Philo-textes Texte et commentaire Collection dirigée par Jean-Pierre Zarader
Critique de la raison dialectique «Du grou...
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Philo-textes Texte et commentaire Collection dirigée par Jean-Pierre Zarader
Critique de la raison dialectique «Du groupe à l'histoire » (tome I, livre II)
Jean-Paul Sartre H ervé Vautrelle Agrégé de philosophie
Aristote, Éthique à Nicomaque, Livre V (1-10) - La justice, par J. Cachia. A ristote, Métaphysique, A 7, par R. Lefebvre. Aristote, Métaphysique, Livre IV, par J. Cachia. Bergson, La Pensée et le Mouvant, par P Rodrigo. Bergson, Le Rire, par A. Pérès. Descartes, Les Passions de l'âme (première partie), par D. Kolesnik-Antoine et Ph. Drieux. Diderot, Lettre sur les aveugles, par É. Martin-Haag. Feuerbach, L’Essence du christianisme, Introduction, chap. 2 , par Ph. Sabot. Kant, Anthropologie d'un point de vue pragmatique, « De la faculté d’imaginer », par A. Makowiak. Kant, Critique de la raison pratique, Les principes, par P. Billouet. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, Section I, par 1. Pariente-Butterlin. Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain, Livre IV, chap. XIX, par P. Taranto. Machiavel Le Prince, Chapitres XII à XIV [De la liberté des peuples], par H. Guineret. Marx, L'Introduction à la Critique de la philosophie du droit de Hegel, par E. Kouvélakis. Marx, Critique du droit hégélien de l'État, par F. Guery. Merleau-Ponty, La Structure du comportement, chap. III, 3, « L'ordre humain », par É. Bimbenet. Nietzsche, Ainsi parla Zarathoustra, Volonté, vérité, puissance, 9 chapitres du livre II, par F. Guery. Platon, Euthyphron, par A. Complido. Platon, Ménon, par G. Kévorkian. Platon, Philèbe, [31b-44a], par A. de La Taille. Plotin, Ennéade, III, 7 [45], « De l'éternité et du temps », par A. Pigler. Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, par G. Lepan. Rousseau, Emile, par R. Dany. Sartre, Critique de la raison dialectique « Du groupe à l’histoire » (tome I, livre II), par H. Vautrelle. Sartre, L'existentialisme est un humanisme, par A. Tomes. Schelling, Idées pour une philosophie de la Nature, par M. Élie. Spinoza, Éthique, Appendice à la Première Partie, par P. Sévérac. Whitehead, Procès et Réalité, par M. Élie.
ISBN 2-7298-0512-5 © Ellipses Édition Marketing S.A., 2001 32, rue Bargue 75740 Paris cedex 15 Le Code de la propriété intellectuelle n’autorisant, aux termes de l’article L.122-5.2° et 3°a), d ’une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective », et d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, « toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (Art. L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit constituerait une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. www.editions-ellipses.com
Sommaire
Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique (extrait)............................................................................................... 4 Présentation globale du projet sartrien........................................ 7 Commentaire....................................................................................19 l re partie. La réciprocité comme structure fondamentale..............20 2e partie. L’empire de la rareté.........................................................25 3e partie. La mort et la m orale.........................................................35 4e partie. La dialectique de la violence et de la liberté...................43 Vocabulaire......................................................................................53 Circularité ■ Dialectique ■ Extéro-conditionnement ■ Fraternité-Terreur ■ Groupe ■ Institution ■ Intériorité ■ Matérialisme ■ Pratico-inerte ■ Praxis ■ Rareté ■ Réciprocité ■ Série ■ Serment ■ Totalisation ■ Violence Bibliographie
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Critique de la raison dialectique (extrait)
La « découverte » que nous avons pu faire au cours de l'expérience dialectique — mais, pour tout dire, est-ce même une découverte ? n'estce pas l’immédiate compréhension de toute praxis (individuelle et commune) par tout agent (intérieur à la praxis ou transcendant) ? — c’est celle qui nous a livré à des niveaux différents cette double caractéristique des relations humaines en dehors des déterminations de socialité, comme simple rapport entre des individus réels mais abstraits, elles sont immédiatement réciproques. Et cette réciprocité — médiée par le tiers puis par le groupe — sera la structure originelle des com m unautés. Mais d'autre part la réciprocité n’est ni contemplative ni affective. Ou plutôt affection et contemplation sont les caractères pratiques de certaines conduites en certaines circonstances définies. La réciprocité est praxis à double (ou à multiple) épicentre. Elle peut être positive ou négative. Il est clair que son signe algébrique se définit à partir des circonstances antérieures et des conditions matérielles qui déterminent le champ pratique. Et nous savons que l’ensemble des conditionnements de la réciprocité antagonistique se fonde dans l'abstrait sur le rapport de la multiplicité des hommes au champ d’action, c'est-à-dire sur la rareté. Nous avons vu aussi que la rareté comme menace de mort produisait chaque individu d'une multiplicité comme un risque de mort pour l’autre. La contingence de la rareté (c’est-à-dire le fait que des relations d'abondance immédiates entre d’autres organismes pratiques et d'autres milieux ne sont pas a priori inconcevables) est réintériorisée dans la contingence de notre réalité d’homme. Un homme est un organisme pratique vivant avec une multiplicité de semblables dans un champ de rareté. Mais cette rareté comme force négative définit, dans la commutativité, chaque homme et chaque multiplicité partielle comme réalités humaines et inhumaines à la fois chaque individu, par exemple, en tant qu’il risque de consommer un produit de première nécessité pour moi (et pour tous les Autres), devient surnuméraire : il
menace ma vie dans la mesure même où il est mon semblable il devient donc inhumain en tant qu'homme, mon espèce m'apparaît comme espèce étrangère. Mais, dans la réciprocité et la commutativité, je découvre dans le champ de mes possibles la possibilité d'être moimême objectivement produit par les Autres comme objet excédentaire ou comme inhumanité de l'humain. Nous avons marqué que la détermination première de la morale, c’était le manichéisme la praxis compréhensible et menaçante de l’Autre est ce qu’il faut détruire en lui. Mais cette praxis, comme organisation dialectique de moyens en vue d'assouvir le besoin, se manifeste comme libre développement de l’action en l’Autre. Et nous savons que c’est cette liberté, en tant que ma liberté en l'Autre, que nous devons détruire pour échapper au risque de mort qui est le rapport originel des hommes par la médiation de la matière. Autrement dit, l’intériorisation de la rareté, comme relation mortelle de l’homme à l'homme, est elle-même opérée par un libre dépassement dialectique des conditions matérielles et, dans ce dépassement même, la liberté se manifeste comme organisation pratique du champ et comme se saisissant en l'Autre comme libertéautre ou antipraxis et antivaleur à détruire. Au stade le plus élémentaire du struggle for life, ce ne sont pas d’aveugles instincts qui s'opposent à travers les hommes, ce sont des structures complexes, dépassements de conditions matérielles par une p ra x is fondant une m orale et poursuivant la destruction de l’Autre non pas comme simple objet menaçant mais comme liberté reconnue et condamnée jusque dans sa racine. Voilà précisément ce que nous nommons violence, car la seule violence concevable est celle de la liberté sur la liberté par la médiation de la matière inorganique. Nous avons vu, en effet, qu’elle peut revêtir deux aspects la libre praxis peut directement détruire la liberté de l’Autre ou la mettre entre parenthèses (mystification, stratagème) par l'instrument matériel ou bien elle peut agir contre la nécessité (de l’aliénation), c’est-à-dire s’exercer contre la liberté comme possibilité de devenir Autre (de retomber dans la sérialité), et c’est la FraternitéTerreur. La violence est donc en tout cas reconnaissance réciproque de la liberté et négation (réciproque ou univoque) de celle-ci par l’intermédiaire de l’inertie d'extériorité. L'homme est violent — dans toute l’Histoire et jusqu'à ce jour (jusqu’à la suppression de la rareté, si
elle a lieu et si cette suppression se produit dans certaines circonstances) — contre le contre-homme (c’est-à-dire contre n’importe quel autre homme) et contre son Frère en tant que celui-ci a la possibilité permanente de devenir lui-même un contre-homme. Et cette violence, contrairement à ce qu’on prétend toujours, enveloppe une connaissance pratique d'elle-même puisqu’elle se détermine par son objet, c'est-à-dire comme liberté d'anéantir la liberté. Elle se nomme Terreur quand elle définit le lien même de fraternité ; elle porte le nom d'oppression quand elle s’exerce sur un ou plusieurs individus et qu’elle leur impose un statut indépassable en fonction de la rareté : partout, le statut est abstraitement constitué par les mêmes déterminations pratiques ; en présence de la rareté des nourritures et de la rareté de la main-d'œuvre, certains groupes décident de constituer avec d'autres individus ou d'autres groupes une communauté qui sera définie à la fois par l'obligation d'exécuter un sur-travail et par la nécessité de se réduire à une sous-consommation réglée. Or, cette oppression se constitue comme praxis consciente de soi et de son objet qu’elle passe ou non le fait sous silence, elle définit la m ultiplicité des travailleurs excédentaires non pas en dépit de leur réalité de libres organismes pratiques mais à cause d’elle. L’esclave, l’artisan, l’ouvrier qualifié, l'O.S., sont produits, certes, par le mode de production. Mais ils sont produits, justement, comme cette part plus ou moins considérable de libre contrôle, de libre direction ou de libre surveillance qui doit combler l’écart entre l'être-instrumental et l'homme. Il est arrivé, certes, que l’homme remplace la bête, pour un travail qu'une bête suffisait à exécuter (les porteurs d'or sur les sentiers qui traversaient au XVIe siècle l'isthme de Panama). Mais cette nouvelle répartition des tâches est contrainte consciente de soi et choix délibéré sur fond de rareté le même qui travaillait hier comme un homme est désigné par les dirigeants ou les responsables pour se faire librement inférieur à l’homme. Car la contrainte ne supprime pas la liberté (sauf en liquidant les opprimés) ; elle en fait sa complice en ne lui laissant d’autre issue que l'obéissance.
Critique de la raison dialectique, précédé de Questions de méthode, tome I : « Théorie des ensembles pratiques », 1960, Nrf Gallimard, collection « Bibliothèque de philosophie », édition de 1985, livre II : « Du groupe à l’histoire », B, 3, pp. 814 à 816, © Éditions Gallimard.
Présentation globale du projet sartrien
Cette présentation générale de l’entreprise sartrienne pourra ne pas paraître nécessaire à ceux qui connaissent l'ouvrage, et qui pourront se reporter directement au commentaire, tandis que les non-initiés y trouveront, nous l’espérons, quelques clefs pour entrer dans ce texte ardu. En effet, le gigantisme et la difficulté de la Critique de la raison dialectique ont de quoi dérouter bien des lecteurs. Aron lui-même la com parait à un « m onument baroque, écrasant et presque monstrueux1 ». Toutefois, cette ampleur et cette sophistication semblent proportionnelles à la démesure du projet. Qu'on en juge : la Critique constitue une vertigineuse tentative de restituer toute la complexité du jeu social avant de déboucher sur une intellection du cours de Vhistoire. Dans cette optique, plusieurs problématiques majeures traversent ce texte de 1960, que Ton peut énoncer ainsi comment la multiplicité des consciences individuelles peut-elle se totaliser pour constituer l’Histoire ? Du coup, quelle commune mesure peut exister entre la praxis individuelle, c’est-à-dire la libre activité du sujet dans le champ pratique, et la praxis commune, celle des groupes et des peuples, nécessairement complexe et synthétique ? Et, à l'horizon, jusqu'à quel point peut-on connaître les mécanismes de l'histoire ? D'ailleurs, celle-ci a-t-elle un sens, dans les deux acceptions du terme a-t-elle une signification et a-t-elle une direction ? Bien qu'il soit impossible de résumer brièvement la Critique2, il importe d'en retracer les étapes majeures tout part de la praxis individuelle comme première totalisation active, mais celle-ci est pétrifiée dans la vie sociale par des conduites inertes imposées de sérialité (file d'autobus, auditeurs passifs de la radio, etc.). Sous la pression de la nécessité, ces s é r ie s , rassemblements constitués d’individus qui sont des « demi-solitudes », constituent des « groupes en fusion », lors d’une phase que Sartre nomme YApocalypse par une soudaine ébullition, la passivité sérielle se change en activité collective, comme dans le groupe révolutionnaire, et la foule atomisée devient un ensemble cohérent et cohésif (Sartre prend les exemples de la
1. Histoire et dialectique de la violence, Préface, p. 9. 2. Laing et Cooper l'ont fait sur une soixantaine de pages dans Raison et violence.
Révolution française et de la Libération). La série s'est dissoute brutalement à la chaleur d’une prise de conscience commune de l'aliénation, et l'éclatement d’une révolte a liquidé les anciennes structures du pratico-inerte (qui désigne l’engluement de la liberté pratique dans l’inertie de la matière). Or, l’inertie impuissante du collectif continue de hanter la structure du groupe fusionnel défini par une unité d’action et de résistance mais aussi une harmonie interne vulnérable les combattants se lassent de la cause à défendre, les liens se distendent et « cette explosion informelle ne dure que le temps de l’action1 », si bien que chacun prête un serm ent de fidélité afin de prolonger artificiellement l’unité du groupe en resserrant les rangs. L’effervescence bouillonnante du groupe s’apaise et celui-ci se mue alors en un groupe organisé, c’est-à-dire hiérarchisé et bureaucratisé. En se rigidifiant, il subit une nouvelle mutation et devient une institution, autrement dit un organisme officiel sans vie, qui fonctionne souverainement, sans remise en cause, et qui planifie avec autorité la vie de la nation. La série perce à nouveau sous l’institution, les hommes sont massifiés et uniformisés, et le pratico-inerte fait son retour en absorbant la conscience des hommes. Toutefois, cet État (ou ce Parti) totalitaire ne peut longtemps empêcher la dissidence des p ra xis individuelles qui se font de nouveau entendre, et le lecteur revient ainsi, quoique dissemblablement, à la première figure la boucle est bouclée et la circularité est parfaite (du moins autant qu’elle peut l’apparaître puisqu’il s'agit ici d’une spirale, non d’un cercle). Toutefois, même lorsque l’institutionnalisation du groupe n’est pas contestée, l’initiative singulière l’anime et lui redonne sens. Au-delà de ce détail, Sartre s'efforce d'intégrer l'existentialisme au marxisme, duquel il s’est rapproché sensiblement à partir de 1947. Ce projet de conciliation de ces deux philosophies en partie contradictoires est déjà la préoccupation des Questions de méthode, texte de circonstance devenu l’introduction de la Critique. Sartre, qui y déclare que « le marxisme est la philosophie indépassable de notre temps » (ce que Aron qualifiera d’« acte d'allégeance inconditionnelle » ou de
1. Colombel : Jean-Paul Sartre, p. 596.
« déclaration de fidélité1 »), n'y renie pas pour autant la plupart de ses thèses sur la conscience et sur la liberté définies principalement dans L'être et le néant. Même s'il s’en est éloigné depuis ce dernier ouvrage, Sartre reste globalement fidèle au cogito cartésien puisqu’il réintroduit la subjectivité dans la dialectique de l'histoire. On le voit, cette « sympathie » de Sartre pour le marxisme n'a pas manqué de susciter en lui des interrogations quant au prim at accordé à la conscience individuelle et à la liberté du sujet : en effet, comment soutenir encore que l'homme est fondamentalement libre quand la théorie marxiste affirme au contraire qu'il est aliéné par l'exploitation et déterminé par les rapports de production, et qu’il n'est que le produit de l’histoire ? Comment affirmer simultanément la « passion inutile » du « poursoi2 » et sa nécessaire implication dans la trame des événements ? Et d'ailleurs, ne faut-il pas choisir entre la relativité des valeurs et la soumission aux idéaux du groupe ? Au fond, la Critique a été en partie écrite pour sauver la liberté de L'être et le néant et pour penser l'histoire « oubliée » par cet ouvrage. A ce titre, une opposition classique mais un peu réductrice entre un « Sartre I » et un « Sartre II » est souvent avancée, et en partie légitimée par des déclarations de Sartre lui-même, telles que « La guerre a vraiment divisé ma vie en deux3 ». L'être et le néant s'achevait sur des «perspectives métaphysiques » et sur l’annonce d'un ouvrage de morale consécutif. De fait, ces projets ont été abandonnés pour mille raisons au profit d’une réflexion politique qui n'a jamais cessé et qui culmine dans la Critique. Considérant que le marxisme reste une explication valide des faits historiques, Sartre entame donc ici une discussion avec les marxistes dogmatiques contemporains, qui pour lui ont sombré dans une orthodoxie stérile et un catéchisme sclérosé, et tente de réfuter ce qu'il 1. Les marxismes imaginaires, p. 166. 2. Cette notion, centrale dans L'être et le néant, désigne l'homme en tant que, ne coïncidant jamais avec lui-même, il existe pour lui. Le pour-soi « ex-iste », c'est-à-dire qu’il se projette hors de lui pour tenter de se donner une consistance, tandis que l'en-soi (les choses) est ce qu'il est, ni plus ni moins, il colle à son être en tant que plénitude opaque. Par exemple, une pierre ne change pas d'essence, autrement dit de nature, d'être en soi, tandis que l’homme est voué à se reconstruire sans cesse. 3. Situations, X, p. 180.
