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Tabula gratulatorium Mark Bannister, Brookes University, Oxford Pierre Baron, Université de Paris-Descartes Parth Bhatt, Université de Toronto, Toronto Thierry Belleguic, Université Laval, Québec Marc André Bernier, Université du Québec à Trois-Rivières Claude Billault, Bibliothèque historique de la Ville de Paris Larry Bongie, Université de la ColombieBritannique, Vancouver Philippe Bourdin, Université Blaise-Pascal – Clermont-Ferrand II Sabine Chevallier, Éditions Espaces 34, Montpellier Benoît de C ornulier , Centre d’Études Métriques, Université de Nantes Michèle Crogiez Labarthe, Universität Bern, Suisse J.A. D ainard , Université de Toronto, Ontario Najwa D aou , Université de Toronto, Ontario Françoise Dartois , Université de ParisSorbonne Catherine Dubeau, Université de Waterloo, Ontario John A. Fleming, Université de Toronto, Ontario
Michel L ord , Université de Toronto, Ontario Guillemette M a rot , doctorante de l’Université de Nantes Edward Mc Clellan, Chinese University, Hong Kong Benoît Melançon, Université de Montréal Flora Mele, docteur de l’Université de ParisSorbonne Reinassa M e u h a l f e n , Northwestern University Library, Illinois Tomoko Nakayama, Université d’Hiroshima, Japon Eric Négrel, Université de Paris-Sorbonne Mariel O’N eill -K arch , Université de Toronto, Ontario Gilles Plante, Paris Dominique Quéro, Université de ParisSorbonne Jeffrey Ravel, Massachusetts Institute of Technology Fiona R i t c h i e , Université McGill, Montréal Charlotte Simonin, doctorante de l’Université de Nantes David S mith , Université de Toronto, Ontario Laure Thomsen, Nantes
Delia Gambelli, Université La Sapienza, Rome
Sante A. Viselli, Université de Winnipeg, Manitoba
Margot I rvine , Université de Guelph, Ontario
Centre d’études des théâtres de la Foire, Université de Nantes
Guillaume Jablonka, Compagnie de danse baroque Divertimenty
Cercle interuniversitaire d’étude sur la République des Lettres, Université Laval, Québec
Lawrence K ersl ake , Trinity College, Toronto Judith L e B lanc , Université de ParisNanterre Pierre R.A. Léon, Université de Toronto, Ontario
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Département d’Études Françaises de l’Université de Toronto, Ontario Christine Trott Philippe Trott Stephane Trott
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ris, masques et tréteaux aspects du théâtre du XVIIIe siècle Mélanges en hommage à David A. Trott
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Ris, masques et tréteaux aspects du théâtre du XVIIIe siècle mélanges en hommage à David A. Trott
études réunies et éditées par
Marie-Laure Girou Swiderski Stéphanie Massé Françoise Rubellin
Les Presses de l’Université Laval
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Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et de la Société de développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise de son Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIÉ) pour nos activités d’édition.
Mise en pages : Maquette de couverture : Mariette Montambault ISBN-978-2-7637-8649-0 © LES PRESSES DE L’UNIVERSITÉ LAVAL, 2008 Tous droits réservés. Imprimé au Canada Dépôt légal, 2e trimestre 2008
www.pulaval.com
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Table des matières Préface
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Première partie : Les lumières au prisme des nouvelles technologies
David Trott : pionnier de l’internet pour les études littéraires
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Michèle Weil-Bergougnoux
David Trott : du XVIIIe au XXIe siècle Mark Bannister Aspects de la voix dans le théâtre d’Ancien Régime Russon Wooldridge
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Deuxième partie : Théories et pratiques Le personnage : formes, fonctions et virtualités André G. Bourassa
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Marivaux et les didascalies : le cas de La double inconstance Françoise Rubellin
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Quelques éclairages exploratoires sur la pantomime dans la tragédie « tardive » (1730-1770) Jean-Noël Pascal
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VIII
Mélanges en hommage à David Trott
Troisième partie : Un genre poreux ? Amadis ou le tournant du merveilleux : étude de la réception parodique de la tragédie en musique de Lully et Quinault Isabelle Degauque
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Le Festin joyeux de J. Lebas ou Comment lire la saveur des plats en écoutant chanter les mets Jean-Luc Impe
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Les opéras-comiques de Marmontel (1723-1799) tirés de ses Contes moraux Manuel Couvreur
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Quatrième partie : Des tréteaux aux salons : foire, folie et parades La Foire en son miroir ou les principes d’une esthétique en action Nathalie Rizzoni
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Théâtre de la Foire et inspiration italienne : L’opéra de campagne et La parodie de Psyché à la Foire Saint-Laurent de 1713 Anastasia Sakhnovskaia-Pankeeva
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La parade de société au Siècle des Lumières : caractéristiques et typologies Johanna A. Danciu
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Les audiences de la Folie Dominique Quéro
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Cinquième partie : Théâtre et vie contemporaine Pour solde de tout compte. Pour une relecture équivoque des œuvres du théâtre officiel. Le cas du Dissipateur (1736/1753) de Destouches Martial Poirson The Playwright v. his Mother-in-law (1738) Jeffrey S. Ravel
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Sixième partie : Théâtre et contrôle social Échos des scènes privées dans les nouvelles à la main du xviiie siècle François Moureau
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La surveillance des spectacles à Paris sous le Directoire (1795-1799) Martin Nadeau
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Septième partie : La scène des Lumières : de France et d’ailleurs, d’hier et d’aujourd’hui
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La fortune éditoriale de Cénie à l’étranger au XVIIIe siècle David Smith Charlotte Simonin
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Le théâtre au château ou le XVIIIe siècle selon Anouilh Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval
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Bibliographie de David Trott
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Notices biobibliographiques
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Préface
En mars 2005, David Trott nous quittait, trop vite et trop tôt. Le choc de sa mort – subite – a entraîné un rare déluge d’émotions et de témoignages dont il est encore possible de lire des extraits sur le site internet1 que son ami, Russon Wooldridge, a créé pour célébrer la vie du professeur, du père, de l’homme. La communauté dix-huitiémiste canadienne et les groupes d’études sur le théâtre d’Ancien Régime, ici et en Europe, venaient de perdre un de leurs meilleurs chercheurs, un des plus innovateurs, surtout. De l’enseignement du français langue seconde à l’aide de l’informatique au théâtre de Fuzelier ; du monument électronique qu’est devenu le site internet CÉSAR aux scènes moins connues des provinces de France, les travaux de David Trott, ses découvertes et les nombreux outils qu’il a conçus pour l’enseignement et la recherche ont toujours été marqués du sceau, indélébile, de l’originalité, de la clarté et de l’érudition. Sans nul doute, il aura profondément influencé tous ceux et celles qui ont eu le privilège de le rencontrer, personnellement ou encore de façon virtuelle, par échange de courriels. Certains se souviendront de ses plaisirs gourmands, d’autres du directeur de thèse exigeant, mais ô ! combien attachant et motivant, d’autres, encore, du passionné de nouvelles technologies ; d’autres, enfin, du chercheur infatigable, de l’aventurier en quête de pistes et de routes moins fréquentées. Par sa modestie souriante, sa passion contagieuse et son ouverture sur le monde, David Trott était un homme des Lumières. Animé d’une volonté farouche, il avait cet idéal de créer, notamment avec CÉSAR, une immense communauté de partage du savoir. Cet ardent francophile laisse le souvenir de magnifiques rencontres humaines, où son appétit de vivre, son optimisme, son enthousiasme et son goût profond des êtres et des joies de l’esprit et du corps faisaient 1. Le site de Russon Wooldridge, « A Celebration of / Une célébration de David Trott (19402005) » peut être consulté à l’adresse suivante : http://www.utm.utoronto.ca/~w3fgi/crossroads/trott/, avril 2007 [en ligne].
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merveille. À son école, nous apprenions à partager, à faire confiance, à ne jamais renoncer jusqu’à l’atteinte du résultat désiré, aussi incertain qu’il ait pu paraître d’abord. Les articles qui suivent ont été conçus dans le sillage de ces rencontres et de ces expériences que nous sommes nombreuses et nombreux à avoir pu partager. Par leur variété, leur originalité et parfois même leur complémentarité, les études rassemblées dans ces mélanges apparaissent comme autant d’hommages rendus à l’érudit, au passionné, au mentor que fut David Trott. Mais ce volume se veut aussi un reflet assez fidèle du rayonnement de la recherche et de l’enseignement de David, tout comme il illustre l’influence qu’il a eue sur nous tous, amis, collègues et étudiants. Comme homme, comme enseignant et comme chercheur, il a laissé des traces, éveillé des échos, suscité des vocations. Aussi les textes qu’on va lire mettent-ils en lumière la fécondité des nouvelles voies que David avait commencé à tracer et qui permettent, aujourd’hui, d’étudier le théâtre du XVIIIe siècle autrement. Sans doute est-il maintenant confortablement installé au pied des tréteaux dressés au paradis du comique ; assis entre Marivaux et Fuzelier, il contemple en souriant la grande scène du monde. Du moins nous est-il doux de l’imaginer ainsi. Qu’il nous soit permis, en dernier lieu, de remercier celles et ceux qui nous ont soutenues dans notre travail : les contributeurs à ce volume, tout d’abord, qui ont donné forme et vie à ce projet ; Thierry Belleguic, qui l’a accompagné de ses commencements à sa publication dans « Les collections de la République des Lettres » qu’il dirige avec Sabrina Vervacke et Éric Van der Schueren ; Dominique Quéro, qui a si généreusement constitué la bibliographie complète que l’on peut lire en fin de volume ; Geneviève Boudreau et Mélanie Bérubé qui ont assuré la mise au point matérielle des textes avec une minutie et une patience exemplaires ; le Cercle interuniversitaire d’étude sur la République des Lettres (CIERL) de l’Université Laval, enfin, qui a mis son savoir-faire et ses moyens au service de la mémoire d’un ami, d’un chercheur, d’un professeur dont on ne dira jamais assez combien il nous fut cher. Marie-Laure Girou Swiderski Stéphanie Massé Françoise Rubellin
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première partie
Les lumières au prisme des nouvelles technologies
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David Trott : pionnier de l’internet pour les études littéraires
David Trott est reconnu comme pionnier pour la création et le développement de la base CÉSAR, rôle auquel est consacré un autre article de ce volume. Mais s’il était de fait un spécialiste internationalement estimé pour le théâtre et les spectacles français d’Ancien Régime, il faut également souligner combien son action est à la source de la fondation puis du développement de la base de données internationale SATOR, pour l’étude des romans et topoi narratifs français d’Ancien Régime. Sans lui, rien n’eût été possible. C’est par générosité et amitié, il faut y insister, qu’il a mis ses compétences scientifiques au service du roman, ce qui n’était pas a priori sa vocation puisque ses recherches se consacraient aux spectacles et au théâtre, passion qui dévorait déjà l’essentiel de son temps. Amitié d’abord pour Nicole Boursier et ses collègues de l’Université de Toronto, avec qui il a co-organisé deux colloques, sur le théâtre puis sur le roman. C’est en 1988, lors du deuxième de ces colloques consacrés au XVIIIe siècle, que j’ai eu le bonheur de le rencontrer. La Société d’Analyse de la Topique Romanesque – SATOR – avait été fondée par Nicole Boursier, Henri Coulet et Eglal Henein en 1986 à Paris. Après le colloque parisien de lancement en 1987, David et Nicole organisent en mars 1988 un colloque à l’Université de Toronto sous le thème de La naissance du roman en France, puis en éditent tous deux les actes dans Biblio 17, Papers on French Seventeenth Century Literature, ParisSeattle, 1990. Ce colloque international et original, véritablement fondateur, est parfaitement organisé, riche de questions, pionnier au sens où il ouvre les pistes explorées ensuite et jusqu’à maintenant. Colloque où les amitiés (spécialistes d’une dizaine de pays) se nouent, permettant confiance et collaboration fructueuses. Lors du troisième colloque SATOR de New-York, en 1989, David Trott présente les résultats de l’enquête qu’il a menée et coordonnée pendant une année sur la question : « qu’est-ce qu’un topos narratif ? ». En effet, c’est « la bonne question ». Sa méthode est irréprochable scientifiquement :
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Mélanges en hommage à David Trott
demander à tous les Satoriens quels topoi narratifs ils avaient repérés dans un seul et même corpus, Le roman comique de Scarron. Il constate ainsi que l’interprétation subjective joue un grand rôle dans ces repérages, que chaque chercheur trouve des topoi que n’ont pas vus les autres, ou encore qu’ils le formulent tout autrement. Ce constat, marqué de rigueur et d’honnêteté intellectuelle, oblige les chercheurs à préciser leur objet d’étude dans les années et les colloques qui suivent. Parallèlement, en synergie dès 1988, une équipe de l’Université de Montpellier, Éric-Olivier Lochard, Pierre Rodriguez, Daniel Savey et moi-même, travaille avec l’aide de David Trott à l’élaboration d’un logiciel spécifique capable de gérer un thésaurus informatisé des topoi narratifs français d’Ancien Régime. C’est une aventure où ne manquent pas les difficultés techniques, électroniques et scientifiques, mais passionnante : les compétences et l’amitié permettent d’avancer quand même ! Chaque colloque annuel satorien marque ces progrès : après Toronto et New-York, Montpellier en 1990, Lisbonne en 1991, Winnipeg en 1992, Paris-Orsay en 1993, Louvain en 1994, Milwaukee en 1995, Johannesburg en 1996, Montpellier en 1997, Kairouan en 1998 et à nouveau Toronto en 1999. David avait un autre talent, rare et non négligeable : il savait faire des dossiers de demandes de subventions qui réussissent ! Grâce à un énorme travail, à sa ténacité et à son ingéniosité, il obtient en 1996 pour leur centre de recherches à l’Université de Toronto, toujours en collaboration avec Nicole Boursier, une très belle subvention du CRSH – Conseil de Recherches en Sciences Humaines du Canada – pour une durée de trois ans, de 1996 à 1999. Cela leur permet l’installation d’un vaste centre technique très performant de trois bureaux, au quatorzième étage de la superbe « très grande Bibliothèque » Robarts, la constitution d’une équipe locale, avec le recrutement de trois assistants, la création d’un site SATORONTO sur internet, l’organisation de stages et d’un colloque, et surtout le travail quotidien minutieux et exigeant de la collecte, papier ou internet, et du traitement des fiches de topoi et des apports scientifiques de chercheurs d’une douzaine de pays. À chaque étape, l’action de David est déterminante. Il travaille au Canada avec ses amis, Nicole mais aussi Madeleine Jeay et Max Vernet, mais joue également un rôle essentiel dans l’équipe de Montpellier. Ainsi, il communique quotidiennement avec l’équipe de Montpellier et il reçoit chez lui à Toronto le chercheur-ingénieur de cette équipe, Éric-Olivier Lochard dit EOL, pendant une semaine, comme ami et chercheur. Car les difficultés internationales liées en ce temps-là aux fameuses incompatibilités PS versus Mac étaient nombreuses, mais surmontées grâce à l’amitié qui nous reliait tous.
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David Trott : Pionnier de l’internet pour les études littéraires
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À partir de 2000, David se consacra à CÉSAR, mais il avait douze années durant contribué au premier chef à lancer SATOR. En lui s’alliaient science et conscience, générosité et morale, rigueur et passion. Cette aventure intercontinentale fut riche de bonheur et, même si David et moi n’en faisons plus partie, elle se prolonge et s’épanouit, mondialisée ; heureuse que ce volume d’hommage vienne témoigner de ce que fut et reste David Trott pour nombre d’entre nous, comme chercheur et comme ami. Merci de tout cœur à celles et ceux qui y ont contribué et qui le réalisent. Michèle Weil-Bergougnoux Université de Montpellier
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David Trott : du XVIIIe au XXIe siècle
En imaginant, puis lançant le projet CÉSAR en 1999, ses trois co-fondateurs, Barry Russell, David Trott et Jeff Ravel, se sont révélés comme de vrais successeurs des savants du XVIIIe siècle. Avant de réunir leurs forces pour ce travail coopératif, chacun de ces trois historiens avait déjà créé sa propre base de données sur le théâtre français sous l’Ancien Régime : chacun marchait effectivement dans les pas de Parfaict, Léris et Beauchamps, tout en y apportant l’énorme avantage de l’informatique de pointe que leurs prédécesseurs n’auraient même pas pu imaginer. Ainsi naquit CÉSAR (bien qu’au début il se nommait TSAR (Théâtre Sous l’Ancien Régime), la métamorphose du Romanov en Romain reflétant le désir d’embrasser non seulement le théâtre proprement dit, mais tous les spectacles). Il s’agit pour l’essentiel d’un projet digne du XVIIIe siècle par l’universalité de ses ambitions et par ses valeurs rigoureusement humanistes ; en même temps, par l’application innovatrice de l’informatique, ce projet incarne le génie du XXIe siècle. Certes, au cours des deux ans de collaboration avec David Trott sur CÉSAR, j’ai été constamment frappé par l’alliance que l’on trouvait chez lui des qualités caractéristiques des grands esprits du XVIIIe siècle et de la vision nécessaire pour exploiter les progrès technologiques du XXIe siècle. En effet, comme les Encyclopédistes, il faisait preuve d’une curiosité insatiable quant à tout ce qui concernait le théâtre français avant 1800. Il voulait, par exemple, savoir qui avait composé la musique d’une mascarade, dans quel château celle-ci avait été représentée, quel chanteur en avait le rôle principal. Des spectacles de rue aux théâtres de province, en passant par les exemplaires d’éditions rares, tout le passionnait. « Non seulement le théâtre public mais toute trace des fêtes, des représentations de collège et des spectacles chez des particuliers nous intéressent » écrivait-il à ceux qui lui proposaient de collaborer. En pionnier des applications informatisées, il rêvait d’un CÉSAR qui non seulement rassemble de telles informations, mais aussi rende possible un accroissement considérable des connaissances sur le sujet. CÉSAR devait être tout à fait facile à utiliser, clair, exhaustif, ce qui explique pourquoi il me demandait souvent de modifier ou d’augmenter
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Mélanges en hommage à David Trott
la « mécanique » de la base. Le nombre des « compétences » attribuables à un nom de personne dans le moteur de recherche ou sur les pages « Troupes » s’étendait au fur et à mesure qu’il intégrait les listes des noms du personnel des différents théâtres : « gagiste », « machiniste », « commanditaire » et même « souffleur ». Les deux catégories de lieu de représentation applicables au théâtre de société – « cour » et « maison particulière » – ne lui suffisaient pas puisqu’il fallait distinguer « château », « manoir », « hôtel particulier », etc. : le compromis auquel nous avons abouti était « résidence particulière ». Parfois, ses ambitions étaient inconciliables avec le fonctionnement même de la base : ainsi, il ne fut guère possible de tirer des statistiques relatives au nombre total de représentations de toutes les pièces d’un auteur, bien qu’il souhaitât les établir. Ambitieux pour CÉSAR, il l’était toujours. Il participait passionnément à nos discussions sur l’ajout éventuel de musique sur le site. Lorsque je lui ai expliqué que je projetais la création d’une section d’iconographie théâtrale, il a répondu avec enthousiasme. Ayant reçu un financement lui permettant d’embaucher une assistante-secrétaire, il a fait connaître son intention de télécharger toutes les pièces disponibles sur Internet (celles qui ne disposaient pas d’un copyright), pour ensuite les encoder, les indexer, et créer une « concordance électronique ». C’est que, pour David, loin d’être un divertissement pascalien, le théâtre embrassait la vie toute entière. « All the world’s a stage » et toutes les activités humaines se trouvaient reflétées dans le théâtre. À une de mes collègues qui avait suggéré que le domaine de ses recherches (l’obstétrique aux XVIe et XVIIe siècles) ne la qualifiait guère pour faire une communication à un colloque CÉSAR, il répondit qu’il avait repéré dans CÉSAR soixante-deux titres de pièces contenant le mot « naissance », quatre contenant « accouchée » ou « accouchement », un contenant « sage-femme ». Theatrum mundi était sans l’ombre d’un doute sa devise. Ce désir de savoir n’était pourtant pas une fin en soi. Comme ses prédécesseurs du XVIIIe siècle, David assumait le devoir de la dissémination et de l’obligation de partager ses connaissances avec tous les chercheurs, surtout s’ils étaient au début de leur carrière (ce qui est démontré, entre autres, par les sites qu’il préparait soigneusement pour ses étudiants de Toronto). S’agissait-il d’expliquer à nos collaborateurs les méthodes qu’il fallait employer pour intégrer les données, modifier les notes, créer de nouvelles pages, sa patience était intarissable. Et, à l’instar des lettres de Voltaire, ses longs courriels finissaient par être des commentaires sur tout ce qui se passait dans le monde des études théâtrales, des suggestions sur les directions à suivre dans les recherches, des esquisses de projets susceptibles de
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David Trott : du xviiie au XXIe siècle
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renforcer l’importance des ressources informatisées. Ce n’est pas surprenant puisque David se voulait membre d’un réseau international de savants, comparable à celui qui reliait tous les citoyens de la République des Lettres aux XVIIe et XVIIIe siècles. CÉSAR était au service de cette République. En fait, les trois co-fondateurs étaient partis du principe que CÉSAR ne devait absolument pas devenir exclusif, un monde clos créé par et pour une élite. Au contraire, il suffit de lire la page d’accueil du site internet pour apprécier la volonté de dynamisme et d’universalité qui inspirait – et qui inspire toujours – tous ceux qui travaillent à l’élaboration, à l’entretien et à la mise en valeur du site : « CÉSAR est un projet collectif, une aire de travail collective, où chacun est invité à contribuer ses connaissances et qui est mis à la disposition de tous, étudiants, spécialistes du sujet, chercheurs et amateurs autour du globe ». Mais le libre-accès, la participation de tous les amateurs de théâtre était pour David plus qu’un principe : c’était une mission. Il recrutait activement des collaborateurs ; dans les colloques, on l’entendait prôner les avantages d’une base de données en ligne à la portée de tous ; il encourageait enfin les doctorants à choisir un thème qui leur permette de profiter des ressources fournies par CÉSAR. Il militait ardemment pour la diffusion des savoirs sur Internet. Une simple description de CÉSAR était pour lui insuffisante, il voulait faire de la propagande. Aussi m’avait-il fait part de sa volonté de mener une campagne énergique, voire agressive, visant à faire du site une référence incontournable en matière de recherche : « L’édition commerciale se protège ; alors, tant que les universitaires continuent à attacher une valeur supérieure à l’édition sur papier et sur CD-ROM plutôt qu’à la fluidité offerte par Internet, il nous faudra insister publiquement et à haute voix que CÉSAR représente une alternative indispensable ». Poursuivre des connaissances encyclopédiques, les diffuser le plus généralement possible, entretenir des relations constructives et productives avec tous ceux qui partagent les mêmes ambitions, agir toujours avec passion, dynamisme et enthousiasme pour la cause du progrès, ce sont sans doute des vertus qui caractérisaient le génie du XVIIIe siècle, mais elles sont tout aussi essentielles pour le monde scientifique du XXIe siècle et l’exemple de David Trott, le rôle qu’il a joué dans la réalisation et l’expansion de CÉSAR, démontre clairement ce qui peut être apporté au champ du savoir, lorsque entrent en synergie valeurs du Siècle des Lumières et technologies de notre ère. Mark Bannister Oxford Brookes University Directeur du projet CÉSAR IMAGES
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Aspects de la voix dans le théâtre d’Ancien Régime
David Trott et moi avons collaboré en deux temps sur l’explicitation de la voix dans les théâtres d’Ancien Régime. Dans un premier temps et à titre d’expérience, nous avons balisé les pièces de Corneille, Molière, Racine, Marivaux et Beaumarchais, telles qu’elles se trouvent dans les oeuvres de ces cinq auteurs offertes librement dans les éditions Garnier informatisées et mises en ligne sur le site Gallica1. J’ai publié sur internet en 2001 le résultat principal de cette première collaboration sous forme de base de données interactive avec commentaires. Destinée au grand public, cette base commentée représente la première version du site Théâtres d’Ancien Régime. David avait l’intention de s’en servir pour formuler un projet de recherche plus large qu’il a intitulé « Voix de la scène, voies vers la scène2 ». Dans un deuxième temps, David ayant reçu du Conseil de Recherches en Sciences Humaines du Canada une bourse lui permettant de creuser la question de la voix théâtrale, nous avons collaboré sur le balisage d’autres pièces du XVIIIe siècle disponibles sous forme électronique sur internet. Un des résultats de cette deuxième collaboration est l’actuel site Théâtres d’Ancien Régime que j’ai créé avec l’aide de la principale assistante de recherche de David, Julie Cabri3. Dans ce qui suit, je voudrais évoquer quelques aspects de la voix dans le théâtre d’Ancien Régime tels qu’ils ressortent de notre travail ; non‑spécialiste du théâtre, je serai bref.
1. Gallica (bibliothèque numérique de la Bibliothèque nationale de France), http://gallica.bnf.fr, 2001 [en ligne]. 2 David Trott donne un descriptif de ce projet dans deux documents disponibles en ligne : « Voix de la scène, voies vers la scène : qui parle à travers le théâtre du XVIIIe siècle ? », http://www.chass.utoronto. ca/~trott/voix2.htm, 2001 et « Voix de la scène, voies vers la scène : l’étude du théâtre du XVIIIe siècle. L’aide des NTIC », http://www.etudes-francaises.net/colloques/lisieux2002/voix.lis.htm, 2002. 3. Julie Cabri et Russon Wooldridge, Théâtres d’Ancien Régime, http://www.etudes-francaises.net/ nefbase/theatre/, 2005 [en ligne].
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Mélanges en hommage à David Trott
Le balisage Les 108 pièces de la première base de données et les 114 ajoutées plus tard ont été systématiquement balisées pour les champs suivants : auteur, titre, date (de première représentation), genre, division et voix. Certains champs sont plus objectifs et plus faciles à baliser que d’autres. La valeur de la variable « genre » est celle que David avait retenue (comme sur le site CÉSAR), par exemple, « TragiCom » pour Le Cid de Corneille. Les divisions sont principalement matières préfatoires, acte et scène. Pour des raisons d’espace et de lisibilité dans l’affichage des résultats d’une requête dans la base de données, les valeurs des balises sont des abréviations des formes complètes ; ainsi, par exemple : « Co » = Corneille ; « Cid » = Le Cid ; « TragiCom » = tragi‑comédie ; « Pré » = matières préfatoires ; « 1.1 » = acte 1, scène 1 ; « DID » = didascalie ; « Chim » = Chimène4. Le balisage des voix Le champ de la voix est à la fois le plus intéressant (à notre connaissance, aucune autre base de données ne l’explicite) et le plus difficile à baliser. Je citerai quelques-unes des questions et observations que cet exercice nous a imposées : – Où s’arrête la voix de l’auteur et où commence la didascalie dans les matières préfatoires ? Cette question s’est en fait posée lorsque j’ai fait des essais de balisage des pièces de Feydeau, auteur qui ne fait pas partie, bien entendu, des théâtres d’Ancien Régime. – Un personnage nommé dans la liste donnée à la fin des matières préfatoires n’a pas toujours une voix dans la pièce qui suit ; par exemple, « Voisines » dans Les précieuses ridicules de Molière. – Une voix peut ne pas être nommée dans la liste de personnages préfatoire ; par exemple, « le notaire » dans L’école des femmes de Molière. – Le masque s’aperçoit en partie dans la liste des personnages (ou « acteurs ») ; par exemple, « Apollon, sous le nom d’Ergaste » et « Plutus, sous le nom de Richard » dans Le triomphe de Plutus de Marivaux. – Dans la lecture des lettres, un des personnages peut donner une voix orale à la voix écrite d’un autre personnage ; par exemple, le comte Almaviva lisant à haute voix une lettre écrite par son fils Léon dans La mère coupable de Beaumarchais.
4. Julie Cabri et Russon Wooldridge, « Les champs du corpus balisé : variables et valeurs », Théâtres d’Ancien Régime, http://www.etudes-francaises.net/nefbase/theatre/variables.htm, 2005 [en ligne].
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Aspects de la voix dans le théâtre d’Ancien Régime
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– Une voix encore plus indirecte que dans le cas précédent est celle du discours rapporté ; par exemple, « Arlequin m’a dit que [...] » dans Le faucon et les oies de Boccace de Delisle et Le prince travesti de Marivaux. Ce sont là des pistes qui seraient à suivre dans une étude approfondie de la voix théâtrale, comme David se proposait de le faire. Le balisage effectué pour la base Théâtres d’Ancien Régime attribue une voix au nom déclaré dans la didascalie qui précède la prise de parole ; ainsi, les « Voisines » restent sans voix, alors que « le notaire » de L’école des femmes en a une ; Apollon et Plutus ont chacun une voix dans Le triomphe de Plutus, alors qu’on n’y parle que d’Ergaste et de Richard ; pour l’instant, lors de la lecture, c’est le lecteur qui a une voix et non l’auteur de la lettre lue ; et, bien entendu, c’est le rapporteur qui a une voix et non le rapporté. De la voix à l’idiolecte Le balisage des voix aide grandement à répondre à la question de savoir dans quelle mesure un même nom de personnage correspond à un même type de caractère à travers ses différentes réalisations. En extrayant des listes de mots dits par tel ou tel personnage, on peut construire son vocabulaire. Ce vocabulaire variera d’un dramaturge à l’autre en partie en fonction de la période chronologique et de l’idiolecte de chacun. Dans quelle mesure l’Arlequin de Marivaux, par exemple, ressemble-t-il à ceux de Biancolelli, Pellegrin, Regnard, Fuzelier, Le Tellier, Lesage et D’Orneval, Delisle, Beauchamps, Piron, Salley ou Florian ? Dans quelle mesure, aussi, Arlequin chez Marivaux est-il autre que simple valet ? Lisette, type de la suivante, se ressemble-t-elle dans ses différentes manifestations chez Molière, Regnard, Marivaux, Piron, Boissy, Destouches, Gresset et Graffigny ? On peut dresser le vocabulaire complet de tel ou tel personnage ; on peut aussi en dresser des vocabulaires partiels, par auteur, par pièce, par situation. Chez Marivaux, le vocabulaire d’Angélique, par exemple, dans les scènes où elle est seule avec sa suivante Lisette montre que dans quatre des pièces Angélique s’adresse à Lisette en l’appelant toujours tu, mais que dans La mère confidente elle emploie tantôt tu, tantôt vous. Le pronom je est, comme on pouvait s’y attendre, plus fréquent chez elle que tu / vous et elle dit non bien plus souvent que oui. Chez Lisette, c’est naturellement l’inverse : vous et oui sont plus fréquents que je et non respectivement. Les listes isolent les mots propres à chaque personnage ou qui en sont caractéristiques. Le mot freluquet, par exemple, s’emploie six fois dans tout le corpus de la base Théâtres d’Ancien Régime, dont quatre fois chez Marivaux et trois fois dans l’échange suivant, tiré du Préjugé vaincu :
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Lisette : C’est que vous avez bian rabroué le freluquet n’est-ce pas ? Contez-moi ça, Madame. Angélique : Freluquet ! Je n’ai jamais dit que c’en fût un, ce n’est pas là son défaut. Lisette : Dame ! vous l’avez appelé petit monsieur : et un petit monsieur, c’est justement et à point un freluquet ; il n’y a pas pus à pardre ou à gagner sur l’un que sur l’autre.
Freluquet fait manifestement partie du vocabulaire de Lisette, mais non de celui d’Angélique5. J’espère, en guise de conclusion, avoir donné au lecteur une idée assez claire du projet initial de David, de notre projet de base en ligne et de la sorte d’analyses qu’on peut faire à partir de la base électronique. La base Théâtres d’Ancien Régime est librement accessible en ligne pour que qui que ce soit puisse étudier différents aspects – la voix ou autres – du théâtre français des XVIIe et XVIIIe siècles. Russon Wooldridge Université de Toronto
5. Une partie de cette dernière section vient de Russon Wooldridge, « Les voix de Marivaux », http://www.chass.utoronto.ca/~wulfric/articles2/marivoix/marivoix_fr.htm, 2005 [en ligne].
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Textes cités Cabri, Julie et Russon Wooldridge (éd.), Théâtres d’Ancien Régime, http://www. etudes-francaises.net/nefbase/theatre/, 2005 [en ligne]. —, « Les champs du corpus balisé : variables et valeurs », Théâtres d’Ancien Régime, http://www.etudes-francaises.net/nefbase/theatre/variables.htm, 2005 [en ligne]. Gallica, http://gallica.bnf.fr, 2001 [en ligne]. Trott, David, « Voix de la scène, voies vers la scène : l’étude du théâtre du XVIIIe siècle. L’aide des NTIC », http://www.etudes-francaises.net/colloques/ lisieux2002/voix.lis.htm, 2002 [en ligne]. —, « Voix de la scène, voies vers la scène : qui parle à travers le théâtre du XVIIIe siècle ? », http://www.chass.utoronto.ca/~trott/voix2.htm, 2001 [en ligne]. Wooldridge, Russon, « Les voix de Marivaux », http://www.chass.utoronto. ca/~wulfric/articles2/marivoix/marivoix_fr.htm, 2005 [en ligne].
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Comme les comédiens qui sont incités à porter un masque pour ne pas laisser paraître au visage leurs propres sentiments, ainsi moi, au moment de monter sur la scène du monde où jusqu’à maintenant j’ai vécu en spectateur, je m’avance masqué. René Descartes, Larvatus prodeo1.
René Descartes, dans son tout premier texte, présente le monde comme une scène habitée de personnages ; il fait ainsi écho à William Shakespeare : « Le monde entier est une scène où tous, hommes et femmes, sommes de simples acteurs. Chacun a ses entrées et ses sorties, passant d’un rôle à l’autre, et les spectacles s’ajustent à leur âge2 ». La coïncidence de ces métaphores, qui sont de la même époque3, révèle un enseignement commun. En effet, le mot theatrum, avec comme alternatives amphitheatrum et même globe, avait pris avec le temps le sens de lieu de rencontre, de vision globale, voire d’anthologie universelle, d’où une série d’ouvrages de ce nom, dont le premier est un recueil de poésie européenne, le Theatrum mundi de Pierre de Launay (1566). Par ailleurs, le Moyen-Âge avait exploité l’image d’un Dieu artisan, pétrissant la glaise pour fabriquer l’homme ; la Renaissance, elle, a ramené l’image antique de l’artiste de la scène dont les formes et les fonctions ont inspiré un sens nouveau au mot « personne ». La convergence de ces formules, qui insistent sur la scène et sur ceux qui l’habitent, nous a amené à nous concentrer sur ce terme particulier de la comparaison, la scène, vue comme microcosme, dans l’espérance de mieux 1. « Ut comœedi, moniti ne in fronte appareat pudor, personam induunt : sic ego, hoc mundi theatrum conscensurus, in quo hactenus Spectator existiti, larvatus prodeo » (René Descartes, Larvatus prodeo, 1618. Nous traduisons). 2. « All the world’s a stage, / And all the men and women, meerely Players ; / They haue their Exits and their Entrances, / And one man in his time playes many parts, His Acts being seuen ages » (William Shakespeare, As You Like It, The First Folio of Shakespeare, 1968, v. 1118-1122. Nous traduisons). 3. Shakespeare produit sa pièce en 1599, mais l’édition est posthume (1623) ; Descartes a écrit son texte en 1618, mais l’édition est également posthume.
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comprendre l’autre terme, le monde. Elle nous a surtout incité à examiner la notion de personnage, celui qui habite la scène et qui a donné son nom à la personne, celle qui habite le monde. Nous avons donc passé en revue certaines des formes et fonctions du personnage, faisant en sens inverse le chemin parcouru par Marcel Mauss à la recherche du sens de la personne et du moi. Sous le masque des mots Le mot « personnage » est complexe et son évolution est remarquable. On sait qu’il vient du latin, persona, « masque ». Mais on propose trois étymologies possibles. Des latinistes ont suggéré per-sonare 4, résonner, retentir, ce qui ferait de la persona un résonateur, un masque, de bois ou de cuir derrière lequel vibre la voix de l’acteur. Par contre, selon le Dictionnaire étymologique de la langue française, le terme viendrait de l’étrusque, pharsus, ou farsus, ce qui en latin signifie étoffé, farci, sens étendu à une forme de théâtre, la farce5. La troisième étymologie est suggérée à Mauss par Émile Benveniste selon qui le terme serait effectivement passé par l’étrusque, mais viendrait du grec perso, sans autre explication ; Mauss le cite mais n’en fait malheureusement pas l’analyse6. Or ce mot renvoie à persomai [περσοµαι], voire pertho [περθω], renverser, abattre, issu de per- [περ-], « avec force », et tithèmi [τιθηµι] placer, déposer. Cette étymologie renvoie aussi bien aux gisants des tombeaux qu’aux spectres des mystères. Elle correspond mieux que les deux autres aux attributs de persona dont elle fait un proche parent de sôma [σωµα], qui désigna d’abord un « corps-mort », puis un « corps vivant », et enfin une « personne humaine », suivant le même parcours métaphorique que persona. En effet, l’usage de persona pour désigner en latin un être humain ne fut longtemps qu’une image. Il a pourtant fini, dès l’époque classique, par prendre le sens de « personne7 ». L’Église latine l’a d’ailleurs utilisé dès le IIe siècle pour désigner les personnes de la Trinité, refusant à l’Église grecque d’en faire autant avec prosôpon [προσωπον], « ce qu’on met sur le visage », qui avait pourtant aussi le sens de « masque » mais en portait 4. Verbe à l’infinitif, personare, signifiant « to personate, to act or play the part of any person » d’après le dictionnaire italien/anglais de Giovanni Florio, Queen Anna’s New World of Words, 1598, art. « Personare ». 5. De farcio, farcir, bourrer. Une inscription étrusque rattache farsus au masque. 6. Marcel Mauss, « Une catégorie de l’esprit humain : la notion de personne celle de “moi” », Sociologie et Anthropologie, 1973, p. 351. 7. « All the world’s a stage, / And all the men and women, meerely Players ; / They haue their Exits and their Entrances, / And one man in his time playes many parts, His Acts being seuen ages » (William Shakespeare, As You Like It, op. cit., v. 1118-1122).
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encore le sens burlesque. Étrangement, pour désigner la « nature » de ces trois personnes invisibles, on choisit hypostase [‘υποστασις], « ce ou celui qui se tient en-dessous », apparenté à un autre terme de théâtre, hypocritès [‘υποκριτης], « celui qui réplique, qui “critique” en-dessous [du masque]8 ». La notion de masque resta pourtant présente dans l’emploi du vocabulaire des mystères gréco-romains pour signifier l’invisible ; il était courant d’employer les mots face, figure et visage pour désigner la personne de Dieu. Même aujourd’hui, on va jusqu’à parler de symboles pour les figures anthropomorphiques de père et de fils de Dieu, chacun étant perçu comme persona9. La notion de « personne » est donc issue du théâtre public et a pris un sens spirituel avec les mystères. Celle de « personnage » a fait le chemin inverse. Jouer un rôle, c’est-à-dire « porter un masque », se disait personam induere (revêtir), comme chez Descartes10, ou encore personam sustinere (soutenir) ou personam agere (actionner, faire agir)11. C’est cette dernière expression qui a donné « personnage ». Ce dernier est apparu en 1250 pour désigner une personnalité, un notable, c’est-à-dire quelqu’un qui jouait un rôle dans le milieu. Par un curieux retour des choses, ce terme, passé dans la vie courante, est revenu au théâtre. En anglais, le « personnage » se dit « character ». L’usage de ce terme est plus récent : « caractère » est consigné en 1274 et « character » en 1314. Tirés du grec « karakter » [καρακτερ], l’un et l’autre désignent une lettre gravée. Par analogie, ils peuvent aussi désigner les traits d’un individu, ce qui permit le développement du portrait littéraire, comme chez Théophraste. En anglais comme en français, le terme fut longtemps privé de sa valeur littéraire ; il ne la récupéra qu’au temps de Shakespeare, avec la publication d’un recueil : Cette catégorie de recueils constitua un véritable genre, en Europe, au XVIIe siècle, après la traduction en latin, en 1592 des Caractères du Grec Théophraste (vers 319 A.C.N.) par l’érudit calviniste genevois réfugié en Angleterre après l’assassinat d’Henri IV, Isaac Casaubon, puis dès 1593, en anglais par John Healey, d’après la version de Casaubon. Le bref recueil de Théophraste (probablement inachevé) offre, sous forme de fragments, une galerie de portraits qui illustrent plutôt des comportements
8. Pour définir la « personne » du Christ, on acceptait de parler de deux natures (humaine et divine), mais pas de deux substances (Anicius Manlius Severinus Boèce, De duabus naturis et una persona, ou Contra Eutychen et Nestorium, Patrologie latine, t. 64, III, col. 1337-1354). En anglais, on a utilisé nature avant de donner à character le sens de personnage. 9. Roger D. Haight, Jesus- symbol of God, 1999. 10. « Tenir un rôle » avait alors le sens de « soutenir un masque » (Cicéron, Pro L. Murena 6 et In L. Pisonem 71). 11. Cicéron, De Oficiis, I, 124.
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condamnables dans la société (« Le dissimulé », « L’orgueilleux », « Le médisant ») ou des défauts (« Le bavard », « Le rustre »). Comme l’annonce le début du fragment « Le dissimulé », il s’agit […] de montrer un caractère en action12.
La littérature anglaise fut lente à employer le mot character au sens de personnage. On employait plutôt nature, à la suite sans doute de la dispute qui amena l’Église latine à choisir natura (plutôt que substantia) pour traduire hypostasis. Shakespeare lui-même n’a que rarement employé character (37 fois), lui donnant, vers 1590-1591, le sens d’inscription, de signe matériel13, étendu par métaphore au signe moral14. Une fois peut-être, dans Coriolan, en 1607-1608, on reconnaît un sens proche de « personnage15 ». Il a quelquefois employé, vers 1600, des formes du verbe personate16 proposé par Giovanni Florio pour traduire l’italien personare, « personnifier » (1598). John Marston fait de même en 160217, alors que Francis Bacon utilise personation au sens de personnification en 1622. Tous trois parviennent ainsi à investir à la lettre l’idée de persona18. Si on aborde le personnage sous l’angle des formes, des fonctions ou des virtualités, on observe un flottement entre le personnage du texte dramatique tel qu’il est écrit, avec ses formes facilement ouvertes, et celui du texte scénique, dont les formes sont souvent fermées par l’interprétation. Il y a pour lors déperdition des virtualités. Quant aux fonctions, elles sont 12. Les auteurs ajoutent : « C’est d’abord en Angleterre que les Caractères de Théophraste devinrent le prototype d’un genre qui devait se répandre tout au long du siècle. Ce sont pour la plupart des œuvres à visée morale et / ou religieuse, où la satire sert de moyen de dénonciation du « vice ». Le premier recueil important fut celui de Joseph Hall, publié en 1608 : Characters of Virtues and Vices. Le deuxième date de 1614 : les Characters de Sir Thomas Overbury. On peut considérer également que le Microcosmographie de John Earle, de 1628, appartient au genre et même en constitue un modèle. Dans ces recueils, les types moraux (tels le vaniteux) voisinent avec des types sociaux (tels l’antiquaire) et des lieux révélateurs (la taverne, par exemple). Les auteurs ont tenté de rassembler dans chaque portrait des éléments sociaux, individuels et représentatifs d’une psychologie universelle » (Marcel et Claude De Grève, Dictionnaire international des termes littéraires, http://www.ditl.info/art/ definition.php?term=1160, 2007 [en ligne], art. « Caractère / Character ; Feature »). 13. Dans la deuxième partie de Henry VI : « Fatall this Marriage, cancelling your Fame, / Blotting your names from Bookes of memory / Racing the Charracters of your Renowne » (William Shakespeare, Henry VI, op. cit., acte I, v. 106-108). « Shew me one skarre, character’d on thy Skinne » (ibid., acte III, v. 1603). 14. Dans Les deux gentilshommes de Vérone : « […] I doe coniure thee, / Who art the Table wherein all my thoughts / Are visibly Character’d, and engrau’d » (William Shakespeare, The two gentlemen of Verona, op. cit., acte II, v. 1977-979). 15. « I paint him in the Character » (William Shakespeare, Coriolanus, op. cit., acte V, v. 3595). 16. La nuit des rois, dont on confirme une représentation en 1602 (William Shakespeare, Twelfth night, op. cit., acte II, sc. 3) ; Timon d’Athènes, 1607 (Timon of Athens, op. cit., acte I, sc. 1) ; Cymbeline, 1612 (op. cit., acte V, sc. 5). 17. Dans The History of Antonio and Mellida. 18. Certains éditeurs de Shakespeare emploient l’expression dramatis personæ pour indiquer la distribution.
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de l’ordre de l’interaction qui accompagne toute participation, qu’il s’agisse d’écriture, de lecture ou de jeu. D’où cet examen des formes, fonctions et virtualités du personnage. Les formes Le mot « personnage », pris au pied de la lettre, réfère d’abord au jeu masqué. Mais il ne signifie pas seulement « masque », puisque la source complète est personam agere, c’est-à-dire faire agir, gérer le masque, ce qui réfère à l’agens, l’agent, l’acteur. Le personnage est ainsi vu comme principal « porteur du sens ». La relation entre le masque et son porteur a d’ailleurs fait l’objet d’attention dans l’art hellénistique, ce qui nous a laissé des illustrations d’acteurs qui tiennent leur masque à la main et le contemplent, comme pour s’imprégner de son caractère avant de le porter19. Le personnage de scène est essentiellement une forme construite à des fins de représentation. Il n’existe qu’en référence à une autre forme extérieure au texte ou à la scène ; ce phénomène s’observe même en improvisation contemporaine. Car le théâtre tel que nous le connaissons existe depuis que les spectateurs ont compris qu’ils étaient partie prenante d’une convention, qu’on était en présence non pas d’une présentation mais d’une représentation. On ne cherchait plus à faire croire aux spectateurs, comme autrefois dans les mystères, qu’ils étaient confrontés à leurs dieux ou à leurs ancêtres, mais à des représentations de dieux ou d’ancêtres, à des masques portés, animés par des « agents », par des « acteurs » dissimulés. Il aura fallu passer par les formes du masque pour qu’on fasse aujourd’hui la différence entre la prétendue vérité du rituel et la vraisemblance avouée du théâtre. Le personnage du texte dramatique est une image qui s’analyse comme telle ; celui du texte scénique est à la fois image et porteur d’image, capable, parce qu’il est essentiellement « actif », de manipuler la signification du jeu. Les premiers personnages étaient de nature (forme) triviale, nés sur les tréteaux forains qu’on dressait au croisement des voies les jours de marché. La clientèle était confrontée à une représentation généralement grossière, vineuse, que les Grecs surnommèrent « trugédie » [τρυγωιδια]20, « ode 19. André G. Bourassa et Frédéric Kantorowski, Chronologie générale du théâtre, http://www. theatrales.uqam.ca/chronologie/Promonos.html (Grèce) et http://www.theatrales.uqam.ca/chronologie/ chrono3.html (Rome), 2007 [en ligne]. 20. De τρυξ, lie, marc de vin, et ωιδη, ode, chant, fable (Henry G. Liddle et Robert Scott, Lexicon. Abridged from Greek-English lexicon, 1963, p. 719) ; le terme « truculence » est de même souche.
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truculente ». La « trugédie » était le plus souvent burlesque, ce qu’elle est demeurée chez les Étrusques : personnifications d’animaux ; bouffonneries offertes par des amuseurs de banquets nommés « parasites » ; performances de « caractères » risibles (avares, cocus, tenancières, masochistes) ; apparitions venues de l’au-delà sous forme de lémures et de larves. Ce dernier mot, qui se disait larva, a d’ailleurs monopolisé le sens de masque, et Descartes ignorait peut-être le côté burlesque du mot larvatus, « déguisé en larve », quand il l’utilisa pour désigner son entrée sur la scène du monde, entrée qu’il faisait dans l’accoutrement militaire de sa première fonction sociale. La forme des personnages tient beaucoup à celle de la pièce qu’ils jouent. Patrice Pavis va jusqu’à affirmer : « [I]ls coïncident avec leurs discours […]. Ils prennent leur sens par leur place relative dans la configuration actuarielle21 ». Mais faut-il aller jusqu’à prétendre que la forme de la pièce, elle, lui vient nécessairement de celle du système politique et social qui la suscite ou la permet ? C’est l’affirmation d’un sociologue de l’art, Pierre Francastel : La peinture, l’art, le théâtre sous toutes ses formes […] visualisent pour un temps donné non seulement les termes littéraires et les légendes, mais les structures de la société. Ce n’est pas la forme qui crée la pensée ni l’expression, mais la pensée, expression du contenu social commun d’une époque, qui crée la forme22.
Il faut avouer que la vision de Francastel coïncide avec l’apparition progressive des formes dramatiques, telles que la trugédie, la tragédie et la comédie, dont nous présentons ici des visions nouvelles appuyées, entre autres, par une étymologie révisée. La tragédie [τραγωιδια]23 « ode initiatrice », est née sous le règne du premier tyran et a fait son entrée dans les Grandes Dionysies durant la dernière tyrannie24. Elle montre des aristocrates qui se considèrent égaux 21. Patrice Pavis, Dictionnaire du théâtre, 1987, p. 175. 22. Pierre Francastel, La réalité figurative, 1965, p. 237-238. 23. De τραγος, chevreau (anglais kid), éphèbe à la voix chevrotante, et ωιδη, ode, chant, fable : « [R] ites of passage in which were involved the young boys not yet recognized as adults in full title. And perhaps tragedy has preserved a trace of this ancient function in that tragodia, or rather tragonode, the song of the goats ? that is of the lads whose voices changed at puberty and were called tragoi, just as tragizein designated this mutation typical of a critical age for every young male » (Paulo Scarpi, Le religioni dei misteri, 2002, vol. I). D’après Thomas Pallen, courriel du forum « Theatre History », courriel du 28 août 2002. 24. « La genèse de la tragédie est encore relativement obscure. D’après Aristote, elle est issue du dithyrambe, chœur cyclique en l’honneur de Dionysos ; mais les “chœurs tragiques” de Sicyone faisaient partie intégrante d’un culte héroïque, avant d’être attribués au dieu par le tyran Clisthène. On peut donc considérer la tragédie comme une liturgie synthétisant d’anciennes cérémonies dionysiaques et des scénarios annuels non moins anciens, commémorant de grands morts. Elle joue vite un rôle important dans la cité, non seulement parce que le dialogue qu’elle établit dès l’abord entre chœur et acteur et ensuite entre acteurs est favorable au débat, mais encore parce qu’elle a des effets de purification : Aristote insistera sur la catharsis […] qu’elle produit » (Encyclopedia Universalis, art. « Religion grecque »).
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aux dieux et ne peuvent pécher que par « excès de vertu », c’est-à-dire excès de puissance, ou de pouvoir. On observe un lien social analogue à propos de la comédie [κωµωιδια]25, « ode urbaine ». La comédie est une forme ayant acquis sa respectabilité sous le premier régime démocratique et dénonce par le rire les citoyens qui violent les règles de civilité26 et qui pèchent par « excès de vice », c’est-à-dire de faiblesse, d’impuissance à jouer leur rôle social. Il en irait de même avec le drame qui réapparaît au Siècle des Lumières et qui, dès le début, met en parallèle les maîtres et les valets et montre qu’ils peuvent agir aussi bien les uns que les autres comme protagonistes des plus grandes et des plus basses actions. Il faut avouer cependant que Shakespeare échappe souvent à cette classification de formes, ne serait-ce que par son habitude d’inclure des épisodes comiques, voire burlesques, dans ses tragédies, selon un système d’opposition proche du drame. Dans une époque comme dans l’autre, la forme des personnages qui véhiculent le sens semble bien marquée par les formes du théâtre et celles du milieu sociopolitique où ils s’insèrent. On trouve au XIIIe siècle un personnage bien étrange, Nemo, dont le nom se traduit par « personne » au sens de « nul homme » et qui conteste les formes sociopolitiques de son temps. Nemo, apparu au temps de François Villon, est né de l’imagination des étudiants de la basoche ; c’est un personnage qui a pour qualité de n’en pas avoir, bien qu’il soit associé à la contestation et à la transgression des formes à cause de son refus de toute référence à une forme extérieure connue : Ce « personnage » né de l’emploi abusif de la négation réapparaît fréquemment comme un signifiant vide qui a pu être réinvesti de signifiés nouveaux dans le théâtre profane de la fin du Moyen Âge, où il est transcodé dans une série de revendications utopiques. Primitivement issu d’une facétie universitaire, Nemo y devient le héros qui fait rêver les déshérités, avant d’être savamment récupéré par les humanistes27.
Ce « nobody » semble le pendant – en même temps que l’image renversée – du personnage de Petrus Van Diest, Le miroir de la félicité, surgi de la Chambre de Rhétorique d’Anvers en 1485 et traduit sous le titre d’Everyman en Angleterre et Jedermann en Allemagne. Qu’ils soient nobody ou everybody, ces personnages nouveau genre étaient confrontés 25. De κωµη, petite ville (anglais town), et ωιδη, ode, chant, fable (Henry G. Liddle et Robert Scott, op. cit., p. 402 et 719). Le terme « omédiee » est apparenté à κωµοι, farandole, bal de village. 26. Pierre Berthiaume, « Trugoidia : le chant de la lie. À propos de la fonction sociale de la comédie ancienne », 1994, p. 27-30. 27. Jelle Koopmans et Paul Verhuyck, Sermon joyeux et truanderie (Villon - Nemo - Ulespiègle), 1987, p. 6.
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à la quête ou au refus du caractère requis pour monter sur la scène du monde. Par ailleurs, dans une moralité publiée en 1508, La condamnation de banquet, Nicolas de La Chesnaye inclut dans son tableau des dramatis personæ, outre les personnages masculins nommés (en respectant son orthographe), Banquet, Cuysinier, Docteur, Fol, Serviteur et Souper, les « caractères » féminins dits Acoustumance, Bonne Compagnie, Friandise et Gourmandise, ainsi que les figurants Appoplexie, Colicque, Goutte, Gravelles, Jaunisse, Paralisie et Ydropisie. Le masque, au sens où l’entend Descartes, serait-il autre chose qu’une investiture transformant tout et rien en personnages, un revêtement qui nous mette en présence de l’être par le paraître ? Avec la Renaissance, le personnage a souvent pris la forme imposée par une proposition de « caractère ». On parle aussi de « types » – un autre mot d’origine typographique pour désigner des « caractères » – mais ils étaient fixes. Il y eut certes tous ces types de la commedia dell’arte, comme l’ingénue, le jeune premier, le vieillard jaloux et tous les « zannis », Jean-qui-pleure et Jean-qui-rit, qui se produisaient sur les places publiques. Mais à côté des types fixes issus du théâtre improvisé sur canevas, il y eut ceux, plus souples, de la nouvelle écriture. En France, on a pu voir sur scène, de 1550 à 1615, des figures autres que celles d’inspiration biblique. Une trentaine d’auteurs, dont Claude Billard de Courgenay, Roland Brisset du Sauvage, George Buchanan, Cosme de Châteauvieux, François Du Souhait, Hélie Garel, Estienne Jodelle, Robert Garnier, Jacques Grévin, Jean de Hays, Pierre Mathieu, Anthoine de Montchrestien, Nicolas de Montreux et Marc-Antoine Muret ont proposé des « caractères ». Ils ont notamment redessiné des portraits de couples historiques et légendaires, comme Alboin et Rosemonde, Clotaire et Radegonde, Marc-Antoine et Cléopâtre, Masinissa et Sophonisbe, Roland et Angélique, Roméo et Juliette. Ils ne craignirent pas de mettre en scène des personnalités politiques aussi récentes que les amiraux André de Brancas et Gaspard de Coligny, les ducs de Guise et de Nemours, les rois et reines Édouard et Élisabeth d’Angleterre, Catherine de Médicis, Henri III et Henri IV de France, et Marie Stuart d’Écosse. L’Angleterre allait faire de même. Certains dramaturges comme John Bale, Robert Greene, Christopher Marlowe et Shakespeare osèrent eux aussi écrire sur des rois récents, tels les Édouard, Jacques, Jean, Henri ou Richard. Nous avons vu que Buchanan, Écossais exilé en France, a mis en scène les reines Marie Stuart. Ces écrivains reconnaissant à des personnes relativement proches d’eux-mêmes la « qualité », le « caractère » des personnages de l’Antiquité ; ils leur reconnaissent également une
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filiation avec les « caractères » royaux et chevaleresques entrés dans la légende dorée : Arthur, Gauvain et Lancelot, aussi bien que Charlemagne, Angélique et Rolland. À côté de ces propositions de héros reconnus surtout pour leurs réalisations historiques, voire mythiques, s’est développée une tradition de « caractères ». Le genre amené par Théophraste avait été relayé par les Vies de Lucien de Samosate, un Grec de la diaspora. Certains de ses textes étaient au programme des collèges. Il s’agissait de faire ressortir chez un personnage un trait particulier. En moins d’une décade, de 1572 à 1579, on vit en effet paraître Les abusz de Charles Estienne, Saül le furieux de Jean de la Taille, Le jaloux et Le morfondu de Jean de Larivey, de même que Le muet insensé de Pierre Le Loyer. Dix ans plus tard, Roland Brisset traduisait Baptiste, ou La calomnie, une pièce néo-latine de George Buchanan, maître à penser d’origine écossaise qui enseignait en France. Mais il est possible que se cache, derrière cette pratique qui s’affiche parfois comme moralisatrice, une ruse visant à justifier socialement le théâtre. Il ne faut pas oublier que la France est en pleine guerre des religions : c’est précisément en août 1572 qu’eut lieu la Nuit de la Saint-Barthélemy. L’œuvre de Lucien était également connue de Shakespeare et de ses contemporains anglais puisqu’il a mis en scène un de ses « caractères », Timon d’Athènes, le misanthrope. Il poursuivit cette pratique avec La mégère apprivoisée en 1593, et Les joyeuses commères de Windsor en 15961597, mais ses « caractères » n’ont pas la fixité qu’on trouvait, par exemple, dans le type de l’avare chez Plaute, du masochiste chez Térence, non plus que dans les différents types de la commedia dell’arte. Le caractère fixe a cependant triomphé avec Molière qui a créé des personnages dont les noms renvoient depuis lors à des types maintenant entrés dans la langue comme noms communs : on dit maintenant un don juan, un harpagon et un tartuffe. Sur une période de vingt ans, de 1653 à 1672, les titres de Molière renvoient à une douzaine de caractères différents : jalousie, étourderie, dépit, préciosité, inopportunité, imposture, donjuanisme, misanthropie, avarice, gentilhommerie, fourberie et hypocondrie28. Il précédait de vingt ans les Caractères de Jean de La Bruyère (1688). Les personnages évoqués jusqu’à maintenant, sauf Nemo et ses avatars, sont souvent des formes fermées, dans la mesure où ils se meuvent euxmêmes à l’intérieur de formes littéraires lourdement codifiées. Ces formes 28. La jalousie du barbouillé, L’étourdi (1654), Le dépit amoureux (1656), Les précieuses ridicules (1659), Les fâcheux (1661), Tartuffe, ou L’Imposteur (1664), Don Juan (1665), Le misanthrope, ou L’atrabilaire amoureux (1666), L’avare (1668), Le bourgeois gentilhomme (1670), Les fourberies de Scapin (1671), Le malade imaginaire (1672).
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jouent d’ailleurs beaucoup sur l’identification de la personne au personnage plutôt que l’inverse. Le personnage contemporain a plutôt tendance, depuis déjà le Woyzek de Georg Büchner, aux formes ouvertes, généralement libérées de trop lourdes conventions littéraires. Il y a bien eu un épisode de formes épiques, susceptibles, par leur économie, de mieux supporter la fonction sociale, mais la tendance actuelle est plutôt à la rupture du discours et aux transferts entre les disciplines. Les fonctions Reste à voir comment se manifeste le « caractère ». L’Antiquité a laissé des épopées et des mythes qui ont servi de modèles aux premiers personnages tragiques. Des céramiques, des fresques, des mosaïques et des sculptures de l’époque nous indiquent que les artistes ont mis au point une pratique qui contribuait à définir visuellement le caractère des personnages en leur adjoignant, par exemple, un animal ou un objet symbolique. On voit le personnage principal du plus vieux texte dramatique du monde, Gilgamesh, présenté avec un lion symbolique, et celui du plus vieux texte d’Amérique, Rabinal Ashi, associé à la figure du roi maya Bouclier-Jaguar ; c’était une façon d’indiquer leur fonction. À propos du texte, on parle à l’occasion des fonctions actantielles. C’est une hypothèse29 voulant qu’un texte puisse se lire comme une phrase structurée, avec son sujet, son action et son objet. Les personnages dramatiques apparaissent alors dans un réseau qui peut aider à préciser la ligne d’action voulue par l’auteur. Il faut comprendre cependant que, sur scène, le personnage est non seulement actant, mais acteur, et qu’il se trouve parfois en mesure de moduler ou modifier les fonctions, de les « interpréter », de suggérer sa propre lecture ou celle du metteur en scène. Les fonctions sont liées aux formes. La tragédie, la comédie et le drame, notamment, dont les formes ont perduré au-delà des situations qui les ont vu émerger, continuent d’offrir un type d’action particulier à la relation sujet / objet de leurs personnages. Des auteurs et des metteurs en scène de 29. Certains analystes ont érigé en système absolu ce que Greimas présentait comme intuition de recherche : « [H]ypothèse d’un modèle actantiel envisagé comme un des principes possibles de l’organisation de l’univers sémantique […]. Si on voulait s’interroger sur les possibilités d’utilisation, à titre d’hypothèse structurante, de ce modèle que nous considérons comme opérationnel, on devrait commencer par une remarque : le fait d’avoir voulu comparer les catégories syntaxiques aux inventaires de Propp et de Souriau nous a obligé à considérer la relation entre le sujet et l’objet […] comme une relation plus spécialisée, comportant un investissement sémique plus lourd de “désir”, se transformant, au niveau des fonctions manifestées, en “quête” » (Algirdas J. Greimas, Sémantique structurale, 1966, p. 174 et 180-181).
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fin de régime ont payé le prix d’un changement dans les structures civiles. Par exemple, on a obligé Aristophane à des excuses publiques pour avoir imité et ridiculisé un politicien devant des étrangers ; on a interdit Tartuffe pour avoir fait de même avec les courtisans qui appuyaient la casuistique des Jésuites ; on a interdit La mort de César de Voltaire au Bas-Canada parce qu’elle prenait la défense du système républicain. Certes, on n’a pas interdit à Shakespeare de mettre en scène la mort des rois d’Angleterre, mais ses personnages n’avaient pas pour fonction de dénoncer le système monarchique. Examinons de plus près trois fonctions qui sont propres à la notion même de personnage : la mise en image, le support de l’action et le dédoublement. 1. Il y a d’abord la fonction de mise en image. C’est ce qu’Aristote appelle la mimésis [µιµησις], fonction que l’on peut ici traduire par « faire image » plutôt que par « imiter », deux mots de même souche. Le comédien d’aujourd’hui, formé à la construction du personnage, se voit surtout au service de l’imaginaire plutôt que de l’imitation. Le théâtre d’aujourd’hui est un art de la représentation, certes, mais au sens qu’il nous remet en présence d’un réel reconstruit, en différé, et non d’un simulacre, d’un fauxsemblant. Antonin Artaud refusait d’ailleurs l’idée que le théâtre soit un double, un ersatz de la vie, alors qu’il en est une nouvelle manifestation, comme si c’était le théâtre qui retrouvait dans la vie son propre double. On se méprend souvent sur la notion de « vraisemblance » avancée par Aristote à propos de la mimésis. Jamais les comédiens d’aujourd’hui ne prétendent être autres qu’eux-mêmes. Ils ne prétendent être ni roi ni dieu, mais leur image revivifiée ; les spectateurs le savent puisqu’ils connaissent les acteurs par leur nom. Les termes grecs et latins desquels nous sont venues « image » et « imitation » peuvent également signifier une persona, fantasme ou fantôme de scène. Et cette imitation, ce reflet nous en dit souvent davantage sur le réel que le réel en dit sur lui-même. C’est en ce sens qu’Henri Bergson a pu écrire : L’art n’a d’autre objet que d’écarter les symboles pratiquement utiles, les généralités conventionnellement et socialement acceptées, enfin tout ce qui nous masque la réalité, pour nous mettre face à face avec la réalité même30.
Les modernistes et les surréalistes ont soulevé des questions importantes au sujet de la figuration. Les uns prônent des manières de rendre une troisième dimension à la peinture scénique ; les autres font place à une nouvelle dimension, celle de l’inconscient. On peut évoquer le cubisme
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30. Henri Bergson, L’évolution créatrice, 2001, p. 120.
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littéraire, par exemple, cette rupture de la phrase linéaire amorcée par Apollinaire dans ses pièces L’enchanteur pourrissant ou Les mamelles de Tirésias. On peut également mentionner l’automatisme de Claude Gauvreau et ses « objets dramatiques » que sont Les entrailles, courtes pièces où les images acoustiques ont autant d’importance que les images visuelles31. L’un et l’autre ont posé des défis à la figuration, à la construction du personnage autant que du décor. Et que dire de Samuel Beckett qui nous a fourni des personnages sans caractère32, se mouvant, comme dans Fin de partie, selon une interprétation paradoxale des règles aristotéliciennes : non-action, nontemps et non-lieu. 2. La deuxième fonction retenue se rattache à la notion de « personnage » vu comme moteur d’action, comme « personam agens ». C’est la fonction de support de l’action. Il est à la fois masque et support du masque, « prosôpon » et « hypostase ». Il est le moteur et le mobile de cette action, d’où le nom d’acteur pour celui qui l’assume. Le personnage est programmé, il est marqué d’un « caractère » ; mais l’acteur est l’agent de ce programme qu’il doit mener à terme. Il est pour le spectateur métaphore ou métonymie d’un dieu, d’un homme ou d’un animal, et ce à travers son costume, ses gestes ou sa voix. Il est alors un signe vivant, auto-moteur. Au théâtre, nous sommes en présence d’un spectacle vivant dont les personnages ne sont pas réductibles à des dessins ou des vues animées ; ce n’est certes pas en ce sens qu’on peut parler de « virtualité ». Ils sont des signes, mais au sens élargi du mot « caractère ». C’est pourquoi les philosophes, dès les IIe et IIIe siècles de l’ère chrétienne, ont emprunté l’« hypocrite », ou plutôt l’« hypostase », comme analogie de la personne, siège de l’action, et de la raison qui règle l’action. Hannah Arendt a d’ailleurs écrit, sans allusion directe au théâtre mais en y puisant la terminologie : « L’acte ne prend un sens que par la parole dans laquelle l’agent s’identifie comme acteur33 ». D’une façon comme de l’autre, l’art de l’hypocritès, pour désigner le travail de comédien sous son nom grec, est parfois perçu comme travestissement du vrai par le mensonge. C’est que le théâtre, pour ceux qui ne voient pas dans certains personnages incarnant le mal une proposition du bien par inversion, a souvent été perçu comme affabulation, voire fausse représentation, alors qu’il est « action », tel que le suggère le nom qui désigne les mystères espagnols (auto sacramental, où « auto » signifie « acte ») pour désigner les divisions principales des pièces occidentales. 31. Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, 1995, p. 32. 32. Gérard Piacentini, « Le référent philosophique comme caractère du personnage dans le théâtre de Samuel Beckett », 1990, p. 357. 33. Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, 1988, p. 235.
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3. La troisième fonction retenue est celle de dédoublement du personnage. On peut en effet aborder le personnage du point de vue de la métathéâtralité, du jeu au second degré. La distance qu’apporte ce genre de jeu est perceptible dans le double déguisement, quand non seulement l’agens, l’acteur, se cache derrière la persona, mais la persona elle-même derrière une autre. On pense spontanément au stratagème romantique des reconnaissances où l’un découvre en l’autre un père, une enfant perdue. Mais on trouve aussi le dédoublement dans l’ordre des conflits de condition sociale, dans la tricherie des dieux et les princes travestis dont le dédoublement est parfois connu des spectateurs. Dans le théâtre hellénistique, par exemple, les dieux incarnés étaient identifiables à leur masque blanc34. Le déguisement fait partie des procédés de Marivaux dans Le jeu de l’amour et du hasard, avec l’échange prémonitoire de rôles entre maîtres et valets. Le dédoublement n’est qu’une façon de placer le personnage face à lui-même, de provoquer cette conscience de l’individualité, du rapport de soi à soi qui est à l’origine du concept de personne. On trouvait déjà le dédoublement métathéâtral dans la tragédie grecque, là où des personnages comme Œdipe s’ignorent eux-mêmes, ou encore dans la comédie, quand un auteur comme Aristophane, dans Les nuées (247 A.C.N.), met en scène d’autres auteurs comme Eschyle et Euripide. On la trouve, cette réflexivité, dans l’Héautontimoroumenos (Le masochiste, 163 A.C.N.) de Térence avec cette réflexion du personnage sur la personne : « Je suis homme, et rien d’humain ne m’est étranger ». On trouve évidemment la sécularité du personnage sous maintes formes dans l’œuvre de Shakespeare, notamment dans Hamlet, et ce non seulement dans l’épisode des comédiens ambulants à qui on donne des indications scéniques mais dans celui du spectre (qui est en lui-même une référence aux masques antiques) et dans les réflexions sur le crâne du bouffon royal. La littérature dramatique du Québec comporte un certain nombre d’œuvres mettant en abyme un personnage. On peut évoquer spontanément Provincetown Playhouse, juillet 1919, j’avais 19 ans, de Normand Chaurette, ou encore Les feluettes, ou La répétition d’un drame romantique de Michel Marc Bouchard. Il y a aussi celles où des auteurs deviennent personnages, comme dans Nelligan d’André Gagnon et Michel Tremblay et La saga
34. André G. Bourassa et Frédéric Kantorowski, op. cit., http://www.theatrales.uqam.ca/chronologie/ Phlyaques3.html [en ligne].
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des poules mouillées de Jovette Marchessault35. On ne peut nier que ce phénomène d’auteurs anciens inscrits comme personnages dans des œuvres récentes soit un signe de maturité, tant du point de vue de l’écriture que de celui de la culture québécoise en général. Ce phénomène permet au dramaturge de prendre du recul par rapport à ses propres œuvres et permet en même temps au spectateur de situer les personnages dans le répertoire. Les virtualités Quand le personnage transite du texte dramatique au texte scénique, nous sommes en présence d’un passage du latent au patent, de l’implicite à l’explicite. Pour la construction du personnage, rien n’est absolument prédéterminé par l’auteur, quelles que soient les répliques et les didascalies, sauf certaines fonctions actantielles incontournables. La virtualité est particulièrement le fait de ce que Volker Koltz appelle forme ouverte. La mise en scène d’un texte, comme cela fut fréquemment démontré, est une « lecture36 ». On peut par exemple imaginer un Hamlet romantique dans sa relation amoureuse, réformiste dans sa vision du royaume, existentialiste dans sa réflexion sur l’être, œdipien dans sa relation à la mère et donner à la pièce autant d’orientations différentes auxquelles le texte est ouvert. Le texte d’auteur offre des formes virtuelles qui ne deviennent réelles sur la scène, qui ne s’actualisent que par l’acteur, en vertu de certains choix. Ce qui est vrai de la relation de l’acteur au personnage et des personnages entre eux l’est également de la relation des personnages à l’espace. Car le passage du virtuel au réel se fait aussi de l’espace dramatique à l’espace scénique. Nous pouvons, à la lecture, nous imaginer bien des châteaux d’Espagne : il n’en aura qu’un sur scène pour Le soulier de satin de Paul Claudel, à moins de n’utiliser que des praticables, comme ce fut le cas dans la production de Jean-Louis Barrault à Montréal en 1967. Cette fois, la scénographie s’était gardé un pouvoir de virtualité et chacun pouvait se construire son château mental. Bien plus, comme l’a bien observé Gilbert Turp, il se crée entre les espaces réels de la scène et de la salle « un troisième lieu de la théâtralité » qui, lui aussi, n’est perceptible qu’au moment de la réalisation :
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35. André G. Bourassa, « Quand les poètes deviennent personnages », 1982, p. 46. 36. Bertolt Brecht, Petit organon pour le théâtre, suivi de Additifs au Petit organon, 1978, p. 92.
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L’art nous permettant de connaître une expérience affective, l’enveloppement au théâtre constitue […] le troisième lieu de la théâtralité, par analogie avec le troisième genre de connaissance de Spinoza. C’est le lieu où la saisie affective opère. C’est un lieu chaotique, un champ d’énergie où une infinité d’affects circulent. C’est le lieu du désir, le lieu où la connaissance nous rentre dedans à même le corps37.
En effet, le comédien, « porteur du masque », est maître du « caractère » dont on lui a donné le rôle. Lorsqu’il apprend ce rôle, il se prépare en fonction d’un spectateur présumé, une sorte de spectateur idéal. De son côté, le spectateur qui s’amène en salle a des attentes plus ou moins conscientes par rapport au personnage qu’il va côtoyer. Or tout au long du spectacle, l’un et l’autre devront négocier mentalement et physiquement la représentation, faisant chacun un bout de chemin dans ce no man’s land qui s’est installé entre scène et salle. Platon aussi parle d’un troisième espace, la Khora, qui n’est ni l’espace de celui qui tient le discours ni l’espace de la représentation, mais un espace-plage, un espace-empreinte sensible aux affects, qui retrace et enregistre ; un espace-mémoire. Le troisième lieu est […] le corps sensible où s’imprime tout affect théâtral. Le premier travail à faire, lorsqu’on fait du théâtre, est de susciter cette appartenance au troisième lieu en ouvrant dans la représentation une épaisseur qui puisse envelopper scène, salle, acteurs et spectateurs38.
Certes le comédien professionnel ne bronchera pas facilement de la construction du personnage qui a été convenue lors de la mise en scène, mais, au théâtre, tout est convention, et cette dernière est une entente qui se négocie constamment entre la scène et la salle. De toute façon, même les auteurs négocient souvent leur texte au gré des lectures du metteur en scène et de la réception du public. Sous le masque des mots Le personnage, surtout celui de la tragédie, est né de la personnification des morts et de leurs dieux, ces derniers étant perçus comme des errants à la recherche d’une hypostase, d’un hypocritès. Le personnage est donc passé du statut de masque typé et son support à celui de l’acteur démasqué et atypique comme on en trouve chez Samuel Beckett. Les « caractères », quant à eux, datent sans doute des origines de la scène, mais on ne sait quand les masques, les maquillages et les costumes en ont fixé certains traits célèbres. Le théâtre n’est évidemment pas le seul à recourir aux « caractères », ce que Shakespeare savait fort bien, lui qui mit en scène 37. Gilbert Turp, « Le troisième lieu de la théâtralité. Essai sur la représentation de l’immanence et l’expérience affective de la connaissance », 1996, p. 32. 38. Ibid., p. 34.
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l’un des « portraits » de Lucien, mais le théâtre est le seul à confier la personnification à un « acteur » intermédiaire. Ce jeu de l’acteur fait d’ailleurs en sorte, dans le théâtre contemporain, que nous soient données plusieurs réécritures de pièces. Antigone ou Électre sont des pièces et des personnages renégociés de siècle en siècle en rapport avec des actions et des réceptions nouvelles. Le théâtre contemporain a constamment mis à l’épreuve la dramatisation et la théâtralisation du personnage. Certains des exemples les plus convaincants se trouvent dans Fin de partie. L’assistance aurait beau vouloir négocier le rendu de l’action, la pièce est tellement paradoxale qu’elle respecte à la lettre les conventions classiques en même temps qu’elle n’est fidèle à aucune. Dans le troisième lieu virtuel où, pour pareille pièce, se négocient les conventions, on est en présence de non-personnages (ils ne sont « personne »), dans une non-action, un non-lieu et un non-temps. C’est l’unité parfaite en l’absence de toute unité conventionnelle, sans recours possible à la protection ni du masque prédéterminé ni du costume consacré. Les personnages, même ceux des ancêtres enfermés dans leur amphore, comme chez les Étrusques, nous sont rendus dans toute leur nudité, dans toute leur fragilité humaine. Une nouvelle approche philologique nous a permis de décortiquer le sens originel des mots « personnage » et « caractère ». Il est vrai que le sens actuel d’un mot peut ne rien devoir à son passé : le mot « esprit », qui désigne aujourd’hui ce qui est non-matière, signifiait autrefois, en sanskrit, en grec et en latin, haleine, respiration, souffle, qui sont matériels et mesurables. Il faut donc s’assurer, quand on se penche sur des textes anciens, tels que ceux de Shakespeare, de connaître à fond le discours que produisaient et produisent encore ces mots. Certes, selon une image de Ferdinand de Saussure, l’entrée dans une langue en cours ressemble à l’entrée dans une partie d’échecs commencée : on sait où sont les pièces mais pas d’où elles viennent. Le linguiste concède tout au plus au joueur sortant le privilège d’avoir eu des intentions stratégiques39. Mais, dans le mouvement spatio-temporel d’une langue, les écrivains aussi ont des intentions créatrices. Il est remarquable que tous les mots ici étudiés sont passés du sens premier à un sens métaphorique qui en a modifié le mouvement : caractère, chevreau (kid), personnage, trait, truculent, type, style. L’acteur qui présente une figure innovatrice de son personnage est aussi un créateur de sens : il doit prendre son personnage là où l’auteur l’a placé et le faire bouger. Lui et son personnage fonctionnent comme
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39. Ferdinand de Saussure, op. cit., p. 127.
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dans cette image initiale que Descartes et Shakespeare nous ont donnée d’eux-mêmes ; ils avancent sur la scène du monde avec le costume, la salle et le décor qui sont fournis, sans trop savoir ce qui s’est passé avant le fragment d’histoire dont on leur a confié le rôle, mais espérant bien faire leur part quant à la manière dont ce moment de vie va se dérouler devant le public. André G. Bourassa École supérieure de théâtre Université du Québec à Montréal
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Textes cités abundance,
Jehan d’, « bazochien et notaire royal », Les grans et merveilleux faictz du seigneur Nemo : avec les privilèges qu’il a et la puissance qu’il peult avoir depuis le commencement du monde jusques à la fin, farce, s.l.n.d., [15 ??] ; Nîmes, Soustelle, 1866. Arendt, Hannah, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1988. Auriol, Blaise, La départie d’amours par personnaiges parlans, Paris, Treperel, s.d. ; rééd. dans Octavien de Saint-Gelais, La chasse d’amours, Paris, Le Noir, s.d. B., R. de, Bon-Jour de R. de B. en réponce aux Nihil. Nemo ; Aliquid ; Quelque chose ; Tout ; Le moyen ; Si peu que rien. On ; Il 40, Paris, Prévosteau, 1599. Bergson, Henri, L’évolution créatrice, Paris, Presses universitaires de France, 2001 [1932]. Berthiaume, Pierre, « Trugoidia : le chant de la lie. À propos de la fonction sociale de la comédie ancienne », L’Annuaire théâtral, no 15 (1994), p. 22-33. Boèce, Anicius Manlius Severinus, De duabus naturis et una persona, ou Contra Eutychen et Nestorium, Patrologie latine, Paris, Migne, s.d., t. 64. Bourassa, André G., « Quand les poètes deviennent personnages », Lettres québécoises, no 26 (1982), p. 46-48. Bourassa, André G., et Frédéric Kantorowski, Chronologie générale du théâtre http://www.theatrales.uqam.ca/chronologie/chrono0.html, 2007 [en ligne]. Brecht, Bertolt, Petit organon pour le théâtre, suivi de Additifs au Petit organon, Paris, L’Arche, 1978. Camillo, Giulio D., L’idea del theatro, Venise, Bindoni, 1550 ; Florence, Torrentino, 1550. De Grève, Marcel et Claude, « Caractère / Character ; Feature », Dictionnaire international des termes littéraires, http://203.242-200-80.adsl-fix.skynet.be/ spip/rubrique.php3?id_rubrique=108 0, 2007 [en ligne]. Descartes, René, « Larvatus prodeo », Premier registre, Œuvres, Paris, Vrin, 1996 [dir. Charles E. Adam et Paul Tannery], t. 10. Eco, Umberto, L’œuvre ouverte, Paris, Denoël, 1965. Florio, Giovanni, Queen Anna’s New World of Words, Londres, Blunt, 1598. Francastel, Pierre, La réalité figurative, Paris, Gonthier, 1965. Greimas, Algirdas J., Sémantique structurale, Paris, Larousse, 1966. Haight, Roger D. Jesus- symbol of God. New York, Orbis books, 1999. Koopmans, Jelle, « Grands et merveilleux faitz du seigneur Nemo avec les privilèges qu’il a et la puissance qu’il peut avoir, depuis le commencement jusque a la fin », Recueil de sermons joyeux, Genève, Droz, 1988, p. 387-408.
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40. Il y avait eu une réédition de Nihil […], trad. Passerat, en 1597 (Paris, Prévosteau).
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Marivaux et les didascalies : le cas de La double inconstance
À en croire les spécialistes, l’emploi des didascalies serait en progression constante dans les textes dramatiques du XVIIe au XIXe siècles. Au sein même de l’œuvre de Marivaux, on peut faire globalement le constat inverse d’une décroissance de l’emploi des didascalies de 1720 à 1755, à l’exception de quelques pièces1. Sa première pièce pour les Italiens2, Arlequin poli par l’amour, est celle où en figurent proportionnellement le plus grand nombre3. Giovanni Bonaccorso a proposé d’interpréter l’abondance des didascalies comme le signe d’une réticence de Marivaux à l’égard de la commedia dell’arte4 ; selon lui, les acteurs de la Comédie-Italienne devraient fonctionner principalement par improvisation : l’action d’Arlequin et des autres acteurs n’est-elle pas limitée par les didascalies ? Marivaux n’aurait alors pas puisé son inspiration dans le jeu même des comédiens. Et il ajoute : « Communque, è certo che fino alla Double inconstance il commediografo esagerasse con le note di regia5 ». Il nous semble cependant que le grand nombre de didascalies dans La double inconstance (217, si l’on exclut le titre, la liste des personnages en tête de pièce et en début de scène, la numérotation des scènes, l’attribution des répliques et le mot « Fin6 ») ne peut pas être expliqué par le prétendu
1. La joie imprévue, Les acteurs de bonne foi. 2. À l’exception de L’amour et la vérité, pièce écrite en collaboration avec Saint-Jorry et perdue presque dans son intégralité. 3. On tient compte du fait qu’il s’agit d’une pièce en un acte, lorsqu’on la compare avec les pièces en 3 actes. 4. « […] al Marivaux non piacesse l’improvvisazione degli attori italiani » (Giovanni Bonaccorso, « Le note di regia in Arlequin poli par l’amour », Marivaux e il teatro italiano, 1992, p. 162). 5. « De toute façon, il est certain que jusqu’à La double inconstance, l’auteur de comédies a exagéré avec les didascalies » (ibid., p. 163. Nous traduisons). 6. Notre calcul et toutes nos références (acte, scène) renvoient à l’édition de Frédéric Deloffre et Françoise Rubellin, Marivaux, théâtre complet, 2000.
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caractère « pédant7 » de l’auteur. Certaines ne sont d’ailleurs pas visées par le critique italien : ce sont les didascalies nécessaires qui concernent le lieu (« La scène est dans le palais du Prince8 »), celles qui mentionnent les destinataires des paroles, notamment quand il pourrait y avoir hésitation : « Le Prince à Trivelin » (I, 2), « Flaminia à Silvia » (II, 2), « Silvia […] à Lélio » (II, 3) ; ce dernier exemple mérite l’attention, car le Prince ne s’appelle pas Lélio, mais est joué par l’acteur Lélio (Luigi Riccoboni) ; trace, non corrigée par les éditeurs, du fait que Marivaux songe au comédien quand il note cette didascalie. Les apartés ne sont d’ailleurs pas toujours signalés par la didascalie « à part ». Ainsi s’ouvre la scène huit du troisième acte : Flaminia. En vérité, le Prince a raison ; ces petites personnes-là font l’amour d’une manière à ne pouvoir y résister. Voici l’autre. À quoi rêvez-vous, belle Silvia ? (III, 8)
D’autres didascalies permettent de régler les déplacements : « Pendant qu’elle sort, le Prince et Flaminia entrent d’un autre côté et la regardent sortir » (I, 1) ; « Arlequin se retirant au coin du théâtre » (I, 6), « Trivelin se réfugie dans une coulisse » (I, 9), « Arlequin revient sur le théâtre » (I, 10) : il est évident que Marivaux songe plus à l’acteur qu’au personnage, employant des mots techniques qui renvoient non au lieu imaginaire (le palais, l’appartement) mais à l’espace de la représentation « théâtre » (qui signifie scène), « coulisse ». Ce sont les didascalies qui ont pu paraître autoritaires ou superflues que nous nous proposons d’analyser, les jugeant particulièrement intéressantes à deux égards : elles révèlent une certaine utilisation du jeu italien, notamment en ce qui concerne les lazzi d’Arlequin ; elles mettent en valeur le jeu de manipulation psychologique dans cette intrigue9.
7. « On devrait convenir qu’au moins au début de sa collaboration avec la Comédie-italienne, Marivaux assume le rôle de l’auteur pédant et magistral » (« Si dovrebbe convenire che, almeno agli inizi della sua collaborazione con la Comédie Italienne, Marivaux assuma il ruolo dell’autore pedante e saccente » ; Giovanni Bonaccorso, art. cit., p. 166), qui se propose « de donner des leçons à des acteurs au talent acclamé et de plus dégourdis par leur longue expérience » (« d’impartire lezione ad attori di conclamato talento, oltre che smaliziati dalla lunga esperienza » ; id. ). 8. Indication très sobre, et unique dans la pièce ; on ne rencontrera qu’une allusion au décor : « Arlequin regarde Trivelin et tout l’appartement avec étonnement » (Marivaux, La double inconstance, op. cit., acte I, sc. 4). 9. Rappelons que le Prince a fait enlever Silvia, bourgeoise de village dont il s’est épris, et veut briser le couple qu’elle forme avec Arlequin. Flaminia, domestique du Prince, utilise divers ressorts psychologiques pour dégoûter Silvia d’Arlequin, pour faire naître chez elle de l’amour pour le Prince, déguisé en officier, et pour se faire aimer elle-même d’Arlequin, cette double inconstance se terminant par deux mariages.
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I - Didascalies et jeu italien Le jeu des Comédiens Italiens était apprécié pour son caractère vivant et dynamique ; comme le rappelle Évariste Gherardi, Arlequin de l’Ancien Théâtre italien et éditeur d’un célèbre recueil de pièces, tout le jeu italien est dans le mouvement : La plus grande beauté de leurs pièces est inséparable de l’action, le succès de leurs comédies dépendant absolument des acteurs, qui leur donnent plus ou moins d’agréments selon qu’ils ont plus ou moins d’esprit, et selon la situation bonne ou mauvaise où ils se trouvent en jouant10.
Dans La double inconstance, plusieurs didascalies concernent les lazzi d’Arlequin, qu’il est possible de regrouper en cinq catégories : les sauts, les rires, les pleurs, les coups de batte, les révérences. Serait-ce brimer l’acteur que de lui indiquer par des didascalies ce qu’il doit accomplir ? Ces indications seraient-elles redondantes par rapport aux paroles qui les suivent ? L’examen des occurrences permet de répondre généralement par la négative. Le premier saut intervient lorsque Silvia complimente Arlequin, à la fin du premier acte : Silvia. Où est-ce qu’il prend tout ce qu’il me dit ? Il n’y a que lui au monde comme cela ; mais aussi il n’y a que moi pour vous aimer, Arlequin. Arlequin saute d’aise. C’est comme du miel, ces paroles-là. (I, 12)
On ne doit pas minimiser la dimension spectaculaire de ce saut : les Arlequins de l’Ancien et du Nouveau Théâtre italien, comme ceux de la Foire (et particulièrement l’anglais Baxter) sont de véritables acrobates ; si habituellement les sauts divertissent, ici ce lazzi revêt presque une valeur pathétique : il pourrait égayer cette scène sentimentale, mais le spectateur sait déjà par le titre programmatique (La double inconstance) que l’amour de ce couple ne résistera pas à l’épreuve. Le second saut d’Arlequin est indiqué lorsque un seigneur vient le trouver pour le prier d’aller demander sa grâce au Prince : pour avoir médit d’Arlequin, il va être exilé de la cour et contraint à retourner dans ses terres. Arlequin. Ne me trompez-vous pas ? Est-il sûr qu’on est exilé quand on médit ? Le Seigneur. Cela arrive assez souvent. Arlequin saute d’aise. Allons, voilà qui est fait, je m’en vais médire du premier venu, et j’avertirai Silvia et Flaminia d’en faire autant. (II, 7)
Ce saut est intéressant à deux égards : il transcrit corporellement la joie d’Arlequin à l’idée d’avoir trouvé une manière de quitter le palais du Prince et de retrouver Silvia (on notera que l’ajout de Flaminia est la première
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10. Évariste Gherardi, Le Théâtre Italien, 1994, vol. I, « Avertissement », p. 61.
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manifestation de son amour naissant pour elle), et il souligne la naïveté d’Arlequin qui ne comprend pas l’exil. Or si dans un premier temps le saut peut être une forme de naïveté, de langage puéril qui traduit la balourdise d’Arlequin, il a aussi pour effet d’opposer le côté figé du seigneur, enfermé dans les conventions de la cour et les artifices de langage, à la spontanéité du jeune homme rustique. Ce saut appuie donc visuellement le trait de satire que Marivaux place dans la bouche d’Arlequin : « [P]arce que je veux aller en exil, moi ; de la manière dont on punit les gens ici, je vais gager qu’il y a plus de gain à être puni que récompensé » (II, 7). Il s’agit donc bien de deux lazzi « affectifs », dans lesquels Marivaux exploite la tradition italienne ; l’acrobatie, que les paroles ne rendaient pas évidente, est exploitée à des fins sentimentales et satiriques. Un autre lazzi, le rire d’Arlequin, figure à deux reprises dans La double inconstance. Arlequin, tout éclatant de rire, entre avec Trivelin. Arlequin, riant. Ah ! ah ! ah ! Bonjour, mon amie. Flaminia, en souriant. Bonjour, Arlequin ; dites-moi donc de quoi vous riez, afin que j’en rie aussi ? Arlequin. C’est que mon valet Trivelin, que je ne paye point, m’a mené par toutes les chambres de la maison, où l’on trotte comme dans les rues, où l’on jase comme dans notre halle, sans que le maître de la maison s’embarrasse de tous ces visages-là, et qui viennent chez lui sans lui donner le bonjour, qui vont le voir manger, sans qu’il leur dise : Voulez-vous boire un coup ? (II, 5)
Remarquons d’abord que la deuxième didascalie, « riant », peut sembler superflue, puisqu’elle répète « tout éclatant de rire », et que le rire est noté ici par « ah ! ah ! ah ! ». Cependant, ce « riant » a pour effet de faire remarquer au lecteur la différence avec l’attitude de Flaminia, à la réplique suivante : « en souriant ». Du rire au sourire, il y a la différence de la spontanéité naïve à la distance amusée. « Tout éclatant de rire » désigne un rire physique et spectaculaire ; de même, lorsque Arlequin est décrit comme « tout étouffé de joie » (I, 11), dans la scène des retrouvailles avec Silvia, l’expression doit être interprétée quasi littéralement, puisque la didascalie suivante précise : « Il prend respiration ». Si Marivaux appuie le rire d’Arlequin par deux didascalies, et donc si « ah ah ah » ne lui suffit pas, c’est que cet éclat de rire doit révéler la différence de fonctionnement entre le monde de la cour et celui du village d’Arlequin. La première explication du rire, que Marivaux place dans la bouche d’Arlequin, le désigne donc clairement comme arme de critique sociale : Arlequin déchiffre le monde du palais comme un monde sans politesse ni convivialité, ni respect du maître. La suite de l’explication détourne le rire sur Arlequin : Arlequin raconte qu’ayant vu un homme lever « l’habit d’une dame par derrière », il lui a crié d’arrêter en l’insultant ;
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« le polisson s’est mis à rire, la dame riait, Trivelin riait, tout le monde riait : par compagnie je me suis mis à rire aussi. À cette heure je vous demande pourquoi nous avons ri, tous ? » (II, 5). Ce récit réactive la compréhension de la didascalie « tout éclatant de rire », et permet à Marivaux de souligner encore la différence que les hommes ont mis entre les conditions dans leurs rites et dans leurs conventions ; ce thème cher à Marivaux, qu’il développe à la même époque dans ses Journaux, ne se fait pas au détriment d’Arlequin, qui en vient à incarner la simplicité, le bon sens et la générosité. Une autre didascalie décrit ce lazzi du rire, avec la même charge de satire sociale. Dans la scène où Arlequin rencontre un seigneur, celui-ci doit expliquer en quoi il a médit : Le Seigneur. J’ai dit que vous aviez l’air d’un homme ingénu, sans malice, là, d’un garçon de bonne foi. Arlequin rit de tout son cœur. L’air d’un innocent, pour parler à la franquette ; mais qu’est-ce que cela fait ? Moi, j’ai l’air d’un innocent ; vous, vous avez l’air d’un homme d’esprit ; eh bien, à cause de cela, faut-il s’en fier à notre air ? (II, 7)
Loin d’être superflue, la didascalie empêche d’interpréter les propos qui suivent comme de la colère. Le rire d’Arlequin, ici encore fort appuyé, souligne au premier abord sa simplicité et sa bonté d’âme : il n’est ni orgueilleux, ni rancunier. Cependant les paroles développent une critique : Arlequin effectue une traduction des termes du seigneur (ingénu11, sans malice, de bonne foi) : « l’air d’un innocent, pour parler à la franquette ». Cette expression familière « à la franquette », qui signifie franchement, sans déguisement, équivaut à dire que le seigneur parle par euphémisme, au sens étymologique : il fait des détours pour enjoliver sa pensée, il la déguise : Arlequin comprend qu’il le traite d’idiot12 et qu’il se considère comme « homme d’esprit ». Cette didascalie, « Arlequin rit de tout son cœur », est donc indispensable à la célébration de la supériorité de celui qui sait remettre en cause les airs et les étiquettes. Si l’on compare les répliques qui sont précédées d’une didascalie indiquant le rire d’Arlequin à celles qui suggèrent le rire d’autres personnages, la spécificité satirique d’Arlequin est nette : quand les didascalies précisent « Trivelin riant », c’est par moquerie à l’égard de la balourdise d’Arlequin (I, 4 et III, 2). Cette moquerie est d’ailleurs traditionnelle, héritée de la différence entre premier zanni (Trivelin) 11. Ingénu : « naïf, simple, franc, sans déguisement, sans finesse » (Dictionnaire de l’Académie française, 1694). Le mot est ambigu, et peut déjà à l’époque signifier niais. 12. « On appelle encore, Innocents, Ceux qui ont l’esprit foible, qui sont idiots. C’est un innocent, un vray, un pauvre innocent, un franc innocent. » (Dictionnaire de l’Académie française, 1694).
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et second zanni (Arlequin) dans l’Ancien Théâtre italien 13. Quand il est spécifié que Lisette parle « en riant », c’est par coquetterie devant le compliment que lui fait Flaminia (I, 3), ou par moquerie à l’égard de Silvia (II, 2). Quand Flaminia parle « en riant » au Prince qui, lui, « rêve tristement » et est caractérisé par « un air inquiet » (I, 2), c’est qu’elle est sûre de la réussite à venir de son stratagème. À côté des rires, ingrédient fréquent des comédies, on rencontre une didascalie décrivant des pleurs dans La double inconstance. Silvia. [...] je ne sais point dire ce que je veux, je vous aime trop, c’est une pitié que mon embarras, tout me chagrine. Arlequin pleure. Hi ! Hi ! Hi ! Hi ! Silvia, tristement. Oh bien, Arlequin, je m’en vais donc pleurer aussi, moi. (I, 12)
Constatons d’abord que l’indication « Arlequin pleure » n’est pas redondante avec les paroles. Dans Le bourgeois gentilhomme, la célèbre scène dans laquelle Nicole se moque de Monsieur Jourdain et de son habit est ponctuée de seize éclats de rire notés par des « hi hi hi hi14 » ; dans Le divorce de Regnard, en revanche, les « hi » marquent les pleurs d’Arlequin15. Dans l’ensemble du théâtre de Marivaux, « hi hi hi » exprime dans six occurrences sur sept des pleurs, et des pleurs uniquement d’Arlequin ; mais du fait même de l’exemple du « hi hi hi » désignant un rire, dans Le prince travesti, et avant lui chez Molière, on retiendra que dans notre exemple de La double inconstance, la didascalie « Arlequin pleure » n’est pas superflue devant « hi hi hi hi16 ».
13. Voir notre article « Trivelin, de l’Ancien Théâtre Italien à Marivaux : interaction du rôle, de l’acteur et de l’auteur », Coulisses, no 34, numéro spécial Marivaux, octobre 2006. 14. Molière, Le bourgeois gentilhomme, 1971, acte III, sc. 2, p. 734-735. Le nombre des « hi » varie de 2 à 6 par exclamation. 15. « Mezzetin. Qu’est-ce ? Qu’avez-vous ? Pourquoi pleurez-vous ? Arlequin, pleurant. Je n’aurai pas Colombine : hi, hi, hi ! » Jean-François Regnard, Le divorce, Comédies du Théâtre Italien, 1981, acte II, sc. 2, p. 71. 16. Dans Arlequin poli par l’amour, « hi hi hi » désigne les pleurs d’Arlequin à deux reprises (Marivaux, op. cit., sc. 3 et 18) ; dans Le prince travesti, « hi hi » sera un rire, accompagnant un saut, pour dire le plaisir d’avoir gagné des pistoles (op. cit., acte I, sc. 13) ; dans La fausse suivante, « hi hi hi hi » d’Arlequin mime d’abord des pleurs pour ne pas avoir reçu d’argent de Trivelin (op. cit., acte II, sc. 5), puis des pleurs « faute d’avoir envie de rire » (III, 1). Dans L’heureux stratagème, « Hi, hi, hi » marque les gémissements d’Arlequin, « touché du malheur de [son] maître » (op. cit., acte I, sc. 5), puis ses pleurs à l’idée de ne pas épouser Lisette (ibid., acte II, sc. 12). Ces comparaisons d’occurrences sont rendues possibles d’une manière extrêmement rapide par la base de données NEFBase, créée par David Trott et Russon Wooldridge (NEFBase. Théâtres de l’Ancien Régime, http://www.etudes-francaises.net/nefbase/theatre/, 2007 [en ligne]) avec le logiciel TACT. Il faut ajouter que cette base inclut les didascalies, alors que la concordance de Marivaux éditée par Donald Spinelli ne les prenait pas en compte (A Concordance to Marivaux’s Comedies in Prose, 1979).
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Alors que cette scène est chargée d’une forte émotivité, car il s’agit de la rencontre des deux jeunes amants séparés, à l’avant-dernière scène du premier acte, les pleurs d’Arlequin constituent cependant une dédramatisation car ils correspondent à un lazzi traditionnel des Arlequins ainsi décrit par Gustave Attinger : Cela vise à une sorte de mugissements qui, répété de temps en temps au milieu des sanglots, fait toujours rire, puisqu’on dirait qu’il a le cœur bien serré, et tout d’un coup on l’entend hurler de toutes ses forces17.
Dans cette scène, les pleurs d’Arlequin doivent durer assez longtemps, puisque Marivaux fait dire à Arlequin ensuite : « [C]omment voulez-vous que je m’empêche de pleurer [...] », puis précise dans une autre didascalie : « Arlequin, en s’arrêtant tout court pour la regarder ». Ainsi, les pleurs d’Arlequin, par leur côté burlesque, s’opposent à ceux de Silvia, et l’on pourrait même suggérer que la différence de condition sociale (Silvia est dite « bourgeoise de village ») qui permettra qu’elle épouse le Prince, tandis qu’Arlequin épousera sa domestique, Flaminia, s’aperçoit déjà dans cette différence de façon de pleurer. Marivaux a également fait usage de didascalies pour décrire les coups de batte d’Arlequin. Le bâton a certes toujours eu du succès dans les scènes de farce, depuis le Moyen-Âge, mais dans La double inconstance, il ne sert pas qu’à provoquer le rire ; ces coups interviennent à deux reprises, et toujours quand Arlequin est sur scène avec Trivelin. La première fois concerne les scènes neuf et dix du premier acte : Trivelin explique à Arlequin stupéfait que les « grands drôles bariolés » qui le suivent partout sont des marques d’honneur que le Prince lui donne ; Arlequin. Et dites-moi, ces gens-là qui me suivent, qui est-ce qui les suit, eux ? Trivelin. Personne Arlequin. Eh vous, n’avez-vous personne aussi ? Trivelin. Non. Arlequin. On ne vous honore donc pas, vous autres ? Trivelin. Nous ne méritons pas cela. Arlequin, en colère et prenant son bâton. Allons, cela étant, hors d’ici, tournez-moi les talons avec toutes ces canailles-là. […] Détalez, je n’aime point les gens sans honneur et qui ne méritent pas qu’on les honore. Trivelin. Vous ne m’entendez pas. Arlequin, en le frappant. Je m’en vais donc vous parler plus clairement. […] Arlequin court aussi après les autres valets qu’il chasse, et Trivelin se réfugie dans une coulisse.
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17. Gustave Attinger, L’esprit de la commedia dell’arte, 1950, p. 380.
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On retrouve la rivalité des deux zannis, centrale dans l’Ancien Théâtre italien. Nous avons montré ailleurs18 comment Arlequin courant après Trivelin pour le rosser devait occasionner une scène où un fort comique visuel reposait sur la gémellité des deux zannis, qui portaient le même costume, et un masque presque semblable ; seul Arlequin portait une batte, alors qu’au XVIIe Trivelin en portait une aussi. Mais outre ce comique très italien, la bastonnade vaut par le message social qu’elle véhicule plaisamment : le contresens d’Arlequin sur le mot « honneur » et sur la coutume des suites de laquais fait rire de la naïveté d’Arlequin, mais plus profondément montre la distance entre les valeurs de la cour et le bon sens populaire ; il permet à Marivaux de mettre en relief, une fois de plus, l’inégalité des conditions. Au troisième acte, lorsqu’à l’évocation de Flaminia Trivelin s’exclame : « Il y a deux ans, seigneur Arlequin, que je soupire en secret pour elle », Marivaux écrit : « A rlequin , tirant sa latte. Cela est fâcheux, mon mignon : mais en attendant qu’elle en soit informée, je vais toujours vous en faire quelques remerciements pour elle. […] Il le bat » (III, 2). Un lecteur habitué aux zanni du théâtre italien aurait pu ici se passer des didascalies, et deviner que les « quelques remerciements » désignaient des coups de batte. Marivaux décrit la scène telle qu’il l’imagine, et ne se dispense pas de la mention de ces coups, car ils ont un intérêt sur le plan psychologique : les coups de batte transcrivent physiquement la jalousie d’Arlequin, et indiquent que le dénouement pourra bientôt avoir lieu, puisque Arlequin avoue ainsi implicitement son « inconstance » à l’égard de Silvia. C’est encore à des fins de plaisante critique sociale que Marivaux a inscrit dans ses didascalies une petite pantomime consacrée aux révérences, lors de la première entrée en scène du seigneur courtisan. « Le seigneur approche, et fait des révérences, qu’Arlequin lui rend » (II, 7). L’indication scénique ne peut être suppléée par des paroles ; il en va de même pour les jeux avec le chapeau : (Et voyant le seigneur qui se couvre). Vous n’avez qu’à me dire si je dois aussi mettre mon chapeau. […] Arlequin se couvrant. […] (II, 7)
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18. Françoise Rubellin, art. cit.
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Il n’est pas difficile d’imaginer tous les jeux de scène auxquels Arlequin devait se livrer, d’autant qu’ils servaient à critiquer, en faisant rire, l’arbitraire du code de politesse19. Ces exemples de didascalies toutes attribuées au rôle d’Arlequin nous semblent montrer que Marivaux, loin de s’être méfié des improvisations des Comédiens Italiens, et en l’occurrence de Thomassin, a inséré dans la publication de son texte des didascalies de lazzi, qui n’empêchaient pas d’autres inventions, mais qui avaient une fonction satirique, psychologique et dramaturgique. L’autre particularité de La double inconstance consiste dans la récurrence d’indications psychologiques, liée aux feintes imaginées par Flaminia. II – Ambivalence des didascalies : acteurs et personnages Le nombre élevé de didascalies relevant du commentaire sentimental ne saurait échapper au lecteur de La double inconstance, didascalies du type : « en colère », « tristement », « d’un air inquiet », « d’un air naïf », « charmé et vivement », « froidement », « doucement », « d’un air un peu vif », « d’un air incrédule », « d’un air plaintif », « tendrement », « d’un air dédaigneux », « avec feu », « attendri », « d’un air indifférent », « d’un air ému », « d’un air mécontent », « humblement », « étonné et déconcerté », « vivement »20. Ce genre d’indications, on le sait, foisonnera dans les comédies sentimentales et dans le drame bourgeois ; Henri Coulet a bien remarqué cependant que, contrairement à Diderot et à Beaumarchais, « Marivaux laisse rarement le dramaturge intervenir en narrateur ou en moraliste21 ». Mais pourquoi une telle profusion dans La double inconstance ? Certaines didascalies font hésiter sur le sens qu’il faut leur accorder, notamment toutes celles qui comportent « comme », ou « d’un air », ou « d’un ton ». Indication de Marivaux à l’acteur, ou feinte du personnage ? L’ambivalence des didascalies d’air et de ton peut s’illustrer par la comparaison de ces deux occurrences qui se suivent :
19. Cette utilisation de la révérence peut être rapprochée de la dixième scène de l’acte II : « Lisette fait de grandes révérences. Silvia, d’un air un peu piqué. Ne faites point tant de révérences, Madame, cela m’exemptera de vous en faire […] » (Marivaux, La double inconstance, op. cit., acte II, sc. 10). Ici il s’agit encore de souligner l’hypocrisie du geste, puisque Lisette est envoyée pour demander pardon à Silvia, comme le Seigneur l’était à Arlequin. 20. Cette liste non exhaustive est constituée d’exemples empruntés à différents personnages de la pièce. 21. Henri Coulet, « Les indications scéniques dans le théâtre de Marivaux », Marivaux e il teatro italiano, 1992, p. 269.
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Flaminia, d’un ton triste. Non, je ne serai jamais témoin de votre contentement, voilà qui est fini ; […] Arlequin, je vous parle peut-être pour la dernière fois, et il n’y a plus de plaisir pour moi dans le monde. Arlequin, triste. Pour la dernière fois ! J’ai donc bien du guignon ! (II, 6)
La différence de « d’un ton triste » à « triste » marque la réussite de la feinte et son influence sur Arlequin. D’autres didascalies permettent à l’acteur et au lecteur de trancher facilement. Dès l’ouverture, « Silvia paraît sortir comme fâchée » (I, 1) : c’est à l’actrice, non au personnage, que Marivaux pense. Silvia ne feint pas dans son comportement, elle est véritablement en colère (ce qu’expriment les didascalies suivantes : en colère, plus en colère, etc.). De même, dans la scène où Lisette, envoyée par sa sœur Flaminia, tente de séduire Arlequin, celuici répond « brusquement » aux compliments faits « doucement » et « d’un air doux » (I, 6) par Lisette ; le lecteur comprend bien que la précision « Lisette, d’un air un peu fâché » (I, 6), correspond à l’état d’esprit du personnage vexé. Et dans l’échange suivant, alors que Arlequin vient de reprocher à Lisette d’être « une si grande coquette » : Lisette. Savez-vous bien qu’on n’a jamais dit pareille chose à une femme, et que vous m’insultez ? Arlequin, d’un air naïf. Point du tout : il n’y a point de mal à voir ce que les gens nous montrent ; ce n’est point moi qui ai tort de vous trouver coquette, c’est vous qui avez tort de l’être, Mademoiselle. Lisette, d’un air un peu vif. Mais par où voyez-vous donc que je le suis ? (I, 6)
Il est clair que l’air « un peu vif » de Lisette est à prendre comme une description du sentiment du personnage ; en revanche l’air naïf d’Arlequin pourrait paraître ambigu22. Il en va de même dans un autre exemple : Lisette, à part. Voilà un vilain petit homme, je lui fais des compliments, et il me querelle. Arlequin, comme lui demandant ce qu’elle dit. Hem ? (I, 6)
S’agit-il pour Marivaux d’expliciter le « hem » pour l’acteur et le lecteur, ou de laisser croire que Arlequin feint et a bien entendu ? Nous penchons pour la première option, mais on peut comprendre que certains metteurs en scène aient pu à partir de ces exemples développer l’idée de la duplicité d’Arlequin. 22. Cependant nous croyons qu’ici cet « air naïf » désigne un cri du cœur ; on trouve déjà la même expression attribuée à Flaminia : Lisette, étonnée. Mais de la façon dont tu arranges mes agréments, je ne les trouve pas si jolis que tu dis. Flaminia, d’un air naïf. Bon ! c’est que je les examine, moi, voilà pourquoi ils deviennent ridicules : mais tu es en sûreté de la part des hommes (I, 3). Dans cet exemple, la naïveté ressemble à de la franchise ; le Dictionnaire de l’Académie française (1694) donne pour première acception de naïf : « naturel, sans fard, sans artifice ».
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À l’exception du cas d’Arlequin et Silvia, il est évident que le grand nombre de didascalies d’« airs » s’explique par la manipulation qui est au cœur de l’intrigue de La double inconstance. Certaines soulignent le jeu auquel se livre Flaminia, comme lorsqu’elle feint d’avoir peur du Prince, afin d’apitoyer Arlequin : Flaminia […] Vous me ravissez tous deux, mes chers enfants, et vous êtes bien aimables de vous être si fidèles. (Et comme tout bas) Si quelqu’un m’entendait dire cela, je serais perdue. (I, 11) Flaminia, comme en secret. Mon cher Arlequin, la vôtre [compagnie] me fait bien du plaisir aussi : mais j’ai peur qu’on ne s’aperçoive de l’amitié que j’ai pour vous. (I, 13) Trivelin. À ce que je vois, Flaminia, vous vous souciez beaucoup des intérêts du Prince ! Flaminia, comme épouvantée. Arlequin, cet homme-là me fera des affaires à cause de vous. (II, 5)
Les trois « comme » ont la même double fonction : par « comme tout bas » Marivaux signifie à l’actrice qu’elle doit parler bas, mais le « comme » a pour effet sur le lecteur de lui rappeler aussi l’hypocrisie de Flaminia ; le « comme en secret » relève de la même convention que la précédente didascalie, puisque en réalité tous les spectateurs doivent pouvoir entendre… cependant l’idée de complicité secrète est ainsi soulignée, au moment précisément ou Flaminia joue la carte de l’amitié amoureuse, et du risque qu’elle encourt à cause d’Arlequin. Le troisième peut aussi se lire uniquement comme un conseil à l’actrice : « comme épouvantée » ; mais le « comme » met encore en valeur le jeu de Flaminia dans le stratagème qu’elle a imaginé. Ce stratagème consiste d’abord à flatter le couple Silvia-Arlequin, et à le rassurer, comme lorsque Trivelin vient d’annoncer l’arrivée de la mère de Silvia, et appelle celle-ci, ce qui va séparer Arlequin et Silvia : Flaminia, d’un air de confiance, et s’approchant d’eux. Ne craignez rien, mes enfants ; allez toute seule trouver votre mère, ma chère Silvia […]. (I, 13)
Une autre didascalie, essentielle, permet au lecteur (et au spectateur s’il voit bien le visage de Flaminia) de comprendre que le seigneur du deuxième acte, qu’on voit réapparaître à l’acte III, n’est qu’un pion aux ordres de Flaminia : « En sortant, elle sourit à celui qui entre » (III, 3). Ce sourire de complicité laisse entendre rétrospectivement que tout ce qui a été dit par le seigneur lors de sa première apparition n’était que sur commande : aussi bien les excuses pour avoir médit, que le petit cousin à marier. Le seigneur travaille pour Flaminia et pour le Prince. Ce type de didascalie n’est pas réservé à Flaminia, mais concerne aussi ses complices. Lorsque Trivelin dit à Arlequin qu’il aime Flaminia en secret depuis deux ans, les didascalies laissent lire le mensonge : s’il est vrai que
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« Trivelin d’un air mécontent » (III, 2) pourrait encore être pris au premier degré, « Trivelin, s’arrêtant comme affligé » porte la marque de la fiction jouée à Arlequin. Le Prince également se montre capable de jouer : « Le Prince paraît, et affecte d’être surpris » (II, 2)23. La dame de la cour est également dans le complot : « La dame ne dit mot, et regarde seulement Silvia avec attention ; Flaminia et elle se font des mines » (II, 2) : l’énoncé de la didascalie se situe clairement au niveau des personnages, et non des acteurs : car la dame de la cour, c’est Lisette… Il s’agit d’un jeu de manipulation pour intimider Silvia. L’identité usurpée est encore clairement donnée en tête des scènes : « Le Prince, sous le nom d’officier du palais ; Lisette, sous le nom de dame de la cour » (II, 2). L’interprétation de certaines didascalies peut paraître moins aisée, car elle implique une réflexion sur l’évolution psychologique des personnages : Flaminia. Eh, ma chère enfant, avons-nous rien ici qui vous vaille, rien qui approche de vous ? Silvia, d’un air modeste. Oh que si, il y en a de plus jolies que moi ; et quand elles seraient la moitié moins jolies, cela leur fait plus de profit qu’à moi d’être tout à fait belle : j’en vois ici de laides qui font si bien aller leur visage, qu’on y est trompé. (II, 1)
À la lecture, on peut dans un premier temps penser que Silvia est réellement « modeste », qualité déjà relevée par Arlequin (« si je vous contais notre amour, vous tomberiez dans l’admiration de sa modestie », I, 6). Mais dans le contexte, on peut se demander si la réplique de Silvia n’est pas dictée par la fausse modestie, dans l’espoir de susciter la contradiction ; d’autant que la fin de la phrase ne relève plus du tout de la modestie : « qu’à moi d’être tout à fait belle ». De même, plus loin lorsque Flaminia lui demande « dites-moi, après tout, l’aimez-vous tant, ce garçon ? », Silvia répond « d’un air indifférent » : « Mais vraiment oui, je l’aime, il le faut bien » (II, 11). S’agitil d’une véritable indifférence à la question ? ou d’une indifférence de façade, car Silvia ne souhaite pas exprimer clairement à Flaminia qu’elle n’aime plus 23. Henri Coulet commente ainsi cette didascalie : « On peut penser, avec F. Deloffre, que le Prince, qui avait salué Silvia et lui avait parlé au début de la scène, s’était ensuite tenu à l’écart et revenait alors sur le devant, bien que ces déplacements ne soient signalés par aucune indication scénique ; on peut penser aussi, plus probablement, que Marivaux a juxtaposé l’indication concernant l’acteur (il doit paraître surpris) et l’indication concernant le personnage (il affecte d’être surpris) : « Le Prince paraît surpris » aurait signifié que le personnage l’était réellement, ou eût au moins été équivoque. Marivaux a accepté d’être maladroit pour être exact » (art. cit., p. 267). Nous ne partageons pas cette interprétation, d’autant que l’édition originale porte une virgule : « le Prince paraît, et affecte d’être surpris » ; il s’agit toujours selon nous de donner à lire, dans les didascalies, la comédie qui se joue, et de rappeler aussi que le Prince est souvent en position d’observateur du stratagème qu’organise pour lui Flaminia.
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Arlequin ; pourtant le troisième segment de sa réponse, « il le faut bien », ne laisse aucun doute sur ses sentiments. L’air indifférent ne serait-il pas déjà de l’indifférence pour Arlequin ? Comme le relève Henri Coulet, [l]’ambiguïté […] n’est pas seulement stylistique (le personnage est sincère, l’acteur feint d’être sincère ; le personnage feint, l’acteur feint de feindre…), elle est surtout d’ordre psychologique : les personnages de Marivaux n’arrivent à la lucidité sur eux-mêmes qu’au dénouement de la comédie24.
Les deux dernières scènes de La double inconstance ne comportent aucune didascalie. En l’absence de manuscrits des pièces de Marivaux et qui plus est de manuscrits antérieurs aux représentations, on ne peut dire avec certitude si le dramaturge s’adresse plus aux acteurs ou aux lecteurs dans ses didascalies. Il est en revanche manifeste qu’une grande partie des indications imprimées s’attache à mettre en lumière le jeu social (par les actions scéniques d’Arlequin), et le jeu de l’amour dépourvu de hasard (par la manipulation orchestrée par Flaminia). Cette théâtralité de l’univers marivaudien est parfaitement résumée par David Trott, qui a consacré sa thèse aux jeux de la réalité et de l’illusion chez Marivaux25 : Sa combinatoire de moyens pour aiguiser la conscience du jeu mena cette qualité à un degré rare de perfection. Qu’il s’agisse de feintes, de rôles, de déguisements, de stratagèmes ou d’intrigues, ses pièces (surtout celles qu’il fit pour les Italiens) reviennent constamment à l’écart des niveaux de conscience qui séparent des « personnages spectateurs » de ceux que ces derniers observent à distance26.
