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revue rançalse NUMERO SPECIAL Revue française cl' économie / The Review of Austrian Economies LES NOUVEAUX HORIZONS DE rECOLE AUTRICHIENNE D'ECONOMIE. sous la responsabilité scientifique de : Thierry Aimar, Peter J. Boettke et Christopher J Coyne.
VOLUME XXII, avril 2008
Thierry
Randall G.
PaulOragos
AIMAR
HOLCOMBE
ALIGICA
Les curieux destins d'une hétérodoxie : la tradition économique autrichienne
Les fondations comportementales de l'analyse économique autrichienne
Francis
Agnès
Gilles
BISMANS
FESTRÉ
CAMPAGNOLO
Christelle
Pierre
MOUGEOT La théorie autrichienne du cycle économique : un test économétrique
GARROUSTE Lanalyse économique des normes sociales : une réévaluation de l'héritage hayekien
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Anthony J.
EVANS Expérimentations par la pensée, analyses contre-factuelles et comparatives
La lecture des penseurs libéraux français par Carl Menger
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VOLUME XXII, avril 2008
3 Thierry Aimar
19 Randall G. Holcombe
Les curieux destins d'une hétérodoxie : la tradition économique autrichienne .
Les fondations comportementales de l'analyse économique autrichienne
73 Francis Bismans Christelle Mougeot
103 Agnès Festré Pierre Garrouste
La théorie autrichienne du cycle économique: un test économétrique
LanalYSe économique des normes sociales: une réévaluation de l'héritage hayekien
45 Paul Oragos Aligica Anthony J. Evans Expérimentations par la pensée, analyses contre-factuelles et comparatives
139 Gilles Campagnolo La lecture des penseurs libéraux français par Carl Menger
Thierry AIMAR Les curieux destins d'une hétérodoxie: la tradition économique autrichienne
es nouveaux horizons de la pensée autrichienne... Le lecteur peut s'étonner de voir associée l'idée de nouveauté à une tradition économique qui, en France, avant d'être renouvelée, mériterait tout simplement d'être connue. Car un constat malheureux s'impose à l'esprit. Peu de gens, dans nos
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milieux universitaires, accordent une attention soutenue à un courant de pensée qui, sans être totalement absent de la réflexion académique, y occupe une place marginale. Certains grands noms de la tradition autrichienne sont évidemment restés dans la conscience collective de la discipline. On retient vaguement que cette école de pensée a été fondée par Carl Menger (1840-1921), qu'elle s'est diffusée à travers les travaux de ses deux principaux disciples, Friedrich von Wieser et Eugen Bohm-Bawerk. Mais on sait déjà beaucoup moins que cette école a continué de se développer avec Ludwig von Mises, dont l' œuvre gigantesque se décline sur l'ensemble du 20 ème siècle. On a totalement oublié que toute une série d'auteurs, dont la postérité a diversement conservé la mémoire, furent formés à son contact: Friedrich Hayek, Ludwig Lachmann, Hans Mayer, Paul Rosenstein-Rodan, Oskar Morgenstern, Richard Strigl, Fritz Machlup, Goëttfried Haberler ... La seconde guerre mondiale n'a pas signifié le terme de la filière autrichienne. L'arrivée aux Etats-Unis de Mises et de Hayek a permis de transmettre le flambeau à une nouvelle génération. Des économistes américains tels que Rothbard et Kirzner ont ainsi structuré la réflexion autrichienne à partir des années 1960. Leurs successeurs, Rizzo, Boettke (éditeur de The Review of the Austrian Economics), Garrison, Salerno, Selgin, Koppl, White, Caldwell, etc. occupent aujourd'hui la scène, exploitant à l'aide des outils autrichiens les champs d'études les plus divers. En Europe, des individualités souvent isolées (Foss, Witt ... ) ont parallèlement contribué à l'avancement de cette tradition. Mais l'audience internationale de ces nouvelles générations est restée extrêmement faible et en France leur travail est largement sous-estimé. Certains répondront que ce constat est très exagéré. La théorie autrichienne a eu son heure de gloire. Un prix Nobel d'économie a même été attribué à Hayek en 1974, en récompense de ses travaux sur le cycle. A la suite de cette reconnaissance institutionnelle, une curiosité s'est effectivement manifestée pour la pensée autrichienne. Mais depuis le milieu des années 1990, l'intérêt semble être retombé d'une manière dramatique. Les
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éditeurs français semblent extraordinairement réticents à voir édités ou réédités des classiques autrichiens. Lorsque exceptionnellement c'est le cas, un silence assourdissant entoure leur publication. Bizarrement, l'intérêt pour les écrits de Schumpeter s'est renouvelé. Cependant, même si des axes de proximité évidents peuvent être discernés, Schumpeter que beaucoup associent à l'école autrichienne, n'est pas revendiqué par ses membres comme faisant partie de leur famille intellectuelle. Cette situation de « niche» intellectuelle à laquelle semble condamnée la filière autrichienne est surprenante lorsqu'on envisage le nombre et la qualité de ses contributions: du subjectivisme à l'analyse de la monnaie développée par Menger et Mises, de la théorie du capital et de l'intérêt de Bohm-Bawerk aux notions de coût d'opportunité et d'imputation forgées par Wieser, ou encore de l'étude du cycle par Hayek jusqu'aux travaux de Kirzner sur la fonction entrepreneuriale, ... les apports sont immenses. Il est difficile de soutenir la thèse d'une stérilité de l'histoire et des concepts autrichiens. Richard Arena [1997], il y a quelques années, défendit même l'idée d'une origine autrichienne du concept des coûts de transaction. Qui oserait nier la richesse d'un fonds analytique accumulé au cours de près d'un siècle et demi? On peut d'ailleurs soupçonner que les auteurs autrichiens ont été victimes de leur prodigalité. Pendant de nombreuses années, leur héritage a été d'autant moins reconnu qu'il a été allégrement pillé, y compris, ironie des choses, par des courants ayant ouvertement proclamé leur hostilité à l'univers autrichien. Des auteurs de première envergure, des concepts ayant jalonné l'histoire de la discipline ... Comment expliquer qu'une tradition aussi riche de figures et d'outils soit laissée en friche dans notre discipline ? En d'autres termes, pourquoi demeure-t-elle, sans doute en France plus qu'ailleurs, une hétérodoxie? Avant de disserter sur le contenu et l'intérêt d'un renouvellement, sans doute faudrait-il d'abord s'interroger sur les raisons de ce relatif dédain. Plusieurs éléments de réponses peuvent être évoqués. Tout d'abord, on doit admettre que la théorie autrichienne est en partie victime de la richesse de son histoire. La renaissance de cette tradition dans les années 1970 et 1980 a sus-
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cité un vaste effort de redécouverte des textes et d'exégèse des auteurs. Ce travail, aussi nécessaire que fructueux, a néanmoins produit un effet externe dommageable. A savoir que les économistes investis dans l'étude des auteurs autrichiens ont d'abord été considérés par leurs pairs comme des historiens de la pensée économique, manifestant une douloureuse tendance à « vivre dans le passé» (Peter Leeson [2007]). Or, l'histoire de la pensée, en tant que segment d'analyse, ne s'est jamais portée aussi mal dans le champ de notre discipline. Les jeunes économistes qui s'y investissent sont perçus par beaucoup comme des littérateurs et non comme des scientifiques. Leur engagement en ce domaine masquerait une incapacité à maîtriser l'utilisation des techniques mathématiques, statistiques et économétriques. Limage de la théorie autrichienne aux yeux des contemporains s'en est trouvée dégradée par un regrettable effet d'association. Une deuxième raison, sans doute plus importante, est la suivante: certains développements modernes de la tradition autrichienne sont allés de pair avec leur utilisation à des fins partisanes. D'un côté, une certaine forme de vulgarisation des thèses de Mises et de Hayek, très utile en soi, a malheureusement fait l'objet d'une récupération politicienne; d'un autre côté, la tradition autrichienne, en grande partie à cause de cette récupération, a été jugée par beaucoup comme inapte à rendre compte des grands problèmes de l'économie théorique. Devenue une cible privilégiée, elle a cristallisé ces vingt dernières années les critiques de tous ceux qui développent une aversion pour le libéralisme. Les idées issues de l'école autrichienne ont été dénoncées et caricaturées par des commentateurs hostiles à toute forme d'éclairage des mécanismes de marché. Ces commentateurs sont souvent à l'origine de quelques raccourcis intellectuels qui ont l'inconvénient d'enfoncer l'école autrichienne dans des ornières institutionnelles d'où il est difficile de la tirer. Mais comme nous l'avons déjà noté ailleurs, «le spectre autrichien ne se réduit pas à des considérations idéologiques et se prête mal aux jeux de pouvoir. Pas plus qu'il ne doit servir d'épouvantail brandi à la moindre occasion par tous les critiques du marché, il ne peut constituer
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le paravent intellectuel d'une quelconque démarche partisane ou corporatiste» (Aimar [2005]). La troisième raison, qui n'est peut-être pas totalement indépendante de la précédente, nous renvoie à un curieux phénomène. En effet, le renouveau des études est allé de pair avec une conséquence inattendue, à savoir le succès de la thèse d'une hétérogénéité de l'école autrichienne. Au fil des années, cette thèse a pris une importance considérable, notamment en France. Selon ses défenseurs, les auteurs autrichiens se réfèrent aux mêmes principes fondamentaux: individualisme méthodologique, subjectivisme, vision du marché comme processus. Mais ils ne leur attribueraient ni le même contenu, ni la même signification. Il n'y aurait donc pas une théorie autrichienne, mais une pluralité de « courants » et « trans-courants » concurrents. En s'engageant quelquefois dans des querelles de chapelles, les autrichiens euxmêmes ont sans doute contribué à forger cette image de pensée éclatée dont les frontières analytiques seraient devenues extraordinairement floues. Pour beaucoup, les idées autrichiennes peuvent apparaître individuellement séduisantes, souvent inspiratrices. Mais leur crédibilité générale serait handicapée par cette incapacité à s'organiser en un système de pensée global, cohérent, apte à gérer les problèmes de notre temps. Ce point nous amène à une dernière cause qui nous apparaît comme étant la plus fondamentale. En effet, à l'encontre des thèses à la mode, on doit admettre qu'il existe un axe central autour duquel se retrouve, au-delà de leur diversité, l'ensemble des représentants de la filière autrichienne: le paradigme de l'ignorance. Il ne faut pas confondre cette ignorance avec les notions «d'information imparfaite» formée par Stigler [1961] ou «d'asymétrie d'information», développée par Akerlof [1970], Rothschild et Stiglitz [1976] et reprise par d'autres courants d'analyse. Ces deux notions présupposent la connaissance par les acteurs de la nature et du champ de leur ignorance. La perspective autrichienne implique au contraire une méconnaissance de l'étendue et des caractères de cette ignorance. Lignorance «autrichienne» peut ainsi être définie comme une ignorance ultime (utter), authentique (genuine) ou encore absolue (sheer).
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Cette « ignorance de l'inconnu» pour reprendre les termes de Kirzner [1997] s'exprime par un décalage entre les opportunités d'échange disponibles dans la société et les opportunités perçues par ses acteurs individuels. Elle trouve son origine dans un phénomène de division sociale du savoir qui, lui-même, résulte du fait suivant: il n'est pas possible, pour un acteur, de connaître apriori les préférences, les dotations, les savoirs, les stratégies d'un autre acteur défini comme subjectif et en perpétuelle évolution. Dès lors, comme l'explique Mises dans ses écrits épistémologiques [1933, 1957, 1962, 1966], chaque agent est nécessairement ignorant de la manière dont les autres individus évaluent les biens et services. Il n'est donc pas possible de faire partir l'analyse économique d'une connaissance mutuellement parfaite des acteurs, ou tout simplement d'un état suffisant de cette connaissance pour coordonner leurs activités. Beaucoup ont uniquement retenu de ce paradigme l'idée du caractère restrictif de cette ignorance dans l'organisation des politiques économiques. Les connaissances incorporées dans les modèles, quelles que soient leur quantité et leur qualité, restent impuissantes à réduire l'ignorance à une dimension résiduelle. Dans sa dimension pratique, l'ignorance reste prégnante, souveraine, avec pour corollaire l'admission du fait que la théorie économique ne soit plus un instrument de prévision macro-économique, se cantonnant alors à un simple rôle de « pattern prediction». Son pouvoir d'explication peut être fort, mais son pouvoir prédictif de faits particuliers reste relativement faible. Mais c'est là que le bât blesse. En l'état actuel de la discipline, cette lecture du paradigme autrichien ne risque guère de séduire les représentants d'une science économique soucieuse, dans sa confrontation avec les sciences dures, d'affirmer sa capacité à prédire et contrôler la conjoncture, à l'aide des outils statistiques et économétriques. De leur point de vue, l'analyse autrichienne dérange sans offrir d'alternative aux théories existantes du choix social. Elle ne constituerait rien d'autre qu'un guide de la passivité collective. L'ensemble de ces raisons semble enfermer la théorie autrichienne dans son statut d'hétérodoxie. C'est confronté à
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cette marginalité qu'il convient de sonder ces nouveaux horizons de la pensée autrichienne et de souligner ses enjeux. Il convient tout d'abord de signaler que ces « nouveautés» ne sont pas si récentes que cela. Certes, de nombreux efforts ont été consacrés ces dernières années à expliciter le paradigme autrichien et à replacer chacun de ses différents éléments dans un cadre analytique général. Mais cet indispensable effort ne doit pas laisser dans l'ombre un certain nombre de développements parallèles ayant considérablement enrichi le corpus traditionnel de la pensée autrichienne. Un regard objectif sur ces développements, qui se sont attachés à l'exploration de territoires nouveaux, nous entraîne loin de cette image de tradition tournée exclusivement sur son passé et enfermée dans un rôle contestataire teinté d'idéologie. Bien au contraire. On pourrait ainsi commencer par évoquer l'apparition, dans les années 1990, d'une économie autrichienne de la firme. En s'inspirant des contributions de Kirzner, un certain nombre de contributeurs (Foss [1997], loannides [1999], Dulbecco et Garrouste [1999], Witt [1999], ....) ont développé une conception entrepreneuriale de la firme dont l'originalité l'éloigne de celle de Knight. Sur le terrain cognitif, cette approche apporte nombre d'éléments nouveaux par rapport aux théories néo-institutionnalistes. Les caractéristiques de la fonction entrepreneuriale, telles qu'elles sont définies par les autrichiens, contribuent à éclairer des types de coûts non identifiés par les théories standard. Elles concourent ainsi à mieux expliquer les structures internes de la firme ainsi que leurs évolutions. On pourrait continuer avec la constitution, dans ces mêmes années, d'une « New Comparative Economies» (Boettke et al. [2005]), qui a grandement éclairé la nature des processus de transition dans les anciennes économies planifiées de l'Est. De manière plus large, avec la mise en évidence d'éléments culturels et institutionnels dans les processus de coordination, cette nouvelle approche permet de rendre compte d'une façon spécifique des contraintes qui entourent le champ du développement. Il s'agit de se donner les moyens de distinguer entre différents arrangements institutionnels à l'intérieur même du capitalisme
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et d'envisager la manière dont ces modes alternatifs déterminent la performance économique. On peut y voir aussi une application originale, au niveau sociétal, d'un ensemble d'outils et de concepts qu'on avait davantage l'habitude de trouver à l'intérieur de l'économie des organisations (Coase, Williamson ... ). Citons aussi l'apparition d'une économie spatiale et urbaine autrichienne, qui s'est notamment organisée autour des travaux de Desrochers [1998, 2001], d'Ikeda [2004, 2007] ou encore d'Holcombe [2004]. L'intégration de la notion d'espace dans l'analyse économique nous entraîne loin de l'équilibre économique général, dont Mises et Hayek se sont démarqués très tôt. Mais bizarrement, la notion d'espace n'apparaît que rarement, pour ne pas dire jamais, sous la plume de ces auteurs. Les développements issus des travaux que nous venons de citer ont montré que les notions de territoire, de distance, doivent s'interpréter, non seulement en termes physiques, mais également en termes cognitifs et évolutionnistes. L'espace est alors placé à l'intérieur d'un champ d'analyse dont les autrichiens sont certainement les plus aptes, parmi les économistes contemporains, à rendre compte. Enfin, un dernier exemple de ces renouvellements que nous signalerons ici peut être trouvé dans la toute récente exploitation des travaux de psychologie théorique de Hayek (L'ordre sensoriel). La première publication de l'ouvrage date de 1952, mais son étude, qui nous ramène aux sources de la subjectivité et de l'ignorance, est restée bizarrement négligée jusqu'à l'aube des années 2000. Si la « redécouverte» de l'ouvrage contribue à l'extension du paradigme autrichien, en montrant que l'acteur n'est pas seulement en situation d'ignorance sur les autres, mais aussi sur lui-même (Aimar [2008a, 2008b]), il encourage, à travers l'exploration des processus psycho-sensoriels de la décision, à nous engager sur la voie d'une neuro-économie autrichienne. Le développement d'études expérimentales, visant à mieux conceptualiser la place de l'ignorance dans les processus de décision, ou à mieux comprendre les racines psychologiques des comportements entrepreneuriaux, laisserait augurer de remarquables perspectives. Ce type de démarche offrirait sans doute un parallèle
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intéressant avec la trajectoire ouverte par les travaux de Kahneman, Tverski et Vernon Smith. Lécole autrichienne reste donc intellectuellement vivace. Tous ces exemples témoignent suffisamment de la richesse du paradigme de l'ignorance et de la nécessité de s'affranchir d'un certain nombre de critiques devenues autant de clichés. Lanalyse autrichienne ne se réduit pas à un segment de l'histoire de la pensée économique ou à une idéologie obnubilée par les questions de normativité. Les vingt dernières années n'ont pas consisté en un simple répertoire, infiniment ressassé, de vieilles théories dénuées d'intérêt au regard des enjeux contemporains; par ailleurs, nous n'avons pas affaire à une collection d'idées différentes ou parallèles, mais à un véritable édifice théorique uni par une même structure analytique. C'est d'ailleurs cette profonde unité théorique qui a permis, dans la période récente, de voir considérablement s'enrichir le corpus de la tradition autrichienne. Dans la même perspective, on doit aussi souligner un autre élément de poids, qui oblige à prendre ses distances avec l'idée d'une non-opérationnalité des outils autrichiens. Foss a toujours défendu l'idée que nombre des théories relatives à une économie autrichienne de la firme sont testables. Bien plus tôt, Hayek avait affirmé que ce n'est pas « seulement des prévisions des événements individuels qui peuvent être empiriquement testées. Nous sommes également intéressés dans la récurrence des structures abstraites en tant que telles; et la prévision qu'un ordre d'un certain genre apparaîtra dans des circonstances définies est une affirmation empirique (et donc falsifiable)>> ([1964], p. 28). Un simple regard sur les numéros de la Review of Austrian Economics montre d'ailleurs la place croissante occupée par des articles à vocation empirique consacrés à l'origine et à l'évolution des institutions, à l'histoire contemporaine des crises financières, ou encore à cette nouvelle économie comparative que nous évoquions un peu plus haut. L analyse autrichienne ne parle donc pas un langage fondamentalement étranger aux problématiques contemporaines. De manière symétrique, dans la lignée des travaux de Colander, Holt et Rosser [2004], Koppl [2006] enregistre une évolution récente du mainstream en direc-
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tion de thèmes qui caractérisaient, jusqu'à peu, les écoles hétérodoxes. La trinité néoclassique - l'équilibre, la rationalité, l'homoéconomicus - est désormais battue en brèche à l'intérieur de ce mainstream. Celui-ci se transforme de plus en plus en un «mainstream hétérodoxe», en s'articulant autour d'une série de thèmes que connaissent bien les autrichiens: l'évolutionnisme, les institutions, l'économie des règles, l'économie cognitive et la rationalité limitée. Koppl voit dans cette évolution une opportunité pour sortir la théorie autrichienne de son désenclavement. Le paradigme autrichien permettrait alors d'introduire de façon plus subtile des hypothèses cognitives présentées comme autant d'arbitraires ou de simplifications abusives. Envisagé sous cet angle, l'apport de la théorie autrichienne au mainstream serait triple: d'une part, la mise en lumière d'un certain nombre de contraintes, de nature psychologique, organisationnelle ou institutionnelle qui entourent la production de la connaissance; d'autre part, l'identification de la nature des processus qui permettent de développer cette connaissance afin de la rapprocher de l'information, enfin d'un point de vue macro-économique et systémique, la hiérarchisation des politiques économiques et des systèmes sociaux selon leur capacité à réduire l'ignorance. Certains jugeront cette évolution vers le mainstream, même conçue de manière élargie, comme une forme de trahison; d'autres, à l'inverse, seront plus favorables à ce mouvement. Mais ils pourront se demander si cette réintégration dans le giron de l'orthodoxie ne nuira pas davantage à l'audience de la théorie autrichienne, en la présentant comme un détour que quelques-uns trouveront peut-être inutile. Il n'est pas dans l'ambition de ce numéro spécial de répondre à ces questions. Son objet est simplement de délivrer un aperçu de ces nouvelles contributions autrichiennes qui, nous l'espérons, aidera chacun à se forger une opinion dans ce débat.
Présentation • Pour Randall Holcombe, l'approche néo-classique peut être considérée comme parfaitement adaptée au traitement de certains
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phénomènes relatifs à la décision. Mais l'appréhension d'autres problèmes déborde son cadre d'analyse. Les travaux des psychologues expérimentalistes (Kahneman, Knetsch, Thaler, Vernon Smith) ont permis de faire apparaître un certain nombre de biais ou d'anomalies. Holcombe se focalise sur les apports de l'économie expérimentale et comportementale, pour mettre en lumière ce qui sépare les approches néo-classique et autrichienne des comportements individuels. [analyse de la décision des autrichiens partage avec l'approche néo-classique un caractère d'axiomatisation mais, à l'inverse de celle-ci, ses résultats ne sont pas incompatibles avec les conclusions empiriques de la nouvelle économie expérimentale. «Les hypothèses comportementales qui sous-tendent la théorie économique autrichienne sont beaucoup moins restrictives que celles qui sous-tendent la théorie néo-classique et respectent les conclusions des analyses comportementales et expérimentale». Holcombe lance un appel à l'utilisation de méthodologies alternatives aux approches traditionnelles pour élargir le champ de la théorie de la décision, en l'appliquant à l'étude de questions de politiques publiques et à la théorie du bienêtre. La robustesse des fondations comportementales de la théorie autrichienne lui permet de l'envisager comme une base fructueuse pour cet élargissement, en la connectant en même temps aux perspectives déjà empruntées. La prise en compte de la dimension institutionnelle par Vernon Smith rapproche notamment l'économie expérimentale de thématiques visitées depuis longtemps par les autrichiens. • De manière complémentaire à l'approche de Holcombe, Paul Dragos Aligica et Anthony Evans ont pour préoccupation d'éclairer la nature véritable de la méthodologie autrichienne, en la mettant en relation avec ses récents développements. Leur article défend l'idée que la tradition autrichienne contemporaine offre, d'une manière originale, une « combinaison équilibrée entre le raisonnement abstrait et l'analyse empirique ». Les auteurs s'at-
tachent à une identification de stratégies de recherche comparatives et contre-factuelles ouvertes aux autrichiens, permettant de mêler l'histoire conjecturale, l'étude des ordres spontanés et l'analyse empirique. La démarche contre-factuelle et comparative,
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articulée autour de la notion « d'expérimentations par la pensée», occupe en effet un statut central dans la méthodologie autrichienne: « à partir d'une perspective formelle, une application centrée sur un contraste implicite entre un cas réel imaginé et les exemples du monde réel, a la même structure que la comparaison et le contraste entre deux ou plusieurs cas du monde réel ... L'analyse contre-factuelle et l'analyse causale comparative sont les deux faces d'une même médaille ». Ces deux axes ont toujours participé de l'agenda cognitif des autrichiens, non seulement dans les anciennes générations (par exemple l'économie en rotation permanente, ou la méthode des constructions imaginaires), mais aussi dans les nouvelles, notamment à travers la récente économie institutionnelle des systèmes économiques comparés. C'est dans cette perspective que les auteurs prônent un effort vital en faveur d'une progression de la stratégie des études de cas qualitatives et comparatives dans l'analyse des phénomènes sociaux. Cette démarche vise à témoigner de l'opérationnalité des outils autrichiens, en éclairant des cas concrets, tout en évitant le piège du descriptivisme. L'analyse par Rothbard [1963] de la grande dépression des années 1930 constitue pour Aligica et Evans une parfaite illustration de l'intérêt de cette démarche, qui se retrouve aussi dans nombre de travaux contemporains (Boettke, Stringham, Coyne, Leeson ... ). • L'article de Christelle Mougeot et de Francis Bismans correspond bel et bien à un tel effort d'applicabilité des outils autrichiens. Les auteurs participent d'un mouvement visant à délivrer un contenu empirique à la théorie autrichienne du cycle. Les auteurs reviennent de manière intéressante sur les problèmes liés au traitement statistique chez les autrichiens. C'est par l'intermédiaire de l'interprétation historique que le pouvoir du cadre théorique est défini. Comme ils le proclament eux-mêmes, sous cet angle, la preuve empirique est assimilable à la preuve historique. L'article s'attache à l'établissement d'un test empirique de séquences caractérisant la théorie autrichienne du cycle. La question qui est posée par Bismans et Mougeot est la suivante: estce que l'approche établie par Mises et Hayek, articulée autour
des questions de taux d'intérêt, de prix relatifs, de déséquilibre
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entre la dépense en biens d'investissement et en biens de consommation, permet bien de rendre compte des fluctuations effectives de l'activité économique globale? En utilisant un modèle économétrique de données de panels, les deux auteurs y répondent par l'affirmative. • Agnés Festré et Pierre Garrouste ont pour ambition de mener une entreprise de réévaluation de l'héritage de Hayek en matière de normes. Ils reprennent le délicat dossier, très débattu parmi les autrichiens, du statut de la sélection de groupe à l'intérieur de la pensée hayekienne. Beaucoup ont vu dans cette référence de Hayek une contradiction avec un principe d'individualisme méthodologique cher aux autrichiens. Mais pour Garrouste et Festré, les critiques concernant la façon dont Hayek définit l'unité de sélection sous-estiment la distinction entre les règles sociales et les règles individuelles (distinction qui est pourtant cruciale chez Hayek). Il n'y a pas de contradiction à partir du moment où on perçoit un double processus de sélection, individuel et collectif: «Il existerait donc deux modes d'émergence des normes sociales, l'un non intentionnel et tout à fait en phase avec la conception hayekienne de l'ordre spontané, l'autre reposant sur la volonté des individus de les constituer sans qu'aucun organisme ne vienne les mettre en place». En s'appuyant sur une littérature récente qui valide ce type d'approche, il s'agit alors pour les auteurs de relégitimer la notion de sélection de groupe. Festré et Garrouste soulignent cependant que cette perspective est limitée par d'autres aspects de la pensée de Hayek, notamment son analyse connexionniste de la perception individuelle. Ils invitent en conséquence le lecteur à intégrer dans l'univers analytique autrichien l'appareil des jeux et de l'économie expérimentale, de manière à lever un certain nombre d'obstacles et, ainsi, mieux rendre compte de ces processus d'émergence des normes. • Ce numéro spécial, qui articule les contributions de deux revues, la Review of Austrian Economies et la Revue française
d'économie, ne pouvait pas faire l'économie d'un article qui démontre les racines en parties françaises de la pensée autrichienne. C'est chose faite avec la contribution de Gilles Campagnolo. Les filiations de Menger avec des auteurs comme Say,
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Rossi, ou encore Chevalier et Bastiat, ont déjà été abordées dans la littérature autrichienne. Mais Gilles Campagnolo, sur la base d'un travail d'archives réalisé autour d'une documentation de première main, à savoir les collections Menger de l'université Hitotsubashi au Japon et la bibliothèque Perkins de l'université Duke aux Etats-Unis, nous offre ici l'opportunité d'envisager avec un regard neuf et précis la thèse des inspirations françaises de l'œuvre de Menger. Il ne nous reste ici qu'à remercier les différents acteurs sans lesquels, à des titres divers, ce numéro spécial n'aurait pu être réalisé : du côté des représentants de la Review of Austrian Economics, Peter J. Boettke, Christopher J. Coyne et Pierre Garrouste, pour avoir accepté ce projet inédit d'un numéro spécial édité par deux revues académiques, l'une française, l'autre américaine; du côté hexagonal, Christian Schmidt d'une part, Philippe Trainar et l'ensemble du comité de rédaction de la Revue française d'économie d'autre part, pour avoir respectivement relayé et accueilli avec enthousiasme cette proposition d'édition conjointe; Pascale Casati, dont la gentillesse, la patience et l'efficacité ont été les éléments indispensables à la bonne marche du projet; enfin une mention particulière doit être attribuée à Loïc Sauce, qui a consacré une partie de son temps et de son érudition de la pensée autrichienne à la traduction française des textes de Aligica/Evans et de Holcombe.
Thierry Aimar est maître de conférences en sciences économiques à la fàculté de Droit et sciences économiques, université de Nancy 2 et à MSE, à l'université de Paris 1 et Sciences Po. Paris. Adresses: Nancy 2, 13 place Carnot, CO n °26, 54035 Nancy cedex. MSE, université de Paris 1 - Sorbonne, 106-112 boulevard de l'hôpital, 75647 Paris cedex. Sciences Po. Paris, 27, rue Saint-Guillaume, 75007 Paris. Email:
[email protected] -
[email protected] - thierry.aimar@sciences-po. org
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Randall G. HOLCOMBE Les fondations comportementales de l'analyse économique autrichienne Traduction: Loïc Sauce
. . . . . . epuis les dernières décennies du 20 ème siècle, l'importance des analyses comportementales et expérimentales ne fait que croître en économie. Cela s'est traduit par l'attribution conjointe en 2002 du prix Nobel d'économie à
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Daniel Kahneman, pour ses contributions à l'économie expérimen tale, et à Vernon L. Smith, pour ses apports à l'économie comportementale. Ces domaines d'investigations constituent des challenges pour la théorie néo-classique du comportement individuel, selon laquelle les individus maximisent leur utilité en faisant des choix au sein d'un ensemble de fonctions d'utilité qui, par hypothèse, sont caractérisées par des propriétés précises. Alors que la théorie néo-classique du comportement individuel est axiomatique, dans le sens où les individus sont supposés agir en respectant certaines hypothèses, les analyses comportementales et expérimentales reposent, quant à elles, sur des études empiriques. L'analyse économique du comportement examine les fondements psychologiques du comportement individuel et montre que les individus prennent parfois des décisions qui ne respectent pas les hypothèses néoclassiques. L'économie expérimentale, quant à elle, observe le comportement sous certaines conditions expérimentales contrôlées, dont les résultats ne correspondent généralement pas aux hypothèses néo-classiques. Cela engendre une tension entre la théorie économique néo-classique et les analyses comportementales et expérimentales. Si les analyses remettent en question les hypothèses sur le comportement individuel de la théorie néo-classique, les conclusions tirées par cette dernière, peuvent, elles aussi, être interrogées. L'approche autrichienne, dont les fondations comportementales sont, elles aussi, largement axiomatisées, emploie cependant des hypothèses comportementales plus faibles, qui ne sont pas en profond désaccord avec les observations des analyses comportementales et expérimentales. Alors que la théorie néo-classique suppose notamment que les individus ont des taux marginaux de substitution décroissants ou que les préférences sont transitives, la théorie autrichienne de l'utilité relache les hypothèses et considère simplement que les' individus, lorsqu'ils sont confrontés à deux options, préfèrent celle qui est choisie. Cette hypothèse protège l'approche autrichienne des critiques formulées par les analyses comporte-
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mentales et expérimentales à l'encontre du cadre analytique néoclassique. Cet article examine les fondations comportementales de la théorie autrichienne. Son objet est aussi de rendre compte de la pertinence et des implications de ces fondations en matière d'économie du bien-être et de politique économique.
Les conceptions comportementales et expérimentales du choix individuel A la suite de Simon [1955], Kahneman [2003] considère que la rationalité limitée est une caractéristique du comportement individuel. Pour Kahneman ([2003] p. 1449), les individus manifestent des biais systématiques dans leurs comportements et dans leurs croyances qui les font différer de ceux supposés par les modèles d'agents rationnels de la théorie néo-classique. Kahneman note en outre que les résultats obtenus par l'analyse comportementale ont des répercussions sur la théorie économique considérée dans sa globalité. Selon Kahneman, Knetsch et Thaler [1991], certains des choix adoptés systématiquement par les individus se présentent comme des anomalies lorsqu'ils sont comparés au cadre néo-classique de la maximisation de l'utilité. Ces auteurs décrivent des cas pratiques empiriquement constatés de telles anomalies, selon lesquelles les individus n'agissent pas conformément aux prédictions du modèle néo-classique, mais adoptent des comportements sousoptimaux lorsqu'on les compare à l'hypothèse néo-classique de maximisation de l'utilité. Vernon Smith [1982] parvient à des conclusions similaires par la voie de l'économie expérimentale qui lui permet de différencier les créations de l'analyse économique de ses découvertes. Si les théories et les hypothèses générées par l'analyse économique sont des créations, les économistes ne peu-
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vent s'assurer que ces créations représentent les faits si elles ne correspondent pas à la réalité observée. Smith ([1974] p. 321) perçoit la théorie néo-classique, la théorie micro-économique développée avant les années 1960, comme une «impasse». Selon lui, «heureusement pour l'économie, mais malheureusement pour les études économiques académiques, la question de l'efficience parétienne n'est pas un problème que les marchés et les autres formes institutionnelles d'allocation des ressources essaient de résoudre». Smith [1994], de la même manière que Kahneman, décrit le rôle des expérimentations en économie. Les théories peuvent être testées en laboratoire et lorsque les théories échouent, les raisons de ces échecs peuvent être explorées et isolées dans des conditions de laboratoire. Smith relève les mêmes anomalies décelées par Kahneman, Knetsch et Thaler [1991] et considère que des conditions expérimentales particulières peuvent aider à mettre en lumière les raisons qui expliquent ces anomalies. En se référant notamment aux travaux de Smith [1980], de Palfrey et Prisbrey [1997] et de Ledyard [1995], Isaac [2002] examine le problème du «free rider» et montre que, dans des conditions expérimentales, les agents ne se comportent pas de la manière prévue par la théorie néoclassique. Smith insiste par ailleurs sur la question des institutions. Les individus prennent des décisions au sein de configurations qui semblent identiques à celles de l'analyse de la prise de décision néo-classique, mais qui ont des différences institutionnelles subtiles. Camerer [2003] délivre une bonne vue d'ensemble des résultats expérimentaux, dans lesquels apparaissent des régularités de comportement qui ne correspondent pas aux prédictions de la théorie néo-classique de l'utilité et qui montrent comment de subtiles différences dans les structures institutionnelles peuvent engendrer des choix individuels sensiblement différents. Cela encourage évidemment l'analyse du cadre institutionnel au sein duquel est déterminé le comportement des individus, plutôt qu'à l'étude du comportement dans un cadre volontairement dénué de tout détail institutionnel.
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En théorie, l'avantage de poser un tel cadre est que la généralité des conclusions des analyses devraient être telles qu'elles puissent être applicables à différents environnements institutionnels. En pratique cependant, puisque le cadre institutionnel influence la prise de décisions des individus, l'apparent avantage de ce cadre dénué de détails institutionnels devient un désavantage, tout du moins lorsque l'objectif est de comprendre la manière dont les individus se comportent dans des configurations institutionnelles réelles. La ligne de démarcation entre les analyses comportementales et expérimentales est floue puisque les deux utilisent des méthodes expérimentales pour déceler des régularités empiriques dans le comportement des individus 1• En pratique, l'économie comportementale s'est focalisée sur ces anomalies de comportement qui contredisent les axiomes de la théorie néo-classique de la maximisation de l'utilité, alors que l'économie expérimentale s'est davantage focalisée sur la recherche de régularités de comportement dans des configurations pour lesquelles les prédictions de la théorie néo-classique de l'utilité sont ambiguës. Cependant, dans la mesure où cette généralisation et cette démarcation ne sont pas toujours respectées, nous considérerons ici les analyses comportementales et expérimentales comme si elles étaient deux éléments constitutifs d'un champ de recherche plus vaste, dont la caractéristique commune serait l'acceptation de la méthodologie expérimentale. N'étant apparues que dans la seconde moitié du 20 ème siècle, les analyses comportementales et expérimentales sont des sous-disciplines relativement neuves. Alors que la profession économique les perçoit comme des sous-disciplines, il serait peut-être plus juste de les percevoir comme des méthodologies alternatives pour le développement de théories du comportement. La méthode standard pour développer des théories du comportement est l'adoption de conjectures qui reposent sur les axiomes du choix rationnel. Mais les analyses comportementales et expérimentales font clairement apparaître que les individus ne se comportent pas de la manière imposée par ces axiomes dans des situations réelles.
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La théorie néo-classique L'exposition de Ferguson [1969] est peut-être le prototype de l'analyse économique néo-classique. Alors que cet ouvrage correspond à la théorie micro-économique antérieure aux années 1960 à laquelle se réfère Smith, il demeure représentatif de la théorie micro-économique telle qu'elle apparaît dans les manuels contemporains de micro-économie, par exemple ceux de Besanko et Breautigam [2005], de Browning et Zupan [2003], de Frank [2003], de Pindyck et Rubinfeld [2005] et de Varian [2003]. Et, plus important, il demeure représentatif de la théorie micro-économique sur laquelle repose la théorie néo-classique du 21 ème siècle 2 • Ferguson ([1969], chap. 2) présente les hypothèses néo-classiques du comportement individuel en débutant par la connaissance complète: «Tout d'abord, nous supposons que tous les consommateurs ont une information complète en tout ce qui concerne leur décision de consommation». Le cadre néo-classique suppose aussi que la fonction d'utilité établit un ordre de préférence pour tous les paniers de consommation possibles (les relations d'indifférence étant permises), que les préférences sont transitives et que le plus est préféré au moins. Les préférences doivent être stables afin que l'analyse du choix puisse être étendue à l'analyse intertemporelIe et que l'application de la théorie du choix individuel puisse s'appliquer à l'économie du bien-être 3 • Les hypothèses sous-jacentes à la théorie néo-classique du comportement individuel étant bien connues, il n'est pas utile de les détailler davantage. Cependant, nous devons établir plus avant si, du fait de ce cadre très restrictif: nous ne considérons pas une caricature sous forme d' épouvantail, par trop vulnérable aux attaques. L'analyse économique a étendu le cadre néo-classique dans un grand nombre de directions, en changeant, en examinant ou en abandonnant, certaines ou l'ensemble de ces hypothèses à un moment ou à un autre. Elle a ainsi examiné les phénomènes à travers une grande variété
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de configurations institutionnelles ou comportementales différentes. Dès lors, la référence au cadre néo-classique standard peut être perçu comme une caricature. Néanmoins, lorsque sont analysées des questions générales de politique économique, les individus caractérisés dans les modèles se conforment exactement à ce cliché. En particulier, dans les modèles néo-classiques d'équilibre général, les modèles tendent à un tel niveau de complexité mathématique que les hypothèses comportementales néo-classiques les plus réductrices doivent être utilisées afin de rendre les modèles résolubles. Bien qu'il soit exact de dire que la pensée économique dominante est très souvent allée au-delà de ce simple cadre néoclassique, il semble que ne soit relâchée qu'une seule hypothèse à la fois afin d'analyser les effets de ce relâchement, les autres étant conservées. Les théoriciens peuvent abandonner l'hypothèse d'information parfaite, comme ce fut le cas par exemple dans Ackerlof [1970] et Spence [1973], tout en maintenant les autres hypothèses néo-classiques de la maximisation de l'utilité. En ce sens, le modèle néo-classique ne reste pas si éloigné de sa caricature. Lorsque la théorie néo-classique est utilisée afin de dériver des conclusions générales sur le bien-être, le cadre, finement conçu (et retenu encore aujourd'hui) par Bator [1957] et Graaf [1957], repose sur les hypothèses fortes de la conception néo-classique du comportement individuel que les analyses comportementales et expérimentales ont justement remises en question. La théorie néo-classique a construit des axiomes du comportement individuel et le comportement qui se conforme à ces axiomes est dit « rationnel ». Ainsi, en suivant la méthodologie de l'économie positive inspirée de Friedman [1953], la théorie néo-classique prédit un comportement individuel et offre des hypothèses testables. Si les économistes adhéraient scrupuleusement à ces principes positivistes, les «anomalies» décelées par l'économie comportementales et expérimentales devraient être perçues comme des preuves de la falsification de la théorie néo-classique de l'utilité. Mais, comme le montre Holcombe ([1995], chap. 5), cela ne s'est pas produit et, il n'est
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pas souhaitable que ce soit le cas. Néanmoins,. en considérant la théorie néo-classique du choix individuel à l'aune de l'économie comportementales et expérimentales, il apparaît souvent que le comportement décrit par la théorie néo-classique de l'utilité n'est pas conforme aux choix que les individus réalisent effectivement et systématiquement.