appelle l’« inhumanisme » ou l’« économisme1 » de ces idéologues scolastiques. Ceux-ci ont abouti à nier l'homme, à le remplacer dans leurs analyses par des termes qui le chosifient comme « forces productives» ou «rapports de production», dans lesquels on ne reconnaît plus la présence de l’humain. Par rapport à Marx et Engels, une partie de la Critique revient à reprendre en l'affinant leur fameuse thèse les hommes font l'histoire sur la base de conditions sociales antérieures. Mais, selon Sartre, ce sont bien eux et non ces conditions qui sont les auteurs de l’histoire ces conditions économiques et matérielles, dont les peuples n’ont nullement décidées et qu’ils ne peuvent pas tenir pour rien ni pour quantité négligeable, pèsent de tout leur poids sur le devenir des hommes ; mais, en dernière instance, c'est la liberté qui tranche. Les hommes sont donc à la fois les auteurs et les acteurs de l’histoire, ses agents et ses produits. Aucune fatalité ne préside impérieusement au déroulement de l'histoire, attendu qu’elle serait de toute façon reprise en main et retravaillée par la liberté. C'est dire combien Sartre n’abonde pas dans le sens de la philosophie de l'histoire de Hegel pour le premier, ce sont plutôt les peuples que les grands hommes qui font l’histoire. C’est du mouvement irrégulier des foules que provient le rythme régulier du devenir humain. Ce livre sera fortement critiqué par le mouvement structuraliste à partir des années 60. Chez ce dernier, l’action des stru c tu re s inconscientes (psychologiques, sociales, « archéologiques », etc.) remet en question la liberté de la conscience l’homme n’est qu’un produit des structures, un effet des systèmes de signes qui tissent le réel. Au sein de chaque ensemble, les éléments n’ont de sens que dans et par le réseau des relations qui les articulent. L’humanisme si polémique de l’existentialisme est évidemment réfractaire à cette méthodologie qui infirme la priorité accordée au sujet en étudiant, en-deçà de la subjectivité, ce qui détermine réellement l’action et la réalité empirique en général. Sartre se situera toujours aux antipodes de cette multiforme critique dévastatrice de l'identité subjective.
Il est temps de justifier le titre le terme de « critique » est bien sûr à comprendre au sens kantien, dans son acception constructive (comme dans l'expression « critique littéraire ») et non pas destructive (au sens où l’on adresse un reproche à quelqu'un ou formule une réfutation). De même que le criticisme de Kant examinait les limites de la connaissance et des facultés de connaître, de même Sartre entreprend une critique de la raison dialectique marxiste qui examine les limites et l'objectivité de ses postulations et de ses démonstrations. Le titre de cet ouvrage rappelle ceux de Kant, la Critique de la raison pure ou la Critique de la raison pratique, mais cette évocation suggestive est plus qu'un jeu de mots ou un clin d'œil car l’entreprise sartrienne se réclame de cet héritage théorique sur le plan de l’approche formelle. Par contre, Sartre se sépare de la critique kantienne entre autres en ce que celle-ci porte son attention sur la raison analytique. Et la comparaison s’arrête là : Sartre refuse Yidéalisme du philosophe allemand car il estime que tous les concepts sont empiriques et qu'aucun jugement a priori ne peut être porté sur un objet, et faire ainsi abstraction de son histoire. Reprenant une distinction traditionnelle, Sartre oppose la raison dialectique à la raison analytique. La dialectique désigne cette forme particulière de pensée dynamique qui procède par le dépassement des contradictions, au lieu de voir en elles une erreur manifeste et un frein pour l'intelligence. La négation y joue un rôle moteur et la dialectique échafaudé la synthèse des divers éléments ou moments d’un processus en les intégrant dans leurs relations et leur complexité. Par contre, l’analyse consiste à aller du complexe au simple, des conséquences aux principes, des effets aux causes, en réduisant les difficultés. On comprend aisément pourquoi l'intelligibilité de l'histoire ne peut pas ressortir, pour Sartre, à l’activité de la raison analytique en effet, celleci, dont l’usage est fréquent en science où il s'agit de décomposer un phénomène ou un être pour le comprendre (par exemple, lors d'une réaction chimique), risquerait de réduire la richesse du fait historique et des structures du groupe actif en séparant au maximum tous les éléments qui les composent. Or, ce positivisme simplificateur et mécaniste opère ainsi sans voir que les réalités groupale et historique présupposent la complexité et la pluridimensionnalité, et que ces deux attributs constituent leur essence même. Loin de cet appauvrissement
analytique, la raison doit comprendre synthétiquement ces réalités en s'efforçant de restituer les principes et les combinaisons du jeu indéfini des relations qui se construisent toujours déjà entre elles. En quelque sorte, la raison analytique est à la raison dialectique ce que l'anatomie est à la physiologie l'une étudie les organes en eux-m êm es, séparément, comme s'ils étaient ceux d'un cadavre, et l'autre les rapports entre les organes, pour tout dire, le fonctionnement organique du vivant. Lors d'une polémique fameuse, Lévi-Strauss a reproché à Sartre de distinguer d'une façon absolue ces deux types de raison alors que, pour lui, la raison dialectique n’est pas « autre chose que la raison analytique » mais plutôt « quelque chose en plus1 » en elle, plus précisément son effort pour tenter de penser ce qui échappe à ses prises et lancer des hypothèses téméraires à propos des faits humains complexes. Dans de nombreux cas, l’analyse suffit amplement la raison dialectique n’est pour l’ethnologue structuraliste qu'une variation sur le thème de la raison analytique, et il faut d’abord étudier les hommes comme des « fourmis ». L’anthropologue ajoute que Sartre a cru, parce que sa méthode est dialectique, que l'objet étudié l’est aussi, ce qui reste à démontrer... Dans la perspective de Sartre, seule la raison dialectique peut respecter en les affrontant l’ampleur et la diversité des liens indissolubles qui édifient le corps des sociétés. La raison analytique ferait passer les structures historiques de vie à trépas, elle ramènerait le mouvement à la mort. Par contre, là où la raison analytique ne verrait qu’une contradiction figée entre deux déterminations contraires, la raison dialectique voit un point de départ pour l’intellection des faits. Il faut dire que le champ pratique (c'est-à-dire le cadre social) est un « champ de forces mobile2 », dont les actions sont compliquées par le réseau des influences mutuelles et les remaniements incessants des structures. Dans la vie d’un peuple ou d’une nation, tout est en rapport avec tout, et chaque acteur (individu, quartier, groupe, sous-groupe, syndicat, souverain, classe, etc.) modifie tous les autres, qui le
1. La pensée sauvage, pp. 293-294. 2. Critique, p. 715.
modifient à leur tour. De surcroît, si nous ajoutons qu'un même homme appartient simultanément, parfois dans une même journée ou dans une même action, à plusieurs entités sociales actives, qui soutiendrait encore que la « théorie des ensembles pratiques1 » peut être simple et translucide ? Et, surtout, qu’il faut décomposer les éléments et les faits pour en découvrir le sens ? Sur un plan méthodologique, Sartre a suivi une évolution continue la psychanalyse existentielle, méthode du Saint Genet comédien et m artyr tirée de L'être et le néant, consistait à retrouver le p ro je t originel d'un homme, le choix fondamental qu'il a fait de lui-même, ainsi que tous les repositionnements, métamorphoses et déclinaisons que ce choix de soi rencontre dans l'itinéraire d'une vie. Par exemple, Genet s'est choisi voleur et Baudelaire maudit. Or, définie dans la C ritique, la méthode « progressive-régressive » est une reprise, très étoffée, de la méthode précédente le projet initial est toujours à rechercher, mais c'est par le moyen d'un va-et-vient incessant de l’homme à l'histoire et de l’histoire à l'homme, tourniquet infatigable, reconstitution en spirale qui serre de plus en plus près son objet, cette totalisation qu’est toute existence. De ce point de vue, il y a une réelle continuité méthodologique dans la pensée de Sartre. L'idiot de la fa m ille, immense ouvrage sur Flaubert, peut dès lors être apprécié comme l'étude vers laquelle converge toute l’œuvre philosophique de Sartre, et la Critique est la propédeutique à cet aboutissement. La finalité avouée est de répondre à cette ambitieuse question, au demeurant posée par peu de philosophes « Que peut-on savoir d’un homme, aujourd’hui ? » Dans cette optique, Sartre utilise conjointement et avec fruit ce qu’il baptise les « disciplines auxiliaires », la psychanalyse et la sociologie empirique. Là encore, peu de penseurs ont cherché à intégrer des domaines si variés au sein d’une approche philosophique aussi unitaire. Sartre se défend à plusieurs reprises de retracer un parcours logique et chronologique sur le mode de la Phénoménologie de l esprit nous n'assistons pas ici à une successivité de figures déployées et liées par un enchaînement dialectique, ni à une « science des expériences de la 1. Sous-titre du tome 1.
conscience1 » qui équivaudrait aux différents moments traversés par une conscience inexpérimentée lors de son itinéraire initiatique vers le savoir. Si des étapes sont bel et bien décrites dans leur spécificité irréductible et dans leurs liaisons multiples, Sartre prend bien soin de préciser que, le point de départ étant contingent, il est possible de prendre le train en cours de route et, par-dessus tout, que plusieurs phases de l’expérience dialectique ne sont qu’abstraitement séparées des autres, à seule fin de les étudier à la loupe. Par exemple, dans le groupe en fusion subsistent des éléments du passé sériel, dans le groupe organisé demeurent des traces de l'état fusionnel antérieur, et même dans l'institution ossifiée peuvent être dénichées des séquelles de la praxis individuelle vivante. Le fil directeur adopté pour la présentation de cette circularité des figures est « l’ordre de complexité croissante2 ». Du reste, le Tome II (hélas, inachevé) est chargé par lui de retotaliser toutes ces structurations singulières dans leur unité pratique et leur temporalisation diachronique, en restituant le cours concret de l’histoire qui doit dévoiler clairement l’agencement opératoire de ces divers éléments, fragmentés pour les besoins de l'explication. 11 a pour fonction de passer de l'analyse régressive à la synthèse progressive, de la synchronie à la diachronie, du logique au chronologique. LéviStrauss refuse aussi cette visée car, à ses yeux, Sartre réduit l’histoire à un « schéma abstrait3 » et à un « mythe » quasi mystique. L’auteur de La pensée sauvage estime que Sartre a tort de privilégier l’histoire comme la clef de l’humain, comme un aboutissement de la recherche, alors qu'il ne faut voir en elle qu’un aspect de l’analyse sans autorité ni priorité spéciales l’espace de l'ethnologue vaut bien le temps de l'historien. Dans la C ritique, tout ensemble est composé et jamais simple, composé de plusieurs strates ou niveaux qui s’entremêlent comme autant d’approches distinctes mais inséparables. Ainsi, la classe ouvrière est simultanément un ensemble sériel inerte (dans le travail), un groupe en fusion (dans la prise de conscience de l’aliénation) et un groupe institutionnalisé (dans la représentation syndicale). Et même, 1. Sous-titre de la Phénoménologie de l'esprit de Hegel. 2. Critique, p. 754. 3. Op. cit.y p. 303.
ces différents statuts mouvants peuvent aisément se conjuguer dialectiquement, se chevaucher, interférer les uns sur les autres. Or, chaque formation partielle effectue de la situation une totalisation singulière et relative (par exemple, le syndicat ouvrier ne voit pas le contexte de la même façon que les ouvriers ou que le patronat), si bien que la compréhension totale de la situation consisterait en une totalisation de totalisations, c'est-à-dire en la constitution du fa it historique voilà pourquoi la « théorie des ensembles pratiques » (Tome I) ouvre logiquement sur une « intelligibilité de l'histoire » (Tome II). Eu égard à cette pluralité des niveaux d'analyse, un même fait peut être lu à différents échelons, la totalisation dernière étant à concevoir théoriquement comme la récapitulation synthétique et articulée de toutes ces lectures situées et volontiers tendancieuses. Néanmoins, pour Sartre, ce discours des discours, ce point de vue ultime et extrême s'avère relativement inaccessible, comme en témoigne éloquemment le titre du dernier chapitre « Vers une totalisation sans totalisateur1 ». Pour Seel2, Sartre se livre à une « déduction dialectique » des « catégories médiatrices », ces authentiques « structures nécessaires de l'activité sociale », car l'univers social n'est pas intelligible à partir de la seule praxis individuelle il faut intercaler ces catégories intermé diaires pour le comprendre. Seel qualifie le sartrisme de la Critique de « réflexion transcendantale3 » car, comme chez Kant, la déduction des éléments est une justification de leur validité il ne faut pas prétendre les tirer d'un chapeau... Il serait néanmoins excessif de pousser plus loin cette comparaison avec la déduction transcendantale des catégories menée par Kant dans la Critique de la raison pure car il ne s’agit pas ici des concepts purs de l'entendement mais des formations sociales dynamiques. Pour terminer cette brève introduction, un mot sur les conditions de rédaction s'impose Sartre a écrit cette somme pharamineuse en travaillant jusqu’à l'épuisement, prenant de la corydrane, inquiétant ses proches sur sa santé. Sartre déclara même en 1975 qu'il préférait avoir 1. Op. cit.y p. 880. 2. La dialectique de Sartre, p. 59. 3. Op. cit., p. 229.
