Édition du groupe « Ebooks libres et gratuits »
Octave Mirbeau
SÉBASTIEN ROCH
(1890)
Table des matières LIVRE PREMI...
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Édition du groupe « Ebooks libres et gratuits »
Octave Mirbeau
SÉBASTIEN ROCH
(1890)
Table des matières LIVRE PREMIER......................................................................4 I .....................................................................................................5 II ..................................................................................................43 III ................................................................................................68 IV............................................................................................... 125 V ................................................................................................ 134 VI............................................................................................... 163 VII .............................................................................................182
LIVRE DEUXIÈME .............................................................. 219 I ................................................................................................ 220 II ................................................................................................227 III ..............................................................................................276 IV...............................................................................................299
À propos de cette édition électronique................................. 314
AU MAÎTRE VÉNÉRABLE ET FASTUEUX DU LIVRE MODERNE À
EDMOND DE GONCOURT CES PAGES SONT RESPECTUEUSEMENT DÉDIÉES
O. M.
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LIVRE PREMIER
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I L’école Saint-Francois-Xavier, que dirigeaient, que dirigent encore les Pères Jésuites, en la pittoresque ville de Vannes, se trouvait, vers 1862, dans tout l’éclat de sa renommée. Aujourd’hui, par un de ces caprices de la mode qui atteignent et changent la forme des gouvernements, des royautés féminines, des chapeaux et des collèges, bien plus que par les récentes persécutions politiques, lesquelles n’amenèrent qu’un changement de personnel vite rétabli, elle est tombée au niveau d’un séminaire diocésain quelconque. Mais, à cette époque, il en existait peu, soit parmi les congréganistes, soit parmi les laïques, d’aussi florissantes. Outre les fils des familles nobles de la Bretagne, de l’Anjou, de la Vendée, qui formaient le fond de son ordinaire clientèle, la célèbre institution recevait des élèves de toutes les parties de la France bien-pensante. Elle en recevait même de l’étranger catholique, d’Espagne, d’Italie, de Belgique, d’Autriche, où l’impatience des révolutions et la prudence des partis forcèrent jadis les Jésuites de se réfugier, et où ils ont laissé d’inarrachables racines. Cette vogue, ils la tenaient de leur programme d’enseignement, réputé paternel et routinier ; ils la tenaient surtout de leurs principes d’éducation, qui offraient d’exceptionnels avantages et de rares agréments : une éducation de haut ton, religieuse et mondaine à la fois, comme il en faut à de jeunes gentilshommes, nés pour faire figure dans le monde, et y perpétuer les bonnes doctrines et les belles manières. Ce n’était point par hasard que les Jésuites, à leur retour de Brugelette, s’étaient installés, en plein cœur du pays armoricain. Aucun décor de paysage et d’humanité ne leur convenait mieux pour pétrir les cerveaux et manier les âmes. Là, les mœurs du moyen âge sont encore très vivantes, les souvenirs de la –5–
chouannerie respectés comme des dogmes. De tous les pays bretons, le taciturne Morbihan est demeuré le plus obstinément breton, par son fatalisme religieux, sa résistance sauvage au progrès moderne, et la poésie, âpre, indiciblement triste de son sol qui livre l’homme, abruti de misères, de superstitions et de fièvres, à l’omnipotente et vorace consolation du prêtre. De ces landes, de ces rocs, de cette terre barbare et souffrante, plantée de pâles calvaires et semée de pierres sacrées, émanent un mysticisme violent, une obsession de légende et d’épopée, bien faits pour impressionner les jeunes âmes délicates, les pénétrer de cette discipline spirituelle, de ce goût du merveilleux et de l’héroïque, qui sont le grand moyen d’action des Jésuites, et par quoi ils rêvent d’établir, sur le monde, leur toute-puissance… Les prospectus de l’établissement – chefs-d’œuvre typographiques – ornés de dessins pieux, de vues affriolantes, de noms sonores, de prières rimées et de certificats hygiéniques, ne tarissaient pas d’éloges sur la supériorité morale du milieu breton, en même temps qu’une description lyrique des paysages et des monuments excitait la passion des archéologues et la curiosité des touristes. Entre de glorieuses évocations de l’histoire locale, de ses luttes, de ses martyres, ces prospectus avertissaient aussi les familles que, par une grâce spéciale, due à la proximité de Sainte-Anne-d’Auray, les miracles n’étaient pas rares, au collège, principalement vers l’époque du baccalauréat, que les élèves prenaient des bains de mer sur une plage bénite, et qu’ils mangeaient de la langouste, une fois par semaine. Devant un tel programme, et malgré la modestie de sa condition, M. Joseph-Hippolyte-Elphège Roch, quincaillier à Pervenchères, petite ville du département de l’Orne, osa concevoir l’orgueilleuse pensée d’envoyer, chez les Jésuites de Vannes, son fils Sébastien qui venait d’avoir ses onze ans. Il s’en fut trouver le curé qui approuva chaudement.
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– Cristi ! Monsieur Roch, c’est une crâne idée… Quand on sort de ces maisons-là, voyez-vous ?… Mazette !… Quand on sort de là !… Puu… ut !… Et, prolongeant en sifflement le son de cette exclamation qui lui était familière, il traça dans l’air, avec son bras, un geste dont l’amplitude embrassait le monde. – Hé ! parbleu !… je le sais bien, acquiesça M. Roch qui répéta, en l’élargissant encore, le geste du curé. Hé ! parbleu !… à qui le dites-vous ?… Oui, mais c’est très cher ; c’est trop cher… – C’est trop cher ?… riposta le curé… Ah ! dame… Écoutez donc… Toute la noblesse, toute l’élite… Ça n’est pas non plus de la petite bière, ça, Monsieur Roch !… Les Jésuites… Bigre ! ne confondons pas, je vous prie, autour avec alentour… Ainsi, moi, j’ai connu un général et deux évêques… Eh bien, ils en venaient… voilà !… Et les marquis, mon cher monsieur, y en a ! y en a !… Vous comprenez, ça se paie, ces choses-là !… – Hé ! parbleu ! Je ne dis pas non… protesta M. Roch, ébloui… Évidemment, ça doit se payer ! Il ajoute, en se rengorgeant : – D’ailleurs où serait le mérite ?… Car enfin, soyons justes… C’est comme moi, Monsieur le curé… Une belle lampe, n’est-ce pas ? je la vends plus cher qu’une vilaine… – Voilà la question ! résuma le curé qui tapota l’épaule de M. Roch à menus coups, affectueux et encourageants… Vous avez, mon cher paroissien, mis le doigt sur la question… Les Jésuites !… Bigre ! ça n’est pas rien ! Longtemps, ils se promenèrent, judicieux et prolixes, sous les tilleuls du presbytère, préparant à Sébastien un avenir
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splendide. Le soleil gouttelait d’entre les feuilles, sur leurs vêtements et sur les herbes de l’allée. L’air était lourd. Lentement, les mains croisées derrière le dos, ils marchaient, s’arrêtant, tous les cinq pas, très rouges, en sueur, l’âme remplie de rêves grandioses. Un petit chien les suivait qui, derrière eux, trottinait en boitant et tirait la langue. M. Roch répéta : – Quand on a les Jésuites dans sa manche, on est sûr de faire son chemin ! Sur quoi, le curé appuya de son enthousiasme : – Et quel chemin !… Car ce qu’ils ont le bras long, ces messieurs !… On ne peut pas… non, on ne peut pas s’en faire une idée. Et sur un ton de confidence, il murmura d’une voix qui tremblait de respect et d’admiration : – Et puis, vous savez… On dit qu’ils mènent le pape… Tout simplement ! Sébastien, en faveur de qui s’agitaient ces projets merveilleux, était un bel enfant, frais et blond, avec une carnation saine, embue de soleil, de grand air, et des yeux très francs, très doux, dont les prunelles n’avaient jusqu’ici reflété que du bonheur. Il avait la viridité fringante, la grâce élastique des jeunes arbustes qui ont poussé, pleins de sève, dans les terres fertiles ; il avait aussi la candeur introublée de leur végétale vie. À l’école où il allait, depuis cinq ans, il n’avait rien appris, sinon à courir, à jouer, à se faire des muscles et du sang. Ses devoirs bâclés, ses leçons vite retenues, plus vite oubliées, n’étaient qu’un travail mécanique, presque corporel, sans plus d’importance mentale que le saut du mouton ; ils n’avaient développé, en lui, aucune impulsion cérébrale, déterminé aucun phénomène de spirituali-
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té. Il aimait à se rouler dans l’herbe, grimper aux arbres, guetter le poisson au bord de la rivière, et il ne demandait à la nature que d’être un perpétuel champ de récréation. Son père, absorbé tout le jour par les multiples détails d’un commerce bien achalandé, n’avait pas eu le temps de semer, en cet esprit vierge, les premières semences de la vie intellectuelle. Il n’y songeait pas, aimant mieux, aux heures de loisir, prononcer des discours aux voisins assemblés devant sa boutique. Majestueux et hanté de transcendantales sottises, jamais, du reste, il n’eût consenti à descendre jusqu’aux naïves curiosités d’un enfant. Il faut dire, tout de suite, qu’il eût été l’homme le plus embarrassé du monde, car son ignorance égalait ses prétentions, lesquelles étaient infinies. Un soir d’orage, Sébastien désira savoir ce que c’était que le tonnerre : « C’est le bon Dieu qui n’est pas content », expliqua M. Roch, interloqué par cette brusque question qu’il n’avait pas prévue. À plusieurs autres interrogations qui mettaient, chaque fois, sa science en défaut, il se tirait d’affaire, avec cet invariable aphorisme : « Il y a des connaissances auxquelles un gamin de ton âge ne doit pas être initié. » Sébastien s’en tenait là, ne se sentant pas le goût de fouiller le secret des choses, ni de continuer cette vaine incursion à travers le domaine moral. Et il était retourné à ses jeux, sans en demander plus. À l’âge où le cerveau des enfants est déjà bourré de mensonges sentimentaux, de superstitions, de poésies déprimantes, il eut la chance de ne subir aucune de ces déformations habituelles, qui font partie de ce qu’on appelle l’éducation de la famille. En grandissant, loin de s’étioler, sa peau se colora d’un sang plus vif ; loin de se raidir, ses membres sans cesse en mouvement s’assouplirent, et ses yeux gardèrent cette expression profonde, qui est comme le reflet des grands espaces, et qui met de l’infini au mystérieux regard des bêtes. Mais on disait, dans le pays, que pour le fils d’un homme aussi spirituel, aussi savant, aussi à son aise que M. Roch, il était bien en retard, et que c’était bien malheureux. Le père ne s’en inquiétait pas. Il ne pouvait entrer dans sa pensée qu’un enfant, sorti de sa propre
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chair, pût mentir à sa naissance et manquer aux destinées brillantes qui l’attendaient. – Comment m’appellé-je ? interrogeait-il parfois, en plongeant dans les yeux de Sébastien un regard dominateur. – Joseph, Hippolyte, Elphège, Roch, répondait l’enfant sur le ton d’une leçon récitée. – Souviens-toi toujours de cela… Aie sans cesse présent à l’esprit mon nom… le nom des Roch… et tout ira bien. Répète un peu. Et d’une voix précipitée, mangeant la moitié des syllabes, le petit Sébastien recommençait : – J’seph… p’lyte… phège Roch ! – Allons… c’est très bien ! complimentait le quincaillier, satisfait d’entendre un nom qu’il trouvait beau et magique comme un talisman. M. Roch habitait, dans la rue de Paris, une maison reconnaissable à ses deux étages, et à son magasin, peint en vert foncé, réchampi de larges filets rouges. Derrière les glaces de la devanture, reluisaient des cuivreries, des lampes en porcelaine, des irrigateurs richement bronzés, dont les tuyaux de caoutchouc, déroulés en guirlandes, formaient avec les bouillottes, les couronnes tombales, les abat-jour dentelés, les soufflets en cuir rouge, cloutés d’or, des motifs de décoration ingénieux et séducteurs. Il tirait grande vanité de cette maison, la seule de la rue qui eût deux étages et fût couverte en ardoise, ainsi que de ce magasin, le seul du pays qui montrât, inscrite sur un fond de marbre noir, une enseigne éblouissante, aux lettres dorées et en relief. Les voisins enviaient l’air de supériorité et de confortable rare que donnaient, à cette habitation luxueuse, la façade, crépie
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de deux tons de jaune, et les fenêtres, encadrées de moulures historiées, d’une blancheur crue de plâtre neuf. Mais ils en étaient fiers pour la ville. M. Roch n’était point, d’ailleurs, un individu quelconque, et faisait honneur au pays, autant par son caractère que par sa maison. Il jouissait à Pervenchères d’une situation privilégiée. Sa réputation d’homme riche, ses qualités de beau parleur et l’orthodoxie de ses opinions le mettaient audessus de l’état d’un commerçant ordinaire. La bourgeoisie fusionnait avec lui, sans crainte de déchoir, les fonctionnaires les plus importants s’arrêtaient volontiers, au seuil de sa boutique, et causaient avec lui, sur « le pied d’égalité » ; chacun, selon son rang, lui marquait l’amitié la plus cordiale, ou la considération la plus respectueuse. M. Roch était gros et rond, soufflé de graisse rose, avec un crâne tout petit que le front coupait carrément en façade plate et luisante. Le nez, d’une verticalité géométrique, continuait, sans inflexions ni ressauts, entre des joues, sans ombres ni plans, la ligne rigide du front. Un collier de barbe reliait, de sa frange cotonneuse, les deux oreilles, vastes, profondes, inverties et molles comme des fleurs d’arum. Les yeux, enchâssés dans les capsules charnues et trop saillantes des paupières, accusaient des pensées régulières, l’obéissance aux lois, le respect des autorités établies, et je ne sais quelle stupidité animale, tranquille, souveraine, qui s’élevait parfois jusqu’à la noblesse. Ce calme bovin, cette majesté lourde de ruminant en imposaient beaucoup aux gens qui croyaient y reconnaître tous les caractères de la race, de la dignité et de la force. Mais ce qui lui conciliait, mieux encore que ces avantages physiques, l’universelle estime, c’est que, opiniâtre liseur de journaux et de livres juridiques, il expliquait des choses, répétait, en les dénaturant, des phrases pompeuses, que ni lui, ni personne ne comprenait, et qui laissaient néanmoins, dans l’esprit des auditeurs, une impression de gêne admirative.
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Sa conversation avec le curé l’avait fort excité. Toute la journée, il demeura plus grave que de coutume, plus préoccupé, distrait de sa besogne par une foule de pensées tumultueuses qui se livraient dans son crâne à de trop rudes combats. Le soir, après le dîner, il retint, longtemps, auprès de lui, le petit Sébastien qu’il observait à la dérobée, d’un air profond, sans lui parler de rien. Il dit seulement le lendemain, à quelques clients notables, sur un ton de confidence : « Peut-être se passera-t-il, ici, bientôt, un événement important. Attendez-vous à une grosse nouvelle. » Si bien que, rentrés chez eux, les gens intrigués se livraient aux plus improbables conjectures. De maison en maison, le bruit courut que M. Roch allait se remarier. Il fut obligé de dissiper cette erreur flatteuse, et de mettre Pervenchères au courant de ses projets. D’ailleurs, quoiqu’il aimât à accaparer la curiosité publique par de petits mystères ingénieux, qui amenaient des commentaires et des discussions sur sa personne, il n’était point homme à garder, de longs jours, un secret dont il pouvait tirer un hommage direct et prompt. Mais il ajouta : – C’est un simple projet… il n’y a rien de fait encore… Je réfléchis, je pèse, je compare. Deux raisons puissantes l’encourageaient dans le choix dispendieux qu’il avait fait du collège de Vannes : l’intérêt de Sébastien qui recevrait là une instruction « cossue », et ne pouvait manquer d’être façonné à de grandes choses ; sa propre vanité, surtout, qui serait délicieusement caressée, quand on dirait, en parlant de lui : « C’est le père du petit jeune homme qui est aux Jésuites. » Il accomplissait un devoir, plus qu’un devoir, un sacrifice dont il entendait bien écraser son fils, et se parer aux yeux de tous. En même temps, il augmentait notablement sa considération locale. C’était tentant. Cela méritait aussi de graves, de longues réflexions, car M. Roch ne pouvait jamais se résigner à prendre un parti avec simplicité. Il fallait qu’il tournât et retournât les choses sous toutes leurs faces, qu’il les étudiât sous tous leurs angles, et que, finalement, il se perdît dans
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une série de complications absurdes, lointaines, inextricables, tout à fait étrangères au sujet. Quoiqu’il connût, à un centime près, sa fortune, il voulut établir sa caisse à nouveau, repasser ses inventaires, vérifier minutieusement l’état de ses revenus. Il fit des comptes, équilibra des budgets, se posa des objections irréfutables, les réfuta par d’irréfutables raisonnements. Et ce furent les paroles du curé, qui toujours résonnaient à ses oreilles : « Et les marquis !… Y en a ! Y en a ! », bien plus que la bonne situation de ses affaires, qui achevèrent de le décider. En écrivant au Père recteur du collège de Vannes, il lui sembla qu’il entrait de plainpied dans l’armorial de France. Mais ce n’était point aussi facile qu’il l’avait tout d’abord supposé, et son amour-propre fut soumis à de dures épreuves. Les Révérends Pères, en pleine vogue, obligés, chaque vacance, d’agrandir leur établissement, se montraient sévères dans le choix des élèves, et quelque peu dégoûtés. En principe, ils n’admettaient à l’internat que les fils de nobles et de ceux-là dont la position sociale pût faire honneur à leur palmarès. Pour le reste, pour le menu fretin des bourgeoisies obscures et mal rentées, ils demandaient à réfléchir ; après quoi, ayant réfléchi, ils ne demandaient, le plus souvent, qu’à s’abstenir, sauf, bien entendu, lorsqu’on leur présentait un petit prodige, qu’ils s’attribuaient généreusement, en vue des prospectus à venir. M. Joseph-Hippolyte-Elphège Roch – bien qu’il passât pour riche, à Pervenchères – n’était point dans le cas des privilégiés de la fortune, des hors concours de la naissance ; quoique marguillier, il était notoirement classé « parmi le reste » ; et Sébastien n’annonçait, en rien, un prodige. Une première année, les Jésuites opposèrent aux démarches réitérées de M. Roch des objections spécieuses et polies… l’encombrement… l’extrême jeunesse de l’élève… et toute la série dilatoire des : « Ne craignait-il pas ? »… Ce fut une cruelle déception pour le vaniteux quincaillier. Si les Jésuites refusaient de prendre son fils, qu’allait-on penser de lui, à Pervenchères ? Sa situation s’en trouverait sûrement diminuée. Déjà il croyait reconnaître des regards ironi-
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ques dans les yeux de ses amis, qui lui demandaient : « Hé bien !… Vous gardez donc Sébastien ? » Il faisait bonne contenance, et répondait : « Vous savez, ce n’est qu’un projet… Il n’y a rien de fait encore. Je réfléchis, je pèse, je compare… Et puis les Jésuites !… Hé !… Hé !… Je me tâte… J’ai peur qu’on exagère… Là, vraiment, n’exagère-t-on pas ? » Mais il avait la mort dans l’âme. Il est probable que le pauvre Sébastien en eût été réduit à pomper la vie intellectuelle aux vulgaires et coriaces tétines des séminaires diocésains, ou des lycées départementaux, si, son père, en des lettres mémorables, ne s’était vigoureusement réclamé de la glorieuse histoire de sa famille, sous la Révolution. Il expliqua, qu’en 1786, le comte du Plessis-Boutoir, dont le vaste domaine occupait tout le pays de Pervenchères et les communes circonvoisines, voulant être agréable à Dieu, ainsi que l’atteste une plaque commémorative de marbre noir, restaura de ses deniers l’église paroissiale, construction romane du douzième siècle, connue pour le beau tympan sculpté de sa porte et l’admirable ordonnance de ses arcatures. Le comte amena de Paris des tailleurs de pierre, parmi lesquels se trouvait un jeune homme, du nom de Jean Roch, originaire de Montpellier, et, d’après des probabilités flatteuses, mais malheureusement non établies, descendant de saint Roch qui vécut et mourut en cette ville. Ce Jean Roch fut, à n’en pas douter, un ouvrier d’un rare mérite. On lui doit la réfection de deux chapiteaux représentant le massacre des Innocents, et celle des animaux symboliques qui ornent le portail. Il s’installa dans le pays, s’y maria, car c’était un homme rangé, fonda la dynastie actuelle des Roch, exécuta divers travaux importants, entre autres le chœur de la chapelle de la Vierge, qu’on peut voir au couvent des Dames de l’Éducation chrétienne, et qui est considéré, par les connaisseurs, comme une merveille d’art. En 1793, les révolutionnaires, armé de pioches et de torches enflammées, tentèrent de démolir l’église que Jean Roch, soutenu par quelques compagnons seulement, défendit. Capturé, tout sanglant,
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après une lutte héroïque, les bandits l’attachèrent à califourchon sur un âne, le visage tourné vers la croupe et, dans la main, la queue de l’animal, en guise de cierge. Ensuite, ils le lâchèrent, lui et son âne, à travers les rues, où tous les deux furent massacrés à coups de bâton. Et M. Roch, rappelant chaque détail de la tragique mort de cet ancêtre martyr, qu’il comparait à Louis XVI, à la princesse de Lamballe, à Marie-Antoinette, suppliait les Jésuites d’avoir égard à de « tels antécédents et références » qui lui constituaient une véritable noblesse. Il expliqua encore que, si Jean Roch n’avait point été supplicié en pleine vigueur de talent – ce dont il était loin de se plaindre, d’ailleurs –, Robert-Hippolyte-Elphège Roch, son fils, fondateur de la maison de quincaillerie, et Joseph-Hippolyte-Elphège Roch, le soussigné, son petit-fils, qui continua le commerce, n’eussent point végété en d’obscurs métiers, où ils s’étaient efforcés, toutefois, par leur probité, leur amour de Dieu, leur fidélité aux anciennes croyances, de glorifier les traditions de l’aïeul vénéré. Et ce fut l’histoire de sa propre existence, contée avec des amertumes grandioses et des navrements comiques : les aspirations de sa jeunesse, étouffées par un père très pieux, il est vrai, mais avare et borné ; ses résignations dans un travail indigne de lui ; les courtes joies de son mariage ; les douleurs de son veuvage ; l’effroi de ses responsabilités paternelles ; enfin l’espérance – qu’un refus détruirait – de voir revivre, en son fils, les nobles ambitions défuntes, les beaux rêves envolés, car M. Roch avait rêvé d’être fonctionnaire. Ces récits, ces supplications, coupés de parenthèses, et noyés en une incroyable phraséologie, vainquirent les primitives répugnances des bons Pères, qui consentirent enfin l’année suivante, à se charger de l’éducation de Sébastien. Le matin qu’il en eut la nouvelle, M. Roch éprouva une des plus fortes joies de sa vie. Mais il avait la joie austère. Chez cet homme grave, si grave que personne ne pouvait se vanter de l’avoir vu rire ou sourire, la joie ne se manifestait que par un
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redoublement de gravité, et une particulière contraction de la bouche qui lui donnait l’air de pleurer. Il commença par sortir dans la rue, la tête haute, s’arrêta de porte en porte, éblouissant les voisins de ses racontars sentencieux, de ses savantes exégèses sur la Société de Jésus. Les bouches étaient béantes d’étonnement respectueux. On l’entoura, fier de l’entendre discourir sur saint Ignace de Loyola, dont il parlait comme s’il l’eût connu familièrement. Et c’est escorté d’amis nombreux qu’il se rendit d’abord au presbytère, où s’échangèrent d’interminables congratulations, puis chez sa sœur, Mlle Rosalie Roch, vieille fille, paralysée des deux jambes, acariâtre, méchante, avec laquelle il se disputa plus que de coutume, en raison de l’heureux événement qu’il lui annonçait. – Oui ! je te reconnais bien là, cria-t-elle… Toujours péter plus haut que le derrière !… Eh bien, je te le dis, tu feras le malheur de ton fils, avec tes bêtes d’idées !… – Taisez-vous, vieille sotte !… Vous ne savez pas ce que vous dites !… D’abord, pour parler comme vous faites, savezvous ce que c’est que les Jésuites ?… où donc auriez-vous appris cela ?… Eh bien, demandez-le au curé ; il le sait peut-être mieux que vous, lui !… Le curé vous dira que les Jésuites sont une puissance, il vous dira qu’ils mènent le pape… – Mais tu ne vois donc pas, pauvre imbécile, que c’est pour se moquer de toi qu’on te met ces stupidités dans la tête… D’abord tu es donc bien riche ? Où donc as-tu volé tout cet argent ? – Cet argent ?… Et M. Roch se redressa, la taille plus haute, le verbe plus grave.
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– Cet argent !… prononça-t-il avec lenteur… Je l’ai gagné par mon travail, par mon in-tel-li-gen-ce !… par mon in-tel-ligen-ce !… entendez-vous ? De retour en sa boutique, ayant retiré son habit et passé le tablier de travail en cotonnade grise, il appela Sébastien à qui, tout en triant des pitons de cuivre, il adressa un discours pompeux. M. Roch, naturellement éloquent et dédaigneux des familiarités de la conversation, ne s’exprimait jamais que par solennelles harangues. – Écoute-moi, ordonna-t-il… et retiens bien ce que je vais te dire, car nous touchons à une heure grave de ta vie… une heure décisive… ce que j’appelle… Écoute-moi bien… Il était plus majestueux qu’à l’ordinaire, sur ce fond sombre de magasin, rempli de ferrailles, où des marmites bombaient leurs ventres noirs, où des casseroles de cuivre luisaient, l’auréolant parfois de leur ronde clarté ménagère… Et l’ampleur de ses gestes interrompant le triage des pitons, faisait bouffer sa chemise, dans l’intervalle du gilet au pantalon. – Je ne t’ai pas mis au courant des négociations entamées entre les Révérends Pères Jésuites de Vannes et moi, débutatil… Il y a des choses auxquelles un enfant de ton âge ne doit pas être initié… Ces négociations… Il appuyait sur ce mot qui l’ennoblissait à ses propres yeux, qui lui attribuait l’importance d’un diplomate traitant une question de paix ou de guerre… Et sa voix faisait un bruit de gargarisme qu’il prenait plaisir à prolonger en le modulant. – Ces négociations… difficiles… parfois douloureuses… sont heureusement terminées. Dès à présent tu peux te considérer comme appartenant au collège Saint-François-Xavier… Ce collège que j’ai choisi entre tous est situé au chef-lieu du Morbi-
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han… Peut-être ne sais-tu pas où se trouve le Morbihan ? Il se trouve en Bretagne, le pays par excellence !… Grâce à moi, tu vas être élevé avec la fleur de la jeunesse française… Il est même probable, si mes renseignements sont exacts, que tu auras pour compagnons des fils de princes… Tu ne verras autour de toi que les grands exemples de la richesse héréditaire et de l’illustration nationale, si j’ose m’exprimer ainsi… Cela, mon enfant, n’est pas donné à tout le monde, et crée des devoirs importants, ce que j’appelle… En outre, sais-tu qu’un Jésuite – le moindre des Jésuites – c’est presque un évêque ?… Il n’en a pas le titre, j’en conviens, mais il en a la puissance, et, m’est-il permis de le dire… la distinction… Quant aux Jésuites, considérés comme ensemble, un mot suffira… Ils mènent le pape… J’ignore si je me fais bien comprendre ?… si tu te rends compte exactement de ce que sont les Jésuites ?… Oui, n’est-ce pas ?… Eh bien, tâche par ton application au travail, par ta soumission, ta piété, ta conduite en général, tâche de mériter le grand honneur auquel tu es appelé… N’oublie pas surtout les sacrifices énormes que je fais pour ton éducation… et remercie le ciel d’avoir un père tel que je suis… Car je me saigne aux quatre membres… Et, délaissant les pitons, il montra de quatre chiquenaudes rapides, ses deux bras, ses deux jambes. – Aux quatre membres, ce que j’appelle !… Après une pause de quelques minutes où il triompha de l’air ahuri de son fils, il poursuivit lentement, avec de nouvelles modulations. – Aujourd’hui même, je vais m’occuper de ton trousseau, avec la mère Cébron… Il te faut un trousseau convenable, car, en principe, je ne veux pas t’exposer à rougir devant tes nouveaux camarades… et je comprends que, portant mon nom – le nom des Roch – et vivant dans une société d’élite, dans un monde essentiellement aristocratique, je comprends que tu doi-
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ves représenter… Nous chercherons, la mère Cébron et moi, dans mes anciennes hardes, celles qui, remises à ta taille, pourront te faire le plus d’honneur et le plus d’usage. Applique-toi à être aisé dans tes manières et soigneux… L’élégance va bien avec le bon ordre… Ainsi, moi, j’ai encore mon habit de mariage… Ta pauvre mère ! S’étant attendri juste le temps qu’il fallait pour couper d’une note émue l’insolite longueur de son discours, il recommença de trier les pitons, de ressasser les conseils, insistant de préférence sur ses hautes qualités et ses paternelles vertus. Sébastien n’écoutait plus. Il ne savait ce qu’il ressentait : quelque chose comme un accablement et aussi comme un déchirement, dont l’intense douleur le laissait bouche béante, et mains cramponnées au rebord du comptoir. Certes, il connaissait de longue date l’éloquence de son père. Elle lui avait toujours semblé un bruit naturel. Jamais il n’y avait prêté plus d’attention qu’au ronflement du vent dans les arbres, ou bien au gouglou de l’eau, coulant sans cesse, par le robinet de la fontaine municipale. Aujourd’hui, cela tombait sur son corps avec des craquements d’avalanche, des heurts de rochers roulés, des lourdeurs de trombes, des fracas de tonnerre qui l’aveuglaient, l’étourdissaient, lui donnaient l’intolérable impression d’une chute dans un gouffre, d’une dégringolade dans des escaliers sans fin. Son regard, affolé de vertige, allait du ventre de M. Roch, énorme et menaçant sous le tablier de cotonnade, aux ventres menus des marmites de fonte, rangées sur le rayon du haut, près du plafond, qui paraissaient rouler sur leurs trépieds, et lâcher, elles aussi, de furieux borborygmes. Et les disques rouges des casseroles de cuivre, où dansaient des reflets capricants, prenaient d’impossibles aspects d’astres exaspérés. Quand il fut à bout de phrases et à bout de pitons, M. Roch conclut ainsi :
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– C’est pourquoi, mon enfant, jusqu’au jour de ton départ, il est nécessaire de briser là toute espèce de relations avec tes camarades d’ici… Je ne prétends point qu’on doive être fier avec les petits, mais il existe en toutes choses des limites… Et la société impose à ses membres des hiérarchies qu’il est dangereux de transgresser… Ces méchants gamins, pour la plupart fils de pauvres et de simples ouvriers – je ne les blâme pas, remarque bien, je constate seulement – ne sont plus de ton rang. Entre eux et toi, désormais, il y a un abîme… Saisis-tu bien la portée de mes paroles ?… Un abîme, ce que j’appelle ! Pour figurer l’abîme, il mesurait la largeur du comptoir qui le séparait de Sébastien, et il répétait en élevant la voix : – Un abîme ! Comprends-moi, Sébastien… un infranchissable abîme !… Que diable ! Où en serait un pays sans aristocratie ? M. Roch grimpa sur un escabeau, tira successivement plusieurs cases numérotées, remplies de cadenas, et, tandis qu’il les comparait l’un à l’autre, qu’il faisait jouer leurs serrures rouillées, il soupira mélancoliquement : – Ah ! je t’envie !… Tu es bien petit pourtant, et tu ne sais rien… Eh bien, je t’envie tout de même… Où ne serais-je pas arrivé, moi ?… moi ?… si j’avais eu un père comme le tien !… Tu en es, toi, maintenant, de cette aristocratie… Tu peux arriver, à tout, à tout !… Et moi !… moi !… quel avenir gâché ! quel… tra.
À ce moment, la porte de la boutique s’ouvrit : un client en– Voilà ! voilà ! fit M. Roch qui, prestement, redescendit de son escabeau, en même temps que des hauteurs idéales où sa noble imagination promenait de très vagues, de très immenses rêves de gloire à jamais perdue !
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Malgré ces hautes leçons et ces brillantes promesses, Sébastien ne se sentit ni fier, ni heureux. Il était abasourdi. Des successifs discours de son père, de cet amas de phrases incohérentes et discordes, il ne retenait qu’une chose positive : il lui fallait quitter le pays, partir pour un inconnu que ni les Jésuites, ni les fils de princes, ni les immémoriales redingotes dont la mère Cébron allait l’affubler, ne parvenaient à rendre attrayant, ni même explicable. Au contraire, sa naturelle méfiance de petite bête sauvage le peuplait de mille dangers, de mille devoirs confus, trop lourds pour lui. Jusqu’ici, il avait poussé librement dans le soleil, la pluie, le vent, la neige, en pleine activité physique, sans penser à rien, sans concevoir un autre pays que le sien, une autre maison que la sienne, un autre air que celui qu’il respirait. Jamais il ne s’était bien familiarisé avec l’idée du collège, ou, plutôt, jamais il n’y avait songé sérieusement. Entre l’école et le collège, il n’établissait pas d’autres rapports que celui-ci. L’école était pour les petits, le collège pour les grands, les bien plus grands que lui, et il ne se disait pas qu’il grandirait un jour. Lorsque son père en parlait, cela lui semblait tellement lointain, si vague, que son esprit, sensible seulement aux formes immédiates et présentes, ne s’y arrêtait pas, mais devant la menace prochaine, devant la date implacable, il frissonnait. Il redoutait maintenant, à l’égal d’une catastrophe, cette séparation de lui-même, avec tout ce dont il avait l’accoutumance. Il ne comprenait pas, non plus, pourquoi on exigeait de lui qu’il sacrifiât ses camaraderies de la petite enfance à il ne savait quelle mystérieuse et soudaine nécessité ; en ce moment surtout, déjà bien assez pénible, où il éprouvait le besoin d’une protection, d’un resserrement plus intime avec les choses plus amies et les êtres plus chéris. Cela le rendit très triste et très tendre. Le cœur bien gros, il se retira dans l’arrière-boutique, qui servait de salle à manger, et où il avait coutume, entre les heures de l’école, d’apprendre ses leçons et de préparer ses devoirs.
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C’était une pièce sombre que le soleil n’avait jamais visitée. Sa vue le glaça comme s’il y entrait pour la première fois ; et, sur le seuil, il hésita, étonné de ces objets, de ces meubles, au milieu desquels il avait vécu et qu’il ne reconnaissait plus, tant ils paraissaient avoir revêtu des aspects de brusque laideur, un air d’hostilité renfrognée, par quoi il se trouvait tout déconcerté. La table, recouverte d’un tapis de toile cirée, sur lequel étaient imprimées, par ordre chronologique et en rond « les ressemblances » de tous les rois de France, avec leur généalogie, la date de leur avènement et de leur mort, occupait le centre de la pièce. « On s’instruit en mangeant », disait M. Roch qui, la bouche pleine, souvent jetait, dans le froid silence des repas, les retentissants noms de Clotaire, de Clovis, de Pharamond, aussitôt suivis d’un geste qui les ponctuait de points d’exclamation. Çà et là, des chaises de paille ; un dressoir de noyer, garni de vaisselle ébréchée, faisait face à une vieille armoire normande. Chaque chose, maintenant, renvoyait à Sébastien l’image de son père, avilie par un ridicule ; il ne se mêlait plus à tout cela que des révélations de scènes grotesques et diminuantes. Le long des murs tapissés de papier vert, en maint endroit pourri par l’humidité, s’étalaient des portraits au daguerréotype de M. Joseph-Hippolyte-Elphège Roch, en des attitudes diverses, toutes plus oratoires et augustes les unes que les autres. Sébastien le revoyait s’arrêter complaisamment devant chacun d’eux, les comparer, reprendre les poses et soupirer, en haussant les épaules : « On dit que je ressemble à Louis-Philippe !… Il a eu plus de chance que moi, voilà tout ! » Il le revoyait allumer, chaque soir, avec les mêmes précautions méthodiques et les mêmes soins de maniaque, la suspension de zinc dédoré qu’un client lui avait laissée pour compte, jadis : aventure dont il gardait une inoubliable rancune, que, depuis dix ans, il narrait toujours, de la même façon indignée, répétant : « Oser prétendre que c’était de la camelote ! Comme si cela était croyable qu’un Roch pût vendre de la camelote !… De la camelote !… moi !… » Et il prenait à témoin le solide mécanisme de la lampe, la douceur des chaînettes, la résistance du fumivore, l’opinion de ses compa-
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triotes. C’était aussi, sur la cheminée, entre deux vases bleus, gagnés à des loteries foraines, la photographie de sa mère que Sébastien n’avait pas connue ; une jeune femme frêle, un peu raide, le visage presque effacé, les tempes ornées de longs repentirs, et tenant à la main, du bout des doigts, en un mouvement maniéré, son mouchoir de dentelles. Et il entendait son père redire quotidiennement : « Il faudra que je remonte ta pauvre mère dans ma chambre, et que je mette, à sa place, une pendule ! » Tout cela qu’il revivait en cette minute précise, l’âme affadie d’ennuis, de désenchantements, de dégoûts, tout cela était enveloppé par la morne clarté du dehors, taché par les reflets sales des carreaux de brique qui dallaient ce sombre réduit. Sébastien dirigea ses yeux vers la fenêtre, comme pour y chercher une échappée de ciel. La fenêtre, unique et sans rideaux, s’ouvrait sur une étroite cour, et le regard se cognait aux murs des maisons voisines, crasseux, purulents, écaillés de lèpres verdâtres, fendillés de suintantes lézardes, percés d’ignobles jours de souffrance, par où se devinaient vaguement des pauvretés entassées et de vermiculaires ordures. Sans cesse, des tuyaux dégorgeaient des eaux pourries ; des bouches noires vomissaient des puanteurs, s’écoulant vers un caniveau commun, entre des amas de vieille ferraille et des débris de toutes sortes. Ce repoussant spectacle, cette lumière louche, aux sordides pâleurs, et jusques à cette vulgarité, cette inintimité des choses familiales, qui lui arrivaient, dépouillées du voile de l’habitude, en formes désolantes et nues, changèrent rapidement l’état de son âme. Sans qu’il en eût conscience, l’incohérent discours de son père, les Jésuites, les fils du prince éveillèrent en lui le rêve d’un au-delà, remuèrent des imaginations latentes qui, peu à peu, se dégageaient devant l’horreur de la réalité révélée. À la pensée qu’il avait pu demeurer là, toute sa vie, parmi ces gluantes ombres, à regarder les murs hideux qui lui dérobaient la joie du ciel, une mélancolie rétrospective l’envahit. Oubliant le passé d’insouciance tranquille, il se persuada qu’il avait été infiniment malheureux, et que ce qu’il souffrait, à cette heure, il l’avait toujours souffert. Tandis qu’il végétait, misérable, à d’autres étaient
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réservées des joies, des beautés, des magnificences. Il savait maintenant – son père le lui avait dit, avec quel accent de certitude, d’admiration ! – qu’il n’avait qu’à allonger le bras, pour les étreindre lui aussi. Le collège ne l’effraya plus. Il se surprit même à désirer cet inconnu, qui le troublait encore, mais voluptueusement, comme l’incertaine approche d’une vague délivrance. Sébastien s’assit auprès de la table, le dos tourné à la fenêtre, ouvrit un livre de classe qu’il ne lut point, et, la tête dans les mains, les yeux très graves, lointains et songeurs, il rêva longtemps à d’autres ciels, à d’autres compagnons, à d’autres maîtres. Graduellement, tous les objets de l’arrière-boutique, la cour, les murs, se reculèrent, s’effacèrent ainsi que s’effacent et se reculent les choses ambiantes, dans l’engourdissement du demi-sommeil, et l’enfant se vit transporté en une contrée de lumière, dans une sorte de féerique palais, à travers des nefs spacieuses et des colonnades où des êtres charmants et bons venaient vers lui, vêtus de longues robes brillantes qui faisaient, en glissant, un doux bruissement de soie, cependant que, sur les vitres brouillées de la porte qui séparait la salle à manger du magasin, se mouvait ironiquement l’ombre démesurée de son père. Les jours passèrent, pleins d’anxiétés différentes. Sébastien restait à la maison et ne sortait qu’accompagné de M. Roch, qui veillait scrupuleusement à ce qu’aucun des camarades de son fils ne pénétrât près de lui : « Les Jésuites ne veulent pas… Allez-vous-en ! » leur criait-il, lorsque, surpris de ne plus rencontrer nulle part Sébastien, ils venaient le relancer jusque dans la boutique. L’apprenti, un gamin de quinze ans, eut l’ordre de ne plus tutoyer le fils du patron et de lui prodiguer les plus grands respects : « Tu l’appelleras, dorénavant, monsieur Sébastien. La situation n’est plus la même », expliqua le quincaillier. Lui-même avait jugé nécessaire et digne de mettre plus de
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hauteur dans ses relations avec les voisins, de les tenir à distance, sans toutefois les priver du régal quotidien de sa conversation. Au contraire, de jour en jour, son éloquence grandissait, s’exubérait. En même temps, il redoublait de conseils mille fois rabâchés, d’aphorismes saugrenus, de raisonnements magistraux, qui jetaient l’enfant dans des ahurissements profonds. Excédé de l’entendre répéter à tout propos : « Je ne sais si je me fais bien comprendre ? Saisis-tu bien toute la portée de mes paroles ? », les promenades, les visites, les tête-à-tête plus fréquents devenaient pour Sébastien un intolérable supplice ; et, afin d’y échapper, il souhaitait ardemment que vînt l’heure du départ. Mais seul, en sa chambrette, le soir, parmi ces riens familiers qui l’entouraient, auxquels il rattachait des souvenirs naïfs et précieux, la terreur du collège le reprenait, et il eût voulu qu’elle n’arrivât jamais, cette heure brutale où il lui faudrait dire adieu à tout cela qui était partie intégrante de lui-même, moitié de sa chair, moitié de son âme. Ce qui lui faisait mal, plus encore que ces douloureuses alternatives, c’était de penser. L’inquiétude, maintenant, tenaillait son être tout entier, depuis que la réflexion s’installait en son cerveau. En lui infusant la semence d’une vie nouvelle, ce brusque viol de sa virginité intellectuelle lui infusait aussi le germe de la souffrance humaine. La paix de sa conscience était détruite, ses sens perdaient de la simplicité de leurs perceptions. Le moindre mot, le moindre objet, le moindre fait, autrefois sans signification morale, sans prolongements intérieurs, ouvraient à son esprit, par déchirements aigus, successifs, des horizons indéfinis et redoutables. Des questions de toute nature, grosses de mystères, se dressaient devant lui, trop faible pour les étreindre ; et il voyait confusément, au-dessus des limbes de son enfance physique, remuer des rudiments d’idées, s’agiter des formes embryonnaires de la vie sociale, fonctionner tout un appareil inexpliqué, discordant, de lois, de devoirs, de hiérarchies, de relativités, s’embranchant l’un sur l’autre, mis en mouvement par une multitude d’engrenages, dans lesquels sa frêle personnalité serait infailliblement prise et broyée. En attendant, cela lui causait des
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maux de tête violents, exacerbait jusqu’à l’ébranlement nerveux le fragile organisme de sa sensibilité. La maison contiguë au magasin de quincaillerie appartenait aussi à M. Roch. Le bureau de la poste l’occupait, et la titulaire, Mme Lecautel, veuve d’un général, mort alcoolique et fou, disait-on, passait pour une femme instruite, supérieure. Sa personne, maigre et longue, d’aspect triste, souffrant sous le deuil perpétuel des robes noires, révélait, en effet, une distinction inhabituelle aux dames du pays et suscitait des sympathies respectueuses et cancanières, comme on en accorde aux être tombés d’une situation brillante dans le malheur. Elle avait une fille, Marguerite, du même âge que Sébastien ; et les deux enfants s’étaient liés d’amitié assez vive. M. Roch, fier de cette relation pour son fils, l’encourageait dans ses visites. Lui-même s’ingéniait à entourer d’égards fatigants et d’obsédantes politesses, Mme Lecautel, qu’il appelait galamment : « ma belle locataire » ; ce qui ne l’empêchait pas, du reste, de refuser toutes les réparations qu’elle lui demandait. De son côté, Mme Lecautel, sentant l’abandon moral de ce gentil enfant, réservé et silencieux, s’était pris d’intérêt pour lui, et le recevait maternellement. Il fut convenu que, tous les jeudis et tous les dimanches, il viendrait passer, chez elle, quelques heures. Souvent, par les beaux temps, son bureau fermé, elle l’emmenait à la promenade, avec sa fille. Dans ces moments de crise, Sébastien éprouva un soulagement véritable, à la société de sa petite amie, Marguerite. Un instant de protection plus tendre, la chaleur d’une atmosphère plus douce, le poussèrent, plus fort, vers elle. Ce n’était point qu’il parlât, qu’il se confiât davantage. Il était trop timide pour cela. D’ailleurs, il n’aurait su que dire, il n’aurait su quoi exprimer, en ce tumulte de sensations brouillées, de chagrins vagues, qui grondait en lui. Mais la seule vue de Marguerite le rassérénait. Près d’elle, son cœur s’apaisait ; sa tête endolorie redeve-
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nait plus calme. Peu à peu, il se remettait à la joie de ne plus penser à rien. Elle était charmante de câlineries inventives. Deux grands yeux noirs, trop brillants, trop humides, toujours cernés de bleu, éclairaient sa jolie figure d’une lumière d’amour précoce et profonde. Ses manières non plus n’étaient pas d’une petite fille, bien que son langage fût demeuré enfantin, et qu’il contrastât avec la grâce, savante, presque perverse qui émanait d’elle, une grâce de sexe épanoui, trop tôt, en ardente et maladive fleur. Depuis qu’elle avait appris qu’il devait partir, elle se faisait plus empressée auprès de lui, plus audacieuse de gestes et de caresses. Elle parlait, parlait, s’étourdissait à dire des riens qui emplissaient d’aise son jeune ami. Ensuite, elle le regardait de ses grands yeux possesseurs, qui allaient éveiller, au fond de l’âme de Sébastien, un sentiment obscur encore, mais puissant, si puissant que cela montait en lui, avec des sursauts et des heurts, s’agitait comme de la vie prisonnière qui veut sortir de l’ombre ; et il en avait parfois la poitrine haletante et la gorge sèche. Le torse cambré ou bien ondulant sous le sarrau noir froncé de mille plis, elle s’approchait de lui, avec des mouvements de joli animal, lissait ses cheveux mal peignés, de sa main très longue, maigre et déjà veinée de bleu, arrangeait le nœud de sa cravate défaite. Les petits doigts couraient sur sa peau, légers, souples, brûlants comme des ailes de flamme, semblaient multiplier leurs frôlements, qui le laissaient presque défaillant de terreur et de joie. Il se sentait vivre en elle réellement. Si intime, si magnétique était la pénétration de sa vie à lui, dans sa vie à elle, que bien souvent, lorsqu’elle se cognait à l’angle d’un meuble, et se piquait les doigts à la pointe d’une aiguille, il éprouvait immédiatement la douleur physique de ce choc et de cette piqûre. – Est-ce qu’il y aura des petites filles dans le collège où tu vas, dis ? demandait-elle. – Oh ! non.
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– Je voudrais bien aller avec toi, être toujours avec toi !… Et les prunelles agrandies, plus brillantes : – Alors, il y a beaucoup de petits garçons… rien que de petits garçons… comme toi – gentils comme toi ?… – Oh ! oui. – Que ça doit être amusant !… Comme j’aimerais ça, moi, le collège ! Tout d’un coup, elle courait, auprès de sa mère, la figure striée de grimaces nerveuses, pleurant : – Maman !… maman !… Je voudrais aller avec lui… je voudrais… De ces heures trop brèves, passées au contact de cette étrange enfant, Sébastien rapportait une chaleur prompte à s’évaporer, dès qu’il se retrouvait avec son père, ou seul, dans le froid de l’arrière-boutique. C’étaient aussi des appréhensions angoissantes de cette farouche Bretagne, de ce pays mystérieux des légendes, dont M. Roch, en guise d’études préparatoires, l’obligeait à lire des récits très sombres et terribles. Les âpres paysages, les mers tragiques, les vieux châteaux hantés, les mauvaises fées planant au-dessus des étangs nocturnes, les naufrageurs tordant leurs chevelures calibanesques sur les grèves hurlantes, tout ce fantastique de mélodrame se combinait, en sa pensée, avec les divagations paternelles, qui lui donnaient des Jésuites et de leur collège une surhumaine et fulgurante image. Jamais il ne pourrait s’habituer à vivre en un tel milieu, en contact journalier avec des êtres si loin de lui, dont le plus humble rayonnait de
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« l’insoutenable éclat des évêques ». Et, renchérissant sur les hyperboliques comparaisons de M. Roch, il se représentait alors les Jésuites, dans des embrasements ecclésiaux, vêtus d’orfroi, auréolés d’encens, révérés comme des papes, inabordables comme des dieux. Tiraillé sans cesse, entre des craintes vagues et des espérances chimériques, privé de ses camarades, la seule joie qui l’eût aidé à travers les difficiles heures de l’attente, énervé par les quotidiens essayages de la mère Cébron, abruti par les prêches de son père, il se trouvait infiniment malheureux. Hormis le jeudi et le dimanche, il ne savait que faire de ses longues journées. Plus de jeux à la marelle, sur la grand-place ; plus de vagabondages à travers champs, le long des haies chantantes et fleuries, ou bien au bord de la rivière, lorsqu’il suivait les jeteurs d’épervier, et que, les bras nus, ses culottes retroussées au-dessus des genoux, il soulevait, dans les endroits peu profonds, les pierres sous lesquelles dorment les écrevisses. Quel crève-cœur, pour lui, que d’entendre de sa chambre, ou du fond de l’arrière-boutique, les cris connus de ses camarades, partant en maraude, qui semblaient l’appeler ! Parfois, il se réfugiait au jardin, situé en dehors du bourg, près du cimetière. Là non plus, il ne pouvait goûter un seul instant le repos cherché. L’absence des belles fleurs, des arbres ombreux, l’ennuyeux dessin des plates-bandes, l’absurdité des ornementations artificielles que la fantaisie horticole du quincaillier avait prodiguées partout, lui rappelaient involontairement les lourdes apostrophes, les écrasantes prosopopées, l’incontinence, l’incohérence de cette rhétorique, à laquelle il avait cru se soustraire et qu’il retrouvait décuplée dans le silence des choses. Et puis le voisinage des cyprès, dont les cônes noirâtres dépassaient les murs, les croix funèbres, montrant çà et là leurs bras chargés de couronnes, ajoutaient, à cette obsession domestique, un malaise aigu. Après avoir fait deux fois le tour des allées, entre les bordures de buis que décoraient des coques d’escargot, peintes de couleurs vives et figurant alternativement
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des losanges et les initiales J. R. emmêlées, il rentrait plus mécontent, plus perplexe, en proie à de pénibles dégoûts. Chaque jour, après le déjeuner, il allait aussi chez sa tante Rosalie : un autre supplice auquel le condamnait son père. Étendue dans un fauteuil à roulettes, près de la fenêtre, un ouvrage de tricot en ses mains, la vieille fille occupait toutes les heures de son existence sédentaire à dire du mal des gens, à faire souffrir sa bonne qu’elle s’était attachée par des promesses d’héritage. Sa face grosse, molle et blanchâtre de vieille procureuse, ombrée sur le menton et sur les lèvres de quelques poils grisonnants, son œil égrillard et malicieux, le cynisme de ses propos gênaient Sébastien, demeuré très chaste, très ignorant, mais qui ne pouvait s’empêcher de rougir à des mots inintelligibles pour lui, et où cependant il devinait un sens coupable et des intentions honteuses. Souvent, il la trouvait entourée de ses amies, vieilles filles comme elle, paillardes et chattemites, comme elle obsédées de préoccupations obscènes, et, sous le couvert de la morale, de la vertu blessée, combinant des adultères locaux, imaginant des histoires polissonnes, parlant des amours de leurs chattes, répandant, autour d’elles, de fades odeurs de linge sale et de lit. – Des Jésuites !… Il lui faut des Jésuites… criait la tante Rosalie à la vue de son neveu… Je vous demande un peu, à ce gamin !… Ah ! c’est moi qui t’aurais mis en apprentissage, mon garçon ! Des Jésuites !… Non ! Mais c’est incroyable !… Tout ça, pour faire des embarras, pour jouer au grand seigneur, pour montrer qu’on est riche !… C’est du propre… Et je lui conseille de se vanter de son argent, à ton père !… Quand on vend vingt sous une chose qui ne vous en coûte pas seulement deux !… C’est facile d’être riche !… Viens ici, toi, plus près ! Sébastien s’approchait timidement, les coudes collés au corps, effrayé par les deux coques blanches qui nouaient le bon-
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net tuyauté de la vieille, et pointaient sur le sommet de son crâne comme des cornes de diable. – Na !… Est-ce pas un bel homme ?… Elle lui empoignait le bras, le faisait virer ainsi qu’une toupie ; et, dardant sur lui ses petits yeux méchants : – Est-ce pas un bel homme ?… répétait-elle. Regardez-moi ça !… Et qu’est-ce qu’ils feront de toi, les Jésuites ? Tu crois peut-être qu’ils te garderont chez eux, avec ton air godiche, et tourné comme tu l’es ! Ah ! bien oui !… Mais sitôt qu’ils t’auront vu, ils se mettront à rire et te ramèneront ici. Veux-tu que je te dise une vérité, moi ?… Allons, nigaud, parle, réponds !… Veuxtu que je te dise une vérité ? – Oui, ma tante. – Oui, ma tante ! reprenait sur un ton moqueur et traînard la vieille Rosalie… Oui, ma tante !… Est-il bête cet enfant ?… Eh bien, ton père, le cher cœur, ton père est un imbécile, un gros imbécile, tu entends !… et tu le lui diras de ma part !… Tu lui diras : « Tante Rosalie a dit que tu étais un imbécile ! » Mon Dieu ! Mon Dieu !… Ça envoie son fils chez les Jésuites, et ça ne sait seulement pas nettoyer les lampes !… Et ça fait, toutes les nuits, des saletés avec sa bonne ! Elle haussait les épaules, méprisante, riait d’un rire mauvais, tandis que les yeux des vieilles filles s’allumaient de lueurs obliques. De retour à la maison, l’enfant, de plus en plus découragé, se demandait si vraiment, il n’était point trop petit, trop laid, trop mal bâti, pour être accepté de ces terribles Jésuites, que les moqueries de la vieille fille revêtaient d’un caractère plus troublant, et d’une plus inexorable sévérité ; il se demandait si,
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vraiment, il ne serait pas plus heureux en apprentissage. Durant une minute, il le voulait ; et, la minute d’après, il ne le voulait plus. Il ne savait pas, toutes ces choses lui semblant, désormais, pareillement douloureuses. Ce qu’il savait, c’est que, dans la persistante lutte de deux volontés contraires, dans cet antagonisme incessant des résolutions prises et déprises, il avait perdu le repos et le bonheur. Poursuivi par les paroles de sa tante, sourdement travaillé par les démoralisantes constatations que la vie lui apportait, plus nombreuses chaque jour, il sentait aussi, malgré ses révoltes contre les calomnies de la vieille femme, et ses remords de les écouter, il sentait diminuer son affection, son respect pour son père. Dans l’espoir de solidifier des sentiments de tendresse qui craquaient, maintenant, de toutes parts, il prenait l’habitude de l’observer, s’ingéniait à le comprendre ; mais il perdait pied dans le vide de cet esprit, se heurtait au mur de ce cœur égoïste, qui se dressait, ainsi qu’une séparation entre les deux natures. Plus par intuition que par raisonnement, il découvrait qu’aucun échange d’émotions pareilles, que pas un rapprochement de commun amour n’était possible entre eux, si étrangers l’un à l’autre. Tout, dans les actions, dans les discours de son père, le désenchantait, le blessait. Durant les repas, souvent interrompus par les coups de timbre du magasin, les allées et venues des clients, sa façon de manger, gloutonne et malpropre, le bruit qu’il faisait en buvant, une multitude de menus détails, non encore sentis, où se révélaient des habitudes relâchées, des inconvenances de tenue, si peu d’accord avec la rigide pompe de ses principes, tout cela causait à Sébastien une irritation qu’il avait peine à dissimuler. Il souffrait d’une réelle souffrance physique à voir la manière dégradante dont son père traitait l’apprenti : le pain spécial, un pain bis et grossier qui lui était dévolu, les maigres parts, les déchets graisseux des fricots que M. Roch lui jetait comme à un chien, et que l’autre dévorait silencieusement, en guignant les belles tranches de viande et les bons morceaux de pain blanc des patrons. Il ignorait ce que sa tante Rosalie entendait par « les saletés de son père ». Mais, sous l’obsession de ces paroles, il en était arrivé à le suspecter
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d’actes blâmables et déshonorants. Souvent, la nuit, il se levait, collait son oreille contre la mince cloison qui séparait sa chambre de celle de M. Roch, et il restait là, des heures à écouter…, soulagé de ne percevoir, dans le silence, qu’un ronflement sourd, tranquille, régulier, la respiration nasillante et gargaristique d’un homme plongé dans un sommeil profond de terrassier. Néanmoins, le prestige de l’autorité paternelle, qui s’accompagne chez celui qui la subit d’un besoin de protection et d’un instinct de confiance, s’en allait chaque fois, détruit par cette surveillance et aussi par mille petits faits intimes, rabaissants, dont le ridicule et la grossièreté ne lui échappaient plus, l’affligeaient comme s’ils eussent été siens. En lui, d’heure en heure, des choses mouraient qu’il avait le mieux chéries ; d’autres naissaient qui mettaient en son âme des angoisses nouvelles, des amertumes et des pitiés inconnues. Quant à M. Joseph-Hippolyte-Elphège Roch, il n’éprouvait aucun de ces troubles intérieurs, et il attendait les événements avec un calme béat. Il était heureux, lui ; il se carrait dans son éloquence, s’exaltait dans l’apothéose de son génie, convaincu que, par sa volonté, un fait inouï, un fait historique s’accomplissait. Le dimanche, après les vêpres, strictement vêtu de noir, il entretenait, assis devant sa boutique, les voisins émerveillés de ses incommensurables histoires. Et, très digne, avec une autorité tranquille, imprimant à son buste des balancements isochrones, il lançait des phrases énormes, de colossales bourdes qui lui valaient un accroissement de respect. Enfin arriva la date fatale. La veille, M. Roch, depuis plusieurs jours officiellement prévenu du passage du Père Jésuite chargé de ramener les élèves, était resté, très tard, dans la soirée, à compulser l’indicateur des chemins de fer. Il vérifia et revérifia l’heure d’arrivée du train aux principales stations, compta le nombre de kilomètres, entre les différentes villes, étudia le prix des places, suivant les
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classes, se perdit dans le dédale des embranchements et des correspondances, d’ailleurs absolument étrangers à l’itinéraire de son fils. Une chose l’étonnait, c’est que la ligne s’arrêtât à Rennes. Cet inconnu de Rennes à Vannes, ce biffage de tout un pays, célèbre, en une énumération de villes indifférentes et ignorées, le troublaient fort. Il ne pouvait admettre que les Compagnies n’eussent pas prolongé leur ligne, jusqu’à Vannes, à cause des Jésuites. – Car enfin, expliqua-t-il à Sébastien, tu dois comprendre qu’un collège comme celui-là donne un trafic certain… Outre la question de convenances, il y a là… saisis-tu bien ?… il y a là un intérêt méconnu… Je pétitionnerai… En attendant, tu pars demain, de Pervenchères, par le train de 10 heures 35… Oui, mon enfant, c’est demain soir, à 10 heures 35, que tu entres vraiment dans la vie. N’oublie pas mes recommandations… Dis-toi bien que tu as un père qui se saigne pour toi aux quatre membres… Ainsi, demain soir, à la gare, je dois te prendre un billet de première classe… Il paraît, je le comprends jusqu’à une certaine mesure, que les Jésuites ne voyagent jamais autrement… ce qui n’empêche pas que ce sont des frais très lourds, très lourds… Je n’ai jamais voyagé en première classe, moi… Et cependant, je suis ton père ! Le lendemain, après une nuit agitée, de très grand matin, M. Roch se leva. Il passa sa redingote de cérémonie, et, chose mémorable, se coiffa de son chapeau de haute forme, un antique chapeau, précieusement gardé au fond d’une armoire, et dont la soie, rebroussée par de maladroits et successifs frottements, était ternie de reflets jaunasses. Ainsi accoutré, il mena son fils à l’église, pour qu’il y entendît la messe ; une messe dite à son intention, et solennellement annoncée, le dimanche d’avant, au prône, par le curé. M. Roch communia. L’office terminé et ses prières dites, il conduisit Sébastien à travers les nefs, les chapelles latérales, le chœur. Sur les dalles, ses pas faisaient un bruit
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auguste, et ses gestes avaient l’hiératique ampleur des gestes de saints, qui bénissent les foules du fond de leurs niches de pierre. – Regarde, lui dit-il… Regarde tout cela !… C’est Jean Roch, ton illustre ancêtre, qui restaura cette église… Je te l’ai maintes fois raconté. Ces chapiteaux, cette voûte, tout ce que tu vois, c’est de lui… Remplis tes yeux de ces nobles spectacles. Aux heures de défaillance, tu n’auras qu’à te souvenir pour être consolé, fortifié, ce que j’appelle… C’est là que moi, ton père, j’ai puisé ma force… Regarde !… Jean Roch fut un grand martyr, mon enfant… Tâche de marcher sur ses traces. Regarde ! On ne bâtit plus comme ça, maintenant. Sébastien n’était point ému. Il n’éprouva aucun orgueil. Bien au contraire. Si habitué qu’il fût aux discours étranges, il écoutait celui-ci avec stupéfaction, souffrait de le juger si ridicule. Malgré lui, il se répétait les paroles de sa tante qui résonnaient à ses oreilles, comme un écho de sa propre pensée : « Ton père est un imbécile, tu entends, un imbécile. » Il en eut pitié. Il eût voulu lui fermer la bouche, doucement, comme à un petit enfant. Sur le parvis qu’ombrageait de leur mouvant feuillage une double rangée d’acacias, M. Roch s’arrêta, plus grave encore : – C’est là qu’il est tombé ! prononça-t-il, en montrant le sol d’un dramatique geste… Il a versé son sang là… le sang des Roch !… Fixe bien ces lieux dans ta mémoire, afin que tu puisses raconter à tes camarades cette histoire glorieuse de notre famille… Eux aussi, sans doute, ont eu des parents tués par la Révolution. Vous évoquerez mutuellement vos morts, ce que j’appelle… Ah ! je t’envie ! La journée se passa en visites ennuyeuses, coupées d’interminables recommandations… La tante Rosalie donna à son neveu une pièce de cinq francs, en lui disant d’un ton bourru :
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– Tiens ! prends ça !… Tu achèteras de l’esprit avec… Chez le curé, les adieux furent attendrissants. Sébastien reçut un scapulaire tout neuf et des médailles nouvellement bénites par le pape. Mme Lecautel se montra très affectueuse ; Marguerite, très pâle, eut une crise de nerfs, et pleura. Et, le soir enfin arriva. C’était un soir d’octobre, charmant et doux. – Allons ! fit M. Roch qui, une dernière fois, éprouva la solidité des cordes qui ficelaient la malle… Allons, il est temps ! Revêtu de ses plus beaux habits, ganté de filoselle, Sébastien s’achemina vers la gare, accompagné par son père. Derrière eux, venait l’apprenti poussant la malle sur une brouette. Malgré l’heure tardive, bien des gens se mirent aux portes pour envoyer à l’enfant un dernier adieu. – Bon voyage, monsieur Sébastien… Portez-vous bien… Contrairement à ses habitudes, M. Roch marchait silencieux, ne répondait aux démonstrations populaires que par de courts gestes. Il avait perdu de son assurance, de sa dignité, était ému. L’attitude qu’il prendrait devant le Révérend Père Jésuite, à qui, dans un instant, il allait remettre son fils, le préoccupait aussi. Et il ruminait des idées grandioses, préparait de ronflantes périodes, interrompues par de brusques attendrissements où sa verve oratoire s’embrouillait, défaillait. En traversant le pont, Sébastien vit la rivière toute blanche de lune : là-bas, derrière un massif d’aulnes, le déversoir du moulin chantait. Son cœur se noya de tristesse. Ils entrèrent, dans la gare, en avance d’une demi-heure. Le billet pris, les bagages enregistrés, ils gagnèrent la salle d’attente, s’assirent l’un près de l’autre, sur une banquette, et, sans se parler, ils regardèrent, hébétés et gauches, les affiches
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jaunes, les réclames enluminées qui bariolaient les murs. M. Roch tenait, dans sa main, la main de Sébastien, la serrait souvent d’une étreinte tremblante. Et Sébastien, qui avait redouté un flux de paroles, un débordement de suprêmes conseils, sut gré à son père de ce silence, de ce tremblement qui lui étaient pénibles et très doux, tout ensemble. Son regret de partir s’en augmenta. – J’ai mis dans ta malle quatre tablettes de chocolat, dit M. Roch, avec un effort visible… Ménage-les… N’avons-nous rien oublié ? Ta boîte de compas ?… Oui, c’est moi-même qui l’ai emballée… Et tes billes ?… Tes billes aussi, je me rappelle… C’est la mère Cébron, tout au fond, dans un sac de lustrine… ménage-les… elles sont en agate. Enfin, j’ai fait ce que j’ai pu… Après un silence il soupira : – C’est incroyable… Je n’aurais pas pensé que ça arriverait, comme cela, si vite !… Sébastien, frissonnant d’un gros chagrin, se serra davantage contre son père. Il se repentait violemment d’avoir été injuste envers lui. Son âme s’abîmait, se fondait dans le remords et dans la reconnaissance. Il eût voulu lui demander pardon, il eût voulu dire à sa tante Rosalie qu’elle était une méchante femme et qu’il la détestait. Et, tout d’un coup, il pensa à Marguerite qui devait dormir, à cette heure ; il revit Mme Lecautel, qui, très longue, très maigre, timbrait des lettres, dans son bureau, et cachetait des sacs de cuir… Au dehors, l’omnibus de l’Hôtel Chaumier arriva, pesant, cahotant. Il y eut des colloques, des jurons, des bruits de paquets qu’on décharge. Les chevaux s’ébrouèrent, agitèrent leurs grelots. – Tu seras à Rennes, demain matin, à cinq heures cinquante-neuf, poursuivit M. Roch… Là, vous aurez des voitures qui vous emmèneront à Vannes… Trente lieues !… Comme c’est
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loin, tout de même !… Sois bien sage !… Surtout ne te penche pas aux portières. Fais ce que te dira le Révérend Père. Il consulta sa montre. – Plus que dix minutes ! Mon Dieu comme le temps passe rapidement ! J’ai mis aussi du pain d’épices dans ta malle, entre tes chaussettes de laine. Ménage-le… ne le donne pas à tout le monde ; tu seras bien heureux, peut-être, à un moment donné, de l’avoir sous la main. Enfin… Et ce Père Jésuite ?… qui sait ? Il soupira longuement et ne prononça plus un mot, sinon pour demander de temps à autre : – Et ton billet ?… As-tu ton billet ?… C’est un billet de première classe. Ne le perds pas. Ou bien : – Surtout, ne te penche pas aux portières… Un accident est tôt arrivé… Dans mon journal, il y en a tous les jours !… Sébastien pleurait. Il sentait ce qu’il y avait de tendresse maladroite et vive cachée sous ces phrases banales, décousues, dont le ridicule lui était cher. Jamais il n’avait vu son père ainsi. S’il eût osé, il se fût jeté dans ses bras, il l’eût supplié de laisser là le train, le Jésuite, la Bretagne, les fils de princes, et de s’en retourner, tous les deux, dans la boutique, où ils seraient très heureux à s’aimer. Lui aussi, il se mettrait en manches de chemise, il aurait un tablier de cotonnade, et il irait chez les clients, compterait les cadenas, pèserait les clous. Quelle joie de revoir la rivière, les images renversées des peupliers, les mouvantes chevelures des roseaux !… Et ses camarades retrouvés !… Et ses promenades avec Marguerite, le jeudi ! Et les champs et les fleurs, et les parties de marelle, sur la grand-place !… Les minutes s’envolèrent douloureuses.