La théorie autrichienne La théorie autrichienne du comportement individuel est beaucoup moins exigeante. Mises [1966], un des auteurs de référence de l'école autrichienne, écrit que «l'agir humain est nécessairement toujours rationnel [... ] Lorsqu'on les applique aux objectifs ultimes d'une action, les termes rationnel et irrationnel sont inappropriés et dénués de sens. La fin ultime de l'action est toujours la satisfaction de quelque désir de l'homme qui agit. Comme personne n'est en mesure de substituer ses propres jugements de valeur à ceux de l'individu agissant, il est vain de porter un jugement sur les objectifs et les volitions de quelqu'un d'autre. Aucun homme n'est compétent pour déclarer que quelque chose rendrait un homme plus heureux ou moins insatisfait» (Mises, [1966]). Il continue: «C'est un fait que la raison humaine n'est pas infaillible, et que l'homme se trompe souvent dans le choix et l'application des moyens. Une action non appropriée à la fin poursuivie échoue et déçoit. Une telle action est contraire à l'intention qui la guide, mais elle reste rationnelle, en ce sens qu'elle résulte d'une délibération - raisonnable encore qu'erronée - et d'un essai - bien qu'inefficace, pour atteindre un objectif déterminé» (ibid.
p.23). Selon les conceptions de Mises, toute action humaine est rationnelle, dans le sens où les individus agissent seulement dans le but d'améliorer leur bien-être. Ce qui est susceptible
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d'améliorer le bien-être de l'individu n'est que son seul fait et ne peut être spécifié par les axiomes de l'économie. Ainsi, alors que la théorie néo-classique établit soigneusement un ensemble d'axiomes à partir duquel des hypothèses testables peuvent être dérivées, l'économie autrichienne admet axiomatiquement toute action comme maximisant l'utilité, eu égard aux objectifs de l'acteur. Les individus peuvent évidemment commettre des erreurs, mais, contrairement à la position néo-classique, la maximisation de l'utilité n'est pas une hypothèse testable selon la théorie autrichienne. Rothbard ([2004] p. 4), autre auteur de référence de l'école autrichienne, indique que « toute vie humaine doit prendre place dans le temps. La raison humaine ne peut même pas concevoir une existence ou une action hors du temps. Au moment où un être humain décide d'agir dans le but d'atteindre une fin, son objectif, son but, ne peut être atteint qu'à un moment futur». Par cette position, Rothbard s'interroge sur l'applicabilité de la méthodologie menée en termes de statique comparative et intertemporelle adoptée par la théorie néoclassique. Poursuivant la réflexion, Rothbard indique que « la quasi-totalité de l'édifice contemporain de l'analyse économique tel qu'il apparaît dans la théorie de la consommation a été construite sur l'hypothèse d' « indifférence». Elle consiste en l'étude de vastes classes de combinaisons de deux biens entre lesquelles l'individu est indifférent. En outre, les différences entre ces combinaisons sont infiniment petites, ce qui permet de construire des tangentes et de lisser des courbes. Lerreur cruciale est que la « notion d'indifférence ne peut pas être considérée comme une base de l'action». Si un homme était véritablement indifférent à deux alternatives, il ne pourrait tout simplement pas choisir entre elles et par conséquent l'action ne révélerait pas le choix. Toute action indique une préférence: une préférence envers une alternative plutôt qu'une autre ». Rothbard ([2004] p. 311) insiste: « Supposons qu'un homme, Jones, choisisse chacune des deux alternatives A et B
une fois sur deux, lorsque les opportunités de choix se répè-
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tente Ce changement est prétendu démontrer que Jones est indifférent entre ces deux alternatives. Cependant, quelle devrait être l'inférence raisonnable? Clairement, dans certains cas, l'alternative A est préférée à B selon l'échelle de préférence de Jones, et, dans d'autres cas, les positions sont inversées si bien que l'alternative A est préférée à l'alternative B. Il n'y a en aucun cas une indifférence entre ces deux alternatives». La théorie autrichienne du comportement individuel et du choix de consommation repose sur ce que Rothbard [1956] appelle la préférence démontrée. Personne ne peut connaître les préférences des autres individus et ceux-ci agissent dans le seul but d'atteindre leurs propres objectifs, quels qu'ils puissent être. Ainsi, lorsque nous observons l'agissement des individus, leurs actes démontrent leurs préférences des alternatives choisies sur celles ayant été rejetées. Puisque l'action prend place dans le temps, lorsqu'ils font face aux mêmes situations, les individus peuvent choisir une option à un moment et une autre ultérieurement, tout en étant parfaitement rationnels. Selon les hypothèses de la théorie autrichienne de l'utilité, de telles actions sont rationnelles. Les choix effectifs des individus sont réalisés dans le but d'accroître leur utilité. La théorie autrichienne de l'utilité présume simplement que les individus agissent pour atteindre leurs objectifs. Ainsi, tout comportement individuel respecte la théorie autrichienne de l'utilité et toutes les constatations de régularité ou d'irrégularité - de comportement mises en lumière par les analyses comportementales et expérimentales demeurent explicables par cette théorie de l'utilité qui se contente de postuler que les individus agissent seulement pour atteindre leurs objectifs. Dans un cadre autrichien, toute action est supposée avoir été entreprise pour accroître l'utilité de l'individu sans qu'il soit nécessaire de spécifier ces objectifs. Parce que la théorie néo-classique de l'utilité suppose que les fonctions d'utilité ont des caractéristiques précises qui impliquent certains types d'action dans certaines situations (tels que la transitivité des préférences ou des taux marginaux de substitution décrois-
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sants), les analyses comportementales et expérimentales peuvent douter, et doutent effectivement, de la pertinence du cadre général de la théorie néo-classique de l'utilité. En effet, les « anomalies» auxquelles se réfèrent Kahneman, Knetsch et Thaler [1991] peuvent être considérées comme des anomalies seulement parce qu'elles décrivent des comportements qui violent les prédictions néo-classiques. La théorie autrichienne de l'utilité est tout à fait cohérente avec les résultats obtenus par les analyses comportementales et expérimentales car elle est cohérente avec tout comportement observé 4•
Modèles et hypothèses Les différences essentielles des fondements comportementaux des théories néo-classique et autrichienne étant désormais établies, nous pouvons étudier si le fait d'accepter l'une d'entre elles permet toujours de justifier l'autre. En suivant Holcombe [1989], la réponse est positive. Les modèles sont des représentations simplifiées de la réalité, et leurs hypothèses simplificatrices sont une vertu. Le monde réel est complexe - trop complexe pour être compris par la seule observation - et l'objectif d'un modèle est de créer un cadre simplifié qui intègre certaines caractéristiques du monde réel tout en en facilitant la compréhension. Ainsi, si la seule observation permettait de comprendre les phénomènes économiques du monde réel, il n'y aurait aucune raison de modéliser ces phénomènes. La vertu d'un modèle plus simple que la réalité est que, si l'on peut comprendre le modèle, et si le modèle fonctionne comme le monde réel, alors on peut approfondir notre compréhension de celuici. Cependant, puisque tous les modèles sont des représentations simplifiées de la réalité, il ne peut pas exister de modèle idéal grâce auquel nous pourrions comprendre tous les aspects du monde réel. Ces aspects ne peuvent pas être expliqués par
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le modèle et, le plus souvent, l'introduction d'hypothèses irréalistes mène à des conclusions erronées. L'analyse néo-classique offre un cadre adapté à l'analyse de certains aspects de l'économie. Par exemple, un cadre marshallien d'offre et de demande est un excellent procédé permettant de montrer pourquoi l'instauration d'un prix plafond sera à l'origine d'une pénurie, car un tel cadre se focalise sur les facteurs causaux fondamentaux: le maintien d'un prix en dessous de son niveau d'équilibre fera que la quantité offerte diminuera et que la quantité demandée augmentera. Ce modèle repose sur quelques hypothèses irréalistes et simplificatrices qui expurgent le monde réel de certaines de ses caractéristiques, mais cela constitue une vertu puisque le modèle ne prend en compte que les propriétés du monde réel qui sont primordiales pour notre compréhension des effets d'un contrôle des prix. Dans ce cas, la méthodologie atemporelle de la statique comparative s'avère féconde, puisqu'elle permet d'établir que l'absence de contrôle des prix engendrera un certain résultat, mais que l'instauration du contrôle des prix, toutes choses étant égales par ailleurs, engendrera un autre résultat (une pénurie). Cela correspond précisément au type d'expérimentation que l'on souhaiterait mettre en œuvre pour comprendre les effets du contrôle des prix. Si le cadre néo-classique permet d'accroître notre compréhension de certains processus économiques, il ne permet cependant pas d'expliquer convenablement tous les phénomènes économiques. Tous les modèles reposent sur des hypothèses irréalistes et négligent certains éléments, et les études comportementales et expérimentales montrent que, parmi les hypothèses irréalistes du modèle néo-classique, figurent ses fondations comportementales. Alors que ces fondations comportementales peuvent s'avérer adaptées à l'étude de certaines situations (comme nous l'avons vu ci-dessus), elles ne permettent pas de résoudre les questions qu'elles négligent. Dans le cadre néo-classique, les politiques publiques optimales sont celles qui produisent un résultat Pareto-optimal, résultat généré (dans le modèle) par les individus qui maximisent leur utilité.
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Cependant, les analyses comportementales et expérimentales montrent que ce type de comportement individuel est tout simplement irréaliste. Par conséquent, du fait de l'irréalisme de l'hypothèse de maximisation de l'utilité, nous pouvons interroger la légitimité de l'appel au critère néo-classique de Pareto-optimalité dans l'analyse des questions de politique économique. Les hypothèses simplificatrices et irréalistes sont des atouts pour les modèles puisqu'elles rendent compréhensibles les phénomènes étudiés. Cependant, elles peuvent être trompeuses lorsqu'elles négligent les questions qui se prêtent à l'analyse. Les arguments ci-dessous suggèrent que tel est le cas lorsque le cadre néo-classique est appliqué à l'étude des questions de politique publique.
Hypothèses comportementales et conclusions politiques Les questions posées par l'analyse comportementale et expérimentale à l'économie néo-classique de l'utilité vont au-delà des questions théoriques. L'approche néo-classique de l'utilité est un des fondements de l'économie du bien-être, cadre néoclassique dont on fait usage pour évaluer l'efficacité des politiques publiques. Si les hypothèses de la théorie néo-classique de l'utilité sont insoutenables, alors l'évaluation néo-classique de l'efficacité n'a pas de contrepartie dans le monde réel, ce qui la rend inappropriée pour étudier les questions de politique économique relatives au bien-être économique. Le cadre néo-classique, précisément décrit par Bator [1957] et Graaf [1957], établit la Pareto-optimalité comme le critère d'évaluation des propositions de politique publique. Comme l'explique Bator [1958], si les conditions par lesquelles sont définies la Pareto-optimalité ne sont pas respectées, les marchés seront jugés inefficients et l'objectif de la
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politique publique sera de concevoir des politiques qui conduisent l'économie vers une allocation Pareto-optimales. La maximisation du bien-être est la base à partir de laquelle sont déduites les conclusions de politique économique dans la théorie néo-classique. Si l'analyse révèle que certains facteurs (tels que les externalités, les monopoles, les biens publics, les asymétries d'information) empêchent le marché d'atteindre une allocation efficiente des ressources, il existe une défaillance de marché qui peut justifier la mise en œuvre d'une politique publique visant à atteindre une allocation des ressources Paretooptimale. Tant que l'allocation des ressources ne respecte pas ce critère d'optimalité, il existe une place pour des politiques publiques visant à accroître le bien-être6 • Un problème fondamental avec cette approche d'évaluation des politiques publiques est que le résultat idéal du cadre néo-classique - l'optimalité au sens de Pareto - vers lequel devraient tendre les politiques publiques, est un critère de comparaison inobservable et invérifiable. Ce n'est qu'une construction théorique. Nous ne connaissons aucun moyen nous permettant d'affirmer qu'une économie est à (ou est proche de) un optimum de Pareto, ou même que la mise en œuvre d'une politique publique particulière approche ou éloigne l'économie d'un optimum de Pareto. La théorie du « second best» de Lipsey et Lancaster [1956] fait précisément état de la futilité de l'optimum de Pareto comme critère d'évaluation des politiques publiques bien que, un demi-siècle plus tard, la profession dédaigne leur argumentation. Pour analyser les politiques publiques effectivement mises en œuvre dans le monde réel, un problème conceptuel fondamental avec l'optimalité au sens de Pareto comme critère d'évaluation des politiques publique est que ce critère repose sur l'hypothèse comportementale de stabilité, de continuité et de transitivité de fonctions d'utilité caractérisées par des taux marginaux de substitution décroissants. Les fondations comportementales qui sous-tendent la théorie néo-classique ne sont que de simples conjectures. Ce sont précisément ces conjectures que les analyses comportementales et expérimentales interrogent. Si les
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fonctions d'utilité ne respectent pas ces propriétés, alors le concept de Pareto-optimalité, but ultime de la théorie néo-classique du bien-être, s'évapore. La Pareto-optimalité est une construction théorique qui n'a aucune contrepartie réelle. Et, soulignons-le, le positivisme défendu par Friedman [1953J ne permet pas de sauver l'analyse néo-classique du bien-être, car aucun test empirique ne peut identifier un optimum de Pareto, indiquer si une économie en est proche. Si l'on accepte les conceptions des analyses comportementales et expérimentales, on doit par conséquent juger le cadre néo-classique de la maximisation du bien-être inapplicable à l'étude des politiques publiques. En effet, les individus ne se comportent pas comme le requièrent les conjectures néo-classiques pour résoudre le problème de la maximisation du bien-être. Comme nous l'avons précédemment noté, Vernon Smith ([1974J p. 321) critique lui aussi le critère de Pareto-optimalité : «Heureusement pour l'économie, mais malheureusement pour la profession, cette formulation de l'efficience de Pareto n'est pas le problème que les marchés et les autres institutions essaient de résoudre». Bien que cela ne soit pas la seule critique que nous pouvons formuler à l'encontre de l'analyse néo-classique du bien-être (son aspect atemporel peut lui aussi être questionné), ce point repose si fortement sur les axiomes néo-classiques de la maximisation de l'utilité que nous devons être sceptique à l'égard de toute conclusion normative dérivée de l'analyse néo-classique du bien-être. Les fondations comportementales de la théorie néo-classique sont en contradiction avec les conclusions des études comportementales et expérimentales qui décrivent le comportement économique réel. Si ces contradictions jettent le doute sur les conclusions politiques déduites du cadre néo-classique, elles sont d'un intérêt qui dépasse la théorie.
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Théorie autrichienne et politique publique Contrairement à la théorie néo-classique, les fondations comportementales de la théorie économique autrichienne respectent les conclusions des analyses comportementales et expérimentales. La théorie autrichienne suppose simplement que, lorsque les individus agissent, ils le font pour améliorer leur bien-être. Par conséquent, ex ante, toute action humaine résulte de la maximisation d'utilité. Le cadre analytique autrichien ne suppose pas que les préférences soient transitives ni même stables à travers le temps. Lindividu strictement égoïste, tel que le décrit la théorie néo-classique, peut être intégré au cadre autrichien, mais toute autre forme d'action intentionnelle peut l'être aussi. De ce fait, les doutes exprimés par les analyses comportementales et expérimentales à l'égard du principe néoclassique de maximisation de l'utilité, n'empêchent pas d'utiliser l'approche autrichienne pour évaluer le bien-être économique et les politiques publiques. Lanalyse de Rothbard [1956] du bien-être économique part de la prémisse selon laquelle le bien-être des individus s'accroît lorsqu'ils s'engagent dans des transactions volontaires. Leur accord signifie qu'ils estiment que leur situation sera plus favorable au terme de la transaction? Si l'analyse de Rothbard ne prend en compte ni les externalités, ni les marchés incomplets, les extensions proposées par Cordato [1992] ont permis d'enrichir et de prolonger la conception autrichienne du bien-être. Celui-ci conclut que, du fait des problèmes de la connaissance mis en lumière par Hayek [1945], les gouvernements sont incapables d'élaborer des politiques dont on peut démontrer les effets bénéfiques pour le bien-être des individus. De la même manière, Kirzner [1988], en adoptant lui aussi les thèses hayekiennes [1945], démontre que les problèmes de la connaissance ne permettent pas l'application des thèses néo-classiques à la question du bien-être, et qu'il est
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impossible de déterminer si les interventions de l'Etat maximisent, ou simplement améliorent, le bien-être. Kirzner souligne que l'économie du bien-être doit être fondée sur une analyse menée en termes de processus, ce qui constitue le lien unissant les propositions de Rothbard [1956], Kirzner [1988] et Cordato [1992]. Pour la pensée autrichienne, le bien-être est amélioré lorsque sont facilitées les transactions volontaires. Il existe aujourd'hui un grand nombre de politiques publiques qui empêchent les individus de s'engager dans des échanges mutuellement profitables. Les réglementations du marché du travail, telles que les lois sur les salaires minima, ou les lois qui limitent le nombre d'heures de travail et les types de travaux, en sont des exemples. Il est souvent interdit de vendre certains biens et services sans }'accord préalable du gouvernement. Par exemple, il est fréquemment obligatoire pour les coiffeurs de disposer d'une licence et d'une formation spécifiques pour vendre leurs services (bien que beaucoup de gens font montre d'une certaine compétence pour couper les cheveux aux membres de leur famille, sans formation particulière). Aux Etats-Unis, les gens peuvent vendre leur propre maison sans faire appel aux services d'un agent immobilier, mais il est interdit de vendre la maison de quelqu'un d'autre si l'on ne possède pas une licence particulière. De la même manière, de nombreuses lois existent qui restreignent les caractéristiques des biens pouvant être échangés sur le marché. Par exemple, les contraintes de sécurité imposées sur les voitures aux EtatsUnis empêchent les Smart, voitures compactes et peu polluantes, d'être distribuées 8 (bien qu'il soit possible de vendre des motos). Dans toutes ces situations, des lois empêchent les individus de s'engager dans des échanges mutuellement avantageux. Pour améliorer le bien-être, les politiques publiques devraient avoir comme objectif de lever toutes ces barrières à l'échange. Ceci illustre la manière dont une évaluation des politiques publiques en termes de processus, fondée sur des conceptions autrichiennes, peut être appliquée et remplacer l'approche
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néo-classique menée en termes de résultat. Cette approche en termes de processus est directement construite sur les hypothèses comportementales de la théorie autrichienne. L'approche autrichienne de la politique publique et du bien-être repose sur la seule hypothèse que les individus agissent pour accroître leur bien-être, hypothèse qui respecte les conclusions des analyses comportementales et expérimentales. Ainsi, pour accroître le bien-être, les politiques publiques doivent viser à lever les barrières à l'action humaine. Cela est cohérent avec les politiques qui favorisent les améliorations au sens de Pareto, sans impliquer qu'il existe un état ultime et optimal de maximisation du bien-être. L'application du cadre conceptuel autrichien aux questions du bien-être économique pourrait être prolongée - et l'a été, notamment par Rothbard [1959], Kirzner [1988], Cordato [1992], Prychitko [1993]. Cependant, l'objet de cette section et des sections précédentes n'est pas de construire une théorie du bien-être, mais d'utiliser la question des politiques publiques comme illustration de la signification pratique des fondations comportementales de la théorie de l'utilité. Des hypothèses comportementales différentes mènent à des conclusions politiques différentes: les asymétries entre les hypothèses comportementales néo-classique et autrichienne trouvent ainsi une portée qui va bien au-delà de la seule sphère théorique.
Pour conclure, les hypothèses comportementales sur lesquelles reposent les théories néo-classique et autrichienne sont complètement différentes. La théorie néo-classique de l'utilité
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repose sur des hypothèses remises en question par les analyses comportementales et expérimentales. En mettant en lumière des anomalies, ces analyses montrent que les hypothèses néoclassiques de maximisation de l'utilité ne correspondent pas au comportement observable des individus dans des situations réelles. Au contraire, la théorie autrichienne utilise des hypothèses comportementales qui ne violent pas ces anomalies comportementales. Kahnemann, Knetsch et Thaler [1991] les appellent anomalies car elles ne respectent pas les axiomes de la théorie néo-classique de l'utilité. Cependant elles ne sont pas problématiques pour la théorie autrichienne qui suppose simplement que les individus agissent pour atteindre leur objectif, quel qu'il puisse être. L'importance des fondements comportementaux de l'analyse économique dépasse la seule sphère théorique. En analysant les politiques publiques, la théorie néo-classique utilise le concept de Pareto-optimalité comme critère d'évaluation, ce concept reposant évidemment sur les hypothèses de la théorie néo-classique de l'utilité. Ainsi, par extension, remettre en cause l'analyse néo-classique de l'utilité revient à remettre en cause les conclusions de politique économique qui sont fondées sur la théorie néo-classique du bien-être. Parce que les fondations comportementales de la théorie autrichienne respectent les conclusions des analyses comportementales et expérimentales, son approche des politiques publiques n'est pas affectée par les résultats des analyses comportementales et expérimentales. Les fondations comportementales sur lesquelles repose l'analyse économique ont d'importantes implications pour l'étude des politiques publiques qui dépassent le seul champ de la théorie abstraite. Les conclusions de cet article n'ont pas pour objet de critiquer la théorie néo-classique. Les modèles économiques sont utiles car ils fournissent des représentations simplifiées de la réalité. Le monde réel est trop complexe pour être compris par la seule observation. Par conséquent, les modèles font appel à des hypothèses simplificatrices, et souvent irréalistes, afin d'isoler les relations essentielles existant entre les éléments qui com-
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posent un modèle, en estimant que ces relations modélisées sont analogues aux relations du monde réel. Puisque les modèles, des plus simples au plus complexes, sont des représentations simplifiées de la réalité, aucun modèle ne peut rendre compte de tous les phénomènes observés. Tous les éléments que le modèle délaisse ou simplifie grâce à des hypothèses irréalistes ne peuvent pas être représentés par le modèle puisqu'ils n'en font pas partie. La théorie néo-classique offre de nombreuses et substantielles réflexions sur les propriétés de l'équilibre économique et centre son analyse sur les propriétés équilibrantes des marchés. Bien que profonde et pénétrante, la théorie néo-classique, parce qu'elle est une représentation simplifiée de la réalité, ne permet pas d'analyser les aspects qu'elle néglige ou qui sont affectés par l'irréalisme de certaines de ses hypothèses. Les fondations comportementales de l'analyse économique autrichienne la rendent plus à même de déduire des conclusions pertinentes sur le bien-être économique. Les hypothèses comportementales qui caractérisent la théorie économique autrichienne sont beaucoup moins restrictives que celles qui sous-tendent la théorie néo-classique. Elles respectent par ailleurs les conclusions des analyses comportementales et expérimentales. Par conséquent, les défis lancés par l'analyse comportementale et expérimentale à la théorie néoclassique n'ont pas la même implication pour la théorie autrichienne. L'approche en termes de processus qui caractérise la théorie autrichienne repose sur des hypothèses comportementales moins restrictives. Lorsque nous considérons les transactions individuelles, il nous suffit de reconnaître que les individus s'engagent volontairement dans des transactions car ils pensent qu'elles vont accroître leur utilité. La théorie néoclassique, caractérisée par une approche en termes d'équilibre statique, fait appel à des hypothèses comportementales plus restrictives et, lorsque celles-ci sont remises en question, les conclusions qui en sont déduites sont elles aussi contestées. Cela fournit un bon argument pour commencer par des fondations comportementales aussi robustes que possible, et la robustesse
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des représentations de la théorie autrichienne en la matière peut constituer un atout.
Randall G. Holcombe est DeVOe Moore Professor ofEconomies à l'université de Floride. Adresse: Florida State University, Department ofEconomies, Tallahassee, Florida 32306. USA. Email:
[email protected]
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Notes 1. Par exemple, l'ouvrage de Camerer [2003] porte le titre d'Analyse comportementale, mais cite la littérature qui appartient principalement à la catégorie expérimentale, ce qui indique le flou de la distinction entre ces deux domaines.
de la connaissance, de telle sorte que les arguments qui y sont présentés peuvent être étendus pour établir une connexion entre la théorie autrichienne et une grande partie de l'analyse néo-institutionnelle, telle qu'elle est définie par Williamson [1990].
2. Deux de ces ouvrages - Besanko et Breautigam [2005] et Varian [2003]font des comparaisons intéressantes lorsqu'ils explorent les caractéristiques du cadre néo-classique. Alors que ces deux ouvrages sont profondément néoclassiques dans la lignée de Ferguson [1969], d'autres travaux de ces auteurs - Bensanko, Dranove, Shanley et Schaefer [2004] et Shapiro et Varian [1999] présentent des analyses du comportement de la firme menées davantage en termes de processus. Ainsi, bien que les manuels de Besanko et Varian soient strictement néo-classiques dans leur présen tation de la micro-économie, ces auteurs reconnaissent cependant que le comportement économique va bien audelà de celui décrit par les modèles néoclassiques. Malgré tout, c'est bien l'analyse micro-économique présentée dans leurs ouvrages qui jette les bases des modèles standard de l'analyse économique du 21 ème siècle.
5. Comme l'a indiqué Samuelson [1954], il est possible d'approfondir ce raisonnement en indiquant la manière dont peut être sélectionné, parmi l' ensemble des résultats Pareto-optimaux, le meilleur. Mais cela n'est pas nécessaire pour notre objet.
3. Cette formulation concernant la stabilité des préférences va en fait au-delà du cadre néo-classique de statique comparati ve à l'intérieur duquel le temps est absent. Mais les modèles dynamiques d'équilibre général prennent en compte cette perspective temporelle, avec des préférences stables. 4. Williamson [1990] examine l'analyse néo-institutionnelle dans un cadre où tous les choix individuels sont rationnels, bien que restreints par les limites
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6. Ce raisonnement ne prend pas en compte l'objection de Buchanan [1975] selon laquelle les politiques des gouvernements peuvent aussi échouer à allouer de façon Pareto-optimale les ressources. Dans le cadre néo-classique, si une économie ne se caractérise pas par un optimum de Pareto, il existe potentiellement une politique permettant de l'atteindre. 7. Rothbard [1956] indique que l' action du gouvernement équivaut à une diminution du bien-être pour une raison similaire: le fait que les individus sont forcés d'entreprendre une activité signifie qu'ils considèrent que leur situation serait améliorée s'ils n 'y étaient pas contraints. Cet aspect de l'analyse de Rothbard de l'économie du bien-être va au-delà de ce dont nous avons besoin dans cet article. Indiquons que cet aspect de la pensée de Rothbard est intelligemment critiqué par Prychitko [1993]: l'extension logique des idées de Rothbard implique qu'aucune conclusion ne peut être établie concernant les implications sur le bien-être des individus d'une intervention de l'Etat. CapIan [1999] a développé une critique simi-
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laire de Rothbard [1956]. Voir aussi Lewin [1995] pour une discussion de l'économie du bien-être et de l' allocation efficiente des ressources.
8. Daimler-Chrysler, le constructeur de
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la Smart, travaille sur un modèle qui serait légal aux Etats-Unis, mais ce nouveau modèle n' est toujours pas disponible en 2007 car les modèles actuels ne respectent pas les normes de régulation américaines.
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Paul Dragos ALIGICA Anthony J. EVANS Expérimentations par la pensée, analyses contrefactuelles et comparatives Traduction: Loïc Sauce
es économistes autrichiens s'accordent à dire que les «expérimentations par la pensée », définies au sens large du terme, sont un élément important de leur école de pensée. Dans leur influente vue d'ensemble, Peter Boettke et David Prychitko incluent la «méthode des constructions imaginaires»
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parmi les cinq caractéristiques principales de l'école autrichienne, et précisent brièvement cette notion (Boettke et Prychitko [1994J pp. 289-290). Les expérimentations par la pensée, appelées «Gedankenexperiment» par les sciences naturelles, permettent aux scientifiques de recueillir des informations relatives à des phénomènes connus et de les manipuler mentalement dans de nouvelles configurations afin d'obtenir de nouvelles connaissances. Par conséquent, elles peuvent être considérées comme une forme plus ou moins proche de la démarche déductive propre aux investigations scientifiques. La nouvelle connaissance est créée à partir de la connaissance empirique préalable, par un mélange d'imagination et de logique déductive. Les auteurs autrichiens admettent que, lorsque l'information relative à des événements, des agents ou des phénomènes, est combinée par l'intuition ou à l'aide de théories sur la nature de l'action humaine, la nouvelle configuration qui naît de cet exercice mental peut apporter des enseignements significatifs et être ainsi à l'origine d'autres connaissances. Bien qu'il existe un accord implicite quant à l'importance des expérimentations par la pensée à l'intérieur de la tradition autrichienne, le consensus semble rompu lorsque l'on vient à préciser les détails de la méthode et, plus particulièrement, sa place au sein des récents développements - ou «post revival»de l'école. La divergence fut clairement présentée par Lawrence Moss dans un article qui insiste explicitement sur «l'importance des constructions imaginaires pour l'analyse économique autrichienne» (Moss [1997] p. 151). Moss considère que les autrichiens contemporains ont «gardé une prudente distance à l'égard des différentes constructions imaginaires traditionnelles qui ont guidé l'école autrichienne durant la majeure partie de son histoire» (Moss [1997] p. 151), et que, désormais, l'accent est mis sur les approches empiriques et historiques. «Leffort contemporain consiste à apprécier comment les formations sociales spontanées peuvent surpasser les constructions délibérées et engendrer des résultats marchands coordonnés. Laccent est aujourd'hui mis sur l'histoire conjecturale telle qu'elle apparaît chez Adam Smith et d'autres théoriciens écossais du 18 ème siècle, et non plus
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sur la recherche logique des conditions nécessaires et suffisantes au maintien d'une société organisée» (Moss [1997] p. 151). Moss indique ainsi une césure entre les économistes autrichiens des 19 ème et 20 ème siècles - pour lesquels les expérimentations par la pensée étaient des éléments importants de leur théorisation - et la nouvelle génération qui a «abandonné» de telles méthodes. Il est cependant important de remarquer que l'objectif de Moss va au delà de cette position: il craint que, du fait de cette fièvre empiriste, les «descriptions du processus de marché aient remplacé l'habile argumentation logique à laquelle étaient confrontées toutes études sérieuses de l'analyse autrichienne », et que «la méthode des constructions imaginaires soit en rapide déclin» (Moss [1997] p. 167). Il redoute en effet que l'analyse autrichienne en vienne à «se dispenser de tout raisonnement abstrait» et à «se spécialiser dans la description existentielle de la réalité» (Moss [1997] p. 161). Cet article peut être envisagé comme une tentative de réduire la fracture intellectuelle décrite par Moss, de contribuer au développement des éléments centraux de la méthodologie autrichienne et, enfin, de distinguer différents cadres qui offrent des outils concrets d'analyse empirique compatibles avec la tradition autrichienne. Notre travail réexamine l'argumentaire de Moss et cherche à prouver que ce qui pourrait être perçu comme un renoncement encourage bien plus qu'il n'exclue du paradigme autrichien, le rôle des expérimentations par la pensée et de modes d'analyses voisins. Dans une étape ultérieure, nous identifions une famille entière de stratégies de recherche d'analyses comparatives et contre-factuelles ouvertes aux autrichiens qui reposent toutes sur de solides bases épistémologiques et méthodologiques. Nous indiquons que le domaine et le potentiel de ces stratégies s'avèrent bien plus larges que ce que l'on pourrait attendre, et que les exemples offerts jusqu'à aujourd'hui par les travaux autrichiens actuels et plus anciens ne révèlent qu'une faible part de ce potentiel. Par conséquent, le récent mouvement impulsé par Boettke et Prychitko [1994] offre une combinaison équilibrée entre le raisonnement abstrait et l'analyse empirique qui est bien loin d'être «un pauvre substitut à la tra-
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ditionnelle expérimentation par la pensée autrichienne» (Moss [1997] p. 166).
Moss à propos de l'abandon autrichien des expérimentations par la , pensee
Moss note que le terme (récurrent) dans la théorisation autrichienne est «imaginer». Les chercheurs autrichiens partagent la croyance selon laquelle une information valide, substantielle et pratique sur l'ordre économique et social peut être obtenue par imagination. Cela est notamment le cas en matière de «découverte des patterns caractéristiques qui sont fondamentaux pour l'organisation sociale afin de les distinguer de ceux qui ne le sont pas» ou, pour le dire autrement, lorsqu'il s'agit de repérer les «caractéristiques essentielles de l'organisation sociale» (Moss [1997] p. 158). Pour illustrer sa position, il utilise deux exemples principaux. Le premier est le modèle du dictateur bienveillant de Wieser, qui est selon Moss r expérimentation par la pensée la plus ancienne, «l'objet de cette expérience [étant] de faciliter la compréhension du système de marché en évinçant par hypothèse son institution la plus épineuse - la propriété privée des moyens de production» (Moss [1997] p. 158). Lautre exemple est «la plus grande expérience de pensée de toute l'analyse économique », l'économie en rotation permanente: l'équilibre statique comme une méthode astucieuse pour déduire des propositions sur le système de marché ; «une méthode astucieuse» signifiant «fournir des propositions sur l'opération d'une économie de marché considérée dans sa globalité» (Moss [1997] p. 160). Dans les deux cas, le fait que quelque chose puisse être imaginé et soit conceptuellement possible « ne prouve pas que ce qui a été imaginé est réaliste ou même découvrable par l'utilisa-
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tion des méthodes ordinaires de recherche statistique» (Moss [1997] p. 160). Cependant, cette construction imaginaire aide à mieux comprendre les phénomènes du monde réel. Nous pouvons ainsi comprendre que cette stratégie cognitive soit devenue une caractéristique des économistes néoclassiques (au sens large du terme) qui posent des questions sur « ce qui est ou non logiquement possible dans un monde réel de marchés pré-coordonnés» (Moss [1997] p. 160). Moss considère que, malgré cette histoire, les autrichiens contemporains ont perdu leur intérêt pour cette approche, étant désormais davantage concernés par « l'explication de phénomènes dans un temps historique, où le futur est incertain et non prédéterminé, et où les incitations doivent être symétriques car l'information ne se situe pas dans un lieu unique» (Moss [1997] p. 161). Il présente Cowen et Fink [1985] et Boettke et Prychitko [1994] comme étant les pionniers d'une nouvelle génération caractérisée par « d'autres formes de raisonnement et qui ne s'exprime que rarement sur ces aspects de l'héritage qui ont rendu importante l'analyse autrichienne» (Moss [1997] p. 165). Leur attention s'est bien plus tournée vers le mode de raisonnement de la tradition des Lumières écossaises attachée à l'étude de la coordination sociale et de « l'ordre spontané». L'analyse de l'origine de la monnaie menée par Menger en est un bon exemple. Malgré l'introduction de cette dichotomie marquée, l'argumentation de Moss évolue et devient équivoque. Changeant son fusil d'épaule, Moss reconnaît que l'approche en termes d' « histoire conjecturale» est intrinsèquement une expérimentation par la pensée: « Nous pouvons apprécier la signification d'une institution grâce à une expérimentation par la pensée relative à une séquence historique possible qui aurait pu se dérouler de telle manière à créer et renforcer l'existence continue de cette institution. Le compte rendu historique est conjectural - pas nécessairement basé sur des faits - bien que les faits relatifs au marché sont cencés s'avérer cohérents avec le compte rendu proposé. Le but de l'opération est d'explorer la fonction positive jouée dans l'organisation humaine par une institution telle que la monnaie
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en proposant une séquence logique à travers laquelle cette institution aurait pu émerger» (Moss [1997J p. 165). De ce fait, Moss concède que les séquences historiques possibles sont un type d'expérimentation par la pensée, bien qu'il doute que l' « histoire conjecturale» soit aussi véritable, aussi valable, que les exemples traditionnels du dictateur bienveillant ou de l'économie en rotation permanente. Il osèille entre deux positions. D'un côté, il affirme que les auteurs autrichiens ont abandonné «le style autrichien classique de l'expérimentation par la pensée au profit d'un type tout différent d'argumentation -l'histoire conjecturale» (Moss [1997J p. 166). Cependant, par la suite, il reconnaît que «l'histoire conjecturale est bien une espèce de raisonnement hypothétique de la théorie économique» (ibid.), mais d'un niveau inférieur. Au terme de son exposé, négligeant les définitions spécifiques et les distinctions, Moss conclut que «l'âge de la grande expérimentation par la pensée autrichienne a atteint sa fin» et que malgré la référence de Boettke et Prychitko aux « expérimentations par la pensée» comme l'une des cinq caractéristiques singulières de l'analyse économique autrichienne, le renouveau autrichien «n'a pas ressuscité la grandeur théorique de l'ancienne école autrichienne» (Moss [1997] p. 167).
Expérimentations par la pensée et analyse comparative: les identités structurelles Largumentaire de Moss suscite immédiatement deux observations. La première est que Moss hésite sur le point central - l'abandon des expérimentations par la pensée - et se voit de ce fait contraint d'introduire une distinction entre ce qu'il considère comme étant les «véritables» expérimentations par la pensée et des variétés
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moins authentiques telles que l'histoire conjecturale. Cette hésitation indique les difficultés auxquelles nous devons faire face lorsque nous souhaitons démêler ces modes de raisonnement qui coexistent dans la littérature autrichienne. Les expérimentations par la pensée, sous différentes formes, nuances et magnitudes, sont une caractéristique de la pensée autrichienne, ancienne ou nouvelle. La seconde observation est que l'approche en termes d'expérimentation par la pensée ne se présente jamais de manière isolée. En fait, ce n'est qu'une facette (ou un élément) d'un ensemble d'approches apparentées ou de méthodes d'analyse qui partagent un «air de famille». Si tel est le cas, alors la récente évolution autrichienne dans la direction de l'histoire conjecturale et de l'analyse empirique signifie plus que le simple caprice d'un groupe de chercheurs. Elle peut en fait être perçue comme la marche vers une utilisation explicite et généralisée du type de stratégies cognitives qui sont la marque de fabrique de cette « famille». En tant que telles, les évolutions sont une extension naturelle et logique vers un espace conceptuel et méthodologique qui semble intrinsèque au paradigme autrichien, de manière cohérente et complémentaire avec son passé. :Linterprétation du récent renouveau autrichien comme une extension naturelle dans un territoire distinctif s'appuie sur une analyse approfondie des similarités structurelles et des relations existant au sein de la famille des méthodes et approches illustrées par les expérimentations par la pensée. Le point de départ de toute discussion du rôle empirique et analytique des expérimentations par la pensée ou d'autres formes d'analyse contre-factuelle en science sociale est de reconnaître que leur force provient précisément du fait qu'elles impliquent un mode de pensée reposant fondamentalement sur le contraste et la comparaison de modèles alternatifs et de représentations de la réalité. Nous voici en face d'une famille de stratégies cognitives qui partagent ce que nous pouvons appeler, à défaut d'un terme plus approprié, une forme de « pensée comparative ». A partir d'une perspective formelle, une application centrée sur un contraste implicite entre un cas idéal imaginé et les exemples du monde réel a la même structure que la comparaison et le contraste entre deux ou plu-
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sieurs cas du monde réel. En tant que telles, elles partagent la même logique fondamentale que l'on pourrait appeler la logique de l' «analyse comparative». Cependant, nous devons être conscient que la même famille de stratégies cognitives pourrait être qualifiée d'« analyse contre-factuelle». L'analyse contre-factuelle et l'analyse causale comparative sont les deux faces d'une seule et même médaille. Ensemble, elles structurent un territoire méthodologique cohérent et fiable. Un simple coup d' œil à la manière dont elles opèrent en pratique illustre cette réalité. Pour être en mesure d'atteindre des conclusions significatives sur l'impact d'une variable ou d'un facteur spécifique, nous devons comparer différents cas dans lesquels se manifestent l'absence (ou la présence) ou la variation (ou l'absence de variation). D'une manière similaire, les structures de causalité du monde réel sont davantage comprises lorsque elles sont comparées à des alternatives imaginées. Par exemple, pour comprendre le rôle des droits de propriété, nous faisons des comparaisons implicites ou explicites de cas où les droits de propriétés sont, à des degrés divers, présents ou absents. Ces cas peuvent être empiriques ou historiques, ou ils peuvent être imaginés (par le biais d'une expérimentation par la pensée contre-factuelle). Ainsi, les conséquences d'une situation sociale et les processus qu'elle engendre ne peuvent être appréciés que lorsque nous avons un cadre contrefactuel implicite en tête. Par exemple, nous pouvons répéter des expérimentations par la pensée sur l'histoire conjecturale dans lesquelles l'émergence de la monnaie apparaît comme un résultat probable, ou explorer de manière contre-factuelle un cas caractérisé par les mêmes éléments (ou préconditions) mais qui ne mène pas à l'émergence de la monnaie. Les expérimentations par la pensée hautement abstraites du dictateur bienveillant ou de l'économie en rotation permanente ne sont pas des entités séparées des types d'histoire conjecturale que nous venons de présenter. Lanalyse contre-factuelle, les histoires conjecturales et les expériences de pensée font plutôt partie de la même famille de stratégies cognitives qui forment un continuum composé, d'un côté, de la comparaison de cas historiques réels et, de l'autre côté, des grandes expérimentations par la pensée. Elles par-
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tagent d'importantes propriétés structurelles et ne diffèrent ainsi que par degré. Cette argumentation peut être renforcée par l'idée que le lien entre les expérimentations par la pensée et l'analyse contrefactuelle n'est pas qu'une simple construction épistémologique ou méthodologique, mais est généré et imposé par la nature même de la réalité sociale. La force de leur relation - et la centralité de l'analyse contre-factuelle pour l'enquête comparative provient d'une propriété ontologique de la recherche empirique : la diversité limitée des cas que l'on peut utiliser en analyse économique. La comparaison de cas aux caractéristiques proches est une condition nécessaire à la détermination de «patterns» de causalité. D'un point de vue à la fois logique et méthodologique, la situation optimale est atteinte lorsque la comparaison porte sur des paires de cas qui ne diffèrent que par une seule condition causale (Mill [1843]). Une telle stratégie permet d'isoler avec une grande précision le facteur qui, en tant que partie d'une combinaison de conditions, génère le phénomène spécifique étudié. La capacité de poursuivre avec succès cette condition méthodologique exigeante est cependant fortement réduite par la diversité limitée des phénomènes sociaux. C'est un fait inévitable de la vie - une donnée historique et sociale - qu'il n'y a pas de cas suffisamment nombreux pour offrir toutes les combinaisons nécessaires afin d'établir des comparaisons robustes de paires. Ainsi, comme l'a souligné Charles Ragin, véritable référence en matière d'analyse comparée, s'il n'existe qu'un faible nombre de cas pertinents, les chercheurs se voient dans l'obligation de comparer des cas empiriques à des cas hypothétiques. «Les phénomènes sociaux qui ont lieu naturellement sont limités dans leur diversité. En fait, nous pouvons dire que la diversité limitée est une de leurs caractéristiques distinctives. Les données et les cas sont groupés en un nombre très limité de paramètres. Alors que la diversité limitée est une propriété centrale de la constitution des phénomènes sociaux, elle complique grandement leur analyse. Si le monde empirique s'offrait aux scientifiques sous la forme de cas présentant toutes les combinaisons logiquement envisageables de conditions causales pertinentes, la recherche en science sociale
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serait bien plus directe. Par exemple, en considérant des cas qui ne diffèrent que d'une seule condition causale, il serait possible de construire des comparaisons ciblées qui faciliteraient grandement l'indication des relations de causalité. Malheureusement, le monde empirique offre peu d'opportunités de construire ces comparaisons ciblées. Même des formes très simples d'analyse causale sont empêchées par la diversité limitée» (Ragin et Sonnett [2004] p. 2). [imbrication des liens structurels au sein de la famille des approches comparatives et contre-factuelles pourrait être réduite à l'aide de la présentation d'un exemple tiré de Ragin et Sonnett [2004]. C'est une situation de choix public qui présente les données de niveaux hypothétiques de deux pays sous deux conditions causales: syndicats forts (oui/non) et forts partis de gauche (oui/non) ; et un résultat: Etat-providence généreux (oui/non). Dans ce cas, l'absence de l'une de ces variables peut être aussi significative que sa présence, et les chercheurs ne doivent pas se contenter de ne considérer que ce qui peut être observé. Une formulation qui assigne un poids équivalent à la présence ou à l'absence de ces conditions implique dès lors une expérimentation par la pensée. Tableau 1 Un exemple simple de l'impact de la diversité limitée Syndicats forts (U)
Partis de gauche puissants (L)
Etat-providence Généreux (G)
Nombre de cas
Oui
Oui
Oui
6
Oui
Non
Non
8
Non
Non
Non
5
Non
Oui
?
0
Source: Ragin et Sonnett [2004].
Le tableau nOl présente les quatre combinaisons des deux conditions causales de présence et d'absence, bien qu'il n'existe aucune observation empirique de l'une des quatre: nous ne trouvons en effet aucun cas où sont combinées l'absence de syn-
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dicats forts et la présence de forts partis de gauche. Remarquons la corrélation parfaite entre la présence de puissants partis de gauche et la présence d'un Etat-providence généreux, ce qui implique que l'une est la cause de l'autre. Cependant, une approche différente peut avoir des implications différentes. Si la question est «existe-t-il des conditions causales pertinentes associées à chaque fois que le résultat (un Etat-providence généreux) apparaît? », nous devons conclure qu'il existe deux conditions (forts partis de gauche et syndicats forts) qui sont partagées par les cas relevés. Aucun des cas négatifs, où il n'existe pas d'Etatprovidence généreux, ne partage cette combinaison. Cette stratégie analytique alternative suggère que le résultat est déterminé par une combinaison de facteurs, et non pas uniquement par la seule force des partis de gauche. C'est plutôt une combinaison d'un fort parti de gauche et de syndicats forts qui est à l'origine de l'émergence d'un Etat-providence généreux. Cette situation présente un dilemme, puisqu'une stratégie analytique devrait être supérieure à l'autre. Comme le remarquent Ragin et Sonnett, l'analyse quantitative standard favorise la première stratégie pour deux raisons. D'abord, parce qu'elle est «complète» et ne laisse aucun cas inexpliqué (i. e., le problème de variance est résolu). Ensuite parceque cette stratégie est plus économe. Les chercheurs qui effectuent des études de cas regardent avec suspicion l'approche quantitative du fait de cette exigence d'économie et «préfèrent les explications causales qui sont en phase avec ce que l'on sait des cas étudiés» (Ragin et Sonnett [2004] p. 2). «Typiquement, lorsque les cas sont examinés en profondeur, les chercheurs trouvent que les relations de causalité sont complexes et impliquent très souvent des combinaisons spécifiques de conditions causales. Ainsi, ils préfèreront sans aucun doute la seconde explication à la première. La seconde explication serait aussi préférée par les chercheurs qui effectuent des études de cas pour des raisons analytiques. La recherche de proximités causales partagées par un ensemble de cas aux résultats identiques est souvent la toute première étape analytique dans les études de cas» (Ragin et Sonnett [2004] p. 3).
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La solution provient de l'espace contrefactuel et des cas de non-existence où la présence de partis de gauche puissants est combinée à l'absence de syndicats forts. Que cette combinaison engendre ou non un Etat-providence généreux permettrait d'établir si le fait d'avoir de forts partis de gauche est par lui-même la cause de la générosité de l'Etat-providence. Ainsi, seule l'analyse contre-factuelle offre la solution formelle au problème: «Remarquons que bien que l'exemple soit très simple - il n'y a que deux conditions causales et seulement l'une de ces quatre combinaisons causales manque - il est impossible d'établir une conclusion solide sur la relation de causalité du fait de la diversité limitée des cas empiriques. De plus, savoir quelle réponse est «correcte» aux yeux de la science sociale contemporaine est une affaire de jugement. Les chercheurs soucieux de parcimonie préfèreront la première réponse; ceux qui recherchent la plus grande proximité favoriseront la seconde» (Ragin et Sonnett [2004] p. 4). Comme le montre cet exemple, même le plus simple des cas d'analyse comparative qui se propose d'identifier des configurations causales implique une analyse contre-factuelle. Ces cas contrefactuels ne peuvent pas être ignorés, puisque les cas qui n'apparaissent pas empiriquement sont d'une grande importance pour la compréhension du sujet étudié. Ils doivent être évalués et non pas taxés automatiquement d'inutilité. Pour la recherche quantitative, «la question de la diversité limitée est rendue obscure car les chercheurs utilisent des techniques et des modèles qui intègrent des hypothèses très restrictives quant à la nature des relations de causalité (e.g., que les causes sont des variables «indépendantes », que leurs effets sont linéaires et additifs, que les modèles parcimonieux sont préférables, et ainsi de suite) » (Ragin et Sonnett [2004] pp. 3-5). Si nous souhaitons cependant aller au-delà des limites imposées par l'analyse conventionnelle, nous devons traiter explicitement des cas sans existence empirique - en d'autres termes, nous devrons explicitement et systématiquement prendre en compte les cas contrefactuels et les expérimentations par la pensée. De plus, il est important de reconnaître le contraire: que l'analyse contre-factuelle et les autres membres de
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la famille des expérimentations par la pensée impliquent fondamentalement une forme d'analyse comparative. Pour résumer, les cas contrefactuels et les expérimentations par la pensée sont tous deux membres de la même famille d'approches analytiques. De plus, la conclusion selon laquelle les expérimentations par la pensée sont un aspect crucial de toute analyse causale solide est inévitable. Non seulement, elles partagent la même logique avec les analyses conjecturales et empiriques comparatives, mais elles sont par ailleurs des compléments nécessaires en tant qu'éléments de la même stratégie cognitive. Le pattern d' «analyse comparative contre-factuelle» rassemble des histoires conjecturales, l'analyse des ordres spontanés et les études de cas empiriques des auteurs autrichiens contemporains comme plus anciens. L'évolution du courant de pensée autrichien ne devrait donc pas être perçue comme une aberration ou un abandon, mais comme un développement délibéré, naturel et entrepreneuria1.
