encore, imposé - par ceux qui tiennent les rênes du pouvoir, et qui veulent à tout prix imposer leurs valeurs en affichant leur mépris pour celles des autres, voire en tentant de les étouffer. Les valeurs « collectives» ne peuvent être prises en considération que là où existent une véritable liberté et un haut niveau de culture. Les élites se réconcilient facilement, en dépit de leurs polémiques superficielles. Le grand public, lui, n'est pas intéressé par les débats de ce genre, seulement manipulé. Entre la pensée de l'élite et la pensée populaire, il y a un gouffre béant. C'est là que se trouvent des déformations et des tensions qu'il est difficile, ou même impossible, de surmonter. Les différents systèmes de valeurs parviennent en fait à coexister, même si cette coexistence se colore parfois d'affrontements et de méfiance. En fait, ce n'est pas tant une question de coexistence entre systèmes de valeurs différents que d'interprétation des mêmes valeurs en des termes différents... Quand tout est dit et que tout est fait, le facteur qui rend possible cette coexistence, ainsi que la pluralité des interprétations dans une société en proie aux incertitudes, c'est la capacité de dialogue et de communication. Pour conclure ce bref tour d'horizon, soulignons deux phénomènes qui poussent en sens contraire. On constate, c'est vrai, l'affaiblissement du sens moral des individus, qui se sentent floués non seulement parce que la structure éthique qui leur servait de référence et à laquelle ils obéissaient volontiers s'est effondrée, mais aussi parce que les grandes menaces du monde contemporain les poussent à se retirer, par peur, dans un égoïsme frileux. Dans le même temps, on voit grandir peu à peu une conscience collective des grands problèmes du monde, les anciens et les nouveaux, qui
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soutient l'espoir et la recherche. La dimension spirituelle et morale n'est plus un objet de mépris ou d'indifférence, elle est perçue comme une nécessité qui devrait déboucher sur un nouvel humanisme.
Puisse l'esprit divin nous protéger tous; puissions-nous travailler ensemble de toute notre énergie; puisse notre réflexion être fructueuse et consciencieuse; et puisse-t-il n'y avoir jamais de haine entre nous. Aum, Paix, Paix, Paix Prière védique (3000 av. J-C.)
CONCLUSION Apprendre notre chemin vers une ère nouvelle
Nous n'essaierons pas de résumer nos conclusions; la nature même de la problématique l'interdit. Au lieu d'un résumé, nous livrerons quelques observations et suggestions sur le thème: comment, grâce à l'éducation, élément directeur de la résolutique, nous tailler une piste dans la forêt vierge de l'avenir. Auparavant, nous rappellerons cependant quelques principes directeurs présents çà et là dans le rapport: - Se sentir concerné par la nécessité de chercher un chemin dans le complexe enchevêtré des problèmes contemporains, et participer à la recherche; - Reconnaître que les chances d'un changement positif résident dans les motivations et les valeurs qui déterminent notre comportement; - Comprendre que le comportement des nations et des sociétés reflète celui de leurs citoyens; - Accepter le postulat que des solutions radicales ne viendront probablement pas des dirigeants politiques, mais de milliers de petites décisions sages résultant de la prise de conscience, par des millions de gens du commun, de ce qu'il faut faire pour la survie de la société; - Appliquer le principe selon lequel tout privilège, qu'il appartienne à un individu ou à une nation, doit toujours s'accompagner d'une responsabilité correspondante. Comme on l'a dit dans l'introduction, les idées et les propositions d'action qu'avance ce rapport sont données comme une base