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Tandis qu’il rêvait ainsi, deux paysans avec de longues blouses bleues, leurs limousines sur le bras, leurs trognes vineuses à moitié dissimulées par des casquettes à mentonnière, entrèrent dans la salle et reconnurent M. Roch. Ils s’approchèrent de lui. Après les compliments d’usage, désignant Sébastien : – Et c’est l’héritier, sans doute, demanda l’un d’eux. – Mais oui, c’est mon fils… Monsieur Sébastien Roch. – Allons, c’est bien… c’est bien !… Et comme ça, l’on va faire une petite promenade ? Le quincaillier se redressa, plus digne, et d’un ton péremptoire, scandant ses mots : – J’accompagne mon fils, qui part pour le collège… pour le collège des Jésuites, à Vannes, le collège Saint-François-Xavier. – Allons, c’est bien, c’est bien. Et, le dos rond, les membres gourds, ils se retirèrent lentement, à l’autre bout de la salle. M. Roch s’indigna de ce que sa déclaration n’eût pas été accueillie de ces rustres par plus d’étonnement et d’admiration. C’était donc une chose naturelle, indifférente, que son fils s’en allât, en première classe, chez les Jésuites ?… Une chose qui arrivait tous les jours, à tout le monde ?… Il eut la pensée de les rejoindre, de leur expliquer ce que c’était que les Jésuites ; il se reprocha même de n’avoir pas donné au départ de son fils une plus grande solennité, de n’avoir pas invité à les accompagner, le curé, le notaire, le médecin, toutes les personnes de distinction de la ville… Mais l’impression fâcheuse disparut vite ; il se
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contenta de murmurer, très bas, dans un haussement d’épaules dédaigneux : – Ces paysans ! Et, comme Sébastien continuait de pleurer, il le consola, répétant : – Voyons, ne pleure pas… Tu vois bien que ce sont des rustres… ils ne savent rien, ces gens-là… Il ne faut pas faire attention à ce qu’ils disent. Soudain, un employé vint ouvrir la porte. – V’là le train, monsieur Roch !… fit-il. Dépêchez-vous… Passez de l’autre côté. On entendait le bruit clair d’une sonnerie électrique qui se dévidait sans interruption, et un grondement sourd, pareil à l’approche d’un orage. Tous les deux, ils traversèrent la voie, se tenant toujours par la main, effarés, un peu chancelants. Et la sombre machine, terrible avec ses yeux rouges qui s’avançaient dans la nuit, siffla, roula, s’arrêta, les flancs secoués d’un halètement sauvage. Étourdis, ils ne bougeaient point, et ils regardaient la masse des wagons, d’un regard stupide. En face d’eux, d’une portière vivement ouverte, un prêtre sauta sur le quai, preste et leste. Sans une hésitation, et d’un geste gracieux, il salua M. Roch. – C’est sans doute ce cher enfant, dit-il… notre cher Sébastien !… Bonsoir, mon petit ami. Et, après avoir caressé l’enfant, il tendit la main au père, en souriant :
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– Quel charmant enfant, monsieur Roch !… Et comme nous l’aimerons ! Sous sa barrette, que l’élan du saut avait déplacée et mise de travers sur l’oreille, il avait une physionomie jeune, très douce, des yeux rieurs, un air d’attirante bienveillance, de bonté drôle. M. Roch eût voulu parler. L’émotion d’être en présence d’un Jésuite, l’étonnement d’avoir été reconnu par ce Jésuite qui ne le connaissait pas, l’en empêchèrent. Il ne trouva aucun mot, aucune phrase. Toute son éloquence s’en alla en révérences embarrassées, en salutations éperdues, en gesticulations comiques, devant cette simplicité, cette jeunesse, cette grâce qu’il n’avait pas prévues, qui le déconcertaient plus que la solennelle, la sacerdotale, l’imposante vision en laquelle il s’était complu. Que ce Jésuite eût sauté du train, comme un gamin, il ne pouvait admettre que cela fût croyable, alors qu’il avait imaginé il ne savait quelles vagues processions, quelles mystérieuses pompes. Il ne pouvait admettre, non plus, qu’un Jésuite fût vêtu de noir, ainsi qu’un curé, sans le moindre insigne décoratif, où se révélât la puissance de l’Ordre. Tout cela le paralysait. Cependant, il tenta un effort, balbutia : – Mon Révérend Père… C’est un père… je suis un père… un père qui… Certainement, je ne m’attendais pas, comme ça !… le grand honneur !… Et puis le soir, dans une gare, on ne voit pas bien… Il s’empêtrait. Les mots s’étranglaient dans sa gorge. Le train allait repartir. Il embrassa gauchement son fils qui pleurait toujours, chercha une phrase décisive et, n’en trouvant pas, il bredouilla, la raison égarée, la bouche tordue de grimaces :
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– Je suis content… bien content de vous avoir vu… Et sa pauvre mère eût été bien… contente… de… de… faire votre connaissance. À peine s’il s’aperçut que Sébastien était monté dans le wagon avec le Jésuite, que le train s’était remis en marche, avait disparu, laissant la voie vide. La tête découverte, le chapeau à la main, M. Roch demeura longtemps, à la même place, sur le quai, redevenu désert. Il saluait toujours, et toujours répétait : – Bien contente… bien contente… Il fallut l’intervention du chef de gare pour qu’il se décidât à partir. De son trouble, de son chagrin, de cette émotion sincère qui en avait fait, tout à l’heure, une créature humaine et sensible, il ne lui restait plus que l’irritant dépit d’avoir manqué son discours, dans une occasion unique. Mécontent de cette aventure, un peu honteux de lui-même, il rentra. Il ne pensait déjà plus à son fils dont l’image disparaissait sous celle du Jésuite ; et il se disait : – Ces Jésuites !… Quelle puissance !… Il m’a reconnu, celui-là… C’est incroyable !… Ils reconnaissent les gens qu’ils n’ont jamais vus… Quelle organisation ! À la maison, M. Roch ne sentit point qu’un vide s’était fait, que quelque chose de cher – une habitude, une affection, une petite vie candide et remuante chaque jour mêlée à la sienne – allait lui manquer désormais. Et lorsqu’il passa devant la porte, restée entrouverte, de la chambre où son fils avait vécu, près de lui, il n’y arrêta pas un regard triste, et n’éprouva au cœur aucun sursaut. Il se coucha, s’endormit, comme de coutume, d’un sommeil profond rythmé par de sourds ronflements.
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II L’encourageant accueil, les affectueuses paroles du jeune prêtre ne rendirent point le calme à Sébastien. Vacillant, parmi les jambes hostiles et les bouillottes heurtées, il avait eu beaucoup de peine à s’installer, huitième, dans un coin. Et il restait le corps très raide, les paumes collées aux genoux, n’osant s’allonger sur les coussins, ni faire un mouvement, ni lever autour de lui ses yeux encore humides de larmes. Dépaysé dans le luxe d’un compartiment de première classe, comprenant qu’on l’observait, qu’on le dévisageait, il était horriblement gêné, et cette gêne lui était une souffrance lancinante qui absorbait l’autre, la souffrance de la séparation. Pourtant, au bout de quelques minutes, il s’aventura jusqu’à chercher, d’un glissement d’œil oblique et lent, à mieux entrevoir le Père, qui, sur la banquette d’en face, à droite, était assis, le menton levé, la tête renversée contre le dossier. Il lui parut très maigre, avec un long cou d’oiseau, des pommettes saillantes, une bouche mince, sans sourires, et des yeux redevenus sévères, sans caresses. Mais la manche d’une douillette, pendant, balancée, hors du filet, promenait sur son visage une ombre noire, courte, agile et mobile, qui en déformait les traits, tantôt noyés d’encre, tantôt éclaboussés d’une trop brutale et presque fantastique lumière. Sébastien s’amusa à suivre le jeu de cette ombre qui passait et repassait avec des battements de chauve-souris. Il dut abandonner cette distraction, qui lui servait en même temps de contenance, effrayé d’entendre le Père lui adresser une question banale, dans le but de le mettre à l’aise. Le rouge lui monta au front, comme s’il eût été pris en faute. Pour répondre, par un violent effort de courage, il rappela à lui sa volonté éperdue.
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Bientôt de bruyantes conversations succédèrent au silence qui avait accueilli son arrivée. Le Jésuite y prit part, sur un ton enjoué, avec une familiarité de camarade, respectueux sous ses allures libres et dégagées, du rang social et de l’argent que représentaient ces jeunes collégiens. Étant tous des anciens, il les connaissait de longue date, et s’intéressait aux récits enthousiastes de leurs vacances. C’étaient des promenades à cheval, des chasses, des voyages, des comédies au château, des cochers, des gardes, des chiens, des poneys, des fusils, des évêques ; une évocation de vie élégante, heureuse, choyée, dont le contraste avec la sienne, monotone et vulgaire, redoublait l’embarras de Sébastien, y joignait l’amertume d’une inconsciente jalousie. C’étaient aussi des nouvelles du collège, données par le Père : les embellissements du parc, la chapelle de la congrégation, restaurée en l’honneur du magnifique retable offert par la sainte marquise de Kergarec… la pièce d’eau élargie pour le patinage… le théâtre reconstruit dans l’ancien jeu de paume des moyens… une très importante réforme du Père Préfet : l’exposition permanente, au parloir, d’un tableau contenant, gravés en lettres d’or, les noms de tous les élèves reçus à Saint-Cyr. Enfin, l’acquisition d’un yacht, le Saint-François-Xavier, pour les excursions en mer, les jours de grande sortie, un yacht tout blanc, portant à la proue l’image du saint, soutenue par deux anges aux ailes dorées. – Très chic !… Bravo !… applaudit l’un des élèves. À quoi le Père ajouta : – C’est encore un secret… mais il est question d’une fête monstre, pour la bénédiction du Saint-François…, messe en musique, procession, banquet, loterie… Le Père Gargan récitera une pièce de vers admirable… Ô Saint-François-Xavier, tu vogueras, superbe, Sous la direction du Père de Malherbe ;
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Et ta proue écumante et ton beaupré vainqueur Fendront les flots d’azur, avec beaucoup d’ardeur… Et tous, se trémoussant de joie, entonnèrent en chœur, avec le Jésuite qui battait la mesure : Il était un petit navire Qui n’avait ja… ja… ja… Cette gaieté, qui correspondait si mal à l’état de son âme, navra Sébastien. Cela lui répugnait de penser que des chansons puissent sortir de lèvres, chaudes encore du dernier baiser des parents. Il s’efforça de ne pas les entendre. Le train roulait à toute vitesse. De son coin, où il demeurait immobile, l’enfant regarda, par la glace mi-levée de la portière, le paysage nocturne : une fuite d’ombres, puis, au-dessus, une fuite de ciel, de ciel étoilé d’or qui semblait retourner au pays, emporté par de rapides nostalgies. Longtemps, il s’attacha, rêveur, à la contemplation de ce ciel, que lui dérobaient parfois les épaisses fumées de la machine se dorant au rayonnement de la lampe, et se fondant, tour à tour, dans la nuit. La nuit était charmante ; des blancheurs y flottaient, au ras de la terre, doucement remuées ; sur les masses d’ombre, des reflets de peluches argentées se posaient ; et les champs prenaient des aspects de lacs endormis, de forêts noyées, de jardins dont les fleurs se vaporisent ; les coteaux s’érigeaient en villes confuses, infinies, hérissées de tours, de clochetons, de flèches, en villes barbares, en villes magiques, reculées jusqu’aux confins de l’espace et du rêve, par la métamorphose incessante des brumes. Peu à peu, le calme se rétablit dans le wagon, les figures fatiguées s’ensommeillèrent ; et le Père, ayant déclaré qu’il était temps de dormir, récita une courte oraison, et baissa le store sur la lampe. Tous se tassèrent sous leurs couvertures, cherchant une position commode, au détriment du voisin. Le silence qui l’entourait, la demi-obscurité surtout, qui le baignait d’un mys-
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tère, où les visages n’apparaissaient plus que comme des frissons de lumière, tremblotant sur des taches de violentes ténèbres, enhardirent Sébastien. Heureux de n’avoir plus, braquée sur lui, l’ironique curiosité de tant de regards étrangers, il osa s’enfoncer davantage sur les coussins, étira ses membres engourdis, et, calant sa tête dans l’angle capitonné de l’accoudoir, il croisa les pans de sa redingote sur ses genoux, et ferma les yeux. Alors, au roulis orchestral du wagon, qui le berçait délicieusement, qui lui mettait dans l’oreille des musiques, des airs de chansons inconnues, des rythmes de danses oubliées, il sentit descendre en son être une grande douceur, presque une joie de vivre et d’être emporté ! La gêne, la crainte, la souffrance, tout cela s’évanouit, comme s’étaient évanouis les tourbillons de vapeur, s’interposant entre le ciel et lui. Il écouta, aussi, avec confiance, le bruit clair, le joli et léger tintement métallique d’un chapelet, dont les grains, durant une heure, se déroulèrent sous les doigts du prêtre. À mesure que chaque tour de roue l’éloignait davantage des choses regrettées, sans un déchirement intérieur, avec une mélancolie résignée et bienfaisante, il revoyait, en un rêve attendri, la petite rue de Pervenchères, les bonnes gens sur leurs portes, saluant son départ, la gare et ses jaunes affiches ; son père qui le tenait tendrement par la main, et le Jésuite, disant dans un sourire : « Quel charmant enfant, Monsieur !… Et comme nous l’aimerons. » Sur cette vision consolante d’une multitude de maîtres, ingénieux à l’aimer, il s’endormit profondément. Il ne se réveilla qu’à Rennes, où l’on quittait le train. À peine si l’aube froide teintait d’une pâleur rosée la voûte vitrée de la gare. L’arc immense qui la termine s’ouvrait sur un ciel morne, brouillé de brumes jaunes, crasseuses ; dans les brumes s’enfonçait un paysage de toits noirs, de murs couleur de suie, de machines fumantes, de profils perdus. Et, parmi les rumeurs, les sifflets, les roulements des locomotives sur les plaques tournantes, dans la clarté ternie du gaz, une cohue d’ombres, une
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bousculade de dos vagues, de visages blafards, s’agitaient. Sébastien, effaré, emboîta le pas du Père. À Rennes, d’autres bandes d’élèves, venus de directions différentes, attendaient. Ce fut un indescriptible brouhaha, une tumultueuse mêlée de poignées de mains, d’embrassades, de confidences impatientes, auxquels l’autorité des surveillants eut peine à mettre un terme. Après un déjeuner sommaire, promptement servi au buffet de la gare, ils s’empilèrent tous dans cinq grandes diligences, serrés l’un contre l’autre, chacun jouant des coudes et des genoux, afin de s’assurer une place meilleure ; Sébastien avait encore les idées obscures, les yeux bouffis de sommeil. Quoiqu’il eût très faim, il n’avait point osé prendre sa part du déjeuner. Comme personne ne l’y avait invité, il craignait de ne pas en avoir le droit. Dans la voiture, il se laissa marcher sur les pieds, renvoyer d’une banquette à l’autre, étourdi, inconscient, mais tâchant, dans son désarroi, à ne pas perdre de vue la soutane du Jésuite, comme un voyageur égaré s’obstine, du regard, vers la lumière aperçue dans la nuit, et qui le guide. Ce fut avec beaucoup de peine qu’il parvint à s’insérer entre deux camarades. Et la voiture roula. – Tu es un nouveau ? lui demanda son voisin de droite, un bel adolescent qu’enveloppait un ample pardessus à collet de fourrure. – Oui, répondit-il, tremblant, et cependant heureux que quelqu’un voulût bien s’occuper de lui… J’suis d’Pervenchères. – Ah ! t’es d’Pervenchères ?… Ta parole ?… Et comment t’appelles-tu ?… Tu t’appelles monsieur de Pervenchères ?… – Je m’appelle Sébastien Roch… – C’est épatant, tu sais, de s’appeler comme ça !… Et ton chien ?… Tu as oublié ton chien !… Où est-il, ton chien ?… Je me
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disais bien que je t’avais vu quelque part, mon vieux SaintRoch !… C’était au-dessus de la porte de notre jardinier, dans une niche… Seulement tu étais en pierre, et tu avais ton chien… Dis donc ? Il lui bourra les côtes, à coups de coude. – Dis donc ?… Ce n’est pas une raison pour t’asseoir sur mon pardessus. Et comme les élèves riaient, que Sébastien, confus et très rouge, baissait la tête : – Allons ! Châteauvieux !… fit le Père, d’une voix indulgente, presque complice ; laissez cet enfant tranquille. Châteauvieux détourna la tête avec une moue de jovial dédain. Il lissa sa fourrure, se ganta soigneusement, et raconta des histoires de chasse. La route fut longue et lassante. Sous un ciel gris, gris comme un plafond tendu de toile grise, sous un ciel immobile, sans une seule nuée voyageuse, de courts horizons ondulaient, durs et secs ; des champs se succédaient, lourdement vallonnés, enclos de pierres, avec de chétifs pommiers penchant, de distance en distance, leurs tignasses moussues. Çà et là, des maisons basses, noirâtres, baignant, dans la boue et le fumier, leurs assises, imbibées du purin des étables ; çà et là, des masures montrant, derrière les coteaux, des toits gondolés et des cheminées croulantes. Puis des villages sordides où grouillait une humanité bestiale, servile ; faces terreuses, haillons de misère, lentes et dolentes échines. Et des bois de chênes trapus, et des bois de pins rabougris, faisaient plus triste le triste jour, pleurant entre leurs sombres ramures. Plus loin, Sébastien vit des landes ; des landes pelées, dévorées par la cuscute, des pays de fièvre, maudits, à perte de vue, où rien de vivant ne semblait croî-
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tre et fleurir, où les gramens eux-mêmes sortaient de la terre, déjà desséchés et morts. Des vaches squelettaires, des spectres de chevaux roux, au mufle barbu comme le menton des chèvres, erraient, sinistres, sur la pâleur vitreuse des flaques d’eau, paissaient l’illusoire pousse des ajoncs. Des moutons noirs tiraient sur leurs entraves, et, boitant, faméliques, tournaient en rond, sans cesse. De place en place, pareils à des animaux pétrifiés, des blocs de granit se dressaient, inquiétantes carcasses, évoquant des vies antérieures, des races disparues, les inachevées et fabuleuses formes des âges préhistoriques. L’œil, parfois, se rafraîchissait à de petites vallées vertes ; dans les fonds d’herbe grasse, sous des branches feuillues, passait la joie rapide des ruisseaux ; oasis vite franchies, vite oubliées, vite perdues en l’immense stérilité. Et l’haleine de la mort recommençait à charrier, dans l’atmosphère plus dense, les lourdes émanations paludéennes, et les tourbillons de poussière cosmique, larves invisibles de l’éternelle pourriture. Aux carrefours des routes, aux embranchements des traverses, tout d’un coup, surgissaient des calvaires difformes, se penchaient des stèles barbares, s’accroupissaient de géantes pierres, gardant le souvenir des dieux homicides qui ont régné là. Tout le monde descendait aux côtes. Les uns s’empressaient autour des Pères qui exagéraient leurs airs fraternels et leurs allures gaies ; les autres escaladaient les fossés et lançaient des cailloux, pris d’un besoin de mouvement. Quelques-uns, bras dessus, bras dessous, chantaient des cantiques. Aucun n’adressa la parole à Sébastien qui remarqua, non sans amertume, que le jeune Père « qui devait tant l’aimer » ne lui prêtait plus la moindre attention. Sur la berge du chemin, écrasé par la désolation de l’âpre nature, dont il ne pouvait comprendre encore la farouche et mystérieuse beauté, ressaisi par ses terreurs du collège qui, bientôt, allait apparaître, là-bas dans les brumes, il marchait seul, l’âme en détresse, plus abandonné au milieu de ses camarades, que la bête vaguant à travers le silencieux infini de la lande. « Et comme nous l’aimerons », se
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répétait-il, dans l’espoir d’étouffer l’involontaire et persistante défiance, dont son cœur était plein, et qui lui rendait plus cruels l’inhospitalité des choses, l’indifférence de ses maîtres et le mépris ricaneur, hautain, de ses compagnons. Cette phrase qui lui revenait souvent, il croyait y démêler un sens d’hypocrite moquerie, une ironie perfide, et il se disait : « Non, ils ne m’aimeront jamais… Et comment pourraient-ils m’aimer, puisqu’ils en aiment tant déjà, qu’ils connaissent mieux que moi, tant qui ont des chevaux, des fourrures, des beaux fusils, tandis que moi, je n’ai rien ? » Il avait alors des envies violentes de s’enfuir ; à un détour de la route il ralentit le pas. Il attendrait que les voitures et la bande des élèves eussent disparu, et puis il se mettrait à courir. Mais une pensée le glaça. Où donc aller ? Devant lui, derrière lui, partout, la solitude morne, le désert. Pas une maison, pas un abri en cet espace de cauchemar, en cette spectrale nudité terrestre. À l’horizon qu’envahissaient des brumes violacées, pas un clocher ; un ciel implacable au-dessus de sa tête, un ciel maintenant enduit de plomb opaque, que des corbeaux, par troupes affamées, traversaient sans interruption. Et, tout petit, avec sa longue redingote qui lui faisait dans le dos des plis ridicules, et dont les basques caricaturales flottaient comiquement autour de ses jambes, il regagna les diligences, continua de les suivre, souhaitant de n’arriver jamais. À Malestroit, près d’un vieux pont, on s’arrêta pour relayer et pour dîner : dîner morne, dans une sale auberge, sous des poutres enfumées, parmi d’intolérables odeurs de cidre aigre et de graisse rance. Personne ne parlait, étourdi par le voyage, et Sébastien, relégué à l’un des bouts de la grande table, que des femmes servaient, en corsages brodés, en coiffes ailées de religieuses, ne mangea point. Un affaissement physique, une sorte d’anéantissement moral, remplaçaient la surexcitation aiguë de ses nerfs, maintenant détendus et meurtris. Sa tête était vide, sa volonté paralysée. Il ne pensait plus à rien, ni au passé, ni au présent ; il ne sentait rien, ni ses jambes endolories, ni ses reins rompus, ni la pesante boule de plomb qui lui emplissait
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l’estomac. Hébété, ses mains cachées sous la table, il regardait devant lui, sans voir, sans entendre, sans comprendre pourquoi il était là, et ce qu’il faisait. Quatre heures après, il se trouva couché dans un petit lit de fer, entre des cloisons de bois, fermées par un rideau blanc. Les cloisons montaient à mi-hauteur du plafond, laissant, au-dessus d’elles, un vide où des clartés tremblantes de lampe s’épandaient. Près du lit, une étroite table, garnie d’une cuvette et d’un pot à eau ; contre la cloison, à portée de la main, un bénitier, surmonté d’un crucifix ; en face, contre l’autre cloison, ses habits qui pendaient, accrochés, pareils à des peaux de bêtes écorchées. Il ne se rappelait pas exactement ce qui s’était passé, depuis Malestroit. Il avait seulement la sensation de choses tronquées, fugitives, un peu effarantes, passant de l’éclat vif des lumières au néant des plus intenses ténèbres… Il se souvenait d’avoir longtemps roulé, dans un bruit de grelots, de vitres ébranlées, roulé en une voiture où des visages cahotés, endormis, s’éclairaient très pâles, à la lueur terne d’un lampion… Et ce roulis, ces cahots, ces chocs des épaules, il croyait les ressentir encore. Toujours tintaient à ses oreilles, mais plus lointains, les grelots ; toujours vibraient, mais plus assourdies, les vitres. Et de fumantes croupes de chevaux, avec des ossatures pointues, fantastiquement maigres, se levaient, bondissaient, dans un halo de lumineuse vapeur… Puis une ville confuse, à peine entrevue dans la nuit… puis une porte, devant laquelle l’on s’était arrêté, une façade haute, sommée d’une croix dont les bras luisaient… puis de longs couloirs blancs, des escaliers interminables… La marche d’une foule sur des dalles sonores… Et des soutanes, rapides, fuyantes… des saints de plâtre blafards, des vierges livides, projetant sur les murs l’ombre de gestes raidis !… Des lits, des lits… puis rien !… Sa peau brûlait, ses tempes battaient… Quelque chose comme un cercle de fer lui opprimait le front… Où donc était-il ? Il se souleva à demi, hors des draps,
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et il écouta… Un grand silence !… Un grand silence où, peu à peu, se percevait plus distincte, l’indécise et continue rumeur des respirations endormies, où, tout à coup, éclataient la voix effrayée d’un rêve, le bruit rauque d’une toux, le choc sourd d’un coude entre les cloisons de bois… Il pensa à sa petite chambre, de là-bas, à ses gais réveils, à la mère Cébron, que tous les matins, dans la cuisine, il trouvait en train de griller des tartines de pain, pour le café au lait, et il soupira. C’était fini !… Jamais plus il ne reverrait sa chambre, ni la mère Cébron, ni rien de ce qu’il avait aimé jusque-là !… De temps en temps, sur la blancheur des rideaux, gonflés par un souffle furtif, rôdait, vigilante et déformée, l’ombre d’une soutane… Et les heures sonnaient, espaçant des siècles. Le réveil ne sonna qu’à huit heures. Un tapage grandissant emplit le dortoir ; piétinement de foule, bourdonnement de ruche en travail, sur quoi se détachaient le bruit plus clair des rideaux glissant, un à un, sur leurs tringles de fer, et la ruisselée de l’eau tombant dans les cuvettes. Machinalement, Sébastien se leva, la tête alourdie, les idées disjointes, mal à l’aise. Un jour avare, un jour de prison, remplaçant la lueur des lampes éteintes, rampait au plafond, laissait les cloisons dans une pénombre étiolante. Il s’habilla, à la hâte, gauchement, négligeant de se laver, de peur d’être en retard, et, sans trop savoir comment cela s’était produit, il se retrouva, au milieu d’une longue file, heurté, bousculé, et flanqué de deux compagnons, ainsi qu’un malfaiteur, entre deux gendarmes. La file s’ébranla. Il revit les escaliers, les saints de plâtre, les couloirs percés de larges fenêtres, par où des cours rectangulaires, des petits jardins souffrants, des espaces carrés en forme de cloître et de préau, s’apercevaient uniformément enclos de hauts bâtiments qui leur donnaient un jour crayeux, d’une dureté, d’une tristesse infinie. Distraits, bâillant, les élèves entendirent la messe dans une chapelle sombre, basse, étouffante, sorte de tribune s’ouvrant latéralement sur la nef publique, haute et voûtée, dont on ne voyait,
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en raccourci, qu’une partie du chœur et l’autel fastueux. Ensuite, ils se rendirent au réfectoire, vaste salle très claire, blanchie à la chaux, où, malgré la propreté des tables et la remise à neuf des murs, persistaient des odeurs fades, les douceâtres relents des anciennes nourritures. À peine si Sébastien toucha du bout des lèvres au déjeuner : du lait chaud, servi en d’énormes jattes de fer blanc. Ce ne fut que dans la cour de récréation qu’il put reprendre possession de soi-même, recouvrer la notion du lieu où il était, reconstituer à peu près le souvenir de ce qui venait de se passer de violent, d’insolite dans sa vie. Quoiqu’il éprouvât, à ce moment même, une impression pénible d’abandon, d’exil, la sensation douloureuse d’être arraché à des habitudes, à des joies, à des libertés vagabondes, l’angoisse d’être emmuré désormais dans de l’inconnu, il aspira, délicieusement, à pleins poumons, l’air frais du matin. Et il resta là, sans bouger, regardant les élèves qui se dispersaient, par couples, par groupes, regardant les autres cours, qui s’animaient, le collège, et s’étonnant de ne pas voir le théâtre, le bateau, dont ils avaient tant parlé, dans le wagon, ni la mer, la mer qu’il désirait tant voir. Il bruinait ; un vent aigre soufflait de l’ouest, poussant dans le ciel de gros nuages floconneux ; et cette fraîcheur humide qu’il apportait lui faisait du bien, détendait ses muscles, calmait ses nerfs. Tout à coup, un jeune garçon se planta, droit, devant lui. – Je me nomme Guy de Kerdaniel, dit-il… Et toi, comment t’appelles-tu ? – Sébastien Roch ? – Tu dis ? – Sébastien Roch ! – Ah !
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Guy de Kerdaniel cligna de l’œil, réfléchit un instant, et, les poings sur les hanches, le torse cambré, il interrogea, très impérieux : – Es-tu noble ? À cette question inattendue, Sébastien rougit d’instinct, comme s’il eût été coupable d’un gros péché. Il ne savait pas exactement ce que c’était d’être noble ; mais, devant l’attitude dominatrice de son petit interlocuteur, il soupçonna que de ne l’être pas cela constituait une faute grave, une malpropreté, un déshonneur. – Non, répondit-il, d’un air humble, presque suppliant. Il se tâta la poitrine, les flancs, les genoux, pour bien s’assurer qu’une bosse ou quelque dégoûtante infirmité, ne lui avait pas, soudainement, poussé sur le corps. Ensuite il considéra, de son œil doux effaré, le hardi camarade dont l’évidente majesté l’éblouit. Cette casquette, crânement posée, en arrière de la tête, sur la nuque, ces gestes délibérés, ce visage insolent, pâle et fin, aux grâces souples et douteuses de courtisane et, par-dessus tout cela, ces habits seyants et frivoles, lui apparurent comme la révélation de quelque chose de très grand, de sacré, d’inaccessible, à quoi il n’avait pas encore songé jusqu’ici. Sébastien fut véritablement écrasé de tant de prestige, et, par contre, il acquit, sur l’heure, la certitude de son indignité. À n’en pouvoir douter, il était devant l’un de ces êtres supérieurs, augustes, dont son père parlait avec tant de respect et d’émerveillement. Ce petit personnage, de toute évidence, n’était point comme lui-même, bâti de chair vulgaire et d’os grossiers, mais de matières précieuses, plus précieuses que l’or et l’argent. Il se dit : « C’est peut-être un fils de prince. » Ce fut un moment de douloureux émoi. Sous ses vêtements, antiques hardes, godantes défroques de famille, sommairement retail-
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lées, retapées par la mère Cébron, et qui lui pesaient aux épaules, plus lourdes que des chapes de plomb, il se jugea si gauche, si infime, tellement déchu, qu’il eût voulu disparaître au fond de quelque trou, ou s’évaporer dans l’air, comme une fumée. Pourtant, avec l’intention vague de se réhabiliter, il bégaya, en un mouvement comique des lèvres : – J’suis d’Pervenchères… d’Pervenchères…
dans
l’Orne…
J’suis
Il se souvint des recommandations de son père. Pour convaincre le troublant Guy de Kerdaniel de son droit à vivre, près de lui, à respirer le même air, manger le même pain, apprendre les mêmes choses que lui, il tenta de raconter l’église, les chapiteaux, l’illustre ancêtre Jean Roch, l’âne, leur mort à tous les deux, dans les rues, à coups de bâton. La phrase qu’il fallait ne lui vint pas. Il ne savait par où commencer, par l’âne, ou par l’église. Et, bégayant, plus fort, et croyant résumer cette magnifique histoire dans un seul cri, il répéta : – Puisque j’suis d’Pervenchères !… Na !… Ce correctif plaisant parut ne pas impressionner beaucoup Guy de Kerdaniel qui, lui aussi, examinait Sébastien, des pieds à la tête, dédaigneusement. Étonné, scandalisé même de se trouver en présence de quelqu’un qui, n’étant pas tout à fait un paysan, n’était pas, non plus, un noble, de si mince noblesse que ce fût, l’aristocrate gamin ne pensait pas à rire. Il était devenu sérieux comme un juge ; des plis durs rayaient son front. Ce fait anormal le choquait, autant qu’il dérangeait ses notions héréditaires sur l’organisation des hiérarchies humaines, et le bon ordre des contacts sociaux. Devait-il hausser les épaules et s’en aller, ou bien administrer une paire de gifles à ce minuscule insecte, qui avouait n’être pas noble et s’appeler de ce nom barbare : Sébastien Roch ?… De ce nom cynique : Sébastien Roch !… Sébastien Roch !… Certes, rien que cela valait une gifle.
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Il hésita, quelques secondes, la main levée. Finalement, pris d’un suprême dégoût où s’affirmait mieux que dans la violence l’inflexible antagonisme des castes, il se contenta de demander : – Alors !… qu’est-ce que tu fais ici ? – Je ne sais pas, gémit-il. Guy s’impatienta, frappa la terre du pied. – Enfin, ton père, qu’est-ce qu’il fait, ton père ? – Papa ?… articula Sébastien. Mais il s’arrêta, de nouveau décontenancé. Au choc de cette interrogation, il venait d’entendre distinctement la porte d’un monde se refermer sur lui. Une poussée brutale le rejetait hors d’une vie qui n’était point la sienne, et où il n’avait pas, anonyme et chétif avorton, le droit de pénétrer. Maintenant, il ne doutait plus que, si manquer de noblesse était une impardonnable faute, faire quelque chose équivalait à une infamie, dont rien ne pouvait vous laver. Il admira Guy de Kerdaniel autant qu’il l’envia et le détesta. « Qu’est-ce qu’il fait, ton père ? » Et voilà que la nécessité de répondre à cette question lui causait subitement une gêne insurmontable, une angoisse plus vive que toutes celles jusqu’alors souffertes. Sébastien éprouva contre son père et contre lui-même un sentiment affreusement pénible, qu’il ne se souvenait pas d’avoir jamais connu. Ce n’était pas de la colère ; c’était plus que de la pitié, presque de la honte, cette espèce de honte, basse et lâche, qui s’attache à l’idée de la difformité physique. Avec une précision où s’accentuaient toutes les infériorités sociales, il revit son père, en manches de chemise, les reins serrés par le tablier de cotonnade grise, fureter dans une boutique, encombrée d’objets vulgaires, et très laid de ses mains maculées de rouille, gercées
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de travail, ranger des poêlons de fonte, ficeler des paquets de clous. Cela lui sembla répugnant, inadmissible, et plus irréparable que s’il eût été bossu ou cul-de-jatte. De même qu’il avait mesuré la distance qui le séparait de Guy de Kerdaniel, de même il mesura celle qui séparait son père du père de celui-ci : un beau monsieur, sans doute, avec une belle barbe étalée, et des mains très blanches, fièrement campé dans une voiture, que menait, sur des allées de sable jaune, à travers des paysages riches, un cocher tout galonné d’or. Dans la vertigineuse seconde que dura son hésitation à répondre, mille pensées, mille souvenirs, mille sentiments, mille spectacles, mille presciences, défilèrent ensemble et pêle-mêle. Les êtres, les choses, les idées prenaient des contours autres, des directions et des formes nouvelles, d’une implacable rigueur, d’une désenchantante brutalité. Et les murs de la cour, et la boutique projetaient leur sale ombre sur ses plus chers, ses plus purs souvenirs. Son père, les voisins, Mme Lecautel, Marguerite, le pays tout entier, le ciel natal, et lui-même, cette ombre les enveloppait d’un épais, d’un étouffant voile de dégoût. En ce moment, ses billes d’agate et de verre colorié, sa belle boîte de compas, ses toupies de cuivre ronflant, dont il était si fier, vis-à-vis de ses camarades de làbas, qui réalisaient sa conception la plus élevée du bonheur, du luxe et du rang, il les eût sacrifiés, sans un regret, avec joie, tout de suite, pour être né de parents nobles et oisifs, pour pouvoir le crier bien haut à la face de tous les Kerdaniel de la terre. En son trouble d’orgueil, il chercha d’abord à mentir, à se renier, à se hisser sur des héraldismes vertigineux. Il ne trouva rien d’assez plausible, rien d’assez émerveillant, ne sachant pas ce qu’il fallait dire. D’ailleurs, son pantalon trop court, sa veste trop large, en forme de flottante guérite, qui protestaient de la modestie de leur origine, le découragèrent, le rappelèrent à la réalité de sa condition. Puis il comprit que ce serait vil de mentir ainsi, se souvint des paroles que ne cessait de lui répéter son père : « Il faut toujours être soumis et respectueux envers les personnes plus élevées que soi, par la fortune et par la naissance. » Et,
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d’une voix tremblée, où pleurait toute l’humilité d’un aveu, il murmura : – Papa ?… Il est quincaillier. Ce fut aussitôt un éclat de rire, une explosion de moqueries qui lui éclaboussèrent la figure, ainsi qu’un jet de boue. – Quincaillier !… Ha ! ha ! ha ! quincaillier !… Tu es venu ici pour rétamer des casseroles, dis ?… Tu repasseras mon couteau, hein ?… Qu’est-ce qu’on te paie par jour, pour nettoyer les lampes ?… Quincaillier !… Hé là-bas !… Il est quincaillier !… Hou !… hou !… hou !… Le rire alla se perdant, ironiquement scandé par la fuite de deux pas. Sébastien leva les yeux. Guy de Kerdaniel n’était plus là… Il avait rejoint un groupe d’élèves auxquels, gesticulant, il racontait déjà l’extraordinaire et scandaleuse aventure d’un quincaillier égaré parmi de jeunes nobles. Des cris de surprise, de protestation, des exclamations indignées, éclatèrent… Un quincaillier ! Qu’est-ce que ça mangeait !… un quincaillier !… c’était peut-être venimeux !… Quelques-uns proposèrent de donner la chasse à cette bête inconnue et malpropre. Et le rire recommença, renforcé cette fois d’autres rires plus aigus et de plus insultantes moqueries. Ils imitaient l’aboiement des chiens, le claquement des fouets, le son de la trompe, le galop d’une chasse à travers les halliers. – Hardi, les toutous !… Hou ! hou ! hou ! Toutes les voix, tous les regards, le petit Sébastien les sentit peser sur lui, infliger à son corps la torture physique d’une multitude d’aiguilles, enfoncées dans la peau. Il eût voulu se ruer contre cette bande de gamins féroces, les souffleter, les piétiner, ou bien les apaiser par sa douceur, et leur dire :
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– Êtes-vous fous de rire ainsi de moi qui ne vous ai rien fait ?… Qui voudrais tant vous aimer ? S’il avait eu son pain d’épices, ses tablettes de chocolat, il les leur eût distribués. – Tenez, vous voyez que je ne suis pas méchant !… Et je vous en donnerai d’autres. Un Père surveillant, qui, non loin de là, lisait son bréviaire, vint se mêler au groupe. L’enfant se crut sauvé : « Il va les faire taire, les punir, » pensa-t-il. S’étant informé pourquoi l’on riait de la sorte, le Jésuite se mit, lui aussi, à rire, d’un rire amusé, discret et paterne, tandis que son ventre rond, secoué de légers soubresauts, gonflait gaiement la soutane noire. Alors, pour ne plus entendre ces rires et ces voix qui lui faisaient mal, pour échapper à ces regards qui le martyrisaient, Sébastien courba la tête et s’éloigna, désespéré. Dans la vaste cour, entourée d’une haute barrière blanche et fermée sur le parc par une quadruple rangée d’ormes grêles, des enfants de son âge couraient, jouaient, d’autres se promenaient, bras dessus, bras dessous, sérieux et bavards ; d’autres encore, assis sur les marches du jeu de paume, narraient les prouesses de leurs vacances. Il n’en connaissait aucun. Pas un visage ami, pas une allure familière, pas une main prête à se tendre vers sa détresse de nouveau venu. Avec une serrée au cœur, il observait que des élèves, arrivés comme lui, de la veille, comme lui dépaysés, perdus, tout bêtes, se cherchaient, se rapprochaient, commençaient des ébauches d’amitié, sous l’œil favorable des maîtres. Seul, il restait à l’écart, n’osant faire aucune avance, de peur des rebuffades ; il sentait s’élargir le vide autour de lui, irrémédiablement ; il le sentait s’élargir de tout l’infranchissable espace, de tout l’inviolable univers qui le séparait de Guy de Kerdaniel et des autres, de tous les autres. Cela se reconnaissait donc que son père était quincaillier ? Il gardait sur
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lui la visible empreinte de cet état condamné ? Il était plus repoussant qu’un chien, dont la peau est rongée par le mal rouge ? Pourtant, bien des fois on lui avait dit qu’il était joli ; on avait admiré ses boucles blondes, ses joues roses et saines, ses yeux qui ressemblaient à ceux de sa mère. On avait donc menti ?… On l’avait donc trompé ?… Il était laid, d’une laideur tellement avérée qu’elle excitait la risée, le dégoût, la haine ? Ce qui lui rendait plus sensible la certitude de cette laideur, c’est qu’il attribuait à tous ses camarades des airs de beauté, de beauté désespérante, qui tenait sûrement à leur condition heureuse de nobles et que ne pouvait ambitionner le méprisable fils d’un méprisable quincaillier !… Pourquoi, si petit, si faible, si laid, si mal vêtu, l’avait-on envoyé si loin, sans une protection, sans une défense ? Pourquoi, si brusquement, l’avoir arraché, aux quiétudes, aux intimités douces du pays, son pays, silencieux et charmant, où tout lui était familier, fraternel, où il était plus beau, plus riche, plus envié que n’importe lequel des enfants, ses compagnons d’école et de jeux ; où tout le ramenait, à cette heure de souffrance, et la dureté de l’exil et le remords de ne l’avoir pas assez aimé, ce pays maintenant perdu, aimé de cet amour encore inéprouvé, qui lui noyait le cœur d’amers regrets et de violentes tendresses ? Ici, l’air lui semblait pesant ; le vent chargé d’odeurs insolites, l’étourdissait ; les arbres maigres, dépouillés de leurs verdures fragiles, suintaient de la suie ; et le bâtiment du collège, au fond, là-bas, énorme et gris, barrait le ciel de ses quatre étages moroses, troués de fenêtres noires et sans rideaux, des fenêtres pleines d’yeux en embuscades et d’invisibles guettements d’ennemis… C’est donc là qu’il allait vivre désormais, dans le froid du cloître, dans la servitude de la caserne, dans l’étouffement de la prison, seul au milieu d’un grouillement d’êtres qui lui seraient toujours étrangers et hostiles. Ceux-ci, près de lui, passaient, indifférents à ses implorations muettes ; ceux-là lui jetaient, dans un crachat : « Quincaillier ! hou ! hou ! » Et ce « hou ! hou ! » finissait par lui causer une sorte d’hallucination. Il croyait entendre ce « hou ! hou ! » bourdonner à ses oreilles, comme un épais vol d’insectes, gron-
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der comme un lointain appel de bêtes fauves. Cela se propageait des bouches rageuses aux yeux moqueurs, inexorablement ; cela sortait des murs, du sol, tombait du ciel ; cela franchissait les barrières, circulait dans les autres cours, ranimait, d’une gaieté mauvaise, la somnolente récréation d’un jour de rentrée. – Quincaillier !… hou ! hou ! La tête molle, les membres lâches, Sébastien s’accota contre un arbre et il pleura. Durant une minute, sa petite âme d’enfant, qui, pour la première fois, venait de regarder et d’entendre la vie, mesura tout l’infini de la douleur, tout l’infini de la solitude de l’homme. Longtemps, il demeura, appuyé contre son arbre, les bras ballants, inerte. Dans sa détresse, une idée bizarre, un désir obstiné d’enfant, surnageaient ; il eût souhaité voir la mer. Pourquoi ne la voyait-il pas, nulle part ?… Pourquoi ne l’entendait-il pas ? Puisque les Jésuites avaient acheté un grand bateau ?… Où était-il, ce grand bateau ?… Un vol de pigeons passa, tournoya au-dessus de la cour. Il le suivit, jusqu’à ce qu’il eût disparu, derrière le collège. Bien sûr que les bateaux devaient voler sur la mer, ainsi que les pigeons dans le ciel ; il se rappelait en un livre d’images, un bateau, avec des voiles déployées et toutes blanches, comme des ailes. Sa pensée vagabondait d’un objet à l’autre, s’attachait surtout aux choses flottantes, aux nuages, aux fumées qui se dissipent, aux feuilles que le vent emporte, aux flocons d’écume, s’en allant à la dérive des courants. Mais elle le ramenait, d’un coup de fouet brutal, très vite, à l’implacable réalité de sa misère. Il se remémora, successivement, tous les détails de son voyage, depuis le moment où il avait quitté la maison. Chaque incident, grossi par son imagination, déformé par l’état d’exaltation nerveuse où l’avait mis sa scène avec Guy de Kerdaniel, lui était un accablement nouveau. Exilé de Pervenchères, il avait tout perdu ; repoussé de ses condisciples, dédaigné de ses maîtres, condamné à l’abandon, il n’avait plus rien où
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raccrocher une espérance. Oh ! comme les discours de son père, qui l’ennuyaient tant, lui eussent semblé délicieux à entendre ! Comme il aimait l’arrière-boutique, la cour puante, les murs aux suintements ignobles qui lui apparaissaient, aujourd’hui, plus étincelants d’or et de pierreries que les féeriques portes des songes ! Des choses oubliées, poignantes, des physionomies lointaines, misérables, lui revenaient en foule, de là-bas. Il se souvenait de François Pinchard, un voisin triste, un petit cordonnier bossu, avec des cheveux frisés, et la peau plus noire que ses cuirs. Chaque jour, en allant à l’école, ou bien au jardin, il l’entrevoyait, penché sur son ouvrage, ramassé sur lui-même, dans un raccourci douloureux qui accentuait encore la difformité de son torse. Les gamins riaient de lui, le poursuivaient à travers les rues : « Hé ! Mayeux ! » Et le petit bossu fuyait, roulant sa bosse, sur ses courtes jambes, la tête crépue à moitié cachée par le surhaussement des épaules. Sébastien se complaisait à évoquer le pitoyable souvenir de François Pinchard, tout attendri de découvrir des analogies de situation, des similitudes de souffrance, avec sa situation et sa souffrance de réprouvé. Pauvre bossu ! Il n’était point méchant, pourtant ! Bien au contraire ! Il n’était point méchant, comme sont les bossus. Alors pourquoi cet acharnement contre sa misérable carcasse ? Obligeant envers tout le monde, adroit, courageux, il aimait à rendre service, à faire plaisir aux autres. On le trouvait prêt à donner un coup de main, pour n’importe quelle besogne. Il suffisait qu’on l’appelât : « Allons, viens ici, bossu, » pour qu’il accourût, heureux de se dévouer, de se montrer utile et bienfaisant. Sébastien s’arrêtait, avec une pitié immense, sur cette bonté touchante de François Pinchard, l’exagérait, la magnifiait, la sanctifiait, et par une irrésistible transposition de l’égoïsme humain, la faisait sienne, comme il faisait siennes aussi les souffrances du petit bossu, au point de se confondre avec lui, de se vivre en lui. Et les souvenirs émouvants reprenaient leurs cours. C’est ainsi qu’un dimanche, Coudray, le charpentier, sorte de géant bellâtre, l’avait battu sans raison, pour rire, pour amuser les jolies filles, car elles aimaient qu’on inventât des farces
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cruelles, qui le faisaient pleurer. Il était si drôle, sa bosse avait des sursauts si comiques, lorsqu’il pleurait : « Hé là, donc, Mayeux ! » Et le gros poing du charpentier, habitué à équarrir d’énormes troncs de chêne, s’était abattu à plusieurs reprises sur la bosse du bossu. « Sacré Mayeux ! Hé, là ! » Pinchard s’était secoué, ainsi qu’un chien que son maître a corrigé, et, plus étonné de la folie de cette agression, qu’indigné des coups reçus, il avait dit, en frottant la place endolorie : – Pourquoi que tu m’bats ?… Tu n’serais seulement pas capable d’m’dire pourquoi qu’tu m’bats… Na !… Na !… C’est malin ! Et puis, on l’avait trouvé pendu, un matin, dans son échoppe. Sébastien avait demandé pourquoi on ne le revoyait plus, pourquoi sa maison restait silencieuse et fermée. On lui avait répondu qu’il était mort. En son esprit inviolé d’enfant, la mort ne correspondait à rien de précis ni de terrible. Sa mère aussi était morte, et il ne la concevait pas autrement que morte, c’est-à-dire absente et heureuse. Quelquefois, il avait contemplé sa photographie dans la salle à manger. En regardant son visage tranquille, un peu effacé par le temps, sa taille frêle, sa robe à fleurs, ses cheveux roulés en repentirs ; et derrière cette jolie personne, des balustres, des fuites pâlies d’étang, de bois, de montagnes, il s’était dit : « Elle est morte », sans une secousse au cœur, sans un regret de ne pas l’avoir connue, tant il pensait que cela devait être ainsi. Il était même content de la voir en un paysage si calme, si doux, qui était, sans doute, le paradis où vont les morts charmants. Vivre ! Mourir ! Mots vagues, sans représentations matérielles, énigmes auxquelles ne s’était pas arrêtée son enfance, vierge de douleurs. Maintenant, il comprenait. Une heure soufferte au contact de la vie avait suffi pour lui révéler la mort. La mort, c’était quand on ne se plaisait pas quelque part, quand on était trop malheureux, quand personne ne vous aimait plus ! La mort, c’étaient ces espaces tranquilles, avec ces balustres drapés d’étoffes et fleuris de roses ! « Hé !
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Mayeux ! » À ce cri, un autre cri se mêlait : « Quincaillier, hou ! hou ! » Et les deux cris se confondaient poussés par l’aboyante meute des méchants. C’était la mort ! Il enviait François Pinchard, il enviait sa mère, il enviait tous les morts inconnus. Puisque tous ces morts étaient morts, il pouvait bien mourir, lui aussi. Et, doucement, sans luttes intérieures, ni révoltes physiques, sans un déchirement de son petit être, l’idée de la mort descendait en lui, endormante et berceuse. Sébastien quitta son arbre, longea la barrière, ne s’occupant plus des élèves, lesquels, repris par d’autres distractions, semblaient l’avoir complètement oublié. Il était apaisé. Une légèreté gagnait ses muscles plus souples : son cerveau s’allégeait, baigné d’ondes fluides et de vapeurs grisantes. Ainsi qu’à l’approche d’un bon sommeil, après une journée de fatigues, il ressentait quelque chose d’inexprimablement doux, quelque chose comme l’éparpillement moléculaire, comme la volatilisation de tout son être, de tout son être sensible et pensant… Mais comment se tuerait-il ?… L’idée de la mort brutale, de la mort horrible, avec du sang, des membres rompus, des chairs béantes, de la cervelle étalée, ne lui vint pas. Il concevait la mort comme une aérienne envolée vers les espaces supérieurs ou comme une lente descente, un glissement giratoire et candide dans des gouffres de lumière… Le jeune Père, il se le rappelait, avait parlé d’une pièce d’eau… Où était-elle, cette pièce d’eau ?… Il regarda et ne vit que des cours en rumeur. En face, le collège dardait sur lui l’éclair oblique, farouche, multiplié de ses yeux haineux… À droite du collège, se devinait un vaste espace, ceinturé de cimes de sapins très sombres, qui moutonnaient durement dans le ciel. – C’est peut-être par là, se dit-il, imaginant déjà une immense surface rose, où des joncs flexibles, des roseaux chanteurs traçaient des routes de clarté, de resplendissantes avenues d’eau firmamentale ; une surface immobile, rêveuse, attirante, comme était celle de l’étang de la Forge, dont, tant de fois, il
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avait exploré les rives herbues, et respiré, délicieusement, l’âpre senteur des fermentations paludéennes. Sous les arcades du jeu de paume, le surveillant passait et repassait, d’un pas ralenti, le nez sur son bréviaire. Sébastien accéléra sa marche, pensa à François Pinchard, à sa mère, et sortit de la cour, sans obstacle. Très calme, maintenant, il allait, les yeux fixés sur l’espace vide, dont on ne savait pas si le fond était de la terre solide, ou de l’eau remuante, et que le cirque noir des sapins emplissait d’un mystère d’abîme. – Et si c’était la mer ! se dit-il encore, en son obstination d’enfant. L’image du petit cordonnier le précédait, le conduisait : – Hé ! Mayeux… L’image souriait et il souriait à l’image. – Quincaillier, hou !… hou !… À mesure qu’il avançait, il ne percevait plus la résistance de la terre, sous ses pieds. Il marchait, comme en rêve, si léger qu’il se croyait soutenu, emporté par deux grandes ailes, au-dessus du sol. Un frère, à face de détenu, louche et crasseux, qui charriait du pain dans une petite charrette, le croisa. Il ne le vit point. Deux autres frères, à la bouche lippue, au regard souilleur d’enfants, le frôlèrent. Il ne les vit pas davantage. Il ne voyait plus rien, plus rien que l’espace, qui, lui-même, se brouillait, s’ennuageait, se transformait en blancheurs flottantes. Toute sa vie sensorielle, déséquilibrée, affluait à son odorat. Des senteurs lui arrivaient aux narines, multiples, différentes et si fortes, qu’il faillit s’évanouir. L’atmosphère, comme dans une chambre fermée et remplie de végétaux, lui semblait lourde d’odeurs acescentes et de vénéneux parfums. Il respira, décuplés par la per-
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ception morbide exacerbée de ses nerfs, le souffle ammoniacal des terreaux, l’exhalaison carbonique des feuilles mortes, les arômes effervescents des herbes mouillées, la fleur alcoolisée des fruits. Sébastien dut s’arrêter, la gorge serrée, pâle, presque défaillant. Il avait dépassé le collège. À gauche, de petites constructions basses s’espaçaient ; et des jardins montaient en terrasse, jusqu’au parc ; à droite, une courte allée de châtaigniers, aboutissait aux communs, défendus par une palissade ; et derrière les communs, une prairie s’étendait, plane, unie, d’un vert argenté. Au milieu de la prairie, une nappe d’eau luisait, toute blanche, sans un reflet. Alors, Sébastien escalada la palissade, s’engagea dans l’allée, et voulut courir. Mais, soudain, deux Pères, qui se promenaient, lui barrèrent la route. Il s’arrêta, effrayé, poussa un cri. – Eh bien ! eh bien !… qu’est-ce que c’est ?… On maraude, hein ?… dit l’un d’eux, d’un ton sévère. Déjà il s’apprêtait à tirer les oreilles de l’enfant, quand, frappé de sa physionomie étrange, de l’ivresse inaccoutumée qui brillait dans le mystère de ses deux prunelles, il reprit, plus doucement, en donnant à ses gestes une inflexion d’affectuosité rassurante : – Voyons, mon petit ami, où alliez-vous ainsi ? Sébastien fut remué par la douceur de cette voix qui s’était, tout d’un coup, assouplie jusqu’à la prière. Cependant, il n’osa pas répondre. Le Jésuite insista. – Pourquoi aviez-vous quitté la cour ? N’ayez pas peur… Je vous aime bien… dites, mon enfant ! Tandis qu’il parlait, il lui flattait la joue, et le considérait d’un air d’encourageante bonté. Il répéta avec un accent de pitié tendre :
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– Pourquoi ?… Voyons… vous avez du chagrin, n’est-ce pas !… Vous vouliez vous en aller !… Et, sous ces paroles simples qui le conquéraient, Sébastien sentit comme une digue se rompre dans sa poitrine, puis un flot de larmes l’inonder. Suffoquant, la gorge brisée par les hoquets, il se jeta dans les bras du Père, sanglota. – On m’a… on m’a… on m’a… Il n’en put dire davantage. Comme un noyé qui se cramponne éperdument à l’épave miraculeuse que la vague lui apporte, il s’accrochait, de ses doigts crispés, à la robe du Père. Et tout son corps tremblant, secoué de spasmes, se haussait, se collait contre le corps du prêtre, dans un paroxyste amour de vie retrouvée. – On m’a… on m’a… on m’a… Lorsqu’il fut un peu calmé : – Allons, ne pleurez plus, consola le Père… Cela n’est rien, mon petit ami… Venez vous promener avec moi… Ensuite, je vous ramènerai à l’étude… Mais Sébastien, la tête toujours cachée dans la soutane, gémissait : – Non !… non !… Je ne veux pas… Je veux retourner à Pervenchères… Je… je suis d’Pervenchères…
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III Peu à peu, Sébastien finit par se résigner à sa nouvelle existence qui se trouva prise dans l’engrenage de la tâche quotidienne et, désormais sans trop de dures secousses, se déroula sur la régularité monotone des heures, ramenant toujours pareils les mêmes occupations et les mêmes événements. Il oublia le voyage pénible, l’entrée douloureuse dans cette grande prison de pierre grise, et le froid glacial qui lui avait étreint le cœur, rétracté la chair, à la vue des longs couloirs blafards, des petites cours intérieures, baignées d’un sépulcral jour ; il oublia les clameurs féroces, l’étang si morne, là-bas, sous le morne ciel et l’étrange, inconcevable folie qui, en une minute éperdue, l’avait poussé vers la mort, comme vers un refuge. Puis, les souvenirs du pays s’estompèrent dans une brume plus douce ; les regrets se firent moins poignants et plus lointains. Loin de son père, délivré de l’ennui de sa parole, du vide de ses conseils, il le trouva beau, grand, héroïque, sublime, et il l’aima d’un amour d’autant plus fort, qu’il en avait presque rougi, qu’il l’avait renié. Sa tendresse s’accrut de toutes les insultes endurées à cause de lui, s’aviva du remords de ne l’avoir pas courageusement défendu. Pour ne pas l’inquiéter, et par une sorte de pudeur fière à ne point étaler de plaintes et de récriminations devant les maîtres – car il savait que les Jésuites lisaient les lettres des élèves comme celles des parents – il ne voulut rien lui confier de ses tourments. Il se bornait à laisser déborder son cœur, en affections naïves et chaudes, en promesses répétées de bonne conduite et de travail. Il s’essayait aussi à de petites descriptions du collège, à des récits de promenades, où déjà se révélait, dans la primitivité de la forme et l’éveil incomplet de la sensation, une âme curieuse et vibrante. Et puis, c’étaient des besoins de parler du pays, des souvenirs à l’adresse de toutes choses de là– 68 –
bas, exprimés, tantôt avec une gaieté forcée, tantôt avec l’angoisseux, l’exaspéré désir des joies natales, des caresses familières qui dénotaient une véritable détresse morale. Un autre que M. Roch se fût peut-être alarmé de cette insolite agitation d’esprit. Celui-ci ne vit là qu’un badinage dont l’inutilité et le manque de sérieux le choquèrent : « Je ne suis pas trop content de toi, écrivait-il, je m’aperçois que tu passes ton temps à des gamineries, à des futilités, que je ne saurais encourager. Je comprends, que les premiers jours, tu te sois laissé griser par un changement d’existence aussi radical et flatteur. Mais il est urgent que tu songes à devenir sérieux. Tout Pervenchères s’occupe de toi. On me jalouse. Je dis : « Mon fils arrivera très loin, ira très haut. » Tâche de ne pas faire mentir ton père. Envoie-moi la liste de tes principaux condisciples, de ceux surtout qui portent un nom historique. Comment s’appellent tes voisins de classe ? Avec qui t’es-tu lié de préférence ? Le Révérend Père qui t’a conduit te parle-t-il de moi ? » Les brimades revinrent encore, mais elles perdaient chaque fois de leur caractère de violence pour ne plus conserver qu’une sorte d’intermittente, de joviale raillerie qui lui rendait moins insupportable sa blessure. Cependant, il sentit très vivement l’amertume de l’inégalité sociale, avérée, persistante, en laquelle il vivait. D’être toléré comme un pauvre, et non accepté comme un pair, cela lui fut un sourd chagrin, une plaie d’inguérissable orgueil, contre lequel il tenta, vainement, de réagir. Cette solitude où on le laissait le fit plus grave et réfléchi, presque vieux. Les roses couleurs de ses joues s’effacèrent et pâlirent ; l’ovale de son visage s’amincit, ses yeux se cernèrent inquiets, meurtris, se voilant sans cesse sous une double expression de tristesse tranquille et de méditation étonnée. Devant les inextricables complications de la vie, ses surprises augmentèrent chaque jour. Chaque jour lui révéla des habitudes, des noms, tout un ordre de choses importantes, toute une série de personnages, augustes et révérés, qui semblaient familiers à tout le monde, et qu’il se désolait d’être le seul à ne pas connaître et qu’il s’irritait de ne
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pas comprendre. Cette ignorance lui valait de fréquentes avanies. Une après-midi, Guy de Kerdaniel, à brûle-pourpoint, lui demanda « pour qui il était, du comte de Chambord ou de l’Usurpateur ? » Ne sachant pas ce qu’étaient ces personnages, s’ils existaient vraiment, et de quelle façon on pouvait « être pour l’un ou pour l’autre », il n’avait rien répondu. Et l’on avait ricané de son embarras. Sébastien se rendit compte qu’il venait encore de donner une preuve nouvelle de son infériorité. Mais comment faire ? On riait de son silence ; et, lorsqu’il parlait, on le huait. « C’est peut-être des surnoms de Jésuites ! » se dit-il. Longtemps, il garda au comte de Chambord et à l’Usurpateur une rancune de les ignorer ; et, convaincu que cela devait être ainsi, que cela serait toujours ainsi, il n’osa pas se renseigner, dans la crainte d’une mystification. D’ailleurs, à qui se fût-il adressé ? Les collèges sont des univers en petit. Ils renferment, réduits à leur expression d’enfance, les mêmes dominations, les mêmes écrasements que les sociétés les plus despotiquement organisées. Une injustice pareille, une semblable lâcheté président au choix des idoles qu’ils élèvent et des martyrs qu’ils torturent. Tout ignorant qu’il fût des conflits d’intérêts, des rivalités d’appétits, immanentes, qui font s’entre-déchirer les mêlées humaines, Sébastien, à force de voir et de comparer, ne tarda pas à déterminer l’exacte situation qu’il occupait en ce milieu, agité par des passions, troublé par des chocs, jusque-là insoupçonnés et décourageants. Sa situation était celle d’un vaincu qui n’a même pas, pour se réconforter de sa défaite, le souvenir d’une lutte, ou l’espoir d’une vengeance. La lutte lui était odieuse ; la vengeance, il n’y songea pas un seul instant. Il comprit qu’il ne devait compter que sur lui-même, ne vivre qu’en lui-même d’une vie solitaire, indépendante et fermée aux sollicitations ambiantes. Mais il comprit aussi que ce renoncement était au-dessus de ses forces. Sa nature généreuse, expansive, tout en élans, ne pouvait s’accommoder des étroites limites intérieures où il la circonscrivait. Elle avait besoin d’air, de cha-
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leur, de lumière, d’un large espace de ciel. En attendant que cette lumière brillât, que s’ouvrît ce ciel, Sébastien continuait de regarder la Vie passer sur un fond d’images brouillées et d’inexorable nuit. À Vannes, chaque cour se divisait en groupes distincts, exclusifs l’un de l’autre, représentant non des communions de sympathies, ou des convenances de caractères, mais des catégories sociales, qui avaient, ainsi que dans l’ordre politique, celleci seulement des privilèges, celle-là seulement des obligations. Malgré les incessants contacts, les coude à coude forcés de l’étude, de la classe, de la chapelle, du réfectoire, où les angles s’épointent, où les heurts s’amollissent, où l’instinctif sentiment d’une défense commune, contre le devoir et contre le maître, réunit, un instant, les intérêts les plus disparates, il n’existait réellement, entre ces groupes, aucun mélange moral. Durant les récréations, chacun reprenait sa place officielle, rentrait dans les étroits compartiments d’une constitution aristocratique dont les Pères, sans brusqueries, avec des apparences d’impartialité bénévole et souriante, savaient maintenir le sévère fonctionnement, encourager les préjugés, pensant faire ainsi pénétrer plus avant dans les âmes la nécessité d’une discipline graduée, le culte d’un respect hiérarchique. Guy de Kerdaniel était le chef indiscuté de la cour, dont Sébastien était le souffre-douleur. Ses fantaisies d’enfant gâté, ses amitiés changeantes, ses capricieuses haines étaient la loi souveraine. Il connaissait son pouvoir et en abusait volontiers, surtout contre les faibles. Choyé par les maîtres, en raison de sa naissance presque illustre, adulé par les élèves, en raison des spéciales attentions, de l’évidente préférence que lui manifestaient les maîtres, il résumait en lui ce que la vie a de plus souhaitable et de vénéré. On savait la considérable fortune de ses parents, leur prestigieux château sur les bords de la Rance, leur train de vie magnifique et bruyant. Les imaginations s’exaltaient au récit des chasses, des réceptions, des églises rebâties, des couvents subventionnés, des entrevues fréquentes du marquis de Kerdaniel avec le comte de Chambord
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qui l’avait institué, officiellement, son confident le plus intime, son ami le plus écouté. De ces merveilles, de ces élégances, de cette amitié royale, le fastueux Guy gardait une indestructible auréole. Chétif de corps, malsain de peau, marqué sur son front pâli, rétréci, déjà fané, du stigmate des races épuisées, il avait l’assurance d’un homme fait, le geste bref, la bouche impérieuse, l’œil insolent sous des paupières trop lourdes et clignotantes. Il n’en était pas moins, malgré cet aspect de groom anémié, le centre élu, le pivot choisi de cette société infantile, acquise par l’exemple et l’éducation, à tous les servilismes, comme à toutes les tyrannies. Les vanités, les ambitions, les aspirations secrètes ou avouées de ce petit peuple, parqué en de jalouses coteries, rayonnaient vers sa personne fragile et redoutable, ou plutôt vers ce qu’elle évoquait de richesse éblouissante, de luxe sacré et d’agenouillements humains. Sébastien n’essaya pas de l’attendrir par une lâche soumission, ni de s’imposer à lui par l’éclat d’une révolte. Il le dédaigna, et ce dédain, surélevant sa pitié, il chérit davantage ses petits amis de là-bas, les mal peignés, les mal torchés, ceux-là surtout, effarés et miséreux, dont les blouses en loques, et les tristes pantalons rapiécés, l’émurent aux larmes, douloureusement. Il se tint aussi à l’écart des maîtres, ne quêta pas leurs bonnes grâces, ne chercha point à provoquer leur tendresse. Il lui semblait que la douceur fuyante de leurs manières reculait encore, au lieu de la rapprocher, l’humiliante distance, de jour en jour plus grande, mise par les élèves entre eux et lui. Leurs « mon enfant », prononcés d’une voix pateline, sonnaient faux à son cœur. Auprès d’eux, il n’éprouva aucune impression d’être protégé. On le délaissait dans la classe, où ses professeurs lui faisaient réciter mécaniquement ses leçons, l’interrompant, chaque fois, d’un « c’est bien », bref et sec, sans jamais une parole d’encouragement ou de blâme, sans un redressement de mémoire, alors qu’ils s’appliquaient à éveiller l’intelligence des autres, à la guider dans ses voies préférées, à l’exciter par des explications patientes ; on le délaissait dans la cour, où personne ne le conviait à prendre sa part des plaisirs, des activités bruyantes, dont les
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Pères, la soutane retroussée, ardents, souples, enfantins, menaient le branle joyeux, et où il errait, le plus souvent tout seul, désemparé, blessé par ces joies, révolté par ces rires qui éclataient autour de lui, comme pour mieux le railler de son abandon. Et puis, il eût fallu posséder des accessoires comme ils en avaient tous, un roulement de jouets très chers, que les Jésuites vendaient dans un petit pavillon, appelé la questure. Oh ! ce petit pavillon, tout rempli de belles choses, étrennes perpétuelles, qui exhalaient de délicieuses odeurs de sapin et de bois verni, qui lui rappelaient la féerique, la flamboyante boutique de l’épicier, à Pervenchères, les jours charmants de Noël et du Nouvel An. Comme il le dévorait du regard ! Comme il enviait les riches qui en revenaient, les bras chargés, les poches pleines, avec des figures en fête ! Après de longues hésitations, surmontant sa timidité, il se rendit à cette questure tentatrice, acheta un ballon qui fut crevé le lendemain, deux balles qui lui furent aussitôt volées, une paire d’échasses qui se cassèrent, dès qu’il les eut essayées. Les cinq francs donnés par sa tante étaient épuisés ; les dix sous réglementaires que chaque semaine, le samedi, le Père Préfet distribuait aux élèves, dans les cours, passèrent en emprunts qu’il n’osa refuser. Alors, avec une volonté supérieure à son âge, il résolut de s’abstraire, dans le travail et dans lui-même, de ses successifs mécomptes. Il acquit bientôt, dans le travail, une sorte de paix ; dans lui-même, où déjà remuait tout un monde de pensées et de sensations, une sorte d’amère jouissance qui alla se décuplant, aux heures du silence et du repos. Un mercredi, avant la promenade, Sébastien vit venir à lui un élève qui lui demanda : – Veux-tu que nous fassions la promenade ensemble ?… Je suis Jean de Kerral… Tu me connais bien ?… Et avant que Sébastien eût le temps de répondre, il ajouta :
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– On t’embête, parce que tu es quincaillier… Moi, ça m’est égal que tu sois quincaillier… Tu me plais tout de même… Tu es gentil, et je t’aime bien. Jean de Kerral était de petite taille, mais trapu et très laid à cause de son profil en forme de tête de poisson, et de son visage piqueté de taches de rousseur. Ses yeux, vifs et bons, plurent à Sébastien. Il avait des gestes menus, un peu fébriles et cassés, une voix douce, gazouillante, comme un oiseau, et, comme un oiseau, en marchant, il sautillait. On l’appelait, dérisoirement, le bon Samaritain. Jean avait, en effet, dans la cour, une spécialité évangélique : il protégeait les faibles, et consolait les tristes. Dès qu’un élève était mis en quarantaine, pour une raison quelconque, ou battu, ou hué, il allait à lui, l’accablait d’amitiés bruyantes, l’étourdissait d’incohérentes effusions. Il était miséricordieux et loquace, et si généreux qu’il se fût dépouillé de tout ; mais ses parents, qui connaissaient cette manie, ne lui laissaient rien. Cet enthousiasme durait quelquefois huit jours. Après quoi Jean lâchait son ami, aussi spontanément qu’il était allé à lui, pour courir à un autre. Il dit encore : – Ça me faisait de la peine de te voir seul, toujours… Pourquoi que tu t’en vas, chaque fois qu’on s’approche de toi ?… Pourquoi que tu ne joues jamais ?… Un autre élève accourait, débraillé et soufflant. – Ah ! c’est Bolorec ! expliqua Jean de Kerral… Je l’ai retenu aussi pour la promenade… Il est très gentil, Bolorec… Il me plaît tout plein. Bolorec vint prendre place à côté de Sébastien. Boulot, les joues rondes, le front mangé de cheveux crépus, le buste trop
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long et roulant sur des jambes trop courtes et mafflues, il servait, comme Sébastien, de point de mire aux plaisanteries des camarades. Il était fils de médecin, profession non acceptée et fertile en brimades. Mais les brimades glissaient sur sa chair flasque et sur son amour-propre cuirassé sans y laisser trace de blessures. Il paraissait ne rien sentir, ne rien comprendre et souriait toujours. Rien n’altérait ce sourire éternel, ni les bousculades, ni les coups de pied, ni les surnoms les plus pénibles. Bolorec reboutonna son gilet, ramassa la corde de sa toupie, qui pendait jusqu’à terre, hors de la poche de son pantalon, bourrée de choses dures, et il regarda Sébastien d’un regard bienveillant d’idiot. Les rangs se formèrent ; au signal de la cloche, la petite troupe s’ébranla, silencieuse, sous la conduite de deux Jésuites, placés en serre-file, l’un à la tête, l’autre à la queue de la colonne. Sautillant et réjoui, Jean se pencha à l’oreille de Sébastien, et, très bas : – Tu es content d’être avec moi, dis ?… Bolorec aussi est très content… Moi, je suis content, parce que je n’aime pas qu’on embête les autres. Une fois dehors, ils longèrent le port, durant une centaine de mètres. C’était l’heure de la marée basse. Une eau noirâtre dormait dans l’étroit chenal. Sur la vase, parmi des barques échouées, une goélette était couchée, de flanc, sa quille à l’air, sa mâture oblique, penchée, comme prête à tomber dans le vide. Des chaloupes de pêche montraient, çà et là, leurs bordages imbriqués d’ignobles saumures et leurs coques de même couleur que le sol fangeux où elles s’embourbaient. Plus loin, Jean indiqua à ses compagnons le Saint-François-Xavier, un bateau tout blanc, un joli cotre élancé, à la fine carène, qui se tenait droit et fier, entre ses étais, son pavillon flottant au haut de la flèche. Les quais étaient presque déserts ; le paysage se fermait brus-
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quement, sur un ciel très bas, en lignes de terres rigides, nues, d’une brutale horizontalité. Sébastien chercha en vain la mer. Il était consterné par cette immobilité, par ces choses couchées, tristes comme des épaves, par ces eaux mortes, et cette navrante vase dont l’odeur l’affadissait. Lorsque, ayant quitté le port et traversé les tortueuses rues de la ville, ils débouchèrent dans la campagne, Jean de Kerral dit à Sébastien : – C’est loin d’ici où tu habites ? – Oh oui !… c’est loin ! gémit l’enfant qui, défiant et redoutant une scène douloureuse, n’osait répondre que par monosyllabes timides et soupirés. – Moi, j’habite tout près, au château de Kerral, sur la route d’Elven, tu sais… Elven… où il y a une grosse tour… On y va quelquefois en promenade… Tu n’as pas de château, toi ? – Non ! – Oh ! ça ne fait rien ! Bolorec non plus n’en a pas. Les rangs s’étaient un peu débandés. Maintenant, une rumeur de voix piaillantes accompagnait le piétinement de la petite troupe en marche. Il reprit : – Moi, je serai soldat… J’entrerai à Saint-Cyr… Et toi, qu’est-ce que tu feras ?… Tu entreras aussi à Saint-Cyr ?… – Je ne sais pas ! bégaya Sébastien. Le comte de Chambord ! l’Usurpateur ! Saint-Cyr ! Toujours des choses dont il n’avait pas la moindre idée. Comment pourrait-il jamais s’élever à la hauteur des autres, puisqu’il
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ignorait tout cela, qui était capital, indispensable ! Il aurait bien voulu demander des explications à Jean ; il n’osa pas. Jean continuait de gazouiller : – Papa dit qu’il n’y a pas de milieu, aujourd’hui, pour des nobles, ou bien ne rien faire… ou bien entrer à Saint-Cyr… Papa ne fait rien, lui… Il chasse… As-tu un tambour ? – Non ! – Moi, j’en ai un… un vrai tambour, en cuivre… C’est papa qui me l’a donné… et c’est le fermier qui m’apprend à battre… Il a été tambour au régiment. Il bat très bien… Moi aussi, maintenant, je bats très bien… Et puis papa m’a donné encore un uniforme de hussard rouge… Quand je sors, toute la journée, je mets l’uniforme de hussard et je bats du tambour… C’est très joli, très amusant… Et ça m’apprend à être officier. Tu n’en as pas, toi, d’uniforme de hussard ? – Non ! – Alors, qu’est-ce que tu as ? Comment t’amuses-tu quand tu es chez toi ? Il faudra en demander un à ton père… Sébastien se sentait le cœur plein de quelque chose, il ne savait de quoi ; ou de chagrin de ne pas posséder un uniforme de hussard rouge, comme Jean de Kerral, ou de joie d’entendre pour la première fois, depuis qu’il était parti de Pervenchères, une voix qui lui fût douce, des paroles qui n’étaient ni des injures, ni des railleries. Et, tout d’un coup, il éprouva envers celui qui lui parlait ainsi un sentiment de tendresse, de reconnaissance profonde, l’irrésistible élan d’une âme qui se donne à une autre âme. Ému, il prit la main de Jean, la serra très fort dans la sienne, et, les yeux voilés de larmes : – Je t’aime bien, dit-il.