Les didascalies de La double inconstance en sont la preuve. Françoise Rubellin Université de Nantes
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24. Henri Coulet, art. cit., p. 268. 25. David Trott, The Interplay of Reality and Illusion in the Theatre of Marivaux, 1970. 26. David Trott, Théâtre du XVIIIe siècle. Jeux, écritures, regards, 2000, p. 208.
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Textes cités Attinger, Gustave, L’esprit de la commedia dell’arte, Neuchâtel, La Baconnière, 1950. Bonaccorso, Giovanni, « Le note di regia in Arlequin poli par l’amour », dans Mario Matucci (éd.), Marivaux e il teatro italiano, Pise, Pacini editore, 1992, p. 161-168. Coulet, Henri, « Les indications scéniques dans le théâtre de Marivaux », dans Mario Matucci (éd.), Marivaux e il teatro italiano, Pise, Pacini editore, 1992, p. 259-271. Gherardi, Évariste, Le Théâtre Italien, Paris, Société des Textes Français Modernes, 1994, 2 vol. [éd. Charles Mazouer]. Marivaux, Pierre de, Marivaux, Théâtre complet, Paris, Le livre de poche / Classiques Garnier (La Pochothèque), 2000 [éd. Frédéric Deloffre et Françoise Rubellin]. Molière, Le bourgeois gentilhomme, Œuvres complètes, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1971, t. 2, p.703-787 [éd. G. Couton]. Regnard, Jean-François, Le divorce, dans A. Calame (éd.), Comédies du Théâtre Italien, Genève, Droz, 1981, p. 29-119. Rubellin, Françoise, « Trivelin, de l’Ancien Théâtre Italien à Marivaux : interaction du rôle, de l’acteur et de l’auteur », Coulisses, no 34 (2006), p. 153-170. Spinelli, Donald, A Concordance to Marivaux’s Comedies in Prose, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1979, 4 vol. Trott, David, Théâtre du XVIIIe siècle. Jeux, écritures, regards, Montpellier, Espaces 34, 2000. —, The Interplay of Reality and Illusion in the Theatre of Marivaux, University of Toronto, 1970 [thèse de doctorat]. Trott, David et Russon Wooldridge, NEFBase. Théâtres de l’Ancien Régime, http://www.etudes-francaises.net/nefbase/theatre/, 2007 [en ligne].
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Quelques éclairages exploratoires sur la pantomime dans la tragédie « tardive » (1730-1770)
Tous ces riens sont de la plus grande importance. Hyppolite Clairon, Mémoires d’Hyppolite Clairon et Réflexions sur la déclamation théâtrale publiés par elle-même.
En 1825, dans son Manuel théâtral1, que l’on peut à bon droit considérer comme le bilan des acquis en ce qui concerne l’art de l’acteur de la période 1750-18202, le tragédien Félix Bernier, connu alors sous le pseudonyme d’Aristippe, consacre à la pantomime un article un peu brouillon mais plein de réflexions judicieuses, dans lequel on peut lire : Il est des circonstances où l’idée seulement rendue par le geste, produit une impression plus vive que celle que pourraient produire les paroles. […] L’acteur doit toujours intéresser, même en gardant le silence3. Son extérieur doit annoncer, avant qu’il parle, ce qu’il va dire. Le sublime de l’art est d’être deviné par un jeu muet, des uns et des autres ; enfin c’est de faire parler son silence. […] L’acteur vulgaire joue de la voix, du geste ; le
1. Félix Bernier, Théorie de l’art du comédien ou Manuel théâtral, par Aristippe, 1826 : cette somme, présentée pour l’essentiel comme un dictionnaire alphabétique, est parue en complément d’un « tableau synoptique » de L’art du comédien, principes généraux, par Aristippe, 1819. Le sous-titre de l’ouvrage signale, entre autres choses, que l’auteur entend répondre au Manuel dramatique, compilation de libraire récemment parue (1822) à partir des feuilletons de Geoffroy (1743-1814), le grand critique dramatique du Journal de l’Empire. 2. Bernier (décédé en 1864 à un âge avancé) fut un ami et élève de Talma (1763-1826), qu’il accompagna dans ses nombreuses tournées triomphales en province : le célèbre comédien avait débuté au Théâtre-Français en 1787 (dans le rôle de Séide, du Mahomet de Voltaire) ; il dut se retirer, malade, en mars 1826, après avoir créé le rôle du roi fou dans le Charles VI de La Ville de Mirmont (17831845). 3. Souligné dans le texte. Je me suis demandé s’il s’agissait d’une citation.
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grand comédien joue de la physionomie4 ; il est véritablement peintre, et grand peintre ; il connaît tous les signes, toutes les nuances des affections humaines ; sans se mouvoir, sans parler, il peut à volonté les exprimer, et faire passer dans l’âme des spectateurs les impressions les plus variées. […] Avec la pantomime, un mot, qui n’est qu’un mot, devient une chose. L’expression visible a tant d’empire, qu’elle peut détruire même les effets des paroles, et changer le oui en non et le non en oui5.
À considérer ces formules dans le cadre des conceptions classiques du théâtre tragique, qui reposent essentiellement sur l’idée que les passions doivent être émues par un langage – au sens strict – constitué de figures aptes à produire des effets catalogués6, c’est-à-dire sur une rhétorique mécanicienne et déterministe, elles peuvent paraître d’inspiration relativement moderne : le geste, le silence, le jeu du visage sont incontestablement intégrés au langage dramatique, avec un sens de la formule qui donne beaucoup de force à la position adoptée. Pour Bernier, la pantomime est la parole du silence : on ne saurait mieux dire7. Je remarque, cependant, que le comédien-pédagogue, malgré l’audace, a bien de la peine à se débarrasser de l’optique habituelle, qui postule un lien de nécessité entre le geste et le mot, entre le jeu muet et le texte prononcé : la pantomime n’a pas absolument, encore, son autonomie et, au surplus, elle demeure fonction de l’initiative et du talent de l’acteur. En somme, elle reste un aspect subordonné de ce que Voltaire nommait « action théâtrale8 ». 4. C’est une sorte de portrait de Talma que suggère ici Bernier : les contemporains s’accordent à souligner l’expressivité du visage et des jeux du regard chez le fameux tragédien. La Clairon, dont je parlerai plus bas, insiste elle-aussi, dans ses Mémoires, sur l’importance de la « physionomie » : « Tous les mouvements de l’âme doivent se lire sur la physionomie : des muscles qui se tendent, des veines qui se gonflent, une peau qui rougit, prouvent une émotion intérieure, sans laquelle il n’est jamais de grand talent. Il n’est point de rôle qui n’ait des jeux de visage de la plus grande importance » (Hyppolite Clairon, Mémoires d’Hyppolite Clairon et Réflexions sur la déclamation théâtrale publiés par elle-même, 2nde édition revue, corrigée et augmentée, an VII, p. 280. Désormais MHC). 5. Félix Bernier, Théorie de l’art […], op. cit., art. « pantomime », p. 308-311. 6. Cette conception culmine en 1780 dans les Chefs d’œuvre d’éloquence tragique de l’abbé Batteux, manuel dans lequel une « table des figures », en forme d’index, est jointe à une anthologie de textes tragiques. 7. Pour Julien-Louis Geoffroy (Manuel dramatique, 1822, p. 153), la pantomime (qui tient une place majeure dans les mélodrames à la mode entre 1800 et 1830), est « préjudiciable au bon goût et à la littérature », notamment en ce qu’elle s’adresse aux sens du spectateur et non à son « entendement ». Excellente manière de mettre en relief, incidemment, la contradiction fondamentale des théories dramatiques classiques (en général), dans leur lien avec la rhétorique : on veut peindre et faire éprouver le désordre des passions, on veut provoquer des émotions, mais toujours par la voie d’une rationalisation, d’un ordre (syntaxique, rhétorique, etc.) qui passe par l’abstraction. 8. Les citations de Voltaire sont, sauf indications contraires, extraites de la Poétique de M. de Voltaire ou Observations recueillies de ses ouvrages concernant la versification française […], l’art dramatique, la tragédie, la comédie […] et les poètes les plus célèbres anciens et modernes, 1766. Cette compilation anthologique (due à Jacques Lacombe), qui ne donne malheureusement pas l’origine des fragments cités, est l’une des rares, semble-t-il, parmi les nombreuses auxquelles l’œuvre immense de Voltaire commença à donner lieu à partir de 1755 environ (donc avant le Dictionnaire philosophique), à avoir mérité l’assentiment du philosophe. Ici, p. 229. Désormais PMV, suivi de la page.
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Au commencement était Voltaire Le grand dramaturge, en effet, avait été, du moins parmi les auteurs tragiques, l’un des premiers à réclamer que les « grandes expressions des passions » (PMV, 229) se fissent autrement qu’à partir des « conversations » (PMV, 228) : inutile d’insister sur le poids polémique du terme. Il demandait que la déclamation – c’est-à-dire, en grande partie, la conception du texte de théâtre comme un pur poème à réciter, comme « un récitatif mesuré » (PMV, 229) – cessât d’être un obstacle à ces emportements de la nature, qui se peignent par un mot, par une attitude, par un silence, par un cri qui échappe à la douleur (id.).
Il citait des exemples, souvent d’ailleurs liés à de grands interprètes de son propre théâtre. Je crois bon de m’y arrêter un instant en confrontant, avec prudence (les éditions utilisées sont peut-être sujettes à caution), les commentaires de l’auteur tragique et les passages de ses ouvrages qu’il désigne9. I. Mérope Il y a d’abord sa Mérope (1743). Si l’on en croit Voltaire, une très spectaculaire pantomime semble avoir été risquée par Mlle Dumesnil (1711-1803), créatrice du rôle-titre : [L]es yeux égarés, la voix entrecoupée, levant une main tremblante, elle allait immoler son propre fils ; quand Narbas l’arrêta, quand laissant tomber son poignard, on la vit s’évanouir entre les bras de ses femmes, et qu’elle sortit de cet état de mort, avec les transports d’une mère ; […] ensuite s’élançant aux yeux de Polyphonte, traversant en un clin d’œil tout le théâtre, les larmes dans les yeux, la pâleur sur le front, les sanglots à la bouche, les bras étendus, elle s’écria : Barbare, il est mon fils ! (PMV, 229-230)
Ainsi présentées, les choses correspondent assurément fort bien au « grand pathétique », dont le dramaturge crédite l’actrice célèbre : tout le corps semble jouer (la physionomie, le bras trémulant, la perte de conscience avec une chute amortie par les seconds couteaux, le retour agité, suivi d’une course précipitée à travers la scène, avec de nouveaux jeux de physionomie, des larmes, des sanglots). La confrontation avec le texte est édifiante : Voltaire est en train de rêver tout éveillé un théâtre presque muet et d’une efficacité extraordinaire que lui-même, en écrivant sa pièce, a absolument rendu improbable. Et même, emporté par son enthousiasme, il fait se succéder sans la moindre cassure deux scènes distantes, dans Mérope, de quelques centaines
9. On prendra garde au fait que ces « rêveries » de Voltaire, à partir desquelles je réfléchis, sont postérieures à 1759 et à la disparition des fauteuils qui encombraient jusque-là la scène du ThéâtreFrançais. Sur les idées de Voltaire en matière de théâtre, le vieil ouvrage d’Henri Lion (Voltaire, son théâtre et ses théories dramatiques, 1970 [1896]) attend toujours d’être remplacé.
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de vers… D’abord, à l’acte III, le moment où la reine, après avoir interrogé Égisthe, qu’elle prend pour l’assassin de son fils, s’apprête à le frapper de son poignard vengeur. Voici le passage, dont on voudra bien pardonner la longueur (la suspension dramatique est particulièrement bien conduite) et observer les didascalies : Mérope Qu’on traîne à ce tombeau ce monstre, ce perfide. (Levant le poignard.) Mânes de mon cher fils, mes bras ensanglantés… Narbas, paraissant avec précipitation. Qu’allez-vous faire ? ô Dieux ! Mérope Qui m’appelle ? Narbas Arrêtez. Hélas ! il est perdu si je nomme sa mère, S’il est connu. Mérope Meurs, traître. Narbas Arrêtez. Égisthe, tournant les yeux vers Narbas. Ô mon père ! Mérope Son père ! Égisthe à Narbas. Hélas ! que vois-je ? où portez-vous vos pas ? Venez-vous être ici témoin de mon trépas ? Narbas Ah ! Madame, empêchez qu’on achève le crime. Euryclès, écoutez, écartez la victime ; Que je vous parle. Euryclès emmène Égisthe, et ferme le fond du théâtre. Ô ciel ! Mérope, s’avançant. Vous me faites trembler : J’allais venger mon fils. Narbas, se jetant à genoux. Vous alliez l’immoler. Égisthe… Mérope, laissant tomber le poignard. Eh bien, Égisthe ? Narbas Ô reine infortunée ! Celui dont votre main tranchait la destinée, C’est Égisthe…
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Mérope Il vivrait ? Narbas C’est lui, c’est votre fils. Mérope, tombant dans les bras d’Isménie. Je me meurs ! […] Mérope, revenant à elle. Ah ! Narbas ! est-ce vous ? est-ce un songe trompeur ? Quoi ? c’est vous ? c’est mon fils ? qu’il vienne, qu’il paraisse10.
Le discours italique est assez abondant. Je m’efforce de le transformer en une narration continue : Mérope, le couteau levé, est sur le point de sacrifier sa victime ; Narbas s’interpose précipitamment ; en aparté (mais l’indication manque), il n’ose pas révéler l’identité d’Égisthe ; celui-ci se tourne vers Narbas et lui parle (en le nommant son père) ; Euryclès emmène Égisthe et restreint l’espace scénique ; Mérope fait mouvement vers Narbas, qui se jette à ses genoux ; la reine alors laisse tomber le poignard ; après l’explication, enfin lâchée, elle s’évanouit ; en revenant à elle, elle réclame son fils (qui n’est plus là). On voit bien, sans qu’il soit besoin d’insister, que l’écoulement du temps n’a strictement rien à voir avec la concentration que rêve la mémoire de Voltaire, et même que le jeu muet – ou tout simplement l’initiative laissée à l’acteur pour user du jeu corporel – a fort peu de latitude pour s’exprimer. C’est du texte, et souvent du texte pur, dramatique certes, mais dramatique à partir de l’écriture (les réticences, le quiproquo : Mérope refuse d’entendre ce que Narbas lui dit) et de quelques postures stéréotypées (Égisthe suppliant qui tourne les yeux, Narbas qui se jette à genoux, la reine qui défaille dans les bras d’une seule femme, et non pas de toute une tapisserie11 de suivantes). Quant au réveil, sa sobriété rend difficile quelque improvisation physique que ce soit. L’autre morceau est à l’acte quatre, quand la reine est invitée par Polyphonte à sacrifier Égisthe, qu’il lui présente comme l’assassin de son fils, mais dont elle connaît désormais la véritable identité, tandis que le jeune héros, lui, ne sait pas qu’elle est sa mère. Je vous fais grâce des détails : la victime, qui a bien commis un meurtre en se défendant contre celui qui voulait l’éliminer (légitime défense), est prête à recevoir des coups mérités ; la reine, à la surprise générale, s’acharne à le défendre, de sorte que Polyphonte s’étonne et s’impatiente :
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10. Voltaire, Mérope, Œuvres complètes de Voltaire, 1785, t. 3, acte III, sc. 4, p. 282-283. 11. La liste des acteurs, en tête de scène, ne prévoit, en matière de tapisserie, que des « gardes ».
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Polyphonte Quoi ! vos regards sur lui se tournent sans courroux ? Vous tremblez à sa vue, et vos yeux s’attendrissent ? Vous voulez me cacher les pleurs qui les remplissent ? Mérope Je ne les cache point ; ils paraissent assez : La cause en est trop juste, et vous la connaissez. Polyphonte Pour en tarir la source, il est temps qu’il expire. Qu’on l’immole, soldats. Mérope, s’avançant. Cruel ! qu’osez-vous dire ? Égisthe Quoi ! de pitié pour moi tous vos sens sont saisis ! Polyphonte Qu’il meure. Mérope Il est… Polyphonte Frappez. Mérope, se jetant entre Égisthe et les soldats. Barbare ! il est mon fils12.
Les didascalies, dans ce second passage, ne permettent pas de reconstituer une trame : elles sont discrètement utilitaires. Rien, non plus, ne vient valider la pantomime que Voltaire prête à la Dumesnil, qui ne peut guère trouver place que dans la réticence13 qui précède l’apostrophe sublime et pathétique de la fin du morceau. C’est donc bien une autre Mérope que son auteur est en train de rêver, oubliant les rigueurs de sa construction initiale et les exigences de l’écriture – au sens strict – dramatique pour ne plus songer qu’aux effets de la pantomime silencieuse, à peine entrecoupée du bruit des larmes. Et ces effets sont d’une telle énergie, d’une telle évidence bouleversante, que la réunion en une seule des deux scènes fortes de la tragédie est d’une aveuglante nécessité : pour reprendre les termes de Bernier, cités en commençant, je dirais volontiers que le silence parle là où la parole, malgré la force de la rhétorique, bavarde. La Dumesnil a-t-elle joué comme Voltaire le dit ? C’est un autre problème, et secondaire : l’important est que, dans ce cas précis, on surprenne le plus grand dramaturge de son temps et l’un des plus 12. Voltaire, Mérope, op. cit., acte IV, sc. 2, p. 295-296. Il y a donc douze pages entre les deux morceaux. 13. Dans le Manuel théâtral, Félix Bernier note judicieusement, à propos des réticences : « Il faut que l’acteur continue du geste et de la physionomie, la pensée qu’il allait exprimer oralement, mais qu’un motif quelconque, ou son interlocuteur même l’interrompant, lui font supprimer » (op. cit., p. 405).
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habiles rhéteurs de tous les temps sur le point d’avouer la faillite de son art d’écrivain, ou tout au moins de remplacer la pièce écrite par l’écriture d’une pantomime14. Extraordinaire réécriture, qui mériterait une ample étude. II. Mahomet Un autre exemple est fourni à Voltaire par son Mahomet (1741-1742). Dans cette tragédie, le héros éponyme, présenté comme un monstre effrayant et un diabolique manipulateur, est en quelque sorte le dramaturge de la pièce. Au quatrième acte, il est parvenu à fanatiser Séide, qu’un sentiment irrésistible attire vers Palmire, au point de le persuader qu’il lui accordera la main de la jeune fille pour prix du meurtre de Zopire, le cheik de La Mecque. En fait, Mahomet, que toutes les sortes de concupiscences travaillent, entend bien se débarrasser de l’assassin programmé du souverain qui fait obstacle à ses projets expansionnistes et, ce faisant, se réserver la douce Palmire qui ignore qu’elle est à la fois la sœur de celui qu’elle aime et qui l’aime et la fille de la victime… Le plan est donc de faire assassiner un père par son fils et de s’approprier sa fille en jouant sur l’attirance entre des jeunes gens qui ignorent que le lien qui pourrait les unir serait de toute façon incestueux. Le romanesque est à son comble, la mise à nu d’un catalogue complet des stéréotypes tragiques aussi. En trois temps (scènes 3 à 5), le texte présente d’abord le moment où Séide, tiraillé entre ce qu’il croit être un devoir religieux et « l’humanité » qui retient son bras, implore de Palmire qu’elle lui indique quelle conduite tenir : Séide Je ne le sais que trop que mon doute est un crime, Qu’un prêtre sans remords égorge sa victime, Que par la voix du ciel Zopire est condamné, Qu’à soutenir ma loi j’étais prédestiné. Mahomet s’expliquait, il a fallu me taire. […] Avec quelle grandeur, et quelle autorité Sa voix vient d’endurcir ma sensibilité ! Que la religion est terrible et puissante ! J’ai senti la fureur en mon cœur renaissante ; Palmire, je suis faible, et du meurtre effrayé De ces saintes fureurs, je passe à la pitié ; De sentiments confus une foule m’assiège ; Je crains d’être barbare ou d’être sacrilège. Je ne me sens point fait pour être un assassin. […] C’est à vous de fixer mes fureurs incertaines15.
14. On songera qu’à la date de Mérope (1743), les audaces théoriques des réformateurs et des auteurs de drames sont encore à venir. 15. Voltaire, Le fanatisme ou Mahomet le Prophète, op. cit., t. 3, acte IV, sc. 3, p. 190.
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Ensuite, « le théâtre s’ouvre » pour montrer, au fond, un autel (didascalie) auprès duquel Zopire est en prière, demandant aux Dieux de lui permettre de revoir ses enfants. C’est derrière cet autel, hors du regard des spectateurs, que Séide, en proie à un délire halluciné, frappe sa victime, tandis que Palmire, restée en front de scène et accablée de remords, commente ce qui est en train de se passer : l’un et l’autre sont écrasés par l’acte monstrueux qui vient de se commettre, tout particulièrement le jeune homme, qui se met à pleurer :
Séide, en pleurant. Ah ! si tu l’avais vu, le poignard dans le sein, S’attendrir à l’aspect de son lâche assassin ! Je fuyais. Croirais-tu que sa voix affaiblie, Pour m’appeler encore a ranimé sa vie ? Il retirait ce fer de ses flancs malheureux. Hélas ! il m’observait d’un regard douloureux. Cher Séide, a-t-il dit, infortuné Séide ! Cette voix, ces regards, ce poignard homicide, Ce vieillard attendri, tout sanglant à mes pieds, Poursuivent devant toi mes regards effrayés. Qu’avons-nous fait16 !
Enfin a lieu la scène de reconnaissance : un second couteau vient tenter – mais il arrive trop tard – d’arrêter le massacre et « apprendre au malheureux Zopire / Que Séide est son fils, et frère de Palmire ». Le vieux cheik, mortellement frappé, s’est cependant « relevé derrière cet autel où il a reçu le coup » (didascalie à la scène 4), et il meurt en embrassant ses enfants retrouvés et en espérant que sa mort permettra de mobiliser le peuple contre Mahomet. Voltaire, pour ces trois scènes extraordinairement dramatiques, dans lesquelles la suspension est très longuement maintenue avec une habileté d’écriture remarquable et, paradoxalement, sans l’adjonction de beaucoup d’indications scéniques, a rêvé une pantomime particulièrement expressive : Si dans le quatrième acte de Mahomet on avait […] un Séide qui sût être à la fois enthousiaste et tendre, féroce par fanatisme, humain par nature, qui sût frémir et pleurer, une Palmire animée, attendrie, effrayée, tremblante du crime qu’on va commettre ; sentant déjà l’horreur, le repentir, le désespoir à l’instant que le crime est commis ; un père vraiment père qui en eût les entrailles, la voix, le maintien ; un père qui reconnaît ses deux enfants dans ses deux meurtriers, qui les embrasse en versant des larmes avec son sang ; qui mêle ses pleurs avec ceux de ses enfants, qui se soulève pour les serrer entre ses bras, retombe, se penche sur eux ; enfin ce que la nature et la mort peuvent fournir à un tableau ; cette situation serait encore au-dessus de celle dont nous venons de parler (PMV, 230-231)17.
16. Ibid., acte IV, sc. 4, p. 197. 17. Il s’agit de celle du dernier acte de Tancrède : Voltaire vient de parler brièvement de Mlle Clairon et de Lekain au dénouement de cette pièce, mais sans rêver une pantomime particulière.
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Quelques remarques s’imposent ici. Tout d’abord, Voltaire ne distingue pas le niveau de la poétique des caractères de celui du jeu scénique : c’est même, il me semble, le premier qui conditionne le second, de sorte qu’on pourrait presque risquer l’expression de « poétique de la pantomime », à considérer ici comme une sorte de lecture interprétative de ce noyau fondamental de l’écriture dramatique qu’est, dans l’optique classique, la programmation du caractère. Séide doit frémir et pleurer, Palmire doit trembler parce que leurs caractères l’imposent. Ensuite, dans les indications fournies sur la pantomime de Zopire, il se passe un phénomène stylistique tout à fait édifiant : la rêverie voltairienne quitte, comme sans y penser, la modalité hypothétique au gré d’un énallage temporel et modal qui, tout à coup, nous met sous les yeux le jeu attendu de l’acteur qui interprète le père frappé à mort, dont le détail est développé en une sorte de tomographie qui n’en laisse rien perdre. On dirait qu’on a quitté le monde habituel de la tragédie pour glisser dans celui du drame à la manière de Diderot ou de Mercier. Cette dérive, que pour ma part je nommerais volontiers mélodramatique, montre assurément que Voltaire est bien de son temps (ou combien il est illusoire de voir du nouveau chez ses contemporains, alors qu’il a déjà « tout inventé ») et que les frontières génériques sont au moins poreuses, sinon illusoires. Enfin, tout se résout, comme a tenté de le montrer Pierre Frantz, dans le mot tableau18. On retrouve ici la contradiction que je soulignais à propos de Mérope : quand il écrit, l’auteur tragique est un héritier de Corneille et de Racine, soucieux de la rhétorique et de ses effets (la suspension, notamment, ou le sublime lapidaire) ; quand il rêve, il est l’inventeur d’un théâtre total, du jeu muet, du jeu physique, 18. Voir Pierre Frantz, L’esthétique du tableau, 1998, passim. Dans un autre fragment significatif, à propos d’une tragédie moins connue que celles que j’ai choisi de retenir, Olympie (1764), Voltaire développe un discours sur la pantomime en l’intégrant à la notion de tableau : « Il faut que les situations théâtrales forment des tableaux animés. Un peintre qui met sur la toile la cérémonie d’un mariage, n’aura fait qu’un tableau assez commun, s’il n’a peint que deux époux, un autel et des assistants. Mais s’il y ajoute un homme dans l’attitude de l’étonnement et de la colère, qui contraste avec la joie des deux époux, son ouvrage aura de la vie et de la force. Ainsi, au second acte de la tragédie d’Olympie, Statira qui embrasse Olympie avec des larmes de joie, et l’Hiérophante attendri et affligé ; ainsi au troisième acte, Cassandre reconnaissant Statira avec effroi, et Olympie dans l’embarras et dans la douleur ; ainsi au quatrième acte, Olympie aux pieds d’un autel, désespérée de sa faiblesse, et repoussant Cassandre, qui se jette à ses genoux ; ainsi au cinquième, la même Olympie s’élançant dans le bûcher aux yeux de ses amants épouvantés, et des prêtres, qui tous ensemble sont dans cette attitude douloureuse, empressée, égarée, qui annonce une marche précipitée, les bras étendus et prêts à courir au secours ; toutes ces peintures vivantes formées par des acteurs pleins d’âme et de feu, pourraient donner au moins quelque idée de l’excès où peuvent être poussées la terreur et la pitié, qui sont le seul but, la seule constitution de la tragédie. Mais il faudrait un ouvrage dramatique, qui étant susceptible de toutes ces hardiesses, eût aussi les beautés qui rendent ces hardiesses respectables » (PMV, 188-189).
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de la représentation scénique qui doit parler au cœur par le canal des yeux. Et revoilà cette faillite de l’art tragique dont je me suis déjà risqué à parler : sans ces « peintures vivantes » (PMV, 321) que doivent être les acteurs, la meilleure pièce n’est jamais que de la déclamation19. Le point de vue d’une actrice Si j’ai un peu longuement raisonné ci-dessus à partir d’un exemple mettant en scène la Dumesnil, réputée pour ses incarnations instinctives20, la grande actrice selon le cœur de Voltaire est plutôt sa rivale Mlle Clairon (1723-1802), qui est le type de la comédienne intellectuelle, calculatrice et réfléchie, dont les interprétations sont le fruit de ce qu’elle nomme elle-même ses « études21 ». Il n’est évidemment pas surprenant de trouver dans ses Mémoires une communauté de perspective avec les réflexions de celui qui fut son auteur de prédilection. Je m’en tiendrai à deux exemples indiqués par la comédienne, le premier étant justement tiré de la plus célèbre tragédie de Voltaire et me paraissant d’autant plus intéressant qu’il offre la Clairon en position – pardonnez-moi – de partenaire impliquée, et non seulement d’actrice soucieuse de son rôle, à propos d’une pièce qu’elle joua souvent, mais dont la créatrice fut Mlle Gaussin (1711-1767), qui appartenait, du point de vue de l’histoire de l’interprétation, à la génération précédente. I. Zaïre Nous sommes au premier acte de Zaïre (1732), donc au moment de l’entrée d’Orosmane, qui s’apprête à épouser l’héroïne éponyme (scène 2). Le sultan débite un long discours historique et politique à sa fiancée, avant d’en arriver à lui parler de leurs amours, d’une manière plutôt solennelle et froide, même s’il promet de ne pas abuser de ses prérogatives conjugales et répète sur tous les tons qu’il aime la jeune femme. Je ne cite que quelques vers dans la conclusion de cette tirade où l’on perçoit la difficulté d’assumer à la fois la mise en place des caractères et l’exposition des données du nœud : 19. A contrario (Voltaire est déchiré entre son désir de nouveauté et sa dévotion envers la poésie dramatique à la manière de Racine), sans « la beauté des vers » et « la vérité des sentiments » (PMV, 191), le plus beau spectacle ne sera jamais que ridicule : la pantomime tragique, oui, mais pas la pantomime farcesque. On connaît la formule fameuse : « Une pièce mal écrite, mal débrouillée, obscure, chargée d’incidents incroyables, qui n’a de mérite que celui d’un pantomime et d’un décorateur, n’est qu’un monstre dégoûtant » (PMV, 231). 20. « Le sentiment de la nature la rendait presque toujours sublime », dit d’elle Mlle Clairon (MHC, p. 307), qui ne l’aimait pas et l’accusait par ailleurs de flatter, sans se soucier de son art, les goûts histrioniques du public. 21. Je m’appuierai ici sur les Mémoires d’Hyppolite Clairon et Réflexions sur la déclamation théâtrale.
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Je vous aime, Zaïre, et j’attends de votre âme Un amour qui réponde à ma brûlante flamme. Je l’avoûrai, mon cœur ne veut rien qu’ardemment ; Je me croirais haï d’être aimé faiblement. De tous mes sentiments tel est le caractère, Je veux avec excès vous aimer et vous plaire22.
La Clairon, en se remémorant son partenaire Lekain à cet endroit de la tragédie, se souvient que, malgré son talent, il ne parvenait pas à faire croire aux sentiments passionnés de son personnage : Orosmane, entouré des différents ordres d’esclaves de son sérail23 et ne revoyant sa maîtresse que pour lui débiter un discours préparé, ne m’offrait qu’un maître imposant à la place de l’amant tendre que j’attendais (MHC, 335).
Elle déclare avoir retourné le texte dans tous les sens et avoir fini par en conclure qu’il comportait un défaut intrinsèque : l’acteur masculin doit « parler d’affaires » (id.), alors que la situation semble appeler un discours amoureux passionné. Dans ces conditions, pas d’autre issue que d’adjoindre aux paroles « une scène muette » apte à concilier le sens du message écrit et l’attente de « toutes les âmes tendres et impatientes », que la relation amoureuse entre les personnages intéresse seule : Orosmane entre entouré de toute la suite que sa grandeur et la pompe théâtrale exigent ; je désire apercevoir en lui tout ce que sa jeunesse et sa sensibilité permettent de tendre à sa dignité : que ses yeux cherchent Zaïre, et qu’on connaisse à la décente volupté de son visage, à la fréquence de sa respiration, qu’il voit l’objet dont il est épris ; qu’un mouvement noble et doux éloigne sa suite ; qu’il s’approche de sa maîtresse, la prenne par la main, et qu’avec les regards de l’amour et l’émotion d’un sentiment profond que l’on contient, il commence à l’instruire des moyens qui peuvent le rendre complètement heureux (MHC, 335-336).
On prendra garde que le « je désire » de l’actrice retirée du théâtre est à la fois pour elle un conseil de réalisation scénique adressé à ses successeurs éventuels et le point de vue de la comédienne qui s’identifie à son personnage au sein de la situation : c’est son amant que Zaïre rencontre en scène pour la première fois et il faut – la double destination théâtrale – que le public perçoive comme sa maîtresse quels sentiments il est censé éprouver. En prenant le plus grand soin de respecter les règles (la convenance, la conformité, etc.), Mlle Clairon propose un jeu sur la physionomie, sur le regard, sur l’ensemble du corps, destiné à traduire l’émotion et la sensibilité, qu’elle couronne par un geste de tendresse et d’intimité confiante. Bref, elle double le message 22. Voltaire, Zaïre, op. cit., t. 2, acte I, sc. 2, p. 45. 23. Cette remarque semble indiquer qu’en contradiction avec la liste des personnages en tête de la scène (Orosmane est seul face à Zaïre et à sa confidente), la représentation au Théâtre-Français donnait une « suite » à Orosmane.
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linguistique explicite de la tirade par un second message, transmis par la pantomime. C’est aller largement au-delà des souhaits de Voltaire : le lien se distend entre le texte et le jeu, qui se constitue en un autre texte superposé au premier, qui en comble les manques. L’exemple me paraît d’autant plus intéressant que l’initiative de l’actrice porte, ici, sur un moment inaugural, et non pas, comme c’était le cas dans les commentaires de Voltaire évoqués auparavant, sur des temps forts ou des morceaux de bravoure. La pantomime programme une interprétation, à tous les sens du terme, et n’est pas qu’un expédient interprétatif (au sens du jeu théâtral) momentané. La Zaïre de Voltaire est en voie de devenir la Zaïre de la Clairon, ce qui donne à rêver sur notre méconnaissance de l’histoire de l’interprétation24 et sur la progressive dépossession de la prérogative du texte écrit. II. Iphigénie en Tauride Mon second exemple ne concerne plus Voltaire, mais l’un de ses épigones les plus talentueux, Guimond de La Touche25 (1729-1760), auteur « protégé » par l’actrice célèbre. Son Iphigénie en Tauride, créée en 1757, s’installa durablement au répertoire : il s’agit d’une version modernisée du sujet euripidien, saturée de développements voltairiens sur l’humanité, le fanatisme et la nature, dont la multiplication aux alentours de 1760 signale le triomphe du parti philosophique et l’existence d’une école, esthétique et idéologique, à la queue du plus grand écrivain de son temps, désormais vieillissant. La Clairon créa le rôle-titre et, dans ses Mémoires, elle en souligne l’unité et l’intelligence, tout en indiquant un risque de monotonie, que l’interprète doit s’efforcer de juguler par « la mobilité de la physionomie » et « la variété des inflexions » (MHC, 361). Elle insiste aussi sur la nécessité de varier « les deux genres de larmes » qu’exigent le rôle : celles qui sont liées à la situation d’Iphigénie en exil loin de son pays (elles doivent « couler avec amertume et déchirement »), celles qui sont dédiées à « l’humanité » (MHC, 362), c’est-à-dire au sort horrible qui attend les victimes que la prêtresse doit sacrifier au nom des superstitions des habitants sauvages de la Crimée antique (elles doivent être « faciles et douces »). Mais le plus intéressant est la pantomime qu’elle propose pour la scène 4 du deuxième acte. 24. Voir cependant, dans une perspective marginale (à partir de l’étude des portraits d’acteurs) l’ouvrage suggestif de Maria-Inès Aliverti, La naissance de l’acteur moderne, 1998 (notamment p. 80-92 sur Mlle Clairon). 25. On se reportera à L’autre Iphigénie, 1997, recueil dans lequel j’ai publié naguère Iphigénie en Tauride dans ses versions tragiques (La Touche), opératiques (Guillard) et parodiques (Favart).
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À cet endroit, Oreste et son inséparable Pylade, qu’il vient de retrouver, sont prisonniers des Tauriens et couverts de chaînes, quand on les met en présence d’Iphigénie, que le premier acte a montrée réticente et tourmentée face à l’office cruel qu’elle doit remplir. Je cite le début de la scène : Iphigénie Qu’à leur aspect touchant mon cœur est déchiré ! Oreste à Pylade. Quelle femme vers nous avec effort s’avance ? Je sens que ma fureur se calme en sa présence. Iphigénie Des soins que me prescrit la céleste rigueur, Osons du moins remplir le seul cher à mon cœur. Aux prêtresses. Que l’on ôte les fers des mains de ces victimes ; Accomplissez du ciel les ordres légitimes. Ces fers injurieux, désormais superflus, Dans ce temple sacré ne leur conviennent plus. Pendant qu’on détache leurs fers. Quels traits et quel maintien !… Ô devoir inflexible !… Qu’il est cruel de naître avec un cœur sensible26.
Malgré l’absence de didascalies explicites, cette entrée d’Iphigénie repose en grande partie sur les apartés : le premier vers de la prêtresse comme tout ce qui n’est pas adressé à ses aides dans sa seconde réplique n’ont pas d’autre destinataire qu’elle-même (et le public). Parallèlement, Oreste ne parle, à cet endroit, qu’à son ami Pylade. Mlle Clairon a eu l’intuition qu’il était nécessaire de balancer cette procédure, assurément théâtrale mais un peu froide, par la suggestion d’une communication muette entre les personnages, qui viendrait compenser l’absence d’échange de paroles. Voici ce qu’elle propose : Tandis qu’on ôte les chaînes des captifs, au second acte, descendez du fond du théâtre, arrêtez-vous avec noblesse et compassion sur la même ligne que Pylade, qui se trouve le premier ; examinez-le sans aucun surcroît de douleur ; descendez ensuite pour regarder Oreste, et que sur votre premier coup d’œil je puisse m’assurer que cette vue vous étonne et vous trouble ; prenez bien le temps de l’examiner, et sans le perdre de vue, prononcez ensuite d’une voix basse, agitée : « Quels traits et quel maintien »… (MHC, 362)
La pantomime, ainsi, se trouve investie d’un double usage : d’une part, en raison de la durée (la Clairon dit : « prenez bien le temps ») qu’elle comporte, elle compense la relative concentration du texte en l’entrecoupant de silences susceptibles à la fois de s’inscrire dans la représentation de la douleur d’Iphigénie qui hésite face aux victimes qu’elle va devoir frapper, d’autre
26. Guimond de La Touche, Iphigénie en Tauride, L’autre Iphigénie, 1997, acte II, sc. 4, p. 81 (le texte reproduit est celui de l’édition originale de la tragédie, 1758).
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part, en raison de l’échange muet qu’elle constitue, elle anticipe sur le lien familial que la malheureuse prêtresse va finir par se découvrir avec Oreste27. On peut considérer, en somme, qu’elle intervient aux deux niveaux du pathétique qui sont en jeu dans la tragédie : celui de la déploration dolente et celui de la situation, qui devra culminer dans la reconnaissance. Bref, ce que propose la grande actrice, sur un exemple apparemment négligeable28, c’est pourtant un véritable contrepoint silencieux à ce que le texte tragique doit tisser, à un endroit sans doute où le dramaturge malhabile n’est pas absolument parvenu à assumer la gradation pathétique nécessaire. De même donc qu’elle programmait, dans Zaïre, une interprétation qui constituait une véritable lecture du texte à un moment où celui-ci exhibait à ses yeux son insuffisance, elle se livre, dans Iphigénie en Tauride, à une sorte de reconstruction idéale de la pièce pour lui imprimer la tension pathétique que l’écriture dramatique maladroite de l’auteur peine à construire. Il me semble qu’on dépasse ici très largement l’idée de l’acteur comme une « peinture vivante », que Voltaire appelait de ses vœux29 : par le biais de la pantomime, le comédien devient l’auteur d’un autre texte théâtral, qui potentialise ou « améliore » le texte écrit. Il se fait dramaturge, au sens moderne du terme, ou metteur en scène. Je m’abstiens, par prudence, de pousser l’extrapolation plus loin, mais je ne crois pas que cela serait tout à fait illégitime. Écrire la pantomime tragique Ni Voltaire, ni son épigone La Touche – il n’est que de considérer leur écriture didascalique – n’écrivent la pantomime : il arrive seulement au premier, en s’appuyant sur les intuitions de ses comédiens, de la rêver, et nous ne savons pas si le second, qui donne à la comédienne célèbre qui défendit son unique pièce l’occasion de la rêver pour lui, eût été apte à s’y risquer. Personnellement je ne le crois pas : il me semble qu’il fallait, pour avoir cette audace, être capable d’intégrer les leçons du drame triomphant – momentanément, c’est une autre histoire –, c’est-à-dire pouvoir dépasser les réticences esthétiques causées, chez 27. Dans le même ordre d’idées, dans la suite de la même scène d’Iphigénie en Tauride, où La Touche est fidèle à la tradition qui veut que Pylade tente de protéger son ami et d’empêcher qu’on l’identifie (jusqu’à se sacrifier à sa place), la Clairon propose un jeu du geste et du regard pour signaler l’intuition mystérieuse de la prêtresse qui « reconnaît » déjà celui de ses deux interlocuteurs qui est lié à elle par le sang : « Lorsque vous voulez interroger Oreste, et que Pylade s’empresse à répondre pour lui, regardez ce dernier d’un air imposant, mêlé de douceur, et par un geste noble et moelleux, prescrivez-lui de se taire et de s’éloigner » (MHC, 363). 28. « Tous ces riens sont de la plus grande importance » (MHC, 363) : on aura reconnu la phrase que j’ai placée en épigraphe de cet exposé. 29. On le dépasse, en particulier, parce qu’on s’intéresse au tissu de la pièce dans son ensemble, et pas seulement aux « scènes à faire » ou aux moments spectaculaires : l’intuition de l’actrice va sans doute très au-delà de « l’esthétique du tableau ».
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les dramaturges fascinés par la réussite de la tragédie de moule classique, par le genre mixte. Un des rares auteurs, à ma connaissance, à avoir pu le faire est Baculard d’Arnaud30 (1718-1805). Je dirai ici quelques mots de son Fayel (1770), dont les didascalies mériteraient une ample étude. I. Fayel Le paradoxe de cette pièce, c’est qu’elle n’a pas été représentée, alors que le dramaturge l’a équipée d’un ensemble d’indications italiques qui constituent, pour l’époque, un guide extrêmement précis pour la mise en place et l’interprétation : rarement, sinon jamais, on a vu un tel appareil didascalique dans une tragédie de forme pourtant classique. Je prendrai deux exemples avant de m’arrêter sur une scène entièrement de pantomime, ce qui – à ma connaissance – est à peu près inédit à cette date dans l’histoire du genre. À la scène trois du deuxième acte, Gabrielle, le personnage féminin, retenue prisonnière dans une tour par le soupçonneux et jaloux Fayel, l’époux que son père lui a imposé, est en proie au désespoir et aux angoisses : elle s’inquiète du sort de son amant Coucy, parti pour la croisade ; elle ignore d’où viennent les rigueurs dont son mari, qu’elle sait très amoureux, la rend victime ; elle ne parvient pas à y voir clair dans son propre cœur ; elle ne voit d’autre issue à son triste sort qu’une mort libératrice. C’est alors qu’entre son père : Gabrielle, apercevant son père, s’efforce de se lever et va tomber dans ses bras. Ah ! mon père ! Vergy, cédant à sa tendresse, embrasse sa fille. Ma fille ! (Il reprend sa fermeté et change de ton.) Gabrielle, il faut ne me rien taire, Répondre à ma franchise avec sincérité, Et ne pas offenser du moins la vérité. Sans doute, des vertus dans votre âme gravées, Quelques-unes encor s’y seront conservées. Avant que de poursuivre un plus long entretien, J’attends de vous un mot. Examinez-vous bien : Ce mot décidera ce qui me reste à faire : Dois-je être votre juge ?… (Avec attendrissement.) Ou serai-je ton père31 ?
30. Pour de plus amples détails, on se reportera à mon Cœur terrible, 2005, dans lequel je publie, outre la tragédie de Fayel, celle de Gabrielle de Vergy, de Dormont de Belloy, et sa parodie Gabrielle de Passy. 31. Baculard d’Arnaud, Fayel, Le cœur terrible, 2005, acte II, sc. 3, p. 129-130. Le texte suivi est celui d’une édition sans date (de 1780, probablement), sensiblement remanié par rapport à l’édition originale (1770).
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Je ne vais pas plus loin : la liaison de vue, tout à fait régulière, s’accompagne ici d’une indication de pantomime qui constitue non seulement une consigne pour l’actrice en charge du rôle, mais aussi une sorte de commentaire implicite sur l’épuisement dont est victime le personnage. Le jeu du corps et le mouvement esquissé soulignent l’inflexion à donner à la parole qui, ici, est à peine un soupir ou un cri : la procédure, pour n’être pas absente des œuvres tragiques, est – nul ne l’ignore, et les parodistes ne se sont jamais privés de s’en gausser32 – exploitée jusqu’à la corde par les auteurs de drames. Il en est exactement de même dans la didascalie suivante : elle donne de l’épaisseur à un texte minimal, significativement suivi, ici, par un retour au texte développé, et donc par une indication qui contraint l’acteur à retrouver le ton du discours et à ré-endosser l’habit de père noble et rigide qui est conforme à son caractère. En somme, c’est le langage dramatique « normal » (disons, rhétorique) qui reprend le dessus, pour culminer dans le dernier vers cité, où le jeu énonciatoire, accompagné d’une nouvelle didascalie, exhibe, sur ce plan, une virtuosité incontestable. Par rapport à ce que je vous invitais à voir plus haut chez Voltaire, le progrès est sensible : ici, un auteur assume clairement l’intrication des deux langages, celui du jeu de l’acteur et celui de la parole poétique. Je voudrais souligner que nous ne sommes pas dans une scène à effet, mais, comme dans le cas d’Iphigénie en Tauride revisitée par Mademoiselle Clairon, dans un passage transitoire qui pourrait se fondre sans relief dans le continuum textuel : en fait, Baculard fait exactement, sur son propre texte, ce que la grande actrice faisait sur celui de La Touche. Je retiendrai pour mon second exemple un temps fort qui se prête au tableau. À la scène quatre du quatrième acte, Fayel, qui s’est emparé de son rival Coucy, miraculeusement revenu vivant de la croisade, triomphe bruyamment et brutalement du pauvre garçon, maintenu enchaîné par une troupe d’hommes en armes. D’après les didascalies, il tire son poignard, court « avec impétuosité sur Coucy33 », s’apprête à le frapper pour y renoncer subitement et remettre en place son arme, s’engageant alors dans un interrogatoire de son prisonnier qui amène celui ci à déclarer qu’il était l’amant de Gabrielle :
32. Voir le passionnant recueil de Paradrames. Parodies du drame (1775-1777) publié par Martine de Rougemont (1998). 33. Baculard d’Arnaud, op. cit., acte IV, sc. 4, p. 159.
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Coucy Avant qu’un nœud formé par le Ciel en courroux, Eût joint un digne objet au plus cruel époux, Je l’aimais… Fayel, éprouvant la plus cruelle agitation. Tu l’aimais ? Coucy J’adorais Gabrielle ; (Fayel dans ces moments est livré à toutes ses fureurs, il se promène à grands pas sur le théâtre, regarde Coucy avec des yeux enflammés, va du côté de Raymond 34, revient à Coucy.) Et j’attendais l’instant de m’unir avec elle35.
Qu’on veuille bien se donner la peine d’observer ce court fragment : l’écriture didascalique y forme un tout d’une parfaite cohérence, la première indication accompagnant une parole minimale pour indiquer la croissance d’une tension, qui va culminer dans la pantomime développée ensuite (regards, déplacements désordonnés, allers et retours d’un personnage à l’autre). Impossible, ici, d’envisager une réalisation scénique sans briser le flux textuel par l’introduction d’un silence, dont le résultat sera d’isoler, en lui donnant une force supplémentaire, le vers « définitif » prononcé par Coucy, qui contient bien entendu toute la justification de la fureur jalouse de Fayel. La pantomime, donc, intervient, dans un lien inextricable avec la parole : mieux, elle se fait parole, et paradoxalement notamment en ce qu’elle produit l’interruption de la parole. Disons mieux : elle devient le langage silencieux de la fureur tragique. Et c’est presque une révolution dramatique qui s’opère ici, et qui explique peut-être en partie pourquoi le texte était injouable : il était, en somme, trop théâtral. La scène d’entrée de Gabrielle, qui n’apparaît – selon une procédure fréquente dans la tragédie de formule classique – qu’au début du deuxième acte, le montre mieux qu’aucune autre : elle ne comporte aucune parole, mais se réduit à une pure pantomime, entièrement muette : Gabrielle est à genoux, les cheveux épars, les deux bras croisés, et la tête appuyée sur le milieu de la table ; elle tourne les yeux au ciel, avec un long soupir, en élevant ses deux mains jointes ; elle en met une sur son cœur, et retombe dans son accablante situation : cette scène muette doit durer quelques minutes36.
34. L’écuyer et âme damnée de Fayel. 35. Baculard d’Arnaud, op. cit., acte IV, sc. 4, p. 160. 36. Ibid., acte II, sc. 1, p. 125. Je regrette de n’avoir pas pu, dans mon édition, respecter la disposition de la plupart des impressions d’époque, qui consacrent une page entière à la didascalie de début d’acte et à la description de la « pantomime en monologue » de l’héroïne. Voici la description du décor : « On voit l’intérieur d’une tour qui a toute l’horreur d’une prison ; au milieu est une petite table peu élevée, sur laquelle sont posés une écritoire, du papier et une lampe qui éclaire à peine ; à quelque distance, est une chaise de paille, etc. ».
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L’indication de durée, ici, est essentielle : entre le moment où la toile s’est levée, laissant apercevoir un décor différent de celui de l’acte précédent (l’unité de lieu est malmenée dans la tragédie de Baculard), et celui où, à la scène suivante, la gouvernante de Gabrielle, en entrant, va provoquer l’émergence de la parole, du temps s’écoule dans le silence, tandis que l’actrice, avec lenteur, passe d’une attitude de désespérance accablée à une posture priante, pour retomber enfin dans son premier état. Importante aussi est, déchirant le silence, accompagnant le geste qui figure la prière, la présence d’un soupir, forme inarticulée de langage. La pantomime, qui entend suggérer l’émotion à travers le seul jeu corporel, s’accompagne cependant d’un énoncé minimal, d’une sorte de parole primitive : dans les deux exemples que je viens d’étudier elle se greffait (ou s’imbriquait) dans un texte sommaire, alors qu’ici, de manière inverse, elle semble comme échapper au corps, pour mieux l’aider à exprimer la torture du cœur exténué. Et c’est ce son, en somme, aux limites de la parole et du cri, qui fait parler le silence. Je conclurai d’un mot, en revenant – tout m’y ramène – à Félix Bernier et à son Manuel théâtral, ces considérations exploratoires sur la place de la pantomime dans la tragédie à l’époque – assez brève, on le sait – du triomphe du drame. Il est évident qu’en ces temps où tente de s’établir une nouvelle forme dramatique qui fait largement appel, dans le cadre de « l’esthétique du tableau » étudiée par Pierre Frantz, au jeu de théâtre, à l’action dramatique, les auteurs et les acteurs tragiques sont tentés, eux aussi, confrontés qu’ils sont, comme Voltaire, à l’insuffisance du langage poétique et rhétorique, de chercher l’appui de « la parole du silence », de « l’éloquence du corps37 ». Les dramaturges se contentent souvent de rêver la pantomime, retenus qu’ils sont de passer à sa codification et à son écriture par leur attachement à la formule classique de la tragédie, pour faire vite, racinienne. Les comédiens, plus libres, entreprennent, pour mieux parler à la sensibilité, de proposer des jeux de physionomie, des déplacements, des gestes susceptibles d’ajouter, à l’expression rhétorique des passions, l’émotion tangible de la suggestion visuelle. Enfin, dans de très rares cas, on voit le texte de théâtre, généralement limité dans le secteur des didascalies, développer les indications d’un jeu muet inextricablement lié au discours écrit, ou même en voie de conquérir son autonomie. 37. C’est l’une des définitions que propose Félix Bernier (Manuel théâtral, op. cit., p. 49) pour le mot « action ».
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Quelques éclairages exploratoires sur la pantomine
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Mais la religion du poème dramatique tient bon et l’on est loin encore, je crois, de l’idée d’un théâtre total. Les rares audaces sont plutôt le signe de la prise de conscience confuse, jusque chez les écrivains les plus talentueux – et Voltaire lui-même – d’une sorte de faillite du texte. Car on persiste à penser – avait-on vraiment tort ? – que « quand la parole suffit, le geste est inutile38 ». Jean-Noël Pascal Université de Toulouse – Le Mirail
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38. Félix Bernier, Manuel théâtral, op. cit., p. 203, sous le mot « geste ».
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Textes cités Aliverti, Maria-Inès, La naissance de l’acteur moderne, Paris, Gallimard, 1998. Arnaud, Baculard d’, Fayel, dans Jean-Noël Pascal (éd.), Le cœur terrible, Perpignan, Presses Universitaires de Perpignan, 2005, p. 89-184. —, Fayel, Paris, Le Jay, 1770. Bernier, Félix, Théorie de l’art du comédien ou Manuel théâtral, par Aristippe, Paris, Leroux, 1826. —, L’art du comédien, principes généraux, par Aristippe, Paris, Barba, 1819. Clairon, Hyppolite, Mémoires d’Hyppolite Clairon et Réflexions sur la déclamation théâtrale publiés par elle-même. 2 nde édition revue, corrigée et augmentée, Paris, Buisson, an VII. Frantz, Pierre, L’esthétique du tableau, Paris, Presses Universitaires de France, 1998. Geoffroy, Julien-Louis, Manuel dramatique, Paris, Painparé, 1822. La Touche, Guimond de, Iphigénie en Tauride, dans Jean-Noël Pascal (éd.), L’autre Iphigénie, Perpignan, Presses Universitaires de Perpignan, 1997, p. 63-121. —, Iphigénie en Tauride, Paris, Duchesne, 1758. Lion, Henri, Voltaire, son théâtre et ses théories dramatiques, Genève, Slatkine Reprints, 1970 [1896]. Pascal, Jean-Noël (éd.), Le cœur terrible, Perpignan, Presses Universitaires de Perpignan, 2005. — (éd.), L’autre Iphigénie, Perpignan, Presses Universitaires de Perpignan, 1997. Rougemont, Martine de (éd.), Paradrames. Parodies du drame (1775-1777), SaintÉtienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 1998. Voltaire, Œuvres complètes de Voltaire, Kehl, Société littéraire typographique, 1785, t. 2 et 3. —, Poétique de M. de Voltaire ou Observations recueillies de ses ouvrages concernant la versification française […], l’art dramatique, la tragédie, la comédie […] et les poètes les plus célèbres anciens et modernes, Genève / Paris, Lacombe, 1766, 2 parties [éd. Jacques Lacombe].
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troisième partie
Un genre poreux ?
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Amadis ou le tournant du merveilleux : étude de la réception parodique de la tragédie en musique de Lully et Quinault
Amadis de Gaule de Lully et Quinault marque, on le sait, un tournant dans leur collaboration : pour la première fois, ils délaissent la mythologie grecque pour s’inspirer de romans chevaleresques ; Amadis appartient à la troisième manière de Lully et forme une trilogie avec Roland (d’après le Roland furieux de l’Arioste) et Armide (d’après la Jérusalem délivrée du Tasse). Cette tragédie en musique est créée au Palais-Royal en janvier 1684, et reprise notamment en 1731, 1740 ou encore 1759, à l’Académie Royale de Musique, dates auxquelles sont données des parodies chez les Forains et surtout chez les Italiens. En effet, dix ans après la création d’Amadis, Regnard fait jouer à la Comédie-Italienne La naissance d’Amadis (le 10 février 1694) : il s’agit moins d’une parodie que d’une comédie remontant, comme le titre l’indique, aux origines du personnage d’Amadis pour lui supposer une naissance déshonorante1. À l’occasion de la reprise de l’opéra en 1731, Biancolelli et Romagnesi donnent à la Comédie-Italienne, le 27 novembre de cette année-là, Arlequin Amadis2 ; le marquis d’Argenson porte un jugement sévère sur cette parodie :
1. Source : Évariste Gherardi, Le Théâtre Italien, ou Le recueil général de toutes les comédies et scènes françaises jouées par les Comédiens Italiens du Roi, pendant tout le temps qu’ils ont été au service, 1969 [1741], t. 5. Regnard réinterprète la tradition romanesque qui fait d’Amadis le fils de Périon (joué par Arlequin), roi fabuleux des Gaules, et d’Elisène (Isabelle), fille de Garinter (orthographié ici : Carinther), roi de la Petite Bretagne. Avec la complicité de sa suivante Dariolette (Colombine), l’ingénue Elisène se rend à une entrevue secrète avec Périon, qui lui apprend les joies de l’amour. Le roi Carinther les surprend et les condamne à brûler vif, mais une ombre (Pasquariel) sort du bûcher pour annoncer qu’un fils nommé Amadis doit naître de cette union. Aussitôt, le roi se repent et donne la main de sa fille à Périon. Le vaudeville final invite les jeunes gens à se décider vite pour le mariage, sans attendre l’avis des pères. 2. Pierre-François Biancolelli et Jean-Antoine Romagnesi, Arlequin Amadis, Paris, Bibliothèque Nationale rue de Richelieu, ms. f. fr. 9331, fo 410-429.
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On a mal réussi cette parodie, qui a été trouvée une des plus plates depuis que nos Comédiens-Italiens, ayant volé ce genre de pièces à l’Opéra-Comique, se sont fait un devoir de travestir en burlesque chaque opéra qu’on a représenté ; il y a peu de critiques justes et encore moins de plaisant, beaucoup de spectacle qui est ce qu’on devrait chercher le moins ici3.
Quant au Dictionnaire des théâtres de Paris4, il en propose un résumé et de larges extraits, où sont apportées parfois certaines précisions sur les décors et les jeux de scène. Quelques mois plus tard, le 25 mars 1732, Carolet représente Polichinelle Amadis à la Foire Saint-Germain, parodie composée pour le théâtre de marionnettes de Bienfait5. Dans le troisième couplet du vaudeville final, Carolet règle ses comptes avec ses concurrents italiens par l’intermédiaire de Polichinelle : Autrefois, j’avais seul le droit D’amuser par des rapsodies6 Et d’assembler Paris chez moi Avec de minces parodies. Mais, hélas, messieurs, qui l’eut cru ? Aujourd’hui, sur moi l’on empiète, Tourelourirette, Amadis a déjà paru.
Cette parodie pour marionnettes a donc pour arrière-plan la querelle des théâtres, particulièrement vive entre les théâtres forains et la ComédieFrançaise, mais aussi entre Forains et Italiens : la parodie est devenue dans la première moitié du XVIIIe siècle un genre à succès et la Comédie-Italienne entend bien elle aussi profiter des recettes qu’il assure. Il faut attendre 1740 pour voir une nouvelle parodie d’Amadis, à l’occasion d’une énième reprise : le 19 décembre 1740, la Comédie-Italienne met à l’affiche Amadis de Romagnesi et Riccoboni fils7. Cette parodie entièrement composée de vaudevilles, sur une musique d’Adolphe Benoît Blaise, remporte plus de succès que la parodie italienne de 1731, selon le Dictionnaire des théâtres de Paris8. 3. René Louis de Voyer de Paulmy, marquis d’Argenson, Notices sur les œuvres de théâtre, 1966, vol. XLIII, p. 727. 4. Nous utiliserons l’abréviation DTP pour renvoyer à l’ouvrage de Claude et François Parfaict et Godin d’Abguerbe, Dictionnaire des théâtres de Paris, 1967. 5. Carolet, Polichinelle Amadis, Paris, Bibliothèque Nationale rue de Richelieu, ms. f. fr. 9312, fo 294-310. 6. Rapsodies : « recueil de plusieurs passages ou pensées que l’on rassemble pour composer un ouvrage. […] Quand on veut mépriser l’ouvrage d’un auteur, on dit que ce n’est qu’une rapsodie, qu’il n’y a rien de son invention » (Antoine Furetière, Dictionnaire universel, 1690, art. « rapsodies ». Nous renverrons désormais à cet ouvrage par le seul nom de l’auteur ). 7. Jean-Antoine Romagnesi et Antoine-François Riccoboni, Amadis, Il Teatro di Jean-Antoine Romagnesi. Testi inediti ed esame linguistico, 1998, p. 207-244. 8. Claude et François Parfaict et Godin d’Abguerbe, DTP, t. 1, p. 56.
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Nous avons recensé deux autres parodies d’Amadis : un auteur anonyme publie en 1741, sans approbation et sans privilège, Amadis gaulé 9, qualifiée de « comédie allégorique en un acte » : l’auteur reprend ici et là quelques airs de l’opéra et en suit assez librement les grandes lignes pour intenter un procès au personnage principal. Amadis apparaît sous les traits d’un fanfaron, multipliant les aventures amoureuses, et c’est un véritable démenti comique de la tradition romanesque que donne à lire ici cette parodie. D’autre part, la Comédie-Italienne fait jouer le 31 décembre 1759 Amadis, nouvelle parodie de Lagrange, Morambert et Sticotti, à l’occasion d’une représentation de l’opéra en novembre de cette même année10. Nous nous intéresserons essentiellement dans cet article à la parodie de Carolet (1732), aux parodies italiennes de 1731 et 1740, et à la parodie anonyme publiée en 1751 : La Naissance d’Amadis de Regnard, on l’a vu, attaque obliquement l’opéra ; la parodie italienne de 1759 est pour une grande partie un décalque de la parodie de 1740, à laquelle les trois auteurs ont ajouté de nouveaux airs dus à Robert Desbrosses. L’étude de la réception parodique d’Amadis suivra deux axes principaux, qui correspondent à des lignes de force de l’approche que David Trott avait du théâtre « non officiel » et de la Comédie-Italienne, et dont il encourageait l’étude. Comment les parodistes s’emparent-ils du personnage d’Amadis pour se démarquer du double référent, à savoir la tradition romanesque et le modèle lulliste ? Plutôt que de recenser les principales critiques adressées au personnage principal, nous nous interrogerons sur les différences significatives (s’il y en a) entre les parodies selon qu’elles emploient Polichinelle ou Arlequin. D’autre part, prenant acte de l’importance du merveilleux chevaleresque dans Amadis, nous réfléchirons au traitement que les parodies lui réservent, et en particulier à la façon dont elles détournent la machinerie exigée par un tel opéra. 1) le portrait parodique d’amadis 1.1) polichinelle amadis Le choix du titre Polichinelle Amadis permet l’identification immédiate de la marionnette principale avec le héros de l’opéra. Carolet, auteur d’une quinzaine de parodies de tragédies, d’opéras et même de comédies, grand habitué par ailleurs du théâtre de marionnettes, fait ici reposer la dégradation 9. Amadis gaulé, 1741 (Bibliothèque nationale de France, YF-6947). 10. J. Lagrange, Antoine Jacques Labbet de Morambert et Antoine-Jean Sticotti, Amadis, 1760 (Bibliothèque nationale de France, 8-YTH-473 ou RES-YF-3538).
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parodique sur la substitution d’un comédien de bois au héros de l’opéra lulliste. La pusillanimité de Polichinelle est ainsi mise à profit pour dénoncer l’affaiblissement du héros amoureux. Dans l’entretien avec son demi-frère qui ouvre la parodie, Florestan chante le désir de revoir son amante sur un air qui se déduit aisément du premier vers : De nécessité nécessitante, Il faut que je voie mon amante ; Mais avant que de voir ma commère, J’ai voulu te voir, mon pauvre frère.
Mais il s’interrompt aussitôt pour interroger, en prose, Amadis sur sa mine sombre ; le chevalier s’en explique sur l’air « Sans devant derrière » : J’aime. Quand on est amoureux On ne peut être que malheureux. Avant que d’aimer, mon cher frère, Je culbutais tout sans devant derrière, Mais à présent je crains les coups Sans devant derrière, sans dessus dessous.
Le connaisseur d’Amadis ne pouvait manquer de reconnaître dans ce couplet la plainte du héros éponyme : « J’aime ; hélas, c’est assez pour être malheureux11 ». En outre, ce qui frappe dans la scène d’ouverture de Polichinelle Amadis, c’est l’abondance des vaudevilles, dont le choix se fait majoritairement selon le principe de la concordance entre l’air retenu et le nouveau contexte d’emploi. Pour illustrer la brusque métamorphose d’Amadis, Carolet fait chanter à sa marionnette tour à tour son ancienne gloire militaire, sur l’air « Sans devant derrière » qui joue sur le mimétisme du refrain avec le chaos des combats passés, et l’amour qui le brûle sur la brunette « Je suis la violette, moi ». Le changement impensable du guerrier tient finalement en un vers : « J’étais guerrier, je ne suis qu’un Nicaise » – le Nicaise désignant, selon Littré, « un jeune homme simple, crédule, et même niais ». La plainte amoureuse de Polichinelle se poursuit sur l’air « Un certain
11. Philippe Quinault et Jean-Baptiste Lully, Amadis de Gaule, tragédie en musique représentée pour la première fois par l’Académie Royale de Musique le 16 janvier 1684, éd. Paris, Christophe Ballard, « imprimée aux dépens de ladite Académie », 1684 (BnF, RES-YF-1717), acte I, sc. 1. La tragédie en musique de Lully et Quinault ayant été souvent donnée au cours du XVIIIe siècle, nous indiquons seulement les éditions ayant accompagné les reprises qui ont donné lieu aux parodies dramatiques ici étudiées : Paris, Ch. Ballard, 1731, rééd. « conforme à la nouvelle remise » le 4 octobre 1731, « avec des modifications annoncées dans l’Avertissement » (BnF, RES-YF-1721) ; Paris, Ch. Ballard, 1740, rééd. à l’occasion de la reprise d’Amadis le 8 novembre 1740 (BnF, RES-YF-1719) ; Paris, veuve Delormel et fils, 1759, pour la reprise du 6 novembre 1759 (BnF, RES-YF-1720). On pourra aussi consulter le livret de Quinault sur le site http://sitelully.free.fr (texte d’Amadis relu et corrigé par Claire Guillemain), ou l’édition de Pierre Ribou de 1718 (BnF, RES-YF-1155).
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je ne sais quoi », si fréquemment employé dans les pièces foraines qu’il devient un air « neutre », mais qui évoque ici le caractère insaisissable de l’inclination pour Oriane. En revanche, Carolet joue sur le décalage comique entre l’air et les nouvelles paroles lorsqu’il fait chanter à Polichinelle son dépit sur l’air « Le grand seigneur m’a choisi » :
Si je croyais qu’elle en valut la peine, Pour l’obtenir nous en découdrions. Qui l’aurait cru que ma belle inhumaine Se fut soumise à garder des dindons12 ?
Alors que chez Lully et Quinault, Oriane était promise à un « empereur romain », Carolet crée un effet de surprise et réinterprète de manière ironique le titre de l’air. Le couplet suivant ne tire plus son comique de l’air « Pierre Bagnolet », mais de la réactivation des caractéristiques de Polichinelle : Fut-il jamais amant plus tendre ? Fut-il amant plus malheureux ? On me bannit sans m’entendre, On me chasse comme un péteux, Comme un teigneux, Comme un galeux. Fut-il jamais amant plus tendre ? Fut-il amant plus malheureux ?
Carolet emprunte au refrain d’Amadis les deux alexandrins13 en les adaptant au nouveau moule métrique du vaudeville, et en subvertit le lyrisme par les comparatifs placés à la rime. « Péteux » exploite l’un des traits bien connus de Polichinelle, ainsi résumé dans une autre pièce foraine, L’ombre du cocher poète (février 1722) : « Hé ! ne savez-vous pas bien que les pets sont à Polichinelle ce que les coups de batte sont à Arlequin ? Arlequin bâtonne, Polichinelle pète ; c’est ce qui les caractérise14 ». La concordance continue à prévaloir pour les trois derniers airs de la scène d’ouverture de Polichinelle Amadis : à l’instar de son homologue tragique, Florestan essaie d’apaiser Amadis et l’invite à penser à de nouvelles amours, sur l’air de circonstance « Eh vogue la galère », renforcé par le second, « [Changement] pique l’appétit » : 12. « Je pourrais l’obtenir par la force des armes / Si son amour était constant ; / Et je croyais son cœur à l’épreuve des charmes / Du trône le plus éclatant » (Philippe Quinault et Jean-Baptiste Lully, op. cit., acte I, sc. 1). 13. Nous soulignons la reprise du livret de Quinault : « Fut-il jamais amant plus fidèle, et plus tendre ? / Fut-il jamais amant plus malheureux que moi ». 14. Alain René Lesage, Fuzelier et Jacques-Philippe d’Orneval, L’ombre du cocher poète, Le théâtre de la Foire ou L’Opéra-Comique, contenant les meilleures pièces qui ont été représentées aux Foires de SaintGermain et de Saint-Laurent, 1968, t. 5.
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florestan air :
Eh vogue la galère Quand un cœur est sincère, Il faut le ménager ; Si dans une autre affaire Il a su s’engager, Et vogue la galère15. air :
[Changement] pique l’appétit
Faites une nouvelle maîtresse. Ne pleurez plus une tigresse Qui de tous les amants se rit, Changement pique l’appétit.
Dans les deux cas, Carolet reprend le titre de l’air en conclusion des couplets ; il procède de même avec le dernier air, chanté par Amadis : air : C’est ma devise Rien ne pourra me consoler, Je suis trop tendre. Pour elle, je veux m’immoler, Sans rien entendre. A m’aller pendre par mon cou Tout m’autorise. Être un amoureux sombre et fou C’est ma devise.
La première scène de Polichinelle Amadis révèle l’abondance des vaudevilles utilisés, source de variété et de plaisir pour le spectateur : Carolet, grand pourvoyeur de pièces pour marionnettes, a le sens commercial ; il sait ce qui marche, ce qui plaît au public, au lieu de rechercher l’originalité. D’autre part, Carolet suit assez fidèlement le schéma général de l’opéra-cible, même s’il n’en cite que rarement le livret. En fait, Amadis est pour Carolet un prétexte à détournement plaisant ; on chante beaucoup dans cette parodie pour marionnettes, et la substitution de Polichinelle au héros est le principal vecteur d’effets comiques. Le combat entre Amadis et Arcalaus confirme cette exploitation des caractéristiques de Polichinelle pour faire rire les spectateurs. À la scène six de l’acte deux d’Amadis, le chevalier, accompagné de Corisande (l’amante de Florestan), se présente devant le pont gardé par l’enchanteur pour aller délivrer son demi-frère et les autres captifs, mais Arcalaus fait arrêter Corisande et oblige Amadis à livrer bataille. Ayant le dessous, le sorcier convoque « plusieurs démons et des monstres terribles16 », sans plus de succès ; ce sont finalement « d’autres 15. Dans le manuscrit, alors que le titre porte l’interjection « Eh », la conjonction « et » est utilisée dans le vers. 16. Philippe Quinault et Jean-Baptiste Lully, op. cit., acte II, sc. 7.
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démons, sous la forme de bergers et de bergères » qui parviennent à enchanter le chevalier et à lui faire rendre les armes (au sens propre, Amadis remet son épée à l’une des bergères qu’il prend pour Oriane). Carolet commence par récrire l’affrontement entre Arcalaus et Amadis, à la scène neuf du premier acte de sa parodie, en jouant sur les fanfaronnades de Polichinelle : alors que Corisande l’enjoint à la défendre et de secourir son amant, Amadis tergiverse : « J’apprête mon courage / Pour vous, / J’apprête mon courage », sur l’air « Jardiniers d’Octave, lonla ». Quand il se décide finalement à attaquer, « il donne des coups de pied dans le ventre d’Arcalaus ». Le combat ressemble alors moins à un duel à mort qu’à une de ces scènes de bastonnade dont la commedia dell’arte raffole, et l’air guerrier « Voici les dragons », sur lequel Arcalaus chante sa défaite provisoire, revêt une portée ironique. Puis, Carolet s’en prend à la pastorale trompeuse imaginée par Lully et Quinault : à la troupe de nymphes et de bergers, il substitue « une troupe de filles de joie », qui multiplie les noms doux pour charmer le héros17. L’explication qu’Arcalaus donne de son stratagème joue sur la paillardise bien connue de Polichinelle :
air : Monsieur le Prévôt des marchands Démons, sous d’aimables minois, Cachez vos visages sournois, Amadis s’y laissera prendre. Je le connais pour un gaillard Qui de son naturel est tendre, Et mène la fille à l’écart.
L’entretien d’Urgande avec Amadis18 sanctionne une dernière fois le mélange de grivoiserie et de bravade propre à la marionnette. Carolet reprend l’étonnement de la fée dans l’opéra (« Amadis peut trembler19 ? ») pour le faire servir à la critique du chevalier : « Eh quoi, vous tremblez ? Cela ne sied point à Amadis. J’aime qu’on soit ferme, mon ami ». Amadis se défend alors mollement sur l’air « des Fraises » (souvent employé dans cette parodie) : Madame, quand je verrais Tous les diables ensemble, Jamais je ne tremblerais. Mais que je voie une fille que j’aime. Là, seulement le bord de son cotillon… Sot et très sot je parais. Je tremble. (Ter) Urgande sort. 17. « Amadis, mon mignon, / Mon petit trognon, / Mon aimable garçon, / Mon pigeon, / Mon charmant tendron » (Carolet, Polichinelle Amadis, Paris, Bibliothèque Nationale rue de Richelieu, ms. f. fr. 9312, acte I, sc. 10, chœur de filles, premiers vers). 18. Carolet, Polichinelle Amadis, Paris, Bibliothèque Nationale rue de Richelieu, ms. f. fr. 9312, acte III, sc. 1. 19. Philippe Quinault et Jean-Baptiste Lully, op. cit., acte V, sc. 1.
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Cet autoportrait synthétise les reproches adressés par tous les parodistes au héros de Lully et Quinault : ce dernier n’est valeureux qu’au combat, craintif et inquiet en amour. Si les mêmes critiques se retrouvent d’une parodie à l’autre, l’emploi d’Arlequin apporte quelques nuances au traitement d’Amadis. 1.2) arlequin amadis Polichinelle Amadis (mars 1732) et Arlequin Amadis (novembre 1731) ont notamment en commun la concentration remarquable de vaudevilles dans leur reprise de la première scène de l’opéra : dans la première parodie, Carolet recourait à neuf vaudevilles différents ; dans la seconde, Biancolelli et Romagnesi en utilisent huit : aucun n’est commun aux deux pièces. Or, dans la harangue finale de Polichinelle, déjà citée, Carolet accusait ses rivaux italiens d’empiéter sur le domaine réservé des théâtres de la Foire en composant eux aussi des parodies : cela laisse assez supposer l’émulation ayant présidé à la rédaction de la parodie pour marionnettes. Alors que chez Carolet, la marionnette principale rappelait elle-même son passé militaire sur l’air « Sans devant derrière », c’est à Florestan qu’il revient, dans Arlequin Amadis, de chanter la bravoure de son compagnon d’armes, sur l’air « Turenne nous défend » dont les onomatopées (« Patapatun prratanpan ») miment le roulement de tambour. L’ancien guerrier n’est donc plus que l’ombre de lui-même puisque c’est à Florestan de le rappeler à sa véritable vocation, conformément au livret de l’opéra. De plus, le commentaire d’Arlequin (« Il est fort consolant ») provoque la chute de cet élan martial par sa position en fin d’air et par l’ironie de son ton. On sait Arlequin poltron, et Biancolelli et Romagnesi ne manquent pas de jouer de sa pusillanimité pour donner plus d’acuité à leur critique du héros d’Amadis. On le note encore dans l’air suivant, « Monseigneur est charmant », où Arlequin fait entendre dès le premier vers l’objet véritable de ses pensées : « Ah, que l’amour paraît charmant », pour aussitôt regretter : « J’ai voulu devenir amant, / Hélas, qu’il va m’en cuire ! ». Les auteurs d’Arlequin Amadis présentent en deux airs antithétiques (un air guerrier et une brunette) le dilemme du personnage principal : Carolet s’en souviendra, semble-t-il, dans sa propre parodie où l’on retrouve un semblable balancement (rappelonsle : « Sans devant derrière », suivi de « Je suis la violette, moi »). Il ne s’agit peut-être que d’une même exploitation de la tension tragique qui se donne à lire dans le livret de Quinault, ou d’une conséquence de cette querelle des théâtres que nous avons précédemment évoquée.
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Lorsqu’ils récrivent le duel entre Amadis et Arcalaus20, les parodistes italiens pensent là encore aux potentialités comiques que représente pour eux le type d’Arlequin. Le Dictionnaire des théâtres de Paris apporte sur cette scène d’utiles précisions, en l’absence de didascalies : « Corisande demande du secours à Amadis. Arcalaus le fait saisir par des diables qui l’enlèvent. Amadis outré de colère rosse Arcalaus, et chante sur l’air “Les petits valent bien les grands”21 ». Cette diablerie (l’arrestation d’Amadis par les démons) paraît réinterpréter la didascalie qu’on peut lire à la scène six de l’acte deux d’Amadis : celle-ci précise que « les suivants d’Arcalaus emmènent Corisande », provoquant la colère du héros22. Alors que le manuscrit ne disait rien du combat qui opposait Amadis au sorcier, le Dictionnaire permet d’imaginer ici une scène de bastonnade, fréquemment associée dans la commedia à Arlequin. Enfin, le brusque radoucissement du combattant, sur l’air « C’est chez vous », devant la danse des bergères peut aussi être motivé par le bon cœur habituellement reconnu à ce type dell’arte. Biancolelli et Romagnesi expliquent la facilité avec laquelle Arlequin-Amadis se défait de son épée par sa candeur : « [P]ar ma foi, je suis bien bête », avoue-t-il lui-même23. On notera encore l’emploi d’un compliment fréquemment adressé à Arlequin (chez Marivaux notamment) à la scène dix : Arcabonne cherche à entraîner Arlequin à l’écart, tandis qu’il se débat, et elle chante son goût pour « [un] joli garçon / [qui] est formé pour plaire ». Le jeu scénique que décrit le Dictionnaire (« Arcabonne caressant Amadis ») ajoute à la grivoiserie de la scène et donne du piquant à la cour que la vieille sorcière fait à son jeune captif. Biancolelli et Romagnesi reprennent des scènes dix-huit à vingt la structure du dernier acte d’Amadis, qui voit la réconciliation des amants séparés : après s’être entretenu avec la fée Urgande, le héros peut enfin s’expliquer avec Oriane et découvrir qu’il est aimé en retour. De même que chez Lully, Arlequin commence par se désoler et ne parvient pas à goûter les plaisirs que lui réserve le palais enchanté d’Apollidon : « Que me fait à moi ce palais ? ». Les parodistes mettent à profit le fatalisme du type : l’abattement comique s’accompagne peut-être à la scène dix-huit de pleurs, qui ressemblent 20. Pierre-François Biancolelli et Jean-Antoine Romagnesi, Arlequin Amadis, Paris, Bibliothèque Nationale rue de Richelieu, ms. f. fr. 9331, sc. 7. 21. Claude et François Parfaict et Godin d’Abguerbe, DTP, t. 1, p. 182. 22. À moins que le pronom personnel « le », qu’on lit dans le Dictionnaire des théâtres de Paris, ne soit une coquille pour « la ». 23. Dans la parodie italienne de 1740, le personnage anticipe lui-même les critiques que doit susciter une telle imprudence, sur l’air « Le seigneur turc » : « Recevez, objet charmant, / Un bijou si tendre ; / L’épée est un instrument / Qu’un juste ne doit point rendre. / On pourra me critiquer / Mais, si l’on vient m’attaquer, / Vous saurez me défendre » (Jean-Antoine Romagnesi et Antoine-François Riccoboni, op. cit., sc. 10).
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chez lui à un mugissement. Ils placent également dans la bouche d’Urgande un nouveau diminutif : « Ah, le petit benêt ! », qui donne à la critique un accent de tendresse : si le manque d’initiative d’Amadis est condamné, celui d’Arlequin, lui, ne peut qu’être en partie excusé24. La rencontre avec Oriane est une dernière occasion pour tancer, sans excès, cet amant trop peu entreprenant sur l’air « De la canicule » : « Je vous aime constamment / Petit infidèle25 ». L’inventaire des travers du personnage principal d’Amadis est chose aisée tant les critiques émises dans les différentes parodies concordent entre elles. Leur particularité tient plus au choix de l’interprète (Polichinelle ou Arlequin), au rôle de premier plan joué par la musique (en particulier, dans la parodie toute en vaudevilles de Romagnesi et Riccoboni fils), ou encore à l’invention d’une intrigue originale, qui reprend seulement le personnel de l’opéra de Lully, comme c’est le cas de la parodie anonyme publiée en 1741. Cette dernière est particulièrement savoureuse dans son obstination à éreinter, au sens propre, le preux et courtois chevalier. 1.3) Amadis gaulé L’auteur anonyme oriente la pièce vers l’exécution de la vengeance d’Oriane : elle s’ouvre sur la déclaration résolue de cette dernière (« Non, Urgande, je ne serai jamais satisfaite, si l’audace d’Amadis n’est punie avec la dernière rigueur ») et se termine sur la satisfaction de son irritation (Amadis est copieusement rossé). L’auteur d’Amadis gaulé joue sur l’écart permanent entre le héros lulliste et le personnage fat et frivole qu’il offre à son lecteur : « la chambre enchantée des loyaux amants », qui constitue dans l’opéra la dernière épreuve imposée au vertueux Amadis, devient ici une simple chambre d’auberge où le héros compte bien retrouver son amante rétive, et qu’il monnaye à Urgande à cette fin (« Je t’entends ; voilà cinquante louis que je te supplie de recevoir »). Amadis est une première fois roué de coups à la scène quatre par Arcalaus, qui prête donc ici main forte au projet d’Oriane et d’Urgande (contrairement à l’opéra). Le sorcier apparaît comme le délégué des spectateurs irrités : « Au reste, ceux dont je vous parle, ce sont gens de goût, et la fatuité leur déplaît infiniment », et donne à son ennemi un soufflet au nom de tous. Malgré l’insulte, le chevalier
24. « C’est être sot que d’approuver / Des lois qui nous font éprouver / L’absence (bis) / De loin peut-on prouver / Son innocence ? » (Pierre-François Biancolelli et Jean-Antoine Romagnesi, Arlequin Amadis, Paris, Bibliothèque Nationale rue de Richelieu, ms. f. fr. 9331, sc. 18, Urgande, sur l’air « Ah qu’il est beau »). 25. Biancolelli et Romagnesi exploitent la décomposition syllabique qui caractérise ce vaudeville dans le couplet d’Oriane : « Vous vivez apparemment / Pour Bribri Briol pour Briola / Pour Bribrio pour Briolanie », démenti par Arlequin : « Quelle calomnie ». Le passage à la prose donne lieu alors aux explications artificiellement retardées entre les amants : « Amadis : Et ne me parlez plus de cette invisible-là ! / Oriane : Quoi, vous ne l’aimez pas ? / Amadis : Non, le diable m’emporte si je la connais seulement ».
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ne s’amende pas : « Je n’irai pas moins partout la tête levée26 », et chante sur l’air « De Joconde » : « [U]n Gascon, au manteau ducal, / Porte d’abord ses vues » (on reconnaît ici la réputation de forfanterie traditionnellement associée à la Gascogne). L’auteur anonyme s’empare aussi de l’Ombre d’Ardan Canile pour critiquer un peu plus la suffisance d’Amadis : « Je serais blâmé des honnêtes gens, si je profitais de l’avantage que me donne votre faiblesse27 ». En revanche, il s’écarte de son modèle en introduisant le personnage de Goudouli, cousin gascon d’Amadis, qui lui rappelle ses frasques amoureuses28 et lui apprend qu’il est père de jumeaux29. Une femme gasconne ne tarde pas à se présenter pour réclamer réparation30, puis c’est au tour d’une fille de joie, obligée d’avorter après la « visite nocturne » que lui rendit jadis Amadis31. Le héros don juanesque est finalement puni de ses escapades en recevant une pluie de coups dans la chambre enchantée, où il croyait trouver de nouveaux plaisirs32. La parodie anonyme se termine sur la fuite honteuse du héros et l’explicitation du titre dans ce couplet d’Urgande chanté sur l’air du « Menuet » de Pirame et Thisbé 33 :
Près d’un ducal manteau, Votre audace abusée Va servir de risée. Pour vanter le fardeau Qui gît sur vos épaules, Vous serez appelé Non Amadis des Gaules, Mais Amadis gaulé34.
26. Amadis gaulé, op. cit., sc. 5. 27. Ibid., sc. 6. 28. « Vous me faites, ce me semble, un accueil gracieux. Cependant, je vous ai rendu des services assez considérables. Que seriez-vous devenu si je ne vous avais caché trois mois dans ma maison ? Vous vous souvenez qu’étant encore abbé, vous séduisîtes la plus jolie dévote du père Sébastien, ce fameux carme déchaussé. Ce moine n’entendit point raillerie là-dessus, et vous suscita une affaire criminelle dont vous auriez été la victime » (ibid., sc. 8, Goudouli). 29. « Si vous voulez savoir le succès de cette affaire, le voici. Un mois après votre évasion de Toulouse, la dévote mit bas deux jumeaux ; par bonheur, le carme se reconnut dans un de se poupons, et en notre considération, il voulut bien assoupir toutes choses » (id., Goudouli). 30. Ibid., sc. 9. 31. Ibid., sc. 11. 32. Ibid., sc. 13. 33. Ibid., sc. 16. 34. La parodie anonyme Amadis gaulé est suivie d’une fable intitulée « Le paon et le rossignol » (qui revisite librement la fable de La Fontaine « Le paon se plaignant à Junon », L. II, fable 17), le paon étant bien sûr Amadis et la canne pour qui il brûle d’amour, Oriane. La passion du volatile est contrariée par l’irruption d’un rossignol, qui reçoit la préférence, et la fable se conclut par une application directe à l’histoire d’Amadis de Gaule : « Tous les prévôts de la gent volatile, / Fondirent tout à coup sur le chantre imbécile ; / À cet assaut il fut si bien plumé / Que fort longtemps il en fut enrhumé. / Le trait moral qui suit / De ce récit, / Sur les épaules / D’Amadis des Gaules, / Sera longtemps écrit ».
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Les parodies qui prennent Amadis pour cible se focalisent d’autant plus sur le héros que la tradition romanesque a construit de lui l’image d’un parangon de dévouement et de bravoure : le plaisir de la critique s’en trouve accru. Mais le recours au merveilleux dans l’opéra de Lully et Quinault fait lui aussi l’objet d’une grande attention : c’est tout d’abord à l’imaginaire puissamment lié à la forêt (lieu où la nature reprend ses droits, lieu par conséquent inquiétant et source de fantasmes) que s’en prennent Carolet, Biancolelli, Romagnesi et Riccoboni fils. Mais c’est aussi au déploiement de machines qu’ils s’attaquent à l’aide de leurs propres moyens scéniques. 2) le traitement du merveilleux 2.1) une topographie revisitée : exemple du « bois épais » La première indication scénique de Polichinelle Amadis : « La scène est en bien des endroits », stigmatise d’emblée la multiplication des changements de décors propres à fasciner les spectateurs d’Amadis. D’une manière générale, les différents lieux où se déroule Amadis, systématiquement repris dans la parodie de Carolet35, se trouvent dénaturés soit par leur représentation matérielle (la dégradation passe alors par la reproduction des décors avec les moyens d’un théâtre de marionnettes), soit par leur évocation au sein même des répliques. Ainsi, le bois épais, qui donne son titre à l’un des airs les plus célèbres d’Amadis36, mérite à lui seul une étude particulière. Les indications spatiales que Carolet précise pour le premier acte de sa parodie ne correspondent pas au décor de l’acte un de l’opéra (à savoir, le palais du roi Lisvart, père d’Oriane), mais à celui du deuxième acte : « une forêt dont les arbres sont chargés de trophées ». Il faut attendre la scène de confrontation entre le chevalier et l’enchanteur Arcalaus pour que Carolet justifie ce décor forestier : pour impressionner Amadis, Arcalaus donne à sentir sa puissance en prenant à témoin les bois :
35. Dans le cas d’Arlequin Amadis de Biancolelli et Romagnesi, on sait grâce au Mercure de France, que les décors ont été exécutés par M. Le Maire : ainsi, à l’occasion du changement de décor à la scène huit (à l’exemple de celui opéré à la scène 1 de l’acte III de l’opéra), le Mercure précise que « le théâtre change, et représente un palais ruiné et des cachots. Cette décoration, qui est de M. Le Maire, a été bien goûtée comme toutes celles qu’il a faites pour le Théâtre-Italien » (cité dans Claude et François Parfaict et Godin d’Abguerbe, DTP, t. 1, p. 182). D’une manière générale, le Dictionnaire des théâtres de Paris, qui reprend le compte rendu du Mercure, signale l’imitation suivie des décors de l’opéra dans la parodie italienne de 1731. 36. Amadis : « Bois épais, redouble ton ombre, / Tu ne saurais être assez sombre ; / Tu ne peux trop cacher mon malheureux amour. / Je sens un désespoir dont l’horreur est extrême ; / Je ne dois plus voir ce que j’aime, / Je ne veux plus souffrir le jour » (Philippe Quinault et Jean-Baptiste Lully, op. cit., acte II, sc. 4).
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Vois ce magasin de hardes, Ces fusils, ces hallebardes ; De plus d’un soldat aux gardes, Je suis le fameux vainqueur.
Du livret de Quinault aux indications scéniques de la parodie, les « trophées » sont désormais expressément détaillés, et la mention notamment des « hardes », ultime dépouille des adversaires d’Arcalaus, accroît comiquement la violence des passes d’armes. La référence à la forêt d’Amadis avait donné lieu dès l’ouverture de la scène cinq du premier acte à une dégradation de ce lieu archétypal du merveilleux : la forêt, lieu des enchantements, lieu de l’errance et des aventures, se trouve soudainement rabaissée lorsqu’elle est associée à Arcabonne. Son frère l’accueille en ces mots, sur l’air « Des folies d’Espagne » : « Les bois, ma sœur, vous ont rendu sauvage ; / Vous soupirez et je ne sais pourquoi ». Cette réplique est l’occasion pour Carolet de glisser un commentaire distancié sur ces bois sauvages qui constituent l’un des lieux forts d’Amadis : les bois ne tiennent plus leurs promesses merveilleuses et ne laissent plus surgir des enchanteurs, mais une vieille mégère, ayant trop longtemps vécu dans la solitude. Carolet n’est pas le seul à revisiter la topographie de l’opéra de Lully et Quinault ; en novembre 1731, Biancolelli et Romagnesi s’amusent déjà à souligner la grande fréquentation du bois (faussement) solitaire. En effet, la scène six d’Arlequin Amadis37 se focalise sur la rencontre fortuite entre Amadis, qui s’enfonce dans la forêt par désespoir, et Corisande, partie à la recherche de Florestan, qui s’est égaré en se laissant séduire par une fausse bergère. Ignorant la présence l’un de l’autre, les deux personnages chantent ensemble leur désarroi, sur l’air « Parlez tout doux » qui convient bien à la solitude des lieux. Les parodistes restent fidèles à l’opéra sur le plan formel en adoptant le principe de la simultanéité des voix, qui donnait à sentir l’empathie dans le malheur38, mais ils s’en détachent par une interprétation malveillante de cet écho : amadis
Dans ces forêts, on me répond Du même ton. Quelque mauvais plaisant, je crois, Se rit de moi. 37. Détournement parodique de la scène 5 de l’acte II de l’opéra. 38. « Hélas, quels soupirs me répondent ? / Hélas, quels soupirs, quels regrets / Avec mes plaintes se confondent ? / Hélas, quels soupirs, quels regrets / Me répondent dans ces forêts ? » (Pierre-François Biancolelli et Jean-Antoine Romagnesi, Arlequin Amadis, Paris, Bibliothèque Nationale rue de Richelieu, ms. f. fr. 9331, acte II, sc. 5).
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D’autre part, les parodistes italiens choisissent l’air concordant « J’aperçus » pour illustrer musicalement la reconnaissance d’Amadis et de Corisande. Le récit que celle-ci fait de l’enchantement de son amant suscite alors chez Amadis une interrogation métacritique propre à mettre à nu certaines facilités de l’opéra : Que diable venait-il faire dans ce bois ! Nous nous y trouvons tous sans savoir pourquoi. Quel chemin faut-il prendre ? corisande
Venez par ici. amadis
Allons.
La facilité avec laquelle Amadis et Corisande sortent du bois, après s’y être perdus, dénonce la commodité dramaturgique d’un tel lieu, qui autorise toutes les rencontres et tous les imprévus, sans avoir à les justifier. En 1740, Romagnesi et Riccoboni fils vont eux aussi s’attaquer au « bois épais » d’Amadis, tout d’abord en détournant le fameux air d’Amadis :
Bois épais, redouble ton ombre, Car je ne veux plus voir le jour ; Et sois aussi triste, aussi sombre Que l’est mon ennuyeux amour39.
La pénombre n’est plus recherchée par désespoir, mais par lucidité sur le rôle geignard qu’Amadis joue dans l’opéra. De plus, la rencontre opportune avec Corisande et les explications de sa présence en ces bois donnent lieu à une nouvelle pique décochée contre Amadis : Corisande explique au chevalier la disparition de son amant sur l’air « Moïse » :
Ce bois est plein de fillettes Qui viennent vous agacer. Vous entendez des chanteuses, Vous y voyez des danseuses, Et tout cela vous conduit Dans un périlleux réduit.
Romagnesi et Riccoboni fils récrivent l’enlèvement du demi-frère d’Amadis en lui donnant une coloration grivoise et métathéâtrale : le merveilleux justifie chez Lully d’impressionnants changements de décor, des combats entre démons, la métamorphose d’esprits infernaux en innocents bergers et bergères ; c’est à cette dernière transformation, dont Amadis sera lui-même victime à la scène 39. Nous soulignons les emprunts au livret d’Amadis. Dès la scène d’ouverture de la parodie italienne de 1740, la première réplique d’Amadis, sur l’air « Un mari pour morisque », égratigne sur ce point le personnage principal : « Je suis un misérable, / Qu’un funeste amour accable / Depuis deux mois, à l’Opéra / La, la ».
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sept du deuxième acte, que la réplique de Corisande fait notamment référence par anticipation. C’est aussi pour les parodistes italiens une façon d’ironiser à leur tour sur l’animation de ce « bois solitaire » chanté par Amadis. 2.2) les machines de l’opéra : voleries, apparition d’un revenant et autres manifestations de la magie
Ne pouvant rivaliser avec le faste de l’opéra, Carolet imagine une copie des machines d’Amadis avec les moyens que lui offre le théâtre de marionnettes de Bienfait. Ainsi, le parodiste substitue à l’effrayante monture que chevauche Arcabonne40 « un monstre ailé à sept têtes », ironique rappel de cette descente infernale. Le brusque changement d’échelle et la réduction minimaliste des éléments de décor ou des accessoires deviennent alors un sûr moyen de faire rire le spectateur de l’écart entre le modèle et son reflet déformé. Biancolelli et Romagnesi imaginent un tout autre détournement de la visite qu’Arcabonne rend à ses prisonniers : si le manuscrit ne porte aucune mention d’un jeu scénique, le compte rendu du Dictionnaire de Parfaict et d’Abguerbe supplée à ce manque et précise que la sorcière se présente « sous la figure d’un chat monstrueux41 ». Les parodistes italiens exploitent ainsi la superstition populaire attachée aux félins. Plus encore que le vol d’Arcabonne, l’acte trois d’Amadis s’illustre par l’apparition de l’Ombre d’Ardan Canile, tombé sous les coups d’Amadis, et qui réclame ainsi vengeance à sa sœur :
Ah, tu me trahis, malheureuse ! Ah, tu vas trahir tes serments ! Je retombe ; le jour me blesse. Tu me suivras dans peu de temps : Pour te reprocher ta faiblesse, C’est aux Enfers que je t’attends.
Carolet en imagine une version considérablement raccourcie : l’Ombre accuse elle aussi de trahison Arcabonne (traitée ici de « misérable sorcière »), sur l’air « En cueillant des barbeaux », mais le parodiste donne à sa réplique une dimension métacritique inexistante bien entendu dans l’opéra : Dans un moment, tu rejoindras ton frère, Tu en auras tantôt, Tu en auras tantôt, Et je saurais te reprocher plus d’un défaut.
Il tombe dans son tombeau.
40. « Arcabonne conduite et portée en l’air par un dragon volant, descend dans le palais ruiné », qui constitue l’un des décors du troisième acte d’Amadis (Philippe Quinault et Jean-Baptiste Lully, op. cit., acte III, sc. 2). 41. Claude et François Parfaict et Godin d’Abguerbe, DTP, t. 1, p. 183.
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Outre la critique, récurrente, du personnage de la sorcière amoureuse, Carolet détourne son modèle en proposant non pas une disparition mystérieuse de l’Ombre, mais une brusque chute, dont le comique est d’autant plus piquant qu’il s’agit de celle d’une marionnette. Une autre manière de ruiner l’effet saisissant du dialogue d’outre-tombe est celle adoptée par les parodistes d’Arlequin Amadis à la scène neuf. Biancolelli et Romagnesi retiennent l’air galant « Tu disais que tu m’aimais » pour en exploiter l’accusation de duplicité (fraternelle en l’occurrence, et Ardan Canile de répéter « Menteuse, menteuse »). Puis, ils détournent le livret et en tirent de nouvelles potentialités comiques, sur l’air « Je suis toujours prêt » : Ah, tu vas trahir tes serments ! Le jour me blesse, je retombe. Le grand air me fait mal aux dents ; Je me trouve mieux dans ma tombe. Tu me suivras dans peu de temps, C’est aux Enfers que je t’attends, Que je t’attends (Bis) C’est aux Enfers que je t’attends42.
On remarquera ici l’insertion de deux vers qui suggèrent une interprétation fantaisiste de la brusque retraite de l’Ombre. Sitôt que son frère s’est évanoui, Arcabonne conclut la scène par une réplique désinvolte : « Allez y toujours devant et ne vous mettez pas en peine », qui trahit un attachement aux plaisirs terrestres que l’on trouve communément dans l’univers parodique. L’arrivée spectaculaire d’Urgande est un autre temps fort de l’opéra du point de vue dramaturgique (elle seule est capable de mettre en déroute les deux enchanteurs) et scénique (les didascalies laissent supposer des moyens considérables pour donner vie au vaisseau d’Urgande et créer la surprise de sa découverte). En effet, l’intervention miraculeuse de la fée est ainsi décrite dans le livret : « Un rocher environné de flammes s’approche ; les flammes se retirent et laissent voir un vaisseau sous la figure d’un serpent. Urgande et ses suivantes sortent de ce vaisseau43 ». Ce deus ex machina doit provoquer le ravissement du spectateur parce qu’il commence par inquiéter (qu’estce donc que ce rocher enflammé ?), avant de réjouir (Amadis et Oriane seront sauvés). Ce dévoilement retardé du vaisseau est systématiquement repris dans les parodies italiennes et foraines d’Amadis. Chez Carolet, alors qu’Arcabonne et Arcalaus se préparent à jouer un mauvais tour aux deux 42. Pierre-François Biancolelli et Jean-Antoine Romagnesi, Arlequin Amadis, Paris, Bibliothèque Nationale rue de Richelieu, ms. f. fr. 9331, sc. 9. Nous soulignons les emprunts au livret d’Amadis (inversion des hémistiches pour le deuxième vers). 43. Philippe Quinault et Jean-Baptiste Lully, op. cit., acte IV, sc. 6.
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amants44, ils sont arrêtés dans leur élan par un spectacle inattendu : « Mais que nous annonce cette nouvelle machine ? Il y a, ma foi, des diables qui travaillent pour eux45 ». L’étonnement ici marqué joue sur un double registre : d’une part, on peut y voir un commentaire amusé de cette nouvelle manifestation du merveilleux dans Amadis, et une désignation des rouages cachés de l’imposante machinerie nécessaire pour actionner le rocher enflammé, puis dévoiler le vaisseau d’Urgande (les « diables » renverraient alors aux techniciens dissimulés sous la scène de l’Académie Royale de Musique). Mais on peut compléter cette interprétation en appliquant la réplique d’Arcabonne à la propre parodie de Carolet : ce dernier se plairait alors à souligner l’insuffisance comique de ses moyens, et la surprise ne serait que feinte devant un vaisseau manipulé dans les coulisses du théâtre pour marionnettes de Bienfait. Suivant le livret d’Amadis 46, Carolet attribue à Urgande une baguette magique, dont elle touche Arcalaus, puis Arcabonne à deux reprises47, mais le parodiste sape tout effet merveilleux par le recours au vocabulaire de la magie noire (« Je suis plus diable que les diables, / Je sais les grimoires par cœur », se présente-t-elle sur l’air « Belle Iris, vous avez deux pommes »), qui transforme la fée de l’opéra en vulgaire sorcière. Le rabaissement tient ici non seulement à l’apparence physique d’Urgande, simple pantin de bois voguant sur un bâtiment dérisoire, mais aussi à la façon dont elle s’exprime. Carolet réactive ainsi l’expression « donner quelqu’un à tous les diables », lorsque la fée vengeresse maudit Arcabonne, dans la mesure où elle livre en effet son ennemie à sa troupe de démons48. Les occurrences du terme « diable » sont 44. Carolet, Polichinelle Amadis, Paris, Bibliothèque Nationale rue de Richelieu, ms. f. fr. 9312, acte II, sc. 9, Arcabonne chante sur l’air concordant « Réveillez-vous » : « Réveillons Amadis, mon frère, / Qu’il pleure Oriane à son tour. / Que nous l’allons entendre braire / S’il voit ses yeux privés du jour ». Dans l’opéra (Philippe Quinault et Jean-Baptiste Lully, op. cit., acte IV, sc. 5), la magicienne imagine, en accord avec son frère, de faire mourir et revivre les deux amants tout à tour afin d’augmenter leur peine et de venger son amour blessé. 45. Carolet, Polichinelle Amadis, Paris, Bibliothèque Nationale rue de Richelieu, ms. f. fr. 9312, acte II, sc. 9. 46. À la scène 6 de l’acte IV d’Amadis, Urgande « touche de sa baguette Arcalaus et Arcabonne » afin de permettre à ses suivantes de délivrer les amants : « Les suivantes d’Urgande commencent à dissiper par leurs danses l’enchantement dont Amadis et Oriane sont saisis, et les emportent dans le vaisseau. Urgande, avant que d’y rentrer, touche une seconde fois de sa baguette Arcalaus et Arcabonne », et les abandonne à leur « propre rage ». Après le combat entre les démons de l’air et ceux des Enfers, les deux enchanteurs se suicident. 47. Carolet, Polichinelle Amadis, Paris, Bibliothèque Nationale rue de Richelieu, ms. f. fr. 9312, acte II, sc. 10. 48. « Et toi, scélérate Arcabonne, / Reconnais aussi mon pouvoir, / À tous les diables, je te donne, / Et je me ris de ton désespoir » (Carolet, Polichinelle Amadis, Paris, Bibliothèque Nationale rue de Richelieu, ms. f. fr. 9312, acte II, sc. 10, Urgande, sur l’air « Tu croyais en aimant »).
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particulièrement concentrées dans cette scène, et les deux enchanteurs se désolent, sur l’air « Des fraises », en répétant à l’envi : « elle nous porte un guignon / De diable, de diable, de diable ». La dégradation des magiciens (bons et mauvais confondus) passant par l’emploi d’expressions populaires se remarque encore dans les propos menaçants tenus par deux suivantes d’Urgande : « On va vous taillez des croupières49 », ou bien le constat de défaite : « Et vous, maudits enchanteurs, reprenez l’usage de vos sens pour enrager de n’avoir fait que de l’eau claire50 ». L’irruption scénique d’Urgande est préparée dans la parodie italienne de 1731 par un changement de décor qui survient, précise le Mercure de France, à la scène onze : « Le théâtre change et représente la mer 51 ». L’arrièreplan marin installé, Arcalaus peut s’écrier à la fin de la scène quinze : « Mais que signifie ce rocher enflammé qui sort de la mer ? », exclamation ainsi accueillie par Arcabonne : « C’est une antipériphrase52 ». Le Dictionnaire des théâtres de Paris note alors un jeu de machines : « Aussitôt on voit sur la mer un rocher enflammé, et ensuite la Grande Serpente, d’où sort Urgande, avec plusieurs femmes qui sont avec elle53 ». Les deux enchanteurs commentent, à la scène seize, l’étrange apparition sur l’air approprié « Ah le voici » : arcalaus air :
Ah, le voici, ah le […] D’où part ce spectacle nouveau ?
D’un pouvoir plus grand que le nôtre.
Est-ce un serpent, est-ce un vaisseau ?
Non, non, ce n’est ni l’un ni l’autre.
Ma sœur, qu’est-ce donc que cela ?
Le magasin de l’opéra.
arcabonne
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arcalaus
arcabonne
49. « On dit tailler des croupières à quelqu’un, pour dire l’obliger à fuir, le poursuivre vivement, le faire bien aller, trotter et courir, lui donner bien de l’exercice » (Furetière). 50. Faire de l’eau claire : expression proverbiale ainsi expliquée chez Antoine Furetière : « Il n’y fera que de l’eau toute claire, pour dire qu’il ne réussira pas en une telle affaire » (Furetière). 51. Claude et François Parfaict et Godin d’Abguerbe, DTP, t. 1, p. 186. 52. Antipériphrase : néologisme formé à partir de antiphrase (« terme de grammaire. Contrevérité, figure ironique par laquelle disant une chose on entend tout le contraire ») et de périphrase (« circonlocution, détour de mots. Les méchants orateurs affectent de faire plusieurs périphrases pour éviter les discours communs ») (Furetière). 53. Claude et François Parfaict et Godin d’Abguerbe, DTP, t. 1, p. 187.
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La dernière réplique d’Arcabonne sanctionne la multiplication des machines que nécessite l’arrivée d’Urgande et de ses suivantes. D’autre part, Biancolelli et Romagnesi vont eux aussi pasticher le discours de la fée lorsqu’elle se présente, dans sa majesté, à Arcabonne et à Arcalaus. S’inspirant du livret, ils en retiennent l’étendue du pouvoir exercé par Urgande et sa volonté de défendre le plus faible, mais sans avoir recours au vocabulaire de la sorcellerie, comme chez Carolet. La scène six du quatrième acte d’Amadis commence ainsi : Je soumets à mes lois l’Enfer, la Terre et l’Onde, Sans qu’on sache où je suis, je parcours tout le monde ; Et je connais des secrets que les Cieux N’ont jusqu’ici dévoilé qu’à mes yeux.
Suivant l’opéra de Lully et Quinault, les parodistes italiens donnent eux aussi la parole à Urgande qui fait entendre la puissance de ses pouvoirs sur l’air concordant « Quand je remue », qui suppose une agitation désordonnée plus que l’efficacité de sa magie :
Ma puissance absolue S’étend de çà de là. L’eau, la terre et la nue, L’Enfer et cetera, Quand je remue, Tout remue, Quand je remue, Tout va.
De plus, Biancolelli et Romagnesi attribuent à la fée des incantations burlesques, alors que celle-ci utilisait, chez Lully, sa seule baguette pour figer sur place les deux coupables et rendre vie aux amants. Il semble d’ailleurs que la formule magique « Berlie, berlie » soit faussement attribuée à Arcalaus, qui chante sur l’air concordant « Vous avez bon air » son incapacité soudaine de faire le moindre mouvement : Berlie, berlie. Je demeure immobile, Mon effort est inutile. Plus que nous, elle est habile. Comme nous voilà ! Tous deux. Ah, la bonne figure, Ah, la belle posture, Ah, la bonne figure Que nous faisons là ! On joue le même air. Urgande en disant : Berlos, berlos, désenchante Oriane et Amadis qu’on emporte dans les vaisseaux.
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On peut penser que le manuscrit est ici fautif : de même que l’enchanteresse réveille les amants par les mots « Berlos, berlos », elle s’est d’abord vraisemblablement vengée d’Arcalaus et de sa sœur par l’incantation, similaire, « Berlie, berlie ». Les parodistes d’Arlequin Amadis suivent le modèle de l’opéra en donnant à voir l’embarquement des amants à bord du vaisseau de leur bienfaitrice54. Enfin, la dernière réplique de la scène seize stigmatise les facilités dramaturgiques que permet le recours à un deus ex machina et l’insertion d’un énième duo : urgande air :
Un abbé dans [un coin] Adieu donc, mes enfants, Je vous rends L’usage de vos sens. Car ce serait dommage Que ce couple si beau Ne chantât dans sa rage Que quelque joli duo.
La mention ironique du « joli duo » renvoie à l’air final de l’acte quatre d’Amadis, où Arcabonne et Arcalaus chantent leur désespoir et leur résolution au suicide. Romagnesi et Romagnesi insinuent ici que la suspension de la magie d’Urgande ne répondrait qu’à la recherche du pathétique. Proposant presque dix ans plus tard une parodie d’Amadis, Romagnesi et Riccoboni fils se plaisent à leur tour à détruire l’effet spectaculaire de l’arrivée de la fée. À la fin de la scène vingt-et-un, le frère et la sœur commentent cette fabuleuse apparition sur l’air « Allons la voir à Saint-Cloud » : arcabonne
Urgande avec un pareil train Ne se mettrait pas en chemin. arcalaus
Bon, bon… C’est sa marotte D’aller par la galiote55.
Les parodistes jouent sur le contraste entre la petite embarcation à bord de laquelle surgit ici Urgande, et le rocher enflammé qui dissimulait un « vaisseau sous la figure d’un serpent ». Ils en sapent également la 54. Si le manuscrit de Polichinelle Amadis ne précise rien à ce sujet, on peut malgré tout le déduire des ordres donnés par Urgande à ses suivantes, sur l’air « des Fraises » : « Qu’Oriane et Amadis, / Que mon pouvoir rassemble, / Par vos soins soient réunis. / Ils reviendront tantôt unis / Ensemble, ensemble, ensemble » (Carolet, Polichinelle Amadis, Paris, Bibliothèque Nationale rue de Richelieu, ms. f. fr. 9312, acte II, sc. 10). 55. Galiote : « petite galère et fort légère, propre pour aller en course. Elle ne porte qu’un mat et deux ou trois pierriers. Elle n’a que quinze ou vingt bancs de chaque côté, et un homme sur chaque rame » (Furetière).
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magnificence en stigmatisant l’arbitraire d’une telle embarcation : derrière la tocade d’Urgande (sa « marotte »), se cacherait la volonté gratuite des auteurs d’Amadis d’éblouir les spectateurs. On retrouve donc ici en filigrane l’un des reproches les plus fréquents adressés à l’opéra : la recherche des effets avant toute vraisemblance dramatique. Si les didascalies ne précisent pas la paralysie dont Urgande frappe ses deux ennemis, l’ordre « Laissez ce couple tranquille, / Ou c’est fait de vous » laisse supposer un même recours à la magie, et l’air retenu, « Et moi, itou », prend tout son sens avec le duo des sorciers : arcalaus
Mon effort est inutile ; Ah ! je demeure immobile. arcabonne Et moi, itou.
La critique de l’opéra se renforce avec la seconde réplique d’Urgande qui fait directement allusion aux danses exécutées après la manifestation de sa magie : air :
Le curé de Nolle
Votre impertinence Mérite que l’on danse : Mais, je vous sauve aujourd’hui Du ballet et de son ennui, Car vous avez lieu, je pense, De bien jurer contre lui56.
Pour terminer cette étude des machines d’Amadis, nous nous intéresserons au combat entre les démons de l’air (parti d’Urgande) et ceux des Enfers (parti d’Arcabonne et d’Arcalaus), qui donne lieu dans Amadis57 à une nouvelle démonstration des possibilités techniques de l’Académie Royale de Musique. Dans Polichinelle Amadis (1732), Carolet synthétise l’affrontement en une courte scène et préfère à l’imitation parodique de son modèle la veine satirique : il oppose aux démons des greffiers et des 56. La critique ne porte plus seulement sur Amadis, mais sur le genre même de l’opéra qui suppose danses et divertissements. Romagnesi et Riccoboni fils relèvent fréquemment, pour s’en divertir, les nombreux passages dansés d’Amadis. Ainsi, à la scène 10, ils consacrent deux des trois couplets du monologue d’Amadis aux danses des faux bergers et fausses bergères, dépêchés par Arcalaus pour lui faire rendre les armes. Dans le premier couplet (sur l’air « Çà, que je te mette »), les démons sont raillés pour leur métamorphose inaboutie (c’est ce que suggère l’interjection « de pareils magots », où magots doit être pris dans le sens que lui donne Furetière : « hommes difformes, laids, comme sont les singes, des gens mal bâtis »). Dans le second (sur l’air « Vous auriez toujours là »), c’est le ballet lui-même qui est décrié : « Cette danse est langoureuse / Et ne se fait plus goûter ; / Il la faudrait, pour nous flatter, / Plus merveilleuse ; / Faites venir, pour m’enchanter, / Une sauteuse ». 57. Philippe Quinault et Jean-Baptiste Lully, op. cit., acte IV, sc. 6.
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procureurs ; « les robins ont le dessus58 ». Les deux enchanteurs ne se tuent pas, contrairement à l’opéra, mais battent en retraite en jurant : « Quittons ces lieux et que la peste / Nous crève avant que d’y rentrer ». Outre le comique inhérent à cette bataille de figurants en miniature, Carolet joue ainsi sur la satire contre les hommes de loi que l’on trouve fréquemment dans les parodies. Biancolelli et Romagnesi, eux, choisissent de suivre le livret de Quinault : dans leur parodie Arlequin Amadis (1731), ils consacrent à la bataille qui conclut l’acte quatre d’Amadis une scène entière (la scène dix-sept). Ils commencent par détourner le duo d’Arcalaus et Arcabonne, où ceux-ci convoquent les démons, sur l’air « Ah, palsangué59, Pierrot » : Démons, souscrirez-vous qu’on nous outrage ainsi ? Accourez, et sans plus attendre. Nous vous appelons, venez nous défendre. Quoi, vous n’arrivez pas ! Eh, volez donc ici ! Morbleu, tous ces lutins Trahissent notre gloire. Ils n’obéissent point. Ciel, qui l’aurait pu croire ? Ils nous font croquer le marmot60. Nous avons beau hucher61 : Asmodée, Astarof ! Ils chantent voire, voire62. Ah, les voilà, les voilà pourtant. Les démons de la terre et ceux de l’air se battent, ceux de la terre ont le dessous.
Les parodistes italiens d’Arlequin Amadis ont été sensibles à une potentialité comique du livret de Quinault, qui laisse en effet supposer un retard de l’arrivée des démons63. Ils n’en reprennent textuellement que l’ordre « venez nous défendre », et développent le sous-texte du duo par une gradation qui va de l’impatience à la franche exaspération. Conformément à leur modèle, 58. Carolet, Polichinelle Amadis, Paris, Bibliothèque Nationale rue de Richelieu, ms. f. fr. 9312, acte II, sc. 11. 59. Palsangué : juron qui signifie « par le sang de Dieu ». 60. Croquer le marmot : « on le dit figurément de ceux qu’on laisse longtemps attendre à une porte, dans un vestibule, parce que pour se désennuyer ils barbouillent, ils croquent le marmot ou quelque figure mal bâtie contre la muraille » (Furetière). 61. Hucher : « vieux mot qui signifiait autrefois appeler. Il n’est plus en usage que dans les provinces » (Furetière). 62. Voire, voire : « mot dont se servent fréquemment les Normands pour certes, en vérité, assurément » (Philibert-Joseph Le Roux, Dictionnaire comique, satirique, critique, burlesque, libre et proverbial, 2003 [1718]). 63. « Démons, soumis à nos lois, / Volez, venez nous défendre. / N’osez-vous rien entreprendre ? / Méprisez-vous notre voix ? / Hâtez-vous, c’est trop attendre. / Démons, soumis à nos lois, / Volez, venez nous défendre » (Philippe Quinault et Jean-Baptiste Lully, op. cit., acte IV, sc. 6, duo d’Arcalaus et Arcabonne).
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ils accordent la victoire aux démons des airs, mais dénoncent aussitôt les artifices scéniques que nécessite la représentation d’une tel affrontement, et exploitent le refrain de l’air « Sont tous pas perdus » pour sa concordance avec le contexte : tous deux air :
Sont tous pas perdus On ne vit jamais peintre Tracer de tels combats, Mais les démons du cintre Sont plus forts que ceux d’en bas. Nous y perdons nos pas, Nicolas, Sont tous pas perdus pour nous.
Lorsqu’ils composent leur parodie d’Amadis en 1740, Romagnesi et Riccoboni fils détournent également le combat entre les créatures infernales et les démons de l’air (scène 22). En 1731, on l’a vu, Romagnesi, en collaboration avec Biancolelli, avait considérablement développé les admonestations d’Arcalaus et d’Arcabonne, qui pouvaient se résumer à ces deux vers : « Démons, soumis à nos lois, / Volez, venez nous défendre ». Cette imprécation se transforme, dans la parodie italienne de 1740, en une série d’ordres rageurs et en un récit assez détaillé de l’évolution de la bataille, avec force vocabulaire militaire, sur l’air « Diahuriau » : arcabonne, arcalaus Secondez-nous, troupe infernale, Démons, venez nous secourir ; Contre une puissance fatale C’est à vous de nous maintenir. Vite, preste ! Veux-tu courir ? Il faut livrer la bataille ; Et vous de mener tant et plus : Il faut ici frapper, et des touches de taille. Mais gardez-vous d’être rompus. Courage, enfants, courage, ils seront tous vaincus. Ah, nos efforts sont superflus, Nos démons ne font rien qui vaille, Nous sommes confondus. Frappe, tape, attrape, La victoire nous échappe. Rentrez vite sous la trappe ; (Bis) Quels démons de bibus64 !