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pour apprendre notre chemin vers l'avenir. Il n'est pas nécessaireen fait, personne ne s'y attend - d'être entièrement d'accord sur toutes les idées que nous avons exprimées au sujet de la révolution mondiale, ou sur l'importance relative que nous avons donnée aux divers problèmes. Le matériau présenté ici doit être vu plutôt comme la base d'une large discussion, d'un débat; notre intention est de provoquer toutes sortes de vérifications, de réévaluations, de la part de responsables à tous les niveaux de la gestion de la société. On espère en outre que beaucoup de gens qui n'ont que de lointains rapports avec les structures de gouvernement, mais dont l'avenir est concerné en profondeur par ce qui va se passer, vont commencer à mieux comprendre la signification des idées proposées, telles que l'interdépendance des nations ou l'interaction des problèmes. Le temps est venu de montrer à quel point chaque homme est concerné, plus ou moins directement, par les problèmes mondiaux et par les changements qui couvent, même s'il en perçoit plus facilement les symptômes que les causes. Dès maintenant, bien peu peuvent rester indemnes; il n'est que de rappeler à certains leurs problèmes de coexistence avec des immigrés de différentes origines, à d'autres les effets de certains programmes de télévision sur les enfants et les adolescents, ou l'internationalisation des marques d'automobiles et des produits vendus dans les supermarchés. Pour apprendre notre chemin dans cette période de transition et pour identifier des points de référence solides, il nous faut changer notre façon de raisonner, nos images mentales, notre comportement et les réalités sur lesquelles nous fondons nos jugements, de façon à pouvoir comprendre cette mutation mondiale et sa panoplie de problèmes globaux - environnement, pénuries alimentaires, développement des pays pauvres, crise des structures de gouvernement, et tous les autres que nous avons tenté de décrire. La complexité et l'incertitude de la situation comdamneront les décisionnaires de tous les niveaux - et particulièrement les hommes politiques - à rechercher de nouvelles méthodes et à adopter des attitudes non conformistes. Mais il ne leur sera pas possible, pour courageux et compétents qu'ils soient, de faire appliquer leurs décisions s'ils ne parviennent pas à obtenir largement l'appui de l'opinion. Or l'habitude de résister au changement, la crainte de l'inconnu n'offrent pas un cadre favorable à une action énergique, mais déroutante. La dynamique de l'opinion
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publique ne portera ses fruits que si les individus qui la composent ont une idée de la nature des phénomènes mondiaux, et, en les comprenant, saisissent le véritable enjeu - à savoir la survie même de l'espèce humaine. La seule éloquence des faits ne suffira cependant pas, c'est évident, à convaincre les hommes qu'ils sont directement concernés. Pour la plupart d'entre eux, ces phénomènes sont lointains, théoriques, trop vastes, par opposition aux problèmes de leur vie quotidienne, familiaux, professionnels, de santé, ceux de la survie au jour le jour. Devant l'ampleur des difficultés, ils pourraient bien céder à une réaction de repli, à un refus de comprendre, à l'idée anxieuse que l'individu isolé est impuissant à saisir un ensemble de faits qui défie l'imagination par sa diversité et sa complexité. Ces doutes, cette aliénation, il faudra les reconnaître et les combattre directement; il est possible de les dissiper si les gens voient que leurs craintes sont partagées par d'autres, et se familiarisent peu à peu avec les faits en en discutant. C'est un problème à considérer dans sa dimension locale et dans sa dimension personnelle. Une raison de plus pour revitaliser la démocratie, en élargissant la participation et en poussant à la compréhension des problèmes mondiaux. Bref, il s'agit de « penser globalement et agir localement». Dès sa création, le Club de Rome a compris la nécessité de s'y prendre de cette façon - et les moyens ne manquent pas. Nous en indiquons ci-dessous quelques exemples.
Interaction du mondial et du local En 1989 s'est tenue à Denver, à l'initiative de Maurice Strong 1 et du Club de Rome, une réunion groupant une quarantaine de décisionnaires sur le thème suivant: de quelle façon les grands problèmes mondiaux affectent-ils la vie économique et sociale dans l'État du Colorado, et comment les dirigeants politiques et économiques de cet État peuvent-ils exercer utilement leur influence sur ces sujets? Au cours des discussions, les interactions sont apparues de plus en plus évidentes dans beaucoup de 1. Secrétaire général de la Conférence des Nations unies sur l'environnement et le développement, membre du Club de Rome.