écrit la Critique qu'être en bonne santé1. Simone de Beauvoir indique dans ses mémoires que Sartre ne s’est pas relu et que le rythme de sa pensée allait souvent plus vite que celui de son écriture. D’où ces longues pages sans paragraphes (comme notre extrait), et l’architecture sophistiquée de ses phrases, dont chacune devait retranscrire l’unité d’un mouvement dialectique. Il dut néanmoins renoncer à finir le Tome II car, en plus de ses problèmes de vue croissants, cette étude aurait requis un travail de documentation historique colossal, au fond, une véritable tâche d’historien pour un philosophe ! Ce passage (que nous avons cru bon de découper en 4 parties) s'insère au beau milieu d’une vaste réflexion sur le rôle moteur de la lutte des classes et ses rapports complexes avec les autres structures, la série, le collectif, le groupe, l’institution, etc. Peu à peu, Sartre passe ainsi de l’étude des ensembles abstraits au « milieu » du concret, et le lecteur peut sentir l’imminence de l’intervention des faits historiques2. Dans cette mesure, le « remplissement de ces cadres formels3 » s'amorce sur les exemples du colonialisme en Algérie, de l’exploitation capitaliste, de la distinction comme mode de vie bourgeois et du malthusianisme. Cette stratégie de concrétisation et d’historicisation progressives de la réflexion permet à Sartre de commencer à tester la validité de ses descriptions et le caractère opératoire de ses concepts. Pour l'heure, cet extrait inaugure l’étude de la notion de lutte des classes à la lumière de toutes les « découvertes » faites depuis le début du parcours Sartre entreprend de rebrasser ces différents résultats et schèmes pour rendre intelligible le processus d'exploitation qui structure l'histoire. Ce texte s’annonce donc comme un récapitulatif orienté, au service d’une relecture approfondie. Plus largement, Sartre s’y demande la violence et l’aliénation ont-elles une origine purement sociale ? Ou bien leur cause première est-elle à chercher ailleurs que dans l’organisation des sociétés, par exemple du côté de la dépendance de l’homme relativement à la nature ? Dans ces conditions, l’homme est-il définitivement en conflit avec ses semblables ?
1. Situations, X , « Autoportrait à soixante-dix ans », p. 153. 2. Leur mobilisation fera l'objet du tome II. 3. Expression de Verstraeten et Simont dans leur Table analytique.
Commentaire
ire partie, la réciprocité comme structure fondamentale
De « L a “découverte” que nous avons pu faire... déterminent le champ pratique.
à
qui
Sartre débute ce texte central de la Critique par la présentation synthétique, sous forme d’un rappel, de ce qu’il nomme, non sans nuance, une « découverte » pour lui, en substance, la réciprocité est le fondem ent des rapports humains, autrement dit sa base, son unité minimale et son point névralgique. Cette notion de réciprocité signifie que le cœur et le nœud de toute relation entre les hommes consistent, « immédiatement » et systém atiquem ent, en la reconnaissance symétrique et partagée de deux consciences libres la collectivité commence embryonnairement avec la dualité, elle existe au moins à partir de la rencontre intersubjective (c’est-à-dire entre les sujets) la plus réduite, lors de la communication psychologique d’un individu avec un autre et de cet autre avec le premier. Point n’est besoin d’attendre le chiffre trois pour que s’établissent des relations sociales dignes de ce nom. Certes, ensuite, la réciprocité se retrouve « médiée », et l’activité d’un « tiers médiateur » travaille à la confirmer (au lieu de la contrecarrer, comme dans Huis clos ou Les séquestrés d'Altona), sans parler de la réciprocité de l’individu avec le groupe... Mais tout ceci ne change rien à l’affaire ce que Sartre cherche ici, c’est le degré zéro et le point de départ de la formation des collectifs, et il le trouve dans la simple liaison binaire. Curieusement, cette étape est présentée comme « abstraite » cela veut dire que la réciprocité est une donnée isolable intellectuellement, d’un pur point de vue théorique, et rarement dans les faits, en pratique, perdue qu’elle est dans la densité des faits sociaux. Mais ce n’est pas parce qu’on ne l’aperçoit pas manifestement (par exemple, dans une
foule paniquée) qu'elle est absente ou détrônée ; elle se situe alors en arrière-plan, comme le décor définitif du ciel, puisqu’elle est une « prémisse formelle », son « contenu étant déterminé par l’histoire1 ». Sartre laisse même entendre, sans développer cette idée, que tout homme em barqué dans son action détient une sorte de précompréhension intuitive de l’importance majeure de la réciprocité, même si cette intuition ne forme qu’un savoir confus. Ainsi, la relation réciproque prend des significations et des configurations différentes selon les contextes, elle s'étoffe ou s’étiole selon les situations et les événements, mais cela ne modifie en rien sa prévalence inaugurale. Cela étant, quels sens détient cette priorité ? En fait, ils se ramènent tous à une position polémique de Sartre qui entre en discussion avec plusieurs thèses philosophiques antérieures - E n premier lieu, Sartre, par l’importance accordée à cette interrelation, estime qu’il n’y a pas de solitude naturelle comme le croyait Rousseau. L’homme n’est pas un être asocial par nature ,fait pour l’isolement et l’autosuffisanee, et la fréquentation de ses semblables est tout sauf un acte contre nature. Puisque l’homme n'est rien, selon Sartre, en dehors de cette corrélation binaire, il n’a aucune tendance à fuir le «commerce » avec son prochain, et l’homme n’est pas d’abord séparé des autres pour se joindre à eux ensuite dès lors, l’ordre social n’est nullement le résultat d’un contrat, d’un quelconque pacte d’association qui garantirait par la signature morale de ses membres leur interdépendance concertée et organisée2. Du coup, ni robinsonnade politique ni solipsisme3 ne sont pour Sartre à l’ordre du jour la destination de l’homme n’est pas de vivre hors de la totalité sociale. Nous pouvons même interpréter ce passage comme l’aveu qu’un homme isolé ou asocial risquerait de subir certaines formes de déshumanisation, tel Robinson sur son île. À l’inverse, un rapport duel non réciproque, par exemple de maître à esclave, ne mérite jamais le nom de relation humaine. 1. Theodor Schwarz : J.-P Sartre et le marxisme, pp. 65-66. 2. À ce sujet, le serment théorisé par Sartre ne fonde pas le regroupement humain comme le contrat rousseauiste, il le ratifie et le consolide. 3. Théorie selon laquelle le sujet pensant n'admet pas d’autre réalité que lui-même.
- P a r extension, Sartre évacue sans autre forme de procès le problème de la bonté ou de la méchanceté de la nature humaine, question qui avait tant occupé les philosophes des XVIIe et XVIIIe siècles. On savait déjà depuis sa fameuse conférence de 1946 L'existentialisme est un humanisme, et sa formule bien connue « L'existence précède l'essence », qu’il rejetait l'idée d'une nature humaine, rejet sur lequel il n'est jamais revenu. Ce n’est pas la seule raison de cette contestation pour lui, l'homme n'est pas soit bon soit méchant, puisque cette bonté et cette méchanceté varient considérablement selon les libres choix individuels et ne sont jamais des principes stables en l'homme. Par conséquent, l'antériorité absolue de la réciprocité ne préjuge en rien de la qualité morale de l'homme, et cette correspondance avec autrui peut recevoir toutes les valeurs que l’on voudra elle est « praxis à double (ou à multiple) épicentre. Elle peut être positive ou négative », si bien que « son signe algébrique », c’est-à-dire sa valeur morale, le bien ou le mal qu’elle peut distiller, s’obtient « à partir des circonstances antérieures et des conditions matérielles », selon la situation et toutes les déterminations situées en amont. Ce n’est pas parce que les relations avec autrui sont avant tout réciproques qu’elles débouchent nécessairement sur la paix et l’harmonie sociale. Après tout, la haine aussi peut être réciproque... Plus généralement, le lecteur comprend pourquoi Sartre prend soin de préciser que cette liaison réciproque centrale n'est pas plus « contemplative » qu’« affective » en réalité, elle n’est rien, elle ne détient aucune propriété spécifique, la «contem plation» et l’« affection » ne constituant pas son essence mais simplement deux de ses modalités contingentes parmi d’autres. Aucune qualification ne peut la désigner adéquatement car sa teneur dépend strictement de la conjoncture et des actions entreprises par les sujets à l’intérieur de ce cadre fondamental. - Dans la perspective des sciences humaines, Sartre prend position par rapport aux différentes écoles sociologiques contemporaines les perspectives sociologiques de Sartre opèrent une synthèse de l'individualisme méthodologique de Weber et du holism e de Durkheim. En plein accord avec sa méthode progressive-régressive,
Sartre affirme que, pour comprendre les faits sociaux, il faut commencer par aller de l'individu au tout (individualisme méthodologique) avant d’aller du tout à Vindividu (holisme, le grec holos signifiant « entier »). Ici, l’auteur met davantage l'accent sur l’individu, bien que l’influence du pratico-inerte apparaisse en filigrane. La société n’est pas un système tentaculaire ni une totalité synthétique qui réduirait ses membres à n’être que des rouages dépersonnalisés au service exclusif du tout, sans dimension propre. Malgré ses convictions marxistes affichées, Sartre continue de penser que l’individu (ou les individus) est premier dans l’absolu sinon, c’est la « massification », l’enrégimentement et la négation du vouloir humain, tout ce à quoi Sartre se refuse dans la Critique en partant des individus pour parvenir au groupe et à l’institution. Du même coup, une sociologie qui procède comme si l’individu n’était qu’une émanation docile du groupe fonctionne selon ce mécanisme totalitaire qui assimile l’individu à un épiphénomène excentré. Par ailleurs, cette vision des relations dialectiques fondamentales entre les hommes ne va pas sans ramener partiellement la sociologie à la psychologie sociale ou individuelle. Cette « réduction » explique et justifie le terme, fréquent dans la Critique, d’« individu commun1 » (sans cela contradictoire), car une part de l’individu est d’emblée tournée vers autrui, dans l’échange permanent de la réciprocité. - Mais surtout, Sartre observe une distance critique par rapport au marxisme contemporain ce ne sont pas les structures sociales qui produisent la vie de la conscience mais les rapports entre les consciences qui génèrent la vie sociale. Du moins, le second lien causal ou final l’emporte globalement sur le premier, étant donné l’impact de la réciprocité. Dans cette perspective, l’individu n’est pas le pâle reflet du groupe, comme le croient les sociologues marxistes ou les idéologues staliniens au contraire, le groupe est le résultat fusionnel de la confluence des praxis individuelles. En élargissant la dialectique à l’individu, Sartre montre qu’il manque chez Marx une Par complémentarité avec l’« individu organique », c’est-à-dire cette dimension du sujet considérée indépendamment des autres et composant une unité, celle d’un corps organique, biologique, ayant des besoins, etc.
théorie de l’existence singulière et du vécu personnel. En somme, il refuse de croire que l'homme soit « la simple résultante des conditions matérielles, biologiques et sociales1 ». Que le fondement du social soit pour Sartre la réciprocité et non l'aliénation est révélateur de sa volonté d’élucider les difficultés internes à la théorie marxiste et de l'asseoir sur une base philosophique solide et élargie ; et cette fondation est également significative du projet sartrien de fournir au marxisme, qui décrit adéquatement l'homme concret, les conditions de possibilité des faits sociaux. La vérité du matérialisme historique se situe dans les faits, non au niveau du droit elle ne s’autojustifie pas, ne se fonde pas elle-même, voilà ce qui gêne Sartre. Pour conclure sur ce premier axe du texte, la relation de réciprocité est un a priori des relations sociales et des faits historiques, contrairement aux présupposés de la vulgate marxiste. Les relations humaines longuement décrites par Sartre sont intrinsèquement bilatérales et jam ais à sens unique, et cet aller-retour contraste singulièrement avec l’aller simple de L'être et le néant où, quand l’un des deux pour-soi agissait en tant que sujet, l’autre était déjà devenu un objet : il n’y avait pas moyen d’avoir deux consciences souveraines l’une en face de l’autre, sans que la première ne transcende la seconde, c’est-à-dire ne la dépasse comme objet visé, quitte à être transcendée à son tour (par exemple, par son regard). Ici, la réciprocité mène à une forme d’interdépendance, mais ce lien est un juste milieu entre la dépendance aliénante et l'indépendance dangereuse. Toutefois, la réciprocité est-elle le « premier moteur » des ensembles pratiques ? N’est-il pas possible d’aller davantage en amont, vers un facteur originel encore plus prépondérant ? Tout se passe comme si Sartre se livrait à une élucidation du problème par ricochets. Qu'est-ce qui impulse avant tout son mouvement à l’organisation de la société et aux relations humaines, et s'articule primitivement avec la réciprocité ?
1. R.-M. Alberes : Sartre, pp. 108-109.
2epartie. L'empire de la rareté
De « Et nous savons que l’ensemble... » à « de l'humain ».
comme inhumanité
Nous avons vu que l'expérience fondatrice des relations humaines consiste, selon Sartre, en la réciprocité sous toutes ses formes. Toutefois, parvenue à ce stade, l’analyse sartrienne rebondit de suite en attribuant à son tour un fondement à cette fondation antéhistorique pour notre auteur, la réciprocité se structure sur la rareté. À quoi correspond cette notion, promue au rang d'« infrastructure » absolue de l'histoire ? Ce développement est un rappel tactique d'une théorie détaillée dès le début de la C ritique « telle substance naturelle ou tel produit manufacturé existe, dans un champ social déterminé, en nombre insuffisant étant donné le nombre des membres des groupes ou des habitants de la région : il n'y en a pas assez pour tout le monde1 ». En d'autres termes, il sévit une intense concurrence des désirs et des besoins autour de biens en nombre insuffisant. L’homme est en proie à une pénurie universelle, à un manque généralisé de ressources, d'objets, de marchandises ; il n'y a « pas assez de produits, pas assez de consommateurs, pas assez d’emplois, pas assez d'argent2 », d’eau, de gibier, de matériel technique, de logements, etc. et même, plus abstraitement, il ne disposerait pas d'assez de temps, ni d'espace, ni de force, ni de travail, etc., et même parfois il y aurait trop d’hommes par rapport aux femmes, ou inversement à quelque niveau que ce soit, il sévit toujours au moins une forme de rareté qui paralyse et parasite la vie des hommes. La rareté étant polymorphe, les besoins s’en trouvent très lacunairement assouvis. Sartre, paradoxalement, montre que cette 1. Critique, p. 239. 2. Colombel : op. cit., p. 573.
rareté touche parfois les hommes eux-mêmes, par exemple sous la forme de la rareté des consommateurs, ou des producteurs, ou encore des techniciens. Il va de soi que ce scénario dramatique de la rareté n'est pas l’apanage des premières phases de l’histoire ce qui vaut ici pour l’homme des origines, à l’état rudimentaire, s'applique aussi à l'homme moderne. Par exemple, sur le marché du travail, chaque candidat à une embauche est pour les autres postulants la « possibilité » vivante de ne pas trouver d’emploi. Dans une mesure variable, il y a en chaque situation une forme de rareté qui détermine plus que les autres la configuration des faits historiques et imprime leur rythme aux événements toutes n’influencent pas les péripéties de l’histoire au même titre. Précisons entre les diverses figures de la rareté existe tout un jeu complexe, tout un système d’échanges et d’interpénétrations. Colombel montre bien comment les diverses formes de rareté s'entrechoquent et s’entr’empêchent les unes les autres, compliquant davantage encore les enjeux et les conflits entre les individus et les groupes. Par exemple1, la rareté des emplois n'est pas vaincue par les gouvernements à cause de la rareté de l’argent. On peut aussi imaginer que la rareté des structures ou des machines, ou la rareté du temps, exacerbe la rareté des produits, etc. La rareté, catégorie globale, se ramifie inépuisablement, si bien que les figures de la rareté n’agissent qu’exceptionnellement de manière unicausale. Mais quelle est la nature de ce phénomène ubiquiste et polyvalent ? Comment rendre compte de son caractère systématique ? Ce manque généralisé n’est pourtant pas une structure de l’être, ni l’essence même du monde, mais le rapport des hommes au réel, car si les hommes étaient moins nombreux, la rareté n’existerait pas. Il importe alors de souligner deux points d’abord, l’homme a reproduit cette rareté de la « substance naturelle2 » en rareté sociale et historique de « l’objet de consommation » et du « produit manufacturé » il a reconduit cet état de la matière en en faisant un paramètre culturel. Et puis, l’insistance mise par Sartre sur la relativité de la rareté, qui n’existe qu’étant donné le chiffre de la population des hommes,
1. Op. cit., p. 577. 2. Critique, p. 240.
circonscrit ce phénomène dans des limites larges mais précises il n'y a pas de rareté en soi, absolument parlant, déconnectée de sa relation à la praxis humaine, pas plus qu'il ne peut y avoir de catastrophes naturelles en soi1. La rareté matérielle, après tout, est un « fait humain2 », elle est le lien de l’homme à la matière qui l’environne, en tant qu’il en compte les éléments, qu’il les convoite et se les accapare, qu’il les nomme et les trie, etc. Comme l’énonce Sartre, elle peut être définie comme la « négation en l’homme de l’homme par la matière3 ». Avec cette liaison homme-monde, nous ne sommes pas plus proches, ici, de la marâtre nature que de la mère nourricière la nature n’est ni ingrate ni prodigue, l’affirmer reviendrait à verser dans un anthropomorphisme téléologique indéfendable. C’est qu’il ne faut pas voir dans la rareté une structure nécessaire du monde humain mais, bien au contraire, sa « forme particulière et contingente4 », bien que systématique il se trouve que les biens et les éléments vitaux sont rares ; cela aurait pu être tout autrement. Puisque cette limitation quantitative n’est pas une propriété intrinsèque de la réalité matérielle, elle ne lui est ni inhérente ni indispensable, et des « relations d’abondance immédiates » ne sont pour la pensée ou l’imagination nullement contradictoires. La rareté n ’est qu’un fait brut et omniprésent, et il y a donc, en quelque sorte, une facticité de la rareté. « Ontologiquement accidentelle » et « historiquement permanente », comme le résume Aron5, elle n’a aucun fondement métaphysique, encore moins, on s’en serait douté, de justification théologique elle est là, voilà tout, et il ne reste plus qu’à en prendre acte. Et Sartre de montrer dès le début de ce deuxième axe que le retour récurrent du besoin, le manque quotidien, ce pénible face à face cyclique avec la rareté, fournit leur sens aux actions et sa cadence au temps. En effet, la p r a x is est rythmée par la régularité du
2. 3. 4. 5.