Les autrichiens, l'économie politique comparative et la méthodologie La méthodologie adoptée par une école de pensée est plus qu'une simple liste d'instruments privilégiés et de techniques de traitement de données. En fait, nous ne devons jamais oublier qu'une méthodologie traite à un niveau fondamental des règles d'interprétation et des critères d'acceptabilité d'une explication. Ces règles et critères sont indépendants des instruments et des techniques de traitement des données, bien qu'ils déterminent la présence ou l'absence d'une technique ou d'une procédure spécifique dans la boîte à outils d'une école de pensée particulière. Il s'ensuit naturellement que la méthodologie est intrinsèquement liée à la théorie car les règles d'interprétation et les critères d'acceptabilité des explications sont partiellement dérivés de (ou, tout au moins,
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devraient être cohérents avec) la théorie. Ensemble, elles font partie de ce que l'on appelle un «paradigme». Si tel est le cas, nous pouvons noter sans difficulté que l'affinité entre la théorie autrichienne et la famille des approches contre-factuelles et comparatives des études de cas (incluant des modes d'analyse tels que les narrations analytiques ou l'histoire conjecturale) doit son origine à deux éléments fondamentaux du paradigme autrichien. Le premier de ces éléments est que les autrichiens développent une approche en termes de processus, le second étant que leur analyse empirique est par nature configurationnelle. Tout comme l'analyse comparative de cas et les narrations analytiques qui ne sont pas centrées sur les variables mais sur les études de cas, les autrichiens évitent de se reposer de manière excessive sur les analyses quantitatives et statistiques, car ils ont une compréhension intuitive, doublée d'une raison d'ordre théorique du fait que les cas historiques concrets et non pas les données abstraites ou les variables désincarnées, devraient être la substance de leur travail empirique. De plus, les résultats des études de cas sont souvent combinatoires par nature et précisent des configurations spécifiques de conditions causales. Plutôt que de se focaliser sur les effets nets des conditions causales, les explications de cas soulignent leurs effets combinés. C'est une fois de plus tout à fait en accord avec la conception implicite des relations de causalité de la théorie autrichienne: les phénomènes économiques et sociaux sont vus comme le résultat de processus interconnectés dans un monde dynamique d'incertitude structurelle, et non comme des boules de billard mises en mouvement par des lois strictes et déterminées. Toutes ces caractéristiques théoriques appellent des approches davantage en phase avec les standards des études de cas contre-factuelles-comparatives qu'avec les principes positivistes et logico-empiriques. Un autre élément renforce ce point: les autrichiens raisonnent à l'intérieur d'un monde complexe caractérisé par une incertitude knightienne, avec une connaissance de caractère dispersée et tacite. Le subjectivisme y interdit toute comparaison interpersonnelle et l'ordre spontané engendre des conséquences inattendues. Alors que l'analyse standard menée en termes de
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variables peut être adaptée à un univers où l'information est parfaite, où les préférences comme les dotations sont données et dont la structure temporelle est probabilisable, elle ne peut être appliquée à l'analyse d'événements complexes aux relations de causalité conjecturales. Par leur attention donnée au comportement humain, par leur soucis d'applicabilité de la théorie plutôt qu'à son simple test, aux structures complexes de conditions causales, à la recherche de l'universalité, et à une approche analytique qui peut intégrer un choix sélectif, l'analyse autrichienne et l'approche qualitative-comparative partagent un socle commun 1. Ainsi, malgré les interprétations discutables de la «Methodenstreit» , les autrichiens avaient adopté dès l'origine une méthodologie qui se proposait d'expliquer les phénomènes du monde réel, comme l'a démontré Menger (Menger [1892]). Ce type de recherche, que l'on trouve de la même manière dans les travaux de Ronald Coase [1959,1974], ont été conduits par les principaux auteurs autrichiens. Lanalyse de la Grande dépression de Rothbard (Rothbard [1963J) en est un exemple important, mais le travail récent qui mêle la théorie autrichienne au contenu empirique est une illustration significative du prolongement de cette tradition (Boettke [1993], Stringham [2002], Powell 2002, Coyne [2004J, Stringham [2003J, Powell [2003J, Beaulier [2003J, Storr [2004], et Leeson [2005]). Ce qui précède illustre comment l'école autrichienne respecte la stratégie des études de cas qualitatives et comparatives dans l'étude des phénomènes sociaux. Il existe des éléments centraux de l'école du «processus de marché» qui, non seulement favorisent mais nécessitent de choisir des directions méthodologiques comparatives et contre-factuelles allant à l'encontre du raisonnement en termes de variables propres à l'approche standard. Cette perspective suggère que les autrichiens sont «comparativistes» au sens fort du terme: non seulement ils sont, par nature, des partisans de l'économie politique comparative explorant des cas empiriques, mais ils encouragent un style d'analyse impliquant des analyses contre-factuelles et des expérimentations par la pensée.
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De ce fait, ce que Moss perçoit comme une division au sein de la tradition semble correspondre moins à une rupture qu'à un mouvement visant à occuper un territoire conceptuel et méthodologique structurellement semblable au paradigme autrichien. Les histoires conjecturales, les narrations analytiques, les scénarios, les analyses contre-factuelles, les études de cas et les processus manifestant des dépendances de sentier, correspondent tous à la «logique de l'alternative et de la comparaison» et font tous partie de ce domaine. Poursuivre ou exploiter le potentiel de ce domaine en élaborant et en appliquant de nouveaux styles de «constructions imaginaires» ou des analyses conjecturales ou comparatives à des énigmes et à des cas empiriques, plutôt que d'en rester aux grandioses expérimentations par la pensée, n'équivaut pas à trahir la tradition de l'école. C'est au contraire un processus d'évolution et de croissance naturelles. Le progrès va au-delà du besoin d'offrir une définition affinée de l'étendue du territoire conceptuel formé par ces modes analytiques et ces styles de raisonnements. Un effort spécial pour faire progresser l'agenda empirique est nécessaire. De ce fait, il est crucial d'étendre le répertoire des études empiriques. Les expériences de pensée, qu'elles soient grandioses ou plus modestes, ont toutes pour objectif final d'éclairer des cas concrets et des narrations historiques. Lintérêt pour les analyses empiriques devrait donc être une priorité. Si tel est le cas, l'un des défis principaux auxquels doivent faire face les Autrichiens est que, pour consolider davantage leur position empirique, ils doivent synchroniser leur travail avec les récents développements méthodologiques et analytiques. Et il semble que cela soit précisément l'alternative encouragée par Boettke, Cowen et al. La dernière partie de cet article sera consacrée à une brève discussion de cette direction méthodologique.
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Les cadres méthodologiques La position autrichienne étant désormais replacée dans le contexte du paysage méthodologique actuel, nous pouvons envisager distinctement les directions méthodologiques possibles. Dans l'équation de la science sociale (les données plus la méthodologie plus la théorie), la méthodologie apparaît comme une priorité pour les autrichiens. La théorie, en tant qu'explication systématique des situations ou des événements observés, est leur bastion. La théorie est cependant d'une valeur limitée si elle n'est pas confrontée à la réalité, et cette confrontation prend place via la méthodologie. Ici, la méthodologie de la recherche (une approche systématique de résolution du problème et de collection des données) devient cruciale: elle assure une connexion entre la théorie et les données (Adams et Schvarteveldt [1991]). [école autrichienne dispose ainsi d'une théorie solide, mais elle a besoin d'approfondir sa méthodologie de recherche - i.e., ses outils pour organiser la recherche et obtenir et créer des données. Par conséquent, le développement d'un cadre méthodologique qui organise, discipline et guide l'interface entre les théories et la réalité empirique est crucial pour l'avancement de l'agenda. Fort heureusement, il n'est pas nécessaire de recommencer depuis le début. Les cadres méthodologiques, les méthodes et les outils ont déjà été développés à divers degrés de sophistication, et un bon départ consisterait à les importer. Ce processus a déjà débuté sous l'impulsion de Boettke et Cowen et al. et ce dont il a besoin désormais est d'être systématisé et accéléré. Parmi les cadres méthodologiques envisageables, quatre méritent une attention particulière car il est possible qu'ils deviennent des éléments essentiels pour le travail empirique à l'intérieur du paradigme: l'analyse contre-factuelle, les études de cas, les narrations analytiques et l'analyse qualitative comparative. Lorsque Moss proclame que le modèle du dictateur bienveillant est la plus ancienne des expérimentations par la pensée, et l'économie en rotation permanente la plus grandiose, il semble
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en oublier une toute aussi durable, toute aussi grandiose et, par voie de conséquence, toute aussi classique. Lorsque Friedrich Wieser forgea la notion de « coût d'opportunité », il remplaça l'approche traditionnelle selon laquelle la valeur provient des intrants objectivement définissables, par une conception subjective qui renvoie aux alternatives imaginées. Cette simple idée contre-factuelle est devenue l'un des fondements les plus solides de l'analyse économique standard et constitue peut-être la première des leçons du raisonnement économique: on n'a rien sans rien. Tel est l'héritage des «alternatives imaginaires» dans l'analyse du coût; il est sous-jacent à toute étude empirique entreprise par la tradition subjectiviste et intègre les études de cas historiques au sein de l'approche comparative-contre-factuelle que nous avons soulignée. La distinction établie par Bastiat [1850] entre ce que l'on voit et ce que l'on ne voit pas constitue une expression encore plus précoce de l'importance des conjectures mentales lors de l'analyse du coût et, dans la mesure où son héritage demeure présent dans l'économie politique autrichienne, nous pouvons établir une filiation cohérente. De plus, comme nous l'avons précédemment démontré, les analyses explicitement contre-factuelles sont inévitables pour tout domaine dans lequel sont étudiées les relations de cause à effet2 • Lorsque les expériences contrôlées sont impossibles, et nous avons établi cette impossibilité de contrôle pour associer des variables dans les études multivariées en impliquant un grand nombre, les analyses contre-factuelles sont la seule alternative. Les autrichiens peuvent faire usage de leur avantage comparatif dans les «expérimentations par la pensée» et suivre les développements actuels de la littérature centrée sur différents styles d'argumentation contre-factuelle. Tetlock et Belkin ([1996] pp. 65) offrent quatre exemples. Premièrement, l'analyse contre-factuelle des études idiographiques «qui mettent en lumière des indéterminations à certains points de jonction de l'histoire» illustre le thème autrichien de l'incertitude knightienne (ou authentique) et des limites du positivisme déterministe. Deuxièmement, l'analyse contre-factuelle nomothétique peut reposer sur la tradition praxéologique autrichienne en précisant comment de telles lois
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pouvaient être à l'œuvre bien qu'elles fussent invisibles pour les acteurs historiques originaux ou pour les chercheurs contemporains qui insistent sur l'aspect strictement idiographique du cas particulier. Troisièmement, les analyses contre-factuelles nomothétiques mixtes, qui combinent une attention pour le « champ du possible» dans un univers incertain avec l'intérêt du théoricien pour l'identification de régularité ayant force de loi parmi les différents cas, pour produire ainsi une histoire portée sur la théorie », constituent des alternatives aisément concevables et disponibles. Quatrièmement, il y a aussi les analyses contre-factuelles de simulation mentale qui « révèlent des contradictions psychologiques demeurant jusqu'ici latentes et des incohérences du système de croyance en encourageant les individus à imaginer des mondes possibles pour lesquels les causes qu'ils estiment pertinentes perdent de leur pertinence, ou l'inverse» (Tetlock et Belkin pp. 5-6). Lanalyse contre-factuelle est généralement matérialisée par une étude de cas qui est une manière de fournir une méthode systématique et rigoureuse pour interpréter une instance unique (ou un faible nombre d'événements). Selon la position classique de Yin [1994], les études de cas prennent toute leur importance lorsque les phénomènes sociaux sont complexes, et lorsque les frontières entre les phénomènes et leur contexte sont floues. « Le besoin des études de cas provient du désir de comprendre les phénomènes sociaux complexes. En bref, la méthode des études de cas permet aux chercheurs de conserver les caractéristiques holistes et significatives des événements du monde réel» (Yin [1994] p.2). Alors que les vues d'ensemble ne fournissent que des généralisations statistiques, les études de cas permettent davantage d'offrir des généralisations analytiques et peuvent de ce fait proposer des preuves incapables d'être fournies par l'analyse quantitative (telles que les interviews formelles; les conversations informelles; l'observation directe; la documentation ou les enregistrements d'archive et les artefacts physiques). Les études de cas sont particulièrement adaptées pour expliquer le comment et le pourquoi de l' occurence de situations particulières et peuvent
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explorer les processus causaux. La description des liens opérationnels repose sur la documentation, sur les fréquences ou incidences, afin de créer une relation forte entre la théorie originale et les preuves rencontrées. Il est important de noter que la méthodologie suivie dans les études de cas a évolué et est devenue systématique. Yin [1994] identifie des prescriptions précises pour mener une étude de cas valide, telles qu'utiliser de multiples sources, établir une chaîne de preuves, faire correspondre des patterns, construire des explications, analyser et mesurer des séries temporelles pour permettre la réplication. L'étude d'un cas peut être utile si l'événement est crucial pour tester une théorie, s'il est extrême ou unique, si c'est un cas révélateur qui demeurait jusqu'à maintenant inaccessible, ou si c'est une étude pilote. Une étude de cas multiples peut être choisie dans le but d'obtenir une réplication littérale (s'ils produisent ensemble des résultats similaires) ou une réplication théorique (s'ils produisent des résultats contrastés mais prévisibles). Les narrations analytiques sont des procédés méthodologiques qui visent à mener des études de cas riches et contextuelles susceptibles d'explications théoriques rigoureuses. Le terme provient de Bates et al. [1998] dans une anthologie d'exemples basée sur ce manifeste. «Nous appelons notre approche narration analytique car elle combine les outils analytiques qui sont couramment utilisés en théorie économique et en science politique avec la forme narrative qui est plus couramment utilisée en histoire. Notre approche est narrative; elle porte une grande attention à l'histoire, aux comptes rendus, au contexte. Elle est analytique dans le sens où elle extrait des raisonnements explicites et formels qui facilitent à la fois l'exposition et les explications» (Bates et al. [1998] p. 10). La motivation qui guide cette entreprise est la fascination envers un phénomène social particulier, un intérêt pour les institutions à des moments critiques de leur histoire et pour les processus et mécanismes institutionnels. Cette immersion dans la base factuelle du cas spécifique (sous la forme de sources secondaires et d'enregistrements historiques) crée ainsi une description dense, tout en intégrant des raisonnements analytiques.
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Les données découvertes seront sujettes à la théorie du choix rationnel et à l'analyse stratégique (i.e. la théorie des jeux) pour offrir une relation bi-univoque entre le raisonnement théorique et les preuves, «en connectant l'événement apparemment unique avec les méthodes standard de la science sociale» (Bates et al. [2000] p. 697). Il est important de noter que, au sein de ces interactions, l'accent est mis sur l'exploration de cas plutôt que sur l'élaboration d'une théorie, ce qui permet d'introduire un fort élément contrefactuel dans la construction de chaînes de causalité. La méthode de la narration analytique rend compte du particularisme qui caractérise les enregistrements d'un temps ou d'un lieu spécifique et, bien que les énoncés prudents visant à la généralisation prennent en compte (comme ils le doivent) les particularités institutionnelles de chaque cas, l'acceptation des hypothèses du choix rationnel qui guident le comportement humain offre une théorie universelle qui sous-tend toute la perspective. Les narrations analytiques peuvent être appliquées aux firmes, aux groupes ou même aux nations (selon les cas particuliers étudiés), tout en prenant l'individu comme unité d'analyse et un niveau micro-économique d'investigation du fait de la position centrale du choix et de la décision. Finalement, la méthode comparative est peut-être le cadre méthodologique le plus pertinent de cet ensemble. La théorie autrichienne a toujours été comparative par nature, comme en témoigne le célèbre «débat sur le calcul économique» mettant en miroir les ordres capitaliste et socialiste, débat avant-coureur de l'approche de la Nouvelle économie institutionnelle des systèmes économiques comparés. Des récents développements dans ce domaine offrent aux autrichiens la possibilité de développer et d'étendre leurs références à l'analyse comparative. Dans un travail novateur, Charles Ragin présente la méthode comparative comme une technique qui utilise l'algèbre booléen pour simplifier les structures complexes de données de manière logique et holiste (Ragin [1987]). Les aspects primordiaux de cette approche sont que l'analyse est focalisée sur les parties dans le contexte du tout, et que la relation de causalité porte sur les intersections de conditions. Cette approche est construite sur la logique générale
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sous-jacente aux études de cas, mais la formalise (pour permettre des comparaisons qualitatives) via l'algèbre booléen. Ce dernier est utilisé comme base des comparaisons qualitatives puisqu'il porte sur la logique et les ensembles, et utilise des techniques pour simplifier les propositions de connections causales, en associant un langage binaire manipulable au raisonnement verbal. Par conséquent, c'est un moyen de conserver l'attention donnée à la complexité même lorsque le nombre de cas est élevé: une technique qui débute par une hypothèse de complexité maximum et utilise par la suite lorsque cela est possible, des techniques de réduction de données pour favoriser les explications les plus économes en informations. La méthode comparative étant principalement concernée par les relations causales qui sont à l'origine des phénomènes observés, elle n'est pas sensible aux fréquences ou aux probabilités. Cette capacité à extraire des conditions à partir de cas incite le chercheur à devenir familier de chacun d'entre eux, permettant par ailleurs le passage de la description à l'explication. Finalement, nous devons indiquer que des développements du même type ont été générés par les ensembles flous et l' « analyse modulaire» en sociologie comparative (historique), ce qui a contribué à créer un réservoir substantiel de ressources méthodologiques intéressantes compatibles avec le cadre théorique autrichien.
Cet article a pris comme point de départ l'observation de Moss selon laquelle, alors que les auteurs autrichiens de l'ancienne génération « excellaient dans la création et l'explication de « constructions imaginaires» (Moss [1997] p. 167) et dans l'établissement de conclusions à partir de ces constructions mentales, « les auteurs autrichiens contemporains semblent moins à l'aise et hostiles envers cette ancienne approche» (ibid.). Les des-
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criptions existentielles du processus de marché «ont remplacé les astucieux arguments logiques auxquels étaient confrontés toutes études sérieuses de l'analyse économique autrichienne» (ibid.). La crainte principale de Moss était que, par «cette course vers l'empirisme» (ibid.), les autrichiens «en viennent à se dispenser de toute forme de raisonnement abstrait» (ibid.), l'étude des conditions nécessaires et suffisantes se terminant par la «spécialisation dans les descriptions existentielles de la réalité» (ibid.). Cet article tente de relever ce défi en montrant que le mouvement impulsé par les autrichiens contemporains est une évolution et non une rupture radicale. Les expérimentations par la pensée font toujours partie de l'approche autrichienne et, avec les histoires conjecturales, appartiennent à une famille de stratégies cognitives qui partagent d'importantes caractéristiques. Le paradigme autrichien dispose en son sein d'une très forte composante d'études de cas comparatives - la dimension contrefactuelle. [étude de cas comparatifs et l'économie politique comparative des systèmes économiques participent toutes deux au même noyau intellectuel. Si nous envisageons tout cela sérieusement, un spectre entier de cadres analytiques, tous capables de rendre compte de la diversité empirique des cas et cohérents avec l'essence de l'approche autrichienne, sont donc disponibles. Tout ce dont nous avons besoin est d'incorporer, de développer et d'appliquer ces cadres analytiques. Cette approche nous permet de prendre du recul vis-àvis de la position de Moss selon laquelle l'intérêt porté à l'histoire conjecturale signifierait une rupture par rapport à «l'isolation et l'appréciation des conditions nécessaires et suffisantes» (Moss [1997] p. 166) : une des forces des analyses de cas contrefactuelles et comparatives est précisément leur capacité à contribuer à l'étude des conditions nécessaires et suffisantes. Les simples « descriptions existentielles» dont parle Moss sont exclues, car, par nature, les méthodes comparatives et contre-factuelles ont besoin d'un cadre abstrait: cette approche exclut tout glissement vers un simple descriptivisme. Sans une structure conceptuelle abstraite indiquant les facteurs principaux à analyser, aucun cadre comparatif nous permettant de « naviguer» entre les cas
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ne peut être élaboré. De part ce fait, la théorie autrichienne offre une structure conceptuelle robuste et une source continue d'inspiration pour des cadres analytiques. Tout ce dont nous avons besoin pour développer un paradigme totalement fonctionnel est de poursuivre le développement de techniques spécifiques à travers lesquelles les théories et les concepts sont confrontés à la réalité empirique. Ces développements ainsi que l'application de ces théories et méthodes à la réalité économique et sociale semblent être les tâches qui nous attendent.
Paul Dragos Aligica est Junior Fellow Adresse: Mercatus Center George Mason University - 3301 North Fairfax Drive Arlington VA 22201-4433 Anthony J. Evans est Graduate Fellow Adresse: Mercatus Center George Mason University - 3301 North Fairfax Drive Arlington VA 22201-4433
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Notes 1. Cette affinité est renforcée si le rôle de la connaissance est pris en compte, comme les autrichiens le prônent. Une des premières implications est qu'il devient difficile de mesurer et d' estimer la «connaissance» en-dehors de contextes et de configurations spécifiques. Dès lors, l'analyse du changement social à la lumière des processus de connaissance est fondamentale pour critiquer les approches quantitatives. La comparaison de variables déconnectées de leur contexte et des relations avec l'action humaine indique une conception mécanique de l'économie comme de la théorie. Si la connaissance est traitée comme étant à la fois générée localement et dispersée, la représentation dépeinte par les données quantitatives et le raisonnement en termes de variables sera incomplète. Pour le dire autrement, une approche en termes de variables peut être dans un grand nombre de cas méthodologiquement erronée et, dans la plupart des cas, les résultats qui en dérivent ne permettront pas de rendre compte de manière constructive des phénomènes étudiés.
2. «Nous pouvons éviter les analyses contre-factuelles seulement si nous évitons toute inférence causale et si nous nous limitons à des narrations de ce qui s'est passé n'impliquant aucune relation causale (sans introduire frauduleusement toute considération causale par l'usage de verbes tels que «influencer», «répondre », «déclencher », «précipiter», ou d'autres). Sans nous préoccuper de savoir si une narration cohérente et irréfutable peut être «non causale», cette contrainte nous interdirait de déduire les «leçons de l'histoire» que déduisent régulièrement les chercheurs et les hommes politiques sur des sujets tels que les meilleurs moyens d'encourager la croissance économique, de préserver la paix et de cultiver la démocratie. Sans raisonnement contrefactuel, comment pourrions-nous savoir si l'intervention de l'Etat accélère la croissance d'un pays x, si la force de dissuasion prévient toute attaque sur le pays y, ou si le courage d'un jeune roi a empêché le pays z de revenir à la dictature ? Le raisonnement contrefactuel est un pré-requis à toute forme d' apprentissage de l'histoire» (Tetlock et Belkin [1996]).
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Francis BISMANS Christelle MOUGEOT La théorie autrichienne du cycle économique: , , . un test econometrtque
e succès d'une théorie économique du cycle se juge aujourd'hui par le résultat de sa confrontation avec les faits ou, plus précisément, avec les «faits stylisés» mis en évidence par Burns et Mitchell [1946]. Ces faits sont, en effet,
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devenus les faits à expliquer, sorte de passage obligé pour toute théorie souhaitant asseoir ou gagner son audience. Elaborée par Mises [1912J puis par Hayek [1931J et Mises [1936J, l'approche autrichienne des cycles a ensuite été complétée par ces mêmes auteurs et Mises dans les différentes éditions de Human Action [1949, 1963, 1966] et Hayek dans Monetary Nationalism and International Stability [1937J, Profit, Interest and Investment [1939] et The Pure Theory of Capital [1941J. La théorie autrichienne des fluctuations n'a, toutefois, jamais véritablement passé cette épreuve des faits ou de la pratique. Ce n'est certes pas, comme le sous-entendent ses détracteurs, par crainte de voir sa validité remise en question mais, plus simplement, par incompatibilité avec l'épreuve proposée. Les critères au regard desquels peut être testée la solidité d'une théorie ne peuvent être que ceux découlant de cette théorie: «la preuve scientifique est dépendante de la théorie [... ]. La preuve dépend des observations, les observations des mesures, les mesures non seulement des outils mais aussi des concepts devant être mesurés et les concepts de la théorie »1. En d'autres termes, il est possible de tester le pouvoir explicatif de la théorie autrichienne mais il est impossible de le faire au regard du critère devenu conventionnel des faits stylisés de Burns et Mitchell, la théorie autrichienne reposant sur ses propres faits stylisés. C'est donc en réponse à ce besoin clair d'apprécier la capacité explicative de la théorie autrichienne du cycle que s'inscrit notre article. Les analyses empiriques de la théorie autrichienne se heurtent cependant à deux difficultés notoires: d'une part, la transposition des concepts autrichiens en termes opérationnels et, d'autre part, l'opposition méthodologique au test empirique de ses hypothèses. Le subjectivisme autrichien pose, en effet, des problèmes largement reconnus d'estimation statistique auxquels s'ajoute un individualisme méthodologique limitant l'analyse empirique de phénomènes macro-économiques. Mises [1966, p. 61J ne souligne-t-il pas que « l'impraticabilité de la mesure n'est pas due au manque de méthodes techniques pour l'établissement de mesures. Elle est due à l'absence de relations
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constantes. Les chiffres statIstIques relatifs aux evenements économiques sont des données historiques. Ils nous disent ce qui est arrivé dans un cas historique qui ne peut pas se répéter ». Parce que la théorie autrichienne du cycle décrit la réaction des agents à la création monétaire du système bancaire, il convient de l'utiliser plus comme une explication historique que comme une modélisation formelle 2 • Elle n'est pas un ensemble de relations mathématiques entre agrégats économiques. Elle n'a pas pour vocation de fournir des prévisions de produit national (même si certains auteurs sont désormais engagés dans cette démarche). Comment alors tester le pouvoir explicatif de la théorie autrichienne? En adoptant le point de vue de Boettke [1994] selon lequel « l'interprétation historique illustre le pouvoir du cadre théorique adopté ». Dans la tradition autrichienne, la preuve empirique est assimilable à la preuve historique. Il existe ainsi assez peu d'analyses empiriques de la théorie autrichienne: Cwik [1998], Garrison [2001], Hughes [1997], Keeler [2001], Mulligan [2002, 2006], Wainhouse [1984], etc., constituent des exceptions notoires dans la lignée desquelles s'inscrit notre article. Ce dernier présente cependant l'originalité d'utiliser les techniques les plus récentes de l'économétrie des panels, puisqu'il se propose d'apprécier la mesure dans laquelle la théorie autrichienne du cycle permet d'expliquer les mouvements conjoncturels observés en Allemagne, aux Etats-Unis, en France et au Royaume-Uni entre 1980 et 2006. Cette capacité explicative sera jugée à travers une question : les chocs de politique monétaire perçus à travers les variations de structure des taux d'intérêt, des prix relatifs et des dépenses sont-ils suffisants pour expliquer les fluctuations conjoncturelles de l'activité économique globale? Une première section sera consacrée à la présentation de la théorie autrichienne du cycle. Ses applications et tests empiriques feront l'objet d'une deuxième section. Passer de la théorie autrichienne à un modèle empirique requiert de transposer ses principaux concepts en variables macro-économiques
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quantifiables. La construction des serIes retenues sera ainsi développée dans une troisième section. La quatrième section présentera le modèle économétrique des données de panels à effets fixes construit à partir des observations trimestrielles issues de quatre pays (Allemagne, Etats- Unis, France et Royaume-Uni) entre 1980 et 2006. Les résultats et leur interprétation constitueront la cinquième section.
La théorie autrichienne du cycle Selon la formulation de Machlup [1976], «les facteurs monétaires causent le cycle mais les phénomènes réels le constituent». La théorie autrichienne attribue en effet l'existence de cycles à des origines monétaires: « le boom artificiel [est] amené par l'extension du crédit et par la baisse du taux d'intérêt à la suite de l'intervention des banques [... ]. La crise et la dépression qui la prolonge sont l'aboutissement de la période d'investissements injustifiée amenée par l'extension du crédit»3. En d'autres termes, une économie a-monétaire tendrait, conformément à la conception de l'équilibre général de Walras, spontanément vers l'équilibre où le taux d'intérêt nominal correspondrait au taux d'intérêt naturel ou, autrement dit, où l'investissement correspondrait à l'épargne disponible: « dans une économie de troc, l'intérêt constitue un régulateur suffisant pour le développement proportionné des biens capitaux et des biens de consommation. En l'absence de monnaie, s'il est admis que l'intérêt prévient effectivement toute expansion excessive de la production de biens d'investissement, en la contenant dans les limites de l'offre disponible d'épargne, et qu'un accroissement du stock de biens capitaux basé sur un report volontaire dans le futur de la demande des consommateurs ne peut jamais mener à des expansions disproportionnées, alors on doit nécessairement admettre que les développements
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disproportionnés de la production des biens capitaux peuvent seulement naître de l'indépendance de l'offre de capital monétaire par rapport à l'accumulation de l'épargne» 4. Dès lors, l'impulsion à l'origine du cycle tient dans la baisse du taux d'intérêt sous sa valeur naturelle (d'équilibre) résultant du privilège des banques de créer de la monnaie et, ainsi, de financer l'investissement au-delà de ce que permettrait l'épargne volontaire des agents économiques. «Des affaires qui n'eussent pas été jugées rentables alors que le taux d'intérêt n'avait pas encore subi l'influence des manipulations opérées par les banques et qui n'auraient pas été entreprises par conséquent sont désormais jugées rentables et peuvent être tentées »5. La baisse du taux d'intérêt n'affecte cependant pas de la même façon l'attractivité de l'investissement dans les différents secteurs de production: « la baisse de ce taux [monétaire] modifiant la rentabilité relative des différents biens de production utilisés dans les méthodes productives déjà en place, il apparaît qu'elle donne un avantage relatif à celle dont l'intensité capitalistique est la plus forte »6. Cette différence nous amène à souligner l'une des spécificités de la théorie autrichienne des cycles qui consiste à envisager les fluctuations de la production à partir de leurs relations avec la structure technique de l'activité des entreprises et en particulier celle «de l'accroissement de production permis par l'adoption de méthodes de production plus capitalistiques, ou, ce qui revient au même, par une organisation de la production telle qu'à tout instant, les ressources disponibles soient employées pour satisfaire des besoins concernant un horizon plus lointain qu'auparavant»? Le changement de taux d'intérêt cause ainsi un changement dans l'allocation des ressources d'investissement et donc dans la structure du stock de capital. Mais ce changement ne peut être durable car il ne découle pas de l'arbitrage intertemporel des agents comme pourrait l'être une augmentation de l' épargne 8 • En effet, si le taux d'intérét reflète la structure des choix intertemporels des agents, aucun mécanisme déséquilibrant n'affectera la structure productive: la modification
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des préférences intertemporelles sera absorbée par des ajustements du détour de production. En revanche, dans le cas d'une baisse de taux d'intérêt engendrée par les institutions bancaires, le surplus de crédit disponible va entraîner une extension disproportionnée des détours de production et perturber le mécanisme régulateur des prix relatifs. « L'expansion du crédit conduit à une affectation erronée des facteurs de production, du travail en particulier, en les dirigeant dans des emplois qui ne cessent d'être rentables »9. La perturbation des mécanismes régulateurs vient du fait que les banques peuvent offrir des fonds prêtables à des taux d'intérêt nominaux inférieurs au taux réel et incitent ainsi les entreprises à profiter de cet écart favorable pour accroître leurs investissements. Celles-ci investiront en se livrant à une surenchère pour acquérir les moyens originels de production puisque, par hypothèse, prévaut initialement une situation d'équilibre de plein emploi. Avec le déplacement des facteurs vers l'amont, c'est-à-dire vers les industries bénéficiant de la plus forte intensité en capital fixe, il y aura allongement du processus de production mais de manière artificielle. Les tensions vont commencer à se développer à partir du moment où les revenus créés en amont pour rémunérer des facteurs de production de plus en plus rares, vont s'orienter vers des biens de consommation offerts sur le marché en quantité insuffisante. « En effet, les producteurs on t dépensé l' accroissement de la masse monétaire qui leur a permis d'accroître leur demande de biens de production et par suite cet accroissement est devenu un revenu pour les consommateurs »10. Se produit ainsi une modification nouvelle et de sens inverse du rapport entre demande de biens de consommation et demande de biens de production. Les prix relatifs se modifiant alors en faveur des biens de consommation, il en résultera une nouvelle affectation des facteurs de production vers les industries produisant ces biens de consommation. Pour éviter un rétrécissement forcé du processus de production et les risques de surproduction dans les stades les plus éloignés de la production, les entreprises n'auront d'autre choix que de recourir à de nou-
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veaux crédits bancaires. Mais cette solution ne peut être que temporaire: les banques ne pouvant prêter qu'en respect des ratios de liquidité commencent donc à restreindre le crédit. Avec le tarissement des fonds prêtables et le relèvement des taux d'intérêt monétaires, l'investissement va diminuer et provoquer le réajustement brutal de l'économie. Le cycle économique peut donc être caractérisé par cinq étapes: - l'expansion du crédit provoque une baisse du taux d'intérêt de marché sous son niveau naturel; - les flux d'investissement augmentent et sont dirigés vers les productions les plus capitalistiques, c'est-à-dire les biens d'équipement, provoquant une augmentation de leur prix relatif; - la rareté artificielle en biens de consommation créée par cette modification de la structure de production engendre une augmentation de leur prix relatif, reflétant de nouvelles opportunités de profit qui ouvrent la voie à une réallocation des capitaux; - l'augmentation des prix finaux durant l'expansion diminue progressivement l'offre de crédit réelle ramenant ainsi le taux d'intérêt à son niveau naturel; - le retour à des méthodes de production plus courtes est alors inévitable, la liquidation du surinvestissement correspondant à la crise; A travers cette chronologie, le rôle essentiel des signaux de prix se dessine: le cycle est créé par une distorsion des prix relatifs entre biens de consommation et biens de production, il se propage en réponse à cette variation de prix relatifs et se résorbe de façon endogène par un ajustement de ces mêmes prix: «La première conséquence de l'augmentation de l'activité productive due à une politique bancaire de prêts à un taux d'intérêt inférieur au taux naturel est d'accroître le prix des biens de production relativement au prix des biens de consommation [... ]. Mais, rapidement, un mouvement inverse intervient: les prix des biens de consommation s'élèvent et les prix des biens de production diminuent; en d'autres termes, le taux d'in térêt s'élève et tend à nouveau vers le taux d'in té-
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rêt naturel »11. L'approche autrichienne du cycle est donc une approche endogène: la phase d'expansion crée les conditions de la récession sans qu'un choc exogène ne soit à l'origine du retournement de tendance.
Les premiers tests empiriques de la théorie autrichienne Les travaux empiriques relatifs à la théorie autrichienne des cycles se divisent en deux catégories: ceux qui adoptent un horizon temporel limité à quelques mois ou années, c'est-à-dire qui privilégient l'analyse d'une crise et ceux, beaucoup plus rares, qui s'inscrivent dans une analyse de longue période. S'inscrivant dans la première optique, Rothbard [1962] se concentre sur la Grande Dépression et montre que l'expansion du crédit, mesurée par l'augmentation de la base monétaire américaine, fut à l'origine d'une expansion non soutenable dans les années 1920 et que la crise qui en découla fut aggravée par les efforts du gouvernement visant à empêcher la liquidation du sur-investissement. En d'autres termes, le New Deal a transformé ce qui aurait dû être une simple récession en longue dépression en retardant le retour à des procédés de production moins détournés. Les ressources qui auraient dû être réaffectées à des productions adaptées aux préférences des consommateurs furent, en effet, maintenues dans des emplois contre-productifs pour éviter les licenciements massifs dans les industries qui avaient connu le plus fort essor durant le boom. Cette politique économique, associée à une politique monétaire expansive, ne fit donc que perpétuer surinvestissement et mal-investissement et retarder l'ajustement inévitable de l'économie. Dans la même optique, Powell [2002] analyse la récession japonaise des années 1990 et aboutit également à la conclusion que les efforts des pouvoirs publics, pour
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retrouver le chemin de la croissance, n'ont fait qu'allonger et intensifier la crise. O'Driscoll et Shenoy [1976] ainsi que Garrison [2001] présentent une analyse autrichienne de la stagflation des années 1970 mettant l'accent « sur le point d'entrée de la monnaie nouvellement créée et les changements consécutifs des prix relatifs qui gouvernent l'allocation intertemporelle des ressources »12. Ils observent que l'expansion du crédit augmente la demande nominale au point où la monnaie nouvellement créée est injectée, entraînant une distorsion des prix relatifs et de l'allocation des ressources. Ce mal-investissement a un impact négatif persistant sur la production de biens de consommation en raison des difficultés posées par sa réallocation. Cette inadaptation engendre alors une hausse des prix des biens finaux et un sous-emploi des ressources dans les industries situées en amont. Cwik [1998] et Hughes [1997] ont montré que durant l' expansion qui précéda la récession américaine de 1990-1991 les flux de crédits allèrent d'abord vers les secteurs les plus capitalistiques tandis que les secteurs moins capitalistiques n'augmentèrent leurs emprunts que plus tard dans le cycle. Callahan et Garrison [2003] retracent les effets Cantillon créés par l'injection excessive de liquidités dans le secteur des nouvelles technologies durant le boom des années 1990 et la récession consécutive de 2001-2002. Cochrane, CalI et Glahe [2003] montrent que le point d'entrée des nouveaux crédits et le moment où ils apparaissent déterminent le lieu et la durée de l'expansion ainsi que la nature et la date de l'inévitable réajustement. Tenant d'une optique d'analyse conjoncturelle de longue période, Wainhouse [1984] propose ce que beaucoup considèrent comme la première analyse économétrique autrichienne. Sur la base de données mensuelles américaines allant de janvier 1959 à juin 1981, le test de causalité de Granger qu'il mène identifie une séquence d'événements partant de chocs monétaires et conduisant à des variations de taux d'intérêt et de niveaux de production conformes à la séquence autrichienne.
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Le Roux et Levin [1998] ont appliqué la même méthodologie à l'économie sud-africaine sur la période 1980-1996 pour établir empiriquement l'origine monétaire des cycles identifiés. Sechrest [2006] teste la capacité explicative de la théoautrichienne en proposant une régression du PIB réel amérie ricain entre 1959 et 2002 à partir de l'agrégat monétaire M2, du spread de taux d'intérêt et d'un indicateur de prix relatifs. Keeler [2001] utilise, lui, des données trimestrielles retraçant les huit derniers cycles économiques américains pour montrer que leur origine tient à des chocs monétaires qui se sont propagés par les variations de prix relatifs, notamment les taux d'intérêt nominaux. Mulligan [2002] utilise des données sectorielles relatives à l'emploi comme indicateur des allocations de ressources entre secteurs d'activité. Il montre ainsi que les ressources sont réallouées entre les différents stades de production en réponse aux variations de taux d'intérêt nominaux conformément à ce que prévoit la théorie autrichienne. En 2006, Mulligan teste et confirme la principale hypothèse autrichienne à savoir que la baisse du taux d'intérêt sous son niveau d'équilibre augmente l'investissement à court terme mais le diminue à plus long terme. Sur données américaines de 1959 à 2003, il estime un modèle à correction d'erreurs expliquant entre 45 et 50% de la variance des dépenses réelles de consommation par les variations du spread de taux d'intérêt.
De la théorie autrichienne au modèle empirique: les séries retenues Savoir si les relations suggérées par la théorie peuvent être observées avec une intensité suffisante pour rendre compte des cycles macro-économiques requiert de transposer les concepts théoriques en variables quantifiables. L'utilisation
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d'outils statIstIques, économétriques, exige alors quelques assouplissements par rapport à la théorie autrichienne pure. Keeler [2001] propose une définition du cycle fondée sur les fluctuations de l'activité économique globale. Les périodes d'expansion et de récession sont respectivement caractérisées par une augmentation et une diminution du taux de croissance du PIB par rapport à son niveau naturel. Le ratio entre PIB observé et PIB naturel estimé constitue, en effet, pour Keeler [2001] la meilleure approximation du concept autrichien de fluctuation économique globale, dans la mesure où il capture l'idée de déviation par rapport à l'équilibre. Dans la continuité de cette analyse, nous avons retenu le rapport entre PIB réel courant et PIB réel naturel comme indicateur des mouvements conjoncturels allemands, américains, anglais et français entre 1980 et 2006 13 • A l'instar de Keeler [2001], nous avons défini le PIB réel naturel comme le PIB réel qui aurait été obtenu si l'activité économique avait progressé à un taux trimestriel constant entre les pics séparant deux cycles. Cette définition requiert cependant de dater les cycles et les pics proprement dits. On connaît à cet égard la règle simple utilisée pour déterminer ou non la présence d'une récession: le déclin du PIB réel pendant deux trimestres consécutifs. Il en découle qu'un pic coïncide avec le trimestre précédant le premier des deux trimestres consécutifs de recul du PIB. D'un point de vue formel, les pics seraient des extrema locaux si Yt était une fonction continûment dérivable sur un intervalle ouvert. L'analogue de cette définition pour une série discrète est :Yt admet un pic en T si {YT-2'YT-J
YT+I'YT+2}. C'est en se basant sur cette condition que nous avons identifié les pics entre lesquels nous avons calculé le taux de croissance trimestriel moyen les séparant. Les séries de PIB réel naturel sont donc définies ex post en appliquant ce taux de croissance aux valeurs du PIB réel observées sur chaque pic. En d'autres termes, en chaque pic, le PIB réel naturel est égal au PIB réel courant. A l'équilibre, leur ratio est donc égal à 1 et toute déviation par rapport à cette valeur unitaire reflète les fluc-
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tuations de l'activité économique au cours du cycle, comme l'illustre le graphique n° 1. Graphique 1 Cycles économiques 1980-2006 1,12000000 __- - - - - - - - - - - - - - - - - - - . ,
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Cette méthodologie se heurte cependant à la critique 14 de Wainhouse [1984, p. 56 et 65] selon laquelle les cycles définis à partir des seules variations - absolues ou relatives de niveau du PIB peuvent ne pas correspondre au concept autrichien de cycle économique fondé sur l'évolution de la composition du PIB15. C'est pourquoi une analyse autrichienne des cycles requiert de les appréhender également à travers les fluctuations de la production de biens de consommation et d'équipement. Mulligan [2002, 2006] considère ainsi que les phases d'expansion sont marquées par l'augmentation de l'investissement tandis que sa diminution caractérise les récessions. Mais compte tenu de l'accent mis par la théorie autrichienne sur l'évolution de la composition des dépenses totales au cours du cycle, il nous semble plus pertinent de raisonner en termes relatifs. Aussi avons-nous retenu le rapport entre dépenses de consommation et dépenses d'investissement 16
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comme indicateur de la déformation de la structure de production au cours du cycle (cf graphique n02). Nous pouvons remarquer que ce ratio tend, dans chaque pays, à augmenter au cours des périodes d'expansion et à diminuer au sortir des récessions. Ce mouvement semble donc conforme à l'hypothèse autrichienne selon laquelle le début de l'expansion est marqué par une accélération relative de la production de biens d'équipement, celle de la production de biens de consommation ne se produisant que plus tardivement. Les maxima du rapport entre dépenses de consommation et dépenses d'investissement souvent atteints lors des trimestres de récession ou juste précédant les récessions s'expliqueraient ainsi par la liquidation du surinvestissement. Graphique 2 Structure relative des dépenses de consommation et d'investissement 6,00
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3,00 2,50
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Temps (trimestres)
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L'une des difficultés, qui ne peut toutefois être évitée, est que la valeur réelle de la production de biens de consommation ou cl' équipement n'est théoriquement pas la valeur objective et observable des dépenses réelles de consommation ou d'investissement, mais la valeur d'usage subjective qu'en extrait chaque consommateur ou producteur, cette dernière étant par définition inobservable et atomisée. A l'origine du cycle se trouve la distorsion de prix relatifs créée par l'expansion monétaire. La baisse du taux d'intérêt de marché provoque une augmentation du prix des biens de production relativement au prix des biens de consommation, cette tendance disparaissant progressivement au cours de l'expansion. Si Mises exprima clairement cette idée en 1912, il se montra ensuite beaucoup plus ambigu peut-être parce qu'il n'y a pas de direction claire dans la durée et l'ampleur des variations de prix. Dans le cadre des cycles réels, Kydland et Prescott [1991, p. 17] suggèrent d'ailleurs que « toute théorie considérant les mouvements de prix pro-cycliques comme indicateur des fluctuations économiques est vouée à l'échec ». Notons que cette idée selon laquelle les prix ne transmettent pas les signaux des comportements réels est l'un des points communs partagés par la théorie autrichienne et la théorie des cycles réels 17. Le graphique n03 donne le comportement temporel du rapport entre indice des prix à la consommation et indice des prix à la production ; il tend à illustrer cette absence de mouvements clairs des prix relatifs durant les différentes phases du cycle. L'évolution de ce ratio est marquée par une tendance à la hausse sans corrélation apparente avec les fluctuations de l'activité économique globale ou de la structure de production: les baisses et hausses ponctuelles de ce ratio ne coïncident ni avec les phases d'expansion ni avec les phases de récession. L'apparente non-stationnarité de cet indicateur sera, en outre, confirmée par les tests économétriques ultérieurs.