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– Moi aussi, je t’aime bien, répondit Jean de Kerral. Bolorec, lui, ne parlait point, et suivait les rangs, au pas menu de ses jambes trop courtes. Très rouge, les veines du cou tendues, il gonflait ses joues en ballon et les dégonflait ensuite, d’un coup de poing, intéressé par le bruit d’explosion discrète, d’équivoque pétarade, qui sortait de ses lèvres. Entre chaque opération, il souriait, de ce sourire neutre, inquiétant ; de ce sourire qui n’exprime rien et ne s’adresse à personne, de ce sourire fixe, comme la mort en met parfois sur la bouche glacée de ses élus. La route où ils marchaient était très large et plantée de hauts marronniers dont les branches nues se rejoignaient, s’entrecroisaient, formant, avec les filigranes des ramilles, audessus de leurs têtes, une voûte ajourée que le ciel décorait de ses soies gris perle et de ses dentelles roses. Des murs en pierre sèche, rehaussés de l’or travaillé des mousses, incrustés de la délicate joaillerie des lichens et des capillaires, bordaient de chaque côté les prairies, les champs de culture, des petits champs vallonnés, séparés l’un de l’autre, tantôt par de larges talus boisés, tantôt par des éclats de granit fichés, droits et pointus, dans la terre, tendant sur le sol infertile le velours chancreux de ses sombres tapis, larmés de l’argent pâle des flaques d’eau. Une vie multipliée germait dans les emblaves que les seigles naissants et les jeunes blés couvraient de gais frissons smaragdins. Dans le ciel, d’une douceur charmante, s’épandait une lueur fine, contenue, qui s’imprégnait au translucide tissu des nuages, tramés d’or laiteux et lavés de nacres légères. Et sous cette lumière tiède, infiniment diffuse, infiniment pénétrante, qui mettait des abîmes célestes jusque sur le tronc des arbres et la cassure des pierres, sous ces effleurantes caresses qui laissaient des mondes de joie reflétés jusque sur la fragile ellipsoïde des herbes, toutes les formes et toutes les couleurs chantaient. Ce qu’elles chantaient, Sébastien eût été incapable de le définir
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et de l’exprimer, mais il en savourait l’harmonieuse et presque divine musique, il en admirait l’harmonieuse et presque divine beauté ! C’était comme un mystère de résurrection qui s’accomplissait en lui, une extase auguste d’amour qui gonflait son être tout entier, de graves enivrements et de nuptiales délices, par quoi se célébraient les fiançailles de son cœur. – Nous irons toujours ensemble à la promenade, dis ?… implora Sébastien. Jean de Kerral répondit : – Et nous jouerons toujours dans la cour ensemble, avec Bolorec. – Je t’aime bien ! reprit Sébastien. – Moi aussi, je t’aime bien ! Ce fut un enchantement pour Sébastien. Ses mauvais jours étaient finis, il ne redoutait plus aucune souffrance, aucun tourment. La confiance revivait en lui, agrandie, fortifiée par le don volontaire, spontané, éternel, qu’il venait de faire de son âme. Et il marchait, plus fier, les membres plus souples, trouvant à toutes choses des aspects de fête et de bonté, se promettant d’aimer Jean, de lui être dévoué jusqu’au sacrifice. Pour la première fois, il se sentait des hardiesses, des désirs de luttes généreuses. Toute une force inconnue distendait ses veines, accélérait les galops de son pouls, les battements de sa poitrine. Aucun obstacle ne paraissait insurmontable à son courage. Il eût voulu défier Guy de Kerdaniel. On s’arrêta dans un bois de pins. Entre la colonnade des troncs, le sol, parsemé d’aiguilles sèches, était tout rose, et les pieds enfonçaient doucement dans de la mousse. Une odeur de térébenthine circulait, amère et puissante, mêlée à de vagues
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arômes de plantes marines que le vent apportait de l’ouest. En effet, vers l’ouest, très loin, et rayée par les barres sombres des pins, une ligne d’eau apparaissait, du même ton irisé que le ciel et presque confondue avec lui. Les élèves poursuivirent un écureuil. Les plus hardis grimpaient dans les branches, les autres aboyaient comme des chiens et jetaient des pierres à la bestiole effrayée. Sébastien et Jean s’assirent au pied d’un arbre ; Bolorec, debout contre le tronc, tailla une ébauche de bateau dans un morceau d’écorce. Tous les trois, de temps en temps, ils regardaient la chasse et se montraient l’écureuil, étourdi par les clameurs, qui fuyait d’arbre en arbre, bondissait de branche en branche, la queue en l’air. – Tu ne sais pas à quoi je pense ! dit Jean… Je pense qu’il faudra demander à ton père l’autorisation de sortir chez nous… Ça me ferait plaisir d’être ton correspondant… Maman voudra bien, papa aussi, et les Pères aussi… Tu joueras du tambour, et tu mettras mon uniforme… L’année dernière, papa n’a pas voulu pour Bolorec… mais toi, ça n’est pas la même chose… parce que toi… enfin oui… parce que Bolorec est trop sale… Et il raconta, en phrases saccadées, en récits décousus, le château de Kerral, son père qui avait de grosses moustaches blondes, sa mère qui était très jolie, la grande calèche, et les six chiens courants qui chassaient les renards et forçaient les lièvres. Sébastien buvait avidement les paroles de Jean. Il se voyait déjà l’hôte choyé, caressé d’une belle dame, dans un château qu’il imaginait resplendissant, avec des fossés larges, des tours massives, des murs crénelés, comme étaient ceux des remparts de Vannes. Son cœur se fondait dans des espoirs infinis. Jean poursuivit :
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– Tu connais bien l’histoire des six chiens courants, de papa et du clerc d’huissier ?… – Non, répondit Sébastien, fâché de ne pas savoir tout ce qui intéressait son ami. – Comment, tu ne la connais pas ! mais tout le monde la connaît au collège… Eh bien, un jour, mon père revenait de la chasse… Il n’avait rien vu, et n’était pas content… En approchant d’Elven, voilà qu’il aperçoit, sur la route, le clerc d’huissier. C’est un méchant clerc d’huissier, très méchant… Il dit du mal des prêtres, ne va jamais à la messe, et ses parents possèdent une ferme, des biens nationaux, tout près du château… Enfin c’est un homme très méchant… Papa se dit : « Puisque mes chiens n’ont rien chassé, je vais leur faire chasser le clerc d’huissier. » L’idée est drôle, hein ?… Il les découple, les met sur la piste, et les chiens partent… Bolorec abandonna son écorce, écouta, très intéressé, le récit de cette chasse humaine, et, tout d’un coup, l’œil allumé d’un rire, il trépigna de joie la terre, et, de toutes ses forces, il aboya : – Ouaou !… Ouaou !… – Tu comprends, reprit Jean, si le clerc d’huissier détale, sentant les chiens à ses trousses… Tu le vois d’ici, pas ? Il saute dans la lande, son chapeau s’envole ; il s’empêtre parmi les ajoncs et les ronces, son pantalon se déchire ; il roule, revient sur la route, dans la direction d’Elven… Les chiens le menaient comme un lièvre. – Ouaou !… Ouaou ! recommença Bolorec, dont la joie s’exprimait par d’horribles grimaces. – Il paraît que c’était joliment amusant !… Tête nue, les cheveux au vent, et les chiens tout près, lui mordant déjà les
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culottes… Heureusement, pour le méchant clerc d’huissier, il n’était pas loin d’Elven… Il entre dans l’église, n’a que le temps de refermer la porte sur lui ; et il tombe, évanoui de peur, sur les dalles ! Une seconde de plus, il était pris et dévoré par les chiens… Ils ne badinent pas, tu sais, ces chiens-là… Et Bolorec, pour la troisième fois, aboya longuement, découvrant, entre chaque coup de gueule, ses dents qui semblaient, jovialement, fouiller la proie happée. – Ouaou !… ouaou ! Jean de Kerral conclut : – Eh bien, le père de ce méchant homme a fait un procès à papa ; et papa a été condamné à payer, à ce méchant homme, vingt-cinq mille francs, parce que, à la suite de cette chasse amusante, son fils est tombé malade, et qu’il est resté fou !… Mais papa se vengera, parce qu’il va se porter aux élections de député, et ramener le roi… Quand tu viendras chez nous, tu verras les chiens… ce sont de très bons chiens !… Sébastien écoute la voix de son ami, cette voix qui gazouille, comme un oiseau chantant une chanson d’amour ; il aime M. de Kerral, malgré ses grosses moustaches blondes qui ne l’effrayent pas ; il aime le château ; il aime tout, sauf le méchant clerc d’huissier, à qui il ne peut pardonner de ne pas s’être laissé dévorer par les bons chiens de M. de Kerral, et d’avoir coûté à celui-ci tant d’argent. Les clameurs, dans les bois, s’apaisent. L’écureuil est pris. Des élèves, triomphalement, le portent, pendu par la queue à une baguette comme un trophée. On rentre. Le retour est charmant. Pourtant, il y a dans l’esprit de Sébastien une inquiétude vague. Le récit de Jean le trouble, un peu, de remords incertains. Des images s’en lèvent, point rassurantes, d’un symbo-
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lisme brutal, où s’affirme l’inflexible et barbare loi de la force. François Pinchard et le charpentier Coudray, Guy de Kerdaniel et lui-même, Bolorec, un martyr plus féroce que ses bourreaux, l’écureuil, le clerc d’huissier, les chiens de M. de Kerral, tout cela, dans les ténèbres de sa conscience, se heurte, singulièrement relié par d’étranges analogies, soudainement éclairé par de farouches lueurs. Des poings tendus, des gueules hurlantes, des mains déchireuses, des foules sauvages, une sensation obscure et pénible de l’éternelle haine, une confuse et rapide vision du meurtre universel, tout cela lui cause un malaise que la marche et la voix gazouillante de Jean ne tardent pas à dissiper. Bolorec s’est remis à tailler son bateau ; les rangs se sont reformés ; et le soir vient, teintant l’horizon céleste de sourdes lumières orangées qui donnent au firmament un jour mystique de vitrail. Une ombre religieuse, pacifiante, sous la voûte des marronniers, enveloppe les colonnes des troncs, les listeaux des branches ; et les grappes pourprées des lilas terrestres, issant des talus empierrés, flambent sur le fond plus vert des prairies. Dans son cœur, un instant troublé, la joie reparaît claire, sereine ; le remords s’évanouit, l’espoir revient, immaculé. Engainés de longues chemises de toile blanche, quelques-uns ivres, tous vermineux et couverts de fange, des paysans passent sur la route. Sébastien les regarde passer, et il les salue comme de surnaturels êtres, des saints descendus des vitraux d’église, des anges envolés des cintres de chapelle, et qui l’accompagnent pour veiller sur lui. Toutes les choses, agrandies, embellies, ennoblies par son imagination, prennent des formes heureuses, des formes exultantes de tendresse et de prière. En relongeant le port, il reçoit aussi une impression consolante. Tout s’est animé, tout brille. La marée monte, battant d’un léger clapotement les murs des quais et les cales immergées. Redressée par le flot, la goélette arbore fièrement sa mâture haute, dorée par les derniers reflets du jour ; quelques chaloupes de pêche rentrent, voiles carguées, à l’aviron, avec un bruit de soie froissée ; et les mouettes rasent l’eau luisante, de
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leur vol joueur et hardi. Une odeur salée, mêlée aux souffles puissants du coaltar, imprègne l’atmosphère. L’enfant la respire délicieusement, l’âme conquise à des féeries de voyage, à des immensités bleues, à des vagues dispersions dans de la lumière. Et, mentalement, franchissant les lignes de terre, dures, plus assombries à cette heure, qui barrent l’horizon, il s’élève jusqu’à la conception de l’infini. Sur la petite place, aux maisons gothiques, près du collège, deux jeunes filles de même taille, de même costume, de même svelte et délicate tournure, se sont arrêtées, avec leur mère, pour voir défiler les élèves. – Ce sont les sœurs de Le Toulic… qui est de ta classe… tu sais bien… Le Toulic, qui est toujours le premier… explique Jean… Maman les appelle les « deux sans hommes », parce qu’elles voudraient bien se marier et qu’elles ne trouvent personne… Elles n’ont pas d’argent… Le père de Le Toulic était louvetier… Il est mort… Elles sont très jolies !… Elles sont charmantes, en effet, vêtues de pénombre, et leur silhouette délicate s’enlève, géminée, sur le fond d’une boutique qui s’allume. Sous la voilette, où leur visage se devine, baigné de tous les reflets errants du soir, Sébastien, avec attendrissement, aperçoit une double lueur de soleil, qui se couche, très loin, dans l’eau profonde de leurs yeux. À l’étude il ne travailla pas, pris de paresse devant ses livres, envahi de dégoût, à la pensée d’avoir à conjuguer des verbes barbares. Le coude sur son dictionnaire, son porte-plume lâche entre les doigts, longtemps il rêvassa. Sa tête était remplie de trop de choses ; trop d’événements s’étaient suivis et enchevêtrés, en cette journée, pour qu’il n’essayât pas de les coordonner, d’en jouir, un par un, d’en tirer une règle de conduite nouvelle et des pronostics alliciants. Il ne put arriver à fixer aucune
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de ces images, mobiles, turbulentes. Cela grouillait pêle-mêle, dans son cerveau, avec des paysages, des bateaux, des coins de parc rêvés, des châteaux en fête, entrevus au bout de longues avenues éclairées, des sons de tambours, des abois de chiens, des bonds d’écureuils. Il s’arrêta un instant, à contempler le profil de Le Toulic qui, non loin de lui, à droite, penché sur son papier, embastillé de livres, piochait ses devoirs, des plis au front, du rouge aux joues, de l’encre au doigt. Il eut le grand désir de le connaître davantage, de lui parler souvent, de l’aimer ; et, tout d’un coup, se rappelant ses deux sœurs, si gentilles, dans la frissonnante indécision du soir, il l’aima d’une amitié violente. Peut-être aussi, Le Toulic voudrait bien le faire sortir, chez lui, comme Jean de Kerral. Et ce seraient d’inoubliables heures, entre cette mère et ces deux jeunes filles… Sans doute, des promenades, ensemble, sur le port, au bord des grèves ; un voile soulevé sur ces intérieurs privilégiés ; l’entrée de plainpied dans ces existences inconnues, qu’il avait crues fermées à jamais sur lui, et dont un mot, entendu, ça et là, élargissait encore le mystère captivant. Son rêve déviait, s’enhardissait dans l’impossible, atteignait déjà les sphères défendues où trônait Guy de Kerdaniel. Il le ramena à son point de départ réel : Jean de Kerral, à cette voix douce qui l’avait charmé, à ces inespérées promesses, par quoi il se trouvait désenchaîné, et libre de vivre. Sébastien finit par fixer ses regards sur le dos de Jean, assis à trois rangées de pupitres, devant soi. Toute sa vie était là, ressuscitée, en ce dos agile, remuant, tantôt rond, tantôt pointu, tantôt droit, tantôt courbé, et qui paraissait redire les belles histoires de l’après-midi. Ce dos rayonnait comme un soleil. Des joies chantaient autour ; des joies chantaient partout. Il éprouva le besoin impérieux de confier son bonheur à quelqu’un, c’est-à-dire de se l’exprimer à soi-même, de se le rendre en quelque sorte visible et tangible par une représentation matérielle. Il écrivit à son père une longue lettre enthousiaste, fiévreuse, incohérente, pleine de projets merveilleux et de puériles folies. Pour la première fois, il ne pensa pas à y met-
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tre un mot de tendresse, un souvenir pour ses amis de là-bas, oubliés, pour Mme Lecautel, pour Marguerite, pour personne. Les jours qui suivirent, Sébastien fut heureux, pleinement. D’abord, il n’était plus seul, se savait protégé, défendu contre un retour possible du malheur, et il se remettait à jouer, comme autrefois, entraîné par Jean de Kerral, à des parties de paume, de raquette, dans des groupes où, grâce à ce dernier, on le supportait, presque affectueusement. Ensuite, il trouvait, en soimême, de quoi embellir les heures de repos et de rêve. Au contact plus intime et non seulement physique de ses camarades, mêlé davantage à leurs caractères différents, frotté à leurs passions dissemblables, son esprit s’enrichissait de découvertes incessantes, de mille petits faits de vie morale, qui étaient un perpétuel aliment pour ses appétits de connaître, parfois une explication de ses façons de sentir. Ses pensées, plus actives, plus identifiées à son moi, devenaient des compagnes fidèles, victorieuses de l’ennui, et chères infiniment. Souvent elles l’emportaient, par-delà les brutalités des apparences extérieures, dans des mondes éblouissants, sur la frontière du réel et de l’invisible où, surnaturalisant les formes, les sons, les parfums, le mouvement, elles se haussaient jusqu’à la divination vague et précoce, pas encore consciente, de la beauté artiste et de l’amour essentiel. Initié par son ami aux menus secrets de pratique courante, dont l’ignorance, jadis, le chagrinait si fort, arrêtait si brusquement l’essor de ses élans, il prenait aussi, vis-à-vis des autres, une hardiesse plus grande, vis-à-vis de lui-même une sécurité moins troublée. Il n’osa pas, cependant, aborder Le Toulic, à cause de son air trop grave, de ses trop pédantes allures. Le Toulic, piocheur endurci, intelligence lente, mémoire rebelle, volonté obstinée de Breton, affectait de ne s’intéresser qu’à ses devoirs, et passait une partie de ses récréations, le nez sur ses livres. Et puis, quand il n’étudiait pas, on le voyait toujours pendu à la soutane des surveillants et des professeurs qu’il accaparait, lorsque ceux-ci venaient faire une apparition dans la cour. Il ne l’en aima pas moins, de loin, le suivant avec plaisir,
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retrouvant, en lui, sérieux et renfrogné, un peu du charme attirant des deux sœurs si jolies, dont s’était ému son instinct de jeune mâle, un soir. Mais, à mesure que son intelligence s’élargissait, que de pâles lueurs jalonnaient le champ plus vaste de ses observations journalières, à mesure que se développait, en lui, le désir d’apprendre, il se dégoûtait davantage du travail, et ce dégoût s’affirmait, au point que la vue seule de ses livres lui causa une impression pénible, irritée, presque une souffrance. Il fut obligé de faire un effort violent sur lui-même, pour les ouvrir, pour s’astreindre à les étudier. Les punitions corporelles, le pain sec, la mise aux arrêts, la privation de promenades ; les punitions corporelles, morales, la honte publique des mauvaises places, augmentèrent cette disposition, au lieu de la réformer. Sa réputation de paresseux, de cancre, s’établit bien vite, et il s’en affligea : « C’était plus fort que lui, il ne pouvait pas. » Chez les natures d’enfant, ardentes, passionnées, curieuses, ce qu’on appelle la paresse n’est le plus souvent qu’un froissement de la sensibilité ; une impossibilité mentale à s’assouplir à certains devoirs absurdes ; le résultat naturel de l’éducation disproportionnée, inharmonique qu’on leur donne. Cette paresse, qui se résout en dégoûts invincibles, est, au contraire, quelquefois la preuve d’une supériorité intellectuelle et la condamnation du maître. Telle elle était chez Sébastien, à son insu. Ce qu’on le forçait à apprendre ne correspondait à aucune des aspirations latentes, des compréhensions qui étaient en lui et n’attendaient qu’un rayon de soleil pour sortir, en papillons ailés, de leurs coques larveuses. Une fois ses devoirs bâclés, ses leçons récitées, il ne lui en restait rien, dans la mémoire, qui le fît réfléchir, rien qui l’intéressât, le préoccupât ; rien, par conséquent, ni formes, ni idées, ni règles, qui se cristallisât au fond de son appareil cérébral ; et il ne demandait pas mieux que de les oublier. C’était, dans son cerveau, une suite de heurts paralysants, une cacophonie de mots barbares, un stupide démontage de verbes la-
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tins, rebutants, dont l’inutilité l’accablait. Jamais rien d’harmonieux, ni de plaisant, qui s’adaptât à ses rêves, rien de clair qui expliquât ce par quoi il était généreusement tourmenté. Ce qui le charmait, l’étonnait, ce qu’il sentait de communication secrète de sa petite âme avec les choses ambiantes ; ce qu’il devinait de mystères épars, délicieux à dévoiler, de vie foisonnante, délicieuse à écouler, on s’acharnait à répandre sur tout cela les plus épaisses, les plus fuligineuses ombres. On l’arrachait de la nature, toute flambante de lumière, pour le transporter dans une abominable nuit où son rêve spontané, les acquêts de sa réflexion enfantine, ses enthousiasmes, étaient retournés, avilis, soumis à de laides déformations, rivés à de répugnants mensonges. On le gorgeait de dates enfuies, de noms morts, de légendes grossières, dont la monotone horreur l’écrasait. On le promenait dans les cimetières mornes du passé ; on l’obligeait à frapper de la tête contre les tombes vides. Et c’étaient toujours des batailles, des hordes sauvages en marche vers de la destruction, du sang, des ruines ; et c’étaient d’affreuses figures de héros ivres, de brutes indomptées, de conquérants terribles, odieux et sanglants fantoches, vêtus de peaux de bêtes, ou bardés de fer, qui symbolisaient le Devoir, l’Honneur, la Gloire, la Patrie, la Religion. Et sur tout ce pêlemêle, abject et fou, de meurtrières brutes et d’homicides dieux, au-dessus de ces lointains enténébrés, emplis du rouge carnaval des massacres, planait, sans cesse, l’image du vrai Dieu, un Dieu inexorable et falot, à la barbe hérissée, toujours furieux et tonitruant, sorte de maniaque et tout-puissant bandit, qui ne se plaisait qu’à tuer, lui aussi, et qui, habillé de tempêtes et couronné d’éclairs, se promenait, en hurlant, à travers les espaces, ou bien s’embusquait derrière un astre pour brandir sa foudre d’une main et son glaive de l’autre. Sébastien se refusait à admettre pour Dieu ce démon sanguinaire et il continuait d’aimer son Dieu à lui, un Dieu charmant, un Jésus pâle et blond, à la main pleine de fleurs, à la bouche pleine de sourires, qui laissait tomber sur les enfants, sans cesse, un regard de bonté infinie et d’intarissable pitié.
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Cependant, il n’était point complètement rassuré par cette consolante vision. Des doutes le harcelaient et l’image du Dieu extravagant et sombre des Jésuites le hantait. Il repassait alors ses fautes, fouillait ses menus péchés, avec la terreur soudaine de voir cet impitoyable Dieu lui sauter à la gorge et le précipiter dans l’enfer, comme il avait fait, disait-on, de tant d’enfants qui n’étaient point sages et n’avaient pas voulu travailler. Durant la classe et les heures d’étude, sous la suggestion directe des leçons parlées, son cerveau s’alourdissait, ses facultés s’annihilaient, sa voix même se glaçait, lorsque son tour venait de réciter. Il avait beau étreindre son petit crâne, il n’en pouvait rien faire sortir ; il ne pouvait non plus y faire pénétrer les conceptions bizarres de cet enseignement, qui perpétuaient, dans une forme plus grave, avec la garantie officielle des maîtres, les histoires de Croquemitaine et les chimériques contes de fées. Quelquefois, à la classe du samedi, pour distraire les élèves, le professeur leur lisait des épisodes de la Révolution française, des récits dramatisés des guerres de Bretagne et de Vendée. Sébastien y retrouvait les mêmes physionomies ogresques que dans les livres de classe, la même irruption de fous sinistres, les mêmes clameurs de guerre et de haine furieuse. Mais, cette fois, les noms de Marat, de Robespierre, remplaçant ceux des rois, des conquérants, retentissaient avec épouvante ; la guillotine y fonctionnait, aussi rouge de sang que la framée des grands hommes et le glaive de Dieu. Il ne comprenait pas pourquoi on l’obligeait à détester ceux-là, alors qu’on lui recommandait de vénérer les autres. Et il écoutait, espérant entendre tout à coup les noms de Jean Roch, Pervenchères… l’église… l’âne… Mais c’était sans doute un trop petit massacre, pour qu’il eût chance d’intéresser des imaginations d’enfants, habitués au récit de bien d’autres hécatombes humaines. Sitôt que, délivré de cette classe maudite, où tout lui pesait, où tout l’ahurissait, il se remettait à vagabonder dans la cour, les idées lugubres s’envolaient vite ; il goûtait une joie plus vive à ses jeux, un plaisir plus précieux à ses causeries. Même il s’habituait aux arrêts et n’en ressentait plus aucun ennui. Ap-
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puyé contre un arbre, il s’amusait à voir, autour de lui, la vie bruire et s’agiter, et, de temps en temps, il lançait du pain que les moineaux se disputaient avec de jolis mouvements qui le réjouissaient. C’est ainsi qu’il se désaffectionna tout à fait du travail, et bientôt, sans remords, abandonnant ses devoirs, il passa les heures longues de l’étude à rêver des choses plus douces, plus belles ; à concevoir des formes, des sons, des lumières, tantôt tristes, tantôt joyeux, suivant que son âme était joyeuse ou triste ; à créer en lui une multitude de poèmes, par où, naïvement, inconsciemment, il atteignit la mystérieuse vie de l’Abstrait. Il essaya aussi, d’instinct, de reproduire des objets qui l’avaient frappé ; il couvrit ses cahiers, ses livres, de dessins, feuilles, branches, oiseaux, bateaux, et encore la figure pâle du maître d’étude, qui, du haut de la chaire où il trônait, derrière la lampe, enveloppait les écoliers silencieux d’un regard vigilant et froid. En ce moment, la confession était, de tous les exercices religieux, celui qui l’ennuyait le plus. Il ne s’y rendait jamais qu’avec un trouble extrême, le cœur battant, comme vers un crime. Le solennel et ténébreux appareil de cet acte obligatoire, ce silence, cette ombre, où une voix chuchotait, l’effrayaient. Dans cette nuit, il se croyait le témoin, le complice d’il ne savait quoi d’énorme, d’un meurtre, peut-être. La sensation en était si vive qu’il lui fallait tout son courage, toute sa raison, pour ne pas crier, appeler au secours. Le Père Monsal, son confesseur, un grand prêtre à face rougeaude, dodelinante, aux lèvres grasses, aux manières doucereuses, le gênait par ses questions. Il l’interrogeait sur sa famille, sur les habitudes de son père, sur tout l’entour physique et moral de son enfance, écartant d’une main brutale le voile des intimités ménagères, forçant ce petit être candide à le renseigner sur des vices possibles, sur des hontes probables, remuant avec une lenteur hideuse la vase qui se dépose au fond des maisons les plus propres, comme des cœurs les plus honnêtes. Sébastien avait pour cet homme qui était là, près de lui, la répulsion nerveuse, crispée, qu’on éprouve à la
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vue de certaines bêtes rampantes et molles. Il lui semblait que les paroles lentes, humides, qui sortaient de cette invisible bouche, se condensaient, s’agglutinaient sur tout son corps en baves gluantes. – Et vous tutoyez votre père, mon enfant ? – Oui, mon Père. – Ah ! ah ! ah !… C’est très mal… Il ne faut jamais tutoyer ses parents… C’est leur manquer de respect… À l’avenir, vous ne tutoierez plus votre père… Et vous n’avez pas de sœur, mon enfant ? – Non, mon Père. – Non… Ah ! ah !… Pas de cousine ? – Non, mon Père. – Non plus… Bon !… bon !… C’est très bien, cela, mon enfant… Mais, vous avez bien une amie, chez vous… une petite amie ?… – Oui, mon Père. – Ah ! Bon !… bon !… C’est très dangereux… Comment s’appelle-t-elle ? – Marguerite Lecautel. Il s’étonnait d’avoir pu prononcer ce nom, en cette ombre tragique. Cela lui faisait l’effet d’une trahison, d’une infamie, de quelque chose d’affreusement vil et lâche. Et la voix du Père Monsal reprenait, plus assourdie, s’échappant en petits siffle-
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ments, en petits râles, qui se confondaient presque avec le bruit du surplis froissé et les craquements du bois : – Marguerite ? fant ?… vous n’avez purs ?… Dites-moi, quelquefois ?… Elle sait ?
Ah !… Ah !… Voyons, dites-moi, mon enjamais eu avec elle des attouchements imquand vous étiez seuls, vous l’embrassiez aussi, quelquefois, souvent, vous embras-
– Je ne sais pas. Et, tout tremblant, il se cramponnait à l’accoudoir du prieDieu. – Bon !… Bon !… Et comment vous embrassait-elle ?… Sur la joue ?… sur la bouche ?… – Je ne sais pas. – Sur la bouche ?… Ah !… ah !… C’est très grave… C’est un péché très grave !… Et dites-moi encore… Vous n’alliez pas plus loin, avec elle… Par exemple… oui… vous n’aviez pas le désir de… Enfin, je suppose, vous n’alliez pas ensemble pour satisfaire certain besoin… Ah !… Ah !… – Non ! – Allons !… allons !… C’est très bien… Il marmottait des mots latins ; sa main, sur le grillage, passait et repassait, distribuant de vagues bénédictions. Et, très rouge, prêt à pleurer, avec de la honte sur la peau, Sébastien sortait du confessionnal, sentant que quelque chose de sa pudeur, que quelque chose de la virginité de Marguerite était restée là entre les mains violatrices de cet homme.
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Sur ces entrefaites, il eut une grande douleur. Le jour même qu’elle lui arriva, il avait reçu de son père une lettre à la fois désolée et ravie. M. Roch saignait beaucoup de voir les mauvaises notes et les mauvaises places de son fils ; il avait espéré mieux : « Je comprends à la rigueur, écrivait-il, que tu ne puisses en obtenir d’autres, et ce n’est pas cela que je te reproche. Il ne serait pas naturel, étant au milieu de tant de jeunes gens, nobles et plus riches que toi, que tu passasses avant eux. Il faut de la hiérarchie, et plus on l’inculque de bonne heure aux enfants, et mieux cela vaut. Si tous les hommes de France avaient été élevés chez les Jésuites, nous n’aurions plus jamais à redouter des révolutions. Le curé aussi est de mon avis, et prétend que la hiérarchie est nécessaire. Cependant, je suis très attristé, très mortifié, car j’apprends par une lettre du Père Préfet, admirable, d’ailleurs, d’élévation d’idées, que tu es un paresseux, que tu ne fais rien, que tes maîtres ne peuvent obtenir de toi un résultat sérieux. Je ne te demande pas d’être le premier de ta classe, cela ne se peut pas ; mais j’exige que tu travailles, car je m’impose des sacrifices énormes, et je me saigne aux quatre membres, et je me prive de tout, pour t’assurer une éducation supérieure… Vois pourtant ce qui t’arrive… » Ici, M. Roch exultait. « Me suis-je trompé quand je t’annonçais un avenir brillant ?… Tu le vois, tu vas entrer dans une famille illustre. La famille de Kerral est très célèbre. Nous avons, le curé et moi, cherché ses traces dans les annales de notre glorieuse histoire. C’est une famille historique. On la trouve partout dans la Révolution. Il y a un comte de Kerral qui émigra, fut pris à Quiberon, et fusillé à Vannes… à Vannes même, mon cher enfant !… Je suis très fier de cette relation pour toi. Quand tu seras reçu dans cette grande famille, surtout, tiens-toi bien, sois très poli et respectueux ; surveille tes manières, ton langage ; que tes habits soient bien brossés, de façon à ce que je n’aie pas à rougir de toi.
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Tu présenteras à cette noble famille toute ma gratitude, et tous mes hommages… Donc, que ceci te soit un encouragement… » Il ajoutait : « Le Révérend Père Monsal a raison. Il vaut mieux, au point de vue de l’autorité paternelle, et du développement de l’idée de famille dans les générations présentes et futures, il vaut mieux, dis-je, que les enfants ne tutoient pas leurs parents. Cela se passe ainsi dans les maisons aristocratiques. D’ailleurs, mon enfant, rappelle-toi bien ceci : tout ce que les Jésuites te diront est fondé sur la raison, le cœur, et sur un sentiment très juste de défense sociale. S’ils sont des maîtres admirables en politique, c’est parce qu’ils sont des maîtres admirables en éducation. » M. Roch continuait ainsi, durant deux longues pages d’écriture serrée, ornée de volutes et de paraphes. Sébastien lisait cette lettre quand Jean de Kerral, qui venait du parloir, l’aborda. – Dis donc… tu sais… il ne faut pas te fâcher… parce que je t’aime bien, toujours… Mais papa m’a dit que je ne pouvais pas t’amener à Kerral… Sébastien reçut au cœur un coup affreux et, très pâle, il laissa tomber sa lettre à terre. – Justement, bégaya-t-il, mon père m’écrivait… tiens… parce que… – Oui… tu comprends, interrompit Jean… Papa a dit en me tirant les oreilles : « Si on l’écoutait, ce gamin-là, il nous amènerait tout le collège. » Enfin, il n’a pas voulu, quoi ! ni maman non plus. Ils m’ont demandé ce que tu étais. Je leur ai expliqué que tu étais quincaillier… qu’on t’embêtait à cause de ça… mais que tu étais tout de même bien gentil… et que je t’avais promis
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de te montrer mon uniforme de hussard… Alors, ils m’ont défendu de te voir… ils m’ont dit que tu n’étais pas une société pour moi… que je prendrais avec toi de mauvaises habitudes… tu comprends… Et ils m’ont fait un sermon parce que j’avais la manie de ne me lier qu’avec des pouilleux… J’ai répondu que tu n’étais pas un pouilleux, que tu n’étais pas sale comme Bolorec… Enfin, voilà ! Inquiet, piétinant sur place, Jean regardait autour de lui. Il reprit avec volubilité : – Il ne faut plus que je te voie… il ne faut plus que nous allions ensemble… Le Père Dumont est venu, et il a promis à papa qu’il me surveillerait… Mais je t’aime bien tout de même… Je te parlerai quelquefois, quand on ne nous verra pas, tu comprends… Et puis, Bolorec, on ne lui a pas défendu à lui, d’aller avec toi… Tu iras avec Bolorec… Il est très gentil, Bolorec… Je m’en vais, parce que le Père nous regarde… Il m’attraperait si je causais trop longtemps avec toi… Ah ! dis donc !… Il faudra aussi que tu me rendes le ballon en cuir que je t’ai donné… L’enfant ne pleura pas. Mais la douleur du coup fut si forte, qu’il pensa s’évanouir. Il voulut crier : « Jean ! Jean ! » et ne le put. Il avait la gorge serrée, la tête bourdonnante et vide, les membres tout froids. Il essaya de faire un pas, et ne le put… Le sol sous ses pieds se dérobait, se creusait en abîmes… Des lumières rouges dansèrent devant ses yeux. Et Jean s’éloigna en sautillant. Or, le lendemain, les élèves allèrent en promenade, sur la route d’Elven. On fit halte dans le bois de Kerral. – On t’avait promis aussi de venir là ? dit à Bolorec Sébastien qui, depuis le début de la promenade, n’avait pas encore prononcé un mot.
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– Oui. – Et puis, après, on n’a plus voulu ? Bolorec haussa les épaules, et, sans avoir l’air d’écouter, ramassa un éclat de bois qu’il se mit à examiner attentivement. – Et ça ne t’a pas fait de la peine ! insista Sébastien. Bolorec secoua la tête. – Pourquoi que ça ne t’a pas fait de la peine ? – Parce que… expliqua Bolorec. – Tu n’aimais pas Jean, alors ? – Non. – Et moi ?… Est-ce que tu m’aimes ? – Non ! – Tu n’aimes donc personne ? – Non. – Pourquoi ? – Parce que, je les em…, répondit Bolorec qui, tirant de sa poche son couteau, s’apprêta à tailler le morceau de bois. Et il ajouta, d’une voix tranquille : – Tous !
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Sébastien vit le château, une grande maison surflanquée de tourelles, d’appentis, de constructions angulaires et disparates, tout cela de guingois et triste comme une ruine. La mousse dégradait les toits ; des lézardes craquelaient les murailles, rayées de coulures pluviales ; sur la façade écorchée, galeuse, de larges plaques de crépi manquaient et l’herbe envahissait les avenues dessablées, une herbe sale, gâchée avec les feuilles mortes, piétinée par les troupeaux, hachée par les charrois pesants. La grille monumentale et rouillée se couronnait d’un écusson descellé, qui grinçait, au vent, comme une girouette. Près du château, dissimulée derrière un massif de houx panachés, et séparée de lui par un fossé, plein d’eau bleuâtre et dormante, la ferme se tassait, basse, juteuse, immonde, formant une cour carrée, sorte de cloaque, où des landes coupées pourrissaient sur une couche épaisse de bouses anciennes. Une odeur de purin, une fermentation végétale, une exhalaison d’humanité croupissante, venait de là, intolérable et pestilentielle. Et, tout d’un coup, Sébastien aperçut M. de Kerral, un petit homme trapu, la face rouge, les moustaches blondes tombant de chaque côté des lèvres, les mollets guêtrés de cuir fauve. Il tenait à la main une cravache et frappait de petits coups secs sur le tronc des arbres, en sifflant un air de chasse. C’était, dans sa personne, un mélange de paysan et de gentilhomme, de soldat et de vagabond. M. de Kerral s’avança au-devant des Pères, du même pas sautillant qu’avait son fils. Il lui ressemblait du reste, avec plus de dureté dans le regard. Sa mise était prétentieuse et négligée ; il avait sur sa veste de velours noir, d’immenses boutons de métal, où se voyaient, en relief, des fleurs de lys. Jean accourut bavard, très fier de se montrer à ses camarades, au milieu de son domaine. Les élèves se taisaient, un peu gênés, se dispersaient, entre les arbres, par groupes. On leur avait défendu de poursuivre les écureuils et de couper les branches. M. de Kerral, les Pères et Jean se dirigèrent vers la maison. En haut du perron, aux marches disjointes, une femme encapuchonnée d’un châle à carreaux rouges et verts, attendait, ses coudes sur la
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rampe de fer gauchie. On entendit une voix aigrelette, qui disait : – Bonjour, mes Pères… Comme c’est aimable d’avoir choisi Kerral pour but de promenade… Saisi par plus d’étonnement encore que de tristesse, Sébastien rôda à travers le bois, longea des murs croulants, des jardins abandonnés, ne se heurta qu’à des vestiges de choses tombées, qu’à des débris de choses mortes, enfouies sous les ronces. Par les trouées aériennes, s’ouvrant dans les chênes et dans les pins, il entrevit des perspectives de landes, un terrain aride, désolé, noir, çà et là, des petits champs avares durement conquis sur les racines vierges des ajoncs et les pierres, puis, des coteaux pelés où tournaient des moulins à vent. Il se rappela l’histoire du clerc d’huissier, et des six chiens, que Jean lui avait contée. Chaque détail qui l’avait fait rire lui revint, précis, douloureux cette fois. Et son cœur se serra… Ah ! comme son rêve était loin, maintenant ! Comme il se repentait de l’avoir si obstinément caressé, ce rêve, non point parce que les magnificences désirées aboutissaient à ces ruines, à cette misère, à cet homme, chasseur de pauvres diables, mais parce qu’un sentiment nouveau pénétrait en lui, qui révolutionnait tout son idéal : quelque chose de fort et de chaud, ainsi qu’un coup de vin. Il venait de voir M. de Kerral, et il le détestait. Il le détestait, lui et ses pareils. À ces hommes, vivant parmi les autres hommes, comme la bête de proie parmi le gibier, et dont son père lui disait, maintes fois, qu’il fallait les admirer, les respecter, il compara ceux de sa race, qui peinent sur les besognes journalières, petites existences serrées l’une contre l’autre, s’entraidant, mettant en commun, pour les mieux supporter, les transes d’aujourd’hui et les espoirs de demain ; et il se sentir fier d’être né d’eux, de représenter leur passé de douleurs, de recueillir l’héritage de leurs luttes. Il trouva au tablier de travail de son père, aux blouses des voisins, aux outils, dont le bruit laborieux avait bercé son enfance, un air plus noble, mille fois plus noble que les insolentes
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guêtres, la sifflante cravache et les fleurs de lys de ce Monsieur qui l’avait méprisé, lui, et avec lui tous les petits, tous les humbles, tous ceux qui n’ont pas de nom, et qui n’ont pas tué et qui n’ont pas volé. Cela le réconforta. Devant la détresse intérieure qu’exprimaient ce château, tombant pierre par pierre, et ce sol fatigué d’avoir nourri des hommes sans amour et sans pitié, il éprouva un soulagement véritable. Il se plut à imaginer, sous ces murs ébranlés, sous ces orgueilleuses tourelles découronnées, qui n’avaient jamais abrité que des opulences mauvaises et barbares, une vie affreusement triste, plus désespérée que celle des mendiants, à qui sourit, parfois, le réchauffant soleil de la charité, une vie hors la vie, perdue dans le morne, sombrée dans l’irréparable, dont chaque minute accroissait les angoisses, accélérait les définitives chutes. Et ce fut pour lui une joie profonde, presque farouche et terrible, que cette pensée de justice, où il goûta l’ivresse de la revanche, la revanche de sa propre misère, et de toutes les misères de sa race qui tressaillaient en elle. Ce qu’il y avait de sang peuple dans ses veines, ce qui y couvait de ferments prolétariens, ce que la longue succession des ancêtres, aux mains calleuses, aux dos asservis, y avait déposé de séculaires souffrances et de révoltes éternelles, tout cela, sortant du sommeil atavique, éclata en sa petite âme d’enfant, ignorante et candide, assez grande cependant, en cette seconde même, pour contenir l’immense amour, et l’immense haine de toute l’humanité. S’apercevant qu’il s’était écarté de ses compagnons, Sébastien les rejoignit, grave, hanté de cette idée que, désormais, il avait une mission à remplir. Sans la définir nettement, sans en démêler les moyens et le but, il l’entrevoyait belle, courageuse, dévouée. Et d’abord, il n’acceptait plus que ces enfants le rejetassent de leur vie ; c’était lui qui, maintenant, allait les rejeter de la sienne. Il était décidé à faire respecter son père, ses souvenirs, ses tendresses, et malheur à qui oserait y toucher. Cette soumission qui le rendait petit, humble, suppliant, peureux, il n’en voulait plus. Il ne voulait plus supporter les fantaisies
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cruelles, les propos malsonnants, les mépris dont on l’avait abreuvé jusqu’ici, être le jouet des caprices d’une foule ennemie, se voir poursuivi par elle, comme le clerc d’huissier par les chiens de M. de Kerral. – Non ! je ne veux plus ! disait-il, tout haut, tandis que ses pieds faisaient voler les feuilles mortes, et que, dans sa tête, la colère montait… Je ne veux plus. Bolorec était resté à la même place, taillant son morceau de bois. Deux élèves, près de lui, l’agaçaient de leurs plaisanteries, qui d’ailleurs, n’étaient ni bien injurieuses, ni bien méchantes. Mais Sébastien ne pouvait plus maîtriser les mouvements précipités de son cœur. Il leur cria : – Allez-vous-en… Je vous défends d’embêter Bolorec… il ne vous dit rien, lui. L’un d’eux s’avança, les poings sur les hanches, provocant : – Qu’est-ce que tu chantes, toi ?… Quincaillier ! Espèce de sale quincaillier ! D’un bond, Sébastien se rua sur lui, le renversa, et le souffletant à plusieurs reprises : – Chaque fois que tu voudras m’insulter, tu en auras autant… toi… et les autres… Et, comme le battu se relevait, piteux : – Oui, mon père est quincaillier, confessa Sébastien… Et j’en suis fier, entendez-vous… Il ne fait pas dévorer les malheureux par ses chiens, lui !…
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Au bruit de la lutte, quelques écoliers étaient accourus. Personne n’osa répliquer, et Sébastien entraîna Bolorec, qui semblait ne s’être aperçu de rien. Pendant le temps que dura le retour, Bolorec se montra plus expansif qu’à l’ordinaire. Il parla : – La prochaine fois, je couperai une belle racine, et je te ferai une canne, avec une tête de chien… ou bien autre chose… Quelquefois, pendant les vacances, papa m’emmène avec lui dans sa voiture, quand il va voir des malades… J’ai taillé le manche de son fouet… Deux tibias, tu sais bien, des os, oui… deux tibias, avec une tête de mort au bout… J’avais vu ça dans son cabinet, sur son bureau, et dans ses livres aussi… C’est beau ses livres… Il y a des cœurs d’hommes, des machins… c’est comme des fleurs… Ici, dans les livres, il n’y a rien… C’est embêtant. Et, se rapprochant plus près de Sébastien, il lui dit tout bas, après s’être assuré qu’on ne pouvait l’entendre : – Écoute… promets-moi de ne pas répéter ce que je vais te dire… Tu me promets ?… Eh bien, tu sais que c’est l’empereur qui règne… Il règne parce qu’il a rétabli la religion… Tu sais ça ?… Eh bien, les Jésuites veulent le renverser, et ramener Henri V… C’est sûr, parce que Jean a entendu les Jésuites causer de ça avec son père… Eh bien, j’ai écrit ça au préfet, moi… Alors, on va fermer le collège… Et puis on tuera tous les Jésuites… Et puis, tous !… Voilà ! – Tu es sûr ? interrogea Sébastien, effrayé. – Puisque je te le dis ! – Et alors, on irait à la maison, nous autres ?
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– Oui ! – Et on ne retournerait plus au collège, jamais. – Plus jamais ! Le reste de la route s’acheva dans le silence. Ils ne virent point la lande que des bras de mer enlaçaient, que traversaient des fleuves d’or, que parsemaient des lacs bibliques, la lande s’égrenant, au loin, dans l’eau soirale, en forme d’îles mystérieuses, de monstrueux poissons, de barques échouées. Ils ne virent point davantage la ville, où les boutiques commençaient de s’allumer, ni les deux jeunes filles, si jolies, debout, à leur même place, près du collège… Tous les deux songeaient. Et leur songerie était pareille. Ils songeaient à des choses douces, là-bas, à des figures aimées, dont le portail, qui brusquement, devant eux, s’ouvrit en grinçant, fit s’envoler les souriantes images. Quelques minutes après, Jean de Kerral, dans la cour, tandis que les rangs se reformaient, pour rentrer dans l’étude, aborda Sébastien. Il lui demanda : – Tu as vu le château ?… C’est beau, dis ? Sébastien ne répondit pas, et fixa Jean, d’un œil dur. Du même coup, il pensa à cet homme qui frappait les arbres avec sa cravache, aux chiens, au clerc d’huissier. L’impression qu’il avait eue dans le bois, à la vue de ces murs, de ces tourelles, il la ressentit plus violente. Une haine le poussait, contre Jean. Il eut envie de lui crier : « Fils d’assassin. » – Pourquoi me regardes-tu ainsi ? supplia Jean… Tu es méchant !… Ce n’est pas de ma faute, tu sais bien… C’est papa qui ne veut pas… Parce que moi, je t’aime bien… – Ton père, ton château, toi… commença Sébastien.
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Mais il s’arrêta, troublé, et vaincu… Jean était devant lui, si triste, le considérait de ses yeux si étonnés et si doux, que sa colère, soudain, mollit et tomba. Il se rappela comment il était venu à lui, gentil, affectueux, alors que tout le monde se détournait de lui et l’accablait de mépris ; il se rappela leurs serments échangés. Il dit, redevenu presque tendre : – Non… Je ne suis pas méchant… moi aussi, je t’aime bien. Sébastien s’intéressa vivement à Bolorec. Son caractère impassible le déroutait ; le sourire qui grimaçait en cette face molle et ronde, n’était pas sans lui causer quelque terreur. Il ne savait s’il devait l’admirer ou bien le craindre. L’aimait-il ? Il n’eût pu le dire… Que Bolorec ne lui eût pas adressé encore une parole affectueuse, cela l’inquiétait. Il ne jouait jamais, restait des journées entières, bouche close, sans qu’il fût possible de lui arracher un mot. On le voyait sans cesse en train de tailler un morceau de bois, ou de menus quartiers de pierre tendre qu’il collectionnait soigneusement, durant les promenades. Il était très ingénieux à fabriquer de menus ouvrages, difficiles et compliqués, des boîtes entrant l’une dans l’autre, des étuis, des gréements de bateau ; son adresse était émerveillante à sculpter des têtes de chien, des nids d’oiseau, ou des figures de zouaves, à longues barbes ondulantes, comme il y en a sur les pipes. Mais c’était un mauvais élève, et qui ne dissimulait pas sa répugnance à apprendre, bien qu’il eût la mémoire vive, l’intelligence alerte, dans un corps lent, flasque, presque difforme, et sous des apparences d’idiot. Puis, brusquement, sans raisons plausibles, comme s’il eût éprouvé le besoin de rompre ces silences accumulés, trop pesants, il parlait, parlait. Et c’était en phrases courtes, désordonnées, sans suite, des choses énormes, souvent grossières et gênantes, d’extravagants projets d’incendie du collège, des résolutions de fuites nocturnes, d’évasions palpitantes, le long des toits par-dessus les murs enjambés ; et quelquefois
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aussi, des histoires du pays, naïves et charmantes, des légendes de saints bretons, que lui avait contées sa mère. Ensuite, il retombait dans son mutisme accoutumé. Ce qui paraissait inexplicable à Sébastien, c’est que Bolorec avait l’absolu mépris des injures et des bourrades. Lorsqu’on le huait, lorsqu’on le battait, il ne se retournait même pas ; il allait un peu plus loin, d’un pas tranquille, sans se plaindre jamais, sans jamais se révolter. À la longue, cette attitude inerte avait fatigué les grands brimeurs, comme Guy de Kerdaniel. Il n’y avait plus guère que les petits roquets qui lui aboyassent aux jambes, sachant que c’était sans danger. Bolorec et Sébastien, toujours ensemble, en étaient arrivés à ne plus rien se dire. Ils passaient les heures de récréation, assis sous les arcades, près des salles de musique, et ils écoutaient, sans s’en lasser jamais, les gammes nasilleuses des violons, la sautillante gaieté des pianos, et les éclats de cuivre, sévères, déchirants, des pistons et des bugles. – Je voudrais apprendre la musique, soupirait Sébastien. Et Bolorec chantait, sur des paroles bretonnes, un air de danse très ancien, en scandant les rythmes d’un mouvement de tête balancé. La musique causait à Sébastien des joies graves, de profondes délices. Autant il s’ennuyait, le matin, après le réveil, à suivre, encore endormi, les messes basses, silencieuses, marmottées dans cette chapelle froide, nue, pleine d’ombre, autant la multiplicité des exercices religieux, auxquels étaient astreints les élèves, le rendait paresseux, le prédisposait aux veuleries, aux dégoûts, à l’opprimante obsession de ce Dieu sournois et cruel qu’il détestait ; autant le dimanche, il attendait l’heure de la grand-messe avec impatience. Ce jour-là, la chapelle en fête, l’autel orné de fleurs, éblouissant de lumières infiniment répétées par les ors et les marbres, les officiants parés de leurs étoles brodées, de leurs aubes de dentelles, la grande baie s’ouvrant à travers la vapeur cérulée de l’encens sur des paradis mystiques,
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et les voix supra-humaines des orgues, et les séraphiques chants des maîtrises, redisant les admirables invocations de Haendel, de Bach, de Porpora, c’était le triomphe de son Dieu à lui, de son Dieu, magnifique et bon, qu’accompagnaient toutes les beautés, toutes les tendresses, toutes les harmonies, toutes les extases. Ce jour-là, il se sentait vraiment près de lui ; il en avait la révélation corporelle, touchait sa chair radieuse, ses cheveux auréolés, comptait les battements de ce cœur rédempteur, d’où coulent les pardons. Ces mélodies le prenaient dans sa chair, le conquéraient dans son esprit, dans toute son âme, et y réveillaient quelque chose de préexistant à son être, de coéternel à la propre substance de son Dieu, la suite sans fin des immortelles métempsycoses. Il voyait réellement dans cette musique naître des formes adorables, des pensées et des prières se corporiser, penchées sur lui comme des saintes ou comme des lys ; des paysages célestes s’emparadiser d’une lumière inconnue et pourtant familière, se décorer de constellations de fleurs, de corymbes d’étoiles ; il voyait des architectures aériennes surgir, se continuer avec les nuages, en assomptions d’astres ; tout un monde immatériel éclore, florir, s’épanouir, se volatiliser ensuite, dans une exhalaison pâmée de parfums. Ce qu’il avait connu de tendre et de charmant, ce qui s’accumulait en lui de rêves étouffés, d’aspirations captives, tout cela revivait aussi, en cette musique ; tout cela battait des ailes, amplifié, idéalisé, embelli des purifiantes grâces de l’amour. Et doucement, délicieusement, des larmes coulaient de ses yeux ; son cœur s’emplissait d’une angoisse sacrée ; une volupté parcourait ses nerfs en ignition, si aiguë qu’elle allait parfois jusqu’à la défaillance, jusqu’au spasme. Lorsque les orgues s’enflaient, terribles, lorsque s’exaltaient les voix des chœurs, célébrant le miracle eucharistique, c’était encore le même trouble poignant, le même écrasement d’admiration qu’il avait eu, devant la mer, un jour de rafale. Il lui en était resté une impression de grandeur religieuse, extra-terrestre, la surnaturalisation de son être chétif, dans l’énorme et le tout-puissant, qu’il retrouvait là, plus violente, plus austère. Il aurait voulu se perdre dans ces ondes sonores,
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déferlantes, se sentir soulevé par ces vagues d’harmonie formidables, où s’évanouissaient les laideurs humaines, et qui étaient douces aux petits, comme les flots briseurs de navires sont doux aux mouettes, aimées des grandes houles musiciennes. Étourdi, rompu, avec un goût persistant d’encens sur la bouche, un goût de divin, Sébastien revenait de la messe, comme il était revenu de la mer, anéanti, chancelant, et gardant de longues heures le goût de salure fort et grisant dont s’étaient saturées ses lèvres. De ces hauteurs où son âme avait un instant plané, il retombait plus lourdement que jamais dans le dégoût des besognes journalières. Ses livres lui faisaient horreur davantage ; il en comprenait mieux le vide affreux, le barbare mensonge et la déprimante hostilité. Les ouvrir seulement, et c’était la nuit, aussitôt ; une nuit noire, opaque, qui l’enveloppait, et où rampaient des larves gluantes, à tête de prêtres. Oh ! comme il eût désiré être une de ces voix qui chantaient à l’église ! Quelle ivresse de pouvoir arracher à un instrument de bois, à une plaque de métal, ces harmonies qui versent l’extase ! Quel orgueil de pouvoir créer ce langage magique et béni, qui exprime tout, même ce qui est inexprimable ; qui explique tout, même ce qui demeure inexpliqué. Il supplia son père de lui permettre d’apprendre la musique. Mais il fallait payer des leçons supplémentaires et M. Roch fut fort scandalisé d’une pareille demande, ce qui n’était pas le « fait d’un garçon sérieux et bien élevé ». M. Roch répondit que la musique n’était qu’une amusette indigne d’un homme et bonne aux femmes qui n’ont rien à faire, aux aveugles qui mendient leur pain. Est-ce qu’il l’avait apprise, la musique, lui ? Son fils voulait-il donc devenir vagabond, ou joueur d’ophicléide, comme François Martin, dont tout le monde se moquait ? Justement, une bande de musiciens allemands étaient venus à Pervenchères. Ils étaient sales, dépenaillés, avec de longs cheveux, et des allures de brigands. On les soupçonnait beaucoup d’avoir mis le feu chez Richard, l’épicier. D’ailleurs, tous les musiciens qu’il avait connus étaient ainsi : des va-nu-pieds !… C’est comme le dessin !… Est-ce que le des-
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sin devait faire partie d’une éducation mâle ? Napoléon dessinait-il ? Il gagnait des batailles et bâtissait le Code civil, ce monument incomparable, cette colonne Vendôme de la civilisation moderne !… Non, non… cent fois non ! Il entendait que son fils apprît du solide, du solide encore et toujours du solide. Il ne se saignait pas aux quatre membres pour que son fils – son fils unique, le dernier espoir des Roch – en arrivât, plus tard, à vagabonder sur les grand-routes, une clarinette sous le bras ! De la musique !… du dessin !… Mais il était donc décidé à faire le désespoir de sa famille ! Sébastien se résigna. Son père avait peut-être raison. Sans doute il était un paresseux, un méchant enfant, se conduisait mal. Ce dégoût de ses devoirs, ce désir des choses anormales étaient coupables, évidemment, mais supérieurs à sa volonté. Il obéissait à des forces invincibles contre lesquelles il ne pouvait rien. Il se rendait compte que depuis son entrée au collège il était bien changé. Ne vivant que par sursauts, dans des anxiétés continuelles, passant d’une résolution à une autre, sans s’arrêter à aucune, retombant d’un enthousiasme à un affaissement, aujourd’hui révolté, demain soumis, le cerveau, le cœur pleins de choses contradictoires, d’aspirations différentes qui bouillonnaient et ne parvenaient pas à sortir ; il attendait, quoi ?… Un regard qui se posât sur lui, encourageant et bon ? Une main qui le guidât à travers les voies encombrées de son intelligence ?… Il ne savait pas… Malgré la lettre de son père, il continua de rôder auprès des salles de musique, espérant vaguement surprendre le secret de cette science admirable et défendue, qui lui semblait la grande porte de lumière ouverte sur la nature et sur le mystère, c’est-à-dire sur la beauté et sur l’amour. rec.
– Chante-moi ton air si joli ! demandait Sébastien à Bolo-
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Sans lever les yeux de dessus le morceau de bois qu’il fouillait à la pointe de son couteau, Bolorec chantait, s’interrompant parfois pour expliquer : – Tu comprends… C’est sur la lande, là-bas… Elles se tiennent toutes par la main… Et elles s’en vont, et elles reviennent… Leurs coiffes, qui remuent, sont blanches… Elles ont du velours à leurs jupons rouges… Et Laumic, assis sur un tonneau, joue du biniou… C’est beau. Mais le Père Dumont, souvent, les chassait. – Que faites-vous là, encore, tous les deux ?… réprimandait-il d’une voix sévère… Ce n’est pas convenable que vous soyez toujours ensemble… Allez dans la cour. Alors ils s’en allaient, à regret, longeaient les barrières, s’arrêtaient à la fontaine, dont ils s’amusaient à tourner le robinet, pendant quelques minutes ; et ils revenaient ensuite aux arcades, sitôt que le Père s’en éloignait, pour dire son bréviaire sous les arbres ou faire une partie de paume avec les élèves privilégiés. – Pourquoi dit-il que ça n’est pas convenable d’être ensemble ? interrogeait Sébastien, poursuivi par cette remontrance du Père, à laquelle il ne comprenait rien. – Parce que, répondait Bolorec, l’année dernière, chez les moyens, on en a surpris deux, Juste Durand et Émile Caradec, qui faisaient des saletés dans les salles de musique. – Quelles saletés ? – Des saletés ! quoi ?… Et, avec une grimace de dégoût, il ajoutait :
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– Des saletés… comme quand on fait des enfants… Sébastien rougissait, n’essayait pas d’approfondir les paroles de Bolorec, où il devinait des analogies coupables, des correspondances honteuses, avec les questions dont le Père Monsal l’accablait, à confesse. Les semaines passèrent ainsi, jusqu’aux vacances de Pâques, coupées, au carnaval, de fêtes très gaies, de plantureux repas, de représentations théâtrales, de loteries, où ceux qui ne gagnaient rien, gagnaient des plats de bouillie qu’il fallait manger, sur la scène, devant tout le monde, riant et applaudissant. Il y eut une joute académique, où les élèves de philosophie disputèrent avec éloquence sur Descartes et lancèrent à Pascal des traits spirituels et méchants ; il y eut des concerts, des assauts d’escrime, toute une série de divertissements en costumes historiques, auxquels Sébastien, malgré la nouveauté de ces spectacles, prit un plaisir médiocre, le plaisir d’être plus seul avec Bolorec, de voir la discipline se relâcher un peu, et les classes s’interrompre. On joua une pièce de Sophocle, traduite en vers latins par le Père de Marel, avec des intercalations de chœurs, chantés sur de la musique de Guillaume Tell, également corrigée par le même Père de Marel, dont le rôle, dans la maison, était de confectionner des vers, en toutes langues, gais ou tristes, profanes ou sacrés, et s’adaptant aux cérémonies qu’on y célébrait. C’était un gros bonhomme, rond, plaisant à regarder, toujours en train de rire, et qu’on aimait beaucoup, parce qu’il représentait uniquement la joie. On ne le voyait jamais qu’au moment des fêtes, où il se prodiguait en inventions de toute sorte, joviales et brillantes. Le reste du temps, disait-on, il voyageait. Pendant les trois jours que durèrent, au collège, les fêtes du carnaval, le Père de Marel, sans cesse au milieu des élèves, avait
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remarqué Sébastien assez triste, qui restait à l’écart des autres, et il l’avait reconnu pour le petit enfant qui, sous les marronniers, près de la prairie, le jour même de la rentrée des classes, était venu se jeter, en courant, dans sa soutane. De son côté, Sébastien l’avait aussi reconnu. Il aurait bien voulu lui parler, mais il n’osait pas, ayant gardé de sa folie comme une honte, que la présence du Jésuite redoublait. Ce fut le Père de Marel qui l’aborda, suivi du Père Dumont. – Eh bien ! Eh bien !… dit-il amicalement. On ne s’amuse donc pas ? Pourquoi êtes-vous là, tous les deux, à vous morfondre, quand la fête est partout… Il faut rire… C’est le moment. Et se tournant vers le Père Dumont : – Il est très gentil, ce gamin-là… Il a des yeux très intelligents. Le Père Dumont secoua la tête. – Mais si paresseux !… si paresseux ! Une nature incorrigible, un caractère insouciant… Et très mal avec ses camarades… Surtout paresseux ! – Ta, ta, ta !… Avec des yeux comme ça !… C’est qu’on ne sait pas le prendre. Je le connais, le petit Sébastien Roch… Je parie qu’avec moi, il travaillerait… Allons, venez, maître Sébastien, que je vous confesse ! Ses paroles étaient pleines de douceur et de gaieté. Elles émouvaient et faisaient rire. Sébastien les écoutait comme de la musique. Une grande paix entrait en lui, d’être avec ce Jésuite qui n’était point pareil aux autres, et qui lui disait des choses, comme il avait rêvé souvent d’en entendre, des choses qu’il comprenait, qui le ranimaient, lui redonnaient confiance. Avec une bonté indulgente, captieuse, perspicace, avec une adresse
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presque maternelle qui force l’expansion cordiale, appelle les confidences, le Père de Marel l’interrogeait, et Sébastien s’abandonnait à l’impérieuse joie de lui répondre, au soulageant besoin d’ouvrir ce cœur, trop violenté, trop solitaire. Peu à peu, en phrases enfantines et charmantes, d’abord lentes et timides, ensuite accélérées, précipitées, il dit ses tristesses, ses enthousiasmes, ses déceptions. – Voyons… voyons, interrompit le Père, ému par la naïveté grave de cette passion qui s’exprimait avec une force insolite… Voyons !… qu’est-ce que vous aimeriez le mieux apprendre ?… Dites-le-moi. – La musique !… C’est si beau… C’est ce qu’il y a de plus beau… C’est… Il cherchait des mots pour rendre ce qu’il avait ressenti, et ne les trouvant pas, il continuait de balbutier, montrant la place de son cœur. – C’est là !… Ça m’étouffe quelquefois de ne pas savoir… parce que… Oh !… je travaillerais bien… parce que… quand j’entends de la musique, alors… je comprends mieux, j’aime mieux… – Eh bien, je vous l’apprendrai, la musique, moi, promit le Père… Je vous apprendrai le cornet à piston… c’est un bel instrument… Êtes-vous content, là ? – Je voudrais chanter à l’église. – Eh bien, vous chanterez à l’église… et ailleurs… J’en fais mon affaire… Et, maintenant, mon petit ami, ne pensons plus à tout cela… Il faut, aujourd’hui, rire, jouer, gambader, faire le fou… Allons !… houp !