Un séisme, une inondation, comme l’expliquait L'être et le néant, sont des catastrophes culturelles, c'est-à-dire pour l’hommé, car ils ne sont catastrophiques qu'à frapper la présence humaine. Critique, p. 251, note 1. Op. cit., p. 260. Op. cit., p. 235. Les marxismes imaginaires, p. 179.
renouvellement du besoin, ce qui engendre la conscience de la temporalité : chaque homme subordonne l’organisation de sa journée au remplissement effectif et efficace de ce vide perpétuel ; il faut retourner tous les jours chasser et se battre pour la survie, sans relâche et sans report. Si Sartre écrit que ces conditionnements ont lieu « dans l’abstrait», c'est parce qu’ils sont à l’œuvre jusque dans l'ombre, en creux, même lorsque les protagonistes de cette confrontation sans fin ne le soupçonnent pas et s'en croient enfin affranchis. Ce caractère d'abstraction signifie aussi l'improbabilité d'une expérience directe et nue de ce phénomène. En tout cas, il s'installe une contradiction bien réelle entre les pressions périodiques mais tyranniques du besoin organique et l’empire traumatisant de la rareté. Comment les hommes vivent-ils cette envahissante contradiction ? S'unissent-ils pour la déjouer solidairem ent ou bien sombrent-ils dans une guerre perpétuelle ? C'est sous la forme d'un deuxième bilan de sa réflexion que Sartre répond à cette importante question obsédés et tyrannisés sans cesse par la rareté, les individus se méfient viscéralement les uns des autres et même se craignent et se haïssent car chacun est vu comme « un risque de mort pour l’autre ». Convoiter ce gibier, c'est travailler à l’ôter de la bouche du voisin ; faire main basse sur une proie, c’est compromettre les chances de survie d’autrui. Dans ces conditions, sans même se connaître pour la plupart, les hommes se découvrent irrévocablement liés. Chaque acte, même innocent (quoi de plus élémentaire que de manger ?), peut entraîner un flot de répercussions fatales pour un autre. Les ressources n’étant pas inépuisables, chacun risque de mettre en danger la vie de l’autre en provoquant une famine ou une pénurie, alors même qu’il ne songe qu’à s’alimenter pour survivre sans vouloir nuire à quiconque. La rareté, « menace de mort », corrode la réciprocité et met fin aux solidarités mécaniques ou organiques des sociétés, et même à la division sociale du travail, ou les rend tout bonnement impossibles. Bien davantage, elle gangrène et phagocyte la vulnérable interdépendance des hommes. L’environnement est posé comme un milieu peu fait pour les hommes, et les autres hommes sont pressentis comme sourdement hostiles, inquiétants par leurs projets et leurs exigences, et, pour l'individu,
« chacun d’eux est une menace pour sa vie1 » chacun est pour chacun la « possibilité matérielle de son propre anéantissement ». Il serait donc au plus haut point naïf, selon Sartre, de croire que la rencontre des individus s’effectue d’abord sur les modes du dialogue et de la sociabilité. On peut imaginer que cette tragique appréhension de l’autre est en raison directe de la pression de la rareté et lui reste coextensive en chaque circonstance. Sartre prend soin de préciser ensuite que cette rareté contingente est « réintériorisée » cela signifie que chaque homme en prend acte en l’incorporant à sa vision du monde et la fait sienne en l’intégrant à ses projets, ses plus modestes comme ses plus ambitieux. Les hommes sont ainsi conditionnés, variablement selon les situations, par cette loi d'airain de la nature et de l'histoire. Cette notion d'intériorisation renvoie significativement aux deux phases de la praxis longuement décrites dès les Questions de méthode, à savoir l'intériorisation de l'extériorité suivie (ou précédée) de l’extériorisation de l’intériorité : par un premier mouvement, tout homme s'approprie sa culture, son époque, sa situation, et en restitue ensuite une version librement métamorphosée par ses fins personnelles. Mais ce projet transforme à son tour la réalité, qui est réintériorisée, etc. Ainsi, dans L'idiot de la famille, Sartre montre que Flaubert a subi une « constitution » (titre de la l re partie) de son identité en intériorisant l’idéologie bourgeoise de son époque, le contexte familial, etc., avant que la « personnalisation » (titre de la 2e partie) de ce déterminisme n’ait lieu sous la forme d’une réponse adaptée de Gustave à cette extériorité intériorisée (telle la passivité, qui le singularise). C’est dire combien la méthode progressive-régressive, qui rebondit de l’histoire à l’homme et de l’homme à l’histoire, est apte à retracer patiemment le cheminement parcouru par chacun sur fond d’extériorité. Or, dans ce texte, la rareté est un « champ », c’est-à-dire un milieu de vie qui encercle. Nul ne peut éviter de se structurer en fonction de cet environnement, et cela même si les réponses individuelles peuvent diverger du tout au tout. Pour Sartre, « chaque individu » est sollicité par lui ; tout le monde participe,
bon gré mal gré, à son insu ou non, à ce règne de la défiance et de la rivalité. Il faut dire que la prégnance de la rareté sur le devenir des hommes est à ce point déterminante que, sans leur tracer pour autant un destin, bien sûr, elle peut figurer pour Sartre dans la définition même de l'humain, au même titre que la bipédie ou la fonction langagière ; si bien que Sartre livre de l'homme une caractérisation surprenante (et peut-être singulièrement déshumanisante) « Un homme est un organisme pratique vivant avec une multiplicité de semblables dans un champ de rareté ». Il faut dire que cette expérience des carences en ressources de la nature tend à totaliser les hommes comme humanité. Mais l'analyse sartrienne élargit ensuite ses vues à des considérations touchant l'éveil et le développement du sentiment d’humanité tout individu, écrit-il, se représente les autres « comme réalités humaines et inhumaines à la fois ». Cependant, n’y a-t-il pas contradiction entre ces deux représentations diamétralement opposées ? Autrui peut-il être considéré en même temps (même si ce n’est pas sous le même rapport) comme un rival et comme un frère ? Entre les deux, il ne semble pas qu’il faille résolument choisir selon Sartre, chacun prend conscience de la similarité d’autrui au même m o m e n t où il le découvre comme un ennemi en puissance. Réeffectuons le raisonnement de Sartre compte tenu de ses conséquences néfastes, il est clair que le phénomène axial de la rareté ne va pas manquer de compromettre a priori la formation de la société humaine ou de communautés unies en rendant problématique dans la conscience de chacun l’idée d’une appartenance commune à un ensemble. Chacun étant pour autrui, absolument parlant, une menace potentielle par le simple fa it d'être, on ne voit vraiment pas comment une quelconque fraternité pourrait naître... Leur seule existence face à l’objet rarissime suffit pour les étiqueter comme adversaires irréductibles. Malgré les nombreux points de divergence de leur système, notamment quant à la notion d’une nature humaine, Sartre est ici très proche de Hobbes, pour lequel « l’homme est un loup pour l’homme », et de ses descriptions d’une humanité féroce et impitoyable. Selon toute vraisemblance, la rareté, « force négative », semblerait être exclusivement à l’origine des premières haines et des antagonismes
initiaux. Chaque clan ou horde découvrirait d'abord ses semblables comme des dissemblables, c’est-à-dire des agents de la pénurie, voire des « inconnus1 ». C'est l'effroi lancinant d'être affamés qui empêcha les premiers hommes de reconnaître leurs congénères, et qui assimila ces étrangers aux troublants points communs à des êtres dont l'unique fin était de pousser les autres hommes à mourir de faim : en un mot, des « contre-hommes », des « hommes inhumains2 », des « doubles démoniaques3 ». Or, deux arguments viennent lever l'ambiguïté des relations humaines décrite plus haut en premier lieu, c'est justement parce qu'il est un homme qu'autrui peut se rendre inhumain ou contre-humain, c'est du fait qu'il est comme moi qu’il peut me faire courir à ma perte. S’il n'était qu’un animal, il ne s’attaquerait pas à moi sur ce mode-là, il ne me disputerait point mes moyens de subsistance mais, en tout état de cause, se mesurerait directement à moi « il menace ma vie dans la mesure où il est mon semblable ». L'individu menacé a reconnu son alter ego grâce à un raisonnement par analogie, en inférant de sa situation personnelle le statut de l'autre. Il sait qu'autrui, avide de manger et poursuivant le même objet, tient exactement les mêmes raisonnements que lui il est donc le même, son semblable, son frère, en même temps que son pire ennemi, acharné contre lui, et « il devient donc inhumain en tant qu'homme », C’est pourquoi Sartre est en droit de déduire sans se contredire que « mon espèce m'apparaît comme une espèce étrangère » sans cesser d’être mon espèce. C’est depuis sa ressemblance qu’autrui peut être ressenti comme différent. En second lieu, l’autre argument découle de ce qui précède et peut s’énoncer ainsi comme chacun est vaguement conscient de la réciprocité fondamentale des rapports humains, il finit par découvrir la « commutativité » de ces liens, autrement dit il comprend que, si autrui lui apparaît comme un redoutable rival, c’est qu’il est perçu concomitamment comme un ennemi par autrui. L’invincible haine éprouvée pour l’autre s’applique également de l’extérieur à sa propre personne. En mathématique, la commutativité désigne une opération 1. Op. cit., p. 244. 2. Op. cit., p. 241. 3. Op. cit., p. 243.
dont le résultat est invariable quel que soit l'ordre des facteurs (comme dans l’addition, où 2 + 3 = 3 + 2) ici, Sartre utilise cette notion opératoire pour démontrer que les rapports humains modelés et modulés par la rareté ressemblent à s’y méprendre à une permutation de x interchangeables. On voit clairement se profiler la réciprocité dans le sillage de la rareté. Personne n’est mieux loti que son voisin, et ces hommes logés à la même enseigne se saisissent comme substituables et non pas complémentaires. Nous retrouvons ici la notion de contingence chère à Sartre, cette fois sous un angle logique. Chaque homme, déchu de la valeur soi-disant absolue de son désir, désormais relatif et « excédentaire », s'aperçoit avec stupeur et désarroi qu'il est de trop, comme les autres. Évidemment, cette compréhension survient d’une manière toute différente, on l’aura deviné, de celle du Roquentin de La nausée, pour lequel il s’agissait d'une prise de conscience métaphysique et existentielle. Dans cet extrait, l’individu se sait surnuméraire, mais c’est sa singularité spécifique qui est mise en péril par les autres, tandis que Roquentin rencontrait lucidement l’universelle inutilité des hommes et des choses au travers de son cas particulier. Sartre a emprunté ce concept de rareté à l’économie politique classique, non sans lui faire subir un traitement original et renouvelé, en Poccurrence en le douant d'une systém aticité lourde de conséquences. Il l'a trouvé notamment chez Adam Smith, sans se situer pour autant, on le sait bien, dans la lignée d’un des principaux théoriciens du libéralisme économique. Au passage, il a fait de cette catégorie économique une dimension essentielle de la finitude de la condition humaine. Mais l’on trouve aussi dans l’usage sartrien de ce concept une référence implicite à Malthus en effet, pour le malthusianisme, la population tend à s'accroître plus rapidement que le volume des moyens de subsistance dont elle peut disposer, le nombre des hommes augmentant en proportion géométrique par multiplication et les ressources alimentaires en proportion arithmétique par addition. Cette disproportion mathématique ne manque pas d’entraîner une surpopulation accélérée et une raréfaction des vivres pour déboucher sur une paupérisation des peuples inéluctable et constamment aggravée (d’où la célèbre solution d’une restriction des naissances). Sartre pense aussi que la rareté est un contexte de privation qui fait l’objet d'un
constat objectif, et le critère malthusien du rapport insuffisant des biens de consommation aux données démographiques lui octroie même une objectivité calculatoire. Cette notion de rareté avait fait l’objet, dans la pensée classique, d’un tout autre traitement Condillac, en 1776, énonçait que la rareté est le fondement de la valeur, et plusieurs économistes à sa suite estimèrent que la rareté est ce qui octroie à un bien son caractère « économique » s’il n’est plus rare, un bien devient gratuit, et n’appartient donc plus à la sphère des échanges. « La rareté du fait donnait prix à la chose », écrivait La Fontaine. Pour Léon Walras, rareté et abondance sont des notions relatives et ne sont pas vraiment contradictoires car un bien abondant sera estimé rare si le besoin que l’on en a excède sa quantité. Rareté et utilité sont donc indissociablement liées dénuée de toute valeur d'usage, une chose n’est pas rare alors même qu’elle n’existe qu’en infime quantité. Si « tout ce qui est rare est cher », ce n’est qu’en vertu de Vintérêt qu’on lui accorde. D'aucuns ont objecté à Sartre que, lorsque la rareté disparaît, la violence ne s’éteint pas corrélativement : les sociétés d’abondance, qui rencontrent des problèmes de quotas et de surproduction, continuent d’être violentes, et la prospérité retrouvée ne reconstitue pas automatiquement la réciprocité des consciences. Sartre a prévu l’objection la rareté n’est qu’apparemment abolie car elle est toujours à l’horizon de l’abondance comme une menace. D’ailleurs, l’abondance occidentale se nourrit de la rareté aggravée dans le reste du monde dialectiquement, la rareté des hommes par rapport aux produits engendre et alimente ailleurs la rareté des produits par rapport aux hommes. Sartre s’étant selon lui fourvoyé sur la rareté, Niel l’accuse d’avoir dépeint les hommes comme « des carnassiers affamés qui se mordent entre eux autour d’une proie1 », des « chacals2 ». Ne cachant pas son antipathie pour Sartre, il lui reproche de méconnaître la simple possibilité, ou réalité, d’une «dialectique créatrice3 », d’un désin téressement et d’une solidarité « la rareté peut stimuler l’entraide 1. Jean-Paul Sartre héros et victime de la « conscience malheureuse », pp. 101-102. 2. Op. cit., p. 91. 3. Op. cit., p. 95.