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Graphique 3 Structure des prix relatifs à la conso~mation et à la production LlO ~---------------------, Gl U
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1,05
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~
temps (trimestres)
Cependant, l'un des prix relatifs les plus importants est celui unissant consommation présente et consommation future puisque la baisse du taux d'intérêt engendrée par l'augmentation du crédit entraîne un allongement du détour de production. Keeler [2001J et Mulligan [2002, 2006J considèrent que ce prix relatif s'exprime dans la structure par terme des taux d'intérêt, le taux d'intérêt sur le marché à court terme correspondant au taux nominal et le taux d'intérêt à long terme étant assimilé au taux naturel. Le spread entre ces deux taux permet alors d'appréhender le concept wicksellien de différentiel de taux. En effet, les taux à long terme étant considérés comme égaux à la moyenne pondérée des taux à court terme augmentée d'une prime de risque, l'expansion du crédit diminue les taux à court terme plus fortement que les taux à long terme. Le spread de taux augmente donc fortement au début des phases d'expansion, diminue ensuite progressivement et tend à devenir négatif dans les trimestres précédant les phases de récession. En d'autres termes, l'inversion de la structure par terme marque le retournement conjoncturel. Quand le spread
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diminue, le détour de production se réduit au fur et à mesure que les entreprises réallouent les ressources de la production de biens d'équipement à la production de biens de consommation. Nous avons défini le spread comme la différence entre le taux des emprunts d'Etat à 7/10 ans et le taux à 3 mois du marché monétaire 18 • Le graphique n04 retrace son évolution qui tend à être conforme à celle prévue par la théorie autrichienne. Au début des phases d'expansion, le taux à court terme est relativement bas par rapport au taux à long terme (entre 2 et 4 points de moins) puis l'écart tend à se combler au fil du temps et à s'inverser à l'approche des récessions. Graphique 4 Structure par terme des taux d'intérêt 1980-2006 3,00 - l - - - -_ _.....---
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Temps (trimestres)
Enfin, notons que nous n'introduisons pas explicitement dans notre analyse empirique d'agrégat monétaire. Nous considérons en effet que l'expansion du crédit à l'origine de l'impulsion du cycle, et aboutissant à la baisse du taux d'intérêt de marché sous son niveau naturel, se reflète dans la valeur du spread. Cette expansion du crédit étant par définition temporaire, elle se traduit par une baisse du taux d'intérêt à courlt terme qui ne se répercute que faiblement sur les taux à long terme. Cette hypothèse est confirmée empiriquement par Bernanke [1990] qui montre, sur données américaines, que 55%
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des variations des taux d'intérêt à court terme et du spread sont expliqués par les changements de politique monétaire appréhendés à travers les variations de la masse monétaire. Keeler [2001] confirme ce résultat en établissant que les variations des taux d'intérêt à 3 mois observées aux Etats-Unis entre 1959 et 2000 sont plus fortement corrélées à la croissance de l'offre de monnaie que les taux à long terme (0,33 contre 0,06).
Méthodologie économétrique Notre objectif est d'établir une relation économétrique de long terme ou encore d'équilibre entre la variable représentative du cycle, en l'occurrence le ratio PIB réel/PIB naturel, que l'on notera désormais Rev, et ses déterminants supposés, à savoir: -l'écart entre les taux d'intérêt longs et les taux courts, autrement dit le spread de taux, désigné par Spread ; - le rapport entre dépenses de consommation et dépenses d'investissement, noté Dep dans ce qui suit; - le ratio de l'indice des prix à la consommation à celui des prix à la production, les prix relatifs pour faire bref, ratio que l'on désignera par Prix_rel. Ceci précisé, il faut immédiatement ajouter que toutes les séries utilisées possèdent une double dimension : transversale (quatre pays retenus) et temporelle (un grand nombre d'observations trimestrielles). Il s'agit donc de séries longitudinales, qui se présentent sous la forme d'un panel cylindré de 420 observations (N = 4, T = 105, NT = 420). Bien entendu, il y a par nature une certaine dose d'hétérogénéité dans chacune des séries: pour se limiter à ce seul exemple, il est clair que la variable cyclique Rev évolue différemment dans les différents pays (voir le graphique n02). C'est pour tenir compte de cette hétérogénéité que les modèles de données de panels se présentent sous une forme différente du modèle de régression
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linéaire traditionnel y = Xf3+U, où u est un aléa qui satisfait les «conditions classiques» pour l'application du théorème de Gauss-Markov. Par comparaison, et en gardant le même symbolisme, on peut formuler comme suit le modèle linéaire de base de l'économétrie des panels :
où Yit est une observation sur la variable dépendante, f30 est une constante (globale), X it un vecteur à K composantes (les K variables explicatives), f3 un vecteur colonne de taille K des cœfficients des variables explicatives, U it - IID(O,O';) des aléas supposés indépendants des X it pour tout i et tout t et, enfin, ai est soit une constante, soit une variable aléatoire, spécifique à l'unité i. C'est précisément à travers ce terme ai qu'est saisie l'hétérogénéité des données de panel. On a affaire au modèle à effets fixes, lorsque ai est une constante; au modèle à erreurs composées simple, lorsque ai est aléatoire 19 • Dans ce qui suit, la relation de long terme prendra la forme d'un modèle à effets fixes, que l'on peut écrire, en adaptant l'équation (1) à notre propos, de la manière suivante:
avec ai une constante déterministe spécifique au pays i. Pour estimer un tel modèle, on doit soit utiliser les moindres carrés avec variables binaires, une par unité individuelle (Least Square Dummy Variables, LSDV, en anglais), soit appliquer les moindres carrés ordinaires (MCO) à l'équation (2) transformée, c'est-à-dire de laquelle on a soustrait pour tout i les moyennes temporelles de groupe. Dans ce dernier cas, on obtient l'estimateur dit Within (Intra en français). Pour plus de détails sur ces estimateurs et leurs propriétés, on renverra à Baltagi [2005], Sevestre [2002] ou encore à Hsiao [2003].
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Cependant, avant même d'estimer l'équation (2), il faut s'assurer que les variables qui y interviennent sont stationnaires (au second ordre) : on sait en effet qu'une régression entre variables non stationnaires invalide les principaux résultats de l'inférence statistique traditionnelle et donne lieu au phénomène de la régression fallacieuse (spurious regression) . Cette conclusion vaut aussi pour les séries de panel, dans la mesure où elles comportent une dimension temporelle. L'examen de la stationnarité des séries (chronologiques) s'opère à l'aide des tests de racine unité, dont les principaux sont ceux de Dickey-Fuller augmenté (DFA), de Phillips-Perron (PP), d'Eliott-Rothenberg-Stock (ERS) et de KwiatkovskyPhillips-Schmidt-Shin (KPSS). Pour une introduction et un panorama de ces différents tests, on renvoie à Phillips et Xiao [1998] ou à Salanié [1999]. Ces tests ont leur analogue (ou peu s'en faut) pour l'analyse des séries longitudinales. Sans entrer dans trop de détails - on peut trouver les compléments et précisions nécessaires dans Hurlin et Mignon [2005J ainsi que dans Bismans et Damette [2007] -, signalons simplement que l'on appliquera les tests de Levin-Lin-Chu [2002], Hadri [2000], Im-Pesaran-Shin [2003] et de Maddala-Wu [1999] aux séries de panel utilisées. Ajoutons que ces tests ont comme hypothèse nulle la non-stationnarité de la série examinée, sauf celui de Hadri qui retient, lui, la stationnarité. Ils se différencient toutefois par la forme précise que prend cette hypothèse nulle et donc aussi par celle de l'hypothèse alternative. Pour le montrer, partons de la formule générale de la régression en panels commune à l'ensemble de ces tests, soit:
~Yit
Pi
=
ai
+ bjYj,t-l + c/ + "f)ij~j,t_ j + fjl'
#
i = 1, ···, N; t = 1, ···, T,
(3)
où ilYit est la différence première de la variable y, ai une constante spécifique à l'unité i, Cil un trend déterministe (également spécifique à i), Pi le nombre de retards à prendre en
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considération (nombre variable en fonction de i) et Cit un bruit blanc de moyenne nulle et de variance constante 20 • Les hypothèses nulle et alternative pour le test de LevinLin-Chu sont:
Ho: b1=b2 =··· =bN=b=O H 1:b 1=b2 =... =bN=b
.{b
Principaux résultats économétriques Nous allons à présent appliquer la méthodologie qui vient d'être définie en commençant par vérifier si les séries retenues sont stationnaires ou pas.
Tests de racine unité Voici un tableau qui donne, non pas les valeurs des quatre statistiques de test, mais directement les p-valeurs correspondantes (i. e. les probabilités de l'erreur de première espèce associées aux statistiques de tests) pour les séries en niveau et différenciées une fois 21 •
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Tableau 1 Tests de racine unité en panel Rev Tests
p-valeur Niv.
Diff.
Levin-Lin-Chu
0,035
1,000
p-valeur
Prix_rel
Dep
Spread
p-valeur
p-valeur
Niv.
Diff.
Niv.
Diff.
0,015 0,999
0,038
1,000
0,082
0,000
Niv.
Diff.
HadriO,479
0,000
0,052
0,574 0,000
0,759
0,000
0,574
Im-Pesaran-Shin
0,012
0,000
0,000 0,000
0,000
0,000
0,644
0,000
Maddala-Wu
0,001
0,000
0,000 0,000
0,000
0,000
0,622
0,000
L'analyse de ce tableau livre plusieurs résultats intéressants: • Trois variables - il s'agit de Rev, Spread et Dep - sont clairement stationnaires si l'on se réfère aux trois tests dont l'hypothèse nulle est l'existence d'une racine unité (Levin-LinChu, Im-Pesaran-Shin, Maddala) : en effet, dans tous ces cas, les p-valeurs correspondant aux séries en niveau sont inférieures au seuil de signification conventionnel de 50/0, ce qui conduit au rejet de l'hypothèse nulle et à l'acceptation de l'hypothèse alternative de stationnarité des trois séries citées; • le test de Hadri - rappelons qu'il est basé sur l'hypothèse nulle de stationnarité - corrobore généralement ces résultats, puisque, toujours en niveau et pour deux des trois variables considérées, i.e. Rev et Spread, les p-valeurs sont supérieures à 0,05, en suite de quoi on conclut à la stationnarité de ces séries; par contre, en ce qui concerne la variable Dep, la p-valeur est inférieure à 0,05 et on serait donc logiquement conduit à admettre la présence d'une racine unité dans cette série; cependant, compte tenu que les trois tests précédents concluent sans ambiguïté à la stationnarité, on tranchera en faveur de la stationnarité du ratio dépenses de consommation/dépenses d'investissement; • la variable Prix_rel est la seule qui soit non stationnaire; tous les résultats des tests vont, sans exception aucune, dans ce sens; en niveau, les quatre tests concluent à la présence d'une racine unité dans la série, qui est donc intégrée d'ordre 1 ; à
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l'opposé, ces mêmes tests appliqués à la série différenciée une fois conduisent au même résultat : ~Prix_rel est stationnaire. Au total donc, les variables Rev, Spread et Dep sont stationnaires, tandis que la série des prix relatifs (Prix_rel) est intégrée d'ordre 1, ce qui signifie qu'il faut la différencier une fois pour la rendre stationnaire.
L'équation estimée Pour éviter une régression fallacieuse, toutes les variables expliquées et explicatives qui entrent dans cette régression doivent être stationnaires. Eu égard aux résultats obtenus sur base des tests de racine unité, cette condition conduit à estimer l'équation suivante, variante « stationnarisée» de (2) :
où, redisons-le, a i représente une constante spécifique au pays i, tandis que i=l, ... ,4 et t=l, ... ,105. Les résultats de l'estimation de (4) sont donnés dans le tableau n02. (Pratiquement, on estime ce modèle à effets fixes en effectuant une régression Intra (Within) et on obtient la matrice de variance-covariance des paramètres estimés par la procédure de White). Tableau 2 Estimation du modèle à effets fIXes Cœfficient
Erreur-type
Statistique t
p-valeur
Constante
1,06815
0,01439
74,217
0,0000
Spread
-0,00356
0,00079
-4,475
0,0000
Dep
-0,01881
0,00368
-5,104
0,0000
~Prix_rel
0,02466
0,20021
0,1232
0,9020
Variable
N=4
NT=416
R2 =0,294
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Statistique F=29,754
p-valeur (stat F)=O,OOOO
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Résumons en trois points les enseignements statistiques que l'on peut tirer de l'analyse de ce tableau: • Que l'on se réfère à la statistique t ou à la p-valeur correspondante, les cœfficients de la constante, du Spread et la variable Dep sont significativement différents de zéro; de même, le test F conduit à rejeter l'hypothèse nulle de nullité globale des paramètres estimés et donc à accepter l'hypothèse alternative que ces paramètres sont conjointement différents de zéro. • Par contre, le cœfficient de la variable (différenciée) Prix_rel n'est pas significativement différent de zéro, sa p-valeur étant égale à 0,9 et donc très largement supérieure au niveau conventionnel de 0,05 ; on doit noter que si l'on faisait entrer les prix relatifs, en niveau, dans la régression, le cœfficient associé 22 serait égal à 0,1086 et hautement significatif; on a là une illustration quasiment parfaite des conséquences de la non-stationnarité des régresseurs : en effet, la variable des prix relatifs en niveau est intégrée d'ordre 1 et son introduction dans l'équation estimée se traduit notamment, comme l'a démontré Phillips [1986, section 2J, par le fait que le test t est biaisé et tend à sur-rejeter l'hypothèse nulle d'absence de relation entre les variables lorsque le nombre d'observations T s'accroît. • La constante f30 (l'équation (4)) est positive et égale à 1,068 ; par comparaison, les valeurs estimées des effets fixes (les paramètres a) spécifiques à chaque pays sont les suivantes: -0,01926 pour l'Allemagne, -0,01313 pour les Etats-Unis, 0,0316 pour le Royaume-Uni et 0,00079 pour la France; on en déduit que la constante globale, c'est-à-diref3o-a i , i=l, ... ,4, est plus faible pour l'Allemagne et les Etats-Unis que pour les deux autres pays et qu'en conséquence, les variables explicatives jouent un rôle plus déterminant dans les deux premiers pays.
Quelques tests de spécification
On va à présent tester la spécification de l'équation estimée en commençant par examiner la significativité des effets fixes. A
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cet égard, l'hypothèse nulle est que ces effets sont conjointement égaux à zéro - leur somme algébrique est, pour sa part, toujours égale à 0 - et donc que leur présence dans l'équation de régression est superflue ou redondante. Le test est basé sur le rapport de vraisemblance (RV) et suppose d'estimer modèle non contraint et modèle contraint par l'hypothèse nulle. Voici quels sont les résultats obtenus: Tableau 3 Tests de redondance des effets fIXes Statistique RV
p-valeur
Test F
18,0125
0,0000
Test du chi-deux
51,6226
0,0000
Quel que soit le test réalisé, on rejette l'hypothèse nulle et on conclut que les effets fixes ne sont pas superflus. Envisageons maintenant trois hypothèses: - le cœfficie11t de la variable ~Prix_rel est égal à 0 (il s'agit d'un test de Wald) ; - les variables Spread et Dep sont conjointement superflues (c'est un test du rapport de vraisemblance) ; - la variable Prix_rel (en niveau) a été omise de la régression (il s'agit également d'un test du rapport de vraisemblance). Asymptotiquement, les statistiques correspondantes suivent toutes trois une loi du chi-deux, dont le nombre de degrés de liberté est égal au nombre de restrictions imposées. Le tableau n° 4 fournit les éléments nécessaires pour interpréter chacun de ces tests. Tableau 4 Tests de spécification
°
Statistique
p-valeur
Cœfficient f33 =
0,01517
0,902
Omission de Prix_rel
52,6803
0,000
Redondance de SDread et DeD
85 3082
0000
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Les conclusions sont immédiates: le cœfficient de la variable des prix relatifs différenciés une fois est nul et la présence de cette variable dans l'équation de régression est superflue; les prix relatifs (en niveau) ne doivent pas figurer dans la régression; les variables Spread et Dep y ont par contre leur place (dans ce dernier cas par exemple, on dirait, en termes statistiques, que l'on accepte l'hypothèse alternative que ces deux variables ne sont pas superflues dans la régression !).
Interprétation économique
Sur les trois variables introduites dans notre modèle, seuls le spread de taux d'intérêt et la structure des dépenses relatives de consommation et d'investissement expliquent la variable représentative du cycle autrichien, à savoir le rapport entre PIB réel observé et PIB réel naturel. Le rapport entre les prix à la consommation et à la production se révèle ainsi superflu et ne peut être considéré comme un déterminant des fluctuations conjoncturelles globales. Ce résultat contribue donc à justifier empiriquement l'abandon par Mises, après 1912, de l'hypothèse de mouvements de prix pro-cycliques comme déterminant du cycle économique et à confirmer l'optique initiée par Garrison en 1991. Notons d'ailleurs que Keeler [2001] s'est abstenu d'introduire dans son analyse empirique un indicateur de prix relatifs considérant, en effet, la possibilité qu'il n'y ait pas d'hypothèse générale pouvant être formulée sur l'évolution des prix relatifs au cours des différentes phases du cycle. En revanche, les hypothèses portant sur l'évolution du spread de taux d'intérêt et de la structure des dépenses relatives tendent à être confirmées empiriquement. Le signe négatif des cœfficients associés à chacune de ces variables est, en effet, conforme au signe attendu par la théorie autrichienne. Considérons tout d'abord le spread de taux d'intérêt. Notre modèle aboutit à la conclusion qu'une augmentation du spread entraîne une diminution du ratio entre PIB observé et PIB natu-
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rel. En d'autres termes, l'accroissement de l'écart entre taux à long terme et taux à court terme tend à réduire l'écart entre PIB observé et PIB naturel, réduction reflétant une accélération de l'activité économique pour retrouver son niveau naturel. Ce résultat confirme donc l'hypothèse autrichienne centrale selon laquelle l'expansion est générée par une baisse du taux d'intérêt sous son niveau naturel et dure jusqu'à ce que cet écart se soit résorbé. Autrement dit, la baisse théorique du spread au cours de l'expansion se trouve empiriquement étayée. Considérons maintenant la structure des dépenses relatives. Le signe négatif du cœfficient qui lui est associé signifie également qu'une augmentation du rapport entre dépenses de consommation et dépenses d'investissement entraîne une diminution du rapport entre PIB réel observé et PIB réel naturel. En d'autres termes, l'accroissement des dépenses de consommation relativement aux dépenses d'investissement tend à réduire l'écart entre PIB observé et PIB naturel. D'après la théorie autrichienne, l'expansion est marquée à son début par une accélération de la production de biens d'équipement qui est progressivement rattrapée, voire dépassée, par la production de biens de consommation, la liquidation du sur-investissement marquant enfin la récession. Cette hypothèse trouve donc également sa confirmation économétrique. Enfin, il est intéressant de noter que la capacité explicative du spread de taux d'intérêt et de la structure des dépenses relatives diffère selon les pays. En effet, la constante globale du modèle que nous avons estimé s'avère plus faible pour l'Allemagne et les Etats-Unis que pour la France et le RoyaumeUni. Cette différence signifie que les variables explicatives sont plus déterminantes pour les premiers que pour les seconds. Ce résultat est à rapprocher de celui, notamment, de Bernanke [1990] qui conclut à un pouvoir explicatif et prédictif du spread de taux d'intérêt plus fort aux Etats-Unis et en Allemagne que dans les autres pays étudiés (France, Japon et Royaume-Uni). Cette différence peut être rattachée au degré de liberté des marchés monétaires et financiers traditionnellement plus élevé aux Etats-Unis et en Allemagne.
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Au fil de cet article, nous avons dégagé une relation économétrique de long terme entre la variable représentative du cycle (le ratio PIB réel/PIB naturel) et trois autres variables explicatives - le spread de taux, le rapport entre dépenses de consommation et dépenses d'investissement et enfin, le ratio de l'indice des prix à la consommation à celui des prix à la production. La mise en évidence d'une telle relation de long terme a pris la forme de l'estimation d'un modèle de données de panel à effets fixes construit à partir d'observations trimestrielles couvrant la période 1980-2006 pour quatre pays (Allemagne, Etats-Unis, France et Royaume Uni). De l'analyse de cette relation, il s'ensuit principalement que deux des déterminants « autrichiens» cités - le spread de taux d'intérêt et le ratio prix à la consommation 1 prix à la production - contribuent significativement à l'explication des fluctuations cycliques.
Francis Bismans est professeur à l'université de Nancy 2, BETA, faculté de droit et sciences économiques. Adresse: Faculté de droit et sciences économiques, 13 place Carnot - CO n° 26 54001 Nancy Cedex Email: [email protected] Christelle Mougeot est maître de conférences à l'université Paul Verlaine, BETA - ID2, faculté de droit et sciences économiques. Adresse: Faculté de droit et sciences économiques, Ile du Saulcy - 57000 Metz Email: [email protected]
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Notes 1. Nardin [2001], pp. 114-115. 2. Garrison a successivement exploré ces deux voies en 2001 et 2003. 3. L. v. Mises [1936], p. 460. 4. F. Hayek [1931], p. 135 5. L. v. Mises [1936], p 461. 6. F. Hayek [1931], pp. 147-148. 7. F. Hayek [1931], p. 94. 8. Le report d'une partie de la consommation a pour effet de rendre disponibles des fonds à des fins d' investissement. Ce déplacement des ressources disponibles vers les secteurs produisant des biens de production entraînera un allongement du processus de production, c'est-à-dire le passage à des méthodes de production plus capitalistiques, dont l'effet se fera sentir, dans un second temps, sur la production des biens de consommation. Un nouveau système de prix relatifs va s'établir ainsi qu'une nouvelle situation d'équilibre.
9. F. Hayek [1931], p. 98. 10. F. Hayek [1931], p. 118-119. Il. Mises [1912], p. 131.
12. R. Garrison [2001], p. 47.
13. Source: Eurostat, séries du PIB réel trimestriel, prix constant 1995. 14. Cette critique explicite en fait l' avertissement de Hayek [1931], p. 161 en vertu duquel « toute recherche d'une mesure statistique du cycle sous la forme du volume total de la production ou du volume total des échanges ou de l'activité économique générale, ou de tout autre concept analogue, n'aura pour effet que de masquer les phénomènes véritablement significatifs, les modifications de la structure de production».
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15. Leur parfaite concordance exigerait que toute récession puisse être définie par une diminution du taux de croissance du PIB et par une diminution relative des dépenses d'investissement et inversement nlutatis mutandis pour l'expansion. Or, la corrélation entre variation du PIB et variation de l' investissement n'est pas parfaite. 16. Source : base de données OCDE, séries trimestrielles exprimées en millions d'unités nationales. 17. Cf. Garrison [1991].
18. Source: Eurostat. 19. Bien entendu, on peut aussi introduire un effet (fixe ou aléatoire) dans l'équation (1) sous la forme d'un terme À" auquel cas on obtient le modèle à double effets fixes ou à double erreurs composées. 20. On suppose également qu'il Y a absence de dépendance entre les observations transversales, autrement dit que E (ê i , 'êj ,) = 0, avec i ~ j.
21. Précisons que pour « blanchir» les résidus des différentes régressions - voir l'équation (3) -, on a utilisé quatre décalages, donc quatre trimestres; de même, dans toutes les régressions, on a incorporé une constante spécifique, mais jamais de trend déterministe. Pour l'application du test de Hadri, on a sélectionné la largeur de bande selon la procédure de Newey-West en utilisant une fonction de noyau quadratique spectrale.
22. Les calculs ne sont pas reproduits dans cet article, mais tout lecteur peut les obtenir sur simple demande auprès des auteurs.
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Agnès FESTRÉ Pierre GARROUSTE L'analyse économique des · 1es: une reeva', normes SOCla luation de l'héritage hayékien
es travaux de Hayek en matière d'émergence et d'évolution des normes sociales ont été et sont encore évalués de façon très contradictoire. Ils donnent en effet lieu à des débats qui portent sur la cohérence et la pertinence de l'analyse hayékienne, et à des prolongements théoriques et analy-
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tiques qui tendent à valider tout ou partie des thèses de Hayek en matière d'émergence des normes sociales. Les débats ont comme point d'ancrage la notion de sélection de groupe. Ils ont comme supports, premièrement l'idée qu'il existerait une contradiction entre la sélection de groupe et l'individualisme méthodologique, deuxièmement que la notion de sélection de groupe serait non pertinente. Il semble que ces deux aspects peuvent être éclairés, le premier en montrant que le subjectivisme hayékien permet de lever la contradiction entre la sélection de groupe et le fait que seuls les individus agissent, le second en montrant que la référence à la notion de sélection de groupe, qui est controversée en biologie, peut très bien être fondée dans les sciences sociales et en économie en particulier. Cette idée que la notion de sélection de groupe permet de rendre compte de l'émergence et de l'évolution des normes sociales est en effet validée par des développements récents en économie. Cet article est organisé de la façon suivante: dans une première section nous montrerons que la référence à la notion de sélection de groupe n'est pas incohérente avec les autres éléments de la pensée hayékienne. Dans une deuxième section, nous développerons l'idée que les travaux récents en matière d'émergence et d'évolution des normes sociales valident en partie les thèses hayékiennes en la matière. Dans une troisième section, nous mettrons en évidence les lacunes de l'analyse de Hayek et proposerons des moyens d'y remédier.
La notion de sélection de groupe et la cohérence de l'évolutionnisme hayékien La critique essentielle! faite à Hayek est qu'il cherche à concilier une conception de l'évolution basée sur la notion de sélection de groupes avec une méthodologie individualiste. Vanberg [1986], Hodgson [1991], De Vlieghere [1994], ou Witt [1994] esti-
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ment, sur la base d'approches théoriques très différentes, que cette entreprise est vouée à l'échec et que cette tentative rend son analyse de l'évolution sociale incohérente. En fait, le problème est de savoir si Hayek propose une conception de l'unité de sélection cohérente avec les fondements méthodologiques de sa théorie de l'évolution. Cette critique est renforcée par celle de l'analyse du changement dans les travaux de Hayek. En d'autres termes, son analyse de l'amélioration des règles de conduite dans une société, de l'adoption de meilleures règles par des groupes qui ne les mettaient pas en place, et de la mutation des règles de conduite est considérée comme non satisfaisante. De Vlieghere [1994] considère que si les règles de conduite sont abstraites, c'està-dire, dans une perspective hayékienne, inconscientes, alors les individus ne savent pas quelles sont les meilleures règles. Comment est-il alors possible de mettre en œuvre des règles si elles sont inconnues de ceux qui doivent les adopter? Ege [1992] estime pour sa part que si, comme Hayek semble le penser, les sociétés humaines sont caractérisées par l'existence de règles abstraites, et si la différence entre la société archaïque et la société étendue est liée à la distinction entre règles concrètes et règles abstraites, alors ou bien la société archaïque n'est pas une société humaine, ou bien la nature de la différence entre ces deux types de société n'est pas pertinente. Il est de fait tentant de considérer que Hayek ne peut concilier l'individualisme méthodologique et la sélection culturelle des groupes. Ainsi Vanberg [1986] estime qu'il n'existe, dans la conception hayékienne, aucun mécanisme qui assurerait la réplication des règles de conduite. Par exemple, un passager clandestin n'a aucune incitation à adopter des règles de conduite altruiste. De Vlieghere [1991] est plus radical quand il écrit que Hayek ne peut être considéré comme un défenseur d'une conception individualiste de l'évolution des sociétés humaines. Sugden [1993] considère que Hayek n'a pas besoin de recourir à cette notion et qu'il ne le fait pas réellement. A l'opposé, Hodgson estime que, si la conception hayékienne de l'évolution est incohérente, il est nécessaire d'abandonner l'individualisme mais de conserver l'idée d'une sélection de groupe en la complétant:
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« Hayek pourrait être critiqué, non pas pour avoir défendu la sélection de groupe et avoir renoncé à un individualisme cohérent, mais plutôt pour son incapacité à prendre en compte des processus de sélection additionnels se situant au-delà du niveau du groupe, mêlant différents types d'institutions, incluant à la fois le marché et les formes non marchandes. » (Hodgson, [1991], p. 79). Notre objectif est de montrer ici que les travaux de Hayek ne s'inscrivent pas dans ce que l'on peut appeler un individualisme classique et que les règles individuelles et collectives évoluent selon des modalités différentes. Hayek écrit ainsi: « Les systèmes de règles de conduites individuelles et l'ordre des actions qui résultent des actions individuelles menées en accord avec ces règles ne sont pas la même chose» (Hayek [1967], p. 67). Dans une société humaine, tout comme dans une société animale, un certain nombre d'individus observent des règles de conduite communes qui, en fonction des circonstances dans lesquelles ils vivent, produisent des règles d'action. Les critiques concernant la façon dont Hayek définit l'unité de sélection sousestiment la distinction entre les règles sociales et les règles individuelles, pourtant cruciale pour Hayek: « La transmission génétique (et dans une grande mesure culturelle) des règles de conduite se fait d'individu à individu, alors que ce que l'on peut nommer la sélection naturelle des règles opère sur la base d'une meilleure ou moins bonne efficacité qui en résulte au niveau du groupe. » (Hayek [1967], p. 67). La nécessité de cette distinction repose sur le raisonnement suivant (Hayek [1967], p. 68): - le même ensemble de règles d'action peut être lié à différentes règles de conduite; - un même ensemble de règles individuelles de conduite peuvent, dans certaines circonstances, aboutir, à un certain ordre d'actions, et dans d'autres circonstances produire un ordre différent; - ce n'est pas la régularité des règles individuelles de conduite qui détermine la préservation d'un groupe d'individus, mais l'ordre d'actions résultant;
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- la sélection des différentes règles individuelles de conduite s'exprime à travers la viabilité de l'ordre qu'elles produisent; - les règles abstraites sont caractérisées par le fait que ceux qui les mettent en œuvre ne savent pas, d'une part, qu'ils les mettent en œuvre, et d'autre part qu'elles leur permettent de produire un ordre social ; - les actions individuelles concrètes sont toujours le produit joint de «pulsions internes» et d'événements externes agissant sur les comportements des individus (y compris les actions des autres individus) ; - l'existence de règles de conduite n'est pas une condition suffisante à l'action des individus, il faut qu'il existe des incitations (externes) ou des motivations (internes) à agir, et le plus souvent une combinaison des deux; - il n'existe aucune relation entre ce qui détermine les actions individuelles et le résultat de la coordination de ces actions ; - la différence entre le caractère ordonné de la société et la régularité des actions des individus qui la composent s'exprime également par le fait que l'ordre social peut s'accompagner d'une absence de régularité des actions de certains individus. Ce raisonnement, qui constitue l'essence de l'analyse hayékienne de la différence entre les règles de conduite individuelles et les règles sociales, suggère que la conception hayékienne de l'évolution est fondée sur une approche subjectiviste plus que sur une vision individualiste. Plus précisément, l'analyse que propose Hayek de l'évolution sociale est basée à la fois sur une conception subjectiviste et sur le rôle des interactions sociales. Le subjectivisme de Hayek se retrouve dans l'affirmation de ce que la connaissance est «essentiellement dispersée» (Hayek [1988]), et qu'il est impossible pour les individus de communiquer toute la connaissance qu'ils possèdent. C'est la raison pour laquelle si les individus peuvent comprendre le comportement des autres, ils ne peuvent en aucun cas l'expliquer. Ce phénomène est lié à l'analyse que Hayek propose de la «primauté de l'abstrait» (Hayek [1978]).
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Les interactions sociales, ou plus généralement les interactions entre les individus et leur environnement, signifient que les individus vivent en société: ils interagissent et doivent prendre en compte ce phénomène quand ils définissent leurs plans d'action. Compte tenu de ces considérations, le problème de l'analyse économique et des autres sciences sociales est d'étudier la coordination des plans d'action d'individus ayant des capacités cognitives spécifiques et mettant en œuvre des règles de conduite socialement définies. C'est ainsi que Q'Driscoll [1977] peut considérer que les travaux de Hayek introduisent un changement d'objet de l'analyse économique pour le définir comme le problème de la coordination des plans d'action individuels. Le problème de Hayek peut être présenté de la façon suivante. Si on suppose que: - les individus agissent en conformité avec des règles de conduite abstraites qu'ils apprennent (en conformité ne signifiant pas qu'il existe une relation bi-univoque entre les règles d'action et les règles de conduite) ; - les individus sont des sujets; ils sont spécifiques et une part importante de leur connaissance est idiosyncratique, ce qui signifie qu'elle est intransmissible; - les individus interagissent avec les autres et avec leurs environnements. Alors: comment un ordre social est-il possible, et s'il existe, quelles en sont les caractéristiques? La réponse de Hayek est qu'un processus d'ajustement mutuel des plans d'action individuels permet la réalisation d'un tel ordre. Un tel ajustement, pour exister, exige que les individus aient quelques caractéristiques communes qui fassent qu'ils se comprennent et qu'ils appréhendent la réalité extérieure de façon similaire. Un détour par l'analyse que développe Hayek de la construction et de l'évolution de la connaissance des individus est, de ce fait, nécessaire.
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La conception subjectiviste de la connaissance chez Hayek Hayek présente sa conception de la connaissance dans un ouvrage qui est autant connu des psychologues et des neurobiologistes que des économistes 2 : il s'agit de The Sensory Order [1952], dans lequel!'auteur expose certaines de ses idées datant des années 1920, période au cours de laquelle il hésitait entre études de psychologie et études d'économie. Il reprend ultérieurement cette analyse dans Rules, Perception and Intelligibility [1967] et dans Primacy of the Abstract [1978]. Dans ces travaux, Hayek défend une thèse connexionniste3 et considère que les individus mettent en place des mécanismes de production de règles d'action qui sont abstraites, c'est-à-dire inconscientes 4 • Ces règles permettent aux individus de «catégoriser», «classifier» le mode extérieur: "Ce que nous appelons connaissance est en premier lieu un système de règles d'action supporté et modifié par des règles indiquant des équivalences et des différences entre des combinaisons variées de stimuli." (Hayek, [1978], p. 41). Les «structures d'actions» (action patterns) permettent aux individus d'agir, et c'est par l'intermédiaire d'une sélection parmi les mécanismes de production de ces structures qu'un système de règle d'action est mis en place, même si nous considérons généralement que nos actions sont liées à une interprétation du monde extérieur par notre esprit. Les individus appartenant à une même espèce ont des mécanismes de production de structures d'action similaires et c'est la raison pour laquelle ils peuvent communiquer et comprendre, dans un même contexte, les actions des autres qui «peuvent être physiquement différentes et que nous sommes incapables d'énumérer de façon exhaustive mais dont nous savons qu'elles «signifient» la même chose.» (Hayek [1980a], p.62). Sur la base d'un tel système de règles d'action abstraites, les individus font des expériences qui déterminent leurs perceptions. Une nouvelle perception est due au fait qu'un événement extérieur peut être classé dans une catégorie abstraite qui subsume les impressions et aide à ordonner le monde. Un nouveau stimulus peut aussi nécessiter une réorganisation du système de clas-
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sification mais dans tous les cas, un stimulus qui n'est pas susceptible d'être classé n'est pas perçu. Cette conception explique le fait que les sensations d'un individu lui sont spécifiques, et c'est la raison pour laquelle il est nécessaire de le considérer comme un sujet. En résumé, pour Hayek, d'une part les individus construisent des mécanismes qui produisent les structures d'action, d'autre part, ils sélectionnent parmi ces mécanismes ceux qui permettent de réagir aux stimuli provenant de leur environnement. Une telle analyse entre en parfaite résonnance avec un certain nombre de travaux plus récents. Ainsi Edelman, prix Nobel de médecine et spécialiste de neurosciences, développe des thèses qui valident les travaux de Hayek en matière de différence entre l'ordre sensoriel et l'ordre physique: «La perception est adaptative plutôt que strictement véridique.» (Edelman [1989], p. 28). «Une description finie et universelle de la réalité n'est pas disponible pour une créature adaptative, même si elle utilise des concepts; il n'y a pas de «voix dans le buisson ardent» disant aux animaux quelle pourrait être la description du monde.» (Edelman [ibid.], p.32). Pour Edelman, les individus mettent en place une hiérarchie de structures de répertoires, qui sont des structures de réseaux de neurones permettant aux individus de catégoriser le monde de façon similaire. En outre, ce processus est indissociable d'un phénomène de dégénérescence: «La dégénérescence signifie que, étant donnée une condition de seuil, il doit y avoir en général plus d'une façon satisfaisante de reconnaître un signal d'entrée donné. Ceci implique la présence de nombreux groupes neuronaux ayant différentes structures, chacun étant capable de réaliser la même fonction plus ou moins correctement: la dégénérescence suppose que certains groupes non isomorphiques soient iso-fonctionnels.» (Edelman [1989], p. 49). Cette possibilité d'existence d'une non-isomorphie et d'une iso-fonctionnalité recouvre ce que Hayek a à l'esprit quand il introduit l'idée de «spécification par super-imposition» (spécification by superimposition)5, et c'est sur la base d'une telle analyse qu'il peut considérer: premièrement que les individus qui
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ont des règles d'actions similaires peuvent se comprendre, deuxièmement qu'ils ne savent pas qu'ils les mettent en œuvre, et enfin, troisièmement, qu'ils sont incapables de communiquer aux autres quelles sont leurs propres règles de conduite. A ce niveau de l'analyse, on ne peut que reconnaître le caractère cohérent du subjectivisme hayékien. En effet, il permet de montrer à la fois que les individus sont spécifiques dans la mesure où leurs perceptions, à un moment donné du temps, dépendent de l'histoire de leurs perceptions passées, ce qui les rend difficilement transférables d'un individu à l'autre, que le caractère inconscient des règles de conduite qui guident leurs actions fait que ces règles sont non communicables, et que, malgré tout, compte tenu de leur communauté d'organisation cognitive, c'est-à-dire des modalités de production des règles abstraites de conduite, ils peuvent comprendre les actions des autres individus. Dans cette optique, le subjectivisme de Hayek s'appuie essentiellement sur les deux premières de ces propositions, la troisième permettant la possibilité d'une coordination des plans d'action individuels. En effet, dès l'instant où on accepte les fondements de la conception hayékienne du comportement individuel, le problème de la coordination des actions individuelles devient essentiel: «La question clé dans le domaine des sciences sociales est de savoir comment différentes images de la réalité que les cerveaux des individus produisent peuvent être coordonnées les unes aux autres.» (Boettke [1990] p. 41).
La coordination des plans d'action individuels et la transmission des règles de conduite Pour expliquer comment les individus parviennent, à partir d'actions définies sur une base strictement individuelle, à produire un ordre, Hayek utilise la notion d'ajustement mutuel. Il a également recours à une analyse en termes de processus d'autoorganisation 6 • Autrement dit, les individus agissent en fonction
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de règles de conduite, et ils comprennent les actions des autres, même si ils ne peuvent pas les expliquer. Ils ajustent leurs plans d'action en fonction du résultat que provoque la combinaison de leurs actions avec celles des autres. Un tel processus n'est possible, d'une part, que si les individus n'ont qu'une connaissance limitée de leur environnement, d'autre part que s'ils agissent sans avoir préalablement défini d'objectif commun. Cela ne signifie pas que les actions communes soient absentes des thèses hayékiennes. Ainsi, « les éléments du macro-ordre spontané sont les nombreux arrangements d'individus aussi bien que les organisations délibérées. » (Hayek [1988], p. 37). Il ajoute: « à mesure que l'ordre spontané croît la taille des unités croît également. De plus en plus, ses éléments ne seront plus des économies d'individus, mais d'organisations comme des firmes et des associations, de même que les corps administratifs». Certaines des règles qui permettent à l'ordre social d'exister sont de nature à faciliter la constitution d'organisations délibérées. Cependant, l'ordre social ne peut résulter d'une volonté délibérée, dans la mesure où, d'une part, les actions des individus sont définies sur la base de règles de conduite qui sont, en grande partie, non transmissibles car inconscientes, et où, d'autre part, les individus n'ont qu'une connaissance limitée de leur environnement lorsqu'ils définissent leurs plans d'action. Ceci explique que, pour Hayek, l'évolution des sociétés conçues comme des systèmes de règles de conduite doit être comprise comme résultant de l'intégration de deux niveaux différents: « D'un côté, l'ordre d'ensemble qui concourt à la préservation des structures ordonnées à un niveau inférieur, de l'autre, le type d'ordre de niveau inférieur qui détermine les régularités de la conduite individuelle assurant la perspective de survie de l'individu seulement à travers ses effets sur l'ordre d'ensemble de la société.» (Hayek [1967], p. 76). Un tel processus est essentiel, dans la mesure où il tend à rendre cohérente la théorie hayékienne de l'évolution et où il justifie que l'on ne puisse réduire la conception de l'individualisme de Hayek à une version « classique».
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Il nous faut cependant examiner à présent la façon dont les règles de conduite sont transmises au sein de la société. Pour Hayek les règles de conduite sont transmises d'individu à individu. Cette transmission pose donc le problème de la nature de l'apprentissage. De fait, pour lui, les individus ne sont pas rationnels, au sens où ils ne respectent pas les axiomes de la rationalité parfaite, mais apprennent à devenir de plus en plus avisés: «Apprendre comment se comporter est davantage la source que le résultat de la perspicacité, de la raison et de la compréhension. L'homme ne naît pas avisé, rationnel et bon mais on doit lui apprendre à le devenir.» (Hayek [1988J, p. 21). L'apprentissage est lié au fait que les individus ont la capacité de produire et de modifier leurs structures d'action (action patterns), et ils le font à la fois par imitation et par essaiserreurs. Le premier type d'apprentissage est le même que celui que propose Menger [1963J quand il rend compte de l'émergence d'institutions organiques, les individus imitant le comportement de ceux qui parviennent à satisfaire au mieux leurs besoins: «Il n'y a pas de meilleur moyen pour un homme de devenir au fait de ses intérêts économiques que d'observer les succès économiques de ceux qui emploient les bons moyens pour parvenir à leurs fins.» (Menger [1976J, p. 261). Ce processus d'apprentissage est caractéristique d'un auto-renforcement des comportements, ou plus généralement un processus de «feed-back» positif. Les règles de conduite deviennent générales car elles sont imitées: «Il semble que le caractère cumulatif et auto-exécutif des institutions et des routines renvoie à un type de processus de feedback positif. A cet égard, ceci constitue une autre différence avec l'économie orthodoxe, pour qui la formation de l'équilibre repose sur des processus de feedback négatif, tels que les rendements d'échelle décroissants. Plutôt que de conduire à l'équilibre, les feedbacks positifs peuvent engendrer des phénomènes de verrouillage (en langage moderne), aboutissant à des situations figées du fait de leur caractère autorenforçant (Arthur, [1985], [1989J). Ces phénomènes de verrouillage peuvent être considérés comme des unités de sélection
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suffisamment stables dans un processus évolutionnaire.» (Hodgson [1992], p. 293)7. Un tel développement peut parfaitement être appliqué à l'analyse mengérienne de l'émergence des institutions 8 • Hayek estime également que l'imitation est un type d'apprentissage essentiel 9 mais il ne réduit pas son analyse à ce seul processus. Ille combine en effet à un processus d'apprentissage de type essais-erreurs. Celui-ci permet en effet de rendre compte des corrections d'erreur et les individus peuvent réaliser un processus d'ajustement mutuel nécessaire à l'obtention d'une situation ordonnée. «Cet ajustement mutuel des plans individuels est réalisé au moyen de ce qu'il est convenu d'appeler, depuis que la physique a commencé à s'intéresser aux ordres spontanés ou aux processus auto-organisés, des «feedbacks négatifs».» (Hayek [1978], p. 184). Les deux processus d'apprentissage mentionnés, imitation et essais-erreurs, permettent l'existence d'un processus d'auto-organisation qui caractérise tout à la fois la coordination des plans d'action individuels et la sélection des règles de conduite. En effet le premier, l'imitation, permet la transmission des règles de conduite d'individu à individu alors que le second permet l'ajustement des plans d'action et la correction des erreurs. La sélection de groupe repose en fait sur l'imbrication de deux niveaux de sélection : le niveau individuel et le niveau collectif. Au premier niveau les règles d'action individuelles sont sélectionnées. A partir de l'existence de capacités cognitives héritées (génétiquement et socialement), les individus apprennent à sélectionner les règles de comportement efficientes, ce qui produit au niveau collectif des règles de conduite qui sont elles-mêmes sélectionnées pour permettre au groupe de survivre et se développer. Les deux citations suivantes semblent valider cette analyse: «C'est toujours une régularité dans le comportement des éléments qui produit, en interaction avec l'environnement, ce qui peut apparaître comme étant une régularité entièrement différente des actions du tout.» (Hayek [1967] p. 78). Et, «s'il existe une structure récurrente et permanente d'un certain type (témoignant d'un certain ordre), ceci est dû aux éléments réagissant à des
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influences externes qui sont susceptibles d'être rencontrées d'une manière propice à la préservation de cet ordre ; et de ceci, en retour, peut dépendre la possibilité des individus à se préserver eux-mêmes.» (Hayek [1967], p. 78). Il n'y a donc pas d'incohérence dans la conception hayékienne de l'évolution sociale dès l'instant où l'on perçoit ce double processus de sélection, individuel et collectif. L'imbrication de ces deux niveaux s'apparente à un phénomène de « boucles étranges» que l'on retrouve chez Hofstadter [1990]. Elle est également conforme à l'idée hayékienne d'une double autonomie, celle de l'homme moderne, libéré du sacré, de l'Etat et de la société conçue comme un tout, et celle de la société qui semble avoir sa propre vie et être inconnue de ceux qui pourtant la constituent (Dupuy [1992], p. 247).