64. Bibus : « terme indéclinable et ironique, qui se dit de choses qu’on veut mépriser. Un avocat, un poète de bibus, est un méchant avocat, un mauvais poète. Des raisons de bibus, ce sont des raisons vaines et peu solides » (Furetière).
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En 1740, Romagnesi a changé de co-auteur (Biancolelli est mort en avril 1734), mais il reprend certains traits de la parodie de 1731 : les auteurs d’Arlequin Amadis mettaient l’accent sur le retard insupportable des démons, s’amusaient à glisser dans le duo des sorciers quelques expressions savoureuses (« croquer le marmot », « voire, voire ») et continuaient à jouer sur un registre démoniaque récurrent dans cette reprise parodique d’Amadis65 ; dans la parodie de 1740, Romagnesi et Riccoboni fils suggèrent eux aussi le manque de vigueur des démons commandités par Arcalaus et Arcabonne, mais ils infléchissent la réécriture du duo pour en faire le récit d’une bataille rangée. Toutefois, ils terminent, comme en 1731, sur une allusion métathéâtrale : Arlequin Amadis consacrait la victoire des « démons du cintre » ; la parodie Amadis sanctionne la déroute des créatures infernales par l’ordre « [r]entrez vite sous la trappe ». Du cintre à la trappe, on reconnaît le même amusement à désigner la machinerie de l’Académie Royale de Musique. La comparaison de Polichinelle Amadis (mars 1732) et d’Arlequin Amadis (novembre 1731) fait ressortir l’importance des interprètes pour lesquels écrivent les parodistes : Carolet propose ainsi à son public de retrouver une marionnette dont il connaît bien les travers, et de la surimposer au modèle lulliste afin de faire ressortir les points faibles d’Amadis ; la charge provient alors de la réduction en miniature du chevalier et de sa déformation en un portrait grotesque, qui mêle lâcheté et paillardise. Biancolelli et Romagnesi, eux, pensent leur pièce pour l’Arlequin de la Comédie-Italienne (sans doute Thomassin, qui était arrivé avec la troupe en 1716 et qui meurt en 1739), et donnent d’Amadis une image toute aussi critique, où l’on retrouve la couardise, la crédulité et les variations comiques d’humeur (du désespoir d’aimer à l’espérance retrouvée) d’un des types de la commedia les plus populaires dans la France du XVIIIe siècle. Toutefois, comme le souligne François Moureau, il ne faudrait pas voir pure médisance dans cette confluence des traits décochés contre Amadis : La critique de l’opéra n’est pas exempte, on le voit, d’une juste appréciation des choses : génie incomparable de Lully et talent exceptionnel de ses interprètes. C’est dans ce mouvement de fascination à peine retenue qu’il faut replacer l’art de la parodie. Et les contempteurs de l’art lyrique, Boileau en tête, qui a la malchance supplémentaire d’être un partisan des Anciens, trouvent chez les Italiens des censeurs intrépides66.
65. Dans la scène 17 déjà étudiée, comme dans le reste d’Arlequin Amadis, Biancolelli et Romagnesi emploient massivement un vocabulaire qui vise à discréditer la magie noire pratiquée par Arcabonne et Arcalaus : on remarquera, dans le duo de la scène 17, l’apostrophe « démons », la désignation « tous ces lutins », et l’invention de noms qui personnalisent les démons : Asmodée, Astarof. 66. François Moureau, « Lully en visite chez Arlequin », Présence d’Arlequin sous Louis XIV, De Gherardi à Watteau, 1992, p. 70.
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D’autre part, l’étude du traitement réservé au merveilleux montre à quel point le lieu de représentation constitue une donnée préalable à toute réflexion sur les parodies dramatiques. Ainsi, Carolet compose sa parodie d’Amadis en mettant à profit les contraintes inhérentes à un théâtre de marionnettes : il valorise les accessoires et les décors rudimentaires afin d’imiter, sur un mode minoré et comique, les manifestations scéniques du merveilleux dans Amadis (changements de décors, apparitions spectrales et démoniaques, étonnant vaisseau, etc.). Les parodistes italiens bénéficient des possibilités techniques que leur offre la Comédie-Italienne, et l’on a déjà fait remarquer que les décors imaginés par Le Maire avaient contribué au succès d’Arlequin Amadis, ainsi que le Dictionnaire des théâtres de Paris s’en faisait l’écho. Outre l’infléchissement du rôle d’Amadis selon qu’il est (ré)interprété par Polichinelle ou Arlequin, nous avons pu voir incidemment combien la musique participait à la création d’un lien de connivence avec le public. Le choix des vaudevilles est particulièrement crucial dans une parodie comme Amadis de Romagnesi et Riccoboni fils (décembre 1740), entièrement chantée, sur la musique de Desbrosses. Mais cette dernière parodie présente un autre intérêt : la multiplication de commentaires amusés sur les danses d’Amadis, remarquée précédemment67, dépasse la simple critique générique. On peut en fait avancer l’hypothèse suivante : ce relevé systématique valoriserait par comparaison les propres danses exécutées dans la parodie italienne de 1740. En effet, d’après le Dictionnaire des théâtres de Paris : Cette parodie a été reçue favorablement du public, elle est ornée de trois intermèdes de chants et de danses très bien exécutés dans les caractères convenables au sujet de la parodie. Un nouveau danseur (c’était le sieur Boyer) et une nouvelle danseuse y ont dansé ensemble différentes entrées dans les divertissements de la parodie ; dont la musique qui est très bien caractérisée est toujours du sieur Blaise, et la composition des ballets, des sieurs Riccoboni le fils et de Hesse68.
C’est donc en connaissance de cause que les auteurs de la parodie d’Amadis jugent l’opéra pris pour cible. Pourtant, Romagnesi et Riccoboni fils ne terminent pas sur le morceau normalement attendu d’auteurs aussi intéressés par les danses, à savoir la célèbre chaconne d’Amadis69. C’est seulement dans Arlequin Amadis que l’on peut trouver l’indice d’une telle reprise, puisque
67. Voir note 46. 68. Claude et François Parfaict et Godin d’Abguerbe, DTP, t. 1, p. 56. 69. Pour entendre la chaconne d’Amadis : Jean-Baptiste Lully, Olivier Schneebeli (dir.), Un voyage au cœur des opéras de Jean-Baptiste Lully, 2005, K617 [enregistrement sonore]. Pour l’enregistrement de l’opéra dans sa totalité : Jean-Baptiste Lully, Hugo Reyne (dir.), Lully ou Le musicien du Soleil. Vol. VIII : Amadis, 2006 [enregistrement sonore].
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la parodie s’achève sur une danse exécutée par les amants et les amantes qui imite celle concluant le dernier acte d’Amadis70. Cette prise en compte des conditions concrètes de représentation, David Trott en a toujours été soucieux, et il écrivait notamment dans Théâtre du XVIIIe siècle. Jeux, écritures, regards : Ceux qui accèdent au théâtre par le biais d’un texte écrit peuvent facilement oublier ce que ce texte doit aux pratiques scéniques. Un auteur de pièces, par contre, ne peut pas se permettre de l’oublier, sans quoi, la mise en espace de ses paroles reste projet incertain71.
Les théâtres « non officiels » de la Foire et la Comédie-Italienne, si fortement dépendants du lien tissé avec le public lorsqu’ils programment des parodies, peu de temps après les reprises des opéras de Lully, demandent aux chercheurs de ne pas entériner ce « retrait du corps » que regrettait David Trott dans les études du théâtre du XVIIIe siècle : Les histoires du théâtre favorisant son aspect littéraire adoptent une perspective rétroactive dans laquelle l’importance de l’écrit va déjà de soi. Avant la fin du XVIIIe siècle, pourtant, il faut se rappeler ce que l’assimilation de cet écrit par la lecture pouvait encore comporter de viscéral. […] R. Chartier emprunte la formulation de Michel de Certeau que nous reprenons ici : « La lecture est devenue depuis trois siècles un geste de l’œil. […] Autrefois, le lecteur intériorisait le texte ; il faisait de sa voix le corps de l’autre ; il en était l’acteur. Aujourd’hui le texte n’impose plus son rythme au sujet, il ne se manifeste plus par la voix du lecteur. Ce retrait du corps, condition de son autonomie, est une mise à distance du texte ». Or, ce « retrait du corps » n’était pas achevé au commencement du XVIIIe siècle ; il était toujours en train de se faire72.
Souscrivant à une telle approche d’un théâtre qui sollicite les qualités spécifiques de ses interprètes, la scénographie, la musique et la danse, nous pouvons dire que la parodie n’est pas pièce à lire, mais à imaginer. Isabelle Degauque Université de Nantes
70. « Les loyaux amants forment une danse avec leurs amantes, en parodiant la chaconne d’Amadis » (Claude et François Parfaict et Godin d’Abguerbe, DTP, t. 1, p. 188). 71. David Trott, Théâtre du XVIIIe siècle. Jeux, écritures, regards, 2000, p. 50. 72. Ibid., p. 52.
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Textes cités Anonyme, Amadis gaulé, s.l., s.n., 1741. Argenson, René Louis de Voyer de Paulmy, marquis d’, Notices sur les œuvres de théâtre, Genève, Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, 1966 [éd. Henri Lagrave], vol. XLII et XLIII. Biancolelli, Pierre-François, dit Dominique, et Romagnesi, Jean-Antoine, Arlequin Amadis [Comédie-Italienne, 27 novembre 1731], Paris, Bibliothèque Nationale rue de Richelieu, ms. f. fr. 9331. Carolet, Polichinelle Amadis [Foire Saint-Germain, marionnettes de Bienfait, 25 mars 1732], Paris, Bibliothèque Nationale rue de Richelieu, ms. f. fr. 9312. Fabbricino Trivellini, Gabriella (éd.), Il Teatro di Jean-Antoine Romagnesi. Testi inediti ed esame linguistico, Naples, Liguori Editore, 1998. Furetière, Antoine, Dictionnaire universel, La Haye / Rotterdam, Arnout / Reinier Leers, 1690. Gherardi, Évariste, Le Théâtre Italien, ou Le recueil général de toutes les comédies et scènes françaises jouées par les Comédiens Italiens du Roi, pendant tout le temps qu’ils ont été au service, Genève, Slatkine, 1969, t. 5. Lagrange, J., Antoine Jacques Labbet de Morambert et Antoine-Jean Sticotti, Amadis [Comédie-Italienne, 31 décembre 1759], Paris, Cailleau, 1760. Le Roux, Philibert-Joseph, Dictionnaire comique, satirique, critique, burlesque, libre et proverbial, Paris, Champion, 2003 [1718]. Lesage, Alain-René, Louis Fuzelier et Jacques-Philippe d’Orneval, L’ombre du cocher poète, dans Alain-René Lesage et Jacques-Philippe d’Orneval (éd.), Le théâtre de la Foire ou L’Opéra-Comique, contenant les meilleures pièces qui ont été représentées aux Foires de Saint-Germain et de Saint-Laurent, Genève, Slatkine, 1968 [1724], t. 5, p. 540-546. Littré, Émile, Dictionnaire de la langue française, Paris, Hachette, 1875-1877. Lully, Jean-Baptiste, Hugo Reyne (dir.), Lully ou le musicien du Soleil. Vol. VIII : Amadis, Accord, Simphonie du marais, 2006 [enregistrement sonore]. Lully, Jean-Baptiste, Olivier Schneebeli (dir.), Un voyage au cœur des opéras de Jean-Baptiste Lully, Centre de musique baroque de Versailles, Ensemble Musica Florea de Prague, 2005, K617 [enregistrement sonore]. Moureau, François, « Lully en visite chez Arlequin », Présence d’Arlequin sous Louis XIV. De Gherardi à Watteau, Paris, Klincksieck, 1992, p. 63-75. Parfaict, Claude et François, et Godin d’Abguerbe, Dictionnaire des théâtres de Paris, Genève, Slatkine, 1967 [1759]. Quinault, Philippe et Jean-Baptiste Lully, Amadis de Gaule, Paris, Christophe Ballard, 1684 ; rééd. Paris, Ch. Ballard, 1731 ; rééd. Paris, Ch. Ballard, 1740 ; rééd. Paris, veuve Delormel et fils, 1759.
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Regnard, Jean-François, La naissance d’Amadis [Comédie-Italienne, 10 février 1694], dans Évariste Gherardi, Le Théâtre Italien, ou Le recueil général de toutes les comédies et scènes françaises jouées par les Comédiens Italiens du Roi, pendant tout le temps qu’ils ont été au service, Genève, Slatkine, 1969 [1741], t. 5, p. 71-92. Romagnesi, Jean-Antoine, et Riccoboni, Antoine-François, Amadis [ComédieItalienne, 19 décembre 1740], dans Gabriella Fabbricino Trivellini (éd.), Il Teatro di Jean-Antoine Romagnesi. Testi inediti ed esame linguistico, Naples, Liguori Editore, 1998, p. 207-244. Trott, David, Théâtre du XVIIIe siècle. Jeux, écritures, regards, Montpellier, Espaces 34, 2000.
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Le Festin joyeux de J. Lebas ou Comment lire la saveur des plats en écoutant chanter les mets
Le monde du vaudeville, en passant à l’écrit, gravite, le plus fréquemment, autour de l’univers théâtral ou de la sphère microcosmique d’une aristocratie dont les membres s’échangent, pour se divertir, épigrammes, bons mots ou chansons. Si la popularité de nombre de ces airs n’est plus à démontrer tant leur emploi est fréquent sur les scènes parisiennes, reconnaissons que c’est généralement à travers le témoignage de chansonniers, rédigés par des personnages de haut rang, que nous appréhendons ces mélodies1. Le petit recueil de Lebas nous donne une indication supplémentaire sur la circulation de ces timbres dans une catégorie sociale, ici plus bourgeoise ainsi qu’en attestent les recettes contenues dans le Festin joyeux qui se veut le représentant et le parangon des vertus d’une cuisine à l’usage des bonnes maisons de la populeuse capitale du royaume de France et non pas d’un art culinaire réservé aux seules tables de la plus haute noblesse2. Présentation générale Injustement délaissé dans un recoin de la Bibliothèque nationale à Paris, dort profondément, depuis près de trois siècles, un petit ouvrage des plus savoureux qui ne demande qu’à réveiller joyeusement nos sens. Classé fort sèchement au sein de cette vénérable institution sous la cote
1. Bon nombre des chansonniers manuscrits que nous avons pu consulter portent la trace d’une appartenance aristocratique. Bien évidement existent également des recueils à l’usage de la bourgeoisie. Et la littérature de colportage nous renseigne, elle aussi, sur la circulation des vaudevilles dans le monde rural et dans la province en général. Mais il faudrait une vaste étude sur la nature des mélodies utilisées dans les différentes couches sociales et géographiques de la France de l’Ancien Régime pour nous faire une idée exacte et complète de l’usage de la chanson à cette époque. 2. Constat établi avec l’aide d’Yves Cousin, spécialiste de la cuisine du XVIIIe siècle et membre du Centre de la Gastronomie historique à Bruxelles.
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YE-222123, ce recueil des plaisirs de la table attend que l’odeur de ses pages, jaunies et altérées par le temps, fasse place aux effluves d’une cuisine artistiquement épicée et apprêtée, chantée par les airs les plus fins d’une époque où délectations culinaires et réjouissances musicales étaient compagnes d’un quotidien fleurant bon la ripaille. Si Lesage, dans son Théâtre de la Foire4, nous demandait avec la plus grande insistance d’appréhender ses textes en les chantant, d’apprendre à lire avec les oreilles, le Sieur Lebas nous convie à une expérience bien plus fascinante encore : lire la saveur des plats en écoutant chanter les mets. Au diapason de ces mélodies merveilleusement troussées que d’aucuns, fort savants en bons mots, se plaisent à nommer vaudevilles et qui furent tout simplement les airs les plus en vogue de leur temps, de ceux qui accompagnèrent l’homme baroque à travers les XVIIe et XVIIIe siècles, se retrouvent, joliment versifiées, dans ce « Festin en musique », des recettes à vivre parce qu’à chanter et à déguster sans retenue. Point de savantes dissertations sur l’art vénérable de mettre en mots la manière de conserver l’image littéraire des plats mais une façon toute organique de vous faire venir l’eau à la bouche par une pratique apéritive de la musique qui nous prédispose le plus naturellement du monde aux convivialités de la table. Description de l’ouvrage Le recueil de la Bibliothèque nationale se présente sous la forme d’un imprimé de format oblong. Reliés ensemble, en plein vélin, deux tomes se trouvent réunis en un seul volume. Afin de donner un premier aperçu de cet incroyable témoin d’une cuisine musicale, nous avons choisi de ne présenter et d’analyser que la seule partie initiale de ce livre de recettes ô combien particulier. L’ouvrage s’ouvre par une préface paginée de i à x. Elle comporte les habituelles précautions oratoires, supplications et captationes benevolentiæ adressées au lecteur. De ce texte conventionnel et convenu, retenons néanmoins le souhait de l’auteur de fournir une matière première et une 3. Type : texte imprimé, monographie. Auteur : Lebas, J. Nous ne savons rien au sujet de ce dernier. Titre : Festin joyeux, ou La cuisine en musique, en vers libres. Publication : Paris, Lesclapart, 1738. Description matérielle : 2 parties en 1 vol. in-12, pl. et musique. 4. « Nous vous avertissons qu’il faut chanter et ne pas lire simplement nos couplets. Regardez-les comme les vers des divertissements d’opéra : les uns et les autres sont faits sur des canevas. Le chant vous inspirera une gaieté indulgente. Enfin, en les chantant, vous y mettrez du vôtre. » (Alain-René Lesage et Jacques-Phillipe d’Orneval, Le théâtre de la Foire ou L’Opéra-Comique, contenant les meilleures pièces qui ont été représentées aux Foires Saint-Germain et Saint-Laurent, 1968, t. 1, « préface ».)
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manière de faire. Outre les recettes et l’indication de leur support musical, le Sieur Lebas nous renseigne sur la façon idoine d’organiser un repas, de voir se succéder les plats au cours d’une véritable cérémonie dont il a soin de commenter, par le menu, les différents services. Plus qu’un livre nous offrant un catalogue de plats, nous pénétrons, grâce au Festin joyeux ou La cuisine en musique, dans les arcanes de la convivialité et du savoir-vivre des premiers lustres du Siècle des Lumières. La préface « avalée », nous digérons l’approbation signée d’un tour de main par le censeur Cherier et nous apprenons, avec délectation, que l’éditeur s’adonne également aux délices de la chanson et ne dédaigne aucunement l’ordinaire du catalogue de la Bibliothèque Bleue, gage de popularité et de large diffusion. Nous avons donc affaire à un éditeur qui ne se contente guère d’auteurs à tirage confidentiel mais qui s’adresse aussi à des écrivains susceptibles de parler à tous. Après une planche représentant une table dressée dans les règles de l’art s’ouvre le Festin joyeux ou La cuisine en musique. Couvrant les pages i à xciii (nouvelle pagination romaine), le cœur de l’ouvrage se divise en quatre parties traitant, chacune d’elles, d’un service et des recettes le composant. D’un Grand plat d’une carpe à la Chambord (sur l’air de : « Quand Moyse fit deffense5 »), extrait du premier service, en passant par le Grand entremets composé d’une hure de sanglier du troisième service, nous voyageons dans l’univers du palais et des goûts, non pas surannés mais pleins d’une saine vigueur et d’une préciosité revigorante, d’un siècle qui vit s’épanouir d’aise quelques-uns des plus beaux fleurons de notre langue. Les quatre services détaillés avec soin, s’ensuivent alors quelques remarques croustillantes agrémentées de chansons comiques ou d’énigmes destinées à prolonger avec esprit le moment privilégié de l’« acte de table ». Les « tables des matières » sont présentées, quant à elles, en fin de volume, comme autant de regrets de n’avoir pu immédiatement accéder à l’intimité de leur réalisation. Notons encore que le tome second, même si nous avons choisi de ne pas le détailler, offre aux lecteurs quelques quarante-neuf mélodies imprimées en clé de sol, première et seconde ligne. Le choix qui guidera l’auteur dans l’impression de ces airs nous semble, par contre, des plus étranges. À côté de vaudevilles que nous ne rencontrons que chez Lebas, et donc fort heureusement présentés à notre curiosité musicale, se retrouvent des fredons comme « Quand le péril est agréable » ou « Ah ! mon mal » (air employé dans
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5. Nous conservons l’orthographe originale pour les citations et la mention des timbres.
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la seconde partie du recueil) qui ne nécessitent guère, eux, d’être une fois encore publiés car ils font partie des vaudevilles les plus communément employés au Siècle des Lumières Identification des airs Dans le cadre de la présente étude nous ne détaillerons, répétons-le, que les airs contenus dans le premier tome en soulignant les différences particulières et significatives entre celui-ci, exemplatif, et le second. Le premier tome comporte quarante-six recettes soutenues par trentecinq mélodies différentes. Quelques airs, des plus connus comme « Je ne suis né ni roi ni prince », « Joconde », « Quand le péril est agréable » sont utilisés, employés et répétés de très nombreuses fois. Notons au passage que ces timbres se présentent le plus souvent – et le fait mérite d’être souligné – sous une appellation assez inhabituelle. Ainsi « Joconde » apparaîtra sous le nom de « Cher Bacchus » ou bien encore, « Beautez plus friandes qu’un chat » en lieu et place de l’inusable « Monsieur le prévôt des marchands » timbre qui, sous cette dernière forme, eût facilité la reconnaissance et l’identification de la mélodie d’une façon autrement plus aisée. Mais le processus est encore plus complexe qu’il n’y paraît de prime abord car les airs se présenteront, nous le verrons bientôt, sous des appellations variables tout du long de la publication du recueil culinaire. Établissons, avant toute chose, la liste des airs employés dans la première partie du recueil. Pour la commodité de l’analyse nous proposons, ci-dessous, une liste ordonnancée alphabétiquement. Nous relevons, dès lors, les mélodies suivantes :
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« A la façon de Barbari mon ami » « A la santé » « Adieu paniers vendanges sont faites » « Almanach, Almanach nouveau » « Beautez plus friandes qu’un chat » « Comme une hirondelle au printemps » « Dans nos champs l’amour de Flore » « Des Feuillantines » « Des pélerins de Cythere » ou « de Saint Jacques » « Des quatrains de Pibrac » « De tous les capucins du monde » « Durus ce grand capitaine » « Elle m’appelle médisant » ou « A la venue de Noël » « Ha ! ma comere est-tu fachée » ou « Quand on a du vin de Champagne » « Il faut que je file, file, soit de la laine ou du lin » « Je ne veux de Tyrcis » « Joconde »
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« Là haut sur ces montagnes le monde est renversé » « Les bourgeois de Châtres » « Mon mari est un yvrogne » « Nous allons en vendange » « Or écoutez petits & grands » ou « Des pendus » « Petits moutons qui dans la plaine » ou « Quand le plaisir est agréable » « Petits oyseaux rassurez-vous » « Préparons-nous pour la fête nouvelle » « Quand Moyse fit deffense » « Quand on a prononcé ce malheureux oui, oui » « Que pas un » « Réveillez-vous belle endormie » « Salomon cet homme » « Si ton cœur belle Iris commence à s’enflammer » « Sommes nous » « Ton humeur est Catheraine » « Vous brillez seule dans ces retraites » « Vous qui vous mocquez par vos ris »
Méthode d’identification des mélodies Outre la claire reconnaissance d’une mélodie par la simple lecture du timbre indiqué au-dessus de chaque recette, constatons que, bien souvent, il nous faut avoir recours à la base de données « MusicDataBase6 » et à son vaste champ de faux-titres pour pouvoir lier l’incipit proposé à ses multiples « apparaîtres » et identifier, clairement, le support musical suggéré par l’auteur du Festin joyeux. Lebas semble, en effet, prendre un malin plaisir à multiplier les dénominations d’une mélodie à travers sa publication. Ainsi, « Qu’on apporte bouteille », se nomme, dans la seconde partie de notre livre, « J’espérois que ma flamme ». De même « Salomon cet homme » se retrouvera sous le vocable, plus familier, de « Folies d’Espagne » dans le cours du second tome. L’air du « Péril », l’un des plus en vogue du temps, comme nous l’avons déjà souligné, portera indistinctement et indifféremment le titre de « Petits moutons qui dans la plaine7 » ou « Quand le plaisir est agréable » pour revenir à l’intitulé le plus commun, soit : « Quand le péril est agréable ».
6. MusicDataBase est une base de données dévolue aux petits airs du Grand Siècle et du Siècle des Lumières. Cet outil, développé par le Centre d’étude de Musique populaire baroque à Liège, dirigé par Jean-Luc Impe et soutenu par la Communauté française de Belgique, combine la gestion simultanée de données théâtrales et musicales. 7. À ne pas confondre avec la brunette (J.B. Christophe Ballard, Brunetes [sic] ou Petits airs tendres, 1703, t. 1, p. 132) qui porte le même nom.
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La multiplicité des mentions d’airs, déroutante dans un premier temps, nous autorise néanmoins à enrichir le champ des faux-titres de notre base de données et, par là-même, notre connaissance du monde du vaudeville8. Certains rapprochements, par la mention en tête d’une recette, de divers titres convenant à une seule et même mélodie, nous sont permis grâce à ces indications que Lebas n’est pas, heureusement, le seul à fournir. Cette pratique, qui rapproche des titres connus, d’autres, usités plus rarement, est fréquente dans bon nombre de publications de l’époque9. Et c’est tant mieux. La coupe métrique, paramètre très utile pour l’identification des airs, se révèle, quant à elle, dans de nombreux cas, inopérante, vu la nature très fluctuante des structures proposées par l’auteur. Si le rapprochement de certaines coupes autorise l’identification d’une mélodie (il en va ainsi pour l’air « Mon mari est un yvrogne » que nous avons pu mettre en parallèle, de cette manière, avec l’air « Pierrot se plaint que sa femme »), il convient de noter que, le plus souvent, en l’occurrence, l’identification stricte des timbres par coupe métrique ne donne que peu de résultats car le présent recueil a tendance à écarteler les structures poétiques en nous proposant, par exemple, trois coupes différentes pour le même air : « Préparons-nous pour la fête nouvelle ». Une fois le travail d’identification achevé nous pouvons esquisser, à ce stade, une série de remarques. Nous n’avons pu, malheureusement, établir, dans l’état actuel de nos connaissances, les concordances de six mélodies dans le corpus global des trente-cinq airs qui supportent les quarante-cinq recettes du premier tome. Sur les vingt-neuf restant, identifiés et répertoriés par nos soins dans MusicDataBase, on en trouve quinze repris par la Clé des chansonniers10 de Ballard, publication ô combien populaire en cette première moitié du XVIIIe siècle. Vingt-trois d’entre eux se retrouvent également dans les suppléments musicaux du Théâtre de la Foire et seize auront une place 8. Lorsqu’il propose deux titres différents pour une recette, ce sont toujours des « apparaîtres » différents de la même mélodie. « Du cap de bonne Espérance » ou « Quand Moyse fit deffence », timbres présentés en tête du second service du deuxième tome, sont, sans aucun doute possible, deux manières différentes de nommer une même mélodie. Ce qui nous autorise, lorsque la deuxième mention est inhabituelle, à penser qu’elle est, elle aussi, une appellation différente du même air et nous permet, dès lors, de compléter notre connaissance du monde du vaudeville. 9. Cette pratique ne doit, bien évidemment, pas être confondue avec celle qui consiste à proposer des airs différents pour un texte. Comme nous le développerons plus loin, ces appellations diverses ne sous-tendent aucunement la volonté de faire varier le sens du nouveau texte, en l’occurrence la recette culinaire, par le rappel d’un hypotexte quelconque. 10. J.B. Christophe Ballard, La clef des chansonniers, 1717, 2 vol.
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dans les Parodies du Nouveau Théâtre Italien11. Signalons, enfin, que vingtdeux d’entre ces airs seront employés dans un recueil de chansons galantes datant exactement de cette année 1738. Nous constatons donc que vingt-six vaudevilles sont présents dans au moins un des trois recueils imprimés mentionnés ci-dessus même s’ils ne représentent qu’une partie de la diversité contenue dans les recueils de théâtre qui contiennent, eux, beaucoup plus d’airs à parties fixes. Deux fredons se trouvent uniquement dans le Festin joyeux. Ils nous sont donnés avec leur musique à la fin du second tome et restent, pour le moment, sans concordance. Du choix des airs Qu’en est-il de l’usage du vaudeville en cette année 1738 ? Sont-ce les airs les plus connus de tous, et répétés à l’envi depuis des lustres, qui seront préférés pour la rédaction de ce recueil ou bien l’auteur de cette cuisine musicale se fera-t-il le champion, le héros et le chantre des airs à la mode en insufflant un peu de « son neuf » dans son art ? Dans un répertoire de plusieurs centaines, voire de milliers d’airs, l’auteur du Festin joyeux n’en retiendra qu’un très petit nombre. Il choisira principalement ses supports musicaux dans un corpus présenté au public à maintes reprises à travers les publications de Ballard et, notamment, de sa très répandue Clé des chansonniers ou encore popularisé par les éditions du Théâtre de la Foire ou du Théâtre Italien. Il puisera, tout aussi volontiers, dans le vaste réservoir de mélodies véhiculées par les multiples éditions de La grande Bible des noëls12. Il s’attachera, finalement, à des airs anciens, ayant déjà fait la preuve de leur efficacité et dédaignera les fredons modernes et autres ariettes qui s’avèrent, pourtant, de plus en plus nombreuses à cette période. Nature des vaudevilles Ce ne sont pas non plus les airs à parties fixes ou à refrains – plus employés, communément, pour leur « non dit » ou leur faculté toute particulière à éluder un sens scabreux – qui seront retenus par notre auteur. Le propos de Lebas est de transmettre clairement, sans ambiguïté, une information. Il ne dérogera à ce saint principe qu’en de très rares occasions, en intégrant par exemple, de manière tout à fait jubilatoire, la partie fixe
11. Les parodies du Nouveau Théâtre Italien, 1731, 3 vol. ; Les parodies du Nouveau Théâtre Italien. Avec les airs gravés, 1738, 4 vol. 12. La grande Bible renouvellée de noels nouveaux : où tous les mystères de la naissance & de l’enfance de Jesus Christ sont expliquez, [1736 / 1738 ?].
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d’un air13 au déroulement de la recette et par là même en établissant une connivence plus large avec le lecteur-chanteur de son ouvrage. L’usage, occasionnel, de ces parties fixes est fort amusant et l’on en vient à regretter que Lebas n’ait pas plus diversifié la structure formelle des airs qu’il a compilés et retenus pour sa publication. Mais, répétons-le, une telle pratique, habituelle dans des œuvres apparentées au théâtre, se révèle excessivement rare chez notre auteur. Quelques airs sont utilisés de façon parodique : parodie du monde pastoral ou de l’univers propre aux noëls14. Il nous propose ainsi, en guise de septième entrée, un pastiche de l’air « Petits oyseaux rassurez-vous », dans lequel il développe un humour assez noir si l’on veut bien prendre en compte le sort final des pauvres volatiles… Venez, petits oiseaux et quittez donc sans craintes vos lieux enchanteurs… qu’on vous cuisine chez nous. L’air est par la suite « théâtralisé » avec une succession de rebondissements et de propos directs adressés aux lecteurs. Vous croyez avoir terminé la préparation ? Hélas non ! Il vous faut encore accomplir telle ou telle tâche, comme faire une sauce ou la rendre moins épaisse…
Petits perdreaux venez chez nous, Quittez les vallons & les plaines, Il nous en faut quatre douzaines En ragoût mis vous serez tous, Bardez, farcis à la brochette Nous vous ferons cuire à très-petit feu, Pour vous rendre le goût beaucoup plus savoureux ; Hélas ! ce n’est pas tout la sausse n’est pas faite15.
La seule fantaisie qu’il se permettra, outre cet emploi occasionnel des onomatopées issues de la forme fixe, emploi que nous avons relevé ci-dessus, ou la parodie de noëls et du monde mythologico-pastoral que nous venons, elle aussi, de mettre en exergue, sera l’usage d’une forme calquée sur le dialogue philosophique dans lequel un maître s’adresse à son disciple16. Nous n’avons relevé, dans notre étude des airs employés par Lebas, aucun rapport direct avec les incipit ou plus justement avec la teneur des airs véhiculés par ceux-ci. Même les changements de noms, pour un même 13. J. Lebas, « A la façon de Barbari mon ami », op. cit., 1re partie, p. xxxviii. 14. Lebas a beaucoup de repères religieux issus des noëls. Outre la présence de noëls anciens, explicitement présentés comme tels (« A la venue de noël »), il appellera, de manière plus curieuse, l’air de « Joconde », « Cher Bacchus » qui est une dénomination bien moins fréquente. Rares sont les auteurs qui utilisent ce timbre (« Mon cher Bacchus » est le titre complet) qui est, par contre, publié sous cette appellation dans nombre de recueils dédiés à ce genre religieux. 15. J. Lebas, op. cit., 1re partie, p. xxxiii. 16. J. Lebas, op. cit., 1re partie, p. xxxvii.
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air, au sein de la publication, ne sont pas révélateurs d’une volonté affirmée de connoter le contenu de telle ou telle recette par le rapprochement avec un hypotexte aisément identifiable à l’époque17. Ce manque de rapports aux airs originaux ou, plus justement, au contenu textuel véhiculé par ces derniers, tend à prouver que ces mélodies peuvent n’être aussi que de simples réceptacles musicaux pour des textes nouveaux. S’il est évident que certains auteurs travaillent sur les interactions textuelles (passées ou contemporaines), bon nombre de vaudevilles ne possèdent, in fine, qu’une simple valeur mélodique, éprouvée et familière. Ils possèdent, en l’occurrence, l’insigne avantage de ne pas devoir être étudiés, assimilés spécialement pour l’occasion, et favorisent donc, de ce fait, l’apprentissage et la bonne mémorisation des recettes. Cet aspect mnémotechnique du vaudeville, la faculté que l’on aura ainsi de retenir un nouveau texte en le rapprochant d’un moule formel connu, n’est pas négligeable pour qui souhaite transmettre un savoir. En guise de postlude Le Festin joyeux se révèle être un précieux témoin de la vitalité et de la pratique des vaudevilles en dehors du monde théâtral ou des recueils de satires et bons mots liés à une société élitaire proche du pouvoir. Une cuisine bourgeoise avec des airs anciens souvent liés à la pratique des noëls… nous offre, à sa façon, une image plus populaire, plus large de la diffusion et de l’usage de ces mélodies. Ne boudons donc pas notre plaisir et goûtons ces mélodies qui surent se mettre, pour un temps, au diapason des mets qui les firent chanter et participer au concert des mots dont furent friands les hommes de toute condition au Siècle des Lumières… Ce livre de recettes, dédié à la mémoire de David Trott, sera publié, in extenso, en 2007. L’amateur d’aujourd’hui, par l’adjonction à la publication d’un enregistrement discographique, se verra proposer, outre la saveur des plats présentés à ses yeux, l’écoute de ses recettes préférées grâce à la voix, toute savoureuse, de la jeune soprano Céline Scheen, accompagnée pour l’occasion par l’ensemble baroque des Menus-Plaisirs du Roy. Dans un ouvrage finement illustré, où les plats étudiés et « proposés à l’oreille » seront dévoilés par des gravures ou des estampes d’époque ; dans un texte 17. Alors que certains auteurs essayent au même moment de trouver des liens plus forts avec la teneur des airs comme Favart tentera de le faire à de nombreuses reprises. On voit bien que l’usage des mélodies est différent d’auteur à auteur et est fonction de la finalité de leur emploi, musical et / ou référentiel. On ne peut donc parler d’un corpus de vaudevilles téléologiquement monolithiques, mais d’emplois particuliers de ces derniers dans des domaines particuliers…
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nourri par de nombreuses anecdotes, expliqué par les commentaires d’un grand chef actuel et les photographies prises sur le vif des différents mets réalisés, le lecteur se verra tout entier plongé dans l’univers sonore, olfactif et sensuel du XVIIIe siècle. Loin des ouvrages conventionnels sur la cuisine, à l’opposé des écrits qui figent un fumet dans une expression littéraire, la cuisine en musique du Festin « hilare » de Lebas nous autorise à écouter notre satisfaction d’être ensemble, bien assis autour d’une table. Et cuisiniers chevronnés ou amateurs d’unir leur voix… Jean-Luc Impe Université libre de Bruxelles
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Textes cités Anonyme, Les parodies du Nouveau Théâtre Italien. Avec les airs gravés, Paris, Briasson, 1738, 4 vol. —, La grande Bible renouvellée de noels nouveaux : où tous les mystères de la naissance & de l’enfance de Jesus Christ sont expliquez, Troyes, P. Garnier, [1736 / 1738 ?]. —, Les parodies du Nouveau Théâtre Italien, Paris, Briasson, 1731, 3 vol. —, Brunetes ou Petits airs tendres, Paris, J. B. Christophe Ballard, 1703-1704-1711, 3 vol. Ballard, J.B. Christophe, La clef des chansonniers, Paris, s.n., 1717, 2 vol. Lebas, J., Festin joyeux, ou La cuisine en musique, en vers libres, Paris, Lesclapart, 1738. Lesage, Alain-René et D’Orneval, Le théâtre de la Foire ou L’Opéra-Comique, contenant les meilleures pièces qui ont été représentées aux Foires Saint-Germain et Saint-Laurent, Genève, Slatkine, 1968, 2 t.
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Annexe Un grand plat d’une carpe à la Chambord. « Une carpe des plus belles », sur l’air : « Quand Moyse fit deffense ».
(Partition réalisée grâce au concours du Centre d’Études de Musique Baroque dirigé par Jean-Luc Impe, orthographe non modernisée. Source musicale : Alain-René Lesage et D’Orneval, op. cit., t. 1, air 20)
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Une carpe des plus belle, Ecaillez des deux côtez, Qu’elle soit toute nouvelle Quand vous l’aurez acheté : Otez l’oüie par avanture, Dessous faites une ouverture, Videz ce qui est dedans Pour la remplir à l’instant.
Faites larder la surface En plein, en ôtant la peau, De petit lard que l’on fasse, Comme à un fricandeau ; Un râgôut fait d’importance, Mettez-vous dans la dépence, D’ortolans ou pigeonneaux, Champignons & ris de veau.
Passez ce ragoût ensemble, De truffles, de mousserons, Que tout ici se rassemble, En coulis de veau, jambon, Mettez sel, bouquet, épices N’ayez aucune avarice, Qu’il soit fini de bon goût, Refroidissez ce ragoût.
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Remplissez-en donc la carpe Par dessous adroitement, Et que rien ne vous échappe, Avec culliere d’argent, On la met cuire à la braise, En casserole à l’aise Bien des bardes de cochon, En jus & vin Bourguignon.
Le sel, poivre ensuite, Fines herbes à propos : Cette carpe étant cuite, La tirerez sur son dos, Vous la glacez, c’est la mode, D’une maniere commode, D’un caramel de bon jus. Que vous répandez dessus.
Dans un beau plat des plus propre Vous la mettrez dedans, Et d’une essence dans l’ordre, De veau, de jambon friand, Des fricandeaux en bordure, De veau ou d’anguille sure, L’écrevisse a de l’agrément, Pour un joli ornement.
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Les opéras-comiques de Marmontel (1723-1799) tirés de ses Contes moraux
La vogue du conte moral, initiée dès 1750 par Voisenon, atteignit son apogée lorsque Marmontel s’empara du genre. Le succès remporté par les douze premiers contes qu’il publia de septembre 1755 à décembre 1759 dans le Mercure de France1 l’incita à les rassembler en recueil en 1761, augmenté de trois récits inédits2, précédé d’une « Préface » et suivi d’une « Apologie du théâtre ». Dès la fin de l’année, l’édition en était épuisée et Marmontel la republia, lui adjoignant trois nouveaux contes3. À ces dix-huit contes s’en ajoutèrent encore cinq en 17654. À la fin de sa vie, en 1792, Marmontel devait publier dix-sept Nouveaux contes moraux. Jusqu’en 1830, on ne dénombrera pas moins de quatre-vingt rééditions complètes ou partielles5. Comment les librettistes auraient-ils pu laisser échapper l’occasion de recueillir, ne serait-ce qu’une miette d’un tel triomphe ? C’était gagner à tout coup et c’est ce que Charles-Simon Favart, le premier, comprit aussitôt. Créé le 9 avril 1761 à la Comédie-Italienne, son 1. « Le moi » (septembre 1755, p. 9-22 ; octobre 1755, p. 3-31), « Soliman II » (mars 1756, p. 8-33), « Le scrupule » (juillet 1756, no 1, p. 9-42), « Tout ou rien » (décembre 1756, p. 51-75), « Les quatre flacons » (juillet 1757, p. 8-39), « Les deux infortunées » (août 1758, p. 14-35), « Heureusement » (octobre 1758, no 1, p. 1-35), « Lausus et Lydie » (décembre 1758, p. 12-28), « Le philosophe soi-disant » (janvier 1759, no 1, p. 13-45), « L’heureux divorce » (juin 1759, p. 14-34 ; juillet 1759, no 1, p. 14-44), « La bergère des Alpes » (octobre 1759, no 1, p. 16-54) et « La mauvaise mère » (décembre 1759, p. 21-42). 2. « Annette et Lubin », « La bonne mère » et « Les mariages samnites ». 3. « Le bon mari », « Le connaisseur » et « L’école des pères ». 4. « L’amitié à l’épreuve », « La femme comme il y en a peu », « Laurette », « Le mari sylphe » et « Le misanthrope corrigé ». 5. Sur Marmontel, on se reportera aux travaux de John Renwick et notamment à ses ouvrages La destinée posthume de Jean-François Marmontel (1723-1799), bibliographie critique, 1972 et JeanFrançois Marmontel (1723-1799). Dix études, 2001. Sur ses conceptions esthétiques et ses rapports avec la musique, on consultera Michael Cardy, The Literary Doctrines of Jean-François Marmontel, 1982 et James M. Kaplan, Marmontel et Polymnie, 1984. Sur l’histoire de la publication des contes moraux, voir Scipion Lenel, Un homme de lettres au XVIIIe siècle. Marmontel, d’après des documents nouveaux et inédits, 1902, p. 565 et Richard Frautschi, Angus A. Martin et Vivienne G. Mylne, Bibliographie du genre romanesque français (1751-1800), 1977, p. 73-74.
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Soliman second ou Les trois sultanes devait être suivi de quatre-vingt-dix pièces ou livrets, directement ou indirectement puisés chez Marmontel 6. Que faut-il penser du succès de la transposition des contes moraux à l’opéra-comique ? Peut-être en fait n’est-il ni aussi massif ni aussi clair qu’il pourrait le paraître a priori. En réalité, les contes de Marmontel ont été nettement plus souvent adaptés au théâtre déclamé qu’à la scène lyrique : soixante-huit fois contre trente-trois. Autre surprise, les sujets « bourgeois » n’ont pas été nécessairement les plus féconds : les quatre « anecdotes anciennes » ont suscité cinq opéras ou tragédies lyriques, mais aussi deux opéras-comiques. Quant aux dix-neuf « anecdotes contemporaines » – nettement plus nombreuses donc, mais pas plus fécondes – elles ont inspiré trente-sept adaptations, généralement, il est vrai, dans le genre de l’opéra-comique. Sans doute cette double illusion repose-t-elle, d’une part, sur le fait que Marmontel est lui-même un librettiste fécond et, d’autre part, sur le succès exceptionnel de certaines adaptations comme « L’amitié à l’épreuve », « Annette et Lubin » ou « Lucile ». Quoi qu’il en soit, la vogue des Contes moraux fut large et durable. Selon Jean Sgard, ce phénomène s’explique par la manière dont Marmontel avait opéré une pure et simple « mise à l’unisson de son public » : Il reflète l’esprit, les goûts, les manières du « petit théâtre » parisien ; il recherche la complicité de ses amis, il les amuse par d’anodines comédies, il les émeut par des tableaux vivants, il les rassure par des dénouements à la fois merveilleux et conventionnels. Moraliste, il exprime leurs rêveries confuses, leur hédonisme, leur paternalisme, leur besoin de justification ; il met à leur disposition la sagesse naturaliste et prosaïque qui est la sienne ; il leur donne le spectacle d’un monde artificiel, le leur, devenu soudain naturel7.
Pour Marmontel, on s’en doute, le secret de sa réussite était tout autre et reposait au contraire sur la nouveauté du genre. En fait, les deux opinions ne sont pas inconciliables. Si par leur fond et leur forme mondains, les
6. Clarence D. Brenner, Dramatizations of French short stories in the eighteenth century with special reference to the « Contes » of La Fontaine, Marmontel, and Voltaire, 1947, p. 13-23. Malgré sa richesse, le relevé de Brenner pose un certain nombre de problèmes. Brenner prend en compte certains ouvrages de Marmontel qui ne sont pas des contes (Bélisaire) et en omet d’autres (Alcibiade, Les deux infortunées, La femme comme il y en a peu). Parfois, la similitude des titres a induit certaines confusions : l’opéra Laurette créé au théâtre de Monsieur, le 30 janvier 1791, n’est pas tiré du récit homonyme de Marmontel, mais est la traduction par Pierre-Ulric Dubuisson de La Vera Costanza de Haydn, sur un livret de Francesco Puttini, d’après Pietro Travaglia. 7. Jean Sgard, « Marmontel et la forme du conte moral », Jean-François Marmontel : de l’Encyclopédie à la Contre-Révolution, 1970, p. 237.
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Contes immoraux s’inscrivent simplement, mais mieux que d’autres, dans une tradition, certains aspects formels leur confèrent bien, dans une mesure relative, une spécificité qui a dû contribuer à l’attrait qu’ils ont exercé sur les dramaturges et les librettistes. Le conte moral et l’intertexte théâtral En 1761, Marmontel a raconté comment lui était venue l’idée d’écrire des contes moraux. C’est en 1753, alors qu’il travaillait à l’article « Comédie » de l’Encyclopédie, qu’il s’interrogea sur le fait de savoir « s’il était vrai […] que tous les grands traits du ridicule eussent été saisis par Molière et par les poètes qui l’ont suivi ». Il crut « apercevoir que, dans les combinaisons inépuisables des folies et des travers de tous les états, un homme de génie trouverait encore de quoi s’occuper ». Persuadé qu’il pouvait être ce dernier, Marmontel dressait une liste de sujets nouveaux lorsque Louis de Boissy lui demanda « quelques morceaux de prose à insérer dans le Mercure ». Ce fut une illumination. Marmontel conçut alors « l’idée de mettre en œuvre, dans un conte, l’un des traits de [sa] collection8 ». Dans l’article « Conte » des Éléments de littérature, Marmontel théorisera le parallélisme entre les genres narratif et dramatique : Le conte est à la comédie ce que l’épopée est à la tragédie, mais en petit, et voici pourquoi. L’action comique n’ayant ni la même importance ni la même chaleur d’intérêt que l’action tragique, elle ne saurait nous attacher aussi longtemps lorsqu’elle est en simple récit9.
Le conte et la comédie font cause commune, non seulement par leurs sujets mais plus encore par leur but : Quant à la moralité, quoiqu’on n’en fasse pas au conte une loi rigoureuse, il doit pourtant, comme la comédie, avoir son but, s’y diriger comme elle, et comme elle y atteindre : rien ne le dispense d’être amusant, rien ne l’empêche d’être utile ; il n’est parfait qu’autant qu’il est à la fois plaisant et moral10.
Cette théorisation tardive ne reflète guère la souplesse qui avait présidé à la création. Marmontel ne s’était pas alors interdit les « sujets qui, sans avoir une moralité directement relative à nos mœurs [lui] donnaient des situations touchantes, ou des tableaux intéressants », tels ceux de « La bergère des
8. Jean-François Marmontel, « Préface », Contes moraux, 1775, t. 1, p. ii. Quoi qu’en dise Marmontel, l’idée d’adapter certains canevas de comédies au genre narratif n’était pas neuve. Une telle technique avait été utilisée déjà par Madeleine-Angélique de Gomez (1684-1770). Dans ses Journées amusantes, 1722-1731, la romancière avait largement puisé dans l’œuvre de son grand-père, le comédien et dramaturge Raymond Poisson. 9. Jean-François Marmontel, « Conte », Œuvres complètes, 1818, t. 12, p. 521. 10. Ibid., t. 12, p. 523
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Alpes » ou d’« Annette et Lubin ». La notion même de moralité n’était-elle d’ailleurs pas bornée, à l’origine, à la « peinture ou des mœurs de la société ou les sentiments de la nature ; et c’est ce qui m’a fait donner à ce recueil le titre de Contes moraux11 » ? On comprend qu’une Apologie du théâtre ait pu sans peine conclure un tel recueil. Dans « Le moi », son premier conte, Marmontel avait suivi l’exemple de la comédie de caractères et, comme Molière, peint le vice de manière à le rendre méprisable. Par la suite, il avait infléchi le genre vers le « comique attendrissant peut-être même […] plus utile aux mœurs que la tragédie, vu qu’il nous intéresse de plus près, et qu’ainsi les exemples qu’il nous propose nous touchent plus sensiblement 12 ». Dans « La bergère des Alpes », le comique, même le comique attendrissant, est banni au profit du pathétique. Marmontel se conformait, ce faisant, aux lois du « comique français [qui] se divise, suivant les mœurs qu’il peint, en haut comique ou comique noble, en comique bourgeois, et en comique bas13 ». C’est dès lors en accord avec ces préceptes que Marmontel opte dans « Annette et Lubin » pour un comique plus franc que dans les contes aristocratiques et « haut bourgeois ». Sa pratique du conte épouse les diverses inflexions du genre comique contemporain. Marmontel, parti de la peinture de caractères, avait très rapidement tendu à celle des « conditions » et surtout des « relations », concepts nouveaux sur lesquels, dans le même temps, Diderot étayait sa définition du « genre sérieux ». Par leurs titres seuls, des contes comme « La bonne mère », « La mauvaise mère », « La femme comme il y en a peu » ou « Le bon mari » attestent cette proximité. Il appert dès lors que la littérature dramatique est ici perpétuellement en fond. Si « Le misanthrope corrigé » proclame clairement son intertextualité, d’autres contes, pour avoir un titre moins explicite, n’en renvoient pas moins de manière transparente aux modèles moliéresques. C’est notamment le cas du « Connaisseur », véritable canevas de comédie dont l’intrigue tourne autour d’un monomane qui veut marier sa fille à un de ses amis qui flatte ses travers. La ruse des amants saura dénouer le conflit. La proximité avec le modèle théâtral est d’autant plus sensible que certaines scènes sont uniquement traitées en dialogues ou que d’autres croquent certains « amateurs » sur le mode de la célèbre scène des portraits du Misanthrope, certes réfractée par le biais des Caractères de La Bruyère. Étant donné l’absence de tout ouvrage récent spécifiquement
11. Jean-François Marmontel, « Préface », Contes moraux, op. cit., t. 1, p. xi-xii. 12. Jean-François Marmontel, « De la comédie », Poétique françoise, 1763, t. 2, p. 404. 13. Ibid., t. 2, p. 394-395.
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consacré à la comédie au XVIIIe siècle, il n’est guère aisé d’établir d’autres rapprochements. Il appert cependant que les références à Voltaire sont fréquentes. Marmontel considérait L’enfant prodigue (1736) comme un modèle d’usage bien pensé et mesuré du pathétique14 : on en trouve des échos très nets, notamment dans « L’école des pères » ou dans « Laurette ». Ce dernier récit reprend aussi à son compte la critique des mariages de convention qui avait inspiré à Voltaire sa Nanine ou Le préjugé vaincu (1749). C’est certes Le préjugé à la mode de Pierre-Claude Nivelle de La Chaussée, mais plus encore une scène des Originaux de Voltaire (1732) – où l’une des deux héroïnes parvient à vaincre les réticences de son époux qui, par convenance, ne voulait pas l’aimer – qui sert de référence à la critique des mœurs conjugales du temps dans « Le mari sylphe » ou dans « L’école des pères ». Ces réminiscences aisément perceptibles pour un lecteur du XVIIIe siècle sont aujourd’hui presque indécelables, non seulement en raison de notre méconnaissance de l’histoire de la comédie, mais aussi parce que les spécialistes des genres narratifs ignorent généralement tout de la production théâtrale contemporaine. Or, à nos yeux, une telle recherche est importante, car elle doit nous rappeler que lorsqu’un librettiste lisait un conte de Marmontel, il y trouvait déjà, tant dans son esthétique que dans ce jeu d’échos intertextuels, un substrat théâtral qui, immanquablement, le guidait vers d’autres modèles dramatiques et lyriques. « Annette et Lubin » évoque L’Amour au village, opéra-comique de Favart créé en 1745. Dans la réédition de 1765, les protagonistes de ce conte seront présentés comme des « bergers un peu philosophes, mais […] sans le savoir », par allusion au triomphe récent d’une comédie de Sedaine. Le conte tel que Marmontel l’avait pratiqué offrait encore des rapprochements évidents avec le dialogue théâtral. À ses yeux, ce genre était composé de deux types d’écriture : le récit et le dialogue. Le récit – comme chez La Fontaine qui est ici le modèle proclamé – doit être simple, mais peut aussi recourir à certains procédés de distanciation : Le conteur fait aussi, comme dans l’épopée, le personnage du spectateur, et il mêle ses réflexions et ses sentiments au récit de la scène ; mais ce qu’il met du sien doit être naturel, ingénieux, piquant15.
Le registre dans lequel le narrateur se meut donne sa saveur spécifique au récit et en livre même une large part du sens : « c’est mon sujet qui donne le ton16 ». Cette voix, si importante dans l’équilibre expressif du
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14. Jean-François Marmontel, « Drame », Œuvres complètes, op. cit., t. 13, p. 185. 15. Jean-François Marmontel, « Conte », Œuvres complètes, op. cit., t. 12, p. 523. 16. Jean-François Marmontel, « Préface », Contes moraux, op. cit., t. 1, p. xiii.
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conte, devra s’effacer lors du passage à la scène : il sera intéressant de voir comment les librettistes tenteront de pallier cette disparition de l’instance narrative. Quant aux dialogues qui constituent à ses yeux « la partie la plus piquante du conte17 », Marmontel tend à les traiter comme au théâtre : Je proposai, il y a quelques années, dans l’un des articles de l’Encyclopédie, de supprimer les dit-il et les dit-elle, du dialogue vif et pressé. J’en ai fait l’essai dans ces Contes ; et il me semble qu’il a réussi. Cette manière de rendre le récit plus rapide, n’est pénible qu’au premier instant : dès qu’on y est accoutumé, il fait briller le talent de bien lire18.
Le choix du registre dans lequel se situeront les protagonistes est, au contraire, lié à la personnalité de ceux-ci : « Quand je fais parler mes personnages, tout l’art que j’y emploie est d’être présent à leur entretien, et d’écrire ce que je crois entendre 19 ». Si cette alternance entre un récit réduit et de longs passages dialogués est très marquée dans un conte comme « Annette et Lubin », elle est loin cependant d’être systématique. Ces divers éléments nous conduisent à remettre en cause l’idée reçue qui voudrait que le livret d’opéra-comique ne soit jamais qu’une adaptation d’un ouvrage narratif. En réalité, il existe bien une certaine continuité entre les genres, qu’ils soient narratifs, dramatiques ou lyriques. L’influence s’opère non seulement du conte vers la scène, mais aussi de la scène vers le conte : si Voltaire tire son livret Le baron d’Otrante de son conte en vers « L’éducation d’un prince », il a également entrepris par ailleurs de transformer en conte en prose sa comédie Le comte de Boursoufle20. Dans le conte « Annette et Lubin », Marmontel développe entre les protagonistes un dialogue ponctué, comme dans une chanson, par le refrain « Il n’y a pas de mal à cela ». Dans son livret, Marmontel soulignera cet emprunt en versifiant un duo ponctué par ce même refrain. On doit cependant constater que la perche que Marmontel avait ainsi tendue à un éventuel librettiste n’a guère séduit Favart qui a opté pour une autre solution. Selon Marmontel, ce serait ce réseau de ressemblances entre ses contes moraux et le théâtre qui aurait incité les adaptateurs à s’en emparer. Il aurait ainsi facilité lui-même la tâche de ses adaptateurs :
17. Jean-François Marmontel, « Conte », Œuvres complètes, op. cit., t. 12, p. 522. 18. Jean-François Marmontel, « Préface », Contes moraux, op. cit., t. 1, p. xiii-xiv. Une fois de plus, Marmontel se targue d’une originalité qui n’est que toute relative. On trouve ce procédé parfaitement maîtrisé dans l’Histoire de Gil Blas de Santillane (1715-1735) d’Alain-René Lesage, également dramaturge et romancier. 19. Ibid., t. 1, p. xiii. 20. Voltaire, Œuvres complètes de Voltaire, 1989, t. 14, p. 342-355.
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Le succès qu’a eu au théâtre le sujet de Soliman, traité par un homme qui écrit avec beaucoup de facilité et de grâce, me permet d’espérer que l’on fera le même usage de quelques-uns de ces petits tableaux, et à l’avenir je m’occuperai, comme j’ai fait dans ces trois nouveaux contes, à choisir des actions faciles à mettre sur la scène, pour épargner du travail aux auteurs21.
L’hommage à Favart est à prendre, cum grano salis. Marmontel était lui-même un librettiste célèbre et ne jugeait certainement pas opportun qu’on l’aidât à adapter ses propres contes. Ses vingt-cinq livrets peuvent servir à retracer toute l’évolution de l’opéra français depuis l’acte de ballet La guirlande de Rameau en 1751 jusqu’à la tragédie lyrique Didon de Piccinni en 1783. Ils permettent aussi de dresser un état des lieux des divers genres pratiqués durant ce laps de temps : pastorale et pastorale héroïque avec Rameau, tragédie lyrique avec Dauvergne, comédie mêlée d’ariettes avec Kohaut et Grétry, « marmontélisation » des tragédies en musique de Quinault et tragédie lyrique avec Piccinni. À l’exception du livret du Dormeur éveillé mis en musique par Piccinni en 1784, tous les opéras-comiques de Marmontel ont été écrits entre Annette et Lubin en 1762 et La fausse magie en 1775. De ces neufs livrets, cinq sont des adaptations de ses propres contes. Deux d’entre eux, Le connaisseur et Le mari sylphe, ont été détruits par leur auteur en 1769. Seuls les trois autres ont été représentés et nous ont été conservés : Annette et Lubin pour La Borde en 1762, La bergère des Alpes pour Kohaut en 1766 et enfin Lucile pour Grétry en 1769. Premier étonnement, seule Lucile, tirée de « L’école des pères », appartient à la veine bourgeoise, pourtant largement majoritaire dans l’ensemble du recueil. Second étonnement, alors qu’il n’y a que deux contes situés intégralement dans un cadre pastoral, tous deux ont été retenus par Marmontel. Le fait est suffisamment surprenant pour que nous nous y arrêtions. Les enjeux de la pastorale Il semble que Marmontel, dès ses débuts à l’opéra, ait été particulièrement intéressé par la pastorale. Durant le troisième quart du XVIIIe siècle, le genre connaît un évident regain de vigueur22. Celui-ci peut sans doute partiellement s’expliquer par l’acmé qu’atteint alors la querelle des jardins, elle-même fondée sur un nouvel équilibre de la sensibilité entre cœur et raison et, par voie de conséquence, sur un rapport nouveau à la nature. Cette révolution sensualiste se traduit dans une série de jardins où le modèle à l’anglaise vient supplanter ou 21. Jean-François Marmontel, « Préface », Contes moraux, 1770, t. 1, p. xv-xvi. 22. Voir notre article « Aline, reine de Golconde: une bergère d’opéra-comique à l’Académie royale de Musique », Michel-Jean Sedaine (1719-1797). Theatre, Opera and Art, 2000, p. 71-96.
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s’articuler aux anciens boulingrins à la française, mais aussi dans des ouvrages agronomiques ou poétiques comme ceux de Saint-Lambert et de Jacques Delille23. Marmontel a développé sa théorie des genres pastoraux dès 1763, au chapitre dix-huit de sa Poétique française. Il y distingue trois types d’églogue : Ce poème est l’imitation des mœurs champêtres dans leur plus belle simplicité. On peut considérer les bergers dans trois états : ou tels qu’ils ont été dans l’abondance et l’égalité du premier âge, avec la simplicité de la nature, la douceur de l’innocence, et la noblesse de la liberté : ou tels qu’ils sont devenus depuis que l’artifice et la force ont fait des esclaves et des maîtres ; réduits à des travaux dégoûtants et pénibles, à des besoins douloureux et grossiers, à des idées basses et tristes : ou tels enfin qu’ils pouvaient être s’ils avaient conservé assez longtemps leur innocence et leur loisir pour se polir sans se corrompre, & pour étendre leurs idées sans multiplier leurs besoins. De ces trois états, le premier est vraisemblable, le second est réel, le troisième est possible24.
Les pastorales écrites avec Rameau appartiennent au premier type. Celles qu’il conçoit pour La Borde ou Kohaut appartiennent à un genre mixte que Marmontel n’explicite pas, mais qui se rapproche du second type, plus réaliste : L’Églogue en changeant d’objet, peut changer aussi de genre. On ne l’a considérée jusqu’ici que comme le tableau d’une condition digne d’envie ; ne pourrait-elle pas être aussi la peinture d’un état digne de pitié ? en serait-elle moins utile ou moins intéressante? Elle peindrait d’après nature des mœurs grossières et de tristes objets ; mais ces images, vivement exprimées, n’auraient-elles pas leur beauté, leur pathétique, et surtout leur bonté morale ? Ce genre sera triste, je l’avoue ; mais la tristesse et l’agrément ne sont point incompatibles25.
Comme dans la comédie, le pathétique, sinon le larmoyant, se voit donc préconisé. Pour Marmontel, la vraisemblance de la pastorale s’appuie sur une double légitimité, celle du chant et celle de la thématique amoureuse. De manière assez surprenante, Marmontel se rallie aux conceptions immémoriales – et pourtant mises à mal par Molière dès Le bourgeois gentilhomme en 1670 – d’une vraisemblance naturelle du chant lorsqu’il est confié à des bergers. Marmontel – qui par ailleurs défend une légitimation du chant comme émanation d’une émotion26 – persiste ainsi, dans une certaine mesure, à étayer également la légitimité du chant par le merveilleux et les traditions
23. Voir notamment Édouard Guitton, Jacques Delille (1738-1813) et le poème de la nature en France de 1750 à 1820, 1974 et Marianne Roland-Michel, « Entre scène et jardin », 1991, p. 239-246. 24. Jean-François Marmontel, « De l’églogue », Poétique françoise, op. cit., t. 2, p. 483-484. 25. Ibid., t. 2, p. 499-500. 26. Voir notre étude « Les enjeux théoriques de l’opéra-comique », L’opéra-comique en France au XVIIIe siècle, 1992, p. 245-249.
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reçues. Ses conceptions théoriques consistent en un savant mélange de conservatisme et d’innovation. C’est ce que reflète à merveille son travail sur les livrets de Quinault. S’il tend à dégager des airs périodiques fondés sur la peinture musicale d’affects, il continue à considérer que d’autres types d’airs – tels les airs de maximes – sont toujours acceptables, mais de manière limitée. En conformité avec sa volonté d’infléchir le genre vers plus de réalisme et de pathétique, Marmontel étend simplement la notion de « berger », au-delà des limites arcadiennes imposées par Virgile : Scaliger exclut de l’Églogue les bûcherons, les vendangeurs, les moissonneurs, parce qu’ils ne parlent point en travaillant. Mais s’il eût connu les mœurs de la campagne, il eût vu que rien n’est plus gai que leur retour de l’ouvrage, et qu’une joie très vive et très pure éclate dans leurs repas27.
Alors qu’il ne fonde pas de manière nécessaire la comédie et la tragédie sur la thématique amoureuse, Marmontel, par une autre idée reçue, l’impose à la pastorale : « L’amour a toujours été la passion dominante de l’Églogue, par la raison qu’elle est la plus naturelle aux hommes, & la plus familière aux bergers28 ». C’était placer la pastorale au cœur de la querelle de la moralité du théâtre. Au XVIIe siècle, les autorités religieuses avaient redit l’anathème dont un saint Augustin avait frappé les spectacles en raison, notamment, de leurs sujets amoureux qui, loin de purger les passions, ne faisaient que les exciter. Cette condamnation sans appel venait d’être défendue – mais sur base d’une argumentation renouvelée qui ne reposait plus sur une base théologique – par Jean-Jacques Rousseau dans sa Lettre à d’Alembert parue en 1758. Jointe aux Contes moraux dès leur parution en recueil, l’« Apologie du théâtre » défend l’idée qu’étant donné que l’amour sensuel est une réalité généralement partagée, il ne sert à rien de le nier. Le dramaturge moderne se devra au contraire de le peindre, mais dans un but éducatif : Le spectacle cependant peut être dangereux comme pantomime ; mais si tout ce qu’on y voit invite à l’amour physique, tout ce qu’on y entend n’inspire que l’amour moral29.
Du conte au livret Dans le cas des deux contes qui nous intéressent plus particulièrement ici, la comparaison avec les livrets permet de mettre en évidence certains des fondements de la poétique de l’opéra-comique selon Marmontel, poétique
27. Jean-François Marmontel, « De l’églogue », Poétique françoise, op. cit., t. 2, p. 495. 28. Ibid., t. 2, p. 493. 29. Jean-François Marmontel, « Apologie du théâtre », Contes moraux, op. cit., 1770, p. 197-198. Voir Paul Hoffmann, « D’Alembert et Marmontel, lecteurs de la Lettre à d’Alembert sur les spectacles », Corps et cœur dans la pensée des Lumières, 2000, p. 215-221.
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que, curieusement, il n’a jamais formulée30. En effet, l’article « Opéra » des Éléments de littérature porte uniquement sur la tragédie en musique et l’opera seria : les genres nobles, donc. Une comparaison avec les autres adaptations de ces mêmes contes par Favart31 et Desfontaines32 permettra de souligner plus nettement diverses spécificités du travail de Marmontel. En optant pour une pastorale théoriquement plus réaliste et en imposant à son dialogue de refléter au plus près le ton des protagonistes, Marmontel aurait dû, en toute logique, recourir au style patoisant. En fait, il use du style « naïf » que La Fontaine avait admirablement mis en œuvre dans son conte « Les oies de frère Philippe », si proche par son sujet de celui d’« Annette et Lubin ». Ressentant le choix de Marmontel comme une infraction aux lois de la mimésis classique, Favart choisit un niveau de langue qui emprunte à la fois au modèle de la chanson populaire et au registre patoisant qui se veut moins un reflet de la réalité qu’une référence à un topique fixé par Molière. On peut noter que ce registre n’est pas systématiquement employé, même pour un même personnage, et qu’il en résulte, à nos yeux, un curieux sentiment de disparate et d’artificialité. Dans son adaptation, Marmontel reste fidèle à l’option qu’il avait prise en tant que romancier. Non seulement il refuse le registre bas, mais il lui substitue un langage poétique élevé. Cette entorse aux lois de la mimésis qu’il a pourtant rappelées pour les faire siennes est justifiée par référence à l’églogue traditionnelle : Si l’on se rappelle ce que j’ai dit du style figuré, on sentira que c’est le langage naturel de l’Églogue. Un ruisseau serpente dans la prairie ; le berger ne pénètre point la cause physique de ses détours : mais attribuant au ruisseau un penchant analogue au sien, il se persuade que c’est pour caresser les fleurs, et couler plus longtemps autour d’elles, que le ruisseau s’égare et prolonge son cours. Un berger sent épanouir son âme au retour de sa bergère : les termes abstraits lui manquent pour exprimer ce sentiment ; il a recours aux images sensibles […]. Telle est l’origine du langage figuré, le seul qui convienne à la Pastorale, par la raison qu’il est le seul que la nature ait enseigné33.
Marmontel se réfère ici à la théorie du sublime telle que Boileau l’avait énoncée et qui impose des modèles de simplicité pris dans la poésie la plus ancienne, celle de la Bible et du Cantique des cantiques en particulier. Dans 30. Jean-François Marmontel, Annette et Lubin. Pastorale mise en vers par M. Marmontel, et en musique par M. de La Borde, 1762 ; La bergère des Alpes. Pastorale en trois actes, et en vers, mêlée de chant, 1766. 31. Jean-François Marmontel, Annette et Lubin. Comédie en un acte et en vers, mêlée d’ariettes et de vaudevilles, par Mme Favart et M***, 1762 ; Annette et Lubin. Opéra-comique en un acte, remis en musique et dédié à Monseigneur le comte d’Artois par Mr. Martini, 1789. 32. François-Georges Fouques-Deshayes dit Desfontaines, La bergère des Alpes. Comédie en un acte et en vers libres, représentée pour la première fois, par les Comédiens-Français, à La Haye, le 26 janvier 1769, 1769. La pièce avait été créée à la Comédie-Française le 15 décembre 1765, avec Mlle Doligny et Préville. 33. Jean-François Marmontel, « De l’églogue », Poétique françoise, op. cit., t. 2, p. 503-504.
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la réalité, Marmontel se sert moins de métaphores poétiques que de figures éculées de la rhétorique mondaine : « Pour nous le zéphyr volage / Fait badiner le feuillage »… La Correspondance littéraire ne se fit pas faute de souligner l’artificialité des dialogues des deux librettistes : Sa pastorale […] ne vaut certainement pas mieux que celle que M. Favart a tirée de son conte, et dont je ne fais aucun cas malgré le succès prodigieux qu’elle a eu à Paris. Si l’esprit est déplacé quelque part, c’est certainement dans une pièce où l’on voit deux enfants qui en font un troisième sans savoir ce qu’ils font […]. Ah ! les maudits bergers que ceux de Marmontel et de Favart ! […] Ce n’est point ainsi, divin Gessner, que tu fais parler les tiens ! Les muses t’ont appris le langage de la vérité et de la simplicité34.
Sans doute le problème crucial résultait-il du fait que ce registre patoisant était employé, depuis Molière, comme contrepoint à un registre noble, réservé aux personnages principaux. Ici, la situation s’inversait et cela aura dû paraître insupportable. Dans La bergère des Alpes, Marmontel ne craindra pas les disparates et fera contraster le pathétique soutenu d’Adélaïde et de Fonrose, avec les dialogues des deux couples de paysans. Liée à cette question du choix de registre, celle du choix de la prose ou du vers pour lier les diverses pièces chantées. Dans son conte La bergère des Alpes, Marmontel se montre fort original. À plusieurs reprises, le narrateur rapporte le texte des chansons chantées par Adélaïde, l’héroïne éponyme. C’est traditionnellement le lieu où l’auteur introduit une forme poétique versifiée au sein de la prose du récit, comme cela se pratiquait dans le prosimètre. Ici, de manière tout à fait inattendue et singulièrement novatrice, ces chansons sont en prose. Avec ce conte paru en octobre 1759, Marmontel anticipait d’un an sur les traductions que Diderot allait donner de quatre chansons attribuées à Ossian et de près de dix ans sur les trois chansons iroquoises en prose insérées par Jean-François de Saint-Lambert dans son conte « Les deux amis35 ». Que Marmontel, sans même recourir au subterfuge de la traduction, ait osé inventer des formes lyriques en prose prouve qu’il avait profondément intégré la distinction entre poétique et versification. Lors de leur transfert sur la scène de l’opéra-comique, les chansons d’Adélaïde furent versifiées : l’heure de la prose chantée n’était pas encore venue. De plus, comme dans tous ses opéras-comiques, Marmontel rejeta l’alternance des vers avec la prose et écrivit tout le dialogue en vers
34. Baron Frédéric-Melchior Grimm, Correspondance littéraire, philosophique et critique, 1878, t. 5, p. 177. 35. Le fait que Marmontel puisse dès lors, à ce titre, être considéré comme l’un des précurseurs du poème en prose semble avoir échappé aux plus récents spécialistes du genre qui ont cependant souligné toute l’originalité de ses conceptions sur ce point (Hana Jechova, François Moiret et Jacques Voisine (éd.), La poésie en prose : des Lumières au romantisme (1760-1820), 1993, p. 44-47).
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inégaux. Marmontel allait ainsi au-delà de l’usage qui tolérait sans ambiguïté une telle alternance à l’opéra-comique. Sans doute, le librettiste s’efforçait-il d’éviter toute disparate et d’assurer, dans une certaine mesure, par le seul vers, une continuité musicale. Une fois ces choix formels opérés, Marmontel se trouve confronté à la difficulté majeure : par quels procédés remplacer la tension narrative par une tension dramatique ? Les solutions varient d’un conte à l’autre en raison même des différences entre leurs systèmes narratifs. Dans « Annette et Lubin », le narrateur prend la parole d’emblée et situe la problématique morale. Nous savons que les protagonistes sont cousins, que leur mariage est donc impossible bien qu’Annette attende un enfant. L’auteur et, par voie de conséquence, son lecteur sont donc omniscients. Toute l’attention d’un lecteur « qui sait » est portée sur l’ignorance d’Annette et sur sa découverte progressive de sa faute. Mais le respect des bienséances est bien plus impératif au théâtre que dans un conte, genre héritier de la tradition gauloise des fabliaux. Sur la scène, la présence physique des personnages renforce l’effet de réalisme. Dans Annette et Lubin, tant Favart que Marmontel tentent de conserver la dimension sensuelle, très présente dans la donnée. Cependant Favart élimine la visibilité de la faute d’Annette qui demeure ainsi potentielle. À rebours, Marmontel met en scène une Annette clairement enceinte, comme le constateront d’ailleurs le seigneur, puis le bailli. Ce choix lui permet de faire reposer une partie de la tension dramatique sur le même procédé qu’il avait mis en œuvre dans son récit. Par contre, le spectateur ne découvre la parenté entre Annette et Lubin qu’à la scène six, ce qui crée ainsi un effet de surprise qui relance l’action. Pour le reste, le conte se présentant comme une série de scènes dialoguées, sa progression est suivie de près par le livret. Certains ajouts relèvent de topiques théâtraux : que ce soit, comme chez Marivaux, les agaceries d’une voluptueuse parisienne envers le beau Lubin ou le ridicule accentué du personnage du bailli par contamination avec les emplois des rôles à manteau, ceux de notaires ou de docteurs. Dans « La bergère des Alpes », le récit est linéaire. L’auteur ne prend pas la parole d’emblée et se réserve de conclure sur l’enseignement moral : « [C]’est une infidélité qui n’est pas coupable ». Dans la comédie – déclamée, mais écrite entièrement en vers lyriques – qu’il en a tirée, Desfontaines élimine toute la première section de la rencontre de Fonrose avec Adélaïde, rencontre fondée avant tout sur un échange musical. Si cette dimension musicale posait problème dans une pièce déclamée, elle convenait idéalement à la scène lyrique et Marmontel la conservera soigneusement. Pour Desfontaines, la donnée fournie par le conte est avant tout propice
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à une succession de scènes déchirantes. Marmontel, en revanche, tente de conserver la progression du conte qui repose sur l’évolution des sentiments des deux personnages principaux. Comme dans le conte, la tension repose avant tout sur la révélation progressive du drame qu’a vécu Adélaïde et sur son acceptation de trahir son serment pour sauver Fonrose. Marmontel ne parvient cependant pas à empêcher que le caractère allusif du récit ne devienne plus explicite. Dès le lever du rideau, le spectateur découvre un paysage avec, à l’avant, « un vieux chêne, et au pied de ce chêne, un tombeau rustique ». Les deux questions qu’il reste encore à résoudre sont de savoir qui est dans ce tombeau et comment il s’y est retrouvé. Il n’est pas indifférent de signaler que le récit par lequel Adélaïde36 s’en expliquera à Fonrose n’est pas déclamé – à l’encontre de ce qu’exigerait la compréhension d’un dénouement compliqué –, mais chanté : la musique, ressentie comme un langage susceptible d’une émotion supérieure, pouvait seule convenir à ce sommet expressif. Ayant pris l’intrigue de plus haut, Marmontel doit la découper en trois temps et dès lors, pour arriver à fournir la matière de trois actes, en modifier certains éléments. Le couple de vieillards est ici beaucoup plus impliqué. Tous deux insistent pour qu’Adélaïde accepte d’épouser Colin, élément absent du conte, mais présent également chez Desfontaines. Cette similitude s’explique par la nécessité de lier les personnages à l’intrigue, en conformité avec une loi imprescriptible du théâtre mais accessoire dans le conte. Marmontel va en conséquence adjoindre à son système de personnages un troisième couple : deux jeunes bergers complètent la symétrie avec les vieux bergers, tous quatre entourant le couple central des faux bergers. L’harmonie qui règne entre les nouveaux Philémon et Baucis contraste avec les dépits amoureux moliéresques de Guillot et Jeannette, le tout servant de « contrenœud » à l’intrigue principale. Par ces effets de symétrie et de contraste, Marmontel emprunte ouvertement à Quinault ses procédés d’amplification et suit l’exemple d’Alceste, l’un des opéras qu’il admirait le plus et qu’il a analysé longuement37. Reste à voir comment Marmontel a pu transposer les modes de distanciation instillée par le jeu sur l’instance narrative. Favart, s’inscrivant dans la tradition plus ancienne de l’opéra en vaudevilles, conserve une certaine gauloiserie et joue sur les doubles ententes, comme dans cette chanson d’Annette : 36. Jean-François Marmontel, La bergère […], op. cit., acte III, sc. 4. 37. Jean-François Marmontel, « De l’opéra », Poétique françoise, op. cit., t. 2, p. 357-360. Sur cette technique du « contremasque » chez Quinault, voir notre ouvrage Jean-Baptiste Lully. Musique et dramaturgie au service du prince, 1992, p. 384-387.
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C’est la fille à Simonette Qui porte un panier d’œufs frais. Elle avait une fauvette ; Elle veut courir après. Le pied glisse à la pauvrette. La v’la d’son long sur l’pré. Qu’aller dire à Simonette, Elle avait cassé ses œufs38 ?
Le jeu entre le texte du livret et le texte original du timbre, encore connu des auditeurs, est une autre ressource dont use Favart pour instaurer une distance ironique. Tel est le cas lorsque Lubin chante sur le timbre « La petite poste de Paris », incipit connu de tous et que Favart laisse reparaître, tel quel, à la fin du premier couplet39. Favart récupère ce faisant la distance que Marmontel avait su introduire dans son conte, mais qu’il a éliminée de la version lyrique. En revanche, on peut remarquer, chez l’un comme chez l’autre, le souci de réalisme des didascalies qui insistent sur les menues tâches du quotidien, minuties triviales absentes du conte : c’est bien le monde de Chardin et de Greuze qui est ici transporté sur la scène. La proximité avec le drame bourgeois tel que l’avait théorisé Diderot est également sensible dans la dimension morale que Marmontel lie, nous l’avons vu, à l’essence même de la bonne comédie et dont le pathétique est une des nouvelles épices. Comme chez Voltaire ou Diderot, le pathétique est un outil qui peut intensifier le fonctionnement de la catharsis, mais il n’est pas une fin en soi : Un drame qui ne tend ni à instruire ni à corriger, est à l’égard de la tragédie, ce que la farce est à l’égard de la bonne comédie […]. Après avoir ri deux cents ans au spectacle de la Foire, et pleuré à celui du drame, qu’aurions-nous appris de nouveau40.
Marmontel n’accentue pas le pathétique déjà bien présent dans le conte « Annette et Lubin ». Cependant, il construit une progression vers la scène finale où texte et musique sont à leur tour soumis à une pantomime notée à grand renfort de didascalies : « transporté », « à genoux », « sans se lever », « à genoux encore, baisant une main du seigneur », « à genoux, baisant l’autre main »… Alors que Favart s’empare du conte pour en tirer un simple divertissement, à la fois touchant et piquant, Marmontel entend transposer à la scène le complexe réseau philosophique qui sous-tend son récit. Dans ce dernier, Marmontel rejoignait le combat de Diderot qui, avec le Supplément
38. Jean-François Marmontel, Annette et Lubin […], op. cit., 1762, sc. 3. 39. Ibid., sc. 13. 40. Jean-François Marmontel, « Drame », Œuvres complètes, op. cit., t. 13, p. 178.
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au voyage de Bougainville, s’en prend, comme le précise son sous-titre, à « l’inconvénient d’attacher des idées morales à certaines actions physiques qui n’en comportent pas ». En quelques années, les conceptions morales et religieuses sur le mariage avaient largement évolué. Alors qu’en 1765, le chevalier de Jaucourt s’efforce encore de légitimer l’interdiction des mariages entre cousins41, l’Encyclopédie d’Yverdon, en 1773, s’engage résolument dans le sens d’une réforme qui n’interdirait plus que les mariages parents-enfants et, dans une certaine mesure, entre frères et sœurs. En ce qui concerne les cousins, De Felice constate que cet interdit peut déjà, lorsque l’on a de l’argent, être levé par le pape. Il ne s’agit donc aucunement d’une loi relevant du droit naturel. Son argumentation repose aussi sur « l’histoire de l’origine du genre humain rapportée dans l’Écriture sainte, [où] les enfants du premier homme et de la première femme ont dû nécessairement se marier les uns avec les autres42 ». Un retour à la Genèse, tel est bien l’intertexte que Marmontel laisse le soin de découvrir à ses lecteurs comme à ses spectateurs. Nouveaux Adam et Ève, Lubin et Annette sont orphelins, dans une sorte de paradis terrestre antérieur à la faute. Cette critique philosophique et religieuse des usages est préservée par Marmontel, ce qui a pour conséquence de faire perdre à son livret beaucoup de sa gaieté : il n’aura jamais la vogue de celui de Favart. On pourrait en inférer que le public qui va à l’opéra n’est pas le même que celui qui a fait fête aux contes et sans doute est-ce vrai pour une large part. À l’égard de la frange du public qui connaissait le conte et le livret, on peut penser que l’attrait philosophique du premier n’était pas ce qu’elle recherchait à l’opéra-comique, toujours considéré comme un simple divertissement. Quand et sous quelle modalité Marmontel fait-il émerger les pièces chantées au sein du dialogue ? Nous l’avons vu, pour Marmontel, la poésie figurée et la musique sont les langages les plus naturels aux bergers. Aussi est-il légitimé à multiplier les chansons : les quatre premiers numéros de la partition de La Borde relèveront de ce genre. Ayant ainsi désamorcé la vigilance d’une critique toujours sourcilleuse lorsqu’il s’agit du respect de la vraisemblance du chant, les deux auteurs changent de registre au cinquième numéro en faisant chanter par Lubin le récit de son voyage à la ville. Ce souci est totalement absent de La bergère des Alpes qui débute au contraire par un vrai duo bouffe à l’italienne entre Fonrose et son valet. Ce n’est qu’à la sixième scène du premier acte qu’Adélaïde chantera sa première 41. Louis de Jaucourt, « Mariage », Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, 1765, t. 10, p. 105. 42. Fortunato-Bartholomeo De Felice, « Mariage », Encyclopédie ou Dictionnaire universel raisonné des connaissances humaines, 1773, t. 27, p. 523.
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« chanson » accompagnée par le hautbois de Fonrose. Dès lors, à côté de ces numéros chantés en situation vraisemblable, Marmontel multiplie des airs narratifs ou, dans la tradition de Quinault, des airs de maximes. Il n’était désormais plus indispensable de légitimer l’émergence des formes lyriques par la description d’un affect ou d’un surcroît d’émotion. La seule motivation du librettiste est ici la répartition du nombre d’airs en fonction des divers personnages et leur apparition à intervalle régulier au sein du dialogue. Quant à la forme, elle impose la périodicité de la chanson française ou de l’aria italienne. Si les Contes moraux ont valu à Marmontel l’un des beaux succès de librairie du XVIIIe siècle, les deux livrets qu’il en a tirés n’ont en revanche guère été goûtés. Peut-être aussi les partitions de La Borde et de Kohaut n’ont-elles guère contribué à les sauver du naufrage43. La bergère des Alpes fut un échec, du moins à Paris. Cette appréciation est en effet toujours jaugée à l’aune du nombre des représentations et de la critique parisiennes. Il conviendrait en fait de pousser plus loin l’analyse et d’étudier leur réception non seulement en province, mais aussi à l’étranger. Ainsi, à Bruxelles, La bergère des Alpes a-t-elle connu un honorable succès44. Celuici doit peut-être être interprété dans le cadre très spécifique d’une ville, certes tournée vers les modèles culturels de Paris, mais qui peut parfois aussi se singulariser en réservant un accueil chaleureux à des œuvres que le public parisien a boudées. Le mélange des tons qui a pu choquer une intelligentsia réactionnaire à Paris a dû totalement indifférer un public bourgeois et qui plus est, bien plus familiarisé au mélange de tragique et de comique. Dans le cas d’Annette et Lubin, l’échec de Marmontel apparaît d’autant plus frappant que l’adaptation de Favart, en revanche, a été un succès. Peut-être est-ce parce que, sur de nombreux points, Marmontel a cherché à se transposer fidèlement là où Favart n’a fait que puiser une inspiration, libre et sans a priori. Le succès de Favart a même été si durable qu’en 1785, il a été invité à en donner lui-même une nouvelle mouture à l’intention de Jean-Paul-Gilles Martini. Dans l’intervalle et en raison même de l’élévation du genre de l’opéra-comique dans la hiérarchie des genres lyriques, les vaudevilles disparurent. Or nous avons vu que le jeu entre texte du livret et le texte connu des timbres était une des ressources mises en œuvre par Favart pour instaurer une distance ironique et préserver 43. Tel était le jugement de Denis Diderot : « Mon avis est que le sujet est ingrat, et qu’à moins que le musicien ne fasse des prodiges, l’ouvrage ne réussira pas » (« Lettre à Sophie Volland. 20 décembre 1765 », Correspondance, 1959, t. 5, p. 223) ; et du baron Frédéric-Melchior Grimm (op. cit., t. 6, p. 489-491). 44. Ce succès est attesté par le fait que le livret a été édité dès 1766, année de la création parisienne, et réédité encore en 1770. Le livret fut également traduit et publié en danois en 1783.
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ainsi la gaieté de la donnée narrative. Les duos comiques furent supprimés et le vaudeville final devint un joyeux quatuor où seul le bailli fait tache. En revanche, nombre de passages chantés ne furent qu’à peine modifiés. Or, il s’agissait parfois de textes parodiés sur des airs italiens, d’une forme ancienne, bien plus complexe que celle de l’aria da capo qui l’avait emporté depuis45. Il est particulièrement intéressant de noter que la conservation du texte original a eu pour conséquence de contraindre Martini à se plier à des formes musicales qui, à force d’être obsolètes, étaient désormais en avance sur l’évolution de l’opéra italien… En chemin, le livret de Favart avait perdu beaucoup de sa gaieté et ressemblait désormais à celui de Marmontel… qui n’a peut-être eu que le tort d’avoir indiqué trop tôt la voie qu’allait suivre l’évolution de l’opéra-comique. Manuel Couvreur Université libre de Bruxelles
45. Tel est notamment le cas du second air de Lubin parodié sur l’air « Date, Cutano, non posso andar » (Jean-François Marmontel, Annette et Lubin […], op. cit., 1762, sc. 2).
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Textes cités Brenner, Clarence D., Dramatizations of French Short Stories in the Eighteenth Century with Special Reference to the « Contes » of La Fontaine, Marmontel, and Voltaire, Berkeley, University of California Press, 1947. Cardy, Michael, The Literary Doctrines of Jean-François Marmontel, Oxford, Voltaire Fondation (SVEC), 1982. Couvreur, Manuel, « Aline, reine de Golconde : une bergère d’opéra-comique à l’Académie royale de Musique », dans David Charlton et Mark Ledbury (éd.), Michel-Jean Sedaine (1719-1797). Theatre, Opera and Art, Aldershot, Ashgate, 2000, p. 71-96. —, « Les enjeux théoriques de l’opéra-comique », dans Philippe Vendrix (dir.), L’opéra-comique en France au XVIIIe siècle, Liège, Mardaga, 1992, p. 213251. —, Jean-Baptiste Lully. Musique et dramaturgie au service du prince, Bruxelles, M.Vokar, 1992. De Felice, Fortunato-Bartholomeo, Encyclopédie ou Dictionnaire universel raisonné des connaissances humaines, Yverdon, s.n., 1770-1780, t. 27. Desfontaines, Francois-Georges Fouques-Deshayes, dit, La bergère des Alpes. Comédie en un acte et en vers libres, représentée pour la première fois, par les Comédiens-Français, à La Haye, le 26 janvier 1769, Amsterdam-La Haye, Constapel-Le Febvre, 1769. Diderot, Denis, Correspondance, Paris, Minuit, 1959 [éd. Georges Roth], t. 5. Grimm, Baron Frédéric-Melchior, Correspondance littéraire, philosophique et critique, Paris, Garnier frères, 1877-1882 [éd. Maurice Tourneux], 16 vol. Guitton, Édouard, Jacques Delille (1738-1813) et le poème de la nature en France de 1750 à 1820, Paris, Klincksieck, 1974. Hoffmann, Paul, « D’Alembert et Marmontel, lecteurs de la Lettre à d’Alembert sur les spectacles », Corps et cœur dans la pensée des Lumières, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2000, p. 215-221. Jechova, Hana, François Moiret et Jacques Voisine (éd.), La poésie en prose : des Lumières au romantisme (1760-1820), Paris, Presses de l’Université ParisSorbonne, 1993. Jaucourt, Louis de, « Mariage », dans Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Paris, Briasson, 1751-1780, t. 10, p. 103-109. Kaplan, James M., Marmontel et Polymnie, Oxford, Voltaire Fondation (SVEC), 1984. Lenel, Scipion, Un homme de lettres au XVIIIe siècle. Marmontel, d’après des documents nouveaux et inédits, Paris, Hachette, 1902.
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Marmontel, Jean-François, Œuvres complètes, Paris, Verdière, 1818-1820, 19 t. —, Annette et Lubin. Opéra-comique en un acte, remis en musique et dédié à Monseigneur le comte d’Artois par Mr. Martini, Paris, Imbaut, [1789]. —, Contes moraux, Paris, J. Merlin, 1775, 3 t. —, Contes moraux, Paris, J. Merlin, 1770, 3 t. —, La bergère des Alpes. Pastorale en trois actes, et en vers, mêlée de chant, Paris, Merlin, 1766. —, Poétique françoise, Paris, Lesclapart, 1763, 2 t. —, Annette et Lubin. Comédie en un acte et en vers, mêlée d’ariettes et de vaudevilles, par Mme Favart et M***, Paris, Ballard-Duchesne, 1762. —, Annette et Lubin. Pastorale mise en vers par M. Marmontel, et en musique par M. de La Borde, Paris, Lesclapart, 1762. Martin, Angus A., Vivienne G. Mylne et Richard Frautschi, Bibliographie du genre romanesque français (1751-1800), Londres-Paris, Mansell-France expansion, 1977. Renwick, John, Jean-François Marmontel (1723-1799). Dix études, Paris, Champion, 2001. —, La destinée posthume de Jean-François Marmontel (1723-1799), bibliographie critique, Clermont-Ferrand, Institut d’études du Massif Central, 1972. Roland-Michel, Marianne, « Entre scène et jardin », dans Monique Mosser et Georges Teyssot (éd.), Histoire des jardins de la Renaissance à nos jours, Paris, Flammarion, 1991, p. 239-246. Sgard, Jean, « Marmontel et la forme du conte moral », dans Jean Ehrard (éd.), Jean-François Marmontel : de l’Encyclopédie à la Contre-Révolution, ClermontFerrand, G. de Bussac, 1970, p. 229-237. Voltaire, Œuvres complètes de Voltaire, Oxford, Voltaire Fondation, 1989 [éd. W.H. Barber et Ulla Kölving], t. 14.
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Des tréteaux aux salons : foire, folie et parades
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La Foire en son miroir ou les principes d’une esthétique en action1
Empruntons le miroir merveilleux, qui ne mentait jamais, de certaine reine fière et hautaine, et demandons-lui : « Petit miroir, petit miroir, disnous ce que l’on pensait de la Foire dans les sphères éclairées de la seconde moitié du dix-huitième siècle » : Bon Dieu ! la vilaine chose que cet Opéra-Comique ! quelle horreur ! quelle infamie ! Est-il possible qu’on tolère en France un pareil spectacle2 ? Voilà un abominable siècle, des Calas, des Malagrida, des Damiens, la perte de toutes nos colonies, des billets de confession et l’opéra-comique3.
Honni par une femme de lettres qui tient un brillant Salon à Paris (Mme Du Bocage), abhorré par le dramaturge le plus célèbre de son temps (Voltaire), l’opéra-comique, production emblématique – et même exclusive – des théâtres de la Foire jusqu’en 1762 (date de l’absorption de l’Opéra-Comique par la Comédie-Italienne), n’a pas été davantage apprécié par la critique littéraire et dramatique. Écoutons La Harpe :
1. Une première version de ce texte, restée inédite, a été présentée en 1999 au colloque Les théâtres de la Foire organisé à Nantes par Françoise Rubellin. David Trott et Barry Russell participaient également à ce colloque. Tous deux ont été, à bien des égards, les « parrains » de la nouvelle génération de chercheurs s’intéressant à la Foire, comme Louis Fuzelier, en son temps, fut le « parrain » de l’OpéraComique. Leur culture, savante et souriante, leur curiosité étendue et toujours renouvelée à l’égard des « marges » de la littérature française des XVIIe et XVIIIe siècles, leur attention bienveillante et fidèle nous accompagneront toujours dans nos travaux. 2. Anne-Marie Du Bocage, Lettre de Mme *** à une de ses amies sur les spectacles et principalement sur l’Opéra-Comique, 1745, p. 7-8, référence empruntée à Corinne Pré, Le livret d’Opéra-comique en France de 1741 à 1789, thèse soutenue à l’Université de Paris iii en 1981. 3. Voltaire, « Lettre à Claude-Philippe Fyot de la Marche, à Ferney », 25 mars 1762 [D 10387], Correspondence and related documents, Les œuvres complètes de Voltaire, 1972, t. 108 (t. 24 pour la Correspondance), p. 347.
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Lesage et d’Orneval ont pris la peine de recueillir en huit ou dix volumes, intitulés Théâtre de la Foire, ce qui leur a paru mériter d’être conservé pour la postérité. […] [O] n est fâché qu’un aussi bon esprit que Lesage ait cru ces fadaises dignes de l’impression. […] [Q]uel ennui ! quel dégoût ! et quelle perte de temps4 !
Prisé du public, le théâtre de la Foire n’avait pas à la fin du siècle, loin s’en faut, fait son entrée en littérature. D’autant que les écrits théoriques qui, à cette époque, abondent et débattent de la finalité du théâtre dans la cité ainsi que de sa fonction sociale ou politique, s’en tiennent aux genres classiques – tragédie, opéra, haute comédie – et laissent de côté les formes dramatiques nouvelles qui essaiment chez les forains, l’opéra-comique en tête. Il est vrai qu’en 1769 Pierre Nougaret a consacré à l’opéra-comique plusieurs sections d’un ouvrage intitulé De l’art du théâtre. Il ne s’est toutefois intéressé qu’à la « seconde époque » du genre, avec l’avènement de Favart, aux environs des années 1750 et n’évoque qu’avec répugnance la « méprisable origine de l’opéra-comique », qui « doit le jour à la farce, aux quolibets et aux bons mots tant soit peu indécents5 ». Si La Harpe associe plus tard le mot d’opéra-comique à celui d’ordures (il écrira notamment : « Il ne tint pas à Pannard que l’opéra-comique ne sortît de ses ordures6 »), Nougaret, lui, compare l’évolution du genre à celle des « gens sortis de la fange ». Une telle convergence entre l’ordure et la fange, étayée par les propos un rien excessifs de Madame Du Bocage et de Voltaire7, mérite qu’on s’y arrête. Dans le Dictionnaire de l’Académie française, ordure « se dit des excréments et des autres impuretés du corps » ; fange signifie « boue, bourbe8 ». Relions ces fils à une phrase de la « Préface » des neuf volumes de Théâtre de la Foire publiés par Lesage et d’Orneval : « Le seul titre de Théâtre de la Foire emporte une idée de bas et de grossier, qui prévient contre le livre9 ». À se demander s’il n’y a pas eu contamination du mot « foire » au sens de marché commercial, par son homonyme de style familier au dixhuitième siècle, le terme voulant également dire flux de ventre, évacuation d’excréments. Cette contamination aurait-elle contribué à une fixation scatologique, que pouvait favoriser la production foraine de la « première 4. Jean-François de La Harpe, Lycée ou Cours de littérature ancienne et moderne, 1816, t. 11, p. 232-233. 5. Pierre-Jean-Baptiste Nougaret, De l’art du théâtre en général, où il est parlé des spectacles de l’Europe, de ce qui concerne la comédie ancienne et la nouvelle, la tragédie, la pastorale dramatique, la parodie, l’opéra-sérieux, l’opéra-bouffon et la comédie mêlée d’ariettes, etc., avec l’histoire philosophique de la musique et des observations sur ses différents genres reçus au théâtre, 1769, t. 1, p. 50. 6. Jean-François de La Harpe, op. cit., t. 11, p. 257. 7. Le mot « opéra-comique » jouxte les mots « vilaine chose », « horreur », « infamie », « dégoût »… 8. Dictionnaire de l’Académie française, 1778, articles « ordure » et « fange ». 9. Alain-René Lesage et d’Orneval, Le théâtre de la Foire ou L’Opéra-Comique contenant les meilleures pièces qui ont été représentées aux Foires de S. Germain et de S. Laurent, 1737, t. 1, n. p.
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époque » ? Partant, cette fixation aurait-elle participé à l’impossibilité de reconnaître tout statut littéraire à l’ensemble des productions dramatiques jouées sur les théâtres forains ? Ces questions restent ouvertes. Face à l’opprobre, face au vide théorique et critique, nous nous proposons de montrer que les œuvres de la Foire elles-mêmes sont parfois porteuses d’un discours esthétique, non seulement pour affirmer leur légitimité, mais comme s’il était de l’essence de ce théâtre de se regarder régulièrement dans le miroir pour exister. Les œuvres seraient, dans ce sens, leur propre commentaire et leur propre manifeste. Notre corpus, qui couvre une période allant de 1715 à 1762, comprendra les pièces publiées dans les recueils Le théâtre de la Foire (1721-1737) et le Nouveau théâtre de la Foire (1763 et 1765), celles publiées dans les Œuvres de Piron, Pannard, Favart, Fagan, Laffichard, etc., ainsi que des pièces inédites conservées dans les précieux portefeuilles du fonds français du Département des manuscrits occidentaux de la Bibliothèque nationale de France. Les parodies auraient naturellement pu prendre place dans notre propos tant il est vrai que la critique, par les forains, des pièces données sur les théâtres rivaux génère une inscription « en creux » d’une esthétique alternative : railler les invraisemblances du genre lyrique, le jeu outré des acteurs de la Comédie-Française ou le clinquant de la pompe tragique, revient implicitement à défendre des valeurs opposées à celles qui sont stigmatisées. Mais ce n’est pas ce répertoire qui retiendra notre attention ici. Ni d’ailleurs ces pièces dites « à tiroir » qui, faisant parfois une revue critique des spectacles rivaux, dessinent également à leur manière, et toujours « par défaut », un art du théâtre. Nous nous limiterons aux pièces – opéras-comiques, prologues, pantomimes – dans lesquelles les personnages eux-mêmes énoncent les principes positifs d’un art, non pas du Théâtre, mais de leur théâtre, qui échappe manifestement aux règles prévalant dans les modèles classiques. En choisissant de porter sur la scène les préjugés et le dédain exprimés à l’encontre de la Foire, ses dramaturges brossent non seulement un tableau historique du genre, ils ébauchent aussi les contours d’une esthétique. Ainsi, dans le prologue de La querelle des théâtres de Lesage et de La Font (1718), les personnages allégoriques de la Comédie-Française et de la ComédieItalienne veulent « honorer de leur présence » l’ouverture de la Foire. Cette dernière, également incarnée par une allégorie, demande : Qu’on ait soin de les bien placer. Ce sont mes supérieures, que ces Dames-là. Je ne suis que leur très humble servante. Je ne puis leur marquer trop de respect10.
10. Alain-René Lesage et Joseph de La Font, La querelle des théâtres, Le théâtre de la Foire […], 1737, t. 3, p. 42.
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Tandis que les deux Comédies s’installent dans des fauteuils, la Foire « s’assied sur un tabouret », moyen infaillible d’un point de vue dramaturgique de marquer la subordination de cette scène aux scènes officielles11. Le trait revient dans l’opéra-comique Le nouveau bail (1732) où Carolet met en scène son contemporain, le musicien Jean-Joseph Mouret, alors au sommet de sa gloire. Le manuscrit inédit de la pièce indique à la scène huit que « Mouret présente à l’Opéra-Comique son valet pour battre la mesure à son spectacle de la Foire et faire passer sa musique sous son nom, pour ne pas paraître s’encanailler ». Sur l’air : Comme un coucou, l’Opéra-Comique riposte :
Ne craignez rien pour votre gloire, Ce poste vous honorera. Il vaut mieux briller à la Foire Qu’ennuyer à l’Opéra12.
Dans le prologue de La répétition interrompue de Charles-François Pannard (1735), le mépris écrasant pour la Foire est exprimé en alexandrins pompeux et burlesques par la muse de la tragédie Melpomène, que sa sœur Thalie a entraînée, à son corps défendant, sur la scène de la Foire Saint-Laurent : Melpomène : […] Osons-nous, en ces lieux, mettre un pied téméraire ? Nous à la Foire, nous ! eh ! qu’y venons-nous faire ? […] Quelle erreur vous séduit ? Se peut-il que Thalie, Pour de pareils sujets, jusqu’à ce point s’oublie ? […] À de frivoles jeux vous livrant aujourd’hui, Prêtez-vous aux Forains un criminel appui13 ?
Quel effet pouvait bien avoir cette mise en scène de l’attitude condescendante dont pâtissent à la fois l’Opéra-Comique et ses fournisseurs ? Un effet déflagrant sans doute. Les critiques formulées à l’encontre de la Foire pour la dévaloriser devaient provoquer l’hilarité des spectateurs. Et en vertu de l’alchimie du jeu théâtral, le rire éclatait aux dépens des critiques et non de la Foire, qui ressortait revigorée de ces attaques. 11. Dans Le rappel de la Foire à la vie (1721), pièce d’un acte d’Alain-René Lesage et d’Orneval, la Foire justifie ainsi son refus des caresses que lui font les Comédies Italienne et Française : « Le respect me défend d’embrasser mes maîtresses. / Je sais ce que je dois… » (Le théâtre de la Foire […], 1737, t. 3, p. 439). 12. Denis Carolet, Le nouveau bail, Théâtre inédit, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms., f. fr. 9315, fo 126. 13. Charles-François Pannard, La répétition interrompue, Théâtre et œuvres diverses de M. Pannard, 1763, t. 2, p. 387-388.
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Il en va de même lorsque les pièces foraines sont qualifiées de « fariboles14 », « bagatelles15 », « breloques16 » ou encore de « menues drôleries17 » et de « jolis riens18 ». Si ces appellations rappellent avec humour le dégoût que certains affichent pour ce spectacle, elles traduisent aussi une singularité que la Foire revendique, sans complexe aucun, tant il est vrai que « Ce n’est point pour disputer de prix avec les Chef-d’œuvres immortels19 » que ses œuvres sont composées. D’un point de vue historique, les théâtres forains sont regardés comme les héritiers immédiats des Italiens, dont le théâtre a été fermé en 1697 sur ordre de Louis xiv. Ils se sont approprié leur répertoire et le retour d’une nouvelle troupe italienne en 1716 ne met pas pour autant un terme à cet emprunt. On ne s’étonnera donc pas que l’esthétique des pièces représentées à la Foire se relie directement à celle de la commedia dell’arte et s’en réclame ouvertement. La trace la plus tangible de cette proximité est la présence récurrente, dans les pièces foraines, des personnages types de l’Ancien Théâtre Italien – Arlequin, Mezzetin, Scaramouche, le Docteur, Pantalon ou encore Polichinelle, Colombine, Pierrot – et surtout le fait que ces personnages y incarnent régulièrement, soit la Foire elle-même, soit l’Opéra-Comique, ou sont présentés comme les acteurs emblématiques de la troupe foraine. Ainsi, dans La querelle des théâtres, la Foire est interprétée par Pierrot, tandis que Mezzetin, Polichinelle et Gilles sont ses « Suivants » ; dans Les funérailles de la Foire (1718), Mezzetin et Scaramouche disent être les « plus chers enfants » de la Foire, celle-ci étant toujours jouée par Pierrot. La configuration reste la même dans Le rappel de la Foire à la vie (1721) et La fausse Foire (la même année). Arlequin, Colombine, Scaramouche, Pierrot et le Docteur
14. Par le personnage allégorique de la Comédie-Italienne dans La querelle des théâtres (Alain-René Lesage et Joseph de La Font, op. cit., t. 3, p. 47). 15. Par le personnage de la Foire elle-même dans Les funérailles de la Foire, d’Alain-René Lesage et de d’Orneval (Le théâtre de la Foire […], 1737, t. 3, p. 392). Ou encore par Scaramouche, qui se plaint dans un prologue intitulé Les débris de la Foire que « les meilleures choses qu’on puisse dire [à la Foire] sont toujours prises pour des bagatelles » (Alain-René Lesage, Les débris de la Foire, Théâtre inédit, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms., f.fr. 9314, fo 204). Le mot « bagatelles » revient également dans le prologue intitulé La recrue (1738) de Carolet, dans la bouche cette fois de l’Opéra-Comique qui réplique à la Comédie-Italienne : « N’enviez point mes bagatelles » (Denis Carolet, La recrue, Théâtre inédit, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms., f. fr. 9315, fo 526 vo). 16. Par le personnage d’Apollon dans le prologue La Première Représentation (1734) d’Alain-René Lesage (Le théâtre de la Foire […], 1737, t. 9, p. 293). 17. Par la Comédie-Italienne dans le prologue La recrue (Carolet, La recrue, Théâtre inédit, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms., f. fr. 9315, fo 526 vo). 18. Par le dieu Momus, dans Le temple de Momus (Foire Saint-Laurent 1752), de Jacques Fleury (Nouveau théâtre de la Foire, 1763, t. 1, p. 37). 19. Alain-René Lesage et d’Orneval, « Préface », Le théâtre de la Foire […], 1737, t. 1, n. p.
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sont également réunis par Piron dans le prologue de Tirésias (1722)20. On retrouve Mezzetin, cette fois avec Pierrette, tous deux « Suivants de l’OpéraComique », dans L’Opéra-Comique assiégé (1730). Cette tradition d’incarner l’essence de la Foire à travers les anciens types italiens n’est plus aussi activement relayée à mesure que l’on avance dans le siècle et que la Comédie-Italienne elle-même se détache de son héritage. Dans ces emplois, on remarque que les auteurs préféreront remplacer les personnages types soit par des allégories dramatiques (le Vaudeville, la Parodie, la Foire, l’Opéra-Comique, la Parade, Lazzi, etc.), soit par les acteurs désignés sous leurs propres noms et bien connus du public comme étant de la troupe foraine. Toutefois, l’habitude d’incarner la Foire par Pierrot ou par Arlequin ne disparaîtra pas complètement puisque dans deux prologues respectivement datés de 1740 et de 1743, Charles-Simon Favart choisit encore d’animer l’Opéra-Comique sous les traits de Pierrot, joué à cette époque par le fameux comédien L’Écluse21. Tandis que Pannard, Pontau et Gallet, dans une pantomime représentée en 1749, font apparaître l’Opéra-Comique sous des traits « mi-Arlequin, mi-Pierrot22 ». En 1752, enfin, dans un prologue au titre fortement symbolique, Le retour favorable (pour le rétablissement de l’Opéra-Comique le 3 février), le dramaturge Jacques Fleury met en scène un Opéra-Comique décharné (toujours interprété par L’Écluse) et soutenu par Pierrot23. Un autre signe explicite de la parenté entre la Foire et la ComédieItalienne est le répertoire commun qu’elles exploitent en plus ou moins bonne intelligence, la parodie constituant le plus fertile creuset pour l’un et pour l’autre de ces spectacles. Nous ne développerons pas ce point que nous avons déjà étudié à l’occasion du colloque « Parodie et série » en 199824. Nous nous proposons en revanche d’examiner comment cette idée d’une contiguïté des répertoires forain et italien est représentée par les auteurs. Dans L’audience du Temps (1725) de Louis Fuzelier, cette proximité passe pour un pillage des ressources de la Foire, et même en particulier de « la Foire 20. Alexis Piron, Tirésias, Œuvres complètes d’Alexis Piron, 1776, t. 4, « prologue ». 21. Charles-Simon Favart, Les recrues de l’Opéra-Comique et Prologue sans titre « pour l’Ouverture du Nouvel Opéra-Comique » (Foire Saint-Laurent 1743), Théâtre inédit, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms., f. fr. 9325. 22. Charles-François Pannard, « Pantomime, prologue, sur le Théâtre de l’Opéra-Comique de la Foire Saint-Germain tenu par l’Opéra », Théâtre inédit, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms., f. fr. 9324. 23. Voir Jacques Fleury, Le retour favorable, Le nouveau théâtre de la Foire, 1763, t. 1. 24. Nous nous permettons de renvoyer le lecteur à notre étude « La Parodie en personne : enjeux et jeux d’une figure allégorique au théâtre », Actes du colloque international « Parodie et série », 2005, p. 71-86.
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Saint-Germain de l’année 1725 ». Le personnage Roger Bontemps compatit aux malheurs de celle-ci, sur l’air très évocateur Hélas la pauvre fille :
Hélas la pauvre Foire ! Elle a le mal de tout Chacun dans sa mangeoire Vient fourrer comme un loup25.
Dans La recrue déjà citée, Carolet renouvelle le motif du pillage avec, cette fois, un Opéra-Comique plutôt consentant. La scène se déroule « sur le Théâtre du Faubourg Saint-Laurent » : L’Opéra-Comique (apercevant la Comédie-Italienne) : C’est la Comédie-Italienne. Oh ! je ne crains rien de sa visite. Nous mangeons depuis longtemps le même pain. [...] La Comédie-Française : […]
Air : Le péril Ici très souvent on peut croire Qu’on est chez les Italiens. Et chez eux dans nombre de Riens On croit être à la Foire26.
Pannard, dans Le magasin des Modernes (1736), illustre le propos à travers une piquante fable où le dieu Mercure expose à la Bagatelle comment, pour la commodité des auteurs, il a classé dans des tiroirs l’ensemble du matériau littéraire nécessaire à chacun : Mercure : […] À droite, j’ai placé ce qui concerne l’Opéra : le commis que j’ai chargé de ce district se nomme Merveilleux. À gauche, j’ai mis le dépôt de la Comédie-Italienne et de l’Opéra-Comique. La Bagatelle : Tous deux ensemble. Mercure : Oui. Air : À la tabatière de la jeune Iris. À la même source Ils vont se pourvoir, Et, pour leur ressource, Tous deux n’ont qu’un tiroir27. 25. Louis Fuzelier, L’audience du Temps, Théâtre inédit, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms., f. fr. 9336, fo 102. 26. Denis Carolet, « Prologue » [qui devait être représenté en 1738 mais n’a probablement pas été joué], La recrue, Théâtre inédit, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms., f. fr. 9315, respectivement fo 525 vo et fo 526. 27. Charles-François Pannard, Le magasin des Modernes, op. cit., t. 2, p. 286-287.
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Qu’il soit parfois impossible de discerner les morceaux donnés à la Foire de ceux donnés chez les Italiens ne doit pas surprendre. Les deux spectacles ont évolué en s’inspirant mutuellement. Mettre en scène cette proximité de fond et de forme est une façon de faire valoir que les spectacles de la Foire ne sont pas aussi grossiers que leurs détracteurs le prétendent. D’ailleurs la Comédie-Française elle-même accommode à l’occasion ses représentations de petites pièces dont la coloration foraine ne trompe personne. Ce dont se moque Piron dans son prologue d’Atys où l’allégorie de la Folie apprend à la Foire qu’elle a, l’hiver précédent, livré à la Comédie-Française une pièce destinée à l’origine aux forains (L’impromptu de la Folie, ambigu-comique de MarcAntoine Legrand, effectivement représenté au Théâtre-Français en 1725). La Foire s’étonne naturellement de ce mauvais tour et la Folie lui répond : La Comédie-Française sait si bien se travestir, et prend si bien, quelquefois, votre forme et votre figure, que les plus clairvoyants s’y trompent28.
Indéniablement proches de la Comédie-Italienne, les théâtres de la Foire se réclament également d’une parenté avec l’Académie royale de musique, autrement dit l’Opéra. Figure allégorique familière dans les pièces foraines, l’Opéra est le grand « Cousin » protecteur. Fondé historiquement, ce rapprochement entre l’Opéra et la Foire s’inscrit également, comme pour la Comédie-Italienne, dans une dimension esthétique. La seule étiquette d’« opéra-comique », à cet égard, est déjà programmatique : « Le nom même implique l’auto-dérision, sinon l’auto-accusation29 » note Jacques Scherer dans sa remarquable leçon inaugurale, Théâtre et anti-théâtre au xviiie siècle, présentée à l’Université d’Oxford en 1975. L’opéra-comique emprunte à la fois son nom et sa forme au grand opéra, tout en ayant, jusque dans son nom et sa forme, la vocation de le railler. Est-ce parce que l’opéra-comique est un nouvel arrivant dans la famille des genres dramatiques – les frères Parfaict situent en 1715 la première apparition du mot sur une affiche30 – que les auteurs forains, à plusieurs reprises dans leurs pièces, prennent la peine d’en rappeler la définition ? Ainsi, dans un prologue de Lesage et d’Orneval représenté en 1721, à la Comtesse qui demande : « Mais vos pièces sont-elles en vaudevilles ? », l’Actrice réputée interpréter le rôle de Colombine, « sur le théâtre de la Foire de Saint-Germain » réplique : « On y parle, on y chante. C’est un spectacle
28. Alexis Piron, Atys (Foire Saint-Germain 1726), op. cit., t. 5, p. 346. 29. Jacques Scherer, Théâtre et anti-théâtre au XVIIIe siècle, An Inaugural Lecture delivered before the University of Oxford on 13th February 1975, 1975, p. 10. 30. Claude et François Parfaict, Mémoires pour servir à l’histoire des spectacles de la Foire, 1743, t. 1, p. 166.
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mixte qui doit divertir31 ». Dans L’assemblée des acteurs (1737) de Pannard et Carolet, la portée didactique du propos est particulièrement évidente. Le comédien L’Écluse, travesti en charbonnier (incarnation du peuple s’il en est), déboule inopinément sur la scène et demande au comédien Drouillon, dans son propre rôle : « Que fait-on dans cette salle ? » :
Drouillon : On y représente des opéras-comiques. L’Écluse : Qu’est-ce que c’est qu’un opéra-comique ? Drouillon : Un opéra-comique est un divertissement mêlé de chants et de danses. L’Écluse : Et pour qui est fait ce divertissement s’il vous plaît ? Drouillon : Pour le public32.
On entrevoit déjà ici comment se dessine le rapport étroit que l’opéracomique, en tant que genre, entretient avec lui-même, comment il sait se raconter et poser les règles de sa propre esthétique sur la scène. À la Foire, le chant et la danse sont, comme à l’Opéra, deux composantes essentielles des spectacles. Gilles, dans Les dieux à la Foire (1724) le rappelle dans son boniment : Messieurs, entrez chez nous. Vous n’y trouverez ni plate musique, ni danses mal figurées, ni vaudeville sans sel33.
Il convient toutefois de ne pas confondre l’opéra-comique avec son aîné. L’avertissement est donné par le personnage du Public à l’Opéra-Comique dans un prologue de Pannard (1735) :
Le public : […] Chez vous, on vous l’a dit, […] Les pas sérieux sont laids Et leurs langueurs nous gênent. Qu’ils soient courts, galants, bien faits, Supprimez tous ces ballets qui traînent, qui traînent. […] Au grand Opéra on demande Du grave et du beau qui soit bon, On y va pour la sarabande Et chez vous pour le cotillon34.
31. Alain-René Lesage et d’Orneval, « Prologue », Le théâtre de la Foire […], 1724, t. 4, p. 229. 32. Charles-François Pannard et Denis Carolet, L’assemblée des acteurs, Théâtre inédit de Pannard, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms., f. fr. 9323, fo 382 vo-383. 33. Louis Fuzelier, Les dieux à la Foire, Théâtre inédit, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms., f. fr. 9336, fo 37 vo. 34. Charles-François Pannard, prologue de L’académie bourgeoise (Foire Saint-Germain 1735), Théâtre inédit, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms., f. fr. 9323, fo 220-220 vo.