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domaines, notamment celui de l'environnement. Si chaque habitant du Colorado acceptait comme son devoir d'économiser l'énergie et de lutter quotidiennement contre le gaspillage, cela manquerait pas d'avoir des conséquences sur la situation de leur État, et donc des États-Unis, et donc du monde. Si l'individu agit seul, le résultat sera purement symbolique. Si un certain nombre d'hommes se groupent pour agir ensemble en faveur d'une meilleure protection de l'environnement, et si leur influence au sein de la communauté renforce leur action, alors le résultat sera significatif. La réunion de Denver fut suivie d'un débat ouvert, qui permit à un large public de partager les idées et les conclusions de la petite réunion restreinte. Des rencontres de ce genre sont prévues dans d'autres pays, au Japon pour commencer, et la méthode est retenue par d'autres organisations, parfois même par des gouvernements. Dans un autre domaine, celui du développement, nous avons souligné 1 le rôle des initiatives locales émanant souvent d'organisations non gouvernementales (ONG), de groupes de villageois et autres, et s'occupant des cultures, de la santé et de l'hygiène, de l'éducation, etc. Des activités analogues se multiplient dans les quartiers déshérités des grandes villes. Les unes et les autres contribuant à modifier le concept même du développement et ses grandes perspectives politiques, en rapportant des expériences concrètes faites « sur le tas» et reflétant la diversité des situations, géographiques, culturelles et humaines. En même temps qu'il vulgarisait ses préoccupations et encourageait l'injection d'une réflexion globale dans l'action locale, le Club de Rome a poussé à la création d' «associations nationales du Club de Rome ». Il en existe aujourd'hui dans une trentaine de pays, répartis sur les cinq continents. Les associations sont régies par un manifeste commun, dont certains articles insistent sur cette question de l'interaction du local et du mondial. Chaque association aborde les problèmes mondiaux dans les termes des valeurs culturelles propres à son pays, et contribue ainsi à une compréhension plus générale de la condition humaine sur la terre. Elle se donne pour tâche de distribuer dans son pays aux décisionnaires, aux enseignants, aux milieux industriels et au grand public, en particulier aux jeunes, les rapports, les conclusions et la doctrine du Club. Elle contribue à la compréhension des 1. Voir, au chapitre 7, «Développement et sous-développement ».
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problèmes mondiaux en apportant au Club son expérience, ses idées nouvelles et ses propositions. Les associations nationales du Club de Rome ont donc pour mission de jeter un pont entre les réalités nationales et la problématique vue sous l'angle national, et la pensée globale du Club; et de servir de relais pour la circulation et la diffusion de la pensée du Club dans chaque pays. Passer ainsi du mondial au local et du local au mondial représente une métamorphose révolutionnaire des modes de pensée et de raisonnement, dont l'importance va devenir essentielle. C'est un nouvel exercice intellectuel, qu'il va nous falloir généraliser et intégrer.
Interaction du local et de l'individuel Le tableau ne serait pas complet si nous négligions les possibilités d'action de l'être humain individuel, qui se tient au centre de tout l'édifice. Dans les circonstances extrêmes - guerre ou catastrophe naturelle - les individus se transforment immédiatement en citoyens, conscients de leurs responsabilités et prêts à agir en commun. D'autres exemples, moins spectaculaires mais tout autant significatifs, témoignent de ce que les individus ne restent pas inertes ou indifférents face à un danger imminent. Qu'une menace à l'environnement se précise, que l'intérêt du peuple paraisse en jeu, que la démonstration soit faite d'une exploitation flagrante de certaines catégories de personnels, et des initiatives sont prises, dans les domaines les plus divers, par des individus et des petits groupes prêts à combattre pour une cause qui les affecte directement ou indirectement, et pour laquelle ils se sentent motivés. Comme exemples, il suffit de mentionner les associations d'usagers des transports ou du téléphone, ou, dans un genre différent, les ONG qui prennent en charge les enfants infirmes, les vieillards ou les femmes battues; d'autres ONG sont engagées dans la lutte contre le sida et quantité d'autres maladies, dans le combat pour les droits de l'homme, pour l'écologie, pour la paix, sans compter la foule de celles qui s'occupent du développement, comme on l'a vu plus haut. N'oublions pas non plus les initiatives prises dans de nombreux pays par les chômeurs afin de créer leur propre emploi ou leur entreprise, ni les organisations ayant pour objet l'assistance, technique ou autre, aux petites entreprises.