autant que le conflit. Alors, ce qui est rare, on le partage, ou on s’unit pour préparer un monde meilleur1 ». On peut trouver ces lignes angéliques, mais il est difficile de nier que Sartre met indéfectiblement l'accent sur l'agressivité humaine. Nombre de commentateurs lui adressèrent, avec plus ou moins de talent, des plaintes de ce genre. À l'inverse de la problématique de Sartre, mais bien avant lui, Georges Bataille dans La part maudite (1940) se demande quelles sont les propriétés de cette « part maudite », c’est-à-dire de l'excès, et non du manque pour lui, loin de toute rareté, le mouvement de l'énergie dépasse son usage, ce qui ne manque pas d'entraîner une dépense improductive. La consumation stérile du trop-plein des richesses en prolonge la consommation partielle, tout cela en pure perte. L’excédent doit être dépensé cette dilapidation inutile et non rentable est nécessaire car elle permet l’équilibre du monde. Reprenant en épigraphe la formule du poète William Blake « L’exubérance est beauté », Bataille montre que tous les actes peuvent être lus en fonction de ce mécanisme, qui veut que le sacrifice soit partout préféré à l’accumulation. Par exemple, les fêtes onéreuses, les guerres qui dépensent sans compter, les rites religieux (tel le célèbre Potlatch, échange par don théorisé par Mauss) et les cérémonies de la vie sociale sont interprétés à partir de cette idée d'une destruction prodigue et solennelle des richesses. En général, puisque l’univers produit plus qu'il n’est nécessaire, à l’image de la générosité solaire, le fantasme qui nous hante est de recevoir sans donner. Mais les interdits nous éloignent de ce gaspillage luxueux sans contrepartie. S’il est vrai que les hommes se haïssent et se craignent, il importe de se demander à présent ce que cette haine et cette crainte vont produire. Le déficit numérique chronique des biens prononce-t-il le divorce entre les consciences, voire empêche-t-il d’avance toute alliance ? Est-ce par l'hostilité et le conflit ou par la paix et le compromis que le dénuement et la vulnérabilité pourraient cesser ? Mais surtout, quelle morale peut naître d’un tel fondement ?
Op. cit., p. 94.
3epartie. La mort et la morale
De « Nous avons marqué que condamnée jusque dans sa racine ».
la déterm ination...
à
Dans ce troisième mouvement, Sartre dresse une généalogie de la morale à partir du règne exclusif du besoin, en butte, comme nous le savons, à la rareté. Pour lui, la rareté est le ferment et le ciment des conceptions simplificatrices en matière de morale, celles-ci intégrant le postulat du manichéisme. Ce terme renvoie à une doctrine du IIIe siècle de l’hérésiarque persan Manès (ou Mani) diffusée depuis la Perse dans l’Empire romain puis dans le monde musulman. Celle-ci, qui articule le zoroastrisme perse (ou mazdéisme) avec le christianisme, affirme que l’univers est gouverné par deux principes éternels et antinomiques, le Bien et le Mal. Par extension, et péjorativement, ce terme est usité pour désigner toute conception morale, religieuse ou politique, qui tend de manière réductrice et schématique à diviser radicalement les actions en bonnes et mauvaises, et à distinguer naïvement et superficiellement les hommes bons des hommes mauvais. Dans cet ordre d'idées, Sartre note une adhésion spontanée des consciences au schéma limité et commode du bouc émissaire le mal est représenté par tous les autres, compétiteurs potentiels, consommateurs concurrentiels, qui ont les mêmes besoins que moi mais qui, en cherchant à assouvir les leurs, risquent de frustrer les miens ! Autrui étant porteur d’une « menace de mort » permanente, il devient le mal absolu ; il est l’ennemi juré, la dorénavant éternelle partie adverse, à mettre à tout prix hors d'état de nuire « la praxis compréhensible et menaçante de l'Autre est ce qu’il faut détruire en lui ». L’auteur de la Critique estime que cette antériorité décisive de la rareté par rapport à l’histoire des sociétés qu’elle détermine fait d’elle le moment inaugural de la morale. Si l’on y réfléchit bien, les premières notions du légitime et de l'illégitime qu’ont pu concevoir les hommes ont dû être contemporaines de la lutte contre autrui pour essayer de devancer les conséquences dramatiques de la rareté : c’est, pour
reprendre les termes de Sartre, « le premier stade de l’éthique1 ». Ainsi, le mal, c'est ce que m’inflige l'autre pour satisfaire ses besoins aux dépens des miens, c'est la première lésion de mes intérêts vitaux ; et c'est le sentiment de l'injustice de la rareté, calamiteuse et scandaleuse malédiction, qui me le signale. Plus fortement, le mal, à l’origine, c’est le scandale du non-partage. Primitivement, il tient dans le simple fait qu’autrui ait faim et soif tout comme moi et en même temps que moi. Par voie de conséquence, ce cas de figure débouche sur un mani chéisme primaire, « détermination première de la morale », qui peut se formuler ainsi moi, avec mes besoins, je suis pour moi-même le bien ; toi, avec tes besoins symétriques, tu me mets en danger, ton existence est une constante entrave à la mienne, donc tu es le mal. Le Mal, c'est lr« Autre », c’est l'Ailleurs ; le Bien, c’est le Même et l’Ici. Dans un tel contexte réactif, il n’est guère étonnant que la question naissante de la morale arbore un visage grossier et simpliste, celui d’un dualisme manichéen des plus archaïques où le Mal recoupe l'altérité tandis que le Bien désigne l'identité. À la décharge de l’homme, il faut souligner que c’est la compréhensible peur de la mort qui instaure et promeut la morale et non une quelconque mystification idéologique. Il n’en faut pas plus pour que chacun s’atteigne à travers l’Autre le conflit favorise à tel point la conscience de soi qu’il est loisible de l’envisager comme la source primordiale de la réflexivité, autrement dit du rapport de soi à soi constitutif du sujet. L'Autre est une image exacte de ce que peut ma liberté, un reflet de moi-même enfin saisi autrement qu’à travers un miroir déformant. À la limite, les choses se passent comme si l’Autre symbolisait ma liberté se retournant suicidairement contre elle-même sa liberté est ma « liberté-autre », « ma liberté en l’Autre », écrit Sartre. En m’opposant férocement à l’Autre, je prends plus pleinement possession de moi-même, quoique encore sur le mode de la négativité. Puisque l’Autre représente le Mal, je m’auto-attribue derechef le monopole du Bien. Mais cet antagonisme irréconciliable ne se contente pas d'impulser et de catalyser le rapport réflexif. Nous avons vu que chacun prend conscience que, puisqu’autrui est par sa présence un danger à annihiler,
la condition est la même pour lui, et chacun comprend qu’il menace autant autrui qu'il en est menacé. En combattant son ennemi, chacun s’identifie immanquablement à lui chacun comprend l’attitude de l’autre de l'intérieur par l'action qu’il accomplit pour se protéger contre elle. Cette compréhension, malgré la lutte, instaure la réciprocité. C ’est dans l’antipathie que s'épanouit une « sympathie » formelle pour le rival, à la place duquel on se met malgré soi, car il s'agit de prévoir ses actions et ses réactions. Cette genèse d'une morale grossière peut alors ouvrir sur des valeurs moins caricaturales et plus authentiques, comme la conscience d'une égalité de condition ou la reconnaissance de la liberté. Je perçois l’Autre comme l’auteur d’une praxis qui n’est pas moins qu’une « organisation dialectique de moyens en vue d'assouvir le besoin » autrement dit, autrui est lui aussi une liberté en acte qui totalise le champ pratique en fonction de son salut et de ses exigences inconditionnées. De ce point de vue, pas de différence insigne avec moi, et c'est bien là, pour Sartre, ce qui est inquiétant. L'Autre est une « antipraxis », c’est-à-dire une praxis individuelle mais dont le résultat ressemble étrangement à une praxis sans auteur, immaîtrisée et involontaire autrui ne veut pas attenter à mes jours, il ne désire rien d’autre que se sustenter, mais la seconde praxis implique la première ; en se sauvant, il me condamne. L'existence de l’Autre équivaut à ma non-existence. Toute la liberté déployée dans la praxis de l’Autre s'annonce comme une négation résolue de moi-même. Dès lors, chaque action, ou presque, puisqu’elle se donne à voir comme « un libre dépassement dialectique des conditions matérielles », peut être perçue comme une agression caractérisée ou une attaque personnelle. Dans un tel climat de « violence diffuse1 », les réactions individuelles à la rareté ne doivent souffrir aucun délai, chacun craignant de « voir venir à lui son ami le plus proche comme une bête étrangère et féroce2 ». La rareté est un paramètre qui structure les situations et les comportements. Elle révèle négativement la liberté. À ce stade, il s’effectue une torsion, une inflexion de la signification des actes individuels et collectifs au profit d'une tonalité ou d'une
1. Op. cit. y p. 261. 2. Op. cit.y p. 262.
orientation violentes ; et même lorsqu’une action n'était pas destinée à être violente, elle le devient, déviée et dévoyée, ou encore mésinterprétée. Le lecteur de la Critique retrouve ici le fameux thème sartrien du vol des significations des actes, c'est-à-dire de leur truquage et de leur détournement par les autres, thème récurrent dans le théâtre et les romans de Sartre, où de nombreux personnages ne reconnaissent plus dans son exécution la teneur de leur projet originel « leur praxis se retourne contre eux1 », et Sartre nomme ce curieux retournement la « contre-finalité » ou l'« anti-praxis ». Toutefois, je ne dois pas me scandaliser d’être mis en péril par les autres quand je sais que je n’hésiterais pas à me faire passer avant eux, fût-ce avec une once de scrupule. La violence n'est pas, contrairement à ce que pourrait en penser le sens commun, exclusive de toute forme de réciprocité au contraire, elle instaure parfois des formes sophistiquées de renvois mutuels. Bien sûr, ces rapprochements s'apparentent étonnamment à des éloignements, mais il ne faut pas nier qu’un contact s'est établi cahin-caha, et cela, bien qu’il puisse être de A à Z antagonistique. A vrai dire, il se forme dans le milieu de la violence des solidarités curieuses et des complicités sordides. Il en découle que la rareté, condition de probabilité de la violence, noyaute la réciprocité, cette relation fondamentale entre les hommes. C’est en contrariant cette sociabilité naissante et ce tâtonnant désir de s’entendre que la rareté exerce une influence décisive sur l'homme. Pour l’exprim er simplement, elle en change le signe hier propulsée par le travail, la réciprocité positive devient négative. Cette fureur mutuelle enseigne aux hommes leur humiliante interchangeabilité, ce que Sartre a appelé leur « commutativité » nul ne vaut plus qu’un autre au niveau des besoins puisque seule la lutte cruelle ou le hasard désignent leurs vainqueurs, chacun n’étant qu'un « excédentaire » nuisible pour les autres. Le grand nivellement par le bas est commencé chacun est tiré vers le bas par cette astreignante et dévastatrice rareté, qui interdit d’emblée la tentation de la générosité et fait taire toute vélléité de rapprochement.
1. Laing et Cooper : Raison et violence, p. 125.
Il n'est pas absurde de supposer que, s'il y en avait eu suffisamment pour tous, les biens matériels eussent été sans doute bien plus équitablement répartis, et l’invention de la morale en eût été peut-être considérablement différée ou différente mais là, pour Sartre, dans ces circonstances restrictives, les hommes ne peuvent pas faire autrement que de se condamner à mort les uns les autres. À l’inverse, il est possible de déduire que, s’il n’y en a « pas assez pour tout le monde », il y en aura toujours assez pour quelques uns. Au début de la Critique, Sartre s’appuie sur une certaine ambivalence de l’homme chacun peut être vu sous deux angles d’approche dissemblables, comme vainqueur ou perdant de ce combat incessant, comme « survivant possible » ou «excédentaire à supprimer1 ». Ce double statut institutionnalise et érige en système, voire en réflexe, cette violence inévitable en lui conférant une quasi-objectivité, puisque chacun se définit et définit tous les autres sur ce mode équivoque. Cette alternative altère la condition humaine. Ce troisième moment s'achève sur une thèse paradoxale à ce « stade le plus élémentaire », nous nous attendrions à une loi de la jungle pour toute relation humaine, au règne du droit du plus fo rt, à quelque chose comme un déchaînement sauvage des pulsions de survie, des « aveugles instincts » dont celui de conservation, sans que la moindre réflexion ne soit requise ici. En effet, point n’est besoin d'élaborer une théorie morale lorsqu'il s'agit de défendre sa vie bec et ongles. Cependant, il s’est produit des « dépassements de conditions maté rielles », et ces comportements d’acharnement contre l'autre ne peuvent plus se ramener à des actes adaptatifs classiques au sens de la théorie de l’évolution de Darwin pour Sartre, les « aveugles instincts » qui composent la lutte pour la vie (« struggle fo r life »), mécanismes naturels et innés, cèdent la place (s'ils l’ont occupée un jour...) à une véritable éthique suprématiste. L’autre homme devient l’ennemi juré, l'individu à abattre coûte que coûte. La peur d’autrui, maladive et irrai sonnée, est tenacement ancrée en nous. C'est pourquoi le manichéisme moral est en germe dans la spontanéité même des individus tenaillés
par la rareté, dès le surgissement de la volonté de vivre la conscience morale, ici minimaliste, admet déjà pour Sartre des « structures complexes », par exemple des systèmes de pensée ou des conceptions du monde un tant soit peu élaborés. Sartre pense que les conduites humaines en apparence irréfléchies et liées au désir de survie ne relèvent pas de simples comportements explicables par la sélection naturelle, ou encore l'adaptation au milieu chère à Lamarck. Il ne faut pas voir dans les réflexes viscéraux du corps biologique la cause unique des antagonismes, sur fond de rareté, car Sartre se situe sur un plan moral la nature ne suffit pas à expliquer la motivation de ces ac tions vitales, il faut se placer sur le terrain de la culture, c’est-à-dire des représentations symboliques que les hommes forgent les uns des autres. On peut en déduire que le despotisme des besoins et la crainte de l’imminente faim au ventre marquent si intensément et si durablement la conscience des hommes que la volonté de destruction continue de prévaloir même lorsque la rareté a été occasionnellement dépassée et que les rivaux sont rassasiés. C'est pourquoi chaque homme, « fondant une morale et poursuivant la destruction de l'Autre », en veut doré navant à son prochain au nom d’une invincible haine, alors même que la faim ne le tenaille plus ! Le souvenir de cette concurrence, telle une trace mnésique ineffaçable, est si vivace qu'autrui n'est plus uni quement vu « comme simple objet menaçant mais comme liberté reconnue et condamnée jusque dans sa racine ». Cette racine de la liberté qu'il importe d’éradiquer atteste de la virulence aiguë de cette hostilité et de son jusqu’au-boutisme effréné. Ce n’est pas pour rien que Sartre emploie le verbe « détruire », particulièrement fort : il veut mon trer que chacun en veut phobiquement à Yêtre de l’Autre, à tout ce qu’il représente et non à un aspect de sa personne, qu'il aspire à sa dispa rition totale. Déjà, dans L'être et le néant, Sartre opposait le fait de haïr l’existence d'autrui en général au fait de détester tel élément singulier de son caractère. La haine est totalisante et la détestation parcellisante. La rareté incite et invite à la violence, elle ne la provoque pas, sinon ce serait renier la liberté si chère à Sartre la violence n'est jamais causée par l’extériorité des objets mais plutôt posée par l’intériorité du sujet ; c’est en dernière instance la subjectivité, même malmenée, qui délibère et s’autodéterm ine. La rareté m atérielle, « aliénation
primitive1 », semble pousser les hommes à s’entre-déchirer pour arracher tant bien que mal leur maigre pitance à ce m ilieu parcimonieux. Le fait de la rareté est donc à la fois la condition première de la violence et l'élément ambigu qui a précipité l’éveil du sentiment d’appartenance au genre humain tout en le corrompant dans le même mouvement. Dans ce passage, le dialogue critique avec Marx continue de plus belle : voilà la rareté reconnue comme le fondement « transcendantal » de toutes les violences et aliénations menées par les hommes, comme la « matrice abstraite et fondamentale de toutes les réifications des relations humaines2 » elle n’est donc pas, c'est le moins que l’on puisse dire, une structure dérivée et superfétatoire, qui découlerait uniquement d ’une raréfaction a rtific ie lle opérée par la classe dominante exploitatrice, comme le pensent Marx et surtout Engels. L’action coupable de cette dernière n’est pas pour Sartre la cause de la rareté mais son principe de reconduction et son facteur d'aggravation. La rareté est ici consacrée et institutionnalisée par la bourgeoisie, et par toutes les classes privilégiées avant elle, et non pas créée ex nihilo. Ce n’est pas l’inégalité des richesses qui produit la rareté mais plus vraisemblablement le contraire. Selon la tradition marxiste, la question des besoins humains ne peut pas admettre une telle mesure naturelle mais doit être exclusivement conçue en termes sociaux et économiques, sous peine de dissoudre la responsabilité des nantis relativement aux inégalités dans des causes matérielles déterminantes. Pour Sartre, il ne suffit pas de modifier les rapports de production pour que toute société jouisse aussitôt du minimum vital. Dès lors, la révolution ne doit pas seulement rétablir les équilibres économiques mais aussi s’attaquer à cette terrible disette structurelle, « facteur réel de l’Histoire3 », ce qui aurait pour effet d’amenuiser les germes d'hostilité qui croissent librement sur elle comme des plantes sauvages. Ce texte est aussi l’occasion, pour Sartre, d'une discussion implicite avec les thèses de Hegel. La dialectique hégélienne du maître et de Vesclave, dans laquelle deux consciences luttent à mort pour la 1. Laing et Cooper : op. cit., p. 125. 2. Critique, pp. 243-244. 3. Op. cit. y p. 266.