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Comme Sébastien restait là sans bouger, le regardant de ses prunelles fixes, où brillait une ivresse grave : – Allons !… houp ! répéta-t-il. Et l’enfant, de sa voix suppliante, prononça : – Mon père… ne vous fâchez pas… ne me grondez pas… Je voudrais vous embrasser… parce que… enfin parce que, jamais, personne ne m’a parlé comme vous… parce que… Mais, le Père, moitié souriant, moitié triste, lui donna sur la joue une tape amicale, et il le quitta, se disant, tout remué par une grande pitié : – Pauvre petit diable !… trop de tendresse !… trop d’intelligence ! trop de tout !… Il sera bien malheureux, un jour. Les vacances de Pâques furent une déception imprévue pour Sébastien. Il avait rêvé d’effusions, de caresses sans fin, d’inexprimables attentes de bonheur. De son coin, dans le wagon qui le ramenait, il guettait anxieusement le retour des paysages familiers. À mesure qu’il approchait du terme désiré, une émotion lui serrait le cœur à le rompre. Déjà il reconnaissait son ciel plus léger, plus profond, la forme des champs, les arbres, les fermes au haut du coteau, la rivière qui luisait dans les prairies, les routes sinueuses, qu’il avait parcourues, combien de fois ?… Rien n’était changé. Un clair soleil illuminait cette résurrection charmante… Entre les hachures roses des peupliers, tout d’un coup, Pervenchères, tassé, grimpant sur la côte, étageait ses maisons qu’il n’avait jamais connues si brillantes et si jolies, pareilles, en ce moment, à de gais morceaux de soie et de velours vibrant dans l’air ; et l’église les dominait, éclaboussée de soleil, avec une grande ombre qui la prenait de travers, ainsi qu’une écharpe bleue. Derrière les palissades de la
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voie, il aperçut le père Vincent, dans son jardin ; il eut envie de lui crier : « C’est moi Sébastien ! » Il était venu chez lui ; il allait tout revoir ! Son père l’attendait à la gare. Et ce fut fini. – L’omnibus prendra ta malle… Nous, nous allons rentrer à pied, décida M. Roch, d’un ton sévère… Dès qu’ils furent hors de la gare : – Écoute-moi, commanda le quincaillier… Ce que j’ai à te dire est grave… D’abord, j’ai longtemps hésité à te faire venir ici. Mon intention était de te laisser au collège, en pénitence… Je l’aurais dû, peut-être… Dans les circonstances actuelles, et pour dix jours seulement, payer la dépense d’un tel voyage, ajouter cette charge à toutes les charges dont tu m’accables, c’est dur !… Je ne suis pas millionnaire, sacredieu !… Si tu es là en ce moment, c’est que j’ai voulu te parler moi-même, te raisonner… Je me suis dit que j’aurais sans doute plus d’autorité sur toi que tes maîtres… Car enfin, un père est un père… Et même, je puis me vanter de n’être pas un père comme tous les autres… Des gens, sur la route, passaient, reconnaissaient Sébastien. – Ah ! c’est monsieur Sébastien !… Bonjour monsieur Sébastien !… Comme vous avez maigri ! Comme vous êtes pâlot. – Mais non ! Mais non ! Il n’a pas maigri ! protestait M. Roch… Il est gras, au contraire, il est trop gras ! Son fils maigrir chez les Jésuites ! Il ne pouvait admettre une telle supposition : elle lui semblait une injure contre cet ordre confortable, un reproche indirect lancé à sa personne. – C’est le voyage ! expliquait-il.
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Et, non sans brusquerie, arrachant Sébastien aux compliments du retour, il reprenait, de sa voix digne où tremblait une irritation inhabituelle : – Je suis outré !… outré !… Tu ne me causes que des tourments… Tu vois, c’est parce que tu es paresseux que M. de Kerral n’a pas voulu de toi… Il a redouté pour son fils un pernicieux exemple !… Parbleu ! c’est clair !… D’abord, je te défends de raconter à nos amis cette déconvenue, parce que moi, j’ai tenu à dire partout que tu sortais régulièrement dans cette grande famille… Cela te rehaussait dans l’estime des gens d’ici… D’ailleurs, maintenant, je ne puis me déjuger… Si le curé te demande des détails, il faudra lui en donner, lui en donner beaucoup… Tu diras que tu as vu, au château, des oubliettes, tu parleras des portraits d’ancêtres… des voitures armoriées… Enfin tu t’arrangeras pour ne pas me rendre ridicule… tu m’entends… J’ai de l’amour-propre, moi… Et je suis outré !… mortifié, ce que j’appelle. Et il lui secoua le bras, brutalement, pour communiquer plus de force persuasive, plus d’éloquence réellement sentie, à l’amertume de ses récriminations. Sébastien était stupéfait de cet accueil… Dès les premiers mots de ce discours, le charme s’était envolé. Maintenant, un ennui l’accablait. En montant la rue de Paris, il trouva Pervenchères trop petit, sale et triste, les habitants vilains et grossiers. À peine s’il répondit aux bonjours qu’on lui envoyait de toutes parts, et il regretta Vannes, l’amusant dédale des rues, ses maisons aux pignons gothiques, aux étages en surplomb, le port, la goélette. – Oui, j’ai bien peur, poursuivit M. Roch, que tu fasses la honte de mes derniers jours !… Dans quelle situation tu me mettrais, si les Jésuites, ne pouvant venir à bout de toi, allaient te renvoyer ? Chaque matin je tremble d’apprendre cette catas-
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trophe… On me demande : « Et Sébastien ! Êtes-vous content de lui ? A-t-il de bonnes places ?… » Je ne veux pas avoir l’air d’un imbécile, et je réponds : « Oui. » Mais à quoi penses-tu ?… Et pourquoi ne dis-tu rien ?… Tu entends ?… Tu es là comme une souche ! C’est que tu ne sembles pas comprendre que tu es une charge pour moi, une charge très lourde… Tu me crois riche ?… Et le reste t’est bien égal !… Si je ne t’avais pas, j’aurais pu, cette année, acheter le champ du Prieuré, qui a été vendu pour rien… pour rien… voilà ce que tu me coûtes !… Et je me serais retiré du commerce… Ah ! bien, oui !… Il faut que je trime pour toi, pour un enfant sans cœur… Ah ! j’ai été bête !… Mon Dieu que j’ai été bête !… J’aurais dû te laisser ici, t’apprendre le métier de quincaillier… Mais un père est un père… Il a de l’ambition… J’en suis bien puni… C’est comme ta tante Rosalie… Elle est très mal… Sa paralysie remonte… Voilà encore un héritage sur lequel il ne faut pas compter. Et pendant ce temps-là, à quoi songes-tu ?… À jouer de la musique !… Je me tue de travail, je ne vis que de privations, tout m’échappe à la fois… Et toi ? Monsieur veut apprendre la musique !… Je suis outré, outré, outré !… Sur ces mots, ils s’arrêtèrent devant le magasin. Sébastien remarqua, avec étonnement, au-dessus de l’enseigne, une banderole neuve, d’un vert criard, en zinc découpé. Sur le déroulement des plis de métal, était écrite en lettres rouges et gothiques la devise des Jésuites : « Ad majorem Dei gloriam. » – Tiens !… vois, dit M. Roch… la peinture s’écaille… Est-ce convenable ?… Eh bien, je n’ai pas pu faire réparer ma devanture pour les fêtes de Pâques, à cause de toi… De la musique ! je vous demande un peu !… Allons, entre, va dans ta chambre… Je vais attendre la malle, moi !… Et tâche d’avoir une autre figure que celle-là… Ce n’est pas la peine de mettre les voisins au courant de nos tristes secrets.
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Ces dix jours de vacances furent intolérables. Ils parurent à Sébastien un siècle. Depuis l’heure du lever jusqu’à celle du coucher, il eut à subir l’identique et perpétuel assaut des mêmes plaintes folles et des mêmes grotesques exhortations. Il lui fallut supporter les plus déraisonnables reproches, et les accusations les plus hyperboliques, dont l’extravagante injustice confinait au bouffon. Une fois lancé sur cette pente, M. Roch ne s’arrêta plus. Ce qui lui était arrivé de fâcheux ou d’anormal, il en rendit son fils responsable. Aigrement, il lui jeta à la figure la baisse du fer, la recrudescence de ses rhumatismes, la faillite d’un maréchal où il avait perdu cinquante francs, le ralentissement de la vente. Retenu sévèrement à la maison, emmuré dans cette arrière-boutique, si froide et sombre, avec la perspective continuelle des murs suintants, le morose spectacle de la cour, encombrée d’ordures, l’enfant n’eut pas d’autres moments de répit que ceux des visites. Encore y endura-t-il un genre de supplice particulier et non moins cruel ; il y entendit son père vanter ses succès scolaires, ses fréquentations aristocratiques, ne parler que de noblesse, décrire les magnificences du château de Kerral ; il fut forcé d’appuyer sur ses imaginations biscornues, sollicité au mensonge par son père lui-même, dont l’audace vile et la basse effronterie lui emplirent l’âme de dégoûts, le firent rougir de honte. À peine si, deux fois, il obtint la permission d’aller, seul, chez Mme Lecautel. Là, son plaisir de revoir Marguerite fut aussi gâté par l’inquiétant souvenir des confessions. Entre sa petite amie et lui, toujours s’interposait la laide, la déflorante image du Père Monsal. Marguerite avait été malade, et la maladie l’avait rendue encore plus jolie, jolie étrangement, avec quelque chose de fauve et de fatal qui troublait, en elle : la sujétion de tous les organes, l’obéissance de tous les mouvements au sexe implacable et dévorateur. L’alcoolisme paternel qui avait coulé dans ses veines de fillette un sang ardent et brûlé, semblait aussi avoir laissé davantage en ses yeux trop dilatés, striés de fibrilles vertes, et sous ses paupières meurtries déjà de douloureuses
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ombres, la précoce et si mélancolique flétrissure d’autres ivresses. Sébastien n’osa pas la regarder ; il ne voulut point qu’elle l’embrassât, comme jadis. Chaque fois qu’elle s’approchait de lui, il reculait un peu effrayé : « Non, non… il ne faut pas ! » En même temps que les paroles du Père Monsal l’incitant à d’obscures tentations, malgré soi, par la pensée, il dévêtait ce corps chétif, souple et frôleur, y cherchait la place des mystères impurs, les dévoilements de chair défendue et maudite. Aux caresses, aux étonnements de Marguerite, il ne pouvait que répondre : – Non ! non !… Il ne faut pas !… Il repartit sans un regret, les vacances finies. Ce fut, au contraire, un soulagement pour lui, que de se retrouver dans le wagon, avec le Père Dumont et quelques camarades, qui lui rapportaient l’odeur du collège. Cette odeur il la respira presque délicieusement, comme un prisonnier délivré respire l’odeur de la vie à laquelle il est rendu. Dans le baiser rapide que, tout à l’heure, ils avaient échangé, son père et lui, il avait senti que quelque chose s’était brisé, était mort irrémédiablement. Il ne s’en affligea pas, et il eut un plaisir véritable à penser qu’il allait revoir Bolorec et que celui-ci lui chanterait peut-être une ronde nouvelle. Même, il évoqua, avec complaisance, sa physionomie, quand il disait : – C’est sur la lande, là-bas… Et elles s’en vont… et elles reviennent. Et longtemps, il rêva à des paysages remplis de voix qui chantaient. Le printemps fut charmant. Les feuilles reverdirent aux arbres de la cour, et les fonds du parc se parèrent de couleurs tendres. Sébastien eut, lui aussi, des tressaillements de sève mon-
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tante, dans son être un afflux de force et de courage, et comme une efflorescence de toutes ses facultés agissantes et pensantes. Il fut moins inquiet, plus souple à se façonner aux petites déceptions, aux petites douleurs de son existence, et le dégoût de ses devoirs s’atténua. Il avait même des accès de gaieté saine, s’ingéniait, sans y réussir, à fouetter, de son entrain, l’incœrcible indolence de Bolorec. Les Jésuites possédaient, sur le golfe du Morbihan, à quelques kilomètres de Vannes, une sorte de grande villa qu’on appelait Pen-Boc’h. Les élèves, durant la belle saison, y allaient deux fois par semaine, régulièrement. On se baignait, on y soupait, et l’on s’en revenait ensuite, joyeux, par les bois de pins, le long des estuaires aux eaux dormantes. Sébastien prenait à ces promenades un plaisir infini. Il ne se lassait pas d’admirer le spectacle de cette petite mer intérieure, qu’enclosent, à droite, la côte d’Arradon, à gauche, les collines d’Arzon et de Sarzeau, et qui s’ouvre sur l’Océan, par un étroit goulet, entre la pointe effilée de Loqmariaker et les promontoires carrés de la presqu’île de Rhuys. Des courants la sillonnent en tous sens, laissant sur la surface bleue des traînées blanches, des sentes laiteuses et nacrées ; une multitude d’îles la parsèment ; celles-ci cultivées, comme l’île aux Moines ; celles-là sauvages, comme Gavrinis, où les temples druidiques érigent leurs blocs de granit barbares. Toutes, elles ont des aspects différents, bizarres ; les unes ressemblent à de fabuleux poissons, dressant au-dessus des flots leurs nageoires dorsales ; d’autres simulent d’immenses croix couchées, et qui s’en vont à la dérive ; il y en a qui paraissent s’avancer, ainsi qu’une troupe de phoques, dans un bouillonnement d’écume ; d’autres encore, rocs luisants, tantôt couverts, tantôt découverts par la marée, émergent de l’eau clapoteuse et développent, sur la clarté irradiante, des bouquets de pins, en capricieux et noirs éventails. Et ce sont des alternances de sol obscur et d’onde brillante, une infinité de lacs céruléens, de criques mauves, de fleuves empourprés, de maelströms livides, étrangement découpés par des soubresauts de terres rocheuses
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ou bordés de grèves orangées ; une confusion météorique de reflets, de lumières errantes, de flamboiements chromatiques, où passent des vols de barques aux voiles qui saignent dans le soleil et s’irisent dans la brume. Mais ce que Sébastien aimait le plus, plus encore que les formes modifiées et les changeantes couleurs de cette atmosphère maritime, c’était la sonorité, la musique rythmée, divinement mélodieuse, que les vagues et les brises apportaient. Il en percevait toutes les notes, en recueillait toutes les vibrations, depuis le grondement sourd, plaintif, désespéré, venu du large mystérieux, jusqu’aux berceuses chansons des criques roses, jusqu’aux gaietés d’harmonica, enfantines, et rebondissantes, que l’eau égrenait, en s’éparpillant sur les galets du rivage. Ce qui l’étonnait et le charmait, c’était cet ensemble prodigieux de voix, de voix proches, de voix lointaines, de voix douces, de voix terribles ; c’était cet incomparable accord d’instruments aux cuivres surhumains, aux célestes archets ; c’était l’harmonie éparse et fondue de ces orchestres aériens et de ces invisibles chœurs engloutis sous les remous, auprès desquels il lui semblait, alors, que ceux de la chapelle, le dimanche, n’étaient que des balbutiements d’enfant. De ces promenades, il revenait toujours un peu ivre, butant contre les arbres, heurtant les pierres, donnant de la tête sur le dos de ses camarades, les oreilles vibrantes des musicales résonances de la mer. Pourtant, dans son étourdissement, avec avidité, comme pour se griser davantage, il ouvrait ses narines, toutes grandes, au vent chargé de l’odeur iodée des goémons et de l’arôme vanillé de la lande en fleur. Ces soirs-là, il se couchait les membres rompus, le cerveau meurtri d’un endolorissement qui lui était plus doux qu’un baume, plus suave qu’une caresse. Le Père de Marel lui avait tenu parole. Il venait le prendre, chaque jeudi, à l’étude du soir, et lui enseignait la musique. Sébastien y montra une ardeur extrême, impatient d’en avoir fini avec les premières difficultés de l’épellation.
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– Quand pourrai-je chanter à l’église ? demandait-il souvent. Son professeur était obligé de le calmer. Il avait même des scrupules à l’idée de lui révéler un art qui allait décupler la rêverie en cette âme déjà trop nerveuse, et surexciter la sensibilité de ces nerfs trop facilement impressionnables. – Sapristi ! mon petit ami… lui disait-il en hochant la tête… J’aimerais mieux vous apprendre la gymnastique… le trapèze vous vaudrait mieux. Alors, il coupait ses leçons de causeries gaies, d’histoires drôles, de récitations comiques, de promenades dans le parc, estimant que ce qu’il fallait d’abord à ce tempérament, prédisposé aux mélancolies déséquilibrantes, c’était la gaieté morale et le mouvement corporel. Un jour vint où, devant certains phénomènes inquiétants, il jugea sa responsabilité trop engagée. D’ailleurs, si bon qu’il fût, il ne se plaisait qu’avec les natures gaies, dans le rire sonore et bien portant. Aussi, il espaça ses leçons, les modifia, et, profitant de la retraite où allaient entrer les élèves qui se préparaient à leur première communion, il finit par les cesser tout à fait. La première communion de Sébastien fut marquée par un incident qui fit grand bruit au collège et dont on parle encore, chaque année, comme un miracle de la grâce. La retraite avait duré neuf jours ; neuf jours de prières, d’examen de conscience, d’instruction religieuse, si terrifiants qu’ils lui avaient gâté la poésie mystique de ce sacrement, et la douceur de la vie passée au milieu des camarades, en pleine détente, et rendus plus sociables, affectueux, par le recueillement et la piété. Cet acte, qu’il allait accomplir, on le lui représentait comme un épouvantail. Et les exemples dramatiques, les bonheurs exaltés, les châtiments horribles venaient à l’appui des explications du caté-
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chisme. On lui avait cité l’histoire d’un enfant impie que des chiens avaient dévoré vivant ; un autre s’était fracassé le crâne en tombant du haut d’une falaise, notoirement précipité dans la mer par la vengeance divine. Et combien qui brûlaient en enfer ! En revanche, un autre s’était senti si enivré de bonheur et de sainteté qu’à la sortie de l’église, étant allé retrouver ses parents au parloir, il leur avait présenté son couteau, les avait suppliés de le tuer, disant : « Tuez-moi ! Tuez-moi !… je vous en conjure… car je suis sûr d’aller au ciel tout droit ! » Cela troublait fort Sébastien. Il vivait en des transes continuelles, obsédé par tous les démons de l’enfer, qui font griller des âmes d’enfant, au bout de leurs fourches, dans les flammes qui ne s’éteignent jamais. Chaque jour, à la suite d’examens de conscience éperdus, c’étaient des confessions générales, où il fallait s’aider de manuels spéciaux, contenant, par ordre alphabétique, la liste lugubre, effrayante, des péchés, des vices, des crimes, une si extraordinaire accumulation d’infamies, de hontes inexpiables, que les enfants, affolés, se croyaient devenus subitement des sacrilèges, des lépreux, des bêtes immondes, couvertes de fange, qu’aucun pardon n’était capable de purifier et de guérir. On en voyait qui, tout d’un coup, très pâles, frissonnant de terreur, se frappaient la poitrine et criaient tout haut : « J’ai péché ! J’ai péché ! Mon Dieu, sauvez-moi de la damnation… Mon Dieu, épargnez-moi vos tourments ! » Quelques-uns étaient pris de crises nerveuses ; il fallait les emporter, les coucher, les soigner. Joseph Le Guadec mourut d’une méningite. C’est dans ces conditions particulières d’exaltation que Sébastien s’approcha de la sainte table. Il tremblait ; sa gorge était serrée. Le menton appuyé contre la nappe, il attendait, en proie à une émotion presque mortelle, et il regardait, de coin, le prêtre qui, portant le ciboire d’or et murmurant des prières à voix basse, faisait, de lèvres en lèvres, voler l’hostie, au bout de ses doigts écartés et très blancs. Dès qu’il eut reçu l’hostie, d’abord il s’étonna. Au lieu d’éprouver l’indispensable chaleur et la nécessaire extase qu’on lui avait prédite, il ressentit, sur la langue,
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une impression de froid glacial qui, gagnant la bouche, la poitrine, se répandit dans tout son corps, secoua ses membres, fit claquer ses dents ainsi qu’un frisson de fièvre. En même temps, cet étonnement pénible s’augmenta d’un atroce embarras. Il ne savait comment avaler cette hostie qui était la chair, qui était le sang d’un Dieu ! Sa langue maladroite, irrespectueusement, la promenait d’un coin du palais à l’autre. Ici, collée aux muqueuses, là, fragmentée ou bien réduite en paquet gluant, il ne parvenait pas à lui faire franchir les défilés de sa gorge. Une sueur froide afflua vers son front et lui fit hérisser ses cheveux, madéfia ses tempes. Il se crut damné. Dieu ne voulait pas de lui. Dieu ne voulait pas entrer en lui ! « Mon Dieu ! Mon Dieu ! pria-t-il, grâce ! grâce ! » Inutile prière. Le Dieu se dérobait. Une contraction du pharynx repoussa l’hostie au bord des lèvres, l’hostie sacrée qui n’était plus qu’une menue boule de pâte dans de la salive amère. Alors, la certitude du sacrilège, l’impossibilité d’éviter les châtiments, lui apparurent si évidentes, qu’il eut un éblouissement, un vertige. Tout, autour de lui, tourna : la chapelle, les officiants, les enfants de chœur, les cierges, le tabernacle, tout rouge, ouvert, devant lui, comme une mâchoire de monstre. Et il vit la nuit, une nuit noire, affreuse, pesante, où des falaises, des précipices, des chiens furieux, de grands diables féroces, de grandes flammes dévoratrices, s’agitaient et dansaient, épouvantablement. Cependant, il ne perdit point connaissance tout à fait, et en titubant, en s’accrochant de la main, aux bancs, il put rejoindre sa stalle, où il s’affaissa, ployé en deux, dans une prostration d’agonie… Et, tout d’un coup, dominant les voix qui chantaient à la tribune, par-delà des allégresses extasiées de violons et les triomphales sonorités des orgues, un cri, immédiatement suivi d’un sanglot, se fit entendre. Ce cri était si aigu, et si douloureux ce sanglot, que l’office, troublé, faillit s’interrompre. À l’autel, le prêtre, surpris dans ses génuflexions, se retourna, effrayé ; tous tendirent le col et portèrent le regard dans la direction du cri. C’était Sébastien qui l’avait poussé ce cri, et qui, écrasé contre le prie-Dieu, la tête cachée et roulant dans ses mains, les omoplates soulevées
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comme par une violente tempête intérieure, sanglotait, à se rompre les veines. Un spasme plus fort que les autres avait rejeté l’hostie hors de la bouche, avec un jet de salive, et le malheureux était resté, quelques secondes, sans pouvoir la reprendre, la figure barbouillée de cette bave, où se diluait le corps de Jésus. Il sanglota de la sorte, tant que dura l’office ; pendant le sermon que prononça le Père Recteur, il sanglota. On le vit, tandis que les chants du Te Deum montaient, exultant, vers la voûte, on le vit qui se frappait la poitrine, avec démence. Et sur ses lèvres se précipitaient, se bousculaient les prières, les invocations ardentes, les supplications affolées. En se rendant au réfectoire des Pères, où un banquet avait été préparé pour les premiers communiants, il sanglotait toujours. Il semblait que les larmes ne pussent se tarir jamais. Ses paupières le piquaient comme des plaies à vif ; il marchait, sans voir, les jambes si molles, que, pour ne pas tomber, il était obligé de s’appuyer aux murs. Et il disait : « Mon Dieu ! Épargnez-moi… ne me faites pas mourir… Je suis un petit enfant, et ça n’est pas de ma faute… Je vous promets d’expier mes péchés… Je travaillerai bien, j’aimerai mes camarades et mes maîtres, et je porterai des cilices, et je me flagellerai la poitrine, comme ces grands saints, dont on nous a appris l’histoire, qui furent des pécheurs et qui sont au ciel. » – Votre première communion a été très édifiante, mon cher enfant… lui dit le Père Recteur, au réfectoire… Nous en sommes très heureux… Elle sera votre sauvegarde, plus tard, dans la vie ; aujourd’hui elle est votre pardon. Sébastien considéra, sans comprendre, ce prêtre aux traits si purs, aux gestes si nobles, au visage d’une si calme et marmoréenne beauté, et dont la voix avait l’onction d’un baume, tandis que ses yeux gardaient sur leurs globes pâles quelque chose de sec, d’impénétrable, de plus narquois et de plus impénétrable que le destin.
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Durant quelques semaines, Sébastien se montra d’une piété exemplaire, farouche, d’une assiduité au travail, acharnée et rare. Il passa auprès de ses camarades, pour un saint et pour un héros. Puis, quand il vit que non seulement il ne lui arrivait rien de fâcheux, mais qu’il en recueillait, au contraire, d’inespérés honneurs, des amitiés flatteuses, d’enthousiastes admirations, il se prit à réfléchir, à douter de l’hostie, du Père Recteur, de ses condisciples et de lui-même. Et, il eut, très confuse encore, l’intuition de l’ironie qui est dans la vie, cette ironie énorme et toute-puissante qui domine tout, même l’amour humain, même la justice de Dieu. Insensiblement, il se relâcha de ses devoirs et de ses exercices pieux. Il revint s’asseoir, avec Bolorec, sous les arcades près des salles de musique. – Quand tu as fait ta première communion, qu’est-ce que tu as éprouvé ? lui demanda-t-il un jour. – Rien ! répondit Bolorec. – Ah !… Et l’hostie ?… Qu’est-ce que c’est que l’hostie ? – Je ne sais pas… Papa aussi en donne à des malades, et ça les purge… Sébastien demeura songeur, un instant, et brusquement : – Chante-moi ta ronde si jolie… tu sais… celle où tu disais : « C’est sur la lande, là-bas… Et elles s’en vont, et elles reviennent… » na.
Pourtant, à la fin de l’année, il eut deux prix et il s’en éton-
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IV Deux années s’écoulèrent. De la cour des petits, Sébastien avait passé dans celle des moyens, où l’existence avait été la même. Il ne s’était pas accompli, au collège, d’autres événements importants que le renvoi simultané de quatre élèves, attribué à des causes malpropres, dont on chuchota, entre soi, à mots couverts et indignés ; et puis la disparition soudaine des demoiselles Le Toulic. Sébastien eut quelque mélancolie à ne plus les voir, le soir, sur la place, avec leur mère, en rentrant des promenades. C’était pour lui une douceur que cette présence jumelle, laquelle donnait à ses rêves, encore incertains, un corps tangible et charmant, une émotion à sa jeune chair s’éveillant à la clarté chaste de l’amour. L’une, hélas ! était morte de la poitrine ; l’autre avait été enlevée par un officier. Ces drames successifs firent longtemps jaser, et le malheureux Le Toulic, plein de honte et de chagrin, se tint davantage à l’écart de ses camarades, le front couturé de plis plus durs, les doigts plus salis d’encre, presque bossu, le pauvre petit diable, à force de se pencher sur ses livres, sans relâche. Quelques-uns, jaloux de ses succès, se moquèrent de lui, lâchement, cruellement. Personne d’ailleurs, à l’exception de Sébastien, ne le plaignit, car il n’était pas très riche, ni adroit au jeu de paume, ni gai. D’ailleurs, on savait que les Jésuites l’élevaient pour rien. Mais il ne prêta aucune attention à cette indifférence et à ces insultes ; silencieux, solitaire, il redoubla d’acharnement au travail. Sébastien transporta donc ses habitudes, ses enthousiasmes, ses dégoûts d’une cour dans l’autre, et ce fut tout. Il continua de faire son unique intimité de Bolorec, dont l’adresse à – 125 –
sculpter progressait, et qui rêvait toujours incendie du collège et massacre des Jésuites. Mêmes promenades aux mêmes endroits, le long des grèves, ou sous les roches éboulées de la grotte du roi Jean ; mêmes périodiques fêtes, mêmes devoirs accablants et ennuyeux, auxquels il ne pouvait s’assouplir. Pourtant, les trois années qu’il venait de vivre parmi ce petit monde, dressé à l’intrigue et à l’hypocrisie, lui apprirent à ne plus montrer, tout nus, ses sentiments et sa pensée ; il sut dissimuler ses joies comme ses souffrances, avec une pudeur avare et jalouse, ne plus jeter à la tête de chacun les morceaux saignants de son propre cœur. Sans devenir méfiant, ni compliqué, il surveilla davantage ses paroles et ses actes, surtout auprès des maîtres, car les quelques élans qu’il avait eus vers eux ne lui avaient valu qu’un soulagement momentané, des promesses vite changées en duperies. Il en voulut au Père de Marel de lui avoir un instant entrebâillé la porte des paradis rêvés et de l’avoir ensuite, sans raison, brutalement, refermée sur ses espoirs émerveillés. Dans l’impossibilité où il était de continuer ses leçons de musique, et poussé par une force intérieure, dominatrice, à étreindre, à exprimer, à matérialiser, pour ainsi dire, ses aspirations bien vagues, certes, et bien irrésistibles aussi, vers l’idéale conquête des harmonies et des formes, il retrouva dans le dessin un aliment à ses ambitions, et il s’y passionna. Un externe lui apportait, en cachette, des modèles dérobés à la maison : têtes aux traits nets et fins ; muletiers espagnols aux mollets bombés, profils de dieux mythologiques, bustes laurés d’empereurs, vierges drapées de voiles aux plis symétriques ; figures bibliques soutenant des amphores ; arbres aux classiques embranchements. Défendu contre le regard inquisiteur du maître d’étude, par une pile de livres, un rempart de dictionnaires, il copiait ces dessins, naïvement, séduit, surtout, par les formes plus accessibles de beauté inexpressive et jolie, de beauté régulière, aimant, dans les physionomies, ce qui se rapprochait le plus de l’expression religieuse conventionnelle : les larges yeux arqués, aux extases vides, les bandeaux plats, les contours lisses, les
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ovales allongés, les plis maniérés. Souvent, on lui confisquait ses modèles et ses maladroits essais. Alors, il tentait de les reconstituer, par le souvenir, car il avait une mémoire véritablement surprenante, la mémoire des formes. Cette privation de modèles et la difficulté de s’en procurer de nouveaux ne le décourageaient pas. Il s’ingéniait à reproduire ce qui, dans ses promenades, l’avait le plus frappé, de préférence les choses droites, précises, gracieuses, les choses de santé et de joie, ne comprenant pas encore la poésie de ce qui est vieux, courbé, chétif, de ce qui s’efface et de ce qui se voile, ni la tristesse des pierres et des vastes espaces dénudés, ni la maigreur jaune, ossifiante, que la misère creuse sur les visages de douleur. Il ne sentait pas encore l’émotion généreuse et haute, ni la sublime beauté du laid… À la même époque, circulaient, dans la cour, des cahiers de vers défendus, des livres proscrits qui l’enthousiasmèrent. Il apprit, par cœur, des strophes et des phrases qu’il récitait à Bolorec, avec ivresse, durant les récréations et les promenades. Pour les Pauvres, de Victor Hugo, lui parut un chant céleste, une divine musique, un rayon de charité, jailli du cœur même de Jésus ; quelques hémistiches des Iambes de Barbier, l’enflammèrent d’une ardeur de bataille, violente et contenue. Ce lui fut comme la révélation d’un monde, du monde éblouissant vers lequel ses instincts l’avaient toujours emporté, et qu’il croyait chimérique, inaccessible à la lourde étreinte de l’homme. Pourtant, il existait ; il existait réellement, ce monde. Là seulement était la vérité ; là, résidait la vie souveraine. Son esprit venait d’en recevoir des éclaboussures de lumière. Quelle différence entre cette langue chaude, colorée et vibrante, qui laissait, dans l’air, des résonances de harpes et des fanfares de clairon, dont chaque mot vivait, palpitait, battait des ailes, dont chaque idée correspondait à un cri humain, cri d’amour et cri de haine, et la langue froide, rampante, rechignée de ses livres de classe, où les mots asservis et les idées maussades semblaient postés devant ses désirs de connaître, de sentir, de s’élever, comme les gardiens revêches, défendant l’entrée du parc sonore et fleuri, du parc où sont les fleurs splendides, où sont les subtils
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oiseaux, où l’on voit les radieuses fuites de ciel, entre les branches balancées ! Cette découverte, cette illumination soudaine du Verbe, lui rendirent plus pénibles ses devoirs. Pour les oublier mieux et les mieux supporter, il copia des vers, et il dessina davantage, surpris parfois de retrouver, entre l’ordonnance des lignes, dans le dessin, et la cadence des rythmes, dans les vers, des analogies mystérieuses et d’identiques lois. Les confiscations réitérées de ses barbouillages et de ses cahiers, les arrêts, les mises au pain sec fréquentes ne le rebutaient pas, ajoutaient au contraire, à sa jouissance, l’excitant de la persécution. Cependant, il eut un jour un étonnement. Comme la récréation finissait, le Père de Kern, son maître d’étude, vint à lui et lui remit ses cahiers. C’était un prêtre joli, aux yeux obliques et langoureux, à la démarche un peu lente, et dont les gestes avaient des inflexions molles de nonchaloir, presque de volupté. Il se pencha sur Sébastien, de façon à effleurer de son souffle le jeune visage de l’élève, et d’une voix suave : – Je vous les rends, dit-il… Mais cachez-les bien, pour que je n’aie pas à vous les reprendre. Puis, il considéra Sébastien d’un regard trouble, où des flammes passaient, vite éteintes sous le voile clignotant des paupières. Ce regard gêna Sébastien, d’instinct, et le fit rougir comme s’il avait commis une faute secrète, mais il n’eût pu dire pourquoi… Sébastien avait grandi. Ses traits s’étaient affinés en une maigreur rose, d’un rose pâle de fleur enfermée. Son visage, à ce moment de l’adolescence indécise, prenait des grâces de femme. Et ses yeux très beaux restaient mélancoliques, veloutés et profonds. À Pervenchères, il y avait eu bien des changements. La tante Rosalie était morte sans laisser de testament. Cette nou-
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velle qu’il apprit, tout à coup, par une lettre de son père, ne causa qu’un chagrin relatif à Sébastien. Il n’aimait guère sa tante, dont il ne recevait que des bourrades. Pourtant, la dernière fois qu’il l’avait vue, il s’était ému, et il avait ressenti dans son cœur une grande pitié. La vieille fille, couchée, immobile, le menton levé et garni de poils rudes et blancs, les yeux couverts de paupières molles comme des taies, ne l’avait pas reconnu. Elle ne parlait plus, restait insensible à tout ce qui se passait autour d’elle. On l’eût dit morte, si un bruit de glouglou, le dévidement régulier d’un petit râle, n’eût soulevé de temps à autre les ailes de ses narines, d’un mouvement de vie mécanique et localisée. Et près de son lit, des vieilles étaient penchées, avides et geignardes, horribles guetteuses de la mort… Ce fut surtout ce souvenir qui l’impressionna. Quant à M. Roch, qui n’avait pas compté sur cet héritage, il montra une affliction digne, proportionnée aux quatre mille francs de rentes qui lui tombaient du ciel, inopinément, et jugea le moment bon pour se retirer du commerce. Il eut la chance de vendre son fonds de quincaillerie d’une manière avantageuse, fit bâtir une maison dans le jardin, auquel il ajouta des grottes artificielles, un bassin où nagèrent des poissons rouges, et, çà et là, sur des éminences gazonnées, des boules de verre colorié. Il vécut en parfait bourgeois et s’ennuya. Maintenant, il était maire de Pervenchères, suppléant du juge de paix, ambitionnait sourdement de se faire élire conseiller d’arrondissement. Mais, malgré la multiplicité et la nouveauté de ses occupations, il ne se trouvait pas heureux dans cette maison neuve, si vide, qui n’avait pas d’autres voisins que les morts du cimetière. Un vieux fond d’habitude commerciale le ramenait à son ancien magasin, et, tous les jours, pendant deux heures, il s’asseyait, près du comptoir, les jambes écartées, les deux mains croisées sur la pomme de sa longue canne, et là, autoritaire et bienveillant, il s’intéressait au mouvement des affaires, donnait des conseils, pérorait, sur toutes choses, intarissablement.
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Un jour, il éprouva le besoin de se créer un intérieur, de se faire de la vie autour de lui, c’est-à-dire d’avoir, sans cesse, des êtres à portée de ses discours, des êtres à qui il pût confier ses désirs secrets, ses ambitions, ses projets de réformes municipales. Sérieusement il songea à se remarier. Mme Lecautel lui plaisait beaucoup. Elle avait de belles manières, une instruction soignée, et il ne pouvait souhaiter rien de mieux quand, par exemple, il recevrait à sa table, le préfet en tournée de révision. Et puis, ce n’était pas une mince gloire que de succéder dans le cœur d’une femme, à un général de brigade. Après avoir pesé le pour et le contre, il se décida à demander la main de sa belle locataire. – Je crois, lui dit-il, que les convenances sont absolument sauvegardées… Vous êtes veuve, je suis veuf également… Votre premier mari était général, moi, je suis maire. Ce ne serait donc pas pour vous une déchéance. J’ai une certaine fortune, honorablement gagnée dans la métallurgie… Et quant à mon âge, ajouta-t-il galamment, ne vous en effrayez pas… J’ai vécu toute ma vie à l’abri des passions… Certes, je ne suis plus un jeune homme, ce que j’appelle… Mais enfin !… mais enfin !… D’ailleurs, vous le verrez vous-même. Aux refus polis que lui opposa Mme Lecautel, et que l’ancien quincaillier prenait pour de l’embarras pudique, il répondit : – Ça ira très bien, je vous assure… Mon Dieu, je le sais, à nos âges, on ne pense plus guère aux folies… Mais enfin !… mais enfin !… Un petit regain de temps en temps, cela ne peut qu’embellir la vie. Et puis vous n’êtes pas riche. Je m’arrangerai pour vous faire une gentille donation sans trop léser les droits de mon fils… Voyons, réfléchissez… Puis-je vous appeler Madame la Mairesse ? Mme Lecautel fut obligée de l’éconduire plus nettement. Il s’en montra dépité, et, quelques semaines, il lui garda rancune.
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– Si elle s’imagine qu’elle en aura à la douzaine, des maires comme moi ! récriminait-il souvent… Un maire !… C’est un général aussi… un général civil ! Alors, pour se distraire, il eut une héroïque, extravagante idée, que lui avait sans doute suggérée le voisinage de la mort. Il acheta, au milieu du cimetière, dans l’axe même de la grille d’entrée, un vaste terrain qu’il entoura d’abord d’une rampe en fonte, basse, figurant des enguirlandements d’immortelles et de roses. Puis, il fit creuser un caveau profond, à un seul compartiment « car, expliquait-il, à quoi bon exhumer ma femme ? Elle est très bien dans sa concession. Et quant à Sébastien, qui sait où il mourra ? » Le caveau creusé, maçonné, dallé, il fit élever une sorte de monument funéraire, carré, en granit d’Alençon, semblable de forme à une grande malle dont le couvercle serait bombé. Il ne voulut aucun ornement, aucune moulure, aucun attribut symbolique. « Un tombeau de verre, comme Socrate, disait-il. Du confortable, mais pas de luxe, ce que j’appelle… » Sur une des faces latérales, en bas, était ménagée une ouverture, pareille à une large chatière, et destinée à l’intromission du cercueil. M. Roch surveillait les travaux, les dirigeait avec une indiscutable compétence d’architecte et une sérénité de philosophe, imperturbable ; il interrompait parfois ses conseils techniques par des aphorismes sur la mort comme celui-ci : « Voyezvous, la mort c’est une question d’habitude. » Un jour que Mme Lecautel était venue déposer des fleurs sur une tombe, il s’obstina à lui faire les honneurs de son monument. – Si vous aviez voulu !…, lui dit-il, en poussant un soupir de regret. Il lui montra, dans l’enceinte formée par la rampe de fonte, les petites plates-bandes, contournées, serpentantes, plantées
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de jeunes arbres verts. Et c’étaient aussi, sur le sable jaune, d’étonnants cœurs bordés de buis, des croix de pyrèthre, des ostensoirs de géranium. Déjà, un saule versait, sur la pierre vide, ses longs pleurs grêles. – C’est gentil, n’est-ce pas ?… C’est simple… Et ça, tenez !… Lisez ça ! Gravement, il désigna l’inscription gravée, en lettres rouges, sur la table funéraire : ICI REPOSE LE CORPS DE M. JOSEPH-HIPPOLYTE-ELPHÈGE ROCH MAIRE DE PERVENCHÈRES SUPPLÉANT DU JUGE DE PAIX, ETC., ETC., DÉCÉDÉ DANS SA… ANNÉE, LE… 18… PRIEZ POUR LUI ! – Je l’ai rédigée moi-même…, fit-il. Maintenant on n’a plus qu’à remplir les blancs. Et revenant à sa première pensée, il répéta d’une voix élégiaque : – Si vous aviez voulu !… Il y aurait eu deux noms et deux places ! Puis il regarda, d’un air attristé et méprisant, les tombes délaissées, les petites croix de bois qui se penchaient, disjointes et pourries, sur des fleurs fanées, et il murmura en haussant les épaules :
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– Enfin ! Vous n’avez pas voulu… Quant à moi, je suis sûr que mes héritiers ne me laisseront pas sans une sépulture convenable… Et c’est quelque chose, allez !… M. Roch, seul, confectionna son cercueil. Le bois en fut, par lui, méticuleusement choisi parmi de nombreuses planches en cœur de chêne, très sèches, très solides, et très marquées de veines. De temps en temps, il l’essayait devant le secrétaire de la mairie et la mère Cébron, appelés à donner leur avis. Quant à lui, il se réjouissait de s’y sentir serré et d’y avoir pourtant les mouvements libres et aisés. Durant cette période d’activité bizarre, M. Roch demeurait gai, d’une gaieté presque bon enfant. En varlopant son bois, il lui arrivait même de chanter et de siffler des airs de sa jeunesse, s’abstenant toutefois des plaisanteries macabres et de mauvais goût. Sa force d’âme ne se démentait pas une seconde. Il ne sermonnait plus son fils, dans ses lettres, pleines de récits municipaux, de nouvelles de son monument, d’aperçus sur la mort, d’un calme stoïque. Puis, quand ce fut fini, tout d’un coup, il fut pris d’un vague à l’âme, auquel succéda bien vite une véritable détresse morale. La peur de mourir l’envahit. Il ne pouvait plus se promener dans son terrain, autour de sa tombe, sans être assailli de terreurs. Il rentrait chez lui, très pâle, se trouvait malade au moindre froissement de ses muscles, envoyait chercher le médecin, se réveillait, la nuit, baigné de sueurs froides, en proie à des affres affolantes. Il se réfugia davantage dans sa mairie et, pour écarter la funèbre hantise, il cribla Pervenchères d’arrêtés inédits, et de centimes additionnels.
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V Sébastien s’était promis de ne plus s’engluer aux apparentes et trompeuses bienveillances des maîtres. Un instinct de méfiance personnelle, s’ajoutant à cette règle générale, l’avait d’abord éloigné du Père de Kern, malgré les bontés notoires de celui-ci et malgré l’excessive liberté où il le laissait désormais. Comme autrefois, il n’avait plus besoin de se garantir avec ses livres, de s’emmurer derrière ses dictionnaires, pour se livrer à sa passion grandissante du dessin et de la poésie. Cette passion, qui lui avait valu tant de punitions de toute sorte, le Père de Kern la tolérait aujourd’hui et visiblement l’encourageait. Et cet encouragement, qui était ce qu’il avait le plus désiré, Sébastien se montrait heureux d’en profiter, mais il n’en jouissait pas dans toute la sécurité, dans toute l’expansion naïve de sa conscience, ainsi qu’il l’eût fait avec le Père de Marel. Il éprouvait, au contraire, vis-à-vis du Père de Kern, une inquiétude permanente et irraisonnée, très vague ; vis-à-vis de soi, quelque chose d’aigu et de persécuteur comme un remords. Remords de quoi ? Il eût été fort embarrassé pour l’expliquer. Pendant les heures d’étude, il ne pouvait lever les yeux de son pupitre sans rencontrer le regard du Père, posé sur lui, un regard singulier, mêlé de sourires et de langueurs, qui le mettait mal à l’aise quelquefois. Ce n’était point ce regard seul qui le gênait, c’était ce regard et tout ce qui l’entourait : une peau trop blanche, des gestes trop las, un corps de félin qui, en remuant, semblait se caresser aux angles de la chaire, au dossier de la chaise, avec de lents mouvements de chat. Qu’était ce regard ? Que voulait ce regard, trouble et brûlé, qui filtrait de douteuses lueurs entre des paupières légèrement bridées et meurtries d’une grande ombre ? Ce regard qui passait indifférent par– 134 –
dessus les têtes et les dos courbés sur les devoirs, pour s’attacher à lui, uniquement, obstinément ? Ce regard si peu pareil aux autres, et si plein d’arrière-pensées, secrètes et louches ? Souvent, il détournait les yeux de ce regard qui finissait par le fasciner, l’amollir, l’engourdir de somnolences lourdes ; qui substituait à sa volonté des volontés étrangères, insinuait dans son esprit d’énervantes suggestions, dans sa chair d’irritantes fièvres, d’un caractère nouveau, presque douloureux, où sa raison s’effarait. Entre ce regard et lui, il échafaudait des murs de livres, développait des cahiers, croyant en arrêter le magnétisme, en briser le rayonnement. Mais ne le voyant plus, il le sentait davantage pesant, hardi ou frôleur, multipliant sur sa peau d’humides frissons, d’exaspérés chatouillements, où il retrouvait un peu des étranges sensations épidermiques que lui versaient les mains de Marguerite, lorsqu’elle le caressait. Oh ! ces mains, aux veines réticulées, aux souples articulations, ces mains délectables et suppliciantes, promeneuses d’extase et de torture, dont le contact était de feu, de glace et de déchirement ! Et, en même temps que ces mains, ce souffle ardent imprégné d’une âpre odeur de jeune fauve ; et, près de ces mains, cette chevelure sombre aux reflets de gouffre, cette chevelure d’où s’exhalaient des parfums sauvages et des poisons amers ! Oui, ce regard était pareil à ces mains ; il évoquait les mêmes choses terribles et défendues… Mais pourquoi ? Cela l’épouvantait et l’attirait tout ensemble. En ces moments, incapable de fixer son attention sur un travail quelconque, ni sur un dessin, ni sur un vers, ni sur un livre, gêné par l’idée que ce regard obsesseur l’enveloppait d’une lumière spéciale qui le désignait à la malveillance de ses camarades, il demandait à sortir, croyant regagner un peu de calme, dehors. Et, sûr de l’impunité, il prolongeait, quelquefois, durant un quart d’heure, ses absences de l’étude, à rôder dans une petite cour voisine, où s’étiolait un magnolia aux fleurs pâles. Le Père de Kern le rechercha, flatta ses goûts, surexcita ses enthousiasmes et Sébastien fut vite conquis par la douceur de
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cette voix, au timbre musical d’une suavité prenante. Ses préventions qui, d’ailleurs, n’étaient que de confuses presciences, d’indéterminés avertissements, disparurent, et en dépit de ses résolutions à rester le maître de son cœur, il s’abandonna entièrement au Père de Kern, comme il s’était abandonné à tous ceux qui lui avaient parlé doucement, avec des voix chantantes et claires. Sébastien ne pensait, n’agissait, ne vivait, en un mot, que par la sensibilité : la vie nerveuse et sensuelle était, en lui, suraiguisée jusqu’à la maladie, jusqu’au déséquilibre physique. Tout l’impressionnait plus que les autres, et l’impressionnait à la fois, dans ses facultés perceptives les plus différentes. Il suffisait qu’un seul de ses sens fût affecté pour que tous les autres participassent à la sensation, en la quadruplant, en la prolongeant, chacun dans sa fonction propre. C’est ainsi qu’un son éveillait, en lui, simultanément, avec les phénomènes directs de sonorité, des idées correspondantes de couleur, d’odeur, de forme et de tact, par lesquelles il entrait véritablement dans le monde intellectuel et la vie sentimentale. La voix humaine avait une particulière puissance – une toute-puissance – sur son appareil cérébral et, de là, réagissait impérieusement sur sa volonté. Suivant qu’il en recevait des impressions agréables ou désagréables, il aimait ou détestait, il se donnait ou se refusait, sans trouver, en sa raison, un contrepoids mental à cet acte passif. Il se donna donc au Père de Kern, dont la voix avait vaincu le regard. Et ce fut, durant quelques semaines, une joie intense, profonde, sans trouble, une joie comme il ne se rappelait pas en avoir éprouvé, jamais, de meilleure et de si forte. Le Père s’institua son éducateur dans les choses qu’il aimait. Il était plein de science, possédait toutes les qualités qui rendent délicieuses les leçons et font qu’on s’y attache par un double plaisir. Il lui révéla les beautés de la littérature dont ses cahiers ne lui avaient laissé que des aperçus imparfaits, des images tronquées, et surtout le désir ardent de savoir. Délaissant les auteurs du XVIIe siècle, et leur pompe glaçante et leur solennité compassée, il lui fit connaître et aimer Sophocle, Dante, Shakespeare. Avec un charme clair, exquis, passionné, il racontait leurs immortel-
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les œuvres, et les expliquait. Il récita des vers de Victor Hugo, de Lamartine, d’Alfred de Vigny, de Théophile Gautier, lut des pages de Chateaubriand. Et ces vers et ces proses avaient, dans sa bouche, des musiques engourdissantes, des harmonies encore inentendues, de surnaturelles pénétrations. Sébastien, en les écoutant, se sentait comme bercé dans d’étranges hamacs, le front rafraîchi par des souffles parfumés d’éventails, tandis que, devant lui, à l’infini, se déroulaient des paysages de rêve, vaporeux et nacrés, des forêts vermeilles, hantées de figures de femmes, d’ombres tentatrices, d’âmes plaintives, d’amoureuses fleurs, de voluptés errantes et tristes. Contrairement au Père de Marel dont la nature sanguine ne se plaisait qu’aux gaietés robustes, aux dilatantes farces qui fendent la bouche jusqu’aux oreilles, le Père de Kern inclinait vers les mélancolies tendres, les pénitentes ivresses, les étreintes aériennes, les mysticismes désespérés, où l’idée de l’amour s’accompagne de l’idée de la mort, toutes choses à la fois immatérielles et charnelles, qui correspondaient avec ce qu’il y avait d’imprécis, de généreux et d’éperdu dans l’âme de Sébastien, petite âme trop fragile, trop délicate pour supporter sans ravages le choc électrique de ces nuées, et la dépravante émanation de ces poisons. Le Père ne se bornait pas là. Chaque jour, il donnait, à son impatient élève, des vers à apprendre, des devoirs à écrire, dans lesquels celui-ci devait résumer ses impressions sur tout ce qu’il avait lu, expliquer pourquoi telle chose lui semblait belle. Sébastien se livrait à ces quotidiennes besognes avec un zèle emporté, que son professeur était obligé, souvent, de modérer ; et, en relisant ces pages maladroites, ces incorrectes phrases, où parmi les nécessaires emphases, parmi les imitations et les obscurités, brillaient, çà et là, les étranges lueurs d’un esprit spontané qui s’annonçait irrégulier et poétique, le Père de Kern souriait d’un sourire énigmatique et possesseur. Sachant combien il aimait le dessin, il lui parla aussi des grands peintres, l’enflamma en lui contant la miraculeuse vie de Léonard de Vinci, de Raphaël, du Corrège, leur intimité avec les
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souverains et les papes, leurs triomphes divinisés. À chaque entrevue, à chaque causerie, c’était un voile de plus soulevé sur quelque passionnant mystère, une hardiesse nouvelle à pénétrer plus avant dans le domaine des choses défendues. Sébastien, avidement, buvait ces récits d’une époque retentissante et merveilleuse, où l’art, l’héroïsme, la piété, le crime s’embellissaient d’adorables figures de femmes, où l’amour était partout, aussi bien sous le pourpoint des artistes que sous la tiare des papes, où l’on mourait pour un sourire, où l’on se damnait pour un baiser. – Pourquoi ne nous apprend-on pas cela à la classe ? demandait-il, un peu effrayé… Ce sont donc des péchés ? – On peut tout apprendre, on peut tout faire aussi, quand on aime le bon Dieu et la Sainte Vierge, répondait évasivement le Père de Kern. Et, caressant son élève de ses mains blanches, aux doigts souples et longs, il ajoutait : – Si vous continuez à être bien gentil, je vous apprendrai des choses plus belles encore… Ces conversations avaient lieu dans la cour, pendant les récréations ; aux promenades, durant les haltes sur les grèves ensoleillées, ou sous l’ombre des bois de pins ; et, chaque soir, après le coucher des élèves, dans l’embrasure d’une fenêtre ouverte du dortoir, où, tous les deux, ils restaient jusqu’à la nuit tombée, le Père parlant à voix basse, lui, écoutant, ravi. On était au mois de juin. Les soirs évaporaient, à travers le crépuscule, leur rêve charmant ; des odeurs montaient des jardins, des prairies, des bois, vagabondes et légères, et, derrière les massifs assombris du parc qui, lentement, s’anuitait, le soleil, disparu, ne laissait de ses flammes de soufre et de pourpre que de toutes
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petites nuées mauves, moirées d’or, se fondant une à une en l’immense espace qui s’étoilait. Alors Sébastien rentrait en sa cellule, un peu énervé de ces récits, la tête meurtrie par ce continuel fracas d’images enfiévrées et de verbes révélateurs. Le crâne brûlant, il demeurait de longues minutes avant de s’endormir, repassant en sa mémoire ce qu’il avait entendu et appris, s’efforçant de reconstituer la triomphale beauté de ces hommes plus beaux que des dieux, l’inconcevable splendeur de ces choses, plus splendides que les rêves. Son esprit, surexcité par les galops de son pouls, s’envolait vers des pays lointains, vers d’incertaines époques ; il se voyait acclamé par des foules parées et fleuries ; ou bien, juché au haut d’énormes échafaudages, dans les cathédrales sonores, dans les vestibules des palais en fête, il couvrait les murs de madones extasiées, de christs douloureux, sous le regard des belles femmes qui tendaient vers lui leurs bras nus et leurs lèvres pâmées d’amour. Un jour, son professeur le mena à la bibliothèque des Pères. Il lui fit d’abord admirer les vitrines remplies de livres, antiques in-folio reliés de très vieilles basanes, mais cela n’intéressa pas Sébastien, tous ces dos alignés de volumes sur lesquels s’étalaient de rébarbatifs titres latins. Et puis l’odeur de colle forte et de vieux papiers, qui flottait dans cette atmosphère, l’affadit. Il préféra regarder un Christ en croix, mauvaise copie d’Alonso Cano, qui occupait le mur du fond entre deux toiles de l’École espagnole, écaillées, craquelées, et dont le noir avait presque dévoré les couleurs primitives. Il s’étonna d’apprendre que ces tableaux étaient de Ribera, dont le Père lui avait parlé avec tant d’enthousiasme. Un petit frère, aux yeux louches, à la tête rasée, comme un forçat, qui balayait le parquet, à l’autre bout de la bibliothèque, avait disparu, discrètement. Ils étaient seuls, tous les deux, dans la vaste pièce. Le Père de Kern ouvrit une armoire, en retira un carton, qu’il déploya sur une table. C’était une suite d’anciennes estampes, re-
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produisant des tableaux célèbres de la Renaissance… un triomphe de la Vierge, une Marie-Madeleine prostrée aux pieds du Christ, et les baisant… Le Père commentait chaque estampe. Peu à peu, il s’était rapproché de Sébastien, si près que son souffle se mêlait au souffle de l’enfant. – Tenez, voyez cet ange, dit-il… Il vous ressemble… Il est joli comme vous… Sa voix tremblait. En tournant les gravures, ses doigts avaient des mouvements saccadés, et son visage était plus pâle. Sébastien se sentit mal à l’aise, prétexta que l’odeur l’incommodait et désira sortir. Il venait de recevoir, avec un frisson, entre les paupières bridées, ce regard lourd qui, si longtemps, avait pesé sur lui. La nuit suivante, il se réveilla en sursaut, au milieu d’un rêve pénible… des diables qui l’emportaient dans leurs bras velus. Et ouvrant les yeux, il vit penché sur son lit, une ombre, une grande ombre toute noire. Et cette ombre, c’était le Père de Kern. La pâle lumière des lampes baissées qui rampait au plafond, l’éclairait à peine ; à peine si elle découpait sur la cloison le contour perdu de sa silhouette familière. Pourtant, il le reconnut, à ce regard inoubliable qui, maintenant, fulgurait dans la nuit. La couverture défaite était rejetée vers le pied du lit ; et ses jambes étaient nues. Sébastien s’effraya, poussa un cri, mit devant lui ses mains, en bouclier, comme pour se défendre contre il ne savait quel danger imminent. – N’ayez pas peur, mon enfant, lui dit le Père, d’une voix douce et murmurée… C’est moi… Je vous ai entendu vous plaindre, et j’ai craint que vous ne fussiez malade… Alors, je suis venu… Vous rêviez, sans doute ?… Allons, remettez-vous… Voyez comme vous êtes agité…
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Il ramena la couverture sur les épaules du petit, reborda le lit avec une vigilance maternelle. – Allons… remettez-vous… et dormez !… Mon cher enfant !… Ces deux incidents frappèrent beaucoup Sébastien et réveillèrent de nouveau sa méfiance endormie. Pourquoi l’approche du Père de Kern lui causait-elle un embarras si violent, une sorte d’instinctive et bizarre répugnance, un rétractement de la peau, une peur de vertige, quelque chose d’anormal et de pareil aux sensations étourdissantes que lui donnait la vue d’un gouffre, du haut d’une falaise ? Pourquoi était-il venu, la nuit, dans sa cellule ? Pourquoi était-il penché sur son lit ? La raison qu’il avait prétextée ne lui semblait pas naturelle ; elle sonnait faux. Il était venu avec une intention qu’il n’avait pas dite, qu’il ne pouvait peut-être pas avouer. Mais laquelle ?… Sébastien était resté chaste, à peu près ignorant des impuretés de l’âme humaine. Le vice l’avait à peine effleuré, en passant près de lui. Ce qu’il en savait, ou plutôt, ce qu’il en devinait, c’est à confesse, par les flétrissantes questions du Père Monsal, que cela avait pris, en son esprit, un corps indécis, une inquiétante et dangereuse forme, dont s’alarmaient sa candeur et sa virginale naïveté ! Et puis, çà et là, quelques mots orduriers, entendus dans les conversations, entre élèves, mais rarement, excitaient sa curiosité qui demeurait insatisfaite, car il n’osait demander à personne, pas même à Bolorec, un renseignement à ce sujet, dans la crainte de mal faire, et d’être dénoncé. Toutefois l’explication de Bolorec, au sujet du renvoi de deux camarades, s’était ancrée dans sa mémoire : « Des saletés comme quand on fait des enfants. » Il y pensait souvent, essayant de comprendre, et ne pouvant adapter cette idée d’enfants aux rapports inconnus, aux saletés secrètes de deux jeunes garçons. Ce qu’il savait, par le simple instinct de la vie et la seule divination du sexe, c’est qu’il existait entre les hommes et les
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femmes des rapprochements mystérieux, nécessaires et qu’on appelait l’amour. L’amour, l’impérissable amour, les poètes le chantaient, avec quels divins embrasements ! L’amour revenait, sans cesse, triste et béni, dans ces vers qu’il apprenait et qu’il récitait et qu’il aimait comme la plus adorable des musiques. C’étaient toujours des baisers, des étreintes, des chevelures éparses, des bras nus se refermant sur des corps pâmés ; mais ces baisers ne baisaient que des souffles, ces étreintes n’étreignaient que d’incorporelles images ; ces chevelures se transformaient en d’intangibles rayons, ces bras n’enlaçaient que des âmes. Bien que ces vers évoquassent en réalité le triomphe des chairs heureuses, l’amour restait en lui à l’état d’immatérielle joie, d’ivresse mentale, de céleste délire. C’était l’amour qui avait fait l’Assomption de la Vierge. Jésus en était mort, et, sur sa croix, saignant, déchiré, il en gardait la clarté éternelle et immarcescible. L’amour, c’était encore ce trouble ravissant, cette indicible émotion qu’il avait ressentie aux caresses de Marguerite, purifiées par l’absence ; à la fugitive vision des demoiselles Le Toulic, et à ses envolements de tendresse vers les créatures chimériques et mortes dont lui parlait le Père de Kern ; c’était, en quelque sorte, l’expansion généreuse de toutes ses facultés, de toutes ses sensibilités, vers la beauté et vers la souffrance. Il n’en concevait pas la brutalité physique ; malgré les bouillonnements de son adolescence, il en ignorait l’âpre et farouche lutte sexuelle. Alors pourquoi se mêlait-il, à son intimité avec le Père de Kern, de vagues effrois d’un autre amour, d’un impossible et salissant amour, puisque l’amour c’était la femme qui le personnifiait. Pourquoi ne pouvait-il, dans le calme de son cœur, se livrer à lui, tout entier, sans redouter une terrible et décisive catastrophe, que son ignorance ne définissait pas et dont l’avertissait son instinct ? Par quelle déviation cérébrale, au moyen de quel corrupteur pressentiment, cette idée d’un crime
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insoupçonné, et pourtant inévitable, était-elle entrée en son imagination et s’y cramponnait au point qu’il n’avait plus la force de l’en chasser ? Il se raisonna, se dit qu’il était victime d’une erreur, d’une folie. Rien, dans la conduite du Père, ne justifiait une appréhension pareille. Celui-ci s’était pris d’affection, d’intérêt pour lui ; il dirigeait son esprit dans une voie qu’il avait, longtemps, rêvé de suivre. Fallait-il donc lui en vouloir ? Il le trouvait joli, s’inquiétait de le voir malade. Quel crime à cela ? Était-ce donc défendu de se montrer bon ?… Et pour mieux se rassurer, il se rappela que le Père de Kern avait la réputation d’un prêtre très pieux, presque d’un saint. Il portait un cilice, disait-on, et se flagellait. C’est pourquoi il était si pâle parfois, et que ses yeux, souvent, brillaient d’une étrange flamme mystique, dans un grand cerne de souffrance. En dépit de ces raisonnements, le doute demeurait, indéracinable. Le lendemain de cette nuit, où le Père lui était apparu, il l’évita pendant les récréations et revint à Bolorec avec une ostentation manifeste et gamine. Bolorec ne parla pas. Il sculptait un lézard et scandait de mouvements de tête rythmiques des airs de chansons intérieures. Aux questions que lui adressa Sébastien, il ne répondit que par des monosyllabes bougons et des haussements d’épaules. Le soir, prétextant une indisposition, Sébastien refusa de venir dans l’embrasure de la fenêtre. Mais, derrière ses rideaux, par un mince écartement, il se mit à observer le Père de Kern. Celui-ci avait repris sa place accoutumée. Accoudé contre le barreau de la fenêtre, il regardait la nuit s’avancer et tomber sur le parc, sur les jardins, noyer les cours d’une ombre transparente, cette belle nuit où d’ordinaire s’envolaient de si douces paroles et de si attachantes histoires. Il parut à Sébastien qu’il avait l’air plus grave et paraissait fâché, non pas fâché, peut-être, mais si triste ! Son cœur s’émut. Il s’accusa d’ingratitude, eut la pensée d’aller à lui, de lui demander pardon. Quand la nuit fut venue tout à fait, le Père referma la fenêtre, et, d’un pas lent, glissé, il longea la rangée des lits. Tout dormait. Sébastien vit son ombre passer et repasser sur les
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rideaux ; il entendit le bruit de sa soutane et le tintement de son chapelet. Puis il n’entendit plus rien que la confuse rumeur des souffles ; il ne vit plus rien que la clarté des lampes vigilantes. Et il s’assoupit. Sébastien ne tarda pas à s’apercevoir que la société de Bolorec ne lui suffisait plus. Les autres élèves lui semblaient ennuyeux et grossiers, ils se moquaient de ses exaltations poétiques. Un vide s’était fait tout à coup dans sa vie. Quelque chose lui manquait véritablement, quelque chose d’essentiel, d’irremplaçable, comme le pain pour qui est affamé. Et la tristesse, une tristesse d’autant plus pénible à porter qu’elle était plus lourde de regrets, l’envahissait de nouveau. Il avait besoin d’une protection, d’une intelligence, d’une voix qui versât sur son esprit, sur son cœur, le baume des paroles enchanteresses et consolatrices. Cette protection, cette intelligence, cette voix qu’il avait appelées, elles étaient venues à lui, inespérément à lui, si longtemps dédaigné de tout le monde, et voilà qu’il les repoussait, maintenant, sollicité par de sottes et coupables craintes qu’il lui était d’ailleurs difficile de préciser. Depuis qu’il se trouvait moins souvent en contact moins intime avec le Père de Kern, celui-ci ne l’effrayait plus. Au contraire, Sébastien s’étonnait, s’attendrissait de voir qu’il demeurait le même à son égard. Il aurait pu se venger de cette vilaine ingratitude. Eh bien ! non. Rien n’était changé aux bienveillantes allures de ce prêtre admirable et doux. Aucune des libertés spéciales, des gracieuses privautés dont Sébastien jouissait, ce saint homme ne les lui avait retirées ; et, dans ses yeux, dont le regard redevenait normal, il n’y avait ni sévérité, ni colère ; il n’y avait que la souffrance, une souffrance lumineuse et volontaire comme celle qui brille sur les visages décharnés des martyrs. Sébastien l’observait, ému, repentant, l’âme affligée de remords. Oui, il devait porter un cilice, se tuer de macérations, déchirer son corps aux pointes de fer des disciplines. Cela se voyait à la lenteur douloureuse de sa marche, à la douloureuse flexion de sa taille, à la douloureuse lividité de sa peau. Tout ce qui avait in-
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quiété Sébastien dans les attitudes du Père, tout ce qui l’avait éloigné de sa personne, il n’y reconnaissait plus que des expressions de douleur. Et, dans un accès de gratitude exaltée et pénitente, pour tout ce que le Jésuite lui avait, si généreusement, donné de sa science, de son émotion, pour tout ce qu’il avait éveillé en lui de beau, de noble, d’ardent, il aurait voulu écarter les plis de sa soutane, et panser les marques rouges de sa poitrine, et baiser ses plaies saignantes. Enfin, une pensée égoïste l’accabla. Si le Père de Kern refusait de lui continuer ses leçons, s’il allait lui dire : « Vous n’avez pas eu confiance en moi, vous êtes indigne de mes bontés », il retomberait dans ses anciens dégoûts, dans ce même abandon moral où il avait végété, si misérablement opprimé par les maîtres, vaincu par les choses, la proie de cette éducation étouffante, qui faisait la nuit en son cerveau. Un jour que le Père, à la promenade, lisait son bréviaire, à l’écart, sous les arbres, Sébastien osa l’aborder, et, contrit, les joues rouges, les yeux baissés : – Pardonnez-moi, mon Père, bégaya-t-il… J’ai été méchant… Je ne le ferai plus. Le Père regarda Sébastien d’un regard aigu qui entra en lui, comme une vrille. Et il dit simplement, d’une voix qui avait la suavité triste d’un soupir : – Que je vous ai plaint, mon enfant !… oh ! mon cher enfant ! Après un silence, haletant : – Mais Dieu m’a entendu, puisque vous vous repentez… Il ferma son bréviaire et se mit à marcher lentement, éloignant d’un joli geste les branches trop basses qui barraient le passage. Sébastien se tenait à ses côtés, timide, vaincu, la tête penchée vers le sol, où tremblaient des gouttes de soleil.