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L'engagement individuel dans ce type d'action est donc possible, et déjà largement répandu. Cela montre qu'un lien peut être établi entre l'être humain et telle ou telle action locale ou nationale, lesquelles, parfois, peuvent réussir à s'étendre et devenir internationales.
Émergence du secteur informel Le succès des initiatives « à la base» des ONG n'a plus à être démontré. Très souvent, ces mouvements sont lancés par un homme ou une femme seuls. Les exemples fourmillent dans le monde entier. Dans l'État indien d'Uttar Pradesh, un homme appelé Sunderlal Bahuguna a réuni autour de lui les gens du voisinage pour stopper la construction d'un barrage (coût: 1,7 million de dollars) qui aurait submergé leurs villages et sérieusement aggravé le risque de glissements de terrain. Plusieurs rapports, mettant en doute la faisabilité technique du projet, s'ajoutant à une grève de la faim de Bahuguna pendant onze jours, ont amené le gouvernement à reculer. Au Kenya, une femme, Wangari Maathai - fondatrice et présidente du mouvement de base La Ceinture verte, et membre du Club de Rome - a mené un combat victorieux contre l'édification d'un immeuble de bureaux de 62 étages dans un parc public très populaire de Nairobi. A Mexico, où les problèmes de pollution ont dépassé de beaucoup les limites du supportable, Marcos Chan Rodriguez a mobilisé son entourage et constitué un groupe de base pour réduire l'activité d'une cimenterie qui évacuait des particules de ciments dans l'atmosphère. Ce faisant, le groupe s'est convaincu que, pour s'attirer l'intérêt du parti au pouvoir, il lui fallait faire appel à l'opposition de gauche - et a donc contribué à faire fonctionner le système démocratique. L'extraordinaire prolifération des ONG peut s'observer dans tous les secteurs d'activité, au niveau national et international. Certaines sont strictement professionnelles; d'autres représentent des intérêts particuliers; elles peuvent avoir un objectif unique, ou des préoccupations d'ordre général; avoir une orientation religieuse ou se fonder sur une idéologie politique particulière. Cette montée des ONG, avec toute leur diversité, est un phénomène salubre; elle démontre que la pâte humaine est capable de réagir à l'impuissance apparente des structures officielles, natio-
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nales et internationales, face aux problèmes du jour. Ce nouveau modèle d'organismes informels n'a pas beaucoup de cohérence et peut paraître quelque peu anarchique; il se caractérise davantage en effet par sa spontanéité et sa souplesse que par son souci de l'organisation - chose dont il se méfie. La plupart de ces innombrables ONG nouvelles sont faibles, notamment sur le plan financier, mais leur peu de pouvoir est souvent compensé par la vitalité et l'enthousiasme. Dans certains cas, celui des «verts» par exemple, elles peuvent même tenter de pénétrer dans les structures officielles en présentant des candidats aux élections. D'autres, comme le Worldwatch Institute de Washington, publient des études des grandes tendances mondiales qui sont suivies attentivement par les personnalités politiques de nombreux pays. Ce nouveau secteur, dit « informel », commence à être pris au sérieux par les gouvernements et les organisations internationales, non parfois sans quelque répugnance, et en dépit de l'apparente incompatibilité entre ce qui est officiel et ce qui ne l'est pas. Pourtant, certaines ONG possèdent une expérience, une perspicacité et un savoir qui font défaut à bien des gouvernements, et expriment des préoccupations fortement ancrées dans le public, qu'on ne peut ignorer. C'est pourquoi une certaine coopération s'est instaurée entre le secteur officiel et l'informel, au bénéfice de ce dernier dans la mesure où elle permet aux divers ONG de se rencontrer et de découvrir leurs ressemblances et leurs différences. Nous pensons qu'une semblable coopération n'est pas moins nécessaire dans les cercles internationaux. Les débats entre gouvernements tendent, plus encore qu'au niveau national, à verser dans la stérilité et à perdre de vue les réalités. Il pourrait être stimulant d'injecter dans les débats des commissions le levain de quelques experts non officiels soigneusement sélectionnés. C'est la suggestion que nous avons faite plus haut en avançant l'idée d'un Conseil de sécurité chargé de l'environnement aux Nations unies, doté d'une structure originale. Bien que certaines ONG se rencontrent de plus en plus souvent, leurs objectifs et leurs résultats demeurent éparpillés, et ignorés de la plupart des autres. Sans vouloir préconiser une mise en ordre du secteur informel, qui risquerait facilement d'y perdre son âme, un système plus efficace d'information réciproque permettrait d'éviter beaucoup de dispersion stérile des efforts, d'encourager un