reconnaissance mais sans vouloir reconnaître réciproquement l'autre, est trop abstraite pour Sartre, malgré sa rigueur et sa pertinence la violence doit être ramenée à des fondements plus concrets et moins idéalistes, telle que la rareté dans le monde matériel. Cet ancrage profond dans les conditions matérielles et sociales, même s’il n’explique pas tout, est pour lui plus satisfaisant, finalement, que celui qui se rattacherait à des soubassem ents psychologiques ou phénoménologiques. De plus, les inégalités sociales ne dérivent pas de la dialectique du maître et du serviteur, qui les creuserait supposément en dégageant un vainqueur enrichi et un vaincu appauvri la misère n’est pas le simple résultat d’une kyrielle de combats singuliers. Mais ce désaccord de fond entre les deux philosophes dissimule mal une concordance de principe chez Hegel, l’un des deux protagonistes capitule en préférant la vie à la liberté et devient donc esclave, tandis que l’autre devient le maître en courant jusqu'au bout le risque de la mort1. Chez Sartre, l’âpre combat contre la rareté aboutit aussi à l’abdication du moins téméraire des deux ennemis, à moins qu’un groupe en fusion ne solidarise les deux individus contre les autres. C'est alors que Sartre, laissant la rareté en arrière-plan, laquelle devient, comme il dit, un « fond », est logiquement conduit à esquisser une réflexion générale sur la violence la violence est-elle un pur chaos ou bien s'organise-t-elle ? Peut-on distinguer plusieurs figures hétérogènes de la violence ? Mais surtout, quelles sont les conséquences sociales et historiques de cette recrudescence de la lutte contre la rareté ? Cette typologie de la violence mène notre philosophe à une apologie de la liberté. Quand on sait le rôle que cette notion a joué dans L'être et le néant et, en général, dans la renommée de Sartre et de l’existentialisme, le moins que l'on puisse dire est que cette 4e partie du texte s’avère précieuse quant à l’évolution interne de la pensée de Sartre étant donné le poids de la réciprocité, de la rareté et de tout le champ pratique en général, qu’en est-il de la liberté humaine, qu’en reste-t-il ? Quels rapports entretiennent la violence et la liberté sontils de simple exclusion, comme le sens commun s'accorde à le penser, ou admettent-ils une logique dialectique plus subtile ? 1. Le fait que le rapport se retourne ensuite est un autre problème.
4epartie. La dialectique de la violence et de la liberté
De «V oilà précisément ce que nous nommons violence... d'autre issue que l’obéissance ».
à
Si l'on en croit Sartre, la violence n'est pas une agression irraisonnée, une sorte de déferlement furieux de la force nuisible elle est consciemment un attentat dirigé contre la liberté, une atteinte délibérément portée à son encontre. Elle ne vise pas uniquement une fin extérieure à l'individu violenté (comme, par exemple, frapper un esclave pour qu’il travaille plus vite) elle en veut à l'existence même de la liberté individuelle. On dirait qu'une obsession immémoriale de la rareté continue d’imprégner avec insistance le champ de l’activité pratique, comme si toutes les actions humaines étaient encore déterminées à distance, non consciemment s’entend, par ce fléau archaïque. Mais cette dangerosité de la violence ne s'arrête pas là : selon Sartre, elle a pour objectif désigné de faire en sorte que la liberté violentée « décide » elle-même de son abolition ! La suprême mystification de ce procédé réside dans le fait que la violence atteint son but par la bande en contraignant sa victime à vouloir librement la disparition de sa liberté « la contrainte ne supprime pas la liberté », écrit Sartre à la fin de ce long paragraphe. De là à dire que l’opprimé est l’auxiliaire de l’oppresseur, il y a un pas que Sartre, bien sûr, ne franchit pas il veut seulement dire que l’aliénation durable n’est possible qu’à la condition de provoquer machiavéliquement une participation forcée de la praxis individuelle à sa propre instrumentalisation c’est là le paradoxe odieux de la violence, si l’on veut, son insupportable cynisme. Le comble de la violence, c’est qu’elle s'appuie sur la liberté ; elle réussit grâce à elle ou, comme le dit Sartre, « à cause d'elle », autrement dit en la manipulant
pour la mettre à son service. La servitude qu'elle élabore savamment ne parvient pas à ses fins malgré la liberté, « en dépit d’elle », mais en se jouant d’elle, en s'adjoignant par la ruse son concours, un peu comme les maîtres d’Athènes qui, au lieu de faire exécuter Socrate, l'ont condamné à s'empoisonner lui-même, à s'administrer lui-même la ciguë, autrement dit se sont ôtés d'avance et cyniquement une part de responsabilité. Dans de nombreux textes, Sartre montre que l’aliénation est contradictoire car elle est à la fois un joug liberticide qui nie l'humanité de l’autre et une reconnaissance de celle-ci puisque « pour traiter un homme comme un chien, il faut l’avoir d’abord reconnu pour un homme1 » si l’homme est déjà une chose, dès le début, il n’y a plus rien, ou plutôt plus personne, à aliéner ! C’est en tant quhomme que l’autre peut être rabaissé à l'état d'esclave « On n’opprime pas un clou ou une bille ; on opprime un être ayant des projets2 ». On ne peut chosifier une chose... 11 faut dire que la menace de la mort est terriblement efficace celui qui craint d'être exécuté n’a pas « d’autre issue que l'obéissance », et ce chantage pesant force sa volonté à accomplir elle-même la fin du parcours de l’oppression « La violence est donc en tout cas reconnaissance réciproque de la liberté et négation de celle-ci », elle est un processus en deux temps. Elle exprime une affirmation et son contraire, elle se contredit elle-même l’oppression n'est pas seulement injuste, elle est aussi illogique. Dans ses textes épars sur la torture, Sartre tient le même raisonnement : le paroxysme de l'horreur et de la souffrance dans cette pratique avilissante est que c’est le torturé qui « craque », autrement dit qui décide qu’à un moment la douleur devient insupportable. Cette ironie des bourreaux est palpable dans le fait que la victime, lorsqu'elle capitule et parle, « se précipite de son propre mouvement dans l'abjection3 ». Pour imposer l’asservissement que nous avons décrit, l’homme violent utilise la matérialité environnante aux dépens de l’homme violenté, il organise les objets du monde en fonction de cette 1. Critique, p. 223. 2. Sartre : Cahiers pour une morale, 1983, Gallimard, p. 175. 3. Q u’est-ce que la littérature ?, 1948, Gallimard, éd. de 1989, p. 218.
oppression dirigée. Par exemple, un mur matérialise l’impossibilité de fuir, ou encore la cadence non négociable des machines industrielles concrétise l’obligation d'un rythme de travail infernal. Sartre l’énonce ainsi dans la terminologie de la Critique « la seule violence concevable est celle de la liberté sur la liberté par la médiation de la matière inorganique ». Cette phrase (en dehors de l’affirmation teintée de marxisme que celui qui détient la richesse matérielle détient le pouvoir) semble insinuer que le vandalisme, par exemple, n’est une figure de la violence qu’à condition de détruire les biens de quelqu'un et non pas des choses sans propriétaire la violence est toujours un acte qui vise un sujet, jamais seulement un objet. Si je m’amuse à casser des rochers dans le désert, je ne suis pas violent puisque je ne nuis à personne, je déplace seulement des masses d’être... Partant de là, Sartre dévoile à deux reprises une taxinomie des figures de la violence qui mérite un éclaircissement. Il distingue entre une violence directe et une violence indirecte, laquelle recoupe une distinction connexe entre une violence illégitime et une violence légitime. Le premier cas de figure rejoint la violence au sens traditionnel, directe et illégitime, c’est-à-dire celle qui s’en prend à la liberté d’autrui pour la mettre à mal ou en suspendre la souveraineté (« mettre entre parenthèses ») par des subterfuges trompeurs, et c’est elle que Sartre dénomme plus bas l’« oppression » elle « impose un statut indépassable [...] constitué par les mêmes déterminations pratiques », elle discrimine et catégorise les hommes à l’aide des mêmes stratagèmes idéologiques éternels, communs à toutes les figures de l’oppression dans l'histoire. Mais le second cas de figure est, si l’on peut dire, plus original pour notre auteur, la violence se présente aussi sous la forme de la « Terreur » mais au sens où elle restaure et défend avec fermeté le règne de la « Fraternité » (d’où l’expression bien connue de la Critique « Fraternité-Terreur», association si apparemment contradictoire de deux notions antinomiques). Expliquons ce point. On a vu que le groupe en fusion risquait à tout moment une rechute dans la sérialité, c'est-à-dire de redevenir un regroupement inerte dépourvu de tout idéal politique. Pour éviter cela, chacun fait le serment de ne pas trahir ni
abandonner la cause et donne à chacun un droit de vie et de mort sur lui en guise de dissuasion «jurer, c’est exiger qu’on me tue si je fais sécession1 ». Dans ces circonstances, le lien de Fraternité-Terreur, droit de tous sur chacun reconnu par chacun, n'est pas contradictoire car il est à la fois « terreur exercée sur le traître » et « fraternité entre les « lyncheurs ». Voilà pourquoi Sartre réserve un sort à part à une forme de violence destinée à empêcher résolument la liberté de « devenir Autre » en voulant ce qu’elle ne veut pas et en se niant volontairement. La « T e rre u r» est chargée de ramener à l'id e n tité tandis que l’oppression a pour vocation de maintenir la différence. Cette conception de la Terreur politique a été souvent reprochée à Sartre. Niel2 estime même qu’il faut voir dans cette description de la répression codifiée et justifiée une pièce à verser au dossier du stalinisme sartrien. Pour en revenir à la violence oppressive, notons qu'au «contrehomme » s'attaque une contre-violence, et que toute violence est vécue ou présentée comme telle elle ne doit être qu'une violence de réplique, une violence seconde, tels ces enfants qui, pour s’innocenter, se défendent en alléguant « Ce n'est pas moi qui ai commencé, c'est lui ! » Etant donnés la rareté, et mon « contre-homme » de « Frère », ma violence comme contre-violence doit se déguiser en une sorte de légitime défense préventive ! Autre perfidie idéologique de la violence... La violence oppressive sait donc bien ce qu’elle fait ; elle «enveloppe une connaissance pratique d'elle-m êm e», elle se pose « comme p ra x is consciente de soi et de son objet », car elle vise l'anéantissement de la liberté d'autrui, et cela par le moyen d’une dégradante automutilation de l'opprimé. Mais la violence oppressive est également consciente d'elle-même et de ses fins lorsque l'accaparement des richesses par une élite, minorité oisive, paupérise ou condamne à mort une horde d'hommes en la vouant aux privations. Ce thème, qui permet d'affilier la rareté à la lutte des classes, parcourt toute la Critique. L’appropriation égoïste de « La page de Jean Lacroix : Jean-Paul Sartre et la “Critique de la raison dialectique” », site Web : vvvvvv.multimania.com, p. 4. 2. Jean-Paul Sartre héros et victime de la « conscience malheureuse », 1966, Le Courrier du Livre, p. 92.
biens déjà raréfiés aboutit à un « c h o ix » des sous-alimentés, des exploités, des expropriés, etc. Il s’agit ni plus ni moins que de se débarrasser d'un surplus d'hommes ! Ceux qui « consomment sans produire1 » s'opposent (aux deux sens du terme, conceptuellement et conflictuellement) aux «victim es de la nouvelle répartition», autrement dit ceux qui produisent sans consommer. Le besoin, brimé par les ressources rarescentes, comme l'explique Sartre, est vécu de prime abord non comme une insuffisance imposant une praxis correctrice correspondante mais comme une « exis », c'està-dire une réalité essentielle et immuable, immobile comme une définition. L’homme ne peut rien y faire, il doit bien s'y adapter et, à part la violence, l'autre réponse adaptée à ce stimulus persistant et persécuteur est l'abaissement des exigences de l’organisme par l’abstinence relative et la privation méthodique des aliments pour moins subir l’intolérable pression d'une telle déficience universelle, le corps limite ses besoins au strict minimum et s'affaiblit pour, au total, souffrir un peu moins. Sartre prend dans la Critique plusieurs exemples édifiants, tel ce prolétariat agricole italien sous-employé et donc souspayé qui s'habitue à ne prendre qu’un seul repas par jour, au prix d'une dégradation physique douloureuse mais qui autorise malgré tout la survie. Dans cette situation chronique, les fondements de l'ordre social se retrouvent viciés par cette supériorité quantitative des hommes par rapport aux choses dont ils ont le plus vif besoin la rareté paraît détruire, ou pour le moins ronger, le lien social tissé malgré tout par les hommes ; elle est la brèche qui lézarde les communautés humaines et fait trembler sur leurs bases fragiles ces colosses au pied d'argile ; elle met à rude épreuve l'ordre civil et politique et contribue à faire de lui un désordre établi. Par voie de conséquence, ce dernier oblige les sociétés à moduler le chiffre de leur population, à le modifier dans le sens de la baisse, et ceci par tous les moyens possibles, jusqu’aux plus inacceptables ; et à ce titre, la violence n’est que la plus « franche » des méthodes, mais elle est volontiers alliée à des procédés indirects et techniques et même remplacée par eux. Fait alors son apparition « une
communauté qui sera définie à la fois par l'obligation d'effectuer un sur-travail et par la nécessité de se réduire à une sous-consommation réglée ». La pénurie, structurelle et non pas conjoncturelle, force les communautés à éliminer certains de leurs concitoyens, non seulement réels, mais également possibles en Chine, la politique d'un enfant par couple est une manière de supprimer le trop-plein d'hommes. Tous les moyens sont bons, ou quasiment, pour restreindre l'accablant excédent d'hommes et résoudre ce problème quantitatif. On pourrait interpréter, à la suite de Sartre, l'exploitation économique ou la guerre comme des tentatives pour abaisser significativement l'excès de population. S'il est évidemment d'accord pour dire que les inégalités ne sont pas naturelles, Sartre ne croit pas comme Marx que l'histoire soit tout entière explicable à l'aide du schéma de la lutte des classes : le sens des faits historiques s'élucide aussi à partir de cette constante qu’est la «lutte acharnée contre la rareté», à laquelle s'apparente «toute l'aventure humaine1 », L’exploitation de l'homme par l'homme n’est donc pas la seule responsable de la tournure violente prise par l'histoire depuis des millénaires. La rectification nuancée du marxisme par Sartre va jusqu'à l’idée que l'aliénation sociale découle en dernière instance de la rareté fondamentale de la matière et des moyens de subsistance ; ce qui ne veut pas dire qu'une classe dominante n'aurait pas exploité une classe dominée s'il y avait eu pléthore de biens la rareté est la condition de possibilité de la lutte des classes mais non pas sa condition nécessaire et suffisante. Tout autre scénario était improbable mais pas impossible. Malgré tout, comme certains commentateurs l’ont dit, la violence n'était pas l'unique réponse possible à la compétition dans la rareté par le travail, l’homme pouvait escompter vaincre ou dépasser cette limite matérielle en provoquant l'abondance par une action sur le réel. C’est pourquoi, avant de prendre conscience que la rareté comme milieu ambiant est éventuellement modifiable par la p r a x is , et que la technique, définie comme la transformation utile de la nature, peut s’attaquer et mettre fin au règne de la rareté, la tentation prioritaire et la solution de facilité consistent à agir sur les autres hommes plutôt que l.