La pertinence de l'analyse hayékienne des normes sociales La littérature économique récente sur l'émergence des normes sociales, permet de reconsidérer la proposition hayékienne selon laquelle les normes (ou règles) sociales les plus efficientes au niveau du groupe sont sélectionnées. Cet examen pose cependant un certain nombre de difficultés. En premier lieu, Hayek fait référence à plusieurs formes ou types de normes sociales, ce qui rend plus délicate la comparaison avec les approches contemporaines généralement plus précises sur le type de normes sociales auxquelles elles se réfèrent (normes sociales, conventions, normes individuelles/collectives morales, etc.). En effet, Hayek propose une taxonomie des types de règles de comportement collectif qui permet d'identifier les problèmes de conflits d'intérêt entre les individus et le groupe (cf Andreozzi [2005], p. 234): « La question qui est d'une importance centrale
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aussi bien pour les sciences sociales que pour la politique sociale renvoie ainsi aux propriétés que les règles doivent posséder pour que les actions séparées des individus produisent un ordre. Certaines de ces règles sont suivies par tous les individus d'une société parce qu'ils ont une manière similaire de se représenter mentalement leur environnement. D'autres sont suivies spontanément parce qu'elles font parties de leur tradition culturelle commune. Mais il y en existe d'autres, que l'on doit faire exécuter, car, bien qu'il soit dans l'intérêt de chacun de ne pas les suivre, l'ordre d'ensemble auquel le succès de leurs actions est subordonné ne peut survenir que si ces règles sont suivies de façon générale.» (Hayek [1973], p. 45). Le premier type de règles auquel se réfère Hayek correspond à des règles que tous les individus suivent parce qu'elles émergent systématiquement comme une réponse efficace et unique aux problèmes concrets auxquels ils font face lorsqu'ils sont confrontés à un même environnement. Le fait de se laver tous les jours peut être considéré comme un exemple de ce type de règles. Par ailleurs, on peut penser que la poursuite de ce type de règles par les individus ne pose pas de difficulté de type «dilemmes sociaux». Le principe de la maximisation du profit (dans sa version «as if») et de l'existence de préférences non sociales (self-regarding) est tout à fait acceptable pour décrire le processus de généralisation de ce type de règles. S'agit-il cependant de règles concrètes ou de règles abstraites? Si l'on prend en considération le fait que, pour Hayek, les règles abstraites préexistent à toute perception de la variété qualitative du monde et à toute expérience concrète, au sens causal du principe de «primauté de l'action », c'est-à-dire «en référence à ce qui, dans une explication des phénomènes mentaux, doit venir en premier et peut être utilisé pour expliquer le reste» (Hayek [1978], p. 36), alors toutes les règles sont de nature abstraite et seul le degré d'abstraction varie selon les types de règles. Ainsi que nous l'avons signalé plus haut, cette approche renverse la conception traditionnelle selon laquelle l'esprit découvre l'abstraction et des règles (ou régularités) abstraites à partir de la perception préalable du concret, mais considère au contraire
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que le point de départ de la représentation mentale n'est pas l'ordre physique des choses comme le prétend à tort « l'objectivisme scientiste », selon Hayek (Hayek, [1953], chap. V). Dans cette perspective, c'est en effet la combinaison d'un certain nombre de règles abstraites qui permet de percevoir le concret et de produire les détails et les particularités au moyen d'un processus que Hayek nomme «spécification par surimposition ». Les différentes actions concrètes des individus sont alors spécifiées par superposition de plusieurs règles abstraites ou dispositions, «lesquelles font qu'un organisme est conduit à répondre à une certaine sorte de stimuli, non par une réponse particulière, mais par une réponse d'un certain genre» (Hayek [1978] p. 40). C'est l'effet joint de nombreuses dispositions préexistantes de l'organisme, qui conduit à l'exécution d'un mouvement ou d'une action particulière, c'est-à-dire la sélection parmi les différentes formes concrètes possibles, de celle qui est la plus adaptée à la situation. Si les règles revêtent alors par nature nécessairement un caractère général, leur degré de généralité est susceptible de varier selon le contexte et le type de règles (plus ou moins abstraites) et selon un processus évolutif de sélection des règles. Par ailleurs, ces règles sont souvent tacites et suivies de manière inconsciente; elles sont alors cachées et échappent éventuellement à toute expression et toute description au moyen du langage. Lune des caractéristiques majeures du comportement humain consiste, pour Hayek, dans le suivi de règles de conduite, cette caractéristique devant être soigneusement distinguée de la connaissance par les individus des effets de leurs actions concrètes: « Lhabitude de suivre des règles de conduite est une capacité complètement différente de la connaissance de ce que les actions que l'on mène auront un certain type d'effets. Elle devrait au contraire être vue pour ce qu'elle est: l'aptitude à se couler soimême dans - ou de s'aligner sur - un modèle dont on a à peine conscience qu'il existe et dont on ne connaît presque pas les ramifications» (Hayek [1993], p. 109). Le deuxième type de règles concerne des règles de conduite partagées par des individus appartenant à une tradition culturelle commune. Elles diffèrent des précédentes en ce sens qu'elles se
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caractérisent par des degrés d'abstraction et de généralité plus élevés. Le processus par lequel ces règles deviennent partagées par les membres d'une même communauté s'explique, d'une part, par l'existence d'une structure mentale commune des individus, idée qui permet de lever partiellement l'indétermination liée au subjectivisme hayékien et à l'impossibilité de communiquer et de se comprendre mutuellement qui en résulte logiquement (Garrouste [1999], Birner [1999]). Une autre justification possible du partage des règles, d'autre part, renvoie à ce que Hayek appelle la « division sociale de la connaissance ». Pour Hayek, en effet, plus une civilisation se développe, plus la connaissance de la société se complexifie et se spécialise. Le fait que la connaissance est ainsi dispersée et localisée favorise les communautés structurées autour d'une même tradition. Enfin, Hayek admet que l'appartenance d'individus à un même environnement historique ou socio-culturel favorise ce que l'on peut appeler des croyances individuelles partagées. Ce point de vue peut être conforté par l'importance que donne Hayek à l'articulation des choix individuels novateurs et imitatifs dans l'émergence de régularités comportementales (Arena et Festré [2002], p. 541). Ce type de règles peut également s'interpréter dans le langage de la théorie des jeux comme des conventions au sens de Lewis [1969], c'est-à-dire des normes auxquelles tous les individus d'un groupe social préfèrent se référer à partir du moment où (pratiquement) tous les individus avec lesquels ils interagissent font de même. L'exemple d'un jeu de coordination pure comme celui de la conduite automobile (à droite ou à gauche) fournit une illustration de ce type de règle qui se définit aussi par son caractère auto-renforçant, ce qui, a priori, élimine la possibilité de conflits sociaux. En revanche, rien ne garantit que la convention suivie par les individus soit Pareto-dominante (en l'occurrence dans le jeu de la conduite, les deux équilibres sont équivalents). De plus, en situation d'information imparfaite, ainsi que l'ont montré Harsanyi et Selten [1988], seuIl'équilibre risque-dominant est stable. Qui plus est, la convention retenue
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se caractérise par une forte irréversibilité (même si elle n'est pas irrévocable) . Enfin, ce type de règles peut être mis en perspective avec la théorie de la conformité développée par Bernheim [1994J et intégrée à la littérature économique récente sur les normes sociales. En effet, cet auteur développe, reprenant en cela les intuitions de Duesenberry dans sa théorie de la consommation fondée sur le revenu relatif, l'idée que les individus sont sensibles et réagissent en conséquence au revenu relatif de leurs pairs dans leur choix de consommation. Il en résulte, qu'au-delà de leur revenu réel, les individus se soucient également du statut social que leurs choix de consommation leur confèrent. Or, le statut social dépend des perceptions qu'ont les individus des prédispositions (et non pas des actions) de leurs pairs. Cependant, puisque les prédispositions ne sont pas directement observables, seules les actions peuvent « signaler» à autrui les prédispositions des individus et, par voie de conséquence, affecter son statut social. Lorsque la préoccupation de statut domine celle de revenu ou d'utilité intrinsèque, les individus peuvent se conformer à un standard rigide de consommation, en dépit de l'hétérogénéité des préférences individuelles intrinsèques. En revanche, lorsque le statut social importe relativement moins, aucune conformité en termes de comportement de consommation n'émerge. En dépit de la distance analytique et méthodologique qui sépare l'approche de Hayek de celle des théoriciens des jeux, cette mise en perspective permet de d'éclairer les débats sur la cohérence et la pertinence de l'évolutionnisme hayékien. Le troisième type de règles est de loin le plus intéressant mais également celui qui pose le plus de problèmes. Dans le passage cité plus haut, Hayek se réfère à un troisième type de règles ou de normes, à savoir celles qui doivent être imposées car, bien que ce soit dans l'intérêt de chacun de Ile pas les respecter, l'ordre global, dont le succès des actions de chacun dépend, ne peut être obtenu ou réalisé que si ces règles sont effectivement suivies. Quelles sont les caractéristiques de ces règles et quels types de difficultés présentent-elles? Tout d'abord, ce type de règles fait référence, dans les termes actuels de la théorie des jeux, au
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problème du passager clandestin (free-riding). Dans ces conditions, il n'existe pas de mécanisme, fondé sur l'individualisme méthodologique et l'intérêt propre, permettant de faire émerger ce type de règles. C'est une des raisons, invoquée pas les commentateurs de Hayek, pour lesquelles Hayek a recours à l'argument de la sélection de groupe. Or, l'examen de cette hypothèse pose problème dès lors qu'on le met en perspective avec la littérature évolutionniste sur la sélection de groupe en biologie. En effet, l'argument le plus répandu au sein de cette littérature consiste à supposer que les groupes dont le comportement se caractérise par un certain degré d'altruisme ont une aptitude (fitness) moyenne plus grande que les autres et sont donc destinés à supplanter ces derniers, alors même qu'au sein de chaque groupe les non-altruistes ont une plus grande aptitude que les altruistes (van Baalen et Rand, [1998])10. Ce point de vue est difficilement conciliable avec la position de Hayek sur l'altruisme. En effet, Hayek conçoit les normes ou les institutions de la société étendue comme étant économiseurs d'altruisme (( altruism economizer») en ce sens qu'elles permettent aux individus de coopérer même si ces derniers sont peu soucieux du bien-être de leurs voisins. Bien loin de favoriser l'avènement de la société étendue, l'hypothèse d'altruisme est au contraire considérée par Hayek comme un obstacle à la formation de l'ordre social ainsi que la source du malaise de la civilisation si souvent débattu (Hayek [1979], p.5 et Hayek [1988], p. 64). Typiquement, cette dernière forme de règles ou de normes renvoie au problème des dilemmes sociaux étudiés dans le cadre de la théorie des jeux. Hayek répond à ce problème en invoquant la stratégie de sanction dont l'application relèverait de l'existence d'une contrainte coercitive extra-individuelle 11 : «Il est possible de faire quelques remarques [... ] concernant les particularités des ordres sociaux qui s'appuient sur des règles apprises (transmises culturellement) en plus des règles innées (transmises génétiquement). Il est vraisemblable que ces règles ne soient pas observées de façon aussi stricte que les règles innées et qu'il soit nécessaire d'exercer une pression extérieure constante pour s'assurer que les individus
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continuent à les observer. Ce résultat peut être en partie obtenu si le comportement lié à ces règles constitue une sorte de marque de reconnaissance de l'appartenance à un groupe. Dans le cas où un comportement déviant aboutit à un rejet de la part des autres membres d'un groupe, et où l'observation des règles est la condition d'une coopération fructueuse avec eux, un niveau suffisant de pression pour la préservation d'un ensemble établi de règles peut être maintenu. Lexpulsion d'un groupe est probablement la toute première et la plus efficace des sanctions ou des punitions qui permettent de garantir la confirmité avec les règles.» (Hayek [1967], p. 78). Dans ce passage, Hayek fait référence à la notion de sanction ou de punition. L'un des résultats des développements de la théorie des jeux a été de montrer que la stratégie de la punition ne faisait que déplacer le problème de passager clandestin évoqué précédemment à un niveau supérieur. En d'autres termes, de nouvelles possibilités de conflits sociaux, et donc de manipulation stratégique, émergent à la mise en œuvre effective de la stratégie de punition dans la mesure où celle-ci est coûteuse. Certains modèles récents de jeux évolutionnaires (Witt [2001], Sethi et Somanathan [1996]) montrent cependant que des normes sociales présentant un problème de passager clandestin peuvent être maintenues grâce à la menace de punition et de représailles même en absence d'effets de réputation, ce qui est typiquement le cas dans les groupes anonymes de grande taille. Une des raisons pour lesquelles une fraction de la population d'agents de type coopératif-agressif - c'est-à-dire déterminés à pratiquer des mesures (coûteuses) de représailles en cas de défection d'un autre agent - survit réside dans le fait que, à l'équilibre, il n'existe pas dans le proche voisinage d'un agent de type coopératif-agressif d'agents qui font défaut (cf. Andreozzi [2005], p. 238). Cependant, ni le système de récompense - punition, ni le processus d'imitation, ni le conformisme n'expliquent le caractère bénéfique des normes 12 • Des considérations complémentaires en termes de réputation ou d'auto-réputation (self-reputation) sont également mobilisées par Hayek, comme le suggère dans le passage cité
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précédemment la notion d'approbation ou de désapprobation sociale (acceptance or non-acceptance), laquelle est à relier à celle d'estime de soi (self-esteem) : « Toute morale repose sur l'estime différenciée que portent les autres à leurs semblables en fonction de leur respect ou non des critères moraux établis. (... ) A l'instar de toutes les règles de conduites qui prévalent dans une société, et dont le respect fait d'un individu un membre de la société, l'acceptation de ces critères moraux exige leur applicabilité à tous. Ceci fait que la préservation de la morale implique de discriminer entre ceux qui l'observent et ceux qui ne le font pas. (... ) Je doute qu'une règle morale puisse être préservée sans l'exclusion de ceux qui la transgressent régulièrement - et cela sans même qu'il soit nécessaire que les gens n'autorisent pas leurs enfants à fréquenter ceux qui ont de mauvaises manières. C'est par la séparation des groupes et par les principes spécifiques d'admission en leur sein que l'approbation des comportements moraux peut opérer.» (Hayek [1979], p. 1971). Ces intuitions sont également corroborées par des travaux récents en économie expérimentale. En effet, Fehr et Gachter [2000] ainsi que Carpenter, Bowles et Gintis [2006] montrent, dans le cadre d'une expérience sur les contributions des membres d'un groupe à un bien public, conjointement, que le fait de tricher est coûteux pour les agents et que la stratégie de punition fonctionne (les agents sont disposés à contribuer davantage lorsque la menace de punition est réelle). Les auteurs interprètent cette énigme dans les termes suivants: d'un côté, la détermination des agents à punir les tricheurs ne peut pas s'expliquer seulement par ses effets directs sur le comportement des tricheurs ; elle est également motivée par le désir d'imposer une norme, quitte à en supporter le coût, à un individu tricheur sans aucune attente d'un bénéfice matériel personnel ou à destination d'autres agents en contrepartie, ce que les auteurs qualifient d'exemple-type de forte réciprocité (strong reciprocity). De l'autre, la réaction des tricheurs à la menace de punition ne peut pas s'expliquer uniquement par la crainte de devoir supporter une diminution de leur revenu en cas de punition effective; elle est également conditionnée par le sentiment de honte éprouvé par
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le tricheur en cas de non-respect ou de violation de la norme sociale. On peut également faire référence ici à la littérature économique sur les normes sociales cherchant à fournir un cadre analytique intégré des différentes motivations des agents économiques (motivation intrinsèque, motivation extrinsèque ou incitations, motivation réputationnelle) permettant d'expliquer certains des comportements pro-sociaux ou anti-sociaux considérés jusque-là comme énigmatiques (Bénabou et Tirole [2006]). Il est assez curieux de constater que, à en juger par les passages cités précédemment, l'explication donnée par Hayek des raisons d'adhésion à des normes ne fait aucunement appel à la notion de sélection de groupe. Cette idée est corroborée par un passage de Hayek, cité par Sugden [1993], qui semble indiquer que le principe de sélection de groupe ne joue pas un rôle aussi important qu'on le prétend généralement dans son système de pensée: « Il serait cependant faux de conclure, à partir de tels principes d'évolution, que, quelle que soit la règle qui s'est développée, celle-ci soit toujours et nécessairement propice à la survie des populations qui les suivent. Nous devons montrer, à l'aide de l'analyse économique, comment des règles qui émergent spontanément tendent à promouvoir la survie humaine. Le fait de reconnaître que les règles sont généralement sélectionnées, via la concurrence, selon le critère de la survie humaine n'empêche pas que ces règles doivent faire l'objet d'un examen critique minutieux.» (Hayek [1988], p. 20). Par ailleurs, de manière assez paradoxale, Hayek n'envisage jamais la possibilité inverse, c'est-à-dire le cas où les normes sociales peuvent émerger parce qu'elles bénéficient aux individus et non, nécessairement, aux groupes. L'un des éléments d'explication de l'ambiguïté ou du caractère imprécis et vague de la notion de sélection de groupe chez Hayek, réside dans la singularité de son approche méthodologique. Cette approche est fondée sur la distinction, clairement mise en évidence par Hayek et déjà évoquée, « entre les systèmes de règles de conduite qui gouvernent les membres individuels d'un
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groupe (ou les éléments de n'importe quel ordre) d'un côté, et l'ordre ou la structure des actions qui en résulte pour le groupe pris comme un tout (... ). » (Hayek [1967], pp. 66). Il ajoute: « Pour la compréhension des sociétés animales ou humaines, la distinction est particulièrement importante puisque la transmission génétique (et, dans une large mesure, culturelle aussi) des règles de conduite s'effectue d'individu à individu, alors que ce qu'on doit appeler la sélection naturelle des règles opèrera sur la base de la plus ou moins grande efficacité de l'ordre qui en résulte pour le groupe.» (Ibid, pp. 66-67). Lordre des actions ressortit à la logique de l'ordre spontané et en revêt toutes les caractéristiques: suivi de règles, caractère prédictif général, non prédictivité d'un point de vue plus spécifique, division de la connaissance (cf Sugden [1993], p. 395). Il se caractérise aussi par une certaine autonomie vis-àvis de ses constituants, c'est-à-dire les règles de conduite qui conduisent à son émergence. C'est le même type d'autonomie qui fonde le fonctionnement de l'esprit par rapport à ses règles de fonctionnement: « Lesprit ne fabrique point tant des règles qu'il ne se compose de règles pour l'action; c'est-à-dire d'un complexe de règles qu'il n'a pas faites mais qui ont fini par gouverner l'action des individus parce que, lorsqu'ils les appliquaient, leurs actions s'avéraient plus efficaces, mieux réussies que celles d'individus ou de groupes concurrents. [Ces règles] se sont épanouies parce que les groupes qui les pratiquaient prospéraient davantage que les autres et les refoulaient.» (Hayek [1980b], vol. 1, p. 21). Cette double autonomie rend complexe l'articulation entre les deux niveaux de règles, à savoir, d'un côté, l'ensemble des règles individuelles de conduite et de l'autre, l'ensemble des règles d'action. L analyse de Hayek repose en effet sur deux niveaux de sélection: une sélection inter-individuelle des règles de conduites individuelles qui assurent la propre survie des individus et leur sont bénéfiques personnellement; une sélection parmi les ordres d'action que les règles individuelles sont susceptibles de faire émerger. Larticulation entre ces deux niveaux de règles se caractérise par des relations complexes relevant d'une logique
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d'emboîtement ou de hiérarchie enchevêtrée. En premier lieu, cette articulation est contextuelle, de sorte qu'un même ensemble de règles de conduite individuelles peut conduire à des ordres sociaux très variés. En deuxième lieu, la sélection inter-individuelle des règles de conduite par processus d'apprentissage par essais-erreurs (feed-back négatif) et par imitation (feed-back positif) est subordonnée à la viabilité de l'ordre social qu'elle contribue à produire. (cf Garrouste [1999] p. 94). En troisième lieu, il existe un écart entre les motivations strictement individuelles des agents et les critères qui permettent de préférer un ordre social à un autre: « La plupart des règles de conduite qui gouvernent nos actions, et la plupart des institutions qui se dégagent de cette régularité sont autant d'adaptations à l'impossibilité pour quiconque de prendre consciemment en compte tous les faits distincts qui composent l'ordre de la société.» (Hayek [1980b], vol. 1, p. 15). En d'autres termes, ni l'existence de règles de conduite partagées par les individus, ni les mécanismes d'apprentissage par essais-erreurs et par imitation ne sont suffisant à déterminer de manière univoque l'ordre social résultant. Si l'analyse de l'articulation entre les deux niveaux de sélection de règles rend difficile de conclure sur les propriétés dynamiques de l'ordre social résultant, il paraît a fOrtiori très audacieux de chercher à démontrer l'optimalité de l'ordre de marché comme le fait Hayek. Si le mérite de Hayek est incontestable pour avoir posé la question fondamentale en science sociale, à savoir comprendre la manière dont l'ordre social existe et se maintient, et en particulier la manière dont, spontanément, les actions individuelles peuvent se coordonner et donner naissance à un ordre ou une structure stable, rien ne permet de garantir a priori que les différentes actions individuelles issues des différents systèmes de règles de conduite des individus soient ajustées et coordonnées de telle manière qu'il résulte un ordre social stable. Comme le précise Sugden [1993], l'analyse que fait Hayek de la notion d'ordre spontané ne permet que de conclure sur les conditions de faisabilité en matière de comportement humain et
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d'interaction sociale et non sur ce qui est ou devrait être désirable. Revenant sur les problèmes soulevés par beaucoup de commentateurs à propos de la sélection de groupe chez Hayek, Sugden suggère qu'il serait peut-être plus pertinent de situer l'unité de sélection au niveau des conventions ou des normes plutôt qu'au niveau des groupes sociaux. Son argumentation repose sur l'idée que dans le cadre de la société étendue envisagée par Hayek, l'origine historique ou éthologique des normes ou conventions importe moins que les mécanismes ou les conditions de leur émergence et de leur diffusion à l'intérieur et entre groupes sociaux: «dès qu'il y a des interactions pacifiques entre les groupes - par exemple par le biais du commerce ou du mariage intergroupe -les conventions sont susceptibles d'être transmises d'un groupe à l'autre. Et donc «l'aptitude» d'une convention - son aptitude en soi - se détache de l'aptitude des groupes humains à se répliquer eux-mêmes.» (Sugden [1993], p. 402). Cette mutation dans l'analyse de l'émergence et de la diffusion des normes permet notamment de faire le lien avec beaucoup des travaux récents déjà évoqués sur les conventions. Il est vrai qu'à la lumière de ces travaux, la thèse hayékienne de l'optimalité de l'ordre spontané est mise à mal, dont le cas du clavier QUERTY fournit un exemple criant: «Si on analyse la façon dont les conventions s'établissent, et comment une convention gagne du terrain sur une autre, on s'aperçoit que les processus d'évolution favorisent les conventions les mieux adaptées aux conditions passagères qui prévalent lorsqu'aucune convention n'est fermement établie. Rien ne prédispose à ce que ce soient les conventions qui sont les plus bénéfiques quand elles sont universellement suivies.» (Sugden [1993], p. 401). Néanmoins, si ces modèles de sélection de normes ou de conventions tendent à infirmer la thèse de Hayek sur la sélection des normes les plus efficientes, ils retiennent généralement pour cadre d'analyse une population unique homogène dont les membres sont tirés au hasard. Or, ce cadre ne semble pas restituer de façon satisfaisante l'idée de Hayek selon laquelle l'évolution culturelle est le produit-joint d'apprentissage continu par
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essais-erreurs et d'expérimentation dans des domaines où s'affrontent plusieurs ordres sociaux rivaux (cf Andreozzi [2005], pp. 234 et 240). Une critique plus constructive de Hayek consisterait plutôt à restituer l'originalité, l'étendue et l'actualité de son analyse de l'émergence et de la diffusion des normes qui font aujourd'hui l'objet d'approches variées dans le domaine - dont il faut souligner la grande hétérogénéité - de la théorie des jeux ou de celui de l'économie expérimentale notamment.
Limites et perspectives de la conception hayékienne des normes sociales Les limites des thèses de Hayek en matière d'émergence et d'évolution des normes sociales prennent racine, d'une part, dans la difficulté qu'il a de penser l'intentionnalité, d'autre part et conséquemment dans son affirmation du caractère nécessairement non intentionnel de l'émergence et de l'évolution des normes sociales. La première limite a pour conséquence une difficulté, voire une impossibilité, de considérer que les normes sociales pourraient être le fait d'actions intentionnelles. C'est d'ailleurs pour cette raison que le meilleur moyen de formaliser l'émergence des règles sociales est de recourir aux modèles initiaux de la théorie des jeux évolutionnaire où les individus, programmés pour jouer des stratégies données sont ou non sélectionnés. Ils ne sont dotés, dans ce cadre, d'aucune intentionnalité. Hayek a en effet des difficultés à penser l'intentionnalité dans le cadre de son analyse de la constitution des capacités cognitives. Ceci vient de ce que l'approche connexionniste de Hayek « n'a pas les moyens de rendre compte de la pensée consciente et délibérée (ou du raisonnement en tant que processus logique).» (Smith [1999], p. 110). De plus, « le système de
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The Sensory Order ne laisse pas de place apparente pour la planification, pour l'auto-contrôle, ou pour l'auto-modelage du sujet conscient (pas de place, en effet, pour un soi ou ego quelconque ou pour une unité de la conscience). (Ibid., p. 111). Cette difficulté se retrouve dans la façon dont Hayek rend compte du fonctionnement du marché. «En ce qui concerne l'esprit, comme le système du marché, la quantité de connaissance explicite (consciente) requise par l'agent afin qu'il puisse réagir de façon appropriée à des changements affectant ses circonstances est remarquablement petite. Dans l'esprit comme dans le marché, l'information la plus essentielle est véhiculée sous la forme de «signaux» abrégés (c'est-à-dire, sous la forme respectivement d'impulsions neuronales et de prix contextuellement situés). » (Smith [1999J, p. 113)13. On comprend bien alors pourquoi la société tout comme son propre esprit sont nécessairement opaques pour l'individu. Cette opacité est la conséquence même des thèses de Hayek en matière de construction des capacités cognitives qui sont étendues au fonctionnement du marché puis de la société. Ceci explique pourquoi Hayek focalise son attention sur les processus d'auto-organisation au détriment des mécanismes de création volontaire. Or, si l'on considère le mécanisme qui, pour Menger, est à la base de l'émergence de la monnaie comme institution organique, il est nécessaire qu'un groupe (peut-être très réduit) d'individus prenne conscience de ce que le recours au troc indirect (échange de biens contre des biens plus échangeables) leur sera plus bénéfique que le recours au troc direct (échange d'un bien contre un bien dont on a besoin). A ce titre la référence constante chez Menger aux notions de connaissance et de pouvoir (de réalisation et non de contrainte) montre bien que la conscience de l'action efficiente est un élément important à prendre en compte dès l'instant où l'on cherche à expliquer l'émergence du nouveau. Hayek s'interdit cette solution puisqu'il appuie son analyse sur l'idée d'une ignorance intrinsèque des individus, non seulement de leur environnement mais aussi d'eux-mêmes (Aimar, [2007]). Ceci ne signifie pas qu'Hayek n'introduit pas l'idée d'une volonté
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novatrice des individus mais il ne peut la déduire logiquement 14 de la construction qu'il propose dans The Sensory Order. Cette difficulté de passer logiquement de l'analyse de la constitution des capacités cognitives individuelles à l'action consciente est révélée par Gifford [2007] qui montre que la conscience de soi est absente de The Sensory Order mais apparaît dans Law, Legislation and Liberty par l'intermédiaire de l'idée que les individus sont responsables de leurs actions. Cette analyse, tout à fait pertinente, ne résout cependant pas le problème de la signification à donner au caractère isomorphe de l'analyse de la constitution des capacités cognitives et de celle de la coordination des plans d'action individuels, ni le problème du passage entre la première et la seconde. Et cette isomorphie est essentielle car elle permet de justifier le fait que les normes sociales apparaissent comme résultant d'un processus spontané. Si ce n'était pas le cas, cette isomorphie n'aurait qu'un intérêt limité et ne serait qu'accidentelle. Or si l'on peut penser que les neurones n'ont aucune conscience d'eux-mêmes ni de leurs actions, il est difficile de formuler la même hypothèse concernant les individus. Ceci ne remet pas en cause la cohérence de l'approche hayékienne mais en questionne la pertinence. Si on peut aisément considérer que les normes sociales, contrairement le plus souvent aux institutions, n'exigent pas d'organismes ou d'organisations qui en assurent la mise en place ou le bon fonctionnement, rien ne permet d'affirmer a priori que la volonté des individus soit exclue de leur émergence et de leur évolution. C'est l'idée que développe Sugden [1993] lorsqu'il considère, de façon apparemment assez surprenante, que Hayek instille des éléments « contractualistes » dans sa théorie de l'ordre spontané. Ceci permet en effet de mettre en évidence la nécessité d'un accord (même supposé) entre les individus. Les travaux de Avner Greif sur l'émergence de la coalition des marchands maghrébins au Moyen Age se situent dans cette même direction. Ils montrent que cette coalition: premièrement est le résultat de l'action consciente des marchands et de leurs agents, deuxièmement n'est liée à l'existence d'aucune autorité ou organisation (elle s'impose d'elle-même - « self-enfor-
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ced»), et troisièmement ne fait l'objet d'aucun ensemble de règles écrites. A partir de la construction d'un modèle de réputation (donc de jeu répété), Greif démontre une proposition qui montre l'efficacité d'un système de punition multilatéral: «En général, la stratégie de punition multilatérale soutient la coopération alors que la stratégie de punition bilatérale ne le permet pas, en raison de la faculté pour chaque marchand de s'engager à réembaucher un agent honnête en diminuant la probabilité qu'un agent tricheur soit réembauché.» (Greif [2006], p. 80). Ceci permet à Greif de falsifier l'idée de la nécessaire spontanéité d'un ordre social: «Toutefois, cet ordre privé n'était pas, comme certains de ses partisans tels que Friedrich A. von Hayek et Milton Friedman voudraient nous le faire croire, le résultat d'un «ordre spontané» entre agents économiques. C'était plutôt le résultat d'efforts intentionnels et coordonnés de la part de nombreux agents - qui étaient souvent des agents économiques mais aussi politiques ayant un potentiel coercitif. » (Greif: [2006], p. 389). Une telle idée permet de réintroduire le caractère conscient des actions individuelles lors de l'émergence de normes sociales. Il existerait donc deux modes d'émergence des normes sociales, l'un non intentionnel et tout à fait en phase avec la conception hayékienne de l'ordre spontané, l'autre reposant sur la volonté des individus de les constituer sans qu'aucun organisme ne vienne les mettre en place. Cette idée est confortée par les travaux en matière de design institutionnel (Hurwicz, [1994]) qui définit une institution i) comme l'émergence des règles du jeu (North) ou ii) comme l'équilibre d'un super jeu (Schotter) des «cas particuliers» d'un mécanisme conçu comme un domaine de stratégies auquel on applique une fonction de revenu qui rend compte de l'allocation des gains. Les limites de l'analyse hayékienne des normes sociales ouvrent un certain nombre de directions de recherche. • La première est d'étudier précisément les modes d'émergence des normes comme étant à la fois le fait d'individus qui cherchent intentionnellement à construire des règles encadrant leur comportement et le résultat (plus ou moins) non intentionnel de leurs
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actions. Il est alors intéressant de montrer, premièrement, que certaines normes sont volontairement mises en place ainsi que le montrent les travaux d'Avner Greit deuxièmement que d'autres émergent de façon non intentionnelle ainsi que le défend Hayek, et troisièmement qu'il existe des normes ayant des formes hybrides qui relèvent à la fois des deux premiers modes d'émergence. Ceci permettrait de mettre en évidence la possible existence de phénomènes de complémentarité ou de substituabilité entre les modes d'émergence traditionnellement identifiés. • La deuxième est liée à l'idée que l'émergence des normes pourrait être indépendante de toutes caractéristiques individuelles, par exemple l'altruisme ou la bienveillance. En effet de nombreux travaux montrent que les individus ne défendent pas nécessairement leurs intérêts individuels mais peuvent être «others-regarding». Le fait que les résultats d'expériences en laboratoires d'un jeu d'ultimatum ne soient pas compatibles avec l'équilibre parfait en sous-jeu a récemment exigé l'introduction d'une hypothèse d'altruisme, et ce quelle que soit la manière dont on introduit cette hypothèse. En effet même si l'altruisme n'est pas conçu comme une motivation individuelle intrinsèque, des altruistes peuvent envahir une population d'égoïstes (van Baalen et Rand, [1998]), et donc l'altruisme devenir une norme, même si cette stratégie n'est pas viable individuellement dans un jeu en un coup ou dans un jeu évolutionnaire classique. Cette direction est liée à une remise en question de l'économie d'altruisme défendue pas Hayek. • La troisième direction s'appuie sur la difficulté hayékienne d'introduire dans le cadre de sa conception cognitive connexionniste la volonté et la conscience individuelles. Ce point est essentiel car il fait l'objet de travaux récents en neuro-économie et en psychologie. Les thèses de Kahneman quant au fait que le cerveau serait constitué de deux systèmes, l'un intuitif, l'autre contrôlé, montrent qu'une partie des actions humaines sont de nature inconsciente. On trouve des résultats similaires sur la réponse en termes d'effort à des rémunérations alors même qu'elles sont ne sont pas consciemment perçues (Pessiglione et al., [2007]) . Gifford [2007] fait également état de résultats neu-
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rologiques qui montrent le caractère souvent inconscient des actions humaines. Tous ces travaux mettent en évidence l'enjeu que constitue l'analyse de «l'arbitrage» entre le conscient et l'inconscient dans la prise de décision individuelle.
Pour conclure, cet article nous a permis de montrer que l'analyse hayékienne de l'émergence et de l'évolution des normes sociales est cohérente avec ses principes méthodologiques et a fait l'objet de nombreuses validations théoriques et empiriques. Nous avons cependant développé l'idée que cette analyse pose un problème de pertinence quant à certaines des hypothèses et certains des mécanismes sur lesquels elle repose. La mise en évidence de ces faiblesses c'est-à-dire i) le problème de l'absence de relation logique entre la vision hayékienne de la constitution des capacités cognitives et son analyse de l'ordre social; ii) la difficulté que son analyse connexionniste entraîne pour penser l'intentionnalité et la volonté individuelles; iii) et enfin son refus d'accepter le caractère intentionnel de l'émergence des normes sociales, nous a permis d'identifier des directions de recherches qui semblent tout à la fois importantes et prometteuses.
Les auteurs remercient 11CER (International Center for Economie Research) de Turin pour son soutien financier. Agnès Festré est maître de conférences à GREDEG, université de Nice Sophia-Antipolis. Adresse: Université de Nice Sophia-Antipolis, 250 rue Albert Einstein 06500 Valbonne. Email: [email protected] Pierre Garrouste est professeur à A TOM, université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne et Université Lumière-Lyon2. Adresse: Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 106-112 boulevard de l'Hôpital 75647 Paris Cedex 13. Email: [email protected]
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Notes 1. Pour une analyse des autres critiques faites à Hayek et à la notion de sélection de groupe, cf. Garrouste [1999] et Andreozzi [2005].
2. Edelman [1989] affirme le caractère très pertinent de l'analyse faite par Hayek de la différence entre l'ordre physique et l'ordre sensoriel. 3. Cf. Smith [1996,1999]. 4. Hayek s'exprime, par exemple dans The Primacy of the Abstract, sur la relation entre le caractère abstrait d'une règle et le fait qu'elle soit inconsciente. 5. Cette activité classificatoire est décrite en ces termes par Barry Smith: «le système nerveux central est une machine adaptative qui sert à une constante reclassification, à plusieurs ni veaux (incluant les niveaux conceptuels et émotionnels), de légions d'impulsions y circulant à tout moment. Nous créons le monde dans lequel nous vivons en ce sens qu'il n'y a pas, en ce qui concerne les excitations nerveuses, d'unités conceptuelles fixes capables de refléter ou de dépeindre, terme à terme, des éléments correspondants (prédéterminés) de la réalité externe. C'est seulement dans la mesure où le système nerveux a appris à traiter un événement stimulus particulier en tant que membre d'une certaine classe d'événements, que cet événement peut être alors perçu, car c'est seulement ainsi qu'il peut obtenir une position dans le système des qualités sensorielles. » (Smith [1999], p. 110).
6. Pour une analyse plus détaillée de cette référence hayékienne aux processus d'auto-organisation, cf. Dupuy [1992] et Garrouste [1994].
7. Dans ce passage, Hodgson fait référence aux travaux de Veblen. L'ironie veut, en effet, que le type de processus de généralisation présent chez Menger et Hayek soit de même nature que celui qu'utilise Veblen pour expliquer la sélection des habitudes de pensée. En effet, d'une part dans Hayek [1992] on trouve une opinion pour le moins négative de la personnalité de Veblen et la qualité de ses prestations, d'autre part Veblen critique fermement les travaux de Menger.
8. Pour de plus amples développements sur ce sujet, cf. Garrouste [1994]. Cette analyse a été, par exemple, reprise en ces termes par Klein et Selgin [20001.
9. «The chief error of contemporary « sociobiology» is to suppose that language, morals, law, and such like, are transmitted by the genetic process that molecular biology is now illuminating, rather than being the products of selecting evolution transmitted by imitative learning.» (Hayek [1988], p. 24).
10. Il existe une importante littérature en biologie qui porte sur ce problème constituant un de ses enjeux majeurs: «When one individual behaves altruistically towards another, it increases the beneficiary's fitness at the expense of its own. To explain how such behavior can evolve has long been one of the benchmark problems of evolutionary biology.» (van Baalen et Rand [1998], p. 631). Il. Cependant, les conditions d'existence d'une agence spécialisée dans la mise en œuvre des sanctions constituent un aspect secondaire chez Hayek, comme l'illustre le passage suivant: «we are interested in any mIes which are honored in action and not only in rules
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enforced by an organization created for that purpose. It is the factual observance of the rules which is the condition for the formation of an order of actions; whether the y need to be enforced or how they are enforced is of secondary interest. (... ) If society is to persist it will have to develop sorne methods of effectively teaching and often also ( ... ) of enforcing them.» (Hayek, [1973], p. 96, underlined by us).
12. « While punishment and reward can stabilize group beneficial norms, they can also stabilize any behavior.» (Boyd et Richerson, [2002], p. 288). C'est également la question que pose Sugden
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[1993]: «What is good about spontaneous order?» (p. 394).
13. Cf. aussi A. Gifford Jr.: «In the brain, specialized areas eontain specialized but decentralized knowledge that is coordinated by neural meehanisms in a manner similar to that done by markets and priees in economy.» [2007], p.270). 14. Cela rejoint le point de vue de Sugden [1993]: «Hayek 's approach to social theory is not, 1 think, a logical implication of his theory of mind ; but there is a clear analogy between the two.» (p. 415).
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Gilles CAMPAGNOLO La lecture des penseurs libéraux français par Carl Menger
a pensée économique libérale française des Lumières et de la première moitié du 19 ème siècle a connu récemment un regain d'intérêt de la part des membres de l'école autrichienne en économie. Israel Kirzner fut le premier à lui consacrer son attention en renouvelant la théorie de l' «entrepre-
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neur» (le mot français a fait carrière en anglais, comme on le sait). Tandis que Kirzner soulignait la pertinence des travaux de JeanBaptiste Say (1767-1832) et de Carl Menger (1840-1921) à cet égard l , Murray Rothbard concentrait son analyse sur la tradition libérale française vivace au 19 ème siècle dans son «Histoire de l'économie politique dans une perspective autrichienne »2. D'autres commentateurs savants de l'école autrichienne ont également attiré l'attention sur cette source, conduisant à réévaluer l'importance des études de la pensée française quant à l'évolution de l'école autrichienne d'économie. Loubli dans lequel l'école économique française avait été tenue jusque-là avait d'ailleurs été dénoncé par Joseph Salerno, dans un article de 1988. Les raisons d'un tel délaissement étaient nombreuses: le fait, par exemple, qu'on avait longtemps considéré que les économistes français, Say le premier, s'étaient simplement pliés au cadre établi par l'économie politique classique britannique. Ils avaient certes, dans une certaine mesure, donné de bonnes raisons de le laisser accroire ; mais on oubliait trop vite qu'ils avaient également affronté les auteurs anglais. Ces combats ont ensuite été presque complètement ignorés, en dépit du fait que nombre d'intuitions libérales nées chez ces auteurs ressemblaient déjà tout à fait à un pré-marginalisme, de sorte que Rothbard put à son tour mettre au jour l'influence française à ce propos (Rothbard, [1995J). Il devenait ainsi concevable - et même, dans une certaine mesure, « à la mode » - de lier les économistes français de tendance libérale aux origines de l'école autrichienne, et en particulier aux travaux de son fondateur, Menger. Disons-le d'emblée, toutes les histoires de la pensée économique rencontrent la difficulté de donner des preuves suffisantes dans la transmission des idées. Pour établir une généalogie solide entre deux penseurs qui ont vécu à des époques différentes et qui n'ont pu ni se connaître, ni correspondre (par exemple, Say et Menger), il ne suffit ni de montrer que tous les deux pouvaient épouser une même conception sur un sujet donné, ni de prouver que l'un avait lu les œuvres de l'autre, fûtce avant d'écrire sa propre œuvre. En effet, il se peut très bien
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que l'auteur postérieur ait développé ses vues de manière tout à fait indépendante et que ce soit seulement ensuite qu'il ait trouvé du réconfort dans la confirmation de ses propres idées en lisant les ouvrages de son prédécesseur. Il s'ensuit qu'à défaut d'une reconnaissance explicite en bonne et due forme de la part de cet auteur, il est pratiquement impossible d'établir la transmission de quelque idée que ce soit. En l'absence de preuves de ce genre, il ne reste qu'à spéculer. Et même si une telle spéculation peut contribuer à éclairer les points de vue des deux auteurs en cause, et même s'il n'est pas rare que des commentateurs soient particulièrement bien inspirés, et réussissent à confronter des passages pertinents chez les deux auteurs de leur choix, il convient cependant de demander plus de précautions et de ne pas se contenter à si peu de frais. Aussi intéressants que puissent être ces morceaux de bravoure spéculative, c'est de preuves que la science a besoin. Et, dans certains cas, il est effectivement finalement possible de les fournir et de légitimer ce que l'intuition seule avait inspiré. Afin de démontrer qu'il y a eu « influence» d'un auteur sur un autre, on peut alors invoquer plusieurs types d'éléments, en premier lieu les déclarations de l'auteur postérieur, s'il a de fait reconnu publiquement, dans des conférences ou dans ses écrits, qu'il a trouvé telle idée chez tel prédécesseur. Ces preuves peuvent aussi être fournies par les annotations laissées par l'auteur, à son seul usage d'abord, dans les ouvrages de sa bibliothèque. Si cette dernière devient accessible après que l'auteur a disparu, ces notes peuvent manifester jusqu'où se sont mêlées l'inspiration propre et celle due aux lectures, et l'influence qu'elles ont pu exercer sur sa pensée. Dans le cas où de telles notes sont encore inédites, elles constituent un pain béni pour l'historien de la pensée, dont la tâche est de rendre disponibles de telles sources demeurées ignorées. C'est justement le cas du fonds d'archives de Menger. Ce fonds n'est pas totalement inconnu puisque qu'une première exploration fut menée en son temps par l'historien de l'utilité marginale Emil Kauder [1960]. Il apporta son appui à la thèse de la relation, si discutée, liant Menger à Aristote - on rappellera qu'Oscar Kraus, par exemple, l'avait écrit dès 1905 dans
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un article pionnier, et que Barry Smith, parmi d'autres, le répéta [1990]. Mais encore fallait-il apporter les preuves tangibles de ce rapprochement: nous avons pu les rendre publiques à partir des textes inédits de Menger lui-même dans notre article paru dans la Revue de philosophie économique (Gilles Campagnolo, [2002]). Bien entendu, il est encore et toujours possible de douter, même contre l'évidence, en insistant sur le fait que l'auteur postérieur a pu seulement découvrir dans sa lecture tout ce qu'il avait déjà pensé en son for intérieur: mais à ce titre, personne n'a jamais rien emprunté, et n'a jamais reçu de manière productive aucune influence. L'important, à nos yeux, demeure donc la base textuelle, qui permet (ou pas) d'établir un lien solide dont la nature ne supporte plus le doute raisonnable. Dans le cas des sources de la pensée de Menger, on peut recueillir de telles preuves dans le contenu des notes qu'il a portées sur les ouvrages de sa bibliothèque, actuellement conservée au Centre de littérature des sciences sociales occidentales modernes de l'Université Hitotsubashi au Japon. Dans cet article nous viserons à établir, sur la base de telles preuves, la relation qu'il faut bien reconnaître entre Menger et la littérature économique française, en particulier libérale, du 19 ème siècle. Comment Menger l'a-t-il lue, utilisée, réfléchie dans ses propres travaux? Les notes manuscrites laissées sur les volumes de sa bibliothèque que nous avons longuement pu examiner au Japon seront nos guides. Seront consultées en outre les archives conservées à la Perkins Library de l'Université Duke (Caroline du Nord) où se trouvent les archives que son fils, le mathématicien Karl Menger, avait emportées avec lui dans son exil américain, en 1938, au moment de l'Anschluss 3 • Nous nous engageons donc à ne rapporter que les influences explicitement reconnues par Menger, fût-ce à titre privé, et surtout à mettre au jour, en toute certitude, les opinions que les notes laissent perceVOIr. En faisant fonds sur ce travail d'archives, nous établirons d'abord ce qui peut effectivement se dire en toute certitude à propos de la relation entre Say et Menger. Ensuite, nous soulignerons l'importance pour Menger de travaux d'économistes
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français aujourd'hui presque complètement oubliés, sinon des spécialistes, mais qui furent pourtant célèbres à leur époque : le comte Pellegrino Rossi (successeur de Say au Collège de France), Michel Chevalier (économiste de renom sous le Second Empire) et Frédéric Bastiat (le chef de file des libéraux français, sans doute demeuré le plus connu de nos jours)4. En vérité, il se peut qu'il faille tempérer un enthousiasme trop tapageur quant au lien entre l'école libérale française et l'école autrichienne chez les historiens qui se laissent guider par leur intuition. Pour autant, en nous contentant sciemment de manifester l'intérêt que la pensée française suscita chez Menger sur la base de textes, s'ils permettent de justifier telle ou telle position, celle-ci n'en ressortira donc que confirmée plus brillamment. Nous n'en défendrons ainsi que mieux la conception selon laquelle l'école libérale française a pu jouer un rôle majeur: non pas en le fantasmant, mais en prouvant à son propos ce qui est prouvable. Les historiens de la pensée autrichienne comme les économistes ne peuvent que tirer bénéfice d'une meilleure connaissance des faits «qui sont nos maîtres à tous )), selon la formule de Say que Menger aimait à reprendre.