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– Ne parlons plus de cela, jamais, n’est-ce pas, mon cher enfant ?… dit le Père. Nous devons oublier les offenses… nous devons même les aimer, comme les aima Jésus, puisqu’elles nous rendent plus chers les repentirs, et si doux les pardons !… Il ajouta d’un ton ineffable qui secoua Sébastien jusqu’au plus profond de ses moelles : – Ô petite âme inquiète, dans laquelle je lis !… Sébastien n’osa lever les yeux sur le Père. Il lui semblait qu’en marchant, ses pieds ne courbaient pas la pointe des herbes et qu’il avançait dans la lumière, si haut, si grand, si surhumain, que son front touchait le ciel. Les causeries quotidiennes, les leçons reprirent leurs cours interrompu. Tous les deux, le soir, ils revinrent dans l’embrasure de la fenêtre, et le petit Sébastien goûta un plaisir plus vif à ces rencontres coutumières, auxquelles la nuit prêtait un double mystère de fête religieuse et de rendez-vous défendu. Le Père de Kern déploya toute sa grâce inventive à rendre ses leçons indestructiblement attachantes. Par le mot qui persuade et qui caresse, par l’éloquence évocatrice de l’idée, il savait expliquer, fixer en inoubliables images les choses les plus abstraites, et donner aux personnages les plus lointains du passé un caractère de séduisante contemporanéité qui les faisait plus visibles, plus proches, presque familiers. Sébastien s’étonna de s’intéresser passionnément à des détails de l’histoire qui l’avaient ennuyé, à la classe, à cause de leur rebutante sécheresse et qui, dans les leçons du Père, revêtaient un attrait de conte, une beauté parée de poésie. Tout revivait, tout s’animait, sous sa parole, qui avait une puissance de suggestion incomparable. Son indulgence était extrême, sa pitié amollissante et universelle. Ses enthousiasmes précis, mesurés, octroyaient tou-
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jours une large place au rêve adventice. Il était dangereux plus encore par ce qu’il taisait et laissait deviner, que par ce qu’il disait réellement. Cependant les mots « amour », « péché » revenaient sans cesse sur ses lèvres, avec des inflexions lentes, comme s’il eût aimé à s’y attarder. Le mot « péché » surtout, à la façon dont il le prononçait, et l’entourait, semblait une fleur étrange qui attire par le danger même de son parfum ; et, bien qu’il en montrât l’horreur, en des dégoûts captieux, l’horreur en restait désirable et charmante. – Vous êtes, maintenant, un petit homme, disait-il à Sébastien. Il faut vous habituer à regarder en face le péché. On l’évite mieux, en le connaissant davantage. Il descendait à des confidences personnelles, parlait de sa vie qui, longtemps, avait été livrée au péché. Pour quelques plaisirs maudits, que de remords et que d’expiations ! Y aurait-il jamais assez de prières, pour effacer la trace des fanges anciennes ? – Si je vous confie ces choses abominables, mon cher enfant, murmurait-il en serrant les mains de Sébastien d’une étreinte tremblée, c’est que je voudrais tant vous préserver du péché ! Ah ! si vous saviez comme il s’offre à nous, les mains pleines de fleurs, les lèvres pleines de sourires… Si vous saviez comme il a de belles chairs, d’enivrants parfums, pour nous tenter, pour nous perdre, et quelles séductions sont les siennes ! Que de fois j’ai frissonné pour vous !… Lorsque je vous voyais avec Kerral ou quelque autre de vos camarades, cela m’était une torture. Je me demandais : « Que se disent-ils ? Que se fontils ? » Si vous vous égariez, à la promenade, je me disais encore : « Où sont-ils ? » Et j’avais l’anxiété de vous surprendre, cachés derrière une haie, ou blottis dans l’ombre d’un rocher… Comme j’ai veillé sur vous la nuit, cher enfant ! Ah ! les nuits sont tristes ! Elles me désolent. La passion y rôde, le péché y rampe. Et j’en connais tant de ces pauvres petits êtres dont le cœur est
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gangrené, et qui se murmurent des paroles brûlantes qui font rougir la sainte Vierge et pleurer Jésus. Ayez confiance en moi, ouvrez-moi tout votre cœur. Ne me cachez ni une mauvaise pensée, ni une action impure… Si vous avez commis le péché maudit, ne craignez pas de vous épancher en moi… C’est si bon de crier ses fautes !… Et Jésus a tant de miséricordieuse indulgence, tant de pardons pour les petites âmes, comme la vôtre ! Il le pressait d’avouer d’imaginaires tentations, d’imaginaires impuretés, précisant ses questions, demeurées, jusqu’ici, timides et vagues. Lui aussi, il avait été perverti, au collège, par un camarade qu’il aimait ! Oh ! quelle honte !… et plus tard !… Avec des rougeurs, des embarras pudiques, de sanctifiantes humilités, il contait l’intérieur de sa famille, révélait des détails intimes, poignants… Une mère morte, adultère, à l’étranger… un père débauché, installant des concubines dans sa propre maison… une sœur mariée qui le recevait chez elle, demi-nue, au milieu de chiffons odorants et de dentelles, l’initiait à toutes les perversités de l’amour humain… La première, elle l’avait poussé dans les bras d’une femme qui avait achevé l’œuvre de dépravation commencée, si jeune, au collège !… C’est ainsi qu’il avait dégringolé tous les degrés du vice, qu’il s’était roulé dans l’enfer des plaisirs défendus… Enfin, Dieu avait eu pitié de lui… Un soir, en pleine orgie, il avait été miraculeusement touché de la grâce. – Et, depuis, cher enfant, je vis dans l’amour, le véritable amour, l’immense amour de Jésus. Ah ! les fous qui vont demander à la créature humaine les courtes ivresses, les brèves extases, quand elles sont infinies, inexprimables, celles que donne la possession divine du corps de Jésus ! S’oublier en lui, se fondre en lui ! Promener, sur ce corps adorable, ses lèvres repentantes, coller sa bouche aux blessures béantes de ces flancs douloureux, baiser ces membres brisés, sentir contre sa chair mortelle l’embrasement de cette chair céleste !… Où donc trouver des délices comparables à celles-là ? Où donc rêver de
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pareils bonheurs, des bonheurs qui ne finissent jamais, et que la mort elle-même est impuissante à rompre ?… Et, peu à peu, Sébastien entrait dans une atmosphère énervante et voluptueuse où, sous le voile de l’amour divin qui masque toutes les exaltations charnelles, toutes les sensualités irritées, toutes les dépravations organiques qui montent du sexe vierge au cerveau déjà souillé, il perdait, de jour en jour, d’heure en heure, sans le sentir, sans le voir, l’orientation de son équilibre moral, la santé de son esprit, l’honnêteté de son instinct. Il ne résista pas, il ne put pas résister à la démoralisation de sa petite âme, habilement saturée de poésies, chloroformée d’idéal, vaincue par la dissolvante, par la dévirilisante morphine des tendresses inétreignables. Et ce travail sourd, continu, envahisseur, le Père de Kern en rendit complices le soleil, les brumes, la mer, les soirs languides, les nuits stellaires, toute la nature soumise, comme une vieille matrone, aux concupiscences monstrueuses d’un homme. Tous les deux, elle et lui, ne s’adressèrent pas directement aux organes inférieurs de l’enfant, ils ne tentèrent pas d’exciter les appétits grossiers qui dorment au fond des cœur les plus purs. Ce fut par les plus belles, par les plus nobles qualités, par la générosité de son intelligence, par la confiance de son idéal qu’ils insinuèrent, goutte à goutte, le mortel poison. Le moment était bien choisi pour ce viol d’une âme délicate et passionnée, sensitive à l’excès, environnée d’embûches tentatrices, attaquée dans les racines mêmes de la vie intellectuelle. Sous l’obsession de ces causeries, sous la persécution de ces rêves corrupteurs, Sébastien sentait naître en lui et s’agiter des troubles physiques d’un caractère anormal qui l’inquiétait, comme un symptôme de grave maladie. Une poussée de sang plus chaud gonflait et brûlait ses veines ; une distension de ses muscles stimulait sa chair exaspérée ; il avait les vertiges, les syncopes, les spasmes nocturnes, les érotiques digestions par quoi s’annoncent, chez les natures précoces, les premières commotions de la puberté.
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Ce soir-là, les élèves s’étaient tous rendus à confesse. On devait, le lendemain, communier dès le réveil, et s’en aller ensuite, en pèlerinage, à Sainte-Anne d’Auray ; un pèlerinage annuel impatiemment désiré comme une partie de plaisir. Neuf heures sonnaient à l’horloge, quand Sébastien, avec quelques compagnons retardataires, revint de la chapelle et entra dans le dortoir. Le Père de Kern était assis près de la fenêtre ouverte, un coude nonchalamment posé sur l’appui, songeur. La journée avait été accablante ; des souffles chauds, étouffants, passaient dans l’atmosphère, chargée d’orage. Au ciel, de gros nuages s’amoncelaient, voilant la lune ; le vent s’était levé, secouait les arbres du parc qui grondaient, sourdement, ainsi qu’une mer déferlant, au loin. Le Père de Kern arrêta Sébastien qui vint se mettre à sa place accoutumée. – Je pensais à vous, mon cher enfant, lui dit-il, lorsque les autres élèves eurent rejoint leur cellule… Vous communiez demain ?… C’est un grand jour… Oh ! je me rappelle votre première communion… Qu’elle fut touchante !… De ce moment je me suis intéressé à vous, je vous ai aimé… vous êtes si peu pareil aux autres qui sont ici !… À chaque instant je découvre en vous des qualités exceptionnelles que je m’efforce de développer, de diriger… Je vous parle comme je ne parlerais à aucun, parce que vous comprenez, vous sentez des choses que pas un seul de vos camarades ne sent, ni ne comprend… Si je pouvais être tout à fait votre professeur, il me semble que je ferais de vous quelque chose… quelque chose de très grand… J’y ai pensé souvent… Ah ! comme je le voudrais… Il soupira et regarda la nuit tourmentée, le ciel houleux où chevauchaient d’énormes vagues sombres, que la lune illuminait, en dessous et aux bords, d’éclatantes lueurs métalliques. Après une songerie de quelques minutes, il reprit d’une voix qui s’attrista :
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– Seulement, vous n’avez pas confiance en moi… Vous me considérez comme un maître, alors que je suis votre ami, mon cher enfant… l’ami de votre cœur, de votre intelligence, l’ami de tout ce que vous rêvez et de tout ce qui est en vous, ignoré de vous-même et connu de moi. Ah ! comme cela m’afflige ! Il se tut. Le dortoir était redevenu silencieux. Un coup de vent, plus violent que les autres, se leva, ébranlant le toit audessus d’eux. Des ardoises arrachées volèrent et tombèrent dans la cour. Le Père de Kern ferma la fenêtre. – Venez avec moi ! fit-il. Il longea la rangée des cellules, sortit du dortoir, descendit des escaliers, s’engagea dans des couloirs faiblement éclairés d’une clarté de lampe agonisante, traversa des couloirs sombres où la lune dessinait, en blancheurs tristes, sur les dalles, les rectangles des fenêtres et l’ombre des meneaux. Sébastien, sans raisonner, le suivit. Où allaient-ils ainsi, dans cette louche, vacillante lumière, dans cette ombre claustrale, si pleine de silence, dans cette solitude, où leurs pas, à peine, s’entendaient ? Il ne se le demanda même point. – Marchez plus doucement ! recommanda le Père, qui, avec précaution, l’œil inquiet, l’oreille guetteuse, avançait sur la pointe des pieds, rasant les murs. Sébastien essaya de conformer ses mouvements à ceux de son guide. Aucune pensée mauvaise ne lui venait, aucune peur. Il s’étonnait seulement, d’un étonnement vague, qui n’était pas sans plaisir, de parcourir, à cette heure nocturne, ces coins du collège, qu’il ne connaissait point, ces tortueux escaliers, ces corridors aux angles brusques, ces paliers lugubres où, dans l’ombre plus dense, des lampions fumeux remuaient des lueurs
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de crime. Enfin, ils s’arrêtèrent devant une porte que le prêtre ouvrir sans bruit. – Entrez, dit-il. Comme Sébastien, un peu tremblant maintenant, hésitait, le Père de Kern le prit par la main, l’entraîna dans du noir et referma la porte, qu’il verrouilla soigneusement. Sébastien avait senti dans la sienne cette main moite et qui tremblait, elle aussi. Il frissonna. Et, à ce moment même, il eut la peur, – une peur angoissante, horrible, – la peur de toutes ces marches descendues, de tous ces couloirs traversés, de toutes ces livides lumières, de toutes ces ombres inconnues, et de ce noir surtout dans lequel il était, seul, avec cet homme. D’abord il ne vit rien qu’un jour blafard, lamellé, sinistrement projeté sur le plancher et sur le plafond par une fenêtre aux persiennes closes. Ce jour était funèbre ; il reflétait une pâleur opaque, une blancheur morte de linge. Autour de ce jour, où l’ombre du Père passait et repassait, c’était la nuit, une nuit hallucinante, pas si profonde, cependant, que ses yeux, s’habituant à l’obscurité, n’y distinguassent des objets vagues, des profils perdus de meubles, des formes inachevées et, dans le fond, contre quelque chose qui ressemblait à un mur, quelque chose d’horizontal, de rigide et de long, qui ressemblait à un sépulcre. Pourquoi était-il là ? Quelle force diabolique l’avait poussé à venir là, à suivre le Père, sans savoir, sans rien demander, sans rien pressentir ? Pourquoi, si ses intentions étaient avouables, le Père avait-il montré cette inquiétude d’une rencontre ? Pourquoi ce cheminement prudent, effacé, de maraudeur qui craint d’être surpris et de criminel qui va au crime ?… Qu’allait-il donc s’accomplir d’effrayant ? Des histoires tragiques de meurtre, d’égorgement, assaillirent son esprit. Il s’affola. Il crut entrevoir de terrifiantes faces d’assassins, des mains étrangleuses, des couteaux levés. Au plafond, dans le carré du jour, l’ombre du Père oscilla comme un pendu. Et le vent s’était tu. Il ne percevait plus qu’un bruit sourd, lointain, sanglotant, un bruit inexprimable de plaintes étouffées… Le
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Père ne parlait pas. Il allait et venait, à peine visible. Mais sa présence emplissait cette nuit d’une surnaturelle terreur… Sa présence se révélait à des heurts, à des chocs, à des glissements qui laissaient après eux, d’étranges résonances… Sébastien entendit des grincements de serrures, des vibrations de cristal, une multitude de sons dont la cause, en ce lieu, l’épouvantait… Que préparait-il ? Quel supplice ? Quelle torture ?… Quelle mort ? Il pensa aux promenades de Pen-Boc’h, à la mer, à Bolorec ; se cramponna désespérément à des idées riantes, des visions calmes ; s’accrocha à tout ce qui pouvait l’aimer, à tout ce qui pouvait le défendre : son père, Mme Lecautel, Marguerite. Mais ces évocations fuyaient, disparaissaient, une à une, pareilles aux oiseaux effrayés qui se lèvent des haies épaisses et s’en vont en poussant des cris… Il suffoquait. Une sueur froide mouillait sa peau ; ses jambes flageolaient. – Mon Père !… Mon Père ! implora-t-il. – Parlez plus bas, mon enfant… On pourrait nous entendre. Cette voix, dans ces ténèbres, avait quelque chose de si inaccoutumé, un son si bref, si étranglé, qu’elle redoubla l’effroi de Sébastien… On pourrait l’entendre ?… Mais il voulait qu’on l’entendît… Ah ! si l’on pouvait l’entendre !… Il cria plus fort : – Mon Père ! Je vous en prie… Je vous en supplie… Ramenez-moi, là-bas, au dortoir… Ramenez-moi… – Mais taisez-vous donc, petit malheureux… Que craignezvous ? Le Père était près de lui, cherchait sa main… Il murmura, à voix basse.
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– Calmez-vous, mon cher enfant, et n’ayez pas peur. Pourquoi faut-il que vous ayez toujours peur de moi !… Qu’ai-je donc fait, pour cela ?… Allons !… Allons !… Il l’attira doucement, dans le fond de la chambre, le fit asseoir sur le bord du lit… – Comme vous tremblez !… Pauvre petit !… Tenez, buvez un peu. Cela vous fera du bien. Et présentant à ses lèvres un verre plein d’un breuvage fort et parfumé, il répéta : – Comme vous tremblez ! Lorsque Sébastien eut avalé quelques gorgées de liqueur, le Père frotta une allumette contre sa soutane, alluma une cigarette. À la lueur courte et brillante, l’enfant entrevit une chambre claire, propre, austère, des meubles de bois blanc, au milieu du mur blanchi, en face de lui, un crucifix, et çà et là de pieuses images. La netteté de la chambre, grave comme une cellule de moine, l’apparition protectrice d’objets religieux diminuèrent ses appréhensions. Mais la cigarette, dont l’odorante fumée emplissait la chambre, l’étonna, substitua à ses épouvantes de tout à l’heure une curiosité presque amusée, très intriguée surtout. Le Père s’assit près de lui, demeura quelques secondes sans parler ; et Sébastien, moins inquiet, aspira l’odeur du tabac à pleines narines, et suivit le point brillant de la cigarette, qui voletait, dans l’ombre revenue, capricieuse, ainsi qu’une luisante mouche. – Êtes-vous plus calme, maintenant ? demanda le Père de Kern, d’une voix si doucement chuchotée, qu’elle rompit à peine le silence de la chambre…
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Et soupirant, sur un ton d’affectueux reproche. – Pourquoi n’avez-vous pas confiance en moi ?… Ne vous ai-je pas prouvé mille fois et de mille manières, que je vous aimais ?… Qu’est-ce qui vous fait peur, mon enfant ?… Dites-le moi… Cette obscurité, n’est-ce pas ? Cela, sans doute, a frappé votre imagination nerveuse… Pauvre petit cœur que j’aime, jusque dans ses faiblesses… Mais n’est-ce pas, au contraire, une chose charmante que cette obscurité ?… Et les paroles qu’on dit n’y sont-elles pas plus belles, murmurées si bas, qu’on croirait qu’elles reviennent de très loin, de l’au-delà !… Vous vous y habituerez, mon cher enfant, car nous viendrons ici souvent. Et comme vous aimerez cette retraite si tranquille, loin des autres, loin de tout bruit… Je vous dirai des vers, je vous raconterai les belles légendes de l’histoire. Vous verrez comme c’est exquis, la nuit, cette solitude de chapelle, cette paix de forêt que rien ne trouble… où tout se ranime, où tout revit, où tout se colore aussi des couleurs magnifiques du mystère et du rêve !… Combien de fois, lorsque j’étais triste, désespéré, lorsqu’il me semblait que le cœur de Jésus se retirait de moi, combien de fois me suis-je réfugié dans cette chambre !… Si vous saviez, mon cher enfant, comme j’y ai prié !… Quelles larmes heureuses j’y ai versées ! C’est là où Jésus m’apparaît le mieux, là où je touche sa réelle chair, aimée de la douleur… là, où l’extase de l’adorer est sans fin !… Oh ! mon cher enfant, si vous saviez… ! Il s’était rapproché de Sébastien, sa main dans celle de l’enfant. Sa voix était devenue haletante. Les mots n’arrivaient plus qu’entrecoupés de tremblements nerveux et d’efforts gutturaux. Il répéta : – Oh !… oui !… que j’y ai… prié !… Malgré son trouble, Sébastien ne pouvait s’empêcher de remarquer malicieusement que cette piété exaltée, que ces ardentes extases divines s’accordaient difficilement avec le plaisir,
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plus laïque, de fumer des cigarettes et de boire des verres de liqueur. Et l’agitation insolite du Père, le frôlement de ses jambes, cette main surtout, l’inquiéta. Cette main courait sur son corps, d’abord effleurante et timide, ensuite impatiente et hardie. Elle tâtonnait, enlaçait, étreignait. ........................... Maintenant Sébastien était au bord du lit, à moitié dévêtu, les jambes pendantes, anéanti, seul. Seul ?… Oui. Il tâta, de la main, autour de lui, le vide ; il tâta, de la main, autour de lui, les couvertures défaites. Il était seul. Dans ses membres, il ressentait comme un brisement, sur ses joues, comme une brûlure douloureuse. Son cerveau était meurtri, et lourd, lourd affreusement, si lourd qu’il ne pouvait pas le porter. Il y avait dans ses souvenirs une interruption, une cassure brusque, violente, terrible. Rêvait-il ? Mais non, il ne rêvait pas. Il ne rêvait pas, car le Père aussi était là. Il était là, dans l’ombre, furetant. Sa silhouette passait et repassait, noire, agile, infernale, dans le rectangle de jour livide qui s’était obliquement allongé, sur le plancher, et coupait la pièce, en toute sa largeur, d’une blancheur morne de suaire. Et c’étaient les mêmes heurts, les mêmes chocs, les mêmes glissements, que lorsqu’il était entré là… depuis combien de temps ? Au loin, très loin, assourdi par des interpositions de murs, le vent râlait ses obscures, ses monotones plaintes. – Buvez un peu, mon enfant, cela vous fera du bien… Le son de cette voix le fit sursauter. Cependant, il tendit avidement ses lèvres au verre qu’on lui offrait. Il avait une soif ardente, une soif inextinguible. Il but quelques gorgées. – Merci ! dit-il, machinalement.
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Puis il entendit les mêmes grincements de serrures, les mêmes vibrations de cristal. Puis il vit la chambre s’éclairer à la lueur d’une allumette, le Père allumer une cigarette, le petit tison rouge brûler et danser dans l’ombre. Il était sans haine, parce qu’il était sans pensée. De ce qui venait de s’accomplir d’abominable, de ce crime – le plus lâche, le plus odieux de tous les crimes –, de ce meurtre d’une âme d’enfant, aucune impression morale ne subsistait dans son esprit. Il éprouvait une lassitude aux vertèbres, une soif qui lui desséchait la gorge, un accablement général de ses membres et de toute sa chair, qui ne laissait d’activité à aucune autre perception de la sensibilité ; mais pas une souffrance intérieure. S’apercevant qu’il se trouvait, en partie, dévêtu, il remit de l’ordre dans ses habits, et ne bougea plus. Il aurait voulu boire. Des bruits de sources chantaient à ses oreilles ; des fontaines d’eau claire se montraient, en de frais paysages, sous des branches pendantes et des lianes fleuries ; il respirait des parfums d’herbe mouillée ; se penchait sur des margelles de puits. Il aurait voulu aussi s’étendre sur le lit comme sur de la mousse, et dormir longtemps ; il aurait voulu surtout ne pas voir cette clarté pâle de lune qui coupait, en deux, la pièce, et rester, dans l’ombre, toujours. L’idée de retraverser ces couloirs, de gravir ces escaliers, ces lumières louches, le dortoir, lui furent un ennui. Le Père vint s’asseoir, près de lui. Sébastien sentit la pesanteur de ce corps contre le sien. Il ne se recula pas. – Laissez-moi, mon Père, dit-il… Laissez-moi. Il y avait de la tristesse dans sa voix, mais non point de l’épouvante ni du dégoût. Le Père s’enhardit. – Laissez-moi ! Oh, je vous en prie, laissez-moi. Il osait parler, à cause des ténèbres qui les enveloppaient tous les deux et qui lui cachaient ce visage, ce regard. Mais il
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comprenait qu’il serait demeuré sans voix, dans la lumière, que la vue de cet homme lui serait désormais insoutenable, qu’il ne pourrait plus lever les yeux sur lui, qu’il mourrait de honte. La pensée d’être maintenant obsédé par cette présence continue, par l’image persécutrice et sans cesse vivante, et à toute minute évoquée, de sa souillure, la certitude de ne plus se soustraire, jamais, à cette hantise, ni pendant l’étude, ni pendant les récréations et les promenades, ni au dortoir, où l’ombre du prêtre, sur les rideaux de la cellule, viendrait lui rappeler l’indélébile horreur de cette nuit, chaque soir, tout cela l’accabla. Oh ! pourquoi n’avoir pas écouté ses pressentiments ? Pourquoi s’être laissé reprendre, malgré son instinct divinateur, aux paroles berceuses de cet homme, à ses conseils empoisonnés, à ses poésies, à ses tendresses qui masquent le crime ? Et ce qui l’irritait, c’était de n’avoir contre ce criminel aucune haine ! Il ne lui en voulait pas ; il s’en voulait à soi-même de sa confiance absurde et complice. – Voyons, mon enfant, dit le Père. Il faut rentrer. Et, cyniquement, de sa main tâtonnante, s’assurant que les vêtements de Sébastien étaient en ordre, il demanda : – Avez-vous rajusté vos habits ? – Non, non, laissez-moi… Je ne veux pas rentrer… Ne me touchez pas… Oui, j’ai rajusté mes habits. – Nous ne pouvons pas rester ici plus longtemps… Il est tard, déjà !… – Non, non… laissez-moi ! – Sébastien, mon enfant, mon cher enfant, comprenez donc que c’est impossible…
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– Je comprends, je comprends… Je veux rester… Laissezmoi ! Un silence se fit. Le Père s’était levé, arpentait la chambre, soucieux. Il n’avait pas prévu cette résistance obstinée d’enfant, cet irréductible entêtement contre lequel il se butait, et qui pouvait être sa perte. Il eut la vision nette, rapide, des ennuis, des dégoûts, des scandales qui en seraient l’inévitable conséquence : les peines disciplinaires, l’exil lointain, ou l’insoumission qui le rejetterait dans les marges fangeuses de la vie. Que faire, pourtant, si Sébastien refusait de s’en aller ? Le raisonnement n’arrivait plus à cet esprit ébranlé par une commotion cérébrale, si intense, qu’elle avait brisé, en lui, le sentiment le plus persistant de l’homme, celui de la défense personnelle. Employer la force ? Il n’y fallait pas songer non plus. Les cris, la lutte, c’eût été pire encore que cette exaspérante inertie. Puis, il se reprochait amèrement cette aventure où il n’avait pas goûté les joies promises : « Je l’aurais cru mieux préparé, se dit-il. J’aurais dû attendre. » L’avenir aussi l’inquiétait : « Que je le ramène !… Oui, mais demain ? Ce petit imbécile est bien capable de me livrer en se livrant soi-même. » Combien, attirés par lui, étaient venus, en cette chambre, les uns déjà pourris, les autres candides encore, et qui n’avaient pas fait ces déplorables manières ! Il se plut un instant à revoir passer, en cette ombre obscène où s’obstinait Sébastien, sur ce lit impur où la honte le retenait cramponné, la file des petits martyrs pollués, des petites créatures dévirginées, ses proies étonnées, dociles ou douloureuses, tout de suite vaincues par la peur, ou soumises par le plaisir. Et si le matin allait les surprendre, là, tous les deux, leur couper la retraite ! Il pensa combien le meurtre serait doux, s’il n’était impossible en cette circonstance, dans ce lieu, et quel soulagement il en éprouverait, s’il ne fallait rendre compte de cette petite existence obscure et misérable, de cette larve humaine en qui n’éclorait même pas la fleur du vice qu’il aimait.
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Le Père de Kern revint auprès de Sébastien. Il dit simplement, d’un ton impérieux de maître qui rappelle son élève au devoir oublié : – Vous savez que vous communiez demain matin. L’effet de cette phrase fut électrique. Sébastien se dressa debout, frissonnant. C’est vrai, il devait communier le lendemain, dans quelques heures. Il ne le pouvait plus, maintenant. Tous les autres iraient, graves, pieux, les mains jointes sur la poitrine, tous les autres iraient à la Sainte-Table. Lui seul, comme un maudit, resterait à sa place, désigné au mépris universel, sa face portant l’empreinte ineffaçable de son infamie, tout son corps exhalant une odeur d’enfer. De nouveau, il s’affaissa sur le lit, et, les yeux pleins de larmes, il murmura : – Mais je ne veux plus !… – Et qui vous en empêche ?… interrogea le Père. – Après ce que vous… Après ce que je… Après ce péché… ? – Eh bien, mon cher enfant, ne suis-je pas là ?… Ne puis-je entendre votre confession ?… – Vous ! s’écria Sébastien dans un soulèvement d’horreur… Vous !… La voix du Père redevint caressante et lente, humiliée et triste. – Oui, moi… Je suis prêtre… J’ai le pouvoir de vous absoudre… même indigne, même coupable, même criminel… Le caractère sacré qui fait que je puis vous rendre, si misérable que je sois, la paix de la conscience et l’orgueilleuse pureté de votre corps, la candeur de votre petite âme d’ange, je ne l’ai point
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perdu… Moi, qui suis retombé dans l’enfer, je puis vous redonner le paradis… Écoutez-moi… Tout à l’heure… là, je ne sais ce qui a égaré ma raison… j’ai obéi à quelles suggestions de folie ?… Je l’ignore… Dieu m’est témoin que mes intentions étaient nobles… C’est affreux, ces rechutes soudaines des passions qu’on croit abolies, et vaincues par des années de prières et de repentir !… Il s’agenouilla, posa son front sur les genoux de Sébastien, et poursuivit : – Je ne veux pas diminuer mes responsabilités, amoindrir mon crime. Non. Je suis un monstre… Pourtant ayez un peu pitié de moi, de moi qui suis à vos pieds, vous demandant pardon… Vous, rien ne vous a touché, rien ne vous a sali parce que vous êtes un enfant, mais moi ! Pour racheter mon âme, pour effacer ce crime… – et pourrais-je la racheter, cette âme, et pourrais-je l’effacer, ce crime ?… – quelles longues expiations ! Cette chair que j’ai souillée, cette chair où, malgré les jeûnes, les prières, les supplices, le péché dormait encore, il faudra que je la déchire, que je l’arrache fibre à fibre, avec mes ongles, avec… Sébastien vit des instruments de supplice, l’épouvante des chairs tenaillées, des os broyés, des ruissellements de sang, et saisi d’horreur et de pitié, il s’écria : – Mon Père !… Non… Non… Je ne veux pas que vous fassiez cela à cause de moi… Je ne veux pas… Je ne veux pas… – Il le faut, mon cher enfant, répondit le Père de Kern, d’un ton résigné… Et ce supplice me sera doux, et je bénirai ces tortures, si vous m’avez pardonné, et permis, par une absolution de vos fautes, qui sont miennes, hélas ! de rendre à votre âme la pureté et la paix. Ce que je vous demande, c’est demain, à la communion, de prier pour moi.
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Sébastien se leva, résolu. Il ne souffrait plus. Une ivresse était dans son cœur, une force était dans ses membres, et il aurait voulu que des lumières éclatantes, des embrasements d’église, tout d’un coup, incendiassent la chambre de leurs exorables clartés. À son tour, il s’agenouilla, fervent, aux pieds du Père, et, se frappant la poitrine, baigné de larmes, sûr de racheter une âme et d’apaiser la colère de Dieu, il se confessa. – Mon Père, je m’accuse d’avoir commis le péché d’impureté ; je m’accuse d’avoir pris un plaisir coupable. Je m’accuse… Et, tandis que le Père, étendant ses mains bénissantes, ces mains qui, tout à l’heure, dans l’ombre, hideuses et profanatrices, avaient, à jamais, sali l’âme d’un enfant, murmurait : « Absolvo te », il pensa : – Au moins, de cette façon, il n’ira pas bavarder avec le Père Monsal.
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VI La route de Vannes à Sainte-Anne n’est qu’une longue tristesse. Elle donne l’impression des pays bibliques, des plaines désolées de l’Asie Mineure. On dirait que d’anciens soleils, maintenant éteints, ont desséché, stérilisé, calciné ce sol de cendre durcie et de fer pulvérisé, où ce qui pousse est sombre et chétif, où l’eau elle-même brûle comme un acide l’herbe rare, où ne florit que la fleur rouillée de l’âpre ajonc et de la brande, à peine rose. Instinctivement, sur les poussières mortes, on cherche l’empreinte des pas des prophètes, et la trace des longs cheminements des pèlerins. C’est dans de semblables paysages que saint Jean hurla ses imprécations. Pour accomplir leurs mystères, les religions ont toujours choisi des lieux maudits et décriés ; elles n’ont pas voulu que, près de leur berceau, éclatât la joie de la nature qui déshabitue des Dieux. Il leur faut l’ombre, l’horreur des rocs, la détresse des terres infertiles, et les ciels sans soleil, les ciels couleur de sommeil, où les nuages qui passent perpétuent le rêve des patries futures et des repos éthérisés. Au sortir des prairies et des cultures suburbaines, la route traverse des landes désertes, traverse des bois de pins solitaires, traverse de silencieuses gorges où, sur les pentes arides, les roches s’éboulent. Ah ! qu’elles sont tristes les pierres, et qu’elle est inexprimable la mélancolie de ces espaces mornes où l’on dirait que se sont taries les sources de vie ! Tout y est plus petit, plus malingre, plus rabougri qu’ailleurs. Il semble que l’homme, les bêtes et les végétaux aient été arrêtés, dans leur croissance. Les arbres, fatigués de grandir, se nouent très bas en rachitiques bosses, et l’on voit des vieilles gens pareilles à des enfants flé– 163 –
tris. Cela serre le cœur, inquiète l’imagination, et l’on comprend qu’à la misérable humanité, rivée par des siècles de misère à cette inféconde glèbe, les légendes consolatrices, les prières qui ouvrent la porte mystique des Espoirs, soient plus nécessaires que le pain. Parfois, ainsi que de graciles fleurs égarées au milieu des dures plantes de la lande, l’on rencontre, en chemin, de jeunes paysannes d’une beauté ancienne, d’une pâleur liturgique de vitrail. Avec leurs coiffes aux ailes carrées, leurs fichus de couleur, qui découvrent les onduleuses nuques, leurs robes de bure aux plis lourds de statue, elles vont, lentes, gothiques, évoquant un autre temps, le temps où Van Eyck peignait ses vierges, et leur visage pacifique, et leurs longues mains jointes, et leur taille droite. Sébastien suivit les rangs, très vague, sans savoir qui le poussait, ni où il allait. Après quelques heures d’un sommeil de plomb, il s’était levé, avec une lourdeur dans le cerveau, une lourdeur dans les membres, quelque chose d’accablant qui ne lui laissait que le sentiment lointain d’une arrière-souffrance. Encore engourdi, il avait communié machinalement, sans accorder à cet acte religieux, qui le troublait tant d’ordinaire, plus d’attention qu’à sa toilette… Il avait plu, pendant la nuit ; l’orage s’était fondu en averses furieuses ; une vapeur légère s’envolait des feuillages lavés et des verdures plus noires de la lande où, çà et là, des flaques d’eau blanchissaient. L’air du matin, en dissipant les fumées pesantes qui obscurcissaient son cerveau, la marche, en dérouillant ses articulations raidies, le rappelèrent à la conscience de la réalité et de la vie. Un à un, ses souvenirs se précisèrent : les couloirs, les escaliers nocturnes, la chambre et le carré de jour sinistre de la fenêtre. Ce fut un moment d’angoisse affreuse, un moment horrible, où toutes les angoisses de cette irréparable nuit, il les revécut avec un redoublement de douleur et de honte, de honte physique et de douleur morale… À dix pas, devant lui, le Père de Kern marchait, en dehors des rangs, son bréviaire sous le bras, le buste indolent et balancé, le profil très pâle, l’œil gai et sans remords. Sans remords ! Cela lui
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parut une chose inconcevable. Il s’attendait à le voir accablé comme lui, les paupières rougies de larmes, les épaules écrasées sous le poids du repentir. Peut-être l’eût-il aimé ainsi ; certainement, il en eût eu pitié. Eh bien, non… Il y avait dans tout son corps une aisance, une liberté d’allures, un oubli qui lui firent une peine atroce. S’il était venu vers lui, attristé, contrit, suppliant, peut-être Sébastien l’eût-il repoussé ; peut-être lui aurait-il dit : « Non… laissez-moi. » Mais il eût été content tout de même. Au contraire, pas une seconde le Père ne l’avait regardé ; pas une seconde, il n’avait pensé à lui ; avec une joie visible, impénitente, comme si rien ne s’était passé, comme s’il ne s’était accompli aucun crime, il aspirait à pleines narines la brise matinale et les odeurs fraîches qui montaient de la terre. Sébastien ne put supporter davantage la vue de ce prêtre, si cruelle et si odieuse. Pour l’éviter, il songea, un instant, à prétexter une maladie subite, et à rester là, seul, sur un talus, alors que les autres s’en iraient là-bas. Puis il baissa la tête, et silencieux, ahuri, pendant toute la route, il eut les yeux fixés sur le dos des élèves, marchant devant lui. À mesure qu’ils avançaient, la route se peuplait de pèlerins. Ils arrivaient à travers la lande, par bandes, de très loin, sortaient des gorges, débouchaient de toutes les sentes. Aux carrefours, c’étaient des voitures pleines à chavirer, des charretées joyeuses, s’attardant devant les cabarets, et mêlant les verres de cassis aux cantiques, déjà ivres d’eau-de-vie et d’eau bénite. Si Sébastien avait eu plus de liberté d’esprit, il se fût amusé à regarder les costumes de ces hommes, et les coiffes de ces femmes. L’histoire pittoresque de la Bretagne défilait toute, en menus chiffons de batiste, de mousseline et de tulle. Hennins hautains, fanchons mutines, imposants diadèmes, tiares juives, bonnets sauvages de Tcherkesses, coquets toquets, elles passaient les filles de Saint-Pol, de Paimpol et de Fouesnant, elles passaient aussi les Bigoudens de Pont-L’Abbé, dont l’étrange coiffe phallique se paillette de clinquant et de broderies barbares, et les pâles vierges de Quimperlé, si minces, si fragiles, si
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monastiques, et les hardies commères de Trégunc et de Concarneau, faites pour l’amour ; et les sardinières de Douarnenez, promptes à la riposte ordurière, sous le pauvre châle de veuve qui leur rétrécit les épaules ; et les pêcheuses de goémon de Plogoff, aux reins solides, aux flancs féconds. La lande s’égayait de ces grands rubans flottants, de ces vivantes fleurs processionnelles, de ces vols neigeux d’oiseaux voyageurs, qui rompaient la solitude noire des plaines, la solitude grise du ciel, le silence obstiné des pierres solitaires. Et, l’air soufflant sur les touffes d’ajonc apportait, avec des bruits traînants de mélopée, des arômes de vanille, par quoi s’embellissait, s’attendrissait l’austère paysage. Mais Sébastien ne sentait rien, n’entendait rien, ne voyait rien. Bolorec marchait près de lui, la figure en fête, les yeux brillants, les lèvres en train de chansons natales. Parmi les filles qui passaient, il reconnaissait celles de son pays, à leurs coiffes plates sur le haut de la tête, et dont les bords s’envolent au vent, comme des ailes. Et il disait, pinçant au bras Sébastien : – Tiens, regarde donc… Elles sont de chez moi… Ce sont elles qui dansent sur la lande, et qui chantent… tu sais bien… qui chantent ? Quand j’aurai quatorze ans, Toute la nuit, je me divertirai La ridé ! Avec mes amants Avec mes galants. Tout le jour aussi l’amour je ferai La ridé ! Quand j’aurai quatorze ans Avec mes galants Avec mes amants Qui sont jolis comme des goélands. Mais Sébastien n’écoutait pas Bolorec qui disait encore :
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– Regarde donc les gars, avec leurs vestes blanches et leurs verts épis de mil qui tremblent sur leurs grands chapeaux… Ils sont de chez moi, aussi, les gars… Et il reprenait, en balançant la tête, musicalement : Quand j’aurai quatorze ans… Aux approches de Sainte-Anne, il fallut ralentir la marche et resserrer les rangs. La foule grossissait, arrêtée devant des boutiques où l’on vendait des médailles bénites, des scapulaires, des cœurs enflammés de Jésus, de petites images miraculeuses de sainte Anne et de la Vierge. Près des boutiques, sur des feux de lande sèche, de bonnes femmes faisaient griller des sardines et débitaient d’innommées charcuteries aux passants. Une odeur de cidre, d’alcool frelaté, s’aigrissait dans l’air, chargé de lourdes exhalaisons humaines. Couverts de vermines grouillantes, de fanges invétérées, soigneusement entretenues pour les pèlerinages, d’invraisemblables mendiants pullulaient et demandaient la charité, sur des refrains de cantiques. Et des deux côtés de la route, sur les berges, des estropiés, des monstres, vomis d’on ne sait quelles morgues, déterrés d’on ne sait quelles sépultures, étalaient des chairs purulentes, des difformités de cauchemar, des mutilations qui n’ont pas de nom. Accroupis dans l’herbe ou dans la boue du fossé, les uns tendaient d’horribles moignons, tuméfiés et saignants ; d’autres, avec fierté, montraient leur nez coupé au ras des lèvres, et leurs lèvres dévorées par des chancres noirs. Il y en avait qui, sans bras, sans jambes, se traînaient sur le ventre, cherchaient à tirer des effets comiques de leurs membres absents, hallucinants et hideux paradoxes de la nature créatrice. Des femmes, les mamelles mangées et taries, allaitaient des enfants hydrocéphales, tandis qu’une sorte de gnome effarant, à la tignasse rousse, aux yeux morts, sautillait sur des pieds retenus dans d’énormes boulets de chair molle et dartreuse. Un instant, la file des élèves
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s’arrêta, et Sébastien vit à sa droite, couché sur un mètre de pierres, un tronçon de corps nu, une poitrine tailladée à vif, cuirassée de pus luisant comme une armure, un monstrueux ventre d’hydropique où remuaient, soulevées par le mouvement respiratoire, des squames poissées, des plaies à facettes, amas de viande corrompue et multicolore, si horribles qu’il détourna la tête, très pâle, une nausée aux lèvres. – Et pourtant, pensa Sébastien, je suis aussi repoussant que ces misérables. Moi aussi, je suis maintenant un objet d’horreur. Chaque place de mon corps est marquée d’une fange qui ne s’effacera plus… Et tout haut, s’adressant à Bolorec d’une voix craintive, suppliante : – Est-ce que je te fais horreur, dis… Dis-moi si je te fais horreur ?… À son tour, Bolorec n’écoutait pas. Après avoir jeté un coup d’œil insensible sur les monstres étalés sur la berge, il cherchait, dans la foule, les gens de son pays, heureux de les reconnaître, d’aspirer un peu de l’odeur de sa lande à lui, de revoir des coins de paysages préférés, tout pleins de sa liberté, de ses haltes paresseuses et des arbres dont il avait fouillé l’écorce et taillé les nœuds. Cette joie sereine, qui remettait dans les regards de son ami des lumières infinies d’idiot, cet élan tranquille vers les souvenirs purs, causèrent à Sébastien un véritable supplice. Il ne pourrait plus jamais la ressentir cette délicieuse joie, il ne pourrait plus rien revoir, rien entendre, ni du passé, ni du présent, ni de l’avenir, il ne pourrait plus rêver. Toujours serait présente l’ombre maudite, la salissante, la dévorante image de sa perdition. – Dis-moi donc si je te fais horreur ! répéta Sébastien.
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Bolorec n’écoutait pas. Il murmurait, l’esprit envolé vers les plaines familières : Quand j’aurai quatorze ans… À cette époque, la fastueuse et laide basilique qui, aujourd’hui, érige sur ce morceau de terre stérile, appauvri encore par cette opulence brutale, sa masse de pierre travaillée et sa géante tour, qu’écrase la statue colossale de sainte Anne, n’existait pas. C’était, près du champ sacré de Bocenno, une petite chapelle de village, humble et pauvre comme les malheureux qui venaient y prier. À peine si, basse et de crépi obscur, elle se distinguait des autres maisons qui l’entouraient. Sous ces voûtes primitives, aux charpentes apparentes et gauchies, il n’y avait point d’ors, point de marbres, point de bronzes, point de colonnes orgueilleuses, ni d’autels insolents et parés, semblables à des lits de courtisane. Son seul luxe, sa seule richesse, c’étaient les ex-voto naïfs qui couvraient les murs nus, les bateaux suspendus dans les nefs par des marins sauvés d’un naufrage, et l’autel candide où, parmi les fleurs toujours fraîches et les lumières des cierges jamais éteints, la sainte – une sainte de plâtre doré – versait sur les fidèles l’illusion chère de ses miracles et de ses bontés. Sébastien ne put prier. Sur la même rangée que lui, dans la grande nef, entre les bancs, le Père de Kern était agenouillé, les coudes sur un prie-Dieu. Il ne le voyait pas, mais il le sentait là, et cette présence glaçait ses élans, empoisonnait ses ferveurs. La prière commencée ne s’achevait pas ; elle fuyait aussitôt, se dissipait, insaisissable, comme une fumée. Et puis, il lui sembla que la sainte détournait de lui son regard peint, mais qui savait tout. Alors, tant que dura l’office, il fixa les yeux sur une frégate, une frégate qui se balançait au-dessus de lui, dans l’air, au bout d’une chaînette. Cette frégate, avec ses mâts, ses voiles hissées, petite ainsi qu’un jouet d’enfant, lui parla de voyages lointains. Il aurait voulu partir, emporté par ces gentilles voiles, sur des
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flots inconnus, s’enfoncer loin, plus loin, mettre des mers, des continents, d’infranchissables montagnes entre lui et cet homme qui osait prier, qui pouvait prier, cet homme qu’il ne voyait pas et dont l’image était partout, emplissait tout, ses pensées, ses prières, et la lumière du ciel, et le mystère des bois, et l’âme rude de la lande, et les ténèbres de la nuit, et jusqu’aux prunelles de plâtre de la bonne mère sainte Anne. Longtemps aussi, il s’oublia à parcourir les ex-voto simplistes retraçant d’extraordinaires et consolantes aventures : des lions pacifiés, des morts ressuscités, des pécheresses illuminées par la grâce. En sortant de la chapelle, sous le portail, dans une bousculade, Sébastien frôla le Père de Kern, et cela lui causa comme une exaspération de la peau. Après le déjeuner, qui fut servi dans le parc de la Chartreuse d’Auray, Sébastien, irrité des gaietés bruyantes et des joies déchaînées autour de sa tristesse, éprouva un besoin de solitude. La société de Bolorec, même, lui était pesante et pénible. Seul, il espéra se reconquérir. Il se retira assez loin de ses camarades, sur une hauteur, et s’assit dans l’herbe, le dos contre un chêne qui le couvrait de son ombre. De là, il suivait les mouvements des élèves. Les uns, fatigués de la course, s’étendirent à terre et dormirent, les autres se mirent à jouer. Rien de ce qu’il avait vu, depuis le matin, n’était dans sa pensée. L’image des choses, que d’ordinaire il gardait si fortement empreinte dans sa mémoire, s’effaçait sans laisser le moindre reflet. Il avait déjà oublié la chapelle, les fontaines miraculeuses, envahies par la foule pittoresque et confiante ; il avait oublié les gorges du Loch et la rivière bouillonnant sur des cailloux, en bas ; et la route aux pentes brusques que d’énormes rochers à tête de sphinx surplombent, en haut ; il avait oublié le Champ des Martyrs, ses horizons tragiques et ses végétations palustres, que l’eau saumâtre brûle et décolore ; il avait oublié les calmes allées de la Chartreuse, ses cloîtres silencieux enfermant de petits jardins carrés et pleins de roses ; il avait oublié l’ossuaire avec son tombeau de marbre blanc et son trou béant, au fond duquel la lueur trem-
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blante d’une lanterne éclaire les ossements recueillis des fusillés de Vannes et de Quiberon. Et il oubliait, ou plutôt, il ne percevait pas les sensations multiples de la minute présente, ni la douceur du ciel, ni la détente du sol, ni le repos de cette nature odorante et charmée, ni le rêve de cette atmosphère de forêt, si religieuse, si musicale, de cette atmosphère qui semble être faite d’eau profonde, et dans laquelle errent, ondoient, zigzaguent, frissonnent et se voilent la gentillesse des fleurs, les sémillants caprices des insectes, et la grâce des feuilles solitaires qui, de temps en temps, se détachent, tournoient, tombent avec un froissement d’élytres. Aucune impression ne lui venait de cette paix embaumée, de ces formes remuantes, de cet évanouissement continu des êtres et des choses, en une sorte de transparence glauque, de transsonorité sous-marine. Rien, dans cette harmonie, n’affectait sa vue, son ouïe, son odorat, lui qui aimait tant à rapprocher l’un de l’autre, la forme, le son, le parfum, à les douer d’une vie identique, d’une mentalité pareille, à les gonfler de son âme. Sa sensibilité était anéantie, son esprit avait sombré dans quelque chose de noir, de plus noir que l’ossuaire de la Chartreuse, et ses pensées étaient comme les ossements de ces vieux morts et les poussières logées aux cavités de ces crânes vides. Comme il restait là, sans bouger, il aperçut, tout d’un coup, entre les feuilles, le Père de Kern, se promenant avec Jean de Kerral. Celui-ci paraissait heureux, et le Père parlait, en faisant des gestes, ces gestes onctueux, cadencés, qu’il affectionnait lorsqu’il récitait des vers ou contait des histoires, et que Sébastien connaissait tellement, qu’il eût pu redire les vers au mouvement des gestes qui les scandait. Tous les deux, lentement, ils marchaient au bord de l’allée, Jean sautillant et très petit, le menton levé vers le Père, le Père balançant son buste mince et ses hanches fortes dessinées par la soutane. Par moments, l’épaisseur du feuillage les cachait, ils reparaissaient ensuite dans une éclaircie, auréolés de verdures. Sébastien, alors, se rappela les avoir vus ensemble, souvent ; il se rappela aussi que
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Guy de Kerdaniel, Le Toulic, et bien d’autres, aimaient à le suivre, à l’écouter, à se pendre jalousement aux plis de sa soutane. Et il eut un soupçon de ce que le Père voulait d’eux… Oui, c’était pour cela !… De si loin, il ne pouvait entendre ce que disait le Père à Jean de Kerral, mais il le savait par cœur ce langage fleuri, engourdissant, qu’il avait subi, qui l’avait conduit dans cette chambre, où Jean irait, où il était allé, peut-être. « Oh ! petite âme inquiète, dans laquelle je lis ! » Sans doute, il lui répétait les mêmes choses, de sa voix douce ; il lui parlait de son âme, des tendresses de son âme, des extases de son âme… son âme toujours ! Et, simultanément, il éprouva un sentiment bizarre et violent d’affliction, de pitié envers ces petites victimes, auquel se mêla de l’étonnement, de la jalousie, et aussi de l’admiration détestée pour ce prêtre attirant et damné… Jalousie de quoi ? admiration de quoi ?… Il n’en savait rien. Sébastien chercha, au fond de sa mémoire, à retrouver des circonstances précises, particulières, indubitables, qui pussent changer, en certitudes absolues, ses soupçons encore hésitants. Une multitude de détails oubliés, une quantité de petits faits incompris lui revinrent, auxquels, jusque-là, ignorant de ces choses, il n’avait prêté aucune attention. Oui, c’était pour cela !… Il s’expliqua des dessous de conduite, des bienveillances qui n’avaient pas duré, des préférences et des protections qui changeaient. Il se souvint qu’une nuit, ayant été souffrant et forcé de se lever, il avait vu, en rentrant au dortoir, une ombre sortir de la cellule de Jean, proche de la sienne. Mais cette ombre, inquiète sans doute d’apercevoir quelqu’un marchant dans le couloir, s’était aussitôt reglissée dans la cellule. Était-ce bien la cellule de Jean ?… Oui, car en approchant, il avait remarqué que les rideaux qui la fermaient était encore agités d’un léger flottement. Cette ombre était-elle bien celle du Père de Kern ? Oui. Quoique cela datât de plusieurs mois et malgré la furtivité de cette apparition, il la reconnaissait maintenant à sa découpure sur le fond éclairé du dortoir. Il aurait dû attendre, épier l’ombre derrière ses rideaux,
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coller son oreille contre la cloison. Ne croyant pas au mal, il n’avait songé à rien de tout cela, et il s’était dit qu’il avait été trompé par une erreur de ses sens, que cette ombre n’était qu’une ombre, non pas même l’ombre d’un homme, mais l’ombre d’une chose, mise en mouvement, peut-être, par un coup d’air sur la lampe. Oui, c’était pour cela ! C’était pour cela encore que, au bain, le Père de Kern s’écartait toujours avec Jean, qu’il lui apprenait à nager, qu’il le soutenait sur l’eau, avec un plaisir visible et coupable. Les souvenirs affluaient, en foule, déchirant, un à un, les voiles hypocrites, arrachant les masques menteurs. Chaque action, chaque parole, chaque geste du Père, il les ramenait à une intention de luxure. Ses bienveillances, ses indulgences, il les entachait d’intérêts ignobles et d’impuretés. Son imagination, en proie à l’idée fixe du mal, englobait tous ses camarades dans un martyre commun. N’avaient-ils pas, les malheureux comme lui-même, le stigmate affreux de ce baiser de prêtre, la marque de cette monstrueuse étreinte ? Les figures pâles, les mines souffreteuses, les démarches molles, les grands yeux dolents dans des paupières meurtries ne disaient-ils pas l’infamie de ce dévoreur de petites âmes, le crime de ce tueur d’enfants ? Et pris d’un besoin de se justifier en universalisant sa honte, poussé par une rage de remuer des souillures certaines et des ordures tangibles, il matérialisait ses doutes, dramatisait ses hypothèses, en évocations d’images et de scènes lubriques, dont la salissante obsession l’affola. Bientôt autour de lui, le bois s’enferma de murs épais, le jour se transforma en nuit sombre. Il reconnut la chambre terrible, le lit, au fond, blanchâtre et bas, pareil à un sépulcre, et la livide clarté de la fenêtre, où l’ombre maudite passa et repassa. Il vit Jean, Guy, Le Toulic, tous les élèves, l’un après l’autre, entrer, se débattre, se livrer, déjà domptés, aux vices impubères ; il entendit leurs sanglots, leurs cris, amortis sous les bâillons et les poings furieux ; leurs appels, leurs rires, leurs chocs, étouffés dans les oreillers froissés ; et ce fut une mêlée horrible de petits corps nus, de petites gorges râlantes, un bruit de chairs piéti-
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nées, de membres rompus, quelque chose de sourd, de rauque, comme un meurtre. L’hallucination se continua. D’autres figures envahirent la chambre, en chantant. Échevelées, ivres, barbouillées de liqueurs puantes, elles dansaient des danses obscènes, l’entourant de rires diaboliques, d’impudiques grimaces, le frôlant de contacts qui brûlaient comme du feu : « Nous reconnais-tu ! Nous sommes tes petites années, tes années d’ignorance et de pureté. Comme tu nous as ennuyées, si tu savais ! Et que nous étions laides !… Regarde comme nous sommes gentilles, maintenant que le Père de Kern nous a révélé le plaisir ! Nous ne voulons plus de toi… Il nous attend… Adieu ! » D’autres apparurent. Elles étaient débraillées, la gorge nue et lui soufflaient au visage des bouffées de cigarette : « Nous sommes tes prières, tes poésies, tes extases !… Oh ! là là !… Nous en avons assez d’être des âmes, et nous allons au rendez-vous que nous a donné le Père de Kern !… Adieu ! » Elles faisaient des gestes onaniques, montraient de frénétiques sexes : « Et moi ?… Pourquoi m’as-tu fui ? Pourquoi repoussais-tu ma lèvre ? » C’était Marguerite. « Allons, viens avec moi. Je sais un endroit où les fleurs enivrent comme l’haleine de ma bouche, où les fruits sont plus savoureux que la pulpe de ma chair. Là, je t’apprendrai des choses que tu ignores, des belles choses que m’a apprises le Père de Kern, et qui font claquer les dents de plaisir. Regarde-moi. Suis-je belle ainsi ? » Elle levait sa jupe, lui tendait à baiser son corps prostitué et couvert d’immondes souillures : « Et puis, nous irons, le soir, dans les bois ; nous nous cacherons dans des chambres obscures ; je te ferai un lit de tout ce qui est doux et moelleux, et je me renverserai sur toi… tiens !… Tu ne veux pas ?… » Elle l’attirait, pâmée, les mains hardies, la bouche sifflante, les yeux renversés sous les paupières battantes : « Je te donnerai de volupté tout ce qu’en contient le monde, et tu mourras de mes caresses… Non ? Alors, je retourne au Père de Kern… Adieu ! » Sébastien haletait. Il fit le geste de retenir Marguerite qui fuyait ; mais ses mains n’étreignirent que le vide. Et le vide se
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repeupla de formes chastes, de clartés tranquilles. Il regarda autour de lui, devant lui. Le jour était charmant ; le bois s’enfonçait dans des profondeurs noyées de paisibles mystères. À ses pieds une digitale issait de l’herbe, sa frêle tige chargée de clochettes pourprées. Partout, entre les feuilles, les élèves couraient, se poursuivaient, montaient aux arbres. Avait-il donc dormi ? Avait-il donc rêvé, tout éveillé ? Rêvait-il toujours ? Il se frotta les yeux. Des lambeaux de ce rêve salissaient encore la calme résurrection de cette nature immaculée. Encore, il lui restait, de ce rêve mal dissipé, dont les impudentes images s’effaçaient à peine, des sensations étranges et des voluptés douloureuses : une coulée de feu dans ses veines ; une chaleur intolérable dans sa poitrine ; un gonflement de ses muscles, soulevés par il ne savait quelles irruptions intérieures ; l’attente vague, désirée et redoutée, d’une défaillance de tout son être. Ah ! comme il eût voulu tremper son corps dans un bain d’eau glacée, se rouler sur des choses froides. Il arracha, rageusement, un paquet de mousse fraîche, s’en frotta le visage, en aspira l’âcre odeur de mucre et de terre mouillée. – Pourquoi êtes-vous seul, ainsi, loin de tout le monde, mon cher enfant ? Au son de cette voix connue, Sébastien se retourna vivement, les mains à plat sur le sol, prêt à se lever, prêt à fuir. Le Père de Kern était debout, à sa gauche, appuyé contre le tronc du chêne, le regard plongeant sur lui. Il mordillait une brindille de bruyère. – Vous vous étiez endormi ?… Vous étiez las ?… Souffrezvous ? lui demanda-t-il, tendrement. D’abord, Sébastien ne répondit pas… Puis, soudain, les joues enflammées, la gorge serrée de colère :
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– Allez-vous-en ! cria-t-il… Ne me parlez pas… Ne me parlez plus jamais… Ou bien, je dirai… Oui, je dirai que… je dirai… Allez-vous-en !… – Voyons, mon cher enfant, calmez-vous… Vous êtes absous, et vous m’avez pardonné… Je suis si malheureux ! Ces paroles entrecoupées de silences, tombaient sur la peau de Sébastien comme des gouttes d’huile brûlante… – Non… Non… Ne me parlez pas… plus jamais… parce que… Et, d’un bond, se redressant, il s’enfuit, leste, dans la bruyère et sous les branches, pareil à un jeune chevreuil. L’heure était venue de repartir. On regagna le collège, par les traverses. Derrière Sébastien et Bolorec, qui marchaient silencieux, Jean de Kerral bavardait avec un compagnon. – Tu sais qu’il y a eu un miracle, ce matin, à Sainte-Anne ? disait Jean… un très grand miracle ?… C’est le Père de Kern qui m’a raconté cela… Il y a trois jours, un Belge, c’est-à-dire un homme de la Belgique, arrive à Sainte-Anne, dans une auberge… Quoique malade, il avait fait la route à pied. En entrant dans l’auberge, il meurt… L’aubergiste envoie chercher un prêtre, puis un médecin. Le Belge était bien mort. Alors, le prêtre adresse une prière à sainte Anne et s’en va. Le matin, où on allait le mettre en bière, le Belge se lève tout droit, et dit : « J’étais mort, mais je suis ressuscité. » Et il demande à manger. Voilà ce qui s’était passé… Pendant que le Belge était mort, un voleur, un impie était entré dans sa chambre, et après avoir fouillé ses vêtements, il avait pris le porte-monnaie du mort, et, à la place de l’argent qu’il contenait, avait déposé une toute petite médaille de sainte Anne… Il croyait faire une bonne farce, cet impie, tu comprends. Eh bien, à la minute même où le Belge ressuscitait,
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le voleur mourait… Et ce qu’il y a de plus curieux, c’est que les sous volés au Belge étaient devenus des pièces blanches, et les pièces blanches, des louis d’or… Ça fait qu’il est très riche, maintenant, le Belge. – Je connais quelque chose de bien plus beau, répliquait le compagnon. L’année dernière, arrive à Sainte-Anne, du fond de la Perse, un Persan. Naturellement, il ne parlait ni le français, ni le breton… Et on ne savait pas ce qu’il voulait… Alors quelqu’un eut l’idée de lui mettre sur la langue une médaille de sainte Anne bénite par l’archevêque de Rennes. Et tout de suite ce Persan s’est mis à parler breton… Je l’ai vu, moi… Il est maintenant portier du séminaire… Qu’est-ce que tu as demandé, toi, à notre mère sainte Anne ? – Moi, répliquait Kerral, j’ai demandé à notre mère sainte Anne de faire revenir Henri V, parce qu’on rendrait à papa ses vingt-cinq mille francs, qu’on fourrerait en prison le clerc d’huissier, et qu’on reprendrait à son père la ferme des biens nationaux… Et toi ? – Moi, j’ai demandé à notre bonne mère sainte Anne, d’avoir le premier prix de gymnastique. Ils parlèrent ensuite de saint Tugen, qui guérit de la rage, et de saint Yves qui ressuscite les marins. Du sommet de la côte de Ponsal, à gauche, vers Vannes, la vue s’étend. C’est un pays sombre dont les terrains ondulent, coupés de ravins profonds, plantés de bois farouches qui ont l’air d’être là en embuscade. Les champs sont entourés de talus, hauts comme des forteresses. À droite, la lande descend vers les estuaires des rivières de Baden et d’Auray, noire, sillonnée de tranchées naturelles dans les parties plates, défendue par des replis de terrain en épaulement et des rochers qui se dressent menaçants, ainsi que des citadelles.
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Jean dit, changeant brusquement la conversation, et indiquant d’un geste circulaire le paysage : – Comme on les canarderait, hein ? – Qui ça ? – Les bleus, donc… Oh ! je voudrais être officier, et qu’ils reviennent… J’en tuerais… j’en tuerais ! Et, passant à une autre idée, il interpella Bolorec qui marchait péniblement devant lui, les semelles lourdes, les hanches désunies. – Qu’est-ce que tu as demandé à notre bonne mère sainte Anne, toi ? Bolorec haussa les épaules, dédaignant de se retourner. – M…, fit-il… Voilà ce que j’ai demandé. Alors, Jean, très triste, gémit : – C’est très mal, tu sais… C’est un sacrilège… Je t’aime bien… Mais tu mériterais que j’aille répéter cela au Père de Kern… Ils se turent. Tout le long de la colonne, les causeries, animées au départ, cessèrent peu à peu. La journée avait été fatigante. Maintenant les pas traînaient sur le sol, plus pesants, les épaules se penchaient en avant cassées par la marche. Et le retour s’acheva dans le silence. Sébastien n’avait pu recouvrer le calme moral, ni éteindre les ardeurs qui lui brûlaient le corps. Le poison était en lui, par-
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courait toute sa chair, s’insinuait au profond de ses moelles, ravageait son âme, ne lui laissant pas une minute de répit physique, pas une minute de paix mentale, par quoi il pût ressaisir les lambeaux de sa raison qui l’abandonnait. Les hallucinations le poursuivaient ; il glissait dans d’affolants vertiges. Il avait beau, par une survie de la conscience, par un rappel intermittent de son courage, résister à l’envahissement intérieur de ces flammes, se défendre contre l’engourdissement progressif de ce poison, il se sentait, à chaque seconde, plus ébranlé en ses organes et vaincu davantage dans sa volonté. Il essaya de s’intéresser aux choses qui défilaient devant lui, mais les choses ne lui renvoyèrent que d’impures images. Il ferma les yeux ; mais, dans l’ombre, les images se multiplièrent, se précisèrent. Elles passaient de gauche à droite, cyniques, solitaires ou par troupes obscènes, disparaissaient, se renouvelaient sans cesse, plus nombreuses et plus harcelantes. Il voulut prier, implorer Jésus, la Vierge, sainte Anne, dont le sourire enfante les miracles, et Jésus, la Vierge, sainte Anne, ne se représentèrent que sous des formes d’irritantes nudités, d’abominables tentations qui venaient à lui, se posaient sur lui, enfonçaient dans son crâne et sous sa peau des griffes aiguës, déchireuses. Au moins, s’il avait pu parler, s’il avait pu s’épancher dans le cœur d’un ami véritable, se vider du secret affreux qui l’étouffait, le dévorait ? Vingt fois, il l’eut sur les lèvres, comme une nausée, ce secret ; vingt fois, il fut sur le point de le confesser, de le crier à Bolorec. La honte le retint, l’insouciance déconcertante, l’ironique grossièreté de son ami le découragèrent. Hanté par cette idée fixe que Bolorec savait peut-être quelque chose, et, dans l’espoir que celui-ci l’interrogerait le premier, il se borna seulement à lui demander, de nouveau : – Est-ce que je te fais horreur ?… Dis-moi si je te fais horreur ?
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– Tu m’embêtes ! répondit Bolorec, qui s’était assombri, depuis qu’il ne voyait plus voleter dans l’air les blanches coiffes des femmes de son pays. Vainement aussi, il s’efforça de s’abstraire de ce milieu trop proche de sa faute, trop directement mêlé à son péché, et de retrouver les calmes sensations, et les calmes figures d’autrefois. Il pensa à Pervenchères, à l’enfant tranquille, fort et gai, qu’il avait été jadis : aux routes parcourues, à la forêt, si souvent visitée, à la rivière si pleine d’écrevisses. Il se rappela son père et son éloquence comique, et la solennité bouffonne de ses gestes, et son chapeau, dont la soie s’usait, chaque année, un peu plus, et qui, lorsqu’il en était coiffé, lui donnait l’air d’une caricature ancienne ; il se rappela encore François Pinchard et sa triste échoppe, la tante Rosalie et sa rigidité de cadavre, sur le grand lit blanc autour duquel veillaient les vieilles harpies. Mais heureux ou attristés, joyeux ou funèbres, tous ces souvenirs se dérobèrent. Une image, une seule image les dominait, les absorbait, Marguerite. Non pas même la réelle Marguerite de là-bas, déjà si troublante et si mystérieuse, avec son sarrau froncé et sa courte jupe de fillette ; mais la Marguerite de son rêve, dans le bois, la Marguerite du Père de Kern, dévêtue, violée, violatrice, le monstre impudique et pâmé aux lèvres qui distillent le vice, aux mains qui damnent. Alors, désespéré de chasser ces obstinées images, insensiblement, inconsciemment, il s’abandonna, tout à fait, à elles. La honte de les voir, le remords de les écouter, la terreur d’en sentir les frôlements ardents, d’en respirer les érotiques souffles, tout cela s’évanouit ; il se reprocha, ensuite, d’avoir si durement repoussé le Père de Kern, regretta la chambre, conçut l’espoir d’y retourner, d’y rester, d’y savourer les voluptés violentes qui bouillonnaient dans son corps. Il se plut à imaginer d’audacieux rendez-vous avec Marguerite, les caresses futures, les enlacements, les formes ignorées de son sexe.
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– Sais-tu comment c’est fait, toi, les femmes ? demanda-t-il à Bolorec. Et Bolorec, bougon, mais non étonné de cette question imprévue, répondit, la bouche pâteuse : – C’est fait comme tout le monde. Seulement, elles ont du poil sous les bras. – Dis donc ? Tu n’as jamais… Il n’acheva pas sa phrase. Et il désira la venue de la nuit, afin d’être seul, entre les cloisons silencieuses, seul avec les images. Le lendemain, après le réveil sonné, les rideaux de Sébastien restèrent fermés. Rien ne bougea dans la cellule. En faisant sa ronde, le Père de Kern s’en aperçut, les ouvrit, et il vit l’enfant, en chemise, agenouillé devant son lit, et qui dormait profondément. Il avait dû être surpris dans une prière, par le sommeil, car ses mains jointes n’étaient pas tout à fait désenlacées. Sa tête reposait, inclinée sur le drap, mouillé de larmes fraîches. – Pauvre petit ! se dit le prêtre, le cœur traversé d’un grand remords. Il ne voulut point l’éveiller, afin qu’en ouvrant les yeux, Sébastien ne rencontrât pas sa figure détestée. Doucement, il referma les rideaux. Un frère passait. – Recouchez cet enfant, ordonna-t-il… Il est malade… Et dites-lui qu’il dorme bien…
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VII Une petite chambre mansardée sous les toits. Le silence est profond ; le mouvement, la vie du collège, arrêtés par des murs, des cours, de hautes bâtisses, ne pénètrent pas jusque-là. Un lit de fer étroit, garni de rideaux blancs ; entre les deux fenêtres, contre le mur, une sorte de table-bureau, avec du papier, un encrier, deux volumes : les récits du voyage au Thibet, par le Père Huc ; sur la cheminée, une statue de plâtre de la Vierge ; telle cette chambre… C’est là qu’est Sébastien, depuis une heure à peine, séparé de ses camarades, amené par un petit frère, osseux et jaune, qui secouait des clefs en sa main, comme un geôlier. Et il examine, étonné, ces meubles, et il écoute, craintif, en silence. Tout à l’heure, un autre petit frère, gras celui-ci, et ventru, est venu lui apporter son dîner. En vain Sébastien a-t-il tenté de l’interroger. Le petit frère a fait des gestes mystérieux, est reparti sans répondre, et il a refermé la porte aux verrous. Il est midi et demi, l’heure où les élèves, quittant le réfectoire, vont à la récréation. Le petit prisonnier ouvre l’une des fenêtres, cherche à s’orienter. De tous les côtés, des toits bornent son horizon, hérissés de cheminées et de tuyaux noirs. Au-dessus est le ciel d’un blanc laiteux, troué d’azur pâle ; au-dessous, sur une façade grise, des alignées de fenêtres descendent, et la cour est en bas, plus triste, plus humide, plus sombre qu’un puits, une cour froide que traversent des gens de service, avec des calottes noires sur la tête, et des tabliers sales battant sur leurs jambes. Tout à coup, vers sa gauche, il entend une rumeur confuse, un lointain bourdonnement. Ce sont les élèves qui jouent dans les cours. Et, le cœur serré, il pousse un long soupir. En ce moment, il pense à Bolorec que le même frère, jaune et osseux, est venu chercher aussi et qu’il a emmené, où ?… Où peut-il être ?… S’il pouvait le voir ? Du regard, il fouille les fenêtres, en face de lui. – 182 –
Mais les fenêtres sont obscures ; elles ne laissent rien transparaître de ce qui se passe derrière leurs prunelles opaques… Très intrigué, il va s’asseoir devant la table et, la tête dans ses mains, il songe. Il ne comprend rien à ce qui lui arrive. Pourquoi est-il là ? Vaguement, il pressent que le Père de Kern n’est pas étranger à cette nouvelle aventure. Mais comment ? Tandis qu’il songe, il remarque des mots gravés au canif dans le bois de la table, et noircis à l’encre. Ce sont des prières, des invocations, dont plusieurs sont à demi usées par de successifs frottements. Sébastien lit : « Mon Dieu, ayez pitié de moi, et donnez-moi la force de supporter votre justice. » Et encore : « Mon Dieu, j’ai péché, il faut que je sois puni. Mais épargnez mes parents. Ô cher petit père, ô chère petite mère, ô chères petites sœurs, pardonnez-moi de vous causer tant de peines ! » Et encore : « Mea culpa, mea culpa, mea maxima culpa ! » Ces prières sont, toutes, signées, en grosses lettres profondes : « Juste Durand. » Sébastien se souvient que Juste Durand a été chassé du collège. Il pâlit ; une douleur aiguë lui traverse l’âme. Lui aussi, va être chassé. Mais pourquoi ? Et le voilà reconstituant, minute par minute, l’histoire de sa vie, depuis le pèlerinage de SainteAnne… Quatre jours se sont écoulés, quatre jours de lourdeur, d’hébétement, pendant lesquels son esprit a pu sommeiller un peu. Le Père de Kern ne lui a plus reparlé ; il est évident qu’il l’évite. Même à l’étude, il ne rencontre plus son regard. Se repent-il vraiment ? En tout cas, il s’est soumis. Sébastien a glissé, en cachette, dans sa cellule, une lettre, par laquelle il lui défend, il le supplie de ne plus lui adresser jamais la parole. Et le Père obéit. Libéré de ce regard, de cette voix, de ces incessantes poursuites, il a voulu se livrer, avec application, au travail, suivre, attentif, les leçons de ses professeurs. Mais son attention est sans cesse distraite par des choses pénibles. Sa faute est trop proche encore, il ne peut l’oublier. Même dans l’accablement où il reste plongé, des frissons, des sursauts, de cruelles angoisses le troublent et le font souffrir. Certes, il est plus calme ; pas assez, cependant, pour que, de temps à autre, les images ne reparaissent, attisant le feu dans ses veines, précipitant dans sa chair
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le poison. Il a pu prier, et cela l’a soulagé. Durant les récréations, il n’a pas quitté Bolorec. Malgré tout, Bolorec le sauvegarde, parce qu’il l’intrigue ; parce que, quelquefois aussi, il le fait rire, à cause de la brusquerie sauvage de ses questions, de l’imprévu de ses réponses et de son silence, si plein de choses. Tous les deux, ils sont revenus s’asseoir, comme jadis, sous les arcades, près des salles de musique. Bolorec sculpte et souvent il chante. Sébastien le regarde sculpter et l’écoute chanter. Cela le berce, cela l’arrache aux obsessions dévorantes. Hier, pendant qu’il sculptait et qu’il chantait, Bolorec s’est interrompu soudain et il a dit : – Ah ! que je m’embête ici !… Que je m’embête !… Et toi ? – Oh ! moi aussi, je m’embête ! a répondu Sébastien. – Non ! Je m’embête trop !… trop !… trop !… Après une pause, Bolorec a repris : – Eh bien ! j’ai pensé à une chose… Cette fois-ci, il faut nous en aller. Ces mots, pareils à une brise amicale, ont apporté aux narines de Sébastien des odeurs de champs, des fraîcheurs de sources ; ces mots, pareils à une gaie lumière, lui ont mis dans les yeux une vision d’espace libre… Mais l’enthousiasme s’est vite évanoui. – Nous en aller ? où ça ? Alors, Bolorec, très grave, a tracé dans l’air, avec ses bras courts, un grand geste, comme s’il embrassait tout l’univers.