Op. cit., p. 235.
sur la nature. On le voit, entre la violence et l'aliénation, pas de place pour un quelconque moyen terme. Pourant, comme l’écrit Aron, le peuple ne prend pas la Bastille tous les jours... En tout cas, l'humanité n'étant toujours pas sortie de la pénurie des biens, Sartre, dans ce passage, ne voit à l'horizon aucun motif d'espérance permettant de croire que les hommes cesseront de s'entretuer pour l'acquisition, le vol ou la conservation des biens par définition limités et instables. Dans tout cela, qu'est-il arrivé à la célèbre liberté défendue par le « premier » Sartre ? L’homme est-il toujours « condamné à être libre », c'est-à-dire systématiquement voué à la liberté comme à une malédiction inévitable ? Cette question est d’autant plus brûlante que le texte de Sartre s'achève, ainsi que nous l'avons montré, sur une analyse des rapports entre la violence et la liberté. À propos des rapports entre L'être et le néant et la Critique, deux interprétations opposées ont fait florès au même titre, à savoir les thèses de la continuité et de la rupture. Sans les départager, il nous apparaît que ces deux conceptions sont tout autant cohérentes et admissibles, quoique pour des raisons différentes. D'une part, il y a continuité en ce que la liberté de la conscience y est toujours affirmée avec autant de force et plus de précision, même si le projet devient la praxis, et même si la nécessité gagne du terrain (Sartre parlait déjà de facticité, à savoir l'ensemble des conditions inchangeables que nous transcendons et à partir desquelles nous sommes libres, tels que la naissance, le passé, la mort, le corps, etc.). Mais ce changement de vocabulaire ne doit pas masquer des points de convergence évidents. De ce point de vue, la Critique peut apparaître comme une continuité et un approfondissement réaliste de cette perspective en effet, la situation, avec la teneur restrictive de ses données de fait, se voit explicitée comme « nécessité de la matière ouvrée » (tel métal est plus approprié qu’un autre pour façonner un objet), « exigence » adressée à notre liberté (l’intérêt dicte au patron certains investissements et pas d'autres), « structure pratico-inerte », « processus » de sérialité, etc., autant d'impératifs incontournables à partir et à l'intérieur desquels la libre action de l'individu (la « praxis individuelle ») va pouvoir tant bien que mal se développer ou se
préserver. Même si ces concepts « existentialistes » se sont raréfiés dans la Critique, on peut dire que le projet individuel n'apparaît dans son authenticité que dans le cadre de la foule révolutionnaire, unie dans sa révolte, qui met en avant un projet collectif dont la légitimité fonde l’engagement de chacun. La p raxis individuelle prend sens dans l'horizon englobant de la praxis commune. Ce livre expose donc une dialectique permanente entre la liberté et la nécessité, un dépassement constant de cette fausse contradiction. On se souvient que, dans L'être et le néant, Sartre montrait que nous sommes libres mais à l'intérieur d'une situation particulière, sur fond d'un « coefficient d'adversité » des choses. La liberté est donc à la fois absolue et conditionnelle absolue parce qu'elle est un pouvoir de décision plein et entier ; conditionnelle parce que ce pouvoir de se projeter demeure relatif aux limites données des circonstances. Plus largement, il s'agit pour Sartre de sauvegarder l'irréductibilité de l'existence vécue, sa singularité indépassable, contre les nécessités de l’enchaînement dialectique des faits historiques, tel Kierkegaard refusant de laisser le système hégélien engloutir la subjectivité individuelle. Pour autant, le sujet n'est pas un absolu qui constituerait tout, comme chez Descartes, Kant ou Husserl si tout passe par le sujet, tout ne part pas de lui. D’autre part, il y a rupture entre ces deux ouvrages dans l'exacte mesure où Sartre avait livré du sujet une version quelque peu anhistorique et désincarnée, pour ne pas dire édulcorée, où la notion de groupe n’était pas vraiment pensée, ainsi que le problème de l’insertion de la liberté individuelle dans la fin visée par le groupe Sartre s'en tenait aux relations interindividuelles, non sociales, comme dans Huis clos où le trio formé par Inès, Garcin et Estelle, illustrait ses théories relatives à la rencontre des pour-soi mais n'était pas porteur d'une conception de l'ordre social. Il n'empêche qu'une autre constante se révèle entre les deux œuvres, même si le concept en question a été débaptisé au passage le conflit des consciences s'est mué en violence politique. Par ce changement de point de vue sur la conflictualité humaine entre L'être et le néant et la C ritiq u e , Sartre est passé de l'idéalisme ontologique et phéno ménologique au réalisme social et matérialiste. Un affrontement a
toujours lieu entre les hommes mais il est devenu révocable du fait de son origine à la fois matérielle et sociale, loin des structures constitutives, partant irrévocables, de la conscience. Il est aussi possible de soutenir que les deux thèses sont compatibles puisque Sartre n'a jamais renié, après tout, les théories de L'être et le néant la portée antagonistique des « relations concrètes avec autrui », entre les pour-soi, n'est pas contradictoire avec un soubassement belliqueux plus profond, celui de la rareté « naturelle » et sociale. On est simplement passé de l'origine individuelle ou intersubjective de la violence à sa matrice collective ; et les conditions de possibilité du jaillissement de la violence peuvent fort bien reposer sur ces deux pôles. La lutte des consciences, pour lesquelles « l'Enfer, c'est les autres », se juxtapose aisément, circonstance aggravante, à la lutte pour l'obtention des biens en voie de disparition. Pour autant, il est admissible de voir dans cette vaste anthropologie spéculative qu'est la Critique un dépassement du réalisme et de l'idéalisme, étant donnée l'égale importance accordée par Sartre aux conditions matérielles et à l'activité consciente du sujet. Ce texte s'achève sur l'idée, déjà signalée, que la violence de l'oppresseur aboutit au consentement forcé de l'opprimé celui qui domine fait le « choix délibéré », en tant que « praxis consciente de soi », de l'annihilation par procuration de la liberté du dominé. Ce dernier doit s'animaliser lui-même, se réifier en s'efforçant de « combler l'écart entre l'être-instrumental et l'homme » au lieu de le creuser comme un homme libre. Il ne s'agit pas d’une servitude volontaire à La Boétie mais d’une démission imposée. Au demeurant, le fait que l’homme doive se libérer ne veut pas dire qu’il n'est pas libre, mais cette liberté est formelle et inefficiente pour Sartre, la désaliénation des hommes implique même une liberté radicale. Pour Aron, refonder le marxisme sur le rôle-charnière de la praxis individuelle est une vraie gageure et Sartre ne peut pas relever ce défi philosophique qui tombe dans l’aporie « Si la réalité authentique n’est faite que des hommes, de leurs actes, de leurs souffrances ou de leurs rêves, comment totaliser ces existences, chacune singulière,
irremplaçable1 ? ». La réponse, selon Aron, est dans la question une vision monolithique de l’histoire ne peut émerger de la pluralité des consciences, et l'improbable totalisation n’aura pas lieu. L’ancien condisciple de Sartre à l’ENS estime qu'il a échoué à restaurer le marxisme en ce que le projet était vicié d’avance pour rester fidèle à la doctrine marxiste, il aurait fallu, selon lui, écrire le Capital du XXe siècle. Loin de ce constat pessimiste, il est aussi cohérent de penser que Sartre est parvenu à une rénovation partielle du marxisme en contestant l’application mécanique par les néo-marxistes d’une grille de lecture rigide et doctrinale. Egalement, Sartre est retourné régressivement endeçà des sociétés historiques, à un moment présocial, alors que la genèse de l’apparition de la lutte des classes préoccupait peu Marx, soucieux de ses seules modalités historiques et de sa suppression. Au terme de cette étude, une question d'envergure subsiste pourtant en humanisant et restaurant le marxisme par ses positions existentialistes, Sartre ne l’a-t-il pas fait imploser ?
1. Les marxismes imaginaires, p. 185.
Vocabulaire Circularité - Souvent identifiée à la récurrence, elle désigne en premier lieu le mouvement de propagation qui élargit une conduite nouvelle à un groupe tout entier. Par exemple, le premier qui prête serment de fidélité à un groupe enjoint par là même les autres d'en faire autant ; de même, une mode s'impose circulairem ent par une contamination de proche en proche, comme les dominos qui tombent l’un après l'autre en série. Ces circuits de rotation, véritables fuites tournantes, se produisent souvent par inertie et font penser aux tourniquets longuement décrits dans les études sur Genet et Flaubert. En second lieu, ce terme signifie la réversibilité des rapports entre les structures sociales décrits par Sartre, qui implique une double circularité le long parcours de la série à l'institution via le groupe peut être suivi à l'envers. Dialectique - La méthode dialectique passe par la négation et, en faisant cette expérience du contraire, elle surmonte les tensions et impasses logiques et parvient à un 3e terme fécond qui les surplombe en les intégrant. Par exemple, chez Hegel, dialecticien s'il en est, la Trinité est un trio dialectique dans la mesure où la trop grande abstraction du Père tout-puissant et la trop grande concrétude de Jésus incarné forment une contradiction dépassée et conservée dans le SaintEsprit, sorte d’abstraction concrète. Le tiers « inclus » récapitule les phases antécédentes en les articulant. La dialectique suit deux axes, le dépassement des contradictions et la négation de la négation, mais cette négation niée ne revient pas à une simple affirmation elle sort renforcée de ce nécessaire passage par le contraire (« calvaire de la raison » ou « patience du négatif » selon Hegel). La dialectique caractérise aussi le rapport d'influence réciproque entre deux éléments, qui se développent concurremment grâce à une sorte de chassé-croisé. Par exemple, il y a une dialectique de la pensée et de la langue la forme de la langue permet un certain type de pensée ; en retour, certaines pensées nouvelles modifient la langue en rendant nécessaire, par exemple, l'invention de mots novateurs, etc. Toutes deux se conditionnent mutuellement et progressent ensemble.
À la fois « logique vivante de l’action1 », et « mouvement même de l’histoire en train de se faire et prenant conscience de soi2 », la Raison dialectique est à distinguer de la Raison analytique. La raison dialectique éclaire le passé et le présent à la lumière de l'avenir, par « l’intelligibilité absolue d'une nouveauté irréductible3 », alors que la raison analytique rapporte le présent et l'avenir au passé, en dissolvant l'inconnu dans le connu. La raison analytique découvre les liens d’extériorité à propos d'éléments qui sont les uns à côté des autres, sans compénétration. Pour la raison dialectique, tous les moments d'un processus prennent sens par rapport au premier moment, et celui-ci se comprend à partir de la suite des moments. Sartre appelle la praxis individuelle la dialectique constituante et dialectique constituée la praxis commune du groupe. Entre ces deux moments dialectiques s'intercale Vantidialectique y une phase durant laquelle la praxis humaine est absorbée, renversée et totalisée par la matérialité inerte, unité négative. Par exemple l'éloignement des gisements de minerais oblige les hommes à se déraciner pour travailler. Seule la praxis commune peut dépasser ce moment antidialectique car l’individu, sérialisé, n’y peut rien. Extéro-conditionnement - Manipulation des masses par le groupe souverain, opération de radicalisation de la sérialité en se servant des possibilités de la récurrence et du pratico-inerte (lavage de cerveau, publicité, mots d'ordre et slogans, idéologie, etc.). Le souverain fait en sorte que chacun croie s'identifier librement aux autres membres de l’ensemble sériel. L’individu est ainsi conditionné de l’extérieur il croit être autonome dans ses choix alors qu’il se conforme docilement à l'altérité ambiante ; mais en même temps l’individu croit être hors du coup s’il ne reflète pas les valeurs de la foule. La mode est le type même de l'acte extéro-conditionné, à la fois praxis individuelle et conduite sérielle, activité et passivité. Sartre prend les exemples significatifs du « best-seller », des « expressions » reprises par tous inertement, et du palmarès de la chanson qui révèle le disque qu'il « faut » avoir. Dans l'adhésion-soumission à la mode, le sujet se change 1. Critique, p. 156. 2. Lacroix, op. cit., p. 1. 3. Critique, p. 147.