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La multiplication de personnages de maîtres de musique, de musiciens, de maîtres de danse ou de maîtres de ballet dans les pièces foraines permet la mise en scène d’un véritable discours sur la musique et la danse que nous avons déjà eu l’occasion d’étudier35 : signalons simplement ici que ce discours a pour fondement le rapport de la musique et de la danse à l’imitation de la nature, et qu’il apporte un commentaire sur la fonction expressive de chacun de ces arts (expression des sentiments et des passions) par-delà une apparence décorative. Nous nous arrêterons en revanche sur la question du chant dans les spectacles forains, elle-même indissociable de l’évocation du vaudeville. C’est parce qu’ils s’adressent à lui sur l’air Allons, gai que le dieu de l’Ennui dans Le temple de l’Ennui (1716) associe immédiatement Arlequin et Mezzetin à la Foire : Le dieu de l’Ennui : Comment, morbleu : Allons, gai, d’un air gai dans le Temple de l’Ennui ! Voyez un peu l’impertinent. Il faut que vous soyez des acteurs de la Foire. Ces coquins-là placent toujours leurs vaudevilles à contre-poil36.
Dans le prologue de La conquête de la Toison d’or (1724), Arlequin, Scaramouche et la troupe foraine sont à la recherche de la Foire, réduite en esclavage à Alger. Pour permettre à son propriétaire, Barbario, de l’identifier parmi ses esclaves, Gilles décrit la Foire en ces termes : Gilles : Oui, une gaillarde qui ne parle qu’en chantant et en dansant et qui... Barbario : Ah ! je sais, je sais. (Il chante :) Talaleri, talaleri, talalerire. […] Nous l’appelons Lariradondaine.
... sur ces entrefaites, la Foire arrive (une didascalie précise : « en chantant et en dansant ») : « Allons gai, d’un air gai, toujours gai37 ». Le vaudeville est l’essence des spectacles forains. C’est pourquoi Mezzetin et Olivette, acteurs et ambassadeurs de l’Opéra-Comique, se rendent chez l’enchanteur Mirliton (son nom est également celui d’un fameux refrain de
35. Nous nous permettons de renvoyer le lecteur à notre étude « Un représentant pittoresque de Terpsichore : le maître à danser dans le théâtre français de la première moitié du xviiie siècle », Sociopoétique de la danse, 1998, p. 207-222. 36. Louis Fuzelier et Alain-René Lesage, Le temple de l’Ennui, Le théâtre de la Foire […], 1737, t. 2, p. 267. 37. Alain-René Lesage et d’Orneval, La conquête de la Toison d’or, Théâtre inédit de Lesage, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms., f. fr. 9314, fo 115-116.
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vaudeville) pour le supplier de leur « faire trouver des pièces en vaudevilles38 ». Sensible à leur requête, Mirliton charge son auteur attitré, Coupletgor, de les aider :
Fameux soutien de la Foire, Agréable Coupletgor, Daignez relever sa gloire, Ouvrez-lui votre trésor : Prodiguez-lui vos Lanlaire, Vos Flonflon, vos Lanturelu, Et vos Vogue-la-galère ; Ou son théâtre est perdu39.
Le mélange de prose et de couplets caractéristique de l’opéra-comique est précisément une singularité qui attire le public. Alors que dans un prologue de Lesage et d’Orneval (1721) un marquis explique qu’on se consolerait facilement de ne plus entendre chanter « ces polissons de la Foire » si on leur accordait le droit de parler, la comtesse riposte : La Comtesse : Non, Marquis, non, je ne m’en consolerai point. Quand ils parleraient comme les Comédiens Français, ils m’ennuieraient. Avouez que les pièces en vaudevilles ont quelque chose de bien piquant. Le Marquis : J’en demeure d’accord. La Comtesse : On retient un Vaudeville : on le chante en s’en retournant ; il rend l’esprit gai. […] Le Marquis : Je conviens que ces sortes de pièces ont leur mérite, qu’un air du Pont-Neuf bien appliqué nous réveille et nous réjouit […]40.
Le vaudeville a ses règles propres et les auteurs de la Foire ne manquent pas de les rappeler en imaginant les situations les plus variées. La figure allégorique du Vaudeville, personnage également récurrent dans ce répertoire, devient alors généralement leur porte-parole, à moins que celui-ci ne prenne l’apparence de la Muse Chansonnière41. Ainsi sur l’air Frère André disait à Grégoire, le Vaudeville rappelle à Olivette, députée de l’Opéra-Comique dans Le Génie de l’Opéra-Comique de Favart (1735) :
38. Louis Fuzelier, Alain-René Lesage et d’Orneval, L’enchanteur Mirliton, Le théâtre de la Foire […], 1728, t. 6, p. 12. 39. Id. 40. Alain-René Lesage et d’Orneval, « Prologue », Le théâtre de la Foire […], t. 4, p. 218-219. 41. Voir Charles-Simon Favart, La barrière du Parnasse (1740) ; ainsi que le prologue du même pour l’ouverture du Nouvel Opéra-Comique de la Foire Saint-Laurent en 1743.
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Qu’aux paroles le chant réponde. Caractérise par mes airs. Distingue bien les tons divers. Chacun a le sien dans le monde Filles, femmes, nobles, marchands, villageois Tous ont différents tons de voix42.
Dans un prologue de Favart encore (1743), Pierrot alias l’Opéra-Comique apprend à sa mère la Muse Chansonnière qu’elle est parfois traitée de bâtarde, insulte que la Muse récuse en réaffirmant la valeur du vaudeville : C’est m’insulter mal à propos. Je puis dans une chansonnette Chanter dignement les héros Un vaudeville Qui court la ville Sur le plus commun des airs Fonde leur gloire Mieux que l’histoire Ou qu’un fatras de huit cents vers43.
De tous les dramaturges forains, Charles-François Pannard, surnommé le « dieu du Vaudeville » par Collé et le « père du Vaudeville moral » par Marmontel, est celui qui a porté le plus loin sa réflexion sur la fonction de ce genre au théâtre. Deux de ses opéras-comiques, respectivement représentés à la Foire en 1737 et en 1743, portent d’ailleurs le titre de leur héros : Le Vaudeville. L’une et l’autre pièces sont l’occasion de définir ce genre en quête de reconnaissance littéraire et d’en réaffirmer les principes, tant moraux qu’esthétiques. Dans la première pièce, la Foire, éperdument amoureuse du Vaudeville (fils de Bacchus et de la Joie) obtiendra l’accession de son volage amant au Parnasse grâce à un plaidoyer aussi passionné qu’argumenté : La Foire : Ses ennemis l’accusent de corrompre les mœurs. C’est pure calomnie.
Air : Comme un coucou.
Bien loin de soutenir le vice Et d’en être le défenseur, J’ose avancer avec justice Qu’il en fut toujours le censeur.
42. Charles-Simon Favart, Le Génie de l’Opéra-Comique, Théâtre inédit, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms., f. fr. 9325, fo 106. 43. Charles-Simon Favart, « Prologue pour l’ouverture du Nouvel Opéra-Comique », Théâtre inédit, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms., f. fr. 9325, fo 407.
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Air : J’entends déjà le bruit. Par sa critique salutaire Il produit d’excellents effets. Combien de gens prêts à mal faire Sont détournés de leurs projets Par la peur de donner matière À des chansons et des couplets. […] Le Vaudeville sans fard Ne sait point employer l’art D’une flatteuse éloquence. Il s’exprime comme il pense. Enfant de la liberté Soit qu’il blâme ou qu’il encense C’est la pure vérité44.
En 1743, dans la seconde pièce intitulée Le Vaudeville, il revient au personnage dénommé Follette d’assurer la défense du Vaudeville, sévèrement condamné par sa sœur Honesta. Leur échange de répliques, peut-être obscur pour le lecteur d’aujourd’hui, est en fait un véritable « Top 50 » des vaudevilles les plus célèbres de l’époque (Lanturlu, Pierre Bagnolet, Madame Anroux, L’Allure mon cousin, Trantran, Mirliton, etc.). Dans une strophe du divertissement final, la fonction du Vaudeville est de nouveau soulignée : De tes couplets la tournure amusante Réjouit nos esprits en corrigeant nos mœurs. De tes leçons la sagesse riante Mène à la vérité par un chemin de fleurs45.
Cette façon d’introduire au détour d’une réplique le palmarès des vaudevilles les plus populaires était certainement gratifiante pour le spectateur, qui reconnaissait les airs à peine signalés par leurs refrains. Pannard donne un autre échantillon de sa façon dans une pantomime datée de 1749 qui pourrait s’intituler « Le réveil des Vaudevilles46 ». La scène se déroule dans la loge de l’Opéra-Comique. Tandis que l’orchestre joue une ouverture, le rideau se lève sur huit silhouettes allongées par terre et représentant chacune... un Vaudeville ! Leur identité est révélée au fur et à
44. Charles-François Pannard, Le Vaudeville [1737], Théâtre inédit, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms., f. fr. 9323, fo 335 vo, 336 et 336 vo. 45. Charles-François Pannard, Le Vaudeville [1743], Théâtre inédit, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms., f. fr. 9324, fo 471 et 471 vo. 46. Charles-François Pannard, « Pantomime », Théâtre inédit, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms., f. fr. 9324, fo 432-435.
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mesure que l’orchestre interprète l’air caractérisant chacun. On y retrouve le fameux Cahin-Caha, Le bon soldat ti, ta, ta, Pierre Bagnolet, Barnabas, Madame Anroux, Jeannette Haye, La bouquetière et La tourière. Si l’opéra-comique est un genre nouveau dont la bigarrure de forme, en prose et en couplets, attire le public, « les pièces en vaudevilles » ne font pas toute la nouveauté des spectacles forains. Pour s’assurer la fidélité des spectateurs – aussi bien que pour détourner les interdictions qui pèsent successivement sur eux – les auteurs explorent avec hardiesse les marges du théâtre et se plaisent à mettre en scène la témérité de leur démarche. La quête de nouveauté est un leitmotiv traditionnel dans le répertoire de la Foire. « Donnez des nouveautés » conseille la Foire à la ComédieFrançaise, dans La querelle des Théâtres47. « Oh ! Madame, nos pièces sont toutes nouvelles » assure l’actrice jouant Colombine à la Comtesse qui s’étonne de la nouveauté du titre La forêt de Dodone. Et au Chevalier qui, dans le même prologue, se permet de douter de cette affirmation : Pour nouvelles, ma Princesse, rayez cela de dessus vos papiers. Je parie que c’est un Divertissement renouvelé des Grecs, quelque ravauderie Italienne. […] Ce sera, vous dis-je, un plat réchauffé. Peut-on attendre autre chose de ces Drôles-là ?
... Colombine réplique vivement : Pardonnez-moi, Monsieur, le sujet est tout neuf. Je vois bien qu’il y a longtemps que vous n’êtes venu à la Foire48.
En 1730 encore, dans L’Industrie, Pierrot, dans son rôle d’acteur de l’Opéra-Comique, explique à Jacquot, également acteur, sur l’air De la ceinture (un des plus fréquemment utilisés à la Foire) : Les Auteurs n’ont plus rien chez eux ; Et cela gagne jusqu’aux nôtres : Notre Théâtre en morceaux neufs Est tout aussi sec que les autres. C’est pour cela que nous venons à ce Palais, qui est celui de la Nouveauté49.
En 1742 enfin, dans La Critique à l’Opéra-Comique, Pannard fait du sujet le fond d’un débat houleux entre les allégories de la Nouveauté et de l’Antiquité, reçues en audience sur la scène de l’Opéra-Comique par un Acteur de la troupe50. 47. Alain-René Lesage et Joseph de La Font, op. cit., t. 3, p. 45. 48. Alain-René Lesage et d’Orneval, « Prologue » d’Arlequin Endymion et de La forêt de Dodone, Le théâtre de la Foire […], 1724, t. 4, p. 228-229. 49. Louis Fuzelier, Alain-René Lesage et d’Orneval, L’Industrie, Le théâtre de la Foire […], 1731, t. 8, p. 72. 50. Charles-François Pannard, La Critique à l’Opéra-Comique (scène 6 et dernière, pièce écrite pour la Foire Saint-Germain 1742), op. cit., t. 3, p. 289-293.
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Nous en tenant toujours à notre parti d’interroger le miroir de la Foire, il apparaît clairement que nouveauté et singularité composent une association symbiotique dans ce répertoire, celle-ci et celle-là étant fréquemment placées sous le signe de la Folie, synonyme de la liberté d’invention. Comme nous l’avons observé pour la nouveauté, la quête de la singularité s’inscrit régulièrement dans le discours des personnages et particulièrement ceux mis en scène par Pannard. « [L’idée] est singulière, mais qu’importe je la crois convenable à votre théâtre51 » déclare un Auteur au Directeur de l’Opéra-Comique dans Le gage touché (1736). « Il faut du singulier, cela seul intéresse la curiosité52 » affirme un autre Auteur dans L’assemblée des acteurs (1737). L’actrice Mlle Delisle, dans son propre rôle, au début du prologue du Repas allégorique (1739), assure à deux dramaturges lui proposant leurs services que l’on représentera successivement leurs deux prologues « ne fûtce que pour la singularité53 ». Quant à la filiation de la Foire avec la Folie, Dominique Quéro en a fait une étude si fouillée54 que nous nous contenterons d’en pointer ici quelques traits en soulignant, une fois de plus, une certaine permanence dans le thème. Dans le prologue d’Atys de Piron, la Foire a mandé à la Folie une pièce et des acteurs pour l’ouverture de son spectacle. Dans Le nouveau bail de Carolet (1732), « Momus et la Folie préparent le triomphe de l’Opéra-Comique », leur fils. Alors que, dans L’ambigu de la Folie de Favart (1743), la scène est sur le Théâtre de l’Opéra-Comique, la Folie annonce : Amis, je veux ici désormais Prendre l’emploi de Thalie Du Théâtre il faut pour jamais Bannir la mélancolie. Que d’un joyeux égarement Naisse la saillie Débutons par quelque amusement Qui soit digne de la Folie55. 51. Charles-François Pannard, Le gage touché, Théâtre inédit de L’Affichard, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms., f. fr. 9319, fo 31 vo. 52. Charles-François Pannard et Denis Carolet, L’assemblée des acteurs, Théâtre inédit de Pannard, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms., f. fr. 9323, fo 365 vo. 53. Charles-François Pannard, Le repas allégorique, Théâtre inédit, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms., f. fr. 9323, fo 470. 54. Dominique Quéro, Momus philosophe. Recherches sur une figure littéraire du xviiie siècle, 1995. 55. Charles-Simon Favart, L’ambigu de la Folie, Théâtre inédit, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms., f. fr. 9325.
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À partir de l’angle d’étude que nous avons adopté – le discours esthétique de la Foire tenu par la Foire elle-même – nous n’examinerons pas ici en détail comment les principes de nouveauté et de singularité sont mis en œuvre dans les pièces. Rappelons seulement qu’en 1722 Piron a soutenu la gageure d’un monologue en trois actes avec Arlequin Deucalion. Que nous devons à Pannard le retour de l’antique pantomime sur la scène avec, en 1732, sa pièce Le pot pourri ou La comédie sans paroles. Que le même avait introduit au théâtre en 1731 la nouveauté de faire jouer des enfants dans des rôles d’adultes avec Les petits comédiens ; qu’il relancera en 1738 le goût, qui s’était perdu, des pièces allégoriques avec Le fossé du Scrupule. La singularité chez les forains peut encore résider dans leur façon de lier ensemble dans une même pièce les éléments les plus disparates. Il en va ainsi de L’histoire de l’Opéra-Comique ou Les métamorphoses de la Foire (1736) opéra-comique en quatre actes de Lesage (on appréciera les quatre actes...) dont la composition est annoncée par Mezzetin dans le prologue : « une parade, une farce, une pièce par monologues, un acte de scènes muettes, une pièce par écriteaux et enfin un acte dans le goût d’aujourd’hui56 ». En commentant aussi précisément ce qui fait le substrat de leur production et en choisissant de matérialiser leur réflexion sur la scène, les auteurs de la Foire proposent en fait au public un discours sur l’art du théâtre, un discours fragmenté certes, mais parfaitement cohérent tout au long de la première moitié du xviiie siècle. C’est d’ailleurs cette inscription dans une durée qui amène les dramaturges à s’interroger sur l’évolution du goût du public et, par ricochet, sur l’évolution de leur propre production, un autre sujet de prédilection de leurs pièces. Profitant avec bonheur de la polysémie du mot « goût », les auteurs forains enfilent toutes sortes de métaphores culinaires, plus savoureuses les unes que les autres au demeurant (voir Le repas allégorique de Pannard), pour représenter les différentes époques de leur spectacle. Ainsi dans Les funérailles de la Foire, de Lesage et d’Orneval : M. Craquet [médecin appelé au chevet de la Foire agonisante] : Je devine la cause de votre maladie.
Air 10 : Mon père, je viens devant vous. Dans votre enfance, je vois bien Que vous viviez de grosse viande.
56. Alain-René Lesage, L’histoire de l’Opéra-Comique ou Les métamorphoses de la Foire, Théâtre inédit, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms., f. fr. 9314, fo 264 vo.
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La Foire : Monsieur, pour ne vous cacher rien, D’abord je n’étais pas friande ; Mais à présent à mes repas Il me faut des mets délicats.
M. Craquet : Justement. À mesure que votre nourriture a été moins grossière, vous n’avez pas joui d’une parfaite santé, n’est-ce pas ? […] Ce sont les viandes délicates qui vous ont perdue. Elles ont causé de mauvaises humeurs, qui ont peu à peu ruiné votre tempérament. En un mot, il ne fallait point changer vos premiers aliments57.
En quelques répliques se trouvent à la fois évoqués la transformation du répertoire forain, allant dans le sens d’une plus grande élaboration des œuvres, et les déboires qui en ont découlé (interdictions de jouer, destruction des loges, etc.). Ce double fond, que les mots « mauvaises humeurs » et « ruiné » font réfracter avec humour, était parfaitement clair et réjouissant pour le public. Le même tandem Lesage et d’Orneval, plus de dix ans plus tard, donnera un opéra-comique intitulé Les Couplets en procès (1730), repris en 1738 sous le titre La Bazoche du Parnasse, où Maître Grossel et Maître Gouffin (nous ne quittons pas le registre culinaire) sont les avocats respectivement des anciens et des nouveaux couplets58. Le motif de la chicane est la primauté qu’il convient d’accorder aux uns au détriment des autres. Bref, faut-il avantager les « Fondateurs », gaillards, ou les « Restaurateurs » qui se targuent de leur nouveauté, de leur beauté, de leur gaieté et de leur légèreté ? Le débat esthétique est ouvert et le plaidoyer de Maître Grossel pour le vaudeville n’est pas sans faire écho aux arguments avancés par Alceste dans Le misanthrope quand celui-ci explique à Oronte sa préférence pour une vieille chanson : Cependant, Messieurs, pour bien apprécier les Airs Nouveaux, ils ne sont bons à l’Opéra-Comique qu’à délasser l’esprit de l’attention qu’il a donnée aux Vieux Couplets, qui sont chargés de l’essentiel ; je veux dire du soin important d’exprimer les passions. […] Lequel de vos Nouveaux Couplets est aussi propre à faire un récit que le Cap de Bonne espérance ? (Il en chante le commencement. Ce qu’il fait aussi aux trois autres qu’il va citer) et le vieux Joconde ? Pour bien marquer la joie, avez-vous l’équivalent d’un Allons gai, Toujours gai, D’un air gai ? Comment peindrez-vous la désolation si vous n’avez pas l’air de La Palisse 59 ?
57. Alain-René Lesage et d’Orneval, Les funérailles de la Foire, op. cit., t. 3, p. 384-386. 58. Parmi les anciens couplets figurent en bonne place Flon, flon, Le mitron de Gonesse, Marotte ma mignonne, Pierre Bagnolet, La belle diguedon, Gué, gué Lariré, C’est le ziste, zeste, malepeste, Lonlanla, Ramonez-ci, Ramonez-là, etc. 59. Alain-René Lesage et d’Orneval, Les Couplets en procès, Le théâtre de la Foire […], 1731, t. 7, p. 342-343.
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Citons deux autres réminiscences tardives du thème de l’évolution des spectacles de la Foire, tirées de pièces de Favart. Un couplet du vaudeville final de son prologue Les recrues de l’Opéra-Comique (1740), chanté sur l’air célèbre et ici très significatif Dans ma jeunesse, rappelle le passage de formes dramatiques élémentaires à des formes désormais plus sophistiquées : Dans le Parnasse Un Pierrot suffisait Une farce amusait. L’équivoque plaisait. Et nous avions la presse. Aujourd’hui ce n’est plus cela. Il faut du comique Plein de sel attique Ou fermer boutique. Pourquoi donc tout va Cahin, Caha60.
Tandis que dans son prologue pour l’ouverture du Nouvel Opéra-Comique de 1743 – l’année où ce « nouveau » spectacle placé sous la direction de Jean Monnet affiche justement à travers ses décors et ses costumes somptueux des prétentions jusqu’alors inconnues de la Foire – Favart symbolise la métamorphose de ce théâtre par une fable animalière plus que transparente, dans laquelle la Sauterelle écrase de son mépris la Chenille en la traitant « d’animal rampant » : La, la, ne raille pas tant Reprend la chenille à l’instant. Je suis sujette à des formes nouvelles Le temps peut me prêter des ailes En papillon je changerai, […] et je volerai. […] L’insecte qui rampe encore Est le comique opéra Votre goût le transformera Messieurs, il vous implore Grâce à vous il s’élèvera Ses ailes vont éclore61.
De même qu’ils sont conscients de la transformation de leur spectacle, les auteurs de la Foire savent formuler avec précision et concision ce qui fait le succès de leurs ouvrages et ce qui les caractérise le mieux. Dans un duo
60. Charles-Simon Favart, Les recrues de l’Opéra-Comique, Théâtre inédit, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms., f. fr. 9325, fo 312 vo. 61. Charles-Simon Favart, « Prologue pour l’ouverture du Nouvel Opéra-Comique », Théâtre inédit, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms., f. fr. 9325, fo 412 et 412 vo.
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pastichant les grands duos lyriques, les voix de la Foire et du Vaudeville se mêlent dans Le rappel de la Foire à la vie (1721) pour chanter le couplet suivant : La Foire : Mettons toute notre gloire À faire de notre mieux. Ensemble : Que dans nos Jeux Rien ne soit vieux. Rien sérieux.
La Foire :
M. Vaudeville : Rien ennuyeux62.
Ailleurs, dans un prologue de Pannard datant de 1735, il revient à l’Ambassadeur du Public le soin de poser les principes de l’esthétique foraine : Enfin, souvenez-vous qu’il faut de la variété dans votre spectacle.
Air : De l’amant maître de musique
Si vous y mettez des sentiments Qu’ils y soient mêlés de comique. Répandez-y de temps en temps Quelques grains de sel attique. Donnez-nous de l’amusant Du plaisant Avec des morceaux riants Et friands Vous aurez notre pratique63.
La même année, Favart confie au Génie de l’Opéra-Comique le soin d’enseigner à Olivette l’abc du métier d’auteur pour la Foire :
[…] On veut trouver dans ce spectacle Des traits, de l’agrément, du sel Mettez des mœurs dans un ouvrage Des couplets fins et délicats. […] Et jamais grossière équivoque N’est pour plaire un moyen puissant. L’esprit rit et le bon sens se choque On méprise en applaudissant64.
62. Alain-René Lesage et d’Orneval, Le rappel de la Foire à la vie, op. cit., t. 3, p. 436-437. 63. Charles-François Pannard, L’académie bourgeoise, Théâtre inédit, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms., f. fr. 9323, fo 221 vo-222. 64. Charles-Simon Favart, Le Génie de l’Opéra-Comique, Théâtre inédit, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms., f. fr. 9325, fo 95 et 95 vo.
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Que ressort-il de ce panorama ? Tout d’abord, que les pièces de la Foire, par-delà leur singularité de forme et souvent de fond, souscrivent néanmoins aux finalités du théâtre telles qu’elles sont définies dans l’esthétique classique. Maître Grossel le rappelle dans son plaidoyer : « Depuis longtemps nous avons le bonheur / De divertir, en combattant les vices65 ». Fille de Bacchus et de Vénus66, ou fille de Momus, la Foire extravagante excite les rires du public tout en aiguisant ses traits sur la folie humaine. Et cette double fonction est régulièrement énoncée dans le corpus que nous avons visité. On remarque ensuite que les auteurs de notre corpus inscrivent d’emblée la Foire dans le paysage théâtral parisien au côté des trois théâtres « privilégiés ». Malgré les vicissitudes qu’elle connaît et sa santé fragile, la Foire gagne donc, à travers la représentation qu’ils en donnent, le statut de quatrième théâtre de la capitale, ce qui de fait correspond à la réalité. Ainsi, le personnage de l’Ambassadrice des Théâtres dans L’Absence (1734) représente tour à tour l’Opéra, la Comédie-Française, la Comédie-Italienne... et la Foire, évidemment identifiable grâce à des refrains de vaudevilles. Comme dans ce couplet du vaudeville final de La Muse Pantomime (1737) : Paris a souvent De l’amusement Quatre théâtres d’ordinaire Y font voir chacun leur caractère, Melpomène dit noblement, Les Italiens joliment, L’Opéra sur un ton brillant, Ici sur un refrain plaisant, Turelure, lure, Flon flon Chacun a son ton Son allure67.
Enfin, nous nous demanderons si, outre la double fonction de divertir et de corriger les mœurs, le répertoire forain – dans les pièces où il énonce les principes de son spectacle – ne sert pas une troisième finalité, qu’aucun autre répertoire ne servirait alors aussi bien que lui : à savoir l’éveil d’une conscience critique du spectateur, qui passe par une remise en question de la hiérarchie des genres et par une interrogation profonde sur les arts de la représentation (le rapport à la nature, l’impossible imitation fidèle, la 65. Alain-René Lesage et d’Orneval, Les Couplets en procès, op. cit., t. 7, p. 345. 66. Dans Le mariage de Momus ou La gigantomachie (1722), Apollon fait l’éloge de la Foire en ces termes : « Elle tient de son père [Bacchus] pour le feu ; et de sa mère [Vénus] pour les grâces » (Alexis Piron, op. cit., t. 5, p. 59). 67. Charles-François Pannard, La Muse Pantomime, Théâtre inédit, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms., f. fr. 9323, fo 405 et 405 vo.
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mécanique de l’illusion dramatique). Jacques Scherer, déjà cité, voyait dans le répertoire de la Foire, une des formes les plus abouties de ce qu’il dénommait l’anti-théâtre : « Lorsque le théâtre se fait anti-théâtre, il se dissimule sous le masque trompeur de l’amusant et peut égratigner au passage tous les usages68 ». Et, pourtant, relève-t-il, cet anti-théâtre devient du théâtre. Reprenant à notre compte le propos de Jacques Scherer, nous l’associerons à deux références picturales. La première est contemporaine des pièces que nous avons étudiées : elle est tirée de l’œuvre de Chardin. Il s’agit du Singe peintre que l’on peut admirer au musée des Beaux-arts de Chartres, souvent reproduit69. La seconde référence, chronologiquement plus proche de nous, est le tableau de Magritte intitulé La condition humaine où l’infini du ciel et de la mer sont figurés simultanément au-delà d’une architecture en arcade (ouverte sur le paysage maritime) et, sans la moindre rupture visuelle (le raccord se fait grâce à la ligne d’horizon et à celle du rivage), sur une toile de peintre posée sur un chevalet, qui est planté au premier plan du tableau70. Dans l’une et l’autre peintures, le spectateur est convié à une distanciation ironique par l’artiste, qui pose lui-même un regard lucide et railleur sur son œuvre. Dans l’un et l’autre cas, il s’agit d’une représentation dans la représentation. Chacun de ces tableaux représente un chevalet rappelant que l’œuvre est aussi une fabrication technique. Chez Chardin, l’artiste est présent, il est singe. Que singe-t-il, la nature ? Chez Magritte, l’artiste est absent. À moins qu’il ne faille deviner sa présence dans ce boulet incongru posé au seuil de l’arcade, précisément à la lisière de la représentation du paysage et de sa mise en abyme sur le tableau exposé dans la toile… Ce boulet est-il l’apanage de l’homme en sa triste condition, ou bien celui de l’artiste, enchaîné à la représentation de la nature ? Quoi qu’il en soit, ces deux tableaux sont à la fois des œuvres offertes à un public et un discours sur la création artistique. Le spectateur est convié à se trouver à la fois au dedans et en dehors, captivé par l’illusion du vrai et conscient de l’imposture de la représentation. Comme il en va de l’ensemble des pièces foraines que nous venons d’interroger. Nathalie Rizzoni Centre d’Étude de la Langue et de la Littérature Françaises des xviie et xviiie siècles, cellf 17e-18e umr 8599 du cnrs et de l’Université Paris-Sorbonne
68. Jacques Scherer, op. cit., p. 10. 69. Jean-Siméon Chardin, Le singe peintre, huile sur toile, Chartres, musée des Beaux-Arts, no inv. 6597. 70. René Magritte, La condition humaine, huile sur toile, Genève, Collection Simon Spierer, 1935.
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Textes cités Carolet, Denis, Théâtre inédit de Carolet, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms., f. fr. 9315. —, Le théâtre de la Foire ou L’Opéra-Comique contenant une partie des pièces qui ont été représentées aux Foires de S. Germain et de S. Laurent, pendant les années 1732, 1733 et 1734, Paris, Pierre Gandouin, 1737, t. 10. Dictionnaire de l’Académie française, Nîmes, Pierre Beaume, 1778, 2 vol. Du Bocage, Anne-Marie, Lettre de Mme *** à une de ses amies sur les spectacles et principalement sur l’Opéra-Comique, s. n., 1745. Favart, Charles-Simon, Théâtre inédit de Favart, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms., f. fr. 9325. Fleury, Jacques, Le retour favorable, dans Le nouveau théâtre de la Foire, Paris, Duchesne, 1763, t. 1, pagination séparée. —, Le temple de Momus, dans Le nouveau théâtre de la Foire, Paris, Duchesne, 1763, t. 1, à la suite du Retour favorable. Fuzelier, Louis, Théâtre inédit de Fuzelier, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms., f. fr. 9336. Fuzelier, Louis et Alain-René Lesage, Le temple de l’Ennui, dans Alain-René Lesage et d’Orneval (éd.), Le théâtre de la Foire ou L’Opéra-Comique contenant les meilleures pièces qui ont été représentées aux Foires de S. Germain et de S. Laurent, Paris, Pierre Gandouin, 1737, t. 2, p. 259-275. Fuzelier, Louis, Alain-René Lesage et d’Orneval, L’Industrie, dans Alain-René Lesage et d’Orneval (éd.), Le Théâtre de la Foire ou L’Opéra-Comique contenant les meilleures pièces qui ont été représentées aux Foires de S. Germain et de S. Laurent, Paris, Pierre Gandouin, 1731, t. 8, p. 67-89. —, L’enchanteur Mirliton, dans Alain-René Lesage et d’Orneval (éd.), Le théâtre de la Foire ou L’Opéra-Comique contenant les meilleures pièces qui ont été représentées aux Foires de S. Germain et de S. Laurent, Paris, Vve Pissot, 1728, t. 6, p. 1-18. La Harpe, Jean-François de, Lycée ou Cours de littérature ancienne et moderne, Paris, de l’imprimerie de Crapelet, chez Lefèvre, 1816, t. 11. Lesage, Alain-René, Théâtre inédit de Lesage, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms., f. fr. 9314. —, La Première Représentation, dans Alain-René Lesage et d’Orneval (éd.), Le Théâtre de la Foire ou L’Opéra-Comique contenant les meilleures pièces qui ont été représentées aux Foires de S. Germain et de S. Laurent, Paris, Pierre Gandouin, 1737, t. 9, p. 275-297. Lesage, Alain-René et Joseph de La Font, La querelle des théâtres, dans AlainRené Lesage et d’Orneval (éd.), Le théâtre de la Foire ou L’Opéra-Comique contenant les meilleures pièces qui ont été représentées aux Foires de S. Germain et de S. Laurent, Paris, Pierre Gandouin, 1737, t. 3, p. 37-59.
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Lesage, Alain-René et d’Orneval (éd.), Le théâtre de la Foire ou L’Opéra-Comique contenant les meilleures pièces qui ont été représentées aux Foires de S. Germain et de S. Laurent, Paris, différents éditeurs, différentes dates, 9 vol. —, Le rappel de la Foire à la vie, Le théâtre de la Foire ou L’Opéra-Comique contenant les meilleures pièces qui ont été représentées aux Foires de S. Germain et de S. Laurent, Paris, Pierre Gandouin, 1737, t. 3, p. 411-454. —, Les funérailles de la Foire, Le théâtre de la Foire ou L’Opéra-Comique contenant les meilleures pièces qui ont été représentées aux Foires de S. Germain et de S. Laurent, Paris, Pierre Gandouin, 1737, t. 3, p. 377-410. —, Les Couplets en procès, Le théâtre de la Foire ou L’Opéra-Comique contenant les meilleures pièces qui ont été représentées aux Foires de S. Germain et de S. Laurent, Paris, Pierre Gandouin, 1731, t. 7, p. 323-349. —, « Prologue » d’Arlequin Endymion et de La forêt de Dodone, Le théâtre de la Foire ou L’Opéra-Comique contenant les meilleures pièces qui ont été représentées aux Foires de S. Germain et de S. Laurent, Paris, Étienne Ganeau, 1724, t. 4, p. 213-231. Nougaret, Pierre-Jean-Baptiste, De l’art du théâtre en général, où il est parlé des spectacles de l’Europe, de ce qui concerne la comédie ancienne et la nouvelle, la tragédie, la pastorale dramatique, la parodie, l’opéra-sérieux, l’opéra-bouffon et la comédie mêlée d’ariettes, etc., avec l’histoire philosophique de la musique et des observations sur ses différents genres reçus au théâtre, Paris, Cailleau, 1769, t. 1. Pannard, Charles-François, Théâtre inédit de Pannard, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms., f. fr. 9323 et 9324. —, Le gage touché, Théâtre inédit de L’Affichard, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms., f. fr. 9319. —, Théâtre et œuvres diverses de M. Pannard, Paris, Duchesne, 1763, 4 vol. Parfaict, Claude et François, Mémoires pour servir à l’histoire des spectacles de la Foire, Paris, Briasson, 1743, 2 vol. Piron, Alexis, Œuvres complètes d’Alexis Piron, Paris, Impr. de M. de Lambert, 1776, 7 vol. Pré, Corinne, Le livret d’Opéra-Comique en France de 1741 à 1789, Paris, Université de Paris III, 1981[thèse de doctorat]. Quéro, Dominique, Momus philosophe. Recherches sur une figure littéraire du xviiie siècle, Paris, Honoré Champion éditeur, 1995. R izzoni , Nathalie, « La Parodie en personne : enjeux et jeux d’une figure allégorique au théâtre », dans Sylvain Menant et Dominique Quéro (dir.), Actes du colloque international « Parodie et série », Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2005, p. 71-86. —, Charles-François Pannard et l’esthétique du « petit », Oxford, Voltaire Foundation (SVEC), 2000 : 01.
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—, « Un représentant pittoresque de Terpsichore : le maître à danser dans le théâtre français de la première moitié du xviiie siècle », dans Alain Montandon (dir.), Sociopoétique de la danse, Paris, Anthropos, 1998, p. 207-222. Scherer, Jacques, Théâtre et anti-théâtre au xviiie siècle, An Inaugural Lecture delivered before the University of Oxford on 13 th February 1975, Oxford, Clarendon Press, 1975. Voltaire, Lettre à Claude-Philippe Fyot de la Marche, à Ferney, Correspondence and related documents, Les œuvres complètes de Voltaire, Oxfordshire, Banbury, The Voltaire Foundation, 1972, t. 108 (t. 24 pour la Correspondance) [éd. Théodore Besterman].
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J’ai eu l’honneur et l’immense plaisir de faire partie, aux côtés de David Trott, depuis l’année 2001, de l’équipe CÉSAR, un projet qui lui tenait particulièrement à cœur. Cette collaboration m’a apporté de fréquents échanges épistolaires, ainsi que plusieurs rencontres personnelles avec David. Les heures passées en sa compagnie, ces heures toujours trop courtes, trop fugitives, demeureront à jamais parmi mes souvenirs les plus chers et les plus radieux.
Théâtre de la Foire et inspiration italienne : L’opéra de campagne et La parodie de Psyché à la Foire Saint-Laurent de 1713
Depuis le tout début des années 1660, une nouvelle et exotique fleur s’épanouit dans le mince bouquet des théâtres parisiens. Elle se nomme la Comédie-Italienne et elle fera rire, pendant plus de trente ans (toute une génération !) ceux des Parisiens qui, comme Ariste de La Fontaine, laissent leur raison et leur argent à la porte de ce théâtre, mais aussi ceux qui n’y laissent que leur argent et dont la raison, ainsi que les sens, se délectent de ce spectacle. Mais un beau matin de printemps 1697 verra se fermer les portes de l’Hôtel de Bourgogne, où les Parisiens ont pris l’habitude de venir rire tout leur soûl, selon l’expression de La Fontaine. Le paysage théâtral parisien va changer brusquement : Le mardi 4 Mai1 1697 M. d’Argenson, Lieutenant Général de Police, depuis le 9 Janvier précédent, en vertu d’une lettre de cachet du Roi, à lui adressée, et accompagné d’un nombre de commissaires et d’exempts, et de toute la Robe courte, se transporta à onze heures du matin au théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, et y fit apposer les scellés sur toutes les portes, non seulement des rues Mauconseil et Française, mais encore sur celles des loges des acteurs, avec défenses à ces derniers de se présenter pour continuer leurs spectacles, Sa Majesté ne jugeant plus à propos de les garder à son service2.
1. Plus exactement, le 14 mai. Voir, par exemple, François Moureau, De Gherardi à Watteau. Présence d’Arlequin sous Louis XIV, 1992, p. 30. 2. Claude et François Parfaict, Histoire de l’Ancien Théâtre Italien depuis son origine en France jusqu’à sa suppression, en l’année 1697, suivie des extraits ou canevas des meilleures pièces italiennes qui n’ont jamais été imprimées, 1753, p. 129-130. Nous avons choisi de moderniser l’orthographe dans toutes nos citations.
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La foudre de la colère royale a frappé les Italiens par surprise mais l’orage se préparait au-dessus de leur tête depuis un certain temps déjà. Le changement de climat à la cour ne laissait présager rien de bon pour les comédiens un peu trop insouciants qui n’avaient pas voulu prendre au sérieux les avertissements, loin d’imaginer que leur art comique, si prisé par cette même cour quelques années auparavant seulement, pouvait leur valoir une si rude disgrâce. Heureusement, cet exil se révéla temporaire et en 1716 la nouvelle troupe italienne s’installa à Paris et reprit possession de son bagage dramatique, consigné en partie pendant toutes ces années dans les six volumes du Théâtre Italien, publiés par Évariste Gherardi, Arlequin de l’ancienne troupe italienne. Mais ce n’est pas seulement sur papier que le répertoire italien a vécu pendant ces deux décennies. Il a vécu aussi sur les planches. Les frères Parfaict nous ont appris, dans un passage célèbre et souvent cité, cette aventure foraine des pièces italiennes : La suppression de la Troupe des Comédiens Italiens offrit un vaste champ aux entrepreneurs des jeux de la foire, qui se regardant comme héritiers de leurs pièces de théâtre, en donnèrent plusieurs fragments à cette foire [Foire Saint-Laurent de 1697], ajoutant à leur troupe des acteurs propres à les représenter. Le public qui regrettait les Italiens, courut en foule en voir les copies, et s’y divertit beaucoup3.
Mais que savons-nous exactement de la fortune des pièces italiennes à la Foire ? Les frères Parfaict, en écrivant la tumultueuse histoire du théâtre forain, ne mentionnent que très rarement les reprises des pièces italiennes (et souvent ne citent pas leurs titres), en privilégiant toujours les pièces nouvelles4. Les études du théâtre forain se focalisent, en toute logique, sur le répertoire propre à la Foire, négligeant la question des reprises italiennes, qui composaient pourtant une large partie du répertoire des théâtres forains non seulement dans les premières années qui suivirent la disparition de la Comédie-Italienne mais pendant toute la durée de son absence de Paris. Dans leur anthologie intitulée Le théâtre de la Foire, Lesage et d’Orneval ont tout naturellement privilégié les pièces originales et non pas les remaniements ou les réécritures des pièces italiennes. L’anthologie fut publiée après le retour des Italiens à Paris et la réouverture du Nouveau
3. Claude et François Parfaict, Mémoires pour servir à l’histoire des spectacles de la foire, 1743, t. 1, p. 11. 4. Par exemple, pour la Foire Saint-Laurent de 1715, les frères Parfaict, dans leurs Mémoires pour servir à l’histoire des spectacles de la foire (ibid., t. 1), ne mentionnent aucune reprise des pièces italiennes. Or, nous savons, grâce à un document manuscrit conservé à la Bibliothèque de l’Opéra et intitulé État des pièces jouées aux foires Saint-Germain et Saint-Laurent depuis l’année 1710, qu’au moins neuf pièces italiennes y furent reprises.
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Théâtre Italien, ainsi était-il naturel pour les auteurs forains de laisser de côté le répertoire appartenant de droit à une troupe rivale. Mais, mise à part cette raison tout évidente, les auteurs du recueil étaient sans doute guidés par des raisons d’ordre artistique, pour ne pas dire idéologique. Cette anthologie devait aider le théâtre de la Foire à trouver sa place, une place unique dans le monde théâtral, elle devait lui permettre de se démarquer clairement des autres formes de théâtralité. Enfin, elle devait témoigner de la valeur esthétique, de l’originalité, de la créativité novatrice du répertoire forain. Les critères de sélection sont clairement définis dans la préface de l’anthologie : Nous n’avons pas même jugé à propos de faire imprimer toutes les pièces qui ont réussi sur la scène de l’Opéra-Comique, celles, par exemple, qui ont dû tout leur succès au jeu des acteurs, ou à des ballets brillants. […] Nous avons pareillement supprimé celles qui sont tirées des pièces italiennes, quelque honneur qu’elles eussent pu faire à notre ouvrage. Ce sont des dépouilles du vieux Théâtre Italien, qu’il était juste de restituer au nouveau, comme à son légitime héritier. Aussi s’en est-il déjà mis en possession, puisqu’on les rejoue tous les jours à l’Hôtel de Bourgogne telles qu’elles sont imprimées5.
Or, ce sont précisément ces pièces mises de côté et restées inédites qui nous intéressent ici, ces pièces qui possédaient de brillants ballets, qui devaient sans doute une grande partie de leur succès au jeu des acteurs et dont le fond, l’idée, les personnages étaient souvent empruntés au répertoire italien. David Trott nous mettait en garde contre la confusion de « l’anthologie Le Théâtre de la foire avec la chose, le théâtre de la Foire », confusion dont « seul un retour aux sources » pourrait nous garantir6. Notre intention est de contribuer à la connaissance d’une facette ignorée de ce phénomène qu’est le théâtre de la Foire en nous basant sur les pièces foraines méconnues. Les remaniements et les réécritures des pièces italiennes destinés à la Foire nous sont essentiellement parvenus sous forme de manuscrits. Mais leur absence de l’anthologie qui a forgé l’image du théâtre forain pour des générations de lecteurs et de chercheurs ne doit pas nous induire en erreur : ces réécritures furent très présentes sur la scène foraine et constituaient une grande partie du répertoire de toutes les troupes qui exerçaient aux 5. Alain-René Lesage et d’Orneval, Le théâtre de la Foire ou L’Opéra-Comique, contenant les meilleures pièces qui ont été représentées aux Foires de Saint-Germain et de Saint-Laurent, 1968 [1731-1737], t. 1, « préface », p. 7-8. La fin de cette citation laisse voir que les forains ne perdent pas une occasion de railler la troupe rivale, en suggérant qu’elle joue, faute de nouveautés, des vieilleries, que le théâtre de la Foire, riche de son répertoire neuf et varié, lui a généreusement rendu. 6. David Trott, « Deux visions du théâtre : la collaboration de Lesage et Fuzelier au répertoire forain », Lesage, écrivain (1695 – 1735), 1997, p. 69.
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Foires Saint-Germain et Saint-Laurent. Pendant presque vingt ans (16971716) les pièces italiennes attiraient le public par des titres familiers et appréciés, permettaient de compléter les programmes en l’absence de nouveautés et offraient une vraie mine de sujets, de situations comiques, de dialogues plaisants que les auteurs dramatiques forains ne dédaignaient pas de reprendre tels quels ou de retravailler. Sans ce précieux secours les entrepreneurs forains n’auraient probablement pas pu faire face à la demande du public qui exigeait des programmes variés et des saisons bien étoffées. D’ailleurs, en se servant de telle ou telle scène italienne, les auteurs et les entrepreneurs ne faisaient que se conformer à l’esprit du spectacle italien et suivre le procédé des comédiens italiens qui faisaient volontiers voyager une scène comique d’une pièce à l’autre. Dans notre intervention au colloque CÉSAR du mois de juin 20047, nous avons abordé la question de l’héritage italien, en essayant de suivre les traces des acteurs italiens à la Foire, de mesurer la part des reprises des pièces italiennes dans le répertoire forain et de comprendre de quelle manière elles pouvaient être adaptées à la scène foraine. Nous voudrions continuer ici cette réflexion en analysant les emprunts italiens dans les pièces des auteurs forains. Cette analyse nous permettra d’établir une certaine continuité dans la tradition du Théâtre Italien en France et de mieux connaître ses rapports avec le théâtre de la Foire. La nature des emprunts aux pièces italiennes variait selon les cas (on pouvait emprunter une grande partie de l’intrigue, ou bien juste une scène ou une saillie). Nous avons choisi de nous arrêter ici sur les cas plus parlants qui ne se bornent pas aux légères allusions mais qui présentent des emprunts significatifs ainsi qu’une réécriture créative et amusante. Il fallait nécessairement nous limiter à l’intérieur du vaste corpus des pièces italiennes retravaillées pour la Foire et nous avons décidé d’étudier la fortune d’une seule pièce italienne, à savoir, L’opéra de campagne de Charles Dufresny, le temps d’une seule Foire – Foire Saint-Laurent de l’année 17138.
7. Anastasia Sakhnovskaia-Pankeeva, « Sur les traces des Italiens à la foire pendant les années de disgrâce (1697-1716) », accessible sur le site César à l’adresse http://www.cesar.org.uk/cesar2/, rubrique Colloques, colloque césar juin 2004 [en ligne]. 8. Même si l’aventure foraine de cette pièce ne s’arrête pas là. En effet, selon les frères Parfaict, Jupiter pris (surpris) en flagrant délit, prologue du Fourbe sincère de Desgranges représenté au Jeu du Chevalier Pellegrin vers 1714 n’était « qu’une scène de L’opéra de campagne, pièce de l’Ancien Théâtre Italien, et que l’auteur forain a seulement mise en couplets » (Claude et François Parfaict et Quentin Godin d’Abguerbe, Dictionnaire des théâtres de Paris contenant toutes les pièces qui ont été représentées jusqu’à présent sur les différents théâtres français et sur celui de l’Académie royale de musique […], 1767, t. 3, p. 251).
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Tout d’abord, jetons un rapide coup d’œil à l’affiche de cette Foire Saint-Laurent 1713. Selon les frères Parfaict, pendant cette Foire, Octave tenait deux théâtres et profitait toujours de l’avantage exceptionnel et d’une sorte de monopole qu’il s’était acquis à l’occasion de la précédente Foire Saint-Germain de 17139. Parmi les pièces jouées chez Octave figure, selon les frères Parfaict, le Grand vizir. Chez la dame Baron, on représentait avec succès les pièces de Lesage, Arlequin invisible10 et Arlequin Thétis. Les SaintEdme, qui s’étaient attaché Dominique, furent également présents à cette Foire mais les frères Parfaict ne détaillent pas leur répertoire. Le manuscrit État des pièces jouées aux Foires Saint-Germain et SaintLaurent depuis l’année 171011 mentionne trois théâtres qui ouvraient leurs portes à cette Foire : le théâtre de Bel-Air (répertoire : L’opéra de campagne, Colombine devineresse, Les pèlerins de Cythère, Arlequin larron, prévôt et juge, toutes pièces de Fuzelier), le théâtre d’Octave (Le festin de pierre, par Le Tellier, Les aventures d’Arlequin dans l’île de Cythère) et le théâtre de Dominique qui possédait apparemment deux espaces de jeu (Arlequin fille malgré lui, « jouée un seul jour au jeu neuf attenant Bel-Air », et, « au grand jeu », Arlequin jouet de la Fortune, La gazette ou la précaution inutile, Arlequin Phaéton). Aucune de ces sources ne mentionne La parodie de Psyché, dont nous allons parler. Les frères Parfaict omettent de citer L’opéra de campagne, ainsi que La parodie de Psyché, Colombine devineresse et Les pèlerins de Cythère, et pourtant les circonstances de leur représentation furent assez remarquables, si on en croit le témoignage de Fuzelier en personne : En 1713, l’Opéra, attendri par les malheurs et les écus de la foire, lui permit de chanter des vaudevilles12. La troupe de Belair, dont les principaux acteurs étaient Baxter anglais, joli Arlequin, Saurin Mezzetin, Hamoche Pierrot et Mme Maillard, Colombine enjouée, débuta par l’Opéra de campagne. La dernière représentation de cette pièce ne se fit par ordre de la Cour qu’à minuit13 et le spectacle était plein dès midi. M. V. et M. de Berri, accompagnés
9. « Il prit à loyer du Fermier des Revenus de M. le Cardinal d’Estrées, pour lors Abbé de Saint-Germain-des-Prés, tout le préau de la foire Saint-Germain ; ce marché conclu pour la somme de quarante mille livres, Octave força ceux qui avaient bâti des loges sur ce terrain, à les lui louer, ou à souffrir qu’il les fit abattre : l’alternative était violente, de sorte que les particuliers à qui ces loges appartenaient lui en firent une bonne composition » (Claude et François Parfaict, Mémoires [...], op. cit., t. 1, p. 152). 10. « Pièce en un acte, en vaudevilles par écriteaux, de M. Le Sage, représentée au mois de Juillet 1713 au jeu de la Dame veuve Baron, sous le nom de Baxter et de Saurin » (Claude et François Parfaict et Quentin Godin d’Abguerbe, op. cit., t. 1, p. 250). 11. Anonyme, État des pièces jouées aux Foires Saint-Germain et Saint-Laurent depuis l’année 1710, Paris, Bibliothèque de l’Opéra. Archives. Théâtres. Paris. Foires St Germain et St Laurent. 1. 12. Rappelons que les pièces de Lesage chez la Dame Baron à la même Foire furent jouées en écriteaux. 13. Nous savons que la haute société préférait fréquenter la foire le soir.
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de M. le duc d’Orléans depuis Régent et d’un nombreux cortège de seigneurs et de dames de la plus haute qualité, l’honorèrent de leur présence, après avoir parcouru les divers amusements de la foire. Ils avaient vu le même jour à l’Opéra la première représentation du premier Ballet que j’ai donné intitulé les Amours déguisés14. Ces Princes passèrent toute une journée aux spectacles qui les occupèrent depuis cinq heures du soir jusqu’à plus de deux heures du matin. […] L’Opéra de campagne fut suivi d’une Parodie de Psyché en un acte, Colombine devineresse en deux actes et les Pèlerins de Cythère en un acte15.
Qu’est-ce que c’est que cet Opéra de campagne qui, secondé par les trois autres pièces, attira une si brillante société dans ce théâtre forain ? Fuzelier n’en souffle pas mot et pourtant il s’agit ici d’une vieille connaissance du public parisien, que Fuzelier s’est chargé de remettre au goût du jour et d’adapter à des conditions particulières du théâtre forain. En effet, en parcourant les premières lignes de cette pièce, nous reconnaissons sans peine L’opéra de campagne de Dufresny, joué par la Comédie-Italienne en 1692. C’était la deuxième pièce de Charles Dufresny après Le négligent, donné à la Comédie-Française le 27 février 1692, et sa toute première pièce pour la Comédie-Italienne16. Sa datation était incertaine jusqu’à ce que François Moureau, dans sa magistrale étude sur Dufresny, ne tranche en faveur d’une date estivale, à savoir, le 4 juin 1692 : La date est discutée : Gueullette et Argenson tiennent pour le 4 février ; Du Gérard, dans ses Tables alphabétiques et chronologiques, penche pour le 4 juin17. La fin du prologue de la pièce semble donner raison à ce dernier : « Arlequin, au parterre. – Messieurs, songez qu’il s’agit de deux Parts pour moy, et qu’on ne gagne pas beaucoup en été ». D’ailleurs, le 20 juin, Dancourt répondit sur la scène française avec L’opéra de village où il se moquait de la pièce italienne : on supposerait volontiers qu’il y avait eu accord entre les deux compères pour animer l’été théâtral. Le calme revenu et les spectateurs sans doute désabusés, Dufresny donnait, le 16 août, une Union des deux opéras où les frères ennemis se réconciliaient en chansons18.
14. Cette première a eu lieu le mardi 22 août 1713. 15. Louis Fuzelier, Opéra-comique, Paris, Bibliothèque de l’Opéra, Fonds Favart, Carton I, C 6. Georges Cucuel a publié ce manuscrit dans son article « Sources et documents pour servir à l’histoire de l’Opéra-Comique en France », 1913, p. 252-257 ; on retrouve le passage cité à la page 253. 16. À partir de ce moment Dufresny allait devenir un fidèle fournisseur de la troupe italienne jusqu’à la fatale année 1697. Entre 1692 et 1697, Dufresny a donné douze pièces à la Comédie-Italienne, dont six écrites en collaboration. 17. Ajoutons que Maupoint date également cette pièce du mois de juin 1692 (Maupoint, Bibliothèque des théâtres, contenant le catalogue alphabétique des pièces dramatiques, opéras, parodies et opéras-comiques ; et le temps de leurs représentations. Avec des anecdotes sur la plupart des pièces contenues en ce recueil, et sur la vie des auteurs, musiciens et acteurs, 1733, p. 230) et que l’édition du cinquième tome du recueil de Gherardi à Londres, chez Jacob Tonson, donne le 7 juin pour la date de la première (Évariste Gherardi, Le Théâtre Italien de Gherardi, ou le recueil général de toutes les comédies et scènes françaises, jouées par les Comédiens Italiens du Roi, Londres, Jacob Tonson, 1714, t. 5). 18. François Moureau, Dufresny auteur dramatique (1657-1724), 1979, p. 51.
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Ainsi, dès son apparition, L’opéra de campagne a donné lieu à une sorte de dialogue qui se déroulait dans la continuité de la saison théâtrale. Le théâtre forain, nous le verrons, a tenu à perpétuer ce dialogue au-delà de l’existence même de la Comédie-Italienne. Il ne sera pas question ici de L’opéra de village de Dancourt, car son rapport avec L’opéra de campagne, basé essentiellement sur le thème commun, nous paraît sans importance majeure pour notre sujet : la pièce de Fuzelier, semble-t-il, n’a pas cherché à créer de liens avec L’opéra de village, repris en 1702 mais sans doute un peu oublié en 1713. L’union des deux opéras met en scène la rencontre entre l’Opéra de village, joué par Mezzetin, et l’Opéra de campagne, représenté par Octave. « Parbleu, voici l’aventure des Opéras ; il ne manque plus ici que l’Opéra de la foire », remarque malicieusement Arlequin. Vingt ans plus tard il y aura un opéra à la Foire (un opéra-comique) et la pièce de Dufresny subira une transformation qui la rangera sous les lois de ce nouveau genre en train d’éclore. L’argument de L’opéra de campagne n’est guère complexe. Octave aime Thérèse que le père de cette dernière, Jeannot, serait tout prêt à lui accorder si la femme de Jeannot, Madame Prenelle, une matrone fort autoritaire, ne résistait pas au projet. L’arrivée au village d’une troupe d’opéra va fournir une occasion favorable à la conclusion de ce mariage. Arlequin saura profiter de la passion de cette matrone pour l’opéra : il montera un petit opéra chez Madame Prenelle (les personnages défigureront joyeusement Armide) et aidera son maître à arranger l’union désirée pendant ce spectacle. Fuzelier, « homme de théâtre plus qu’auteur19 », prend son bien où il le trouve. Et il le trouve parfois du côté de l’Ancien Théâtre Italien. L’histoire des amours traversés d’Octave et de Thérèse, les caractères hauts en couleurs de Jeannot et de son épouse mais aussi – et surtout – cette bouffonne Armide avaient de quoi attirer l’attention de ce fournisseur inlassable des nouvelles pièces qui font toujours défaut à tous les théâtres. Fuzelier jette son dévolu sur la pièce de Dufresny, en se souciant peu de brouiller les pistes pour les chercheurs. [C]ertaines des pièces auxquelles Fuzelier apposa son nom posent un problème d’attribution. L’opéra de campagne de Dufresny figure dans un manuscrit daté de 1713 sous le nom de Fuzelier (BN f. fr. 9335). L’on peut soit accuser Fuzelier de vol, soit poser la question […] de l’écart entre un texte d’auteur et sa représentation (« adaptation ? ») scénique20.
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19. David Trott, Théâtre du XVIIIe siècle. Jeux, écritures, regards, 2000, p. 145. 20. Id.
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Loin de nous l’intention d’accuser Fuzelier de larcin. La notion de larcin implique l’idée de propriété bafouée. Or, les pièces de l’Ancienne ComédieItalienne appartenaient plutôt à la troupe qui les jouait qu’aux auteurs qui les composaient pour abandonner ensuite leurs ouvrages aux mains des comédiens21. L’exil de la troupe italienne ayant rendu ses pièces, pour ainsi dire orphelines, elles n’appartenaient désormais à personne ou, si l’on veut, elles appartenaient à toute personne qui en aurait quelque utilité. De plus, ce n’est pas la pièce de Dufresny qui figure dans le manuscrit sous le nom de Fuzelier mais une œuvre nouvelle, qui, tout en empruntant beaucoup au texte de Dufresny, s’en démarque à bien des égards. En se tournant vers la pièce de Dufresny, rendue accessible par la publication du recueil de Gherardi, Fuzelier conserve le cadre de l’action, l’intrigue, les personnages et, en gros, la structure de la pièce. Mais les trois actes de la pièce de Dufresny se retrouvent fondus en deux actes22. Fuzelier procède à quelques changements en inversant l’ordre des scènes et leur distribution à l’intérieur des actes. De nombreux termes, expressions, répliques sont repris littéralement. Mais la prose parlée se transforme en couplets chantés – sans doute dans le but de contourner les interdictions imposées par la ComédieFrançaise – pour lesquels les airs préconisés sont indiqués. La comédie en prose (à laquelle s’ajoutaient, dans la partie qui parodie Armide, quelques morceaux versifiés) devient l’opéra-comique en vaudevilles. « Formé dans la réécriture des pièces et canevas de l’Ancien Théâtre Italien, [Fuzelier] semblait exceller dans la rédaction rapide, surtout lorsqu’il s’agissait de mettre des canevas en couplets23. » Il s’agit là précisément d’un cas de réécriture non de canevas mais d’une grande pièce de trois actes, mise en couplets par une plume déjà habile mais attentive à suivre de près son modèle. La comédie de Dufresny est précédée d’un prologue, qui consiste en un agréable badinage entre Colombine et Arlequin parodiant une dispute scientifique24 et visant à disposer le public en faveur des comédiens et à l’inciter à rire plutôt qu’à siffler. L’opéra-comique de Fuzelier en 21. Ce ne sont pas les auteurs mais l’acteur-directeur de la troupe italienne qui s’attache à publier les pièces françaises du Théâtre-Italien et voici comment il les présente dans son Avertissement qu’il faut lire : « Ces scènes sont l’ouvrage de plusieurs personnes d’esprit et de mérite, composées par la plupart dans leurs heures de récréation et données par quelques-uns gratis à la troupe » (Évariste Gherardi, Le Théâtre Italien ou Le recueil général de toutes les comédies et scènes françaises jouées par les Comédiens Italiens du Roi, 1741, t. 1). 22. D’ailleurs fort inégaux, car le premier acte contient deux fois plus de scènes que le deuxième, entièrement consacré à la parodie d’Armide. 23. David Trott, « Deux visions du théâtre [...] », art. cit., p. 77. 24. Rappelant la discussion de Gélaste et d’Ariste dans Les amours de Psyché et de Cupidon de La Fontaine.
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possède également un et ce prologue nous est parvenu en deux versions manuscrites. L’une est conservée, sous forme d’un petit volume manuscrit, au Département de Musique de la Bibliothèque nationale25, sous le titre de Prologue de L’opéra de campagne, opéra-comique, représenté à la Foire Saint-Laurent 1713, par M. Fuzelier. L’autre version figure dans le recueil des pièces de Fuzelier répertorié sous la cote f. fr. 9335 au département des manuscrits occidentaux de la Bibliothèque nationale de France. C’est dans ce recueil précisément que se trouve le texte de L’opéra de campagne26. Le prologue, quant à lui, n’est pas placé avant L’opéra de campagne mais avant la pièce Arlequin jouet des fées quatre titres plus loin. Visiblement, l’auteur27 de ce recueil a cru que le prologue se rapportait à cette dernière pièce. La méprise pourrait s’expliquer par la présence d’une fée dans ce prologue, présence qui pouvait en effet le rapprocher d’Arlequin jouet des fées, avec ses fées Moutone et Badine. D’ailleurs, ce prologue est résumé ainsi sur la page de titre : « Colombine fée rendant la voix aux acteurs ». Mais la date de 1713 sur la page de titre et sur la première page du manuscrit rendent le rattachement à Arlequin jouet des fées impossible car cette pièce ne date que de 1716. L’auteur du recueil a donc été obligé de procéder à quelques rectifications visant à rendre son choix cohérent. Ainsi, sur la page de titre la date de 1713 fut corrigée en 171628, on a ajouté également après le titre de Prologue la précision « de Arlequin jouet des fées ». Et pourtant, les derniers mots du prologue ne laissent subsister aucune ambiguïté quant à la pièce qui devait lui faire suite. Colombine (la fée) appelle le public à être bienveillant envers les acteurs qui viennent de recouvrer le droit de parler : Messieurs, daignez écouter paisiblement les chants d’une troupe comique toujours occupée du soin de mériter vos suffrages. Ne mêlez pas vos sifflets à leurs concerts, ils seront assez discordants sans cela, n’attendez pas de leurs gosiers enrouillés par un long silence qu’un Opéra de Campagne, c’est la pièce qu’ils vont représenter, sujet tiré du Théâtre Italien29.
25. Cet exemplaire du Prologue de L’opéra de campagne, qui figure sous la cote Rés. Thb 30, a été signalé par David Trott dans son article sur Louis Fuzelier qui constitue une excellente approche de cet auteur méconnu. Voir David Trott, « Louis Fuzelier et le théâtre : vers un état présent », 1983, p. 607. 26. Louis Fuzelier, L’opéra de campagne, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms. f. fr. 9335, fo 34-60. Colombine bohémienne ou fourbine, qui doit être sans doute identifiée avec Colombine devineresse, jouée à la foire Saint-Laurent le même soir que L’opéra de campagne, se trouve dans le même recueil, fo 61-91. 27. Il ne s’agit évidemment pas de l’auteur des textes mais de la personne qui a rassemblé ces textes sous la même couverture. 28. On a ajouté : « mars ». 29. Louis Fuzelier, Prologue de L’opéra de campagne, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms. f. fr. 9335. Cette dernière phrase retranchée, le prologue pouvait être facilement réutilisé par les forains à chaque fois que, après bien des tracasseries, ils obtenaient à nouveau le droit de parler ou de chanter.
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Les deux versions du prologue ne présentent que quelques menues différences (l’orthographe de certains mots, les majuscules et les minuscules, les indications plus ou moins sommaires des airs). Le prologue relate, sous forme allégorique, l’actualité de la saison théâtrale, et, en premier lieu, la permission de chanter accordée aux acteurs qui mettait fin à la participation active du public30. La parole est rendue aux acteurs par une double intervention magique : la fée (accompagnée d’ogres et de fées qui forment un divertissement dansé) descend pour apporter son secours au Parterre (joué par Mezzetin) mais elle ne peut rien sans l’aide d’un autre agent magique – un Génie babillard qui arrive monté sur un gros perroquet et qui présente à la fée du vin enchanté dont l’action délie aussitôt les langues à toute la troupe – à Arlequin, Scaramouche, Marinette, Isabelle ainsi qu’à Pierrot qui persistait dans son mutisme bien plus longtemps que ses camarades. Si dans le prologue de Dufresny le Parterre apparaît comme un juge suprême des comédiens, sorte de dieu tout-puissant, distant, exigeant, pas toujours bienveillant (il fallait s’appliquer pour mériter sa bienveillance !), chez Fuzelier, le Parterre se fait un franc complice de la troupe foraine, il rappelle la troupe endormie à la vie, il l’encourage et il promet même d’applaudir leurs « jeux comiques ». Cette complicité, cette implication active du public sont caractéristiques des relations qu’entretenait le théâtre forain avec les spectateurs. Les deux prologues, celui de Dufresny et celui de Fuzelier, n’ont pas beaucoup en commun si ce n’est ce séduisant procédé qui consiste à situer l’action de l’œuvre dramatique sur la scène même du théâtre auquel elle est destinée31 et à ne donner aux acteurs d’autres rôles que ceux d’acteurs… Dès les premières scènes du premier acte de son opéra-comique, Fuzelier choisit de suivre très exactement l’original. Les didascalies diffèrent souvent un peu de celles de Dufresny, mais c’est une différence très compréhensible entre une édition (où il est nécessaire de rendre l’action scénique claire au lecteur et de l’aider à imaginer la mise en scène) et
30. C’est au prix du silence imposé au Parterre que la fée consent à faire parler les acteurs : « Je leur rendrai leurs voix plaisantes / Parterre, sais-tu bien comment ? / Il ne faudra plus que tu chantes. Parterre. Soit, je sifflerai seulement » (Louis Fuzelier, Prologue de L’opéra de campagne, Paris, Bibliothèque nationale de France, Département de musique, Thb Réserve 30, n.p.). 31. Prologue de L’opéra de campagne : « La Scène est sur le Théâtre de l’Opéra-comique. […] Le Théâtre représente une chambre mal meublée. Les acteurs comiques sont tous couchés à demi déshabillés et dans des attitudes différentes, les uns sur des bancs, les autres sur des bottes de paille » (Louis Fuzelier, Prologue de L’opéra de campagne, Paris, Bibliothèque nationale de France, Département de musique, Thb Réserve 30, n.p.).
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un manuscrit qui ne fixe que les choses essentielles32. L’auteur forain est d’ailleurs loin de négliger les didascalies, surtout quand celles-ci peuvent ajouter quelque chose au caractère d’un personnage ou fournir à l’acteur la clé de son attitude. Par exemple, il ajoute un détail qui n’existait pas chez Dufresny pour décrire la première apparition de Pierrot, apparition qui donne le ton du caractère de ce personnage raisonneur, fat et sot. Fuzelier décrit certains lazzis et jeux de scène supplémentaires, ajoute les petites pantomimes comiques33. Il précise les endroits où l’acteur peut s’adonner à l’exécution des lazzis : « Arlequin examine Colombine et fait des lazzis en la reconnaissant », tandis que dans la pièce italienne Arlequin s’approche simplement de Colombine et « la regarde au travers de son masque ». Tous ces « jeux italiens » étaient sans doute prisés par le public forain autant qu’ils l’étaient jadis sur la scène de l’Hôtel de Bourgogne et les acteurs forains les exécutaient avec adresse : « Arlequin explique à son maître par des lazzis tout ce qu’il vient de voir, ce qui l’impatiente… cette scène fournit un grand jeu italien34 ». Mais cette scène muette dont le recueil de Gherardi signale qu’elle était « une des plus plaisantes de toute la comédie35 » se termine ici par un petit dialogue chanté qui fait allusion justement aux prouesses mimiques d’Arlequin : Octave Arlequin, que prétends-tu dire ? Est-ce donc ivresse ou délire ? Explique donc ce que tu veux, Pourquoi ces postures… ces mines ? Arlequin, après ses lazzis. L’Opéra pour servir vos feux Me prête aujourd’hui ses machines36.
32. Par exemple, chez Dufresny nous lisons : « Thérèse paraît à une fenêtre dans le fond d’une cour ; Octave qui est dans la rue, et par conséquent hors de la cour, fait des signes à Thérèse ; Pierrot arrive, et les observe » (Évariste Gherardi, op. cit., t. 4, acte I, sc. 1, p. 11). Et voici le même jeu chez Louis Fuzelier : « Thérèse paraît à une fenêtre ; Octave lui fait des signes, lorsque Pierrot arrive qui les surprend » (L’opéra de campagne, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms., f. fr. 9335, fo 36, acte I, sc. 1). 33. Par exemple, « Pierrot regarde de tous côtés d’un air inquiet et Arlequin imite le lazzi » ; « Pierrot, riant et pleurant » (Louis Fuzelier, L’opéra de campagne, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms., f. fr. 9335, fo37, acte I, sc. 2). Quand Octave donne à Arlequin sa bourse pour lui permettre de gagner Pierrot, Arlequin fouille dans la bourse et prend quelques sous pour déclarer ensuite avec un admirable sens des affaires : « Gagnons d’abord moi-même » (Louis Fuzelier, L’opéra de campagne, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms., f. fr. 9335, fo 36). Cela constitue une chute laconique et élégante pour la première scène et remplace avantageusement (pour une pièce en vers) la tirade d’Arlequin chez Dufresny. 34. Louis Fuzelier, L’opéra de campagne, Paris Bibliothèque nationale de France, ms., f. fr. 9335, fo 41. 35. Évariste Gherardi, op. cit., t. 4, p. 21. 36. Louis Fuzelier, L’opéra de campagne, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms., f. fr. 9335, fo 41.
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Parmi les lazzis employés dans la pièce, certains sont très classiques, comme le lazzi de « piangere e ridere37 », celui de la peur38, d’Arlequin qui chasse son interlocuteur à coups de sangle ou de batte39 ; d’autres sont plus liés à l’action de cette pièce en particulier et aux caractères des personnages (tels les lazzis de Jeannot qui tâche de s’émanciper de l’autorité de sa femme). L’arrivée du magnifique cortège de l’opéra est reprise par Fuzelier telle qu’elle était chez Dufresny, mais la description est plus succincte car elle ne fait que répéter en raccourci un texte connu. Fuzelier nomme certains acteurs du grotesque cortège restés anonymes chez Dufresny : « un Bossu vient ensuite, c’est Polichinelle […], les deux Gilles sont en Nymphes avec des guirlandes de fleurs40 ». Mezzetin remplace Pasquariel dans le rôle du maître de l’opéra de campagne. « Je suis l’opéra de campagne, / Les chaleurs m’ont bien fait souffrir » annonce Mezzetin, laissant imaginer cet Opéra tout déconfit en cette fin de mois d’août, dans la moite chaleur du théâtre forain bondé. À la Foire, la danse, comme le chant, prend une importance décisive pour le succès d’une pièce. Fuzelier profite habilement de l’arrivée de l’Opéra de campagne pour suggérer l’insertion d’un divertissement dansé absent de la pièce italienne : Arlequin Quelle troupe encore s’avance ? Mezzetin Ce sont nos acteurs pour la danse. Arlequin Peste ! quel peuple frétillant. Mezzetin Leur légèreté vous étonne, Jamais ce petit camp volant Ne marche qu’en pas sissone.
37. Pierrot parle, « riant et pleurant » (Louis Fuzelier, L’opéra de campagne, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms., f. fr. 9335, fo 37). 38. Jeannot l’exécute dans l’acte I, sc. 10 (Louis Fuzelier, L’opéra de campagne, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms., f. fr. 9335, fo 48). 39. Louis Fuzelier, L’opéra de campagne, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms., f. fr. 9335, fo 46. 40. Louis Fuzelier, L’opéra de campagne, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms., f. fr. 9335, fo 38. Nous devinons l’effet comique que produisirent ces deux beautés parées de fleurs. Les deux Gilles en Nymphes nous rappellent les deux Gilles en Sirènes dans la parodie d’Alain-René Lesage, Arlequin Thétis, jouée à la même foire Saint-Laurent par la troupe de la Dame Baron, ainsi que les deux Gilles en Zéphyrs dans sa Parodie de l’opéra de Télémaque (1715).
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(air lanturlu) Allons, mes princesses, Un pas de ballet, Voyez leur souplesse. Arlequin Plaignez leur jarret. […] On peut placer ici des danses de toutes sortes de caractères. Arlequin même peut danser. Après le ballet Arlequin tire Mezzetin à part41[.]
Arlequin en maître à danser est gratifié ici de deux scènes contre une seule chez Dufresny42. La première ne contient qu’un seul couplet, le reste de la scène étant constitué par des prouesses chorégraphiques d’Arlequin, qui entre en dansant et en chantant :
Ah ! que la danse a d’appas ! L’épée… et la finance La robe, les avocats… Les financiers… les soldats, Tout danse, tout danse, tout danse.
Arlequin doit entrecouper ces vers de pas de ballet et contrefaire la danse pédantesque des gens de robe, la mauvaise grâce des bourgeois et les attitudes dégingandées des petitsmaîtres43.
Il s’agit bien d’un ballet comique, d’une satire dansée aux multiples cibles. La seconde scène de maître à danser consiste en une rude leçon de danse et de maintien qu’Arlequin impose à Madame Prenelle et donne également lieu à une espèce de ballet ridicule. Malgré l’importance des scènes pantomimes ou dansées le comique verbal est bien présent chez Fuzelier : des sous-entendus grivois (les airs sont d’un grand secours pour se faire comprendre sans achever la phrase), des descriptions plaisantes, du comique de l’absurde, des pointes satiriques. La conversation d’Arlequin avec Colombine44, fraîchement arrivée de la capitale, fournit l’occasion d’une peinture satirique des mœurs parisiennes,
41. Louis Fuzelier, L’opéra de campagne, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms., f. fr. 9335, fo 40. 42. Chez Dufresny, c’est la scène 11 du deuxième acte ; dans l’opéra-comique de Fuzelier ce sont les scènes 12 et 13 du premier acte. Dans le manuscrit, deux scènes à la suite portent par erreur le numéro 12 : la première scène du maître à danser et la scène entre Madame Prenelle, Thérèse et Colombine. 43. Louis Fuzelier, L’opéra de campagne, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms., f. fr. 9335, fo 49. 44. Louis Fuzelier, L’opéra de campagne, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms., f. fr. 9335, fo 43-46.
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habituelle à la Foire tout comme à l’ancienne Comédie-Italienne45. Les nouvelles parisiennes donnent également une occasion de faire un peu de publicité pour soi-même, tout en affectant une grande humilité : Arlequin Le théâtre est-il à bout ? A-t-il repris sa gloire ? Colombine Jamais on n’eut moins de goût. On entend prôner partout La foire, la foire, la foire46.
Le principal travail effectué par Fuzelier dans sa transformation de la pièce de Dufresny, hors versification, consistait à créer, en choisissant les airs, un contexte musical destiné non seulement à accompagner les paroles chantées mais également, par un jeu subtil, d’en nuancer le sens ou d’apporter les effets comiques inattendus. La façon dont les airs sont employés témoigne de l’habilité de l’auteur dans le maniement de cet intéressant outil musical47. Dans le cas des complications de l’intrigue amoureuse, le personnage languit souvent sur l’air « Quand le péril est agréable » et l’air présente un parfait accord avec le sens des paroles48. Il s’agit là d’une certaine tradition dans l’utilisation de cet air, tradition dont l’auteur est parfaitement conscient49. Mais ce même air peut être utilisé d’une manière moins conventionnelle et hautement ironique quand il accompagne la proposition d’Arlequin d’aller « trinquer un coup de vin50 ». Ou encore, quand Pierrot chante le même 45. Nous apprenons que la galanterie parisienne suit toujours le même rythme saisonnier : les plumets sont chéris par les dames pendant leurs quartiers d’hiver et le reste du temps ce sont les petits collets et les galants du Palais qui prennent leur place. Le traitant et le caissier sont bien accueillis en toute saison. L’auteur procède à des changements dictés par l’actualité : si chez Dufresny Paris est dépeuplé par la campagne militaire commencée et si les femmes sont réduites à des lettres qui leur apportent les nouvelles de l’armée, chez Fuzelier, au contraire, la besogne martiale étant finie, les plumets sont de retour. 46. Louis Fuzelier, L’opéra de campagne, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms., f. fr. 9335, fo 45-46. 47. Certains airs ne sont pas nommés, mais ils sont en minorité. 48. Louis Fuzelier, L’opéra de campagne, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms., f. fr. 9335, fo 36. 49. Dans Arlequin fille malgré lui de Pierre-François Biancolelli, joué à la même foire Saint-Laurent de 1713, Léandre se sert de cet air pour confier sa détresse amoureuse à l’enchanteur. « On remarque l’adéquation entre l’incipit du vaudeville employé et la situation du personnage, qui cherche, dans le danger, à améliorer sa situation amoureuse : le “péril” a bien, pour lui, une dimension “agréable”, car il est source d’espoir » (Soazig Le Floch et Marie Berjon, Françoise Rubellin (éd.), Théâtre de la Foire. Anthologie de pièces inédites 1712-1736, 2005, p. 46). 50. Louis Fuzelier, L’opéra de campagne, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms., f. fr. 9335, fo 36.
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air, en refusant ses services à Arlequin et en s’appropriant, malgré cela, la bourse proposée par Arlequin en échange des services demandés – c’est que le « péril » d’Arlequin est agréable et surtout profitable à Pierrot. Les airs rajoutent souvent une nouvelle dimension comique aux paroles des personnages. Ainsi, le Docteur énumère longuement et gravement ses savantes compétences51 sur l’air des « Trembleurs » et Arlequin complète chaque couplet par une chute comique52. En observant l’utilisation de cet air dans les pièces foraines, nous remarquons qu’il peut exprimer tout un éventail d’émotions et d’attitudes : agitation, excitation, passion, inquiétude, peur, menace. Ici, le Docteur veut probablement faire peur à Arlequin pour l’éloigner définitivement de Colombine, mais cette tirade voulue menaçante par le Docteur devient hautement comique à cause des absurdités qui y abondent ainsi qu’à cause des interventions moqueuses d’Arlequin. Parfois, l’air présente un décalage comique avec le sens des paroles : ainsi, Octave incite Jeannot à abandonner la lâche complaisance et à s’armer pour impressionner son épouse (« Prenez l’épée ») sur l’air « Sois complaisant [affable, débonnaire] ». L’air peut également suggérer une idée que les personnages n’ont pas encore exprimée53. Fuzelier n’ajoute pas de scènes nouvelles mais il opère une sélection en supprimant un certain nombre de scènes, ce qui occasionne le déplacement des accents, le glissement thématique et un nouveau partage du temps scénique entre les personnages. Il suffit, pour le constater, d’énumérer les scènes retranchées : la scène entre Madame Prenelle et Jeannot (acte I, sc. 6), celle entre Madame Prenelle, Jeannot et Pierrot (acte I, sc. 7), celle de Pierrot et Madame Prenelle (acte I, sc. 8), celle de Jeannot et Pierrot (acte II, sc. 8), encore une scène entre Madame Prenelle, Jeannot et Pierrot (acte II, sc. 9), et
51. Louis Fuzelier, L’opéra de campagne, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms., f. fr. 9335, fo 46. Dans la pièce italienne, le Docteur fait « une tirade ad libitum » (Évariste Gherardi, op. cit., t. 4, p. 37). 52. « Le Docteur. Rien n’égale ma doctrine / Je sais la langue latine / Celle qu’on parle à la Chine. Arlequin. Et celle du perroquet. Le Docteur. Je sais à fond la logique / La morale, la physique, / Je montre la botanique. Arlequin. Et le jeu du bilboquet » (Louis Fuzelier, L’opéra de campagne, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms., f. fr. 9335, fo 46). Je tiens à remercier ici Françoise Rubellin pour avoir attiré mon attention sur la ressemblance frappante de cette tirade avec celle de l’Auteur dans le prologue de Fuzelier ajouté à sa Matrone d’Ephèse en 1718. Voir Françoise Rubellin, op. cit., p. 138. 53. Ainsi, le dialogue entre Octave et Arlequin se chante sur un air qui invite traditionnellement à boire (« Lampons, lampons, / Camarades, lampons ») et ce n’est qu’à la fin que nous en saisissons la raison : « Octave. De Pierrot comme tu vois / Il me faut briguer le choix. / Près de lui, que peux-tu faire ? / Arlequin. Je sais son ami sincère. / Octave. Eh ! Qui ? Arlequin. Le vin. / C’est l’ami du genre humain » (Louis Fuzelier, L’opéra de campagne, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms., f. fr. 9335, fo 35-36).
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encore une autre entre Madame Prenelle et Pierrot54 (acte II, sc. 10). La pièce de Dufresny tirait son effet comique en grande partie du contraste frappant entre la femme au caractère de fausse prude tyrannique et son mari peureux, timide et docile, ainsi que des jeux du pouvoir au sein de la maisonnée, jeux dans lesquels Pierrot se montrait très habile. Les scènes mentionnées permettaient justement d’actionner ce ressort comique ainsi que de laisser s’exprimer ces trois caractères et préciser les relations qui existaient entre eux. Le caractère de Pierrot, ce valet ignorant, balourd et impertinent, qui raisonne gravement pour ne dire souvent que des sottises mais qui sait aussi se montrer rusé pour arriver à ses fins, était particulièrement mis en relief. Chez Fuzelier, Pierrot s’efface : il n’apparaît que dans une seule scène55 contre sept chez Dufresny56. Madame Prenelle et Jeannot en pâtissent aussi, même si quelques didascalies visent à dédommager Jeannot des scènes absentes en lui proposant un jeu pantomime expressif57. Disparaissent également les scènes qui mettaient en valeur le personnage de Pasquariel58, parmi lesquelles une grande scène satirique, celle du crieur d’almanachs, sans doute jugée trop pesante et descriptive pour un opéra-comique. En revanche, Arlequin dont le rôle était déjà considérable chez Dufresny, voit son importance s’accroître d’une manière significative59. Le manuscrit de Fuzelier offre la possibilité d’entrevoir le laboratoire de l’auteur dramatique, parce qu’il présente deux variantes du début de la scène sept, acte un : une variante barrée d’un trait de plume et une autre variante, probablement définitive60. Les corrections surviennent tout au long de cette
54. Chez Fuzelier, Madame Prenelle ne rencontre jamais Pierrot tandis que chez Dufresny deux scènes servaient à témoigner de leur amitié. 55. Acte I, sc. 2 (Louis Fuzelier, L’opéra de campagne, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms., f. fr. 9335, fo 36-38). 56. Les scènes de la parodie d’Armide n’entrent pas dans ce calcul, nous en parlerons plus loin. 57. Pendant qu’Octave entretient Thérèse, Jeannot « se campe derrière eux et les écoute en riant sottement et s’applaudissant du coup qu’il a fait » (Louis Fuzelier, L’opéra de campagne, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms., f. fr. 9335, fo 47). Ce jeu continue pendant toute leur conversation. Mais dès que Jeannot aperçoit sa femme, sa fierté et sa joie disparaissent, il commence à trembler, « se cache derrière sa fille et fait des lazzis qui expriment sa peur » (Louis Fuzelier, L’opéra de campagne, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms., f. fr. 9335, fo 48). 58. Scène pantomime entre Pasquariel, Arlequin et Pierrot, acte II, sc. 7 ; scène entre Pasquariel et Octave, acte III, sc. 1 ; scène du crieur d’almanachs, acte III, sc. 4. 59. Il est présent dans 12 scènes sur 15 tandis que dans la pièce de Dufresny il n’apparaissait que dans 14 scènes sur 25 (nous ne prenons toujours pas en compte la parodie d’Armide qui occupe le deuxième acte chez Fuzelier). 60. Cette correction a vraisemblablement un rapport avec les deux versions de la scène des prédications contre le mariage (acte I, sc. 13 et 15) : la version définitive du début de la scène 7 parle de l’amitié que Colombine a réussi à lier avec Madame Prenelle et explique ainsi l’apparition de Colombine chez Madame Prenelle dans la scène 13 et le fait que Madame Prenelle lui confie la tâche d’instruire sa fille des malheurs de l’hymen.
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scène, certains couplets se trouvent biffés, et avec eux la satire des petitsmaîtres et des grands laquais, qui rallongeait probablement trop la scène. Si dans la pièce de Dufresny c’est Arlequin qui instruit Thérèse, sur l’ordre de sa mère, des malheurs et des peines du mariage, Fuzelier propose deux versions de cette prédication virulente contre l’hymen : une scène jouée par Colombine61 et une autre, au texte identique, par Arlequin62. Cette dernière scène est rayée d’un trait de plume, donc, probablement rejetée par l’auteur. Mais la scène avec Colombine coupe en deux scènes différentes la prestation d’Arlequin en maître à danser et la leçon qu’il donne à Madame Prenelle, ce qui paraît légèrement maladroit. Laquelle des deux scènes fut-elle jouée au jeu de Bel-Air et quel fut l’ordre exact de ces scènes ? Nous ne saurions pas le dire. Comment expliquer la présence de deux versions de cette scène ? Serait-ce un cas de censure, le tête-à-tête d’Arlequin abordant le sujet des relations homme-femme avec une jeune demoiselle paraissant trop frivole ? Hypothèse peu plausible, vu la liberté de ton qui caractérise le théâtre de la Foire à cette époque en général et cette pièce en particulier. L’élaboration de la version avec Colombine était-elle dictée par le souci d’équilibre entre les personnages, l’auteur voulant donner plus d’importance au personnage de Colombine, peu présente dans la pièce de Dufresny ? Le deuxième acte de l’opéra-comique est entièrement consacré à la parodie d’Armide. Le décor représente « le palais d’Armide tout composé d’ustensiles de ménage, dans le fond est une cheminée où l’on voit quelques volailles qui tournent à la broche ». Ce burlesque palais63 dont Fuzelier reprend intégralement la description était déjà imaginé par Dufresny, mais paraissait seulement dans le troisième acte. En effet, chez Dufresny, la parodie d’Armide n’occupait que les scènes cinq à neuf du troisième acte. Fuzelier choisit d’accorder à cette parodie une bien plus grande importance, en l’étoffant de scènes nouvelles64. 61. Louis Fuzelier, L’opéra de campagne, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms., f. fr. 9335, fo 49-50. 62. Louis Fuzelier, L’opéra de campagne, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms., f. fr. 9335, fo 52. 63. Le palais enchanté d’Armide constitue la décoration du cinquième acte de l’opéra. 64. Le célèbre opéra de Quinault et Lully fut bien repris par l’Académie Royale de Musique en 1713 (et réédité pour l’occasion) mais cette reprise, selon le Dictionnaire des Parfaict, était postérieure à la parodie de Fuzelier car jouée au mois de décembre 1713 (Claude et François Parfaict et Quentin Godin d’Abguerbe, op. cit., t. 1, p. 303). Sans nul doute, cet opéra était déjà solidement ancré dans la mémoire du public par son succès et par ses précédentes reprises, dont la dernière datait de 1703. Néanmoins, il semble que Fuzelier cherche à donner au public plus de précisions sur ce qui se passe sur scène que Dufresny. Ainsi, la première réplique d’Octave nous rappelle qui est qui : « Souviens-toi de ton personnage / Tu fais le Chevalier Danois / Moi je suis Ubalde » (Louis Fuzelier, L’opéra de campagne, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms., f. fr. 9335, fo 55).
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La parodie s’ouvre par le duo du Chevalier Danois (Pierrot) et Ubalde (Octave), qui reprend littéralement le texte de la pièce italienne en le complétant par quelques couplets. Mais dans les scènes suivantes Fuzelier s’éloigne complètement du modèle italien en introduisant un pittoresque ballet démoniaque ainsi qu’une fort plaisante scène de Pierrot et d’un « diable femelle ». La « troupe de démons » apparaît « sous la forme de Jeux et de Ris » et la danse des Ris, des Plaisirs et des Jeux clôt cette deuxième scène. Ensuite surgit « un démon sous la figure de Paquette maîtresse de Pierrot. C’est Colombine qui doit jouer ce rôle-là ». Cette scène nous renvoie évidemment à la scène de l’opéra avec un démon sous la figure de Lucinde, la bien-aimée du Chevalier Danois65 mais dans la pièce foraine, cette scène appartient à un registre bien différent, avec ce Pierrot qui « entre en appétit » quand la fringante Paquette le caresse et cette Paquette qui assure avoir repoussé pour Pierrot (qu’elle traite amoureusement de faquin) La Fleur, le beau laquais d’un procureur. Octave-Ubalde tente de mettre Pierrot en garde contre la nature démoniaque de Paquette et à la fin recourt à un fouet magique qui remplace le sceptre d’or de l’opéra et dont le coup fait disparaître Colombine par une trappe. Une fois Colombine disparue (en emportant en guise de trophée le chapeau de Pierrot), on rejoint le schéma parodique tracé par la pièce italienne. Octave presse Thérèse de partir pour achever leur mariage. Après cette courte scène accessoire qui prépare le dénouement, la parodie continue avec la scène du sommeil de Renaud dont les violons exécutent la musique. Là encore, Fuzelier reprend littéralement les didascalies de Dufresny ainsi que les paroles chantées par Arlequin66. Le même principe du rabaissement des personnages, ainsi que du lieu d’action et de l’action elle-même est mis en oeuvre. Dans le célèbre épisode du sommeil de Renaud, Arlequin remplit le rôle de Renaud67, Madame Prenelle celui d’Armide68 ; le paysage idyllique se transforme en intérieur d’une cuisine, le parfum délicat des fleurs se change
65. Philippe Quinault, Armide, Le théâtre de Mr Quinault, contenant ses tragédies, comédies et opéras. Dernière édition augmentée de sa vie [par G. Boffrand], d’une dissertation sur ses ouvrages et de l’origine de l’opéra, 1715, vol. V, acte IV, sc. 2, p. 413-415. 66. Paroles qui, dans la pièce italienne, citaient amplement les passages de l’original, tout en opérant des substitutions hilarantes, tel le remplacement des oiseaux qui chantent par les oiseaux qui rôtissent. 67. Par un clin d’œil ironique, Fuzelier tient à souligner la distance qui existe entre le personnage et le rôle qui lui est imposé et qui ne lui plaît pas forcément : « Arlequin (après avoir rêvé). Mon rôle veut que je repose / Avant que de pouvoir mâcher. / Mon rôle a mal réglé la chose / On soupe avant que se coucher » (Louis Fuzelier, L’opéra de campagne, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms., f. fr. 9335, fo 34-60, fo 58). 68. Acte II, sc. 5 et 6 chez Fuzelier, acte III, sc. 7 et 8 chez Dufresny.
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en fumets appétissants de volailles et la sérénité d’un héros qui cherche à se reposer est remplacée par l’agitation d’un glouton qui hume les plats sans pouvoir les goûter et en oublie son rôle. En accord parfait avec les valeurs traditionnelles de ce masque, l’appel de la gourmandise remplace dans le cœur d’Arlequin l’amour pour la gloire. Son tendre attachement à la bonne chère désole la nouvelle Armide : « Quel embonpoint ! quel air ! quelle taille ! quel râble ! / Qui croirait qu’il fût né seulement pour la table ?69 / Il semble être fait pour l’amour ». Madame Prenelle reprend mot pour mot son texte de la parodie italienne. Dans cette scène, il n’y a que la petite grivoiserie d’ajoutée par Fuzelier : quand les démons enlèvent Madame Prenelle et Arlequin dans la couverture, ce dernier s’écrie : « Fi, vous me chatouillez ! ». Voilà qui nous renseigne sur la nature peu platonique de l’amour à la Foire. Scaramouche paraît pour la première fois dans la dernière scène70 : pour plus de sûreté, il prend des mains de Jeannot le contrat signé par Madame Prenelle et cette précaution s’avère très utile, car Madame Prenelle survient, folle de rage, et se jette sur son mari en lui arrachant sa perruque avant de se livrer au désespoir où la colère d’Armide se mêle au dépit d’une femme contrainte à suivre la volonté de son mari71. Dans les deux pièces, c’est la destruction des décorations d’opéra qui termine la pièce. Ainsi, l’intervention de Fuzelier ne se limite pas à la mise en vers et en airs du texte de Dufresny ; il recherche également un nouvel équilibre entre les deux parties de la pièce. La partie où est développée l’intrigue amoureuse d’Octave et Thérèse ainsi que le triangle comique Jeannot-Madame PrenellePierrot perd de son poids (le rôle de Pierrot en pâtit principalement), tandis que la partie proprement parodique s’augmente de nouvelles scènes (en guise de récompense, le personnage de Pierrot y figure en vedette). Fuzelier repense aussi l’équilibre entre les différents personnages en proposant une possibilité d’augmenter le rôle de Colombine au détriment de celui d’Arlequin, qui n’est déjà que trop présent dans la pièce. Mais l’aventure de L’opéra de campagne à la Foire Saint-Laurent de 1713 ne s’est pas terminée avec la fureur destructrice de Madame Prenelle. Le public allait à nouveau rencontrer ses personnages dans la petite parodie
69. Cette question rhétorique (qui cite de près l’original : « Qui croirait qu’il fût né seulement pour la guerre ? », Philippe Quinault, Armide, op. cit., vol. V, p. 404) n’apparaît pas dans le texte de Fuzelier (Louis Fuzelier, L’opéra de campagne, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms., f. fr. 9335, fo 34-60, fo 59). Elle fut probablement omise d’une manière accidentelle. 70. Chez Dufresny, cette intervention était confiée à Pasquariel, le directeur de l’opéra ambulant. 71. Le texte parodique de Dufresny est complété par deux quatrains.
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qui suivait L’opéra de campagne et en constituait le divertissement. Il s’agit de La parodie de Psyché, traditionnellement attribuée à Le Tellier (ou Letellier)72, un auteur dramatique forain plutôt obscur. Maurice Henriet, en concitoyen, a voulu tirer Le Tellier de l’anonymat mais il n’a pas réussi, malgré la minutie de ses recherches, à découvrir des éléments réellement significatifs et novateurs pour éclairer la vie de cet auteur73 ; il lui a imaginé une généalogie foraine pur-sang mais sans pouvoir en apporter la preuve74. Sa deuxième hypothèse réduisait le mystérieux Le Tellier au pseudonyme d’un notable de Château-Thierry, qui porterait le nom de M. de Saint-A.75. Tout ce qu’on sait de cet auteur se résume aux titres des cinq pièces qu’on lui attribue. « Le Tellier, né à Château-Thierry, où il est mort vers 1732, a donné au Théâtre de la Foire, le Festin de Pierre, les Pèlerins de Cythère, Arlequin sultane favorite, la Descente de Mezzetin aux Enfers » disent de lui les Anecdotes dramatiques76. « Le Tellier, né à Château-Thierry, où il mourut vers 1732, n’a travaillé que pour les Théâtres de la Foire, où il a donné le Festin de pierre ; les Pèlerins de Cythère ; Arlequin sultane favorite, etc. » : voici encore une notice rédigée avec une parcimonie extrême, cette fois par Antoine de Léris dans son Dictionnaire77. Les frères Parfaict ne sont guère plus précis : « Tellier (N… le) auteur forain, né à Château-Thierry en Champagne, mort en cette même ville, vers l’an 1732 a composé : Le festin de pierre, opéra-comique en trois actes, 1713. Les pèlerins de Cythère, trois actes, 1713. Arlequin
72. Cette paternité est affirmée par les sources suivantes : Paul Lacroix, Bibliothèque dramatique de Monsieur de Soleinne, catalogue rédigé par P. L. Jacob bibliophile, 1969 [1843-1845], t. 3, p. 174 (No 3399) ; Clarence D. Brenner, A Bibliographical List of Plays in the French Language 1700-1789, 1947 ; Francis Carmody, Le répertoire de l’opéra-comique en vaudevilles de 1708 à 1764, 1933. 73. Maurice Henriet, Letellier, auteur dramatique forain, 1904. 74. Maurice Henriet attire l’attention sur une famille de forains citée par Émile Campardon, Les spectacles de la Foire : théâtres, acteurs, sauteurs et danseurs de corde, monstres, géants, nains, animaux curieux ou savants, marionnettes, automates, figures de cire et jeux mécaniques des foires Saint-Germain et Saint-Laurent, des boulevards et du Palais-Royal, depuis 1595 jusqu’à 1791, 1877, t. 2, p. 73-74. Il s’agit de François Letellier, « maître à chanter, montreur de figures de cire et joueur de marionnettes, [qui] avait un spectacle aux foires vers 1685 » et sa femme, Hippolyte Feuillet, « directrice de spectacles, [qui] avait un jeu de marionnettes à la foire Saint-Laurent de 1688. On la voit encore paraître aux foires en 1707 et 1715. À cette dernière époque elle était associée avec son fils Jean-François Letellier ». C’est ce dernier qui pourrait être notre auteur, selon Maurice Henriet. 75. Ce nom figure sur un des manuscrits du Festin de pierre, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms. f. fr. 9251. 76. Jean-Marie-Bernard Clément et Joseph de La Porte, Anecdotes dramatiques contenant toutes les pièces de théâtre, tragédies, comédies [...], 1775, t. 3, p. 303-304. 77. Antoine de Léris, Dictionnaire portatif historique et littéraire des théâtres, 1970 [1763], p. 625626.
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sultane favorite78, trois actes, 1714. La descente de Mezzetin aux Enfers, un acte, 171579 ». Les trois notices présentent une similitude troublante : elles omettent de mentionner La parodie de Psyché. La Bibliothèque des théâtres de Maupoint ne mentionne ni ces pièces ni leur auteur. L’attribution de Psyché à Le Tellier se base essentiellement sur l’indication du manuscrit de cette parodie conservé à la Bibliothèque nationale de France, ms f. fr. 9312, fo 72-81. Cette attribution n’a rien d’improbable en soi : la création de Psyché se situe justement dans le court laps de temps auquel correspond la carrière dramatique de Le Tellier (à savoir les années 1713-1715). À la Foire Saint-Germain de 1713, cet auteur a fait représenter avec un succès très remarqué Le festin de pierre80, souvent repris depuis81, et il poursuivit vraisemblablement sa carrière en donnant Psyché. Néanmoins, l’attribution de cette pièce reste incertaine car Fuzelier, en racontant, dans le passage cité plus haut, la représentation de son Opéra de campagne suivi de La parodie de Psyché, a classé cette dernière parmi ses propres ouvrages : « [J]e me contenterai de vous donner un catalogue des pièces que j’ai données sur ce théâtre si souvent renversé, tant celles que j’ai composées seul que celles qui ont profité de la lumière de mes associés82 ». Peut-être s’agissait-il d’une collaboration ? Malheureusement, dans ce manuscrit, Fuzelier ne précise que très rarement les collaborations dont il a bénéficié pour telle ou telle pièce. La datation de la pièce pose le même problème que son attribution : la date de 1714 qui figure sur le manuscrit de la pièce conservé à la Bibliothèque nationale contredit la date donnée par Fuzelier, dont le témoignage évoque la représentation de cette pièce à la suite de L’opéra de campagne à la Foire Saint-Laurent 1713. Quelle est donc la date de sa première représentation ?
78. C’est la seule pièce de Le Tellier à avoir été jugée digne de figurer dans l’anthologie éditée par Alain-René Lesage et d’Orneval (op. cit., t. 1). 79. Claude et François Parfaict et Quentin Godin d’Abguerbe, Dictionnaire des théâtres de Paris contenant toutes les pièces qui ont été représentées jusqu’à présent sur les différents théâtres français et sur celui de l’Académie royale de musique […], 1767, t. 5, p. 374-375. 80. Accessible, parmi d’autres textes sur Don Juan, dans Marcello Spaziani, Don Giovanni dagli scenari dell’arte alla « Foire », quattro studi con due testi « forains » inediti e altri testi italiani e francesi, 1978 (deux versions de la pièce de Le Tellier sont ici reproduites à partir des textes manuscrits conservés à la Bibliothèque nationale de France : celle du ms. f. fr. 25480 et celle du ms. f. fr. 9251). 81. (Foire Saint-Germain, 1713) « [Q]uatre troupes ouvrirent à cette foire : la société de Bertrand avec Dolet et la Place étant rompue à celle de Saint Laurent 1712, Octave prit ces deux acteurs comme gagistes, et formant sous leur nom un nouveau spectacle, y fit représenter la pièce intitulée Le festin de pierre, en trois actes avec des divertissements, par Mr. le Tellier, qui eut une pleine réussite : on l’a reprit depuis en différents temps, et toujours avec assez d’applaudissement » (Claude et François Parfaict, Mémoires [...], op. cit., t. 1, p. 153-154). 82. Louis Fuzelier, Opéra-comique, Bibliothèque de l’Opéra, Fonds Favart, Carton I, C 6.
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Nous croyons que c’est au témoignage de Fuzelier qu’il convient d’ajouter foi. La date de 1713 semble être confirmée également par le fait que l’opéra de Psyché, pris pour cible par cette parodie, fut repris par l’Académie Royale de Musique le 22 juin 171383. Ainsi, c’était un souvenir récent pour les spectateurs de la Foire estivale de Saint-Laurent de la même année. Un an après la reprise de l’opéra, sa parodie aurait eu sans doute moins d’intérêt, ce qui n’exclut tout de même pas une possibilité de reprise de cette parodie en 1714. Le précieux État des pièces jouées aux Foires Saint-Germain et SaintLaurent depuis l’année 1710 ne mentionne pas non plus La parodie de Psyché tout en citant les autres pièces qui faisaient partie du même programme (L’opéra de campagne, Colombine devineresse, Les pèlerins de Cythère). Cela s’explique peut-être par le fait que l’auteur de ce manuscrit la considère comme une partie intégrante de L’opéra de campagne. La mention du Divertissement de L’opéra de campagne, pièce italienne que porte le manuscrit de La parodie de Psyché semble lier la fortune scénique des deux pièces et peut constituer un élément en faveur de la paternité de Fuzelier, mais n’apporte nullement de preuve incontestable. Nous savons à quel point la création des pièces à cette époque-là était une affaire de multiples collaborations. Un autre élément qui pourrait suggérer la parenté de Fuzelier pour cette parodie est la reprise dans La parodie de Psyché des couplets de son Opéra de campagne84, mais là non plus nous ne pouvons parler d’une preuve formelle. Dans une pièce de Fuzelier de 1714, La coupe enchantée, nous voyons réapparaître l’Amour qui rêve de sa Psyché85 – est-ce une réminiscence d’une pièce écrite par lui-même ou tout simplement vue ? Psyché hante résolument son imagination puisque dans La matrone d’Éphèse, de la même année86, Fuzelier fait apparaître les
83. Psyché, « Tragédie-Opéra, attribuée d’abord à Thomas Corneille, mais revendiquée par Fontenelle, musique de Lully » (Jean-Marie-Bernard Clément et Joseph de La Porte, op. cit., t. 2, p. 110). Première représentation en avril 1678, première reprise en juin 1703. 84. En effet, Jeannot dans La parodie de Psyché reprend son couplet de triomphe du final de L’opéra de campagne (« Le Mariage est conclu, / Quel bonheur, quelle gloire, / J’ai pris un ton résolu / Chez moi je suis absolu / Victoire, victoire, victoire »). 85. « L’amour. […] Quoi, Jupiter touché / Vient d’apaiser ma mère ? / Avec vous, ma Psyché, / Il m’est permis de faire / L’Amour / La nuit et le jour. / Peste du butor qui m’éveille, / Je faisais un songe charmant » (Louis Fuzelier, La coupe enchantée, prologue, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms. f. fr. 9335, fo 124). 86. La matrone d’Éphèse fut représentée à la foire Saint-Germain et La coupe enchantée à la foire Saint-Laurent de la même année.
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cinq « pleureuses du deuil de Psyché87 ». Enfin, le fait qu’à la même Foire les pièces de Le Tellier furent jouées par deux troupes concurrentes (celle d’Octave représentait son Festin de pierre, et celle de la dame Baron La parodie de Psyché) pourrait également jeter un doute sur sa paternité de Psyché. Quoi qu’il en soit, en l’absence d’un élément décisif nous éviterons de trancher la question tout en croyant la participation de Fuzelier quasiment certaine88. L’intention parodique est affichée clairement par le titre du manuscrit, La parodie de Psyché. Cependant, la cible peut être au moins double car il existait deux Psyché célèbres89 : la tragi-comédie ballet de 1671 (par Molière, Pierre Corneille, Philippe Quinault, musique de Lully) et l’opéra90 de 1678, déjà mentionné91. Chronologiquement la parodie semble réagir à la reprise de cette dernière Psyché mais elle comporte également des références à la première. Dans la parodie, l’action de l’opéra se retrouve nécessairement simplifiée, les péripéties sont supprimées et les personnages secondaires écartés. Cela donne une courte suite de scènes comiques en vaudevilles. Si l’opéra de Psyché commence, comme il se doit, par un prologue contenant les chants et les danses des divinités de toutes les espèces imaginables ainsi que l’arrivée majestueuse de Vénus « dans une grande machine de nuages92 », la parodie entre directement dans le vif du sujet, en se passant des préambules. Toute l’histoire de l’oracle qui condamne Psyché à être conduite sur la montagne et livrée au monstre odieux, les scènes de deuil et de désolation qui occupent le premier acte de l’opéra sont retranchées. Le somptueux défilé
87. Voir Françoise Rubellin (éd.), op. cit., p. 116, note 69. Françoise Rubellin m’a indiqué cette résurgence qui pourrait constituer un argument pour la paternité de Fuzelier (même s’il n’est pas question des pleureuses dans la parodie). 88. À moins qu’il n’existât deux parodies de Psyché : l’une, de Fuzelier, était jouée à la foire SaintLaurent de 1713 après L’opéra de campagne, l’autre, de Le Tellier, représentée un an plus tard, en 1714, et conservée à la Bibliothèque nationale de France sous la cote ms f. fr. 9312. Mais, vu le rapport étroit qui existe entre le texte de la parodie de Psyché contenu dans le manuscrit cité et L’opéra de campagne, nous nous permettrons de tenir cette hypothèse pour peu probable. 89. Sans parler du ballet de 1656 dansé par le monarque. 90. Nous allons utiliser ce terme pour plus de clarté et pour différencier cet ouvrage de la pièce de Molière, même si ce n’est pas la stricte définition de son genre. 91. Le rapport entre ces deux Psyché, celle de 1671 et celle de 1678, ainsi que toute l’histoire littéraire de Psyché, offrent évidemment un champ très large à la curiosité du chercheur, un champ où cependant il serait hors de propos de nous aventurer. 92. Thomas Corneille, Bernard Le Bouyer de Fontenelle et Jean-Baptiste Lully, Psyché, Recueil général des opéra représentés par l’Académie royale de musique, 1703, t. 2 p. 78.
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des divinités93 commencé dans le prologue continue au deuxième acte de l’opéra dans l’atelier de Vulcain où les Cyclopes travaillent à la construction du palais commandé par l’Amour et destiné à accueillir l’élue de son cœur. Ce tableau pittoresque est également écarté par l’auteur de la parodie, et pourtant on entend dans cette forge de Vulcain des choses fort comiques : Vénus descend pour quereller son mari et nous assistons à un règlement de comptes fort plaisant et digne de figurer dans une parodie94. La scène où Psyché découvre son magnifique palais et entend parler les êtres invisibles est également omise, ainsi que la scène des aveux amoureux entre Psyché et l’Amour « sous la figure d’un jeune homme95 ». La parodie s’ouvre sur une plaisante et vive altercation entre Vénus et l’Amour qui n’existe pas dans le texte de l’opéra où Vénus se borne, dans le prologue, à demander à son fils son secours contre sa jeune rivale. Vénus, fieffée coquette, est dévorée par la jalousie. Comme à toutes les coquettes, l’idée du temps qui passe est insupportable à cette immortelle et pour rien au monde elle ne consentira à devenir grand-mère et donc à marier son fils, et surtout pas avec Psyché : « Quoi, je verrai dans ma famille / Une Bru96 plus belle que moi ». Derrière les personnages mythologiques se cachent nos vieilles connaissances : Arlequin incarne l’Amour et Colombine prête ses charmes à Vénus, ce qui opère le changement immédiat du registre. Arlequin justifie plaisamment son physique qui ne correspond pas exactement à l’idée qu’on se fait de l’Amour : « Je me transforme en grand garçon, / Ma Psyché va se rendre, / Il faut de la barbe au menton, / Mesdames, pour vous prendre97 ». Quel contraste entre la beauté fraîche et juvénile de l’Amour de 93. « M. de la Motte disait que le Roman de Psyché par La Fontaine est un sujet propre à produire un spectacle magnifique, où la Terre, les Cieux et les Enfers peuvent offrir ce qu’ils ont de plus varié » (Jean-Marie-Bernard Clément et Joseph de La Porte, op. cit., t. 2, p. 110). Les auteurs de l’opéra se proposent justement de nous présenter toutes les divinités de ces trois contrées. 94. « Vulcain. Vous connaissez toute la différence / Et de l’amant et de l’époux, / Et nous savons lequel des deux chez vous / A mérité la préférence. / Je ne fais pour Psyché que bâtir un palais, / Vous êtes encore trop heureuse : / Si j’étais de nature un peu plus amoureuse, / Vous me verriez adorer ses attraits » (Thomas Corneille, Bernard Le Bouyer de Fontenelle et Jean-Baptiste Lully, op. cit., t. 2, p. 98). Vénus et son époux, le divin forgeron, se lancent des reproches et des menaces proches de l’image que donnent de ce couple les comédies de l’Ancien Théâtre Italien, notamment Les adieux des officiers de Dufresny où l’on voit Vénus (jouée par Colombine) tiraillée entre son amant et son sombre époux. 95. Thomas Corneille, Bernard Le Bouyer de Fontenelle et Jean-Baptiste Lully, op. cit., t. 2, p. 101. 96. Le manuscrit porte « Brue ». Le Tellier, La parodie de Psyché, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms f. fr. 9312. 97. La fin de ce couplet, « L’on méconnaîtra Cupidon » (Le Tellier, La parodie de Psyché, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms f. fr. 9312), rappelle les paroles de Cupidon dans Psyché : « Aussi, ne veux-je pas qu’on puisse me connaître » (Molière, Philippe Quinault et Pierre Corneille, Psyché, 1671, acte III, sc. 1, p. 42).
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la fable et la noirceur du masque d’Arlequin et sa virilité grossière ! L’auteur se fait un plaisir de souligner encore ce contraste : « Le beau brunet, qu’il est joli » – s’exclame ironiquement Vénus et elle surenchérit : « Voyez sous quel beau masque / Cupidon s’est caché. / Tu crois, marmot fantasque, / Épouser ta Psyché98 ». Le langage familier dans la bouche des immortels produit facilement un effet comique, surtout quand il est employé avec malice99. Fatigué des reproches de Vénus auxquels il a répondu plus par des menaces100 que par des justifications, l’Amour se couche. Vénus jure de tendre un piège à sa rivale. Arrive Psyché qui se laisse convaincre par la perfide Vénus de jeter un regard sur son mystérieux amant endormi101. L’Amour se réveille et quitte la malheureuse Psyché102. Fort heureusement pour la Psyché foraine, elle n’attentera pas à ses jours, ne fera pas de voyage aux enfers103, ne tremblera pas devant les Furies, n’ouvrira pas la boîte fatale de Proserpine104. Cette fois-ci le théâtre forain, du reste attaché aux personnages infernaux et aux effets scénographiques qu’offre cette thématique, décide de laisser les enfers en paix. Psyché montera au ciel pour siéger à l’assemblée olympienne sans subir les épreuves canoniques. Les sujets pénibles seront écartés pour laisser la place à une scène franchement cocasse entre les deux sœurs de Psyché jalouses de la beauté et du succès de leur cadette (ce sont Madame Pernel105 et Pierrot de L’opéra de campagne, alias Hamoche et Saurin, déguisés en femmes). La scène des deux sœurs, la plus longue de toute la parodie, ne trouve pas d’équivalent dans l’opéra de Psyché de 1678 où les sœurs sont
98. Le Tellier, La parodie de Psyché, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms., f. fr. 9312, sc. 1. 99. Voici comment l’Amour accueille Jupiter : « Quel Dieu vient sur terre / Changer mon destin ? / J’entends le tonnerre, / C’est monsieur Jupin, / Bonjour, mon grand-père […] » (Le Tellier, La parodie de Psyché, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms f. fr. 9312, sc. 3). Encore plus comique est la caractéristique dont Vénus, déguisée en nymphe, se gratifie elle-même : psyché. Mais Vénus… vénus. C’est une friponne. psyché. Je vous en crois plus que personne. (Le Tellier, La parodie de Psyché, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms., f. fr. 9312, sc. 2). 100. Ces menaces font penser à l’échange des propos hostiles entre Vénus et l’Amour dans Psyché de 1671 (Molière, Philippe Quinault et Pierre Corneille, op. cit., acte V, sc. 4-5, p. 78-79). 101. Leur conversation correspond à l’acte III, sc. 2 de l’opéra (Thomas Corneille, Bernard Le Bouyer de Fontenelle et Jean-Baptiste Lully, op. cit., p. 108-110). 102. Thomas Corneille, Bernard Le Bouyer de Fontenelle et Jean-Baptiste Lully, op. cit., acte III, sc. 3, p. 112. Psyché de Molière ne possède pas de scène du sommeil car c’est l’Amour lui-même qui découvre son identité à Psyché. 103. Ce voyage constitue tout le quatrième acte de l’opéra. 104. Thomas Corneille, Bernard Le Bouyer de Fontenelle et Jean-Baptiste Lully, op. cit., acte V, sc. 1, p. 122-123. 105. Bizarrement, dans le manuscrit de Psyché Monsieur et Madame Prenelle deviennent Monsieur et Madame Pernel.
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des personnages secondaires, sans grand relief, qui n’apparaissent que dans les trois premières scènes. Le motif de la jalousie est effacé dans l’opéra, où les sœurs se montrent véritablement chagrinées par le sort de Psyché. Par contre, la tragi-comédie de 1671 s’ouvre sur un dialogue entre Aglaure et Cidippe qui présente beaucoup de similitudes textuelles avec leur dialogue dans la parodie : dans la Psyché de 1671 comme dans celle de 1713, les sœurs comparent leur maturité avec la jeunesse de leur cadette et passent en revue leurs charmes en demandant, chacune à son tour, l’avis de l’autre (avis ironiquement flatteur dans la parodie). Placée après le fatal épisode du sommeil interrompu, la scène des sœurs n’a aucun intérêt pour l’intrigue de la parodie : les sœurs ne peuvent pas assumer le rôle de perfides tentatrices qu’elles ont chez La Fontaine et chez Molière car ce rôle est déjà rempli par Vénus. La structure de la parodie ne vise pas l’efficacité dramatique et accueille volontiers des scènes comiques parfaitement gratuites pour le déroulement de l’action. Les sœurs arrivent donc dans un palais dont Psyché est déjà bannie et où l’Amour erre, solitaire et chagrin. Malgré toute sa tristesse, l’Amour a gardé une bonne dose d’espièglerie et décide de s’amuser aux dépens des deux dames : « Lutinons ces jalouses sœurs ». Suit une longue pantomime égrillarde qui pouvait sans doute frôler l’indécence. S’étant rendu invisible, Arlequin-l’Amour prodigue des caresses à ces deux beautés travesties106, leur met la main sur le menton, leur présente des cadeaux qu’elles ne peuvent pas voir mais qu’elles essayent de palper, soupire assez près d’elles pour qu’elles puissent faire des conjectures sur son identité : « C’est un Dieu champêtre qui m’aime / Car ses soupirs sentent l’oignon107 ». Au moment où les deux coquettes se déclarent charmées par le séducteur invisible, l’Amour transforme Madame Pernel en nourrice et Pierrot en enfant108. Le tonnerre se fait entendre et Monsieur Jupin descend sur terre accompagné de Vénus et de sa suite109. Le maître des cieux ne veut plus voir l’Amour bouder car cela gâche ses bonnes fortunes : « Depuis que l’Amour est fâché, / On n’a plus de maîtresse, / On présente en vain des cadeaux / Au moulin de Javelle, / Jusqu’au Grand Turc, jusqu’aux Perdreaux / Il entre des cruelles110 ». 106. « L’Amour. Partagez ma tendresse / Régnez toujours ici. / Mme Pernel. Ma sœur, on me caresse. / Pierrot. On me caresse aussi. » (Le Tellier, La parodie de Psyché, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms f. fr. 9312, sc. 3.) 107. Le Tellier, La parodie de Psyché, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms f. fr. 9312, sc. 3. 108. Ce duo burlesque était déjà présent dans les pièces de l’Ancien Théâtre Italien, par exemple, dans Arlequin lingère du Palais. 109. L’arrivée de Jupiter, tout Jupin qu’il est, fournissait sans doute un prétexte pour une mise en scène spectaculaire. 110. Le Tellier, La parodie de Psyché, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms f. fr. 9312, sc. 3.