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– Où ça ?… Nous en aller, quoi ! Écoute… Mercredi, à la promenade, nous nous cacherons… Et puis, quand ils seront partis…, nous attendrons la nuit… et nous ficherons le camp. Sébastien est demeuré songeur. – Oui ! Mais les gendarmes nous reprendront… Et puis, il faut de l’argent… – Eh bien ! nous en volerons… Tu n’a jamais volé, toi ?… Moi, si, j’ai volé… J’ai volé, un jour, un lapin à une vieille femme. – C’est mal de voler… Il ne faut pas voler. – Pas voler ?… a répondu Bolorec, en haussant les épaules… Ah ! bien… Pourquoi avait-elle un lapin ?… Pourquoi Kerdaniel a-t-il de l’argent plein ses poches, une montre en or, et que nous n’avons pas d’argent, nous autres, ni de montre en or, ni rien, quoique nous soyons dans le même collège ?… Je lui volerai de l’argent, moi, à Kerdaniel, et nous partirons. – Mais pour où ? s’est obstiné Sébastien. – Je ne sais pas, moi… Pour chez nous. – Alors nos parents nous renverront dans un autre collège. – Eh bien ! Ça ne sera pas celui-là !… Et Sébastien a poussé un gémissement : – Oui ! Et nous ne serons plus ensemble !… Qu’est-ce que je deviendrai, sans toi ?
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– Tu deviendras !… tu deviendras !… Alors, tu ne veux pas partir ?… Tu aimes mieux qu’on t’engueule toujours, et moi, qu’on me fiche des coups, parce que toi, ton père est quincaillier, et que moi, mon père est médecin ?… Je ne dis rien, parce qu’ils sont plus forts que moi… Mais attends… J’ai un grandoncle qui était chef pendant la Révolution… Il tuait les nobles ! Papa ne veut pas qu’on parle de lui, parce que papa est royaliste, et il le traite de brigand… Mais moi, je l’aime, mon grandoncle… – Il tuait les nobles ! a répété Sébastien, effrayé du regard de haine qu’avait Bolorec en parlant. – Oui, oui ! il tuait des nobles ! Il en a tué plus de cinq cents !… Je l’aime bien, mon grand-oncle, je pense à lui, toujours. Si la Révolution revient, moi aussi j’en tuerai, va… Et j’en tuerai aussi, des Jésuites ! Bolorec a continué de parler de son grand-oncle et il n’a plus été question de s’en aller. Sébastien se rappelle cette conversation, dont chaque mot lui revient, accompagné des farouches grimaces de Bolorec… Peut-être l’a-t-on entendu… Pourtant, il est sûr qu’il n’y avait personne autour d’eux, et ils ont causé tout bas. Chaque fois qu’un élève est passé, sous les arcades, qu’il est entré dans les salles de musique ou qu’il en est sorti, ils se sont tus, méfiants. Et, tous, jouent dans la cour, très loin ; et les Pères se promènent, là-bas, le long des barrières, sous les ormes. Il est certain de ne pas se tromper, aucun ne les a entendus. Avec une précision méticuleuse de mémoire, il se revoit assis sur les marches, il revoit Bolorec, près de lui, sa figure rouge et son regard enflammé ; il revoit la cour, il revoit tout, jusqu’à une troupe de moineaux qui picoraient le sable, effrontés et railleurs. Il se rappelle ensuite qu’à un moment une des salles de musique est restée ouverte. Personne dans la salle. Sur une chaise, devant un
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pupitre, un violon repose. Bolorec ne dit plus rien ; lui, considère le violon. Ce violon l’attire, le fascine ; il voudrait le tenir dans ses mains, ne fût-ce qu’un instant ; il voudrait en arracher des sons, le sentir vibrer, palpiter, se plaindre et pleurer. Pourquoi n’entrerait-il pas dans cette salle ? Pourquoi ne prendrait-il pas le violon ? Aucun œil indiscret ne le guette ; ce coin de la cour est désert, absolument désert. lon.
– Viens avec moi ! dit-il à Bolorec… Nous jouerons du vio-
Tous les deux, s’effaçant de leur mieux, se glissent dans la salle, dont ils referment la porte à moitié. Sébastien a saisi le violon, l’a tourné, retourné, s’étonnant de sa légèreté ; il en a serré les clefs, en a pincé les quatre cordes qui rendent des sons discordants et grêles. Puis il est resté tout bête devant ce violon qui n’est plus en ses mains qu’un instrument inerte ou grinçant, et il a éprouvé une tristesse infinie de savoir qu’une âme est en lui, qu’un rêve magnifique d’amour et de souffrance dort dans sa boîte creuse, et qu’il ne pourra jamais l’animer, cette âme, ni l’éveiller, ce rêve. Et une voix intérieure lui dit : « N’es-tu point pareil à ce violon ? Comme lui, n’as-tu pas une âme, et les rêves n’habitent-ils point le vide de ton petit cerveau ? Qui donc le sait ? Qui donc s’en inquiète ? Ceux-là qui devraient faire résonner ton âme et s’épanouir tes rêves, ne t’ont-ils pas laissé dans un coin, tout seul, semblable à ce violon abandonné sur une chaise, à la merci du premier passant qui, pour s’amuser une minute, curieux, ignorant ou criminel, s’en empare et en brise à jamais le bois fragile, fait pour toujours chanter ? » Découragé, Sébastien remet le violon à la place où il l’a trouvé, et sort, suivi de Bolorec qui le regarde d’un air ironique. Mais au moment juste où tous les deux franchissent la porte, le Père de Kern, les frôlant presque de sa soutane, passe, sans s’arrêter, sans détourner la tête. Instinctivement, ils se rejettent en arrière, dans la salle. Les yeux sur son bréviaire, le Père continue sa marche lente, jusqu’au fond des arcades, qu’il quitte pour
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remonter, du même pas tranquille, vers le haut de la cour. Sébastien, interdit, demande : – Crois-tu qu’il nous ait vus ? – Eh bien ? Quand il nous aurait vus, qu’est-ce que ça fiche ? C’est vrai ! Qu’est-ce que ça fiche ? Ils n’ont point fait de mal. Et, toute la journée, il a pensé au violon, si triste, sur la chaise. Le soir, préoccupé de la brusque rencontre du Père, il a cherché, sournoisement, à lire dans ses yeux, à surprendre dans son attitude s’il n’y a point quelque chose de changé, quelque chose de plus sévère qui dise : « Je vous ai vus ! » Son attitude est la même ; ses yeux, indifférents et paisibles, errent à travers la vaste pièce qu’emplit un bruit de travail, de papier froissé, de livres feuilletés, de plumes grinçantes. Pas une minute, ils ne sont posés sur lui. Et voilà que, ce matin, un petit frère, le petit frère jaune et osseux, est venu à l’étude et il a emmené Bolorec. Puis, un quart d’heure après, il est revenu, et il a emmené Sébastien. Sébastien, très rouge, a traversé l’étude, parmi les têtes levées, intriguées. Il a même, sur son passage, entendu des chuchotements, des « Kiss ! Kiss ! Kiss ! » insultants et féroces. Par-dessous son pupitre, Guy de Kerdaniel lui a allongé un croc en jambes, qui l’a fait trébucher, et il a murmuré entre ses dents : « Salaud ! Salaud ! » Le Père de Kern est accoudé sur sa chaise haute, le buste oblique, le front calme, un livre ouvert devant lui. Comme les murmures grandissent autour de Sébastien, il agite sa sonnette, et, d’une voix ferme, commande le silence. De même que dans la nuit fatale, Sébastien a gravi des escaliers, traversé des couloirs, des paliers sombres, des recoins louches. Où va-t-il ? Il n’en sait rien. À ses interrogations, le frère est resté muet, gardant, inflexiblement, dans les plis ignobles de ses lèvres mal rasées, un sourire insidieux de mauvais prêtre. Ce frère cause à
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Sébastien une irritante répulsion. Sa longue redingote crasseuse exhale une odeur combinée de latrine et de chapelle : son pantalon tombe en plis crapuleux sur des chaussons de lisière, troués à l’orteil ; son dos est servile ; son double regard, lâche et fourbe, s’embusque à l’angle des paupières ; il y a en cet homme un odieux mélange de geôlier, de domestique, de sacristain et d’assassin. Sébastien éprouve un soulagement véritable à son départ. Maintenant, il est dans cette chambre, dans cette prison, seul, enfermé. Il devine qu’il va s’accomplir, en ce lieu, quelque chose d’irréparable. Mais quoi ? Cela l’exaspère de ne pas savoir. Pourquoi ces frères ont-ils refusé de lui répondre ? Pourquoi le laisse-t-on dans cette anxiété cruelle, entre des murs qui le glacent ? Il écoute. Le bourdonnement des cours a cessé. Audessus des toits immobiles et des impénétrables fenêtres, des nuages passent, seuls mouvants, seuls vivants ; et derrière la porte verrouillée, c’est le silence, à peine troublé, de temps à autre, par des pas glissants sur les dalles du couloir. Jamais il n’a senti aussi lourdement sur son crâne, sur ses épaules, sur ses reins, sur tout son corps et sur toute son âme, le poids accablant du collège, l’étouffement de ses murs, l’écrasement de cette discipline, le froid visqueux de cette ombre. Du millier de petites existences qui sont là, de tout ce qui pense, de tout ce qui rêve, de tout ce qui respire là, aucun souffle n’arrive, aucun bruit, rien, rien, que le pas ennemi d’un surveillant qui va, rasant les murs, écoutant aux portes, hideuse sentinelle… Et ses yeux rencontrent, de nouveau, les inscriptions de la table, les prières naïves et déchirantes de Juste Durand : « Ô bonne mère sainte Anne, faites un miracle pour moi ; épargnez à mon petit père, à ma petite mère, à mes petites sœurs chéries, la honte que je sois renvoyé du collège. Ô bonne mère sainte Anne, et vous aussi, sainte Vierge Marie, mère de Jésus, je vous implore. » Son cœur s’émeut d’une tendresse indicible, d’une ineffable pitié pour ce Juste Durand qu’il n’a pas connu, et qu’il aime, à cause de cette douleur, sœur de la sienne. Où est-il au-
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jourd’hui ? Ses parents l’ont peut-être embarqué ; peut-être l’ont-ils enfermé dans une maison de correction. Il est peut-être mort ?… Tandis qu’il s’apitoie sur le sort de Juste Durand, et de tous ceux qui ont passé dans cette chambre, et n’ont pas laissé leur nom, gravé dans le bois de la table, la porte s’ouvre. C’est le petit frère gras et ventru, qui entre, un épais sourire sur les lèvres. – Je suis chargé de vous conduire devant le Très Révérend Père Recteur… Mais vos cheveux sont très en désordre… Il faut vous peigner un peu… Du reste, voilà toutes vos petites affaires, monsieur Sébastien Roch… Le frère dépose un paquet sur la table, et Sébastien reconnaît ses objets de toilette, son peigne, ses brosses, son éponge… – Na… Et tantôt vous aurez une cuvette, et un broc plein d’eau… Arrangez-vous, monsieur Sébastien Roch. – Savez-vous, demande Sébastien, si je dois rester longtemps ici ? – Je ne sais rien, moi ! monsieur Sébastien Roch, proteste le frère, en un geste humilié… Je ne dois rien savoir… Il m’est interdit de savoir quelque chose… – Et Juste Durand ?… Est-il resté longtemps ?… vous l’avez connu ? – Ah ! le cher enfant. C’est moi qui lui apportais ses repas, et qui le promenais… Il a été bien édifiant. Il pleurait, c’était à fendre l’âme ! – Et Bolorec, où est-il ?
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– Je ne sais pas… Allons, vous êtes prêt et bien propre, comme ça… Venez ! Sébastien suit le frère, une angoisse au cœur, les jambes toutes molles. Le cabinet du Père Recteur était une pièce assez vaste, austère, dont les trois fenêtres donnaient sur la cour des grands. Un large bureau d’acajou, encombré de papiers, un haut cartonnier, une petite bibliothèque, garnie de livres usuels, deux fauteuils de chaque côté de la cheminée, et, sur les murs, çà et là, le portrait du Pape, l’image vénérée de saint Ignace, et divers objets de sainteté, toutes choses de forme carrée, en composaient le mobilier rigide et propre. Lorsque Sébastien entra, le Père était assis, à contre-jour, les jambes croisées sous la soutane, et il examinait une liasse de papiers. Sans lever la tête, il indiqua du geste une chaise où Sébastien s’assit, ou plutôt s’effondra, et, durant quelques secondes, il continua son examen. Sa barrette reposait sur un coin du bureau ; il était nu-tête, le visage presque entièrement noyé d’ombre bleuâtre, et le contour de toute sa personne se découpait net, élégant et fort, sur la clarté blanche de la fenêtre. Le Père Recteur ne se prodiguait pas aux élèves, sur lesquels, cependant, il exerçait un prestige considérable. Lorsqu’il apparaissait dans les cours, à l’étude, à quelque cérémonie, sa présence était un événement et faisait sensation. Il se montrait, en toutes circonstances, plein de douceur et environné de majesté, interpellait par son nom chaque élève, félicitait celui-ci, encourageait celui-là, réprimandait cet autre, toujours à propos, d’un ton où le laisser-aller paternel n’abdiquait jamais l’autorité du maître. Cette sûreté de coup d’œil, cette extraordinaire mémoire, cette connaissance approfondie qu’il avait des défauts et des qualités de chacun, n’étaient pas un des moindres étonnements qui le faisaient vénérer et craindre de ses collégiens. Aus-
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si, le tenait-on pour quelqu’un de plus qu’un être humain. Il était avec cela d’une beauté rare, d’une prestance vraiment royale ; et, sous l’ascétisme mondain, grave et désabusé, de sa physionomie, il y avait une fleur vivante et charmante d’ironie, dont l’éclat triste tempérait ce que son regard avait parfois de sécheresse et d’impénétrabilité. Très soigné en sa mise, il savait relever, d’un discret détail de toilette : col blanc, chaussures bien faites, la monotonie du costume ecclésiastique. Sans savoir pourquoi, on l’aimait extrêmement, et cette affection se transmettait, presque administrativement, comme un héritage, des anciens aux nouveaux. Au jour de sa fête, célébrée en grande pompe, par tout le collège, les anciens élèves accouraient de très loin, perpétuant ainsi l’enthousiasme d’un amour dont personne n’eût pu expliquer la cause, si ce n’est par ce motif qu’il faisait partie de l’éducation, comme le latin. Aucun établissement de Jésuites ne pouvait se vanter de posséder à sa tête un pareil Recteur. Des légendes impressionnantes circulaient sur lui, grossies chaque année de faits admirables et mystérieux. Il aurait pu, affirmait-on, commander une province depuis longtemps ; mais il préférait rester au milieu de ses chers élèves, qu’il voyait, du reste, le moins possible. Enfin, il passait toutes ses vacances à Rome où il avait des entrevues fréquentes avec le Saint-Père qui tenait son caractère et son exceptionnelle intelligence en particulière estime. Sébastien comprit la gravité de sa situation, se vit perdu, condamné. Il se sentit si petit, si misérable, si écrasé devant ce Jésuite, solennel et puissant, qui tenait en ses mains tant de destinées, dont le regard insoutenable avait plongé au fond de tant d’âmes, au fond de tant de choses, qu’il abandonna instantanément – quoi qu’il pût arriver – toute idée de défense et de lutte. Il n’y avait rien à espérer de la pitié de cet homme, rien ne pouvait émouvoir ce front de marbre, ces lèvres incorruptibles, cet œil pâle. Et, si ignorant qu’il fût de l’histoire de la Société de Jésus, il eut l’intuition confuse, irraisonnée, de ce que ce prêtre représentait de formidable, d’inexorable. Que devait peser dans
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sa justice, dans ses combinaisons inconnues, la vie d’un enfant ? D’avance, il se résigna aux pires douleurs, et le corps tassé sur sa chaise, les épaules hottues, il attendit, presque insensible, ce qu’allait lui révéler le Père Recteur. Celui-ci posa ses papiers sur le bureau, s’accouda aux bras du fauteuil et croisa les mains. – Mon cher enfant, prononça-t-il, j’ai à vous faire une triste communication, triste pour vous, triste pour nous, surtout, dont le cœur se déchire, croyez-le bien… Nous ne pouvons plus vous garder au collège… Comme Sébastien faisait un geste vague, le Père ajouta, plus vite, avec une émotion dont le ton factice grinça sur les nerfs de l’enfant, comme un doigt qui glisse sur du verre mouillé. – Ne me demandez aucune grâce… Ne m’implorez pas… Ce serait me causer une inutile douleur… Notre résolution est irrévocable… Nous avons charge d’âmes… Les pieuses familles qui nous confient purs leurs enfants, exigent que nous les leur rendions purs… Nous devons être impitoyables pour les brebis galeuses, et les renvoyer du troupeau. Et, hochant la tête, il soupira d’une voix triste : – Après votre première communion, qui nous toucha tous, comment s’attendre à un tel scandale ? Sébastien ne comprenait rien aux paroles du Père Recteur. Il comprenait qu’on le chassait, voilà tout ! Mais pourquoi le chassait-on ? Était-ce pour sa conversation avec Bolorec ? Étaitce à cause du violon ? Le doute demeurait le même qu’auparavant. Il avait beau chercher, il ne trouvait rien de plausible. L’idée que le Père de Kern avait pu combiner ce
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drame, le dénoncer, afin de se débarrasser de ses exaltations, de ses trop violents repentirs, ne venait pas à son esprit candide, trop ignorant du mal, pour soupçonner tant de noirceur. On le chassait, voilà qui était positif ! Depuis que le Père avait parlé, il se sentait soulagé, non pas content, mais soulagé véritablement, plus libre de respirer et de se remuer sur sa chaise. On le chassait. Mais alors leur désir se réalisait, à Bolorec et à lui. Il allait quitter le collège, ces murs étouffants, cette hostilité, cette indifférence, le Père de Kern. Qu’importait la raison ? Qu’importait aussi l’avenir ? Où qu’on le mît, jamais il ne serait plus malheureux qu’il l’avait été, plus abandonné, plus méprisé, plus souillé. C’est pourquoi il ne songea pas à protester contre l’arrêt sommaire qui le frappait, ni à en demander l’explication. Le Père Recteur reprit : – Maintenant, mon cher enfant, songez bien à ceci… Toutes les fautes sont rachetables pour qui veut sincèrement se repentir et bien vivre dans les commandements du Seigneur. Malgré votre péché, nous vous gardons de la tendresse et, chaque jour, nous prierons pour vous… Nous vous suivrons de loin, dans votre nouvelle existence, car nous n’abandonnons pas les fils, même coupables, que nous avons élevés, qui ont grandi sous notre protection et notre amour. Si, plus tard, vous êtes malheureux, et que vous vous souveniez des jours d’enfance écoulés dans la paix de cette maison, venez frapper à cette porte. Elle s’ouvrira toute grande, et vous trouverez des cœurs amis, familiers avec la douleur, avec qui vous pourrez pleurer… Car vous pleurerez… Allez, mon enfant. Sébastien écoutait à peine cette voix, dont il sentait la tendresse fausse, l’émotion voulue ; il regardait par la fenêtre, entre l’écartement des rideaux, un angle de cour, et les ormes grêles, au pied desquels, tant de fois, il avait sangloté. Il se leva sans mot dire, et fit quelques pas vers la porte. Le Père le rappela.
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– Votre père ne pourra être ici que dans quatre jours. Désirez-vous faire quelques dévotions particulières ? Avez-vous quelque chose à me demander ? Sébastien pensa, tout à coup, à Bolorec, seul, aussi, dans une chambre verrouillée, et surmontant sa timidité : – Je voudrais voir Bolorec avant de partir, lui dire adieu. – Cela n’est pas possible, refusa le Père, d’un ton plus sec… Et si vous tenez à conserver un peu de notre sympathie, je vous engage à oublier jusqu’à ce nom… – Je voudrais voir Bolorec, insista Sébastien… Lui seul a été bon pour moi… quand j’étais triste et qu’on me faisait de la peine, il ne m’a jamais repoussé, lui !… Je voudrais lui dire adieu, parce que je ne le reverrai pas. Mais le Père s’était remis à son bureau et ne l’écoutait plus. Sébastien sortit. Le frère l’attendait à la porte, en marmottant son chapelet. Il le conduisit dans sa chambre, où il fureta, examinant si tout était bien à sa place. – Désirez-vous quelque chose, monsieur Sébastien Roch ?… lui demanda-t-il, au moment de refermer la porte… Voulez-vous des livres ?… La vie de saint François-Xavier, notre saint patron ? C’est très amusant. Ah !… si vous souhaitez que je vous mène à confesse ? – Non, mon frère. – Vous avez tort, monsieur Sébastien Roch… Une bonne confession, voyez-vous, il n’y a rien qui vous remette comme ça !… M. Juste Durand s’est confessé au moins six fois en quatre jours… Ah ! le cher enfant !… Et quand j’entrais ici, il était tou-
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jours à genoux, et se frappait la poitrine… Mais aussi, quelle consolation ! – On l’a renvoyé tout de même ! – Oui !… Mais quelle consolation ! Demeuré seul, Sébastien s’étendit sur son lit. Il était plus calme, s’étonnait de ne pas souffrir, d’accepter presque, comme une délivrance, la honte publique d’être chassé du collège. Une seule chose le tourmentait, c’était de ne pas revoir Bolorec, de ne pas même savoir où on l’avait relégué. Et, longtemps, il pensa, avec attendrissement, à ses chansons, à ses petits morceaux de bois, à ses jambes trop courtes, qui peinaient durant les promenades, à cet étrange mutisme qu’il gardait parfois plusieurs journées, et qui se terminait par une crise de révolte, où le rire cruel alternait avec la colère sauvage. De ces trois années, si longues, si lourdes, Sébastien n’emporterait qu’un souvenir doux, celui de quelques heures vécues, près de ce bizarre compagnon, qui lui était encore une énigme. De toutes ces figures, une seule lui demeurerait chère et fidèle, la figure pourtant si laide, molle et ronde, de Bolorec, cette figure tout en grimaces, effarée, effarante, avec des yeux derrière lesquels on ne voyait jamais rien de ce qui se passait réellement dans son âme, et qui s’illuminaient soudain de lueurs mystérieuses. Il s’arrêta aussi avec complaisance sur le pauvre Le Toulic, piochant sans relâche, tâchant de se faire pardonner, à force de travail, l’aumône de la pension, supportant héroïquement les cruautés de ses camarades, comprenant qu’il fallait redonner à sa mère inconsolée un peu de l’espoir détruit, un peu du bonheur perdu ; et il sourit à la vision disparue, si jolie, des deux sœurs, là-bas, sur la place ! Mais à côté de ces souvenirs doux, et de ces figures chères, rendus plus doux encore et plus chers par la parité du malheur, que d’odieux souvenirs, que de figures détestées ! Des camarades féroces et frivoles ; des maîtres indifférents et fourbes ! Le mensonge installé en maître ! Le mensonge des tendresses,
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des leçons, des prières ! Le mensonge partout, coiffé d’une barrette et ensoutané de noir ! Non, les petits comme lui, les humbles, les pauvres diables, les anonymes de la vie et de la fortune, n’avaient rien à espérer de ces jeunes garçons, sans pitié, corrompus en naissant par tous les préjugés d’une éducation haineuse ; rien à attendre de ces maîtres, sans amour, serviles, agenouillés devant la richesse comme devant un Dieu. Qu’avaitil appris ? Il avait appris la douleur, et voilà tout. Il était venu ignorant et candide ; on le renvoyait ignorant et souillé. Il était venu plein de foi naïve ; on le chassait plein de doutes harcelants. Cette paix de l’âme, cette tranquillité du corps qu’il avait en entrant dans cette maison maudite, un vice atroce, dévorant, les remplaçait, avec ce qu’il apporte de remords, de dégoûts, de perpétuelles angoisses. Et tout cela s’accomplissait au nom de Jésus ! On déformait, on tuait les âmes d’enfant, au nom de celui qui avait dit : « Laissez venir à moi les petits enfants » ; de celui qui chérissait les malheureux, les abandonnés, les pécheurs, de celui dont chaque parole était une parole d’amour, de justice, de pardon. Ah ! leur amour à eux, leur justice et leur pardon, il les connaissait maintenant ! Il fallait être noble ou riche pour y avoir droit ! Quand on n’était ni noble ni riche, il n’y avait plus d’amour, plus de justice, plus de pardon. L’on vous chassait et l’on ne vous disait pas pourquoi ! Sébastien, remontant des faits généraux aux particularités, ne rencontrait autour de lui que des petitesses de sentiment, que des petitesses d’intelligence, dont il ne pouvait s’empêcher de sourire. Il se rappelait qu’une fois, il avait été puni de huit jours d’arrêts, pour avoir écrit dans une composition : « … l’enfant qui sort de ses flancs déchirés ». Ah ! la stupeur rougissante des élèves et l’indignation du professeur, quand celui-ci lut, tout haut, ce passage : « … l’enfant qui sort de ses flancs déchirés ». Quel scandale dans la classe ! Son voisin s’était écarté de lui ; une rumeur avait parcouru les bancs : « Où donc avezvous appris de pareilles inconvenances, de pareilles malpropretés ? C’est une honte ! » Et non seulement Sébastien avait été
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puni, mais le professeur avait mis en pièces la composition. Une autre fois, le même professeur, à propos d’un devoir, lui avait dit sévèrement : « Vous avez une tendance détestable à la rêverie. Et vous exprimez des idées que vous devriez ignorer. Je vous engage à vous surveiller. » Il rêvait ! C’était donc un crime de rêver ? Il cherchait des mots jolis, parés, vivants ? C’était donc défendu ? C’étaient d’ailleurs les seules observations que lui eût jamais adressées son professeur. Le reste du temps, il ne s’occupait pas de lui, le laissait croupir, au bout de sa table, réservant pour les autres son attention et sa patience bienveillante. On l’avait jugé un esprit dangereux, insoumis, dont il serait impossible de rien tirer de bon. Le Père Dumont disait, avec un luxe de métaphores hardies : « C’est un petit serpent que nous réchauffons dans notre sein. Il n’est encore que couleuvre, mais attendons… » Là où il y avait une faveur quelconque, il en était exclu. Jamais il n’avait pu entrer dans une congrégation et dans une académie. Même aux repas, on s’arrangeait pour qu’il fût servi le dernier, et qu’il n’eût que ce que les autres de la table avaient dédaigné. « Et leur loterie ? pensait-il, je n’y ai rien gagné. C’est Guy de Kerdaniel qui emporte toujours les gros lots ! » Toutes ces petites rancunes, toutes ces petites déceptions, tous ces petits froissements, il les exagérait, les grossissait, s’excitant à la jalousie contre les élèves, à la haine contre les maîtres, afin de se donner du courage. Mais il n’y parvenait pas. À mesure que s’envolaient les minutes, les inquiétudes renaissaient ; des appréhensions de l’avenir se levaient, grosses de menaces et d’ennuis. L’entrevue avec son père, le voyage, l’emmurement dans la maison de Pervenchères, la honte qui l’attendait là-bas, la honte qu’il laisserait ici, tout cela troublait sa fausse sécurité, dominait ses rancœurs. Et puis, il avait beau se dire qu’il lui serait désormais impossible de vivre en ce milieu hostile où tout lui parlerait de sa faute, il s’y sentait de puissantes racines, l’attachement des bêtes pour le coin de terre où elles ont souffert. Il ne comptait que les souffrances ; mais n’avait-il pas goûté des joies aussi, des joies précieuses qu’il ne pouvait pas ne point regretter ? Retrouverait-il la mer, les retours de
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Pen-Boc’h, les musiques de la chapelle, Bolorec, et même, quoiqu’il ne voulût point se l’avouer, les soirées, délicieuses, à la fenêtre du dortoir, quand le Père de Kern lui récitait des vers et lui parlait des œuvres immortelles. Il rêva ainsi jusqu’au soir, tantôt résigné, tantôt révolté ; un moment bien décidé à exiger du Père Recteur des explications ; et, la minute d’après, se disant : « À quoi bon ! Il vaut mieux que je parte. Ce sera huit mauvais jours à passer. Et je serai peutêtre très heureux, loin d’ici. » Lorsque le frère vint lui apporter son repas, il le trouva sur son lit, étendu, les yeux perdus dans le vague d’une songerie. – Comment ! monsieur Sébastien Roch !… s’exclama-t-il… Sur votre lit ?… Et moi qui comptais vous surprendre en prières !… Ah !… ah !… ah !… Ce n’est pas M. Juste Durand qui se fût étendu sur son lit, le cher enfant ! Et je parie que vous n’avez pas de chapelet ? – Non, mon frère, je n’en ai pas. – Pas de chapelet !… pas de chapelet !… Et moi qui vous apporte une poire, monsieur Sébastien Roch, une poire cueillie à l’arbre des Révérends Pères ?… Pas de chapelet !… Oh grand saint Labre !… Et comment voulez-vous avoir le cœur tranquille ?… Je vais vous prêter le mien… J’en ai douze ! – Je veux bien, mon frère… seulement vous me direz où est Bolorec… – M. Bolorec ?… Mais je ne sais pas !… M. Bolorec est où il est, vous êtes où vous êtes, je suis où je suis, et le bon Dieu est partout… Voilà ce que je sais, monsieur Sébastien Roch. Et Sébastien, se levant de son lit, brusquement interrogea :
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– Voyons, mon frère, dites-moi pourquoi l’on me renvoie ? – Pourquoi l’on vous… s’écria le frère, qui joignit les mains… Ah ! grand saint François-Xavier !… mais je ne sais pas si l’on vous renvoie ! Je ne sais rien, moi ! Et comment voulezvous qu’un frère, c’est-à-dire une créature moins importante qu’un rat, qu’un asticot, qu’une anémone de mer, sache quelque chose ?… Ce n’est pas M. Juste Durand qui m’eût adressé de pareilles questions, le cher enfant ! Dans cette claustration, dans ce silence, dans cette laideur des choses, ces quatre jours furent pénibles à Sébastien. Le matin, il entendait la messe, dans une petite chapelle solitaire. L’après-midi, au moment des classes, durant une heure, il se promenait au jardin ou dans le parc, conduit par le frère, onctueux, bavard, mais inflexible dans sa consigne. Il ne tentait plus de l’interroger, comprenant que c’était inutile, et restait silencieux, marchant à côté de ce gros bonhomme vite essoufflé qui, pour reprendre haleine, s’arrêtait tous les cent pas. – Tenez, monsieur Sébastien Roch ! disait-il, regardez quel beau poirier, et quelles poires !… Cette année, personne n’a de fruit… Il n’y a qu’ici… Le bon Dieu protège nos arbres… Le bon Dieu est bon, allez ! Ah ! qu’il est bon ! Dans le parc, devant les statues de la Vierge, les autels rustiques, les grottes ornées d’images pieuses, le frère, haletant, commandait. – Allons !… Une petite prière, monsieur Sébastien Roch ! Et ils s’agenouillaient, le frère faisant de grands signes de croix, Sébastien les yeux perdus au loin, aspirant l’odeur des feuillages, écoutant les bruits. Entre les troncs, entre les feuilles, par-delà les terrasses, dans l’éloignement, s’étendait la façade du collège, muette et grise, sommée du mensonge de sa croix.
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Jamais ils ne croisaient aucun être vivant. Dès qu’au tournant d’une allée, ils apercevaient la silhouette d’un Père, ils rebroussaient chemin ou s’enfonçaient dans une sente. Sébastien crut reconnaître, une fois, le Père de Marel ; une autre fois, il s’imagina voir Bolorec qui passait, accompagné d’un frère, comme lui. – Mais non !… mais non !… Ce n’est pas ça ! protestait le frère… ça n’est rien du tout… Et que voulez-vous que ce soit, monsieur Sébastien Roch ? Le reste de la journée, enfermé dans sa chambre, il employait les heures interminables à rêver, à se désoler, à regarder les nuages fuir au-dessus des toits. Trop inquiet, trop préoccupé, pour s’astreindre à une besogne calme, il ne lisait aucun des livres qu’on lui avait apportés, et ne cherchait pas à se distraire par un travail quelconque. Au moment des récréations, il s’accoudait à l’appui de la fenêtre ouverte, et il écoutait le bruit lointain des cours, ce bourdonnement familier et confus qui, seul, lui révélait qu’il y eût, là, près de lui, de la vie, du mouvement. Et son esprit retournait là-bas. À travers les murs, il revoyait les cours égayées de mille jeux, les figures animées, les gestes souples de ses camarades, les Pères sous les ormes, les batailles, les rires. Et c’était Le Toulic, appuyé contre la barrière, avec son teint de phtisique, et son dos voûté, le front déjà ridé comme un vieillard, apprenant ses leçons, têtu, opiniâtre, luttant de toute sa volonté contre la lenteur de son intelligence et les rébellions obstinées de sa mémoire. Et c’était Guy de Kerdaniel, entouré de sa bande, insolent, persécuteur ; et c’était Kerral, sautillant, en quête d’un malheureux à consoler. Et c’était encore, la place vide aujourd’hui, leur place à Bolorec et à lui, sur les marches des arcades, où les moineaux s’inquiétaient de ne plus les voir et de ne plus écouter leurs chansons, toutes choses, tous visages qui allaient s’effacer, disparaître pour toujours. Que pensaient-ils de lui ? que se disaient-ils entre eux, de cette brusque, imprévue séparation ? Rien sans doute. Un enfant ar-
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rive : on lui jette des pierres, on le couvre d’insultes. Un enfant s’en va et c’est fini. À un autre ! Ce qui l’étonnait, c’est que le Père de Kern ne fût point venu le visiter. Il lui semblait qu’il l’aurait dû, au moins qu’il aurait dû s’enquérir de sa détresse, lui prouver que tous les sentiments de pitié n’étaient pas morts en son cœur. – Le Père de Kern ne vous a pas parlé de moi ? demandaitil au frère, chaque fois que celui-ci entrait en sa chambre. – Et comment voulez-vous que le Révérend Père me parle de vous ?… Je ne suis rien, moi. Un lion, monsieur Sébastien Roch, ne parle pas à un ver de terre. Cela lui causait une véritable affliction, à laquelle se mêlait du dépit, le dépit de n’être rien dans la vie de cet homme, pas même un remords. Livré à soi-même, la plupart du temps, assis ou couché sur son lit, le corps inactif, il se défendait mal aussi contre les tentations qui revenaient plus nombreuses, plus précises chaque jour, contre la folie déchaînée des images impures qui l’assaillaient, enflammant son cerveau, fouettant sa chair, le poussant à de honteuses rechutes, immédiatement suivies de dégoûts, de prostrations où son âme sombrait comme dans la mort. Il dormait ensuite d’un sommeil agité, douloureux, coupé de cauchemars, de suffocations ; et ses réveils étaient affreux, comme s’il sortait de la lourde, de l’épouvantable nuit d’un suicide. Le quatrième jour, au matin, il dit au frère qui le ramenait de la messe : – Savez-vous si mon père est arrivé ?
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– Et que voulez-vous que je le sache, monsieur Sébastien Roch ? C’est vrai. La réponse était prévue. Cependant il s’irrita. Il en avait assez de cette incertitude, de cette solitude, de cette terreur de toutes les minutes, d’entendre la porte s’ouvrir et de voir soudain apparaître son père, furieux, menaçant. Il voulait sentir quelqu’un, là, près de lui, parler à quelqu’un. Il pensa au Père de Marel, le moins sévère, le plus souriant de tous les Pères, et d’un ton bref, il commanda : – Je veux parler au Père de Marel… Allez prévenir le Père de Marel que je veux lui parler, tout de suite ! – Mais ça ne se fait pas comme ça, monsieur Sébastien Roch !… Lui parler ! Tout de suite ? Oh ! grand saint Ignace !… D’abord il faut que vous adressiez, par mon entremise, une demande motivée au Très Révérend Père Recteur… Le Très Révérend Père Recteur, dans sa sagesse, statuera sur l’opportunité de votre demande, et… Mais Sébastien l’interrompit, colère, trépignant sur le plancher. – Je veux !… Je veux !… Je veux !… Le frère ne se démonta pas, prépara lentement une feuille de papier, et, très humble, très formaliste, il dicta à l’enfant une demande qu’il alla immédiatement porter au Père Recteur. Une heure après, le Père de Marel entrait chez Sébastien. – Ah ! malheureux enfant ! soupira-t-il… Malheureux enfant ! Sa figure était triste, et non sévère. Et sous le masque de tristesse, elle conservait une bienveillance extrême. Il répéta :
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– Ah ! malheureux enfant ! Puis il se tut, et s’assit en poussant un gémissement. Sébastien ne savait plus que dire. Il avait voulu voir le Père, il avait voulu se décharger en lui de tout ce que son cœur avait de trop pesant, et il ne trouvait plus un mot. La bouche glacée, stupide, il baissait la tête. Le Père gémit encore, en chassant quelques grains de poussière sur la table : « Est-il possible ? » et se tut de nouveau. Après un silence embarrassant, il interrogea : – C’est ce Bolorec, n’est-ce pas ? Comme Sébastien ne répondait point : – C’est ce Bolorec, réitéra-t-il, ce Bolorec qui vous a entraîné, qui vous a perverti ?… Parbleu ! c’est bien évident. Sur une dénégation de l’enfant, il ajouta vivement : – Ne le défendez pas ! Ce Bolorec est un monstre ! Alors, à l’idée de défendre Bolorec, Sébastien retrouva un peu de courage. Il bredouilla : – Je vous jure, mon Père, je vous jure devant Dieu, que ce n’est pas Bolorec… Bolorec était bon avec moi !… Nous n’avons rien fait, jamais !… Je vous le jure ! – Pourquoi mentir ? reprocha le Père d’une voix attristée. – Mais je ne mens pas, puisque je vous le jure !… puisque je vous dis la vérité.
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– Ta, ta, ta… Vous ne pouvez pas nier qu’on vous ait vus, qu’on vous ait surpris ensemble !… Enfin, voyons, mon enfant, on vous a surpris !… Et tout d’un coup, la lumière se fit dans l’esprit de Sébastien ; à la clarté foudroyante de cette lumière, il comprit tout. Il comprit que le Père de Kern avait inventé une horrible histoire, qu’il les avait dénoncés, Bolorec et lui, lâchement dénoncés, parce qu’il redoutait Sébastien, parce qu’il avait peur qu’un jour, il n’allât crier sa faute. Ce n’était point assez de l’avoir déshonoré, lui, Sébastien ; il voulait aussi déshonorer Bolorec. Ce n’était point assez de l’avoir souillé, lui, Sébastien, dans la nuit ; il voulait que cette souillure apparût au grand jour !… D’abord, il lui fut impossible d’articuler une parole. Sa gorge serrée ne laissait passer que de rauques sifflements ; puis, peu à peu, à force de grimaces musculaires, à force de volonté, les yeux agrandis d’horreur, presque fou, il s’écria : – C’est le Père de Kern qui m’a… Oui, c’est lui, la nuit… dans sa chambre !… C’est lui, lui ! Il m’a pris, il m’a forcé… – Mais, taisez-vous donc, petit malheureux ! ordonna le Père de Marel, devenu très pâle et qui, bondissant de dessus sa chaise, secouait rudement Sébastien par les épaules. Taisezvous donc. – C’est lui… C’est lui… Et je le dirai… et je le dirai à tout le monde ! En phrases courtes, hachées, sursautantes, avec une sincérité qui ne ménageait plus les mots, avec un besoin de se vider d’un seul coup, de ce secret pesant, étouffant, il raconta la séduction, les causeries au dortoir, les poursuites nocturnes, la chambre !… il raconta ses terreurs, ses remords, ses tortures, ses visions ; il raconta le pèlerinage de Sainte-Anne, la conver-
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sation avec Bolorec, ses rechutes solitaires, la salle de musique… Le Père de Marel était atterré. Devant cette confession, il ne pouvait plus douter ; et il marchait, maintenant, dans la chambre, à grands pas, traçant des gestes incohérents, exhalant d’incohérentes exclamations. Quand Sébastien en fut à l’épisode du violon : – Et c’est cette satanée musique ?… clama-t-il… Cette sacrée musique du diable !… Sans ce violon, il ne serait rien arrivé, rien, rien !… Sébastien, ayant fini de conter, répétait : – Et je dirai !… oui, oui !… je le dirai… Je le dirai à mes camarades, je le dirai au Père Recteur. Devant la gravité de cette inattendue et irrécusable révélation, le premier instant de stupeur passé, le Père ne fut pas long à recouvrer ses esprits. Il laissa Sébastien se dépenser en cris, en menaces, en effusions tumultueuses, sachant bien qu’un abattement succéderait vite à cette crise, trop violente pour être durable, et qu’alors, il pourrait le manier à sa guise, en obtenir tout ce qu’il voudrait par le détour capricieux des grands sentiments. Chez cet homme, bon pourtant, dans les ordinaires circonstances de la vie, une pensée dominait, en ce moment, toutes les autres : empêcher la divulgation de ce secret infâme, même au prix d’une injustice flagrante, même au prix de l’holocauste d’un innocent et d’un malheureux. Si petite que fût cette petite créature, de si mince importance que demeurassent, aux yeux du monde, les accusations d’un élève, renvoyé, il en resterait toujours – même l’événement tournant en leur faveur – un doute vilain et préjudiciable à l’orgueilleux renom de la congrégation. Il fallait éviter cela, aujourd’hui surtout que la malignité publique était encore excitée par l’aventure scandaleuse d’un des leurs, surpris en wagon avec la mère d’un élève. Cette impé-
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rieuse nécessité, cette espèce de raison d’État étouffant en lui toute émotion, toute pitié, le rendaient presque complice du Père de Kern. Il le sentait et ne se reprochait rien. Consciemment, il redevenait le Jésuite fourbe, le prêtre implacable, sacrifiant la générosité naturelle de son cœur à l’intérêt supérieur de l’Ordre, immolant à la politique ténébreuse un pauvre être, victime d’un attentat odieux que lui, chaste, il détestait et maudissait. À cette seconde, il éprouvait même, contre l’enfant possesseur d’un tel secret, et qui n’en était pas mort, la haine qu’il eût dû éprouver contre le Père de Kern, seul, et qu’il n’éprouvait point. Bientôt, la colère de Sébastien s’atténua et mollit, les larmes vinrent et, avec les larmes, la détente nerveuse qui, peu à peu, le laissa sans force, sans résistance, le cerveau meurtri, les membres lourds, affaissé comme un paquet inerte, sur sa chaise. Le Père de Marel s’assit près de lui, l’attira doucement, presque sur ses genoux, l’enveloppa de paroles tendres, enfantines et berceuses. Au bout de quelques minutes, le voyant apaisé, engourdi : – Voyons, mon enfant, êtes-vous plus calme maintenant ?… Puis-je vous parler raison ?… Voyons, écoutez-moi… Je suis votre ami, vous le savez… Je vous l’ai prouvé… Rappelezvous votre fuite, le jour de votre arrivée ici… Rappelez-vous nos leçons de musique… nos promenades… Eh bien… Paternellement, il essuya les yeux de l’enfant que les larmes gonflaient et tamponna son visage, à petits coups, avec un mouchoir. – Eh bien… En admettant que ce crime soit vrai… Sur un mouvement de Sébastien, il se hâta d’ajouter, en manière de parenthèse : – Et il l’est… il l’est !…
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Puis il reprit : – En admettant qu’il soit vrai, et il l’est certainement, n’en êtes-vous pas le complice, un peu ? C’est-à-dire pouvez-vous faire qu’il n’ait pas été consommé ? De toutes les façons, mon pauvre enfant, vous devez en subir le châtiment. Comprenezmoi. Le Père de Kern sera puni, oh ! puni avec une sévérité terrible… Je me charge d’avertir le Père Recteur, qui est la justice même. Il sera chassé de cette maison, envoyé dans une mission lointaine. Mais vous ? Réfléchissez… Pensez-vous sincèrement que vous puissiez rester ici ? Pour vous-même, pour nous, qui vous aimons tendrement, non, vous ne le pouvez pas. Ce serait irriter une blessure qu’il faut guérir et guérir vite. Vous allez, dites-vous, révéler le crime à tous, le crier partout ?… Qu’obtiendrez-vous de cette vilaine action, sinon un surcroît de honte ? À ce crime qui doit demeurer secret, et non impuni, vous aurez ajouté un scandale sans aucun bénéfice pour vous. Vous aurez réjoui les ennemis de la religion, désolé les âmes pieuses, compromis une cause sainte et vous vous serez tout à fait déshonoré. Non, non, je connais votre caractère, vous ne ferez pas cela. Certes, je vous plains… Ah ! je vous plains de toute mon âme. Mais je vous dis aussi : « Acceptez courageusement l’épreuve que Dieu vous envoie… » Sébastien essaya de se dégager, et il soupira d’une voix encore tremblante de sanglots : – Dieu !… On me parle toujours de Dieu !… Qu’a-t-il fait pour moi ? Le Père devint solennel et presque prophétique : – Dieu vous donne la douleur, mon enfant ! prononça-t-il d’une voix grave et basse. C’est qu’il a sur vous des desseins impénétrables ; c’est que, peut-être, vous êtes l’élu de quelque
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grande œuvre !… Oh ! ne doutez jamais, même au milieu des plus atroces souffrances, de l’infinie et mystérieuse bonté de Dieu ! Ne la discutez pas ; soumettez-vous… Quelques larmes que vous versiez, de quelque calice d’amertume que vous soyez abreuvé, élevez votre âme, et dites… Et, montrant le ciel de son doigt levé, il récita avec un accent de religieuse inspiration : – In te, Domine, speravi, non confundar in aeternum. Le Père demeura ainsi, plusieurs secondes, le doigt en l’air, le regard planté droit dans celui de Sébastien ; et, tout d’un coup, saisissant ses mains, attendri, chaleureux, presque larmoyant, il supplia : – Promettez-moi de partir sans haine de cette maison ? Promettez-moi d’accomplir noblement ce sacrifice ?… Promettez-moi de garder, toujours, le silence sur cette affreuse chose ? Sébastien n’avait jamais senti autant le mensonge peser sur lui… Mais il était trop brisé par les secousses morales, trop anéanti par les successives émotions pour s’en indigner. Il n’avait plus que du dégoût pour ce Père, le seul, pourtant, en qui, autrefois, il eût cru, le seul en qui il eût trouvé un peu de bonté ; il était écœuré de ces paroles graves qui s’accordaient si mal avec ce visage gras où, malgré tout, sous le masque changeant de la tristesse, de l’émotion, de l’enthousiasme, persistait un reste de bonne humeur insouciante et de jovialité comique, lesquelles, au fond, acceptaient l’infamie. Il répondit : – Je vous le promets ! – Jurez-le-moi, mon enfant, mon cher enfant ?
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Sébastien eut aux lèvres un pli amer. Cependant, il répondit encore, résigné : – Je vous le jure ! Alors, le Père exulta : – C’est bien, cela !… C’est très bien… Hé ! Je savais que vous étiez un brave enfant ! La face redevenue toute joviale, il interrogea : – Voyons ! Avez-vous quelque chose à me demander ? – Non, mon Père, rien… – Que je vous embrasse, au moins, mon enfant !… – Si vous voulez ! Sébastien sentit sur son front le baiser visqueux de ces lèvres, encore barbouillées de mensonges… Il s’arracha, révolté, à cette étreinte qui lui était aussi odieuse que celle du Père de Kern, et il dit : – Maintenant, mon Père, laissez-moi, je vous en prie… je désire être seul. Lorsque la porte se fut refermée derrière le Père, Sébastien respira plus librement, et il s’écria tout haut, dans une révolte suprême de dégoût : – Oh ! oui ! que je parte !… Oh ! quand vais-je partir d’ici ! Le soir, il fut conduit de nouveau chez le Père Recteur. En entrant dans le cabinet, il aperçut son père, debout, très pâle,
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gesticulant. Il était vêtu de sa redingote de cérémonie, tenait à la main son fameux et antique chapeau. Sébastien remarqua qu’à la hauteur des genoux son pantalon noir était maculé de poussière : il avait dû se traîner aux pieds de l’impassible Recteur, l’implorer, le supplier. Cette apparition ne le surprit ni ne l’émut. Depuis quatre jours, il s’était préparé à revoir son père et à subir ses reproches. D’un pas calme, il se dirigea vers lui pour l’embrasser. Mais M. Roch le repoussa d’un geste brutal. – Misérable ! vociféra-t-il. Comment, misérable, tu oses ?… Ne m’approche pas… Tu n’es plus mon fils… Sa colère était grande : ses cheveux gris et son collier de barbe s’en trouvaient hérissés, terriblement. Il bredouillait. Alors, Sébastien regarda le Père Recteur, calme, digne, son beau visage à peine fardé d’une légère émotion de circonstance. « Sait-il ? » se demanda l’enfant. Et il chercha à lire dans ses yeux, dans ces yeux pâles, où ne montait aucun reflet de sa pensée. M. Roch s’était remis à parler, la mâchoire lourde. Il débita, bégayant : – Une dernière fois, mon Révérend Père, une dernière et unique fois, j’ose vous implorer !… Ce n’est pas à cause de ce misérable… Il n’est digne d’aucune pitié !… Non ! Non ! Mais moi !… C’est moi, moi seul que cela frappe !… Et je suis innocent, moi !… j’ai une situation, moi !… Je jouis de l’estime de tout le monde, moi !… Je suis maire, sapristi !… Qu’est-ce que vous voulez que je devienne ? Si près des vacances, que voulezvous que je dise ? – Je vous en prie, monsieur, répondit le Père Recteur… N’insistez pas… Ce m’est une douleur de vous refuser… – Au nom de Jean Roch, mon illustre ancêtre !… supplia l’ancien quincaillier… Au nom de ce martyr qui mourut pour la sainte Cause.
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– Vous me déchirez le cœur, monsieur… Je vous en prie, n’insistez pas… – Eh bien, je vais vous faire une proposition… Je ne vous demande pas de garder Sébastien tout à fait. Qui voudrait d’un pareil misérable ? Mais gardez-le jusqu’aux vacances… Gardezle dans un cachot, au pain et à l’eau, si vous voulez, ça m’est égal… Au moins comme ça, dans mon pays, ça n’aura pas l’air, vous comprenez !… Ma situation n’en souffrira pas… Je ne serai pas obligé de rougir devant tout le monde, ce que j’appelle !… Voyons, Très Révérend Père, je suis disposé aux plus grands sacrifices, quoique ce misérable m’en coûte déjà des mille et des mille… Voyons, je vous paierai sa pension double. Et, sur un geste de protestation du Jésuite, il ajouta vivement : – Je vous paierai ce que vous me demanderez, na ! Déjà il tirait de sa poche sa bourse de cuir, et s’agenouillant, il la tendait au Jésuite dans un geste de supplication frénétique. – Ce que vous voudrez !… Hein, ce que vous voudrez ! Le Père releva M. Roch, et, visiblement choqué de cette scène, il dit d’un ton bref : – Du calme, monsieur, je vous en prie… Abrégeons cette entrevue qui nous fait mal à tous les trois. Alors, M. Roch tourna toute sa colère contre son fils, et le menaçant de son poing tendu : – Misérable !… bandit !… hurla-t-il… Que vais-je faire de toi ? Se saigner aux quatre membres et être récompensé de la sorte ! Ah ! misérable !…
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Il frappa un grand coup sur le bureau ; quelques feuilles de papier tombèrent sur le parquet : – Et d’abord, qui t’a appris ces saletés… Qui ? qui ?… Dismoi qui ?… Mais les bêtes elles-mêmes ne font pas ça !… Un chien… oui un chien… ne fait pas ce que tu as fait !… Tu es pire qu’un chien !… Le Père Recteur eut beaucoup de peine à le calmer. Sébastien souffrit cruellement de l’attitude de son père. Cet égoïsme grossier, cette vulgarité de sentiments, la mise à nu de cette âme, dépouillée de son appareil d’éloquence majestueuse et comique, lui causèrent un invincible dégoût. Ce qui lui restait de respect, ce qui subsistait encore d’affection filiale disparut, en cette minute même, dans la honte. Il comprit qu’il ne pourrait plus l’aimer jamais, et qu’il était tout seul dans la vie. – Votre douleur est légitime, monsieur, dit à M. Roch le Père Recteur en le reconduisant jusqu’à la porte… et je comprends votre colère. Mais, croyez-moi, ménagez un peu cet enfant. Une minute d’égarement n’engage pas l’existence… Il se repent. – Il est bien temps, soupira M. Roch… Et vous croyez que c’est son repentir qui arrangera mes affaires !… et que je pourrai, après un tel scandale, me présenter aux élections du conseil d’arrondissement ! C’est égal… Il prit un ton amer, redressa sa taille courbée… – C’est égal ! j’aurais cru qu’entre gens du même parti… qu’entre honnêtes gens… j’aurais cru qu’on se soutiendrait davantage !
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Ils quittèrent Vannes, le lendemain au petit jour. Pendant le voyage, M. Roch demeura sombre, irrité, la tête pleine de projets terribles et de punitions exemplaires. Sébastien, lui, regarda les champs, les bois, le ciel. Une pensée le préoccupait : « Le Père Recteur savait-il ? Qu’était devenu le Père de Kern ? » Puis, il pensa aussi à Bolorec. Où était-il ? que faisait-il en ce moment même ? Il aurait voulu connaître son pays, Ploërmel, afin de mieux se représenter, de mieux revivre, cet ami, cet unique ami des jours de tristesse, le seul qu’il regrettât. Et il imaginait des landes, des landes pareilles à celles de Sainte-Anne, des landes où des filles dansaient et chantaient : Quand j’aurai quatorze ans. L’arrivée à Pervenchères eut lieu de nuit, ce qui fut une consolation pour M. Roch ! « Pourvu qu’il n’y ait personne à la gare… Quelle figure ferais-je ? » avait-il dit souvent durant la route. Il n’y avait personne. Les rues étaient désertes. Ils purent gagner la maison sans être vus. Sébastien, relégué dans sa chambre, et n’en sortant qu’aux heures des repas, ne put s’habituer tout de suite à ne plus se savoir au collège. Il croyait entendre les bourdonnements de la cour, entendre les chuchotements, les glissements le long des murs. Et quand la mère Cébron entrait, il sursautait. Pourtant, l’horizon n’était plus borné par des murs, des toits, des cheminées ; c’étaient bien ses paysages aimés qu’il avait devant les yeux, les coteaux de Saint-Jacques, lointains, poudrés de cendre bleue, la rivière, invisible dans les verdures de la prairie, dont on suivait la sinuosité charmante, par l’onduleuse ligne des peupliers et des aulnes ; la route où passaient des gens qu’il reconnaissait, des charrettes de chez lui, des bêtes de chez lui ! Mais il avait, en tous ses sens, l’étourdissement du collège, comme, après un voyage en mer, l’on conserve longtemps encore, dans les oreilles, le bruit du vent, comme l’on ressent le mouvement de roulis du bateau. Il vécut ainsi, trois jours, trois
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jours d’engourdissement, sans souffrance, sans joie, sans pensée. Le quatrième jour, au matin, la mère Cébron entra dans sa chambre. Elle revenait du marché, essoufflée et toute rouge, n’avait pas eu le temps de déposer à la cuisine son panier plein de légumes. – Ah ! monsieur Sébastien ! monsieur Sébastien… Je crois bien que votre père est fou. Il déménage, c’est sûr !… faudrait que vous auriez entendu ça… Il était là, sur la place, ameutant les gens, et colère, colère !… Il disait : « Ah ! je le materai, allez !… C’est un misérable !… mais je le materai ! » On n’a point l’habitude de voir monsieur dans ces états-là !… Et dame, ça impressionne… Il disait encore : « Quand je devrais lui rompre les os, il faudra qu’il marche, allez ! » Et il racontait sur vous des horreurs ! des horreurs ! Non, sûr, c’est pas bien de sa part ! Mais, moi, je crois qu’il est fou !… Faut faire attention, monsieur Sébastien ; parce qu’avec les gens fous, on ne sait pas ce qui peut arriver… C’est-il vrai, dites, monsieur Sébastien, qu’on vous a pris, avec un petit gars comme vous, en train de… vous savez bien ? – Non, mère Cébron, ce n’est pas vrai ! – Ah ! je le savais bien, moi… Je vous dis qu’il est fou, monsieur !… Et elle ajouta en haussant les épaules : – Et puis, quand ça serait vrai ! Voilà-t-il pas, mon Dieu, de quoi tant crier. Ah ! dites donc, j’ai rencontré aussi mamz’elle Marguerite. Depuis cinq mois elle a bien grandi ; justement, dimanche dernier, elle a étrenné ses robes longues… C’est une gentille enfant… Elle s’est informée de vous… Ah ! dame ! faut voir… Elle m’a demandé si vous aviez de la barbe… Voyez-vous
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ça ! Non, où ça va-t-il chercher de pareilles idées, des gamines comme ça ?… Pour en revenir à monsieur, je crois bien… non, là, vrai… je crois bien qu’il est fou… Au déjeuner, il parut, en effet, à Sébastien, que son père était plus excité encore que de coutume. Il mangeait avec une rage grondante : ses gestes étaient d’une brusquerie telle qu’il cassa un verre et fendit deux assiettes. Cela l’exaspéra davantage ; et tout à coup : – Ah ça, fit-il, t’imagines-tu que je vais te garder ici, à rien faire, te nourrir à rien faire ?… Dis, t’imagines-tu une pareille absurdité ?… Tu me crois, sans doute, un imbécile ? Sébastien ne répondit pas. – Eh bien, mon garçon, tu te trompes. Demain je t’emmène à Sées, au petit séminaire de Sées… Tu y passeras tes vacances, tu y passeras toute la vie. Il s’anima, et, la bouche pleine de ragoût, il répéta, jurant pour la première fois : – Toute ta vie, nom de Dieu, as-tu entendu ? Sébastien frissonna. Il revit le collège, tout le collège : des murs étouffants, des classes maudites ; il revit des élèves haineux, des maîtres infâmes, le cortège tout entier de ses déceptions, de ses souffrances, de ses hontes. Et bien décidé à ne pas recommencer le supplice de cette existence, au seuil de laquelle, en entrant, il avait vu la mort, au seuil de laquelle, en sortant, il avait trouvé le déshonneur et l’ignominie, il se leva de table, courageux, regarda bien en face son père dont le visage blêmissait, dont la voix s’enrauquait de colère, et il dit d’un ton calme, ferme, définitif :
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– Je n’irai pas ! À ces mots, M. Roch faillit s’étrangler. Ses yeux virèrent, injectés de sang, dans les paupières écarquillées par la fureur. – Qu’est-ce que tu as dit ? Qu’est-ce que tu as osé dire ? Ses paroles sifflaient, sortaient avec peine de la gorge contractée. Sébastien répondit : – Je n’irai pas ! – Quand je devrais t’y traîner par les cheveux, misérable, tu iras ! – Non ! je n’irai pas ! M. Roch perdit le peu de raison qui lui restait. La hideuse brute du meurtre était en lui déchaînée, et hurlait. Hagard, les traits bouleversés, l’écume aux dents, il saisit sur la table un couteau, se rua sur son fils, et, la main levée, sa grosse main dans laquelle brillait l’éclair tournoyant de la lame d’acier, il rugit : – Tu iras… ou bien… Alors, Sébastien s’agenouilla aux pieds de son père. La tête haute, le regard résolu, il présenta toute grande sa poitrine au couteau, et, calme, un peu plus pâle seulement, il articula : – Tue-moi, si tu veux… Je n’irai pas ! Vaincu, dompté par ce regard d’enfant, M. Roch laissa retomber à terre le couteau et il s’enfuit.
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LIVRE DEUXIÈME
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I On était aux premiers jours de juillet 1870. Cette journée-là, le ciel d’abord nuageux et menaçant, au matin, s’était, vers midi, tout à fait rasséréné. Un clair soleil inondait la campagne. Sébastien sortit de chez lui, traversa le bourg et entra au bureau de poste, chez Mme Lecautel. Le bureau était fermé de midi à deux heures. Ordinairement, Mme Lecautel profitait de ce congé quotidien pour se promener un peu, avec sa fille, lorsque le temps était beau. Quelques minutes après, tous les trois, ils descendirent la rue de Paris et gagnèrent les champs. Sébastien avait vingt ans, il avait beaucoup grandi, mais il était resté maigre et pâle. Son dos se voûtait légèrement, sa démarche devenait lente, indolente même ; ses yeux conservaient un bel éclat d’intelligence qui souvent se voilait, s’éteignait dans quelque chose de vitreux. À la franchise ancienne de son regard se mêlaient de la méfiance et une sorte d’inquiétude louche qui mettait comme une pointe de lâcheté dans la douceur triste qu’il répandait autour de lui. Un peu de barbe tardive parsemait son menton et ses joues ; ses lèvres commençaient seulement à changer leur duvet clair en moustaches blondes, d’une blondeur ardente et dorée. À le voir passer, on eût dit qu’il fût las, toujours ; il semblait que ses membres, aux os trop longs, lui fussent pesants à porter et à traîner. Ils s’engagèrent dans un petit chemin encaissé, profond, tout verdoyant qui mène vers les coteaux de Saint-Jacques. Sur les hauts talus, de chaque côté, les trognes de chêne, cachées par les touffes de bourdaines et de viornes, poussaient obliquement – 220 –
leurs branches qui, se rejoignant, faisaient sur le chemin une ombre fraîche, pailletée de soleil. – Eh bien ? dit Mme Lecautel, avez-vous travaillé, un peu, ces jours-ci ? – J’ai voulu semer des fleurs dans le jardin, répondit Sébastien… Des fleurs que m’avait données le père Vincent… Mais mon père me l’a défendu… Vous savez qu’il déteste les fleurs ! Il dit que ça prend de la place et que ça ne sert à rien… Alors, je suis parti dans le bois… et j’ai… rêvé ! – Et c’est tout ?… – Mon Dieu, oui !… J’aurais bien lu, mais je n’ai plus de livres ! – Comme vous devez vous ennuyer ! – Pas trop !… non, pas trop !… je vois, je pense, et le temps passe… Hier, par exemple, toute la journée, j’ai regardé un nid de fourmis… Vous ne pouvez vous imaginer combien c’est beau et mystérieux, du moins pour moi qui ne sais rien… Il y a là une vie extraordinaire, une énorme histoire sociale qu’il serait autrement intéressant d’apprendre que les luttes de la République athénienne… Tenez, c’est encore une des mille choses dont on ne souffle mot dans les collèges. Mme Lecautel prit un ton de reproche naturel : – Tout cela est très joli, mon pauvre Sébastien, mais vous ne pouvez pas continuer cette existence-là… Vous n’êtes plus un enfant, voyons !… Dans le pays où l’on vous aime pourtant, on chuchote, on commence à mal parler de vous, je vous assure… Il faut vous décider à faire quelque chose, croyez-moi…
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– C’est vrai !… soupira Sébastien qui, la tête basse, cheminait, frappant les herbes du talus du bout de son bâton… mais que voulez-vous que je fasse ?… Je n’ai de goût à rien… Et Mme Lecautel gémit : – C’est désolant !… c’est désolant !… Un grand garçon comme vous, si paresseux !… – Je ne suis pas paresseux, je vous jure, protesta Sébastien… Je voudrais bien… Mais quoi ?… Dites-moi quoi, vous ? – Je vous l’ai déjà dit, combien de fois ? Et je vous le répète… Je ne vois pour vous qu’un seul moyen de sortir de la situation où vous vous embourbez de jour en jour… C’est le métier militaire !… Intelligent comme vous l’êtes, vous aurez vite conquis un grade sérieux… Mon mari s’était engagé… À vingtsix ans, il était capitaine ; à quarante-deux ans, général ! Sébastien eut une grimace significative : – Être soldat !… Ah ! Dieu, non !… C’est ce dont j’ai le plus horreur… J’aimerais mieux mendier mon pain sur les grandes routes. Un peu piquée, Mme Lecautel répliqua : – C’est peut-être ce qui vous attend, mon pauvre Sébastien. Ils se turent. Le chemin montait, caillouteux et raide. Mme Lecautel ralentit le pas. Marguerite n’avait pas prononcé une parole. Elle marchait, svelte, souple, mince, tout à fait charmante, dans sa robe très simple de toile écrue, serrée à la taille par un ruban rouge ; et son grand chapeau de paille, orné aussi de rubans rouges, proje-
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tait, sur son visage au teint chaud, une ombre transparente et dorée. Ses yeux étaient restés, jeune fille, ce qu’ils étaient, enfant ; des yeux d’une beauté inquiétante et maladive, pervers et candides, étonnés et chercheurs, étrangement ouverts sur la vie sensuelle, par deux lueurs de braise ardente ; sa bouche s’épanouissait, épaisse, rose, d’un rose de fleur vénéneuse. Ses narines, dilatées, humaient, avec un continuel frémissement, les parfums errant dans la brise, qui va, de branche en branche, de calice en calice, porter l’amour et la vie. De temps en temps, elle se penchait sur le talus et cueillait des fleurs qu’elle piquait ensuite à son corsage, de sa main mi-gantée de mitaines, avec des mouvements qui révélaient la grâce délicate des épaules et l’exquise flexion du buste, où la femme s’accusait à peine. Sébastien craignit d’avoir blessé Mme Lecautel par son mépris du métier militaire ; il chercha à renouer la conversation subitement rompue. – A-t-on des nouvelles, aujourd’hui ?… demanda-t-il… Mon père, suivant son habitude, a pris le journal, et je ne sais rien. – C’est toujours la même chose, répondit Mme Lecautel… On dit cependant que la guerre est inévitable. Mme Lecautel ne croyait pas commettre d’indiscrétion en lisant, chaque matin, avant de les remettre au facteur, les journaux qui lui plaisaient. Aussi était-elle au courant de tout ce qui se passait, particulièrement des affaires militaires, auxquelles elle s’intéressait, par une habitude ancienne, et dont elle n’avait pu se désaffectionner. – Et tenez, Sébastien, poursuivit-elle, si nous avons la guerre, comme c’est probable, car l’honneur national me paraît trop engagé en cette question, n’aurait-il pas mieux valu que vous fussiez soldat, depuis longtemps ?