Menger, lecteur de Say: ce qu'on peut affirmer en toute certitude d'après les archives Quelques commentateurs ont voulu insister à toute force sur l'influence que Say aurait pu exercer sur Menger. Cela a particulièrement été le cas en raison de l'importance prise par le concept d' «entrepreneur )). Kirzner l'a mis en avant dans ses recherches. Il a alors réintroduit dans la littérature économique autrichienne en contexte anglo-saxon les vues de Say en regard de celles des économistes classiques. Egalement en raison de la
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valeur attribuée par Rothbard au libéralisme français, qu'il opposait au libéralisme écossais et anglais de Smith et de Ricardo, c'est en partie du fait de ces pistes ouvertes par les Autrichiens contemporains qu'on s'est mis à regarder Say comme un précurseur majeur de la méthode individualiste, aussi considérable qu'Adam Smith (quoique, par conséquent, d'un style consciemment différencié de celui de l'Ecossais). Signalons ici que le second volume de l'Histoire de l'économie politique dans une perspective autrichienne de Rothbard, consacré aux économistes classiques, fait toujours mention de Menger (soit quatre fois en tout et pour tout dans le volume) en le rapportant à la tradition française - soit une fois dans le premier chapitre, dédié à Say (Rothbard, [1995J, p. 37), deux fois dans le dernier chapitre, dédié au laissez-faire (Rothbard, [1995J, pp. 471 et 475), et une fois dans le chapitre qui traite de l'échec du système ricardien, où Rothbard place Menger aux côtés de Butt et de Longfield, de pair avec Say (Rothbard, [1995J, p. 135). Dans ce volume, plusieurs citations montrent la bonne opinion que Rothbard a formée d'une fondation de l'économie politique par les Français, à l'opposé de l'économie politique du classicisme britannique. Pour l'illustrer, citons Rothbard quand il écrit ([1995J, p. 3) : «Une des grandes énigmes de l'histoire de la pensée économique [... ] reste de savoir pourquoi Adam Smith a été en mesure de rafler la mise [ J Le mystère est encore plus grand dans le cas de la France [ ] Il s'approfondit encore [quant au] grand chef de file des économistes français que fut après Smith Jean-Baptiste Says ». Rothbard ajoute: «Nous verrons précisément la nature de la pensée de Say et de ses contributions, ainsi que sa clarté logique et son insistance sur la méthode axiomaticodéductive de la praxéologie, qui sont décidément «françaises », non-smithiennes et déjà «pré-autrichiennes », à propos de l'utilité [qu'il regarde] comme la seule source de valeur en économie, de l'entrepreneur, de la productivité des facteurs de production, et de l'individualisme 6 ». Les commentateurs ont plus tard extrapolé à partir de telles intuitions remarquables. Selon certains, on peut retracer à partir de là quelque influence directement sur Menger lui-même.
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Que ces commentateurs aient pris assez de précautions pour le dire, c'est ce que nous contesterons maintenant. Notre argumentation prend appui sur la lecture que Menger a faite des œuvres de Say, telle qu'elle peut être documentée à partir des volumes qu'il possédait et des notes qu'il a portées en marge de leurs pages. Menger ayant laissé, comme le montre sa bibliothèque, beaucoup de notes dans les ouvrages qu'il lisait, l'indication présentera un très fort degré de probabilité quant à l'influence réellement reçue. Et c'est seulement ainsi qu'on peut sérieusement en faire état. Aussi, la question n'est pas seulement de savoir si Menger a accordé de l'importance aux idées de Say, mais dans quelle mesure et jusqu'à quel point elles ont contribué réellement à ses propres énoncés. Encore une fois, même devant des résultats encourageants de ce point de vue, l'enthousiasme n'est pas de mise, mais seulement une mise au point rigoureuse sur la base des textes.
La méthodologie suivie dans quelques vues qui ont été émises sur Menger et Say Il nous faut d'abord malheureusement signaler quelques défauts et, pour le dire charitablement, des imprudences quant aux vues parfois énoncées au sujet de la relation entre les idées de Say et celles de Menger. Dans sa note sur Say et Menger concernant la valeur?, Kenneth Sanders entendait supplémenter l'argumentaire de l'article de Salerno précédemment mentionné [1988]. Sanders vante ainsi fort les « preuves de la parenté intellectuelle entre Say et Menger 8 », mais il n'offre en tout et pour tout que deux longues citations qu'il estime suffisantes pour démontrer le parallèle qu'il élabore entre les deux auteurs. Les citations sont tirées, d'une part, d'une lettre de Say à C. R. Prinsep datée de 1821 et, d'autre part, d'un passage pris dans les Principes d'économie politique (Grundsatze der Volkswirtschaftslehre) de Menger de 1871. Nous ne discuterons pas ici la teneur de ces citations, certes dignes d'intérêt, voire même pertinentes, mais nous signalerons que faire état de «sentiments analogues» (<< similar sen-
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timents », écrit Sanders, [1994], p. 142) n'est pas suffisant pour établir solidement quelque fait que ce soit. Aucune preuve n'est ici donnée, et nous laissons le soin au lecteur d'apprécier un parallélisme de ce genre ... Comme notre introduction le rappelait, la difficulté d'établir des influences dans l'histoire de la pensée économique est assez grande, et c'est une question de principe que de faire preuve de rigueur à cet égard dans la science. En vérité, quand Sanders conclut ([1994], p. 143) qu'une « lecture du Cours complet d'économie politique (1828-1833) de Say est à recommander », nous ne pouvons qu'en être d'accord. Plus sérieusement, que fit donc Menger ? Que lut-il exactement ? Une « parenté intellectuelle» a d'autant plus d'intérêt qu'elle est documentée et prouvée au regard des textes, plutôt que laissée à l'intuition et à des rapprochements chanceux, quand ils ne sont pas douteux. Puisque la curiosité est éveillée, il faut la satisfaire, et demander d'abord : qu'est-ce que Menger avait effectivement à sa disposition de l'œuvre de Say? Nous parlons ici de faits, et fort heureusement, les archives le permettent. Présentons donc les résultats de notre enquête au sein de la bibliothèque de l'économiste viennois conservée au Japon 9• Car, de fait, Menger a lu Say. Il possédait la collection entière des rééditions de son Traité d'économie politique, ainsi que la traduction allemande de la quatrième édition du Traité, le Catéchisme d'économie politique et un volume posthume de Mélanges établi pour l'éditeur. Ce dernier recueil comprend en particulier la correspondance de Say avec Ricardo et celle avec Malthus - toutes les lettres sont en français, celles de Ricardo et de Malthus ayant apparemment été traduites, sans qu'aucune indication précise ne soit fournie à cet égard. Signalons que Menger maîtrisait suffisamment le français, comme le montre le fait qu'il a lu - cela est de grande importance -la correspondance de Say avec Ricardo. Il l'a même copieusement annotée, ce qui fournit une source dont nous allons faire un état détaillé plus loin. Afin d'établir l'opinion que Menger avait formée sur la pensée de Say, c'est à l'intérieur des ouvrages qu'il possédait qu'on peut la trouver, dans les réflexions manuscrites portées par Menger qui émaillent ces ouvrages. Une concordance avec les propres textes
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de Menger, publiés ou inédits, peut ainsi être établie; quelle autre pierre de touche invoquer? Sur cette base, nous fournirons une appréciation circonstanciée, la seule défendable, de la relation unissant Menger à Say. Les sources disponibles pour notre enquête consistent d'abord dans les annotations manuscrites qui se trouvent dans les marges du volume de Mélanges: c'est, de loin, la source la plus abondante. Les notes apposées à la correspondance entre Ricardo et Say sont d'un intérêt tout particulier, on l'a dit. En revanche, dans les six éditions françaises du Traité d'économie politique de Say que Menger détenait, ainsi que dans la traduction allemande, il n'y a en revanche que très peu d'annotations. Leur examen méticuleux ne montre qu'un mot de-ci de-là, quelques marques de ponctuation traduisant l'étonnement (points d'interrogation, d'exclamation) et parfois un mot souligné au crayon de couleur. Les notes substantielles y sont quasiment inexistantes, ou bien, pour un petit nombre, tout à fait elliptiques. Notons, enfin, que c'est là tout à fait différent de l'abondance de réflexions qu'on voit d'habitude émailler les marges des ouvrages que Menger consultait. Or ces marginalia sont en général particulièrement instructives (comme dans le cas des références aristotéliciennes) parce qu'elles sont assez développées et permettent surtout, le plus souvent, une concordance précise avec des notes ajoutées par Menger au volume de ses propres Grundsatze envoyé par son éditeur pour révision et qui devint le brouillon d'une deuxième édition, hélas jamais donnée. Mais quant à Say, en fait, l'expression des opinions de Menger, souvent si aisée à retracer à partir de ses notes manuscrites, est simplement absente de ces volumes, de sorte qu'il est impossible d'en rien déduire - certes, il s'agit d'une déception, surtout au regard de ce que les commentateurs enthousiastes auraient souhaité trouver, mais c'est un fait. Par exemple, il est tout à fait impossible sur cette base de déterminer si Menger a varié dans son éva-
luation du Traité de Say: cela aurait été instructif (était-il simplement intéressé ? Approuvait-il Say ? Et sur quels points ? Pensait-il que le Français s'égarait ou n'allait pas assez loin ?) et on aurait aimé trouver les informations pertinentes, en particu-
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lier du fait que Menger possédait l'ensemble des éditions successives, qu'il lisait le français et qu'il pouvait aussi se référer à la traduction allemande (de la quatrième édition). Malheureusement, il faut reconnaître là l'impuissance devant laquelle nous laisse l'examen. Et il n'est pas question de la suppléer par l'imagination! Puisque Menger n'a pas annoté systématiquement ces textes, il ne reste qu'à s'abstenir de commentaires, et à nous rabattre sur ce qui est connaissable. Ce n'est là que sens commun et bonne méthodologie: il convient d'accepter, en historien consciencieux, de ne traiter que de ce dont on peut disposer, et de ne surtout pas endosser les positions mal fondées de Sanders et autres thuriféraires trop vite adonnés à une intuition enthousiaste. Cela étant dit, plusieurs types de reformulations peuvent être à opérer: en premier lieu, la relation, voire l' «influence» entre Say et Menger, n'a-t-elle pas du tout lieu d'être retenue? Si, il faut en tenir compte, car il est clair que Menger connaissait, possédait et avait lu les travaux de Say. Est-ce que la documentation n'est pas assez riche pour parler de cette relation avec certitude? Quant aux volumes du Traité de Say, la réponse est indiscutablement positive, quoiqu'on le déplore. Mais Menger possédait également les Mélanges, et la situation est heureusement différente dans ce cas. Enfin, même si la relation établie et documentée est analysée, elle risque d'être sur ou sous-évaluée en raison de ce qu'on souhaiterait y trouver. C'est cette dernière tentation dont il faut se méfier, en particulier en science: le vœu, même pieux, n'y a pas sa place; seule la vérité rationnellement établie compte et, quand elle l'est, elle est aussi souvent la plus raisonnable. Voyons-le maintenant à propos de la lecture de Say par Menger, sur la seule base archivistique disponible.
Ce qu'on peut affirmer en toute certitude des opinions de Menger concernant Say Nous l'avons déjà suggéré, l'endroit des archives où lire l'opinion de Menger à propos de Say, là où elle est le mieux illustrée, et le
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seul endroit où ses commentaires soient assez diserts pour permettre le nôtre, c'est dans les notes marginales apportées à la correspondance entre Ricardo et Say, telle qu'elle est reproduite dans le volume de Mélanges que Menger possédait. Décrivons donc cette source que Menger annote avec intérêt: l'échange a commencé par une lettre envoyée par Ricardo à Say le 18 août 1815, après que Say lui a rendu visite en sa propriété de Gatcombe Park; l'échange s'étendit sur plusieurs années, les deux économistes ayant entamé un débat sur des questions fondamentales qui se transforma rapidement en un affrontement à fleurets mouchetés. Tout en restant d'une politesse exquise et d'une déférence jamais démentie de la part de Say envers Ricardo, l'opposition de vues est assez explicite pour fournir des éléments de réflexion théorique tout à fait pertinents. Say est certes désireux de ne surtout pas offenser son correspondant si fameux, mais la manière dont il reformule les thèses de celui-ci, dans le but de les discuter à son tour, comme ses propres énoncés d'ailleurs, suscitent un doute croissant chez Ricardo quant à la compréhension que Say manifeste pour ses positions: est-il sincère? Est-il trop poli? Comprend-il ce que, lui, Ricardo, tient pour vrai? Est-il d'accord, alors que ses propos laissent si souvent entendre le"'contraire? Les notes de Menger dans ces passages sont fréquentes; elles montrent, sans laisser aucun doute, que Menger essayait de tirer les deux points de vue au clair et qu'il sut, en dépit des formules précautionneuses de Say, y pointer les réticences et les opinions véritables du Français. Ou plutôt, l'incompréhension n'était-elle pas mutuelle? Non seulement Ricardo poursuivait l'échange en reprochant à Say de ne pas saisir sa pensée sur des points fondamentaux, mais il présentait des contre-exemples aux propositions de Say qu'il trouvait toujours ambiguës: c'est que, de fait, elles ne s'accordaient pas à ses propres vues! Et elles ne traduisaient pas de simples ambiguïtés, mais des antagonismes profonds qui perçaient sous les proclamations d'allégeance réitérées de Say à l'égard du Britannique. Or, les concepts en jeu figurent parmi les plus importants de l'économie politique classique: la nature de la valeur, la relation des facteurs de production au prix, etc. Les annotations
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de Menger montrent clairement tout l'intérêt qu'il porte à la confrontation sur ces points. Ils devaient, à ses yeux, être décisifs quant à la validation (ou pas) des fondements du paradigme classique - on sait que la décision de Menger fut négative, puisqu'il proposa sa propre théorie de la valeur, qui devait renverser le classicisme ricardien. Menger sentait à juste titre le malentendu entre les deux économistes classiques: en effet, Ricardo continuait de reprocher à Say des confusions dommageables à sa théorie, par exemple entre un bon usage de la valeur-travail, qui examine les rapports entre les différents intrants nécessaires (terrains, capital technique, travail etc.) dans la production des marchandises dont on souhaite comparer les prix de vente, et la mise en rapport directe des proportions de travail employées dans le but de fixer les prix. Tandis que Ricardo essayait à toute force de ne pas réduire sa théorie à la seule comparaison de ces proportions de travail productif, en vue de raffiner une comparaison plus générale permettant de saisir un système de prix relatifs, Say ne se lassait pas de renouveler son accord poli ... et de présenter un schéma en réalité tout différent. Menger n'est pas plus dupe que Ricardo, et il voit bien que là, tr~s exactement, Say indiquait en fait une voie toute différente pour l'économie. Cela rendait le Français profondément original et le dégageait du cadre ricardien, par exemple quand il proposait d'examiner plutôt ce qu'un produit aurait valu, si l'on imaginait un instant de ne pas avoir à prendre en compte ce qu'il avait coûté en intrants ! L'économie de Say sortait alors du cadre classique. Or c'était une chance! Du moins aux yeux de Menger. Mais le malheur voulait que Say ne sût pas la saisir. Pour Ricardo, Say ne faisait que lire trop naïvement Smith en interprétant la théorie du prix chez ce dernier comme la simple sommation de la rente, des salaires et des profits de l'entrepreneur, alors que la chose était évidemment plus complexe. Mais, après que l'échange de correspondance eut clarifié qu'une telle vue était en effet rejetée par les deux auteurs, Say avançait encore d'autres points contre le cadre de pensée ricardien. Et, pour Menger, les notes en témoignent, c'est cette fois Ricardo qui échouait à saisir ce que
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Say proposait. En lisant la correspondance, Menger écrivit à cet endroit qu'« Il [Ricardo] a complètement échoué à comprendre SaylO». Si les arguments de Say semblaient parfois inexacts à Menger, c'est surtout parce que Ricardo, n'en saisissant pas un mot, voulait à toute force les reconduire à son propre schéma et contraignait Say à des circonvolutions. Toujours déférent, Say renouvelait alors ses explications, sans céder sur le fond, mais en reformulant sans cesse l'exposé, de sorte qu'il le rendait seulement plus confus en tentant de le faire concorder avec un cadre qui ne lui était point adapté. En vérité, les concepts de la science économique alors naissante étaient en jeu dans cet échange. La conception de Say pouvait s'interpréter comme suit: l'augmentation d'un facteur de production devait amener une augmentation du prix total du bien; c'est pourquoi Ricardo croyait que Say se méprenait en poursuivant une lecture naïve de Smith, et en échouant à comprendre l'innovation que lui, Ricardo, apportait en introduisant des «prix relatifs» dont le taux naturel se calculait au regard des proportions comparées d'intrants. Ricardo arguait que si le coût d'un facteur de production augmentait, celui d'un autre facteur de production décroîtrait dans une proportion inverse. Cette idée entraîne celle selon laquelle les employeurs et les employés se partagent le revenu de la production, fourni par la vente des marchandises ; dès lors, ils se le disputent, puisque bien sûr chacun refuse que sa propre part du revenu global diminue. La lutte féroce qui s'ensuit entre les entrepreneurs capitalistes et les travailleurs allait plus tard inspirer les conceptions de Marx. Mais Say n'épousait pas l'idée ricardienne, malgré ses déclarations d'allégeance. Ni Ricardo ni ses disciples ne s'y trompaient d'ailleurs ll . Say disait en réalité bien autre chose: il proposait au fond - c'est du moins ainsi que Menger le lit - de ne pas raisonner en termes de coûts de production (même « relatifs» et « comparés ») pour saisir le mécanisme de formation des prix.
Comment Menger réagit-il en effet à l'avis négatif formulé par Ricardo face à Say? Il jugea heureux cet abîme d'incompréhension. Que le système mis en place par Ricardo échappât à Say signifiait plutôt que la pensée de Say pouvait permettre
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d'échapper à l'erreur ricardienne. rAutrichien jugeait précisément positif ce qui avait semblé si dommageable au Britannique. Ce n'était pas une lacune de la part de Say qu'il fallait donc pointer, mais une chance de renouveler l'économie politique. Dans cette divergence entre Say et Ricardo, Menger voyait l'émergence d'une voie alternative, le point de disjonction à partir duquel la science économique aurait pu repartir sur des bases neuves, bien plus précocement qu'elle ne devait le faire en réalité, car elle s'était enferrée dans la valeur-travail. Contre les errements ricardiens, Menger rechercha d'ailleurs activement, dans les autres ouvrages de Say qu'il possédait, les passages où le Français avait pu manifester son désaccord de manière plus nette. Nous pouvons l'induire du fait qu'il signala pour lui-même dans ses notes un indice parlant dans le Catéchisme d'économie politique, sur lequel nous avons peu donné d'indications jusqu'ici. Dans le Catéchisme de Say, les notes de Menger sont certes clairsemées. Mais elles sont instructives, à condition de savoir quoi y chercher. Menger souligne ainsi des passages où Say soutient l'idée que l' «utilité des choses» constitue l'élément fondamental de leur valeur. Si on juxtapose ces quelqlles indices aux notes portées sur la correspondance, le point que Ricardo avait critiqué en premier lieu comme relevant de la confusion dans la pensée de Say apparaît, au contraire, comme leur profond désaccord quant à la compréhension du fondement de l'économie politique. Ricardo cherchait à établir, contre les difficultés qui surgissaient de toutes parts, une vérité de la valeur-travail que Say se refusait au fond à admettre comme telle. Et Menger devait précisément, à son tour, faire de ce refus son point de départ - avec l'objectif de rejeter tout l'édifice ricardien et classique. Tout à la fois dans les positions de Say comme de Menger, se lit l'idée que Ricardo se trompe. Mais là où Menger exprima un rejet explicite pour fonder sa propre théorie, Say biaisait et finalement n'assumait pas sa position. La raison de circonstance est claire: Menger appartient à une génération ultérieure, et, pour lui, Ricardo est un nom du passé aux thèses déjà discutées (par Butt et Longfield, notamment, comme devait le souligner bien plus tard à juste titre Rothbard). Say, lui, connaissait personnelle-
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ment et respectait Ricardo; il le regardait comme un maître et il entretenait cette correspondance de haute volée avec lui. Pourtant, même si les annotations de Menger montrent qu'il est excédé par le surplus des précautions prises par Say, l'Autrichien méconnaissait le fait que, bien après l'échange de cette correspondance (et la mort de Ricardo), Say avait rapporté dans ses mémoires avoir soutenu plus d'un combat contre lui 12 • Notons encore à ce propos un point signalé par Rothbard, concernant l'imputation de la valeur chez Say, où le lointain héritier américain notait que: «pour le dire en bref, en tant qu'elle préfigure le point de vue autrichien de Menger-Bohm-Bawerk, la valeur des biens de consommation, déterminée par l'utilité subjective de ces biens pour les consommateurs, est ré-imputée (par Say) au marché des divers facteurs de production, qui l'égalisent à la productivité marginale de chacun des facteurs [... ] Malheureusement, cette tradition de théorie de la productivité chez Say-Longfield-Butt n'a pas eu d'influence sur leurs successeurs» (Rothbard, [1995] 13). La raison de la lacune pointée par Rothbard dans la postérité de Say peut sans doute être relevée dans la correspondance de Say et de Ricardo, lorsque ce dernier argumente contre le premier que, bien que l'utilité soit sans doute le fondement de la valeur de toutes choses en général, il faut encore ajouter que: « Lutilité des choses est incontestablement le fondement de leur valeur; mais le degré de leur utilité ne saurait être la mesure de leur valeur. Une marchandise d'une production difficile sera toujours plus chère que celle que l'on produit aisément, quand même les hommes conviendraient unanimement qu'elle est plus utile que l'autre 14 ». Ricardo reprochait donc une nouvelle fois à Say une confusion, entre « valeur d'usage» (value in use) et « valeur d'échange» (value in exchange), dans les termes de leur maître à tous deux, Smith. Alors que Ricardo souhaitait modifier le point de vue smithien, Say aurait donc, toujours selon Ricardo, manqué la cible et il se serait mépris en reconduisant l'économie à un état comparable à celui qui avait prévalu avant cette indispensable distinction. C'est exactement à cet endroit de l'échange que Menger réagit en écrivant que c'était au contraire
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Ricardo qui échouait à comprendre le point de vue de Say (voir la note n° 10). Pour Menger, Say n'était absolument pas prisonnier de concepts smithiens surannés, dont il aurait fait un mauvais usage, mais il était en réalité en train de rompre avec le cadre de pensée ricardien. Say utilisait en effet une notion d'utilité qui n'était déjà plus objective, mais bien subjective. C'est là la véritable raison pour laquelle ses considérations portant sur la valeur ne pouvaient pas concorder avec la théorie ricardienne, et pour laquelle la correspondance s'éternisait dans le malentendu. Les annotations manuscrites de Menger rendent hommage à Say à cet égard, alors qu'il avait déjà développé ses propres vues dans ses Grundsatze de 1871 au moment où il lisait ce texte. En ce sens, Menger trouvait sans doute un réconfort, et un sujet de réjouissance dans le fait de voir ses vues anticipées, et d'en lire rétrospectivement une sorte de confirmation, dans les lignes de l'économiste français 15 • Si la question principale posée à propos de Menger et de Say au sein de l'école autrichienne est de savoir si Say a anticipé les intuitions marginalistes, alors l'analyse doit porter sur Say luimême, et pas sur Menger - elle ne relève pas de notre propos, du moins dans le présent article. Si ce qui est en jeu, quand les commentateurs veulent souligner la parenté des deux penseurs, est au contraire la lecture que Menger a faite de l'œuvre de Say, en particulier sur les concepts de richesse et de valeur, sur la théorie des biens (Güterlehre), sur leur évaluation sur le marché, alors les annotations de Menger sur la correspondance entre Say et Ricardo sont éclairantes. Elles disent que Menger épousait le point de vue qu'il devinait chez Say, mais point les réserves que celui-ci manifestait à le formuler explicitement. Car Menger soutient Say. Pourtant, selon Ricardo, Say confondait tout: richesse, utilité et valeur d'échange, simplement du fait qu'il aurait oublié l'idée de bon sens selon laquelle un homme n'est riche que par la quantité de biens qu'il possède. Ricardo se fonde, pour exprimer ce reproche, sur les formules mêmes de Say où le terme «valeur» semble remplacer systématiquement celui de «quantité» (par exemple, Say écrit, pour le
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paraphraser ici, que la richesse d'une personne donnée est proportionnelle à la valeur des biens qu'elle possède). La question est de savoir si cette valeur renvoie à une quantité objectivement déterminée ou à une évaluation. Ricardo veut montrer qu'un raisonnement qui choisirait la deuxième branche de l'alternative serait erroné. Ill'attribue (par un bon procédé) à un élève de Say, bien entendu imaginaire, et il affirme que la mesure d'une «valeur» de ce genre n'est autre que l'exacte quantité de tous les biens sur lesquels le propriétaire a un « pouvoir de commande », soit directement, soit indirectement à travers les biens qu'il possède (et dans la mesure où il veut en faire usage). Cette fois, c'est Ricardo qui retrouve un concept de Smith pour l'appliquer, mais de manière problématique, à l'encontre de Say. Pour résumer l'argument, disons que, pour Ricardo, Say devrait dire que la richesse est proportionnelle à la valeur et que la valeur l'est à la quantité des biens possédés, et que, par suite, la richesse doit être proportionnelle à la quantité des biens possédés. Il semblerait alors vaincre Say. Or, Say soutient que la richesse n'est proportionnelle qu'à ce qu'il appelle la valeur évaluée subjectivement par l'individu, au sens où cette évaluation est proprement mesurée par sa satisfaction, et non pas à travers la seule quantité objectivement mesurable des biens qu'il possède. Selon qu'il a tendance à se contenter de ce qu'il a, ou si ses besoins propres sont bien plus grands que ce qu'il possède, la situation de l'agent ne sera pas identique, a alors beau jeu d'arguer Ricardo, en stigmatisant un tel stoïcisme au nom du bon sens des propriétaires 16 • Mais Ricardo croit évidemment triompher à trop peu de frais ici, et Menger, dont les notes manifestent qu'il supporte mal une démonstration si longue pour aboutir à cela, de souligner que, quoi qu'il en soit, Say n'a pas tort de ne pas vouloir se rendre aux mauvaises raisons de Ricardo. Quand Say argue du fait qu'on n'est pas riche en raison de ce qu'on possède, mais en raison de l'évaluation des biens qui sont disponibles, il ne reflète pas une quelconque philosophie de la vie stoïcienne, comme Ricardo semble le penser: il dit seulement ce qui est vrai aux yeux de Menger pour appréhender correctement la notion de valeur subjective en économie. Say répondait en conséquence à Ricardo
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- et Menger le souligna deux fois: « Je n'ai point voulu dire comme les stoïciens, et comme vous m'en accusez, qu'on est d'autant plus riche qu'on a moins de désirs, mais d'autant plus qu'on peut acquérir à meilleur marché les choses qu'on désire, quelles qu'elles soient, c'est-à-dire des maisons, des domestiques, des chevaux, si on les désire l ?». Conformément à ce passage, le seul jugement sur l'utilité économique qui puisse jamais compter est celui émis par l'individu. Ainsi, tout système de fixation des prix (entre des partenaires libres) se fonde sur des considérations individuelles réciproques de ce type. Say argue que la valeur trouve sa seule mesure possible dans la manière dont elle est entendue par l'individu lui-même: cette mesure est subjective. Du point de vue de l'économie pratique également, la conception de Say peut mieux se soutenir, selon Menger, que celle de Ricardo. Quand un entrepreneur, producteur de marchandises, évalue son stock, c'est-à-dire dresse le bilan de la valeur de ses stocks de biens, il prend naturellement en ligne de compte leur valeur au jour du bilan, et pas quelque valeur « idéalement» supposée intrinsèque que les biens seraient censés contenir. Quelle que fût la teneur d'une idée de ce genre, Menger la jugeait non seulement tout à fait illusoire, mais encore l'un des principaux obstacles à la compréhension du mécanisme de fixation des prix et de variation de la monnaie (le lecteur pourra ici se reporter au seul texte de Menger paru en français: « La monnaie, mesure de valeur », Revue d'économie politique, 1892, vol. VI, pp. 159175, reproduit en appendice de notre biographie de Menger: Campagnolo [2008c]). Un entrepreneur entend en effet savoir ce que vaut son stock au jour de son bilan, au moment où il le calcule, et ce qu'il est donc en mesure d'obtenir en réalité en termes très concrets d'autres biens à leur prix du jour. En d'autres termes, l'entrepreneur fait toutes les évaluations de son bilan en prix courants. Loin d'être la source de quelque illusion, les prix courants sont les seuls véritables indicateurs possibles de la valeur si l'entrepreneur vendait tout son stock immédiatement, c'est-à-dire qu'ils mesurent les « capacités de ventes» en quoi consiste la richesse proprement dite de l'entrepreneur détenteur des stocks.
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S'il veut savoir s'il est riche, celui-ci doit naturellement s'y prendre ainsi, et il ne fait pas autre chose. Lillusion naîtrait au contraire s'il voulait ignorer cette valeur courante de ses biens au nom de quelque valeur «naturelle» standard supposée lui en donner une «vraie» évaluation. Or, cela résulterait des « vues théoriques à la Ricardo », tandis que pour Say: «les faits sont nos maîtres à touS 18 ».
Une position « raisonnable» et fondée sur les archives concernant la « véritable » lecture de l'œuvre de Say par Menger Nous pouvons maintenant mieux comprendre pourquoi les commentateurs furent si désireux de signaler la relation existant entre Say et Menger. Nous pouvons d'ailleurs aussi nous attendre à ce qu'ils doivent se révéler prêts à sauter trop vite à des conclusions mal fondées, comme l'article de Sanders l'illustre jusqu'à la caricature. Si l'on s'en tient en effet à ce qu'il est possible de prouver, et si l'on s'intéresse d'abord aux concepts mis en jeu, il est évident qu'une certaine conformité de vues existe entre Menger et Say, d'autant que le premier manifeste à plusieurs reprises son approbation des concepts mis en avant par le second. La «capacité à écouler (les biens)>> (l'Absatzfahigkeit de Menger) pourrait aussi peut-être, rétrospectivement, sembler un concept particulièrement propre à illustrer cette parenté de réflexion, car on espérerait le retrouver au cœur de la fameuse «loi des débouchés» de Say. Malheureusement, sur ce point comme sur d'autres, on en est réduit aux conjectures car les annotations ne permettent pas de montrer ce que Menger a pensé de la question, qu'il a certainement rencontrée dans sa lecture des œuvres du Français. En revanche, dans les notes apportées en marge de la correspondance, telles que nous les
avons présentées, il est en revanche clair que Menger a réagi comme s'il voyait en Say un précurseur qui ne serait pas allé assez loin, qui n'aurait pas assez courageusement assumé les positions auxquelles sa réflexion le menait. Les notes laissent ainsi penser
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que, pour Menger, Say aurait déjà pu réorienter l'économie politique hors du cadre ricardien, mais qu'il y a malheureusement échoué, faute de vouloir pousser son avantage sur le Britannique. De fait, Menger prend en vérité position pour Say dans ses notes sur la correspondance. Mais les notes semblent aussi le montrer, vers la fin, de plus en plus frustré de ce que Say refuse l'affrontement ouvert contre le grand théoricien de la «valeurtravail». Or, pour Menger, la cohérence interne du discours ricardien n'est obtenue qu'au travers d'une incompréhension complète de la nature de la valeur et du mécanisme de fixation des prix, ainsi que d'une théorie de la distribution des revenus (avec le partage toujours litigieux entre salaires et profits) qui n'a pas de sens dans le cadre que pourrait dresser Say. Ricardo se concentrait sur l'idée d'une sorte de substrat substantiel de valeur inhérent aux biens, incorporé en eux, et cela, dans le but de trouver quelque unique marchandise pouvant valoir comme un immuable standard de valeur. C'est un vain espoir, pense Menger. De fait, cette critique avait déjà été formulée à l'encontre de Ricardo, mais c'était par Bailey et sans provoquer de suite conséquente notable 19 • C'est pourtant là que Say aurait dû engager le fer selon Menger. Et si seulement Say avait suivi sa propre voie, il y aurait été conduit, et l'histoire de la science économique en aurait été transformée... D'une manière évidente pour Say, comme pour Menger, il était impossible d'atteindre le but que Ricardo s'était fixé, à savoir trouver un standard de valeur immuable. Il en allait d'autant plus ainsi pour Menger que la théorie de la valeur que Ricardo avait exposée dans ses Principes de l'économie politique et de l'impôt (Principles of Political Economy and Taxation) apparaissait insoutenable pour comprendre la réalité des prix. Si ces derniers manifestent bien l'existence d'une valeur, ce n'est pas parce qu'elle serait sous-jacente et ne se révèlerait que tardivement et soudainement sous forme de numéraire. Si, comme Say le rappelait, l'entrepreneur calcule son stock en prix courants, c'est parce que les prix sont la valeur et qu'il n'y a pas à sortir de là. Mais Say n'osait pas aller jusque-là ; il regimbait au dernier moment et perdait la partie. Dans ses notes, Menger manifeste
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son impatience de ne pas trouver les sentences qui pourraient conclure le raisonnement de Say, de ne pas lire sous la plume du professeur au Collège de France ce que lui, à Vienne, un demisiècle plus tard, ajoute donc dans les marges du volume de Mélanges d'un trait appuyé, à savoir le mot de «prix» (Preis), qu'il accompagne de points d'exclamation rageurs. Ce sont aussi les points d'interrogation qui se font plus fréquents dans les dernières pages de la correspondance, comme si Menger, s'étonnant de ne pas voir apparaître les formules qu'il attend, se demandait bien pourquoi Say en substituait d'autres, qui lui paraissent inutiles. Mais Say n'a précisément pas écrit ce à quoi on (et ici Menger) pouvait s'attendre. C'est, à la rigueur, cet espoir, et ce regret, qu'une position «raisonnable» fondée sur les archives permet de formuler quant à la véritable lecture de Say par Menger. Puisque Menger regardait la valeur comme subjective, il était impossible dans sa théorie qu'on la mesurât jamais de manière objective. Les annotations manuscrites laissent penser que Menger se sentait proche de Say, parce qu'il pensait Say proche de cette conclusion. Or Say continuait toutefois de déclarer que la valeur reposait en dernière instance sur la quantité objectivement mesurable de travail inclus dans le bien, quoique ce fût à ses yeux un standard relatif, et non absolu, de la valeur (rappelons que Ricardo cherchait, lui, une unité de mesure absolue). Pourtant Say s'orientait effectivement vers le concept d'une utilité qui aurait été dépourvue de coût, comme dans le cas, qu'il évoquait souvent, des choses largement disponibles dans la nature. Il demandait comment les évaluer et distinguait ce concept de celui de l'utilité qui s'accompagne d'un coût - notamment à cause du travail nécessaire pour obtenir les biens dispensant ce second genre d'utilité. A la suite de cette distinction, Say demandait comment fixer les prix dans les deux cas. Ricardo lui reprochait alors de ne pas distinguer valeur d'usage et valeur d'échange (value in use et value in exchange) : Say répondait justement qu'il les négligeait délibérément! Les notes suggèrent que Menger brûlait de voir Say faire le dernier pas. Mais alors que l'Autrichien devait invoquer une
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théorie subjective de la valeur pour ce faire, Say rebroussa chemin en invoquant cette autre distinction que nous venons d'évoquer entre une «utilité dénuée de valeur» (celle des biens fournis par la nature, par exemple) et une «utilité coûteuse ». Say comparait l'utilité de quelque bien dont le prix diminuât à l'utilité de l'air, qui ne coûte rien mais ne laisse pas d'être pour nous de la plus grande utilité (paraphrasant ici Say, [1819J, vol. II, p. 89). Si ces deux valeurs se rapprochent considérablement, alors ce que Say appelait «richesses naturelles» présente bien le cas d'« utilité sans coût» qu'il est possible de prendre comme modèle de réflexion général. Menger souligna encore et encore le terme de «richesses naturelles» dans le passage où Say répondait à Ricardo en reprenant le reproche que lui avait fait ce dernier dans une lettre précédente: «M. Say, dites-vous (p. 336), oublie toujours la différence qu'il y a entre la valeur en utilité et la valeur échangeable. Sans doute, je la néglige; car en économie politique, nous ne pouvons nous occuper (si ce n'est accessoirement) que de la portion d'utilité qui a été donnée avec des frais, car l'utilité sans valeur ne saurait entrer dans l'appréciation de nos biens, pas plus qu'une santé robuste, si ce n'est pour remarquer la jouissance qui en résulte 20 ». On voit Menger observer avec joie que la notion de jouissance rejoint celle qu'il propose lui-même de «satisfaction des besoins» (Bedürfnisbefriedigung). Il en est d'autant plus intrigué que Say voulût néanmoins à toute force retourner à la valeurtravail ricardienne, qu'il aurait pu et dû rejeter. Menger manifesta son dépit envers Say21. Plus l'argument de Say devient confus, faute de conclure de la manière que Menger pense s'imposer, plus les « ?» et « !» sont nombreux en marge de la correspondance. Menger paraît excédé par la longueur de la controverse, qui ne suit plus alors la piste qu'il voit, lui, pourtant se tracer nettement. Ses notes s'appauvrissent, leur nombre diminue et elles finissent par disparaître: il nous semble que c'est une hypothèse raisonnable de dire que la frustration l'a emporté chez l'Autrichien devant l'absence de détermination de Say, que ce fût chez ce dernier par déférence envers Ricardo ou par une incapacité finale à prendre sur soi de réorienter les concepts fondamentaux
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de la science de son temps. Menger songeait-il alors que la critique du ricardianisme lui revenait en conséquence? Il n'en écrivit rien, mais c'est probable au vu de la portée anti-classique de son œuvre (qu'il convient de souligner d'autant plus que la portée anti-historiciste a, elle, souvent été mise en exergue au sein de l'école autrichienne - et c'est aussi pourquoi la lecture de Rothbard, hostile aux classiques, est si suggestive). Pourtant, il se peut encore que Menger ait été un peu trop sévère avec Say, car l'économiste français sut aussi ne pas mâcher ses mots en d'autres occasions: il lui arriva en effet d'appeler « pure chimère» l'idéal ricardien d'une mesure standard immuable de la valeur. Mais Menger ne le savait pas 22 • Pas plus qu'il ne savait qu'il arriva à Say d'affirmer parfois que les valeurs des biens ne sauraient jamais être mesurées qu'au travers d'autres valeurs toutes essentiellement variables, et qu'il convient donc de ne pas croire à une quelconque mesure intrinsèque - ce qui est, cette fois, tout à fait en ligne avec ce que Menger devait écrire dans l'article français de 1892 susmentionné sur la monnaie.
Conclusion quant à la relation qui lie Menger à Say, suivie de quelques remarques complémentaires sur ses aspects méthodologiques Pour en terminer quant à cette relation, quelle conclusion tirer des archives concernant l'examen détaillé de la lecture de Say par Menger, et la position de ce dernier à l'égard de la pensée économique du premier? Dans l'ensemble, il semble que Menger jugea que Say s'était arrêté à mi-chemin sur la voie d'une possible avancée spectaculaire dans la pensée économique, qui aurait pu rompre le cadre ricardien si manifestement inadapté aux yeux de Menger. A partir des annotations laissées par l'Autrichien, on peut raisonnablement conclure que Say a, pour lui, manqué du courage intellectuel nécessaire pour aller jusqu'au bout de son argumentation et des conséquences qui l'auraient mené à affronter ouvertement Ricardo.