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fructueux échange d'expériences et pourrait conduire à des alliances qui accroîtraient son efficacité globale. C'est là un des domaines où le Club de Rome a pris de nouvelles initiatives et entend les poursuivre. S'il est vrai que des efforts a11 niveau mondial sont essentiels pour faire face à certains problèmes inéluctablement mondiaux, il faut aussi continuer d'agir à tous les niveaux - mondial, continental, national, régional et local. Il peut n'être pas nécessaire de passer trop vite au niveau supérieur, lorsque des efforts au niveau local ou régional peuvent être plus efficaces. En fait, des résultats substantiels peuvent être obtenus, même dans les domaines les plus généraux, par de multiples actions menées à petite échelle.
Innovations dans le langage, l'analyse et la méthode Nombreux parmi les éléments qui composent cette révolution mondiale sont ceux pour lesquels nous manquons de connaissances nécessaires. En vérité, rien ne garantit qu'une recherche plus poussée nous donnerait davantage de certitudes, ni que cette recherche puisse apporter des résultats assez tôt pour influencer des décisions qui sont urgentes dès à présent. Nous savons beaucoup, nous comprenons très peu. Nous devons donc apprendre à agir dans l'incertitude permanente. Depuis toujours, la politique est l'art de prendre des décisions dans des conditions aléatoires. La différence, aujourd'hui, c'est que l'incertitude est beaucoup plus profonde, et que la rapidité du changement en multiplie le poids. Cette incertitude permanente oblige nos institutions et nos méthodes à se donner davantage de souplesse et une plus grande capacité de réaction, pour autant que notre regard reste fixé sur les objectifs mobiles de l'histoire. A ce sujet, une question majeure se pose: comment réconcilier la langue et les concepts de l'économie, qui occupent la scène aujourd'hui, avec la langue et les concepts de l'environnement. Deux méthodes se proposent: on peut ou bien raccrocher les considérations écologiques à l'analyse économique classique, ou bien intégrer les méthodes économiques dans une vision écologique plus vaste. On aura besoin, là, d'une réflexion très attentive et précise, qui devra bien distinguer les différents niveaux: macroéconomie, microéconomie, économie de l'environnement (ou écologique). Il faut trouver un moyen de mieux intégrer les données de l'envi-
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ronnement dans les méthodes dominantes de la macro et de la microéconomie. Pour résoudre les problèmes de l'environnement et gérer celui-ci, il est d'une importance vitale de bien comprendre le rôle du marché, et ses rapports avec le pouvoir politique. Nulle part, dans le monde réel, il n'existe de formule reposant exclusivement sur le marché. Les pays occidentaux, par exemple, ont tous développé des systèmes d'économie mixte, dans lesquels le gouvernement fournit un cadre de réglementation, de stimulations et de directives à l'activité du secteur privé. Il est reconnu que le système du marché n'est pas capable de gérer à lui seul le problème des ressources qui sont propriété commune, ou celui de l'intérêt général à long terme. Dans l'intérêt de tous, le gouvernement doit en définir les limites. Les problèmes auxquels nous sommes confrontés ne sont pas seulement intellectuels et analytiques; ils mettent toujours en jeu des intérêts matériels et l'appareil du pouvoir. Dans le monde des réalités, on rencontre inévitablement des intérêts contradictoires. Mettre en œuvre une méthode normative suppose qu'on trouve dans l'action des accommodements entre les divers centres de pouvoir, voire entre les nations, qui continueront bien évidemment d'avoir des intérêts, des valeurs, des normes et des traditions culturelles différents.