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Ce plaisant anachronisme permet à l’auteur d’introduire une pointe de satire111 : Jupiter se révèle très connaisseur des lieux galants affectionnés par les Parisiens et des guinguettes à la mode où les dames se montrent toujours complaisantes. Pour remédier à cette situation déplorable112, Jupiter ordonne le mariage de l’Amour avec Psyché113. C’est là que les personnages de L’opéra de campagne reprennent leur « première identité » : Vénus redevient Colombine, Psyché redevient Thérèse et Pierrot incarne de nouveau Madame Pernel. Ils sont là pour fêter le mariage de Thérèse avec Octave. L’action de L’opéra de campagne trouve un prolongement et un achèvement complet dans la dernière scène de la parodie. Ses personnages revivent dans un jeu de rôles compliqué et amusant ; ils se travestissent et se métamorphosent tout en gardant les traits principaux de leur identité. Jeannot se réjouit d’avoir réglé cette affaire à sa fantaisie et sa femme se morfond, impuissante, car son dépit est contenu cette fois-ci par la présence des dieux et par la menace de l’Amour de ne pas la désenchanter si elle s’oppose au mariage de Thérèse. La situation comique de L’opéra de campagne de Dufresny – à savoir le mari sans volonté et la femme qui porte la culotte à la maison – est suggérée par les couplets à la fin de la parodie. Nous revivons pour la deuxième fois l’humiliation de la coriace Madame Prenelle et le triomphe de son couard de mari. La pièce se termine par un joyeux « branle qui se chante et qui se danse » dont le dernier couplet contient un traditionnel appel à la complaisance du public. Comme dans L’opéra de campagne de Fuzelier, la danse et le chant tiennent une place très importante dans cette parodie. Le choix des airs employés est fait adroitement. Les utilisations à contre-sens sont particulièrement plaisantes. Ainsi, par exemple, Vénus chante sa « haine ingénieuse » pour Psyché sur l’air Tout cela m’est indifférent. L’air entre volontiers dans la discussion des personnages, secondant un des interlocuteurs, s’unissant au souhait exprimé par l’Amour, comme l’air Ma mère mariez-moi sur lequel Vénus répond à son fils, indignée : « Voyez le plaisant époux, / Quoi, je vous marierai, vous114 ! ». L’air ajoute une dimension ironique, quand Vénus 111. Satire qui était déjà présente quand la sœur de Psyché assurait que, à en croire les riches dorures, ce n’était pas un dieu qui habitait ce palais mais un traitant ! (Le Tellier, La parodie de Psyché, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms., f. fr. 9312, sc. 3.) 112. Dont l’Amour avait d’ailleurs menacé Jupiter dans Psyché de 1671 : « Je vous blesserai tous là-haut pour des mortelles, / Et ne décocherai sur elles / Que des traits émoussés qui forcent à haïr, / Et qui ne font que des rebelles, / Des ingrates, et des cruelles » (Molière, Philippe Quinault et Pierre Corneille, op. cit., acte V, sc. 6, p. 83). 113. Ainsi, ce n’est pas la peine de Psyché mais la peine des autres, Jupiter le premier, qui rachète sa faute. 114. Le Tellier, La parodie de Psyché, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms., f. fr. 9312, sc. 1.
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admire la « beauté » d’Arlequin en Cupidon sur l’air Tes beaux yeux, ma Nicole ou appuie tout simplement l’émotion du personnage (l’air Oui je t’aime l’Amour même se prête particulièrement bien à la découverte que fait Psyché de l’identité de son amant). L’air Ah ! vous avez bon air accompagne comiquement la métamorphose de Madame Pernel et de Pierrot en nourrice et enfant, tandis que l’air Adieu paniers, vendanges sont faites sur lequel l’Amour courroucé quitte Psyché enlève à la situation toute dimension dramatique, en suggérant une attitude joyeusement cynique. Les décors de cette petite parodie devaient être aussi riches et soignés que possible car ils étaient appelés à imiter la décoration de l’opéra. Dès le début, la parodie fait appel à la mémoire visuelle du spectateur : « Le Théâtre représente la même décoration de l’Opéra de Psyché, quand l’Amour s’endort sous une alcôve115 ». La décoration est donc celle du palais de l’Amour. Il n’y a pas de dégradation ou d’abaissement dans la conception du décor dont le choix était déterminé, semble-t-il, par la recherche du spectaculaire plutôt que par l’intention parodique. Mais cela n’empêche pas de décrire ce lieu magique dans le registre aussi familier que s’il s’agissait d’une simple maison bourgeoise : tout ce que les sœurs trouvent à dire à propos de ce palais, c’est qu’il est « bâti d’un fort beau grès ». Tout en usant du charme d’un décor spectaculaire, le parodiste ironise sur l’importance qu’on donne à la pompe décorative. Les reflets de trois pièces s’entremêlent dans ce petit texte comique : la tragi-comédie ballet de Psyché de 1671, l’opéra de Psyché de 1678 et L’opéra de campagne. L’auteur de la parodie ne cherche pas à faire une véritable critique de l’une ou de l’autre Psyché, il ne s’attache pas à railler leurs défauts, prétendus ou réels. La parodie de l’opéra sert ici de prétexte à la création d’un spectacle où tous les éléments – le décor, le ballet final, les airs employés astucieusement et surtout les travestissements et les pantomimes aux effets bouffons – se conjuguent pour le plus grand plaisir du spectateur. Les acteurs furent sans doute pour beaucoup dans le succès de ces lestes et joyeuses créations. La troupe de Bel-Air avait réuni cette année-là de véritables vedettes du théâtre forain. Cette troupe, affichant à sa tête Baxter et Saurin, était conduite par la célèbre directrice des spectacles
115. Le Tellier, La parodie de Psyché, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms., f. fr. 9312. Nous connaissons le frontispice de cet opéra qui représente justement le sommeil de l’Amour, un enfant potelé qui repose nonchalamment sur un lit somptueux au bois sculpté au milieu d’un palais magnifique, dans la posture décrite par Jean de La Fontaine : « Il dormait à la manière d’un dieu, c’est-à-dire profondément, penché nonchalamment sur un oreiller, un bras sur la tête, l’autre bras tombant sur les bords du lit, couvert à demi d’un voile de gaze » (Les amours de Psyché et de Cupidon, 1990, p. 95). Psyché, le flambeau à la main, soulève un léger tissu qui couvre son époux.
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forains Catherine Vondrebeck, Dame Baron, devenue ensuite Dame de Beaune116. Hormis Baxter et Saurin, d’autres acteurs appréciés du public faisaient partie de la troupe, tel Hamoche ou encore Mademoiselle Maillard. Le manuscrit de Psyché fournit, heureusement, les noms des acteurs de cette parodie117 ; ainsi pouvons-nous jeter un regard furtif du côté du foyer des artistes. Le rôle d’Arlequin, meneur de jeu dans L’opéra de campagne et « beau brunet » d’Amour dans La parodie de Psyché, était rempli par le célèbre Arlequin d’origine anglaise, Richard Baxter, dont les frères Parfaict vantent les nombreux talents : Baxter, Anglais de nation, était d’une taille et d’une figure très jolie sous le masque et l’habit d’Arlequin, rôle qu’il adopta en débutant chez Nivelon ; assez bon danseur, et extrêmement léger : travesti en femme, il copiait parfaitement l’inimitable Demoiselle Prévost dans sa danse du Caprice, et celle de la Tempête d’Alcyone. En 1712 Baxter passa dans la nouvelle troupe de la Dame Baron, dans laquelle il joua jusqu’à la fin de la foire Saint Laurent 1716118.
Nous comprenons aisément pourquoi Fuzelier proposait d’intégrer dans son Opéra de campagne la danse d’Arlequin. Cette inimitable Mademoiselle Prévost qu’Arlequin imitait si bien dansait dans la reprise de l’opéra de Psyché en 1713 le rôle de la Jeunesse119 au troisième acte. Il n’est pas interdit de penser que Baxter ait exécuté quelques pas de danse dans le long divertissement chanté et dansé de la parodie en s’inspirant des grâces que Mademoiselle Prévot avait fait paraître dans Psyché. Pierrot, le valet de L’opéra de campagne ainsi que l’une des deux jalouses sœurs de Psyché, était joué par celui, « qui a fait dans son temps le plaisir de la Cour et de la Ville120 », Jean-Baptiste Hamoche, le plus célèbre Pierrot forain. « Admis à l’Opéra-Comique, il y obtint, grâce au naturel et à la vérité de son jeu, de nombreux applaudissements et devint l’acteur favori 116. « Ce ne fut qu’en 1712, après la mort d’Étienne Baron, son mari, que Catherine ouvrit un jeu en son propre nom. Mais les créanciers d’Étienne Baron, ayant voulu lui faire payer les dettes qu’avait laissées ce dernier et l’ayant menacée d’une saisie, elle se vit obligée d’employer la ruse pour échapper à leurs réclamations et de se servir de prête-noms pour son exploitation théâtrale. Ce furent les deux principaux acteurs de son spectacle, Richard Baxter, si excellent dans les arlequins, et Sorin […] qu’elle plaça ostensiblement à la tête de son théâtre bien qu’elle en gardât en réalité la direction » (Émile Campardon, op. cit., t. 1, p. 81). 117. Voici cette liste qui omet seulement l’identité de celui qui remplissait le rôle du père de Thérèse : Arlequin en Amour = Baxter, Colombine en Vénus = Mlle Maillard, Thérèse en Psyché = Mlle D’Aigremont, M. Pernel, père de Thérèse appelé Jeannot, Octave, amant de Thérèse = Du Londel, Pierrot et Madame Pernel, sœurs de Psyché = Amoche (sic) et Sorin. 118. Claude et François Parfaict, Mémoires [...], op. cit., t. 1, p. 118-119. 119. Claude et François Parfaict et Quentin Godin d’Abguerbe, op. cit., t. 4, p. 268. 120. Claude et François Parfaict, Mémoires [...], op. cit., t. 1, p. 177.
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du public121 ». Selon le Dictionnaire des Parfaict, il vint à Paris en 1712 et « débuta au jeu des Sieur et Dame Saint-Edme, dans le rôle de Pierrot, qu’il a toujours conservé depuis122 ». Mezzetin, chef de troupe de l’opéra errant dans L’opéra de campagne, était probablement joué par Saurin (Sorin), « un gros garçon de fort bonne mine. Il jouait les Mezzetins, les travestissements d’hommes en femmes, et les rôles de Sultan et de Père123 ». Est-ce lui qui jouait également dans la même pièce le rôle de la mère de Thérèse, cette dame fantasque et autoritaire, grande amatrice d’opéra124 ? Ou ce rôle était-il rempli par Hamoche ? En tout cas, l’habileté de Mezzetin à changer de sexe en se travestissant lui a valu le rôle d’une des deux sœurs de Psyché dans la parodie. Le corpulent Saurin devait être particulièrement plaisant quand, en minaudant, il demandait à Pierrot : « Mon embonpoint ne plaît-il pas ? » (à quoi Pierrot répondait très franchement : « Ho, que si on aime le gras125 ») ou quand il se métamorphosait en une plantureuse nourrice. Hamoche et Saurin représentaient à merveille les deux matrones d’âge mûr qui se désolaient comiquement de la déchéance du goût chez les hommes qui n’aiment que la jeunesse126. Colombine, actrice de l’opéra ambulant dans L’opéra de campagne et irascible Vénus dans La parodie de Psyché, était incarnée par la jolie Mademoiselle Maillard (Jacqueline Dumée), qui remplissait avec un grand succès les rôles de Colombine dans la troupe de la Dame Baron entre 1712 et 1716. Selon les frères Parfaict, elle était « la meilleure Colombine qui ait paru sur le théâtre avant Mademoiselle Delisle127 ». Sa réputation explique sans doute le fait que le rôle de Colombine soit plus important chez Fuzelier qu’il ne l’était chez Dufresny. Le mari de Colombine, Jean-François Cavé, dit Maillard, faisait également partie de la même troupe entre 1712 et 1716 et tenait très vraisemblablement le rôle de Scaramouche128.
121. Émile Campardon, op. cit., t. 1, p. 391. 122. Claude et François Parfaict et Quentin Godin d’Abguerbe, op. cit., t. 3, p. 57. 123. Claude et François Parfaict, Mémoires [...], op. cit., t. 1, p. 120. 124. Sur la scène de l’Hôtel de Bourgogne, ce rôle était déjà joué par Mezzetin. 125. Le Tellier, La parodie de Psyché, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms., f. fr. 9312, sc. 3. 126. « Madame Pernel. […] Qu’ils ont peu de solidité, / D’un enfant leur âme est éprise. Pierrot. Ils n’aiment la maturité / Que dans la poire et la cerise. » (Le Tellier, La parodie de Psyché, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms., f. fr. 9312, sc. 3). 127. Claude et François Parfaict, Mémoires [...], op. cit., t. 1, p. 120-121. 128. Jean-François Cavé, dit Maillard, « débuta à la foire Saint-Germain en 1711, au jeu de Nivellon, où il remplissait les rôles de Scaramouche. De 1712 à 1716 il fit partie de la troupe de la dame Baron, puis il alla donner des représentations en province » (Émile Campardon, op. cit., t. 2, p. 86).
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La gracieuse Mademoiselle d’Aigremont jouait le rôle de l’ingénue Thérèse et de la trop curieuse Psyché, tandis que le rôle d’Octave était confié à Dulondel, engagé dans la troupe de la Dame Baron pour les rôles d’amants129. Trois ans après que les grands du royaume eurent assisté à la représentation de L’opéra de campagne et de La parodie de Psyché à la Foire, le Nouveau Théâtre Italien s’installait à Paris. Les Italiens venaient pour reprendre leur bien – leur répertoire, leur théâtre, leur public. Or, le temps passé et les expériences théâtrales nouvelles avaient considérablement changé le goût de ce public, qui se montra difficile à reconquérir. Le succès du théâtre forain incita les Italiens à lorgner de plus près leurs nouveaux concurrents, quitte à oser quelques imitations… Le jeu perpétuel des emprunts continuait. Anastasia Sakhnovskaia-Pankeeva Chargée de recherches projet CÉSAR
129. Pour les autres acteurs, nous sommes réduits à des suppositions. En 1713 Vieuxjot faisait également partie de cette troupe. Est-ce lui qui remplissait le rôle du Docteur ? Nous ne pouvons l’affirmer. Ses compétences d’acrobate ne semblent pas tellement correspondre au rôle de Docteur. Peutêtre Anne Bisson, l’épouse de Hamoche, jouait-elle un rôle ou dansait-elle dans un divertissement ? C’est fort probable, car nous savons que Mademoiselle Hamoche faisait valoir son talent de danseuse « aux foires Saint-Germain et Saint-Laurent, dans les différentes troupes où son mari joua le rôle de Pierrot » jusqu’en 1715 (Claude et François Parfaict et Quentin Godin d’Abguerbe, op. cit., t. 3, p. 58).
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Textes cités Anonyme, État des pièces jouées aux Foires Saint-Germain et Saint-Laurent depuis l’année 1710, Bibliothèque de l’Opéra. Archives. Théâtres. Paris. Foires St Germain et St Laurent. 1. Brenner, Clarence D., A Bibliographical List of Plays in the French Language 17001789, Berkeley, 1947. Campardon, Émile, Les spectacles de la Foire : théâtres, acteurs, sauteurs et danseurs de corde, monstres, géants, nains, animaux curieux ou savants, marionnettes, automates, figures de cire et jeux mécaniques des Foires Saint-Germain et SaintLaurent, des Boulevards et du Palais-Royal, depuis 1595 jusqu’à 1791, Paris, Berger-Levrault, 1877, 2 t. Carmody, Francis, Le répertoire de l’opéra-comique en vaudevilles de 1708 à 1764, Berkeley, University of California Press, 1933. Clément, Jean-Marie-Bernard et Joseph de La Porte, Anecdotes dramatiques contenant toutes les pièces de théâtre, tragédies, comédies [...], Paris, Veuve Duchesne, 1775, 3 t. Corneille, Thomas, Bernard Le Bouyer de Fontenelle et Jean-Baptiste Lully, Psyché, dans Recueil général des opéras représentés par l’Académie royale de musique, Paris, Christophe Ballard, 1703, t. 2, p. 69-134. Cucuel, Georges, « Sources et documents pour servir à l’histoire de l’OpéraComique en France », L’Année musicale, vol. III (1913), p. 247-282. Fuzelier, Louis, La coupe enchantée, prologue, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms., f. fr. 9335. —, L’opéra de campagne, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms., f. fr. 9335, fo 34-60. —, Prologue de L’opéra de campagne, Paris, Bibliothèque nationale de France, Département de musique, Thb Réserve 30. —, Prologue de L’opéra de campagne (Colombine fée rendant la voix aux acteurs), Paris, Bibliothèque nationale de France, ms., f. fr. 9335, fo 179-184. —, Opéra-comique, Paris, Bibliothèque de l’Opéra, Fonds Favart, Carton I, C 6. Gherardi, Évariste, Le Théâtre Italien ou Le recueil général de toutes les comédies et scènes françaises jouées par les Comédiens Italiens du Roi, Paris, Briasson, 1741, 6 vol. ; rééd. Genève, Slatkine Reprints, 1969. Henriet, Maurice, Letellier, auteur dramatique forain, Chateau-Thierry, Imprimerie moderne, 1904 [extrait du Bulletin de la Société Historique et Archéologique de Château-Thierry (année 1903)]. Lacroix, Paul, Bibliothèque dramatique de Monsieur de Soleinne, catalogue rédigé par P. L. Jacob bibliophile, Graz, Akademische Druck-u. Verlagsanstalt, 1969 [1843-1845], 5 t. en 3 vol.
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La Fontaine, Jean de, Les amours de Psyché et de Cupidon, Paris, GF Flammarion, 1990 [éd. Françoise Charpentier]. Léris, Antoine de, Dictionnaire portatif historique et littéraire des théâtres, Paris, Jombert, 1763 ; rééd. Genève, Slatkine Reprints, 1969. Lesage, Alain-René, et d’Orneval, Le théâtre de la Foire ou L’opéra-comique, contenant les meilleures pièces qui ont été représentées aux Foires de SaintGermain et de Saint-Laurent, Paris, 1731-1737 ; rééd. Genève, Slatkine, 1968. Le Tellier, La parodie de Psyché, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms f. fr. 9312, fo 72 – 81. Maupoint, Bibliothèque des théâtres, contenant le catalogue alphabétique des pièces dramatiques, opéras, parodies et opéras-comiques ; et le temps de leurs représentations. Avec des anecdotes sur la plupart des pièces contenues en ce recueil, et sur la vie des auteurs, musiciens et acteurs, Paris, Laurent-François Prault, 1733. Molière, Philippe Quinault et Pierre Corneille, Psyché, Paris, P. Le Monnier, 1671. Moureau, François, De Gherardi à Watteau. Présence d’Arlequin sous Louis XIV, Paris, Klincksieck, 1992. —, Dufresny auteur dramatique (1657 – 1724), Paris, Klincksieck, 1979. Parfaict, Claude et François, Histoire de l’Ancien Théâtre Italien depuis son origine en France jusqu’à sa suppression, en l’année 1697, suivie des extraits ou canevas des meilleures pièces italiennes qui n’ont jamais été imprimées, Paris, Lambert, 1753. —, Mémoires pour servir à l’histoire des spectacles de la Foire, Paris, Briasson, 1743, 2 t. en 1 vol. Parfaict, Claude et François, et Quentin Godin d’Abguerbe, Dictionnaire des théâtres de Paris contenant toutes les pièces qui ont été représentées jusqu’à présent sur les différents théâtres français et sur celui de l’Académie royale de musique […], Paris, Rozet, 1767, 7 vol. Quinault, Philippe, Le théâtre de Mr Quinault, contenant ses tragédies, comédies et opéras. Dernière édition augmentée de sa vie [par G. Boffrand], d’une dissertation sur ses ouvrages et de l’origine de l’opéra, Paris, P. Ribou, 1715, 5 vol. Rubellin, Françoise (éd.), Théâtre de la Foire. Anthologie de pièces inédites 17121736, Montpellier, Espaces 34, 2005. Sakhnovskaia-Pankeeva, Anastasia, « Sur les traces des Italiens à la Foire pendant les années de disgrâce (1697-1716) », http://www.cesar.org.uk/cesar2/, rubrique Colloques, Colloque césar juin 2004 [en ligne].
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Spaziani, Marcello, Don Giovanni dagli scenari dell’arte alla « Foire », quattro studi con due testi « forains » inediti e altri testi italiani e francesi, Roma, Edizioni di storia e letteratura, 1978. Trott, David, Théâtre du XVIIIe siècle. Jeux, écritures, regards, Montpellier, Espaces 34, 2000. —, « Deux visions du théâtre : la collaboration de Lesage et Fuzelier au répertoire forain », dans Jacques Wagner (éd.), Lesage, écrivain (1695-1735), Amsterdam, Rodopi, 1997, p. 69-79. —, « Louis Fuzelier et le théâtre : vers un état présent », Revue d’histoire littéraire de la France, no 4 (1983), p. 604-617.
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La parade de société au Siècle des Lumières : caractéristiques et typologies
Le répertoire du théâtre de société a longtemps été marginalisé et même presque complètement passé sous silence par les études dramatiques, qui niaient sa légitimité au sein du domaine. D’une part, la clandestinité dans laquelle on le produisait et représentait le plaçait dans une lumière défavorable, le rendant difficilement saisissable ; de l’autre, son ampleur posait des obstacles à la recherche1. Ce n’est donc que depuis peu de temps – surtout avec l’aide des outils technologiques – que des analyses plus complexes des scènes non officielles ont pu être entreprises, afin de démontrer le rôle important que le théâtre de société a eu pendant le Siècle des Lumières. Au sein de ce répertoire hétérogène, la parade demeure une forme théâtrale fort problématique : production dramatique protéiforme, elle est un parfait exemple du décloisonnement des théâtres car, pendant plus de deux siècles, elle est représentée à la Foire, dans les spectacles privés aristocratiques et bourgeois et finalement sur les Boulevards, d’où une grande confusion par rapport à ce que peut être véritablement une parade, car celle-ci subit des transformations lors de chaque passage d’un milieu théâtral à un autre. Ainsi, les dialogues de Tabarin des Foires du XVIIe siècle ont-ils assez peu en commun avec les pièces jouées en société au XVIIIe siècle. Cependant, puisque les auteurs de ces pièces ont choisi la même marque générique, on ne peut nier le lien qui les unit, même si celui-ci est plutôt ténu. En revanche, on peut regarder de plus près ces transformations pour mieux cerner cette production de société et pour la distinguer de la production non officielle publique, ainsi que des autres genres comiques de l’époque. Un répertoire difficilement saisissable À la Foire, jusqu’au XVIIIe siècle, parade et farce sont jouées côte à côte, la première étant souvent un prélude à la seconde, une scène destinée à attirer le public et à l’inciter à voir la pièce payante – ou à acheter des élixirs 1. Dans le catalogue CÉSAR – ressource précieuse pour les études théâtrales dont David Trott fut l’un des co-fondateurs – on compte jusqu’à présent, parmi les théâtres de société, au moins 363 résidences particulières et pas moins de 63 théâtres de cour.
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magiques et extraordinaires –, d’où ses fins principalement commerciales. Lorsque, dans les années 1710, Thomas-Simon Gueullette introduit la parade en société, jouant entre amis des pièces qu’ils avaient vues à la Foire, il l’élabore et la complexifie, augmentant par le fait même son caractère divertissant. Combinant les personnages et les visées de la parade foraine avec la structure et l’intrigue typiquement farcesques, et saupoudrant le tout d’influences des spectacles à l’italienne, Gueullette crée les premières parades de société, véritables pastiches des spectacles forains2. Suite à cette complexification à la fois structurale et stylistique, la parade devient en société la pièce de consistance. Souvent précédée de proverbes, la structure du spectacle forain dont la parade tire son origine est imitée sur la scène privée. La copie devient alors l’œuvre, car ces pièces finissent par devenir les parades que l’on connaît le mieux aujourd’hui, dans la mesure où ces textes sont les plus accessibles, surtout grâce au recueil du Théâtre des Boulevards, paru en 1756. Définitions incomplètes L’importance et la renommée du Théâtre des Boulevards n’empêcheront toutefois pas certains critiques des XIXe et XXe siècles d’avoir de la difficulté à définir le passage réalisé par la parade, de la Foire à la société mondaine3. Sans distinction entre ces deux espaces de représentation, la parade de société fut parfois désignée sous les mêmes traits que sa contrepartie foraine, considérée comme un genre populaire mettant en scène la vie, les mœurs et surtout le langage du peuple4. Si l’on consulte les dictionnaires dramatiques d’aujourd’hui, on se rend compte rapidement que les définitions de la parade décrivent plutôt la production foraine, ne mentionnant que brièvement celle de société. Ainsi, dans le Dictionnaire du théâtre, Patrice Pavis définit-il la parade comme une pratique théâtrale essentiellement populaire :
2. La fusion de la parade et de la farce expliquerait par ailleurs pourquoi cette dernière semble avoir disparu presque complètement au XVIIIe siècle. 3. Le titre du recueil contribua à cette difficulté car aucune des pièces que l’on y trouve ne fut jamais jouée sur les scènes des Boulevards. 4. Henri d’Alméras et Paul d’Estrée appellent Charles Collé « ce peintre des mœurs populaires » (Les théâtres libertins au XVIIIe siècle, 1905, p. 43). Parlant des parades de Thomas-Simon Gueullette, ils affirment : « Elles sont un écho très fidèle et très amusant des bruits de la rue, des discussions tragicomiques qui troublaient les ménages populaires, de tous ces menus cocuages dont s’égayait tout un quartier. Les mœurs du petit peuple de Paris, des boutiquiers, des artisans et de leurs femmes, accortes commères, bavardes, fortes en gueule et légères au pourchas, y sont fidèlement reproduites par un écrivain d’esprit très satirique et dont la fantaisie savait s’armer d’une observation très aiguë » (ibid., p. 27).
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La parade, c’était à l’origine des danseurs de corde, des artistes qui ameutaient le public, souvent sur un balcon ou une aire soulevée, pour l’inviter à assister au spectacle. Le terme devint parfois synonyme de « mauvaise pièce de théâtre » (Littré). Le mot exprime bien la volonté d’exhibition, d’étalage des talents acrobatiques et comiques des acteurs. La parade est une forme traditionnelle d’intervention théâtrale qui a connu son heure de gloire dans le spectacle forain aux XVIIe et XVIIIe siècles. […] La tradition populaire de la farce et de la commedia dell’arte se perpétue dans le théâtre de la Foire (cf. les Parades inédites de la Foire de Saint-Germain de Ch. Gueullette, publiées en 1885)5.
Il n’est pas inutile de préciser que ce renvoi aux Parades inédites renforce la fausse image de la parade en tant que genre populaire, car dans le titre de ce recueil, on ne trouve point l’insigne « de la Foire de Saint-Germain ». Il faut également mentionner que Charles Gueullette n’est en réalité que l’auteur de la préface et l’éditeur de ce recueil de parades écrites par Thomas-Simon Gueullette6. La définition de Pavis ne mentionne donc que brièvement la scène privée : Les parades sont parfois écrites par des auteurs comme Collé et Vadé ou Beaumarchais pour des théâtres de société et des acteurs de la bonne société qui se défoulent en s’encanaillant ou créent des pièces de circonstance7.
L’article que signe Jean-Marie Thomasseau dans le Dictionnaire encyclopédique du théâtre abonde d’ailleurs dans le même sens8. Tandis que sa définition décrit de façon pertinente, tout comme celle de Pavis, les origines de la parade, ni l’une ni l’autre ne souligne, au demeurant, les différences entre parade foraine et parade de société, créant ainsi un amalgame d’éléments qui participe à la confusion générale sur la définition de la parade de société dans sa spécificité. Pour mieux cerner l’essence et les particularités de la parade de société, il faut se pencher sur les définitions qui lui étaient contemporaines et qui, souvent, distinguaient bien les deux milieux non officiels que sont l’espace public et l’espace privé. Quoique certaines définitions du XVIIIe siècle traitent 5. Patrice Pavis, Dictionnaire du théâtre, 2002, art. « Parade », p. 240-241. 6. C.f. note 31 et le poème de Théodore de Banville, « A Charles Gueullette / Le pieux éditeur des Parades », Parades inédites, 1885, p. 2. 7. Patrice Pavis, op. cit., p. 241. Cette brève mention de la production des théâtres de société ne distingue pourtant en rien la parade qui y était jouée de la parade foraine. 8. « Pitreries et bouffonneries jouées à la porte des spectacles pour attirer le badaud et l’inciter à entrer. Ce type de pratique théâtrale tenant de l’annonce, de l’échantillon de spectacle et de la mise en appétence s’inscrit dans le droit fil de la tradition des bonimenteurs, farceurs et bateleurs, du début du XVIIe siècle surtout […]. À la fin du XVIIe siècle, ce type de spectacle se transporte aux Foires de Saint-Laurent et de Saint-Germain et entretient des rapports de complicité avec la commedia dell’arte : personnages, improvisation, jeu sur canevas, lazzis. Vers le milieu du XVIIIe siècle le terme désigne de courtes pièces où l’érotisme, la scatologie, les jeux sur le langage ont la meilleure part (Jean-Joseph Vadé invente alors le langage poissard) et qui, des tréteaux populaires, passent sur des théâtres de société. Les meilleurs auteurs s’y sont essayés : Lesage, Collé, Beaumarchais, Potocki. » (Jean-Marie Thomasseau, art. « Parade », Dictionnaire encyclopédique du théâtre, 1991, p. 627-628).
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la parade de simple bagatelle ou de caprice théâtral, il apparaît nécessaire de s’attarder ici sur deux définitions en particulier – de l’abbé Prévost et du comte de Tressan – qui soulèvent des aspects très importants pour notre étude. Définitions du XVIIIe siècle Dans son Manuel lexique, l’abbé Prévost indique : Parade se dit aussi des boufonneries que les opérateurs, les danseurs de corde, &c. font faire ou dire par leurs suppôts pour picquer la curiosité des passans, & s’attirer des spectateurs. C’est de là qu’est venu le nom de parade pour une sorte de Comédie fort à la mode dans ces derniers tems, où le plaisant est poussé jusqu’au ridicule par des caracteres forcés, de fausses allusions, de mauvaises pointes, & des peintures sans vraisemblance9.
Non seulement l’abbé Prévost fait-il la différence entre parade foraine et parade de société en montrant que cette dernière s’est inspirée du milieu populaire, mais encore observe-t-il, dès le milieu du siècle, le manque de vraisemblance que l’on a essayé d’attribuer postérieurement à cette production dramatique, en la dénotant comme genre populaire. Pas de vraisemblance, donc, et pas de vrai non plus, car la parade n’essaie pas de mettre en scène la vie, les mœurs, ni le parler du peuple10 ; elle ne tente surtout pas de présenter un spectacle crédible aux yeux du public. Plutôt, comme l’avait indiqué David Trott, elle pose « comme situation d’énonciation […] la recherche active, voulue, de l’outré et de l’artificiel ; le plaisir d’une évocation complice du faux par la voie de la théâtralité la plus exagérée11 ». Employant un langage déformé par les cuirs, délibérément grossier et sexuel – par équivoque ou plus explicitement – la parade de société est un théâtre dans le théâtre, qui raille et contrefait le ton tragique et la production des théâtres officiels. Elle divertit en imitant de manière exagérée la Foire, où l’on imitait la vie du peuple avec une exagération similaire12.
9. Abbé Prévost, Manuel lexique, 1750, art. « Parade », vol. II, p. 522. 10. Dominique Triaire souligne d’ailleurs fort pertinemment que, malgré les rapprochements de la parade de société avec l’univers et le parler populaire, « il serait toutefois hasardeux de voir là une imitation de la langue populaire. La parade, écrite et jouée dans une société riche et cultivée, ne présentait pas plus de ressemblance avec les conversations des artisans parisiens que le hameau de Marie-Antoinette avec un village » (Dominique Triaire, dans Jean Potocki, Parades. Les Bohémiens d’Andalousie, 1989, p. 12). 11. David Trott, « De l’improvisation au Théâtre des Boulevards : le parcours de la parade entre 1708 et 1756 », La commedia dell’arte, le théâtre forain et les spectacles de plein air en Europe (XVIe-XVIIIe siècles), 1998, p. 164. 12. Ceci expliquerait la sévère critique faite par Louis-Élizabeth de La Vergne, comte de Tressan : « Souvent sans invention, & toujours sans intérêt, ces especes de parades ne renferment qu’une fausse métaphysique, un jargon précieux, des caricatures, ou de petites esquisses mal dessinées, des moeurs & des ridicules; quelquefois même on y voit regner une licence grossiere; les jeux de Thalie n’y sont plus animés par une critique fine & judicieuse, ils sont deshonorés par les traits les plus odieux de la satyre » (art. « Parade », Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, 1765, vol. XI, p. 889).
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À l’article « Parade » de l’Encyclopédie, le comte de Tressan définit celleci comme une « espece de farce, originairement préparée pour amuser le peuple, & qui souvent fait rire, pour un moment, la meilleure compagnie13 ». Ceci soutient donc l’hypothèse d’une fusion de la parade avec la farce ou, tout au moins, d’une influence de cette dernière sur la parade, puisqu’il est évident que Tressan fait référence ici à la parade jouée sur les scènes privées. Il mentionne plus loin : La parade est ancienne en France ; elle est née des moralités, des mysteres & des faceties que les éleves de la basoche, les confreres de la passion, & la troupe du prince des sots jouoient dans les carrefours, dans les marchés, & souvent même dans les cérémonies les plus augustes, telles que les entrées, & le couronnement de nos rois14.
Ce n’est donc pas nouveau, au XVIIIe siècle, de représenter des parades, ces pièces « dont le vrai ton est toujours le plus bas comique15 » et ce, même dans les occasions et cadres les plus importants. Cependant, ce n’est qu’à cette période que l’on commence à écrire ces pièces spécifiquement pour les milieux plus distingués de la société, créant ainsi un répertoire qui se différencie du répertoire forain : dès lors, la nouvelle parade, celle de société, naît et commence à se développer. Quelques conditions de représentation Les parades de Thomas-Simon Gueullette, par exemple, furent écrites pour et jouées dans différents théâtres privés, dont le « théâtre très galant à Auteuil, dans la maison du sieur Favier, maître à danser du Roy16 » ou encore celui de sa propriété à Choisy-Mademoiselle, connue plus tard sous le nom de Choisy-le-Roi où, vers 1718, il fit représenter « sa première parade, non plus livrée à l’improvisation mais écrite d’un bout à l’autre, L’éducation de Gille ou À laver la tête d’un âne on perd sa lessive17 ». Le théâtre d’Auteuil avait d’ailleurs rapidement acquis une assez grande renommée pour attirer, comme l’explique Gueullette lui-même, outre que nos amis priés, un concours estonnant de spectateurs du premier rang. Comme nous n’ouvrions la scène qu’à onze heures du soir, quantité de seigneurs et de dames partoient en poste de Versailles, après le souper du Roy pour venir prendre part à nos plaisirs. A l’exemple de ce qui se passe à Venise nous admettions les masques à nos spectacles18. 13. Ibid., vol. XI, p. 888. 14. Id. 15. Id. 16. Lettre écrite par Thomas-Simon Gueullette et reprise dans la préface de ses Parades inédites, 1885, p. xvi. 17. Henri d’Alméras et Paul d’Estrée, op. cit., p. 19. 18. Lettre par Thomas-Simon Gueullette, op. cit., p. xvi-xvii.
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Dans une atmosphère d’une « intimité scandaleuse de la haute société19 », l’on passait des nuits blanches à jouer des pièces à l’italienne et des parades20. Ces pièces étaient représentées également par des comédiens qu’on ne voit pas souvent, qu’on ne voit qu’à Versailles. Par exemple, dans la pièce qu’on jouera ce soir, Gilles sera représenté par un homme du plus grand rang ; et l’acteur qui jouera Cassandre est un petit-fils du grand Condé21.
Il n’est pas surprenant, étant donné les différentes mentions de la parade, que l’on ait reçu des idées aussi divergentes par rapport à ce type de pièces. Tandis que Jacques Truchet lui appose « le sceau d’une société joyeuse, sympathique, respectable et lettrée22 », François Moureau fait mention, quant à lui, d’un « théâtre cynique, immoral, scatologique et désespérant de vulgarité [qui] n’a d’autre sens que lui-même ; à la rigueur, il sert d’exutoire à une société trop policée23 ». Au-delà du jugement porté sur le fond, François Moureau relève un aspect fondamental de la parade, un caractère que nous pouvons qualifier de narcissique : le jeu pour le jeu, la mise en scène pour le plaisir de la mise en scène, la caractéristique principale, autrement dit, qui distingue la parade des autres genres comiques de son siècle. L’essence de la parade de société Véritable déconstruction des règles dramatiques, la parade met en scène la fausseté du jeu par son comique et ses situations exagérées ou absurdes. Jouée dans les occasions les plus augustes même, elle divertit, en lançant quelques brocards à Calliope et à Thalie. Elle reproduit parfois les canevas des bateleurs employant leurs apostrophes au public qui deviennent ainsi artificiels sur les scènes de société, mais qui rappellent les visées commerciales de la Foire. Elle combine, surtout, ces canevas à une intrigue dominée par la ruse, les déguisements, la parodie, la mise en abyme de ces procédés et les renversements des conventions théâtrales et sociales. Rappelant constamment aux spectateurs qu’ils se trouvent dans un monde dominé
19. François Barrière, « Avertissement » de La vérité dans le vin ou Les désagréments de la galanterie, Bibliothèque des mémoires relatifs à l’histoire de France pendant le XVIIIe siècle, 1857, t. 4, p. 387. 20. La lettre de Gueullette se poursuit : « […] M. Dumont, le fils, m’engagea à disposer un canevas de trois petits actes pour luy, son frère et moy. […] L’on en parut aussi content que des trois parades qui furent fort bouffonnes » (op. cit., p. xvii). 21. François Barrière, op. cit., p. 388. Gilles et Cassandre ne figurent pas dans la pièce de Collé imprimée à la suite de cet avertissement, mais puisque ces deux personnages sont deux des archétypes de la parade, on ne peut pas douter du fait que des parades avaient été jouées pour et par certains des plus grands noms de l’époque. 22. Jacques Truchet, Théâtre du XVIIIe siècle, 1972, t. 1, p. 1482. 23. François Moureau, « Le recueil Corbie ou les “parades” en liberté (1756) : théâtre secret et gens du monde au XVIIIe siècle », 2004, p. 133.
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par l’artifice, le rapport scène / salle prend le dessus sur le rapport entre les personnages24. Les aspects méta-théâtraux sont soulignés par la présence de nombreuses autoréférences, particularité très importante des parades de société qui ne sont donc plus ces Farces ou petites Comédies sans aucunes regles d’un style affecté & ridicule, remplies de pointes & jeux grossiers, très-libres & fort satyriques, que les Bateleurs donnent sur l’échaffaud à la porte de leur Jeu, pour attirer le peuple25
dont parlait Antoine de Léris en 1763 dans son Dictionnaire des théâtres. Elles constituent un autre spectacle, un nouveau genre que Jacques Scherer avait caractérisé de « pseudo-populaire26 » et auquel nous ajoutons ici l’insigne pseudo-carnavalesque, dans la mesure où, en plus des renversements, la parade donne à lire des éléments du grotesque27. Ce nouveau genre demeurera dans une certaine clandestinité car, comme l’explique Charles Collé, quand « on est en public […] personne ne compromet son amour-propre28 ». C’est pourquoi, même s’il fut l’un des principaux auteurs de parades au Siècle des Lumières, Collé fut également un de ses plus grands critiques dans ses journaux historiques et dans sa correspondance. Il en fut de même pour Thomas-Simon Gueullette, qui avait appelé ses parades « delicta juventutis meæ29 ». Face à une persécution de la part même des membres de ce milieu non officiel privé, les parades jouent avec les limites de ce qui était permis et accepté, tentant de les contourner autant que possible pour se garantir une place d’honneur sur les scènes privées de cette société trop policée30.
24. Le spectateur est inclus dans le jeu, placé souvent dans la position de témoin par des références telles que : « nous ne pouvons pas devant l’agréable compagnie… » ou « le Public peut bien voir que… ». Ce rapport est d’autant plus significatif que le spectateur des parades de société avait une participation active car il ne faisait pas qu’assister à ces pièces : il y jouait des rôles aussi (prenant ainsi part à leur création puisqu’elles étaient souvent improvisées sur canevas). 25. Antoine de Léris, Dictionnaire portatif historique et littéraire des théâtres, 1763, art. « Parade », p. 332-333. 26. Jacques Scherer cité par Pierre Larthomas, dans Pierre Auguste Caron de Beaumarchais, Parades, 1977, p. 16. 27. Malgré les éléments en commun avec le carnaval, la parade de société est un spectacle uniquement pseudo-carnavalesque car elle était jouée en privé, dans des groupes assez restreints. 28. Charles Collé, Journal historique inédit pour les années 1761 et 1762 publié sur le manuscrit original et annoté par Ad. Van Bever, avec la collaboration de G. Boissy, 1911, p. 20. 29. « Les fautes de ma jeunesse » (Thomas-Simon Gueullette cité par Jean-Émile Gueullette, Un magistrat du XVIIIe siècle, ami des lettres, du théâtre et des plaisirs : Thomas Simon Gueullette, 1938, p. 157, nous traduisons). 30. Technique présente dans presque toutes les pièces plus complexes que nous avons étudiées jusqu’à maintenant, on la retrouve, de manière encore plus visible, dans les ariettes et les vaudevilles qui terminent un grand nombre d’entre elles.
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Le fil connecteur des intrigues Pourtant, la parade est surtout un spectacle qui « résume l’humaine charade31 ». Or, qu’y a-t-il de plus humain, de plus universel et de plus attirant que le désir ? C’est justement l’élément principal des parades, clé de ses transgressions, base de ses intrigues. L’on a souvent affirmé que la parade se caractérise par une seule intrigue, celle des amours contrariées qui rappelle en fait grand nombre de comédies d’Ancien Régime. Or, par l’analyse détaillée des pièces, nous avons identifié et élaboré trois types principaux d’intrigues, tous liés par le fil connecteur du désir du gain32. On trouve tout d’abord deux types d’intrigue d’amour : le premier basé sur un amour qui précède le mariage33, le deuxième sur un amour adultère, subséquent au mariage34. Ces deux premiers types d’intrigue se subdivisent à leur tour de deux façons : premièrement, les amoureux peuvent être soit unis et fidèles l’un à l’autre, soit infidèles35 ; deuxièmement, leur amour 31. « Je veux rire, foin de couteau ! / Rendez-moi la folle parade, / Faisant aux gens son algarade, / Et riant sur le gai tréteau ! / Un gros mât, sur son écriteau, / Résume l’humaine charade. / Oh ! l’amoureuse camarade, / Avec ses bons airs de cateau ! / Je l’aime folâtre, ingénue, / Les cheveux drus, la gorge nue, / Ayant, sur le sourire fin / De sa lèvre, une gouttelette / Du vin qu’elle a bu ; – telle, enfin, / Qu’elle plaisait au vieux Gueullette. » (Théodore de Banville, loc. cit., p. 2.) 32. Les trois types d’intrigue déclenchent toujours une ruse qui permettra au personnage le plus malin d’obtenir ce qu’il désire. Pour ce faire, soit il entreprendra la ruse tout seul, contre un ou plusieurs personnages de la pièce (prenant ainsi un rôle de vilain, avec qui les spectateurs riront sans pour autant sympathiser), soit il dupera un personnage avec le soutien de tous ou de la plupart des personnages qui profiteront de la situation à leur tour (gagnant ainsi également l’appui des spectateurs qui riront cette fois-ci de manière moqueuse du rusé, placé en quelque sorte dans le rôle du vilain). 33. Fondée sur le désir du mariage par les deux jeunes amoureux pour s’intégrer dans les valeurs de la société – souvent un des amoureux va expliquer qu’il faut se marier puisque c’est ainsi qu’est « l’habitude » – cette situation est assez typique de la comédie en général. Pourtant, dans le cas de la parade, elle se voit transformée puisque les jeunes amoureux ont déjà plusieurs enfants ensemble, soulignant ainsi l’absurdité de vouloir s’inscrire dans les règles de la société. C’est le cas de parades telles que Léandre ambassadeur de Gueullette, Léandre grosse de Collé, Le doigt mouillé d’Armand fils, Les bottes de sept lieues de Beaumarchais, L’eunuque ou la fidelle [sic] infidélité de Grandval fils, etc. Dans cette dernière parade, pendant l’absence de son amant, Isabelle a trois enfants de trois hommes différents : Arlequin, Pantalon et Scaramouche. Léandre revient déguisé en eunuque et lui dévoile que c’est en effet lui qui avait pris l’apparence des trois autres personnages et qu’en réalité les trois enfants sont de lui. Le fait qu’il se déguise en trois des plus fameux valets de la comédie renforce d’ailleurs la méta-théâtralité et l’intertextualité si présentes dans ce genre. 34. C’est un cas fréquent, résultant du fait que le mari ne peut satisfaire sa femme – comme dans Isabelle double et Léandre magicien de Gueullette, Léandre-Nanette de Grandval fils, pour ne citer que quelques titres. Dans la majorité de ces parades, le spectateur est mis devant une situation où Isabelle donne l’impression d’avoir besoin de la permission de son mari, ou du valet qui le remplace dans sa position d’autorité pendant que celui-ci est parti en voyage, pour fuir avec son amant, afin de légitimer leur relation. À nouveau, les conventions sociales sont bafouées dans la parade de société qui établit, par ce type d’intrigue, un parallèle entre la quête du mariage et celle de l’adultère. 35. Il est pourtant intéressant de noter que souvent les amants qui se trompent sur le plan amoureux, se trouvent trompés, ou rusés, dans l’intrigue. Dans ces cas, la ruse est entreprise soit par un des amoureux contre l’autre, soit par un troisième personnage contre les deux jeunes, contribuant au divertissement, sans pour autant viser à produire un commentaire moralisateur.
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(qu’il soit adultère ou non) est consommé soit avant le lever du rideau, soit après sa chute (mais jamais au cours de la représentation). La parade, à la différence du répertoire érotique, n’admet pas sur scène le sexuel ni l’adultère ; elle ne le représente que par des équivoques (pourtant très nombreuses et souvent très explicites). À la différence des comédies à l’italienne, où l’on trouve un amour pur entre deux amants unis et luttant contre la vieille génération, l’amour des parades n’est presque jamais conçu pour rendre hommage à ces qualités idéales du couple. Il est plutôt, et ce presque toujours, corrompu, rendant au couple amoureux des caractéristiques du grotesque. Loin de vouloir corriger les vices, la parade de société les met en scène et les vante. Le troisième type d’intrigue est basé sur les intérêts personnels et se rapproche ainsi le plus des parades foraines à but commercial. Contrairement à d’autres genres qui mettent en scène uniquement les valets comme l’incarnation même de la gourmandise et de l’avarice, la parade ne distingue pas les rangs. Tous ses personnages, des plus bas aux plus hauts sur l’échelle sociale, en constituent la preuve. Dans Le rapatriage de La Chaussée (1731), Léandre est prêt à tout faire pour s’enrichir, se déguisant en Isabelle pour séduire son propre père, et en même temps essayant de se marier avec la tante de celle-ci36. Léandre se confie ainsi à Gilles : justement ty voila ma vertu prolifique a passé mon attente. C’est un petit neveu que jay fait a sa tante Lamour syvient a bien y pourvoira gratis pour mettre avec mon front mon dos a romatis je me rends orphelin, veut enfin pour conclure jabondonne a la fois, l’amour et la nature […] ce n’est pas cependant que dans ces circonstances j’abjure la cullotte avec ses dépendances […] je m’en serve alternativement Cest pourquoy tu me vois muër comme un serpent Comme Le roy david je change dattitude. La seconde nature est une autre abitude ne ronfle pas si haut, je compte, si je puis etre dans quelque tems, aussi riche qu un puis37.
Même si Isabelle est la mère du fils de Léandre et que celui-ci a promis de l’épouser, il est prêt à renoncer et à sa bien-aimée et à son fils – « jabondonne a la fois, l’amour et la nature » – pour l’argent qu’il 36. D’ailleurs le costume de Léandre est « moitijé homme et moitijé femme » (Nivelle de La Chaussée, Le rapatriage, Paris, Bibliothèque historique de la ville de Paris, ms. 4327 f.1 verso). Ceci permet un jeu de scène rapide et facilement compréhensible pour le spectateur. 37. Nivelle de La Chaussée, Le rapatriage, Paris, Bibliothèque historique de la ville de Paris, ms. 4327 f. 3.
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pourrait gagner de deux mariages de convenance. Il exprime ce désir explicitement d’ailleurs, par l’aveu qu’il fait à son valet Gilles : « Largent non pas Lamour fait mon plus doux souhait38 ». La parade tourne ainsi le vice en qualité, permettant souvent au plus immoral et débauché d’en sortir vainqueur ; elle renverse ainsi l’ordre des choses car elle raille et rend grotesques les valeurs qui dans les autres genres comiques de l’époque sont protégées et estimées. La mobilité des personnages Les typologies des personnages reflètent à leur tour la volonté de la parade de mettre en scène et de faire valoir les vices dans le but de divertir « la meilleure compagnie39 ». Dans sa préface aux Parades extraites du Théâtre des Boulevards, Dominique Triaire présente sommairement mais de façon très pertinente les caractéristiques principales des personnages des parades : [N]on seulement ils sont violents, mais ils renversent toutes les conventions : aucune image ne trouve grâce dans la parade. Père, mère, enfants, mari, épouse, maître, valet… tous sont grimaçants, avides voleurs, grossiers, un monde sans foi ni loi, les bâtards de Don Juan40.
Une particularité des personnages des parades de société, qui les distingue des personnages de la commedia dell’arte par exemple, est qu’ils sont, dans la plupart des pièces, dans des positions variables, seuls les amoureux faisant parfois exception à la règle41. Cassandre peut être soit le père, l’oncle ou le mari de la jeune Isabelle, soit le père ou l’oncle de Léandre ; les valets oscillent entre les maîtres (travaillant dans une pièce pour Cassandre et dans une autre pour Léandre) ou ils prennent le rôle de bateleurs forains. Malgré cette instabilité apparente et quel que soit par ailleurs le rôle qu’ils jouent, les personnages se conforment explicitement et uniquement aux conventions et règles de la parade. Ainsi, Cassandre se doit d’expliquer à sa deuxième fille, Colombine, qui avait voulu épouser Léandre, que c’est Isabelle qui doit l’épouser : « Mais 38. Nivelle de La Chaussée, Le rapatriage, Paris, Bibliothèque historique de la ville de Paris, ms. 4327 f. 3 verso. 39. Louis-Élizabeth de La Vergne, comte de Tressan, art. cit., vol. XI, p. 888. 40. Dominique Triaire, dans Thomas-Simon Gueullette, Parades extraites du Théâtre des Boulevards, 2000, p. 11. 41. Leurs noms varient souvent aussi : Cassandre peut être Jean Broche ou Jean Bête, le valet est Gilles, Arlequin ou, plus tard, même, Pierrot. Comme d’habitude, seuls Isabelle (ou Zirzabelle, ou Zizabelle) et le beau Léandre (ou Liandre) ne sont pas rebaptisés de la sorte. Cette caractéristique n’est pas vraiment typique non plus du théâtre de la Foire, où les personnages apparaissaient presque toujours sous le même nom et ayant le même rôle.
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tu n’y penses pas, si tu avois lu l’histoire, tu sçaurois que de tous tems les Liandres ont épousé les z’Isabelles, et certainement je ne donnerai jamais un camouflet aux règles42 ». Caractéristique insolite des personnages de la parade par rapport à ceux des autres genres, ils agissent toujours en couples fonctionnant dans une relation symbiotique ou bien parasitique. Ce rapport de dépendance s’observe le plus aisément dans le couple amoureux. Celui-ci se voit en effet renversé : très souvent c’est la femme qui fait preuve de caractéristiques typiquement masculines ; dans ces cas, elle contrôle les actions et le comportement de l’homme. Ainsi, dans La mère rivale de Collé (1745), Léandre est une vraie fillette qui finira par s’évanouir dans les bras d’Isabelle, qui dans cette pièce est une ivrogne sans pareille, ayant un comportement masculin stéréotypé. Dans Léandre-Nanette de Grandval fils (1755), Léandre se déguise en servante pour pouvoir s’approcher d’Isabelle, épouse du vieux Cassandre. Le plus grand plaisir que le jeune amant éprouve est de recoudre les habits de sa bien-aimée, situation hilarante bien sûr car c’est lui aussi qui la déshabille, pouvant très facilement profiter de cette occasion plus intime. Pourtant, Léandre oublie la raison pour laquelle il a revêtu son déguisement puisqu’il est pris dans le jeu et guidé par les ordres et les prétendus mots doux d’Isabelle43 : Tu me vois tous les jours, tu m’approches, me touches, Tu frises mes cheveux, tu me léves, me couches ; Je porte les chaussons que m’ont cousu tes doigts, Tu savones mon linge & le mets à l’empois : A quel sort plus charmant quelqu’un peut-il prétendre44 ?
Le langage travesti Le déguisement et le travestissement constituent les procédés comiques les plus souvent utilisés dans les parades, et soulignent davantage les renversements déclenchés par ce genre45. On y trouve le travestissement par le costume, par le langage – par l’entremise de l’attitude ou du ton
42. Armand le fils, Le doigt mouillé, Théâtre des Boulevards, 1881, vol. I, sc. 9, p. 98. Bien évidemment, ce n’est qu’aux règles imposées par la société que la parade et ses personnages se permettent de donner des camouflets. 43. Il oublie à tel point qu’à la fin de la pièce, il aide un autre amant à entrer dans la chambre de celle-ci. 44. François Charles Racot de Grandval, Léandre-Nanette ou Le double qui-pro-quo, 1755, sc. 1, p. 4. 45. Souvent, le déguisement n’est employé que pour mettre en abyme son usage dans la parade, comme c’est le cas dans la pièce anonyme La politesse ou Le corsaire de Passy ou dans Léandre grosse de Collé : les personnages donnent l’impression de croire que par le simple fait de se déguiser, leur ruse réussira.
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employé46 – et également le travestissement du langage. La parodie du genre et du ton tragiques fait partie de cette dernière catégorie. Elle sera souvent employée pour plaindre un sort qui est pénible pour le personnage en question, mais ridicule et risible pour le spectateur. Ainsi, dans Léandre grosse de Collé (1756), Léandre déguisé en Isabelle (pour convaincre Cassandre, son père, de la lui donner en mariage) se définit lui-même comme gentilhomme, mais aussi comme une trop belle fille, aux charmes de laquelle les hommes ne peuvent point résister, ce qui donne lieu à un monologue débordant de pathétique ridicule. Léandre crée ainsi son propre dédoublement car l’ambiguïté d’identité trouve sa racine dans le discours du sujet même. Parallèlement, il est aussi un double objet du discours d’Isabelle car il est à la fois « un sot enfant » et « un bon garçon », en fonction de l’humeur de celle-ci. La relation symétrique des dialogues du duo amoureux traditionnel, caractérisée par un équilibre soutenu par la répétition des thèmes ou des structures linguistiques, une entente partagée entre les amoureux, devient, dans la parade, un dialogue de sourds, complètement déséquilibré car pour chaque parole tendre dite par Léandre, Isabelle lui renverra une injure. Toujours dans Léandre grosse, nous trouvons donc Léandre en train de chercher à comprendre le plan qu’avait élaboré Isabelle : Léandre. Mais encore une fois, charmante z’Isabelle, à quoi bon me charger de ces ameublemens de femmes qui me conviennent comme un tablier à une Vache Espagnole. Isabelle vivement. Mais mordienne, Monsieur de Liandre, vous me feriez jurer à la fin ; faut-il vous dire cent fois la même chose, ventre de nié47.
Le manque de communication est souligné par la naïveté de Léandre et le ton vif d’Isabelle qui s’amplifie progressivement48. Le couple d’amoureux des parades agit comme une entité qui détient un degré déterminé de malignité, de prétendue vertu, ou de contrôle que les deux amants exercent l’un sur l’autre, et qui se partage entre eux. Plus Isabelle se dit naïve ou innocente (car elle ne l’est jamais), plus Léandre est malin. Inversement, quand Léandre fait preuve de naïveté ou de bêtise, Isabelle s’impose comme personnage
46. La tromperie ou la dissimulation en font bien sûr également partie de ce type de travestissement. 47. Charles Collé, Léandre grosse, Théâtre des Boulevards, 1881, vol. II, sc. 1, p. 347-348. 48. Leur dialogue amoureux est unilatéral quand Isabelle est fâchée et ne devient réciproque que lorsque Léandre accepte de suivre le plan de son amoureuse. Tout changement de ton dépend de la disposition d’Isabelle qui a, ici aussi, un caractère masculin dès le début de la pièce, soutenu par son propre travestissement – Isabelle apparaît sur scène vêtue « en pet-en-l’air et en cornette de nuit ». Le déguisement se perçoit donc dans l’attitude et dans le discours, tout aussi bien que dans les habits.
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fort et autoritaire, menant souvent la ruse de la pièce. Il est difficile de voir pourquoi la « charmante Isabelle » a aussi souvent été décrite comme ayant un caractère faible, comme le fait par exemple le comte de Tressan49. Cette fausse fille du peuple rappelle moins l’innocente amoureuse que les intrigantes du Decameron. La spécificité de la parade de société Les transformations subies par le passage de la parade des tréteaux aux salons, créent, dans ce dernier cadre, un genre nouveau qui se distingue des autres genres comiques par la méta-théâtralité et la mise en abyme, techniques qui dénotent le désir de la parade de se donner en spectacle, de montrer les acteurs en train de jouer le jeu, en dévoilant constamment des procédés théâtraux propres au genre. C’est ce caractère, que nous avons appelé narcissique, qui représente le mieux l’univers du divertissement propre à la parade de société. Ce genre pseudo-carnavalesque, qui s’efforce de renverser toutes les conventions sociales et théâtrales, agit comme un miroir déformant, n’ayant pas l’intention d’atteindre la conscience de soi du spectateur, mais plutôt d’inclure celui-ci dans un monde caricatural et caricaturant où s’ajoute à un comique de situation – à travers les lazzis – un rire railleur de cette société trop policée, rire qui reflète l’essence persifleuse du Siècle des Lumières, créant ainsi « le genre qui était peutêtre le plus radicalement français par sa place dans la tradition théâtrale et par la maîtrise de la langue qu’il requiert50 ». C’est probablement ce qui poussa Jean Potocki à tenter de produire des parades pour l’aristocratie polonaise. Malheureusement, il les simplifia à un tel point – éliminant les éléments grivois et méta-théâtraux, voulant plutôt dépeindre ses convictions politiques – qu’il finit par perdre complètement l’essence de la parade51. Beaumarchais, attiré lui aussi par les possibilités de jouer avec le langage et de créer un comique autre que celui qui se donnait à voir sur les scènes officielles, avait écrit des parades, parallèlement à sa production officielle. Comme Gueullette, il en élabora et complexifia davantage les caractéristiques, produisant ainsi ce que l’on pourrait appeler l’apogée de la parade de société.
49. « [L]e vrai caractere de la charmante Isabelle est d’être également foible, fausse & précieuse » (Louis-Élizabeth de La Vergne, comte de Tressan, art. cit., vol. XI, p. 888). 50. Dominique Triaire, dans Jean Potocki, op. cit., p. 8-9. 51. Sa pièce, Voyage de Cassandre aux Indes, basée sur la parade Le bon-homme Cassandre aux Indes de Gueullette (attribuée également à Charles-Alexandre Salley/Sallé), laquelle illustre particulièrement bien les techniques de la parade, est une simplification qui ne ressemble en rien à l’original ; la copie est fade et sans intérêt.
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Ce répertoire longtemps mal compris et frappé d’ostracisme – qui, grâce à ses caractéristiques principales, devrait plutôt être considéré comme un genre d’avant-garde, annonçant le théâtre de l’absurde et la dramaturgie moderne – est un théâtre de bouleversements et de provocations52 qui crée des parallèles allant à l’encontre des principes institutionnalisés sous l’Ancien Régime. La parade est pourtant emblématique du Siècle des Lumières : le parallèle entre la quête du mariage et celle de l’adultère est représentatif du conflit régissant une société approchant le croisement des chemins de son destin ; les positions variables typiques des personnages de la parade de société peuvent être perçues comme une métaphore des divers masques utilisés par les spectateurs de ces pièces, membres du plus haut rang de la hiérarchie d’une société qu’ils persiflent derrière des portes closes et perfides. Nous aimerions prendre appui ici sur certaines des idées de David Trott, à qui nous rendons respectueusement hommage. Dans son ouvrage marquant, Théâtre du XVIIIe siècle, il souligne que les pièces de Charles Collé « explorent sur différents registres les zones de tension entre les pratiques reçues de son temps (langagières, dramaturgiques, socioéconomiques, et théâtrales) et un univers encore inexploré de possibilités refoulées53 ». Ces observations s’appliquent parfaitement au répertoire de parades de société en général où ces « zones de tension » sont mises en scène et renforcées par la raillerie. Cherchant à divertir par tous les moyens, la parade de société se doit de s’adapter dans des nouveaux cadres spatiaux et sociaux, agissant ainsi comme lien entre les espaces public et privé, aussi bien qu’entre les classes, des plus basses aux plus élevées54, rappelant « le théâtre de la Foire [qui] ne pouvait être qu’ouvert aux changements55 » et aux interactions. Ce genre dit mineur a en réalité un impact majeur sur la pratique théâtrale de son siècle et de ceux qui suivirent. Par ses 52. Le langage délibérément grossier et sexuel n’est-il pas, à part un élément de divertissement, également un exemple de provocation? 53. David Trott, Théâtre du XVIIIe siècle : jeux, écritures, regards. Essai sur les spectacles en France de 1700 à 1790, 2000, p. 155. 54. Henri d’Alméras et Paul d’Estrée (op. cit., p. 18) citent une lettre de Gueullette où celui-ci raconte que, « en 1714, après une grande partie de ballon qui avait rassemblé devant ma maison tous les bourgeois et paysans du village, M. Faroard […] annonça, sans m’en rien dire auparavant, un divertissement d’un genre nouveau qu’il assura devoir durer deux bonnes heures et n’en demanda qu’une demie à l’assemblée pour nous y préparer. […] Nous fabriquâmes sur le champ un canevas que même nous n’écrivîmes pas […] et [sur] un assez grand perron qui était au-devant de ma porte nous ayant servi de salon, nous exécutâmes une parade assez longue avec un applaudissement universel ». Malgré le manque de traces écrites, nous pouvons comprendre que ce « genre nouveau » fait référence aux parades telles que Gueullette et ses amis habituaient à jouer dans des salons privés – plutôt qu’aux parades foraines – et qui se voient ainsi représentées devant les différentes classes sociales de ce village. 55. David Trott, op. cit., p. 141.
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techniques de divertissement, la parade attire et retient l’attention de son public, tout comme les bateleurs de la Foire attiraient les passants à l’intérieur de leur théâtre. La parade de société fait véritablement parade de ses propres pratiques : elle se vante et leurre ainsi le spectateur dans son univers comique. Johanna A. Danciu Université de Toronto
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Textes cités Banville, Théodore de, « A Charles Gueullette / Le pieux éditeur des Parades », dans Thomas-Simon Gueullette, Parades inédites, Paris, Librairie des bibliophiles, 1885, p. 2. Barrière, François, « Avertissement » de La vérité dans le vin ou Les désagréments de la galanterie, Bibliothèque des mémoires relatifs à l’histoire de France pendant le XVIIIe siècle, Paris, Firmin Didot Frères, 1857 [éd. François Barrière et Albin de Berville], t. 4, p. 387-395. Beaumarchais, Pierre Augustin Caron de, Parades, Paris, Société d’édition d’enseignement supérieur, 1977 [éd. Pierre Larthomas]. Collé, Charles, Journal historique inédit pour les années 1761 et 1762 publié sur le manuscrit original et annoté par Ad. Van Bever, avec la collaboration de G. Boissy, Paris, Mercure de France, 1911. Corvin, Michel (dir.), Dictionnaire encyclopédique du théâtre, Paris, Larousse, 1998. Curtis, Judith Curtis et David Trott (éd.), Histoire et recueil des lazzis, Oxford, Voltaire Foundation (SVEC), 1996. D’Alméras, Henri et Paul d’Estrée, Les théâtres libertins au XVIIIe siècle, Paris, H. Daragon, 1905. Grandval, François Charles Racot de, Léandre-Nanette ou Le double qui-pro-quo, Clignancourt, Charlotte de Montmartre, 1756. —, L’eunuque, ou La fidelle infidélité, Montmartre, s.l., 1755. Gueullette, Jean-Émile, Un magistrat du XVIIIe siècle, ami des lettres, du théâtre et des plaisirs : Thomas Simon Gueullette, Paris, E. Droz, 1938. G ueullette , Thomas-Simon, Parades extraites du Théâtre des Boulevards, Montpellier, Espaces 34, 2000 [éd. Dominique Triaire]. —, Parades inédites, Paris, Librairie des bibliophiles, 1885 [éd. Charles Gueullette]. —, Théâtre des Boulevards, Paris, Édouard Rouveyre, 1881, 2 vol. [éd. Georges d’Heylli]. La Chaussée, Nivelle de, Le rapatriage, Paris, Bibliothèque historique de la ville de Paris, ms. 4327. Léris, Antoine de, Dictionnaire portatif historique et littéraire des théâtres, Paris, Jombert, 1763. Moureau, François, « Le recueil Corbie ou les “parades” en liberté (1756) : théâtre secret et gens du monde au XVIIIe siècle », La Revue d’Histoire du Théâtre, no 1-2 (2004), p. 121-134 [éd. Isabelle Martin et Ilana Zinguer]. Pavis, Patrice, Dictionnaire du théâtre, Paris, Armand Colin, 2002.
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Potocki, Jean, Parades. Les Bohémiens d’Andalousie, Arles, Actes sud, 1989 [éd. Dominique Triaire]. Prévost, abbé, Manuel lexique, ou Dictionnaire portatif des mots françois dont la signification n’est pas familière à tout le monde, Paris, Didot, 1750, 2 vol. Thomasseau, Jean-Marie, art. « Parade », dans Michel Corvin (dir.), Dictionnaire encyclopédique du théâtre, 1991, p. 627-628. Trott, David, Théâtre du XVIIIe siècle : jeux, écritures et regards. Essais sur les spectacles en France de 1700 à 1790, Montpellier, Espaces 34, 2000. —, « De l’improvisation au Théâtre des Boulevards : le parcours de la parade entre 1708 et 1756 », dans Irène Mamczarz (dir.), La commedia dell’arte, le théâtre forain et les spectacles de plein air en Europe (XVIe-XVIIIe siècles), Paris, Kilincksieck, 1998, p. 157-165. Tressan, Louis-Élizabeth de La Vergne, comte de, art. « Parade », dans Jean Le Rond d’Alembert et Denis Diderot (dir.), Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Neufchastel, Samuel Faulches, 1765, vol. XI, p. 888-889. Truchet, Jacques (éd.), Théâtre du XVIIIe siècle, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1972.
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Le titre de cet article1 est celui d’une petite pièce sans doute jamais représentée mais publiée en 1789, sans indication de lieu ni d’éditeur, sous la dénomination d’« extravagance patriotique2 ». Parce que cette revue de ridicules conduite par la folie personnifiée s’inscrit dans une tradition extrêmement vivante tout au long du XVIIIe siècle, il a paru intéressant de répertorier les avatars de ces « audiences de la Folie », au sein de l’ensemble plus vaste que constituent à l’époque les nombreuses « pièces à tiroirs », encore dites pièces « épisodiques » ou « à scènes détachées3 » : genre (ou sous-genre) dramatique à part entière, quoique sans véritable intrigue, dont le ballet à entrées séparées offrait déjà l’exemple, et qui trouve bien évidemment dans la folie un thème de prédilection4. Nous évoquerons donc ici ces comédies où la fonction de meneur de revue est assurée par le personnage de la Folie ou, à défaut, par son double masculin si cher au XVIIIe siècle, Momus5, le fou des dieux et le dieu des fous, ou par quelque figure substitutive révélant une variante minime par rapport au schéma considéré. Dans cette perspective, on donnera toute son importance à une pièce véritablement fondatrice, Le régiment de la Calotte (1721), et au modèle qu’elle n’a pas peu
1. Certains éléments de la présente étude avaient fait l’objet d’une communication présentée à Dijon en 1998, dans le cadre de journées d’étude sur « la Folie de l’Antiquité au XIXe siècle » organisées par le centre de recherches « Le Texte et l’Édition » de l’Université de Bourgogne. 2. Figurant dans le répertoire de Clarence D. Brenner (A Bibliographical List of Plays in the French Language 1700-1789, 1947) et dans la base de données CÉSAR (http://cesar.org.uk), la pièce n’est mentionnée ni par André Tissier dans Les spectacles à Paris pendant la Révolution (1992), ni par Emmett Kennedy, Marie-Laurence Netter, James P. McGregor et Mark V. Olsen dans Theatre, Opera and Audiences in Revolutionary Paris (1996). 3. Voir Paul d’Estrée, « Les origines de la revue au théâtre », 1901, p. 234-280 ; Georges Cucuel, « La critique musicale dans les revues du XVIIIe siècle », 1912, p. 127-130 ; et nos articles à paraître : « Une structure dramaturgique récurrente des spectacles forains : les pièces à tiroirs » (dans les actes du colloque sur les théâtres de la Foire organisé à Nantes en 1999 par Françoise Rubellin), et « Les audiences du moraliste : rire et satire dans les “pièces à tiroirs” » (dans un recueil sur Le rire des moralistes publié par Jean Dagen). 4. Voir par exemple deux pièces des années 1630, Les visionnaires de Desmarets de Saint-Sorlin et L’hôpital des fous de Beys, où l’on assiste à un défilé d’« originaux ». 5. Voir notre Momus philosophe. Recherches sur une figure littéraire du XVIIIe siècle, 1995.
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contribué à fixer. C’est la raison pour laquelle on commencera par présenter brièvement le « régiment de la Calotte », cette fameuse institution de la vie sociale et littéraire de la première moitié du XVIIIe siècle. Il s’agira ensuite d’étudier le traitement théâtral du motif et, par là, les « audiences de la Folie » proprement dites, avant de caractériser la vision comique de la folie qui se dégage du corpus étudié. Évoquons tout d’abord sommairement l’histoire du « régiment de la Calotte6 », telle qu’elle ressort d’un « récit des origines » pour le moins sujet à caution, mais donné toutefois comme authentique. Sorte de tribunal du rire, la facétieuse milice serait née au tout début du XVIIIe siècle dans un groupe de jeunes officiers et de courtisans. Alors qu’ils étaient réunis et frondaient les ridicules de la cour, ils se moquèrent de la violente migraine dont souffrait l’un d’eux, qui avait, disait-il, la tête emprisonnée dans une calotte de plomb qui le rendait comme fou. Tous alors de s’exclamer : « Qui donc n’a pas sa calotte ? Qui donc n’est pas fou en ce monde ? » Ainsi serait née l’idée de former un régiment imaginaire de tous les gens dont la cervelle est détraquée, et de les y enrôler en leur décernant un brevet, le plus souvent versifié, énonçant les motifs de cette distinction honorifique. Il s’agissait par là d’incorporer, qu’ils le voulussent ou non, tous ceux qui se signaleraient par quelque belle sottise ou quelque ridicule éclatant. Apparu dans le contexte morose de l’austère fin de règne de Louis XIV, un tel projet aurait trouvé son plein épanouissement à partir de la Régence, et jusque dans les années 1740 environ, pour disparaître quasiment vers 1750. Les fondateurs s’étant donné les premiers rôles dans ce régiment, on avait désigné comme « Général de la Calotte » un certain Aymon, porte-manteau du Roi, puis un dénommé Torsac, exempt des gardes du corps. Aussi les patronymes d’Aymon et de Torsac figurent-ils de manière récurrente dans les brevets de la Calotte, l’un ou l’autre ou les deux étant censés délivrer l’arrêt décernant une « calotte de plomb » à telle ou telle personnalité suspecte de ridicule. Cet arrêt, énoncé dans un style parodiant la langue des actes administratifs et judiciaires, est rendu « De par le Dieu porte-marotte » (incipit le plus courant des brevets 6. Si l’on peut se reporter à l’étude ancienne de Léon Hennet sur Le régiment de la Calotte (1886), et au chapitre que lui a consacré récemment Antoine de Baecque dans Les éclats du rire. La culture des rieurs au XVIIIe siècle (2000, p. 23-55, « Le régiment de la Calotte, ou Les stratégies aristocratiques du rire bel esprit (1702-1752) »), il convient surtout de lire la mise au point faite par Henri Duranton : « La très joyeuse et très véridique histoire du régiment de la Calotte » (2001, p. 399-417). Du même spécialiste, on consultera, en l’attente de l’édition complète des calottes préparée par ses soins : « Voltaire au miroir de la calotte. Trois documents inédits » (dans Sciences, musiques, Lumières. Mélanges offerts à Anne-Marie Chouillet, 2002, p. 545-552), et « Voltaire et la Calotte : histoire d’un exorcisme » (2004, p. 7-23).
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versifiés) ou, pour reprendre la formule d’un Arrêt du Conseil d’État de la Calotte imprimé en 1744, « par la grâce de Momus, Prince du Fol Empire, Électeur des Petites-Maisons, Grand-Duc de Haute-Folie, et Souverain des Espaces Imaginaires7 ». Le dieu de la satire et de la raillerie apparaît donc comme le dieu tutélaire de cette société joyeuse qui, à l’instar de ses illustres devancières, se forge toute une mythologie qui lui est propre, en se donnant : une devise (Ridere regnare est – Luna influit, favet Momus) ; des armoiries (une lune d’argent, astre des lunatiques, une calotte à grelots, des singes en costume d’apparat, des papillons, une girouette, la marotte, les « fumées » ou « brouillards » de la renommée) ; un étendard, un sceau et une médaille ; un règlement (Institutiones Calotinae – Jurisprudentia Calotinorum – Décalogue et Hexalogue des Calotins). Si l’on peut douter de l’existence effective de cette milice burlesque, dont les origines et les caractéristiques relèvent de la légende et du folklore, il n’en demeure pas moins possible que des particuliers se soient réunis au nom du régiment de la Calotte pour incorporer en son sein de nouveaux gradés. On trouve d’ailleurs dans les Mémoires pour servir à l’histoire de la Calotte8, mais aussi dans une lettre adressée par Mathieu Marais au président Bouhier9, l’écho d’une réunion plénière tenue, en mai 1731, au château du marquis de Livry, que fréquentait en particulier le ministre Maurepas – grand amateur de calottes10 –, et où se déroulent, quelques mois plus tard, certains divertissements de la petite société badine dont l’Histoire et recueil des lazzis nous rapporte les activités11. La frontière entre réalité et fiction demeure donc bien incertaine, et même en admettant qu’il y ait eu un (ou plusieurs) groupe(s) de joyeux drilles se réunissant plus ou moins régulièrement sous les auspices du dieu de la folie, ces derniers ne pouvaient 7. Dirigé contre les Comédiens Français et Italiens, ce texte imprimé est inséré, par exemple, dans le volume 31 du « Chansonnier Clairambault », conservé au Département des Manuscrits de la Bibliothèque nationale de France, f. fr. 12712. 8. Le premier recueil imprimé sous ce titre date de 1725 (Bâle, Brandmyller), suivi en 1735 et 1739 d’une édition augmentée d’une 3e et 4e parties (À Moropolis, chez le libraire de Momus, à l’enseigne du Jésuite démasqué), rééditée en 1752 et encore augmentée en 1754 d’une 5e et 6e parties (Aux États Calotins, de l’imprimerie calotine). Mentionnons aussi l’existence d’un Recueil des Pièces du Régiment de la Calotte publié à Paris, chez Jacques Colombat, l’an de l’ère calotine 7726 [1726]. Pour la réunion évoquée, voir les pages 123-132 de la 3e partie des Mémoires de la Calotte, dont nous avons consulté l’édition de 1739. 9. Mathieu Marais, Journal et mémoires de Mathieu Marais, 1868, t. 4, p. 247-249. 10. Deux volumes du Chansonnier Maurepas (Paris, Bibliothèque nationale de France, ms. f. fr. 12654-12655) consistent ainsi en un « Recueil de pièces, tant en vers qu’en prose, concernant le Régiment de la Calotte », rassemblées de son vivant par l’homme d’État, dont les Mémoires publiés à titre posthume par Soulavie contiennent une « Histoire du Régiment de la Calotte » (1791, t. 3, p. 9-93). 11. Judith Curtis et David Trott (éd.), Histoire et recueil des lazzis, 1996.
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contrôler l’extraordinaire prolifération de ces brevets rendus au nom du régiment de la Calotte, qui constituent un véritable (sous-)genre littéraire et qui témoignent de la verve satirique chère au XVIIIe siècle, non sans modèles ou précédents historiques. On pourrait, à cet égard, établir un rapprochement, comme l’ont fait les contemporains eux-mêmes12, avec la tradition de la fête des fous, et en particulier avec la « Compagnie de la Mère Folle de Dijon », encore appelée « Infanterie dijonnaise ». Remontant au XVe siècle et regroupant plus de cinq cents personnes dont une grande part de parlementaires, l’association avait une organisation d’inspiration nettement militaire, et était dotée d’une mythologie, d’un rituel et de signes distinctifs. Elle procédait à l’élection d’un monarque appelé « Mère Folle », qui jouissait de tous les privilèges d’un souverain régnant. L’admission des membres se faisait devant un tribunal d’officiers de la compagnie, avec questions en vers, réponses rimées, puis remise de lettres-patentes parodiant le jargon juridique. Et lors des fêtes données à l’occasion d’un événement important ou à l’époque du carnaval, l’infanterie au grand complet défilait dans les rues de Dijon. On sait même par le père Ménestrier, savant jésuite et grand historien des spectacles, que des notables de la ville déguisés en vignerons montaient sur les chariots de l’infanterie et chantaient, tout au long du défilé, des chansons satiriques « qui étaient comme la censure publique des mœurs de ce temps-là13 ». Nous nous trouvons donc, avec le « régiment de la Calotte », à la croisée de l’histoire littéraire et de l’histoire des mœurs et des mentalités. Toujours est-il que cette institution à la fois réelle et fictive suscite un tel engouement qu’elle ne tarde guère à trouver un écho dans la production théâtrale du temps, comme en témoignent les petites pièces dont nous allons parler à présent. C’est en 1719 qu’est donnée à la Comédie-Italienne La rupture du Carnaval et de la Folie de Louis Fuzelier. La Folie y fait de Momus son « maître de cérémonies », alors que, pour célébrer en grande pompe son mariage avec l’Amour, elle s’apprête à « recevoir les hommages de tous ceux qui suivent [ses] lois14 ». En entendant « les députés des fous [qui] s’assemblent », Momus
12. Lettres de Bouhier à Marais du 23 mai 1726 et de Marais à Bouhier du 2 juin 1726 (Correspondance littéraire du Président Bouhier, t. 9, 1981, p. 32-33 et p. 37). 13. Père Ménestrier cité par Maurice Lever, Le sceptre et la marotte. Histoire des fous de cour, 1981, p. 85. De plus amples indications se trouvent dans les Mémoires pour servir à l’histoire de la fête des fous de Jean-Baptiste Lucotte Du Tilliot (1741). Voir Fabienne Guenin, « La Mère Folle de Dijon : de la farce à la satire », À rire et à pleurer. À travers six siècles de littérature en Bourgogne, 1996, p. 71-87. 14. Louis Fuzelier, La rupture du Carnaval et de la Folie, Parodies du Nouveau Théâtre Italien, 1738, t. 2, sc. 1, p. 5 et 7.
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note que « si les troupes de la Folie avaient un uniforme, il ne faudrait presque plus faire de drap que d’une seule couleur15 ». Puis il écoute le rapport d’un « Officier des Gardes de la Folie » sur la sédition de quelques « rebelles » – un philosophe, un poète et un médecin – que « la Raison débauche » et « qui ne veulent pas assister au triomphe de la Folie16 ». S’ensuit la parodie proprement dite de l’opéra-ballet de La Motte, Le Carnaval et la Folie (1704), repris à l’Académie Royale de Musique en cette même année 1719, qui est aussi la première date attestée pour un brevet de la Calotte, avant que ce petit genre ne prolifère tout à coup deux ans plus tard17. Si allusive soit-elle, en particulier à travers la métaphore militaire, la référence au Régiment de la Calotte semble donc fort probable dès La rupture du Carnaval et de la Folie. Fuzelier ne fait que la rendre explicite lorsqu’avec Lesage et d’Orneval, il met en scène la nouvelle mode des calottes dans une pièce en un acte, en prose et en vaudevilles, Le régiment de la Calotte, jouée à la Foire Saint-Laurent de 1721 avec un tel succès qu’elle est représentée au Palais Royal « par ordre de S.A.R. Madame », mère du Régent, en octobre de la même année. C’est dire l’engouement du public parisien pour cette comédie construite sur le modèle de la revue, et que ses auteurs font précéder de l’avertissement suivant, au tome cinq du Théâtre de la Foire : Pour mettre au fait du Régiment de la Calotte ceux qui n’y sont pas, ils sauront que c’est un régiment métaphysique, inventé par quelques esprits badins, qui s’en sont faits eux-mêmes les principaux officiers. Ils y enrôlent tous les particuliers, nobles et roturiers, qui se distinguent par quelque folie marquée, ou quelque trait ridicule. Cet enrôlement se fait par des brevets en prose ou en vers qu’on a soin de distribuer dans le monde. Mais la plupart de ces brevets sont l’ouvrage de poètes téméraires, qui de leur propre autorité font des levées de gens qui déshonoreraient le corps par leur mérite et leur sagesse, si le commissaire ne les cassait point aux revues18.
Tel est l’argument qui nous est présenté au début de la pièce, qui se déroule « dans la salle d’assemblée du Régiment, au fond de laquelle on voit les armes du Régiment ». Momus y reproche à la Folie d’avoir trop grossi son régiment : 15. Ibid., sc. 2, p. 8-9. 16. Ibid., sc. 3, p. 9. Fuzelier avait déjà illustré le motif du « triomphe de la Folie » dans son ballet des Âges créé un an plus tôt à l’Opéra, et dont la scène finale s’intitule Le triomphe de la Folie sur tous les âges. De même avait-il donné à la Foire Saint-Germain de 1712 Arlequin baron allemand ou Le triomphe de la Folie, qui se termine par un divertissement célébrant le mariage d’Arlequin avec la Folie (Fuzelier, Arlequin baron allemand ou Le triomphe de la Folie, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms. f. fr. 25476, fo 108-sq.). 17. Voir Henri Duranton, « La très joyeuse et très véridique histoire […] », art. cit., p. 406. 18. Louis Fuzelier, Alain-René Lesage et d’Orneval, Le régiment de la Calotte, Le théâtre de la Foire [...], t. 5, 1724, « Avertissement », p. 2-3. Le régiment de la Calotte est représenté par la troupe de Francisque.
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Momus
Air : Voulez-vous savoir qui des deux
Par vos ordres ont été faits Un grand nombre de faux brevets. La chose n’est que trop prouvée. Ainsi, je veux, dès cet instant, Voir votre nouvelle levée. […] Je casserai tous ceux que vous avez enrôlés mal à propos.
La Folie
Air : Laire la, laire lan laire
Seigneur Momus, je ne crains rien. Si vous les examinez bien, Vous n’en casserez, ma foi, guère. […] Il n’y en a pas qui n’ait quelque petit grain...
Momus Quelque grain ! Parbleu ! sur ce pied-là, vous feriez entrer dans le Régiment les trois quarts et demi de la terre.
Air : Je ne suis né ni roi ni prince
Voulez-vous donc dans nos brigades Fourrer tous les cerveaux malades ? Il nous faut des timbres fêlés ; Mais pour qu’ils soient ici de mise, Ils doivent s’être signalés Par quelque éclatante sottise19.
Notons au passage que l’inspection du régiment ici préconisée peut faire écho au dialogue de Lucien intitulé L’assemblée des dieux où, après s’être plaint à Jupiter de l’envahissement de l’Olympe par une foule de nouvelles et ridicules divinités exotiques ou animales, Momus lit un décret proposant une vérification de titres, afin de rétablir, par une épuration radicale, le prestige des dieux reconnus pour tels, une fois les intrus renvoyés et mis à la réforme20. Quoi qu’il en soit, la « revue » du régiment de la Calotte est ainsi annoncée par la Folie qui lance « à la cantonade » : 19. Ibid., sc. 2, p. 7-8. 20. Voir Lucien de Samosate, L’assemblée des dieux, Lucien, de la traduction de N. Perrot, Sr d’Ablancourt. Troisième Partie, 1688, p. 245-252. Ajoutons que La réforme du régiment de la Calotte est le titre d’une petite pièce de La Font jouée à la même Foire Saint-Laurent de 1721 par la troupe de Lalauze, concurrente de celle de Francisque, mais dont le texte n’a pas été conservé.
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Air : Quand le péril est agréable
De par le dieu porte-marotte, Venez ici, nouveaux soldats ; Montrez à Momus que vos rats Méritent la calotte21.
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Commence alors, à proprement parler, le défilé de ridicules, qui associe des folies « du temps » à des folies plus « universelles ». De ce dernier type relèvent deux figures féminines auxquelles Momus accorde « un moment d’audience » : une jeune fille ayant laissé échapper ses amants, et regrettant surtout l’argent qu’elle en avait tiré, est ainsi établie « vivandière22 » du régiment, tandis qu’en est nommée « inspectrice » une coquette esseulée venue « exprès à la revue du Régiment pour chercher [son] fait23 ». Non moins traditionnel est le personnage du poète, « sous-secrétaire » du régiment24, tout comme pourrait l’être simplement celui du mari cocu, s’il ne renvoyait en outre à un fait divers ayant défrayé la chronique. Car il s’agit d’un original qui, « pour mériter l’honneur d’être calotinisé », a non seulement « d’hymen pris le joug pesant » (« folie trop commune pour être un titre suffisant »), mais qui, ayant épousé une « gaillarde » qui le « marque au coin des procureurs », a « divulgué [son] injure » :
Air : Ma raison s’en va beau train
J’ai fait des factums tout pleins De beaux passages latins, De fort longs discours Contenant les tours Que me fait l’infidèle25.
Pour s’être ainsi rendu ridicule en publiant son déshonneur dans des factums ayant alors fait grand bruit, cet avocat est donc élevé par Momus au rang de « Trompette dans la Brigade des Cocus ». Relève également de la revue critique d’actualité une scène qui s’en prend à un riche particulier qui, voyant qu’il pleuvait le jour de la Saint Gervais, avait parié de fortes sommes qu’il pleuvrait à Paris pendant quarante jours de suite. Or, s’il avait plu effectivement durant quinze jours sans discontinuer, le seizième, il avait fait beau, et il avait perdu sa
21. Louis Fuzelier, Alain-René Lesage et d’Orneval, op. cit., sc. 2, p. 9. 22. Ibid., sc. 4, p. 17. On trouve dans les Mémoires de la Calotte un « Brevet de Vivandière pour la Morin » ainsi qu’un « Brevet de Chef du Bataillon des Vestales et Vivandières pour la Fillon » (op. cit., 1739, 1re partie, p. 60-62 et 62-64). 23. Louis Fuzelier, Alain-René Lesage et d’Orneval, op. cit., sc. 7, p. 32-33. 24. Ibid., sc. 6, p. 26. 25. Ibid., sc. 3, p. 10-12.
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gageure, se faisant même interdire par sa famille26. Aussi Momus a-t-il beau jeu de se moquer de celui qui est mis en scène sous le nom de M. Pluvio, « pauvre fanatique » qui « serait mieux aux Petites Maisons que dans le Régiment », « grand parieur de pluie » qui est nommé « astrologue [du] Régiment »27. Le défilé de ridicules s’achève en outre par une nouvelle allusion à l’actualité, lorsqu’on voit arriver le Seigneur Pantalon, dont les camarades demandent à être acteurs du Régiment. On sait, en effet, que les Comédiens Italiens de l’Hôtel de Bourgogne s’étaient installés à la Foire Saint-Laurent, en cet été 1721, pour concurrencer leurs rivaux sur leur propre terrain. Ils avaient fait des dépenses prodigieuses en décorations et en habits, et avaient même donné des bals auxquels toutefois on ne s’était pas bousculé, à cause de la canicule. Ce récent épisode de la « guerre des théâtres » donne lieu à la scène finale du Régiment de la Calotte, qui consiste en l’intronisation burlesque de Pantalon au sein de la « calotine milice » : L’orchestre joue une marche folle. On voit paraître trois danseurs et trois danseuses, que suivent une douzaine de calotins tous vêtus de robes à longues manches, parsemées de rats. Ils ont la calotte en tête et la marotte à la main. Après eux marchent deux enfants vêtus de même, et portant à la main, l’une une grosse calotte, et l’autre une marotte. Momus, la Folie et Pantalon ferment la marche. Après quoi, on apporte une espèce de chaire de professeur dans laquelle se met Momus. Pantalon s’assied au bas de la chaire sur un tabouret. Les calotins examinateurs se placent sur des bancs qu’apportent les danseurs, et qu’on range des deux côtés de la chaire. Quand chacun a pris sa place, Momus adresse ce discours à l’assemblée, à l’imitation de la cérémonie du Malade imaginaire.
Messiores calotini Meo favore si digni, Dans le grand besoin qu’avetis De bonis comedianis, Vous ne pouvez mieux facere Qu’Italianos prendere. Volunt cum vobis essere, Pour vous bene divertire, Tant par bonis comediis, Que par balis magnificis. Habilis homo que voici, Pour cet effectu vient ici. Recevendo istam barbam, Recevretis totam troupam. Illum, in choisis theatri, Vous pouvez interrogare, Et à fond examinare S’il a l’esprit regimenti.
26. Mathieu Marais évoque cette « gageure sur la pluie » à la date du 15 juillet 1721 (Journal de Paris, éd. Henri Duranton et Robert Granderoute, 2004, t. 1, p. 420). 27. Louis Fuzelier, Alain-René Lesage et d’Orneval, op. cit., sc. 5, p. 18-22.
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Et Pantalon de répondre invariablement à chacun des examinateurs :
Theatrum decorare, Postea cantare, Ensuita dansare.
Ce qui lui vaut d’être acclamé en ces termes par le chœur des calotins :
Bene, bene respondere ; Dignus, dignus est entrare In calotino corpore.
Aussi Momus peut-il finalement lui remettre à bon droit la calotte et la marotte : Tibi tuisque confreris, Plenam puissantiam dono Decorandi Cantandi, Balandi Baragouinandi, Et ennuiandi, Tant in villa, qu’au faubourgo28.
À rapprocher de celle que rapporte l’Histoire et recueil des lazzis29, cette intronisation burlesque se présente donc comme un emprunt explicite à Molière, et la référence au finale de la comédie-ballet du Malade imaginaire fait bien ressortir, dans Le régiment de la Calotte, la dimension euphorique du divertissement puis du vaudeville final. Plus que jamais apparentée à une joyeuse ronde des fous, la revue de ridicules se termine en apothéose, avec les chants et danses des extravagants Calotins, qui se livrent à un charivari digne de la folie qui les inspire. L’intérêt dramatique d’une telle explosion de joie n’a d’ailleurs pas échappé à des auteurs qui, même sans recourir à la structure épisodique de la pièce à tiroirs, ont pu s’inspirer du modèle tracé par Lesage, Fuzelier et d’Orneval à la fin de leur comédie. L’auteur-acteur Legrand, par exemple, soucieux comme les Italiens de concurrencer les Forains sur leur propre terrain et de les battre par leurs propres armes, donne en 1725 à la Comédie-Française un Impromptu de la Folie dédié « au Seigneur Aymon, Général de la Calotte », et dont le premier divertissement consiste en « La Revue du Régiment de la Calotte, faite par la Folie » : après que celle-ci a
28. Ibid., sc. 9, p. 38-43. 29. Judith Curtis et David Trott (éd.), op. cit., p. 198-202. C’est à la fin du « Sixième lazzi », qui nous fait assister à une pièce à tiroirs intitulé L’audience, que le château du marquis de Livry au Raincy est présenté comme le cadre d’une « cérémonie de l’ordre » en l’honneur du « dieu Lazzi » auquel viennent rendre hommage tous les « Lazzistes » sur des paroles « dans le goût de celles du Malade imaginaire de Molière » – qui ne manquent pas de renvoyer aussi au finale du Régiment de la Calotte.
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« fait battre la caisse au tour pour faire des recrues », « le Régiment de la Calotte conduit par Momus passe sur le théâtre ; il est composé de toutes sortes de caractères plus fous les uns que les autres30 ». Tant il est vrai que plus on est de fous, plus on rit ! Telle est encore, en 1731, chez les Italiens, la morale du Je ne sais quoi de Boissy, dont le héros éponyme, également appelé le « dieu de l’agrément », et incarné par Arlequin, se voit attribuer un « brevet » qui lui décerne, de par « le dieu porte-marotte », « tous les honneurs de la Calotte », et qui lui remet « le sceptre calotin. / Enjoint à lui par la Folie / De l’accepter malgré sa modestie31 ». Le « triomphe éclatant » de Momus à la dernière scène va donc de pair avec l’intronisation d’Arlequin, dignement célébré « par tout [son] Régiment » : « Les Officiers de la Calotte [viennent] rendre hommage à Arlequin et lui présenter la marotte qu’il reçoit comiquement en faisant plusieurs lazzis » ; et un Calotin chante : Calotins ennuyeux, Calotins sans mérite, Fuyez vite, On vous casse tous, on vous casse tous. Dans notre régiment on ne veut que l’élite. Accourez seuls, aimables fous32.
Dans son Histoire du Théâtre Italien, en 1769, Desboulmiers note, à propos du Je ne sais quoi : « Je ne crois pas avoir besoin de rappeler l’histoire de la Calotte, qui a fait l’amusement de la France, comme les Pantins l’ont fait depuis, et comme le font aujourd’hui les querelles des Philosophes33 ». Ce rapprochement est d’autant plus intéressant que de la pièce de Lesage, Fuzelier et d’Orneval s’est largement inspiré Harny de Guerville, en 1760, pour son opéra-comique intitulé Les nouveaux Calotins. Reprenant la technique de la revue, l’auteur y a chargé la Folie de « donner audience à tous ceux qui postulent pour entrer dans l’Ordre des Calotins34 », parmi lesquels on retrouve la Céphise de Lesage, rebaptisée Lisette et pareillement nommée « vivandière » à son corps défendant35. De même voit-on arriver Pantalon à la tête des Comédiens Italiens qui, pour s’être établis « sur les Remparts » aux « Boulevards »36, comme leurs prédécesseurs l’avaient fait à la Foire, sont dignes d’être incorporés, par une cérémonie calquée sur la
30. Legrand, L’impromptu de la Folie, 1726, sc. 4, p. 12, et sc. 5, p. 17. 31. Boissy, Le je ne sais quoi, Œuvres de théâtre de M. de Boissy, 1773, t. 3, sc. 12, p. 179. 32. Ibid., sc. 13, p. 181-182. 33. Desboulmiers, Histoire du Théâtre Italien, 1769, t. 2, p. 403. 34. Harny de Guerville, Les nouveaux Calotins, 1760, sc. 1, p. 4. 35. Ibid., sc. 5, p. 23. 36. Ibid., sc. [9], p. 36.
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fin du Régiment de la Calotte, mais orchestrée ici par la Folie, avec quelques variantes minimes. La plupart des scènes détachées des Nouveaux Calotins n’en diffèrent pas moins considérablement du modèle, en ce qu’elles apparaissent, plus encore que ce dernier, étroitement liées à l’actualité. Or, en 1760, « la littérature française est en combustion37 » : la représentation des Philosophes de Palissot, puis de L’Écossaise de Voltaire, suffit à prouver que « c’est la guerre des beaux esprits38 ». Aussi en trouve-t-on la trace dans cet opéra-comique où Fréron, que l’on reconnaît à son surnom de « Pauvre Diable », est reçu « Portier de l’Hôtel des Calotins39 », tandis qu’un poète fait en vers le récit de la défaite d’Archifrelon « sur la scène française » où l’« on jouait aujourd’hui l’orgueilleuse Écossaise40 ». Quant au « sauvage » qui manifeste du « dégoût pour le monde », aussi bien que son aversion pour les hommes qui « ont plus fait que la guerre et la peste / Pour désoler la pauvre humanité », qui « ont construit des villes / Et des châteaux brillants », et qui « ont fait, les bourreaux, / Des vers et de la prose, / Source de tous nos maux41 », n’évoque-t-il pas pour le public un certain Jean-Jacques ? Ainsi rattachée d’assez loin au régiment de la Calotte qui n’est plus qu’un souvenir, la Folie apparaît dans ce « vaudeville du jour42 » comme pure ficelle dramatique, simple prétexte à la juxtaposition de scènes épisodiques, comme elle l’est encore, sans aucune référence à la « calotine milice », dans de nombreuses petites pièces à tiroirs43. Dans Le sénat calotin, en revanche, écrit par Carolet pour la Foire en 1731 mais interdit par la Police, il appartient à la Folie de passer en revue, à la place de Momus, les « originaux qui vont se présenter » devant les « illustres Calotins » du « Sénat » assemblé « dans la cour des Petites Maisons44 ». Reprise avec variation du schéma imposé dix ans plus tôt par Lesage, Fuzelier et d’Orneval – et bien avant l’adaptation qu’en propose Harny de Guerville –, Le sénat calotin passe rapidement sur 37. Ibid., sc. 3, p. 15. 38. Ibid., sc. 3, p. 17. 39. Ibid., sc. 2, p. 8 et 12. 40. Ibid., sc. 6, p. 24. 41. Ibid., sc. 7, p. 29. 42. Ibid., « Avis », p. 42. 43. Outre le prologue du Diable d’argent (Foire Saint-Germain 1720) et Le temple de Mémoire (Foire Saint-Laurent 1725) de Lesage, Fuzelier et d’Orneval, voir Les mécontents de Thierry (Foire Saint-Laurent 1727), L’année merveilleuse de Pierre Rousseau (Comédie-Italienne 1748), L’assemblée des animaux publiée par Nougaret (Théâtre à l’usage des collèges, 1789, t. 1, p. 93-118), ainsi que Le tribunal de la Folie, « petite pièce à tiroirs dans le goût de l’ancien théâtre » qui aurait été écrite dans les années 1770 par un dénommé « Fabre marchand de bonneterie à Paris » pour être jouée en société, et dont la Bibliothèque nationale de France ne conserve pas moins de trois manuscrits (Paris, Bibliothèque nationale de France, f. fr. 9258, fo 1-sq., n.a.fr. 2847, fo 15-sq., et n.a.fr. 3003, fo 15-sq.). 44. Carolet, Le sénat calotin, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms. f. fr. 9315, fo 115 vo.
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la satire morale la plus générale, concentrée sur les deux figures féminines, pour s’intéresser plutôt à la vie théâtrale et au jeu des comédiens, sujets qu’il n’était pas rare de voir aborder dans les « brevets de la Calotte ». La Folie se livre ainsi à un vibrant plaidoyer en faveur des Forains, contre les acteurs du Français vantés par son interlocuteur, M. Passepartout, meilleur soutien des jeunes actrices débutantes : Tous vos princes, enfin, par leurs fatuités, Me forcent de leur dire ici leurs vérités. D’une fausse grandeur, qu’ils soient moins idolâtres. Les acteurs sont eux seuls la gloire des théâtres. Sachez que le plus noble et le plus régulier, Dès qu’il est mal rempli n’est plus que le dernier. Un excellent Pierrot vaut mieux qu’un roi baroque, Dont le bras me fatigue et le maintien me choque. Même il est préférable au dehors séduisant D’un prince plein de grâce et dépourvu de sens. Et l’enjouement badin d’une servante vive Vaut mieux que le jeu froid d’une reine poussive. Tout ce que nous pouvons faire, pour ces messieurs, c’est de les laisser jouir du privilège exclusif D’inspirer régulièrement La pitié, l’ennui, la tristesse, De faire bâiller décemment Et d’endormir avec noblesse45.
Ces attaques contre le prestige des « grands comédiens » de la troupe privilégiée ne pouvaient manquer d’attirer les foudres de la censure, d’autant que dans la scène suivante, deux actrices étaient personnellement visées dans leurs vaine prétention à mériter « la couronne tragique », ce qui faisait dire à l’une d’elles, furieuse d’avoir été ridiculisée par la Folie :
Moi je cours de ce pas vers la Raison trahie Pour lui faire casser l’arrêt d’une ennemie Qu’applaudit, sans rien dire, un sénat de bouffons, Assemblé dans la cour des Petites Maisons46.
Cette dernière mention relative au lieu de rassemblement du régiment de la Calotte amène à souligner au passage une variante significative du type de pièce à tiroirs qui nous intéresse ici. Qu’il suffise de renvoyer à deux petites pièces du même Carolet dont le titre, Les Petites Maisons, suffit à planter le décor. Dans la première, également appelée Divertissement comique47, défilent 45. Carolet, Le sénat calotin, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms. f. fr. 9315, fo 118. 46. Carolet, Le sénat calotin, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms. f. fr. 9315, fo 119 vo. 47. Carolet, Divertissement comique ou Les Petites Maisons, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms. f. fr. 9315, fo 38-48.
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les nouveaux pensionnaires des Petites Maisons, d’abord devant Momus – qui devrait « en faire bâtir de grandes » mais qui pour les décharger a « créé un Régiment » – puis devant Arlequin. Et c’est encore ce dernier qui, dans Les Petites Maisons, s’amuse des fous qu’il rencontre, et en particulier d’un Calotin qui se prend pour Momus : Je suis le dieu de la marotte : Au Régiment de la Calotte Seul je dispense les brevets ; Si tu prétends y prendre place, Fais preuve ici de quelque fait. A personne je ne fais grâce. [...] J’ai dans Paris vingt mille secrétaires ; mes registres, tout vastes qu’ils sont, sont déjà remplis48.
Si Arlequin est parfois substitué à Momus comme meneur de revue, on trouve d’autres variantes du schéma inauguré en 1721 par Le régiment de la Calotte. C’est ainsi que dans La fée Marotte (Foire Saint-Laurent 1734), d’Allainval imagine de remplacer Momus, dans son rôle de « compère », par la marotte du dieu des fous personnifiée sous les traits d’une fée. Le sceptre du monarque des Calotins lui est dérobé par Mercure sur ordre de Jupiter, qui rappelle au ciel son bouffon exilé et qui, pour « dédommager les mortels de [son] absence », a chargé son commissionnaire d’animer la marotte de Momus49. Lequel s’afflige tout d’abord de la perte de cette dernière – car « À l’univers assemblé il doit son audience » – mais se rend bientôt aux explications de Mercure qui lui présente sa fille. Il se résout dès lors à quitter les mortels qui l’ont « accueilli dans sa disgrâce » : « Ils ont créé exprès pour moi un régiment, ils se sont enrôlés à l’envi, je les gouverne absolument. » Et Mercure le rassure en faisant valoir que ses sujets 48. Carolet, Les Petites Maisons, Le théâtre de la Foire [...], t. 10, 1737, sc. 5, p. 451-452. Cette mention des folies parisiennes autorise le rapprochement avec une pièce de Charles-François Pannard et Barthélemy-Christophe Fagan créée à la même Foire Saint-Germain de 1732, Momus à Paris : « Le dessein que Momus a de se construire dans le monde une demeure fixe et déterminée sert de prétexte aux scènes épisodiques qui [la] composent » (Théâtre de Fagan, 1760, t. 1, « Analyse des œuvres », p. lv-lvi). Tel « un nouvel Asmodée », Momus se met donc en quête de « l’endroit le moins sage » de la capitale, afin d’y « établir un séjour / Où tout humain porte-calotte / Puisse au premier coup de tambour / Sous l’étendard de la marotte / Joindre aussitôt le Régiment » (Momus à Paris, op. cit., t. 4, sc. 2, p. 364-365, et sc. 1, p. 360). Mais il lui est impossible de se prononcer. 49. Léonor-Jean-Christine Soulas d’Allainval, La fée Marotte, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms. f. fr. 9313, sc. 2, fo 23. De ce même attribut du « dieu des Calotins » est doté le personnage de Folichon, « subdélégué de Momus, officier du Régiment de la Calotte et favori de la Lune », dans un divertissement de société de Fuzelier intitulé Les abdérites de village (1733), où l’on voit les « beaux-esprits d’Auteuil », atteints par « la maladie du théâtre », implorer le secours du « puissant dieu de la Calotte », avant d’être jugés dignes « d’être enrôlés dans la milice de Momus » (Louis Fuzelier, Les abdérites de village, Paris, Bibliothèque historique de la ville de Paris, ms. N.A. 231, fo 211-sq.).
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« auront un second [lui]-même / Qui saura bien les gouverner », puis il va « annoncer aux mortels la fée Marotte », qui donne « audience » aux « sujets de la Calotte » invités à venir « reconnaître Marotte50 ». Cette variante significative de la structure épisodique mise à jour est en l’occurrence rendue vraisemblable par la fin de la disgrâce de Momus, dans la mesure où, comme le note Mercure : « Jupiter devenu vieux ne craint plus [sa] satire ; aux dépens des autres dieux il est charmé de rire51 ». Évoqué en conclusion d’un apologue ésopique, et mentionné par la Folie d’Érasme dans son évocation des ridicules des Olympiens, le motif de l’exil de Momus est repris chez La Motte, dont Le Carnaval et la Folie s’ouvre sur le bannissement du censeur importun, qui déclare à son arrivée sur terre : « Vous adorez, insensés que vous êtes, / Des dieux encore plus insensés que vous52 ». Au reste, dans Momus fabuliste créé à la Comédie Française en 1719 – année où il fait représenter par les Italiens sa Rupture du Carnaval et de la Folie –, Fuzelier imagine que le bouffon devient fabuliste, parce que Jupiter lui interdit de lâcher contre aucun des dieux « une seule parole satirique », sous peine d’être banni du ciel. Aussi Momus gratifie-t-il d’une fable chacun des habitants de l’Olympe « qui ne sont plus variés que par le ridicule », tant il est vrai qu’il « y a bien du dérangement dans les têtes divines », et que décidément « les dieux n’ont pas le sens commun53 ». Ces derniers méritent donc bien d’être « calotinisés », comme le montre encore une petite pièce du même Fuzelier qui semble être restée à l’état de projet manuscrit, et qui s’intitule Les dieux calotins. Dans ce « divertissement lyrique composé pour les Fêtes de Fontainebleau », Momus charge le « Général du Régiment de la Calotte » de recevoir en son nom « les dieux descendus sur la terre54 ». Digne meneur de revue, celui dont le nom figure sur maint brevet de la Calotte voit donc défiler tour à tour devant lui Minerve et sa suite de guerriers et de savants, Apollon, Junon, puis Hébé, Vénus et Bacchus, trois immortels qui « sont dès longtemps l’appui de [son] empire55 ». Arrivent enfin une troupe de divinités portant des marottes et une troupe de Calotins de différentes nations, tous célébrant à l’envi le triomphe de leur dieu tutélaire : 50. Léonor-Jean-Christine Soulas d’Allainval, La fée Marotte, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms. f. fr. 9313, sc. 1-3, fo 21-23. 51. Léonor-Jean-Christine Soulas d’Allainval, La fée Marotte, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms. f. fr. 9313, sc. 1, fo 22. 52. Antoine Houdar de La Motte, Le Carnaval et la Folie, Recueil général des opéras, 1706, t. 8, acte I, sc. 1, p. 191. 53. Louis Fuzelier, Momus fabuliste, 1720, sc. 3, p. 7, sc. 1, p. 2, et sc. 12, p. 37. 54. Louis Fuzelier, Les dieux calotins, Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, ms. 9545 (1), sc. 1, fo 3 vo. 55. Louis Fuzelier, Les dieux calotins, Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, ms. 9545 (1), sc. 4, fo 9 vo.
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Momus revient vainqueur. Voyez de toutes parts Les Dieux suivre ses étendards. [...] En vain les immortels ont cherché des excuses Pour s’exempter d’obéir à [ses] lois. [..] Momus, ton pouvoir seul aussi grand que le monde Confond les mortels et les dieux56.
Cette nouvelle variation sur le thème récurrent des audiences de la folie nous ramène donc au régiment de la Calotte, par où nous avons commencé. Aussi bien est-il grand temps de mettre un terme à cette « revue des revues » qui, par définition, ne peut et ne doit pas être exhaustive. Du moins le dernier exemple traité va-t-il nous permettre de dégager un des traits constitutifs de cette folie comique qu’il convient à présent de caractériser. De fait, que la Folie règne « même dans les cieux », et qu’elle « y commande aux plus grands dieux 57 », nous montre assez qu’elle est universelle, tout comme le culte qui lui est rendu sur terre comme au ciel. Il n’est « pas de divinité plus encensée [...] ni qui mérite mieux de l’être58 ». Aussi la Folie n’usurpe-t-elle pas le titre de « reine du monde » qui lui est si souvent donné, et dont témoignent à leur manière maintes représentations iconographiques de la déesse, sur son char ou sur son trône. « Toute la terre est ton autel », lit-on par exemple au bas de l’illustration de Charles Antoine Coypel pour L’impromptu de la Folie, qui montre une souriante figure portemarotte surplombant le globe terrestre. Tel est de fait l’universalisme de la Folie, bien mis en relief par Érasme. Et sans qu’il soit nécessaire de multiplier les citations étendant la folie au « genre humain », à la « terre entière » ou à « l’univers », il est clair que les petites pièces évoquées font toutes de la folie la chose du monde la mieux partagée. Au reste, s’il n’est rien de plus commun, c’est bien qu’il s’agit effectivement de « folie ordinaire », la revue de ridicules s’apparentant dès lors, le plus souvent, à un défilé de lieux communs59. Aussi est-il significatif que dans l’une des pièces à tiroirs déjà mentionnées, le Divertissement 56. Louis Fuzelier, Les dieux calotins, Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, ms. 9545 (1), sc. 6, fo 11-12. 57. Ainsi la Folie se présente-t-elle à Junon à la scène 5 du Divorce de l’Amour et de la Raison de Simon-Joseph Pellegrin (1724, p. 14). 58. Formule de la scène finale de L’emménagement de la Folie de Louis-Archambault Dorvigny, créé en 1781 aux Variétés-Amusantes puis repris en 1789 au Théâtre des Associés sous le titre de La nouvelle maison à achalander ou Momus architecte (Paris, Bibliothèque nationale de France, ms. f. fr. 9252, fo 108 vo). 59. Le marquis d’Argenson note ainsi, à propos des Petites Maisons (1732) de Carolet, que « ces pièces à tiroirs ne sont bonnes qu’autant que les caractères et les scènes ont du neuf ; ici ce ne sont que des redites et des lieux communs » (Notices sur les œuvres de théâtre, 1966, t. 2, p. 587).
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comique de Carolet, le concierge des Petites Maisons note que la plupart des pensionnaires « ont des folies ordinaires » : « ce sont des fous d’une folie courante60 ». Formule à rapprocher de l’avertissement du Carnaval et la Folie, où La Motte répond à l’objection selon laquelle « la Folie ne serait pas assez extravagante » : J’avoue que ceux qui entendraient par folie ce dérangement de cerveau qui exclut les hommes de la société, ne trouveraient pas leur compte au caractère de ma déesse ; mais aussi ce n’est pas là ce que j’ai dû peindre, c’est seulement l’excès des passions, le caprice, la légèreté et, pour ainsi dire, la folie courante. Il faut que le plus sage s’y puisse reconnaître, du moins à quelque trait. Sans cette imitation de l’homme, la comédie demeure sans sel et sans agrément. Je me la suis toujours proposée dans le cours de cet ouvrage, et mon dessein a été que la Folie ne fît rien de raisonnable, mais qu’elle ne fît rien aussi dont on ne pût trouver des exemples dans le commerce des hommes61.
Étant pour ceux-ci « le principal mobile de toutes leurs actions62 », la Folie constitue par là « le plus beau fleuron de la société civile63 », comme le souligne encore l’article « Folie » de l’Encyclopédie : Que si quelques-uns de ces fous paraissaient pour la première fois chez une nation qui n’eût jamais connu que la raison, il est vraisemblable qu’on les ferait enfermer. Mais parmi nous l’habitude de les voir les fait supporter ; quelques-unes de leurs folies nous sont nécessaires, d’autres nous sont utiles, presque toutes entrent dans l’ordre de la société, puisque cet ordre n’est autre chose que la combinaison des folies humaines64. Que s’il en est quelques-unes qui paraissent inutiles ou même contraires, elles sont le partage d’un si grand nombre d’individus, qu’il n’est pas possible de les en exclure. Mais elles ne changent pas de nature pour cela : chacun reconnaît pour folie celle qui n’est pas la sienne, et souvent la sienne propre, quand il la voit dans un autre65.
L’« ordre des calotins » ne fait donc que renvoyer l’image à peine déformée de cette folie commune et ordinaire dont il est vain de vouloir débarrasser les hommes, à en croire le Momus des Enfants de la Joie de Piron, qui déclare à la Morale que
60. Carolet, Divertissement comique ou Les Petites Maisons, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms. f. fr. 9315, sc. 1, fo 39. 61. Antoine Houdar de La Motte, op. cit., « Avertissement », p. 183. 62. La Folie caractérise en ces termes son pouvoir sur les hommes dans L’assemblée des animaux, pièce jouée à l’Ambigu-Comique en 1772 et publiée par Nougaret dans son Théâtre à l’usage des collèges (op. cit., t. 1, p. 100). 63. Ainsi parle dans sa tirade à Arlequin sur la folie le Momus des Souhaits (1693) de Delosme de Montchesnay (Le Théâtre Italien [...], 1741, t. 5, p. 27). 64. Dans son Éloge historique de Torsac publié dans les Mémoires de la Calotte (1739, 2e partie, p. 42), le poète Piron évoque les « marottes sociables » qui entrent « dans le commerce ordinaire de la vie », et « les folies des hommes [...] si aisément ajustées ensemble qu’elles ont servi à serrer les liens de la société » (la seconde citation renvoyant aux Nouveaux dialogues des morts de Fontenelle). 65. Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, par une société de gens de lettres, 1757, t. 7, p. 43-44.
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les hommes sont des insensés, des méchants, des cœurs corrompus ; la terre est un hôpital de Petites Maisons, d’Incurables, si vous voulez. Tant mieux ! Qu’en voulez-vous dire ? De quoi vous mêlez-vous ? Ils se trouvent bien comme cela. Rendrez-vous ces animaux-là meilleurs qu’ils ne sont, malgré eux ? [...] Si je vous disais même que nous serions des ridicules d’empêcher les hommes de l’être ! […] Les hommes extravaguent tous. Mais pourquoi leur jeter la pierre ? Plus de ridicule sur terre, De quoi nous divertirions-nous66 ?
Aussi la scène comique est-elle l’endroit le plus propice à ce spectacle d’une folie qui « ne fait tort à personne ; elle amuse le philosophe qui en est spectateur ; et pour celui qui la possède, elle est un vrai trésor, puisqu’elle fait son bonheur67 ». Ne faisant pas moins le bonheur de ceux qu’elle touche que l’amusement de ceux qui en sont témoins, cette folie mérite d’être appelée « aimable », « plaisante » ou « charmante », pour reprendre quelques-unes de ses épithètes les plus récurrentes dans les pièces envisagées. L’article de l’Encyclopédie fait d’ailleurs mention de folies « satisfaisantes », « auxquelles on serait tenté de porter envie », et où « les plaisirs l’emportent sur les peines68 ». C’est de cette dimension foncièrement hédoniste que témoigne déjà la distinction faite par Érasme : Il y a donc deux genres de fureur : l’une vient du fond des Enfers, et ce sont les Furies qui l’envoient en ce monde : ces divinités noires et vengeresses font pour la terre un détachement de leurs serpents, toutes les fois qu’il leur prend envie de se divertir à tourmenter les mortels. De là vient l’ardeur de la guerre, la soif hydropique et dévorante des richesses, l’infâme et abominable amour, le parricide, l’inceste, le sacrilège, le déchirement de conscience, et toutes les autres pestes semblables dont les Furies se servent pour mettre les hommes dans une affreuse agitation. Mais il est une autre fureur tout opposée à la précédente ; c’est moi qui en fais présent aux hommes, et ils devraient la souhaiter comme le plus grand de tous les biens. En quoi pensez-vous qu’elle consiste ? Dans une certaine aliénation d’esprit qui ôte tout chagrin, et qui cause plusieurs plaisirs69.
66. Piron, Les enfants de la Joie, Œuvres complètes, 1776, t. 7 (citations empruntées respectivement aux scènes 6, 8 et 10, p. 278, 284 et 288). Momus commence par déclarer à la Morale que sa « plus belle qualité est celle de Colonel du fameux Régiment de la Calotte », dont « le quartier général est en France », mais qui, en fait, « campe, depuis que le monde est monde, dans l’Europe, l’Asie, l’Afrique et l’Amérique » (ibid., sc. 6, p. 278). 67. Encyclopédie [...], op. cit., art. « Folie », p. 43. 68. Id. Cette folie désirable peut donc faire l’objet des souhaits des hommes, et on peut souligner au passage combien cette thématique des « souhaits », tout comme celle des « mécontents », constitue une structure récurrente des pièces à tiroirs. 69. Érasme, L’éloge de la folie, 1713, p. 107-108.