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– Mais, puisque Sébastien a acheté un homme, mère, s’écria tout à coup Marguerite. – Eh bien, qu’est-ce que cela fait ? Il n’en sera pas moins obligé de partir. – Alors, fit Marguerite, devenue soucieuse, et l’homme qu’il a acheté ? – Il partira aussi. – Comment, tous les deux ?… Mais c’est très injuste, c’est un vol. Gamine, elle menaça en riant sa mère de son ombrelle : – Dis, petite mère, c’est pour lui faire peur, pas ? Et, changeant d’impression : – C’est ça qui doit être beau, la guerre !… Des hommes !… tant d’hommes à cheval, avec des cuirasses !… Et des blessés qu’on soignerait… des blessés tout pâles et très doux… Ah ! je les soignerais bien ! Le chemin aboutissait à une large allée de vieux châtaigniers ; l’allée conduisait à la source de Saint-Jacques qui alimentait d’eau tout Pervenchères. Ils suivirent l’allée, et ils s’arrêtèrent, non loin de la source, sur une sorte de tertre, d’où l’on aperçoit entre les massifs de verdures, le bourg, tassé, éclatant de soleil. Mme Lecautel s’assit sur l’herbe, à l’ombre d’un arbre. Marguerite chercha des fleurs. – Sébastien ! Sébastien… appela-t-elle, aidez-moi à cueillir un bouquet.
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Un champ de blé était là, tout près, qui dardait ses épis et balançait ses pailles, dont le vert se dorait de moires joyeuses. Çà et là, des fleurs l’étoilaient de petites taches bleues et rouges. Marguerite entra dans un sillon, et disparut presque dans l’épaisseur des blés. Son chapeau, seul, fleur énorme et capricieuse, dépassait la pointe mouvante des épis, et son rire, pareil à un chant de bouvreuil, s’égrenait entre les tiges grêles. – Allons ! Sébastien, allons ! Sébastien la rejoignit, et lorsqu’il fut près d’elle, celle-ci le regardant de ses yeux graves, soudain, lui dit brusquement : – Tu viendras, ce soir, là-bas ! bler.
Sa voix était fière, impérieuse, un frisson la faisait trem– Marguerite !… supplia Sébastien, sur le visage de qui apparut une double expression de crainte et d’ennui. – Je veux !… Je veux !… Il faut que je te parle. – Marguerite !… pense donc… si ta mère te surprenait ? insista Sébastien. – Je veux !… Je veux… Tu viendras ? – Eh bien, oui !… Elle se remit à cueillir des fleurs. Son chapeau plongeait dans la mer des épis, reparaissait vibrant au soleil, ainsi qu’une petite barque folle, pomponnée de nœuds rouges. Et sur son passage sillé de rires agiles, les blés remués et froissés faisaient
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des houles. Elle revint, près de sa mère, portant dans ses bras une odorante touffe de fleurs. – Vois, mère, le beau bouquet !… C’est moi qui l’ai cueilli, toute seule… Sébastien n’a rien cueilli, lui. Il ne sait pas !… – Ça ne m’étonne point, dit Mme Lecautel qui, aidée de sa fille, se releva… On ne lui a pas appris cela, au collège, sans doute. Sébastien ne se blessa point de l’ironie de cette phrase. Peut-être même ne l’entendit-il pas ! Sa figure s’était rembrunie ; l’expression d’inquiétude était revenue, éteignant d’une lueur trouble l’éclair franc de ses yeux. Mme Lecautel, un peu lasse, prononça quelques mots indifférents auxquels Sébastien répondit à peine. Ils rentrèrent en silence. Seule, Marguerite chanta, en arrangeant ses fleurs. M. Roch, assis sur un banc, dans son jardin, près du perron, lisait le journal quand Sébastien passa auprès de lui. Machinalement, entendant du bruit, il leva les yeux sur son fils, et les rabaissa aussitôt sur le journal. – Un beau temps ! dit-il. – Oui, un beau temps ! répéta Sébastien. Puis il gravit les quatre marches du perron et alla s’enfermer dans sa chambre.
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II Sébastien, au commencement de l’année 1869, avait entrepris d’écrire, jour par jour, ses impressions, de noter ses idées et les menus événements de sa vie morale. Ces pages volantes, dont nous détachons quelques fragments, montreront, mieux que nous ne saurions le faire, l’état de son esprit, depuis sa rentrée dans la maison paternelle. 2 janvier 1869 Pourquoi j’écris ces pages ? Est-ce par ennui et désœuvrement ? Est-ce pour occuper d’une façon quelconque les heures lentes des journées si lentes, si lourdes à vivre ? Est-ce pour m’essayer dans un art que je trouve beau, et tenter de faire avec la littérature ce que je n’ai pu faire avec la musique d’abord, avec le dessin ensuite ? Est-ce pour m’expliquer mieux ce qu’il y a en moi, pour moi-même, d’inexplicable ? Je n’en sais rien. D’ailleurs, à quoi bon le savoir ? Ces pages, que je commence et que je n’achèverai peut-être jamais, n’ont besoin ni d’une raison, ni d’une excuse, puisque c’est pour moi seul que je les écris. ........................... Après la terrible scène où mon père avait menacé de me tuer, je fus assez tranquille et libre. Quelle impression ma résistance calme et résolue fit-elle sur l’esprit de mon père ? Je ne pourrais le dire exactement. À partir de ce jour, j’observai un changement dans sa manière d’être avec moi. Non seulement la colère, état tout à fait anormal chez lui, disparut, mais il m’épargna désormais l’éloquence de ses reproches et la faconde oratoire de ses conseils. Il me sembla qu’il était gêné vis-à-vis de – 227 –
moi, et que, s’il avait eu un sentiment à manifester, c’eût été celui du respect étonné, une sorte d’admiration ébahie, comme on en a quelquefois devant un trait de force physique. Et il ne fut plus question de me remettre au collège ; il ne fut même plus question de rien. Je le voyais fort peu, du reste, et seulement aux repas où il ne parlait presque jamais. Il avait repris ses habitudes, passait une partie de son temps à la mairie et dans la boutique de son successeur où il se vengeait en conversations exubérantes, en discours interminables, du mutisme obstiné qu’il s’imposait à la maison. Mais son mutisme était encore une éloquence. Quant à moi, libre de mes actions, je demeurai assez longtemps sans oser sortir. Une honte me retenait dans ma chambre ; je ne pouvais me décider à affronter le regard curieux de mes compatriotes. Mes plus longues promenades furent le tour des allées du jardin ; ma seule distraction, le bassin où nageaient les poissons rouges, lesquels étaient devenus blancs. Pourtant, une matinée, je m’enhardis, et il ne m’arriva rien de fâcheux. Tout le monde m’accueillit avec des sourires. Mme Lecautel me reçut affectueusement et Marguerite, en me voyant, s’écria : – Ah ! il n’a pas de barbe !… moi qui aurais tant voulu qu’il eût de la barbe ! Puis elle pleura et, ensuite, se mit à rire. Je trouvai qu’elle était jolie, fantasque et nerveuse comme autrefois. Malgré cela, la robe longue, dont elle était vêtue, une robe lilas, je me rappelle, d’étoffe légère, me causa un tel respect pour sa personne qu’à partir de ce moment, je ne la tutoyai plus. Je m’ennuyai énormément. Peut-être vais-je dire une grosse sottise ? J’attribue à la couleur du papier de ma chambre, mes tristesses, mes dégoûts, mes déséquilibrements d’aujourd’hui. C’est un papier horrible,
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d’un brun sale, d’un brun de sauce brûlée, avec des fleurs qui ne sont pas des fleurs, qui sont quelque chose d’inclassable dans l’ordre des ornementations tapissières, quelque chose d’un jaune terreux, n’évoquant que des idées abjectes et d’ignobles comparaisons. Ce papier m’a toujours obsédé. Je n’ai jamais pu le voir – et je le vois à toutes heures puisque c’est entre les murs tendus de ce papier que je vis – sans en ressentir des impressions d’accablante, d’exaspérante, d’annihilante tristesse. Certes, le collège m’a beaucoup ébranlé, il a été funeste pour moi. Mais si, au sortir du collège, j’avais été transplanté dans un autre milieu que celui-là, ou seulement relégué dans une autre chambre que celle-là, je ne puis m’empêcher de croire que mon esprit, malade de souvenirs guérissables, se fût peut-être guéri, et que je l’eusse peut-être dirigé dans une voie normale et meilleure. Tous les papiers de la maison sont d’un choix pareillement lugubre et déprimant, et mon père en est très fier. Les peintures des portes, des plinthes, de l’escalier, offensent la vue, comme un mauvais exemple, et glacent le cerveau. L’homme, le jeune homme surtout, dont les idées s’éveillent, a positivement besoin d’un peu de joie, de gaieté, du sourire des choses, autour de lui ; il y a des couleurs, des sonorités, des formes, qui sont aussi nécessaires à son développement mental que le pain et la viande le sont à son développement physique. Je ne demande point le luxe des étoffes drapées ni les meubles dorés, ni les escaliers de marbre, je voudrais seulement que les yeux fussent réjouis par des gaies lumières et des formes harmonieuses, afin que l’intelligence se pénétrât de cette gaieté saine et de cette indispensable harmonie. Ici, tous les gens sont tristes, tristes affreusement ; c’est qu’ils vivent entourés de laideurs dans des maisons sombres et crasseuses où rien n’a été ménagé pour l’éducation de leurs sens. Lorsqu’ils ont payé leur pain et leurs habits, enfoui dans des tiroirs cadenassés ce qui leur reste d’argent, il semble qu’ils aient accompli leur tâche sociale. L’embellissement de la vie, c’està-dire l’intellectuel de la vie, n’est pour eux que du superflu, dont il est louable de se priver. Comme si nous ne vivions pas réellement que par le superflu !
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Il fallut me résigner – mais non m’habituer – à l’horreur véritablement persécutrice de ce papier. Il fallut me résigner à bien d’autres désagréments. La maison était fort mal tenue par la mère Cébron, qui était une femme excellente et infiniment malpropre. Ses torchons traînaient partout ; une infecte odeur de graillon montait de la cuisine dans les pièces du premier étage, et incommodait mon odorat, autant que le papier affligeait ma vue. Un jour, je surpris la bonne femme en train de lessiver, dans la cafetière, une paire de bas qu’elle avait portés durant un mois. Ce sont là des détails en apparence insignifiants et vulgaires, et si je les rappelle, c’est que, pendant deux ans, je n’eus réellement conscience de mon moi que par la révolte incessante qu’ils me causèrent et le découragement dégoûté où ils me mirent. Même en dehors de ce papier, et des petits inconvénients journaliers du ménage, le sentiment que j’éprouvai, au milieu de ces meubles grossiers, est assez bas, j’en conviens. Je m’y trouvais dépaysé, j’en avais honte, pour tout dire, comme si j’eusse accoutumé d’habiter de fastueux palais. Le collège, les conversations du collège, avec des camarades riches, m’avaient révélé des élégances que je sentais vivement, et que je souffrais de ne pas posséder. Naturellement, je ne faisais rien que m’ennuyer. Et cette inaction, favorisée par l’influence dépressive du papier brun à fleurs jaunes, sur mes facultés agissantes et pensantes, m’incitait à d’étranges rêveries. Je rêvais au Père de Kern souvent, sans indignation, quelquefois avec complaisance, m’arrêtant sur des souvenirs, dont j’avais le plus rougi, dont j’avais le plus souffert. Peu à peu, me montant la tête, je me livrais à des actes honteux et solitaires, avec une rage inconsciente et bestiale. Je connus ainsi des jours, des semaines entières – car j’ai remarqué que cela me prenait par séries – que je sacrifiai à la plus déraisonnable obscénité ! J’en avais ensuite un redoublement de tristesse, de dégoûts, et des remords violents. Ma vie se passait à satisfaire des désirs furieux, à me repentir de les avoir satisfaits ; et tout cela me fatiguait extrêmement.
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Ce qui m’étonnait, c’était la conduite de mon père à mon égard. Jamais il ne m’adressait une observation, jamais il ne s’enquérait de ce que j’avais fait, où j’étais allé, si j’étais rentré tard. Il semblait que je n’existasse plus pour lui. Le soir, après souper, il dépliait son journal qu’il avait déjà lu deux fois, et se mettait à le relire ; moi, je lui disais bonsoir et je quittais la salle. Et c’était tout. Nous ne nous parlions pas. J’avais du dépit de cette attitude silencieuse et indifférente, une irritation contre lui, un mécontentement contre moi-même. Il est vrai que je ne faisais rien pour qu’elle cessât. S’il recevait quelqu’un à table – ce qui était fort rare – et que ce quelqu’un, par politesse de convive, s’informât de moi, mon père répondait d’une façon évasive, avec une sorte de bienveillance laconique qui me blessait beaucoup. Une fois, on lui demanda : « Eh bien ! qu’est-ce que nous ferons de ce jeune homme ? » Et mon père dit : « N’aura-t-il pas, après moi, de quoi vivre à rien faire ? » Je faillis pleurer. La seule circonstance où mon père crut devoir s’adresser directement à moi, est assez comique. On m’avait donné un jeune chien. Je le ramenais à la maison, triomphant, heureux d’avoir un compagnon, quand mon père, qui se promenait dans le jardin, l’aperçut : – Qu’est-ce que c’est que ça ? me dit-il. – C’est un chien, papa. – Je ne veux pas de chien chez moi. Je n’aime pas les bêtes. De fait, il n’aimait ni les bêtes ni les fleurs. Je dus remporter le chien. Mme Lecautel était la seule personne qui me plût à voir. Elle s’intéressait d’ailleurs à moi, me montrait une affection presque maternelle qui m’était une douceur, et qui me relevait un peu à mes propres yeux. Elle me fit comprendre que je ne pouvais res-
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ter ainsi, en cette dégradante paresse, et m’engagea fort à retourner au collège pour y achever mes études. Mais je m’y refusai avec une telle force, avec de telles terreurs, qu’elle n’insista plus. Alors, il fut convenu que je me destinerais au commerce, et que je ferais mon apprentissage dans le métier de mon père. Cela ne me souriait pas du tout. Cependant, je crus devoir condescendre aux désirs de Mme Lecautel. Je parlai de cette idée à mon père qui, aussitôt, sans un plaisir, sans une objection, me conduisit à son successeur et dit : « Je vous amène un apprenti. » La boutique n’avait pas changé ; elle était toujours peinte en vert ; la devanture offrait le même assemblage d’objets arrangés symétriquement ; c’étaient, à l’intérieur, les mêmes casseroles et les mêmes marmites ; dans le fond, la même porte vitrée, s’ouvrant sur la même arrière-boutique, qui s’ouvrait sur la même cour, fermée des mêmes murs suintants. Le successeur s’appelait François Trincard. C’était un petit homme mielleux, dévot et rasé, ou plutôt mal rasé comme un frère de collège, dont il avait toutes les allures incertaines et méfiantes. Il était marguillier, lui aussi, et fort estimé dans la ville. Il joignait à son métier notoire de quincaillier, celui plus louche et plus lucratif encore de prêteur à la petite semaine. Il les joint toujours. François Trincard me dit : « Ah ! ah ! c’est un bon métier que le commerce ! » et me fit ranger dans la cour de vieilles ferrailles rouillées qu’il avait acquises d’une démolition. Pendant huit jours, je rangeai des ferrailles, aidé parfois par Mme Trincard, une grosse femme aux lèvres gourmandes, aux joues luisantes, qui me regardait, en riant drôlement. Je ne pouvais m’empêcher de penser : « Si mes camarades de Vannes me voyaient ! » Et cette pensée me faisait rougir. Mon père venait régulièrement, chaque jour, à deux heures, dans le magasin. Il s’asseyait, causait de mille choses. Moi, j’allais, je virais autour de lui. Il n’avait pas l’air de me voir, ne s’informait pas de mes progrès dans l’art de ranger les ferrailles. Un jour que « mon patron » s’était absenté, sa femme m’appela dans l’arrière-boutique. Elle m’attira près d’elle, tout près d’elle, et brusquement elle me demanda :
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– Est-ce vrai, mon petit Sébastien, qu’on vous a pris, au collège, avec un petit camarade ? Et comme, stupéfait de cette imprévue question, je rougissais sans répondre : – C’est donc vrai ?… ajouta-t-elle… Mais c’est très mal !… Oh ! la petite canaille ! Je vis son corsage s’enfler comme une houle ; je sentis ses grosses lèvres se coller aux miennes dans un baiser goulu, ce baiser s’accompagner d’un geste auquel je ne pouvais me méprendre. – Laissez-moi ! lui dis-je faiblement. J’aurais bien voulu rester… Pourtant, je ne sais pourquoi je me dégageai de cette étreinte et m’enfuis. C’est ainsi que je quittai le commerce. Mon père ne montra ni étonnement, ni colère. Mme Lecautel me fit de la morale longuement, et, s’acharnant à me trouver une occupation, elle me persuada de « tâter » du notariat, puisque le commerce ne me plaisait pas. Je m’en ouvris à mon père, qui, de même qu’il m’avait conduit chez le quincaillier, me conduisit chez le notaire, en disant : « Je vous amène un clerc. » Le notaire, M. Champier, était un homme très gai, très farceur qui passait presque toutes ses journées sur le pas de sa porte, à siffloter des airs de chansons comiques, et à héler les passants. Il ne faisait jamais rien que de parapher les expéditions, et signer les actes ; et il paraphait et signait en sifflotant. Très souvent il allait à Paris, où, disait-il, il avait des affaires importantes. Quant à son étude, il s’en remettait au premier clerc du soin de la diriger. Il m’accueillit jovialement : « Ah ! ah ! c’est un beau métier que le notariat ! » me dit-il. Et, sifflotant, il m’emmena à l’étude, où, pendant un mois, je copiai les rôles.
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Mme Champier venait assez souvent à l’étude. Petite, sèche et brune, la peau noire et grumeleuse, elle avait de grands yeux humides, l’air malheureux et rêveur. – Vous qui avez une si jolie écriture, monsieur Sébastien ! disait-elle d’une voix suppliante et langoureuse, je voudrais que vous me copiiez ces vers… Et je copiais, sur le petit cahier qu’elle m’apportait, des vers de Mme Tastu et d’Hégésippe Moreau. Lorsqu’elle reprenait mon travail, elle gémissait : – Pauvre jeune homme !… une si belle âme !… et mort si jeune !… Merci, monsieur Sébastien ! Un jour que son mari était allé à Paris, pour ses importantes affaires, Mme Champier me fit appeler. Elle était vêtue d’un peignoir bleu, très lâche et flottant ; une odeur d’eau de toilette s’évaporait dans la chambre. Comme la quincaillière, elle m’attira près d’elle, tout près d’elle et me demanda : – Est-ce vrai, Sébastien, qu’on vous a surpris, au collège, avec un de vos camarades ? Comme je n’avais pas eu le temps de revenir de l’étonnement où me plongeait cette question éternelle : – C’est très mal… soupira-t-elle… très mal… Oh ! le petit vilain ! Et je dus quitter le notariat de la même façon que j’avais quitté le commerce.
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Mme Lecautel, irritée de ma conduite, ne voulut plus s’occuper de moi. Et la vie recommença, lourde, engourdie, sommeillante, atroce, sous l’accablement du papier brun à fleurs jaunes. 3 janvier Et, depuis ce matin, déjà lointain, que s’est-il passé dans ma vie ? Que suis-je devenu ? Où en suis-je arrivé ! En apparence, je suis resté le même, triste, doux et tendre. Je vais, je viens, je sors, je rentre comme autrefois. Pourtant, il s’est accompli en moi des changements notables, et, je le crois bien, des désordres mentaux singulièrement significatifs. Mais, avant de les confesser, je veux dire deux mots de mon père. Je sais maintenant la raison de son attitude vis-à-vis de moi, attitude qui se continua, qui se continue toujours, et qui fait que, vivant sous le même toit, nous voyant tous les jours, nous sommes aussi complètement étrangers, l’un à l’autre, que si nous ne nous étions jamais connus. Et la raison, la voici. J’étais pour mon père une vanité, la promesse d’une élévation sociale, le résumé impersonnel de ses rêves incohérents et de ses ambitions bizarres. Je n’existais pas par moi-même ; c’est lui qui existait ou plutôt réexistait par moi. Il ne m’aimait pas ; il s’aimait en moi. Si étrange que cela paraisse, je suis sûr qu’en m’envoyant au collège, mon père, de bonne foi, s’imagina y aller lui-même ; il s’imagina que c’était lui qui recueillerait le bénéfice d’une éducation qui, dans sa pensée, devait mener aux plus hautes fonctions. Du jour où rien de ce qu’il avait rêvé pour lui, et non pour moi, ne put se réaliser, je redevins ce que j’étais réellement, c’est-à-dire rien. Je n’existai plus du tout. Aujourd’hui, il a pris l’habitude de me voir à des heures à peu près fixes, et il pense que c’est là une chose toute naturelle. Mais je ne suis rien dans sa vie, rien de plus que la borne kilométrique qui est en face de notre maison, rien de plus que le coq dédoré du clocher de l’église, rien de plus que le moindre des objets
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inanimés dont il a l’accoutumance journalière. Évidemment, je tiens moins de place dans ses préoccupations que le cerisier du jardin qui lui donne, chaque année, de rouges et savoureuses cerises. L’avouerai-je ? je ne souffre nullement de cette situation au moins étrange et j’en suis venu à la trouver parfaite et commode, à ne pas la souhaiter autre. Cela m’évite de parler, de jouer avec lui la comédie des sentiments filiaux qui ne sont pas dans mon cœur. Quelquefois, à table, en regardant ce pauvre crâne étroit, ce front lisse, où ne s’accuse aucun modelé, et ces yeux vides, vides de pensée et vides d’amour, je songe mélancoliquement : « Et que pourrions-nous nous dire ? Mieux vaut que cela soit ainsi. » Pourtant, je ne puis me défendre d’un peu de pitié pour lui. Il a été malade, et je me suis ému. J’ai longtemps sommeillé, d’un sommeil abrutissant et turpide. Mon vice, d’abord déchaîné par saccades, s’est ensuite régularisé, comme une fonction normale de mon corps. Puis, j’ai lu, j’ai lu beaucoup, sans ordre, sans choix, sans méthode, j’ai lu toutes sortes de livres, principalement des romans et des vers. Mais ces livres que je me procurais, çà et là, au hasard des emprunts, n’ont pas tardé à ne plus me suffire. Ils renfermaient un vague qui ne me satisfaisait point, et, souvent, un mensonge sentimental et dépravant qui m’irritait. Certes, j’étais, je le suis toujours, sensible à la beauté de la forme, mais, sous la forme, si belle qu’elle fût, je cherchais l’idée substantielle, l’explication de mes inquiétudes, de mes ignorances, de mes révoltes en germe. Je cherchais la raison évidente de la vie, et le pourquoi de la nature. Il me fut impossible d’avoir aucun de ces livres qui doivent exister, cependant ; il me fut également impossible de rencontrer un être, un seul être, en qui je pusse confier ces désirs impérieux de m’instruire et de me connaître. Cette absence d’un compagnon intellectuel est certainement ce qui m’a été le plus pénible et ce qui m’a le plus manqué. D’autant que chaque jour j’apprends à mesurer l’étendue de mon ignorance, par la multiplicité, chaque jour accrue, des mystères qui m’entourent. J’ai beau contempler les bourgeons qui se gonflent à la pointe des
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branches, suivre, des journées entières, le travail des fourmis et des abeilles, qui me dira comment les bourgeons éclatent en feuilles et se transforment en fruits, à quelle loi d’universelle harmonie obéissent les abeilles et les fourmis, ces artistes sublimes ? En réalité, je ne suis guère plus avancé que je l’étais au collège, et mes tourments intérieurs s’accroissent. Insensiblement, presque inconsciemment, un travail sourd, continu, désordonné, s’est fait dans mon esprit, qui m’a amené à réfléchir sur beaucoup de choses, d’ordres différents, sans résultats bien appréciables ; une révolte en est née contre tout ce que j’ai appris, et ce que je vois, qui lutte avec les préjugés de mon éducation. Révolte vaine, hélas ! et stérile. Il arrive souvent que les préjugés sont les plus forts et prévalent sur des idées que je sens généreuses, que je sais justes. Je ne puis, si confuse qu’elle soit encore, me faire une conception morale de l’univers, affranchie de toutes les hypocrisies, de toutes les barbaries religieuse, politique, légale et sociale, sans être aussitôt repris par ces mêmes terreurs religieuses et sociales, inculquées au collège. Si peu de temps que j’y aie passé, si peu souple que je me sois montré, à l’égard de cet enseignement déprimant et servile, par un instinct de justice et de pitié, inné en moi, ces terreurs et cet asservissement m’ont imprégné le cerveau, empoisonné l’âme. Ils m’ont rendu lâche devant l’Idée. Je ne puis même imaginer une forme d’art libre, en dehors de la convention classique, sans me demander en même temps : « N’est-ce pas un péché ? » Enfin, j’ai l’horreur du prêtre, je sens le mensonge de la morale qu’il prêche, le mensonge de ses consolations, le mensonge du Dieu implacable et fou qu’il sert ; je sens que le prêtre n’est là, dans la société, que pour maintenir l’homme dans sa crasse intellectuelle, que pour faire, des multitudes servilisées, un troupeau de brutes imbéciles et couardes ; eh bien, l’empreinte qu’il a laissée sur mon esprit est tellement ineffaçable que, bien des fois, je me suis dit : « Si j’étais mourant, que ferais-je ? » Et, malgré ma raison qui protestait, je me suis répondu : « J’appellerais un prêtre ! »
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Ce matin, je suis allé voir Joseph Larroque, un de mes anciens petits compagnons de l’école. Il se meurt de la poitrine. Déjà, l’année dernière, le terrible mal a emporté sa sœur, plus âgée que lui. Ses parents sont des ouvriers pauvres, dévots et qui vivent des dessertes de l’église. Le père Larroque est frère de Charité, et il ambitionne la place de sacristain. Le curé s’intéresse à lui. Sur ses prières, il a fait entrer Joseph au petit séminaire, puis au grand, où le pauvre garçon n’a pu rester, à cause de sa maladie. Il est revenu au pays, et s’est alité. Je vais lui tenir compagnie quelquefois. Il est couché dans une petite pièce, sombre, malpropre et qui sent mauvais. Il n’a pas conscience de son état et parle toujours de retourner, bientôt, au séminaire. Ses parents se désolent, parce qu’ils se berçaient d’espoirs charmants. Ils avaient arrangé leur vieillesse… le presbytère du fils, une jolie maison avec un grand jardin… la mère aurait tenu la maison, le père aurait tenu le jardin… Et voilà que tout cela leur échappe ! Quoiqu’il fasse très froid, la chambre est sans feu… Maintenant que leur fils est condamné, la mère vend le bois qu’on lui envoie, et le père se grise, le soir, avec les bouteilles de vin de quinquina que le bureau de bienfaisance fait remettre au malade. Aujourd’hui, Joseph est triste, découragé. – Ça ne va pas !… ça ne va pas ! gémit-il… ça me ronge, là, dans le poumon !… Ses yeux sont brûlés de fièvre ; son visage est décharné, affreusement livide ; sa poitrine siffle, brisée par la toux. Dans la pièce voisine, la mère rôde et soupire : – Mais, lui dis-je, ce n’est rien… Tu vas mieux, au contraire. – Non ! non ! répète Joseph… Je suis bien malade, va !… Je suis perdu !… Hier j’ai entendu la mère qui disait que j’étais perdu !…
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Je le réconforte de mon mieux. Et le vicaire, à ce moment, entre. C’est un gros garçon aux emmanchements solides, plein d’une santé canaille et bruyante. – Ah ! Ça ne va pas !… Ça ne va pas !… murmure Joseph au vicaire. Et celui-ci, dans un gros rire : – Farceur !… C’est pour qu’on te plaigne… pour qu’on t’apporte des gâteaux ! – Non ! non !… Je vous assure !… – Laisse-moi donc tranquille !… Dans huit jours, tu seras debout… Et sais-tu ce que nous ferons ?… Eh bien ! Nous irons manger un lapin, chez le curé de Coulonges… Ah !… ah !… La figure du pauvre diable s’illumine soudain… Il ne pense plus à son mal… Et, d’une voix mourante : – Un lapin… Oui, nous mangerons un lapin… – Et nous boirons du Pomard… de son vieux Pomard !… – Oui, oui… de son vieux Pomard !… Il est redevenu gai et plein d’espoir. Tous les deux, Joseph toussant, le vicaire riant, se sont mis ensuite à parler des grosses farces du séminaire. Je suis parti le cœur serré. Ainsi, voilà un jeune homme qui va mourir. Ce n’est pas tout à fait une brute, ni tout à fait un ignorant, puisqu’il a lu des livres, appris des choses, suivi des classes. Il a dû ressentir des émotions, se créer des rêves. Si pauvre, si grossier, si incomplet qu’il soit, il doit avoir un idéal
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quelconque. Il va mourir, et il se désespère de mourir. Et la seule promesse de manger un lapin, lui redonne l’espoir de vivre. Quelle tristesse ! Et ce qui est plus triste encore, c’est que cela devait être ainsi ; c’est que le vivant ne pouvait pas offrir, le mourant ne pouvait pas recevoir une espérance plus efficace et plus adéquate à leurs communes aspirations. Cela m’a troublé, pour toute la journée. Je suis rentré par les rues silencieuses et froides. Le ciel est couvert comme d’une épaisse nappe de plomb. Quelques flocons de neige, obliquement chassés par un vent aigre, volent dans l’air. Les maisons sont fermées ; à peine si j’aperçois, derrière les fenêtres dépolies par le froid, quelques figures abêties et somnolentes. Et une sorte de pitié irritée me vient contre cette humanité, tapie là, dans ses bauges, et soumise par la morale religieuse et la loi civile à l’éternel croupissement de la bête. Y at-il quelque part une jeunesse ardente et réfléchie, une jeunesse qui pense, qui travaille, qui s’affranchisse et nous affranchisse de la lourde, de la criminelle, de l’homicide main du prêtre, si fatale au cerveau humain ? Une jeunesse qui, en face de la morale établie par le prêtre et des lois appliquées par le gendarme, ce complément du prêtre, dise résolument : « Je serai immorale, et je serai révoltée. » Je voudrais le savoir. 4 janvier La neige est tombée, toute la nuit, et couvre la terre. Une paresse m’a retenu au lit assez tard. Je ne voulais pas me lever. Il y a des moments où il me semble que je dormirais des jours, des semaines, des mois, des années. Je me suis levé, cependant, et, ne sachant que faire, j’ai rôdé dans la maison. Mon père est à la mairie. La mère Cébron balaye la salle à manger. Mes yeux, par hasard, se posent sur la photographie de ma mère. Elle a retrouvé, dans notre nouvelle demeure, sa place, sur la chemi-
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née, entre les vases bleus. De plus en plus elle s’efface, et le fond est tout jaune. On ne distingue plus les balustres, les étangs, les montagnes. De l’image même de ma mère, je ne vois que la robe, le mouchoir de dentelles, et les longs repentirs encadrant un visage sans traits et sans ombres. Le reste a presque disparu. Je prends la photographie, et, durant quelques secondes, je la considère sans émotion. Pourtant, brusquement, je demande à la mère Cébron : – Est-ce que mon père n’a rien gardé d’elle ? – Si !… si !… Il y a au grenier une caisse qui est pleine d’effets de madame. – Je voudrais les voir… Venez avec moi, mère Cébron. Nous trouvons la caisse, enfouie sous un tas de haricots, aux cosses sèches, la provision d’hiver… Quatre robes de laine, trois bonnets, un chapeau, quelques chemises… Et c’est tout !… Cela est mangé aux vers, décoloré, pourri. Une âcre odeur de moisi s’exhale de ces minces étoffes en lambeaux, de ces lingeries avariées. En vain, je cherche une forme, une habitude, quelque chose de vivant encore de celle qui fut ma mère, et dont le cœur battit sous ces débris de drap et de toile. Ce ne sont plus que des chiffons qui s’effilochent, se désagrègent, se crèvent, et me restent aux doigts. Alors, j’interroge la mère Cébron : – Elle était bonne, n’est-ce pas ? – Bonne !… bien sûr qu’elle était bonne ! La vieille a dit cela d’un ton qui ne me satisfait pas. J’insiste : – Elle n’a pas dû être toujours heureuse, avec mon père ?
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– Ah ! bien sûr que si qu’elle a été heureuse avec monsieur… Elle en faisait tout ce qu’elle voulait, la chère dame !… Elle le menait quasiment par le bout du nez… Ah ! le pauvre monsieur… Je vous assure qu’il ne pipait pas avec madame… Et puis !… La mère Cébron s’est arrêtée de parler. Elle n’a plus voulu rien dire. Cela m’intrigue. Cet « et puis ! » me paraît plein de choses mystérieuses qui font que, tout d’un coup, je m’intéresse passionnément à ma mère. Mon imagination part, à la suite de cet « et puis ! », dans les hypothèses sans fin. Une idée me prend, atroce, sacrilège et charmante. « Ma mère a peut-être aimé quelqu’un ? Et ce quelqu’un l’a peut-être aimée ? » Et, à mesure que cette idée s’enfonce en moi, j’aime ma mère, je l’aime d’un amour immense, d’un amour encore inconnu, qui me gonfle l’âme. Je ne puis demander aucune explication directe à la mère Cébron ; et je prends des détours pour l’interroger : – Est-ce qu’il venait beaucoup de monde, à la maison, autrefois ? – Il en venait !… il en venait, comme ci comme ça… – Mais, est-ce qu’il ne venait pas quelqu’un plus particulièrement ? – Hé ! Non ! il ne venait personne, plus particulièrement. Mais la vieille Cébron ment. Il venait quelqu’un, et ce quelqu’un aimait ma mère et ma mère l’aimait. Alors, je prends dans la caisse les pauvres loques pourries et je les embrasse, presque furieusement, d’un long, d’un horrible, d’un incestueux baiser. 8 janvier
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J’ai reçu, ce matin, une lettre de Bolorec. Cette lettre est longue, d’une calligraphie heurtée, d’une orthographe bizarre, incohérente et folle, en bien des endroits. Je ne la comprends pas toute, et ce que je ne comprends pas, je le devine. Mais elle m’a fait sursauter le cœur de joie. Bolorec, c’est-à-dire ce qu’il y a de meilleur dans mes souvenirs de collège ! Ce qui, seulement, a survécu à mes désenchantements ! Je le revois, lorsqu’il vint, pour la promenade, prendre place, entre Kerral et moi ! Comme il m’avait été antipathique, d’une antipathie amusée par sa laideur drôle ! Et puis, je l’ai aimé ! Malgré l’absence, malgré le silence, j’ai toujours, pour ce très étrange et peu communicatif ami des heures lourdes, une tendresse infinie, que je subis, sans trop me l’expliquer. Je crois précisément que cette tendresse s’augmente encore de l’énigme indéchiffrée qui est en lui, et qu’elle se fortifie de la crainte véritable qu’il m’inspire. Car, qu’est-il, Bolorec ? En vérité, je n’en sais rien. Combien de fois me suis-je posé cette question ? Combien de fois, aussi, lui ai-je écrit sans qu’il me répondît jamais ? Je m’imaginais qu’il m’avait oublié, et cela me faisait de la peine. Enfin, voici donc une lettre de lui ! Cette lettre je l’ai lue, relue vingt fois, peut-être. Bolorec est à Paris. Comment y est-il venu ? Qu’a-t-il fait depuis notre séparation ? Il ne me le dit pas. Bolorec me parle comme si je l’avais quitté la veille, et que je fusse au courant de sa vie, de sa pensée, de ses projets. Et ce sont à chaque ligne des réticences inintelligibles pour moi, des allusions cachottières à des affaires, à des événements que j’ignore. Ce que j’ai pu démêler d’un peu clair, dans cette lettre, c’est que Bolorec est à Paris, chez un sculpteur, « un pays à lui ». D’après ce qu’il me raconte, il ne sculpte guère, ni le sculpteur non plus. Je crois même qu’ils ne sculptent pas du tout. Dans la journée, ils voient des « chefs », qui se réunissent à l’atelier et préparent la « grande chose ». Le soir, ils vont dans des clubs, où le sculpteur parle « de la grande chose ». Qu’est-ce que c’est que « la grande chose » ? Bolorec ne l’explique point, et se montre enchanté. « Ça marche ; ça marche très bien. »
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Quand le moment sera venu, il m’avertira. Enfin, et c’est là où je m’embrouille tout à fait, on l’avait désigné pour accomplir « une grande chose », qui n’est pas « la grande chose », et qui devait faire avancer beaucoup « la grande chose ». Ça ne s’est pas arrangé, et c’est remis à plus tard. Un détail me frappe, dans sa lettre : presque à chaque ligne j’y trouve le mot Justice. Et ce mot est mieux écrit que les autres, avec des lettres droites, fermes et qui font, au milieu du gribouillage qui les entoure, un effet terrible. Et puis, çà et là, il y a des notes d’une singulière mélancolie. Bolorec n’aime pas Paris. Il regrette sa lande. Mais il faut qu’il reste. Lorsque la « grande chose » sera venue, alors il s’en retournera là-bas, et sera très heureux. Quelquefois, il va sur les fortifications, s’assied dans l’herbe, et rêve au pays. Une matinée, il a vu passer une petite bonne avec un soldat, une fille de chez lui, et il espère qu’elle repassera encore, seule, parce qu’il lui parlera. Elle s’appelle Mathurine Gossec. Malheureusement, elle n’est plus repassée. Quelquefois aussi, le dimanche, dans l’atelier, le sculpteur joue du biniou, et Bolorec chante des rondes bretonnes. Pauvre Bolorec ! Vainement, je cherche dans sa lettre un mot d’amitié pour moi, le désir exprimé de connaître un peu de ma vie. Il n’y a rien de pareil. Cet oubli m’attriste. Mais n’en a-til pas été toujours ainsi ? Et m’en a-t-il moins aimé ? Je n’en sais rien. Longtemps, à travers le fouillis de ces mots, où je retrouve les grimaces de ses lèvres, j’ai évoqué sa physionomie burlesque et chère, parfois si mystérieuse, et qui ne cessa de m’inquiéter. Elle m’apparaît plus inquiétante encore aujourd’hui et grandie par le vague d’un pressentiment douloureux et tragique. À force de regarder ces incompréhensibles pages, où les lettres se pressent, se bousculent, montent, s’entassent l’une contre l’autre, tordues, hérissées de pointes, parmi lesquelles ce mot : Justice ! éclate et claque comme un drapeau, il me semble que je vois Bolorec sur une barricade, dans de la fumée, debout, farouche,
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noir de poudre, les mains sanglantes. Et voilà qu’à la joie si ardemment désirée de tenir quelque chose de Bolorec, succède une inexprimable tristesse. J’éprouve, en ce moment, un double et pénible sentiment : un sentiment de crainte pour l’avenir de mon ami ; un sentiment de honte de mon inutilité et de ma lâcheté… Mais, m’a-t-il réellement aimé ? 8 janvier, minuit Cette lettre de Bolorec me poursuit et me trouble. Chose curieuse, Bolorec est maintenant absent des préoccupations qui me viennent de lui. Par une régression d’égoïsme, c’est moi seul que ces préoccupations englobent et tourmentent. Suis-je vraiment lâche ? Moi aussi, j’ai voulu me dévouer aux autres, non pas à la façon dont je soupçonne que Bolorec se dévoue ; j’ai voulu me dévouer par la pitié et par la raison. Et j’ai compris que c’était absurde et vain. Ici je connais tout le monde, je pénètre chez tout le monde. Si restreinte que soit cette petite ville, elle n’en contient pas moins les éléments de l’organisme social. Je n’y ai jamais vu que des choses désespérantes et qui m’ont écœuré. Au fond, ces gens se détestent et se méprisent. Les bourgeois détestent les ouvriers, les ouvriers détestent les vagabonds ; les vagabonds cherchent plus vagabonds qu’eux pour avoir aussi quelqu’un à détester, à mépriser. Chacun s’acharne à rendre plus irréparable l’exclusivisme homicide des classes, plus étroit l’étroit espace de bagne où ils meuvent leurs chaînes éternelles. Le jour où, si ignorant que je sois, et guidé par ma seule sensitivité, j’ai voulu montrer aux malheureux l’injustice de leurs misères et leurs droits imprescriptibles à la révolte ; le jour où j’ai tenté de diriger leur haine, non plus en bas, mais en haut ; alors ils se sont méfiés, et m’ont tourné le dos, me prenant pour un être dangereux ou pour un fou. Il y a là une force d’inertie, fortifiée par des siècles et des siècles d’atavisme religieux et autoritaire, impossible à vaincre. L’homme n’aurait qu’à étendre les
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bras pour que ses chaînes sautent ; il n’aurait qu’à écarter les genoux pour rompre son boulet ; et ce geste libérateur, il ne le fera pas. Il est amolli, émasculé par le mensonge des grands sentiments ; il est retenu dans son abjection morale et dans sa soumission d’esclave, par le mensonge de la charité. Oh ! la charité que j’ai tant aimée, la charité qui me semblait plus qu’une vertu humaine, la directe et rayonnante émanation de l’immense amour de Dieu, la charité, voilà le secret de l’avilissement des hommes ! Par elle, le gouvernant et le prêtre perpétuent la misère au lieu de la soulager, démoralisant le cœur du misérable au lieu de l’élever. Les imbéciles, ils se croient liés à leurs souffrances par ce bienfait menteur, qui de tous les crimes sociaux est le plus grand et le plus monstrueux, le plus indéracinable aussi. Je leur ai dit : « N’acceptez pas l’aumône, repoussez la charité, et prenez, prenez, car tout vous appartient. » Mais ils ne m’ont pas compris. Faut-il l’avouer ? Ils ne m’intéressent pas autant que je voudrais, parfois, me le persuader. Souvent leur grossièreté me choque et me répugne ; et j’ai, au spectacle de certaines misères, d’invincibles dégoûts. Peut-être n’est-ce qu’une curiosité artiste, et par conséquent féroce qui m’a porté vers eux ? J’ai joui, bien des fois, des accents terribles, des déformations admirables, de la patine splendide que la douleur et la faim mettent sur les visages des pauvres gens. Du reste, je ne me sens plus porté vers l’action, et je n’envisage pas la perspective de mourir pour une idée, sur une barricade ou sur un échafaud, non par peur de mourir, mais par un sentiment bien autrement amer, qui s’empare, de plus en plus, chaque jour de mon esprit : le sentiment de l’inutile. En tout cas, ces idées demeurent chez moi, à l’état spéculatif et intermittent. Elles me hantent, lorsque je suis enfermé dans ma chambre, désœuvré, ou par les temps moroses et les ciels pluvieux, et surtout, pendant les repas, à cause de la présence de mon père, qui est la négation complète de ce que je sens, de ce que je rêve, de ce que je crois aimer. Dehors, sous le soleil, elles s’évaporent comme ces brumes pesantes qui flottent au-dessus des marais. La nature me reprend tout entier et me parle un
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autre langage, le langage du mystère qui est en elle ; de l’amour qui est en moi. Et je l’écoute délicieusement, ce langage supra humain, supra terrestre, et, en l’écoutant, je retrouve les extases anciennes, les virginales, les confuses, les sublimes sensations du petit enfant que j’étais, jadis. Ce sont des moments de félicité suprême, où mon âme, s’arrachant à l’odieuse carcasse de mon corps, s’élance dans l’impalpable, dans l’invisible, dans l’irrévélé, avec toutes les brises qui chantent, avec toutes les formes qui errent dans l’incorruptible étendue du ciel. Oh ! mes projets, mes enthousiasmes ! Oh ! les illuminations de mon cerveau réjoui par la lumière ! Les rafraîchissements de ma volonté retrempée dans les ondes de ce rêve lustral ! Je redeviens la proie charmée des chimères. Je veux embrasser tout cela que je vois ; conquérir tout cela que j’entends. Je serai un poète, un musicien, un savant. Qu’importent les obstacles ? Je les briserai. Qu’importe ma solitude intellectuelle ? Je la peuplerai de tous les Esprits qui sont dans la voix du vent, dans les ombres de la rivière, dans les profondeurs des bois, dans l’haleine des fleurs, dans la magie des lointains. Hélas, ces crises durent peu. Je n’ai de la persévérance en rien de ce qui est beau et bon. Et, lorsque je reviens, mes bras sont davantage lassés d’avoir voulu étreindre l’impalpable, mon âme est dégoûtée davantage d’avoir entrevu l’inaccessible entrée des Joies pures, et des bonheurs sans remords. Je retombe de plus haut, et plus douloureusement, aux obscures hontes de mon inguérissable solitude. La lettre de Bolorec est là, ouverte sur ma table. Je la relis encore. Pauvre Bolorec !… Je l’envie peut-être… Lui, du moins, a une passion qui emplit sa vie. Il attend la « grande chose » qui ne viendra jamais, sans doute ; mais il attend, tandis que moi je n’attends rien, rien, rien ! 10 janvier
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Voilà cinq ans que j’ai quitté le collège. Depuis ce temps, il ne se passe pas de nuits que je n’y rêve. Et ces rêves sont atrocement pénibles. À peine s’ils ont, parfois, un côté fantastique, des déformations de choses et de visages dont l’irréel atténuerait, il me semble, ce que cette presque réalité a de persécuteur. Non, c’est le collège qu’ordinairement je revois à peu près tel qu’il est, avec ses classes, ses cours, ses figures haïes, tout ce que j’y ai enduré et souffert. Le jour, le collège continue sur moi son œuvre sourde, implacable de démoralisation ; la nuit, jusque dans mon sommeil, j’en revis les douleurs. Phénomène singulier, ce rêve ne varie jamais en son obsession… C’est mon père qui entre dans ma chambre. Sa physionomie est grimaçante et sévère. Il a sa redingote de cérémonie et son chapeau de haute forme. – Allons, me dit-il, il est temps. Nous partons. Nous traversons d’affreux pays noirs où des chiens féroces poursuivent de petits paysans. Tout le long de la route, sur les pierres des dolmens, des Jésuites immenses et longs sont penchés qui ricanent, en secouant sur nous leurs soutanes déployées et pareilles à des ailes membraneuses de chauve-souris. Quelques-uns volent au-dessus des flaques d’eau, en tournant sans cesse. Puis, brusquement, c’est le collège, son portail grinçant, son étroite cour ; au fond, la chapelle que domine la croix d’or, et le parloir, à droite, gardé par d’horribles frères accroupis ; et ce sont les couloirs, la façade, les cours de récréation. Je me retourne : mon père n’est plus là. Alors une clameur s’élève des cours. Collégiens, professeurs, frères, tous accourent, menaçants, furieux, brandissant des pelles, des fourches, des bâtons, me jetant dans les jambes de gros livres latins et des pierres. – C’est lui ! C’est lui !
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Le Père Recteur, le Père de Marel, le Père de Kern conduisent la foule cruelle. Et la course commence, ardente, féroce, où tout ce que j’ai connu d’abominable se représente à moi, en aspects terrifiants, et pas sensiblement dénaturé. Je trébuche contre des confessionnaux, me cogne à l’angle des chaires, roule sur des marches d’autel, tombe sur des lits où je suis piétiné, assommé, écartelé. Je me réveille alors, le corps tout en sueur, la poitrine haletante, et je n’ose plus me rendormir. Que n’ai-je point fait pour vaincre ces rêves qui me rendent inoubliable ce que je voudrais tant oublier ? Avant de me coucher, je me suis fatigué le corps et l’esprit ; j’ai marché dans la campagne, comme un fou, ou bien, assis devant une table, j’ai travaillé très tard à ces vaines pages. J’ai tenté d’évoquer d’autres images, des images riantes, et ce que je puis encore avoir de souvenirs heureux et gais ; j’ai tenté d’évoquer des images brûlantes, des luxures, de m’abstraire tout entier, en des représentations obscènes, de l’intolérable hantise de ces rêves. Tout cela est inutile. J’en suis arrivé maintenant à redouter le sommeil, à l’éloigner de moi, autant que possible. J’aime encore mieux supporter l’ennui des lentes heures nocturnes, pourtant si lentes ! si lentes ! La nuit dernière, mon rêve a été autre, et je le note ici, parce que le symbolisme m’en a paru curieux. Nous étions dans la salle du théâtre de Vannes : sur la scène, au milieu, il y avait une sorte de baquet, rempli jusqu’aux bords de papillons frémissants, aux couleurs vives et brillantes. C’étaient des âmes de petits enfants. Le Père Recteur, les manches de sa soutane retroussées, les reins serrés par un tablier de cuisine, plongeait les mains dans le baquet, en retirait des poignées d’âmes charmantes qui palpitaient et poussaient de menus cris plaintifs. Puis, il les déposait en un mortier, les broyait, les pilait, en faisait une pâtée épaisse et rouge qu’il étendait ensuite sur des tartines, et qu’il jetait à des chiens, de gros chiens voraces, dressés sur leurs pattes, autour de lui, et coiffés de barrettes.
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Et que font-ils autre chose ? 24 janvier Aujourd’hui, il est passé, par Pervenchères, un régiment de dragons. C’est un événement considérable, dans un petit pays, que le passage d’une troupe de soldats. On en parle huit jours à l’avance, et chacun se promet des joies que je ne comprends guère, qu’il m’est impossible de partager, mais qui n’en sont pas moins fortes, au cœur grossier des multitudes. Est-ce curieux que le peuple ne vibre qu’à ces deux sentiments : le sentiment religieux, et le sentiment militaire, qui sont les plus grands ennemis de son développement moral ?… Notre maison est sens dessus dessous, et mon père, en sa qualité de premier magistrat de la commune, fort agité. On a préparé une chambre pour le colonel qu’il compte recevoir et héberger ; il a fallu changer les meubles de place, nettoyer l’escalier, astiquer la salle à manger, ratisser les allées du jardin. Depuis le matin, dès l’aube, mon père va de la mairie, où il a dû répartir les billets de logement, contrôler les sacs de pain, à la maison où il surveille le travail de la mère Cébron. Il a sorti de l’armoire le beau service de table, et commandé des provisions de bouche, extraordinairement fastueuses. Moi, j’ai fait comme beaucoup de gens qui n’ont rien à faire, je suis allé à l’entrée du bourg, sur la route de Bellême, attendre le régiment. Il y a là beaucoup de monde. M. Champier pérore dans un groupe et gesticule. Il est venu en voisin, chaussé de pantoufles de tapisserie, et coiffé de sa calotte de velours noir. Il expose : – Moi, ça me réjouit toujours, les militaires… Quand j’entends le tambour ou le clairon… vous me croirez, si vous voulez… eh bien, ça me fait pleurer !… L’armée, ah ! l’armée !… Il n’y a que ça !… Et la Patrie, quelle belle chose !… M. Gambetta et les révolutionnaires auront beau dire et beau faire, la Patrie
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sera toujours la Patrie !… Elle restera une idée… une idée française… éminemment française ! Les autres hochent la tête, approuvant. Ils discutent ensuite pour savoir ce qui leur représente le mieux l’idée de la Patrie. – Moi, c’est la cavalerie ! professe M. Champier… – Moi, c’est l’artillerie !… dit un autre… parce que, sans l’artillerie, vous aurez beau avoir la cavalerie… Un troisième s’exclame : – Et l’infanterie ?… l’infanterie, messieurs… Que diable, le pioupiou, le pioupiou français !… Pendant quelques minutes l’on n’entend plus que ce mot : français qui vibre comme des coups de clairon, sur la bouche molle et couarde de ces affreux bourgeois. Je voudrais bien connaître, là-dessus, l’opinion de mon père. Il doit en avoir plusieurs d’admirables. Quel dommage qu’il ne soit pas là ! Je laisse M. Champier pérorer dans son groupe de patriotes, et je me dirige plus loin sur la route où je ne rencontre que des figures réjouies par l’attente. La matinée est charmante, très douce, d’une douceur printanière. Un pâle soleil crève, par intermittence, les nuages blancs, soyeux, qui couvrent le ciel. Les lointains ont des délicatesses infinies, des puretés, des clartés sourdes de voiles virginaux, enflés de jeunes brises. Sur le bois de pins qui ferme l’horizon, sur le bois de pins d’un bleu paon noyé de nacres fluides, on dirait que courent des lueurs à demi éteintes d’arc-enciel. Et les haies barrent les champs de hachures pourprées, et les champs étendent leurs nappes vertes, d’un vert poudré de
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rose, qui, tantôt, a des consistances translucides de pierres précieuses, et tantôt des vaporisations d’ondes. La foule grossit, poussée là par un même instinct sauvage, car c’est maintenant une foule. Elle me paraît absolument hideuse. Jamais encore, il me semble, je n’ai si bien compris l’irréductible stupidité de ce troupeau humain, l’impuissance de ces êtres passifs à sentir les beautés naturelles. Pour les faire sortir de leurs trous, pour amener sur leurs visages ces épais sourires de brutes ataviques, il leur faut la promesse des spectacles barbares, des plaisirs dégradants qui ne s’adressent qu’à ce qu’il y a de plus bas, de plus esclave en eux. Marguerite est là, elle aussi, conduite par sa bonne. Elle aussi, comme tout le monde, elle manifeste une agitation insolite qui m’offusque. À peine si elle remarque le bonjour que je lui adresse. – L’avant-garde est déjà arrivée depuis longtemps, vous savez, me dit-elle. Et elle grimpe sur le talus, pour voir de plus loin la route. Elle qui, d’habitude, me gêne plutôt par la persistance de ses œillades, m’obsède de ses tendresses muettes ; elle qui, toujours, cherche à se rapprocher de moi, à se frôler à moi, elle ne me regarde plus du tout. J’éprouve quelque dépit, plus que du dépit, de la jalousie. Je lui parle, elle me répond par des mots brefs, ou ne me répond même pas. Et, tout d’un coup, hissée sur la pointe de ses pieds, battant des mains, elle s’écrie : – Les voilà ! les voilà ! En effet, là-bas, sur la route, quelque chose brille et miroite, dans le soleil pâle de cette douce matinée. Cela s’allonge, cela s’avance. Marguerite répète :
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– Les voilà ! les voilà ! Je ne l’ai jamais vue ainsi, impatiente, l’œil enflammé, toute frissonnante de désirs, si ce n’est avec moi et pour moi. Et je m’irrite, contre elle, de n’être pour rien dans cette joie qu’elle montre, dans cette passion qui émane d’elle, et d’où je suis absent. J’en veux à Mme Lecautel de l’avoir laissée venir ici. Il me semble que ce n’est pas sa place. – Ah ! les voilà ! les voilà ! Ils défilent, droits sur les croupes harnachées des chevaux ; ils défilent, pesants, éclatants, splendides, dans un remuement d’armes, dans un entrechoquement d’éclairs. Le sol tremble et gronde. Sous les casques qui étincellent, les figures sont bronzées, les muscles puissants ; les thorax bombent comme des armures, et les crinières s’épandent sur les nuques solides, en torsions noires, sinistres, rappelant le temps des antiques barbaries. Je sens un frisson courir dans mes veines. Un sentiment, plus fort que ma volonté, s’empare de moi, malgré moi, qui n’est ni de l’orgueil, ni de l’admiration, ni un élan quelconque vers l’idée de la patrie ; c’est une sorte d’héroïsme latent et vague, par lequel ce qu’il y a dans mon être de bestial et de sauvage, se réveille au bruit de ces armes ; c’est le retour instantané à la bête de combat, à l’homme des massacres d’où je descends. Et je suis pareil à cette foule que je méprise. Son âme, qui me fait horreur, est en moi, avec ses brutalités, son adoration de la force et du meurtre. Ils défilent toujours. J’observe Marguerite. Elle n’a pas bougé de son talus. Elle est grave, très raide, le corps tendu, comme dans l’attente d’un spasme. Ses narines aspirent l’odeur forte de ces mâles ; et son regard, dévoilé de pudeur, a quelque chose de cruel, de farouche, et de dompté qui véritablement m’effraie. Elle aussi subit la domination de ces épaules carrées, de ces poitrines robustes, de ces visages bruns, de cette rudesse conquérante, de cette force
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qui flamboie dans le soleil ; mais elle la subit par le sexe. J’ai senti remuer en moi, tout à l’heure, des désirs obscurs et mal éteints de destruction : elle, ce sont des désirs obscurs, aussi, et infiniment plus puissants, de création humaine, qui l’agitent, gonflent son corps mince et fragile d’un bouillonnement de vie formidable et sacrée. Un dragon l’a regardée et lui a souri, d’un sourire de brute obscène. Mais elle ne l’a pas vu. Ce n’est pas un homme qu’elle voit et choisit ; ce sont tous ces hommes auxquels elle voudrait se livrer, rudoyée, écrasée, dans un seul embrassement. Je la trouve belle, plus belle, belle d’une beauté presque divine, parce que je viens de comprendre en elle une des lois de la vie, et que, pour la première fois, le rôle de la femme m’apparaît dans sa douloureuse et sublime ardeur créatrice. Comme le mariage, qui soumet aux polissonneries infécondes d’un seul homme l’admirable fécondité du corps de la femme, me semble une chose monstrueuse, un crime de lèsehumanité ! Et comme, en ce moment, j’éprouve de la pitié et du respect pour les malheureuses créatures, honnies, méprisées, qui s’en vont, sur les bornes du chemin et dans les bouges interdits, râler l’amour avec les passants ! Ils ont défilé. La foule les suit. Nous rentrons. Marguerite est silencieuse, un peu lasse, toujours grave. Moi, je retombe vite à d’autres sensations. La conception que je me suis faite de l’amour, dans une lueur de raison ou de folie, je ne sais, n’a pas duré. Je suis revenu, rapidement, aux impressions de luxure. Cela est ainsi. Tout ce que je pense parfois de généreux, il faut que je le ramène, aussitôt, à un salissement, par une pente naturelle et détestée de mon esprit. Toute la journée, je suis resté fort dégoûté et très sombre. Je ne me suis égayé un peu qu’au dîner. Le colonel n’a pas accepté l’hospitalité de M. le maire ; il a préféré descendre à l’hôtel et manger avec ses officiers. Mon père est furieux. Il m’observe de coin, et je suis sûr qu’il m’accuse de cette déconvenue. Lorsque la mère Cébron apporte triomphalement une dinde rôtie,
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énorme, dorée, luisante de graisse, mon père ne peut plus maîtriser sa colère. – Remportez ça ! crie-t-il. – Mais, monsieur… – Remportez ça, je vous dis !… Je crois que si mon père avait cru de sa dignité de parler devant moi, la cavalerie eût passé un mauvais quart d’heure. 25 janvier Je vais, deux ou trois fois par semaine, chez Mme Lecautel. Ces visites sont, pour moi, une distraction et un moyen de rompre ma solitude un peu. Mais je n’y éprouve pas un vrai plaisir. Mme Lecautel n’est pas la femme intelligente que je voudrais qu’elle fût. Elle a infiniment de préjugés bourgeois, infiniment de petitesses d’esprit et de cœur, et elle ne comprend rien au mal qui me ronge. Aussi ne lui en parlé-je pas. Nous parlons de choses indifférentes et quelconques, les seules d’ailleurs dont elle puisse parler. Lorsque je veux émettre une des idées qui me tourmentent, je sens que cela l’effare, et je me tais… Oh ! n’avoir jamais près de soi un être supérieur et, à défaut de cet être rare, un cœur simple et droit, un cœur de bonté et de pitié, à qui vous puissiez vous montrer tel que vous êtes, et qui vibre à ce que vous sentez, à ce que vous pensez, qui redresse vos erreurs, vous encourage et vous dirige !… Ordinairement, la conversation roule sur les bonnes dont Mme Lecautel change tous les mois. La grande idée qui domine sa vie, c’est que, dans quelque temps, « si cela continue », il sera tout à fait impossible de s’en procurer. Là-dessus, elle brode des variations économiques qui n’en finissent plus. Et pendant que Mme Lecautel me raconte ses malheurs domestiques, je pense qu’elle paie ses bonnes douze francs par mois, qu’elle les nourrit à peine, les traite durement,
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militairement, leur demande toutes les soumissions blessantes, toutes les vertus désintéressées, tous les soins savants et délicats des ménagères accomplies, pour douze francs !… Je ne discute pas – à quoi bon ? – et je répète avec elle : « C’est une plaie ! » Une autre de ses grandes idées, c’est que je sois soldat. Elle ne trouve rien d’aussi beau que le métier militaire. Au fond, je crois bien que ce désir de me voir porter la capote n’est qu’un prétexte égoïste à revivre son passé brillant, à rappeler ses petites vanités anciennes, ses honneurs regrettés, les actions d’éclat de son mari. Ah ! son mari ! Ses portraits sont partout, chez elle, en grande, en petite tenue, en capitaine, en colonel, en général. Ils couvrent les murs, envahissent les tables des cheminées, assiègent les meubles. C’est un gros bonhomme de chair vulgaire, le képi sur l’oreille, ou le chapeau en bataille, la poitrine tailladée de croix, un air de casseur et d’affreux butor, avec des moustaches épaisses qui tombent sur une impériale longue et pointue. Il me semble que je l’entends sacrer, tempêter de sa voix éraillée de rogomme et brûlée d’absinthe. Elle le trouve beau, glorieux, admirable. Une fois, elle m’a dit, tout émue, qu’en Algérie, il avait tué, de sa main, de sa propre main, cinq Arabes, et qu’il en avait fait fusiller cinquante autres, d’un seul coup ; et elle a ajouté : – Mon Dieu ! il avait ses défauts, mais c’était un héros ! Une autre fois, elle me dit encore : – Regardez comme Marguerite lui ressemble ? Cela m’a paru d’abord une assimilation inconvenante et déplacée. En observant ces portraits et en les comparant à la jolie, fine, étrange figure de Marguerite, j’ai fini par découvrir une ressemblance, lointaine il est vrai, plutôt morale que physique, mais réelle. Il y a dans ces deux fronts, le front du butor et le front de l’enfant charmant, une obstination pareille ; dans les yeux, oui, dans les yeux, quelque chose de pareillement hagard,
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de pareillement héroïque. On sent que le père a dû se précipiter, tête baissée, dans la bataille et dans le meurtre ; on sent que la fille se précipitera de même dans l’amour. Marguerite ! Quel sentiment ai-je pour elle ? Est-ce de l’amour ? Est-ce de la haine ? Est-ce tout simplement de l’ennui qu’elle me cause ? Je ne le sais pas bien. C’est un peu de tout cela, et ce n’est pas cela. En tout cas, elle m’occupe. Il est, je crois, impossible de rencontrer une jeune fille aussi ignorante. Elle ne sait rien et n’a aucun désir de savoir quelque chose. Mme Lecautel n’a pas voulu mettre sa fille à la pension de SaintDenis, à cause de sa trop fragile santé et des crises nerveuses qui durèrent pendant toute son enfance et menacèrent sa vie. C’est elle qui s’est chargée du soin de son éducation, une éducation forcément intermittente et très incomplète, à laquelle Marguerite s’est montrée toujours rebelle. Devant les impatiences, les colères, les révoltes de sa fille, elle a même dû renoncer tout à fait à ces vagues leçons, dans la crainte de voir les crises reparaître. Il ne semble pas que cela ait été un ennui, ni une déception pour elle. Mme Lecautel ne s’aperçoit plus de ce qui manque à sa fille, et puis, elle a pris l’habitude de la traiter, même bien portante, en enfant malade. Tantôt Marguerite est, en effet, comme un enfant, comme un baby, insignifiante et babillarde ; tantôt elle est pire qu’une femme corrompue ; alors il y a, en ses yeux, des lueurs d’abîme, des lueurs farouches, fauves, profondes, terribles. Parfois elle a des expansions subites, des besoins de tendresses frénétiques ; parfois, des silences sombres, d’où on ne peut la faire sortir. Elle rit et pleure, sans motif apparent. Elle est faite pour l’amour, uniquement pour l’amour. L’amour la possède, comme il ne posséda peut-être jamais une pauvre créature humaine. L’amour circule sous sa peau, brûlant ainsi qu’une fièvre ; il emplit et dilate son regard, saigne autour de sa bouche, rôde sur ses cheveux, incline sa nuque ; il s’exhale de tout son corps, comme un parfum trop violent et délétère à respirer. Il commande chacun de ses gestes, chacune de ses attitudes. Marguerite en est l’esclave douloureuse et suppliciée. Elle
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ne m’embrasse plus comme autrefois, mais je sens ses lèvres prêtes au même baiser. Elle ne me couvre plus de ses caresses ardentes, précipitées, désireuses de la chair du mâle, ainsi qu’elle faisait, gamine ; mais son corps cherche le mien. Quand elle m’approche, elle se livre, toute ; elle a des gestes inconscients, des cambrures de reins, des tensions du ventre qui la dévêtent, et me la montrent en sa nudité pâmée. Dès que j’arrive, elle s’anime ; ses prunelles s’allument, ses joues se colorent aux pommettes d’un sang plus vif, s’estompent aux paupières d’un cerne d’ombre ; un besoin de mouvement l’agite, et la pousse. Elle va, vient, virevolte, et saute, prise d’une joie nerveuse, qui lui met au visage une expression de souffrance. Et ses yeux, obstinément sont fixés sur moi, si hardis, si voraces, qu’ils me font rougir et que je ne puis en supporter l’éclat sombre. Mme Lecautel ne se rend compte de rien. Pour elle, j’imagine, ce sont des fantaisies d’enfant gâtée, qui ne tirent pas à conséquence. Elle lui dit seulement de sa voix placide, ce qu’elle lui disait lorsque Marguerite était toute petite : « Allons, ne t’excite pas ainsi, ma chérie… Sois tranquille. » Souvent, je suis tenté de l’avertir, et je n’ose pas. Je n’ose pas, et puis j’éprouve vraiment des sensations singulières et compliquées. Loin d’elle… ah ! loin d’elle !… j’ai le cœur gonflé d’une ivresse qui doit être l’amour. C’est un trouble physique qui s’empare de tout mon être, un trouble très doux et très fort, comme si la vie faisait irruption en moi. Il n’y a pas un atome de mon corps, pas une parcelle infinitésimale de mon âme qui n’en soient inondés et rafraîchis. En même temps, mes idées s’épurent et grandissent. Sans nul effort, d’un léger coup d’aile de ma pensée désentravée, j’atteins des hauteurs intellectuelles que je n’avais pas connues jusqu’ici. Il me semble que je suis le dépositaire de formes sacrées qui s’achèvent et se parfont en moi ; que toute l’humanité, qui n’est pas venue encore, s’agite en Marguerite et en moi, et qu’il ne faudrait qu’un choc de nos
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deux lèvres, qu’une fusion de nos deux poitrines, pour qu’elle jaillît, de nous, superbe de création, triomphante de vie. En ces moments d’exaltation, je sors, je marche, très longtemps, dans la campagne. Mes tristesses ont disparu ; tout me semble plus beau, d’une beauté surhumaine, d’une surnaturelle splendeur. Je parle aux arbres fraternels ; je chante des cantiques de joie nuptiale, aux fleurs, mes sœurs charmées. J’ai reconquis ma pureté. La force, l’espoir circulent dans mes veines, en ondes régénératrices et puissantes. Près d’elle… ah ! près d’elle… je me sens glacé. Je la vois et mon enthousiasme s’est évanoui ; je la vois et mon cœur s’est aussitôt gonflé et refermé ; il est vide, vide de tout ce qu’il contenait de fort, de généreux, de réchauffant. Souvent même, sa seule présence – sa présence délicieuse – m’irrite. Je ne puis supporter qu’elle rôde autour de moi, qu’elle s’approche de moi. Son contact m’est presque un supplice ; un simple frôlement de sa jupe sur mes jambes me cause, à l’épiderme, une révolte. Je fuis sa main, je fuis son haleine, je fuis son regard embrasé d’amour. Deux fois, à la dérobée, elle a saisi ma main et l’a serrée : je l’aurais battue ! C’est, en moi, pour elle, un mélange de pitié et de répulsion, quand elle est là, près de moi ! Et, lorsque je les vois, toutes les deux, côte à côte, la fille si jolie, si pleine d’ardente jeunesse, si désirable, et la mère, déjà vieille, dont la peau se ride, dont le corps se déforme, dont les cheveux blanchissent, c’est à cette dernière que, bien des fois, par une criminelle perversité, par une inexplicable folie de mes sens, sont allés mes désirs et se sont adressées mes luxures. Sa main qui, déjà, se noue aux articulations, sa taille épaissie, ses hanches écrasées me tentent ; je me sens grisé, en quelque sorte, odieusement grisé, à la vue de ces pauvres chairs ruinées, écroulées, couturées de plis vénérables et maternels ! Un jour que sa fille n’était pas là, espérant peut-être amener entre nous l’impossible réalisation de ces rêves ignobles, lâchement, sournoisement, je dis à Mme Lecautel :
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– Il ne faut plus que je vienne si souvent chez vous. Cela me fait beaucoup de peine… mais il ne faut plus. – Et pourquoi, mon enfant ? me demanda-t-elle, surprise. – Parce que, fis-je, jouant la comédie de l’embarras et de la pudeur… parce que, dans le pays, on jase… on dit que je suis… que vous êtes… enfin on dit… Et comme je m’étais arrêté cherchant mes mots : – On dit quoi ? interrogea, très intriguée, Mme Lecautel. Lâchement, sournoisement, je ne craignis pas de proférer, en dirigeant sur elle un œil oblique et cruel, ces mots : – On dit que vous êtes… ma maîtresse ! – Taisez-vous !… quelle infamie ! Ah ! le regard qu’elle me jeta ! Je ne l’oublierai jamais, ce regard de révolte, de pudeur outragée… Oui, ce regard d’honnête femme où cependant, je vis – et cela me brisa le cœur, et je l’adorai, depuis, comme une sainte, à cause de ce regard – où je vis une tristesse flattée, un regret peut-être, certainement une furtive lueur d’amour ! Que je l’ai aimée de ce regard, par où m’est apparue, pour la première fois, dans sa mélancolie si poignante, l’infinie et immortelle pitié du cœur de la femme. 2 février Ce matin, j’ai trouvé, dans la cuisine, le journal de mon père, qui traînait par hasard. Je l’ai parcouru et j’ai lu ceci : « On annonce que le R. P. de Kern prêchera le Carême cette année, à
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l’église de la Trinité. Le R. P. de Kern est un des prédicateurs les plus éloquents de la Société de Jésus. On se rappelle le bruit que firent à Marseille, l’année dernière, ses admirables sermons, véritablement inspirés. Aux qualités de dialectique serrée et savante du R. P. Félix, le R. P. de Kern joint un charme de parole, qui fait de chacun de ses sermons un morceau achevé de littérature sacrée et même classique. L’éloquent prédicateur est de grande taille et d’allure essentiellement aristocratique. Son visage respire la plus haute piété. Il y aura foule, à la Trinité. » Quelle ironie ! Le premier moment de surprise passé, je me suis demandé quelle impression cela me causait. Je n’ai pas de haine contre le Père de Kern ; son souvenir ne m’est pas odieux. Certes, il m’a fait du mal, et les traces de ce mal sont profondes en moi. Mais ce mal, devais-je, pouvais-je y échapper ? N’en avais-je pas le germe fatal ? Chose curieuse et qui me trouble. De tous les prêtres que j’ai connus, il est, je crois, celui que je déteste le moins. Je voudrais l’entendre. J’ai encore, dans l’oreille, le son de sa voix, pénétrant et doux. Après tout, il était peut-être sincère, lorsqu’il me disait ces belles choses, dans l’embrasure de cette fenêtre, que je revois, devant le ciel nocturne, que parfois, je regrette. Il s’est peut-être repenti, qui sait ?… Et, peut-être, est-ce de ce repentir que lui viennent ces inspirés accents d’éloquence ! Ma pensée ne s’est pas arrêtée longtemps au Père de Kern. Elle s’attache, tout entière, vers l’impassible visage du Père Recteur, sur ses yeux pâles, sur cette bouche ironique, hautaine et bienveillante, mais d’une bienveillance qui ne pardonne jamais, et qui tue. Savait-il, lorsqu’il me renvoya ?… Il devait savoir… Je vais écrire à Bolorec d’aller à la Trinité entendre le Père de Kern, et me dire comment il est maintenant, et quels sujets il a choisis pour ses sermons.