Les valeurs, fondement de l'action Nous devons être plus clairs au sujet de l'importance des valeurs et de l'éthique dans les divers domaines de la problématique, car ce thème va devenir un des champs de bataille de l'avenir, et c'est aussi un élément fondamental de la résolutique. Si l'on consent à se soucier des perspectives qui s'ouvrent devant les générations futures, il n'est pas possible d'ignorer à quel point les difficultés et les valeurs de la génération actuelle vont peser sur ces perspectives. Nos efforts en faveur d'une société et d'une économie mondiales durablement viables ne vaudront que si les pays industrialisés brident la prodigalité de leur style de vie en réduisant leur consommation (de toute façon, l'environnement pourrait bien les y contraindre). L'impératif éthique implique aussi le redoublement des efforts pour éliminer la pauvreté dans le monde. Cette approche morale n'a pas été jusqu'à présent, c'est le
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moins qu'on puisse dire, la préoccupation majeure des responsables, dans la politique ou dans les affaires. Au mieux, on peut noter dans les positions du grand public une vague réaction moralisante contre la corruption, contre la pollution et contre une conception de l'économie oubliant un peu trop que son objectif suprême est le service de l'homme. Dans les pays de l'Ouest, nous l'avons dit, il existe des cadres législatifs pour régler le fonctionnement des lois du marché: loi antitrust et antidumping, accords de réciprocité commerciale, contrôle du crédit, etc., sans compter les codes de bonne conduite tacitement acceptés par les milieux d'affaires. Ces dispositions sont nécessaires pour assurer un fonctionnement en douceur, acceptable, de la société capitaliste, pour prévenir la fraude, pour protéger les travailleurs et les citoyens. Le système réglementaire intègre certaines motivations morales, mais la plupart des normes sont de circonstance et visent seulement à fournir les conditions favorables au progrès économique. Les catastrophes écologiques, qui provoquent parfois mort et destruction, soulignent de plus en plus l'importance des problèmes d'environnement et obligent les industriels, dans leur propre intérêt à long terme, à assumer une part de responsabilité sociale, même si la dépense correspondante risque d'affecter le bénéfice de l'année suivante. De plus en plus, il va falloir exprimer les normes éthiques identifiables comme telles que la société exige, et avec lesquelles l'industrie devrait pouvoir vivre, fût-ce au prix de quelque inconfort. Ces questions devraient figurer au rang des préoccupations admises dans les pays de l'Europe de l'est, qui se rallient en ce moment au système du marché avec un enthousiasme quelque peu dépourvu de sens critique. Une conception éthique des relations internationales, dont le monde a tant besoin, ne prévaudra que si elle s'exprime aussi au niveau des nations et, finalement, au niveau des individus. Faire accepter une pareille vision des choses demandera beaucoup de travail et de discussions; il s'agit de proposer un «menu» cohérent, harmonieux et dynamique de la coexistence, et de le faire adopter comme dénominateur commun par des peuples qui diffèrent entre eux par leur histoire, leur culture et leurs valeurs.
UN APPEL À LA SOLIDARITÉ
Ce livre est tout entier un appel à la solidarité mondiale. A vivre comme nous vivons, à l'aube de la première révolution mondiale, sur une petite planète que nous paraissons bigrement enclins à détruire, cernés par les conflits, perdus dans un vide idéologique et politique, confrontés à des problèmes de dimension mondiale que l'État-nation déclinant est impuissant à résoudre, disposant d'immenses possibilités scientifiques et techniques pour relever la condition humaine, riches en savoir mais pauvres en sagesse, nous voici cherchant les clés de la survie. Le seul espoir, semble-t-il, réside dans le recours à l'action en commun, inspiré par une compréhension commune des périls et le sentiment de la communauté d'intérêt de tous les hommes. Nous avons souligné l'importance de la conduite et des valeurs individuelles, car l'individu est la cellule du corps social, c'est lui qui détermine son fonctionnement et son éthique. Une vague de fond de sagesse ne pourra naître, probablement, que d'une transformation interne de l'individu. Les grandes religions, dans leurs aspirations les plus pures, ont essayé au cours des âges de réaliser cette métamorphose, sans grand succès apparent à l'extérieur. Nous ne pouvons pas compter par conséquent sur un miracle; nous devons construire, en quelque sorte, une place forte conceptuelle, pour laquelle il n'est qu'un fondement possible: cultiver dans le monde entier un égoïsme communautaire éclairé; et découlant à son tour, d'une prise de conscience universelle de l'impasse où nous sommes acculés, avec ses dangers et ses promesses.