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Ainsi la Folie n’est-elle si fréquemment sollicitée que parce qu’elle a « seule en [sa] puissance / Tout ce que l’on peut désirer / Pour bannir la mélancolie70 ». Bannissons d’ici l’humeur noire est d’ailleurs l’un des « timbres » ou « fredons » affectionnés par les auteurs d’opéras-comiques en vaudevilles, au même titre que Dans ces lieux tout rit sans cesse ou Allons gai, d’un air gai, toujours gai. Ne s’agit-il pas toujours de conjurer « l’inquiète », « la noire mélancolie », pour lui préférer la « joyeuse folie » ? Fuyez loin de nous, Tristes fous ; Fous mélancoliques, Colériques, Frénétiques, Fuyez loin de nous. Venez, aimables fous, dont l’heureuse manie Est de rire et de chanter, De prendre et de quitter Tantôt Cloris, tantôt Silvie, Et de vouloir goûter De tous les plaisirs de la vie, Sans qu’aucun vous puisse arrêter. Ah ! l’agréable Folie !
À ces couplets de L’impromptu de la Folie71 fait écho le divertissement final du Je ne sais quoi, hymne au plaisir érigé en véritable sagesse :
Le partage du Régiment Est la saine Philosophie ; L’esprit de l’aimable Folie, Qui règne dans ce corps brillant, N’est que la raison travestie, Sous les habits de l’enjouement, Et la Morale embellie, Par le secours de l’agrément72.
« Sage Folie », donc, que celle des ces « Illustres Calotins / Qui de tous les mortels méritant les hommages / Sous le titre de fous [sont bien] les premiers sages73 », tandis qu’est dénoncée comme illusoire la sagesse de ceux qu’Érasme appelait les « morosophes » ou « follement-sages », dont
70. Simon-Joseph Pellegrin, op. cit., sc. 5, p. 13. 71. Marc-Antoine Legrand, op. cit., sc. 5, p. 13-14. 72. Louis de Boissy, op. cit., p. 182. 73. Carolet, Le sénat calotin, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms. f. fr. 9315, « Additions », sc. 1, fo 120.
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nos pièces à tiroirs offrent de nombreux exemples, en particulier à travers le trio récurrent du philosophe, du médecin et du poète74. Non moins digne de la Folie que cette vaine prétention à la sagesse, le rêve de gloire caressé par les mortels se trouve démystifié en vertu du même processus de renversement, bien illustré par une pièce comme Le temple de Mémoire de Lesage, Fuzelier et d’Orneval, donné à la Foire Saint-Laurent de 1725 et repris à celle de 1728 sous le titre des Noces de la Folie75. Résolue à se marier « au plus grand fou du monde », la Folie se fait passer pour la Gloire, et reçoit sous ce masque les hommages d’originaux infatués de leur mérite, auxquels elle promet célébrité et immortalité. Ce défilé de ridicules, au terme duquel la Folie n’a plus qu’à « épouser toute la terre », fait d’ailleurs une large place aux poètes « mâche-lauriers », grands « amateurs de fumée » – fumée tout aussi généreusement dispensée par le « dieu porte-marotte », qui dans les brevets de la Calotte apparaît, à l’instar de la Folie, comme le grand dispensateur d’honneurs vains et dérisoires : Momus, ce marchand de fumée, Que l’on appelle renommée, Dont pour la gloire du débit, À tant de fats il fait crédit76.
Attesté par l’incorporation (réelle ou fictive) au sein du régiment de la Calotte et sa transposition à la scène, le couronnement burlesque de rois et de reines « pour rire » aboutit, en une joyeuse « fête des fous », à la consécration des extravagances les plus communes. Ce triomphe de la folie ordinaire se rattache à la thématique du « monde à l’envers », si présente dans nos petites pièces, ne serait-ce que par le recours systématique au fameux air Sens dessus dessous : « Tout est, dans l’empire des fous, / Sens devant derrière, sens dessus dessous77 ». Et si « hommes et femmes y sont tous / Sens devant derrière / Sens dessus dessous78 », nulle pièce ne le montre mieux que L’année merveilleuse, où le Destin qui « renverse
74. On pourrait encore évoquer certaines comédies épisodiques où la Raison érigée en meneuse de revue échoue à faire valoir ses droits et finit par faire acte d’allégeance envers sa rivale : Le triomphe de la Folie (pièce anonyme non datée, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms. f. fr. 9290, fo 233-sq.) ; L’école de la Raison de La Fosse (1739) ; L’ambigu-comique ou L’audience de Minerve de Carrière-Doisin (Les étrennes de mon cousin, ou L’almanach pour rire, 1789, p. 37-108). 75. Lesage, Fuzelier et d’Orneval, Le temple de Mémoire, Le théâtre de la Foire [...], t. 6, 1728, p. 19-69. 76. Ainsi commence un poème satirique de Pierre-Charles Roy intitulé La statue, ou Brevet en faveur du Sr Paradis de Mongrif [sic] auteur des Chats (dans Mémoires de la Calotte, 1739, 3e partie, p. 84). 77. Charles-François Pannard et Barthélemy-Christophe Fagan, op. cit., sc. 1, p. 361. 78. Carolet, Le sénat calotin, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms. f. fr. 9315, fo 120.
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aujourd’hui l’ordre de la nature » – changeant « la femme en homme et l’homme en femme79 » – assure le triomphe de la Folie qui passe en revue les fruits de l’étrange métamorphose. C’est bien encore de cette vision comique d’un « monde renversé » que s’inspirent, en 1789, Les audiences de la Folie qui nous ont servi de titre, et par où nous allons finir. Dans cette « extravagance patriotique », en effet, la Folie, « déesse protectrice de la France », espère ramener sous ses lois la frivole nation française, qui la délaisse pour le « démon de la politique, nouvellement arrivé de la Grande-Bretagne ». Que « la raison remplace les ris80 » lui semble pour le moins douteux, à voir défiler : un président de parlement ; un bourgeois patriote fréquentant les clubs et les cafés ; un galant abbé et un « évêque postiche » (« l’évêque de Tripoli », dont l’évêché « n’est qu’un être d’imagination » et qui n’est « que le premier garçon d’un des plus grands prélats du royaume81 ») ; et, pour faire pendant aux deux membres du clergé, deux représentants de l’aristocratie, dont l’un se plaint précisément que « tout aille à rebours » (« le peuple prétend avoir des droits, nos paysans soutiennent qu’ils sont des hommes, [...] nous ne serons bientôt plus que de simples citoyens82 ») tandis qu’à l’autre « on veut faire la plus cruelle violence, celle de le forcer d’être humain et juste83 » (en l’obligeant de consentir au partage du droit de chasse). Ainsi rassurée sur sa puissance, la meneuse de revue n’a plus qu’à espérer que la folie de tous ces originaux se tourne vers « un objet moins triste que la politique » :
De l’aimable Folie Puisez mieux les bienfaits ; La sombre anglomanie Ne sied point aux Français. Soyez vifs et volages, Gardez vos anciens goûts ; Je vous crois assez sages Pour être toujours fous84.
79. Pierre Rousseau, L’année merveilleuse, Paris, Cailleau, 1748, sc. 1, p. 1 et 3. La représentation de cette petite pièce par les Comédiens Italiens en juillet 1748 fait suite à la parution d’une brochure à succès de l’abbé Coyer, L’année merveilleuse (reprise en 1754 dans ses Bagatelles morales), inspirée d’une facétie anglaise, Annus mirabilis, qui est sans doute une des contributions d’Arbuthnot aux Miscellanies de Swift et de Pope. 80. Les audiences de la Folie, 1789, sc. 1, p. 2-4. 81. Ibid., sc. 5, p. 23-24. 82. Ibid., sc. 6, p. 28. 83. Ibid., sc. 7, p. 33. 84. Ibid., sc. 11, p. 48-49.
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S’il semble que l’Histoire n’ait pas « donné raison » à « l’aimable Folie », supplantée par de plus sombres « fureurs », il convient d’ajouter que le retour à une vision tragique de la folie – que le XVIIe siècle français s’était efforcé de gommer – était en fait largement amorcé en littérature, et plus particulièrement au théâtre, depuis le milieu du XVIIIe siècle85. À la faveur d’une « anglomanie » dont témoignent bien les adaptations de Shakespeare, une folie frénétique, pathétique ou larmoyante n’a pas manqué de se répandre sur la scène, comme le montre l’essor du drame puis du mélodrame. Mais il ne s’agit plus dès lors de pièces comiques, et nous sortons par là du corpus, au demeurant non exhaustif, que nous avons examiné. Aussi bien ne saurions-nous prétendre en avoir fini avec les audiences de la Folie sans nous exposer aux railleries de cette dernière, qui se plaît chez Érasme à servir au lecteur une rapide conclusion en forme de deceptio. Du moins avons-nous pu mesurer le rôle joué, dans le traitement théâtral du motif, par un auteur comme Fuzelier, auquel David Trott est le premier à avoir redonné toute sa place dans la production dramatique du XVIIIe siècle qui est, comme chacun sait, le siècle de la folie. Dominique Quéro Université Paris-Sorbonne CELLF 17e-18e – UMR 8599 du CNRS
85. Voir sur ce point l’article de Manuel Couvreur, « La Folie à l’Opéra-Comique : des grelots de Momus aux larmes de Nina », Grétry et l’Europe de l’Opéra-comique, 1992, p. 201-219.
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Textes cités Anonyme, L’assemblée des animaux, dans Pierre-Jean-Baptiste Nougaret (éd.), Théâtre à l’usage des collèges, Paris, Defer de Maisonneuve, 1789, t. 1, p. 93-sq. —, Les audiences de la Folie, s.l., 1789. —, Le triomphe de la Folie, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms. f. fr. 9290, fo 233-sq. Allainval, Léonor-Jean-Christine Soulas d’, La fée Marotte, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms. f. fr. 9313, fo 20-sq. Argenson, Antoine-René de Voyer, marquis d’, Notices sur les œuvres de théâtre, Oxford, Voltaire Foundation (SVEC), 1966 [éd. Henri Lagrave]. Baecque, Antoine de, Les éclats du rire. La culture des rieurs au XVIIIe siècle, Paris, Calmann-Lévy, 2000. Boissy, Louis de, Le je ne sais quoi, Œuvres de théâtre de M. de Boissy, Paris, Prault, 1773, t. 3, p. 139-sq. Bouhier, Jean, Correspondance littéraire du Président Bouhier, Presses de l’Université de Saint-Étienne, 1974-1988, 14 vol. [éd. Henri Duranton]. Brenner, Clarence D., A Bibliographical List of Plays in the French Language 17001789, Berkeley, 1947. Carolet, Les Petites Maisons, dans Alain-René Lesage et d’Orneval (éd), Le théâtre de la Foire ou L’Opéra-Comique, contenant les meilleures pièces qui ont été représentées aux Foires de Saint-Germain et de Saint-Laurent, Paris, Gandouin, 1737, t. 10, p. 433-sq. —, Divertissement comique, ou Les Petites Maisons, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms. f. fr. 9315, fo 38-sq. —, Le sénat calotin, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms. f. fr. 9315, fo 115-sq. Carrière-Doisin, L’ambigu-comique ou L’audience de Minerve, Les étrennes de mon cousin, ou L’almanach pour rire, Falaise, et Paris, Desenne, [1789], p. 37-108. Couvreur, Manuel, « La Folie à l’Opéra-Comique : des grelots de Momus aux larmes de Nina », dans Philippe Vendrix (éd.), Grétry et l’Europe de l’Opéra-comique, Liège, Mardaga, 1992, p. 201-219. Cucuel, Georges, « La critique musicale dans les revues du XVIIIe siècle », L’Année Musicale, vol. II (1912), p. 127-130. Curtis, Judith et David Trott (éd.), Histoire et recueil des Lazzis, Oxford, Voltaire Foundation (SVEC), 1996.
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Delosme de Montchesnay, Jacques, Les souhaits, dans Évariste Gherardi (éd.), Le Théâtre Italien, ou Le recueil général de toutes les comédies et scènes françaises jouées par les Comédiens Italiens du Roi, Paris, Briasson, 1741, t. 5, p. 1-sq. Desboulmiers, Jean-Auguste Jullien, dit, Histoire du Théâtre Italien, Paris, Lacombe, 1769, 2 vol. D’Estrée, Paul, « Les origines de la revue au théâtre », Revue d’histoire littéraire de la France, vol. VIII (1901), p. 234-280. Dorvigny, Louis-Archambault, L’emménagement de la Folie, s.l.n.d. [1781]. —, La nouvelle maison à achalander, ou Momus architecte, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms. f. fr. 9252, fo 97-sq. Duranton, Henri, « Voltaire et la Calotte : histoire d’un exorcisme », Cahiers Voltaire, no 3 (2004), p. 7-23. —, « Voltaire au miroir de la calotte. Trois documents inédits », dans Ulla Kölving et Irène Passeron (éd.), Sciences, musiques, Lumières. Mélanges offerts à AnneMarie Chouillet, Ferney-Voltaire, Centre international d’étude du XVIIIe siècle, 2002, p. 545-552. —, « La très joyeuse et très véridique histoire du régiment de la Calotte », Dixhuitième siècle, no 33 (2001), p. 399-417. Du Tilliot, Jean-Baptiste Lucotte, Mémoires pour servir à l’histoire de la fête des fous, Lausanne et Genève, Bouquet, 1741. Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, par une société de gens de lettres, Paris, Briasson, 1751-1780, 35 vol. Érasme, L’éloge de la folie, Leyde, Van der Aa, 1713 [trad. Gueudeville]. Fabre, Le tribunal de la Folie, Paris, Bibliothèque nationale de France, f. fr. 9258, fo 1-sq., n.a.fr. 2847, fo 150-sq., et n.a.fr. 3003, fo 15-sq. Fagan, Barthélemy-Christophe et Charles-François Pannard, Momus à Paris, dans Barthélemy-Christophe Fagan, Théâtre de Fagan, Paris, Duchesne, 1760, t. 4, p. 357-sq. Fuzelier, Louis, La rupture du Carnaval et de la Folie, dans Parodies du Nouveau Théâtre Italien, Paris, Briasson, 1738, t. 2, p. 1-sq. —, Momus fabuliste, Paris, Veuve Ribou, 1720. —, Les abdérites de village, Paris, Bibliothèque historique de la ville de Paris, ms. n.a. 231, fo 211-sq. —, Arlequin baron allemand ou Le triomphe de la Folie, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms. f. fr. 25476, fo 99-sq. —, Les dieux calotins, Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, ms. 9545 (1).
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Fuzelier, Louis, Alain-René Lesage et d’Orneval, Le temple de Mémoire, dans AlainRené Lesage et d’Orneval (éd.), Le théâtre de la Foire ou L’Opéra-Comique, contenant les meilleures pièces qui ont été représentées aux Foires de Saint-Germain et de Saint-Laurent, Paris, Veuve Pissot, 1728, t. 6, p. 19-sq. —, Le Diable d’argent, dans Lesage et d’Orneval (éd.), Le théâtre de la Foire ou L’Opéra-Comique, contenant les meilleures pièces qui ont été représentées aux Foires de Saint-Germain et de Saint-Laurent, Paris, Ganeau, 1724, t. 4, p. 95-sq. —, Le régiment de la Calotte, dans Alain-René Lesage et d’Orneval (éd.), Le théâtre de la Foire ou L’Opéra-Comique, contenant les meilleures pièces qui ont été représentées aux Foires de Saint-Germain et de Saint-Laurent, Paris, Ganeau, 1724, t. 5, p. 1-sq. Guenin, Fabienne, « La Mère Folle de Dijon : de la farce à la satire », À rire et à pleurer. À travers six siècles de littérature en Bourgogne, Dijon, CRDP de Bourgogne, 1996, p. 71-87. Harny de Guerville, Les nouveaux Calotins, Paris, Cuissart, 1760. Hennet, Léon, Le régiment de la Calotte, Paris, Librairie des Bibliophiles, 1886. Kennedy, Emmett, Marie-Laurence Netter, James P. McGregor et Mark V. Olsen, Theatre, Opera and Audiences in Revolutionary Paris. Analysis and Repertory, Westport, Conn. and London, Grenwood Press, 1996. La Fosse, de, L’école de la Raison, Paris, Prault, 1739. La Motte, Antoine Houdar de, Le Carnaval et la Folie, dans Recueil général des opéras, Paris, Ballard, 1706, t. 8, p. 181-sq. Legrand, Marc-Antoine, L’impromptu de la Folie, Paris, Veuve Ribou, Pepingué et Flahault, 1726. Lesage, Alain-René, et d’Orneval (éd.), Le théâtre de la Foire ou L’Opéra-Comique, contenant les meilleures pièces qui ont été représentées aux Foires de Saint-Germain et de Saint-Laurent, Paris, Ganeau, Veuve Pissot, Gandouin, 1721-1737, 10 vol. Lever, Maurice, Le sceptre et la marotte. Histoire des fous de cour, Paris, Fayard, 1981. Lucien de Samosate, L’assemblée des dieux, Lucien, de la traduction de N. Perrot, Sr d’Ablancourt. Troisième Partie, Paris, Trabouillet, 1688. Marais, Mathieu, Journal de Paris, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2004, 2 vol. [éd. Henri Duranton et Robert Granderoute]. Maurepas, Jean-Frédéric Phélypeaux, compte de, Mémoires du comte de Maurepas, Paris, s.n., 1791, 3 t. [éd. Jean-Louis Giraud Soulavie].
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Mémoires pour servir à l’histoire de la Calotte, nouv. éd. augm. d’une 3e et 4e parties, à Moropolis, chez le libraire de Momus, à l’enseigne du Jésuite démasqué, 1739. Parodies du Nouveau Théâtre Italien, ou Recueil des Parodies représentées sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, par les Comédiens Italiens ordinaires du Roi, Paris, Briasson, 1738, 4 vol. Pellegrin, Simon-Joseph, Le divorce de l’Amour et de la Raison, Paris, Veuve Ribou, 1724. Piron, Alexis, Les enfants de la Joie, dans Œuvres complètes d’Alexis Piron, Paris, Lambert, 1776, t. 7, p. 261-sq. Quéro, Dominique, « Les audiences du moraliste : rire et satire dans les “pièces à tiroirs” », dans Jean Dagen (éd.), Le rire des moralistes [à paraître]. —, « Une structure dramaturgique récurrente des spectacles forains : les pièces à tiroirs », dans Françoise Rubellin (éd.), actes du colloque de Nantes (1999) sur les théâtres de la Foire [à paraître]. —, Momus philosophe. Recherches sur une figure littéraire du XVIIIe siècle, Paris, Honoré Champion, 1995. Recueil de pièces, tant en vers qu’en prose, concernant le Régiment de la Calotte, Chansonnier Maurepas, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms. f. fr. 12654-12655. Rousseau, Pierre, L’année merveilleuse, Paris, Cailleau, 1748. Thierry, Les mécontents, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms. f. fr. 9339, fo 1-sq. Tissier, André, Les spectacles à Paris pendant la Révolution : répertoire analytique, chronologique et bibliographique, Genève, Droz, 1992.
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Pour solde de tout compte. Pour une relecture équivoque des œuvres du théâtre officiel. Le cas du Dissipateur (1736/1753) de Destouches
Rien n’est si bas, si vil, qu’un air d’œconomie. Néricault Destouches, Le dissipateur ou L’honnête friponne
Destouches est l’auteur le plus représenté de toute la première moitié du XVIIIe siècle après Voltaire1, signant quelques grands succès tels que Le philosophe marié (1727) ou Le glorieux (1732)2. Il est le seizième auteur le plus joué à la Comédie-Française jusqu’à aujourd’hui, totalisant 2130 représentations au sein de cette seule institution. On lui doit des expressions quasi-lexicalisées faussement attribuées à Boileau telles que « La critique est aisée et l’art est difficile » ou « Chassez le naturel il revient au galop », qui proviennent en fait du Glorieux. Et pourtant, dès le début du XIXe siècle, on retrouve certains de ses textes dans la série « littérature de second ordre » de la collection du Répertoire du ThéâtreFrançais3. Aujourd’hui, il n’y a guère que quelques rares metteurs en scène au parcours atypique pour encore tenter de lui assurer une présence scénique : ainsi de Christian Rist, qui le met en bonne place dans la formation du comédien de son théâtre laboratoire du Studio-théâtre, et de Jean-Marie Villégier, qui, en 2001, risque avec sa compagnie de
1. Selon les relevés d’Henri Lagrave, on dénombre 167 000 spectateurs jusqu’en 1750 (dont 80 000 pour le seul Philosophe marié, qui totalise en outre 273 représentations dans le siècle), contre 391 000 pour Voltaire (Le théâtre et le public à Paris (1715-1750), 1972, p. 43). 2. Certaines se sont maintenues au répertoire pendant un siècle après la mort de l’auteur, comme Le dissipateur, La fausse Agnès, Le glorieux, L’obstacle imprévu ou encore, Le philosophe marié. 3. Anthologie, Le répertoire du Théâtre-Français, 1818, 67 volumes. L’ouvrage classe les pièces selon les auteurs de « second et de troisième rayon ».
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L’Illustre Théâtre une mise en scène des Philosophes amoureux4 dont le succès auprès du public n’a pas laissé de prouver l’efficacité dramatique de ce théâtre et sa profonde « contemporanéité », terme que je préfère à « actualité », trop équivoque, et à « modernité », trop galvaudé5. Suivant en cela le destin d’auteurs de tout premier plan tels que Dufresny, Regnard ou encore, Legrand, qui ne font que mettre à jour l’éclipse générale dont est victime l’ensemble du théâtre du XVIIIe siècle, à deux exceptions près (Marivaux et Beaumarchais, auxquels s’ajoute Diderot pour sa théorie du drame), tant dans le discours savant que sur les planches, Destouches peut aujourd’hui à bon droit être considéré comme l’un des « premiers auteurs de second ordre » et mérite sa place au panthéon imaginaire des oubliés du répertoire. Un auteur exclu de l’intérieur Je laisserai volontairement en suspens ici la question, débattue ailleurs et par d’autres, de savoir s’il faut le considérer comme « un classique attardé », inféodé à une conception esthétique et politique surannée6, ou au contraire comme un auteur « étonnamment moderne », qui entre de plain-pied dans le Siècle des Lumières7 ; de même que celle de savoir s’il est un digne représentant de la « comédie moralisante » et partant, devenu très étranger à
4. Dans le cadre d’une co-production entre la compagnie L’Illustre Théâtre et la Maison de la Culture de Loire Atlantique. Pour une analyse de ce spectacle, je me permets de renvoyer à l’entretien que j’ai réalisé avec Jean-Marie Villégier intitulé « Le théâtre de Destouches, “un monument d’utopie” » (Nivelle de La Chaussé, Destouches et la comédie nouvelle, 2007). 5. Mon récent spectacle, au Studio-Théâtre de la Comédie-Française en mars 2006, dans le cadre du cycle « Les Temps retrouvés », m’a permis de constater avec bonheur la profonde actualité du texte pour les comédiens comme pour les spectateurs contemporains. 6. Conception avancée par John Dunkley dans son édition critique de L’irrésolu : « Sa conception morale et ses ambitions dramatiques ont pour dénominateur commun la conformité à un idéal louisquatorzien ; la primauté de la morale, qui découlait de la religion catholique, et le prestige culturel sont deux faces de la même pièce » (Néricault Destouches, L’irrésolu, 1995, p. xxx-xxxi). L’auteur établit en outre dans un ouvrage biobibliographique en cours dont il a eu la gentillesse de me communiquer la teneur un lien entre sa stratégie auctoriale dans le champ de la littérature dramatique et ses ambitions de propriétaire (Confer From False Sunset to Real Dawn ; the Theatrical Works of Philippe Néricault Destouches [à paraître]). 7. Conception défendue par Françoise Rubellin dans son introduction à l’édition critique des Philosophes amoureux : « En somme, Léandre apparaît comme un porte-parole de Destouches, garant des valeurs morales concernant la famille, l’autorité parentale, l’amitié. On ne saurait cependant le réduire à un traditionaliste. […] [C]e philosophe amoureux, bien loin des vieux philosophes ridicules de nombreuses comédies, est étonnamment moderne. Cet homme […] pourrait être aujourd’hui un intellectuel aisé, désabusé du mariage, qui a choisi de vivre à la campagne loin de la pollution et des médias… et de garder sa liberté » (Néricault Destouches, Les philosophes amoureux, 2001, p. 14-15).
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l’esthétique actuelle8, ou s’il en est au contraire un sectateur infidèle, passible d’actualisations réussies9. Je me contenterai de préciser que ces débats aussi riches que légitimes sont rendus possibles par la variété et la longévité d’une carrière dramatique prolifique, protéiforme et j’ose dire, problématique de l’auteur dont l’équivocité de ses textes témoigne, rendant possible une interprétation à lectures multiples. Si j’ai choisi de consacrer le présent article, dédié à la mémoire de David Trott, à l’œuvre dramatique de Philippe Néricault Destouches10, sur laquelle il est resté relativement silencieux, bien que nos discussions récurrentes aient montré l’intime connaissance qu’il en avait, c’est d’abord et avant tout pour montrer la diversité et les paradoxes d’un répertoire considéré comme institutionnel (je prends ici le terme au sens de la Comédie-Française, celui du « Répertoire »). Il m’apparaît en effet qu’à une première phase conflictuelle de rupture avec la tradition épistémologique d’« élargissement », voire d’« éclatement de l’objet “théâtre”11 », très liée à l’affirmation critique, mais aussi auto-promotionnelle des arts du spectacle vivant, vantant les mérites de la performance et des formes dramatiques « non officielles », faisant voler en éclat non seulement le primat du texte, mais encore la hiérarchie des genres, des répertoires et des auteurs12, doive aujourd’hui succéder une phase plus apaisée de synthèse qui passe par plusieurs aménagements du cadre épistémologique : d’abord, il convient d’accepter ce que je serais tenté d’appeler le « retour du refoulé textuel », 8. Ainsi Jacques Truchet, dans la notice de son édition du Glorieux, reprenant à son compte les critiques acerbes des contemporains de l’auteur, en particulier Boissy et Voltaire, parle-t-il de la pièce en ces termes : « De fait elle n’échappe pas aux défauts de ce théâtre moralisant que Destouches plus qu’un autre a contribué à mettre au goût du jour, et dont on devait retrouver maint exemple dans l’œuvre de Marivaux […] ou de Voltaire […], sans parler des “comédies larmoyantes” […]. Le rôle du père noble, les grandes scènes de reconnaissance appartiennent à ce registre aujourd’hui périmé » (Le théâtre du XVIIIe siècle, 1972, p. 1402-1403). Et de continuer à énumérer une série de griefs envers cette dramaturgie supposément datée. 9. Françoise Rubellin de nouveau appelle plus loin de ses vœux « un metteur en scène [qui] permettra, en faisant redécouvrir Destouches, de compléter encore davantage notre connaissance du grand siècle du théâtre » (Néricault Destouches, Les philosophes […], op. cit., p. 18), non sans avoir évoqué auparavant, dans le sillage de la réponse de Fontenelle au discours d’investiture à l’Académie française, le fait que « [l’]expression “comédies moralisantes”, que la plupart des manuels d’histoire littéraire emploient pour désigner l’œuvre de Destouches, peut conduire à ne pas prendre en compte son comique » (ibid., p. 15). 10. Indépendamment des raisons très personnelles qui ont motivé un tel choix, expliquées ailleurs dans le présent volume. 11. Selon les propres termes de David Trott qui n’y a pas peu contribué. Confer, parmi tant d’autres, son article « Pour une histoire des spectacles non-officiels : Louis Fuzelier et le théâtre à Paris en 1725-26 », 1985, p. 255 ; mais aussi son Théâtre du XVIIIe siècle. Jeux, écritures, regards, 2000. 12. Sur les enjeux épistémologiques de ces questions, on lira Christian Biet et Christophe Triau, Qu’est-ce que le théâtre ?, 2006.
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et en particulier des interprétations susceptibles de refermer le cercle herméneutique allant des conditions matérielles et historiques de production des spectacles aux logiques internes de l’écriture dramatique, autrement dit, plutôt que d’opposer texte et représentation, il est utile de montrer les interactions et les interdépendances entre pratiques d’écriture et pratiques scéniques13 ; ensuite, il est salubre de s’interroger sur les points de rencontre entre « théâtre officiel » et « théâtres non-officiels », que ce soit sous la forme de la réécriture, souvent parodique, mais pas toujours, ou sous la forme des transpositions ou emprunts14 ; enfin, il peut s’avérer fécond de procéder au réexamen non dogmatique du répertoire souvent qualifié abusivement de « néo-classique », « naturaliste » et « conventionnel » du théâtre officiel, trop souvent renvoyé dos à dos avec les « théâtres non-officiels », supposément réactionnels, c’est-à-dire identifiables à de l’« anti-théâtre » ou plus justement, à un « contre-courant théâtral15 ». Peut-être un tel type de questionnement, ou plus exactement, de décalage dans le questionnement permettra-t-il d’expliquer par quel processus d’amnésie volontaire dans l’histoire du théâtre le siècle de la « théâtromanie », réduit à une peau de chagrin par l’histoire littéraire, a pu devenir le parent pauvre du répertoire tant scolaire qu’académique, politique et même artistique. En somme, ce programme de recherche ne vise à rien de moins qu’à remettre en question, voire à révoquer en doute la conception « dramatiste » du théâtre du XVIIIe siècle, jusques et y compris dans sa forme la plus apparemment « dramatique ». Cela conduira, non sans polémiques, à inverser la structure hiérarchique habituelle en postulant, au risque d’une provocation qui n’est qu’apparente, que le théâtre proprement néo-classique ou dramatique, c’est-à-dire conforme au règles de composition de la dramaturgie classique, est marginal au XVIIIe siècle, et presque entièrement subsumé, 13. De ce point de vue, Destouches, contraint de réviser le dénouement jugé trop irréaliste de son Glorieux à la suite des pressions du comédien Quinault-Dufresne, « qui refusa de la manière la plus absolue de jouer une pièce dans laquelle son personnage se serait vu humilier au dénouement », selon les termes de Jacques Truchet dans son Théâtre du XVIIIe siècle (op. cit., p. 1403), est des plus significatif ; de même que, sur un tout autre plan, l’usage qu’il fait des didascalies au cours de son œuvre. 14. David Trott parle très justement d’« “empiètements” fonctionn[ant] dans les deux sens » (« Des Amours déguisés à la Seconde surprise de l’amour : étude sur les avatars d’un lieu commun », 1976, p. 373). De ce point de vue, les travaux de chercheuses tels que Françoise Rubellin ou Nathalie Rizzoni, sur les influences réciproques entre Marivaux et les auteurs Forains, sont tout à fait significatifs, de même que ceux de Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval sur les liens d’imitation unissant théâtre officiel et théâtres de société. 15. Je partage sur ce point les réserves de David Trott dans Le théâtre du XVIIIe siècle (op. cit., p. 101), sur le concept de Jacques Scherer, à qui il revient d’avoir, avant que la mode en soit donnée, pris en considération ce corpus injustement oublié et méprisé, dans Théâtre et anti-théâtre au XVIIIe siècle, 1975.
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abstraction faite de la force de rappel et de la visibilité de l’institution, par la profusion et la variété des formes de théâtre résolument non-dramatiques16. Pour ce faire, il convient d’interroger avec force la conception fixiste du théâtre officiel, trop souvent relégué à sa fonction de conservatoire de formes et de poétiques constituées, et insuffisamment rendu à sa fonction d’expérimentation fascinée des possibles dramaturgiques et scéniques. De toutes ces pistes, David avait parfaitement conscience17, lui qui a toujours refusé les spécieuses querelles de spécialistes et qui s’est toujours tenu à l’écart des batailles rangées entre « texto-centristes » et « performo-centristes », entre adeptes des théâtres officiels et partisans des théâtres non-officiels… au profit d’une vision syncrétique des outils d’analyse du théâtre dans laquelle il reste, avec plusieurs longueurs d’avance, un incontournable pionnier. Plutôt que de défendre la thèse, soit de la consécration du théâtre officiel, c’est-à-dire institutionnel, soit de sa dévitalisation à la fin du Grand Siècle18, je préfère ici m’interroger sur l’équivocité du théâtre officiel, enfin rendu à ses ambivalences et contradictions internes. Que Destouches puisse être considéré comme un auteur officiel par excellence, placé en son temps sur les plus hautes marches de la hiérarchie littéraire par le jeu de ces stratégies gagnantes de légitimation dans lesquelles il était passé maître ne fait de doute pour personne ; qu’il ait eu, au plus haut point, la conscience de sa valeur (ce que lui reproche Voltaire, en toute connaissance de cause, à propos du Glorieux, ce qui ne manque pas de faire sourire) et des enjeux patrimoniaux de la consécration théâtrale, à la fois par l’édition et par la scène, n’est plus à prouver19 ; enfin, qu’il ait participé activement au double verrouillage esthétique et idéologique, au plan pratique comme au plan théorique, du théâtre néo-classique est une évidence pour tout chercheur informé. Et c’est précisément ce qui me pousse à le choisir comme « cas d’école » pour appliquer à une pièce maîtresse de son œuvre particulièrement significative, 16. C’est l’audacieuse conclusion à laquelle nous invitent Christian Biet et Christophe Triau dans Qu’est-ce que le théâtre ? déjà mentionné, assumant l’anachronisme en donnant au terme de « théâtre post-dramatique » défini par Hans Lehmann, une valeur heuristique pour l’histoire du théâtre prise dans son ensemble. Afin d’éviter les confusions idéologiques et historiographiques, je préfère quant à moi le terme de « théâtre non-dramatique », tout en adhérant pour l’essentiel aux thèses défendues par les deux auteurs mentionnés. 17. Les distinctions entre texte et représentation, comme entre « théâtre officiel » et « théâtres non officiels », sont symptomatiquement traitées à parité dans son Théâtre du XVIIIe siècle. 18. C’est ainsi que Jacques Scherer, réunissant paradoxalement les deux positions, écrit : « Quand à partir de 1680 la Comédie-Française règne seule et que la dramaturgie qu’elle propose est acceptée sans surprise et sans effort par son public, la vitalité du théâtre la quitte. Elle va se réfugier dans les théâtres de la Foire ou à la Comédie-Italienne » (La dramaturgie classique en France, 1959, p. 433). 19. On peut relire sur ces questions Jean Hankiss, Philippe Néricault Destouches. L’homme et l’œuvre, 1981 [1920].
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puisqu’elle l’a accompagné une grande partie de sa vie artistique, une lecture que je qualifierais de traversière. À partir de la seule considération du texte pris dans son contexte, je voudrais en effet mettre en évidence les effets de contorsion dramaturgique, de distorsion esthético-idéologiques, voire, les contradictions structurantes de la construction dramatique et le hiatus entre la déclaration d’intention artistique, relayée par une réception qui tend à la prendre un peu trop au pied de la lettre, et le mouvement propre de l’œuvre. Une façon de montrer que les textes du théâtre officiel sont, eux aussi, des « monuments en mouvance », selon la belle expression de David20. C’est sans doute là une des raisons principales de l’actuel désaveu dont est victime Destouches, qui finalement cadre mal avec les clivages habituels de l’histoire du théâtre. Ce qui nous rappelle avec force que les minores des théâtres non-officiels ne sont pas les seules victimes de la mémoire sélective du théâtre du XVIIIe siècle, et que, symétriquement, le coup de force théorique dont ils ont bénéficié ces dernières années a paradoxalement et très involontairement renforcé encore l’ombre projetée dans laquelle est plongé le théâtre officiel, en qualité d’« exclu de l’intérieur »… Fossoyeur de la comédie Fin-de-Règne, pourfendeur de la comédie satirique, restant prudemment aux marges de la comédie chrétienne (cette « métaphysique du cœur » marivaudienne), Destouches ne contribue pas peu à la restauration de la vocation moralisante de la comédie21, dans un sens qui n’est pas étranger, c’est le moins qu’on puisse dire, au traitement des questions économiques dans ses pièces. La dépense, et plus généralement, les questions d’argent, n’ont en effet cessé de hanter son œuvre, au point de devenir la matrice ou si l’on veut, le révélateur générique d’une nouvelle forme dramatique : la « comédie moralisante ». Or celle-ci ne peut être réduite, comme on le lit trop souvent encore, à un genre intermédiaire, placé entre la comédie régulière de la dramaturgie classique et le genre dramatique sérieux des Lumières. Tout au contraire, s’il est indéniable que ce genre est à la croisée d’un carrefour d’influences les plus diverses, allant de Plaute et Térence à la comédie italienne et anglaise, il n’en est pas moins vrai que c’est un genre autonome aux caractéristiques propres et aux évolutions spécifiques : nouveaux personnages, nouveaux schémas d’intrigue, jeu nouveau sur l’actualité économique, sociale et politique, fonction morale 20. David Trott, op. cit., p. 102. 21. C’est ainsi qu’on peut lire dans L’envieux ou La critique du philosophe marié : « Des mœurs vraies, de la morale, des caractères sérieux, des contrastes, des plaisanteries qui ne naissent que du sujet, pas le moindre écart, pas de paroles licencieuses ; tout y respire l’honneur, la modestie, la vertu » (Néricault Destouches, L’envieux ou La critique du philosophe marié, 1736, sc. 1. Représentée au Théâtre-Français le 3 mai 1727).
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rénovée... Autant de symptômes permettant de diagnostiquer, dans les années 1730, l’apparition d’une « comédie nouvelle22 », qu’on ne peut en aucun cas réduire à une anticipation ou une préfiguration du « genre sérieux ». Des auteurs aussi différents que Legrand, Destouches, Nivelle de La Chaussée ou encore, Boissy et Allainval en sont de bons exemples. La formule dramatique de cette comédie pourrait se résumer à l’aide de l’expression faire de nécessité vertu. En effet, la production comique de l’époque tend à mettre en évidence le schéma de la vertu un temps dévoyée, puis providentiellement ramenée, tantôt à la raison, tantôt au sentiment, toujours à l’ordre social, à grand renfort de morale conventionnelle. Ce faisant, elle se délecte dans l’évocation des infortunes de ladite vertu, et navigue en eaux troubles avec une dextérité qui ne laisse pas de trahir une certaine fascination inavouée pour le désordre momentané qu’elle convoque, évoque et le cas échéant, provoque. Cependant qu’elle met en œuvre une nouvelle poétique du genre comique, destinée à faire (sou-)rire de la vertu, et non plus du vice, tout en la magnifiant. Tels semblent bien être les enseignements d’une lecture du Dissipateur ou L’honnête friponne de Destouches, comédie écrite vers 1736 et représentée bien plus tard sur la scène de la Comédie-Française, à partir de 175323. À cette pièce, il semble que la critique contemporaine ait insuffisamment rendu justice, tout en percevant pourtant, en filigrane, sa nouveauté, à en juger par l’analyse ambiguë de Jean Hankiss à propos du Dissipateur, sorte d’éloge paradoxal : Nouvelle italienne, vieilles pièces anglaises, drames et comédies modernes, voilà les fils dont Destouches composa la contexture de son Dissipateur. Si le héros est Français d’origine, L’honnète friponne n’a plus rien de classique ni de traditionnel ; elle est du bois dont on fera les contes moraux et les drames24.
Cette pièce, n’en déplaise à la critique littéraire, est pourtant fondamentale pour comprendre l’évolution des formes comme des idées de la « comédie moralisante », sous-catégorie de la « comédie nouvelle », évolution où la confrontation de la morale et de l’économie tient, selon mon hypothèse herméneutique, un rôle essentiel et réellement structurant. À travers la mise en place d’une dramaturgie de la dépense, cette pièce permet en effet d’interroger les questions de la consommation et du luxe 22. On peut s’en convaincre à la lecture des actes du colloque Nivelle de La Chaussée, Destouches et la comédie nouvelle qui s’est tenu en Sorbonne sous la direction de Jean Dagen en mars 2004, à paraître aux Presses Universitaires de La Sorbonne. 23. Elle restera ensuite pendant près d’un siècle un des piliers du répertoire, notamment pendant la Révolution française. 24. Jean Hankiss, op. cit., p. 190.
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ostentatoire, de la législation sur la tutelle et la curatelle, des procès pour prodigalité, et partant, des apories du libre arbitre et de l’individu autonome au temps des Lumières. L’approche proposée croisera donc analyses textuelle et contextuelle (impliquant un coup de sonde dans le droit, l’économie et la politique) afin de mettre en évidence l’anthropologie chrétienne de l’économie moderne qui compte parmi les traits saillants et les originalités de l’écriture de Destouches. Une œuvre sous haute tension L’œuvre du dramaturge est empreinte d’influences contradictoires, au premier rang desquelles on trouve la tension entre morale, comédie et économie. L’importance des questions d’argent dans l’œuvre dramatique de Destouches est en effet manifeste. Elle s’explique en partie par des facteurs biographiques : bloqué à un poste d’écrivain par le préjugé contre la roture, il connaît d’importantes difficultés financières, ce qui ne l’empêche pas de faire l’acquisition de deux propriétés et surtout, de titres purement honorifiques, ne correspondant pourtant à aucune fonction professionnelle précise. Conscient de son mérite personnel, il tente ainsi de vivre noblement, tout en développant en parallèle, et contradictoirement, une conscience aiguë du caractère arbitraire du système des privilèges25. Cela se traduit par son exploitation récurrente de l’argent comme moteur d’intrigue et comme révélateur de la personnalité profonde des personnages (comme dans le Glorieux). Il préside à la réhabilitation morale d’une certaine économie, particulièrement sensible dans La belle orgueilleuse ou L’enfant gâté, à travers les propos de Monsieur de Bonaccueil, qui affirme : « [...] j’admire qu’en France, / On ait pu parvenir à polir la Finance26 ». Mais cette réhabilitation, qui est aussi une réévaluation, est plus sensible encore dans le personnage du fermier général Monsieur de Neufchâteau, qui se lance dans un discours de restauration de l’exigence morale jusqu’au sein de l’activité économique, lui permettant de faire tourner à son avantage l’agôn traditionnel entre titres et fortune, fait encore assez nouveau dans la comédie de l’époque : 25. John Dunkley prépare actuellement un ouvrage sur l’auteur, qui devrait balayer un certain nombre d’idées reçues véhiculées notamment par la seule synthèse existante à ce jour, celle de Jean Hankiss, déjà citée. Je me permets de renvoyer à ce travail, déjà mentionné supra, afin d’alléger la présente étude. 26. Néricault Destouches, La belle orgueilleuse ou L’enfant gâté, Œuvres de Monsieur Destouches, 1755, vol. I, sc. 7, p. 471.
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[...] Mais souffrez que je pense Qu’un grand bien nous tient lieu de titres, de naissance, Lorsque ne gâtant point ni l’esprit, ni le cœur, Il nous sert de moyen pour vivre avec honneur ; Pour être généreux, sans orgueil & sans faste, Et d’un Riche insolent paroitre le contraste. Si l’on ne peut citer une foule d’Ayeux, On s’en fait croire digne ; & cela vaut bien mieux, Que le stérile honneur d’une naissance illustre, Sans moyen ni désir d’en augmenter le lustre27.
Non pas que l’auteur ne partage un désaveu certain pour ce que Boissy, dans une comédie allégorique de 1730, appelle le « triomphe de l’Intérêt » qui caractérise, aux yeux de Destouches, la période... En cela, il adhère tout à fait à l’esprit conservateur et rétrograde de bon nombre d’auteurs de son temps, Marivaux en tête, conscients de la rupture historique en train d’émerger sous leurs yeux et qui se plaisent à vitupérer l’époque en invoquant de « gothiques vertus ». Les propos de Cidalise dans le Dépôt sont, à ce titre, des plus révélateurs : Ce bonheur imprévu doit bien moins me frapper, Que votre bonne foi dans le siècle où nous sommes, Où l’intérêt devient l’unique loi des hommes ; Et je me réjouis plus pour vous que pour moi, D’éprouver que l’honneur est votre unique loi. C’est des mœurs du vieux temps rappeler la mémoire28.
Pas davantage qu’il ne se prive des facilités d’une bien conventionnelle apologie de la misère vertueuse, assortie d’une stigmatisation de l’argent corrupteur, comme dans Le philosophe marié. C’est cette fois le topos à la mode de « l’embarras des richesses », qui a donné lieu à différentes comédies, comme celle d’Allainval en 1725 ; ainsi qu’à nombre de fables, comme Le savetier et le financier (1778) de Lourdet de Santerre, entre autres : Mais celui du profit vous frappe & vous réveille Avant le point du jour. Moi dans ma pauvreté J’ai songé qui j’étois et me suis respecté. Des malheurs inconnus ont causé ma ruine, Sans me faire oublier ma noble origine. Mais vous, vous avez fait, devenu Financier, D’un pauvre Gentilhomme un riche Roturier29.
27. Ibid., sc. 8, p. 473. Cette scène est proche du plaidoyer de Lisimon dans Le glorieux, acte V, sc. 5. 28. Néricault Destouches, Le dépôt, Œuvres dramatiques de Néricault Destouches, 1757, vol. IV, sc. 11, p. 720-721. 29. Néricault Destouches, Le philosophe marié ou Le mari honteux de l’être, 1736, acte III, sc. 13, p. 67.
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Cependant, Destouches sait en partie dépasser le regret d’un âge d’or largement fantasmé, et le manichéisme d’une vision du monde qui renverrait dos-à-dos les vertus de l’indigence et les vices de la prospérité. Son œuvre dramatique trahit en effet un réel souci de rénovation de l’argent, à travers une forme de remoralisation de l’économie qui s’accomplit encore, à l’époque où il écrit ses pièces, à marche forcée. Ainsi, c’est en chrétien que cet auteur pense l’économie, à travers une anthropologie chrétienne du don et de la bienfaisance susceptible, notamment, de restaurer la figure classique du « généreux ». C’est bien, en effet, de conversion axiologique qu’il s’agit dans des pièces aussi diverses, et aussi échelonnées dans le temps, que Le médisant (1714), Le philosophe marié ou Le mari honteux de l’être (1727), Les philosophes amoureux (1729), Le glorieux (1732), La belle orgueilleuse ou L’enfant gâté (1741), Le jeune homme à l’épreuve (1751), ou encore Le dépôt (sans doute écrite en 1736, imprimée en 1757)... pour ne citer que les plus centrales du point de vue envisagé ici. Une pièce sous haute pression Pourtant, la figure apparemment déceptive du prodigue proposée dans Le dissipateur ou L’honnête friponne a de quoi induire en erreur. L’intrigue de la pièce n’est pas, en effet, dépourvue d’ambiguïtés : à y regarder de près, elle témoigne même d’une pensée complexe, qui met en œuvre des caractères clivés. Elle consiste, à travers une structure dramatique téléologique et une finalité axiologique récurrente, à faire la chronique d’une ruine annoncée en modèle réduit, ce qui explique l’étonnante pression dans l’écriture... On y assiste en effet à la curée financière du personnage de Cléon, riche héritier poussé à la ruine la plus complète par une jeune veuve rompue aux affaires, qui s’accapare successivement toutes les formes de son patrimoine. En effet Julie parvient, avec l’aide de Finette, à extorquer des fonds considérables à son amant (d’abord 20 000 écus, puis 100 louis, et finalement 1 000 écus, par le truchement de son frère le Marquis), pour honorer d’imaginaires dettes de jeu, avec une habileté que n’auraient pas désavouée les coquettes les plus éhontées de Regnard, Dancourt, Dufresny ou encore, Lesage... Elle capte donc, dans un premier temps, l’ensemble des liquidités de son amant présumé30. Au cours du second acte, elle met à profit l’argent soutiré à son amant pour organiser le rapt de ses biens meubles et immeubles, en usant d’un prête-nom, Dorante, sorte d’homme de paille qui sert d’acheteur écran. Par cet expédiant, la veuve rouée s’octroie ainsi jusqu’au patrimoine symbolique par excellence de la noblesse : les terres du domaine familial. Et ce à vil prix, puisqu’elle a pris soin, 30. Ce qui, en soi, justifierait une analyse en terme d’« économie libidinale » que je laisse ici en suspens, faute de place.
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l’instant d’avant, de priver son amant d’argent liquide, afin de contraindre son train de vie. Julie exerce ensuite sur lui un odieux chantage, exigeant 100 000 francs pour prix de son silence sur cette vente ignominieuse du patrimoine de famille susceptible d’attirer sur lui le discrédit familial et la vindict publique. Il ne lui reste plus alors qu’à capter l’héritage entier de Cléon, en séduisant un vieil oncle avaricieux venu tout droit de province pour amender son neveu, et qui, par dépit de le voir mener grand train de vie, malgré ses nombreuses mises en garde, la déclare sur le champ « légatrice universelle », à l’aide d’un contrat en bonne et due forme. Enfin, elle gagne au jeu, en une nuit, les rares vestiges de sa fortune déclinante, le conduisant au bord du suicide. Mais ce n’est que pour lui restituer finalement toute la fortune, non sans prendre la précaution de le contraindre au mariage et à une sorte de rédemption par la ruine. Le sentiment amoureux est donc dissimulé, tout au long de la pièce, derrière un discours de l’intérêt individuel débridé qui ne tombe le masque qu’au dénouement. Mais quel est celui que cette clôture artificielle, qui peine à sauver les meubles, au sens propre du terme, trompe-t-il ? Et surtout, quel n’a pas été le plaisir proprement divertissant, pour le public, du spectacle de la curée de Cléon, et des manœuvres de l’intérêt bien compris, combien plus séduisantes que la très (trop ?) tardive logorrhée du sentiment et rhétorique du sacrifice amoureux ? On le voit, la structure dramatique de la pièce31 est toute entière orientée par la vocation morale qui lui incombe. Destouches fournit même, dans la « Préface » du Dissipateur, les éléments d’une poétique de la dépense précieux quant à la valeur structurante de la thématique de la dilapidation dans la comédie moralisante : Quelque prodigue que puisse être un homme, il ne parvient pas tout d’un coup à sa ruine totale, qui est le seul événement par où l’on puisse finir son histoire et achever son portrait. Or, comment accorder les regles du Théâtre avec un pareil caractère ? Ruiner un homme puissamment riche en l’espace de vingt-&-quatre heures, c’est représenter une action qui ne peut gueres être vraie, & qui certainement n’est point vrai-semblable32.
31. Le même type d’analyse dramaturgique pourrait être mené à partir d’une autre pièce de Néricault Destouches écrite à la même époque, et représentée en 1745, Le trésor caché (Œuvres dramatiques […], op. cit.), en bien des points comparable. 32. Néricault Destouches, Le dissipateur ou L’honneste-friponne, 1736, « Préface », p. iv-v. Sauf mention contraire, ce sera l’édition de référence pour cette étude, bien qu’elle ne corresponde pas entièrement à la version scénique de la représentation donnée à la Comédie-Française le 23 mars 1753, dont on peut se faire une idée précise en consultant l’édition sans lieu, sans nom, « conforme à la représentation », conservée à la Bibliothèque-Musée de la Comédie-Française [sous la cote 1. DIS. Des]. Cette édition porte en outre la marque de deux écritures manuscrites indiquant les passages censurés et / ou réécrits pour la reprise triomphale, pendant la Révolution française. Je travaille actuellement à une édition critique permettant de confronter ces trois textes.
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D’emblée, l’argument moral et la réflexion poétique et dramaturgique sont donc, dans la pensée même de l’auteur, étroitement correlés, mais sur le mode de la tension. Il affirme même que c’est entièrement la portée démonstrative qui a présidé à l’établissement de l’intrigue et des péripéties : Il ne me restoit donc aucun expédient pour me tirer de l’embarras où je me trouvois que de faire paroître d’abord mon Héros prêt à tomber dans le précipice qu’il ne voit point, parceque ses passions & ses faux amis le lui cachent depuis long-tems ; mais il ne me suffisoit pas de le présenter dans une situation si périlleuse : il falloit faire connoître au spectateur les raisons & les incidens qui l’avoient causé ; je ne pouvois les mettre en action, puisque le tems le me le permetoit pas ; & ce n’est que par des récits que j’ai rempli mon sujet33.
Telle est bien, en effet, la visée d’un auteur qui ne veut plus « [s’éloigner] du but qu’[il se] propose, qui est de représenter le monde tel qu’il est, & non tel qu’il devroit être34 ». La structure dramatique suit de près la ruine du personnage principal, prodigue jusqu’à la déraison dont le but avéré et conscient est de se défaire au plus vite, dans les plaisirs de toutes sortes, d’une fortune personnelle et d’un héritage devenus par trop pesants. L’intrigue est déterminée par cette chronique d’une ruine annoncée, agencée à la façon d’une démonstration, et précisément « informée » par les mécanismes du droit et de l’économie. Il s’agit, pour le dramaturge, de mettre en évidence la double logique, d’une part, de dilapidation du prodigue, qui véritablement sème à tout vents, d’autre part, de façon plus complexe, de captation des biens ainsi disséminés par la veuve Julie, habile calculatrice et ménagère avisée. Faste, luxe et volupté Ce qui frappe à la lecture de la pièce c’est sans aucun doute son caractère anachronique et décalé par rapport au contexte socio-politique de son temps. Comédie de et sur la dépense, elle met en scène un « caractère » qui ne manque pas une occasion de plaider en faveur des parasites de toutes sortes et surtout, de la « folle dépense », poussée jusqu’au mépris de l’héritage35, et contre le règne austère et sordide de l’avarice, soutien direct du patriarcat. Il s’agit indéniablement d’une comédie animée par un ethos nobiliaire, empreint des tyrannies de l’étiquette, hérité du temps de la « curialisation » de la société d’Ancien Régime si bien décrit par Norbert Elias36. En cela, elle s’inscrit
33. Ibid., p. v-vi. 34. Ibid., p. viii. 35. Notamment dans la diatribe de l’acte IV, sc. 2 du Dissipateur (ibid., p. 90-94). 36. Norbert Elias, La société de cour, 1985 et La civilisation des mœurs, 1973.
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dans une sorte d’« ancien régime de la dépense37 » caractéristique de la société louis quatorzienne, qui a trouvé son point culminant, naguère, dans l’agôn symbolique et rituel38 entre le roi et Fouquet, entraînant la disgrâce de ce dernier et sa mystérieuse disparition, et dans le système propre à la société de cour qui s’est ensuite mis en place. C’est aussi une œuvre qui vante, avec émerveillement, l’essor du luxe, sujet à controverses tout au long du siècle39. Cette notion contradictoire, véritable pierre d’achoppement pour les philosophes des Lumières40, recouvre en fait des évolutions multiples, allant dans le sens d’une diffusion de plus en plus marquée, à la fois dans les différentes couches sociales et dans les différents lieux sociaux, qu’ils soient publics ou privés. Elle est largement héritée de la réhabilitation mythique d’un « âge d’or » dans une large mesure fantasmé41, et s’éteindra subitement avec la réélaboration révolutionnaire de l’économie politique42. Destouches se plait à en souligner les ridicules et les contradictions, notamment dans Le glorieux (1738), reviviscence du code chevaleresque et des tyrannies du point d’honneur dans un contexte de montée en puissance de la bourgeoise fortunée et de banqueroute d’une partie de la vieille noblesse traditionnelle (dite « de souche »), cependant qu’une autre partie accepte de déroger à la loi qui lui impose l’oisiveté et se lance dans l’industrie ou le commerce43. Cependant, les dépenses somptuaires et ostentatoires invoquées par Cléon dans Le dissipateur44 sont dans une large mesure devenues de brillants souvenirs en 1736. La royauté elle-même en donne l’exemple. Car, en dépit du maintien de certaines traditions telles que les chasses royales ou les 37. Selon l’heureuse expression d’Anne Gotman dans Dilapidation et prodigalité, 1995, ch. 15, p. 225-241. 38. Ce processus de rivalité dans la dépense somptuaire n’est pas étranger au mécanisme du potlatch décrit par Marcel Mauss à propos des sociétés archaïques dans « Essai sur le don. Formes et raisons de l’échange dans les sociétés archaïques », Sociologie et anthropologie, 1973. 39. Michael Cardy, « Le nécessaire et le superflu : antithèse des Lumières », 1982, p. 183-190. 40. René Galliani, « Le débat en France sur le luxe : Voltaire ou Rousseau », 1976, p. 205-217. Pierre Rétat, « Luxe », 1994, p. 79-88. André Morize, L’apologie du luxe au xviiie siècle et « Le mondain » de Voltaire. Étude critique sur « Le mondain » et ses sources, 1909. 41. Philippe Perrot, Le luxe. Une richesse entre faste et confort, xviii-xixe siècles, 1995, notamment chapitre 6 : « Luxes anciens, rémanences et réinterprétations », p. 157-200. Mais aussi dans une toute autre perspective, John Sekora, Luxury. The Concept in Western Thought, Eden and Smollett, 1977. 42. Serge Latouche, « Le luxe guillotiné ou comment un concept disparaît du discours économique dans la tourmente révolutionnaire », 1989, p. 39-53. 43. Daniel Dessert, Argent, pouvoir et société dans la société d’Ancien Régime, 1984. Voir aussi le drame de Sedaine, Le philosophe sans le savoir et Les deux amis ou Le négociant de Lyon de Beaumarchais, parmi d’autres. 44. Mais aussi, en des termes comparables, par Léandre dans Le trésor caché (Néricault Destouches, op. cit.).
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lâchers de pigeons, héritées des anciens sacres, on assiste à une diminution drastique du faste royal, à en juger par la parcimonie des réjouissances publiques organisées à l’occasion de la naissance de Louis XV, et plus tard du couronnement de Louis XVI45. Cette évolution suit de près la dégradation des finances publiques tout au long de la période, à cause notamment du déficit endémique hérité, précisément, de Louis XIV et dont l’économie française peine à se remettre (en fait, elle n’y parviendra pas, en dépit d’une conjoncture économique plus favorable dans la seconde moitié du siècle). Mais le cadre mental et social a changé. La poursuite de l’intérêt privé devient la norme d’une société qui fonde son ordre politique et moral sur l’influence pacificatrice du « doux commerce » et sur la recherche de la satisfaction individuelle dans l’harmonie des intérêts46. La vieille doctrine de l’interdiction de l’usure n’est plus, remplacée par les systèmes d’auteurs comme Hume, Locke, Hutcheson, ou en France, Montesquieu ou Voltaire qui annoncent Condorcet et Benjamin Constant. La dynamique cumulative du profit et de l’accumulation devient progressivement la règle47, et si les dépenses de prestige se maintiennent en partie, c’est surtout pour s’assurer un rayonnement propice à la prospérité des affaires, qui repose en grande partie sur les effets de réputation48. Ces précisions historiques et idéologiques apportées, on est donc à même de percevoir l’écart, l’originalité de cette dramaturgie de la dépense, qui prend pour figure emblématique un dissipateur, un fils prodigue plus soucieux de se débarrasser de sa fortune que de la rendre « profitable ». Force est d’admettre qu’elle tranche avec la production comique de l’époque, toute occupée à négocier la grande transformation du genre comique de la satire à la vertu, qui suit de près le grand retournement axiologique des années 1730-1750 en matière de jugement de valeur sur l’argent et l’économie. De ce basculement, le second Dufresny est un bon exemple, mais aussi Marivaux ou encore, Boissy... Alors que 45. Jean Starobinski, Largesse, 1994. 46. Cf. Albert O. Hirschman, The Passions and the Interests, 1977 et Pierre Rosanvallon, Le libéralisme économique. Histoire de l’idée de marché, 1989. 47. Cf. Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, 1964. 48. Comme l’ont bien compris les financiers et les marchands tels qu’ils sont représentés notamment chez Dancourt dans Les agioteurs ou chez Lesage dans Turcaret, ou dans une toute autre perspective chez Louis-Sébastien Mercier dans La brouette du vinaigrier. Pour une vision plus précise de ces questions, je me permets de renvoyer ici à Jean-Marie Thomasseau, Commerce et commerçants dans la littérature, 1988, et en particulier aux articles de Charles Mazouer, « Le commerçant dans l’ancien Théâtre-Français jusqu’à la Révolution », Henri Lagrave, « Le commerce extérieur et le négociant, vus par Mercier de L’an 2440 à La brouette du vinaigrier » et Marc Regaldo, « Le drame et la réhabilitation du commerce au XVIIIe siècle ». On lira également Martial Poirson (dir.), Art et argent au temps des premiers Modernes (XVII-XVIIIe siècles), 2004.
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la comédie se plait à mettre en scène des « financiers larmoyants », des marchands honnêtes et des bons pères de famille habiles gestionnaires du patrimoine, comme on en voit tant chez Diderot, Sedaine, Mercier, Nivelle de La Chaussée ou même, un peu plus tard, Beaumarchais, Destouches, quant à lui49, se plaît ici à exhiber un personnage tout droit sorti de la comédie du « Soleil couchant » ou « Fin-de-Règne », en complet décalage avec son temps50. Le personnage du dissipateur rappelle en effet, sur ce point au moins, les comédies de Dancourt, Lesage, Regnard ou encore, du premier Dufresny. Et ce même s’il ne s’agit pas du tout de la même situation, puisqu’il dilapide ici son propre bien, là où les personnages de joueurs, parasites de toutes sortes, chevaliers libertins et autres coquettes de la comédie « Fin-de-Règne », s’appropriaient le bien d’autrui et n’aspiraient en fait qu’à l’établissement, dans une perspective très « conservatrice », au moyen d’un mariage d’intérêt avec une vieille veuve joyeuse bien fortunée. La nuance est d’importance, puisqu’elle bouleverse en profondeur les cadres dramaturgiques. Regarder les hommes tomber À un premier niveau de lecture, on peut envisager la figure du dissipateur comme l’apologie de l’individu autonome, enfin émancipé des contraintes d’une société fondamentalement holiste. La prodigalité serait ainsi, en l’espèce, considérée comme le plus sûr moyen d’une salutaire autofondation du sujet. Cette naissance et affirmation de l’individu autonome est très nettement perceptible dans la diatribe de Cléon en faveur de l’insouciance hédoniste : « À me gêner rien ne peut me réduire. / J’aime la liberté plus que mon intérêt ; / Et mon unique loi, c’est tout ce qui me plaît51 ». La position est, d’ailleurs, en de multiples occasions, reprise en écho, comme ici par le marquis, qui défend la posture cynique d’un libertinage bien tempéré : L’oncle, le jeu, l’amour, la table, les largesses, Te sauvent pour jamais l’embarras des richesses. Comme un sage de Grece, en méprisant le bien, Te voilà vraiment libre et vis-à-vis de rien52. 49. Qui a eu et aura encore ses « hommes d’argent sensibles », comme dans Le médisant, Le philosophe marié ou encore La belle orgueilleuse ou L’enfant gâté, notamment. 50. Voir André Blanc, Florent Carton Dancourt (1661-1725). La comédie française à l’heure du Soleil couchant, 1984, mais aussi Guy Spielmann, Le jeu de l’ordre et du chaos. Comédie et pouvoirs à la Fin de Règne (1673-1715), 2002 et Christian Biet, Droit et littérature dans l’Ancien Régime. Le jeu de la valeur et de la loi, 2002. 51. Néricault Destouches, Le dissipateur […], op. cit., acte IV, sc. 5, p. 98-99. 52. Ibid., acte V, sc. 9, p. 125.
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Encore s’agit-il là d’un « individualisme négatif », qui exprime sa liberté à travers le pouvoir souverain du sujet à l’autodestruction. C’est compter sans la figure de l’avare, qui répond curieusement à ce plaidoyer en faveur de la liberté, en invoquant à travers la bouche de Géronte la valeur d’équivalent universel que constitue l’argent : Plus on aime l’argent, & moins on a de vices ; Le soin d’en amasser occupe tout le cœur, Et quiconque s’y livre y trouve son bonheur. Un ami qu’on implore, ou refuse, ou chancelle. L’argent est un ami toujours prompt & fidéle. Le plaisir d’entasser vaut seul tous les plaisirs. Dès qu’on sçait que l’on peut remplir tous ses desirs, Qu’on en a les moyens, notre ame est satisfaite… De tout ce que je vois je peux faire l’emplette, Et cela me suffit. J’admire un beau château ; Il ne tiendroit qu’à moi d’en avoir un plus beau ; Me dis-je. J’apperçois une femme charmante ! Je l’aurai, si je veux, & cela me contente. Enfin, ce que le monde a de plus spécieux, Mon coffre le renferme, & je l’ai sous mes yeux, Sous ma main ; & par-là, l’avarice qu’on blâme, Est le plaisir des sens, & le charme de l’ame53 !
Le moins que l’on puisse dire est que le personnage du dissipateur est profondément ambivalent : d’un côté il se proclame, par sa liberté d’héritier, souverain dans la gestion de son patrimoine, individu autonome affranchi des relations d’allégeance familiales, sociales (les tyrannies de l’étiquette), amicales ou même, amoureuses, à rebours des thèmes, classiques dans l’univers de comédie, du mariage de raison et de l’amitié intéressée, prélude de l’« amitié conjugale » prônée par l’Église et la société du temps. Mais en même temps, il discrédite par sa conduite et ses prises de position toute portée potentiellement réformatrice et rénovatrice de cette posture. C’est un personnage incohérent, homme d’argent... qui ne connaît rien à l’argent et se réduit bientôt lui-même à la plus cruelle indigence, s’exposant sciemment à souffrir les humiliations les plus radicales du matriarcat. La dramaturgie de la dépense manque donc, en définitive, deux types d’idées neuves dont elle est pourtant porteuse a priori. D’une part, elle passe à côté du souci redistributif qui sera à l’origine de la revalorisation juridique du prodigue pendant la période révolutionnaire : la dilapidation de l’héritage
53. Ibid., acte III, sc. 5, p. 70-71.
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est une façon de limiter l’accumulation des fortunes et le creusement des inégalités. Donc le prodigue est investi, comme malgré lui et à ses dépens, d’une utilité sociale collective essentielle. Si bien que sa conduite, vicieuse au plan privé, devient vertueuse, voire salutaire au plan public. C’est là une libre transposition littéraire d’un tournant essentiel de la pensée économique et sociale de l’époque54, théorisé notamment par Mandeville dans sa célèbre Fable des abeilles, ou Vices privés, vertus publiques. D’autre part, laissant entrevoir le pouvoir libérateur de l’argent et de ses usages sociaux, la pièce ne va pas jusqu’à doter la dépense d’une puissance de corrosion, ni jusqu’à lui donner toute sa force créatrice de désordre social... Elle reste, en l’espèce, des plus conservatrices. Ainsi Cléon va-t-il « rentrer dans le rang » et se laisser dépouiller de la force subversive qu’il aurait pu, un temps, incarner. Son pouvoir de contestation n’a-t-il pas, d’ailleurs, été miné tout au long de la pièce par le véritable régime de curatelle que met en place Julie avec la complicité des « vertueux » ? La prodigalité en procès, l’individu sous tutelle On ne peut manquer d’intégrer à une telle interprétation l’analyse des réformes juridiques et judiciaires qu’ils contribuent à problématiser et à mettre en cause. On assiste en effet, au cours du xviiie siècle (l’évolution s’étant en fait amorcée dès la fin du xviie siècle), à un durcissement de la législation en matière de patrimoine familial. Il semble bien que les juristes cherchent à poser les bases d’une économie domestique bien tempérée, ce qui implique, d’une part, une stricte réglementation de la gestion du patrimoine ; d’autre part, une supervision sévère des modalités du droit de succession, toujours soupçonné de représenter une menace d’instabilité lignagère. Il ne s’agit de rien de moins que de neutraliser la liberté individuelle des usufruitiers du patrimoine familial, et de juguler leur pouvoir de dissémination du capital. Pères indignes, fils ingrats, filles indociles, veuves joyeuses... constituent autant de menaces pour le droit de succession et le devoir de conservation du bien familial, au terme d’une vie placée sous le signe de l’austérité et de la gestion rationelle du patrimoine. Pour garantir ces piliers de l’ordre économico-social, les juristes modifient considérablement à la fois la législation en matière de curatelle et la juridiction en matière de procès pour prodigalité.
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54. Pierre Force, Self-Interest before Adam Smith : A Genealogy of Economic Science, 2003.
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Le prodigue est si bien stigmatisé par la législation d’Ancien Régime qu’il est assimilé au fou, par une sorte de dérivation métaphorique de la notion courante à l’époque de « folle dépense55 ». Comme tel, il est soumis à l’enfermement ou à la privation du droit à la pleine jouissance, en son âme et conscience, de ses biens patrimoniaux56. Il peut être, le cas échéant, dessaisi de sa propriété privée, droit par excellence au Siècle des Lumières, et fondement d’un ordre nouveau, de l’aveu même des plus grands réformateurs politiques et sociaux. Procès pour prodigalité menant tout droit à l’internement dans les maisons de force et / ou à la destitution et régime de curatelle conduisant à l’incapacité juridique sont donc les deux mécanismes permettant aux familles de « reprendre ce que de droit » et de limiter l’exposition du patrimoine domestique à ces « correctionnaires » que constituent les prodigues, et auxquels on est souvent enclin à prêter tous les défauts et tous les vices associés à leur dépense compulsive. Ainsi, le prodigue ne peut être en outre, selon l’opinion publique, que joueur, débauché, libertin ou fou, à moins qu’il ne soit tout cela à la fois57… Les archives du Châtelet et de la Bastille sont pleines de ces sombres histoires de famille où l’on essaie, par dénonciation secrète, d’obtenir une lettre de cachet ou une sentence d’élargissement pour écarter un parent jugé indigne, un enfant trop turbulent, où un conjoint devenu encombrant pour la gestion du patrimoine... Et ces désordres dans le ménage ou dans la parenté, minutieusement archivés, révèlent bien plus le déchirement des familles sur la question du patrimoine que l’expression d’un arbitraire royal auquel on a trop souvent cherché à réduire les institutions carcérales d’Ancien Régime. Il y a là, incontestablement, de la part de la population (toutes classes sociales confondues, comme on peut le constater à la lecture des archives administratives), un désir d’État, une demande sociale de législation dont s’empare, comme à l’accoutumée, la comédie
55. On peut regretter que Michel Foucault, dans son Histoire de la folie à l’âge classique. Folie et déraison (1972), n’ait pas pris en considération ce type de glissement métaphorique fécond pour l’analyse. 56. Pour un état précis de ces questions, consulter Anne Gotman, op. cit., ch. 15 « L’Ancien Régime de la dépense », ch. 16 « De l’utilité de la prodigalité pour la Révolution ? », ch. 17 « La prodigalité, entre homo economicus et homo domesticus » et ch. 18 « La prodigalité, l’économie et les mœurs, suite et fin », p. 225-298. 57. Jacques Pirenne, « De l’interdiction des fous et des prodigues dans l’ancien droit coutumier français », Mélanges Paul Fournier : de la Bibliothèque d’histoire du droit, 1929, p. 633-650. Pour une vision plus générale de cette question, confer Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, 1972.
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pour mieux les subvertir58. Et les familles, en fonction de leurs ressources propres, arbitrent entre recours à l’interdiction ou à l’enfermement, selon que l’impératif est plutôt de neutraliser un élément perturbateur dans la dynastie... ou de limiter les bouches à nourrir. On a lieu cependant de s’étonner, à la lecture des juristes de l’époque, du très grand flou dans la caractérisation du fait. Aussi peut-on lire dans leurs écrits : Ceux qui dissipent leurs biens en folles dépenses et dont la mauvaise conduite oblige à les déclarer prodigues et à les interdire en justice, sont dépouillés de la conduite de leurs affaires et du maniement de leurs biens59.
Il en est de même ailleurs : « Le prodigue est celui qui ne met ni terme ni fin à ses dépenses, déchire et dissipe ses biens avec profusion60 ». Citons encore : La prodigalité étant folie commencée, le prodigue, sur l’avis de ses parents, est interdit par le juge de la conduite de ses affaires et du maniement de ses biens et l’on en donne la charge à un curateur ; cela est fait pour son propre avantage61.
Face à ce vide juridique, seuls quelques faits saillants, récurrents dans les recueils de jurisprudence, permettent d’isoler un certain nombre de critères de jugement relativement stables, et de percevoir le jeu de l’administration de la preuve : d’abord, l’esprit dans lequel la dépense a été faite – plus que l’importance des sommes engagées, il s’agit donc d’évaluer l’intention, avec en ligne de mire, encore et toujours, le contre-modèle de la folie ; ensuite, la récurrence ou mieux, la permanence du fait – s’agit-il d’une conduite permanente ou d’un accident de parcours ? ; enfin, la nature de la dépense – à quoi sont affectés les fonds ? C’est alors que plusieurs facteurs extérieurs à l’action en elle-même entrent en jeu pour juger de l’opportunité ou non du comportement de l’incriminé. Ainsi, une des « fautes » les plus violemment sanctionnées est-elle la « vente à vil prix », « vente sans nécessité, dans la vue de dissiper ». Tel est bien le cas de Cléon dans la pièce, à n’en pouvoir douter. La situation familiale – un père de famille sera jugé avec beaucoup plus de sévérité qu’un célibataire, objet de stigmatisation sociale et d’emblée perdu
58. Arlette Farge et Michel Foucault, Le désordre des familles. Lettres de cachet des archives de la Bastille, 1982. 59. Jean Domat, Les lois civiles dans l’ordre naturel, 1689-1694, L. I, titre II : « Des curateurs ». 60. Léonce Meslé cité par E. M. L. Delaporte, De la condition du prodigue dans le droit romain, le droit français et les législations étrangères modernes, 1881, p. 178. 61. François Bourjon, Le droit commun de la France et la coutume de Paris réduits en principes, 1776, L. I, titre VI, section 4 : « Des interdits pour prodigalité ».
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pour la communauté62 – et la nature de l’embarras entrent également dans l’appréciation du cas : ainsi de la « disposition prochaine à la ruine entière, à laquelle des commencements déjà trop funestes doivent nécessairement préparer63 ». On le voit, devant les non-dits de la loi en matière d’interdiction et d’enfermement pour prodigalité, les normes sociales et éthiques reprennent le dessus, qui ont la dent dure contre les prodigues, ces fauteurs de trouble qui mettent en péril l’ordre social dans une société différenciée où il est de bon ton que chacun reste à sa place... L’arbitraire du recours des familles et l’arbitraire du juge se mêlent donc pour condamner le prodigue, irrévocablement, et légitimer une intervention directe de l’État dans l’administration privée de ses affaires. En l’absence d’une loi clairement définie susceptible de transcender ces normes sociales, c’est l’enquête préliminaire commanditée par le juge qui est réellement la pièce déterminante dans l’administration de la preuve et partant, l’émission du jugement. Cependant, l’autonomisation de la sphère économique et de l’individu au xviiie siècle modifient notablement les données du problème. Et au droit des familles, encore solidement enraciné dans les valeurs sociales64, s’oppose progressivement la doctrine de l’acteur individuel rationnel et maître de ses biens, en son âme et conscience. Le pouvoir émancipateur de la doctrine du droit naturel, mais surtout de l’idéologie économique libérale, qui devient peu à peu la première source de légitimité idéologique, supplantant même la religion, contribue donc fortement, en affirmant le primat de l’individu autonome et souverain65, à remettre en cause le jugement sur la notion de prodigalité
62. Comme le montre la pièce de Collin d’Harleville, Le vieux célibataire, an II [fin 1793]. PhilippeAntoine Merlin affirme en effet : « Il est [...] certain que les excès auxquels il faut [que la dissipation] soit portée pour déterminer la justice à priver un homme de sa liberté, doivent être plus considérables et plus criants de la part d’un père de famille, que d’un célibataire. [...] Son patrimoine n’est proprement pas à lui, la nature et la loi le destinent à ses enfants ; elles regardent ses enfants, en quelque sorte, comme ses copropriétaires ; et à sa mort, c’est moins une succession qu’une continuation de la propriété qu’elles défendent » (Répertoire universel et raisonné de jurisprudence, 1827, p. 367). 63. Jean-Baptiste Denisart, Collection de décisions nouvelles et de notions relatives à la jurisprudence actuelle, 1771, t. 3, « Interdiction », p. 3. 64. Jacques Commaille, « Les formes de justice comme mode de régulation de la famille, questions sociologiques posées par les tribunaux de famille sous la Révolution Française » et Jean-Louis Halpérin, « Tribunaux de famille. Les juristes ou comment s’en débarrasser ? », La famille, la loi, l’État, de la Révolution au code civil, 1989, respectivement p. 274-291 et p. 292-304. Voir aussi J. Commaille, « La régulation politique de la famille », La famille. L’état des savoirs, 1991. 65. Louis Dumont, Homo aequalis. Vol. I : Genèse et épanouissement de l’idéologie économique, 1977.
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et l’interdit dont elle était frappée, au nom de valeurs holistes de type communautaires. Cette remise en cause culminera avec la suspension (plutôt qu’une suppression ou une abolition pure et simple, comme on le lit souvent) de l’interdiction de la prodigalité délictueuse66. Pendant la Révolution, les termes du débat sont cette fois assez clairement identifiables. Ils peuvent se résumer à cette assertion de Lannes, qui remet explicitement en question l’interdit : Qu’une personne majeure s’avilisse par un mariage honteux ou se ruine par des dépenses inconsidérées, ou se livre aux excès de la débauche et vive dans la crapule, rien de tout cela ne me semble présenter de motifs assez forts pour priver de leur liberté ceux qui sont sui juris67.
Le premier argument est donc celui de la préservation des droits de l’individu contre toute forme d’« incapacité » dégradante ; il est émis au nom de la raison prêtée a priori à tout être humain. Mais on assiste, en parallèle, à un déplacement de la problématique, glissant du domaine de la philosophie morale à celui de l’économie politique. Au fur et à mesure qu’on se rapproche de la Révolution française, la question devient moins de savoir si le prodigue est un irresponsable, pratiquant la « folle dépense » au détriment des règles de conservation du patrimoine, que de savoir s’il exerce ou non une influence dissolvante sur l’économie domestique et partant, sur l’économie prise dans son ensemble, et donc le système social sur lequel elle s’appuie. Ainsi, le débat porte cette fois plus directement sur la question de la subsistance et sur l’articulation entre ordre social et ordre familial68, qui est à la fois garanti par l’État et garantie de l’État, en tant que cellule élémentaire et fondamentale de l’organisation politique. Sur toutes ces questions, les comédies de Destouches se montrent particulièrement habiles. D’abord, en mettant en scène un type de personnage cher à l’auteur, caractérisé par son hétéronomie. Ensuite, en mettant en crise, implicitement, le principe juridique de curatelle, et les fondements du droit de succession sous l’Ancien Régime.
66. Je n’entre pas ici dans le débat opposant deux traditions juridiques, l’une affirmant que la loi a été abrogée par décret le 2 septembre 1793, l’autre qu’elle est simplement tombée en désuétude mais encore valide jusqu’au Code civil, comme on peut le voir dans l’article 13 de la constitution du 5 fructidor an III (22 août 1795). Je signale seulement que la plupart des manuels de droit civil se contentent de parler de « suppression virtuelle » de l’interdiction en droit intermédiaire. 67. Suzanne Lannes, La condition des majeurs incapables dans l’ancien droit, 1964, p. 69. 68. François Hincker, « Ordre domestique et ordre de la cité dans la pensée économique et pédagogique à la fin du XVIIIe siècle », La famille, la loi, l’État, de la Révolution au code civil, 1989, p. 452-461.
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Comment l’argent vient aux femmes Destouches développe en effet, à travers le personnage emblématique du dissipateur, un thème qui lui est cher : celui de la détermination externe du personnage et de son hétéronomie. Dans L’irrésolu (1712) déjà69, le dramaturge se plaisait à faire évoluer deux modèles éducatifs concurrents, l’un extrêmement moderne pour l’époque, fondé sur l’épanouissement individuel et les préceptes non directifs (celui de Pyrante), l’autre sur la réaffirmation inlassable de la loi et de l’autorité légitime du père de famille (celui de Lysimon). L’argument de la pièce était ainsi centré sur cette remarque de Pyrante : « Il n’y a que les sots qui soient résolus ». Il s’agissait donc là d’une pièce de la procrastination, du vertige des possibles, du marchandage amoureux, pièce surtout des difficultés de l’autonomie de l’individu moderne, à la fois grisé et effrayé par sa propre marge de liberté... De même, dans Le glorieux (1732)70, le retour à l’ordre du Comte de Tufière, jeune aristocrate sourcilleux sur le point d’honneur et l’étiquette, n’était dû qu’à l’intervention inopinée d’un père déchu qui savait, par le scandale, rappeler son fils dévoyé à ses devoirs et le raffermir dans son rôle. On trouverait encore ce type de caractère dans nombre de comédies de l’époque, et notamment dans Le legs de Marivaux, ou déjà dans Le légataire universel de Regnard. Le thème est donc ancien, mais la façon de le traiter, une fois encore, nouvelle dans Le dissipateur. En effet, le personnage est porteur d’un discours offensif de libération, cependant que l’intrigue, le système des personnages, et jusqu’aux discours échangés trahissent sa situation de dominé. Personnages bénéficiant d’un état civil qui leur donne pleine jouissance de leur statut, ils sont pourtant en proie à toute une galerie de parasites, de serviteurs, d’amis même et de femmes. Leur pouvoir économique est sans cesse remis en cause, au nom de leur caractère irresponsable et de leur propension à la « folle dépense », jamais très loin, on l’a vu, de la démence. Cette absence totale d’autonomie du personnage est particulièrement manifeste lors de la véritable « curatelle amoureuse » à laquelle Cléon se voit réduit par Julie. Celle-ci n’a de cesse de s’approprier ses biens, et de lui faire perdre toute mainmise sur la gestion de sa fortune personnelle. C’est elle en effet qui contracte en son nom et avec ses propres fonds : « J’ai conduit le marché, c’est moi qui l’ai conclu », affirme-t-elle. Et sa servante de répondre : « Des deniers du 69. Néricault Destouches, L’irrésolu, 1713, représentée au Théâtre-Français le 5 janvier 1713. 70. Néricault Destouches, Le glorieux. Comédie précédée d’une préface de l’auteur, Paris, François Lebreton, 1732, in-8o, représentée au Théâtre-Français le 18 janvier 1732.
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vendeur vous achetez sa terre71 ? ». C’est elle qui gère indirectement sa fortune, arguant du fait que Cléon dilapide son bien sans calcul ni raison et coule sa propre maison. Bientôt, c’est elle qui sait se placer comme l’interlocutrice privilégiée de toutes les transactions courantes. Elle s’attire même, en dépit de son calcul et de sa conduite intéressée, l’assentiment général des doctes et des vertueux (sorte de « complot des vertueux » de l’acte quatre), en tant que garante de l’économie domestique. Et Julie sait habilement s’immiscer dans la lignée généalogique, contournant la loi salique, en faisant déshériter Cléon et en devenant « légatrice universelle » de l’oncle sénile : « Je veux que, dès ce soir, / Le sort de mon neveu soit en votre pouvoir72 ». On est donc dans un registre ambigu, entre curée et curatelle, entre modèle médical et modèle juridique, au point que la captation du patrimoine de Cléon par une femme est présentée comme une rédemption ou une guérison : « On redoute l’écueil quand on a fait naufrage ; / Et le malheur d’un fou sert à le rendre sage73 ». Réduit à céder au chantage du mariage, présenté comme un marchandage sans lequel Cléon ne pourrait se rendre maître de sa fortune perdue, le dissipateur devient l’objet d’une « indigne veuve » qui a su rompre la lignée généalogique, s’approprier par divers moyens, en trahissant une parfaite rationalité économique, toutes les formes de capitaux et de revenus, et jusqu’au capital symbolique suprême : la terre de famille. Jouant d’un complot familial comme il y en a tant dans les archives des prisons parisiennes, Julie s’est aliéné Cléon avec son bien, et étant femme et veuve, donc libre de toute autorité (paternelle comme conjugale), elle a su détourner à son profit le droit en matière de curatelle et de succession, utilisant au besoin, pour légitimer ses transactions, des noms d’hommes (le prête nom de Dorante notamment, pour acquérir la terre). Si la veuve a su si bien créer le scandale, c’est parce qu’elle a montré qu’elle pouvait commettre l’impensable : rendre une femme garante de la conservation du patrimoine, ainsi que de la conservation du rang (c’est en cela une sorte de figure inversée de Manon Lescaut). Elle a réalisé ce que des siècles de doctrine avaient essayé de neutraliser : le pouvoir économique des femmes... La pièce met en effet bel et bien en crise le dispositif juridique en le débusquant jusque dans ses fondements même, en exploitant les incohérences et surtout les « vides », et en usant
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71. Néricault Destouches, Le dissipateur […], op. cit., acte II, sc. 1, p. 35. 72. Ibid., acte III, sc. 10, p. 89. 73. Ibid., acte IV, sc. 4, p. 96.
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pleinement des pratiques socio-économiques comme des représentations mentales véhiculées par le droit. Ainsi, elle se fait l’écho déformant des débats des juristes du temps sur la question de la curatelle (en particulier par rapport à la doctrine du droit naturel) et de ses conditions d’application. Ambivalence de la comédie moralisante C’est donc au prix d’une transformation importante de la structure dramatique que peut s’opérer, dans le théâtre de Destouches, comme dans la plupart des comédies de l’époque, bien que de façon radicalement différente, au cours des années 1730, la convergence de l’économie et de la comédie. Conscient de l’épuisement des modèles traditionnels du genre, comme il l’affirme à longueur de préfaces, l’auteur est en effet partisan d’un redéploiement de la dramaturgie au contact des nouveaux objectifs de la comédie moralisante, dont il est, en son temps, un des artisans de tout premier plan. Force est donc de forger de nouveaux procédés comiques, plus en correspondance avec les nouveaux enjeux éthiques de la comédie, qui ne doit plus désormais faire rire du vice mais de la vertu, sans pour autant en entamer le crédit. C’est ainsi qu’il met en œuvre, non seulement dans Le dissipateur, mais encore dans l’ensemble des nombreuses comédies utilisant l’argent comme matrice dramatique, un parcours de rédemption de ses personnages principaux au moyen d’une intrigue téléologique. La recette est simple : les pièces mettent en scène le pouvoir corrupteur de l’argent sur des personnages égarés par la course aux plaisirs qu’il procure (jeu, femmes, ripailles, dissipation, luxe, pouvoirs...) ; lesquels personnages font, dans le dernier acte, amende honorable et se repentent de ces noires actions dans un retour à l’ordre des plus significatifs, mais néanmoins arbitraire. On apprend alors qu’ils n’étaient pas réellement mauvais, mais simplement aveuglés par les facilités de cet équivalent universel de tous les plaisirs et de toutes les possessions que représente l’argent, voire, animés d’un dessin secret tout d’intérêt domestique bien compris. En général, il s’agit de sauver la fortune d’une famille de la ruine totale en faisant mine d’accaparer le bien à vil prix pour mieux le restituer, en fin de compte, à son légitime propriétaire. Le dénouement du Trésor caché est tout à fait emblématique de ce type de résolution vertueuse, pour le moins sinueuse, qui tire vers le proverbe :
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Tu me vois aussi las du désordre que le j’aimois. L’expérience m’a convaincu que jamais, que le plus funeste parti qu’on puisse prendre, & de se livrer à ses passions, & qu’il n’est point de vrai bonheur sans la sagesse et le vertu74.
Cette formule dramatique édifiante du vice ramené à la vertu tend à se généraliser dans la période, et contribue à poser les bases d’une réhabilitation plus complète encore de l’économie, enfin réconciliée avec la morale, mais aussi, indissociablement, avec la comédie. Et pourtant, que fait-elle d’autre qu’énoncer une morale par provision qui intervient en dernier ressort, exhorte à prendre son parti des pressions exercées par le corps social et à faire, si l’on veut, de nécessité vertu75. Comment mieux solder ses comptes, au triple plan économique dramaturgique et idéologique ? Martial Poirson Université Stendhal-Grenoble III UMR L.I.R.E XVIII-XIXe siècles
74. Néricault Destouches, Le trésor caché, op. cit., acte V, scène dernière, p. 388. 75. Je partage entièrement les réserves émises par John Dunkley quand il affirme : « Même les personnages les plus déplorables se réforment. Tout finit bien, mais il fallait inventer des dénouements postiches, invraisemblables pour y arriver, ce qui révèle moins une vision fondamentalement optimiste de l’homme que la difficulté qu’il y a à y croire. » (John Dunkley, « Sociabilité et argent dans Le philosophe marié et Le glorieux de Destouches », Art et argent dans la France des premiers Modernes (XVII-XVIIIe siècles), 2004, p. 230-248.)
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The Playwright v. his Mother-in-law (1738)
On 27 February 1738, the Comédie-Italienne in Paris premiered L’esprit de divorce, a lengthy one-act comedy by a Provençal playwright named Pierre de Morand. The play’s plot featured Madame Orgon, a self-proclaimed enemy of marriage who had driven away her own husband and sought to do the same for her daughter and maidservant. After many twists and turns, Madame Orgon’s ambitions are foiled as her daughter re-unites with her husband, and her maidservant re-affirms her commitment to the valet. The evening of the premiere, many spectators found the work humorous, but thought the anti-marriage sentiments of Madame Orgon overdrawn. The playwright, circulating in the foyer after the performance, was distressed by these observations, and mounted the stage to inform the audience that he had been obliged to tone down the character of Madame Orgon to lend the play credibility. In gossip that night and subsequently, and in the printed preface to the play which appeared several weeks later, it came out that the playwright, Morand, had based the character of Madame Orgon on his mother-in-law, who had kidnapped his young bride from his house and filed a suit on her behalf for separation. Furthermore, as Morand’s printed preface made clear, he intended his play to be a response to the legal briefs prepared by his mother-in-law against him, and he also meant the play, with its successful reconciliation of Madame Orgon’s daughter and son-in-law, to be an appeal for reunion to his estranged wife. Morand’s decision to publicize his private affairs through a Parisian performance and the printed page would have been unlikely in the previous century. Molière, a model for subsequent French comic playwrights of the Old Regime, had repeatedly denied allegations that he staged events from his own turbulent life in his plays1. Several generations later, however, Morand used the stage to reveal the messy details of his marital situation, then rehashed them in the preface to the print version of the play. What was 1. For a recent discussion of the relation between Molière’s personal life and the subject matter of his plays, see Joan DeJean, The Reinvention of Obscenity : Sex, Lies, and Tabloids in Early Modern France, 2002, p. 115-21.
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at stake in this comic representation of marital difficulties in the first half of the eighteenth century ? L’esprit de divorce was not a propaganda piece in a public debate over divorce legislation ; neither civil nor ecclesiastical law permitted divorce in France in 1738, a state of affairs that would not change until the Revolution, and there was no such legislation under consideration when Morand penned his comedy. But recent work by historians has made it clear that the absence of a legitimate process for divorce and remarriage prior to the Revolution caused many French men and women great pain and loss2. Their work has also demonstrated that these marital issues were linked to questions of political ideology and state fiscality under the Bourbon monarchy. Morand’s 1738 play, I will argue, must be set in the context of legal, political, and economic questions that predate his play by two centuries. Morand himself still deserves our attention, I believe, not because of his literary skills or his social stature, but because his work and his life so freely crossed the boundaries between the playhouse and the world outside its walls. He was a prototypical figure of the eighteenth-century French theater that David Trott spent much of his own professional career explaining to us. As David understood, this was a world where the relations between performance and text, between the official and non-official stage, and between the « real » and the « theatrical », were richer than academic scholarship of the late nineteenth and twentieth centuries acknowledged3. The events surrounding the Comédie-Italienne premiere of Morand’s L’esprit de divorce manifested these complexities in interesting ways. Although the French had no divorce law until 1792, an Old Regime legal procedure known as séparation des corps et des biens was recognized by both church and state authorities in some cases of infidelity, physical abuse, or concealed identity prior to marriage. If granted, such a separation allowed the man or woman to leave the shared domicile, and provided for the return to each spouse, or to each spouse’s family, of the assets they had brought to the marriage. Many more women than men tended to avail themselves of this procedure, most likely because men had other alternatives, including physical intimidation, confinement, and general cultural biases which 2. In addition to James Traer, Marriage and the Family in Eighteenth-Century France, 1980 ; Roderick Phillips, Family Breakdown in Late Eighteenth-century France : Divorces in Rouen, 1792-1803, 1980 ; and Roderick Phillips, Putting Asunder : A History of Divorce in Western Society, 1988 ; see now Jeffrey Merrick, « Domestic Politics : Divorce and Despotism in Late Eighteenth-Century France », The Past as Prologue : Essays to Celebrate the Twenty-Fifth Anniversary of ASECS, 1995 ; Julie Hardwick, « Seeking Separations : Gender, Marriages and Household Economies in Early Modern France », 1998 ; and Suzanne Desan, The Family on Trial in Revolutionary France, 2004. 3. I refer here to the wide-ranging categories of analysis employed in David Trott, Théâtre du XVIIIe siècle. Jeux, écritures, regards, 2000.
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strengthened their position. The key condition in the separation procedure, however, was the one that forbade either spouse from remarrying ; both ecclesiastical and civil authorities argued that marriage was an inviolable bond, to be broken only in cases of extreme incompatibility, without the possibility of contracting a second marital arrangement while the estranged spouse still lived. The post-Tridentine Catholic Church, which counted marriage as one of the seven holy sacraments, was loath to permit remarriage, even though early church councils and authorities had argued in favor of divorce proceedings ; such a practice threatened to undermine one of the key social policies of an already embattled spiritual authority. Sarah Hanley’s work has shown that the state too had its reasons for refusing to permit remarriage. In a series of articles, she has outlined what she labels the « Marital Law Compact », a legislative program with origins in the fifteenth century whereby the state usurped ever-increasing legislative control from the church over marriage and inheritance patterns4. These laws, intended to stabilize family wealth so that the crown could tap into it via annuities, venal offices, forced loans, and other fiscal mechanisms, played an important role in Bourbon state finance. They also led to increasingly bizarre marriage, birthing, and inheritance practices, as discontented spouses and family members sought advantages within the system. In May 1740, two years after the premiere of Morand’s play, the family of the unmarried, thirty-three year-old Countess of Nogent, who had inherited lucrative family estates from her father, convinced the crown to issue secret orders for the imprisonment of the Countess in a Parisian convent5. These family members alleged that the Countess, who was in fragile health and was paralyzed in her right hand and arm, had taken up a liaison with her harpsichord tutor, and planned to elope with him to Holland. Once the Countess was shut up in the convent, the family began legal proceedings to strip her of her inheritance ; the Countess countered by soliciting the help of high court officials. In a 1729 case discussed by Hanley, a widow named Barbe-Françoise Digard des Meulettes went to great lengths to forge a pregnancy approximately nine months after her
4. Sarah Hanley, « Engendering the State : Family Formation and State Building in Early Modern France », 1989 ; Sarah Hanley, « Social Sites of Political Practice in France : Law, Civil Rights, and the Separation of Powers in Domestic and State Government, 1500-1800 », 1997 ; and Sarah Hanley, « “The Jurisprudence of the Arrêts” : Marital Union, Civil Society, and State Formation in France, 1550-1650 », 2003. 5. The Nogent Affair is analyzed in Lisa Jane Graham, « Scandal : Law, Literature, and Morality in the Early Enlightenment », The Interdisciplinary Century : Tensions and Convergences in EighteenthCentury Art, History, and Literature, 2005, p. 232-240.
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husband’s death, in order not to lose the man’s estate to his family6. The suit brought by the family of the deceased correctly alleged that the woman had arranged for the purchase of a newborn infant, the bloody sheets, the afterbirth, and other items from a poor pregnant woman. When the latter delivered, the midwife rushed the baby and accompanying proof to Digard des Meullete’s house, where they simulated a birth and then obtained a baptismal certificate from the local parish. The archives allow one to multiply these pathetic examples many times over ; the larger point is that civil law regulating mariage and inheritance, far from stabilizing and enhancing the conditions of many French women and some men, actively degraded it, forcing them into tragic, often impossible, circumstances. Taking note of such cases, enlightened observers throughout the eighteenth century argued in favor of the establishment of laws which would allow the King’s subjects to divorce unsatisfactory spouses and remarry7. Some, casting a glance at Protestant states in Europe where divorce was permissable, especially France’s main colonial rival across the Channel, argued that Frenchmen suffered unfair advantages when compared to their Reformed counterparts. Others, tapping into fears fanned by Montesquieu, cited the absence of divorce law as a prime reason for a perceived French demographic decline ; estranged spouses unable to find more compatible partners had removed themselves from reproductive activity. Secular moralists made a similar argument : indissoluble marriages that had gone bad forced both parties into illegitimate sexual unions that undermined the virtue necessary in both the family and the state, as men drifted into dissoluteness and women into prostitution. Pro-divorce writers often came to an ironic conclusion : the re-instatement of divorce would actually increase the number of stable marriages and legitimate births. Men and women of reproductive age would be more likely to enter into officially sanctioned unions if they knew there was an escape clause, these writers argued, and their marriages would be happier, thus increasing the likelihood that the children of such alliances would be productive, contented royal subjects. The essays of Enlightenment polemicists, however, were not the only forum in which these issues came to the attention of literate men and women in eighteenth-century France. Each case of contested marriage or 6. Sarah Hanley, « Engendering the State […] », art. cit., p. 20. 7. See Roderick Phillips, Putting Asunder […], op. cit. ; Carol Blum, « Demographics, Divorce, and the Male Imagination in Eighteenth-Century France », The Past as Prologue : Essays to Celebrate the Twenty-Fifth Anniversary of ASECS, 1995 ; and Carol Blum, Strength in Numbers : Population, Reproduction and Power in Eighteenth-Century France, 2002, on the debates.
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inheritance generated printed legal briefs on behalf of both parties that circulated among the literate classes. By a quirk of French legal practice, noted respectively by Sarah Maza and David Bell in their studies of lawyers and the law, these briefs were not subject to the usual censorship procedures of the Crown8. This freedom encouraged advocates to write in non-technical terms that would appeal to a broader public audience. Maza has studied how lawyers in the 1770s and 1780s borrowed melodramatic themes and rhetoric from the stage and the novel in an attempt to sway the « tribunal of public opinion » on behalf of their clients, but Hanley and Merrick have demonstrated that non-legal discursive stategies were in place more than a century before the cases analyzed by Maza, even if the rhetorical devices were not so blatantly indebted to other cultural forms. These legal briefs cast the plight of their subjects in terms of servitude, slavery and despotism ; the Countess of Nogent in 1740, for example, wonders by what right the judiciary can imprison her body in the convent and prevent her from the enjoyment of her property. Hanley’s cases, and the legal briefs accompanying them which use these strategies, go back to the sixteenth century ; it is little wonder, she argues, that Montesquieu in the Persian Letters is so insistent on the metaphor of the oriental harem in his implicit denunciation of Louisquatorzian despotism. Merrick convincingly draws the parallel in the minds of the eighteenth-century French between divorce and despotism ; in a technical sense, neither practice existed in French legal custom or royal ideology, yet in daily life the King’s subjects often found themselves the victims of unfortunate marriages or despotic governmental actions. Both situations exemplified the abuse of paternal authority. The arguments, and emplotments, in legal memoires complimented the rational theses put forward in the writings of enlightened theorists about marriage ; together they combined to make the issue vivid in the minds of Old Regime French readers. The theatergoers who attended performances of L’esprit de divorce in 1738, and the readers who bought the printed version of the text, would have approached the affair with these general parameters regarding French marriage habits in mind. Pierre de Morand, the author of the play, was born in Arles, most likely in 1701, to a wealthy and possibly noble family ; at an early age, some sources say, he had an annual income of twelve thousand livres in
8. Sarah Maza, Private Affairs and Public Life : the Causes Célèbres of Pre-revolutionary France, 1993 ; and David Avrom Bell, Lawyers and Citizens : the Making of a Political Elite in Old Regime France, 1994.
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seigneurial dues9. His formal education culminated in a law degree, and he became a barrister registered to plead before the Parlement of Aix-enProvence, the highest court of appeal in the region. At the same time, however, like many others in the legal profession, he cultivated a taste for letters, music and the theater. In late 1731, according to an extract of a letter published in the Mercure de France, Morand found himself in Nîmes, where he joined a group of military officers from the Régiment du Maine who passed their time by staging dramatic works once a week in front of 500-600 locals10. Interestingly, he excelled in such female roles as Dorine, the maidservant in Molière’s Tartuffe, and the title role in Racine’s Phèdre. By 1734, Morand had relocated to Paris, where, from February to April, he performed with a private company that enjoyed the use of a stage set up in the Arsenal, then the home of the Duchesse du Maine11. A contemporary account emphasized Morand’s authorial role, recounting spoken prologues he wrote and performed that pleased his female patron and her assembly of elites, and promising full length plays in the near future. Within two more years, the Comédie-Française had staged two of his tragedies. Thus Morand, operating in the Parisian world of theater and letters, had found powerful patrons, managed to have his literary and stage activities publicized in a widely-distributed print forum, and had seen his works performed on the premiere stage in the kingdom. By 1737, he had begun to write a four-part spectacle for the Comédie-Italienne called Les muses, which consisted of a prologue, a tragedy, a pastoral, and a comedy12. It was around this time, possibly as part of this lengthier effort, that he composed L’esprit de divorce. Although his literary and theatrical career flourished in the 1730s, Morand encountered difficulties in other areas. Sometime around 1730, back in Provence, Morand had wooed and married a Mademoiselle Chiavary, daughter of one of the oldest and wealthiest families in the region. According 9. On Morand’s life, see Pierre Roboul, « L’ami des belles-mères », Physionomies provençales, 1895, p. 158-61 ; and Paul d’Estrée, « Un auteur incompris. Pierre de Morand, l’homme et l’œuvre (17011757) », 1909. For an eighteenth-century notice, see Joseph de La Porte and Jean-Marie-Bernard Clément (éd.), Anecdotes dramatiques […], 1775, t. 3, p. 362-364. 10. Mercure de France, février 1732, p. 347-55. The performances appear to have occurred in the town’s public theater, which could accommodate 500-600 people ; the Mercure reports that the performances were so popular they drew many more spectators than the playhouse could comfortably hold, necessitating a substantial guard at the door to turn away those who would not fit in the hall. 11. For accounts of these performances, see the Mercure de France, février 1734, p. 368-379 ; mars 1734, p. 581-585 ; and avril 1734, p. 764-770. 12. For more on playwriting as a strategy for social advancement in eighteenth-century France, see Gregory S. Brown, A Field of Honor : Writers, Court Culture, and Public Theater in French Literary Life from Racine to the Revolution, 2002.
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to contemporary accounts, however, Morand ran afoul of his mother-in-law, Madame de Chiavary. It seems that she succeeded in forcing her daughter, perhaps by physical force, to return to the family home. Morand may have kidnapped his wife back at one point in the affair. According to Morand, his mother-in-law initiated legal proceedings to obtain a separation of the persons and property of the spouses. The legal briefs she filed in the affair were reputedly vicious attacks on the character of Morand13. Yet Morand was unwilling to abandon the hope that he might eventually reunite with his wife. In Paris in 1737, he received word that lawyers acting on his motherin-law’s behalf had filed yet another legal brief against him back in Provence. Morand wrote in the avertissement to the 1738 edition of L’esprit de divorce that the genesis of the play dated to a discussion around this time with the Comédie-Italienne actor and playwright Jean-Antoine Romagnesi, who suggested that he turn his travails with his mother-in-law into a comic stage play ; Morand also credits the Italian actor with useful suggestions at various points in the writing and revision process. It was most likely Romagnesi who played the wronged husband, Morand’s alter ego, in the play. The work that resulted from this collaboration, L’esprit de divorce, has two complimentary plot trajectories : the first is the successful campaign by Dorante, Morand’s onstage persona, to regain his wife Lucinde’s affection and convince her to return to their marriage. The second is the failure of Madame Orgon, Dorante’s mother-in-law, to persuade her daughter and her maidservant to end their marriages ; her defeat in these matters by the end of the play represents the collapse of the « spirit of divorce ». While Morand created the character of Dorante to amuse his audience, he also intended him to be a mouthpiece for his own case in the ongoing Provençal struggle with Madame Chiavary. L’esprit de divorce, though, sheds little light on the reasons for the lawsuit brought against Morand by his mother-in-law, or on his separation from his wife. The play begins in a grove outside Madame Orgon’s country home, where she and her daughter are in residence ; the first scene, a dialogue between Dorante and Monsieur Orgon, Madame Orgon’s estranged husband, in which we learn of Dorante’s plans to lure his wife away from her mother, contains no discussion of the events leading up to the separation. There are only a few hints of Dorante’s behavior prior to the beginning of the play ; one comes in a conversation between Frontin, Madame Orgon’s valet, and Dorante, who has not yet revealed his identity to Frontin. The latter comments that his mistress’ son-in-law was 13. I qualify my account of Morand’s marriage and its demise because I have been unable to locate, either in Paris or Provence, the marriage contract or the legal briefs mentioned by Morand.
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« un peu libertine », but not a quarter of what he was made out to be. Later, when Dorante finds himself alone with Lucinde, she refers to his « caprices » that caused their separation. But rather than pursuing this advantage, she quickly agrees to a reunion with Dorante, against her mother’s wishes. In a subtly comic way, therefore, the play hints at Dorante’s infidelity towards his wife, and perhaps at Morand’s own peccadillos, without suggesting any other reason for the separation. Indeed, the seeming insignificance of this transgression, which even Lucinde is willing to forgive by the end of the play, stands in contrast to the storm Dorante’s presence provokes in Madame Orgon. Given the monetary issues at the heart of many marital difficulties in the Old Regime, and the likely financial disparity between Morand’s family and the Chiavary clan, it is plausible to imagine that economic issues also drove the separation between the playwright and his aristocratic wife. L’esprit de divorce, however, makes no reference to the material condition of any of the characters. The only mention of financial issues dismisses them entirely ; it occurs when Dorante offers payment to Frontin to obtain his assistance in regaining his wife. The valet declines the money, pointing to the irony of a husband paying his wife’s servant money to help him woo her. He tells Dorante that « un mari comme vous doit être servi pour rien par un mari comme moi », thus cementing their bond against the efforts of Madame Orgon to disrupt their marriages, and further sidestepping the issue of Dorante’s infidelities14. The scene is one of several in which the playwright achieves comic effect by stressing the incongruity of a husband who must resort to the secret tactics of clandestine lovers in order to woo his wife. Morand’s intentions, and his identification with the character of Dorante, become clearer in light of the preface he wrote for the first edition of the play, published four to six weeks after the stage premiere. In it, Morand explicitly stated that the story of Dorante and Lucinde in L’esprit de divorce was based on the tale of his own disrupted marriage. The work’s preface, addressed to his wife, acknowledged that the play’s subject was taken in part from their own history : « Doit-on trouver étrange que Dorante fasse un tel hommage à sa Lucinde 15» ? Readers of the preface had the opportunity to watch as Morand, replicating the stage strategies of Dorante, attempted to convince his estranged wife to return to him :
14. Pierre de Morand, L’esprit de divorce, 1738, sc. 3. 15. Ibid., unpaginated preface.
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Mais si cette démarche singulière m’est devenue nécessaire, et se trouve à l’abri de la critique, de quel œil la verrez-vous vous-même ? Seriez-vous la seule à condamner, lorsque vous devriez être la seule à qui elle devroit plaire ? Dorante trouvera-t-il en vous sa Lucinde ? Vous en avez eu les sentimens ; puis-je me flatter que vous les avez encore ? Madame Orgon n’a-t-elle pas enfin mis le comble à son triomphe, en les étouffant entièrement et sans retour 16 ?
With this preface, Morand suggested that his play should not be judged by normal critical standards, because its purpose was neither to instruct nor to amuse, but rather to regain the heart of his wife. The preface to a printed work was one of the most potent weapons an author might wield ; prefaces might be used to seek the support of a powerful patron through dedication, or to curry the favor of a fickle reading public. Here, however, Morand interjects a domestic affair into this public forum, allowing his readers vicariously to glimpse his passionate attempts to regain his wife’s favor. Both in the preface and in the text of his play, Morand carefully controls his selfrepresentation ; Dorante / Morand is an unfairly wronged husband whose marital bliss has been upset by the machinations of a comically deranged mother-in-law. In this sense, his self-representation is as self-serving as any legal brief an astute lawyer (like Morand) might have drawn up for a client in a marital dispute. Dorante’s successful reunion with Lucinde at the end of the play is dependant, of course, on the failure of Madame Orgon’s plans to retain her daughter at her country estate. Dorante’s ultimate success in this venture is never seriously in doubt throughout the play ; the comically shrewish persona with which the playwright endows his fictional mother-in-law makes it evident from the beginning that her cause is a losing one. Morand embellishes the first scene between Dorante and Monsieur Orgon with a monologue in which the latter decries the humors and the ambitions of his wife : La bizarrerrie, le caprice, la hauteur, la jalousie, sont des moindres défauts : l’envie la déchire, et l’avarice la dévore […]. Elle n’a jamais ressenti la douceur de vivre une heure en paix avec qui que ce soit ; et en enviant cette satisfaction à quiconque en jouit, elle n’oublie rien pour l’en priver […]. C’est sa passion dominante. Et elle n’a pas de plus grand plaisir que lorsqu’elle est parvenue à désunir des personnes qui vivaient en bonne intelligence, surtout si ce sont des époux17.
Morand reinforced this portrait with a soliloquy Madame Orgon delivers the first time she is alone onstage :
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16. Ibid., unpaginated preface. 17. Ibid., sc. 1.
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Non, je ne comprends pas comme on peut se résoudre à se donner un maître, à s’assujettir à tous les caprices d’un homme, à lui livrer son bien, sa personne, ses volontés et son repos ! Mais ce que je comprends encore moins, c’est que l’on puisse passer des années entières dans un si triste esclavage ; qu’il y ait tant de personnes qui aiment mieux languir toute leur vie sous un joug si horrible, que de le secouer ! Heureusement j’ai brisé le mien, et celui de ma fille ; et je croirais rendre le plus grand service à tous les gens de ma connaissance, de briser le leur. Que je haïs mon mari et mon gendre ! La haine que j’ai pour eux va jusqu’à me faire abhorrer tous ceux qui portent le nom d’époux18.
The conclusion inspired by these and other speeches is seemingly unavoidable : Madame Orgon is an ill-tempered harpie bent on ruining relations between the sexes wherever she finds them intact and thriving. For many in his audience, Morand appeared to have succeeded in conveying this impression. As I related at the outset, spectators the night of the premiere thought Madame Orgon a bit too odious, forcing Morand to mount the stage during intermission and deliver the following harangue : Messieurs, il me revient de tous côtés qu’on trouve que le principal caractère dans la Pièce que vous venez de voir, n’est point dans la vraisemblance qu’exige le Théâtre. Tout ce que je puis avoir l’honneur de vous assurer, c’est qu’il m’a fallu beaucoup diminuer de la vérité pour le rendre tel que je l’ai représenté19.
The reviewer in the Mercure de France, a government-sanctioned monthly journal, confirmed that many spectators in attendance the first night had found the character excessively unpleasant, but his review also conveyed in more subtle ways Morand’s ability to denigrate his mother-inlaw through theatrical representation. In summarizing the plot of the play, the reviewer first mentions the distress of the work’s three couples, then summarizes by writing that the ruptures have all been caused by « Madame Orgon, qui est L’esprit de divorce ». Later in the review, the journalist omits Madame Orgon’s name altogether, referring to her as « notre mégère », and « cette cruelle mère20 ». For the reviewer, and undoubtedly for many of the spectators and readers as well, the play concludes with the conquest of the spirit of divorce, allegorized in the person of Madame Orgon. The printed text, its preface, the first-night reaction and the printed review all suggest Morand’s success in attacking his mother-in-law via the medium of the stage and the printed word. But was there any other possible interpretation of the character of Madame Orgon that made sense within the early eighteenth-century context in which the work was written and performed ? One might approach this question by noting
18. Ibid., sc. 7. 19. Joseph de La Porte et Jean-Marie-Bernard Clément, op. cit., t. 1, p. 320. 20. Mercure de France, mars 1738, p. 566-574.
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the gender dynamics within the theater. As I have argued elsewhere, a half to two-thirds of the audience on any given night in the privileged theaters of eighteenth-century Paris consisted of the men who stood in the parterre, or pit, of the theaters21. By custom, women confined themselves to the balconies. The review in the Mercure notes that in addition to the believability of Madame Orgon, spectators on opening night had difficulties with two other aspects of the play : the stubborn bias of Lucinde against her husband, which prevented her from abandoning her mother until play’s end ; and Dorante’s submission, on bended knee in front of his wife, asking her forgiveness. In a footnote to the preface of the first edition of the play, Morand noted the parterre’s displeasure with the scene where Dorante knelt in front of his wife ; presumably the men in the pit interpreted this gesture as an unnecessary humiliation of the male protagonist of the play. In addition, however, Morand comments that « une dame » in attendance that evening remarked that this audience response was due to the uniquely masculine composition of the parterre ; had women been standing in the pit, she observed, Dorante’s genuflection would have received enthusiastic applause ! This female observation, gallantly reported by Morand in his preface, suggests that there may have been at least two different, gendered responses to the play, and that the Mercure may not have done justice to the perceptions of women in the audience that evening. Even so, however, this wry female wit was responding positively to Lucinde (or perhaps negatively to Dorante !), and not to Madame Orgon, the personification of the spirit of divorce. Yet if we return to the real-life dramas portrayed in the many legal briefs prepared for wronged spouses during the Old Regime, and if we recall the abuses suffered by many married women before the Revolution, it might be possible to imagine a more sympathetic interpretation of Madame Orgon. Consider the following advice she gives to her daughter when the latter imagines a perfect union with a man : Chimères que tout cela, ma fille. Le mariage, loin de faire naître des plaisirs si touchants, les bannit à jamais : les époux sont tous défiants, brusques, capricieux, dissimules, perfides et cruels. Défaites-vous de ces visions romanesques : et puisque vous êtes assez heureuse pour avoir recouvré votre liberté, ne songez qu’à profiter d’un sort si doux, sans vous forger des idées folles, et propres seulement à vous tourmenter22.
21. Jeffrey S. Ravel, The Contested Parterre : Public Theater and French Political Culture, 1680-1791, 1999, ch. 1. See also Jeffrey S. Ravel, « Le théâtre et ses publics : pratiques et représentations du parterre à Paris au XVIIIe siècle », 2002, p. 89-118. 22. Pierre de Morand, op. cit., sc. 8.
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When the actress playing Madame Orgon delivered these lines to a Comédie-Italienne audience looking for laughs at the character’s expense, we can imagine the mirth with which they were received. But the condemnation of marriage, and the language of freedom that Morand places in her mouth, also resonated with the accusations of domestic despotism made on a regular basis in the legal briefs that had circulated widely in France for over a century by 1738. Laughter in the theater, and in many other venues, is never entirely innocent ; in spite of the grimaces and intonations of the actress playing Madame Orgon, or perhaps because of them, Morand and his players might have been offering the men in the pit solace for the wrongs they knew were committed in the name of Old Regime patriarchy. The discussion of Morand’s background above suggests that there were complexities to his personality that might have allowed him to give unexpected dimensions to a character intended primarily as an attack upon his legal and domestic nemesis. Morand, capable of imagining his way into virtuoso performances of female stage roles, and equally capable of appealing to powerful female patronage within the Parisian monde, may also have bestowed enough depth on this matriarchal figure to allow for a more nuanced interpretation than some of the contextual clues indicate. It is tempting to envision a subversive staging of L’esprit de divorce, one where Madame Orgon, while unsuccessful in her efforts to retain her daughter’s allegiance at the end of the play, still finishes with her integrity, as well as her anger, intact. Such a production would play Madame Orgon not as a cranky old biddy, but as a spokeswoman against the sins of eighteenthcentury husbands, if not the flaws of eighteenth-century patriarchal authority. Interestingly, there is an eighteenth-century parallel one might invoke in justification of such an enterprise. In his Lettre à d’Alembert sur les spectacles, published twenty years later in 1758, Jean-Jacques Rousseau analyzed at length the title character in Molière’s Misanthrope. Following Molière’s lead, actors at the Comédie-Française through Rousseau’s time had always played Alceste, the misanthrope, as a buffoonish character who deserved derisive laughter from the audience for his complaints about human nature. Rousseau, however, argued that the play was close to being a tragedy, and that the proper interpretation of Alceste was one which emphasized the character’s dignity and uncompromising moral vision. While it may seem strange to invoke
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Rousseau, certainly not a friend to eighteenth-century feminism, in favor of a sympathetic interpretation of Morand’s staged mother-in-law, the parallel between Alceste and Madame Orgon is an intriguing one23. Such speculations may run counter to the conventional uses of theater history, but I offer them in memory of the frondeur spirit of David Trott, who was always willing to consider unconventional interpretations of the eighteenth-century stage, especially when grounded in the material realities of the world outside the playhouse. David never studied Morand, but he would have been intrigued by his career as a playwright, performer, lawyer, soldier, and renegade son-in-law. And I am certain that Morand’s effort to blur the distinction between his own life and his stage fictions, an endeavor that raced out of control at the Comédie-Italienne one night in 1738 and landed him in jail, would have brought a mischievous smile to David’s face. Jeffrey S. Ravel Massachusetts Institute of Technology
23. Paul d’Estrée, in the review of Morand’s life and worked mentioned in note 9 above, argues that Beaumarchais and Figaro are the more appropriate parallels !