lui-même pour ressembler aux autres, « pour se faire Autre comme eux1 », chacun copie l’autre, qui copie chacun, par une circularité mimétique sans point de départ. Soucieux de contrarier d'avance tout regroupement contestataire, les dirigeants attisent chez les sujets une fascination pour une belle totalité communautaire, en fait utopique (foules des stades, soldats des défilés), ravalant ainsi les hommes au rang de choses soumises à des lois mécaniques d’extériorité. La subtilité de ce conditionnement sournois et presque indécelable réside dans le fait qu'il ne contraint pas en fait, il sait s’imposer sans obliger, par un jeu d'influences insidieuses, et en donnant l'impression à chacun de reconduire librement cette attitude. On domine d’autant mieux que le dominé n'en est jamais conscient. À l'inverse, Vintéro-conditionnement désigne une libre limitation interne de la liberté, telle qu’une habitude ou une superstition personnelle. Fraternité-Terreur - Le groupe assermenté s’est donné un statut juridique accordant à chacun un droit de violence sur tout autre qui abandonnerait la cause du groupe et son unité. Elle est le remède et le refuge contre la « dissolution dispersive2 ». Remplaçant la peur externe de l’ennemi qui s'éloigne par une peur interne, la Terreur est la garantie de la validité morale du serment ; sans elle, il n’est qu'une parole en l’air, ou une idéalité. C’est pourquoi elle est intrinsèquement liée à la Fraternité des membres du groupe, qu'elle est chargée d'entretenir par la crainte du châtiment. Chacun est en même temps protégé contre luimême. L'indépassabilité du serment permet de limiter l'imprévisibilité de la liberté. Groupe - Grâce au groupe en fusion, un projet collectif permet aux individus atomisés ou massifiés de dépasser leur isolement, leur inimitié ou leur servitude et de s'extirper du pratico-inerte. L'Apocalypse est ce moment de violence fusionnelle accompli sous la pression d’une praxis adverse et chargé de liquider la sérialité. Pour Guindey, « l ’insurrection est l'instant exquis pendant lequel des individus peuvent écrire l’histoire3 ». L’individu organique devient
1. Op. cit., p. 855. 2. Op. cit., p. 520. 3. Le drame de la pensée dialectique. Hegel, Marx, Sartre, p. 177.
individu commun, à tel point que « la fusion des individus dans une foule révolutionnaire devient le symbole de la liberté collective1 ». Néanmoins, une fois devenu un groupe organisé, le groupe est sans cesse menacé de retomber dans l’impuissance de la sérialité, sauf s'il maintient son unité en prêtant serment. Cela ne suffit pas car il lui faut encore résister à l’institutionnalisation neutralisante. Institution - Terme emprunté à la sociologie, à Hubert et Mauss en particulier, et qui désigne la solidification d’un groupe organisé et vivant en une structure politique traditionnelle. Comme dans la bureaucratie kafkaïenne ou l'organisation orwellienne (exemples extrêmes, il est vrai), l’individu est réduit à sa fonction et à sa place dans le système. La revivification du groupe par la foi jurée est de courte durée à peine constitué, le groupe en fusion traverse les vicissitudes de la vie politique et n’est pas à l’abri d’un retour à l’inertie si exécrée hier. Pour s’en prémunir autant que possible, il se dote d’institutions qui font de lui un organisme officiel et bureaucratisé ; mais c’est là un nouveau péril, plus sournois encore que le précédent, puisque cette forme « politiquem ent correcte » (dirait-on aujourd'hui) encourage un assagissement de sa révolte, une sorte de récupération par le système pratico-inerte. S'il perd le « feu sacré», le groupe en fusion se métamorphose insensiblement en un parti reconnu et statufié, en un mot en une « institution ». Sur ce point, Fourquet2 reproche à Sartre d’avoir fait intervenir l’État trop tard, alors qu’en réalité les appareils de pouvoir s'infiltrent à chaque niveau de la vie sociale. Intériorité (Relation d') - Se dit d'une relation intra-organique entre deux ou plusieurs éléments qui contribuent ensemble de manière indissoluble et insécable à une même totalité synthétique. Par exemple, les organes du corps humain perdent l'essentiel de leur sens si on les considère isolément les uns des autres, analytiquement (et non synthétiquement) ces organes entretiennent entre eux une relation intime au sein d’un même ensemble, par une solidarité structurelle et systématique. Par analogie, Sartre caractérise ainsi les individus en tant
1. Aron : Les marxismes imaginaires, pp. 181-182. 2. L 'idéal historique.
qu'ils sont pensés comme incorporés à un même groupe unitaire, et non dans leur individualité séparée et indépendante. Une telle relation « du dedans » est à distinguer de la relation à1extériorité, relation « du dehors » entre deux ou plusieurs éléments qui, indépendamment de ce rapport, détiennent déjà un certain degré « d’autosuffisance » au sens où ils dégagent isolément des significations (même si cette relation les enrichit par ailleurs). Il en va ainsi du lien de cause à effet. La relation d’extériorité concerne tout rapport externe entre plusieurs entités unitaires coexistant inertement. Matérialisme - Le marxisme ajoute au matérialisme historique (doctrine qui affirme que tous les faits socio-historiques découlent des rapports économiques) le matérialisme dialectique ou dialectique de la nature. Pour Engels, la nature est un tout cohérent où les phénomènes interagissent les uns sur les autres, par action réciproque. Les contradictions tissent le réel autant que l'histoire, et les monde vivant et inerte consistent en des victoires dialectiques remportées sur les contraires (le « + » et le « - » en mathématiques, les électrons positif et négatif en électricité, l'action et la réaction en mécanique, l’union et la dissociation des atomes en physique, etc.). L'une des lois de la dialectique est la négation de la négation Engels prend l'exemple du grain d’orge « remplacé par la plante qu’il a engendrée mais qui est la négation du grain1 » ; mais cette négation est à son tour niée puisque la plante donne des grains et meurt. En rejetant la dialectique de la nature (comme c'était déjà le cas dans l’article de 1946 «Matérialisme et révolution », inséré dans Situations, III), Sartre refuse d’attribuer à la raison dialectique une caution ontologique, car il faudrait alors admettre que la dialectique existe avant et sans l’homme, dans les choses mêmes, et que « l’histoire de l’homme n’est plus qu’un chapitre particulier de l’histoire de la nature2 ». Il repousse aussi l'idée d’une unité de la méthode pour comprendre tous les faits, naturels comme humains. Pour Sartre, on ne comprend pas l'homme de la même façon que l’on connaît les choses, celle-ci étant à étudier par la raison analytique : il n’est ni une plante ni
1 Théorie de la violence, p. 415. 2. Schvvarz : op. cit., p. 46.
une pierre, et l’existence, dimension purement humaine, ne se réduit pas à la vie, phénomène purement biologique. On observe donc une opposition tranchée entre les sciences de la nature et les sciences humaines. Si l'existence est dialectique, c’est-à-dire fonctionne par alliance des contraires et dépassement des contradictions, rien ne permet d'affirmer a priori que la vie et la matière le sont aussi. Par contre, Sartre reconnaît que, s'il est faux de dire que les choses naturelles obéissent à des processus dialectiques, par contre ces mêmes choses en tant que médiées par les hommes (dans la technique, dans l’action, etc.) sont vraiment soumises à ces processus le néant n’apparaît qu’avec l'homme, et la praxis humaine dialectise tout ce qu’elle touche. Pratico-inerte - « Gouvernement de l’homme par la matière ouvrée rigoureusement proportionné au gouvernement de la matière inanimée par l’hom me1 ». Néologisme forgé par Sartre, cette notion est paradoxale, car la praxis est dépassement et l’inertie immobilisme. Mais l’être ne se manifeste que pour une liberté agissante, même inefficace. Activité passive, c’est le milieu de l’action des hommes en tant que la matière affecté leur pratique et qu’ils agissent sur la matière. Il en va ainsi de la machine qui dicte un rythme de travail, et même une destinée. Ployant sous la nécessité matérielle, les hommes semblent servir de médiations entre les choses. Le destin de la praxis dialectique du groupe ou de l’individu passe par l'objectivation dans l'inertie m atérielle, qui la marque de son sceau. C'est un m om ent antidialectique, car il n’y a pas en lui de ressort dialectique permettant de sortir de l'aliénation sérielle pour cela, le groupe doit encore se poser comme liberté commune décidant de nier le pratico-inerte et la praxis aliénée. La matérialité impose donc ses conditions et ses conditionnements, affirmation inhabituelle sous la plume de ce philosophe de la liberté qu'était Sartre. Le devenir historique n’est pas uniquement le résultat des décisions humaines mais aussi des « désideratas » de la matière déficitaire. Vue cette « interaction entre l'homme et la matière2 », le
1. C ritique , tome II, p. 287. 2. Adloff : Sartre t. ] . Index du corpus philosophique, p. 18.
champ du pratico-inerte impose des formes de nécessité dans la mesure où la liberté ne peut pas ne pas tenir compte des exigences du réel (par exemple, en l’absence de transports performants, remplacement des usines sidérurgiques doit être proche de celui des gisements de minerais) ; et donc, régulièrement, la liberté s'enlise dans ce qu’elle ne choisit pas, sa marge de manœuvre rencontre des limites matérielles, d’où une certaine « inertie d’impuissance ». Le pratico-inerte désigne aussi « l'organisation sociale devenue chose1 », une pratique qui s’est pétrifiée et momifiée dans des structures paralysées (par exemple, en vrac, un syndicat fossilisé qui n'est plus représentatif, la langue dans son état synchronique, une institution bureaucratisée, etc.). Praxis-C h am p de l’activité pratique en général, du projet de l’individu à l'action des groupes ou des peuples, impliquant un dépassement des conditions données au nom d’une fin, par opposition à l'exis, pratique figée et fixée (une tradition est une exis). Cas particulier fréquent, Yantipraxis est une « praxis sans auteur », puisque personne ne l’a voulue, et est issue d’une déviation de l'action entreprise par une nécessité incontrôlable ou celle du pratico-inerte. Par exemple, le déboisement chinois traditionnel, destiné à étendre l'agriculture, est la cause d’inondations catastrophiques. Or, cette conséquence grave est tout sauf une décision collective concertée chaque chinois désirait seulement agrandir ses terres fertiles pour son propre compte. Mais au final, ce résultat inattendu de praxis individuelles atomisées et isolées, contraire à celui initialement escompté, ressemble à un acte à la structure intentionnelle, au sens où Aristote définissait le hasard comme revêtant l’apparence de la finalité. Dans cette volonté renversée, appelée aussi une contre-finalité, l'individu voit son acte « volé » et retourné comme une crêpe. Par une unité négative, la matière vampirise et totalise les entreprises éparpillées et les dote d’un sens imprévisible. Rareté - Disproportion quantitative entre les hommes et les moyens de subsistance. Les ressources étant ainsi limitées, la rareté est la « matrice abstraite et fondamentale de toutes les réifications des
A ron : Les marxismes imaginaires, p. 179.
relations humaines1 ». Elle est le fondement originel de la violence. Il serait excessif et frauduleux de parler de la rareté comme de la cause première de la violence puisque, s'il existait quelque chose comme une cause de la violence, la liberté serait à exclure. Simplement, pour Sartre, elle est la condition de possibilité des antagonismes multiples, sa source proche ou lointaine, à commencer par la lutte des classes. Loin de tout égalitarisme politique, la rareté aboutit à sélectionner une élite, celle qui s’empare des biens et devient la classe dominante, au détriment d'une majorité sous-alimentée. Elle conditionne aussi l'éveil de la morale sous la forme d'un manichéisme primaire qui assimile l'Autre à un rival, et aboutit à « susciter l'inhumanité en l’homme2 ». La contingence de la rareté se tourne inexorablement en fait historique puisque l’homme a changé ce hasard quantitatif en injustice sociale. Les conditions sociales ont aggravé cette carence structurelle en l’officialisant. L’inégalité orchestrée du système capitaliste reprend seulement la rareté à son compte en Tarchitecturant. Réciprocité - Fait de reconnaître la p ra xis de l’autre et d’être reconnu par elle dans l’accomplissement du projet individuel3, et, idéalement, d’estimer que la conjonction des praxis est la condition et la fin de l’activité sociale. Elle est définie par Sartre comme la « détermination immédiate et perpétuelle de chacun par l’Autre et par tous ». S é rie - Rassemblement inerte d'individus unis par un lien d'extériorité pure et antidialectique, une unité dispersive et négative, et une altérité d'impuissance (file d'attente à l’arrêt de bus, auditeurs de la radio...). Cet alignement sans vie et sans âme, pure relation de contiguïté intéressée, admet pour seul point commun entre les hommes un besoin analogue. Chacun poursuit son but personnel mais se trouve lié malgré lui à un projet commun (attendre le même autobus au même endroit). Le mode de coexistence des hommes dans la série est l’interchangeabilité puisque nul n’y est nécessaire ni distinct des autres. Dans la file, la place des usagers dépend de leur ordre contingent d'arrivée et la rareté des sièges provoque une tension concurrentielle 1. Critique, pp. 243-244. 2. Colombel : op. cit., p. 573. 3. Critique, p. 242.
représentative de toute tension sociale. Sartre voit dans la série à la fois le passé et l'avenir de tout groupe car, dans la vie des collectifs, regroupement et dislocation alternent. Conquis sur la série, le groupe finit par être en voie de sérialisation par pétrification (par pratico-inertie, pourrait-on dire) lorsqu'il cesse d’être animé par le moment antécédent de l’association fusionnelle. Serment - La déliquescence rapide et inévitable du groupe en fusion ne manque pas d’entraîner des risques nul, même le plus fiable, ne peut garantir qu’il ne trahira pas la cause, et personne ne peut se vacciner contre le doute. L ’avenir est incertain du fait que l’homme est absolument libre, L'être et le néant le soutenait déjà. Conséquemment, chacun prête serment en jurant solennellement fidélité à la parole donnée et aux principes du groupe par une sorte de promesse sacrée de non-trahison ; mais surtout, il accorde aux autres le droit de le punir s'il faillit à son engagement. Comme dans le contrat social, toutes proportions gardées, « la condition est égale pour tous1 ». Mais c ’est ainsi que chez Sartre la terreur est instaurée et légitimée afin que chacun dépende de tout le monde et tout le monde de chacun. Le serment est une conduite nécessairement commune, dont nul n ’est excepté. Les conjurés sont alors prémunis contre toute velléité de sécession, et le fait d'être assermenté a cette double finalité de me protéger des autres et de protéger les autres de moi. Totalisation - Fait de ramasser en une synthèse unifiante et en vue d’une fin des éléments séparés ou juxtaposés et de les penser dans la multiplicité de leurs relations ; acte de récapituler, en les articulant et en les intégrant, les différents moments d’un processus ou d ’une histoire, tout en les dotant d’une signification globale. Chaque vie est une totalisation elle-même intégrée à une totalisation englobante qui est celle de tout un groupe à une époque. Mais aucune totalisation ne devient une totalité, c’est-à-dire un tout ossifié et définitif, car elle est sempiternellement en mouvement. Sartre récuse donc l’idée d ’un hyperorganisme, c'est-à-dire d’une totalité achevée et désormais sans histoire. D'ailleurs, la totalisation d’un autre groupe peut être un facteur
1. Rousseau : Du contrat social, 1762, livre I, chap. 6 ,1 0 /1 8 ,éd. de 1973, p. 73.
d'altération, un peu comme dans L'être et le néant où mon regard objectivant peut être transcendé par le regard d'un autre. V iolence-L e s biens étant par définition limités et instables, la rareté fondam entale déterm ine à distance, directem ent ou indirectement, toutes les violences ultérieures. Les hommes s'entredéchirent concurremment pour l'appropriation, le vol ou la conservation des biens rarissimes. Dans cette dimension particulière de la nature économe, la violence n'est pas une figure fugace mais une structure, une conduite quasi systématique, puisqu'elle ressortit à un ensemble naturel (devenu ensuite culturel) qui constitue un cadre de la condition humaine. D'où cette définition importante de la violence, partielle mais précieuse la violence est la « structure de l'action humaine sous le règne du manichéisme et dans le cadre de la rareté1 ». Toutefois, elle n’est nullement définitive puisque Sartre estime que l'accès à l’abondance est capable de mettre fin aux antagonismes entre les hommes. S'il est vrai que toute violence est issue de la rareté, il faut exclure avec Sartre l’idée qu’elle puisse être sise au cœur de l’homme, inscrite dans sa sensibilité, enracinée dans sa mentalité profonde, comme le pense notamment Ricœur. La violence n’est pas un effet, pour Sartre, de la nature humaine ni même de la nature au sens large, mais plutôt d’une tra g iq u e disproportion entre la nature et l'homme. Plus précisément, la violence est la résultante directe du vif contraste (voire de la contradiction) qui sévit entre les moyens offerts par la nature et les fins projetées par les hommes. Cette disparité rend évidemment problématique toute tentative de penser une quelconque téléologie.
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