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UN APPEL A LA SOLIDARIT~
Il se pourrait que l'humanité ait à choisir entre deux termes extrêmes d'une alternative: ou bien commettre un génocide, ou bien apprendre à vivre désormais comme une seule famille. ARNOLD TOYNBEE 1
Pour faire naître cette solidarité, notre nature biologique et notre égoïsme peuvent former une puissante alliance. Chez la plupart des gens, l'égoïsme ne se limite pas à leur vie individuelle, il s'étend à celle de leurs enfants et de leurs petits-enfants, ceux avec qui ils s'identifient. Il devrait donc être possible de se donner du mal - égoïstement, si l'on veut - pour créer les conditions d'une existence digne et réellement humaine pour les générations futures. Cet effort exigera beaucoup de sacrifices matériels de la part de la génération actuelle, mais lui apporterait aussi beaucoup d'avantages sur le plan de qualité de la vie. A nous de faire progresser l'idée que la solidarité mondiale représente l'éthique suprême de la survie.
1. Historien britannique (1889-1979).
NOTE FINALE
Réunis en 1989 à Hanovre, les membres du Club.. de Rome avaient exprimé avec force le besoin de consacrer une année entière à repenser en profondeur la présente situation mondiale et, par voie de conséquence, la nouvelle mission du Club. Ce travail avait été préparé par un questionnaire adressé à tous les membres par notre collègue Mihajlo Mesarovic, qui fit un rapport de synthèse des réponses essentielles de nos collègues. Comme il en avait été décidé, le Conseil entama alors une sorte de retraite spirituelle, d'abord, à la fin de février 1990, à PetrovoDalneye (près de Moscou), dans la résidence du Conseil des ministres de l'Vnion soviétique, puis, à la mi-septembre 1990, à Santillana en Espagne. Le présent rapport a été discuté, corrigé et adopté par le Conseil du Club de Rome. C'est la première fois depuis que le Club existe qu'une étude est publiée par le Club, au lieu de se présenter, comme c'était jusqu'à présent la tradition, comme un rapport au Club. Cela témoigne du fait que les membres du Club désirent plus que jamais dépasser leurs divergences de détail pour adopter une analyse commune et proclamer leurs objectifs communs.
Ont participé à ces travaux les membres du Conseil suivants: Ibrahim Helmi Abdel Rahman; Umberto Colombo; André Danzin; Ricardo Diez-Hochleitner; John E. Fobes; Kurt Furgler; Jermen G. Gvishiani; Bohdan Hawrylyshyn; Helio Jaguaribe; Alexander King; Misael Pastrana; Adam Schaff; Bertrand Schneider; Karan Singh; Hugo Thiemann; Victor Urquidi; Layachi Yaker.
REMERCIEMENTS
Nous souhaitons exprimer une gratitude particulière et tous nos remerciements à Martin Lees et Donald Michael, membres du Club de Rome, dont le travail a fourni une contribution précieuse et irremplaçable aux idées discutées lors des réunions du Conseil. Nous voulons remercier également Richard Carey et Alexander Peckham pour l'acuité de leurs jugements et la clarté de leurs conseils,· Soyo Graham-Stuart, Nicole Rosensohn et Marina Urquidi pour leur indéfectible soutien, leurs critiques avisées et leurs suggestions,. enfin Fabienne Bouton pour la patience infinie dont elle a fait preuve tout au long de la composition de ce livre.
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Cet ouvrage a été réalisé par la SOCIÉTÉ NOUVELLE FIRMIN-DIDOT Mesnil-sur-l'Estrée pour le compte des Éditions Calmann-Lévy en octobre 1991
Imprimé en France Dépôt légal: novembre 1991 N° d'édition: 11754/01 .- N° d'impression: 19112