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sixième partie
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Échos des scènes privées dans les nouvelles à la main du xviiie siècle
Les comptes rendus de la presse parisienne du XVIIIe siècle se structurent dans le Mercure de France, à partir de la direction d’Antoine de la Roque (1724-1744)1, autour des diverses scènes parisiennes officielles et de la Foire. Notre propos est de mesurer la perméabilité de l’information sur les scènes privées dans la presse non officielle, sinon mal informée, que représentent les « gazetins » manuscrits ou nouvelles à la main fournies par abonnement aux lecteurs bénévoles de Paris, de la province, et de l’étranger. Nous ne reviendrons pas sur l’histoire de ces feuilles, dont nous avons amplement traité ailleurs2. La plupart de ces gazetins parisiens manuscrits copient la périodicité bi-hebdomadaire des gazettes imprimées, leur format aussi, voire leur pagination. Le manuscrit étant réputé rare justifie un coût élevé d’abonnement, même si certaines séries sont diffusées à plusieurs centaines d’exemplaires, un chiffre que ne dépassent pas diverses gazettes imprimées. Les rédacteurs appartiennent assez souvent à l’univers composite qui gravite autour des milieux du livre et du théâtre. Le chevalier de Mouhy, chef de la claque de la Comédie-Française tenant boutique chez Procope, n’est pas le moindre d’entre eux. On connaît de lui plusieurs séries de nouvelles à la main dont il fait commerce auprès d’une clientèle plus ou moins huppée, parmi lesquels Voltaire, le roi Stanislas, duc de Lorraine, et quelques autres. Charles de Fieux, chevalier de Mouhy, diffusait des nouvelles scandaleuses sous la protection de la police et acceptait en retour toutes les nouvelles de désinformation que lui fournissaient les divers ministères
1. François Moureau, dans Jean Sgard (éd.), Dictionnaire des journalistes (1600-1789), 1999, t. 2, notice 459. 2. François Moureau, Répertoire des nouvelles à la main. Dictionnaire de la presse manuscrite clandestine. XVIe-XVIIIe siècle, 1999 ; La plume et le plomb. Espaces de l’imprimé et du manuscrit au siècle des Lumières, 2006.
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et la police afin de nourrir ses bulletins politiques3. Il recevait, pour ce service, 1200 livres de rémunération par an (1742, n.1742.4). Si Mouhy n’est pas moralement recommandable, il est en revanche bien informé des dessous de la vie parisienne. Ami et éditeur de l’abbé de Châteauneuf4 – le parrain et l’un des pères putatifs de Voltaire –, Jacques Morabin, secrétaire du lieutenant de Police et qui sera académicien des Inscriptions, ne se prive pas, dans les nouvelles à la main qu’il s’autorise à lui-même (!), de rapporter de nombreux potins de théâtre : que l’on a vu, dans le vieillard Narbas de Mérope, un portrait satirique du cardinal Hercule de Fleury, le principal ministre récemment disparu (1743, n. 1741.1.2), etc. Morabin, condisciple de Nivelle de la Chaussée au collège Louis-le-Grand, aurait inspiré, dans L’école des amis (1737), le personnage d’Ariste5, l’homme de « secrets » gérant à la Cour les affaires de ses « amis6 ». Il collabore à ce type de « gazetin » avec Philippe Bridard de la Garde7, un abbé galant qui se forme auprès des comédiennes, en attendant de devenir le bibliothécaire de Madame de Pompadour et le chroniqueur dramatique du Mercure de France. Comme Fréron qui se plie au même exercice8, une « mouche » anonyme, très introduite dans les milieux littéraires, informe la police du livre et l’inspecteur Joseph d’Hémery des actualités plus ou moins discrètes, dont les spectacles privés organisés pour le duc d’Orléans (1753, n. 1752.5) à Bagnolet et bien connus par Charles Collé. C’est donc dans un monde assez interlope, entre fonctions officielles et fréquentations moins relevées, entre presse officielle et ragots de coulisse, que se situe le haut du panier des nouvellistes parisiens. Leurs relations avec les théâtres de société sont assez naturelles. Ministre de la Maison du Roi en charge de la Police et de Paris (1718-1749), Jean-Frédéric Phélypeaux, comte de Maurepas, qui porte un œil vigilant sur les nouvellistes, est – on le sait depuis les travaux de David Trott9 – l’un des amateurs les plus en vue des scènes privées parisiennes, où il apparaît sous le nom de
3. Voir notre Répertoire […], op. cit., 1741, notice 1741.4 ; 1742, notice 1742.6. Dorénavant, nous citons cet ouvrage dans le corps du texte d’après le numéro de la notice de la série de nouvelles (n.) précédée de l’année. 4. Jacques Morabin (éd.), François de Châteauneuf, Dialogue sur la musique des anciens, 1725. L’avertissement anonyme rédigé par Morabin évoque les relations entretenues par Châteauneuf avec Ninon de l’Enclos, qui paraît sous le pseudonyme de Léontium dans le Dialogue. 5. D’après une lettre de leur condisciple commun Pèlerin, payeur des rentes, à Morabin (Papiers La Chaussée 1704-1759, Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, ms. 6689, p. 163). 6. Voir notre article « Le rapatriage : La Chaussée et la comédie risible », 2004 [à paraître]. 7. Robert Granderoute, dans Jean Sgard (éd.), op. cit., t. 1, notice 115. 8. Marlinda Ruth Bruno, « Fréron Police Spy », 1976, p. 177-199. 9. David Trott et Judith Curtis (éd.), Histoire et recueil des lazzis, 1996.
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l’Ingrat dans le « Recueil des lazzis » de Mademoiselle Quinault qui, pour comble de fantaisie, jouait en travesti le personnage de son amant. Avec le cardinal de Fleury, Maurepas fut à l’origine de la création des deux catégories de feuilles nouvellistes selon le schéma signalé plus haut : les « feuilles journalières » politiques contrôlées par la police et les « feuilles particulières » à scandale, plus rares et chères, mises sur le marché par un nouvelliste qui était ainsi récompensé de sa docilité à l’égard du pouvoir : parmi ces gazetiers de nouvelle sorte, on trouve Laurent-Maximilien Gaultier, dont nous reparlerons, et l’abbé Prévost lui-même, plus le policier Vanneroux, qui sera l’un des héros des théâtres privés (1740, n. 1740.4). Morabin et Mouhy fournissent aussi Maurepas de leurs bonnes feuilles avant la diffusion publique. On peut naturellement se demander comment ces « gazetins secrets », spécialement les « feuilles particulières », rendaient compte des activités des théâtres « privés ». Pour l’essentiel, jusque vers 1770, où apparaissent les séries « Mettra », les nouvellistes sont parisiens ; ils sont assez étroitement liés aussi à la police ou comme la « paroisse Doublet », d’où sortiront les Mémoires secrets dits « de Bachaumont », au pouvoir, en l’espèce à Choiseul, neveu de Madame Doublet10. Cela veut dire, que, sauf exception, le regard des nouvellistes ne va guère au-delà des murs de la capitale et qu’une certaine autocensure règne dans les relations qui traitent de ce qui se passe dans l’intimité des puissants et de leurs amis. Ce phénomène se retrouve avec les enquêtes policières concernant les nouvellistes : dès qu’elles conduisent à s’intéresser à leurs sources dans les hautes sphères, le flair policier devient soudain inopérant et l’on renonce à la piste11. Nous pourrions mener notre propre enquête dans les marges de la clandestinité, en particulier dans les chansonniers manuscrits, les romans à clé et autres recueils qui signalent des spectacles privés sous des noms d’emprunt. Nous évoquions plus haut l’abbé de Châteauneuf ; son Dialogue sur la musique des anciens (1725) se présente comme le récit d’un concert privé donné en 1705 chez Léontium (Ninon de l’Enclos) par le musicien Pantaléon lors du séjour de ce dernier à Paris12. Ce Pantaléon, qui jouait d’« une espèce de Tympanum, composé de plus de deux cents cordes tendues par quantité de chevalets sur une planche de bois ordinaire13 », était un artiste allemand, Pantaléon Hebenstreit, dont le prénom fut donné à un instrument de musique qui fit sensation à Paris. Le Dialogue
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10. François Moureau, Répertoire […], op. cit, « Préface », p. xviii, note 62. 11. Ibid., « Préface », p. xvii, note 54. 12. Jacques Morabin (éd.), François de Châteauneuf, op. cit., « Avertissement », n.p. 13. Ibid., p. 5
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de Châteauneuf évoque encore des réflexions inédites de Molière sur « le pouvoir de l’imitation » et rapporte une anecdote sur les relations du père de Tartuffe avec Ninon14, dont l’abbé fut l’un des derniers amants. Les nouvelles à la main, qui traitent en détail des nouvelles des théâtres, potins compris, sont beaucoup plus retenues sur les spectacles privés. Nous en avons expliqué les raisons. Si l’on élargi la notion de spectacle privé aux scènes non professionnelles, la récolte est plus considérable. Un type particulier de nouvelliste continue de taxer les spectacles de divertissement infâme : il s’agit des « gazetins » jansénistes issus de la manufacture de Mgr Louis Foucquet, évêque d’Agde, dont les « nouvelles ecclésiastiques » précédèrent, dès les années 1675, les feuilles imprimées homonymes. Les spectacles donnés dans les collèges jésuites sont évidemment leur cible privilégiée, un art de la dénonciation qu’ils pratiquent avec talent et hargne dans ce domaine et dans quelques autres. En juin 1676, commencent les comptes rendus sanglants de ces représentations qui « dépravent le cœur et l’esprit de la jeunesse » : au collège de Sens, les « jésuites firent danser la Religion, la croix à la main » dans la tragédie-ballet de Savinius (1676, n. 1675.2.1). De février à novembre 1689, les nouvelles jansénistes reviennent sur les scandaleux spectacles perpétrés au collège jésuite d’Orléans, tel l’opéra Morophile au titre assez équivoque (1689, n. 1685.1.3 ; n. 1688.1.1). En août, nouveau scandale : on joue, à Louis-le-Grand, la tragédie-ballet de Polymestor, dont l’intrigue est rapportée en détail par le « gazetin » : « Tous les personnages de l’opéra et tous les habits de la Comédie-Italienne y parurent, même ceux de feu Arlequin ; tous les danseurs de l’opéra y dansèrent aussi bien que les 14. « Vous me rappelez dans ce moment, dit Callimaque [un partisan des Modernes, ami de Ninon], une particularité que je tiens de Molière lui-même, qui nous la raconta peu de jours avant qu’il donnât son Tartuffe, et qui confirme bien ce que vous dites. Je me ressouviens, dis-je, que me trouvant dans une compagnie où il était, on parla du pouvoir de l’imagination. Nous lui demandâmes pourquoi le même ridicule, qui nous échappe souvent dans l’original, nous frappe à coup sûr dans la copie. Il nous répondit que c’est parce que nous le voyons alors par les yeux de l’imitateur, qui sont meilleurs que les nôtres : car, ajouta-t-il, le talent de l’apercevoir par soi-même n’est pas donné à tout le monde. Là-dessus, il nous cita Léontium comme la personne qu’il connaissait sur qui le ridicule faisait une plus prompte impression, et il nous apprit qu’ayant été la veille lui lire son Tartuffe (selon sa coutume de la consulter sur tout ce qu’il faisait), elle l’avait payé en même monnaie par le récit d’une aventure qui lui était arrivée avec un scélérat à peu près de cette espèce, dont elle lui fit le portrait avec des couleurs si vives et si naturelles, que, si sa pièce n’eût été faite, nous disait-il, il ne l’aurait jamais entreprise, tant il se serait cru incapable de rien mettre sur le théâtre d’aussi parfait que le Tartuffe de Léontium. Vous savez si Molière était un bon juge en ces sortes de matières » (ibid., p. 115-116). Callimaque a beaucoup de traits de Charles de Saint-Évremond. Ami de Ninon, il considérait le Tartuffe comme « le chef-d’œuvre de Molière », qu’il lut dans son exil hollandais au moment où la pièce fut créée à Paris (Lettres, 1967, t. 1, p. 199). Le personnage de Callimaque est une composition de plusieurs modèles, ce qui n’invalide par l’anecdote.
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écoliers15 » (1689, n. 1685.1.3). À Saint-Cyr, on représente Esther la même année, et Racine trahit ses amis jansénistes en faisant sa cour à Madame de Maintenon : l’attaque est indirecte par des vers sur la pièce et son auteur « qui paraissent venir d’un protestant » : « Racine, cet homme excellent / Dans l’Antiquité si savant », etc. (1689, n. 1685.1.3). L’année suivante, pour le Carnaval de 1690, les régents jésuites d’Orléans composent pour leurs élèves de nouvelles comédies-ballets : L’avare et « une pastorale pleine de vers français, musique, symphonies et danses de bergers à la paysanne » ; le père d’Aubercourt représenta une comédie dans sa classe : outre le concert de violons, basses de viole, clavecin, et autres instruments, il y eut grand fanfare de tambours, mascarades, jeux de dés et autres réjouissances philosophiques aussi propres au saint temps de Carême qu’à la maison religieuse où elles se donnèrent. (1690, n. 1685.1.4)
Le clergé régulier n’est pas à l’abri de cette police des spectacles ; en avril 1689 encore, les Minimes de la Place Royale à Paris se voient reprocher par la gazette d’avoir fait chanter les Leçons de Jérémie et le Miserere par des musiciens de l’Opéra. Ils avaient dressé un théâtre et un orchestre magnifique au milieu de leur église dorée où il y avait des hommes et des jeunes femmes et filles fort parées qui chantaient de tout leur mieux. On ajoute, mais j’en doute, qu’un Minime battait la mesure derrière elles. (1689, n. 1685.1.3)
C’est d’ailleurs dans les divertissements de Carême, pendant lequel vaquent les spectacles officiels, qu’on s’amuse le mieux ; en témoigne un grand bal au Palais-Royal ; jamais on ne vit tant de monde ; il y avait trois salles où l’on dansait, et une troupe de masques italiens présenta un fort beau sonnet en italien imprimé en faveur des dames françaises (1688, n. 1675. 4.9).
Le même mois – mars 1688 –, la feuille janséniste signale que « Du Meny, contre la défense de M. de Louvois, a représenté un petit opéra et concert qu’il avait fait » (1688, n. 1675.4.9) : cette œuvre du célèbre interprète de Lully, Louis Gaulard, sieur Dumesny, fut représentée sur une scène privée et n’est pas autrement connue. Fin août, commencent les divertissements de Chantilly qui dureront huit jours, et il y aura chaque jour un nouvel opéra et des tables disposées dans le bois pour tous venant ; force aumônes dans les terres ne seraient pas moins utiles et nécessaires dans la misère publique. Peut-être y a-t-on pourvu ? (1688, n. 1675.4.9),
note ironiquement le nouvelliste. 15. L’Arlequin Dominique Biancolelli était décédé en août 1688. Sa mort fut annoncée en ces termes par la feuille janséniste : « Vous savez la mort d’Arlequin, ce fameux farceur ou comédien enterré magnifiquement nonobstant sa profession après avoir à la vérité promis de l’abandonner » (1688, n. 1675.4.9). Marc-Antoine Charpentier était alors le maître de musique du Collège.
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Mais l’ordre moral poursuit même les artistes dans leur vie privée ; c’est le cas de Louis Lully : Lully, fils de Baptiste, qui fait maintenant les opéras, emprunta ces jours-ci le carrosse d’une dame de ses amies pour une après-dîner, dit-il, et il s’en servit quinze jours à la campagne. Il renmena le carrosse comme si de rien n’était à la dame alors en visite. La demoiselle au logis le querella sur la peine que sa maîtresse avait eue de ne savoir ce qu’était devenu son carrosse. Lully répondit presque brusquement et cette fille lui donna un soufflet. Il la jeta si rudement jusques dans la rue que la demoiselle se blessa en plus d’une manière, car sa chute fit connaître qu’elle était grosse et étant en danger de la vie. Lully s’est caché, mais, comme il est aimé de Monseigneur, on ne doute pas qu’il n’en ait la protection (1688, n. 1674.4.9).
Outre les visites des troupes royales à la Cour, qui font partie du service normal de ces institutions privilégiées, quelques nouvellistes se font écho des spectacles privés qui y sont organisés. Sous l’égide de la Veuve Scarron, épouse morganatique du monarque sous le nom de marquise de Maintenon, on fait jouer à la Cour, comme on le fait à Saint-Cyr pour les jeunes filles de la noblesse, des tragédies bibliques dont les rôles sont confiés aux jeunes princes et à quelques courtisans choisis. Lors de la création d’Absalon de Joseph-François Duché de Vancy à la Comédie-Française en avril 1712, le gazetier évoque sa première représentation en 1702 à Saint-Cyr, où JeanBaptiste Rousseau, qui allait, dix ans après, être banni de France par le Parlement de Paris, jouait un rôle à sa mesure : Puisque j’en suis sur Rousseau, je vous dirai qu’avant-hier on joua à la Comédie Absalon, tragédie de feu M. Duché, mais qui n’avait été jouée qu’à la Cour, et où Monsieur le duc de Bourgogne et Madame la duchesse sa femme avaient joué leur rôle. Rousseau donc y joua et faisait le personnage du traître, qui dans cette pièce est chargé de traits aussi noirs et aussi odieux que l’est celui de Narcisse dans Britannicus, qui, comme vous savez, est un caractère détestable. Or ce rôle ne convenait-il pas bien à Rousseau ? (1712, n. 1712. 1)16
Ce type d’information sur les divertissements princiers réservés aux plus intimes peut même apparaître dans les rapports que font les diplomates : la politique s’en mêle et l’on transmet ces nouvelles anodines au cas où elles auraient un sens. Le duc de Saint-Aignan, ambassadeur de France en Espagne, pratique ce nouvellisme diplomatique, dont nous connaissons de 16. Les contemporains signalent les talents de comédien amateur du poète. Rousseau jouait la comédie chez d’Ussé, gendre de Vauban, dans son hôtel de la rue Saint-Honoré. Évrard Titon du Tillet consacre une notice à Louis Bernin de Valentiné, seigneur d’Ussé, contrôleur général de la Maison du Roi (Second Supplément du Parnasse français, s.d., p. 39-41) et à ses relations avec lui. Jean-Baptiste Rousseau y interpréta le Sganarelle de L’école des maris de Molière et Apollon ou le Soleil dans un petit prologue du chevalier de Saint-Gilles intitulé Gillotin, précepteur des muses. À cette occasion, il composa un « Prologue chanté chez Mr. Dussé en présence de S.A.R. le duc d’Orléans, avant la représentation de l’École des Maris » (Œuvres, 1712, t. 1, p. 255-258). Ussé revit le Cosroés de Rotrou pour la Comédie-Française (1704) et publia sa version. Rousseau lui dédia la quatrième de son second livre des Odes (Œuvres diverses, 1712, p. 68-73).
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nombreux exemples entre les postes et Versailles. Il informe donc l’abbé René de Mornay de Montchevreuil, ambassadeur de France au Portugal, des divertissements de la cour d’Espagne : Il y a eu dans les derniers jours du Carnaval différentes comédies particulières représentées chez la Reine, dans lesquelles le prince des Asturies a fait un personnage et dansé des entrées d’une manière fort au-dessus de son âge17. J’ai eu l’honneur d’être admis à ces divertissements avec un très petit nombre de seigneurs à qui Leurs Majestés Catholiques ont bien voulu procurer cette satisfaction. (1717, n. 1715.1.2)
C’est la France qui est honorée dans son ambassadeur, un an avant la conjuration de Cellamare et le renversement des alliances18. Autre exemple : l’ambassadeur de l’Ordre de Malte à Rome, le bailli Jacques-Laure de Breteuil, reçoit des nouvelles de son île par l’intermédiaire d’un abbé-espion très introduit, Claude-François Boyer19 : les divertissements théâtraux des chevaliers et leur écho auprès du Grand Maître sont un baromètre utile pour le diplomate. En novembre 1774, Boyer note que « les Chevaliers français continuent à représenter la comédie avec autant de succès qu’on puisse en attendre d’une troupe de jeunes gens qui ont d’heureuses dispositions et quelque usage du théâtre20 ». Si le Grand Maître Francisco Ximenes (1773-1775) a refusé de leur offrir un « ambigu », comme l’avait fait son prédécesseur Manuel Pinto, « le bailli de Rohan y a suppléé » : un Emmanuel de Rohan-Polduc, qui faisait déjà campagne pour sa future élection comme Grand Maître21. En décembre, « les Chevaliers français continuent à jouer la comédie avec moins de succès qu’en annonçaient leurs premières représentations. Ils veulent donner deux pièces par semaine » (1774, n. 1738.2.1). De leur côté, en avril-mai 1776, « de jeunes Maltais » imitent les chevaliers en interprétant une « comédie et opéra bouffon », et « la troupe bourgeoise » joue La Finta Ammalata de Carlo Goldoni (1776, n. 1738.2.3) : l’éveil au théâtre de la population autochtone annonce d’autres réveils. Louis XV avait un goût très modéré pour les spectacles, depuis que, sous la Régence, le vieux duc de Villeroy avait tenté de le faire danser à la manière de son illustre bisaïeul. Madame de Pompadour adorait, elle, monter sur scène22. Les nouvelles à la main en donnent quelques échos entre 17. La reine Élisabeth Farnèse et Louis Ier (1707-1724), fils de la première épouse de Philippe V, Marie-Gabrielle de Savoie. 18. François Moureau, « Complot contre l’État et opinion publique. La duchesse du Maine et la conspiration de Cellamare (1718-1720) », 2003, p. 38-50. 19. Ce journal a été publié par Alain Blondy d’après le manuscrit autographe conservé à la Bibliothèque nationale de Malte : Des nouvelles de Malte. Correspondance de M. l’abbé Boyer (1738-1777), 2004. 20. Ibid., 15 novembre 1774. 21. Alain Blondy, L’ordre de Malte au XVIIIe siècle. Des dernières splendeurs à la ruine, 2002, ch. 3. 22. Émile Campardon, Madame de Pompadour et la Cour de Louis XV, 1867.
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mille. «L’homme de fortune, comédie nouvelle de Monsieur de la Chaussée, sera représentée pour la première fois, mercredi prochain, chez madame la marquise de Pompadour à Bellevue », annonce la gazette personnelle de Madame Doublet, le 23 janvier 1751 (1751, 1738.3.15). Le roi y assistait et s’y amusa, dit-on23. Plus singulière furent les fêtes données au monarque par la duchesse de Mazarin, Louise-Jeanne de Durfort24, en son domaine de Chilly, lors de prise de voile, au Carmel de Saint-Denis, de Madame Louise, la fille bien aimée du roi. On y joua, selon un nouvelliste allemand installé à Paris, La belle au bois dormant, pantomime en deux actes de Nicolas-Médard Audinot, directeur du Théâtre de l’Ambigu-Comique, qui la fit interpréter par « des comédiens de bois et des enfants » (1770, n. 1770.2). Pour ce qui est des sociétés privées, en dehors des spectacles donnés en marge de la Cour qui peuvent d’une certaine manière passer pour de la matière de Gazette de France et apparaître très officiellement dans les « feuilles journalières », la moisson mériterait d’être augmentée par des dépouillements ciblés de certaines séries, comme celles qui étaient diffusées à partir de la « Paroisse Doublet », où se retrouvaient les gens du monde les plus éclairés de la bonne société parisienne, celle qui, précisément, fréquentait et parrainait les spectacles privés de la capitale et de ses banlieues. Les visiteurs de la bonne MarieAnne Legendre, dame Doublet inscrivait sur son registre les nouvelles qui leur étaient parvenues25. Parmi ces intimes, on notait Mme d’Argental et son époux, Charles-Augustin, frère d’Antoine de Ferriol, comte de Pont de Veyle, grand organisateur de spectacles privés et auteur à ses heures. Il était difficile d’être plus près des sources. Nous évoquerons ce milieu par la préface et la postface du manuscrit du Jaloux de lui-même du président Charles Hénault26 : 23. Ibid., p. 144. 24. La duchesse (1735-1781) avait une solide réputation de galanterie. Maurepas fut l’un de ses nombreux amants. 25. François Moureau, Répertoire […], op. cit., « Préface », p. xvii-xviii. 26. Comédie en trois actes avec vaudeville, ms., texte réglé, 87 p., in-8o, cartonnage vert, ex-libris du président Hénault par François Boucher gravé par le comte de Caylus (coll. de l’auteur). La pièce fut publiée s.l. en 1769, sans préface ni postface. Le manuscrit fut entre les mains des frères Goncourt, qui en citent la préface et la postface dans La femme au XVIIIe siècle (1877, ch. 3, note 74). Il avait été auparavant entre les mains de G. F. Marion du Mersan, intime du Président et connu ( ?) par sa chanson Caroline la putain (1770), puis de son descendant Théophile (1780-1849), conservateur du Cabinet des Médailles et auteur dramatique, qui l’a annoté. Dans ses Mémoires (1911, p. 189), Charles Jean-François Hénault parle de la représentation sur une scène privée. Louis César de la Beaume Le Blanc, duc de La Vallière (Bibliothèque du théâtre français depuis son origine, 1768, t. 3, p. 193) signale un manuscrit in-8o ; et Soleinne, deux manuscrits (Vente de 1848, no 1844). L’Arsenal possède la copie du marquis de Paulmy (Charles Hénault, Le jaloux de lui-même, Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, ms. 3192) et la Bibliothèque nationale de France celle qui fut destinée à La Vallière (Charles Hénault, Le jaloux de lui-même, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms. fr. 24342, f. 2-35). Henri Lion analyse la pièce (Un magistrat homme de lettres au XVIIIe siècle : le président Hénault, 1903, p. 209-216).
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Cette pièce a été représentée le 20 août 1740. On choisit pour cela une salle aux Porcherons27 où l’on construisit un théâtre tout à fait galant, il ne devait y avoir qu’un petit nombre de spectateurs, et il n’y avait en effet que Madame la duchesse de Saint-Pierre28, Madame la maréchale de Villars29, Madame de Flamarens30, Monsieur le comte de Céreste31 et Monsieur Dargental. La pièce commença par un [sic] espèce de prologue fort court, qui roulait sur le secret que nous exigions de nos spectateurs. C’était Monsieur de Pontdevesle habillé en Pythie qui chantait la parodie de la pythie dans Bellerophon32 accompagné par Rebell et Francœur33, qui composaient seuls notre orchestre ; on y joignit depuis Labbé34, pour jouer du violoncelle. Gardez tous un silence extrême. Gardez tous un profond silence, Et jamais n’abusez de notre confidence Votre approche déjà fait pâlir nos auteurs La terreur et l’effroi s’emparent de leurs cœurs.
Regardez dans chaque coulisse Voyez trembler l’acteur et l’actrice Ils vont paraître, je les vois, Écoutez bien, car ils ont peu de voix. […]
[Postface] Après la comédie, il y eut un ballet composé par Monsieur le marquis de Clermont d’Amboise, et dansé par lui, par Monsieur de Clermont son fils35, et par Madame la duchesse de Luxembourg36. Après le divertissement il y eut une parade
27. Hameau hors les murs de la capitale, dans le quartier parisien actuel de la Trinité, où se trouvait aussi le « couvent profane » où les pensionnaires interprétaient des pièces obscènes. On renverra à l’édition signalée dans le catalogue des Ballets, opéras et autres ouvrages lyriques (1760, p. 198-199) de Louis César de la Beaume Le Blanc, duc de La Vallière : L’art de F** ou Paris F** sur la musique du Prologue de l’Europe galante. Ballet représenté aux Porcherons dans le B*** de Mademoiselle de la Croix, le 1er janvier 1741, 1741. 28. Marguerite-Thérèse Colbert (1682-1769), fille de Charles Colbert de Croissy, épousa en 1704 François-Marie Spinola, duc de Saint-Pierre, Grand d’Espagne. 29. Jeanne-Angélique Roque de Varangeville, amie de Voltaire qui lui consacra des vers. Voir Charles-Joseph-Barthélemy Giraud, La maréchale de Villars et son temps, 1881. 30. La marquise de Grossoles de Flamarens, familière du salon de Mme de Lambert : Voltaire lui dédia des vers. 31. Basile-Hyacinthe Toussaint de Brancas (1697-1754), comte de Céreste. 32. Tragédie lyrique de Thomas Corneille, Fontenelle et Lully (1679). 33. François Rebell (1701-1775), alors surintendant de la Musique de la Chambre, et François Francœur (1698-1787), compositeur de la Musique de la Chambre : ils jouèrent du violon en duo au Concert Spirituel avant de prendre en charge la direction de l’Opéra. 34. Joseph-Barnabé Saint-Sevin, dit L’Abbé le fils. 35. Jacques-Louis Georges de Clermont d’Amboise (1723-1746), marquis de Reynel, fils de Louis de Clermont d’Amboise (1702-1761), marquis de Montglas. 36. Marie-Sophie Colbert de Seignelay (1709-1747), duchesse de Luxembourg.
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exécutée par Mademoiselle Quinault37, Monsieur de Pontdevesle, Monsieur Dussé38 et Monsieur de Forcalquier39. Cette même pièce fut jouée une seconde fois le … dans une salle que l’on avait louée aux Porcherons, elle fut suivie d’une comédie composée par Monsieur le comte de Forcalquier, intitulée L’homme du bel air40 en trois actes. Messieurs de Rupelmonde et de la Marche41 y jouèrent pour la première fois, la pièce est très bien écrite, et amusa beaucoup. Il y eut un ballet dans lequel on chanta le vaudeville suivant :
Vaudeville Les ridicules sont faits Pour qu’on en puisse rire […]
Après ce divertissement, Monsieur de Pontdevesle se présenta à la porte de la salle en habit d’opérateur, et demanda qu’il lui fût permis d’étaler sa boutique, et de vendre ses drogues. Il n’eut pas de peine à obtenir cette permission. Il monta sur le théâtre et là secondé par Monsieur de Forcalquiers habillé en Arlequin, et dont la figure et le jeu furent d’autant plus admirables qu’assurément ce n’est pas son genre, ils trouvèrent le secret d’amuser pendant plus d’une heure et demie par le récit de ce qu’il avait vu de plus de merveilleux dans le cours de ses voyages. Ensuite il distribua ses drogues à tout le monde, c’est-à-dire qu’il donna des petites boîtes dont chacune renfermait un vaudeville applicable à la personne qui le recevait. Cette scène fut extrêmement divertissante par la chaleur et le comique des deux acteurs, et Monsieur de Pontdevesle eut lieu d’être content de la joie, et des rires continuels que l’on donna à tout ce que l’imagination lui fournit ; la fête fut terminée par des présents de rubans que Monsieur de Pontdevesle et Monsieur de Forcalquiers avaient enfermés dans des boîtes, et qu’il jetèrent à toutes les femmes de chambre et à tous les valets de chambre, et par des poignées de dragées qui volèrent dans la salle pour le peuple qui était en grande affluence : car ces représentations qui avaient commencé par un très petit nombre de spectateurs se trouvèrent comble de monde quelques précautions que l’on eût prises pour l’empêcher. On s’était trop bien trouvé de cette espèce de fête pour ne pas demander aux acteurs de vouloir bien continuer à en demander de nouvelles. En effet, on représenta Le baron
37. Jeanne-Françoise Quinault (1699-1783), sociétaire de la Comédie-Française, maîtresse de Maurepas, dont David Trott a montré l’importance dans l’histoire des théâtres privés parisiens (voir la note 9). 38. Voir la note 16. 39. Louis-Bufile de Brancas (1710-1753), comte de Forcalquier. Le jaloux de lui-même lui est parfois attribué. On remarque parmi les acteurs et les spectateurs de ce spectacle plusieurs représentants de la grande noblesse provençale. En 1741, Forcalquier fit jouer l’Apothéose de Monsieur de Pont de Vesle à l’Hôtel de Brancas. Sur le président Hénault et le milieu Brancas, voir Henri Lion, op. cit., p. 181. 40. Pièce aussi connue sous le titre du Bel esprit du temps ou L’homme du bel air. La comédie fut reprise en 1741 à l’Hôtel de Brancas. 41. Yves de Récourt, comte de Rupelmonde, tué le 15 avril 1745 à Pfaffenhofen, et Louis-François de Bourbon-Conti (1717-1776), comte de la Marche.
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d’Albicrac42, quinze jours après suivi d’un divertissement et terminée [sic] par Le baron de la Crasse43 où Monsieur de Pontdevesle joignit quelques scènes de sa façon. On se proposait de donner bientôt après de nouvelles comédies, mais des incommodités survenues en firent différer la représentation. Et ce ne fut qu’au bout d’un mois que l’on se rassembla pour jouer deux comédies chacune en trois actes, l’une de Monsieur Duchastel intitulée Zaïde44, et l’autre La petite maison. La première pièce est prise d’un roman intitulé La belle Grecque qui venait de paraître, mais Monsieur Duchastel avait su tirer de ce sujet un bien meilleur parti que Dom Prévost auteur du roman. Madame de Rochefort45 dans le rôle de Zaïde fit répandre bien des larmes, Madame de Luxembourg fut charmante habillée à la turque dans le rôle de Fatime, Monsieur de Forcalquiers se surpassa dans le rôle de Florimond amant de Zaïde, et Monsieur Duchastel auteur de la pièce représenta avec un très grand succès le rôle d’Alcippe rivale de Florimond. Après cette pièce on joua La petite maison, le succès du Jaloux m’avait porté à composer cette nouvelle comédie. Il y avait une difficulté à surmonter, c’était le déguisement de Madame de Rochefort en homme, cela suspendit quelque temps l’idée de la donner, mais enfin on imagina un [sic] espèce d’habillement qui accorda la décence avec l’illusion nécessaire pour le plaisir des spectateurs.
Dans ces fêtes que la grande aristocratie de donne à elle-même, on joue, comme on vient de le lire, les productions des divers participants, mais aussi des pièces du répertoire, ainsi qu’on le fera, quelques années plus tard, chez Madame de Pompadour. Mais le plus curieux est la présence d’un public populaire, de valets, de femmes de chambre, un « peuple qui était en grande affluence » au spectacle. Le « monde à l’envers » de la Foire y trouve quelque réalité, très provisoire. On notera encore la participation de professionnels (actrice ou musiciens), dont l’utilité était évidente pour ce type de représentations. Les liens étroits entretenus par la haute noblesse avec les théâtres officiels, le contrôle des Premiers Gentilshommes de la Chambre sur la ComédieFrançaise, le service de la Cour étaient autant de raisons, outre de plus intimes, pour expliquer que ces scènes privées fussent le lieu où acteurs 42. Comédie en cinq actes et en vers de Thomas Corneille (1668). 43. Comédie en un acte et en vers de Raymond Poisson (1662). 44. Comédie en trois actes et en prose par Louis-François Crozat (1691-1750), marquis du Châtel, d’après le roman de l’abbé Prévost (Histoire d’une Grecque moderne, 1740), transposant l’histoire célèbre du marquis de Ferriol, ambassadeur de France à la Porte, et de Mademoiselle Aïssé. Copies manuscrites de la comédie à la Bibliothèque nationale de France (Zaïde, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms. fr. 9304) et à l’Arsenal (Zaïde, Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, ms. 3137). Sur la pièce, voir le jugement sévère de Jean Sgard et celui du président Hénault lui-même (Jean Sgard, Prévost romancier, 1989, p. 431 et 442). Charles de Ferriol était l’oncle de d’Argental et de Pont de Veyle… 45. Louis de Loménie, La comtesse de Rochefort et ses amis, 1870. D’une beauté exceptionnelle selon les Mémoires de la marquise de Créquy, Marie-Julie de Brancas-Céreste, comtesse de Rochefort, morte à 34 ans, était la sœur cadette du comte de Forcalquier.
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professionnels et amateurs se rencontraient. Un nouvelliste signale en mai 1752, que « les principaux Comédiens-Français ont joué chez Monsieur le maréchal de Richelieu une comédie en vers et en cinq actes de Madame Denis, qui a pour titre La coquette punie, mauvaise » (1752, n. 1752.4). Le même nouvelliste, Charles de Julie, en général bien informé, rapporte, le 15 juin de la même année, la cabale inutile du clan voltairien en faveur de Marmontel, une cabale qui compense l’insuccès relatif au ThéâtreFrançais par une cérémonie expiatoire sur une scène privée et qui annonce, sur le mode mineur, le célèbre couronnement du buste de Voltaire à la représentation d’Irène au printemps 1778 : Les pauvres Héraclides sont expirées et éteintes malgré les soins de Monsieur de la Pouplinière46 et de toute sa cour. [...] Cependant à la quatrième représentation, la troupe marmontellique chanta victoire en rentrant dans le Palais de Passy47 : Monsieur de la Pouplinière avait fait préparer un somptueux repas pour solemniser un événement si inattendu ; Clairon sous le nom d’Olympie48 y parut dans tous ses atours ; l’on avait préparé une couronne que Monsieur de la Pouplinière se hâta de mettre sur la tête du célèbre auteur des enfants d’Hercule, qui par humilité fut la déposer aux pieds de son Mécène ; une deuxième couronne fut logée sur la tête d’Olympie, et une troisième orna le front du père des infortunées Héraclides ; des applaudissements sans fin se firent entendre de toutes parts ; on rendit un arrêt par lequel le protecteur, le protégé et l’actrice mangeraient la couronne sur la tête. Ainsi finit un repas assaisonné par la joie et par le persiflage, et par une effusion d’encens (1752, n. 1752.4).
La protection accordée à certains auteurs par financiers ou grands seigneurs se marque aussi bien sur les scènes officielles que dans les théâtres privés de la capitale où l’on essaie les pièces avant leurs représentations officielles. On connaît l’exemple célèbre de Beaumarchais pour Le barbier de Séville49. Mais Rousseau lui-même s’y plie, si l’on en croit les nouvelles à la main, qui signalent en 1771 ce type de représentation pour son Pygmalion (1771, n. 1770.1.1)50. Quant à Beaumarchais, on représente sur le théâtre ses propres mémoires en défense, où l’auteur dramatique en quête de succès sur la scène fournissait avec son personnage et ses aventures ample matière aux dramaturges sans imagination. Un nouvelliste donne ce détail, le 9 juillet 1774 : 46. Alexandre Le Riche de la Pouplinière (1693-1762), fermier général et protecteur des arts et des artistes (dont Rameau). 47. Château bâti naguère pour le financier Samuel Bernard. 48. Mademoiselle Clairon jouait le rôle d’Olympie, fille d’Hercule et de Déjanire, dans la pièce de Marmontel (qui était d’autre part son amant). 49. Émile Jules Arnould, La genèse du Barbier de Séville, 1965, p. 30, note 4. 50. Le site CÉSAR répertorie en novembre 1770 une représentation à Paris chez Madame de Brianne.
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Dans les Mémoires immortels de M. de Beaumarchais, on avait été fort affecté du récit touchant et pathétique de son affaire d’Espagne, et jamais nouvelle espagnole ne s’est fait lire avec autant d’intérêt ; un homme51 pénétré de l’action qui en est la base, sans avoir jamais écrit ni fait de pièce, l’a mise en scène et en a fait un drame en trois actes en conservant le texte entier qu’il a trouvé dans le quatrième Mémoire du héros de l’aventure52 ; des particuliers auxquels il s’est joint ont appris cette pièce et l’ont exécutée sur un petit théâtre bourgeois avec beaucoup d’intelligence. On ne peut que regretter de ne la pas voir sur une plus grande scène (1774, n. 1774.6).
La pièce aurait, en effet, été jouée à la barrière du Temple chez le prince de Conti sous le titre de Norac et Javolci (Caron et Clavijo !)53. Déjà, à la fin du mois de décembre précédent, on avait représenté chez Madame du Barry à la Cour, et devant le roi, un « proverbe » joué par les Comédiens-Français, Le meilleur ne vaut rien, inspiré du deuxième Mémoire contre Goëzman54. Les formes les mieux adaptées aux représentations d’amateurs – marionnettes ou théâtres d’ombres – n’ont pas laissé beaucoup de témoignages écrits ; nous en avons cité un plus haut à Chilly. Les marionnettes royales de la Troupe d’opéra des Bamboches sous Louis XIV (1675-1677) avaient eu des filles plus ou moins légitimes à la Foire55. Thomas-Simon Gueullette, historien du théâtre italien, qui jouait la comédie dans le style transalpin, d’abord à Auteuil, puis à Choisy-le-Roi et à Charenton, composa aussi de nombreuses parades pour les marionnettes : « [...] il les faisait jouer et dialoguer avec beaucoup d’esprit », note un contemporain56. Le Recueil des lazzis publié par David Trott évoque le ministre Maurepas manœuvrant un castelet de marionnettes pour divertir ses hôtes et sa maîtresse, Mademoiselle Quinault, dans son hôtel du
51. Benoît-Joseph Marsollier des Vivetières (1750-1817). La pièce, imprimée en 1785, se trouve dans ses Œuvres choisies, 1825, t. 3, sous le titre de Beaumarchais à Madrid. 52. Le quatrième Mémoire contre Goëzman venait de paraître en février ; on y trouvait la fameuse aventure de Clavijo dont Goethe tirera un drame la même année. 53. Émile Jules Arnould, qui documente cette représentation d’après la correspondance de Beaumarchais et un article des Mémoires secrets (1er juillet 1774), pense que ce « théâtre particulier » était celui de prince du Conti au Temple (op. cit., p. 53-54). Beaumarchais assistait au spectacle et y pleura « en abondance », selon sa lettre du 31 juin. Le nouvelliste cité parle de « petit théâtre bourgeois » et Bachaumont de la « barrière du Temple », ce qui ne renvoie pas évidemment à Conti, grand prieur de l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem dans sa résidence du Temple. 54. Émile Jules Arnould, op. cit., p. 35-36. 55. François Moureau, « Marionnettes du Grand Siècle : l’Opéra des Bamboches sous Louis XIV », Pitres et pantins, 2007. 56. J.-E. Gueullette, Un magistrat du XVIIIe siècle, ami des Lettres, du théâtre et des plaisirs, Thomas-Simon Gueullette, 1938, p. 65 (d’après la notice d’auteur du Cabinet des fées, 1786, t. 37, p. 128).
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faubourg Saint-Honoré57. En août 1770, un « bulletiniste » allemand à Paris annonce l’apparition d’un type de théâtre de société qui vient d’Espagne, où l’on joue un « nouveau genre de drame » : « Tous les personnages ne sont que des ombres, celles des acteurs. On ne les voit que de profil et derrière un transparent ou des toiles » (1770, n. 1770.2). Ce spectacle ne parait pas avoir laissé d’autre trace. Le théâtre des Ombres chinoises de Séraphin débuta deux ans plus tard à Versailles dans une version avec marionnettes58. Nous n’en savons pas plus sur le « spectacle militaire » imaginé par le chevalier de Lussan (1738, n. 1738.4). Pour conclure avec le monde interlope des « femmes du monde59 », des nouvellistes à la main et de la police censée en poursuivre les activités, traitons de sociétés d’acteurs moins relevées, sinon moins ferventes de spectacles de qualité. Nous avons cité plus haut60 les pensionnaires d’une maison de rendez-vous célèbre, celle de la Lacroix aux Porcherons, qui interprétaient des spectacles chorégraphiques et acrobatiques : pour le nouvel an de 1741, le ballet de L’art de foutre ou Paris foutant y fut donné de chic pour les amateurs, sur la musique de L’Europe galante de Campra. C’était, de même, aux Porcherons, et à cette époque, comme nous le signalions dans ces pages, que se réunissaient dans une salle privée ouverte au public les représentants de la grande noblesse qui s’y adonnaient à l’art du théâtre : la rencontre ne manque pas de piquant. Il faut convenir que les spectacles les plus variés rassemblaient le peuple et la noblesse : on louait très cher en place de Grève les fenêtres pour assister aux exécutions ; un nouvelliste parisien révèle même le tarif de ces locations (1699, n. 1696.3.2). La police, quant à elle, pouvait se donner en spectacle, ainsi qu’en témoigne Le nouvelliste muet61, jouée sur une scène policière en 1742. Son héros, le « nouvelliste muet », était Gilbert Vanneroux, frère d’un exempt de la police chargé de… la chasse aux nouvellistes de bouche. La pièce anonyme présente une descente de police dans un atelier nouvelliste et montre, sans fioritures, les liens étroits entretenus par les « sbires » avec les gazetiers dont ils protègent le commerce tout en y participant62. Le plus extraordinaire 57. Judith Curtis et David Trott (éd.), op. cit., p. 113. 58. Émile Campardon (éd.), Les spectacles de la Foire, 1877, t. 2, p. 393. 59. Au XVIIIe siècle, le terme désigne les prostituées. Voir Laurence L. Bongie, From Rogue to Everyman. A Foundling’s Journey to the Bastille, 2004. 60. Voir la note 27. 61. Anonyme, Le nouvelliste muet. Comédie tragicomique en trois actes, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms. fr. 24350, fo 205‑220. 62. Pour le détail, voir notre ouvrage La plume […], op. cit., 3e partie, ch. 2 : « Miroir déformant : le journaliste au théâtre ».
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est que les protagonistes y paraissaient sous leur identité véritable, dont le nouvelliste Danilot, frère d’une comédienne qui débuta plus tard en 1752 (14 juillet 1752, n. 1752.5). Ce modeste panorama, très incomplet, des sociétés théâtrales de la région parisienne signalées par les nouvellistes de la capitale apporte un peu de nouveau sur ces représentations, où toutes les classes de la société – et pas seulement la noblesse qui s’encanaille – sont saisies de la folie raisonnable de monter sur scène. Voltaire, qui allait, à Cirey puis aux Délices, savourer le plaisir de ne plus être Voltaire en jouant la comédie, avait fait dans Le temple du goût (1733) une présentation idéale de cette honnête passion ; elle nous servira de conclusion : Il y a plus de vingt maisons dans Paris, dans lesquelles on représente des tragédies et des comédies. On a fait même beaucoup de pièces nouvelles pour ces sociétés particulières. On ne saurait croire combien est utile cet amusement, qui demande beaucoup de soin et d’attention ; il forme le goût de la jeunesse ; il donne de la grâce au corps et à l’esprit ; il contribue au talent de la parole ; il retire les jeunes gens de la débauche, en les accoutumant aux plaisirs de l’esprit63.
François Moureau Université Paris-Sorbonne
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63. Voltaire, Le temple du goût, 1733, p. 62, note 58.
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Textes cités Anonyme, Le nouvelliste muet. Comédie tragicomique en trois actes, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms. fr. 24350, fo 205‑220. Arnould, Émile Jules, La genèse du Barbier de Séville, Dublin, Dublin University Press, 1965. Blondy, Alain, L’ordre de Malte au XVIIIe siècle. Des dernières splendeurs à la ruine, Paris, Bouchène, 2002. Boyer, Claude-François, abbé, Des nouvelles de Malte. Correspondance de M. l’abbé Boyer (1738-1777), Bruxelles, Peter Lang (Diplomatie et histoire), 2004 [éd. Alain Blondy]. Bongie, Laurence L., From Rogue to Everyman. A Foundling’s Journey to the Bastille, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2004. Bruno, Marlinda Ruth, « Fréron Police Spy », Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, no 148 (1976), p. 177-199. Campardon, Émile (éd.), Les spectacles de la Foire, Paris, Berger-Levrault, 1877, 2 t. —, Madame de Pompadour et la Cour de Louis XV, Paris, Henri Plon, 1867. Châteauneuf, François de, Dialogue sur la musique des anciens, Paris, N. Pissot, 1725 [éd. Jacques Morabin]. Curtis, Judith et David Trott (éd.), Histoire et recueil des lazzis, Oxford, Voltaire Foundation (SVEC), 1996. Du Châtel, Louis-François Crozat, marquis, Zaïde, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms. fr. 9304. —, Zaïde, Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, ms. 3137. Durey de Morsan, Joseph-Marie, L’art de F** ou Paris F** sur la musique du Prologue de l’Europe galante. Ballet représenté aux Porcherons dans le B*** de Mademoiselle de la Croix, le 1er janvier 1741, s.l ., 1741. Giraud, Charles-Joseph-Barthélemy, La maréchale de Villars et son temps, Paris, Imprimerie nationale, 1881. Goncourt, Edmond et Jules de, La femme au XVIIIe siècle, Paris, Charpentier, 1877. Gueullette, Jean-Emile, Un magistrat du XVIIIe siècle, ami des Lettres, du théâtre et des plaisirs, Thomas-Simon Gueullette, Paris, E. Droz, 1938. Hénault, Charles Jean-François, Mémoires du président Hénault, Paris, Hachette, 1911 [éd. François Rousseau]. —, Le jaloux de lui-même, Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, ms. 3192 ; Paris, Bibliothèque nationale de France, ms. fr. 24342, f. 2-35. La Vallière, Louis César de la Baume Le Blanc (éd.), Bibliothèque du théâtre français depuis son origine, Dresde, M. Groell, 1768, 3 t. — (éd.), Ballets, opéras et autres ouvrages lyriques, Paris, Bauche, 1760.
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Lion, Henri, Un magistrat homme de lettres au XVIIIe siècle : le président Hénault, Paris, Plon-Nourrit, 1903. Loménie, Louis de, La comtesse de Rochefort et ses amis, Paris, Michel Lévy frères, 1870. Marsollier des Vivetières, Benoît-Joseph, Œuvres choisies, Paris, A. Aubrée, 1825 [éd. Anne-Marie Beaufort d’Hautpoul]. Moureau, François, « Marionnettes du Grand Siècle : l’Opéra des Bamboches sous Louis XIV », Pitres et pantins, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2007 [éd. Sophie Basch et Pierre Chuvin]. —, La plume et le plomb. Espaces de l’imprimé et du manuscrit au siècle des Lumières, Paris, Presses universitaires de Paris-Sorbonne, 2006. —, « Le rapatriage : La Chaussée et la comédie risible », La Chaussée, Destouches et la comédie nouvelle, Paris, 2004 [à paraître]. —, « Complot contre l’État et opinion publique. La duchesse du Maine et la conspiration de Cellamare (1718-1720) », Études sur le XVIIIe siècle, vol. XVIII, no 31 (2003), p. 38-50. —, Répertoire des nouvelles à la main. Dictionnaire de la presse manuscrite clandestine. XVIe-XVIIIe siècle, Oxford, Voltaire Foundation, 1999. Rousseau, Jean-Baptiste, Œuvres, Rotterdam, Fritsch et Böhm, 1712, 2 t. —, Œuvres diverses, Soleure, Ursus Heuberger,1712. Sgard, Jean (éd.), Dictionnaire des journalistes (1600-1789), Oxford, Voltaire Foundation, 1999, 2 t. —, Prévost romancier, Paris, José Corti, 1989. Saint-Évremond, Charles de, Lettres, Paris, STFM – Didier, 1967, 2 t. [éd. René Ternois]. Titon du Tillet, Évrard, Supplément du Parnasse français, s.l.n.d. [Paris, 1755]. Voltaire, Le temple du goût, Londres, Hierosme Print-All, 1733.
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La surveillance des spectacles à Paris sous le Directoire (1795-1799)
Au lendemain de la chute de Robespierre et avec l’abandon de la politique culturelle de l’an II, incluant en ce qui concerne la pratique théâtrale la loi du 2 août 1793 dite sur la « Surveillance des spectacles », d’aucuns anticipent une renaissance des arts et des lettres. Daunou, membre influent du comité d’instruction publique, se montre résolument optimiste à ce sujet dans un rapport daté du 15 octobre 1795, quelques semaines avant l’établissement du Directoire. Il le conclut en reprenant l’idée selon laquelle « c’est aux lettres qu’il est réservé de finir la Révolution qu’elles ont commencée, d’éteindre tous les dissentiments, de rétablir la concorde entre tous ceux qui les cultivent1 ». Toutefois les spectacles de théâtre sous le Directoire ont contribué davantage à mettre en relief les dissentiments et à troubler la concorde. Les relations complexes à la vie politique qui s’insinuent dans les spectacles ont fait l’objet d’une vive préoccupation, dont témoignent aussi bien les différents rapports de surveillance présentés au Ministre de l’Intérieur, que les comptes rendus publiés dans les journaux de l’époque ; sources qui pour la plupart sont actuellement accessibles via la banque de données CÉSAR et sur lesquelles s’appuie ce qui va suivre. « Tout le monde sait, dit le chroniqueur des spectacles La Chabeaussière dans La Décade philosophique, littéraire et politique du 7 août 1797, que les spectacles, pendant les divisions intestines, deviennent de petits rassemblement, des espèces de clubs2. » Chaque salle de spectacles, selon lui, adopte un parti politique ; chaque salle de spectacles a en conséquence ses principes, ses auteurs, ses spectateurs, constituant ainsi autant « de petits foyers de guerre civile3 ». Les agents de police ont eu tôt fait de distinguer les salles où s’exprime un public généralement favorable à la Révolution, comme 1. Josiane Boulad-Ayoub et Michel Grenon (éd.), Procès-verbaux du Comité d’instruction publique sous l’Assemblée législative et la Convention, 1997, vol. VI, p. 620. 2. Auguste Étienne Xavier Poisson de La Chabeaussière, La Décade philosophique, littéraire et politique, vol. XIV, no 32 (7 août 1797), p. 299. Désormais : La Décade. 3. Id.
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la salle du Théâtre de la République située dans les jardins du ci-devant Palais-Royal, de celles où au contraire une hostilité ouverte se manifeste. Le Théâtre de la rue Feydeau, ci-devant Théâtre de Monsieur, également situé à proximité des jardins du Palais-Royal, ou encore le Théâtre du Vaudeville, sont exemplaires de cette dernière catégorie de salles. Sous le Directoire, ces salles sont dénoncées fréquemment comme des lieux de rassemblement de la « jeunesse dorée4 ». En fait, la recrudescence des agitations politiques dans les salles de théâtre est un phénomène qui caractérise la période du Directoire (1795-1799) d’une manière toute particulière. Les modalités de ces agitations, les résistances que la pratique théâtrale a pu offrir contre diverses mesures de contrôle constamment réitérées en dépit de la volonté initiale de terminer la Révolution par une renaissance des arts et des lettres, sont susceptibles d’intéresser aussi bien l’historien du discours politique, que celui du discours littéraire et théâtral attentif, comme David Trott l’a été au plus haut point, à la pluralité des formes à travers lesquelles se construit le sens d’une œuvre. La pratique de réécriture de certaines répliques des pièces du répertoire classique développée en l’an II afin d’éviter les applications du public, c’est-à-dire le fait pour ce dernier de s’approprier une réplique par des applaudissements ou sifflements et de lui conférer un sens nouveau, a été décriée unanimement après la chute de Robespierre. En décembre 1794, l’abbé Grégoire, dans une série de rapports sur le vandalisme révolutionnaire, montrait comment même les pièces les plus républicaines avaient dû être finalement proscrites sous la Terreur, à cause de vers qui provoquaient des applications hostiles au gouvernement. Ainsi pour le Brutus de Voltaire, avec les vers « Arrêter un Romain sur de simples soupçons, / C’est agir en tyran, nous qui les punissons » ; ou encore Caïus Gracchus de Chénier, avec l’hémistiche « Des lois et non du sang5 ». Il s’agissait pourtant là de deux des trois pièces désignées explicitement par la loi du 2 août 1793 sur la surveillance des spectacles pour être jouées une fois par décade, gratuitement aux frais de la République, afin de soutenir le régime6. Jean-Baptiste Say, prédécesseur de La Chabeaussière dans la section « spectacles » du journal La Décade, ironisait en février 1795 sur les tentatives de « révolutionner Molière et Racine » en donnant l’exemple d’une réplique de Phèdre à la fin du quatrième acte : « Détestables flatteurs ! Présent le plus funeste / Que puisse faire aux rois la colère céleste », transformée en « Que 4. François Gendron, La jeunesse dorée. Épisodes de la Révolution française, 1979, p. 122. 5. Alphonse Aulard, Paris pendant la réaction thermidorienne et sous le Directoire, 1898-1903, vol. V, p. 185, rapport du bureau central du 28 octobre 1798. 6. Josiane Boulad-Ayoub et Michel Grenon (éd.), op. cit., vol. II, p. 491.
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La surveillance des spectacles à Paris sous le Directoire
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puisse faire à l’homme », puis, « Que puisse faire au peuple », enfin, comme dit Say, puisque cet embellissement rendait le vers un peu trop long, en « Que puisse faire hélas ! ». Il remarquait pertinemment que « les mots ne sont donc dangereux que lorsqu’on leur donne une application détournée7 » et montrait en fait l’inutilité de cette réécriture en considérant que tout le monde a dans sa bibliothèque ces ouvrages, qu’une sotte délicatesse s’obstine à défigurer ; on sait par cœur les passages mutilés ; et le soin qu’on a pris de les arranger, ne sert qu’à faire remarquer la peur qui a empêché de les dire8.
Il citait d’autre part les propos ironiques d’un journaliste observant au sujet de cette même réplique litigieuse de Phèdre qu’il aurait mieux valu mettre « Détestables flatteurs ! présent le plus funeste / Que… mais lisez Racine et vous saurez le reste9 ». Le public ayant en mémoire les répliques de ces pièces, en particulier celles qui amorcent ou terminent chacun des actes, les transformations dont elles sont l’objet accentuent en fait leur sens initial. Pourtant, cette pratique de réécriture du répertoire classique persiste tout au long du Directoire et la récurrence des « applications détournées » lors des spectacles constituera toujours, aux yeux des agents chargés de les surveiller, le principal danger, le principal obstacle que rencontre leur politique culturelle, tant à l’égard de la réécriture du répertoire classique que de la production de celui des pièces de circonstance créées délibérément afin de soutenir le régime. À propos de la pièce de circonstance La pauvre femme, un opéra-comique de Marsollier et Dalayrac composé en avril 1795 afin de soutenir un patriotisme républicain affranchi du fanatisme de la Terreur, et qui contenait à cet égard plusieurs mots réprobateurs appliqués aux terroristes, Say en vient à considérer que « par la manière dont ils sont placés, ils pourraient s’appliquer aux amis de la patrie et de la liberté, et fournir aux royalistes des occasions de hasarder leurs scandaleux applaudissements10 ». La Chabeaussière aura de multiples occasions de développer cette analyse du comportement du public, en soulignant par exemple que la difficulté « presqu’insurmontable » des pièces de circonstance réside dans le choix du cadre et dans l’adresse des allusions : « Le public, assez contrariant de sa nature, saisit avidement celles auxquelles on n’a ni pu ni voulu songer, et se fait un malin plaisir de laisser couler celles qu’on lui présente avec intention11 ». 7. Jean-Baptiste Say, La Décade, vol. IV, no 30 (10 février 1795), p. 368. 8. Id. 9. Id. 10. Ibid., vol. V, no 36 (19 avril 1795), p. 759. 11. Auguste Étienne Xavier Poisson de La Chabeaussière, La Décade, vol. XLIII, no 9 (21 décembre 1804), p. 566.
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Ce « malin plaisir » du public au théâtre a fait l’objet de couplets composés par les auteurs Barré, Radet et Desfontaines à l’occasion de la réouverture du Théâtre du Vaudeville, fermé une première fois en décembre 1795 par ordre du Directoire à la suite de représentations qui avaient donné lieu à des applications particulièrement hostiles au gouvernement. Ils ont été chantés dans une scène ajoutée à la pièce Arlequin afficheur jouée « dans toutes les occasions où l’on veut s’attirer la bienveillance du public » à qui l’on soumet une nouvelle pièce ; c’est-à-dire afin d’en faire la publicité ou dans ce cas-ci d’annoncer une réouverture prochaine du théâtre. Arlequin reproche à Cassandre, incarnant un spectateur, d’« avoir trop d’esprit, trop de pénétration ». Sur le timbre du vaudeville de La soirée orageuse, il lui dit : Lorsqu’on vous chante bonnement Quelque couplet tendre ou comique, Vous y découvrez finement Une allusion politique ; Et votre génie inventeur Tourne si fort à la satyre, Que vous faites dire à l’auteur Ce qu’il n’a jamais voulu dire12.
Il n’y a pas que le texte de la pièce représentée sur lequel le public puisse intervenir afin d’exprimer ses opinions aux dépens de l’auteur. Des chansons ou des pièces de vers sont fréquemment jetés sur la scène lors des représentations théâtrales. Le public demande, et souvent exige, que la lecture à haute voix en soit effectuée par un acteur ou une actrice, souvent des ci-devant terroristes, afin de faire « amende honorable ». Parmi tous ces textes qui envahissent littéralement la scène, se distingue le chant Le réveil du peuple, véhément réquisitoire contre les terroristes – « Marseillaise de la réaction13 » – qu’a composé Jean-Marie Souriguère de Saint-Marc14. L’irruption de ce chant dans les salles de spectacles, avec ses couplets contre les protecteurs de l’anarchie, les partisans de la Terreur, les Montagnards insolents, le reste impur des brigands, et surtout à propos de la lenteur à les punir, a pu, à l’instar des pièces de circonstance écrites pour dénoncer la Terreur, être appropriée par des spectateurs hostiles à la République. Dans
12. Pierre Yvon Barré, Jean-Baptiste Radet et François-Georges Fouques dit Desfontaines cités dans La Décade, vol. VIII, no 61 (31 décembre 1795), p. 46-51. 13. François Gendron, op. cit., p. 112. 14. Voir La Décade, vol. IV, no 28 (19 janvier 1795), p. 232-236, qui retranscrit intégralement une première version de ce chant en relatant les troubles survenus au Théâtre de la République alors que le public, après avoir jeté ce chant sur la scène, exigeât qu’un acteur en particulier, du nom de Fusil et reconnu pour ses antécédents terroristes, le lût afin de faire « amende honorable ».
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le contexte de l’anniversaire de la prise de la Bastille en juillet 1795, les royalistes ont appliqué ces couplets contre les brigands à ceux qui avaient pris d’assaut la forteresse. D’où, le 16 juillet 1795, un « Arrêté des Comités de salut public et de sûreté générale, relatif aux airs qui se chantent sur les théâtres », interdisant de chanter « d’autres airs, chansons et hymnes, que ceux faisant partie et qui sont contenus dans les pièces annoncées et qui seront jouées15 ». Les premières mesures législatives de surveillance des spectacles prises par le Directoire en janvier 1796, dans le contexte cette fois de l’anniversaire de l’exécution du roi, ajoutent quant à elles du contenu aux spectacles de théâtre. Un arrêté daté du 9 janvier 1796 ordonne de jouer avant la levée de la toile des airs patriotiques, tels que La Marseillaise ou bien Le chant du départ, et de les chanter entre les deux pièces, tout en maintenant la proscription du Réveil du peuple. Sa lecture dans les théâtres a donné lieu « à de grands murmures et de grandes agitations » ; au Théâtre de Feydeau, où la fureur et la rage se sont laissés apercevoir de la manière la plus forte ; les deux tiers des citoyens qui occupaient les premières loges sont sortis pour un moment, en disant que le gouvernement voulait ramener le règne de la Terreur16.
C’est à partir de ce moment qu’apparaît dans les rapports de police la catégorie des « applaudissements ironiques » utilisée pour décrire une pratique des spectateurs royalistes ou hostiles au Directoire applaudissant certains couplets des chants patriotiques, comme La Marseillaise, afin d’en détourner leur sens et d’appliquer au gouvernement du moment les vers qu’ils recèlent contre la tyrannie. Un rapport relate qu’au Théâtre du Vaudeville, le 12 janvier 1796, la Marseillaise a été applaudie vivement par les jeunes gens mêmes ; mais ils ont laissé voir que ce n’était que par ironie, car plusieurs se disaient : « Il n’y a pas un seul couplet qui en soit dans notre sens, et applicable aux membres du Directoire ; ainsi nous ne risquons rien d’applaudir17 ».
De même, le 18 janvier 1796 au Théâtre Favart « les jeunes gens placés dans l’orchestre se sont permis les mêmes satires par leurs applaudissements ironiques et affectés18 ». La journée même de l’anniversaire de l’exécution de Louis XVI, le 21 janvier 1796, à nouveau au Théâtre du Vaudeville, « plusieurs individus ont affecté de couvrir d’applaudissements outrés le couplet de l’hymne des Marseillais, commençant par ces mots : Tremblez,
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15. Alphonse Aulard, op. cit., vol. II, p. 86. 16. Ibid., vol. II, p. 641. 17. Ibid., vol. II, p. 656. 18. Ibid., vol. II, p. 677.
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tyrans19 ». Les tyrans, sous-entendu, étant les membres du Directoire. Éventuellement, à partir de février 1796 au Théâtre de la République, afin d’éviter ces applications contre le gouvernement, le mot « chouan » est substitué à celui de « tyran » dans La Marseillaise, ce qui n’empêche pas « les royalistes et les frondeurs actuels », comme l’écrit un rapport, de saisir « toujours avec une espèce de délire tous les passages qui peuvent prêter aux applications contre ce qu’ils appellent aujourd’hui la tyrannie20 ». Le Directoire, considérant alors que le royalisme et l’aristocratie semblent chercher un dernier asile dans les spectacles, « où ils épient avec soin, et saisissent avec avidité toutes les occasions de troubler l’ordre ou de dépraver la morale publique21 », réactive finalement les dispositions de la loi du 2 août 1793 en ce qui concerne la surveillance des salles de spectacles. L’article quatre de l’arrêté du 1er mars 1796 prononce que « [s]eront fermés tous les théâtres dans lesquels il se manifesterait des oppositions au chant des airs patriotiques, ou des mouvements quelconques anti-républicains22 ». Les rapports présentés au Directoire à la suite de cet arrêté mettent au jour les nouvelles formes de résistance que le public y oppose. Le 8 mars 1796 on y décrit ainsi cette pratique inédite dans la fréquentation des salles de spectacles : des chouans ou des royalistes se communiquent secrètement par un avis manuscrit des lieux de rendez-vous dans un seul spectacle à la fois, afin que, « n’étant pas disséminés, comme à l’ordinaire, dans les différents spectacles, ils pussent à leur aise et sans opposition de la part des terroristes, faire leurs applications insultantes contre les républicains et contre le Directoire23 ». Cette pratique faisait en sorte que ces spectateurs abandonnaient leurs salles de prédilection et se rassemblaient dans une salle convenue d’avance en fonction des pièces qui y étaient jouées. Leur préférence allait à celles ayant pour cadre l’Ancien Régime, celui de la féodalité ou de la monarchie absolue. Si la pièce ne s’avérait pas assez propice aux allusions, ces spectateurs complices « sortaient avec un fracas concerté qui couvrait la voix de l’artiste24 ». Le 8 août 1798, le ministre de la police adresse à tous les directeurs de théâtres une circulaire pour leur rappeler la proscription de toutes les qualifications féodales25. Le simple fait pour un auteur de mettre en scène
19. Ibid., vol. II, p. 686. 20. Ibid., vol. II, p. 758. 21. Ibid., vol. II, p. 773. 22. Ibid., vol. III, p. 19. 23. Ibid., vol. III, p. 34. 24. Ibid., vol. III, p. 61. 25. Ibid., vol. V, p. 46.
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des personnages nobles et de reporter l’action au temps de l’Ancien Régime, constituait un « abus », selon un rapport, considérant que « les théâtres, dont l’influence est si grande, ne deviendront que difficilement des écoles de patriotisme, tant que les auteurs conserveront ou se donneront toute latitude dans le choix des sujets26 ». Constatant « que l’on en écarte tous les jours ce qui pourrait avoir trait aux institutions de la République » et que « sans raison plausible, sans nécessité, on place une intrigue en pays étrangers », que l’on met en scène des attributs du catholicisme27, ou encore des personnages « revêtus des livrées de Condé et Conti28 », le Directoire, après avoir « redoublé la surveillance dans tous ces lieux de réunion29 », adresse à nouveau en juin 1799 une circulaire aux entrepreneurs de spectacles pour leur recommander de proscrire de leur répertoire toutes les pièces tendant à rappeler le régime royaliste30. Les spectateurs plus favorables au nouveau régime ont pu tout de même de leur côté tenter aussi de contraindre les interventions de ceux qui y étaient hostiles. Dans les salles réputées patriotes, comme celle du Théâtre de la République, un rapport d’août 1797 note que des « habitués ont constamment étouffé les applications que semblaient prêter plusieurs vers de Gaston et Bayard, celui-ci entre autres : J’ai combattu contre elle (la patrie) et je lui fais horreur31 ». De même, la tragédie d’Œdipe de Voltaire au théâtre de l’Odéon le 1er juin 1798 a offert des passages « dont le royaliste pouvait tirer une sorte de jouissance par de mauvaises allusions », dit un rapport, remarquant cependant le « bon esprit du public, qui impose luimême silence aux moindres signes d’applications donnés par les ennemis de l’ordre » et aussi le fait que l’acteur chargé du rôle principal a pris « le soin de précipiter son débit lorsque les vers pouvaient prêter une équivoque à la malveillance32 ». Le public patriote parvient encore davantage à s’imposer lors des spectacles en suivant l’étoile montante du général Bonaparte. La paix de Campo-Formio signée le 17 octobre 1797 y est universellement accueillie et donne une impulsion décisive aux mouvements de l’opinion en faveur du gouvernement :
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26. Ibid., vol. V, p. 337. 27. Ibid., vol. V, p. 469. 28. Ibid., vol. V, p. 550. 29. Ibid., vol. V, p. 482. 30. Ibid., vol. V, p. 550. 31. Ibid., vol. IV, p. 271. 32. Ibid., vol. V, p. 695.
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L’amour de la République prend dans tous les théâtres un caractère bien décidé ; les allusions à la paix abondent à chaque représentation ; le gouvernement y est comblé d’éloges ; on porte au plus haut degré ceux qui s’adressent à nos armées33.
Cinq comédies différentes sous le titre de La paix ont été créées précipitamment, avec une spontanéité telle qu’il est difficile d’y voir une quelconque volonté de propagande de la part du gouvernement34. Les applications du public d’ailleurs concernent de moins en moins ce dernier. Dans la pièce de circonstance intitulée La descente en Angleterre, « L’allégorie au caractère studieux et modeste du vainqueur d’Arcole a été complètement saisie35 ». L’hostilité à l’égard de l’Angleterre succédant à l’enthousiasme pour la paix, d’autres pièces de circonstance comme Miltiade à Marathon, ou encore Scipion l’Africain, mettent en relief le rôle indispensable du général Bonaparte ; dans les passages où Scipion jure l’anéantissement de Carthage, « le public a fait au gouvernement d’Angleterre l’application de ce serment, et les applaudissements ont été très nombreux et très prolongés36 ». La Chabeaussière écrit dans un compte rendu de cette pièce que « [l]’auteur n’a eu probablement en vue que de donner un millième témoignage de l’admiration et de la reconnaissance nationale au héros de l’Italie, au pacificateur du Continent37 ». Cette période se caractérise en fait par un surgissement accéléré de l’actualité politique dans les spectacles ; le public s’en empare et y réagit souvent avec plus de célérité que le gouvernement. L’assassinat des plénipotentiaires français à Rastadt le 28 avril 1799 provoque « le mouvement le plus rapide d’indignation » dans plusieurs théâtres. Un chant patriotique intitulé Cri de vengeance y est composé ; dans quelques pièces on intercale « des à propos sur ce crime », et la pièce de circonstance Les plénipotentiaires français à Rastadt « fait frémir d’indignation les spectateurs, dont la voix s’est unie plusieurs fois à celle de l’acteur pour crier : Vengeance ! haine et mort à l’Autriche38 ». La nouvelle du retour en France de Bonaparte, qui se répand « en un instant » dans les spectacles, consacre cette réunion des suffrages du public ; Le Moniteur écrit qu’« [o]n ne peut rendre la joie qu’on a éprouvée en entendant annoncer ces nouvelles aux spectacles39 ». Lorsque 33. Ibid., vol. IV, p. 418. 34. Ibid., vol. IV, p. 434. 35. Ibid., vol. IV, p. 509. 36. Ibid., vol. IV, p. 529. 37. Auguste Étienne Xavier Poisson de La Chabeaussière, La Décade, vol. XVI, no 12 (19 janvier 1798), p. 171. 38. Alphonse Aulard, op. cit., vol. V, p. 526. 39. Ibid., p. 759.
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celle du coup d’État de Brumaire y surgit, le Directoire doit subir des couplets promptement composés « dans lesquels les Cinq-Cents étaient traités de brouillons qui ont fait la culbute comme les cascades de SaintCloud40 ». Les spectacles de théâtre ainsi dominés par l’irruption de l’actualité ont peu contribué à la renaissance des arts et des lettres espérée au lendemain de la chute de Robespierre afin d’ancrer durablement la République. La Chabeaussière peut écrire encore en 1798 qu’il faut cesser de calomnier les Républiques, en leur prêtant des vues étroites, pusillanimes, barbares, surtout en les croyant irréconciliables avec la perfection des arts ; et répétons-nous bien que si c’est le courage qui les fonde, ce sont eux seuls qui éternisent41.
Les pièces de circonstance, par définition, ne vivent qu’au présent ; elles « servent de prétexte aux allusions du moment [et] profitent de cette ressource pour se montrer quelques jours et retomber ensuite dans l’oubli le plus profond42 ». La proscription des pièces mettant en scène l’Ancien Régime, la transformation de celles du répertoire classique cherchaient également à conformer les spectacles aux exigences du moment. Grimod de la Reynière, dans Le Censeur dramatique du 28 février 1798, déplore toujours la persistance de la mutilation des pièces du répertoire classique : Sous le vain prétexte de former l’esprit public, faudra-t-il soumettre Corneille, Racine, Molière, Destouches, Voltaire, Crébillon à la minutieuse censure d’un commis subalterne, qui mutilera leurs chefs d’œuvre au gré de son ignorant caprice ?
Il estimait que plus un gouvernement s’affermit, et plus les arts reprennent de vigueur et d’éclat. Celui du Théâtre a cela de particulier, et qui le distingue de tous les autres ; c’est que pour fleurir et prospérer, il faut absolument qu’il soit abandonné à lui-même. [...] Les théâtres, loin de former l’esprit public, sont au contraire dirigés par lui43.
La politique culturelle du Directoire envers les spectacles, en les confinant à l’éphémère et au présent perpétuel, accentuait ainsi la conscience des difficultés qu’éprouvait la République à se représenter durablement dans le temps. Les crises du présent comme celles du passé récent, qui se réactualisaient lors des journées commémoratives, celles de la prise de la Bastille, de l’exécution de Louis XVI, de la chute de
40. Ibid., p. 789. 41. Auguste Étienne Xavier Poisson de La Chabeaussière, La Décade, vol. XVI, no 12 (19 janvier 1798), p. 171. 42. Id. 43. Grimod de la Reynière, Le Censeur dramatique, no 19 (28 février 1798), p. 3-16.
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Robespierre, ont sollicité la réitération constante de mesures de surveillance des spectacles auxquelles le public répliquait systématiquement en développant diverses pratiques de résistance. Les applications détournées, les applaudissements ironiques, les concertations secrètement préméditées ou les couplets improvisés dans l’instant même de l’irruption de l’actualité, expriment l’emprise permanente que le public exerçait sur cette forme de représentation. Martin Nadeau Université du Québec à Montréal
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Textes cités Aulard, Alphonse, Paris pendant la réaction thermidorienne et sous le Directoire, Paris, Le Cerf, 1898-1903, 5 vol. Boulad-Ayoub, Josiane et Michel Grenon (éd.), Procès-verbaux du Comité d’instruction publique sous l’Assemblée législative et la Convention, Paris, L’Harmattan, 1997, 14 vol. Le Censeur dramatique, Paris, 1797-1798, 4 vol. La Décade philosophique, littéraire et politique, Paris, 1794-1807, 54 vol. Gendron, François, La jeunesse dorée. Épisodes de la Révolution française, Sainte-Foy, Presses de l’Université du Québec, 1979.
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septième partie
La scène des Lumières : de France et d’ailleurs, d’hier et d’aujourd’hui
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La fortune éditoriale de Cénie à l’étranger au XVIIIe siècle
En 1751, Boulenger de Rivery fait l’observation suivante dans ses Lettres d’une société ou Remarques sur quelques ouvrages nouveaux : Les Lettres péruviennes auraient été suffisantes pour assurer une juste réputation à Mme de Graffigny, mais une pièce de théâtre demande encore plus de talents, plus de connaissances, et donne un plus haut rang sur le Parnasse. Comme Cénie est le chef-d’œuvre du genre mixte, Apollon place l’auteur entre la muse de la tragédie et celle de la comédie. Le théâtre a aujourd’hui trois muses : Thalie, Melpomène et Graffigny1.
Cette affirmation, pour hyperbolique qu’elle soit, montre en tout cas que dans les années 1750 c’est autant comme une dramaturge incontournable que comme la romancière à succès des Lettres d’une Péruvienne (1747) que l’Europe perçoit Françoise de Graffigny. En effet Cénie, jouée vingt-cinq fois en 1750 (quatorze fois du 25 juin au 25 juillet et onze fois du 18 novembre au 12 décembre), et qui sera reprise quarante fois entre 1754 et 17622 est la pièce écrite par une femme qui fut la plus jouée à la Comédie-Française au XVIIIe siècle. On ne s’étonne plus alors que la pièce ait connu non seulement un nombre important d’éditions en France, mais qu’elle ait été publiée, traduite et adaptée maintes fois à l’étranger.
1. Claude-François-Félix Boulenger de Rivery, Lettres d’une société ou Remarques sur quelques ouvrages nouveaux, Berlin, 1751, p. 29. En fait, cet ouvrage avait été publié à Paris par Duchesne, et Mme de Graffigny avait déjà vu en octobre 1750 la première de ces Lettres. « Enthousiasmée » par cet éloge, Mme de Graffigny l’avait communiqué à Devaux qui l’avait trouvé « divin ». Elle indique que « Mr de Rivri, c’est le nom de l’auteur ». (Voir Mme de Graffigny, « Papers », New Haven, Université Yale, Bibliothèque Beinecke, Gen. Mss. 353, vol. XLII, p. 149 et 163 ; et vol. LI, p. 24 ; et Mme de Graffigny, Correspondance, 1985-, vol. XI, lettres 1611 et 1615. Le titre abrégé employé par Rivery, sans doute par analogie avec les Lettres persanes, ne figurera sur la page de titre des éditions qu’en 1781 (Paris, Didot, 2 vol.). Nous modernisons toutes nos citations, et nous traduisons toutes celles qui ne sont pas en français, à l’exception de quelques phrases en italien et de quatre vers en anglais. 2. Voir Henry Carrington Lancaster, The Comédie-Française 1701-1774 : Plays, Actors, Spectators, Finances, 1951, p. 764-766, 777-778-sq., et Vera Grayson, « The Genesis and Reception of Mme de Graffigny’s Lettres d’une Péruvienne and Cénie », 1996, p. 106.
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À travers une enquête bibliographique3, plus énumérative que matérielle, nous nous proposons de montrer le succès de Cénie en dehors de la France, en étudiant dans chaque pays ou chaque groupe de pays, tant les éditions en français de la pièce que les traductions et adaptations dans la langue nationale ou régionale. Dans la mesure où le français est la langue internationale au XVIIIe siècle, l’on peut considérer qu’une édition française publiée assez loin de la France est surtout destinée au marché local, d’autant qu’un certain nombre de troupes jouaient en français. Il faut pourtant reconnaître que les éditeurs hollandais, « belges », suisses et même anglais, étant situés près de la frontière, d’ailleurs assez poreuse, avec la France, visaient également le marché français. Notre façon de coupler éditions en français avec traductions et adaptations permet de traiter de la popularité de Cénie pays par pays ou région par région. Procédant par importance décroissante, nous traitons de l’Italie, des pays germaniques, des Îles britanniques, des Pays-Bas (y compris la « Belgique »), de l’Espagne et enfin de la Scandinavie. Afin que cette enquête puisse servir directement aux chercheurs, nous précisons les bibliothèques où les exemplaires des différentes éditions sont conservés – à Paris, en province, en Europe et dans le reste du monde. Nous indiquons les cotes si nous les savons, et nous faisons précéder d’une @ celles des exemplaires que nous avons vus personnellement4. Lorsque Cénie figure dans un recueil, il s’agit presque toujours d’une édition qui a également paru séparement. Dans ce cas, nous faisons bien figurer l’édition séparée et ajoutons les détails concernant sa parution en recueil5. Abréviations utilisées pour identifier les bibliothèques : B.L. – British Library ; BnF – Bibliothèque nationale de France ; B.S.B. – Bayerische Staatsbibliothek ; C – Civica ou Comunale ; L – Landesbibliothek ; L.C. – Library of Congress ; M – Municipale ; N – Nationale ; P – Publique ; R – Royale ; S – Staatliche ou State ; U – Universitaire ; Z – Zentralbibliothek. 3. Pour une étude analogue consacrée au roman de Mme de Graffigny, voir David Smith, « The Popularity of Mme de Graffigny’s Lettres d’une Péruvienne : the Bibliographical Evidence », 1990, p. 1-20. Voir aussi Jo-Ann McEachern et David Smith, « The First Edition of Madame de Graffigny’s Cénie », The Culture of the Book. Essays from Two Hemispheres in Honour of Wallace Kirsop, 1999, p. 201-217. 4. Tout en reconnaissant nos dettes envers les catalogues informatisés disponibles sur Internet, nous constatons que les ressources des différents pays sont assez inégales. La France est l’un des rares pays à avoir organisé ses informations bibliographiques à l’échelle nationale et à donner pour chaque entrée suffisamment de détails pour permettre l’identification de l’édition en question. Par contre, il faudra sans doute, dans des pays moins centralisés, attendre encore une dizaine d’années pour que leurs catalogues nationaux soient à la hauteur. Le nombre d’informations disponibles s’accroît sans cesse et les années qui viennent vont probablement révéler d’autres sœurs de Cénie qui nous ont échappé. 5. Signalons qu’un exemplaire d’une édition apparemment séparée a souvent été enlevé (« disbound », selon les catalogues anglo-saxons) d’un recueil.
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A) Cénie en Italie Même si, selon Goldoni (voir A.3), Cénie a été représentée à Parme en 1755 par des acteurs français, cette pièce ne semble avoir bénéficié en Italie d’aucune édition en français ; au moins, nous n’avons pu en localiser d’exemplaire. En revanche, ce qui est assez remarquable, la pièce connaît en italien trois traductions différentes et deux adaptations différentes en l’espace de moins d’un demi-siècle (1754-1796). 1. Cenia, commedia di Mad. d’Happoncourt de Grafigny (faux-titre), dans Teatro comico francese in cui si contiene una scelta di commedie piú approvate sulla scena di Francia ora per la prima volta in italiano tradotte, Venezia, Appresso Marco Carnione, 1754. Paris, Arsenal : 8 BL 8555 ; BnF : @Yf 11720 (4) ; @8 Re 2656 ; Bologne (C) ; Padoue (U) ; Rome, Alessandrina ; Rome (N) ; Venise, Marciana ; Venise, Querini Stampalia. La traduction est de Gasparo Gozzi (1713-1786), frère aîné du célèbre dramaturge Carlo Gozzi, et lui-même auteur renommé6. Trois autres pièces françaises dont il est également le traducteur – L’obstacle imprévu (1718) et La force du naturel (1750) de Destouches, et Démocrite prétendu fou (1730) de Jacques Autreau – figurent dans cette édition, chacune avec sa pagination propre en vue d’une publication séparée. C’est très probablement la même édition qui a été republiée dix ans plus tard avec une pièce supplémentaire (La colonie [1750] de Saint-Foix) et une nouvelle page de titre : Teatro comico francese in cui si contiene una scelta di commedie piú approvate sulla scena di Francia tradotte in italiana favella. Seconda edizione accresciuta di una nuova commedia intitolata « La colonia » ora per la prima volta tradotta, Venezia, Nel negozio Zatta, 1764. Rome (N) : @34.8.A.4.1 ; @35.6.B.12.1. 2. L’inganno amoroso, commedia (faux-titre) dans Commedie in versi dell’abate Pietro Chiari, bresciano, poeta di S. A. Serenissima il Sig. Duca di Modana, Venezia, Appresso Giuseppe Bettinelli, 1758, vol. III, p. 269-342. La Haye (R) ; Venise, Marciana ; Toronto (U) : @itp ; Los Angeles, Getty Research Institute : PQ 4688 C2 A6 1756. Il semble que cette adaptation, due à Pietro Chiari (1712-1785), romancier et dramaturge jésuite, ait paru pour la première fois dans cette édition de ses comédies. 6. Voir l’article de Paolo Bosisio, « Gasparo Gozzi poeta e traduttore drammatico », Gasparo Gozzi : Il lavoro di un intellettuale nel settecento veneziano, 1989, p. 281-313.
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Le même éditeur a publié une nouvelle édition des Commedie (1774, 10 vol. ; exemplaire du volume trois à Harvard : @Houghton *IC7 c4313 756c)7. Deux autres éditions ont paru à Bologne (S. Tomaso d’Aquino, 1759-1762, 10 vol. – Paris, Arsenal : @8 BL 7579 [1-5] ; BnF : @YD 4586-4625 ; Londres, B.L. : 640 c 19-28 ; Rome [N], Venise, Marciana, et plusieurs bibliothèques américaines [voir N.U.C.]8 ; et chez le même éditeur, 1774, 10 vol. – Rome [N]). Enfin, une édition a été publiée à Venise (Guglielmo Zerletti, 1774, 10 vol. – Rome [N]), et une autre à Rome (Pagliarini, 1790-1791, 4 vol. – U. de la Californie à Bancroft et à Berkeley). Dans ses Osservazioni critiche sopra « L’inganno amoroso » (p. 271-274), Chiari indique que cette pièce a été jouée pour la première fois lors du carnaval de Venise de 1755, et il explique sournoisement que c’est une adaptation d’Il amoroso sdegno (1597) de Francesco Bracciolini. Il parle de façon assez « jésuite » de ce qu’il devrait à Goldoni : Qu’il me soit permis ici de dire, sans aucun soupçon d’adulation ou de mensonge, que parmi les gloires de cette pièce, je compte comme première celle d’avoir l’intrigue et le dénouement de l’histoire semblables à une comédie du seigneur Goldoni intitulée Il padre per amore, et nos successeurs auront de la peine à décider qui de nous deux a copié de l’autre, quand nous ne savons pas qui a été le premier à l’exposer à la lumière du monde. Sans qu’autrui me le dise, je suis persuadé que le célèbre auteur mentionné tout à l’heure n’a jamais entendu nommer ma comédie intitulée L’inganno amoroso, et de plus, qu’il ne l’a jamais vue, parce que mes œuvres ne sont pas telles qu’elles exigent de lui une semblable attention. Une chose est très certaine, que nos comédies tournent autour du même argument avec très peu de différence et sur le même fil, comme pourra s’en rendre compte quiconque le veut, quand elles seront toutes les deux publiées. De même il est indubitable que je ne pouvais pas avoir pris de lui l’idée de cette comédie qui fut écrite et représentée deux ans auparavant, comme peut en témoigner Venise tout entière.
Par ailleurs, contrairement à Goldoni, il ne fait aucune allusion à Cénie. 3. Il padre per amore, commedia dell’avvocato Carlo Goldoni, Venezia, Appresso Francesco Pitteri, 1763. Paris, Arsenal : @8 BL 7567 ; BnF : @8 Yth 50577.
7. L’exemplaire de Harvard est une édition mixte : il comporte les volumes 1 et 4-10 de l’édition de 1756-1762 et les volumes 2-3 de l’édition de 1774 due au même éditeur. 8. L’Université de Toronto (@Fisher itp) conserve un exemplaire d’une édition séparée de L’inganno amoroso due à cet éditeur qui s’affuble du nom de Saint Thomas d’Aquin ; elle est probablement identique à celle qui paraît dans son édition des Commedie (1759-1762) où cette pièce a la même date (1760) et la même pagination.
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La même année le même éditeur a publié cette pièce dans le neuvième volume du Nuovo teatro comico dell’avvocato Carlo Goldoni, Venise, 17571780, 15 vol. (exemplaire à Venise, Marciana). Goldoni, qui avait déjà basé une tragi-comédie intitulée La Peruviana (1754) sur le roman de Mme de Graffigny9, reconnaît volontiers ses dettes envers Cénie, notamment dans « L’Autore a chi legge » : Je me trouvai à Parme, au service de la cour royale, quand j’ai vu représenter Cénie, comédie de Mme de Graffigny, par une bonne compagnie d’acteurs comiques français ; le sujet de la pièce me plut assez, ainsi que le pathétique et l’intérêt, et j’ai imaginé de la transporter dans mon théâtre. J’en ai pris le squelette, je l’ai habillé à l’italienne, je l’ai animé de mon génie, je l’ai mis en scène autrement, et le résultat est une comédie qui a fait plaisir au public et qui m’a procuré de l’honneur10.
Il en parle également dans ses Mémoires : Pendant mon séjour à Parme [en 1756], je n’oubliai pas mes comédiens de Venise. J’avais vu représenter par les acteurs français Cénie, comédie de madame de Graffigny ; j’avais trouvé cette pièce charmante, et j’en fis une italienne d’après ce modèle, et sous le titre del [sic] Padre per amore (du Père par attachement). Je suivis l’auteur français autant que le goût italien pouvait se conformer à une composition étrangère. Cénie n’était qu’un drame très touchant, très intéressant, mais dénué tout à fait de comique. [...] Les Italiens ne s’aperçurent pas que c’était une imitation ; mais je le dis à tout le monde, me croyant trop honoré de partager les applaudissements avec une femme respectable, qui faisait honneur à sa nation et à son sexe11.
Dans ces textes, Goldoni ne mentionne jamais le nom de Chiari. Selon une note figurant dans une édition moderne de cette pièce, « la presente commedia di carattere, in cinque atti in versi Martelliani, fu per la prima volta rappresentata in Venezia nell’autumno dell’anno 175712 ». Une note de la même édition indique que « la comédie goldonienne réussit à peine à passer la rampe au théâtre San Luca, et eut l’honneur d’une représentation à Reggio, grâce à Agostino Paradisi13 ». Le texte de cette pièce a été légèrement modifié dans les éditions ultérieures.
9. Voir Elena Natali, « Goldoni, la moda francese e il vestito all’italiana », 1994, p. 133-145. Cet article traite de La Peruviana et d’Il padre per amore. 10. Carlo Goldoni, Il padre per amore, 1763, p. 13. 11. Carlo Goldoni, Mémoires de Goldoni, pour servir à l’histoire de sa vie, et à celle de son théâtre, 1822, vol. II, p. 67-68. 12. Carlo Goldoni, Tutte le opere di Carlo Goldoni, 1950-1956, vol. VI, p. 722 (traduction : « La présente comédie en cinq actes et en vers martéliens fut représentée pour la première fois à Venise à l’automne de l’année 1757 »). 13. Ibid., vol. VI, p. 1308.
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4. Lucinda, commedia in prosa, e in cinque atti tradotta dal franceze [sic], Verona, Per l’erede di Agostino Carattoni, 1766. @Vérone (M) ; Toronto (U) : @itp. Comme l’a fait Mme de Graffigny pour sa Cénie, le traducteur dédie sa pièce au comte de Clermont, qui avait son propre théâtre de société à Berny. Cette dédicace n’est pas une traduction de celle de Mme de Graffigny, mais en imite le style. Elle indique qu’il s’agit d’une « traduzione della Cénie nella italiana favella, sotto il nome di Lucinda », et c’est effectivement une traduction assez fidèle. La seule différence majeure est que tous les noms des personnages ont été changés. La dédicace est signée « Gio[vanni] Battista Rusca ». Issu d’une famille noble, Rusca (1718-1808) était un peintre de Vérone aussi peu connu que les exemplaires de sa traduction ; il avait vraisemblablement rencontré le comte de Clermont lors d’un tour d’Europe. 5. Cenia ossia Le scoperte fortunate [ou Les heureuses découvertes], dramma di cinque atti in prosa della Sig. di Graffigny, tradotta dal francese da G. B. [faux-titre] dans Nuovo teatro popolare, Torino, Presso Michel’Angelo Morano, 1796-1797, t. I. Paris, BnF : @Yd 4765-4779 ; Venise, Marciana. Nous n’avons pu identifier « G. B. », qui a également traduit Le bienfait anonyme (1784), comédie de Joseph Pilhes figurant dans le même volume. Cette Cenia est écrite dans un dialecte différent de celui de l’édition de Venise. La conclusion la plus frappante de cette enquête est que la popularité en Italie des traductions et adaptations, à en juger par le nombre d’éditions et par la fréquence des exemplaires conservés dans les bibliothèques, dépend surtout de la réputation générale des auteurs en question. Gasparo Gozzi, Chiari et Goldoni étaient célèbres ; leurs traductions et adaptations sont donc assez répandues. Par contre, les deux traductions dues à Rusca, personnage obscur, et à « G. B. », dont l’identité est inconnue, sont, suivant la même logique, extrêmement rares14. Les deux adaptations (L’inganno amoroso et Il padre per amore), qui n’ont qu’un rapport lointain avec l’intrigue de Cénie, n’en conservent d’ailleurs ni le titre ni les noms des personnages. Les trois traductions sont assez fidèles, mais l’une d’elles 14. Giovanni Saverio Santangelo et Claudio Vinti mentionnent les deux Cenia, mais Lucinda n’y figure pas (Le traduzioni italiane del teatro comico francese dei secoli XVII e XVIII, 1981, p. 287-288, notices 926-928).
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remplace le titre par Lucinda et change l’onomastique. Si les Italiens ont montré pour Cénie un intérêt indéniable, ils n’ont pas hésité à rendre la pièce conforme au goût italien, ce qui n’a rien d’extraordinaire à l’époque. B) Cénie dans les pays germaniques a)
Éditions en français Contrairement à l’Italie, qui n’a produit aucune édition de Cénie en français, les pays germaniques en ont publié cinq entre 1751 et 1764, dont deux à Vienne et les trois autres en Allemagne. Peu d’exemplaires de ces éditions subsistent aujourd’hui, sans doute parce que leurs éditeurs ne visaient qu’un marché très restreint et de circonstance.
1. Cénie, pièce en cinq actes. Représentée au théâtre de la cour pour la fête de S. A. S. Mad. la duchesse le 7 févr. 1752 [sic], A Gotha, 1751 [sic]. Erfurt (U.) ; Gotha, Forschungsbibliothek : Poes. 790/3 ; @Poes. 982/1 ; Weimar, Herzogin Anna Amalia Bibliothek (exemplaire probablement détruit dans l’incendie de 2004). La liste des « Acteurs », fournie à la deuxième page de cette édition, comporte les noms des personnages de la cour qui jouaient les différents rôles : Dorimond, M. d’Oppel ; Méricourt, M. d’Einsiedel ; Clerval, S.A.S. Mgr. le prince héréditaire ; Cénie, S.A.S. Mad. la Princesse ; Orphise, la comtesse de Dœnhof ; Lisette, Mlle de Buchwald ; Dorsainville, M. de Benckendorf. Dans la même bibliothèque de Gotha est conservé un manuscrit intitulé : « Cénie, comédie. Rôle de Clerval. Pour Son Altesse Sérénissime Monseigneur le prince héréditaire15 ». Le prince en question doit être Friedrich de Saxe-Gotha (1735-9 juin 1756). On peut conclure qu’il s’agit d’une édition à tirage limité destinée à servir de livret lors de la représentation mentionnée sur la page de titre. Les exemplaires connus sont conservés exclusivement en Thuringe. C’est probablement à partir de cette édition que Mme Gottsched a travaillé pour faire sa traduction (voir B, b, 1), car elle figure dans le catalogue de sa bibliothèque établi après son décès16.
15. Mme de Graffigny, « Cénie, comédie. Rôle de Clerval. Pour Son Altesse Sérénissime Monseigneur le prince héréditaire », Gotha, Forschungsbibliothek, ms. Chart B 1192. 16. Luise Adelgunde Victoria Gottsched, « Catalogue de la bibliothèque choisie de feue Madame Gottsched, née Kulmus », Sämmtliche kleinere Gedichte, 1763, p. 511.
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2. Cénie, pièce nouvelle en cinq actes, Vienne en Autriche, Chez Jean Pierre van Ghelen, Imprimeur de la cour et de Sa Maesté [sic] impériale et royale, 1752. Halle (U) : @AB 112 878 ; Harvard : @Houghton *GC7 A100 B750 v.258 (avec l’ex-libris de Rudolph, Graf von Abensperg und Traun, KK. würcklicher Camerer) ; @Philadelphie, U. de la Pennsylvanie. Les trois exemplaires sont reliés avec d’autres pièces dues à J. P. van Ghelen et à d’autres éditeurs. La publication de cette pièce à Vienne n’a rien d’étonnant. L’empereur François Ier, époux de Marie-Thérèse, avait été duc de Lorraine, pays d’origine de Mme de Graffigny qui restait en relations étroites avec le frère du duc, Charles-Alexandre, et sa sœur Anne-Charlotte. L’auteure était d’ailleurs pensionnée par la cour de Vienne, pour laquelle elle effectuait des commissions diverses à Paris. Enfin, elle avait écrit de petites pièces destinées à être jouées par les archiducs et les archiduchesses, notamment Ziman et Zenise (représentée le 4 octobre 1748) et Les Saturnales (représentée le 28 octobre 1752)17. Quoique destinée sans doute à la cour de Vienne, cette édition n’est apparemment pas conservée dans la capitale autrichienne. Dans une lettre du 8 octobre 1752, Valentin Jamerey-Duval entretient Mme de Graffigny de la représentation de cette pièce à Vienne : « J’ai réellement pleuré à la Cénie française qui [a] été trois fois et très bien représentée sur le théâtre de la cour par nos comédiens français18 ». 3. Cénie, pièce nouvelle, en cinq actes. Représentée à Munich en 1755 [Munich, Jean-Jacques Vötter], 1755. Aix-en-Provence, Méjanes : C. 3570 ; Ansbach (S) : 110/V i 183 ; Augsbourg (S) : LA 4953-1, 5 ; Dresde (U) : 39. 8. 5320-1, uw.5 ; Munich, B.S.B. : @Bavar. 4010-1.6 ; @4010 XIII, 4 (5) ; Wolfenbüttel, Herzog August ; Genève (U) : brp 445.B.4 ; Oxford, Taylor : @Vet. Fr. II 1988 (1) (ex-libris d’« Oskar Göschen 1865 »). Les trois exemplaires que nous avons vus n’ont pas de page de titre et font partie d’un recueil de pièces dont la plupart portent l’adresse de Jean Jacques Vötter. Dans le cas du second exemplaire de Munich, la page de titre du recueil porte : Le théâtre bavarois ou Recueil des plus célèbres pièces du
17. English Showalter, Françoise de Graffigny. Her Life and Works, 2004, p. 201 et 280. Voir aussi Julia Witzenetz, Le théâtre français de Vienne (1752-1772), 1932. Clarence D. Brenner signale une édition de Ziman et Zenise publiée à Vienne par Jean-Pierre van Ghelen en 1749 (A Bibliographical List of Plays in the French Language 1700-1789, 1947, no 7062), mais nous n’en avons pas encore trouvé d’exemplaire. 18. Valentin Jamerey-Duval, Moscou, Musée historique d’État, fonds 166, dossier 6, fo 127-128.
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[sic] théâtre représentées à Munic [sic], Augsbourg, Chez [David Raymond] Merz et [Johann Jakob] Maier, 1755. Le fait que cette troisième édition allemande est assez répandue en Allemagne indique qu’elle était destinée au marché allemand entier, et paraît confirmer notre conclusion que les éditeurs des deux éditions précédentes visaient respectivement seulement la cour de Gotha et celle de Vienne. 4. Cénie, comédie en cinq actes par Mad. de Graffigny. Représentée par les Comédiens françois de la cour sur le nouveau théâtre de S. A. Électorale de Saxe, à Dresde, [Dresde,] dans la librairie de Gröll, 1764. Berlin (S) : Xv 1589-no 2 ; Greifswald (U) : 8 520/bf 101i (1) adn9 ; Harvard : @Houghton *GC7 A100 B750 v.236. L’exemplaire de Harvard, qui porte l’ex-libris de « Rudolph Graf von Abensperg und Traun, K. K. würcklicher Camerer », fait partie d’un Second recueil de pièces de théâtre qui ont été représentées sur le théâtre électoral à Dresde par les comédiens françois de la cour de Son Altesse Électorale &c. de Saxe, Dresde, dans la librairie de Gröll, 1765. Il se peut que cette édition ait été destinée uniquement à la cour de Dresde. 5. Cénie, comédie en cinq actes, A Vienne en Autriche, de l’imprimerie des de Ghelen, 1768. Vienne (U) : @I 424.699 ; Vienne (N) : 132 353-A. Alt mag. Jean Pierre et J.L.N. Van Ghelen étaient spécialistes d’éditions de pièces françaises. La réputation de Mme de Graffigny dans l’empire autrichien semble avoir assuré la représentation de Cénie à Vienne et par conséquent la publication d’éditions à tirage bien plus limité que celui des éditions françaises en France. La pièce a été également publiée à Dresde, à Gotha et à Munich, mais seule cette dernière édition semble avoir survécu en un bon nombre d’exemplaires. Dix ans après la mort de l’auteure, la popularité du texte original commence à péricliter. b) Traductions en allemand
1. Cenie, oder die Grossmuth im Unglücke [ou La générosité dans le malheur]. Ein moralisches Stück, in fünf Aufzügen. Aus dem Französischen der Frau von Graphigny, übersetzt von der Frau Gottschedinn zu Leipzig, Wienn, Zu finden in dem krausischen Buchladen nächst der kaiserl. königl. Burg, 1752. Paris, Arsenal : @Rf 10387.
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Dans tous les autres exemplaires de cette édition la date de 1752 est changée en 1753. Elle figure également dans le volume quatre d’un recueil intitulé Die deutsche Schaubühne zu Wienn, nach alten und neuen Mustern (Wienn, bey Johann Paul Krauss, 1753) ainsi que dans une nouvelle émission de ce recueil datée de 1762. Dans la liste suivante de localisations, nous faisons précéder l’édition séparée, le recueil de 1753 et celui de 1762, respectivement des sigles suivants : +, # et %. Paris, Sainte-Geneviève : #2960 Inv. 5530 ; Ansbach (S) : 127 ; #Berlin (S) ; Dresde (U) : 36.8.4747-4,2) ; Göttingen (U) : #8 o Poet. Dram I 2025 ; +8 o Poet. Dram. II 5617 ; #8 o Poet. Dram II 5617 ; Jena (U) : +8 MS 26 629 ; #Munich, B.S.B. ; Regensburg (S) : #155 ; Schwerin (L) ; Trier (M) : Weberbach C 218/4 8 ; Vienne (N) : @+757.182-A. Alt Mag ; Theatermuseum @%839.650-A.4,2 ; @#621.602-A ; @#Musiksammlung 735.035.B4 ; Weimar, Herzogin Amalia Bibliothek ; Solothurn (Z) : @#XX 280 (4) ** ; Zürich (Z) : Z rd 161 ; Londres, Institute of Germanic Studies : L 30.04 Sam PC ; Helsinki (N) : H 356 V 20(3) ; Baltimore, Johns Hopkins U. : #PM6523 G1 C4 1753 ; Harvard : @#Houghton *GC7 A100 B750 v. 326 ; Philadelphie, U. de la Pennsylvanie : @+PQ1986 C415 1753 ; Yale : @+Beinecke Zg G72/753. La traductrice, Luise Adelgunde Victoria Kulmus (1713-1762), était la fille du médecin de Frédéric-Auguste II, Électeur de Saxe et roi de Pologne. Déjà l’auteure de cinq pièces, elle avait traduit de nombreuses pièces françaises19. Sa traduction est assez fidèle à l’original, mais les didascalies sont plus nombreuses20. Son mari depuis 1735, Johann Christoph Gottsched, avait déjà publié un compte rendu de Cénie dans son journal Das neueste aus der anmuthigen Gelehrsamkeit21. En 1741, il avait fondé le recueil périodique Die deutsche Schaubühne, dans lequel il publiait ses propres œuvres dramatiques, celles de son épouse et d’autres dramaturges allemands, et des traductions. Dans la lettre déjà mentionnée, Valentin Jamerey-Duval évoque également la représentation de cette traduction à Vienne :
19. Pour une liste de ses œuvres, voir Susanne Kord, Ein Blick hinter die Kulissen, 1922, p. 281-282 et 372-374. 20. Voir Rotraud von Kulessa, « La traduction allemande de Cénie de Françoise de Grafigny », La traduction des genres non romanesques au XVIIIe siècle, 2003, p. 315-328. 21. Johann Christoph Gottsched, Das neueste aus der anmuthigen Gelehrsamkeit, Hornung 1751, vol. V, p. 132. Voir aussi Catherine Julliard, Gottsched et l’esthétique théâtrale française, 1998, p. 279.
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Vous savez, sans doute, que votre Cénie a été traduite en allemand par la célèbre Mme Godcheid [sic], mais vous ignorez que j’ai assisté à la représentation qui en a été faite à Vienne par nos comédiens allemands. Le théâtre a été rempli. Nos bons Viennois y ont pleuré22.
Voir ci-dessous l’édition de Leipzig (1753), dans laquelle la traduction de Mme Gottsched a été révisée, et celles de Hambourg (1754) et de Vienne (1763). 2. Cenie, oder die Grossmuth im Unglücke, ein moralisches Stück der Frau von Grafigny, und Cato, ein Trauerspiel, des Hrn. Addisons, übersetzet von Luisen Adelgunden Victorien Gottschedinn, Leipzig, Verlegts Bernhard Christoph Breitkopf, 1753. Gotha : @Poes. 982/2 ; Halle (U) ; Heidelberg (U) : @G 822910 ; Jena (U) : @8 MS 26738 ; Munich, B.S.B. : @P.o.germ.1522 Beibd.1 ; P.o.germ.1256-4 ; Wolfenbüttel : Wa 825 ; Helsinki, Helsingin Yliopisto : H 356 V 20(3). Dans sa préface (Vorrede, six pages non paginées), signée « Leipzig den 3 März 1753 », Mme Gottsched explique que la traduction figurant dans l’édition de Vienne est parue sans son accord et qu’elle a pu désormais en corriger les erreurs23. Dans son compte rendu très enthousiaste de cette traduction révisée, son mari ajoute qu’entre les deux éditions elle avait pu voir à Leipzig plusieurs représentations de la pièce24. Un autre compte rendu, peut-être dû à Lessing, a paru dans le Berlinische privilegirte Zeitung du 24 mai 1753 ; Cénie y est décrite comme un « Meisterstück » et l’on ajoute : « Sa traduction fut imprimée à Vienne avec de nombreuses erreurs (“sehr fehlerhaft”), et il est heureux que die Frau Professorin ait pu se fâcher, car autrement nous n’aurions pas eu cette édition corrigée25 ». 3. Cenie, oder die Grossmuth im Unglücke. Ein moralisches Stück, in fünf Aufzügen. Aus dem Französischen der Frau von Grafigny, übersetzt von Luisen Adelgunden Victorien Gottschedinn (faux-titre), dans le premier volume de la Neue Sammlung von Schauspielen herausgegeben von Johann Friedrich Schönemann, Hamburg, 1754. Greifswald (U) ; Schwerin (L) ; Stuttgart (L) : d.D.oct.11180 ; Helsinki (N) : H 377 IV 21 ; @Harvard : Houghton *GC7 A100 B750 v.341. 22. Valentin Jamerey-Duval, Moscou, Musée historique d’État, fonds 166, dossier 6, fo 127-128. 23. Rotraud von Kulessa (art. cit., p. 328, note 46) n’a pu localiser d’exemplaires de cette édition de Leipzig. Nos recherches nous ont permis d’en repérer sept exemplaires dans son pays et nos voyages d’en voir quatre. 24. Johann Christoph Gottsched, op. cit., Ostermonat 1753, vol. VIII, p. 295. 25. Cité dans John George Robertson, Lessing’s Dramatic Theory, 1939, p. 229-230.
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Malgré sa pagination propre, cette édition ne semble pas avoir paru séparément. Elle comporte un « Vorbericht » de deux pages signé « Hamburg, den 21 April 1754. Der Herausgeber », qui n’est pas le même que le « Vorrede » de l’édition de Leipzig. 4. Cenie, oder die Grossmuth im Unglücke. Même titre que l’édition 1 ci-dessus, mais « Kraussischen » avec deux s et la date de 1763. Strasbourg (N) : @Cd 141 555 ; Dresde (U) : 16.8.2483 ; Göttingen (U) ; Munich (U) ; Vienne (N) : @440.778-A. Mus ; 392.620-A67 Alt Mag ; @ Theatermuseum 626.189 A Th. ; New York (P) : @NGBW. Il s’agit bien d’une nouvelle édition. Elle ne comporte pas d’introduction. Contrairement à ce qui se passe en Italie, Cénie bénéficie dans les pays germaniques de cinq éditions en français, d’une seule traduction que la traductrice a ensuite révisée, et n’est l’objet d’aucune adaptation. C’est sans doute que le français jouissait d’un plus grand prestige en Allemagne qu’en Italie (Frédéric II disait qu’il n’employait l’allemand que pour s’adresser à ses chiens) et que l’empereur François Ier et les membres de l’ancienne cour ducale de Lorraine étaient francophones. Quant à la traduction, Frau Gottsched, appuyée de son mari, exerçait une si grande autorité sur la littérature allemande que personne n’osa reprendre sa traduction, qui était de toutes les façons largement répandue dans le monde allemand. Il faut pourtant signaler que Lessing, ancien disciple de Gottsched devenu son adversaire, critique sans merci cette traduction qu’il trouve « détestable » : Il a fallu que cette excellente pièce de Mme de Graffigny tombât entre les mains de Mme Gottsched. [...] Le sens est bien passé dans la traduction, mais l’esprit n’y est plus : un déluge de mots l’a noyé. Ces conjonctions, ces adverbes, tous ces mots déterminatifs donnent à la voix du cœur l’apparence de la réflexion et des scrupules, et changent la chaleur du sentiment en une argumentation glaciale. [...] Toute la pièce, à peu de chose près, est traduite dans ce goût26.
Lessing avait vu jouer la pièce en allemand au Théâtre « National » de Hambourg le 22 mai et le 10 juillet 1767. Entre-temps Gœthe l’avait vue à Leipzig en 176527. Enfin, la pièce a été jouée à Hanovre le 9 mai 1764, et les
26. Gotthold Ephraim Lessing, Dramaturgie de Hambourg, 1873, p. 98-101. Voir BnF, Gallica, NUMM 76421. 27. Lettre de Johann Wolfgang von Gœthe à sa sœur Cornelia du 6 décembre 1765 (Gedenkausgabe, 1949-1950, vol. XVIII, p. 26).
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25 janvier et 24 février 176828. Le nombre d’éditions disponibles du texte, tant en français qu’en allemand, a sans doute permis à Cénie d’être souvent jouée dans les différents royaumes et duchés du monde germanique. C) Cénie dans les Îles britanniques Comme pour l’Italie, nous n’avons pas localisé d’éditions de Cénie en français publiées dans les Îles britanniques. En revanche, la pièce a connu en 1752 trois éditions : une traduction, suivie d’une adaptation publiée d’abord à Londres, puis à Dublin. 1. Cenia : or the Suppos’d Daughter. Translated from the French of Madam d’Happoncourt de Grafigny, by a French Gentleman, London, W. Reeve, 1752. [Price One Shilling.] Cambridge (U) : @S721 d 70.30.9 ; Londres, B.L. : @11735 e 31 ; @164 g 58 ; Oxford, Bodleian : @M. adds 108 e 111 (2) ; @Godivi Pamph. 807 (4) ; @Malone B 265 ; Columbia, U. of Missouri ; Ithaca, Cornell U. : @Rare PQ 1986 C3 1752 ; New York, Columbia U. ; San Marino, Huntington ; Urbana, U. of Illinois : 844 G 75 OcEd ; Washington, Folger ; L.C. : @PQ 1241 L6 vol. 47 Office ; Yale : @Beinecke 1998 227 ; Sydney (S) : @Mitchell 822.5 H 64 (exemplaire ayant appartenu au collectionneur David Scott Mitchell ; téléchargeable). Cette traduction est très fidèle à l’original, dont lord Chesterfield s’était dit « charmé » malgré son aversion pour « les comédies tragiques ou larmoyantes29 ». La dédicace « To Miss F-D » est signée « James Street, February 2, 1752, J.M.D. », personnage français qui reste à identifier. Dans la préface, intitulée « To the Reader », le traducteur écrit : « Il y a environ quatre mois, j’ai offert Cenia à messieurs les directeurs [“the gentlemen managers”] des deux théâtres. » Celui de Covent Garden, John Rich, avait répondu qu’« étant traduite du français, elle ne convenait pas à la scène de ce théâtre ». David Garrick, de Drury Lane, l’avait trouvée « bonne à rien » sans même l’examiner, mais cette affirmation est sujette à caution, puisqu’il préparait au même moment une autre adaptation de la même pièce « pour son théâtre comme tragédie, habillée ou déguisée sous le nom d’Eugenia ».
28. John George Robertson, op. cit., p. 30, note 2, et p. 75. 29. Lettre à Mme Du Boccage du 13 octobre 1750 (Philip Dormer Stanhope, comte de Chesterfield, Miscellaneous Works, 1777, in-4o, vol. II, p. 262 et 263).
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D’après The Monthly Review, Cenia est « trop pauvre, trop insipide et trop ennuyeuse pour soutenir une représentation au théâtre ou une lecture », mais The Daily Advertiser indique qu’elle « exprime les sentiments les plus tendres et les plus nobles d’un père aimable, les devoirs filiaux, l’amitié la plus sincère, et la vertu elle-même récompensée30 ». 2. Eugenia : a Tragedy. As it is Acted at the Theatre-Royal, in Drury-Lane. By His Majesty’s Servants, London, A. Millar, 1752. [Price 1s. 6d.] Paris, BnF : @Re 9184 ; Rennes (U) : 600 815 ; Cambridge (U) : @S721d 70.30.8 ; Londres, B.L. : @83 b 23 ; @643 G 9 ; Oxford, Bodleian : @ Mal. B 10 (7) ; @8 W 62 (9) Art ; @Harding D 1094 ; @M. adds. 108 e 133(4) ; Dublin, Trinity : @OLS B 10-386 no 4 ; Berlin (S) : 50 MA 15946 ; Austin, U. of Texas : @HRC PR 3461 F726 E8 1752 ; Chapel Hill, U. of North Carolina : @PR 3461 F3 E8 ; Chicago, Newberry : @Y135 F84 ; Columbus, Ohio State U. : @PR 3461 F7 E8 1752 ; Harvard : @Houghton *EC7 F8476.752e ; Ithaca, Cornell U. : @Rare PQ 1241 P72 v. 9 ; New York (P) : @NCO pv 11 ; @NCO pv 12 ; @NCO pv 197 ; Philadelphie, U. de la Pennsylvanie : @PR3461 F69 E9 1752 ; Princeton (U) : @Ex. 3744.81.333 ; Washington, L.C. : @PR 1241 L6 ; Yale : @Beinecke Plays 678 ; @Im F847 752E ; @Walpole 49 1818 7 (ex-libris de « Mr Horatio Walpole ») ; @Walpole 768 F83 752 (« dedication copy specially bound for the Countess of Lincoln » avec son ex-libris) ; Hamilton, McMaster U. : @RB B6926 ; Montréal, McGill U. : @*YD 9E 58 ; Toronto (U) : @Fisher B107229 ; Sydney (S) : @Mitchell 822.5 H 64 (exemplaire du collectionneur David Scott Mitchell ; téléchargeable). L’édition est dédicacée par le traducteur, le révérend Philip Francis, à Catherine Pelham, comtesse de Lincoln. Francis (1708-1773), littérateur connu pour ses traductions d’Horace, avait fait ses études au Trinity College, de Dublin, et était le père de sir Philip Francis (1740-1818). D’après le « Prologue written and spoken by Mr Garrick », la pièce est une « imitation », et selon l’« Epilogue Written by Colley Cibber, Esq. ; Spoken by Mrs. Pritchard », « In France ‘twas comedy, but here ‘tis tragic ! / And all by dint of pure poetic magic. / [...] Such plays in France perhaps may cut a figure ; / But to our critics here they’re mere soup-meagre ». La principale différence entre Cénie et Eugenia réside en la disparition de
30. The Monthly Review, février 1752, vol. VI, p. 148, et The Daily Advertiser, 17 février 1752, no 6587. Voir aussi The Gentleman’s Magazine, février 1752, vol. XXII , p. 96, et The London Magazine, février 1752, vol. XXI, p. 96. Sur cette édition et les deux suivantes, voir Charlotte Simonin, « Des sœurs d’outre-Manche, ou les versions anglaises de Cénie de Mme de Graffigny », 2004, p. 261-287.