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Les conséquences de cet atermoiement furent fâcheuses: d'une part, Say fut conduit à rendre ses intuitions incohérentes, parce qu'il cherchait désespérément à se justifier en réponse aux reproches de son correspondant, par des tentatives d'explication conciliantes de plus en plus embrouillées, sans pour autant abandonner clairement ses propres vues initiales - une réticence que Ricardo sentait, lui, fort bien et qui l'amenait à demander de nouveaux éclaircissements en forme de renoncements. Ainsi, Say perdait continuellement du terrain, sans pourtant se rendre, mais en préférant biaiser tant et si bien qu'il n'aboutissait plus à rien de clair ni de distinct. Menger approuvait Say quand il résistait, mais les notes montrent qu'il voyait bien que ce dernier allait céder - et que cela l'agaçait profondément. D'autre part, du côté de Ricardo, la même impression de ne pas se trouver sérieusement compris se justifiait, puisqu'il lui fallait continuellement tenter de « recadrer» une réflexion qui lui paraissait tout de guingois. Lui aussi pouvait juger le débat sans issue. Il sentait également que, derrière les marques de politesse et de déférence sans cesse renouvelées par le Français, il était en fait sous le feu d'une attaque assez grave pour qu'il doive l'empêcher de se développer. Il se sentait donc obligé de répondre au Français et de le pousser dans ses retranchements. Mais celui-ci se faisait fuyant, jurant ses grands dieux qu'il ne trahissait point sa foi, tout en manifestant dans sa réflexion une hérésie incessante vis-à-vis du dogme classique que Ricardo cherchait à consolider. Il n'y avait à cela qu'une seule issue possible: faire éclater le cadre classique. Say n'y semblait ni disposé par caractère, ni peut-être prêt intellectuellement, tant son échafaudage usait encore de matériaux semblables à ceux de l'édifice ricardien. Les notes de Menger laissent penser qu'il devait juger que la tâche lui revenait, comme une conséquence de l'impéritie du Français qui ne finalisait pas des idées qu'il mettait cependant en avant, et qui échouait à forger ce qui était devenu indispensable, à savoir un cadre de pensée non-ricardien pour la science économique. Le cas de l'entrepreneur qui souhaite établir son bilan nous l'a déjà fait rencontrer, mais il convient alors d'ajouter quelques
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mots complémentaires à propos de la méthode suivie par Say, et que Menger considéra. Ainsi, la devise de Say «les faits sont nos maîtres à touS23 » se retrouve dans les notes de l'Autrichien, par exemple sur la page blanche en face de la page VI de sa propre copie des Grundsatze. En vérité, Say et Menger parlent là tous deux de «faits généraux» de la science. C'est à partir de ce constat que Rothbard établit un parallèle supplémentaire entre l'intérêt de Say pour la méthodologie et le contenu même de la praxéologie (Rothbard, [1995], p. 12-14). Les manuscrits montrent que, s'il ne faut peut-être pas suivre l'intuition de Rothbard jusqu'au bout, elle était encore une fois bienvenue. En effet, cette sentence prenait bien la forme d'un credo méthodologique chez Menger. L'importance qu'il attribuait aux faits reliait clairement son attachement au réalisme dans ses positions philosophiques à sa préoccupation que l'économie fût véritablement une science per se, c'est-à-dire qu'elle traitât du général. Menger soulignait que les faits ne sont pas seulement la matière du changement historique, situé dans le temps et dans l'espace, mais bien l'essence de la réalité en tant que telle, essence mise en avant dans des «relations typiques» entre les phénomènes économiques. Il cita Say à cet égard dans ses ouvrages et il le confronta minutieusement avec Knies, l'économiste historiciste allemand qui avait sans doute le plus exposé et tenté de résoudre les difficultés méthodologiques de l'école historique. Menger soulignait qu'un économiste doit chercher une vérité qui ne fût pas dépendante des pays et des époques, mais qui reposât sur des concepts fondamentaux immuables, tels qu'ils pussent servir dans toutes les nations, et dans tous les temps. C'est sur la base de matériaux d'archives que cette position de Menger peut être argumentée 24 • Elle va de pair avec un réalisme qui trouve là un matériau solide sur quoi s'appuyer, quoique peut-être insuffisant pour fonder avec assurance tous les propos des commentateurs 25 • Un autre point regarde encore le débat, des plus traditionnels au 19ème siècle, entre « induction» et « déduction». Say se rangeait certainement parmi les théoriciens favorables à l'induction à bien des égards, notamment quand il soulignait la richesse heuristique de cette méthode. Cependant, quoique Menger
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désapprouvât un usage exclusif de l'induction, il ne critiquait pas
l' œuvre de Say consacrée à la « logique de la science» - au contraire de son biffage de passages entiers des Œuvres de John Stuart Mill, également présentes et annotées dans sa bibliothèque. Pour Menger, les défauts de l'économie politique classique ressortent bien plus fortement chez Mill, qui acheva la mise au point du cadre de pensée établi par Ricardo, que chez Say, qui lui était d'emblée réticent, s'il n'était pas tout à fait rebelle. Or, le péché ricardien est d'être trop prompt à négliger les faits. En partant du point de vue opposé, le Français n'a pas failli sur ce point, au moins. Quant aux économistes historicistes allemands, leur réaction de rejet face à l'économie britannique semble au contraire à Menger à bien des égards irréfléchie dans ses attendus et, de ce fait, largement inconséquente. Leur hostilité, juste en soi, face à l'attitude qui consiste à négliger les faits se traduisait en effet chez les adversaires des Anglais par une attention exagérée, et comprise sur le mode d'une exposition historique, donnée aux événements singuliers, et cela, au lieu de fournir la théorie nécessaire à découvrir les vérités d'ordre général de la science. La généralité des résultats scientifiques reconduisait le Viennois à ce que voulait Aristote, par exemple dans L'éthique à Nicomaque dont Menger fut un fidèle lecteur. Or, si l'économiste erre en négligeant les faits, il erre encore plus s'il croit que sa tâche est de les restituer dans leur histoire. Son travail consiste bien plutôt à décrire les mécanismes qui les régissent, ceux de la formation des prix par exemple, sans pour cela inventer de toutes pièces une « valeur standard immuable» inaccessible, ni présupposer quelque quantité de valeur substantielle inhérente aux biens (et à la monnaie)26. Puisque les faits dont parle Menger sont « typifiés», ils perdent tout attrait historique. Ils recouvrent en revanche une valeur heuristique théorique certaine: ce ne sont donc plus des données situées dans le temps et dans l'espace, mais des éléments de réflexion. Du moins Menger lit-il ainsi la louange des faits exprimée par Say, à la fois contre les Britanniques et contre les Allemands. A cet égard encore, il y a bien là une source « française» de la pensée de Menger, mais c'est en réalité plutôt Menger qui semble imputer ses propres vues au Français, ou encore
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trouver une parenté qui le séduit suffisamment pour en extrapoler précisément ce qui l'intéresse. Ce faisant, Menger ne trahit d'ailleurs Say pas plus que tout grand philosophe qui lit ses prédécesseurs ne les méjugent - mais ces penseurs ne leur sont certes pas fidèles à la manière du philologue ou de l'historien : aussi Menger suit-il la doctrine de Say qui lui convient, et dont les vues sont, selon lui, aussi théoriques que réalistes 27 • D'autres comparaisons entre Menger et Say seraient encore tentantes: par exemple, nous avons mentionné précédemment que le concept d'Absatzfahigkeit de Menger (souvent traduit par «capacité d'écoulement », voire par le «franglais» «marketabilité») n'est pas sans évoquer la loi dite «des débouchés» chez Say. Mais ici encore, les annotations ne présentent pas de preuves suffisantes. Mieux, l'évidence pourrait jouer en sens inverse: en effet, un résultat peu compatible avec ce qu'on pourrait éventuellement espérer trouver se présente dans les notes manuscrites du volume des Grundsatze de 1871 sur lequel Menger a porté tant de notes pour une réédition future. Alors que Menger renvoie explicitement à Say dans un passage traitant la question de la capacité d'offre pour ajuster les processus de vente à la satisfaction des besoins, Menger s'est repenti et a ensuite barré sa propre note 28 • Ainsi, alors qu'il avait pu croire d'abord à la possibilité d'un rapprochement, Menger s'en est ensuite sciemment abstenu. La suite du passage montre peut-être pourquoi, car Menger signalait une contradiction dans l'usage par Say du concept de « sacrifice» qu'un agent économique fait pour se procurer un bien. Sans doute Say n'est-il pas allé assez loin selon Menger dans la voie d'une appréhension pleinement «subjective» du rôle de l'agent, de sorte que l'Autrichien préfère ne pas rendre son propos dépendant d'une interprétation incomplètement satisfaisante, et par conséquent d'autant plus propre aux malentendus. Si, au regard des annotations que nous avons examinées, Menger a donc de toute évidence compris les positions méthodologiques de Say et appris d'elles, il a su aussi s'en faire le critique, suffisamment au moins pour reconnaître des points où ne pas le suivre. Il a pu trouver la confirmation de certains de ses propres concepts, mais a su se retenir d'en utiliser d'autres. Men-
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ger ne reprenait évidemment pas les thèses où Say avait mis en avant ce qu'il ne souhaitait pas, lui, proposer. Les contradictions où Say s'enferrait selon Menger, quand il retournait dans le giron d'une théorie de la valeur-travail notamment, n'étaient pas pour modifier de tels jugements, mais elles les confortaient au contraire: au total Say demeurait Say, et Menger savait s'éloigner de lui. Ainsi, que dire de la relation d' « influence» entre les deux? Comment la qualifier? Le concept qu'on demande d'utiliser dans cette question est bien trop vague. Il est certain que Menger prit en considération les concepts de Say, et qu'il vit à quel point ils auraient pu (et dû) permettre de rompre avec le cadre de pensée ricardien. Le matériau archivistique est sans appel, et c'est son intérêt: il permet de trancher. Mais inversement, il donne des résultats plus nuancés que les jugements émis par des commentateurs pressés. Nous avons pris, dans les pages qui précèdent, le temps de discuter de nombreux éléments. Le tableau qui en résulte est sans doute moins « enthousiaste» qu'ont pu l'être ces commentateurs, mais il est d'autant plus précis. C'est notre conviction que si la lecture de Say par Menger mérite l'attention, alors il faut l'appuyer sur des références solides. Nous espérons avoir pu les présenter. Il convient maintenant de présenter, sur la même base, la position que Menger prit à l'égard des autres économistes français, en particulier libéraux, qui suivirent Say. Menger connaissait les œuvres des principaux auteurs, pour certains oubliés aujourd'hui, toutefois majeurs à leur époque. Il savait aussi que leurs idées pourraient peut-être lui fournir les appuis qui lui étaient si nécessaires dans la lutte contre l'école historique allemande des « socialistes de la chaire» (Kathedersozialisten). Ce qu'il en' était en réalité, les archives permettent une nouvelle fois de le mettre au jour, preuves à l'appui, avec une évidence non contestable.
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Menger, lecteur des économistes libéraux français du 19ème siècle après Say Des aspects essentiels de la lecture des économistes libéraux français du 19 ème siècle par Menger apparaissent au-delà de sa lecture de Say. Menger a lu et mûrement réfléchi de nombreux textes d'auteurs français aujourd'hui trop souvent oubliés, comme Michel Chevalier ou le comte Pellegrino Rossi. Rossi, en particulier, apparaît de manière récurrente dans les annotations manuscrites marginales portées par Menger à la copie de ses Grundsatze de 1871 envoyée par son éditeur. Tout autant que le manuel de Karl Heinrich Rau, également intitulé Grundsatze der Volkswirtschaftslehre, qui aurait servi de « brouillon» à Menger au moment de la rédaction de son propre ouvrage, donc avant 1871 (selon Kauder qui examina les notes figurant dans le volume de Rau que Menger possédait 29 ), le manuel de Rossi a, selon nos observations, servi à Menger pour les révisions qu'il souhaitait apporter à son propre ouvrage, donc après la publication. Il visait une seconde édition qu'il ne mena pas à terme, et le contenu de ces notes est donc resté inédit. Le processus de rédaction des Grundsatze n'était pas considéré comme achevé par Menger, si la fabrication de la première édition, elle, l'était puisqu'il reçut de son éditeur l'ouvrage comme tel, et non de simples épreuves. Ces annotations manuscrites restituent la volonté de l'auteur et, en les présentant, nous participons à l'étude de ce que l'historien de la pensée Kiichiro Yagi a nommé un ouvrage à considérer « in the making» (Yagi, [1993]). Rappelons que si Rau, oublié de nos jours, était une célébrité dans le monde universitaire des économistes allemands, il le devait au succès de son manuel - neuf rééditions s'étendant sur toute la seconde moitié du 19 ème siècle! Il ne représentait pourtant pas la branche historiciste de l'université allemande, mais un classicisme libéral « bon teint» un peu suranné. Son manuel servait d'ouvrage d'initiation aux étudiants des facultés de droit où on enseignait les Staatswissenschaften, et aux étudiants des nou-
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velles chaires d'économie politique (Volkswirtschaftslehre). Le cas de Rossi n'était, mutatis mutandis, guère différent: économiste de renom à son époque, il répéta lui aussi les leçons des classiques de l'économie politique, notamment dans la forme brillamment donnée par John Stuart Mill. Aussi, les annotations manuscrites de Menger sur le manuel de Rau concordent-elles effectivement avec des remarques similaires apposées sur le volume que Menger possédait des Principles of Political Economy de 1848 de Mi11 30 • La même chose vaut du Cours d'économie politique et des Mélanges d'économie politique de Rossi, ouvrages que Menger possédait également dans sa bibliothèque et dont il fit de toute évidence un grand usage. Du manuel de Rau, Kauder écrivit dans l'introduction à sa transcription des annotations de Menger qu'il servit de «brouillon» au chef-d'œuvre de 1871. Le travail sur les archives 31 montre que Menger lut ensuite le texte de Rossi, comme ceux d'autres économistes français. Ce matériau ayant été laissé entièrement de côté par son fils pour la réédition de 1923 (la bibliothèque voguait alors vers le Japon, puisque la veuve de Menger l'avait vendue en son entier dès le décès de son mari en 1921), la pensée du fondateur de l'école autrichienne est donc encore celée dans les innombrables annotations des nombreux volumes de sa bibliothèque. Comme pour Say, c'est là la meilleure source, et la seule qui puisse faire autorité, afin de décider des points d'histoire de la pensée où le recours à l' «intuition» est hélas trop souvent de règle. Ces preuves sont disponibles; et elles sont neuves puisqu'inédites. Nous les présentons ici quant au rapport de Menger aux auteurs libéraux français. De quel matériau dispose-t-on? Selon son habitude, Menger a abondamment annoté les volumes qu'il possédait. En ce qui concerne le fonds français d'économie, plus particulièrement les auteurs libéraux du 19ème siècle, non seulement il est certain que Menger a lu le manuel de Rossi, mais la quantité et le détail des notes qu'il a laissées en font une source digne du plus grand intérêt. Sont également très utiles les notes manuscrites de Menger sur la copie de ses propres Grundsatze de 1871, sur les pages intercalaires blanches en particulier, surchargées de réflexions et qui montrent son attention pour les Français. Menger a
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confronté de manière approfondie ses réflexions avec celles exprimées par Rossi, et il est plausible que le volume de ce dernier ait ainsi été pour lui l'équivalent du manuel de Rau lorsqu'il avait composé l'ouvrage de 1871 32 • Le texte de Rossi servait sans doute de «contre-épreuve» à l'entreprise de démolition de l'édifice classique entamée sur le manuel de Rau. Il semble à lire les notes que, moins original que Say, Rossi se prêtait mieux à repérer les contradictions de la doxa classique; et ses positions pouvaient se révéler d'inspiration utile, nous le verrons. Sans oublier la place à faire à Chevalier, paraît aussi digne du plus grand intérêt la réaction de Menger au chef de file des libéraux français, Frédéric Bastiat, sans doute la figure la mieux connue aujourd'hui et la plus caractéristique d'un mouvement de pensée de belle ampleur. Nous présenterons également ces lectures de Menger. Concernant les auteurs les moins connus, quelques rappels (évidemment superflus dans le cas de Say dans la section précédente) ne seront sans doute ici pas inutiles, mais ils seront brefs puisque notre propos porte au premier chef sur la lecture faite par Menger. Nous laissons par ailleurs de côté les auteurs plus anciens, de Bodin à Condillac, que Menger avait lus aussi, comme en attestent les volumes présents dans sa bibliothèque. Quelques notes sont d'un intérêt majeur, quoique plutôt pour retracer l'arrièreplan des positions philosophiques de Menger - ce qui va au-delà du but spécifique du présent article33 • Très certainement, dans une perspective générale d'histoire de la pensée économique, les auteurs que nous examinons dans les pages qui suivent, sont de moindre importance que Say, mais il convient de ne pas confondre «auteurs oubliés» et «auteurs mineurs », car pour négligés qu'ils soient aujourd'hui, ils furent en leur temps, des noms majeurs de la discipline économique. La lecture de Menger montre dans quelle mesure ils furent des sources pour sa pensée.
Menger, lecteur de Rossi et de Chevalier Rossi est mentionné 256 fois dans les annotations manuscrites de Menger sur sa copie des Grundsatze de 1871 - contre « seu-
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lement » 151 fois pour Say. Son importance allant donc de soi, il s'agit de cerner la signification de cette présence, en particulier dans les citations du Cours d'économie politique de Rossi, dans ce que nous appellerions volontiers la « contre-épreuve» du chef-d'œuvre de 1871. La plupart des notes que Menger tire du texte de Rossi conduisent à penser que Menger songeait à les introduire dans la nouvelle édition, soit en les critiquant, soit en retenant des points d'accord. Le nombre des occurrences est un indice que la teneur des notes même doit confirmer. La confirmation se révèle valide dans bien des jugements qu'on peut y relever 34 • Or, tandis que Say fait toujours l'objet de nombreuses études de nos jours (citons celles réunies par Potier et Tiran, [2004]), quelques rappels historiques et biographiques concernant Rossi et Chevalier s'imposent. Pellegrino Rossi (1787-1848) était né en Italie. Français d'adoption après une jeunesse aventureuse et révolutionnaire, comte par anoblissement, il devint un professeur renommé pour son habileté et sa clarté, ainsi qu'un haut personnage politique; il succéda à Say à la chaire d'économie politique du Collège de France en 1833 (Say, pour qui la chaire avait été créée, étant décédé en 1832). Dans sa jeunesse, il avait été de la génération qui avait épousé avec enthousiasme les idéaux de la révolution française et tenté de les transposer sur d'autres théâtres européens - en Italie, la cause inspiratrice était surtout celle de l'unité nationale, et Rossi avait participé à la tentative de porter la « cause» dans toute la péninsule à partir de la ville de Milan, alors dirigée par le prince Murat au nom de Napoléon. Il avait dû s'enfuir et s'exiler en Suisse, puis en France. Personnage haut en couleurs, sa verve et son intelligence le servirent avec succès dans la carrière d'« aventurier universitaire », au point de recueillir l'héritage institutionnel de Say, outre la citoyenneté et tous les honneurs académiques afférents, jusqu'à compter parmi les membres de l'Académie des sciences morales et politiques, et devenir enfin ambassadeur à Rome. Il avait cependant gardé le feu de sa jeunesse, et une nouvelle tentative révolutionnaire à laquelle il donna la main lui valut de perdre sa citoyenneté française, puis
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sa vie sous la dague d'un assassin masqué alors qu'il portait au pape Pie IX un projet nouveau en vue d'unifier l'Italie. Le Cours d'économie politique de Rossi, publié en 1840, obtint un grand succès en présentant à un large public la substance de l'enseignement que son auteur avait dispensé au Collège de France. L'ouvrage connut cinq réimpressions et contribua à rendre Rossi célèbre dans toute l'Europe, qui lisait alors le français, dans les décennies qui suivirent. Rien d'étonnant, dès lors, à le trouver sur les étagères de la bibliothèque personnelle de Menger ! D'autres écrits de Rossi furent publiés et, comme dans le cas de Say, un volume posthume de Mélanges d'économie politique parut, en 1857. Menger le possédait également. Mais c'est le Cours qu'il annota abondamment, et auquel la plupart des 256 notes mentionnant Rossi renvoient. Michel Chevalier, lui, est le troisième auteur français le plus cité par Menger, avec 56 occurrences. Chevalier (18061879) fut une autre grande référence de la pensée et de l'action libérales françaises au 19 ème siècle. Peut-être moins oublié par les historiens que Rossi, il est souvent présenté comme l'illustration même du destin d'une partie du groupe saint-simonien, celle qui guida la modernisation du capitalisme industriel et bancaire français sous le Second Empire. Sa carrière de «grand commis» de l'Etat modernisateur le conduisit en effet avec succès d'un saintsimonisme enthousiaste à la représentation des classes supérieures neuves de la bourgeoisie que Napoléon III sut faire éclore. Chevalier eut plus que son lot d'honneurs: conseiller d'Etat et sénateur d'Empire, professeur au Collège de France aussi, où il succéda à Rossi, etc. Surtout, il retint de la doctrine saint-simonienne l'éloge des producteurs qui orienta sa réflexion vers une théorie du marché libre de plus en plus complète. Très tôt intéressé par le libre-échange et les marchés internationaux (il en publiait une première louange dès 1836 dans ses Lettres d'Amérique du Nord, loin de s'effrayer de cette «mondialisation» avant la lettre), il rejeta rapidement toute attitude socialisante qui aurait pu faire passer son saint-simonisme pour une défense systématique des prolétaires. Les producteurs sont à ses yeux avant tout des entrepreneurs plutôt que des artisans ou des prolétaires, et l'intervention
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de l'Etat lui paraît devoir favoriser leur activité, renforcer les forces de la concurrence et rejeter progressivement tout autoritarisme colbertiste. Chevalier poursuivit également une activité politique nationale en faveur de l'industrie en conformité avec ce credo. Il souhaite aussi donner à ses positions libre-échangistes une autorité scientifique en renforçant les bases théoriques de la doctrine. C'est ce dernier point qui nous intéresse - tandis que les études historiques ont, de leur côté, plus souvent insisté sur le devenir des disciples du «Père enfantin» des années 1830 jusqu'à la Troisième République. Chevalier, à sa manière, resta d'ailleurs fidèle à un certain nombre de notions et de termes-clefs qui peuvent servir à caractériser la doctrine saint-simonienne, et non pas seulement libérale: industrie, production, échange35 • Les producteurs saint-simoniens devinrent des entrepreneurs du capitalisme moderne, et l'analyse donnée par Chevalier, entre-temps entré au Collège de France, convenait à cette nouvelle mission. L'accord de libre-échange signé en 1860 entre la France et la Grande-Bretagne portait ainsi sa marque, tandis que son Cours d'économie politique, publié entre 1842 et 1844, demeurait son chef-d'œuvre. Là encore, point d'étonnement à trouver ce titre dans la bibliothèque que Menger s'était constituée, l'une des toutes meilleures dans l'Europe de son temps. Le Cours de Chevalier y voisine avec ses Lettres sur l'organisation du travail, publiées l'année par excellence des révolutions dans toute l'Europe: 1848. Dans les bouleversements de cette période, qui voyait aussi l'idéalisme socialisant et la doctrine chrétiennesociale se rapprocher, Chevalier avait encore publié des Lettres sur les brevets d'invention, où il anticipait nombre de questions relatives à la propriété intellectuelle des inventions, au droit des marques et des dépôts de brevets, aux droits des auteurs et des inventeurs: ce ne fut pas le moindre aspect de l'inventivité d'un auteur qui sut attirer l'attention du réformateur que fut Menger. Celui-ci lut le Cours d'économie politique de Chevalier, et il en tira des notes et des critiques pour ses Grundsatze.
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Les concepts de Rossi et de Chevalier que Menger discuta en révisant ses Grundsatze En vue d'établir ce que Menger a pu emprunter, et ce qu'il a très certainement critiqué dans les travaux des deux économistes français, il est indispensable de partir de sa lecture et d'en déchiffrer les nombreuses notes. Comme les annotations marginales portées à la correspondance entre Say et Ricardo, la tâche n'a d'intérêt que si les résultats de la transcription prêtent à leur tour à commentaire et si les renvois de Menger à ces auteurs prennent sens au sein d'une réflexion permettant de mieux comprendre les sources et les fondements de la pensée de l'Autrichien. Les leçons que donna Rossi, il les avait manifestement apprises directement des grands économistes classiques, et c'est en somme à une vulgarisation pour le public français qu'il s'était livré. A cet égard, son enseignement au Collège de France avait sans doute été très pédagogique, mais bien moins novateur que celui de Say. C'est seulement en apparence de manière paradoxale qu'il dut à ce caractère de banalisation l'immense succès de son manuel: il fournissait en fait à ses lecteurs (et donc à Menger) un compte-rendu brillant et clair, exhaustif et plaisant à lire, des points fondamentaux de la doctrine classique. Le tournant majeur qui s'était joué dans l'affrontement entre Say et Ricardo, décelable dans leur correspondance pour qui savait lire entre les lignes, avait alors déjà été pris. Est-ce le débat entre les deux maîtres qui avait attiré l'attention de Menger sur le disciple ? Est-ce, inversement, Rossi qui fit voir à Menger qu'il fallait revenir au point où le devenir de la science économique classique s'était joué, en amont des « suiveurs» ? Il est hélas impossible de préciser si la lecture du manuel de Rossi précéda ou suivit celle de la correspondance entre Say et Ricardo, étant acquis néanmoins que toutes deux sont certes postérieures à 1871. Il n'en reste pas moins vrai que Menger tira souvent parti de sa lecture du manuel et des Mélanges de Rossi afin de saisir les finesses du débat entre Say et Ricardo : il nous semble pouvoir l'inférer du fait que les notes de Menger, souvent, font suivre une citation de Rossi par un renvoi à Say ou à Ricardo, ou aux
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deux. Que les difficultés des maîtres se traduisent par des incompréhensions chez les disciples ne les saisissent d'ailleurs pas toujours nettement, cela n'est que naturel ... Menger trouvait sans doute de la sorte des points de référence au sein du texte de Rossi, avant d'aller enquêter plus à fond sur les concepts; c'est notamment le cas dans les débats sur l'utilité déjà indiqués plus haut, car Menger soulignait là l'échec de Ricardo à comprendre Say, au moins autant que la réciproque 36 • Menger prête d'autant plus attention aux vues de Rossi qu'elles semblent inscrire sa réflexion dans la continuité des idées de Say. Par exemple, la théorie des biens de Rossi était bien ce à quoi Menger s'attendait, une forme de Güterlehre avant la lettre sur laquelle appuyer sa propre analyse. Mais, pour Menger, Say s'était arrêté avant de la présenter en son entier. Il peut alors lire chez Rossi certains des développements entrevus chez Say, mais cette fois dans un exposé ordonné, et non plus dans le désordre de la découverte. Menger retrouvait des points qu'il approuvait, clairement présentés. Si nous sommes dans le vrai en parlant de «frustration» chez Menger à propos de ce qu'il considère comme l'échec final de Say, alors Rossi est une lecture alternative où ces sujets d'insatisfaction disparaissent, parce que l'ordre de la présentation académique s'est substitué à l'excitation de la progression heuristique. La lecture de Say proposait en somme un champ d'expérimentation des concepts, tandis que celle de Rossi déroulait leur exposé. Le manuel était sans doute sans grande ambition, mais il ne devait pas susciter de frustration, tout au plus des condamnations sur les points où Menger jugeait que se glissaient manifestement les erreurs les plus typiques des classiques. Son enthousiasme de lecteur aussi était donc tempéré. Mais, après tout, l'habileté de l'exposition de Rossi était grande - ou sa bonne foi naïve. L'auteur du manuel à succès confirmait de ce fait, sans doute à son corps défendant, l'incompatibilité entre les cadres de pensée de Say et de Ricardo, et les enjeux qui en découlaient. Car, sans que Rossi s'en rendît toujours bien compte peut-être, les limites de la cohérence de son discours traduisaient celles du dogme classique, du paradigme ricardien en particulier. Un peu ironiquement, ne rien offrir de
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neuf présentait alors un avantage pour le lecteur averti - que Rossi fût inconscient de certaines incohérences, ou qu'il s'en accommodât tout bonnement comme un grand nombre d'auteurs classiques en son temps. C'est précisément cette attitude qui avait rebuté les économistes allemands, qui voulaient à toute force « dépasser» l'économie classique en élisant le paradigme historiciste - un projet tout autant condamné à l'échec et, pire, menant la discipline dans une impasse, selon Menger. Louvrage de Rossi servit donc fort à Menger qui pouvait y lire l'argumentaire qu'il devait, lui, tâcher de démolir. Qu'il jugeât donc alternativement que Rossi avait raison, ou qu'il avait tort, il le trouvait toujours utile, car éclairant37 • Cependant, le texte de Rossi ne jouait pas ce seul rôle du compte-rendu d'un disciple ânonnant, dans lequel il pourrait être alors à tort cantonné. Certaines de ses formules faisaient mouche. Signalons, pour l'illustrer, un endroit où Menger cite élogieusement le Français, sur un point d'une importance extrême pour sa propre approche de l'échange. Menger trouvait la manière de traiter la question de la formation des prix meilleure chez Rossi que chez ses maîtres. Que Rossi fût, ou non, pleinement conscient des conséquences de sa présentation, celle-ci revenait, selon Menger, à réfuter l'économie ricardienne sur ce point. L exposé supposait en effet de se passer d'entités de valeur substantielle, tout comme d'un schéma requérant une unité standard de valeur inchangée. Menger approuvait fort. En outre, Rossi se trouvait crédité de faire plus de cas de la compréhension des transactions d'échange envisagées dans leur processus que Ricardo ne l'avait fait. Rossi était bien plus qu'une pâle figure de disciple répétant ses maîtres; il s'élevait par moments à leur hauteur aux yeux de Menger, quand il écrivait, par exemple, ce que l'Autrichien soulignait: « Si vous pouviez suivre à travers les mille vicissitudes du marché, les parties contractantes, en analyser rigoureusement la position, en peser pour ainsi dire les besoins, vous auriez la solution vraie du problème »38. Les notes abondantes de Menger montrent qu'en tout état de cause, il trouvait stimulante une lecture dont il ne serait en aucun cas juste de réduire l'impact sur sa propre réflexion. Nous
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accordons donc volontiers ici que certaines intuitions des commentateurs de Menger étaient sans doute exactes, quoique encore dépourvues des preuves pouvant les rendre valides et solides, et que les textes des archives apportent. Un exemple supplémentaire en sera fourni encore à propos de la compréhension de la formation des prix et de l'utilité subjective ressentie par l'agent partenaire au sein d'un échange. Il est essentiel pour Menger que le cadre d'un tel processus d'échange (soit l'espace d'un marché, au sens le plus générique du terme) ne soit ni un champ de «forces» plus ou moins mystérieuses s'exerçant sur les agents, ni le lieu de l'apparition évanescente de supposés standards de valeur intrinsèque inhérents aux biens ou à la monnaie. Faudrait-il donc avoir une idée de telles mesures pour procéder à l'échange? Mais la science trouve donc tout ce qu'il y a à trouver quand elle sait décrire, par le jeu d'un mécanisme exploratoire simple, le processus même qui guide le déroulement de l'échange et quand elle sait dire, voire prédire dans une certaine mesure, le processus, sinon les résultats mêmes, de la transaction. La méthode réaliste de Menger consiste en effet à analyser un processus, à le saisir en tant que tel - ce qui devait d'ailleurs demeurer la « marque de fabrique» de l'école autrichienne. Sans pour autant rabattre l'échange sur une quelconque singularité historique, le processus à valeur générale est bien ce que cherche l'économiste autrichien. Une citation telle que celle rapportée cidessus lui convient donc parfaitement. Ce genre d'analyse économique exacte était alors neuf par rapport à la pratique des classiques. Or, comment retracer ces «mille vicissitudes» de l'échange? Lapprobation de Menger quant à la formule de Rossi énoncet-elle seulement ce qu'il faudrait faire? Quel moyen trouver d'y parvenir? En d'autres termes, la formule approuvée exprime-telle plutôt la possibilité d'une analyse générale des échanges entre partenaires, ou bien l'impossibilité d'un tableau exhaustif de ces derniers à partir d'une théorie de la valeur? Les réponses à ces questions ont occupé une bonne partie des élèves de Menger dans l'histoire de l'école autrichienne, tant à partir des vues de Menger sur ce que signifie un « standard» de valeur donné (idée qu'il rejette) que de l'idée d'une vue synoptique des marchés qu'il
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juge illusoire dans sa globalité (comme Hayek devait le penser après lui)39. Quoi qu'il en soit, le refus de «l'abstraction pour l'abstraction», manifeste chez Menger, implique que la science soit accordée aux faits. rapproche est donc bien réaliste - mais ni nécessairement expérimentale, ni forcément en opposition à l'expérience. Menger semble, nous l'avons dit plus haut, s'accorder làdessus avec Say, dont le point de vue excluait les standards de valeur ricardiens 40 • Confirmons donc avec confiance que l'importance de l'ouvrage de Rossi, son utilité pour Menger après la parution de ses Grundsatze, vérifient l'intuition selon laquelle il est à mettre sur un pied d'égalité pour la période après 1871 avec le manuel de Rau de la période avant 1871. Menger avait placé ses espoirs dans une méthode réaliste générale et exacte pour retracer les processus d'échange et pour exprimer les comportements des «types réels» et les «relations typiques» entre les phénomènes économiques. Bien entendu, rien de cela n'est conditionné par l'histoire, mais trouve plutôt place dans la théorie pure de la science (les partenaires de l'échange ne sont donc pas, cela est clair, tels individus dans telle situation spatio-temporelle singulière, mais des « types » qui se manifestent dans un processus d'échange rationnellement et mécaniquement connu). Menger souhaitait disposer d'un outil d'analyse qui combinât réalisme et causalité, et qui fût général. Rossi n'en aurait sans doute pas tant demandé, ni les commentateurs de Menger mêmes: les notes montrent toutefois que Menger a assurément trouvé plus de profondeur dans sa lecture des remarques du professeur au Collège de France que ce dernier n'yen avait sans doute mis. Si l'on consulte de nouveau la copie des Grundsatze de 1871 que Menger a annotée, nous y trouvons en vérité un «work-in-progress» tel que rarement on peut en faire état pour la pensée d'un économiste du passé. Tournons-nous maintenant, plus brièvement, vers les annotations renvoyant à Chevalier. Elles sont pour la plupart groupées autour des questions traitant du capital et de la monnaie. Menger ne souligne pas seulement le fait que la monnaie est un outil du commerce qui peut apparaître sous de multiples formes
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et commander de nombreux usages, il précise que ces deux dimensions doivent faire l'objet d'un exposé scientifique pour ellesmêmes, et qu'elles ne doivent surtout pas disparaître de l'analyse économique sous le prétexte que la monnaie ne serait qu'un «voile», selon la formule qui, même si elle est plus métaphorique que méthodologique, résuma longtemps la pensée classique finalement, il peut sembler qu'elle ne l'illustrait d'ailleurs pas si mal, car elle rend l'idée qu'il s'agit toujours, chez les classiques, de «soulever» une apparence des choses pour voir se dérouler une réalité « cachée ». Or Menger refuse cette mystique et la métaphore qui la signale. Au travers des diverses étapes par lesquelles passe la transformation de l'usage de la monnaie, il pointe que celle-ci tend à devenir de plus en plus « facilement écoulable » (absatzfiihig), et que c'est sans doute là sa qualité propre. Dans les notes apparaît clairement l'idée que les systèmes de paiement évoluent selon Menger vers un usage plus aisé. Le «type» de la monnaie est donc précisément la forme vers quoi convergent les différents moyens de paiement dont l'idéal est la «capacité à s'écouler aisément», la «marketabilité» qui rend l'allemand Absatzfahigkeit. Chevalier suivait d'ailleurs Say quand il distinguait deux genres de richesses: celles qui comportent un coût et celles qui n'en ont pas et qu'il tirait de là les conséquences pour les formes de la monnaie 41 • Menger a sans doute souligné la distinction parce qu'elle apparaissait déjà dans les écrits de Say, auxquels il renvoie ici à leur tour, et parce qu'elle permet de séparer la question des coûts de production (et notamment du travail) de celle des mécanismes de l'échange (et notamment de la formation des prix). Pour tout ce qui « comporte un coût », il faut donc prendre en compte l'Absatzfiihigkeit. Mais Chevalier lui-même, quoique prônant la distinction, écrivait qu'il ne prendrait pas en considération les biens «gratuits». Il montrait par là en quoi il manquait l'opération conceptuelle visant à se défaire du cadre de la valeur-travail. Lui y restait attaché, et les notes de Menger montrent que l'Autrichien s'en rendait compte. Il jugeait alors que le cadre auquel Chevalier s'attachait restait digne d'intérêt par son erreur même, à savoir qu'en quelque sorte double et sur-
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déterminé, il montrait comment la réflexion de type classique était foncièremen t contradictoire. En ce qui concerne la théorie du capital, les notes de Menger soulèvent encore d'autres questions, notamment la suivante: est-ce que la capacité de certains biens à contribuer à la production d'autres biens (c'est-à-dire, dans le vocabulaire mengérien, d'être d'un « ordre» plus élevé dans l'ordonnancement des biens que propose l'Autrichien en partant du bien de consommation final, de rang dit« premier») fait d'eux ipso facto du capital qu'il faudrait comptabiliser comme tel dès lors qu'ils entrent dans le processus de production - ou même alors qu'ils demeurent en dehors de lui 42 ? Savoir si on peut appeler capital les biens que Menger dit d' «ordre supérieur» (en ce qu'ils ne constituent pas des biens de consommation directe, mais doivent servir à la production de tels biens, moyennant un nombre d'étapes inévitables de fabrication, comme l'expose la théorie des biens Güterlehre - dans les Grundsatze), voilà qui est un enjeu important en ce qui concerne les fondements de la théorie du capital dans les écrits de Menger (dans l'ouvrage de 1871 et, plus tard, dans les articles comme son Zur Theorie des Capitales de 1888)43. Menger répond très clairement en donnant sa propre définition du capital dans une longue note (elle, publiée) : «La classification des biens en moyens de production et en biens de consommation (biens d'un ordre supérieur et biens du premier ordre) est justifiée d'un point de vue scientifique, mais elle ne coïncide pas avec une classification de la richesse en ce qui est du capital et ce qui n'est pas du capital» (Menger, [1871], chap. III, section 3, note de bas de page, p. 130). De toute évidence, Chevalier, quant à lui, restait court car il était dépourvu d'une définition viable selon Menger. Notre objectif n'étant pas de discuter ce point ici quant à l' œuvre de Chevalier même, mais de souligner ce que les notes de Menger peuvent nous apprendre, il est clair que Menger soulignait tant et si bien les lacunes de l'analyse de Chevalier, qu'il convient de demander jusqu'à quel point sa propre définition n'aurait pas pu lui être dictée par le souci de combler les manques qu'il pointait. En réalité, Chevalier montrait surtout que le capital était plus
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facile à manipuler, et circulait d'autant mieux, que l'usage de la monnaie était répandu - ce qui est vrai, mais banal, et surtout qui n'explique pas pourquoi telle monnaie se répand plus ou moins vite, plus ou moins loin, mieux ou moins bien, que telle autre. Menger écrivait: « Chevalier (Cours III p. 360) montre seulement comment on peut préciser le capital au travers de la monnaie, (voir p. 363: sans la monnaie, les mouvements du capital seraient lents, seraient laborieux, et ne s'opéreraient que dans un cercle restreint) [citation de Chevalier en français dans le texte de Menger] »44. Chevalier donnait bien ensuite quelques exemples, mais pas de définition en tant que telle 45 • À lire les notes de Menger, Chevalier penserait aussi qu'il va de soi que la monnaie comporte une quantité de valeur intrinsèque qui lui est inhérente et à l'aune de laquelle il est possible de mesurer la valeur des autres marchandises, ce qui est précisément une des erreurs majeures que Menger se faisait fort de relever et de dénoncer, en particulier dans son article de 1892 pour la Revue d'économie politique46 • Il est encore possible de rencontrer d'autres éléments de théorie du capital et de théorie monétaire dans les commentaires que Menger porte sur Chevalier. Menger a ainsi trouvé chez lui des points communs avec Say et il renvoie parfois au Traité (comme les passages cités en notes l'auront fait voir), et comme le notait encore pertinemment, quoique intuitivement, Rothbard: « Lexcellente discussion que Say fait de la monnaie [...] a été négligée de manière très dommageable par les historiens de la pensée. Il commence à établir une théorie qui devait être plus tard développée par Carl Menger [... ] »47. Si notre objectif était de poursuivre sur ce chapitre de la monnaie, il nous faudrait renvoyer ici au développement de la théorie propre à Say et à la manière dont Menger l'a reçue. En vérité, nous avons effectué la seconde partie de la tâche, en nous demandant si Menger suit en effet Say à ce propos. Le résultat de l'enquête archivistique n'autorise malheureusement pas à se prononcer de manière décisive, car aucun des passages du Traité d'économie politique où la monnaie est directement traitée ne montre de notes marginales suffisamment développées pour
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déterminer une position avec certitude. Lintérêt manifesté par Menger ne fait pas de doute, mais les avis que l'on voyait se former clairement à propos de la question de l'utilité ne sont, sur ce point, simplement pas disponibles. Aussi, quoique Menger continue de discuter la présentation par Chevalier de divers systèmes de paiement et de formes monétaires variées (depuis la monnaie préexistant à l'usage du métal: coquilles, etc., jusqu'aux formes de papier-monnaie les plus avancées de son temps: reconnaissances et titres de Bourse), peu d'aspects originaux sont à noter. Des comptes-rendus similaires se trouvaient également en effet dans les travaux historicistes allemands - dans le Das Geld de Knies par exemple, que Menger cite à plusieurs reprises. Lapproche de Menger, qui se refuse à induire les résultats théoriques des observations historiques, mais qui use de tels éléments à titre d'illustration est bien sûr avant tout théorique. Celle de Chevalier demeurait, elle, surtout descriptive. Néanmoins, son attention même pour le phénomène monétaire en tant que tel montrait une certaine divergence avec le credo classique; si Menger jugea pauvre l'analyse de Chevalier, il rejetait d'autant plus l'abstraction classique et, à tout prendre, l'approche française lui paraissait encore la plus digne d'intérêt.
La référence de Menger à Bastiat en politique économique rapproche mengérienne de la théorie monétaire que nous venons seulement d'esquisser a donc trouvé une source d'inspiration, si limitée fût-elle, chez Chevalier comme chez Say. Menger possédait également quelques ouvrages sur le développement du système bancaire contemporain en France, quelques collections de publications officielles aussi, mais les notes y sont tout à fait rares. Faute de notes, ou faute qu'elles soient explicites ou suffisamment développées, il est difficile d'en dire plus. Pourtant, certaines pistes paraissent sensées, et elles peuvent être suivies pour aborder, au terme du parcours proposé dans cet article, la question de la politique économique. Nous nous tournerons alors vers l'auteur français qui, en termes d'occurrences dans les notes manuscrites, apparaît après Rossi, Say et Chevalier, et qui est aussi
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l'une des figures les plus combatives et les plus représentatives du courant libéral français au 19 ème siècle, Frédéric Bastiat. Tant dans les domaines de la morale que de la politique, le ténor français du laissez-faire éclipse peut-être le chef de file respecté des «économistes libéraux» qu'il fut aussi. C'est pourtant ce dernier seul qui nous intéresse ici, et nous nous limitons donc à cet aspect, sans préjudice de l'intérêt des autres facettes du penseur. C'est de nouveau la seule lecture de Menger dont nous avons à rendre compte, pas celle, notamment, d'autres membres de l'école autrichienne. Or, Menger se prononce à propos de Bastiat, quant à la méthodologie à suivre en économie politique, et en particulier quant à ses applications à la politique économIque. Le jugement de Menger, forgé dans les luttes incessantes de la « querelle des méthodes» (Methodenstreit) contre Gustav Schmoller, est en général sans aménité dans un domaine où il ne s'était plongé qu'à contre-cœur et en se sentant une obligation de tirer la science de l'impasse où elle s'était engagée: il l'écrit explicitement dans ses Recherches sur la méthode en sciences sociales et en économie politique en particulier (Untersuchungen über die Methode der Sozialwissenschaften und der politischen Okonomie, insbesondere) de 1883 48 • Dans cet ouvrage, comme tout au long de son combat pour faire adopter une méthode exacte appropriée à la science économique, Menger n'a jamais cessé de s'opposer à toute réduction de la science à un rôle ancillaire vis-à-vis de quelque cause politique que ce soit. C'est de ce point de vue qu'il a combattu chez les économistes allemands, non seulement leur historicisme mais, dans leur grande majorité, leur socialisme, qui les avait fait baptiser « socialistes de la chaire» (Kathedersozialisten) par leurs adversaires, avant qu'ils ne reprissent eux-mêmes le terme pour s'en glorifier. Menger ne croit pas non plus que le socialisme soit devenu en quoi que soit «scientifique» parce que Karl Marx a prétendu le fonder comme tel dans le cadre de pensée ricardien - au contraire: une erreur de plus, simplement. Mais il n'épousa pas pour autant les positions des économistes libre-échangistes (Freihandler) et il définit clairement ce à quoi il s'oppose, dans
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le passage suivant, où il est précisément question de Bastiat: « Bastiat d'un côté, et les socialistes de l'autre, ne veulent pas tant exposer les choses pour les expliquer à leur manière respective comme elles sont, mais au contraire, ils suivent bien plutôt des buts pratiques et le premier veut légitimer la situation telle qu'elle est (ce qui n'est pas une question pour la science) alors que les seconds mettent en évidence des injustices frappantes, ce qui les conduit à falsifier les faits, pour ne rien dire de leurs prétendues lois ! Quant à Bastiat, il entend fondre ensemble les notions fondamentalement différentes de « ce qui est» et de « ce qui doit être ». C'est là une méthode erronée (tant celle des « socialistes de la chaire» que celle des « libre-échangistes» en Allemagne !). Et Bastiat n'est qu'un avocat rein Advocat] »49. Le dernier terme n'a rien de laudateur sous la plume de Menger, et cette citation donne la réponse définitive à la question de son appréciation de Bastiat: elle est négative. Le rejet est sans fard, car il s'agit là d'une note personnelle non destinée à être publiée, où le jugement peut se faire d'autant plus sincère. En fait, la note montre que Menger prend tout autant pour cible la propagande libre-échangiste allemande que l'école historique du même pays. récole libre-échangiste en Allemagne avait en effet tant prêté le flanc à la critique historiciste qu'elle contribuait, de pair avec le ressentiment causé par l'invasion des produits industriels britanniques pendant toute la première moitié du 19ème siècle, après la levée du blocus napoléonien, à ruiner dans les territoires de langue allemande toute opinion positive à l'égard du libreéchange international. LAllemagne n'avait pas de Chevalier, mais trop d'avocats! Menger vise donc aussi ces libéraux allemands à travers celui qui incarne la position d'avocat du libéralisme économique à ses yeux, à savoir Bastiat. Il n'y a point à douter que Menger connaissait de première main les textes de Bastiat car ce dernier est mentionné à plusieurs reprises dans les notes (21 occurrences). Force est de constater qu'aucune note n'est franchement positive et que plusieurs sont clairement négatives, voire hostiles, comme l'illustre la citation ci-dessus, assez représentative de l'opinion générale développée par Menger dans la longue note au dos de la page de l'avant-pro-
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pos de la copie annotée de ses Grundsatze (la citation ci-dessus en est extraite). Selon Menger, il n'y a pas lieu de considérer Bastiat comme un scientifique (Wissenschaftler), ce qui est à ses yeux le reproche central à faire à tout auteur dans la discipline économique. Cela n'interdit certes pas de considérer par ailleurs ses idées comme ayant une grande valeur morale, politique voire philosophique, mais Menger n'en dit rien. De la même façon, la position de Menger à l'égard des politiques économiques libérales de son temps n'est sans doute pas simplement conforme à l'image parfois donnée par les disciples postérieurs du libéralisme, notamment dans l'école autrichienne. Un exemple l'illustrera: les positions de Menger qu'on peut lire dans les leçons qu'il a données comme précepteur au prince héritier d'Autriche-Hongrie, le prince Rudolf. Disponibles mais difficiles d'accès en langue originale, elles ont été publiées par Erich Streissler dans une traduction anglaise en 1994 (Lectures to Crown Prince Rudolf). Un public international de spécialistes, qui les ignorait parfois tant qu'elles étaient dans leur langue d'origine, s'en est alors entiché. L'exemple ne nous éloigne pas complètement du cas des auteurs français, puisque les leçons ont été données lors d'un tour d'Europe occidentale qui mena notamment en France le prince et son précepteur. Dans les différents sites visités, Menger prenait prétexte des conditions locales pour donner à son auguste élève des leçons bien senties. Streissler conclut de leur contenu à une teneur libérale en ce qui concerne la politique économique chez Menger. Le texte va indubitablement dans ce sens en plusieurs passages. Mais le contexte doit en être apprécié: les leçons pour les débutants en économie politique en Autriche, comme en Allemagne (pourtant terre d'élection des historicistes), commençaient toutes par le credo classique. Le manuel de Rau illustrait à merveille cette base de l'enseignement qui fournissait aux étudiants les cadres de pensée smithien et ricardien. C'est dans un deuxième temps seulement, lors d'une spécialisation éventuelle, que la doctrine historiciste faisait son apparition - déplorable aux yeux de Menger. C'est alors qu'il aurait peut-être orienté lui-même l'éducation du prince vers des théories qui lui étaient plus propres. On
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ne saurait donc trop inciter à la prudence en ce domaine, et on devrait éviter de sauter aux conclusions qu'on « souhaite» lire chez les auteurs qu'on apprécie: ils n'ont peut-être pas dit ce qu'on voudrait leur entendre dire - et c'est pourquoi les archives sont, encore une fois, essentielles: elles donnent une valeur scientifique aux jugements en limitant la portée de tels souhaits 50 • Concluons donc que Menger dénonçait plutôt les perspectives partisanes que d'aucuns étaient trop prompts à épouser - et cela, quelles que fussent les positions sur l'échiquier politique. Dans l'époque de transformations rapides que vivait la société, sinon le monde politique, de l'Empire austro-hongrois, et de l'Europe en son entier, Menger rappelait le scientifique à sa vocation, éminemment différente de celle du politique. Là encore, comme à propos du concept méthodologique de «type », sa réflexion devait servir de modèle à celle, ultérieure, de Max Weber. Ce n'est pas à la science «pure» et théoriquement exacte de l'économie de dire comment les sociétés doivent évoluer: elle a pour tâche de décrire les relations d'échange entre les individus, non de dicter des inflexions qui relèvent éventuellement de décisions collectives (si elles sont possibles ... ). Menger, quant à lui, conseilla son gouvernement (dans la réforme du bimétallisme - ou Valutareform - du début des années 1890), sans considérer jamais pour autant que son activité de théoricien pût dépendre du service d'une cause, même nationale. Menger condamna, au contraire, et sans appel, toute atteinte à la neutralité de la science et toute tentative de la définir de manière partisane. Contre ceux qui voyaient dans les classiques des économistes «bourgeois », Menger réagit: si Ricardo et ses disciples se trompaient (et c'était le cas à ses yeux), ce n'était pas à titre politique d'abord, mais en raison des fondements conceptuels mêmes de leur édifice. L'idée que la science appartient d'abord à ceux qui la pratiquent était, elle, centrale à ses yeux. Elle n'était après tout guère éloignée de la revendication de liberté de pensée vis-à-vis de tout pouvoir institutionnel qui caractérisait alors une bonne partie de la vie intellectuelle française depuis les Lumières, en particulier chez les penseurs libéraux.