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la servante Lisette, remplacée par Emilia, jeune fille de bonne famille déshonorée par Mercour. Ce dernier change sa figure d’égoïste cupide pour celle du séducteur sans cœur et sans honneur, émule du Lovelace de Richardson. Lord Chesterfield, qui connaissait le traducteur, trouvait que les changements faits dans cette « imitation » étaient « judicieux31 ». Eugenia a été représentée six fois à Drury Lane entre le 17 et le 25 février 1752, avec Garrick dans le rôle de Mercour [Méricourt]32. D’après lord Chesterfield, la représentation de cette pièce avait été « universellement applaudie ». Il ajoute : Je n’avais pas pensé qu’elle réussirait si bien, car le public britannique est accoutumé depuis longtemps aux meurtres, à la torture et aux empoisonnements dans toutes les tragédies ; mais elle a affecté tant le cœur qu’elle a triomphé de l’habitude et de la prévention. Toutes les femmes ont pleuré, et tous les hommes ont été émus33.
Onze jours plus tard, ses pressentiments semblent justifiés : « L’Eugenia de Francis a plu à la plupart des gens de bon goût ; les loges étaient remplies jusqu’à la sixième représentation, alors que le parterre et la galerie étaient complètement déserts ; on l’a donc retirée34 ». Par contre, d’après The Monthly Review, cette adaptation « est dépourvue d’intrigue, d’incidents et de catastrophe » et avait été « reçue froidement sur la scène anglaise35 ». Lord Chesterfield explique ainsi cette réception : Les honnêtes gens l’ont goûtée, mais le parterre et les galeries n’ont pu s’accommoder d’une tragédie sans carnage. Les sentiments délicats ne remuent pas assez le cœur du peuple, il lui faut des objets sensibles, il n’est touché que des malheurs qu’il voit, encore faut-il qu’ils soient teints de sang36.
Dans ses Nouvelles littéraires, Clément la traite de parodie et la compare défavorablement avec Cénie37.
31. Lettre à Mme Du Boccage du 7 novembre 1751 (Philip Dormer Stanhope, comte de Chesterfield, op. cit., vol. II, p. 275 et 276). 32. The London Stage, 1660-1800, 1960-1979, vol. IV, 1re partie, p. 293-295. 33. Lettre à son fils du 20 février 1752 (Philip Dormer Stanhope, comte de Chesterfield, Letters, 1892, vol. II, p. 67). 34. Lettre au même du 2 mars 1752 (ibid., vol. II, p. 70). 35. The Monthly Review, mars 1752, vol. VII, p. 238. Voir aussi The London Magazine, février 1752, vol. XXI, p. 51-54 et 96 ; The Gentleman’s Magazine, février 1752, vol. XXII, p. 56-57, 87 et 95 ; et The Daily Advertiser, 20 février 1752, no 6590 ; 21 février 1752, no 6591. Les dates de ces comptes rendus et de ceux de Cenia indiquent que la publication de la traduction a précédé de peu la représentation et la publication d’Eugenia. 36. Lettre à Mme Du Boccage du 4 mars 1752 (Philip Dormer Stanhope, comte de Chesterfield, Miscellaneous Works, op. cit., vol. II, p. 276 et 277). 37. Les nouvelles littéraires de France et d’Angleterre, 15 février et 1er mars 1752. Voir aussi ÉlieCatherine Fréron, Lettres sur quelques écrits de ce temps, vol. 5, p. 334, lettre XIV du 12 mars 1752.
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En avril 1752, Mme de Graffigny, qui avait reçu un rapport sur cette pièce de son ami écossais Clephan et avait lu le compte rendu de Clément, dédaigne l’offre d’un Anglais à Paris qui lui propose de lui apporter un exemplaire et de lui expliquer la pièce38. Lord Chesterfield avait pensé lui envoyer la pièce, mais n’a finalement pas donné suite. 3. Eugenia : a Tragedy. As it is Acted at the Theatre-Royal in Drury-Lane. By His Majesty’s Servants, Dublin, George Faulkner, 1752. Cambridge (U) : @Hib. 7.746.31 ; Oxford, Bodleian : Don. f 280(5) ; Harding D 2439(4) ; Dublin, Trinity : @OLS B 9 2 n 1 ; Charlotte, U. of North Carolina : PR3461 F675 E8 1752 ; Cincinnati (U) : PR 3461 F73 E8 1752 ; Houston, Rice U. : PR 3461 F73 E8 1752 ; New York, Columbia U. ; Oberlin College, OH : 822.08 Ei 44(6) ; Yale : Beinecke lm F847 752Eb39. Cette édition reproduit le texte de l’édition précédente, avec dédicace, prologue et épilogue. Elle comporte cinquante-huit pages, alors que son modèle en a soixante-treize. Par ailleurs, Millar et Faulkner semblent avoir eu des liens, car les livres publiés chez Millar se retrouvent souvent chez Faulkner. Le papier de cette édition, autrement bien irlandaise, comporte le filigrane : « I BERNARD / LIMOZIN + raisin ». Dans les Îles britanniques, le succès de Cénie a été un feu de paille, car les représentations et les éditions datent toutes de 1752. La traduction assez fidèle due à un certain « J.M.D. » est prétendument jugée injouable par Garrick, qui met pourtant en scène dans le même temps une adaptation due à Philip Francis qui bénéficie de « mille modifications » faites par l’acteur-directeur. Celle-ci n’est jouée que six fois à Londres et est considérée comme insipide par le public britannique. Par contre, à en juger par le nombre d’exemplaires actuellement disponibles, cette adaptation a eu un débit considérable, et a certainement mieux réussi que la traduction. L’édition irlandaise, dont le texte est moins aéré, visait sans doute le marché irlandais. Mme de Graffigny, qui ne parlait pas anglais, a refusé une occasion de se procurer un exemplaire de l’adaptation. Nous n’en avons trouvé que deux exemplaires en France, et aucun autre exemplaire des trois éditions en dehors des pays anglo-saxons40.
38. Lettre à Devaux du 11 avril 1752 (Mme de Graffigny, « Papers », loc. cit., vol. LVIII, p. 156). 39. Nous avons exclu de la liste des cotes pour les trois éditions britanniques celles qui risquent de ne pas représenter des exemplaires imprimés. Ces éditions sont disponibles en microforme dans Three Centuries of French Drama et sont téléchargeables dans plusieurs bibliothèques. 40. On peut comparer le succès éphémère de Cénie dans les Îles britanniques avec celui des Lettres d’une Péruvienne. Voir Annie Rivara, « Les Lettres d’une Péruvienne traduites en Angleterre et en France », Françoise de Graffigny, femme de lettres. Écriture et réception, 2004, p. 272-287.
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D) Cénie aux Pays-Bas Après le succès de Cénie sur la scène, on aurait pu prévoir la parution dans les Pays-Bas de contrefaçons de l’édition originale, mais nous n’avons pu attribuer à des éditeurs belges et hollandais aucune des éditions portant une adresse française41. Par contre, une édition hollandaise en français a paru à La Haye en 1751 et une autre en hollandais à Amsterdam en 1760. Aucune édition ne comporte d’adresse belge. 1. Cénie, pièce nouvelle, en cinq actes, La Haye, Pierre Gosse junior, 1751. [Prix douze sols.] Cette édition existe séparément et paraît également la même année chez le même éditeur dans le cinquième volume du Théâtre de La Haye, ou Nouveau recueil choisi et meslé des meilleures pièces du théâtre français et italien (1750-1754, 7 vol.). Dans la liste suivante nous indiquons l’édition séparée et le Théâtre de La Haye respectivement par # et %. Paris, Arsenal : @#Rf 10.380 ; @%8 BL 13 519 (5) ; %8 BL 13 784(5) ; La Haye (R) : @%844 E7(5) ; Londres, B.L. : @#242 g 22 ; Édimbourg (U) : #JA 1754 (exemplaire d’Adam Smith) ; Bamberg (S) : %22/bop.L.fr.o.420(5) ; %Eutin (L) ; Göttingen (U) ; %Hamburg (U) ; Wolfenbüttel : %Lm 4378. Cénie et les quatre autres comédies qui forment le cinquième volume du Théâtre de La Haye ont chacune leur pagination propre, sont datées de 1751, et sont publiées par Pierre Gosse junior : Desmahis, L’impertinent ; Cahusac, Zénéide ; Monsieur *** [La Motte], Le magnifique ; et Parmentier, Les jeunes mariés. 2. Cenie, blyspel [comédie]. Gevolgt naa het Fransche van Madame d’Happoncourt de Grafigny, Amsteldam, Izaak Duim, 1760. Met Privilegie. Paris, BnF : @Yth 67548 ; @Yth 67549 ; @Yth 67550 ; @Yth 67551 ; Amsterdam, Theaterinstituut : 8 C 26 ; (U) : @611 A 9 ; @690 E 21 ; @692 H 36 ; Groningen (U) : @EE h IX 6 ; Leiden (U) : @1087 E 65 (exemplaire sur grand papier) ; @1087 G 50 ; Rotterdam, Gemeente : 1155 E 26 ; Utrecht (U) ; Washington, L. C. : @PT 5497 T6 vol. 44, no 2 ; @PT S497 T6, vol. 45.
41. Signalons pourtant que nous n’avons pu localiser d’exemplaire en France d’une édition publiée « à Paris, chez Colinet, marchand libraire, quai des Augustins à S. Joseph », et qu’aucun libraire de ce nom n’avait exercé à Paris depuis le XVIe siècle. Par contre, il en existe des exemplaires à Amsterdam (U) et à Bruxelles (R).
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La pièce a été traduite par l’actrice Anna van Hattum (morte en 1759), la première femme de Marten Corver, célèbre acteur et directeur de théâtre, qui signe la dédicace et le « Vorreede ». Comme l’indique le « Copye van de privilegie », Izaac Duim, l’éditeur officiel du Théâtre municipal d’Amsterdam, avait le monopole de toute édition de pièce représentée sur son théâtre. La pièce a été jouée au théâtre d’Amsterdam les 17, 19 et 21 avril 176042. E) Cénie en Espagne 1. « Comedia nueba traducion / La Celia en 5 actos / para la / compañia de Eusebio Rivera / año de / 1775. » Madrid, Biblioteca Histórica Municipal : Tea 1-98-12 (deux exemplaires). Nous n’avons pu examiner ces manuscrits, mais suite à nos demandes, un conservateur de la bibliothèque décrit cette pièce comme une comédie en cinq actes en vers, mettant en scène Celia, une jeune fille, sa gouvernante Cristina, sa suivante Luisa, un oncle et deux neveux. L’intrigue semble donc bien décalquée de Cénie. Le manuscrit comporte quarante-neuf pages et n’a pas de péritexte. Le titre semble indiquer que la pièce a été jouée, mais les périodiques de l’époque n’en font pas de recension43. 2. Antonio Valladares de Sotomayor, Comedia nueva, El marido de su hija [Le mari de sa fille]. Su autor : Don Antonio Valladares de Sotomayor. La representó la Campañia de Manuel Martínez, Con licencia. En Madrid, En la imprenta de Alfonso López, Calle de la Cruz, [1787]. Paris, BnF : @YG 454 ; Madrid (N) : T/10879 ; Instituto del Teatro ; Santander, Bibl. Menéndez Pelayo (les pages 159 à 162 y paraissent deux fois, avec des textes différents) ; Toronto (U) : @buc. Valladares (1740-1820), auteur prolifique de comédies, n’a commencé que récemment à sortir de l’obscurité. Paginée 125-162, cette édition fait partie, à Paris et à Toronto, d’un recueil factice. Notre datation de cette édition résulte de trois facteurs. La dédicace à doña Josefa de Bempica, qui semble n’exister que dans l’exemplaire de Santander, est datée du 24 août 1786. Le compte rendu dans le Memorial 42. Anna S. de Haas, Het Repertoire van de Amsterdamse Schouwburg, 1700-1772, 2001, p. 150. 43. Celia ne figure pas dans Ada M. Coe, Catálogo bibliográfico y crítico de las comedias anunciadas en los periódicos de Madrid desde 1661 hasta 1819, 1935. La pièce est mentionnée dans Francisco Lafarga, Las traducciones españolas del teatro francés (1700-1835), 1983-1988, vol. II (Catálogo de manuscritos), no 113.
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literario d’octobre 1786 indique, comme le titre de cette édition, que la pièce a été jouée par la « compañia de Martinez44 ». Enfin, l’impression de cette pièce est mentionnée dans Diario noticioso, curioso-erudito y comercial, público y económico (Diario de Madrid) du 16 janvier 178745. La pièce fut jouée au Teatro del Principe les 4 et 5 septembre et en octobre 178646. Selon le Memorial literario, elle n’a pas eu « un succès merveilleux » : L’histoire se conclut sur le fait que celle qu’on appelle la fille ne l’est pas. [...] L’intrigue ou l’action comporte des vides évidents. [...] Les caractères des personnages sont contradictoires et très différents de ce qu’ils devraient être47.
Enfin, on évoque la possibilité que le fonds de la comédie soit emprunté à La gouvernante de Destouches48. Comme le démontre María Jesús García Garrosa par une analyse des trois pièces en question, c’est pourtant bien Cénie, et non La gouvernante, qui est imitée dans cette pièce en trois actes en octosyllabes49. Elle décrit ainsi la traduction : Valladares ne se caractérise pas comme étant un traducteur fidèle. Son procédé d’adaptation est généralement le même : partant de l’argument et du déroulement dramatique initiaux, l’auteur espagnol les « redistribue » en modifiant l’ordre des scènes, introduit des personnages nouveaux, et grâce à eux il développe des actions secondaires qui n’existaient pas dans la version originale. Enfin, il modifie le dénouement et ajoute au texte des passages de sa propre invention50.
3. Antonio Valladares de Sotomayor, Comedia nueva. El marido de su hija, su autor : Don Antonio Valladares de Sotomayo, Barcelona et Madrid, D.I. López, 1790. Paris, BnF : @8 YG PIECE 734 ; Barcelone (M) – 3 exemplaires ; Barcelone, Instituto del Teatro : 44028 ; 45126. L’absence de comptes rendus de cette édition semble indiquer qu’elle n’est pas l’originale.
44. Memorial literario, octobre 1786, vol. IX, p. 265. 45. Voir Ada M. Coe, op. cit., p. 142. 46. Id. 47. Memorial literario, octobre 1786, vol. IX, p. 266 et 267. 48. Ibid., p. 267-268. « Destouches » est une erreur de la revue pour « La Chaussée ». Francisco Lafarga, op. cit., vol. I (Bibliografía de impresos), no 398, indique qu’il s’agit d’une adaptation de La gouvernante de Destouches, mais dans les «Emmiendas» du volume II, il rectifie son erreur. 49. María Jesús García Garrosa, « Françoise de Graffigny vista por Valladares : Cénie y El marido de su hija », 1989-1991, p. 237-257. Nous sommes redevables à cet article de plusieurs indications utiles, notamment sur l’exemplaire conservé à Santander. 50. Ibid., p. 241.
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En Espagne l’intérêt pour Cénie est bien plus tardif qu’ailleurs : trois traductions (en 1775, 1787 et 1790), dont l’une ne semble exister qu’en manuscrit, et les deux autres ont le même texte51. F) Cénie dans les pays scandinaves La pièce est traduite en danois deux fois, en 1763 et en 1764. 1. Cenie. Comoedie i Fem Acter, Skreven paa Fransk af Madame d’Happoncourt de Grafigny. Opført første Gang paa den Kongelige Danske Skue-Plads [jouée pour la première fois sur le Théâtre royal danois] den 20 April 1763, Kiøbenhavn, Trykt og findes til kiøbs hos Nicolaus Møller, 1763.
Copenhague (R) : Rom. 75783 8o ; 56,-238 8o 01661 ; Oslo (U) : @Bangs Gave ; @Mag 314 S 14 Gra. ; Stockholm (R) : @137 F e ; Trondheim (U) : GO kh8D Gra ; Harvard : @Houghton *Q DC7 H6725 763g. La dédicace « Til Frue M*** », aux pages trois à six, signée « H », est du traducteur Marc. Haggeus Høyer, et le « Fortale », aux pages sept à vingt-quatre, est de Jens Schelderup Sneedorff (1724-1764), professeur de droit et de politique. On a ajouté sur la page de garde de l’exemplaire conservé dans la collection Bangs à Oslo « oversat af Fru Biehl », mais c’est une erreur – Mme Biehl est la traductrice de l’édition de 1764 ci-après. La liste des personnages [De Spillende Personer] comporte les noms des acteurs. Ceux-ci ont été barrés dans l’exemplaire conservé à Harvard et remplacé à la main par ceux d’autres acteurs, ce qui laisse supposer que la pièce a été jouée en deux occasions séparées. Puisque le six de la date figurant sur la page de titre de cet exemplaire a été changé à la main en neuf, la seconde représentation a dû avoir lieu en 1793. Les deux exemplaires conservés à Oslo sont imprimés sur deux papiers différents ; celui de l’exemplaire de la collection Bangs est inférieur à celui du second exemplaire, qui comporte le filigrane de « J. Honig », papetier hollandais.
51. Signalons qu’Engracia de Olavide aurait traduit une tragédie de Mme de Graffigny intitulée La Paulina qui fut apparemment jouée à Madrid le 7 août 1770 (Francisco Aguilar Piñal, Sevilla y el teatro en el siglo XVIII, 1974, p. 287). Nous n’avons pourtant trouvé la moindre mention de cette tragédie ni dans les manuscrits de Mme de Graffigny ni dans sa correspondance, et aucun exemplaire de cette pièce ne nous est connu. Par ailleurs, ni Coe ni Lafarga n’évoquent une Paulina de Mme de Graffigny. Pour embrouiller la question, Estuardo Núñez, tout en confirmant la traduction susmentionnée, indique que Pablo de Olavide (1725-1803), le frère d’Engracia, a publié une nouvelle intitulée Paulina o el amor desinteresado, et il fournit un résumé de l’intrigue (voir son édition des Obras selecta de Pablo de Olavide, 1987, p. 61-89, et Estuardo Núñez, El nuevo Olavide, 1970, p. 147).
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2. Cenie. Skreven paa Fransk af Madame d’Happoncourt de Grafigny. Paa nye oversadt i gammelt [vieux] Dansk. Imprimatur J.C. Kall, Kiøbenhavn, Trykt hos L. H. Lillies Enke, 1764. Copenhague (R) : 56,-238 8o 01661 ; Oslo (U) : @Bangs Gave ; Trondheim (U) : GO Kh8d Gra. La traductrice est Charlotta Dorothea Biehl (1731-1788), auteure de comédies à la manière de Holberg, de romans, de contes sur la vie de cour et de mémoires, qui a également traduit des pièces de Destouches, de Favart et de Gresset ainsi que Don Quichotte52. Nous ignorons les raisons qui ont poussé Charlotta Biehl à retraduire Cénie un an après la traduction originale et à le faire en vieux danois. Au XVIIIe siècle, la langue française est encore suffisamment reine pour que des éditeurs étrangers prennent la peine de faire imprimer des éditions de Cénie en français, même si c’est pendant une période limitée et pour un marché restreint. Sur dix-sept ans, de 1751 à 1768, paraissent six éditions différentes. La première d’entre elles est publiée à La Haye par un membre de la famille Gosse, éditeurs bien établis dont les publications en français étaient destinées surtout au marché francais. Les cinq autres ont été publiées dans les pays germaniques, alors que dans les autres pays d’Europe aucune édition en français n’a vu le jour. On peut en conclure que dans ces derniers pays, même dans ceux dont la langue était proche du français, le marché pour les livres français était très limité. Par contre, dans toutes les cours allemandes et dans celle de Vienne, on parlait couramment le français, et lorsqu’on montait des pièces françaises, il fallait en commander une édition à un éditeur local, ne serait-ce que pour en assurer un exemplaire à tous les acteurs. C’est pourquoi les cinq éditions en question, à une exception près, n’ont survécu qu’en très peu d’exemplaires. Le nombre de traductions est considérable : neuf en tout, dont trois en italien, deux en danois et une en chacune des langues suivantes : allemand, anglais, hollandais et espagnol (deux si l’on inclut celle qui existe en manuscrit et que nous n’avons pas vue). À deux exceptions près (Lucinda en italien ; La Celia dans le manuscrit espagnol), on a conservé le même titre (Cénie ou Cenia), mais on s’est permis trois fois un sous-titre explicatif – Le scoperte fortunate, Die Grossmuth im Unglücke et The Suppos’d Daughter –, comme si le nom de l’héroïne ne suffisait pas pour attirer le public. Si l’on 52. Voir Marianne Alenius, « Charlotta Dorothea Biehl. A Scandinavian Woman of Letters and Her European Background », 1990, p. 21-35.
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ne respecte pas le titre une fois sur trois, les traductions elles-mêmes sont assez fidèles. Les traducteurs sont parfois inconnus sauf par leurs initiales (G.B., J.M.D.), parfois assez obscurs (Rusca, Høyer), parfois assez connus pour figurer dans les dictionnaires de biographie nationale (Anna van Hattum, Charlotte Dorothea Biehl), et parfois assez célèbres (Gasparo Gozzi, Mme Gottsched). La traduction due à cette dernière est la seule à monopoliser le marché du pays en question et à paraître en quatre éditions différentes entre 1752 et 1763. Mentionnons enfin que, dans trois pays (Allemagne, Danemark, Hollande), les traductions de Cénie, l’une des rares pièces d’une auteure à être représentée à la Comédie-Française, sont dues à une femme. Par contre, les adaptations, moins nombreuses, sont dues à des hommes plus ou moins célèbres – Chiari, Goldoni, Francis (qui est peu connu mais dont la traduction a bénéficié de « mille modifications » faites par David Garrick) et Valladares (auteur plutôt populaire que célèbre, mais dont l’importance est en train d’être reconnue). Les trois pays en question – l’Italie, l’Angleterre et l’Espagne – ont connu des traductions mais aucune édition en français, alors que les pays germaniques, qui n’ont pas produit d’adaptation, ont vu cinq éditions en français. Comme les titres (L’inganno amoroso, Il padre per amore, Eugenia et El marido de su hija) l’indiquent, ces adaptations sont assez éloignées de l’original. Goldoni déclare qu’il a conservé l’intrigue (« le squelette ») de la pièce mais qu’il l’a adaptée au goût de son pays (« habillé à l’italienne »). Chiari et Valladares ont suivi la même pratique, et leurs pièces sont restées comiques. Par contre, Francis a transformé la pièce en tragédie (« In France ‘twas comedy, but here ‘tis tragic ! ») et l’annonce comme telle dans le titre même. Comme s’il voulait compenser cette infidélité à l’original, Francis est le seul à conserver la plupart des noms des personnages et à situer la pièce à Paris. Par contre, Chiari situe sa pièce à Londres et les personnages portent des noms anglais. Goldoni et Valladares transfèrent la pièce respectivement en Italie et en Espagne. Enfin, il est assez surprenant de constater que, bien que Cénie soit en prose, les quatre adaptations sont en vers53. Dans un volume qui commémore David Trott et son œuvre, nous aurions aimé dresser une liste exhaustive de toutes les représentations de Cénie hors de France. Cela aurait nécessité, pour les pays en question, le genre de travaux qu’ont faits Ada Coe pour l’Espagne et Anna de Haas 53. Signalons que, du côté français, Montier Des Longschamps avait signé une Cénie mise en vers qui avait reçu une approbation datée du 22 juillet 1751.
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pour Amsterdam. Nous avons dû nous contenter de signaler au passage les représentations, assez nombreuses d’ailleurs, mentionnées par nos sources. En tout cas, on constate que, dans tous les pays en question, au moins l’une des traductions / adaptations (et parfois plusieurs) a été jouée dans la langue nationale, souvent sur les grands théâtres de la capitale et avec un certain succès. En conclusion, le succès éditorial de Cénie à l’étranger (six éditions en français, neuf traductions et quatre adaptations) peut être comparé à celui qu’elle a eu en France (cinq éditions en 1751, une en 1756, une en 1764, une en 1776 et, dans des recueils, quatre entre 1819 et 182954 ; il s’agit là d’éditions portant une adresse française, laquelle ne constitue pas une garantie absolue de leur origine française). On peut en conclure que le succès de Cénie en France, comme en Angleterre, a été assez éphémère, alors qu’il a été plus durable à l’échelle européenne. En tout cas, sa popularité a été beaucoup moins durable que celle des Lettres d’une Péruvienne, l’un des best-sellers du siècle, avec une douzaine d’éditions en français en 1747 et 1748 et une bonne centaine distribuée assez également à travers la période allant de 1749 à 1835, date où son éclipse a commencé. Quant aux traductions, on en trouve en sept langues, dont le portugais, le russe et le suédois, langues dans lesquelles on n’a pas de traductions de Cénie. En revanche, au Danemark et en Hollande on a traduit Cénie mais non les Lettres d’une Péruvienne. Les deux œuvres ont obtenu un certain succès en Italie, dans les Îles britanniques et en Espagne, mais alors que Cénie a mieux réussi dans les pays germaniques, en italien les Lettres d’une Péruvienne ont bénéficié de nombreuses éditions bilingues destinées à ceux qui désiraient apprendre l’une ou l’autre langue. Deux dernières réflexions s’imposent. D’une part, cette pièce, aujourd’hui oubliée et méconnue en France même, rassembla, au temps des Lumières, autour d’elle et de ses avatars, les plus grands noms européens de l’époque, tant chez les auteurs et critiques (Charlotta Dorothea Biehl, Chiari, Jamerey-Duval, Gœthe, Goldoni, Gottsched et son épouse, Gasparo Gozzi, Lessing, Valladares) que chez les acteurs professionnels (Anna et Marten Corver) et amateurs (divers membres des cours de Gotha et de Vienne) : simple mode passagère ou incitation 54. Signalons aussi deux éditions modernes de Cénie préparées par Perry Gethner. L’une, qui est la première Cénie française depuis 1829, paraît dans Femmes dramaturges en France 1650-1750 : pièces choisies (1993, vol. I, p. 317-372). L’autre, qui suit le texte de l’unique traduction précédente en anglais due à « J.M.D. », figure dans The Lunatic Lover and Other Plays by French Women of the 17th & 18th Centuries (Portsmouth NH, Heinemann, 1994, p. 270-330).
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à redécouvrir une pépite ? D’autre part, après avoir obtenu un vif succès à Paris, à la cour et dans plusieurs villes de France et de Lorraine, Cénie fut publiée, traduite, adaptée, jouée, commentée et lue en français et en d’autres langues nationales, de Reggio à Madrid en passant par Rome, Bologne, Turin, Vérone, Venise, Vienne, Munich, Augsbourg, Dresde, Gotha, Leipzig, Hanovre, Hambourg, Copenhague, La Haye, Amsterdam, Londres, Dublin et Barcelone. À l’instar des Lettres d’une Péruvienne, elle atteste ainsi du rayonnement européen de la renommée de Mme de Graffigny55. David Smith Université de Toronto Charlotte Simonin Collège Stendhal
55. Nous tenons à remercier de leur concours Dorothy Arthur, Andrew Brown, André Courbet, Alan Dainard, Lawrence Kerslake, English Showalter et les bibliothécaires qui ont aimablement répondu à nos lettres.
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Textes cités Alenius, Marianne, « Charlotta Dorothea Biehl. A Scandinavian Woman of Letters and Her European Background », Culture and History, vol. VIII (1990), p. 21-35. Bosisio, Paolo, « Gasparo Gozzi poeta e traduttore drammatico », dans Ilaria Crotti et Ricciarda Ricorda (éd.), Il lavoro di un intellettuale nel settecento veneziano, Padoue, Editrice Antenore (Biblioteca Veneta 7), 1989, p. 281-313. Boulenger de Rivery, Claude-François-Félix, Lettres d’une société ou Remarques sur quelques ouvrages nouveaux, Berlin, A. Vögel, 1751. Brenner, Clarence D., A Bibliographical List of Plays in the French Language 17001789, Berkeley, 1947. Chesterfield, Philip Dormer Stanhope, comte de, Letters, Londres, Sonnenschein, 1892 [éd. J. Bradshaw], 3 vol. —, Miscellaneous Works, London, E. et C. Dilly, 1777 [éd. Maty], 2 vol., in-4o. Coe, Ada M., Catálogo bibliográfico y crítico de las comedias anunciadas en los periódicos de Madrid desde 1661 hasta 1819, Baltimore et Londres, Johns Hopkins Studies in Romance Literatures and Languages, 1935. The Daily Advertiser, 17 février 1752, no 6587 ; 20 février 1752, no 6590 ; 21 février 1752, no 6591. Duval, Valentin Jamerey, « Lettre à Mme de Graffigny du 8 octobre 1752 », Musée historique d’État, Moscou, fonds 166, dossier 6, fo 127-128. Fréron, Élie Catherine, Lettres sur quelques écrits de ce temps, Paris, 1749, vol. V. Garrosa, María Jesús García, « Françoise de Graffigny vista por Valladares : Cénie y El marido de su hija », Cuadernos de traduccíon e interpretación, vol. XI-XII (1989-1991), p. 237-257. The Gentleman’s Magazine, février 1752, vol. XXII. Gœthe, Johann Wolfgang von, Gedenkausgabe, Zurich et Stuttgart, Artemis, 1949-1950, 25 vol. Goldoni, Carlo, Tutte le opere, Milan, A. Mondadori, 1935-1956, [éd. G. Ortolani] 14 vol. —, Mémoires de Goldoni, pour servir à l’histoire de sa vie, et à celle de son théâtre, Paris, Ponthieu, 1822, 2 vol. —, Il padre per amore, commedia dell’avvocato Carlo Goldoni, Venezia, Appresso Francesco Pitteri, 1763. Gottsched, Johann Christoph, Das neueste aus der anmuthigen Gelehrsamkeit, 1751-1753. Gottsched, Luise Adelgunde Victoria, Sämmtliche kleinere Gedichte, Leipzig, Breitkopf, 1763.
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Graffigny, Mme de, Cenia, dans Perry Gethner (éd.), The Lunatic Lover and Other Plays by French Women of the 17th & 18th Centuries, Portsmouth NH, Heinemann, 1994, p. 270-330. —, Cénie, dans Perry Gethner (éd.), Femmes dramaturges en France 1650-1750 : pièces choisies, Paris, Papers on French Seventeenth Century Literature, 1993, vol. I, p. 317-372. —, Correspondance, Oxford, Voltaire Foundation, 1985- [éd. J. Alan Dainard], 14 vol., dont onze ont déjà paru. —, « Papers », New Haven, Université Yale, Bibliothèque Beinecke, Gen. Mss. 353, vol. XLII, LI et LVIII. —, « Cénie, comédie. Rôle de Clerval. Pour Son Altesse Sérénissime Monseigneur le prince héréditaire », Gotha, Forschungsbibliothek, Ms. Chart. B 1192. Grayson, Vera, « The Genesis and Reception of Mme de Graffigny’s Lettres d’une Péruvienne and Cénie », Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, vol. CCCXXXVI (1996), p. 1-152. Haas, Anna S. de, Het Repertoire van de Amsterdamse Schouwburg, 1700-1772, Maastricht, Shaker Publishing, 2001. Julliard, Catherine, Gottsched et l’esthétique théâtrale française, Berne, Peter Lang, 1998. Kord, Susanne, Ein Blick hinter die Kulissen, Stuttgart, J.B. Metzler, 1992. Kulessa, Rotraud von, « La traduction allemande de Cénie de Françoise de Grafigny », dans Annie Cointre et Annie Rivara (éd.), La traduction des genres non romanesques au XVIIIe siècle, Metz, Université de Metz, 2003, p. 315-328. Lafarga, Francisco, Las traducciones españolas del teatro francés (1700-1835), Barcelone, Universidad de Barcelona, 1983-1988, 2 vol. Lancaster, Henry Carrington, The Comédie-Française 1701-1774 : Plays, Actors, Spectators, Finances, Philadelphie, American Philosophical Society, 1951. Lessing, Gotthold Ephraim, Dramaturgie de Hambourg, Paris, Didier, 1873 [trad. Édouard de Suckau]. The London Magazine, février 1752, vol. XXI. The London Stage, 1660-1800, Carbondale, Southern Illinois University Press, 1960-1979, 6 vol. McEachern, Jo-Ann et David Smith, « The First Edition of Madame de Graffigny’s Cénie », The Culture of the Book. Essays from Two Hemispheres in Honour of Wallace Kirsop, Melbourne, Bibliographical Society of Australia and New Zealand, 1999, p. 201-217.
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Dans le théâtre de Jean Anouilh dont la critique a salué – ou blâmé – selon les périodes, la permanence de grands thèmes comme la fatalité, la pureté et la laideur prégnante, une époque revient avec une grande constance, associée à un artifice dramaturgique : le XVIIIe siècle et le motif du théâtre au château. On pense bien sûr à La répétition ou L’amour puni et à Pauvre Bitos ou Le dîner de têtes qui mettent explicitement en scène un jeu s’apparentant au théâtre de société ou à sa version plus contemporaine du théâtre amateur, ici au château de Ferbroques, là dans la salle voûtée d’un ancien prieuré des Carmes. Si ces pièces ont fait l’objet d’études très poussées1, l’angle d’approche a rarement été celui du théâtre de société2. Pourtant le phénomène est patent dans plusieurs œuvres d’Anouilh et des allusions plus ou moins développées parsèment un grand nombre de pièces, à tel point que le XVIIIe siècle acquiert une représentativité exceptionnelle au sein du kaléidoscope historique mis en place par Anouilh, sur laquelle il convient de s’interroger. Le cas particulier du théâtre de société se combine dans l’esprit d’Anouilh avec un lieu privilégié, celui du château, lui-même lié à une certaine vision de l’aristocratie et de ses rapports avec les autres 1. Roland Mortier, « Anouilh et Marivaux, ou l’amour puni», Formen innerliterarischer Rezeption, 1987, p. 167-172 ; Rachel Juan, « Anouilh et la “répétition” de La double inconstance de Marivaux : un jeu subtil de décalcomanie », 1994, p. 67-84 ; Marie-Hélène Cotoni, « La séduction dans La double inconstance et dans La répétition ou L’amour puni d’Anouilh », Littérature et séduction. Mélanges en l’honneur de Laurent Versini, 1997, p. 605-616. 2. Roland Mortier, qui analyse magistralement le phénomène de transposition et de transfert dans les deux textes (« la nature insurmontable de l’espace qui nous sépare du modèle », art. cit., p. 167), ne s’attache pas au cadre du théâtre de société, même quand il mentionne les interventions de Tigre en tant que « metteur en scène lettré », au « langage ambigu » : « Très habilement, Anouilh charge le Comte de définir les rôles principaux et leur adéquation aux interprètes » (ibid., p. 171). Philippe Sellier dans son édition de La répétition, dans un paragraphe intitulé « L’atmosphère XVIIIe siècle », mentionne cette composante parmi d’autres : « C’est le siècle où une aristocratie blasée se passionne pour le théâtre, interprète elle-même les pièces de Beaumarchais dans ses résidences » (1970, p. 26). Rachel Juan y fait également allusion : « On apprend que là se prépare une “fête” ce qui peut annoncer un spectacle. Faut-il souligner – mais le public de 1950 le savait-il ? – que le XVIIIe siècle a été l’âge d’or du théâtre de société ? » (art. cit., p.74).
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groupes sociaux. Il s’associe à une thématique plus large, celle du théâtre dans le théâtre étrangement récurrente, qui incite les personnages à se dévoiler selon le rôle au second degré qui leur a été confié. Le théâtre au château et ses dérivés constituent bien une piste exploratoire, plus apte peut-être que les dénominations hétérogènes auxquelles Anouilh recourt, ainsi que le souligne Jacques Vier : « Plus encore que roses, noires, grinçantes, j’aime l’épithète de pièces costumées », qui permettent des « chorégraphies masquées aux résultats parfois imprévus3 ». Comme chez Pirandello en effet, dont Anouilh est parfois proche (les interventions de l’auteur et des personnages dans La grotte évoquent celles des protagonistes de Six personnages en quête d’auteur et de Ce soir on improvise), le dédoublement du texte théâtral permet aux textes théâtraux d’entrer en résonance et aux époques de se mêler. Présentes de manière moins aléatoire qu’on ne pourrait le penser, les références au XVIIIe siècle et au théâtre de société ou amateur deviennent le tissu même de deux pièces qui élisent ostensiblement cette période, l’une en hommage à Marivaux, l’autre afin de régler des comptes politiques, tandis qu’une intertextualité diffuse, « à la manière de » atteste la fascination d’Anouilh pour ce siècle éminemment théâtral4. « Un petit tour dix-huitième5 » On sait combien Anouilh joue avec les données historiques et combine l’exactitude et l’anachronisme, notamment pour un effet de démonstration politique. Le XVIIIe siècle est aux yeux d’Anouilh une époque-miroir qui montre et fait voir. Pourtant, très rares sont les pièces se situant explicitement au XVIIIe siècle. Celui-ci apparaît plutôt par des costumes qui sont des déguisements (La répétition, Pauvre Bitos), par des illustrations qui s’incarnent (Le boulanger, la boulangère et le petit mitron), par des fragments musicaux (L’orchestre) ou de simples allusions. La seule exception est Cécile ou L’école des pères, qui multiplie les allusions au XVIIIe siècle (les gazettes, le chevalier, les dots des soeurs, la tante chanoinesse, Voltaire voisin du château, un père sensible à la mode depuis Rousseau, la Cour,
3. Jacques Vier, Le théâtre de Jean Anouilh, 1976, p. 92 et 95. 4. La culture littéraire et plus particulièrement théâtrale d’Anouilh, visible dans ses différents articles critiques, outre le fait que c’est un XVIIIe siècle mythique, voire anachronique qui l’intéresse, n’est pas à mettre en cause. 5. Jean Anouilh, La répétition ou L’amour puni, 2004, acte II, p. 14-15. Anouilh ne numérotant pas ses scènes, nous donnons l’acte quand la pièce est ainsi divisée et la page dans les éditions de la Table Ronde, sauf pour La répétition ou L’amour puni pour laquelle notre édition de référence est celle de Folio Gallimard, 2004.
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etc.) mais qui plante un faux décor XVIIIe : « Un jardin de caisses d’oranges. La maison à gauche, à droite un petit pavillon chinois. Costumes Louis XV bourgeois ou Louis XVI peut-être – mais aussi faux que possible6 ». Cette discrétion dans la reconstitution historique est un principe chez Anouilh, y compris dans le cycle des pièces justement dénommées « Pièces costumées » qui regroupent, comme on le sait, L’alouette, Becket ou L’honneur de Dieu et La foire d’empoigne7. Dans son texte autobiographique, La vicomtesse d’Eristal n’a pas reçu son balai mécanique. Souvenirs d’un jeune homme, Anouilh explique que l’idée des chevaux-jupons de Becket devait lutter contre l’idée même de « pièce historique8 ». Cette facticité de la référence historique, qui explique notamment le port de costumes contemporains pour Antigone, est encore plus nette pour le XVIIIe siècle. Anouilh opte pour un siècle mythique, notamment dans sa peinture de l’aristocratie, orienté dans la perspective de la Révolution, souvent limité à une série de vignettes comme celle du livre d’histoire de Toto dans Le boulanger, la boulangère et le petit mitron, dont le titre résume un épisode révolutionnaire à la manière de Sacha Guitry et de son film Si Versailles m’était conté 9. Aucune référence n’est inexacte, tout au plus stéréotypée, suffisamment plastique pour servir les desseins du dramaturge et s’insérer dans le cadre contemporain. Anouilh avouait avoir composé L’alouette avec ses seuls souvenirs scolaires de Jeanne d’Arc : le XVIIIe siècle ne bénéficie pas d’un autre traitement. Un certain nombre de pièces font état du goût – et du mauvais goût – du public pour ce siècle : « le style XVIIIe » et « le Louis XV » font des ravages en ameublement, en littérature, dans la mode et dans les moeurs. C’est, en reprenant le titre d’Umberto Eco, la « guerre du faux ». Faux mobilier XVIIIe qui se révèle de style et non d’époque comme « ce pouf qui aurait bien voulu être Louis XV10 » dans l’univers théâtral de Colombe11, ces « trois
6. Jean Anouilh, Cécile ou L’école des pères, Pièces brillantes, 1951, p. 487. 7. Jean Anouilh, Pièces costumées, 1960. 8. Jean Anouilh, La vicomtesse d’Eristal n’a pas reçu son balai mécanique. Souvenirs d’un jeune homme 1987, p. 187. 9. Adolphe récite les dates de la Révolution française à son fils Toto de la Convocation des État généraux à la chute de Robespierre (Jean Anouilh, Le boulanger, la boulangère et le petit mitron, Nouvelles pièces grinçantes, 1959, p. 385) puis le livre d’Histoire s’anime, raconte la marche sur Versailles, le retour de Varennes et la vie au Temple : les parents deviennent le roi et la reine, le patron du père le municipal abject. 10. Dans Le boulanger, la boulangère et le petit mitron, Élodie, par snobisme, a voulu du mobilier Majorelle alors qu’Adolphe, son mari débonnaire, préfère le style Louis XVI. 11. Jean Anouilh, Colombe, Pièces brillantes, op. cit., acte I, p. 196.
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fauteuils Régence qu’on avait toujours crus vrais12 ». Le vêtement féminin du XVIIIe siècle, popularisé en déguisement de « petite marquise » fait la joie des femmes (comme le développe la scène entre la comtesse et Hortensia dans La répétition) et du public. Anouilh s’en moque par l’intermédiaire de Madame Georges, l’habilleuse de Colombe : «Trois changements seulement, mais tout du Louis XV. C’est des robes qu’on met plus de dix minutes à agrafer13 ». Paméla, qui se targue d’être une bonne mère pour sa petite Mouquette, lui a offert pour ses cinq ans « une vraie robe de marquise, tout en soie avec les paniers et les petits rubans14 » et la duchesse de Léocadia n’a chaussé toute sa vie que des Louis XV15... Ces accessoires vont de pair avec une mauvaise littérature, celle du XIXe siècle qui pense retrouver ses lettres de noblesse dans les évocations complaisantes de la guerre en dentelles, des amours libertines comme dans La maréchale d’Amour, jouée au quatrième acte de Colombe dans un « décor Louis XV vu en 190016 » qui accumule les clichés des parcs et des bosquets sur une musique de menuet. À la fin de L’orchestre, alors qu’une des musiciennes vient de se suicider, une mauvaise formation de ville d’eaux « attaque La gavotte des petits marquis, morceau de genre léger et gracieux, que [les musiciens] jouent gaiement, faisant des mines avec leurs petits chapeaux Louis XV, sous l’œil du patron qui est revenu17 ». Cette couleur XVIIIe siècle autorise bien sûr les anachronismes et les glissements d’une époque à l’autre par les noms (Lucile, Monsieur Damiens dans La répétition), les titres de noblesse et la psychologie prêtée aux aristocrates. La tante de Tigre dans La répétition obéit au calendrier noble en partageant son temps entre Paris et Ferbroques, « un désert », un « château du dix-huitième » et elle est « nourrie des philosophes18 ». Tigre lui-même incarne ces aristocrates que Maxime fustige dans Pauvre Bitos : « bon gentilhomme français, bien élevé depuis des siècles19 », spirituel quand il cherche à contourner les clauses du testament de sa
12. Jean Anouilh, La répétition […], op. cit., acte II, p. 58. Seuls les vrais Fragonards du Bal des voleurs font exception... (Pièces roses, op. cit., p. 103). Les noms de Boucher ou de Greuze ne servent qu’à évaluer la beauté d’Amanda dans Léocadia (Pièces roses, 1958, 3e tableau, p. 310) ou d’Isabelle dans L’invitation au château (Pièces brillantes, op. cit., p. 141). 13. Jean Anouilh, Colombe, Pièces brillantes, op. cit., acte IV, p. 250. 14. Jean Anouilh, L’orchestre, Nouvelles pièces grinçantes, op. cit., p. 327. 15. Jean Anouilh, Léocadia, Pièces roses, op. cit., 1er tableau, p. 272. 16. Jean Anouilh, Colombe, Pièces brillantes, op. cit., acte IV, p. 295. 17. Jean Anouilh, L’orchestre, Nouvelles pièces grinçantes, op. cit., p. 336. 18. Jean Anouilh, La répétition […], op. cit., acte I, p. 9 ; acte I, p. 16 ; acte I, p. 10. 19. Ibid., acte IV, p. 113.
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tante, futile mais courageux comme le montrent ses faits d’armes20, tuant des tapissiers sous lui comme d’autres des chevaux et prêt à se suicider comme Vatel pour une réception, lucide envers ses pairs, joueur, ayant le sens de l’honneur, de sa classe sociale, mondain, méprisant l’intelligence, incapable de travailler comme de choisir entre le libertinage et la découverte inattendue du bonheur. Parallèlement, le théâtre d’Anouilh cultive une forme d’autoreprésentation très nette comme l’a montré Rachel Juan21 qui, en étudiant les différentes modalités d’insertion du monde du spectacle, distingue entre autres catégories, les pièces où interviennent des acteurs improvisés (ce qui inclut le phénomène du théâtre de société22 avec, outre La répétition et Pauvre Bitos, La belle vie, L’hurluberlu, Léocadia, auxquelles il faudrait ajouter Le bal des voleurs et L’invitation au château) et les pièces faisant place au théâtre dans le théâtre comme La répétition qui inclut une partie de La double inconstance, Colombe qui montre quelques scènes de La maréchale d’Amour et L’hurluberlu qui opte pour une pièce contemporaine, « une comédie où les principales notabilités du pays tiendraient un rôle » pour renouveler la traditionnelle fête de charité et fête des rosières (« c’est très surfait les rosières23 » !), mais dans un cadre lié au théâtre de société : Aglaé : La grand-mère de mon mari adorait la comédie. Il y a encore les vestiges d’un théâtre de verdure au fond du parc, mais on ne s’en sert jamais24.
La proposition appelle d’ailleurs de la part du général une vague réminiscence de la querelle autour de la moralité du théâtre : « Êtes-vous sûr qu’il aime le théâtre, d’abord, le bon Dieu ? [...] Il y a deux cents ans, cela le mettait dans une colère épouvantable et il excommuniait les tricheurs25... ». Dans Ornifle ou Le courant d’air, c’est à « une fête Molière à Vaux-levicomte. Molière chez Fouquet ! » que sont invités les personnages. Comme dans le théâtre de société, la fête est le prétexte à une comparaison entre acteurs professionnels et amateurs : « Faire cent kilomètres aller-retour sur le verglas pour se retrouver tous déguisés en sociétaires de la Comédie-Française.
20. Ibid., acte II, p. 41. 21. Rachel Juan, Le thème de l’évasion dans le théâtre de Jean Anouilh, 1993, p. 137-sq. 22. Le cas de Cher Antoine ou L’amour raté, de 1967, est à part puisque ce sont des acteurs professionnels qui reprennent, sur un simple canevas à l’italienne, les rôles des personnages des premiers actes, pour une « représentation privée », destinée au seul Antoine, sur une « petite scène improvisée dans le hall » (Pièces baroques, 1969, acte III, p. 89, 96). 23. Jean Anouilh, L’hurluberlu, Nouvelles pièces grinçantes, op. cit., acte II, p. 82. 24. Ibid., acte II, p. 70. 25. Ibid., acte II, p. 83.
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Tant qu’à faire, je préfère autant aller passer la soirée rue de Richelieu », entre théâtre et improvisation26 : « Nous jouerons peut-être plus juste, mais le texte sera moins bon ; il sera de nous27 », et à une confusion carnavalesque pour ces deux médecins déguisés qui singent la scène du poumon et se révèlent tout aussi incapables que leurs homologues moliéresques. Globalement, la peinture de l’aristocratie du XXe siècle reprend les traits habituellement et rapidement dévolus aux nobles d’Ancien Régime : esprit, légèreté, hauteur de ton, indifférence totale au mariage. Au père Romain, domestique de La grotte et défenseur des valeurs aristocratiques, qui voit dans le laisser-aller des nobles du XXe siècle l’explication de la Révolution et ce depuis que Louis XV et la Du Barry ont inventé de se servir euxmêmes à Trianon28, Anouilh oppose le bossu des Poissons rouges, émule de Fouquier-Tinville et des comités d’épuration de la Libération29, qui reproche au héros et à ses semblables leur « imbécile vanité, un petit je ne sais quoi » qui leur permet de « danser leur vie, se ruinant pour une fête, risquant leur peau pour un joli geste ou un mot » : « Il faudra que vous et vos semblables, vous perdiez cette très ancienne habitude de parler légèrement – de penser légèrement – de tout30 ». La peinture des couples aristocratiques cherche à ressusciter cette liberté entre mari et femme, cette indépendance mutuellement consentie au nom de l’absence d’amour, mais qui n’exclut pas l’estime, garante de la distinction et du bon ton. Ainsi la plupart des nobles qui peuplent les châteaux d’Anouilh sont-ils adultères comme le comte et la comtesse de La répétition, comme le comte de La grotte qui s’agace de l’interrogatoire mené par le commissaire parce qu’il risque d’être en retard alors qu’il « monte ce matin » avec [Madame de Merteuil]31 au Pré Catelan. Soucieux d’évoquer le XVIIIe siècle dans son parfum de libertinage, Anouilh se souvient de ses 26. On se souvient que dans le projet de Tigre, le texte de Marivaux doit se couler insensiblement au fil de la conversation et la représentation succéder au dîner. 27. Jean Anouilh, Ornifle ou Le courant d’air, Pièces grinçantes, op. cit., acte II, p. 258-259. 28. « La Révolution était aux portes » (Jean Anouilh, La grotte, Nouvelles pièces grinçantes, op. cit., acte II, p. 239). La scène évoque la table magique de Choisy en la plaçant à Trianon, ce qui est une des rares erreurs d’Anouilh, en dehors des scènes inventées et présentées comme telles, comme celle du jeune Robespierre et des pères jésuites dans Pauvre Bitos ou celle de l’intimité du couple royal au Temple dans Le boulanger, la boulangère et le petit mitron. 29. Nous reviendrons sur ce glissement politique et polémique entre la Révolution et la Libération, qui hante plusieurs pièces d’Anouilh, proche en cela d’Anatole France par exemple dans Les dieux ont soif. 30. Jean Anouilh, Les poissons rouges, Nouvelles pièces grinçantes, op. cit., acte IV, p. 579-580. 31. Jean Anouilh, La grotte, Nouvelles pièces grinçantes, op. cit., acte I, p. 173. Horace, héros de L’invitation au château a rencontré la véritable nièce de Romainville, disgraciée par la nature, mais aux belles qualités morales chez les... Berquin (Jean Anouilh, L’invitation […], Pièces brillantes, op. cit., acte II, p. 29).
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lectures de Laclos et de Crébillon32. Ses maris refusent toute dispute, toute « scène » bourgeoise : « Croyez-moi, il vaut mieux que nous ne parlions plus de cela, ma chère. C’est un sujet au bord du grotesque ou de l’odieux, selon. Et de mauvais goût en tout cas33 ». Une galanterie paradoxale guide les rapports avec leurs épouses comme le montre le personnage d’Ornifle, sorte de Dom Juan au petit pied : « (Il lui baise la main, la reconduisant) : Vous êtes décidément adorable et la seule femme qui ne me déçoive pas. Je me demande bien pourquoi je vous trompe34 ». La répétition ou Le théâtre de société mis en scène La répétition fut créée par la compagnie Renaud-Barrault le 26 octobre 1950 au Théâtre Marigny et souvent reprise depuis, notamment au Théâtre Édouard VII en 1986 dans une mise en scène de Bernard Murat35. La pièce est regroupée en 1951 dans le volume des Pièces brillantes avec L’invitation au château, Colombe et Cécile ou L’école des pères selon un assemblage moins étonnant qu’il n’y paraît, que l’on peut lire comme une variation sur les différentes formes de jeu théâtral : théâtre de société avec La répétition qui inclut la répétition d’une pièce du répertoire tout en évoquant Les acteurs de bonne foi, théâtre professionnel avec Colombe, sorte de divertissement dans Cécile ou L’école des pères liée à L’école des mères de Marivaux et jeu de rôles avec L’invitation au château36. De son côté, La répétition joue avec les caractéristiques principales du théâtre de société qui sont la fête, la troupe, les intrigues et la répétition37. À l’image des aristocrates d’Ancien Régime, le comte organise une fête privée et un bal autour d’une idée (« En une nuit, il avait trouvé le thème du Bal et celui de la Fête38 ». Comme dans ces fêtes du XVIIIe siècle dont
32. C’est pourquoi, il faut accueillir, avec prudence la distinction émise par Rachel Juan : « on est passé du XVIIIe siècle et d’un théâtre qui imposait aux couples les règles strictes d’une société chrétienne à une société moderne émancipée » (art. cit., p. 83). 33. Jean Anouilh, La grotte, Nouvelles pièces grinçantes, op. cit., acte II, p. 231. 34. Jean Anouilh, Ornifle […], Pièces grinçantes, op. cit., acte II, p. 273. 35. Les principaux rôles étaient tenus en 1950 et en 1986 par les acteurs suivants : la comtesse : Madeleine Renaud, Annie Duperey ; le comte : Jean-Louis Barrault, Bernard Giraudeaux ; Héro : Jean Servais, Pierre Arditi ; Lucile : Simone Valère, Emmanuelle Béart. 36. Isabelle, danseuse à l’Opéra, doit jouer la fausse nièce de Romainville selon une idée d’Horace : « Car j’ai résolu que ce serait moi, ce soir, qui organiserais la comédie » (Jean Anouilh, L’invitation [...], Pièces brillantes, op. cit., acte II, p. 29) et semble, bien sûr, la seule qui « n’a pas l’air de jouer la comédie » (ibid., acte III, p. 55) dans cette « parade » (ibid., acte IV, p. 100). 37. Rachel Juan souligne avec raison la représentation dix ans plus tôt de la pièce de Sacha Guitry Le bien-aimé qui montre Louis XV jouant Tartuffe et La Pompadour Elmire (art. cit.). 38. Jean Anouilh, La répétition […], op. cit., acte I, p. 12. Désormais : R, suivi de l’acte et de la page.
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les auteurs et les mémorialistes nous ont laissé le témoignage39, tout tourne autour de ces préparatifs qui allient un déploiement professionnel à une nette conscience de l’éphémère et métamorphosent les châtelains en quasientrepreneurs de spectacles : La comtesse : Le lendemain, les tapissiers arrivaient de Paris... Nous avons passé huit jours merveilleux dans la fièvre et les coups de marteau ; dévorant les plinthes, assortissant des échantillons en pleine nuit. [...] Tigre était extraordinaire. Il avait une idée par minute (R, I, 12). Le comte : Mais je ne dormirai pas tant que je n’aurai pas trouvé quelque chose pour rendre le Louis XV drôle (R, I, 17). Nous avons à donner à nos amis une fête qui est une véritable gageure dans ce désert, vous le savez. [...] Les gens ne se sont jamais ennuyés chez nous. Nous pouvons avec cette folie couler en un soir une réputation de quinze ans (R, I, 21).
Seule limite peut-être à cette théâtromanie qui aurait traversé les siècles, un souci de représentativité sociale dont témoignent également les textes du XVIIIe siècle (les théâtres privés en tant que bâtiments font étalage de la fortune de leurs propriétaires et de leurs protecteurs dans le cas des théâtres des danseuses) mais qui prend ici la forme moderne du snobisme : Le comte : J’avais pensé à imposer la barbe aux hommes, mais c’était être orignal à bon marché [...]. Nous pouvons tout aussi bien sombrer dans le banal à cause de cela... J’en meurs d’angoisse. (Il a ôté sa perruque et s’évente) (R, I, 17).
Comme dans ces spectacles composites du XVIIIe siècle, le théâtre occupe une part importante certes, mais qui s’intègre au sein d’autres divertissements, ici un souper et un bal. Anouilh, pour préparer les glissements entre les répétitions et les déclarations personnelles du comte et de Lucile, comme pour montrer que le théâtre n’est pas la préoccupation majeure de cette aristocratie, laisse le comte placer la représentation de La double inconstance au milieu du repas sans que la limite entre la conversation et la représentation soit fixée : « D’ailleurs le menu du souper sera combiné suivant les nécessités dramatiques » (R, I, 15-16). Anouilh force les choses pour satiriser les nobles, annoncer le glissement qui sera celui des répétitions et enfin rendre hommage à la langue de Marivaux : La pièce pendant le dîner est une idée ravissante. Un personnage se lève de la table et il en interpelle un autre [...] : leur ton surprend un peu au début, – mais j’aurai eu soin et vous aussi à l’autre bout de la table, de donner à la conversation dès le début du repas un petit tour dix-huitième (R, I, 14-15).
39. Voir entre autres Madame de Genlis, Collé et Laujon. Pour une typologie de fêtes privées, nous nous permettons de renvoyer à notre ouvrage, Le théâtre de société : un autre théâtre ?, 2003, p. 205-213.
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En choisissant une pièce de Marivaux (auteur joué dans le cadre du théâtre de société, comme en témoigne la pièce composée et représentée à Berny40, puis entré au répertoire des troupes amateurs41), Anouilh brocarde vigoureusement l’anti-intellectualisme et l’inculture des nobles : La comtesse : Un seul point noir. Ils parlent tous de Marivaux. La plupart ne l’ont jamais lu. Le comte : Tant mieux. Ils croiront que c’est de moi. [...] Ils sont ineptes, c’est entendu ; mais on ne demande pas à notre classe de produire des génies. [...] Nous avons du talent à nous tous, et sur plusieurs siècles. [...] Enfin, ils n’étaient pas moins bêtes au Grand Siècle et c’est tout de même eux qui ont fait le succès de bons auteurs (R, I, 15-16).
Le bon ton consiste à louvoyer entre les écueils de la représentation amateur mal connotée (« ce moment d’effroi qui saisit toujours les gens du monde quand on les assoit sur des chaises en face d’une scène d’amateurs », R, I, 15) pour adopter un ton légèrement décalé comme « un Louis XV 1900, Mme Bartet dans Adrienne Lecouvreur » (R, I, 17) ou faussement négligé (« vous pensez vraiment que c’est mieux sans perruque ? [...] Il y a quelque chose d’inachevé, qui rend le Louis XV bon enfant »), quitte à devenir un nouvel impératif : « je vais télégraphier le contre-ordre à tout le monde » (R, I, 21). La composition de la troupe calque le cercle relationnel dans lequel s’inscrit le théâtre de société et qui lui valut sa dénomination : un groupe restreint qui s’ouvre à des membres plus extérieurs selon des raisons qui bousculent très légèrement le code de sociabilité en raison des besoins de la troupe. On invite Monsieur Damiens parce qu’un ami, Gontaut-Biron, a fait défaut, parce qu’il est l’homme d’affaire de la famille de la comtesse depuis plus de trente ans, enfin parce qu’il avait « un joli talent d’amateur à vingt ans » (R, I, 14). De là, pour les besoins des rôles, l’invitation s’étend à Lucile sa nièce, voire au valet de chambre : Hortensia : Quel nouveau caprice de Tigre de décider qu’elle jouerait avec nous ? Il est vrai qu’il a aussi donné un rôle à son valet de chambre. J’espère que la comédie jouée, il la renverra à l’office avec lui (R, I, 23).
L’intrigue sentimentale brisée entre le comte et Lucile, le cercle mondain se referme et retrouve les limites de la petite société antérieure : La comtesse : J’avais prévu cette défection. Léonor à qui Tigre avait d’abord promis le rôle et qui l’avait entièrement appris, consent à oublier le vilain tour qu’il lui a joué. [...] Et je vais téléphoner à Gontaut-Biron, je suis sûr qu’il n’est plus grippé (R, V, 142).
40. Jules Cousin, Le comte de Clermont, sa cour et ses maîtresses. Lettres et documents inédits, 1867, 2 vol. 41. Voir Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval, op. cit., p. 229-241.
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Les intrigues qui se nouent pendant la fameuse répétition appartiennent également au phénomène du théâtre de société, comme en témoignent de nombreux romans du XVIIIe siècle42. On y retrouve les principaux motifs romanesques : la distribution changée pour faire briller une femme (« Je me demande pourquoi vous avez tout bouleversé pour lui donner le rôle », R, I, 16), le piquant de l’anonymat (« Ce sera un détail des plus piquants de ne pouvoir dire qui elle est », R, I, 16), la volonté d’un des participants de ruiner le spectacle (« Villebosse : Je ferai semblant de ne pas savoir mon texte. Je lui compromettrai sa représentation », R, I, 31), les rivalités entre femmes dans un jeu complexe d’alliances et d’oppositions... Enfin, la pièce elle-même est essentiellement composée de cette répétition43, de ces alentours de la pièce qui devrait être donnée, comme ces prologues et ces pièces en forme de répétitions qui ont pour vocation de combler cet intervalle entre le monde réel et le théâtre, qui doivent suggérer la pièce en train de se faire ou de se préparer et qu’on ne verra finalement pas44. Comme chez Caylus, Laujon ou Carmontelle, on assiste donc aux préparatifs. Les discussions sur les costumes, l’apprentissage du texte, le trac font l’essentiel de la conversation : Monsieur Damiens : Depuis hier que je suis là, je n’ai eu le temps que de me costumer et d’essayer de retenir mon rôle (R, I, 13). Le comte : L’ennui, c’est le costume Louis XV et la perruque. Cela fait dragée (R, I, 17). Hortensia : Je ne me sens pas très sûre de moi (R, I, 22). Villebosse : Nous passons dans trois jours que diable ! et j’ai un rôle écrasant. Je ne tiens pas à être ridicule (R, III, 69).
Les discussions des femmes sur leurs robes Louis XV révèlent des préoccupations qui ne sont guère différentes des actrices de société de Carmontelle dans Les ennuis de la campagne : La comtesse : Tournez. Dieu que l’interprétation des paniers est cocasse ! Jacquot a du génie ! [...] Hortensia : C’est bouleversant d’avoir réussi à faire du Louis XV avec le petit drapé qu’on a justement lancé cette saison (R, I, 25).
42. Voir Catriona Seth, « La scène romanesque : présence du théâtre de société dans la fiction de la fin des Lumières », Les théâtres de société au XVIIIe siècle, 2005. 43. Rachel Juan note avec raison combien le verbe « répéter » scande, tel un leitmotiv, la pièce (op. cit., p. 76, 102, 129, 139 entre autres). 44. Voir Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval, op. cit., p. 144-148 et Dominique Quéro « Autour de la société de Morville et de trois prologues de Caylus », Le comte de Caylus, les arts et les lettres, 2004, p. 161-177.
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La fonction de metteur en scène qu’endosse le comte est également fréquente : expliquer la pièce, donner des conseils de jeu aux acteurs improvisés, autant de topoï chers au théâtre de société qui aime se mettre en scène. Le choix même d’une pièce qui contient des implications personnelles relève également du registre du théâtre privé, à la différence notable que dans le théâtre de société, le système d’allusions fonctionne de manière positive, dans le sens d’un hommage rendu au commanditaire de la fête et de sa petite société. C’est moins l’interprétation orientée que donne le comte de La double inconstance (le fameux « C’est proprement l’histoire élégante et gracieuse d’un crime », R, I, 32) qui change que la série de remarques visant à déstabiliser les acteurs (sauf Lucile) : Le comte : Éliane, Hortense, j’ai l’impression que je serais un petit garçon de vous indiquer quelque chose. Vous allez nous faire cela très bien (R, I, 33). Le comte : Ma chère Hortensia, je vous trouve un peu méchante dans votre scène avec Sylvia. C’est cousu de fil blanc. Soyez charmante, vous le pouvez. Il faut la duper cette fille-là, ne l’oubliez pas (R, II, 45).
Au jeu social qui règle les échanges théâtraux sur les scènes privées, succède ici un jeu de la vérité, incongru et dangereux parce qu’il rompt l’illusion : (Sa voix a un peu changé malgré lui en parlant. Hortensia, la comtesse et Héro derrière son verre, le regardent surpris. Il conclut sourdement, comme gêné soudain) : Mais je n’ai pas besoin de vous expliquer le rôle, mademoiselle, vous n’avez qu’à être vous (R, I, 34)
et qu’il donne un sens autre aux répliques métatextuelles de cette comédie de la société : « Lucile : Nous bavardons et nous ne serons jamais prêts. Ce serait terrible, n’est-ce pas, si nous ne savions pas nos rôles ? » (R, II, 39). « L’application » du texte à la réalité, des personnages aux personnes, tant redoutée par les auteurs de théâtre de société, parce qu’ils savent qu’elle peut précisément ruiner le divertissement, fonctionne ici à plein régime, comme le montrent les répliques à double sens et les commentaires du texte de Marivaux : Hortensia : Il va venir, il dîne encore. Héro, dans son verre, lorgnant Villebosse qui rumine dans son coin : Erreur ! Il ne dîne pas, il souffre. Et s’il a l’air de dîner c’est qu’il remâche sa rancoeur (R, II, 46).
L’absence de démarquage entre la pièce répétée et la réalité permet au comte et à Lucile de s’exprimer, au mépris des conventions, suivant un glissement imperceptible, que les autres parviennent toutefois à interrompre, ponctuellement dans un premier temps, puis définitivement : La comtesse : Adieu ! Un pareil objet me venge assez de celui qui en a fait le choix [...]. La comtesse enchaîne. C’est presque le même ton : Assez. Je suis fatiguée et j’aimerais avoir une conversation avec vous. Voulez-vous monter avec moi jusqu’à ma chambre ? (R, II, 55)
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Ce que La répétition met en place avec les outils du théâtre de société, c’est la superposition temporaire du théâtre devenu réalité par la force du désir amoureux et de la réalité sociale réduite à un jeu conventionnel. C’est là d’ailleurs qu’Anouilh sort du cadre historique du théâtre de société et de sa continuation mondaine pour l’intégrer dans son univers des purs, des veules et des cyniques. Dès que la comédie de société tend à devenir la vraie vie selon le désir du comte et de Lucile (du moins dans les deux premiers actes de La répétition) avec ses opposants (les orphelins qualifiés de « petits intrigants », R, I, 14) ou les « comparses » (« De tout petits rôles dans la pièce que nous allons jouer tous les deux », R, II, 67), la réalité sociale avec ses inégalités et ses humiliations apparaît comme un théâtre vain et frelaté. La métaphore théâtrale omniprésente rend compte de l’espace social : la « représentation » des femmes (R, II, 56), le « rôle » de Héro, « pas celui de la pièce de Marivaux » (R, II, 57), « la pièce ne comporte que deux ou trois rôles, deux ou trois situations toujours les mêmes » (R, IV, 108), doublée de celle du jeu de cartes (R, II, 61). Les interruptions de la répétition, les commentaires de la comtesse sur le placement des personnages (quand Lucile parle au comte qui n’est pas en scène) et sur le jeu de Lucile (« Mais enfin – je puis le dire devant elle car elle a de l’esprit – elle n’a pas un éclat qui justifie cette assurance de sa beauté qu’il y a dans le texte », R, II, 52) soulignent le refus de quitter la comédie sociale avec ses règles. L’acharnement final à jouer la pièce avec les acteurs initialement prévus, une fois exclus Damiens et Lucile, montre que le théâtre de société n’opère qu’une suspension carnavalesque des règles, librement consentie par tous et pour un temps défini, celui de la fête. Dès que le jeu se leste de gravité et de révélation personnelle (celle du bonheur pour le comte, R, V, 130), que les scènes théâtrale et sociale deviennent interchangeables, l’édifice risque de craquer. S’il y a théâtre de société chez les aristocrates, il doit rester un spectacle éphémère, qui mime l’ordre (« il faut tout de même que cette pièce soit bien jouée quoi qu’il arrive », R, III, 102) à l’intérieur d’un microcosme conciliant. Pauvre Bitos ou Le théâtre de société polémique Avec cette pièce sous-titrée Le dîner de têtes, créée le 11 octobre 1956, Anouilh tire les leçons de la confrontation entre théâtre et réalité pour une véritable mise à mort, en forme de dîner « d’époque » théâtralisé. Comme dans la pièce de 1950, un personnage, Maxime, avant de vendre cette « vénérable baraque » léguée par un oncle45, décide une petite 45. Jean Anouilh, Pauvre Bitos ou Le dîner de têtes, Pièces grinçantes, op. cit., acte I, p. 375. Désormais : PB, suivi de l’acte et de la page.
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société (amis et relations du collège et de la petite ville de province) à se travestir le temps d’un dîner de têtes en accord avec un lieu, la salle voûtée d’un prieuré ayant abrité les réunions des Jacobins en 1792, puis le tribunal révolutionnaire en 1793. Lila est « en Marie-Antoinette chapeautée d’une manière extravagante » (PB, I, 381), tous portent le jabot et la perruque, « se sont fait des têtes d’époque » (PB, I, 379), en accord avec leur physique (Philippe a le profil de Louis XVI, PB, I, 380) et leur caractère, une loge sert à se « peinturlurer » (PB, I, 380)... Mais le but de cette « petite fête historique » est immédiatement annoncé à la différence de La répétition qui entrelace l’intrigue de la pièce de Marivaux avec celle de Lucile et du comte, puis de la comtesse et de Héro. Il s’agit ici d’une « vaste machination pour perdre un petit jeune homme » (PB, I, 376), qui « ne sortira pas vivant de ce que tu appelles ma petite surprise-partie » (PB, I, 380). Pourquoi cette mise à mort ? Selon Maxime, pour perdre un substitut, qui, au lendemain de la Libération, « se croit Robespierre » (PB, I, 377). Pour Anouilh, il s’agit en multipliant les glissements historiques et les anachronismes entre la Révolution et les épurations de l’après-guerre46, de dénoncer le fanatisme politique ainsi que la collusion de la justice et du pouvoir. Le texte-support de la révélation, car il s’agit toujours de révéler les personnages à eux-mêmes, n’est pas une pièce du répertoire, mais l’Histoire elle-même, celle de Malet et Isaac que Julien a révisée, celle des biographies que récite par exemple Amanda ou que d’autres comme Brassac interprètent avec plus de brio : « Chacun a étudié son personnage. Et attention, défense de parler d’autre chose » (PB, I, 379), « tout le monde joue le jeu » (PB, I, 378). Une Histoire qui se répète selon Anouilh entre le fanatisme des uns et l’inconséquence des autres : « Cela apprendra à mes ancêtres à s’être laissé guillotiner comme des moutons. J’ai horreur de ces histoires d’aristocrates qui montaient à l’échafaud en souriant de mépris » (PB, I, 375). Pauvre Bitos ou le théâtre de société sous la Révolution, qu’Anouilh reprend avec La belle vie, créée en 1979, publiée en 1980, où des aristocrates jouent leur vie quotidienne au Musée du peuple... Comme dans La répétition, le théâtre règne d’abord en maître, mettant la réalité apparente du XXe siècle et des lendemains de la Libération au second plan. Maxime « a un sens du théâtre étonnant » (PB, I, 381), les participants se prennent au jeu de la reconstitution, de ces « figures historiques» qu’ils ont «essayé d’évoquer » (PB, III, 479), Vulturne avoue s’être cru « Mirabeau dans
46. Cette période revient souvent dans le théâtre d’Anouilh sous des formes diverses, notamment sous couvert de pièces historiques dans La foire d’empoigne, créée à Berlin en 1960, située durant les Cent Jours et la Restauration.
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le feu de l’action », tout comme Bitos, intégralement habillé en Robespierre, ce qui le distingue déjà des autres, s’est également cru l’Incorruptible (PB, III, 480). Mais si La répétition est une tentative ratée d’intégration (Lucile entre par effraction comme Silvia dans un monde qui lui est étranger), puis de sécession (le comte ne s’arrache pas à son milieu) Le dîner de têtes met en place un simulacre historique, la fin de Robespierre, pour exécuter socialement Bitos. Déjà étranger au collège des Pères où il a été élevé par charité, celui-ci est rejeté, tué par tous, par Deschamps, son ancien compagnon de maquis qui ne lui pardonne pas son intransigeance vis-àvis du milicien : « Je suis ravi de l’occasion que vous me donnez de redire à André Bitos sous le masque de Camille ce que je pense de lui » (PB, I, 389), par Delanoue, un petit délinquant qui joue le rôle de Merda et qui feint de l’abattre, dans une scène où l’organisateur lui-même reconnaît avoir «cédé à un certain mauvais goût du mélodrame» (PB, III, 479). La pièce ne se contente pas de deux plans comme dans La répétition, celui de la réalité et celui du texte théâtral joué, qui, comme là, interfèrent par les ressemblances entre les personnages (Bitos et Robespierre, Vulturne et Mirabeau, Deschamps et Camille Desmoulins, Victoire et Lucile Desmoulins) et entre les situations (Brassac rapproche les affairistes de Thermidor des deux cents familles, Vulturne et Bitos comparent les massacres des Terreurs blanche et rouge, des Versaillais commandés par Galliffet et de la Libération). Elle en intercale un troisième sous la forme de scènes historiques, à la manière des vignettes du Boulanger, la boulangère et le petit mitron, où les personnages des années quarante s’effacent derrière ceux de la Révolution. Plein feu est ainsi donné, à l’acte deux, sur une série de scènes commençant après le coup de feu de Merda (le glissement se fait quand Bitos se croit blessé et s’achèvera quand il décide de quitter le dîner). On assiste ainsi à une scène entre le petit Robespierre et le régent de collège, à la première rencontre avec Danton, au complot avec Saint-Just avant le banquet chez Tallien pour arrêter Camille Desmoulins avec une longue profession de foi politique de Robespierre concernant les pleins pouvoirs du Comité, le culte de l’Être suprême et l’exécution d’André Chénier. Comme dans La répétition, si les allusions personnelles sont soi-disant interdites (PB, I, 391-392), le décalque des situations et l’exigence de jeu sont tels que la représentation prévue par Maxime, ordonnateur du dîner de têtes comme Tigre de sa fête, ne doit souffrir aucune interruption. Ainsi, Delanoue-Merda exige-t-il de jouer sa partie (il récite la scène de l’arrestation de Robespierre, PB, I, 425) ce qui constitue la fin du premier acte, alors même que Bitos, poussé à bout, puis Vulturne, Victoire et quelques autres ont décidé d’interrompre ce jeu
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de la vérité « où la lumière change, où on se met à avoir pitié du traître et où les honnêtes gens ne sont plus qu’une meute assez ignoble autour de lui », dit Vulturne en parlant du dénouement de Tartuffe et du rôle de l’exempt (PB, I, 392). Comme dans La répétition, la seconde moitié de la pièce abandonne plus ou moins l’artifice dramaturgique du théâtre dans le théâtre pour reprendre le schéma d’oppositions cher à l’univers d’Anouilh. Mais le début de Pauvre Bitos peut se lire comme la version politique de ce jeu de rôles dont La répétition, six ans plus tôt, donnait une version sociale et sentimentale. Le XVIIIe siècle est donc une époque clé pour Anouilh, d’où sa forte présence directe ou allusive, sociale, politique et intertextuelle. Pour un théâtre qui met en scène l’opposition irréductible entre les groupes sociaux et qui situe plusieurs pièces dans le milieu aristocratique, le XVIIIe siècle constitue un pôle d’observation privilégié. La peinture d’une classe, de ses loisirs, de ses valeurs, de son langage47, de son esprit, ses points communs et ses différences avec l’aristocratie contemporaine intéressent d’autant plus le dramaturge que la peinture de l’aristocratie se fait en fonction de la Révolution française, époque qui captive Anouilh par le cortège d’images qu’elle véhicule, mais aussi par le réservoir d’analyses toutes faites qu’elle propose aux événements plus récents, notamment à la période de la Libération48 et que l’aristocratie apparaît guettée, sinon par son propre anéantissement, du moins par ses mutations49. À ce jeu avec le théâtre, l’Histoire et la politique, le théâtre de société vu par Anouilh devient un théâtre de la société, mettant en cause celle-ci, asymptote rarement présente au XVIIIe siècle, plus ludique et plus sociable dans ses pratiques. Plus généralement, c’est une intertextualité certaine qui frappe le lecteur et le spectateur à la lecture des pièces d’Anouilh. Si Marivaux « mille fois relu », comme il le dit dans son Hommage à Giraudoux de février 1944, est intensément présent, Beaumarchais n’alimente pas moins une intertextualité diffuse. La valse des toréadors, dédiée à Roger Vitrac, est traversée par le 47. Il y aurait une étude à conduire sur la langue d’Anouilh, ses effets de pastiche de la langue classique dans la syntaxe et le vocabulaire, entre autres, immédiatement mis à distance par l’usage des anachronismes. 48. À propos des scènes de foule de la Libération, Jean Anouilh écrit : « le tout dans la grande tradition française des émeutes de 89 » (La vicomtesse d’Eristal […], op. cit., p. 174). 49. La duchesse de Léocadia reconnaît que « sous Louis XV » elle aurait supprimé les trains ! « Malheureusement, depuis 89, ma famille a perdu tout ascendant sur l’administration » (Jean Anouilh, Léocadia, Pièces roses, op. cit., 1er tableau, p. 279).
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souvenir du Mariage de Figaro et de La mère coupable, comme le montre la scène de reconnaissance au cours de laquelle le général reconnaît en son secrétaire son fils (« Papa, mon cher petit papa ! »), ce qui explique les errements amoureux de ses deux filles, en réalité attirées par leur demifrère, et surtout la révélation de Mademoiselle de Saint-Euverte, nouvelle Marceline, qui s’écrie, « ravie » : Mais alors, tout devient simple, Léon ! C’est donc vous que je n’ai cessé d’aimer. Je suis une femme fidèle. C’est vous. C’est vous, Léon ! En jeune et libre. C’est vous encore plus beau que vous. Je me disais bien que ses mains me rappelaient quelque chose50...
tandis que cet échange entre le général et sa femme évoque les considérations du comte dans l’acte des pavillons et dans la dernière pièce de la trilogie : « le général : Soyez toujours belles vous-mêmes et désirables – et nous verrons ! [...] Vous avez l’intégrité du foyer à défendre, l’honneur du nom et les enfants51 ». L’inspiration s’inverse parfois comme dans ce dénouement nocturne d’Ardèle ou La marguerite que l’on peut lire comme une contre-écriture des scènes finales du Mariage, tant les couples s’y défont au lieu se retrouver (ne serait-ce que pour un temps), tant le vertige identitaire est synonyme de faillite au lieu d’être porteur de possibles ludiques. Cécile ou L’école des pères, publiée en 1972 dans Les nouvelles pièces brillantes, appelle bien évidemment une comparaison avec L’école des mères de Marivaux, mais le souvenir de Beaumarchais est également présent dans les scènes nocturnes et dans la peinture du jeune chevalier. Intertextualité diffuse et multiple en e forme d’hommage souriant à ce théâtre du XVIII siècle, comme le souligne la réplique finale d’Araminthe52 qui semble réduire l’intrigue sentimentale à laquelle nous venons d’assister à une comédie donnée avant un repas festif, dans la tradition du théâtre de société : Araminthe s’avance : Cette petite comédie commence à se faire longue. [...] Ne pensezvous pas que nous pouvons quitter nos manteaux sombres maintenant et discuter de tout cela autre part que dans le jardin ? (Elle tape dans ses mains. Deux valets paraissent avec des candélabres, d’autres bougies s’allument dans la maison). Si vous voulez vous donner la peine d’entrer, la table est mise... Il y a même des musiciens que j’ai fait venir en cachette [...]. J’étais dans le secret de la comédie, Monsieur, et au théâtre, tout se termine toujours bien53.
50. Jean Anouilh, La valse des toréadors, Pièces grinçantes, op. cit., acte V, p. 204-205. 51. Ibid., acte IV, p. 172. 52. L’idée du divertissement vient de Marivaux : « Monsieur Damis : Sur ce pied-là, le divertissement dont je prétendais vous amuser sera pour mon fils » (Marivaux, L’école des mères, Œuvres complètes, 1993, t. 2, sc. 19, p. 108 et « Divertissement ») mais il est moins développé. 53. Jean Anouilh, Cécile ou L’école des pères, Pièces brillantes, op. cit., p. 533.
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L’apparente superficialité aristocratique, consacrée par une certaine historiographie, se glisse donc avec prédilection dans l’écrin du théâtre de société54, relayée par les pratiques amateurs contemporaines. La comédie mondaine est le prétexte à un dévoilement cruel des êtres et des rapports sociaux : le théâtre de société devient un théâtre de la société, renvoyant à celle-ci sa propre image, son manège vain et impitoyable dont ses comparses ne peuvent s’échapper. Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval Université Paris XII-Val de Marne
54. Jean Anouilh est sensible au fonctionnement de la troupe et aux rapports qui s’établissent entre personnes et personnages : « C’est un plaisir raffiné que personne ne connaît plus et qui, pourtant, fait partie du mystère du théâtre. Relisez L’impromptu de Versailles, vous le comprendrez » (La vicomtesse d’Eristal […], op. cit., p. 40).
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Textes cités Anouilh, Jean, La répétition ou L’amour puni, Paris, Folio Gallimard, 2004. —, La vicomtesse d’Eristal n’a pas reçu son balai mécanique. Souvenirs d’un jeune homme, Paris, Table Ronde, 1987. —, Pièces baroques. Cher Antoine ou L’amour raté, Ne réveillez pas Madame et Le directeur de l’opéra, Paris, Table Ronde, 1969. —, Pièces costumées. L’alouette, Becket ou L’honneur de Dieu et La foire d’empoigne, Paris, Table Ronde, 1960. —, Nouvelles pièces grinçantes. L’hurluberlu, La grotte, L’orchestre, Le boulanger, la boulangère et le petit mitron et Les poissons rouges, Paris, Table Ronde, 1959. —, Pièces grinçantes. Ardèle ou La marguerite, La valse des toréadors, Ornifle ou Le courant d’air, Pauvre Bitos ou Le dîner de têtes, Paris, Table Ronde, 1958. —, Pièces roses. Humulus le muet, Le bal des voleurs, Le rendez-vous de Senlis et Léocadia, Paris, Table Ronde, 1958. —, Pièces brillantes. L’invitation au château, Colombe, La répétition ou L’amour puni et Cécile ou L’école des pères, Paris, Table Ronde, 1951. Cotoni, Marie-Hélène, « La séduction dans La double inconstance et dans La répétition ou l’amour puni d’Anouilh », Littérature et séduction. Mélanges en l’honneur de Laurent Versini, Paris, Klincksieck, 1997, p. 605-616. Cousin, Jules (éd.), Le comte de Clermont, sa cour et ses maîtresses. Lettres et documents inédits, Paris, Académie des bibliophiles, 1867, 2 vol. Juan, Rachel, « Anouilh et la “répétition” de La double inconstance de Marivaux : un jeu subtil de décalcomanie », Revue Marivaux, no4 (1994), p. 67-84. —, Le thème de l’évasion dans le théâtre de Jean Anouilh, Paris, Nizet, 1993. M arivaux , Pierre de, L’école des mères, Œuvres complètes, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1993, t. 2 [éd. Henri Coulet et Michet Delon]. Mortier, Roland, « Anouilh et Marivaux, ou l’amour puni », dans Wilfried Floeck, Dieter Steland et Horst Turk (éd.), Formen innerliterarischer Rezeption, Wiesbaden, O. Harrassowitz, 1987, p. 167-172. Plagnol-Diéval, Marie-Emmanuelle, Le théâtre de société : un autre théâtre ?, Paris, Éditions Honoré Champion, 2003. Quéro, Dominique, « Autour de la société de Morville et de trois prologues de Caylus », dans Nicholas Cronk et Kris Peeters (éd.), Le comte de Caylus, les arts et les lettres, Amsterdam / New-York, Rodopi, 2004, p. 161-177. e Sellier, Philippe (éd.), « L’atmosphère XVIII siècle », dans Jean Anouilh, La répétition ou L’amour puni, Paris, Bordas, 1970, p. 26.
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Seth, Catriona, « La scène romanesque : présence du théâtre de société dans la fiction de la fin des Lumières », dans Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval et Dominique Quéro (éd.), Les théâtres de société au XVIIIe siècle, Bruxelles, Université de Bruxelles (Études sur le XVIIIe siècle), 2005, p. 271-282. Vier, Jacques, Le théâtre de Jean Anouilh, Paris, CDU SEDES, 1976.
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Bibliographie de David Trott
Études de synthèse — Théâtre du XVIIIe siècle : jeux, écritures, regards. Essai sur les spectacles en France de 1700 à 1789, Montpellier, Espaces 34, 2000. — The Interplay of Reality and Illusion in the Theatre of Marivaux, Toronto, Université de Toronto, 1970 [thèse de doctorat]. Voir http://www.chass. utoronto.ca/~trott/these_cl.htm, avril 2007 [en ligne] (affiche table des matières et conclusion).
Éditions de textes — Avec Judith Curtis (éd.), Histoire et recueil des Lazzis, Oxford, Voltaire Foundation (SVEC), 1996. — Louis-François Delisle de La Drevetière, Arlequin sauvage, suivi de Le faucon et les oies de Boccace, Montpellier, Espaces 34, 1996. — Avec English Showalter (éd.), La correspondance de Madame de Graffigny. T. 1 : 1716-17 juin 1739, Oxford, Voltaire Foundation, 1985, et avec J.A. Dainard et English Showalter (éd.), La correspondance de Madame de Graffigny. T. 2 : 18 juin 1739-24 septembre 1740, Oxford, Voltaire Foundation, 1989.
Direction de volumes collectifs — Avec Nicole Boursier (dir.), La naissance du roman en France. Topique romanesque de l’Astrée à Justine, Paris-Seattle-Tübingen, Papers on French Seventeenth Century Literature (Biblio 17), 1990. — Avec Nicole Boursier (dir.), L’âge du théâtre en France / The Age of Theatre in France, Edmonton, Academic Printing and Publishing, 1988.
Bases de données — http://www.chass.utoronto.ca/~trott/ [en ligne] — CÉSAR, http://cesar.org.uk [en ligne] David Trott a été le cofondateur, avec Barry Russell et Jeffrey Ravel, de CÉSAR (Calendrier Électronique des Spectacles sous l’Ancien Régime), base de données électronique dynamique, qui contient des renseignements sur les pièces, leurs représentations et les personnes engagées dans leur production, tout ce qui a constitué le théâtre en France entre 1600 et 1800. La base inclut tous les
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spectacles (comédies, tragédies, opéras, ballets, feux d’artifice, opéras-comiques, amusements de la Foire) qui ont été joués, édités, ou simplement mentionnés dans les publications de l’époque. David Trott y a incorporé intégralement sa base de données (« dBase IV v.2.0 : Theatre in and near Paris, 1700-1800 ») contenant 9500 entrées de 28 champs chacune) sur laquelle il travaillait depuis environ quinze ans. — Avec Julie Cabri et Russon Wooldridge, Théâtres d’Ancien Régime (base de données interactive sous TACTweb des théâtres de Corneille, Molière, Racine, Marivaux, Beaumarchais…), http://www.etudes-francaises.net/ nefbase/theatre/, 2005 [2001] [en ligne]. L’utilité de cette base est illustrée par deux articles de David Trott : — « Voix de la scène, voies vers la scène : [1er volet] Qui parle à travers le théâtre du XVIIIe siècle ? », http://www.chass.utoronto.ca/~trott/voix2.htm, 2002 [en ligne]. — « Voix de la scène, voies vers la scène : [2e volet] l’Étude du théâtre du XVIIIe siècle à l’aide des NTIC », http://www.etudes-francaises.net/colloques/ lisieux2002/voix_lis.htm, 2002 [en ligne]. — Avec Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval, Gilles Plante et Dominique Quéro, Théâtres de société, rayonnement du répertoire français entre 1700 et 1799, http://www.chass.utoronto.ca/~trott/societe/soc_A.htm, publié le 1er juillet 2001, mis à jour le 30 août 2003 [en ligne]. Cette liste a pour but de lancer une tentative d’inventaire des théâtres de société « français » entre 1700 et 1800 : les lieux où l’on se donnait la comédie chez soi (plus de 350 lieux actuellement dénombrés), les personnes, les « cercles » dont elles faisaient partie, et toute autre trace d’activité théâtrale « privée », constituent un ensemble de points de repère indispensables pour la reconstitution d’une pratique collective fondamentale au Siècle des Lumières. — Table des femmes auteurs, entrepreneurs et salonnières, 1700-1790 (liste préliminaire de référence), http://www.chass.utoronto.ca/~trott/fem_aut. htm, 9 octobre 1999, mise à jour 2 septembre 2000 [en ligne].
Articles Sur Marivaux — « Production et réception du théâtre de Marivaux : le cas de La double inconstance et Le jeu de l’amour et du hasard », L’École des lettres, no 8 (1997), p. 5-18. — « Marivaux et la vie théâtrale de 1730 à 1737 », Études littéraires, vol. XXIV, no 1 (1991), p. 19-29. — « Du jeu masqué aux Jeux de l’amour et du hasard : l’évolution du spectacle à l’italienne au XVIIIe siècle en France », Man and Nature / L’Homme et la Nature, vol. V (1986), p. 177‑190.
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— « Des Amours déguisés à la seconde Surprise de l’amour : étude sur les avatars d’un lieu commun », Revue d’Histoire littéraire de la France, vol. LXXVI, no 3 (1976), p. 373‑384.
Sur Fuzelier — « Je suis le parrain de l’Opéra-Comique : l’apport de Louis Fuzelier au théâtre de la Foire », conférence inaugurale du colloque international « Les théâtres de la Foire (1678-1762) », Université de Nantes, 28-30 avril 1999, dans Françoise Rubellin (éd.), Paris, Champion [à paraître]. — « Deux visions du théâtre : la collaboration de Lesage et Fuzelier au répertoire forain », dans Jacques Wagner (éd.), Lesage, écrivain, Amsterdam, Rodopi, 1997, p. 69-79. — « A Clash of Styles : Louis Fuzelier and the “New Italian Comedy” », dans Domenico Pietropaolo (éd.), The Science of Buffoonery : Theory and History of the Commedia dell’Arte, University of Toronto, Dovehouse Editions, 1989, p. 101-115. — « A Dramaturgy of the Unofficial Stage : the Non-texts of Louis Fuzelier », dans Nicole Boursier et David Trott (éd.), L’âge du théâtre en France / The Age of Theatre in France, Edmonton, Academic Printing and Publishing, 1988, p. 209-218. — « Pour une histoire des spectacles non-officiels : Louis Fuzelier et le théâtre à Paris en 1725‑26 », Revue d’Histoire du Théâtre, no 3 (1985), p. 37-57. — « Textes et réécritures de textes : le cas des Fêtes grecques et romaines de Louis Fuzelier », Man and Nature / L’Homme et la Nature, vol. III (1984), p. 77‑88. — « Louis Fuzelier et le théâtre : vers un état présent », Revue d’Histoire littéraire de la France, vol. LXXXIII, no 4 (1983), p. 604‑617.
Sur les théâtres non officiels, parodies, parades, théâtre de société — « Le théâtre non officiel de Destouches et La Chaussée », dans Jean Dagen (éd.), La Chaussée, Destouches et la comédie nouvelle au XVIIIe siècle, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne [à paraître]. — « Pour une typologie des séries parodiques dans le théâtre du XVIIIe siècle », dans Sylvain Menant et Dominique Quéro (éd.), Séries parodiques au Siècle des Lumières, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2005, p. 15-27. — « Qu’est-ce que le théâtre de société ? », Revue d’Histoire du Théâtre, no 1 (2005), p. 7-20. — « Réflexions sur les conditions de la parodie d’opéra en France entre 1680 et 1752 », dans Delia Gambelli et Letizia Norci Cagiano (éd.), Le théâtre en musique et son double (1600-1762), Paris, Champion, 2005, p. 105-119.
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— « Le théâtre de Foire à l’époque révolutionnaire : rupture ou continuité ? », dans Philippe Bourdin et Gérard Loubinoux (éd.), Les arts de la scène et la Révolution française, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2004, p. 73-92. — « Bases numérisées et bilans : pour un survol du rôle des femmes dans le théâtre français entre 1700 et 1789 », http://www.chass.utoronto.ca/~trott/femme.htm, octobre 1999 [en ligne]. — « Border Crossings, Naturalization and Change : the Final Years of the ComédieItalienne in France, 1752-1779 », http://www.chass.utoronto.ca/~trott/It52-79. htm, mars 1999 [en ligne]. — « De l’improvisation au Théâtre des Boulevards : le parcours de la parade entre 1708 et 1756 », dans Irène Mamczarz (dir.), La Commedia dell’Arte, le théâtre forain et les spectacles de plein air en Europe (XVIe-XVIIIe siècles), Paris, Klincksieck, 1998, p. 157-165. — « Histoire et Recueil des Lazzis : le fonctionnement des jeux de théâtre secrets à Paris en 1731-1732 », Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, no 319 (1994), p. 117-128. — « French Theatre from 1700 to 1750 : the “Other” Repertory », dans Magdy Gabriel Badir et David J. Langdon (éd.), Eighteenth-Century French Theatre : Aspects and Contexts. Studies presented to E.J.H. Greene, Edmonton, University of Alberta, 1986, p. 32-43.
Autres — Avec Nicole Boursier , coauteur de l’Avant-propos de Redécouverte de la modernité, Tübingen, Gunter Narr Verlag (Œuvres critiques), 1994, p. 9-11. — Contribution à : Clarence Dana Rouillard et al., French Studies at the University of Toronto 1853-1993, Toronto, Department of French, University of Toronto, 1994, p. 192-198. — Avec J. A. Dainard et al. : « La correspondance de Mme de Graffigny », DixHuitième Siècle, no 10 (1978), p. 379-394.
Traduction Traduction de Robert Garapon, « Classical and Contemporary French Literature », University of Toronto Quaterly, vol. XXXVI (1967), p. 101-112.
Comptes rendus Jean-François Regnard, Le légataire universel and La critique du Légataire, dans C. Mazouer (éd.), The Eighteenth Century : A Critical Bibliography [à paraître]. Henri Coulet, Jean Ehrard, Françoise Rubellin (éd.), Marivaux d’hier, Marivaux d’aujourd’hui, Eighteenth-Century Fiction, vol. V, no 1 (1992), p. 74-75.
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Jean Terrasse, Le sens et les signes : étude sur le théâtre de Marivaux, University of Toronto Quarterly, vol LVII, no 1 (1987), p. 134-136. François Moureau, Le Mercure galant de Dufresny (1710-1714) ou Le journalisme à la mode, dans Jim Springer Borck (éd.), The Eighteenth Century : A Current Bibliography, n. s. 8 – for 1982, New York, AMS Press, 1986, p. 435-436. F. C. Dancourt, Le chevalier à la mode, dans R. Crawshaw (éd.), The Eighteenth Century : A Current Bibliography, n. s. 7 – for 1981, New York, AMS Press, 1985, p. 429. François Moureau, Dufresny auteur dramatique (1657-1724), dans Jim Springer Borck (éd.), The Eighteenth Century : A Current Bibliography, n. s. 6 – for 1980, New York, AMS Press, 1984, p. 282. Pierre-François Biancolelli, La promenade des Terreaux de Lyon, dans G. Couton, M. Pruner et J. Rittaud-Hutinet (éd.), The Eighteenth Century : A Current Bibliography, n. s. 5 – for 1979, New York, AMS Press, 1983, p. 218-219. Gilles Girard, Réal Ouellet, Claude Rigault, L’univers du théâtre, University of Toronto Quarterly, vol. XLIX (1980), p. 401-403. « Approaches to Corneille’s Theatre » (comptes rendus de T. Pavel, La syntaxe narrative des tragédies de Corneille, et de M.-O. Sweetser, La dramaturgie de Corneille), University of Toronto Quarterly, vol. XLIX (1979-80), p. 183-187. E. J. H. Greene, Menander to Marivaux : The History of a Comic Structure, University of Toronto Quarterly, vol. XLVII (1978), p. 424-425. The Upstart Peasant (translation of Marivaux’s Paysan parvenu, by B. Boyce), Eighteenth-Century Studies, vol. VIII, no 2 (1974-75), p. 228-232. Lucette Desvignes-Parent, Marivaux et l’Angleterre, Eighteenth-Century Studies, vol. VI (1972-73), p. 270-272.
Principales publications sur Informatique et sciences humaines — Avec Russon Wooldridge, « La technologie comme instrument pour un apprentissage meilleur : participation, motivation et pertinence. L’étudiant comme citoyen du monde », http://www.chass.utoronto.ca/french/ frenetica/161_0900/, 2000 [en ligne]. — Avec Russon W ooldridge (éd.), Portrait 2000 [Recueil CD-ROM d’échantillons d’applications des nouvelles technologies au service des Études françaises à l’Université de Toronto], http://www.chass.utoronto.ca/french/ foire2000/portrait/, 2000 [en ligne]. — « Contribution of the Cybernautical Approach to the Teaching and Learning of Second Languages », CALL (Computer Assisted Language Learning), vol. XII, no 3 (1999), p. 241-254.
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— Avec Charles Elkabas et Russon Wooldridge « Contribution à une approche cybernautique de l’enseignement / apprentissage du français langue seconde », Computing in the Humanities Working Papers, http://www.chass.utoronto.ca/ epc/chwp/titles.html, 1999 [en ligne]. — Avec Pamela Grant Russell, Salomée Guy, Winfred Siemerling et Brian Turner, FRENCHKIT. An interactive Computer Tutorial for Beginner and Intermediate Level Students of French, Sherbrooke, Université de Sherbrooke, 1998. — Avec Marie-Paule Ducretet et Charles Elkabas, « La technologie au service de l’enseignement / apprentissage des langues : survol du projet RECALL, 1985-91 », La Revue canadienne des langues vivantes, vol. XLVIII, no 4 (1992), p. 718-735. — « La SATOR et l’informatique : expériences, directions et perspectives », dans Jean Macary (éd.), Colloque de la SATOR à Fordham, Paris-Seattle-Tübingen, Papers on French Seventeenth Century Literature (Biblio 17), 1991, p. 9-14. — Avec Janet M. P aterson , « L’ordinateur littéraire : considérations méthodologiques sur l’utilisation du micro-ordinateur dans une classe de littérature », Enjeux, no 12 (1987), p. 133-147. — « French Studies and the Computer : Bridging the Gap Between Second Language Learning and Advanced Text Analysis », dans Centre for Computing in the Humanities (éd.), Computers and the Humanities : Today’s Research, Tomorrow’s Teaching, Toronto, University of Toronto, 1986, p. 72-81.
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Notices biobliographiques
Mark Bannister Mark Bannister est professeur à Oxford Brookes University. Après des études doctorales sur le roman héroïque du XVIIe siècle qui lui ont révélé l’importance des genres secondaires pour l’analyse des mentalités, il a axé ses recherches sur les mouvements idéologiques tels qu’ils se manifestent, par exemple, dans les panégyriques, la presse, les manuels de morale populaires, la fiction en prose, les récits de voyages à l’étranger, ainsi que sur le rapport entre politique et littérature. En 1995, persuadé par Barry Russell des énormes potentialités d’Internet pour l’avenir de l’édition scientifique, il a créé son propre site contenant des textes inédits depuis le XVIIe siècle (Textes et contextes du XVIIe siècle, http://solinux.brookes. ac.uk/mark/textes/index.html). Après la mort de Barry Russell en 2003, il a pris la direction de CÉSAR (http://www.cesar.org.uk), achevant la construction du site selon les intentions de son fondateur, puis concevant et élaborant la banque d’images qui a ajouté une dimension iconographique au projet. Manuel Couvreur Manuel Couvreur est chercheur qualifié honoraire du Fonds national de la recherche scientifique et professeur ordinaire à l’Université libre de Bruxelles. Spécialiste de la musique profane française des XVIIe et XVIIIe siècles, il est l’auteur de l’ouvrage Jean-Baptiste Lully. Musique et dramaturgie au service du prince, ainsi que de nombreuses études consacrées aux opéras-comiques, de Philidor et de Grétry en particulier. Son approche comparatiste convoque la littérature, la musique et les arts plastiques.
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Johanna Danciu Johanna Danciu est en quatrième année de doctorat à l’Université de Toronto, rédigeant une thèse commencée sous la direction de David Trott et intitulée « Les avatars de la parade : comique et subversion de 1774 à 1799 ». Elle travaille présentement sous la direction de Françoise Rubellin de l’Université de Nantes et de Lawrence Kerslake de l’Université de Toronto. Ses travaux portent principalement sur la comédie-parade de la période révolutionnaire et sur ses liens avec les idées philosophiques et la question de l’esthétique au siècle des Lumières. Isabelle Degauque Isabelle Degauque est maître de conférences en arts du spectacle à l’Université de Nantes et membre du Centre d’Étude des théâtres de la Foire. Elle travaille sur les parodies dramatiques du XVIIIe siècle et a édité plusieurs pièces foraines ou italiennes : édition critique d’Œdipe de Voltaire et d’Œdipe travesti de Dominique (Espaces 34, 2002), édition d’Alzirette et de La fille obéissante et co-édition de Pierrot furieux ou Pierrot Roland et d’Olivette juge des enfers dans Théâtre de la Foire. Anthologie de pièces inédites, 1712-1736 (Espaces 34, 2005, dir. Françoise Rubellin). André G. Bourassa André G. Bourassa est né à Montréal en 1936. Il a fait ses études au Collège Sainte-Marie et à l’Université de Montréal, sauf une année intercalaire d’études et d’enseignement au New Jersey. Ses recherches portent sur les changements de paradigmes culturels au Québec d’hier et d’aujourd’hui. Sa thèse de doctorat, « Surréalisme et littérature québécoise », s’est mérité le prix France-Canada. Aujourd’hui professeur associé à l’École supérieure de théâtre de l’Université du Québec à Montréal, il y a été directeur des programmes de maîtrise et de baccalauréat. Cofondateur de la Société québécoise d’études théâtrales, il en a été président et directeur de la revue L’Annuaire théâtral. On lui doit plusieurs publications, dont des collectifs sur l’histoire du théâtre au Québec, quatre publications d’œuvres de Claude Gauvreau et l’édition critique des écrits de Paul-Émile Borduas. Il a été codirecteur de la collection Typo pour le théâtre, a fondé le forum internet Quéâtre et placé en ligne, avec Barry Russell, le site « Théâtrales » dont il partage maintenant la direction avec Frédéric Kantorowski. Il fait partie d’une équipe de recherches de l’Université McGill sur Shakespeare et il a entrepris la publication, sous forme d’articles, d’une histoire du théâtre au Québec. Un prix accordé par la SQET, pour son concours annuel du meilleur article en français sur le théâtre, porte son nom.
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Marie-Laure Girou Swiderski Marie-Laure Girou Swiderski est professeur titulaire retraitée du département de Français de l’Université d’Ottawa, dix-huitiémiste et spécialiste de Robert Challe et de l’écriture féminine au XVIIIe siècle (en particulier l’épistolaire et les écrits non-fictionnels). Parmi ses plus récentes publications, mentionnons « La littérature au féminin » (en collaboration avec Suzan van Dijk), dans The Eighteenth century now : boundaries and perspectives (éd. Jonathan Mallinson, SVEC 2005, no 10), « Une chronique passionnée : les lettres de Mme de Meinières à Mme de Lénoncourt (1770-1774) », dans Lettres de femmes. Textes inédits et oubliés du XVIe au XVIIIe siècle (dir. C. Winn et E. Goldsmith, Honoré Champion, 2005) et « Surprises et leçons d’un inventaire : la prose fictionnelle féminine en France au XVIIIe siècle », dans Femmes des Lumières, Dix-huitième siècle (no 36, 2004). Jean-Luc Impe Jean-Luc Impe est actuellement directeur musical des Menus-Plaisirs du Roy et chercheur associé au Centre d’étude des théâtres forains à Liège. Il termine en ce moment une thèse de doctorat à l’Université libre de Bruxelles portant sur la musique des théâtres de marionnettes dans les Foires parisiennes entre 1701 et 1744. Outre les nombreuses recréations d’opéras et de parodies de tragédies lyriques données dans le monde entier avec sa compagnie, il enregistre de nombreux CD et publie divers articles et ouvrages sur la pratique du vaudeville. On retiendra entre autres : « Polichinelle au siècle des Lumières », dans Puck (no 6, 1993) ou Opéra baroque et marionnettes : Dix lustres de répertoire musical au siècle des Lumières (Charleville Mézières, Éditions Institut International de la Marionnette, 1994). Il participe, aux côtés de Nathalie Rizzoni, à la publication des œuvres foraines de Lesage ainsi qu’à celle du corpus dévolu aux comédiens de bois dans les premières décennies du XVIIIe siècle. Stéphanie Massé Étudiante au doctorat en Lettres de l’Université du Québec à TroisRivières, Stéphanie Massé prépare actuellement une thèse intitulée « Les saturnales des Lumières. Théâtre érotique clandestin dans la France du XVIIIe siècle », sous la direction de Marc André Bernier et la co-direction de David Trott avant son décès. Elle s’intéresse principalement au théâtre érotique et scatologique, à la parodie et à la représentation du corps. Elle a entre autres publié « Représentation du corps et naturalisme radical dans le théâtre érotique clandestin », dans Les Théâtres de société au XVIIIe siècle (dir. Dominique Quéro et Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval, actes du
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colloque sur « Les théâtres de société au XVIIIe siècle », Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2005) ; « Corps et parodie : de la virtus romana au c*** d’Argénie », dans Représentations du corps sous l’Ancien Régime : pratiques et discours (dir. Isabelle Billaud et Marie-Catherine Laperrière, Québec, Presses de l’Université Laval, 2007) et « La France foutue : allégorie « foutative » et rapport à l’histoire », dans Lumen (éd. Servanne Woodward Kelowna, Academic Printing and Publishing, 2006, t. 25). François Moureau François Moureau est professeur de Littérature française du XVIIIe siècle à l’Université Paris-Sorbonne. Directeur du Centre de Recherche sur la Littérature des Voyages et des Presses de l’Université Paris-Sorbonne, il est, depuis ses premières recherches, un spécialiste du théâtre entre XVIIe et XVIIIe siècle, et particulièrement du Théâtre-Italien à Paris. Historien de l’art, il a travaillé sur les peintres français qui ont représenté le théâtre (A. Watteau, Cl. Gillot). Il est responsable de l’édition des livrets dans l’édition monumentale des œuvres de Lully. Quelques titres d’ouvrages sur le théâtre : Dufresny auteur dramatique (1657-1724) (1979) ; Gherardi à Watteau : Présence d’Arlequin sous Louis XIV (1992), L’aube de la modernité 1680-1760 (co-direction, 2002) ; Lully, Ballets, Armide, Monsieur de Pourceaugnac, Le bourgeois gentilhomme (2001-2006). Dans le domaine de la littérature des voyages et de l’histoire du livre : Le théâtre des voyages. Une scénographie de l’âge classique (2005), Le livre maritime au siècle des Lumières. Édition et diffusion des connaissances maritimes (1750-1850) (co-direction, 2005), La plume et le plomb. Espaces de l’imprimé et du manuscrit au siècle des Lumières (2006). François Moureau est membre de l’Académie royale flamande de Belgique. Martin Nadeau Martin Nadeau est actuellement chercheur associé à la Chaire UNESCO d’études des fondements philosophiques de la justice et des sociétés démocratiques (Université du Québec à Montréal, Département de philosophie). Il a réalisé une thèse de doctorat en histoire intitulée « Théâtre et esprit public : Le rôle du Théâtre-Italien dans la culture politique parisienne à l’ère des Révolutions (1770-1799) » (Université McGill, 2001). Parmi ses travaux sur la pratique théâtrale lors de la Révolution française, il a publié : « Chansons, vaudevilles et ariettes durant la Révolution » dans La Revue d’histoire du théâtre (no 3, 2005) ; « Présence
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d’Arlequin sous Robespierre » dans Les Arts de la Scène & la Révolution française (dir. Philippe Bourdin et Gérard Loubinoux, Vizille, Presses universitaires Blaise-Pascal, Musée de la Révolution française, 2004) ; « Théâtre et esprit public : Les représentations du Mariage de Figaro à Paris (1784-1797) », dans Dix-Huitième Siècle (no 36, 2004) ; « Le théâtre de Marivaux et la Terreur », dans Lumen (no 22, 2003), « Présence d’Arlequin sous Robespierre » dans Les Arts de la Scène & la Révolution française (dir. Philippe Bourdin et Gérard Loubinoux, Vizille, Presses universitaires Blaise-Pascal, Musée de la Révolution française, 2004) ; « Théâtre et esprit public : Les représentations du Mariage de Figaro à Paris (1784-1797) » dans Dix-Huitième Siècle (no 36, 2004) et « Le théâtre de Marivaux et la Terreur » dans Lumen (no 22, 2003). Jean-Noël Pascal Jean-Noël Pascal est professeur de littérature française du XVIIIe siècle à l’Université Toulouse-Le Mirail. Ses travaux portent principalement sur les correspondances féminines (Mlle de Lespinasse), le théâtre tragique post-racinien, les fabulistes des Lumières et la poésie entre 1680 et 1820, notamment la fable en vers. Il est président de la Société des amis des poètes Roucher et André Chénier et éditeur des Cahiers Roucher-Chénier. Publications récentes : édition des Fables de Florian (Ferney-Voltaire, CIEDS, 2005) ; édition de Gabrielle de Vergy, tragédie de De Belloy, et de Fayel, tragédie de Baculard d’Arnaud (Presses universitaires de Perpignan, 2005) ; direction d’un collectif sur les Élégies, l’Art d’aimer et les Imitations et Préludes poétiques d’André Chénier (Presses universitaires de Rennes, 2005). Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval Professeur d’université à l’Institut universitaire de formation des maîtres de l’Académie de Créteil, spécialiste des théâtres d’éducation et de société au XVIIIe siècle, Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval est l’auteur d’un livre sur Madame de Genlis et le théâtre d’éducation au XVIIIe siècle (Oxford, SVEC, 1997) et d’un ouvrage de synthèse sur Le théâtre de société : un autre théâtre ? (Champion, 2003). Collaboratrice de David Trott pour le site sur les théâtres de société, elle a avec Dominique Quéro organisé sur ce sujet le premier colloque international (Paris-Versailles, 2-4 juin 2005), dont les actes ont été publiés par leurs soins dans le no 33 des Études sur le XVIIIe siècle (Éditions de l’Université de Bruxelles, 2005).
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Martial Poirson Ancien élève de l’École normale supérieure de Fontenay Saint-Cloud, agrégé de sciences économiques et sociales, docteur ès Lettres de l’Université Paris X-Nanterre en études théâtrales et littérature française des XVIIe et XVIIIe siècles, Martial Poirson est actuellement maître de conférences à l’Université Stendhal-Grenoble III et à New York University en France. Il est membre du laboratoire de recherches Littératures, idéologies, représentations XVIIIe-XIXe siècles et a été chargé de mission auprès de la Bibliothèque nationale de France (département des arts du spectacle) et de la ComédieFrançaise (2001-2005). Ses travaux et publications portent actuellement principalement sur l’histoire et l’esthétique théâtrale ; la sociologie des œuvres littéraires ; l’économie et la politique de la culture ; l’anthropologie des représentations dans la littérature du XVIIe au XIXe siècle ; l’histoire des idées et des idéologies ; l’actualisation (mise en scène théâtrale, adaptation cinématographique, réécriture) de l’Âge classique ; enfin, la diffusion des Cultural Studies anglo-saxonnes en France. Une attention toute particulière est accordée aux textes rares du répertoire, qu’il édite et met en scène, mais aussi à la mémoire théâtrale. Dominique Quéro Maître de conférences en littérature française à l’Université de ParisSorbonne, membre du Centre d’étude de la langue et de la littérature françaises des XVIIe et XVIIIe siècles, Dominique Quéro est l’auteur de Momus philosophe. Recherches sur une figure littéraire du XVIIIe siècle (Champion, 1995) et le co-éditeur avec Sylvain Menant de Séries parodiques au siècle des Lumières (PUPS, 2005). Collaborateur de David Trott pour le site sur les théâtre de société, il a avec Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval organisé sur ce sujet le premier colloque international (Paris-Versailles, 2-4 juin 2005), dont les actes ont été publiés par leurs soins dans le no 33 des Études sur le XVIIIe siècle (Éditions de l’Université de Bruxelles, 2005). Nathalie Rizzoni Nathalie Rizzoni est ingénieur de recherche au Centre d’étude de la langue et de la littérature françaises des XVIIe et XVIIIe siècles (CNRS et Université Paris-Sorbonne). Ses travaux portent sur les spectacles du XVIIIe siècle (Foire, opéra-comique, parodie, pantomime, marionnettes, allégories dramatiques), l’histoire et l’iconographie du théâtre, l’esthétique « rococo » et les « petits genres ». Elle a récemment participé à L’Âge d’or du conte de fées : de la comédie à la critique (1690-1709) dans la Bibliothèque
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des Génies et des Fées (dir. Nadine Jasmin, Honoré Champion, 2007, t. 5) en assumant l’édition critique de trois textes : Les Fées ou Les contes de Ma Mère l’Oie de Dufresny et Brugière de Barante (1697), Les Fées de Dancourt (1699) et La Fée Bienfaisante du Chevalier de La Baume (1708). Françoise Rubellin Françoise Rubellin est professeur à l’Université de Nantes. Spécialiste de Marivaux, elle a publié de nombreux livres et articles sur le théâtre du XVIIIe siècle, en particulier sur la dramaturgie, sur la parodie, sur les rapports textes et musiques. Secrétaire générale de la Société Marivaux et rédactrice de la Revue Marivaux, elle a organisé plusieurs colloques sur cet auteur, et a assuré la révision de l’édition de Frédéric Deloffre du Théâtre complet de Marivaux pour les Classiques Garnier. Elle a édité Le Prince travesti (Éditions du Théâtre de Lyon, 1989), La surprise de l’amour et La seconde surprise de l’amour (Livre de Poche, 1991), L’école des mères et La mère confidente (Livre de Poche, 1992), La double inconstance (Gallimard, Folio, 2000). Son livre Marivaux dramaturge a paru chez Champion en 1996. Elle a aussi édité Le bilboquet de Marivaux (CNRS, Éditions et Presses universitaires de SaintÉtienne, 1995) et Les philosophes amoureux de Destouches (Espaces 34, 2001). À Nantes, elle dirige le Centre d’étude des théâtres de la Foire qui s’attache à l’étude interdisciplinaire du répertoire forain et italien (théâtre, musique, danse) et à la publication de manuscrits inédits. Elle a publié en 2005 un volume collectif, Théâtre de la Foire, anthologie de pièces inédites 1712-1736 (Montpellier, Espaces 34), contenant onze pièces de dix auteurs forains. Jeffrey S. Ravel Professeur d’histoire au Massachusetts Institute of Technology, Jeffrey S. Ravel a publié The Contested Parterre : Public Theater and French Political Culture, 1680-1791 (Presses Universitaires de Cornell, 1999). Il a été, avec David Trott et Barry Russell, un des fondateurs du site CÉSAR (http://www.cesar.org.uk), consacré au théâtre d’Ancien Régime. Anastasia Sakhnovskaia-Pankeeva Anastasia Sakhnovskaia est née en Russie, à Saint-Pétersbourg, en 1973. Elle a fait ses études à l’Académie d’État d’art théâtral de Saint-Pétersbourg et c’est là qu’elle a soutenu sa thèse, en 1999, qui portait sur le théâtre de la Foire de la première moitié du XVIIIe siècle. Elle a également fait un DEA en littérature française à l’Université Paris-Sorbonne sous la direction de M. Sylvain Menant. Depuis 2001, elle travaille comme chargée de recherches
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au sein du projet CÉSAR (Calendrier électronique des spectacles sous l’Ancien Régime et sous la Révolution), à l’Université Oxford Brookes, Royaume-Uni. Elle a publié, entre autres, « Chronique d’une petite guerre. Autour d’une parodie inédite de Lesage : La reine des Péris » dans Séries parodiques au siècle des Lumières (éd. Sylvain Menant et Dominique Quéro, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2005), et « Sur les traces des Italiens à la Foire pendant les années de disgrâce (1697-1716) », accessible sur le site CÉSAR à l’adresse http://www.cesar.org.uk/cesar2/ (les actes du Colloque César 2004). Charlotte Simonin Charlotte Simonin est une ancienne élève de l’ÉNS Fontenay Saint-Cloud et agrégée de lettres modernes. Elle a publié une quinzaine d’articles sur Françoise de Graffigny et sur les femmes auteurs. David Smith David Smith est l’un des éditeurs de la Correspondance de Mme de Graffigny, a qui il a consacré plusieurs articles. Michèle Weil-Bergougnoux Michèle Weil-Bergougnoux est actuellement professeur de littérature française XVIIIe siècle à l’Université Paul-Valéry à Montpellier. Ancienne élève de l’École normale supérieure Sèvres-Ulm, présidente de l’Université Paul-Valéry à Montpellier de 1998 à 2003, elle a mené de front deux activités de recherche : secrétaire de l’association internationale SATOR pendant dix ans, pour la constitution d’un thésaurus informatisé des topoi narratifs avant 1800, en collaboration avec David Trott ; et Robert Challe, sur qui elle a écrit la première thèse d’État, Robert Challe Romancier, publié chez Droz en 1991, ainsi que des dizaines d’articles, un Séminaire Robert Challe publié en 1995 par les Presses de l’Université Paul-Valéry Montpellier, et la Continuation de l’Histoire de l’admirable Don Quichotte de la Manche, Robert Challe, Édition critique (Genève, Droz, 1994). Russon Wooldridge Russon Wooldridge est professeur émérite de l’Université de Toronto. Ses monographies et articles sur l’histoire de la langue française, la traduction et le web des idées sont tous réédités ou publiés en ligne. Russon Wooldridge est cyberthécaire du Net des Études françaises, de la Langue du XIXe siècle et de FREBbase.
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