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Conclusion
La question que nous posions en introduction reparaît donc au terme de notre parcours d'exploration des archives qui permettent d'établir quelle lecture Menger fit des économistes libéraux français du 19 ème siècle: quelle appréciation générale valide donner, en s'appuyant, en histoire de la pensée comme dans la théorie économique, sur les faits? Il semble que d'aucuns ont été un peu trop pressés de conclure selon leurs souhaits, et non selon ce qui est. Comme le rappelait Menger, confondre ce qui est avec « ce qui doit être », pire avec ce qu'on s'imagine qui « devrait être », c'est là une erreur de jugement. Elle n'est pas permise en sciences. Mais comment se tromper, sinon par défaut d'attention aux faits (les archives) et de précaution dans l'énoncé d'idées mal fondées ? Le fait est que l'intuition originelle était sans doute bonne; c'est par excès d'enthousiasme que les commentateurs ont péché. L'idée originelle selon laquelle Menger aurait été attentif au courant de pensée libéral français, ce que Kirzner et Rothbard avaient soupçonné, apparaît alors d'autant mieux fondée que sa portée est raisonnablement limitée par la connaissance tirée des archives. Menger a lu Say, Rossi, Chevalier et Bastiat (d'autres également, quoique accessoirement et avec un intérêt bien moindre, aussi les avons-nous négligés dans les pages qui précèdent). Il a commenté certaines œuvres, parfois dans un détail tel qu'il permet d'obtenir, par un travail d'exploration méticuleux, des certitudes quant à ses positions. C'est le cas sur la controverse entre Say et Ricardo que montre la correspondance longuement discutée dans la première section de notre étude. Que Say fût sur la bonne voie pour rompre avec le cadre ricardien, sans toutefois aller jusqu'au bout, voilà ce qu'il a été précisément possible d'établir quant à l'avis de Menger sur l'économiste français. Il est également certain que Menger cite assurément Rossi élogieusement quand il parle des « mille vicissitudes» du processus d'échange, et le manuel du successeur de Say au Collège de France fut à coup sûr un outil précieux pour effectuer une contre-épreuve des thèses de ses Grundsatze avant la seconde
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édition que Menger voulait en donner. Chevalier et Bastiat complètent un tableau qui demande de l'attention au détail et de l'impartialité sur les réflexions du fondateur de l'école autrichienne. Donnons un dernier exemple de l'attention à déployer dans ce genre de travail. Le lecteur aura compris que Menger utilisait (presque) indifféremment les langues allemande, française et anglaise dans ses annotations (en réalité, d'autres sont en grec ancien ou dans quelques-unes des langues de l'empire multinational et multilingue qu'était l'Autriche-Hongrie). Cet usage polyglotte n'est pas anecdotique, car les traductions multiples qu'il entraîne nourrissent une sensibilité profonde de Menger au champ sémantique des concepts qu'il emploie. Il en tire un pan entier de sa discussion de la théorie des biens, et le recours au français est là encore source d'inspiration pour forger des concepts pertinents. Menger signale la portée d'une réflexion de ce genre dans la pratique scientifique même, en se rapportant encore une fois à Say et à Rossi: «Le fait que manque un unique terme singulier correspondant au concept de "bien" en anglais, et la domination exercée par le mot commodity a eu la conséquence fâcheuse d'un grand manque de clarté chez les économistes anglais [... J. Le concept de bien [en français dans le texte] a été évacué, ou bien il n'a toutefois pas été utilisé du tout en un sens technique, comme il l'était chez Say et Rossi [ ?], et ce fait a représenté un grand recul dans l'économie politique française la plus récente. Qu'en est-il en italien? »51. Que ceux qui ne croient qu'à une lingua franca comme outil de communication dans les sciences prennent, eux aussi, leçon de ce qu'une pensée véritable est attentive à son mode d'élocution et à son véhicule de transmission. C'est une leçon de plus à entendre de Menger. Ainsi, il est en vérité possible d'apprendre beaucoup des archives. Outre qu'elles permettent ici de dire quelque chose de certain et de positif sur la relation de Menger aux libéraux français, elles enseignent, par le long apprentissage qu'elles requièrent pour leur bon usage, à tempérer l'impatience à conclure, d'où proviennent les erreurs. Il y faut donner des preuves, et accepter les limites des connaissances qu'on peut se procurer. Surtout,
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il ne faut pas hésiter à rouvrir les archives et à y passer le temps nécessaire: le plus grand péché ici est de se hâter. Il est vrai que les collections ont attendu longtemps d'être explorées! Elles ne doivent l'être que mieux aujourd'hui. Le fait que Menger ne put mener à bien lui-même la seconde édition de ses Grundsatze laissa hélas tout son travail d'annotation dans l'ombre pendant pratiquement un siècle - mais pas pour toujours: nous considérerons avoir produit un travail utile si nous avons pu l'en faire sortir un tant soit peu dans les pages de cet article.
Nous remercions les deux référés anonymes méticuleux qui ont permis d'améliorer l'article soumis originellement en anglais et accepté par la Review ofAustrian Economics (à paraître prochainement). Nos remerciements vont en outre pour son soutien au comité de pilotage du programme Histoire des savoirs qui nous a confié la coordination du projet « Menger et l'école autrichienne », au sein du Centre national de la recherche scientifique. Que soit également ici remercié M. Matthias Hayek pour avoir lu cet article et nous avoir donné le plaisir d'en discuter le contenu. Gilles Campagnolo est chargé de recherches (CR1) titulaire au CNRS {CEPERC, UMR6059. Adresse: 29 avenue Robert Schuman, 13621 Aix-en-Provence Cedex 1, France Tél. : 04 42 95 30 31 - Fax: 04 42 95 33 44 Email: [email protected]
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Notes 1. Voir Kirzner, [1978]. Sa théorie de l'entrepreneur datait alors déjà de 1973. Plus récemment, il a souligné le rôle des découvertes faites par les entrepreneurs au sein des processus de marchés concurrentiels: voir Kirzner, [1997]. 2. History of Political Economy in an Austrian perspective: c'est essentiellement dans le premier et dans le dernier chapitre du second volume consacré à l'économie classique (Classical economics) que Rothbard insiste sur ce point: « J.B. Say: la tradition française revêt l'habit de Smith» et « Après Mill: Bastiat et la tradition française du laissezfaire »): Rothbard, [1995], resp. pp. 146 et 439-476.
3. Elles ont été récupérées au décès de Karl Menger (1985) par Roy Weintraub, professeur d'économie à l'université Duke et ami de la famille, sur la demande de la fille de Karl Menger, petite-fille de l'économiste. 4. Quand il s'agit de «libéralisme », l'enjeu dépasse le domaine de l' économie, et des implications morales, philosophiques et politiques sont également à prendre en considération. Pour autant, ce sujet de futures publications n'est pas ici d'actualité, et la recherche nous a convaincu que si Menger avait une solide connaissance de la philosophie française du 19èrnc siècle, celle-ci l'avait influencé principalement dans deux directions qui ne sont pas du ressort du présent article: la discussion du rapport de la psychologie aux sciences sociales, et l'orientation positive (au sens d'Auguste Comte) de la science. Pour la première dimension, nous renvoyons à notre texte (disponible seulement en anglais [2008b] : Was the Austrian School a "Psychological" School
in the Realm of Economics in Carl Menger's view?, in Campagnolo, Gilles (ed., 2008a), pp. 165-186. Pour traiter de la seconde dimension, nous préparons un article sur la base des archives.
5. « One of the great puzzles in the history of economic thought [... ] is why Adam Smith was able to sweep the field [...] The mystery is particularly acute for France [... ] The mystery deepens [with] the great leader of French economics after Smith, Jean-Baptiste Say. » Rothbard, [1995], p. 3. Nous traduisons. 6. « We shaH see the precise nature of Say's thought and his contributions, as weIl as his decidedly French non-Smithian, and pre-Austrian logical clarity and emphasis on the praxeological axiomatic-deductive method, on utility as the sole source of economic value, on the entrepreneur, on the productivity of factors of production, and on individualism ». ibid. Nous traduisons. 7. « A Note on Say and Menger Regarding Value», Kenneth Sanders [1994]. 8. « ... as evidence of an intellectual kinship on value between Say and Menger », Sanders, [1994], p. 141. 9. Tous les volumes de la collection privée que Menger s'était constituée se trouvent aujourd 'hui à l'université Hitotsubashi, dans le Centre déjà cité. Le reste des ressources est à la bibliothèque Perkins de l'université Duke, également précédemment indiquée. Mais nous avons vérifié qu'il n 'y a rien à Duke en ce qui concerne Say. 10. Menger écrivait: "Er [Ricardo] hat Say total missverstanden" (notre traduction). Aucune erreur n'est permise à ce sujet car une autre référence est dis-
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ponible, qui confirme le jugement sans appel : le même commentaire apparaît dans les notes de Menger sur l' exemplaire de ses propres Grundsatze der Volkswirtschaftslehre. La note en marge de la correspondance Say-Ricardo se trouve p. 98 de la copie des Mélanges que Menger possédait (Say, [1853], p. 98) et la même note dans les Grundsatze envoyés par son éditeur à Menger se situe sur la page blanche réservée aux corrections d'auteur en face de la page 73. Les lettres de Ricardo sont encore citées par Menger en plusieurs endroits dans les notes manuscrites qu'il ajouta sur cette copie de la première édition de 1871 envoyée par son éditeur Wilhelm Braumüller. Nous préparons l'édition de cette archive encore inédite dans le cadre du programme CNRS « Menger et l'école autrichienne» que nous coordonnons.
Il. James Mill écrivait ainsi à Ricardo, le 24 décembre 1818, à propos de Say: «Il [Say] n'a pas compris un traître mot à vos théories» (Ricardo, [1951-1973], vol. VII, p. 375, notre traduction). 12. Say s'exprimait dans un texte portant sur l'économiste Mac Culloch: « M. Mac Culloch me reprochera peutêtre de n'avoir pas fait connaître plus tôt ma façon de penser à l'égard des doctrines de Ricardo [ ... ] mais on verra peut-être quelque jour, par notre correspondance, que si j'ai évité de le combattre sous les yeux du public, je soutenais néanmoins à huis-clos contre lui quelques combats dans l'intérêt de la vérité. » (Say, [1825], pp. 718-719, republié en 1848, p. 279). Say s'attendait sans doute à ce que quelqu'un constatât dans sa correspondance publiée son antagonisme avec Ricardo, mais point que ce serait un demi-siècle plus tard en Autriche ... Menger put sentir la tension entre le Français et l' Anglais car il consulta méticuleusement les lettres ; il devait cependant juger
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que Say ne s'était pas assez battu - le tempérament du lutteur viennois (mis à l'épreuve contre l'école historique allemande) contrastait certes avec celui du courtisan que fut aussi Say.
13. Rothbard, [1995], p. 135 (nous traduisons le passage) : « in short, in a prefiguring of the Austrian MengerBohm-Bawerk insight, the value of consumer goods, determined by the subjective utility of the goods to consumers, is imputed back on the market to the various factors of production, which will be set equal to the marginal value productivity of each factor l ... ] Unfortunately, this excellent Say-LongfieldButt tradition of productivity theory had no influence and no successors ». 14. Lettre de Ricardo à Say datée du 18 août 1815 (Say, [1853], p. 93). Les italiques que nous rendons correspondent aux passages soul ignés par Menger. 15. Concernant les dates: d'une part, Menger portait l'année de l'acquisition des ouvrages de sa bibliothèque sur la page de garde (en général) et, dans le cas des ouvrages de Say, elles sont postérieures à 1871, l'année où Menger publia ses Grundsatze à Vienne; d'autre part, les notes manuscrites sur sa propre copie envoyée par son éditeur sont nécessairement postérieures à cette date. Par conséquent, ce dont nous disposons montre Menger réfléchissant sur Say après 1871 ; par ailleurs, comme Menger ne donna jamais la seconde édition de ses Grundsatze, à laquelle il travaillait, et que son fi Is n'utilisa pas (pour sa réédition, en 1923) le matériau qui était parti pour le Japon en 1921, le matériau que nous utilisons ici est bien inédit. 16. Ricardo écrit à Say: «L'homme qui ne désire consommer que du pain et de l'eau, et qui n'est en état d'acheter rien de plus, n'est pas si riche que son voisin qui ad' immenses valeurs, au moyen
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desquelles il peut avoir toutes les douceurs de la vie, s'il souhaite les avoir. Un homme est riche par la quantité de biens qu'il possède, non par la modération de ses désirs ». Menger reprend texto cette citation des Mélanges sur la page blanche faisant face à la page 73 dans la copie de ses Grundsatze.
17. Lettre de Say à Ricardo du 2 décembre 1815 (Say, [1853], p. 98). Les passages soulignés l'étaient par Say; Menger a lourdement souligné l' ensemble du texte que nous citons. 18. Say, 1853, p. 114. Menger fait sienne cette citation qu'il reprenait fréquemment - nous y reviendrons plus loin. 19. Une analyse de la critique formulée par Bailey contre Ricardo peut se lire dans Mongin, [1979], pp. 494-508.
20. Lettre de Say à Ricardo du 19 juillet 1821 (Say, [1853], pp. 117) -les passages soulignés le sont par Say; Menger annota et souligna furieusement ce passage.
21. Cela apparaît clairement dans le passage suivant, où Menger critique directement Say, dans un mélange d'allemand et de français que nous reproduisons ici: «Schon im Traité II Band page 5 spricht Say von richesses sociales. Hier nennt er die "richesses naturelles" jene welche uns die Natur gratuitement gewahrt und die deshalb keinen Tauschwert haben, dagegen richesses sociales jene bei welchen a été surmonté une difficulté quelconque. Unter sacrifice versteht Say (vide Mélanges 173) aber nicht nur Arbeit. Welcher Widerspruch ! Zwischen sacrifice und dem was Say darunter versteht ». Notre traduction (en italique: ce qui est déjà en français dans l'original et ce que Menger souligne): «Déjà dans le volume II de son Traité, p. 5, Say parle des richesses sociales. Il appelle là richesses naturelles celles que la nature nous offre gratuitement, et qui
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n'ont de ce fait aucune valeur d'échange, et au contraire richesses sociales celles pour lesquelles a été surmonté [sic J une difficulté quelconque. Et pourtant Say ne comprend (voir ses Mélanges, p. 173, [c'est-à-dire la correspondance dont nous retraçons le commentaire] que le seul travail. Quelle contradiction ! Entre le sacrifice et ce que Say comprend par là. » : ce passage se trouve en marge de la page 71 de la copie des Grundsatze de 1871.
22. C'est dans la traduction française des Principes de l'économie politique et de l'impôt de Ricardo, par Constancio, publiée en 1819, à Paris, chez Aillaud, que Say ajouta quelques remarques sous forme de «notes explicatives et critiques», où l'on peut lire ce jugement dénué, pour une fois, de précaution oratoire (Say, Œuvres éditées par Guillaumin, 1848-1852, vol. l, pp. 12-13, vol. II, pp. 69-70). 23. Say, [1853], p. 114. Citation déjà reproduite (voir note n° 18 supra). 24. Nous paraphrasons la note suivante de Menger, que nous reproduisons cidessous dans son mélange typique de français et d'allemand, telle qu'elle apparaît à la page VIII de la copie de ses Grundsatze de 1871 : « Say, traité (avertissement de la troisième édition.) spricht von vérités qui puissent être utiles en tout temps et dans tous les pays (vide die 4 éd. page V) page XVIII & 69 spricht er von fondements inébranlables. Hier überhaupt viel Methodisches, vergleiche Knies Pol. Ok. S. 238 ». Nous traduisons (en italiques: ce qui est en français dans l'original) : « Say (Traité, Avertissement 3. éd.) parle de vérités qui puissent être utiles en tout temps et dans tous les pays (voir la page V de la 4 c édition) page XVIII & 69, il parle de fondements inébranlables. Ici, c'est très méthodique en général, à comparer à Knies Pol[itische J Ok[ onomie]. S. 238 ». Le traité de Say a servi
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à Menger, même si les notes sont trop clairsemées pour une étude systématique, comme nous le disions en début d'article.
25. Bien des auteurs ont en effet considéré Menger comme un « réaliste », quoique sous des formes diverses. Ce n'est pas ici notre objet, mais rappelons, entre autres, les travaux de Lawson, [1997]; Oakley, [1999]; Maki, [1990]. 26. L'envie est proche de parler d'une critique des hypothèses «métaphysiques» par Menger, de le rapprocher des «positivistes logiques» viennois des années 1930, parmi lesquels devait figurer son fils, le mathématicien Karl Menger. Néanmoins, cette extrapolation serait périlleuse, et nous pourrions montrer sans difficulté, textes à l' appui, qu'elle est aussi peu fiable que celles que nous critiquons chez les commentateurs trop « intuitifs» ...
27. Ajoutons ici que Menger a été le premier à proposer les analyses selon les «types» (Typen et Real-Typen) auxquelles nous faisons ici allusion sans pouvoir les développer. Il a forgé les propriétés des « types » pour en faire des outils économiques par une combinaison si habile que l'instrument d'analyse devait plus tard être à la source du fameux idéal-type de Max Weber (tel qu'il apparaît, par exemple, dans les articles: «Die "ObjektiviUit" sozialwissenschaftlicher und sozialpolitischer Erkenntnis », Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, [1904], p. 19 sq., ou: «Die Grenznutzlehre und das "psychophysisches Grundgesetz"», Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, [1908], p. 27 sq. Le lecteur trouvera notre analyse de la lecture de Menger par Weber dans le manuel d'Histoire de la pensée économique allemande destiné au public français, chap. «Constitution d'une approche réflexive comparative du capitalisme
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ou: sur la nature de l'influence exercée par Carl Menger sur la pensée historique allemande entre Schmoller et Weber.» : Alcouffe et Diebolt (dir.), Paris, Economica, [2008].
28. Menger a ajouté, puis barré le passage suivant: « Nach Say Traité II 10 4, er nennt quantité offerte oder quantité en circulation cette quantité d'un produit qui peut être trouvée ou fabriquée et par suite fournie à ceux qui en ont besoin. ». Le passage en français suit donc un renvoi explicite à Say: «d'après Say, Traité II 10 4; il nomme ... ». La note figure sur la page blanche en face de la page 45 de la copie des Grundsatze de 1871.
29. Peut-être Menger y travailla à partir de l'automne 1867, puisque cette date figure sur la page de garde de l' ouvrage de Rau, et que le fils de Menger la reprenait déjà lui-même à son compte, dans son introduction à sa réédition des Grundsatze en 1923 - voir à ce propos ses déclarations dans l'Einleitung des Herausgebers. Emil Kauder y ajoute foi au vu des notes. Voir Kauder, [1960], troisième page du document ronéotypé (voir note n° 31 infra).
30. Menger possédait plusieurs des sept éditions successives des Principles of Political Economy with Sorne of Their Appl ications to Social Philosophy de Mill, éditées à Londres, de la première en 1848 à la dernière en 1871 - l'ironie du sort voulant que ce fût l'année même de la parution tant des Grundsatze de Menger que de la Theory of Political Economy de Stanley Jevons, les ouvrages qui allaient ruiner le bel édifice classique. Menger a annoté abondamment ces volumes, et l'on y peut lire une désapprobation fréquente des vues de Mill. 31. Nous avons consulté le volume typographié (Kauder, [1960], p. 1 sq.) au centre d'archives déjà cité de l'univer-
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sité Hitotsubashi. Kauder a exploré les notes de Menger en 1959 et donné les premières transcriptions. Bénéficiant d'une bourse de dix-huit mois fournie par le ministère japonais de la recherche (Monbusho) en 1997-1999, nous avons travaillé sur place sur un long terme à l'exploration des manuscrits.
32. Ce n'est pas seulement la quantité des notes qui importe, mais aussi les dates probables d'utilisation des ouvrages, dans la mesure où on peut les établir (note n° 15 ci-dessus) : en effet, le «work-in-progress» de Menger peut ainsi être retracé au plus près, ce qui est somme toute rare pour le travail d'un grand économiste du passé.
33. Ici, nous nous limitons sciemment aux penseurs qui ont fait «profession» d'économistes: Say et ses successeurs au Collège de France, Rossi et Chevalier, ainsi que Bastiat. Les penseurs du 18 èmc siècle (Turgot, Condillac, etc.) et d'autres plus anciens (comme Bodin, au 16ème siècle) étaient aussi, et peut-être surtout, des philosophes, l'économie apparaissant dans leurs analyses surtout au titre d'un programme plus général, de morale ou de politique.
34. Bien entendu, nous ne saurions regarder le nombre de citations à lui seul comme une preuve exclusive et/ou déterminante de l'importance à accorder à un auteur. Mais cet indice, parmi d'autres, n'est pas à négliger. Menger discute beaucoup les énoncés de Rossi, positivement et négativement d'ailleurs. Ainsi, sur la même page blanche faisant face à la page 108 de sa copie des Grundsatze, une note porte «très juste» (sehr richtig) (à propos du pouvoir des parties contractantes dans un échange: «Sehr richtig Rossi 1 53»), tandis qu'une autre contient l'exclamation «Mais on peut voir à quel point l' explication de Rossi sur la valeur des diamants est incomplète! » (<< Wie unvollstandig erklart aber auch Rossi. N.B.
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den Wert des Diamants! », en référence à Rossi 1,49). Ces «preuves» d'intérêt requièrent bien entendu une analyse du contenu théorique, d'une part, et un rappel du contexte, d'autre part. Nous les donnons ici à titre d'illustration.
35. Que l'échange soit sciemment conçu comme solidaire (la tenue des saintsimoniens des années 1830, dont le tablier ne pouvait s'attacher et se détacher qu'avec l'aide d'un «frère », est devenue proverbiale) ou qu'il ne le soit que par nécessité, même en dehors de toute volonté explicite de manifester cette solidarité, il implique déjà en soi une réciprocité mutuelle qui permet de mieux saisir le passage d'une pensée «socialisante» à un libéralisme actif.
36. Par exemple, dans une note manuscrite de la page 108 de sa copie des Grundsatze, Menger cite les Mélanges de Say et sa correspondance (Say, [1853], p. 98) en soulignant cette incompréhension mutuelle; et, directement en face de cette note, sur la page blanche en face de la page 108, il cite Rossi , dans un français un peu sommaire qui peut laisser penser qu'il cite de mémoire (nous restituons l'orthographe correcte) : « Rossi 1. 44. Il importe de reconnaître la valeur en usage des différentes denrées relativement l'une à l'autre». 37. Voir la note n° 34. Ajoutons, à titre d'exemple, encore une fois dans le mélange d'allemand et de français qui caractérise nombre de notes, les indications suivantes concernant les solutions théoriques possibles de la question de l'utilité, discutée à partir des énoncés de Rossi: « Rossi J. 44. L'explication définitive ... se trouve dans la graduation de nos besoins et, en conséquence, des divers[es] valeurs en usage qui en sont l'expression. (N.B. valeur en usage = utilité bei [chez] Rossi). p. 49. » : ibid., note manuscrite sur la page blanche en face de la page 108. C'est Menger qui souligne.
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38. Comme indiqué précédemment (note n° 34 supra), l'opinion de Menger est parfois très laudatrice; le passage commence par un «Sehr richtig Rossi 1 53 », la citation figure sur la page blanche en face de la page 108 de la copie des Grundsatze de 1871. Menger souligne le passage qu'il reproduit en français.
39. Une telle étude dépasse toutefois de loin le cadre du présent article. A titre d'ébauche, nous renvoyons à notre article: «La représentation du marché de Carl Menger» in Bensimon (dir.), Histoire des représentations du marché (Campagnolo, [2005b], pp. 453-471).
40. Menger pouvait aussi rejeter, de ce point de vue, les espoirs exprimés dans l'équilibre général de la matrice d' équations de Walras. Mais ce n'est pas ici notre objet. De plus, il faut déplorer à ce sujet le manque de preuves d' archives, sinon dans la correspondance entre Walras et Menger qui se trouve dans les archives de Walras, et qui a déjà été éditée par laffé, [1965], 3 vol. 41. Menger souligne: «Michel Chevalier III 379 insb. [en particulier] note 3 sagt [dit]: je ne parle ici que de la richesse échangeable, de la richesse produite par le travail humain, richesse qui s'achète et se vend. L'économie politique considère comme de la richesse certains objets dont nous avons naturellement la jouissance, sans qu'il nous en coûte aucun travail, l'air qu'on respire, par exemple : je laisse ici à l'écart cette richesse-là. » : note sur la page blanche en face de la page 3 de la copie annotée des Grundsatze. 42. Menger souligne la phrase: « Chevalier Cours III p. 363: Le capital est cette partie de la richesse acquise qui a la destination de servir à la reproduction d'une richesse nouvelle.» ibid., p. 130. 43. Dans les Gesammelte Werke réunis et publiés par Hayek, réédités par J.C.B. Mohr en 1968-70, l'article se trouve
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dans le volume IV, pp. 133-184. Ce texte a un aspect particulier pour le public francophone: outre l'article déjà cité de Menger sur la monnaie paru en 1892, c'est le seul autre texte de Menger paru en français, déjà à la Revue d'économie politique, en 1887, sous la forme d'un résumé-adaptation donné par Charles Secrétan: «Contribution à la théorie du capital», Revue d'économie politique, vol. II, 1887, pp. 577-594.
44. Notre traduction de « Chevalier Cours III p. 360 ff. zeigt nur wie durch das Geld das Capital praecisirt wurde vide (p. 363 : sans la monnaie, les mouvements du capital seraient lents, seraient laborieux, et ne s'opéreraient que dans un cercle restreint).» (ibid., note en face de la page 132). 45. Menger écrivait alors en guise de contre-exemple: « Chevalier's Cours III 364 : L'or qui est en bijoux dans l'écrin d'une dame est de la richesse et n'est pas du capital». (ibid., note en face de la page 132). 46. Nous traduisons et paraphrasons ici le passage suivant de Menger: «lm uebrigen ibid. pag. 3 haIt Chevalier an der Ansicht, dass der innere Wert des Geldes "l'attribut d'être équivalent est essentiel à la monnaie"» (ibid., note en face de la page 256). Cette question est débattue en détail par Menger dans son seul article publié sous sa signature (francisée en «Charles Menger» ) avec pour titre La monnaie mesure de valeur. Nous l'avons déjà cité. Ce texte étant devenu d'accès difficile, nous l'avons reproduit dans notre biographie de Menger [2008c] : Carl Menger, Entre Aristote et Hayek: aux sources de l' économie moderne, pp. 207-222. 47. Nous traduisons le passage suivant: «Say's excellent discussion of money [... ] has been grievously neglected by historians of thought. He begins by setting forth a theory that was later to be
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developed in a famous article by Carl Menger [... ]»: Rothbard, [1995], p. 37.
48. Menger écrivait: «Il n 'y a, à vrai dire, qu'un seul cas dans lequel les recherches méthodologiques me sont apparues comme étant les plus importantes, les plus immédiates et les plus urgentes, quant à ce qui pouvait être accompli pour le développement d'une science: c'est quand, dans un domaine du savoir, pour quelque raison que ce soit, on a perdu le sentiment juste des buts de la recherche qui découlent de la nature des choses; quand les tâches accessoires de la science ont pris une importance exagérée, voire même une importance décisive; quand des principes de méthode erronés, portés par des écoles puissantes, sont parvenus à dominer et qu'une vue unilatérale des choses se pose en juge de toutes les aspirations dans un domaine du savoir; quand, pour le dire en un mot, le progrès d'une science a pour obstacle la prépondérance de faux principes de méthode. C'est alors, à vrai dire, que la clarification des problèmes méthodologiques conditionne tout progrès futur et que, de ce fait, le moment vient où c'est un devoir d'entrer dans la querelle portant sur les méthodes, et cela même pour celui qui serait mieux enclin à employer ses forces ailleurs, à résoudre des tâches propres à sa science.» Avant-propos de l'ouvrage, pp. 12-13 de l'édition de 1883, réimprimée en 1968 chez J.C.B. Mohr, Tübingen, avec une pagination inchangée. Notre traduction intégrale des Untersuchungen paraîtra en 2009. 49. Notre traduction de: «Bastiat einerseits und die Socialisten andererseits wollen nicht die Dinge darstellen, bez.[iehungsweise] erkHiren wie sie sind, sondern dieselben verfolgen praktische Zwecke und ersterer will die Thatsachen rechtfertigen (das ist kein wissenschaftliches Problem), die letzte-
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ren sie aIs schreiende Ungerechtigkeiten darstellen, daher ihre Falschung der Thatsachen, ganz zu schweigen von ihren Gesetzen ! Bastiat will die grundverschiedenen Anschauungen von "Thatsache" und "Recht", "das was ist" und "das was sein sollte" in einander zu verschmelzen. Das ist eine falsche Methode (Kathedersocialisten u. Freihandler in Deutschland !) Bastiat ist ein Advocat.»: note en face de la page de l'avant-propos (Vorrede) de la copie de Menger de ses Grundsatze.
50. A la question du libéralisme de Menger est consacrée toute la deuxième partie « A thinker in the true tradition of Liberalism ? Menger aIs Denker in der Tradition des Liberalismus ? » de l' ouvrage que nous avons dirigé (contributions de P. Livet, K. Milford, P. Rosner, H. Mayerhofer, etc.): Carl Menger. Neu erortert unter Einbeziehung nachgelassener Texte / Discussed on the Basis of New Findings (Campagnolo, dir., [2008a]). 51. Menger écrit cela à propos de certains usages terminologiques de son époque, et nous traduisons du passage suivante: «Der Mangel an einem dem Begriffe «Gut» entsprechenden Worte im englischen und die Herrschaft des Wortes commodity (Sache) hat viele Unklarheit bei den englischen Nationaloek. zur Folge. [...] Es bedeutet einen grossen Rückschritt in der modernsten franzosischen Nationaloek., dass man den Begriff "bien" fallen lasst oder doch nicht wie Say u Rossi [?] im technischen Sinne gebraucht. lm italienischen?» (première page blanche, que Menger a collée en face de la page 2 de sa copie annotée de ses Grundsatze. Deux autres feuilles de papier sont attachées, de sorte que le début du volume comporte quatre pages de notes accolées au texte original).
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Références Les volumes possédés et annotés par Menger apparaissent avec un astérisque dans la liste qui suit. Les archives consultées se situent à l' Allgemeines Verwaltungsarchiv, Staatsarchi v de Vienne (où ne restent toutefois que les Personalakten de Menger), dans la collection du Centre pour la littérature des sciences sociales occidentales de l'université de Hitotsubashi, au lapon (pour la plupart du matériau utilisé dans le présent article), et à la bibliothèque Perkins de l'université Duke, Caroline du Nord (où se trouve le reste des archives, emportées par le fils de Menger, le mathématicien Karl Menger, dans son exil aux Etats-Unis et récupérées par le Pr. Roy Weintraub au décès de ce dernier). G. Campagnolo [2002]: Une source de la pensée économique de Carl Menger: l'Ethique à Nicomaque d'Aristote. Revue de philosophie économique, 6 pp. 135. G. Campagnolo [2004]: Critique de l'économie politique classique: Marx, Menger et l'école historique. Paris, Presses universitaires de France, pp. 336. G. Campagnolo [2005a]: Money as Measure of Value. An English Presentation of Menger's Essay in Monetary Thought et la traduction Menger : Money as Measure of Value. Translated by G. Campagnolo. History of Political Economy, 37/2, pp. 233-262. G. Campagnolo [2005b] : La représentation du marché de Carl Menger, in Bensimon, G. (dir.) Histoire des représentations du marché, Paris, Houdiard, pp. 453-471.
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Gilles Campagnolo
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tion à la théorie du capital, Revue d'économie politique, vol. II, pp. 577-594. Ph. Mongin [1979] : Sur le problème ricardien d'un étalon invariable des valeurs, Revue d'économie politique, 4 pp. 494508. A.C. Oakley et al. [1999] : The Revival of Modern Austrian Economics : A Critical Assessment of its Subjective Origins. Aldershot : Edward Elgar.
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Gilles Campagnolo
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l'économie politique, pp. 261-79. Le rapport sur le Discourse on the Rise, Progress, Peculiar Objects and Importance of Political Economy de McCulloch a été réimprimé de l'article 1825: Revue encyclopédique, 27 pp. 694-719. J.-B. Say *[1848-1852]: Œuvres complètes, vols. I-XI. Paris: Guillaumin & cie libraires, collection des principaux économistes. J .-B. Say * [1853] : Mélanges et correspondance d'économie politique, Comte (dir.) posthume. Paris. Comprend les lettres de Say à Ricardo en français, sans l'original anglais qu'on peut soupçonner au moi ns pour Ricardo. A. Smith * [1811-1812]: The Works of Adam Smith. Dugald-Stewart (dir.). London. A. Smith [1976-1983]: Works and Correspondence of Adam Smith (Glasgow Edition). Oxford: Clarendon Press. B. Smith, [1990] : Aristotle, Menger and Mises: an Essay in the Metaphysics ofEconomies, in Caldwell, B. (Ed.) Carl Menger and His Legacy in Economies, suppl. annuel au vol. 22, History of Political Economy, pp. 263-288. Durham: Duke University Press. E. Streissler, [1994] : Lectures to Crown Prince Rudolf by Carl Menger. Aldershot : Edward Elgar. K. Yagi, [1993]: Carl Menger's Grundsatze in the making, History of Political Economy: 25/4 pp. 697-724.
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Randall G. Holcombe
Les fondations comportementales de l'analyse économique autrichienne Léconomie expérimentale et comportementale présente de nouveaux défis pour l'analyse néo-classique du comportement individuel basée sur le fait que les individus prennent des décisions au sein d'un ensemble de fonctions d'utilité aux caractéristiques bien définies. Les résultats provenant des analyses comportementales et expérimentales ont montré qu'il est fréquent que le comportement individuel dévie systématiquement des axiomes néoclassiques de la maximisation de l'utilité. L analyse autrichienne est, elle aussi, fondée sur des axiomes de maximisation d'utilité, bien que les hypothèses sur lesquelles reposent le comportement de maximisation d'utilité soient très affaiblies dans la théorie autrichienne. Par conséquent, les fondations comportementales de cette théorie sont plus solides et sont moins sujettes aux challenges créés par les résultats empiriques des études comportementales et expérimentales. Les conclusions de politique économique déduites par la théorie néo-classique
sont souvent trop exigeantes car elles reposent sur des fondements comportementaux remis en question par les analyses comportementales et expérimentales et sont fréquemment trompeuses puisque la théorie néo-classique du bien-être est menée en termes de statique comparative. Pour des questions de politique économique, l'approche autrichienne offre des propositions plus pertinentes, du fait de ses fondations comportementales plus réalistes. The Behavioral Foundations ofAustrian Economies Behavioral and experimental economics present challenges to the neoclassical theory of individual behavior, which is based on individuals making choices within the framework of utility functions that are assumed to have certain well-defined characteristics. Results in behavioral and experimental economics have shown that it is common for individual behavior to systematically deviate from the neoclassical axioms of utility maximization. Austrian economics is also based on axiomatic theories of utility maximization, but the assumptions underlying utilitymaximizing behavior are much wea-
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ker in the Austrian approach. As a result, they have more solid behavioral foundations, and are less subject to challenge by the empirical findings of behavioral and experimental economics. Neoclassical policy conclusions are often overly-strong because of its behavioral foundations which are challenged by behavioral and experimental economics, and are often misleading because ofthe comparative static nature of neoclassical welfare economics. For purposes of policy analysis, the Austrian approach provides better insights because of its more realistic behavioral foundations. Paul Dragos Aligica Anthony J. Evans Expérimentations par la pensée, analyses contre-factuelles et comparatives Cet article porte sur le problème des expérimentations par la pensée dans la théorie autrichienne et prend comme point de départ l'argument de Lawrence Moss sur la division entre les économistes autrichiens de l'ancienne génération - pour lesquels les expérimentations par la pensée étaient centrales - et ceux de la nouvelle génération qui, d'après Moss, ont « abandonné» de telles méthodes. Cet article se propose à la fois de combler ce prétendu fossé et de contribuer au développement de la méthodologie autrichienne. Nous défendons l'idée selon laquelle ce qui pourrait être perçu comme un « abandon» soutient plutôt qu'exclut le rôle des expérimentations par la pensée dans le paradigme autrichien. Larticle identifie une famille complète de stratégies de recherche d'analyses comparatives et contre-factuelles ouvertes aux autrichiens qui
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reposent toutes sur de solides bases épistémologiques et méthodologiques. Le modèle d'analyse comparative et contre-factuelle associe les histoires conjecturales, les ordres spontanés et l'étude empirique de l'analyse autrichienne contemporaine à la tradition classique des travaux plus anciens. Par conséquent, la récente évolution du courant autrichien ne doit pas être perçue comme une aberration mais comme un développement délibéré, naturel et digne d'intérêt. Thought Experiments, Counter Facturais and Comparative Analysis This article discusses the problem of "thought experiments" in Austrian economics and takes as a starting point Lawrence Moss' argument on the divide between the older Austrian economists - for whom thought experiments were crucial - and the new generation that, in Moss' view, has "abandoned" such methods. The article is an attempt not only to bridge this alleged divide but also to contribute to the development ofthe Austrian methodology. It is argued that what may be perceived as "abandonment" bolsters rather than precludes the role of thought experiments in the Austrian paradigme The article identifies an entire family of comparative and counterfactual analysis research strategies available to the Austrians, all enjoying a solid epistemological and methodological grounding. The "comparative-counterfactual analytics" pattern threads together the conjectural histories, spontaneous orders and empirical case studies ofthe contemporary Austrians, with the classic tradition of older works. Consequently the recent evolution of Austrian scholarship should not be seen as
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an aberration or abandonment, but as a deliberate, natural and commendable development.
Francis Bismans Christelle Mougeot La théorie autrichienne du cycle économique: un test économétrique Le modèle standard de la théorie autrichienne est celui du mal-investissement. La création monétaire du système bancaire conduit à une baisse artificielle du taux d'intérêt de marché sous le taux naturel, entraînant l'économie sur le sentier d'une expansion non soutenable car non financée par l'épargne disponible. Ce mal-investissement se traduit par un sur-investissement dans les industries de biens de production au détriment des industries de biens de consommation. La crise est alors inévitable quand les entrepreneurs prennent conscience de la noncorrespondance entre leurs plans de production et les désirs des consommateurs. Cette séquence est testée empiriquement dans cet article à travers une question: les chocs de politique monétaire perçus à travers les variations de structure des taux d'intérêt, des prix relatifs et des dépenses sont-ils suffisants pour expliquer les fluctuations conjoncturelles de l'activité économique globale? Notre modèle économétrique de données de panels à effets fixes, construit à partir des observations trimestrielles issues de quatre pays (Allemagne, Etats-Unis, France et Royaume-Uni) entre 1980 et 2006, tend ainsi à confirmer empiriquement les hypothèses autrichiennes d'un cycle impulsé par un choc monétaire et se propageant par la distorsion des prix relatifs.
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Empirical Evidence on the Austrian Business Cycles Theory The Austrian approach to business cycles has seldom examined in econometrical terms. This paper first reviews the essentials of that approach and the recent application ofthe Austrian business cycle theory in the economics literature. Quarterly data for Germany, USA, England and France, 1980: 1 through 2006: 1, are used to explore business cycle facts and relations between terms structure of interest rates relative prices, composition of aggregate expenditure and income. Results are consistent with the hypothesis of the Austrian Business Cycle Theory caused by a monetary shock and propagated by relative price changes. Agnès Festré Pierre Garrouste Vanalyse économique des normes sociales : une réévaluation de l'héritage hayékien Dans cet article nous montrons, dans un premier temps, que la référence à la notion de sélection de groupe n'est pas incohérente avec les autres éléments de la pensée hayékienne. Nous développons ensuite l'idée que les travaux récents en matière d'émergence et d'évolution des normes sociales valident, mais en partie seulement, les thèses hayékiennes en la matière. Enfin, nous mettons en évidence les lacunes de l'analyse de Hayek et proposons des moyens d'y remédier. The Economies of Social Norms: a New look at Hayek's Legacy In this paper we first show that the notion of group selection is coherent with the other parts of Hayek's wri-
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tings. Second we develop the idea that recent works in terms of the emergence and evolution of social norms corroborate in part Hayek's theses in this domain. Finally we put to the fore sorne drawbacks in Hayek's approach and propose means to solve them.
Gilles Campagnolo La lecture des penseurs libéraux français par Carl Menger Carl Menger, le fondateur de l' «école autrichienne d'économie politique», outre qu'il a affronté l' «école historique allemande» et critiqué l' «école classique britannique», a lu les économistes français, en particulier libéraux. Sa relation subodorée à la pensée de Jean-Baptiste Say a d'ailleurs été commentée dans la tradition autrichienne - mais le plus souvent sur une base intuitive. Il est donc indispensable d'apporter des éléments substantiels et précis pour l'évaluer en toute certitude. Dans quelle mesure Menger a-t-il lu et apprécié les libéraux français? Le présent article répond à partir d'un travail de première main sur les fonds d'archives Menger des universités Hitotsubashi (Japon, où est conservée sa bibliothèque privée) et Duke (EtatsUnis, archives recueillies par son fils). Menger a Iules auteurs français, c'est un fait - et pas seulement Say, mais encore (ce qui est moins connu) le comte Pellegrino Rossi, Michel Chevalier et Frédéric Bastiat. Il utilisa ainsi le manuel rédigé par Rossi (successeur de Say à la chaire d'économie politique du Collège de France) pour réviser ses propres Grundsatze der Volkswirtschaftslehre [1871], en vue de donner
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une deuxième édition qu'il ne mena pas à terme. Les annotations que l'ouvrage contient sont inédites, le matériau présenté ici est donc neuf Ce rôle du manuel de Rossi n'a d'égal dans le «work-in-progress» du Viennois que celui, démontré par l'historien de l'utilité marginale Emil Kauder en 1960, du manuel de Karl Heinrich Rau, le «brouillon» pour ses Grundsatze. Et le fonds d'archives japonais offre bien plus: il permet l'état des lieux établi ici preuves à l'appui, raisonné et commenté, de la lecture des libéraux français par Menger. Cette recherche est pré-publiée dans la Revue française d'économie avec l'accord de la Review of Austrian Economies pour laquelle elle fut rédigée d'abord en anglais. Audelà de l'école autrichienne, c'est un pan de la pensée du 19ème siècle en Europe qui s'y trouve en jeu.
Origins of Menger's Thought in French Liberal Economists Carl Menger, who became regarded as the founder of the Austrian School, neither only confronted German members of the Historical School, nor only criticized British Classical Political Economy. He also read the French Liberal economists. The link between Say and Menger has already been commented upon at times, but always on a mostly intuitive basis. And it still seems necessary to give substantial proof of its true extent, as weIl as to document it with proper archival work - that is done in the present article, that brings to light first-hand material and information, mainly from the Menger Collection located in Japan.
Résumés/Absrracts
Besides the case of Say, Menger's reading ofFrench authors in favor offreetrade (Count Pellegrino Rossi, Michel Chevalier, Frédéric Bastiat) is less known, even from most historians of Austrian economic thought. For instance, Rossi (who succeeded Sayat the chair of Political economy at the Collège de France) had written a handbook of economics that Menger used much for the revision of his own Grundsatze der Volkswirtschaftslehre of 1871 (the role of Karl Heinrich Rau's handbook before publishing his masterwork is better known, as it was demonstrated by historian of utility Emil Kauder - we shall demonstrate
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here that Rossi's book was as much significant). About Chevalier and Bastiat, the present essay also intends to present reasonably balanced judgments about Menger's reading, always based on first-hand material - besides the Menger Collection at Hitotsubashi in Japan, the Perkins Library at Duke University is also used, as it is a treasure in Mengerian studies too. Such developments in historical studies of economic thought are of interest, not only to Mengerian and Austrian scholars, but to all those interested in the history of economic thought and of 19th century European scholarship.
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