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25 février Bolorec ne m’a pas écrit, et le journal n’a plus reparlé du Père de Kern. Souvent j’interroge Mme Lecautel qui, par les journaux de la poste, est au courant de tout. Elle ne sait rien non plus… Cela m’ennuie… 10 mai Mon premier rendez-vous avec Marguerite ! Je n’aurais pas cru que cela fût possible ! Hier, en me reconduisant, seule jusqu’à la porte de la rue, elle m’a dit, tout à coup, très vite et très bas : – Ce soir, dix heures, trouve-toi, sur la route, devant l’allée des Rouvraies. J’ai été stupéfait d’abord, et puis j’ai répondu : – Non, Marguerite, c’est impossible… Je ne ferai pas cela… – Si, si, si !… Je veux ! Sa voix montait, impatiente. J’ai eu peur que sa mère ne l’entendît ; j’ai eu peur aussi d’une scène, d’une crise, car elle était très agitée, très nerveuse. – Soit ! ai-je fait. – À dix heures ! Et Marguerite a refermé la porte. Toute la journée, je me demandai si je devais aller à ce rendez-vous ! La laisser seule sur la route : je ne le pouvais pas. Et
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puis, du caractère absolu et fantasque dont je connaissais Marguerite, j’avais à craindre qu’une fois sortie, et ne me voyant point, elle ne s’en vînt chez moi ! Je me promis, d’ailleurs, de lui parler fermement. Pourtant, à mesure que l’heure avançait, l’autre Marguerite, la Marguerite lointaine, faisait place, peu à peu, dans mon rêve, à celle que je venais de quitter. Une appréhension d’elle succédait au dégoût en allé ; une appréhension agréable, l’angoisse d’une attente délicieuse, d’un mystère désiré, qui me rendait bien lentes les heures, et bien éternelles, les minutes. La nuit était sombre, sans lune. Une fraîcheur humide s’évaporait de la terre, et dans l’air des parfums rôdaient. J’étais sur la route, depuis une demi-heure, en avance, ayant eu le temps de m’habituer à l’obscurité, inquiet du moindre bruit, plein d’une anxiété profonde et vague, comme ces masses d’ombre où des frissons d’amour couraient. Car c’étaient, sous le ciel silencieux, des masses d’ombre confuses, et d’errantes silhouettes, parmi lesquelles la route se dessinait un peu plus pâle, la route par où, dans un instant, Marguerite allait venir, ombre furtive elle aussi, et furtive silhouette, perdue dans le mystère nocturne. Je l’entendis, d’abord, sans la voir : un bruit cadencé et rapide, alerte comme la fuite d’une bête dans un fourré ; puis je la vis, toute vague, à peine corporelle, disparaissant et reparaissant ; puis soudain, je la sentis près de moi. Elle était enveloppée d’un châle noir, si noir que son visage brillait presque, ainsi qu’une étoile dans les ténèbres. – Je suis en retard, dit-elle, essoufflée. J’ai cru que mère ne se coucherait pas ce soir. Et, saisissant ma main, elle m’entraîna : – Allons sur le banc, dans l’allée, veux-tu ?
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Lorsque nous fûmes assis, sur le banc, dans l’allée, elle contre moi, frissonnante et réelle, le charme s’était envolé. J’éprouvai un remords violent d’être venu, un ennui d’être là ! Brusquement je retirai ma main de la sienne. – C’est très mal ce que nous faisons là, Marguerite, prononçai-je gravement… Je n’aurais pas dû… Mais elle m’interrompit doucement : – Tais-toi… Ne dis pas ça… Il y avait si longtemps que je le voulais… C’est vrai, tu n’avais pas l’air de comprendre… Sois gentil, ne me gronde pas… Je suis bien heureuse ! Elle soupira : – N’être jamais seuls ensemble ! C’est vrai aussi, cela m’ennuie, tiens !… Je ne puis rien te dire, moi… Et j’ai tant de choses à te dire, tant, tant, tant !… Donne-moi ta main. Elle parlait bas, la tête reposée sur mon épaule, son corps reposé contre le mien qui se glaçait. Et je le sentais frémir ce corps jeune, onduleux et souple, je le sentais haleter, battre, se tordre contre moi ; ma peau s’horripilait ; j’avais sur tout mon épiderme, de la tête aux pieds, comme un agacement nerveux, comme une impression d’intolérable chatouillement ; il me semblait que je subissais le contact d’un animal immonde. J’avais, oui, véritablement, j’avais l’horreur physique de cette chair de femme qui palpitait contre moi. Je ne pensais plus qu’à une chose : la forcer à partir. Je me reculai vivement. – D’abord, fis-je avec dureté, expliquez-moi comment vous avez fait pour quitter la maison, Marguerite. – Oh ! vous… Il me dit vous… Dis-moi tu, tout de suite.
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– Voyons, Marguerite, je vous en prie. – Dis-moi tu… dis-moi tu… Sa voix tremblait, je redoutais une scène de larmes. – Eh bien, comment as-tu fait pour quitter la maison ? Elle se rapprocha de moi et, rieuse, enfantine, en petites phrases désordonnées, elle me raconta que, depuis plus d’un mois, elle huilait, chaque jour, les serrures et les gonds des portes, qu’elle était déjà, plusieurs fois, sortie dans la rue, pour essayer… et que c’était très facile. – Tu comprends, ça ne fait pas de bruit… Je vais nu-pieds… mère dort. Et dans la rue, eh bien ! dans la rue, je marche nupieds aussi, pendant plus de cinquante pas… Et puis après, je mets mes bottines et je cours. Se dégageant et se levant, d’un geste vif elle fit sauter, en l’air, l’une de ses bottines, et posa son pied nu sur ma cuisse. – Tâte mon pied ! fit-elle… Tâte donc ! Il était humide et froid, et couvert de grains de sable. – C’est de la folie ! m’écriai-je. – Ah bien ! j’ai marché dans une flaque !… Qu’est-ce que ça fait ?… Puisque c’est pour te voir… Tâte encore… tu me réchauffes. Je cherchai la bottine, lancée au milieu de l’allée, et je rechaussai Marguerite. Elle se laissait faire, heureuse de livrer quelque chose d’elle à mes soins, qui lui étaient une caresse, et
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babillait d’innocentes paroles. Était-ce l’enfantillage de ce babil qui éloignait de moi toute autre pensée redoutée ? Mon irritation diminuait et se fondait, peu à peu, dans la tristesse et dans la pitié, une pitié profonde pour cette créature si jolie et irresponsable, dont j’entrevoyais l’avenir perdu, la vie sombrée en d’irréparables catastrophes. J’essayai de la raisonner, je lui parlai doucement, avec une tendresse fraternelle. Elle se pelotonnait contre moi, sa main dans la mienne, silencieuse maintenant, les yeux tournés vers le ciel qui, entre les feuilles des trembles de l’allée, se nacrait d’une lueur à chaque minute, plus vive et envahissante, la lueur de la lune encore invisible et cachée par les coteaux de Saint-Jacques. – Si ta mère s’apercevait de ton absence, Marguerite, pense au chagrin que tu lui ferais ! Elle en mourrait peut-être ! Elle t’aime tant, tu le sais bien !… Quand tu étais malade, rappelletoi, comme elle t’a soignée, comme elle était, nuit et jour, penchée sur ton lit, avec l’affreuse torture de te perdre !… C’est qu’elle n’a plus que toi, vois-tu. Non seulement tu es la consolation, mais tu es la raison seule de sa vie… Je suis sûr qu’elle doit se lever, la nuit, pour veiller sur ton sommeil, pour t’entendre respirer et dormir ! Marguerite, tu ne sais pas cela !… Mais quand elle me parle de toi, quelquefois, elle pleure, la pauvre femme… Elle me dit : « Oui, Marguerite va mieux…, mais elle est si drôle parfois… si excitée !… J’ai toujours peur… Et puis, elle ne m’obéit pas ! » Marguerite, ma petite Marguerite, songe à l’affreuse chose que ce serait… Ta mère, en ce moment, trouvant ta chambre vide, et criant, t’appelant, folle de douleur ! Marguerite, il faut rentrer tout de suite, ne pas perdre une seconde, il faut rentrer… M’écoutait-elle ? Il ne me le semblait pas. Elle se berçait de ma voix, mais ma voix ne lui apportait pas les mêmes paroles que celles qui sortaient de ma bouche. Je sentais son corps frissonner, mais d’une émotion qui n’était pas la mienne, ses mains m’étreignaient, mais ces étreintes ne correspondaient pas au
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sentiment d’affectueuse pitié qui, en ce moment, me prenait toute l’âme. – Il faut rentrer, Marguerite, répétai-je… Je te promets que j’irai te voir demain, que nous nous verrons tous les jours… oui, tous les jours, je te le promets… Elle ne m’écoutait pas. Comme si elle sortait d’un rêve que, pas une minute, mes prières n’avaient pu troubler, elle murmura de sa voix lointaine, de sa voix d’enfant : – Devine quelque chose ? – Il faut rentrer, Marguerite, insistai-je d’un ton qui commençait à s’exaspérer. – Devine… je t’en prie !… Devine !… Ah ! tu ne veux pas deviner, vilain !… Eh bien, tu as dit, l’autre jour, que tu n’avais pas de livres, pas ?… Et que ça te faisait de la peine, pas ?… Devine… – Oui, j’ai dit cela, et puis ?… – Et puis, moi, je ne veux pas que tu aies de la peine, et je veux que tu aies des livres !… Tu ne devines pas ?… non ?… Vivement, elle se leva du banc, toute droite, rejeta le châle qui l’enveloppait, et je l’entendis qui fouillait dans la poche de sa robe, par gestes brusques, saccadés, impatients. Bientôt, elle poussa un petit cri de joie, se rassit près de moi, et prenant ma main, elle l’ouvrit toute grande, y déposa des pièces de métal, en disant triomphalement : – Voilà ! tu auras des livres maintenant, beaucoup, beaucoup de livres… Et, moi, je serai bien, bien contente.
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D’abord, je demeurai stupéfait, étourdi, la main étendue, tremblante un peu. Et, dans ma main, les pièces, en s’entrechoquant, faisaient un bruit d’or. Il devait y en avoir cinq ou six, davantage peut-être. Mon regard allait de cette main, où les pièces restaient invisibles, au visage de Marguerite, invisible aussi, dans la nuit. Je n’éprouvais nulle colère, nulle honte ; c’était, en moi, comme une pitié plus douloureuse, qui me poussait à m’agenouiller devant cette enfant dont l’inconscience me paraissait sublime. Je balbutiai : – Où as-tu pris cet argent ? – Je ne l’ai pas pris… Il est à moi. Je l’attirai contre ma poitrine ; et elle m’enlaça le cou de ses deux bras. – Dis-moi la vérité, Marguerite… Tu l’as volé à ta mère ? – Eh bien !… mère et moi, n’est-ce pas la même chose ? Je reglissai l’argent dans les poches de sa robe, et je dis : – L’autre jour, j’ai menti… J’ai des livres… Tu remettras cela où tu l’as pris… Tu me le promets ? Elle était presque défaillante, la taille cambrée, son souffle haletait sur mon visage. – Ah ! pourquoi ? Je la serrai dans mes bras ; je lui donnai, au front, un baiser, où il y avait plus que l’infini de l’amour, l’infini du pardon. – Parce que je le veux !…
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Nous rentrâmes, tous les deux, enlacés l’un à l’autre, ivres et très purs. La lune, qui montait, dans le ciel, au-dessus des coteaux, se mirait dans les larmes de l’enfant. ........................... À partir de ce moment, Sébastien délaisse, peu à peu, son journal. Les dates s’espacent ; les impressions se font plus rares. Ce sont d’ailleurs les mêmes luttes de ses instincts et de son éducation ; les mêmes incomplètes et stériles révoltes, les mêmes troubles cérébraux. Sa personnalité ne se dégage pas des nuages qui obscurcissent ses concepts indéfinis et peureux. Et ses énergies s’amollissent chaque jour davantage. Il n’a plus le courage de poursuivre, au-delà des commencements, un travail intellectuel, une pensée, même un exercice physique. La marche lui devient une fatigue. À peine s’il a fait quelques pas, qu’il s’arrête, pris d’une insurmontable paresse devant le long déroulement des routes, et le recul plus lointain des horizons. Il s’assied sur un talus, le coude dans l’herbe, ou s’étend dans une plaine sur le dos, à l’ombre, et il reste là, des journées entières, sans penser, sans souffrir, mort à tout ce qui l’entoure. Cependant, il note encore, çà et là, brièvement, quelques rendez-vous avec Marguerite. Mais il n’a plus retrouvé les sensations du premier soir. Ces rendez-vous l’énervent et l’ennuient. Le plus souvent, il ne parle pas, et, penchée sur son épaule, Marguerite pleure ; il la laisse pleurer, et il entrevoit avec dégoût, presque avec terreur, le jour où les larmes ne lui suffiront plus et où elle réclamera des baisers. Une fois, Marguerite s’est enhardie jusqu’à la caresse, une caresse brusque, violente, où se sont révélées toutes ses ardeurs comprimées. Sébastien l’a repoussée brutalement et il est parti, la laissant seule, dans la nuit, en proie à une crise nerveuse. Il ne voulait plus revenir, cherchait lâchement à profiter de cet incident, pour cesser tout à fait ces rendez-vous ; et puis, il est revenu, attiré par il ne sait quoi de bon, de tendre, de chaste aussi, qui demeure sous ses dégoûts physiques et qui est fort comme de la pitié. Marguerite, vaincue,
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a recommencé de pleurer ; elle préfère encore ces entrevues tristes, sans jamais une parole d’amour, sans jamais une caresse, à la pensée de perdre Sébastien, de ne plus poser sa tête sur ces épaules chères, de ne plus le sentir près d’elle. Les heures passées ainsi la brisent et la consument. Elle maigrit ; ses yeux se cernent davantage ; elle n’a plus de gaietés emportées comme autrefois. Mais qu’y faire ? Du mois d’août au mois d’octobre, Sébastien est resté dans son lit, en proie à une fièvre typhoïde, dont il a failli mourir. Il note, dans son journal, plus tard, que cette maladie n’a guère altéré les conditions morales de sa vie, et que le délire de la fièvre n’est pas sensiblement plus douloureux que la pensée normale, ni plus fou que les plus ordinaires rêves. Ses cauchemars ont toujours tourné dans le même cercle d’insupportables visions : le collège ! « En réalité, écrit-il, pendant un mois à peu près que dura ce délire, je crus revivre mes années de Vannes, et ce n’était ni plus pénible, ni plus bête, que les années que j’y ai véritablement vécues. » Cependant, un changement s’est opéré dans son existence. Son père l’a soigné avec dévouement pendant la période dangereuse de la maladie, passant les nuits souvent à son chevet, se montrant inquiet, malheureux. La mère Cébron l’a surpris, un matin, qui se désolait, et disait : « Il n’y a plus d’espoir ! » Ensuite, il a veillé sur sa convalescence, avec une affection tendre. Sébastien note : « Maintenant, mon père et moi, nous sortons ensemble quelquefois, bras dessus bras dessous, comme de vieux amis, événement qui semble intriguer beaucoup les gens d’ici, car c’est la première fois, depuis mon retour du collège, que cela nous arrive. Nous ne parlons pas du passé, je crois que mon père l’a oublié, ni de l’avenir : l’avenir, c’est le présent, c’est la longue habitude qu’il a de me voir dans une situation qu’il juge, aujourd’hui, naturelle et qu’il ne peut concevoir autre. Nous ne parlons guère, d’ailleurs, et n’échangeons que fort peu d’idées. Pour mon père, la moindre parole que je prononce est une énigme ou bien une folie. Au fond, je suppose qu’il me craint et que, peut-être, il me respecte.
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Il a des timidités comme s’il était en présence d’un être qu’il trouve dangereux, mais supérieur à lui. Il se surveille davantage avec moi, en ses expressions, et en l’expansion oratoire de ses idées, de peur de dire une sottise. J’ai remarqué que, sous l’emphase qui lui est coutumière malgré tout, ses idées sont infiniment restreintes. Je ne lui en connais que trois, dont il ait un sens exact et précis, et qu’il transpose du monde physique au monde moral. Elles correspondent aux idées de hauteur, de largeur et de prix. C’est là tout son bagage scientifique et sentimental. Lorsque nous sommes dans la campagne, je suis frappé par le peu d’impressions qu’il en reçoit. « Il ne dira jamais d’une chose, par exemple, qu’elle est verte ou bleue, carrée ou pointue, molle ou dure, il dira : « Mais c’est haut, ça ! » ou « mais c’est large, ça ! » ou « ça doit valoir tant ! » Un soir, nous revenions par le soleil couchant, le ciel était splendide, illuminé, embrasé, incendié de lumières rouges, braisillantes, mêlées à des traînées de soufre et de vert pâle, d’un surprenant éclat. Sous le ciel, les coteaux, les champs se tassaient, noyés de tons délicieusement imprévus et féeriques, de vapeurs colorées et mouvantes. Mon père s’arrêta longtemps à contempler le paysage occidental. Je pensais qu’il était ému et j’attendais avec curiosité le résultat de cette émotion insolite. Au bout de quelques minutes, il se tourna vers moi, et me demanda très grave : « Sébastien, dis-moi, crois-tu que les coteaux de Saint-Jacques soient aussi hauts que les coteaux de Rambure ?… Moi je crois qu’ils sont moins hauts ! » Je ne puis me faire à ce genre de conversation. Cela m’irrite. Aussi, de temps en temps, il m’arrive de lui répondre par des monosyllabes secs. Dois-je l’avouer ? Je regrette le temps où nous vivions chacun de notre côté, sans nous parler jamais, et où nous n’étions pas plus étrangers l’un à l’autre que nous ne le sommes, maintenant que nous nous parlons. » Au milieu de tout ce désordre de pensées et de sentiments, entre des impressions de littérature et des essais d’art parfois
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curieux, se mêlent sans cesse des préoccupations sociales. On le voit toujours tiraillé entre l’amour et le dégoût que lui inspirent les misérables, entre la révolte où le poussent ses instincts et ses réflexions et les préjugés bourgeois où le ramène son éducation : « Peut-être la misère est-elle nécessaire à l’équilibre du monde, écrit-il. Peut-être faut-il des pauvres pour nourrir les riches, des faibles pour engraisser les forts, comme il faut des petits oiseaux à l’épervier ?… La misère est peut-être la houille humaine qui fait marcher les chaudières de la vie ?… Quelle terrible chose de ne pas savoir et qu’ils sont cruels ces éternels « peut-être », qui maintiennent mon esprit dans l’ombre étouffante du doute ! » Il écrit encore : « Ce qui m’éloigne des pauvres gens, je crois que c’est une cause purement physiologique : l’extrême et maladive sensibilité de mon odorat. Quand j’étais enfant, je m’évanouissais rien qu’à respirer une fleur de pavot. Aujourd’hui, je vis beaucoup, même mentalement, par l’odorat, et je me fais souvent des opinions de certaines choses par l’odeur qu’elles m’apportent, ou simplement qu’elles évoquent. Jamais, je n’ai pu vaincre la souffrance olfactive que me donnent les odeurs de misère. Je suis comme les chiens qui aboient aux haillons des mendiants. » Et plus loin : « Non ! non ! j’ai beau chercher des raisons et des excuses, la vérité c’est que je suis lâche devant n’importe quel effort. » Le journal de Sébastien se termine au mois de janvier 1870, par cette page laissée inachevée : 18 janvier Aujourd’hui, j’ai tiré au sort, comme on dit, et le sort m’a été défavorable. J’ai amené le numéro 5. Malgré les observations de Mme Lecautel, mon père ne veut pas que je sois soldat. Je ne crois pas, pourtant, qu’il ait des préventions contre le métier militaire : il ne se permettrait pas de rêver une autre organisation sociale, même plus juste, même plus humaine, que celle établie, et qu’il sert sans discuter. Je pense que c’est par vanité
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qu’il en a décidé ainsi. Il lui serait désagréable qu’on puisse dire que le fils de M. Joseph-Hippolyte-Elphège Roch est simple pioupiou, comme tout le monde. Mon père m’a acheté un remplaçant. Je reverrai toujours la figure de ce marchand d’hommes, de ce trafiquant de viande humaine, lorsque mon père et lui discutèrent mon rachat, dans une petite pièce de la mairie. Courtaud, bronzé, musclé, les cheveux noirs et bouclés, l’œil blanc, le nez légèrement crochu, gai d’une gaieté sinistre d’esclavagiste, tels je m’imagine les négriers. Il était coiffé d’un bonnet d’astrakan, chaussé de fortes bottes et son pardessus verdâtre battait les talons crottés de ses bottes. Il avait aux doigts une quantité d’anneaux d’or et de bagues. Ils marchandèrent longtemps, franc à franc, sou à sou, s’animant, s’injuriant, comme s’il se fût agi d’un bétail, et non point d’un homme que je ne connais pas, et que j’aime, d’un pauvre diable qui souffrira pour moi, qui sera tué peut-être pour moi, parce qu’il n’a pas d’argent. Vingt fois, je fus sur le point d’arrêter cet écœurant, ce torturant débat, et de crier : « Je partirai ! » Une lâcheté me retint. Dans un éclair rapide, j’entrevis l’existence horrible de la caserne, la brutalité des chefs, le despotisme barbare de la discipline, cette déchéance de l’homme réduit à l’état de bête fouaillée. Je quittai la salle, honteux de moi, laissant mon père et le négrier discuter cette infamie. Une demi-heure après, mon père me retrouva dans la rue. Il était très rouge, excité, ronchonnait en hochant la tête : – Deux mille quatre cents francs !… Pas un sou de moins !… C’est un vol… un vol ! Toute la journée, Pervenchères a été en rumeur. Des bandes de conscrits, leurs numéros fièrement piqués à la casquette, enrubannés de nœuds flottants et de cocardes tricolores, ont parcouru les rues en chantant des chansons patriotiques. J’avise un petit garçon, fils d’un fermier de mon père, et je lui demande :
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– Pourquoi chantes-tu ? – J’sais pas… j’chante !… – Tu es donc content d’être soldat ?… – Non, bien sûr… J’chante parce que les autres chantent. – Et pourquoi les autres chantent-ils ? – J’sais pas… Parce que c’est l’habitude quand on est conscrit… – Sais-tu bien ce que c’est que la Patrie ? Il me regarde d’un air ahuri. Évidemment, il ne s’est jamais adressé cette question. – Eh bien, mon garçon, la Patrie, c’est deux ou trois bandits qui s’arrogent le droit de faire de toi moins qu’un homme, moins qu’une bête, moins qu’une plante : un numéro. Et vivement, pour donner plus de force à mon argumentation, j’arrache le numéro et en frotte le nez du paysan, et je poursuis : – C’est-à-dire que, pour des combinaisons que tu ignores et qui ne te regardent pas, on t’enlève ton travail, ton amour, ta liberté, ta vie… Comprends-tu ? – P’tête ben !… Mais il ne m’écoute pas et suit, d’un air inquiet, le bout de carton que ma main promène en zigzags, dans l’air, et timidement :
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– Rendez-moi mon numéro, dites, monsieur Sébastien ! – Tu y tiens, alors, à ton numéro ? – Dame !… ben sûr que j’y tiens… Je l’mettrai sur la cheminée, à côté de l’image d’ma première communion. Il le repique à sa casquette, regagne son groupe et se remet à chanter. Je l’ai revu, le soir. Il était ivre et portait un drapeau dont les franges traînaient dans la boue… Ah ! que j’ai quelquefois envié les ivrognes. ...........................
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III Depuis sa maladie, Sébastien, à force d’ingéniosité, avait pu éviter les rendez-vous, le soir, sur les bancs de l’allée des Rouvraies. Il avait d’abord prétexté de sa faiblesse, de sa santé qui ne se rétablissait pas ; puis, du peu de liberté que lui laissait son père, maintenant. Marguerite n’avait pas osé insister devant la première raison ; elle s’offensa de la seconde. Est-ce que sa mère lui laissait de la liberté à elle ? Et ne trouvait-elle pas le moyen de s’échapper de la maison, bravant les dangers, surmontant tous les obstacles ? Bien qu’il fît en sorte de ne jamais rester seul avec elle, Marguerite, avec une merveilleuse adresse, savait profiter d’un éclair de répit, d’une seconde où sa mère tournait la tête pour lancer à Sébastien un mot, le plus souvent de prière, quelquefois de menace. Mais il paraissait ne pas entendre. Elle était surexcitée, fébrile ; un feu sombre dévorait ses deux prunelles qui semblaient s’agrandir encore : « Je ne sais pas ce qu’a Marguerite, soupirait Mme Lecautel… Je la trouve moins bien depuis quelque temps, je la trouve étrange. Mon Dieu, pourvu que cela ne recommence pas ! » Une après-midi qu’elle était demeurée silencieuse, inerte, le front barré de plis durs, un inutile ouvrage de tapisserie sur ses genoux, elle se leva tout d’un coup de sa chaise, pinça au bras Sébastien et le souffleta. Ensuite, criant, trépignant le parquet, elle fondit en larmes. Mme Lecautel emporta sa fille, la coucha, la dorlota : – Marguerite… ma petite Marguerite !… Je t’en prie, ne sois pas comme ça !… Tu me ferais mourir de chagrin. Et, toute la journée, Marguerite ne put dire que ces mots : – Je le déteste !… je le déteste !… je le déteste ! – 276 –
Sébastien eut la pensée de tout avouer, non par remords, non par intérêt pour Marguerite, mais uniquement afin de se délivrer de cette obsession qui lui était un supplice. Il recula, de semaine en semaine, l’instant de cette confidence. Enfin, un jour il se décida, et il dit : – Il faut que je vous avoue une chose grave, Mme Lecautel… une chose qui me tourmente depuis longtemps… – Avouez, mon cher enfant… Eh bien, quelle est donc cette chose grave ? – C’est… c’est… Il s’arrêta, subitement effrayé de ce qu’il allait révéler, et il réfléchit que ce serait odieux de donner une pareille douleur à cette mère. – Ce n’est rien, fit-il… Plus tard ! Mme Lecautel était habituée aux façons de Sébastien ; elle connaissait le décousu de ses sentiments, les soubresauts de ses idées. Elle ne s’étonna pas, se contenta de sourire d’un sourire attristé : – Je vois bien que cette chose grave n’est pas bien grave… Ah ! que vous êtes singulier, mon pauvre Sébastien ! Il espaça ses visites. Mais Marguerite lui écrivit des lettres, d’une écriture déguisée, méconnaissable, des lettres brèves, impératives, auxquelles il ne répondait, lorsqu’il la revoyait, ni par un geste, ni par un coup d’œil complice. Une fois, en le reconduisant, elle lui demanda : – Tu as reçu mes lettres ?… Pourquoi ne me dis-tu rien ?
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Sébastien joua l’étonnement, protesta : – Des lettres ?… Quelles lettres ?… Tu m’as écrit ?… Non, je n’ai pas reçu tes lettres. – Tu mens… – Je t’assure !… Alors, c’est mon père qui les garde… – Ton père ! ton père !… Ça n’est pas vrai ! – Et qui viendra les rapporter à ta mère, tu verras, Marguerite… C’est de la folie pure… – Eh bien, tant mieux… Il viendra… J’aime mieux ça ! Ces lettres, en effet, avaient intrigué M. Roch qui, chaque matin, attendait le facteur sur la route. En les remettant à son fils, il l’observait de coin. – Hé ! hé !… mon gaillard ! faisait-il !… Voilà une lettre, si je ne me trompe… Souvent il ajoutait, d’un air malicieux : – Hier, j’ai rencontré les Champier… Oui !… oui !… Mme Champier m’a parlé de toi !… Hé !… hé !… Mme Champier… Enfin ça la regarde, quoique… Au fond, M. Roch, malgré ses idées de haute moralité, eût été flatté que son fils entretînt des relations secrètes et coupables avec Mme Champier, la bourgeoise la plus élégante et la mieux cotée de Pervenchères.
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Sébastien était inquiet de toutes ces audaces de Marguerite. Il changea de tactique vis-à-vis d’elle et crut l’endormir un peu par de la douceur et des apparences d’amour. Maintenant, il se montrait plus empressé, la regardait d’un regard plus tendre, prenait quelquefois sa main à la dérobée, l’attirait à lui, la serrait contre sa poitrine, dans le couloir, lorsqu’il s’en allait. Marguerite s’abandonnait, émue, vaincue, sans force. Elle disait : – Je te verrai bientôt là-bas, dis ? – Oui !… oui !… bientôt… Demain, je te le dirai demain… – Pense donc !… Il y a si longtemps… Et Sébastien soupirait d’une voix caressante : – Si longtemps ! oh oui !… Elle redevenait plus souple, heureuse, confiante et gaie. Sa mère était contente de revoir les couleurs roses reparaître aux joues de sa fille et les enfantillages drôles ranimer ses joies assoupies. Elle disait à Sébastien : « Dieu merci, je crois que c’est passé !… N’est-ce pas qu’elle va mieux. » Cela dura ainsi pour Marguerite, avec des alternatives de révolte et de soumission, pour Sébastien avec, tour à tour, des angoisses d’amour idéal et de dégoût physique, jusqu’à cette journée de juillet, où tous les deux, ils se trouvèrent face à face, dans le champ de blé, près de la source de Saint-Jacques. Ce jour-là, cette minute-là, au ton impérieux dont avait parlé Marguerite, à la façon brève et sans discussion possible, dont elle avait dit : « Je veux !… Je veux !… Je veux ! » il comprit que, désormais, elle ne se contenterait plus du leurre des promesses sans cesse reculées, ni de l’aumône menteuse de ces caresses dilatoires. Il fallait prendre un définitif parti : ou rompre brutalement une situation inacceptable et lourde de rancœurs ; ou
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recommencer l’existence nocturne et les tristesses du rendezvous, là-bas, sur le mélancolique banc de l’allée des Rouvraies. Par un reste de pitié qui subsistait au fond des sensations, même les plus pénibles, issues de Marguerite, et aussi par une crainte de ce qui pouvait en résulter de fâcheux et de compliqué, il n’avait pas osé assumer la responsabilité d’une rupture. De nouveau, il s’était résigné aux exigences de cette petite créature insatiable et folle. Il était donc rentré chez lui, après la promenade, mécontent, s’accusant de lâcheté, en proie à un immense et tenaillant ennui. Comme il faisait chaque fois qu’il était assailli par des préoccupations insolites ou désagréables, il s’étendit sur son lit, les jambes écartées, les mains croisées sous la nuque. Mais il ne put demeurer longtemps en cette position, qui le calmait d’ordinaire. Un besoin de mouvement l’obligea bien vite à se remettre debout. Pareil à un fauve dans sa cage, il marcha, marcha, tourna, tourna, en son étroite chambre, bousculant les meubles, heurtant les chaises à coups de pied. Soudain, il se rappela que les nuits étaient claires, brillantes de lune, et que c’était l’époque où les couples amoureux et enlacés promenaient leurs ruts dans les champs, à l’orée des bois, sur les routes poussiéreuses et les sentes herbues. Quelque chose de mauvais gronda en lui, et il cria : – Chienne ! chienne ! chienne ! La nuit arriva plus vite qu’il l’eût souhaité. Il lui sembla que les minutes, si lentes toujours, dévoraient les heures. Lorsqu’il se dirigea vers l’allée, la lune, en effet, resplendissait dans un ciel très pur, très pâle, d’une pâleur froide et lactée. De grandes ombres bleues, transversales, balayaient la route, toute blanche ; et les arbres, violents sur la lumière, conservaient des couleurs vertes, d’un vert seulement assombri et criblé de paillettes argentées. Les champs, les coteaux et, dans les champs et sur les coteaux, les maisons éparses, enveloppées d’un léger mystère, avaient presque leur aspect diurne.
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À l’entrée de l’allée, appuyée contre un tremble, Marguerite, en avance, surveillait la route. Elle avait encore sa robe de toile écrue, serrée à la taille par un ruban rouge ; sur la tête et sur les épaules, une sorte de châle, en soie blanche, qui luisait sous la lune. Et les troncs des trembles, nets et blancs, fuyaient comme une barrière haute et blanchie, en une perspective profonde, avec de l’ombre entre eux, de l’ombre transparente et trouée d’astrales clartés. Dès qu’elle aperçut Sébastien, Marguerite courut au-devant de lui, et sans prononcer une parole, l’étreignit, collant son corps contre le sien, exhaussant ses lèvres jusqu’aux siennes. Mais lui se dégagea. – Tout à l’heure !… tout à l’heure !… dit-il. Et, sur un ton de dur reproche : – C’est sans doute pour qu’on te voie mieux que tu as gardé cette robe qu’on aperçoit d’un kilomètre, et ce châle qui brille comme un casque ? – C’est pour arriver plus vite, Sébastien, répondit Marguerite, dont cet accueil brutal avait arrêté, glacé l’élan d’amour… Et qui donc peut nous voir, à cette heure ? – Qui ?… qui ?… Tout le monde, parbleu !… Ne restons pas là !… Ils gagnèrent le banc, sans parler, et s’assirent. Marguerite sentait des larmes monter en elle, des larmes douloureuses, qui ne s’échappaient pas, semblaient obstruer ses veines, sa poitrine, sa gorge, son cerveau, et qui emplissaient ses oreilles d’un bruit d’eau bouillonnante. Pourtant elle eut la force de demander : – Je t’ai fait de la peine, Sébastien ?
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Celui-ci, bourru, répondit : – Ce n’est pas que tu m’aies fait de la peine… Mais enfin, voyons, que veux-tu ? Elle se pencha sur son épaule. – Pourquoi me parles-tu d’un ton méchant ?… Avec cette vilaine voix ?… Ce que je veux ?… Mais c’est toi que je veux… C’est te sentir, te prendre la main, à mon aise, sans personne entre nous deux, qui nous voie et nous dérange… C’est être là, comme nous sommes… Sébastien, mon Sébastien, mon petit Sébastien ! Elle suffoquait, sa voix s’affaiblissait, laissant aux sanglots qui l’oppressaient ses claires sonorités. – Ce que je veux ?… reprit-elle avec effort… Vois-tu, cela me brûle de ne pas t’avoir, cela m’étouffe. La nuit, je ne dors plus… Je deviens folle, folle… si tu savais !… Mais tu ne comprends pas… tu ne comprends rien… si tu savais. Souvent le soir, quand mère est endormie… souvent je suis sortie de ma chambre où j’étouffe, de la maison où je meurs… et j’ai couru comme si tu m’attendais !… J’ai rôdé autour de chez toi. Il y avait toujours de la lumière aux fenêtres de ta chambre… Que faisais-tu ?… Et je t’ai appelé… et j’ai lancé des grains de sable, de petits cailloux contre ces fenêtres que je ne pouvais atteindre… Si la grille avait été ouverte… oui… je crois que je serais entrée… Et je suis venue m’asseoir ici, pendant des heures, des heures !… Sébastien, dis-moi quelque chose… prends-moi dans tes bras… Sébastien, je t’en prie, pourquoi ne me parles-tu pas ? Sébastien demeurait silencieux et sombre.
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À mesure qu’elle parlait, qu’elle disait ses attentions toujours déçues, ses espoirs jamais réalisés, ses souffrances, ses irritations, ses rêves, ses élans qui, bien des fois, la poussaient vers lui, si fort qu’elle pouvait à peine réprimer le besoin de le prendre, de l’embrasser, même devant sa mère ; à mesure qu’il sentait pénétrer, plus avant, dans sa peau, la chaleur de cette chair de femme, il avait davantage horreur de cette voix qu’il eût voulu étouffer, davantage horreur de cet intolérable contact, auquel il eût voulu se soustraire, à tout prix. Ce qu’elle avait été pour lui, les enthousiasmes, les pensées, les réflexions, les pitiés qui lui étaient venus d’elle, il les oubliait dans l’actuel dégoût de ce sexe qui s’acharnait et semblait multiplier sur son corps les picotements de mille sangsues voraces. Il regarda, d’un regard atroce, Marguerite, dont le visage, tout pâle de lune, pâle de la pâleur qu’ont les morts, était incliné sur son épaule, et il frissonna. Il frissonna, car des profondeurs de son être, obscures et de lui-même ignorées, un instinct réveillé montait, grandissait, le conquérait, un instinct farouche et puissant, dont pour la première fois, il subissait l’effroyable suggestion. Ce n’était plus seulement de la répulsion physique qu’il éprouvait, en cette minute, c’était une haine, plus qu’une haine, une sorte de justice, monstrueuse et fatale, amplifiée jusqu’au crime, qui le précipitait dans un vertige avec cette frêle enfant, non pas au gouffre de l’amour, mais au gouffre du meurtre. Lui, si doux, lui à qui le meurtre d’un oiseau faisait mal, lui qui ne pouvait, sans une défaillance, supporter la vue d’une plaie, d’une flaque de sang, instantanément il admettait la possibilité de Marguerite renversée sous lui, les os broyés, la figure sanglante, râlant. Le vertige s’accélérait ; l’ivresse rouge gagnait son cerveau, mettait en mouvement ses membres pour la besogne homicide. Il se recula vivement, d’un bond. Et ses doigts se crispèrent sur sa cuisse avec de sinistres refermements. La lune continuait sa marche astrale. Une brise légère s’était levée, agitait les feuillages des trembles, dont le dessous argenté luisait.
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– Je t’en prie, dis-moi quelque chose, supplia Marguerite qui, vivement aussi, se rapprocha de Sébastien… Prends-moi dans tes bras… Pourquoi t’en vas-tu ? – Tais-toi… tais-toi ! – Est-ce que je ne suis pas assez gentille ? Je voudrais être si gentille que tu ne me quitterais jamais… Ah oui, je rêve que nous partons ensemble… Veux-tu que nous partions, dis ? – Tais-toi !… tais-toi ! Il lui saisit les mains, le poignet, le bras, les serra d’une force à les broyer, à en faire jaillir le sang. Et sa main courut aux épaules, s’arrêta, attirée et frémissante, au bord de la gorge. – Oui, c’est là que ça me monte, quelquefois… que ça m’étouffe… Caresse-moi. Marguerite se livrait, tendait tout son corps à cette meurtrière étreinte qu’elle croyait être de l’amour, et dont elle ne ressentait même pas la douleur, fondue dans la volupté infinie qui s’emparait d’elle. – Oui, oui, caresse-moi encore… Et puis, embrasse-moi… C’est vrai, ça, tout le monde s’embrasse… Il n’y a que moi ! – Tais-toi !… tais-toi ! Mais elle ne se taisait pas… Elle se rapprochait encore, se collait, toute, contre lui, l’enlaçait, disait : – Prends-moi, comme Jean prend sa femme… Je les vois souvent, le soir, de ma chambre, quand ils se couchent… Ils s’embrassent, ils se caressent… Si tu savais !… Si tu voyais !… Ah ! c’est si gentil !
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Subitement, à cette vision évoquée, les doigts de Sébastien se détendirent, et l’affreuse étreinte s’acheva en caresse. Il dit, d’une voix rauque encore, mais affaiblie : – Alors, tu les vois, quand ils se couchent, c’est vrai ? – Oui, je les vois. – Et que font-ils ?… Raconte-moi, raconte-moi, tout. Et tandis que Marguerite parlait, il l’écoutait haletant, et lui-même faisait appel à tous ses souvenirs de luxure, de voluptés déformées, de rêves pervertis. Il les appelait de très loin, des ombres anciennes, du fond de cette chambre de collège, où le Jésuite l’avait pris, du fond de ce dortoir où s’était continuée et achevée, dans le silence des nuits, dans la clarté tremblante des lampes, l’œuvre de démoralisation qui le mettait aujourd’hui, sur ce banc, entre un abîme de sang et un abîme de boue. – Et toi ?… Qu’est-ce que ça te fait de les voir ? – Moi ?… Ça me donne envie. Il accumulait l’ordure sur elle et sur lui, la forçant à se souiller de ses propres paroles. Et le désir violent de cette chair qu’il avait condamnée, montait en lui, plein de brûlures et de morsures, un désir où il y avait du meurtre encore, mais du meurtre qui ne voulait plus la mort, et qui, pourtant, se ruait à la possession, comme le couteau de l’assassin se rue à la gorge de la victime. Il ne cessait de l’interroger, exigeait des images plus nettes, des évocations plus précises d’eux qui s’embrassaient et d’elle qui les regardait. Marguerite disait les habits jetés, les nudités, les enlacements sur le lit ; et lui l’attirait, l’écrasait contre sa poitrine. Sa main parcourait tout
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son corps, scandant les mots abominables, dévêtant des coins de chair, où elle s’attardait. – Est-ce cela qu’ils font ? Et Marguerite, d’une voix pâmée, grave en même temps, et qui restait presque candide, soupirait : – Oui !… oui !… c’est gentil ! Leurs caresses se mêlèrent. Gauchement, brutalement, il la posséda. … Ce fut, d’abord, comme un étonnement, comme une crainte du réel, retrouvé après un mauvais rêve. Durant quelques secondes, il eut la méfiance de ce ciel lacté, au-dessus de lui, et des blancs troncs des trembles s’enfonçant, pareils à des fantômes, dans la claire nuit de l’allée. Puis il se sentit brisé, et triste affreusement. Marguerite était près de lui, sur lui, les deux bras autour de son cou, et qui disait d’une voix douce, d’une voix lasse, d’une voix heureuse : – Sébastien !… Mon gentil petit Sébastien ! Il n’éprouvait plus de colère, plus de dégoût, plus rien que de la détresse. Les folies qui venaient de lui montrer, par de si horribles lueurs, les fonds immondes de son âme, s’étaient en allées. Cependant, il fut presque surpris que ce fût Marguerite qui fût là, et qui parlât. Sa pensée était ailleurs, était loin. Elle était là-bas !… Elle était dans l’embrasure de la fenêtre du dortoir ; elle était sur les grèves, dans les bois de pins, charmée d’une voix qui se confondait avec celles de la mer et du vent ; elle était dans la chambre où voletait, capricieux et léger, le tison rouge de la cigarette, et elle la regrettait. La regrettait-il ?… Il s’y complaisait et ne la maudissait plus. Et de ne plus la maudire en cette minute, n’était-ce pas la regretter ? Il dénoua dou-
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cement les bras de Marguerite, et doucement, avec des gestes fragiles, il se dégagea de son embrassement. – Oh ! pourquoi ne me laisses-tu pas ainsi ? soupira-telle… Est-ce que je te fatigue ? – Non, tu ne me fatigues pas, Marguerite… – Eh bien, alors, pourquoi ? Je suis si bien, chéri ! Sa voix était pure comme un chant d’oiseau matinal. On eût dit que rien de mauvais n’avait passé en elle. Et cette voix d’enfant, cette voix comme en ont les ondes qui courent, émut Sébastien. Il fut envahi d’une grande pitié d’elle, d’une grande pitié de lui, une si grande pitié d’elle et de lui, condamnés à des souffrances dissemblables, à de pareilles hontes, qu’il fut tout à coup secoué d’un frisson et fondit en larmes. – Tu pleures ? s’écria Marguerite… Tu crois que je ne t’aime plus ? – Non, non…, ce n’est pas cela !… Tu ne peux pas savoir… Pauvre petite !… – Alors, tu ne m’aimes plus ? Il la saisit dans ses bras, la tint longtemps serrée dans une étreinte chaste. – Je t’aime, pauvre petite !… prononça-t-il. Et pourquoi ne t’ai-je pas toujours aimée de cet amour ?… Je suis bien malheureux, va !… bien malheureux… parce que je devine toutes les souffrances que tu portes en toi… et que c’est de ces souffrances-là que je t’aime maintenant…
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Il pencha sa tête sur l’épaule de la jeune fille, chercha ses mains, murmura : – Ne me dis plus rien… ne me parle pas… Oh ! comme ton cœur bat… Marguerite, un peu effrayée, voulut balbutier : – Sébastien ! mon petit Sébastien… Mais Sébastien répéta : – Ne me parle pas… Marguerite obéit et pencha sa tête, elle aussi, sur la tête de Sébastien. Il lui sembla que c’était un petit enfant qu’elle avait à bercer, à endormir. Et comme elle ne voulait pas parler haut, de peur d’effaroucher le sommeil, elle murmurait intérieurement des chansons de nourrice, redevenue tout à fait petite fille, ravie de la protection que Sébastien était venu lui demander, et croyant jouer à la maman avec sa poupée, comme autrefois. – Dodo !… fais dodo !… mon chéri. Et elle-même, bercée par ses propres chansons, elle s’engourdit peu à peu, ferma les yeux et s’endormit, dans un ronronnement, d’un sommeil calme, enfantin. Sébastien ne dormait pas. Il éprouvait, dans sa détresse, une sensation de bien-être physique, à se reposer ainsi, sur l’épaule de Marguerite, près de ce cœur apaisé, dont il comptait les battements. Et les larmes qu’il versait encore lui étaient presque douces. Il resta de la sorte, pelotonné contre elle, sans bouger, longtemps. Dans ce silence tout plein de bruits légers, dans cette molle clarté lunaire, les images mauvaises s’évanouissaient l’une après l’autre, et des pensées lui arri-
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vaient, tristes toujours, mais non plus dénuées d’espoirs. C’était quelque chose de vague et de paisible, une lente reconquête de son cerveau, un lent retour de ses sens aux perceptions pacifiques, une halte de son cœur endolori dans de la fraîcheur et de la pureté, avec des horizons moins fermés et plus limpides. Il y retrouvait, dans ce vague, des impressions anciennes d’enthousiasme et de bonté, des formes charmantes, des dévouements, des sonorités, des parfums, des désirs nobles, des ascensions dans la lumière, et un amour, un amour infini de la souffrance et de la misère humaines. Cela se levait du fond de son être, de son être généreux et bon – cela se levait, frémissait et s’envolait, ainsi que, des champs fleuris et des bruyères ensoleillées, se lèvent et s’envolent les troupes d’oiseaux chanteurs. Perdu dans le vague de sa rédemption future, il ne s’apercevait pas que les minutes et que les heures s’écoulaient. Les heures, les minutes s’écoulaient, et, lentement, par souvenirs successifs, toute son existence lui apparaissait, depuis les jours sans trouble où il allait à l’école, jusqu’à cette douloureuse nuit où il était là, pleurant sur l’épaule de Marguerite. Jamais il n’avait mieux senti combien elle avait été vide, inutile et coupable, combien elle était menacée par l’infiltration continue de son vice, qui le laissait, sans résistance, sans force, la proie de toutes les turpitudes mentales, de tous les désordres du sentiment. Il en avait horreur et il pensait : « J’ai vingt ans, et je n’ai rien fait encore. Pourtant chacun travaille, fournit sa tâche, si humble qu’elle soit. Et moi, je n’ai pas travaillé, je n’ai pas fourni ma tâche. Je n’ai fait que me traîner comme un malade d’une route à l’autre, d’une chambre à l’autre, affaissé, criminel. J’ai été lâche, lâche envers moi-même, lâche envers les autres, lâche envers cette pauvre enfant qui est là, lâche envers toute la vie qui se désole de mon inactivité et de mes folies… Vais-je donc perdre ma jeunesse, comme j’ai perdu mon adolescence ? Non, non, il ne faut pas que cela soit ! » Il imaginait des apostolats grandioses et incertains, mêlés à il ne savait quelles merveilleuses conquêtes d’art, plus incertaines encore ; et cela lui parais-
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sait facile et nécessaire. « Je veux aimer les pauvres gens, se disait-il, ne plus les repousser de ma vie, comme Kerdaniel et les autres m’ont repoussé de la leur… Je veux les aimer et les rendre heureux… J’entrerai dans leurs maisons, je m’assoirai à leurs tables vides, et je les instruirai et je les réconforterai, et je leur parlerai comme à mes frères en douleur. Je veux… » Il voulait tout ce qui est grand, sublime, rédempteur et vague, ne cherchant pas à approfondir, ni à préciser ces chimériques rêves qui rafraîchissaient son âme, comme l’haleine de Marguerite endormie rafraîchissaient son front. La lune s’apâlissait ; une lueur rose montait au ciel oriental, annonçant les approches du matin. Marguerite dormait toujours. Sébastien, inquiet de l’aube naissante, la réveilla : – Marguerite !… Il faut rentrer… Voici le jour qui vient. Sur la route, au bout de l’allée, on entendait des rumeurs de voix et le pas lourd des travailleurs champêtres se rendant à l’ouvrage. – Entends-tu, Marguerite !… C’est le jour ! Du fond de la nuit claire, la brise humide et plus fraîche des premières gouttes de rosée apportait un bourdonnement confus, le léger et universel froissement des êtres et des choses qui s’étirent, se secouent et vont se réveiller. Et les branches hautes des trembles commençaient à se teinter de rose, perceptible à peine. – Marguerite ! Marguerite !… C’est le jour. Elle parut étonnée d’abord, du ciel, des arbres, des blancheurs nocturnes, de lui qui parlait ; puis, toute frissonnante de froid, poussant un petit cri d’oiseau qui salue l’aurore, elle se jeta dans les bras de Sébastien.
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– Le jour ! fit-elle… Déjà ?… Qu’est-ce que ça fait ?… Restons encore un peu… – C’est impossible ! Dans un instant, le jour va paraître… Vois, la lune s’efface, les formes renaissent et les bûcherons se hâtent vers la forêt !… Marguerite ! Elle l’étreignit passionnément et dit encore : – Eh bien ? Qu’est-ce que ça fait ?… – Mais tu ne comprends donc pas que, tout à l’heure, le jour va grandir, et que l’on te verra, Marguerite. – Eh bien !… Qu’est-ce que ça fait ? Embrasse-moi. Sébastien se leva, ramassa le châle de soie blanche qui traînait à terre, enveloppa Marguerite, qui tremblait de froid. – Rentrons vite ! supplia-t-il… Tu es toute glacée… tes cheveux sont humides… Elle répondit, d’une voix attristée : – Non !… c’est de partir que j’ai froid. Oh ! vilain ! Elle se leva aussi, se pendit au bras de Sébastien. – Maintenant, promets-moi une chose ! Oh ! promets-la moi !… C’est que nous viendrons tous les soirs !… Promets ! Sébastien ne voulut pas lui faire de la peine, ni l’irriter, car il connaissait ses soudaines mutineries, ses sauts brusques de la joie à la colère, de la soumission à la révolte, du rire aux sanglots.
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– Je te le promets, Marguerite. – Vrai ?… tous… tous les soirs ?… Embrasse-moi encore. Il la serra contre sa poitrine, dans un élan d’immense et impuissante pitié. La lueur rose grandissait, plus rose, envahissait le firmament. Les étoiles avaient des vacillations de lampes qui s’éteignent. – Eh bien, rentrons ! dit Marguerite. Un homme passait sur la route en sifflant. Ils durent attendre que les pas se fussent éloignés. Puis ils s’engagèrent dans les petits chemins de traverse qui contournent le bourg. Alerte et vive, Marguerite gazouillait : – Tu ne sais pas à quoi je pense ?… Eh bien, je voudrais qu’on nous vît tous les deux !… Parce que, tu comprends, nous n’aurions plus besoin de nous cacher, et que moi j’irais habiter avec toi, ou toi avec moi !… C’est ça qui serait gentil, tout le temps à s’embrasser, tout le temps !… S’arrêtant brusquement, rieuse et drôle : – Tu sais que tu m’as fait très, très mal ?… Et comme Sébastien, ne comprenant pas, l’interrogeait, elle lui prit la tête, la baisa. – Oh ! chéri !… chéri !… chéri… que je t’aime !
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Il la quitta à l’entrée d’une venelle sombre qui conduisait à la poste ; et jusqu’à ce qu’il ne l’entendît plus bondir sur les cailloux, il resta là, suivant ce rêve qui fuyait, et dont il ne voyait plus qu’une ombre, perdue dans de l’ombre, et, dans cette ombre, un bout d’étoffe plus pâle, qui bientôt disparut. Sébastien rentra chez lui, l’âme troublée de remords pesants. Il ne voulut point se coucher, ouvrit sa fenêtre, et il regarda le jour paraître, éclater. Il était malheureux, et cependant, brisé par les violentes secousses de cette nuit, il ne pensait à rien. Vers huit heures, M. Roch entra dans sa chambre. Il était très pâle et tenait à la main un journal déplié. Il ne s’aperçut point que le lit de son fils n’avait pas été défait ; et il s’affaissa sur une chaise en poussant un soupir : – La guerre est déclarée !… C’est fini ! Tiens ! lis ! Et, tendant le journal à Sébastien, il murmura : – Deux mille quatre cents francs !… Avoir payé deux mille quatre cents francs ! C’est trop fort tout de même !… Non ! c’est trop fort !… Et pour rien ! Tandis que Sébastien, un peu plus pâle aussi, et tremblant, parcourait le journal, M. Roch glissa vers lui un regard oblique, un regard de dur reproche par lequel il semblait faire le compte de tout l’argent que lui avait coûté son fils… pour rien ! Le soir, Sébastien écrivit : « Une partie de la journée, j’ai rôdé par le bourg. Les esprits sont surexcités. Chacun se tient sur le pas des portes, commentant la nouvelle.
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La plupart ignorent le peuple que nous allons combattre : j’entends des phrases comme celles-ci : – C’est y cor des Russes ou ben des Anglais qui nous en veulent ? En général, on est consterné et triste, mais résigné. Pourtant, une bande de jeunes gens ont parcouru les rues, drapeau en tête et chantant. On les a dispersés et ils se sont répandus dans les cafés, où ils ont hurlé jusqu’au soir. Pourquoi chantentils ? Ils n’en savent rien ; ils ne le savent pas plus que ne le savait mon petit conscrit qui avait tiré un mauvais numéro, et qui chantait à tue-tête, lui aussi, alors qu’il aurait dû pleurer. J’ai remarqué que le sentiments patriotique est, de tous les sentiments qui agitent les foules, le plus irraisonné et le plus grossier : cela finit toujours par des gens saouls… Quant à moi, je n’ai pas osé aller chez Mme Lecautel ; j’ai craint que Marguerite ne se trahît, et j’ai pensé que ce serait une complication inutile et ennuyeuse. Faut-il le dire ?… Marguerite, depuis le moment où mon père entra dans ma chambre, n’est plus dans mes préoccupations qu’une chose lointaine, presque oubliée, indifférente. Mon esprit est assailli par d’autres idées. Ce que j’éprouve devant ce fait : la guerre ! Cela est simple et net : de la révolte et de la peur. Je ne puis me faire à l’idée d’un homme courant sur la bouche d’un canon, ou tendant sa poitrine aux baïonnettes, sans savoir ce qui le pousse. Et il ne sait jamais. Ce courage-là – dont je suis incapable – me paraît en outre une chose très absurde, inférieure et grossière, et j’imagine que, dans la vie normale, on enfermerait l’homme qui l’aurait, au plus profond d’un cabanon. Bien des fois, j’ai songé à la guerre ; bien des fois, j’ai essayé de me la représenter. Je fermais les yeux et j’appelais à moi des images de massacre. Mes impressions n’ont jamais varié : je me suis révolté et j’ai eu peur, peur non seulement pour moi, mais pour tous les autres en qui j’ai tressailli. Malgré l’habitude, malgré l’éducation, je ne sens pas du tout l’héroïsme
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militaire comme une vertu, je le sens comme une variété plus dangereuse et autrement désolante du banditisme et de l’assassinat. Je comprends que l’on se batte, que l’on se tue, entre gens d’un même pays, pour conquérir une liberté et un droit : le droit à vivre, à manger, à penser ; je ne comprends pas que l’on se batte entre gens qui n’ont aucun rapport entre eux, aucun intérêt commun, et qui ne peuvent se haïr puisqu’ils ne se connaissent point. J’ai lu qu’il y avait des lois supérieures de la vie, que la guerre était une de ces lois, et qu’elle était nécessaire pour maintenir l’équilibre entre les peuples, et pour diffuser la civilisation ; ma raison ne peut s’élever jusqu’à cette conception. Les épidémies et le mariage me semblent bien suffisants pour empêcher le pullulement humain. La guerre ne détruit que ce qu’il y a, dans les peuples, de jeune, de fort et de bien vivant ; elle ne tue que l’espoir de l’humanité. Je vais partir et me battre. Et je ne sais même pas pourquoi je vais partir et me battre. On me dira seulement : « Tue et faistoi tuer, le reste nous regarde ! » Eh bien, non, je ne tuerai pas. Je me ferai tuer peut-être. Mais moi, je ne tuerai pas. Et je m’en irai, dans les batailles, mon fusil sur l’épaule, intact de plomb, et vierge de poudre. Je ne tuerai pas… Mon père me navre. Le pauvre homme a un genre de comique qui me jette en d’inexprimables tristesses. Il n’est plus affaissé comme il l’était ce matin, lorsqu’il m’apporta le fatal journal. Je crois qu’il a oublié, à peu près, les deux mille quatre cents francs que je lui coûte. Du moins, il ne m’en a plus reparlé, il ne me les a plus reprochés. Une agitation extraordinaire le mène. Il ne tient plus en place, redevient majestueux et éloquent même avec moi. Il a vite compris que la guerre déclarée allait lui donner des responsabilités nouvelles, l’investir d’une plus haute autorité, ajouter à ses fonctions civiles quelque chose de militaire qui déchaîne son amour-propre. Il parle déjà de convoquer la garde nationale, de passer en revue les pompiers. Et il a décidé que le conseil municipal siégerait en permanence.
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Avec une joie qui déborde de ses paroles, de ses gestes, de son regard, il s’apprête aux réquisitions, aux instructions, aux arrêtés patriotiques, aux conférences avec les officiers supérieurs de la garde mobile, toutes choses qui le passionnent et le grandissent démesurément. En même temps, il rassure les gens, il a l’air de leur dire : « Que craignez-vous, puisque je suis là ? » Enfin, il a fait lire, par le tambour de ville, dans les rues, une sorte d’ordre du jour, tout à fait admirable et qui rappelait les proclamations de Napoléon Ier. Le soir, au dîner, il m’a dit : – Peut-être qu’à l’heure qu’il est, nous avons déjà franchi le Rhin ! nous allons mener cette campagne rondement, va !… D’abord, la Prusse !… Qu’est-ce que c’est ? Ça n’est pas un peuple, ce que j’appelle… Ça n’est rien du tout ! M. Champier, le notaire, est venu, très enthousiaste… Il s’est versé un plein verre d’eau-de-vie, et haussant les épaules : – Bismarck !… Pu… uut !… Nous le fusillerons !… Et j’ai un remords, un remords qui me poursuit, maintenant. Mme Lecautel et Marguerite, vers deux heures, ont sonné à la grille de la maison. Je les ai vues et j’ai dit à la mère Cébron de leur répondre qu’il « n’y avait personne ». Elles sont reparties, Marguerite très pâle, regardant les fenêtres de ma chambre de ses yeux obstinés, Mme Lecautel, très triste sous son châle noir, un peu voûtée. Je les aime – ah ! je les aime toutes les deux – et je ne me sens plus le courage de les revoir… » ........................... Deux jours après, Sébastien recevait l’ordre de se rendre à Mortagne, où allait se former le bataillon de la garde mobile, dont il faisait partie. M. Roch voulut accompagner son fils.
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– Et je verrai le sous-préfet ! dit-il. Je conférerai avec lui… Je conférerai aussi avec ton commandant… Ne te désole pas ! Je suis sûr qu’à cette heure où nous sommes, notre armée est déjà victorieuse sur toute la ligne !… D’ailleurs, il faut que chacun fasse son devoir ! Je fais bien le mien, moi, qui suis un vieillard ! Sapristi… la France est la France, que diable ! Il lui demanda ensuite : – Ne te manque-t-il rien ?… As-tu fait tes adieux à tout le monde ?… Mme Lecautel ?… Sébastien rougit. Il sentit combien, de les fuir, en un pareil événement, était absurde et méchant, et, le cœur brisé de sa lâcheté, il répondit : – Oui, mon père. Sébastien resta un mois entier à Mortagne, à faire l’exercice, à s’entraîner pour la campagne prochaine. La vie active et purement physique, la fatigue continue des longues marches et des incessantes manœuvres, sans changer le cours de ses idées, le ralentirent beaucoup et lui redonnèrent un peu plus de calme d’esprit. Il n’avait plus le temps de penser. Son père venait le voir chaque dimanche, passait la journée avec lui. L’exaltation de M. Roch était bien tombée. La défaite si brusque, les successives catastrophes l’avaient accablé et commençaient à l’inquiéter sérieusement pour Sébastien. Il ne parlait plus de « s’organiser », songeait au contraire à abandonner la mairie, devenue lourde de responsabilités de toutes sortes. La dernière semaine, il ne quitta pas Mortagne ; on le vit qui rôdait toujours autour du champ de manœuvres, ou bien posté dans les rues et sur les routes, qui regardait défiler le bataillon.
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– Te manque-t-il quelque chose ? As-tu assez de flanelle ? interrogeait-il souvent, anxieux et tendre ; sapristi, je ne veux pas qu’on puisse dire que mon fils n’a pas ce qu’il lui faut… Un jour il lui demanda : – Mais qu’est-ce que tu as fait à Mme Lecautel ?… Elle n’est pas contente de toi… Il paraît que tu n’es pas allé lui dire adieu ?… Tu sais que la petite Marguerite est très malade ? – Marguerite ? s’écria Sébastien qui sentit un remords lancinant monter en lui. – Elle est très malade… reprit M. Roch… Elle a la fièvre… elle tousse, déménage… Sa mère est aux cent coups… Enfin elle est très mal… ce n’est pas bien… tu aurais dû leur dire adieu !… Malgré ses appréhensions de la guerre, Sébastien fut presque heureux de partir. Il trouvait son père trop tendre, Marguerite trop près de lui ; et tout cela l’amollissait. Son bataillon alla rejoindre, par étapes, une brigade en formation au Mans.
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IV On s’était battu, la veille, aux environs de Marchenoir, petit village du Loir-et-Cher. La journée était restée indécise, et les troupes, le soir, campaient sur leurs positions. Le lendemain, au matin, dans la grande plaine désolée et sombre, deux fermes incendiées par le canon brûlaient encore. Il était cinq heures lorsque sonna le réveil. La nuit avait été rude : les hommes n’avaient pu dormir, à moitié gelés de froid sous leurs tentes sans paille, à moitié morts de faim, aussi, car ils étaient sans vivres, l’intendance, en prévision d’une défaite plus rapide, ayant reçu l’ordre de battre en retraite, au moment précis de la distribution. On empaqueta les tentes ; on boucla les sacs ; quelques feux brillèrent, autour desquels de noires silhouettes humaines s’entassèrent, accroupies et tremblantes. Çà et là, les baïonnettes des fusils en faisceaux jetaient des lueurs farouches, et les sonneries de clairon, se répondant, rompaient, seules, le silence morne du camp. Sébastien avait passé une partie de la nuit, en faction, devant les faisceaux. Il était brisé de fatigue, grelottait de froid, et ses paupières à vif le piquaient comme s’il les eût trempées dans de l’acide. La veille, pour la première fois, il avait assisté à un court engagement de tirailleurs. Il s’était tenu parole et n’avait pas tiré un coup de fusil. Du reste, sur qui ou sur quoi eût-il tiré ? Il n’avait vu que de la fumée, et il avait marché, tête baissée, se courbant sous les balles qui sifflaient et pleuvaient autour de lui, le cœur serré par une grande peur. Ses impressions, il eût été bien embarrassé de les ressaisir et de les expliquer. En réalité, il ne se rappelait rien, rien que cette fumée et que cette peur, une peur étrange, qui n’était pas celle de la mort, qui était pire. Déjà, il ne raisonnait plus, il vivait mécaniquement, entraîné – 299 –
par il ne savait quelle force aveugle qui s’était substituée à son intelligence, à sa sensibilité, à sa volonté. Terrassé par les fatigues et les privations journalières, vite gagné à la folie ambiante de démoralisation, il allait, devant soi, dans une sorte d’obscurité morale, dans une nuit intellectuelle, sans plus rien connaître de lui-même, sans savoir qu’il avait derrière lui, làbas, une famille, des amis, un passé… Vainement, il essaya de s’approcher du feu, qu’entouraient dix rangées d’hommes, dont les figures, maigres et lasses, s’éclairaient sinistrement au reflet dansant des flammes. On le repoussa rudement, et il prit le parti de marcher vite, de courir, pour se réchauffer, tapant du pied la terre durcie et sonore. La nuit était sombre ; les rouges décombres des deux fermes, achevant de se consumer, saignaient tristement dans les ténèbres ; et, sur les coteaux, très loin, par-delà la plaine toute noire, de petits points lumineux, pareils à de scintillantes étoiles, indiquaient le camp ennemi. Les clairons sonnaient toujours, et chaque coup de clairon le faisait tressaillir, s’arrêter un instant, et puis, il reprenait sa course, la peau mordue et gercée par le froid, sous sa vareuse de laine mince et déchirée. De temps à autre, il entendait, avec un indicible frémissement de tout son être, des troupes s’ébranler, passer près de lui, dans le noir, s’éloigner dans la plaine ; et il pensait que ce serait bientôt son tour. Un compagnon vint le rejoindre qui se mit à courir avec lui. – Je crois que ça va chauffer, aujourd’hui ! dit le compagnon, qui s’ébroua en courant. Sébastien ne répondit pas. Après un silence, le compagnon reprit : – Tu sais que Gautier n’a pas répondu à l’appel ? – Il est tué ? demanda indifféremment Sébastien.
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– Ouat !… Il a fichu le camp, le malin !… Il y a longtemps qu’il me l’avait dit qu’il ficherait le camp !… Ça ne finira donc jamais, cette sacrée guerre-là !… Tous les deux poussèrent un soupir et se turent. Le jour fut lent à paraître. La plaine d’abord se dévoila, brune, rase, unie et piétinée, ainsi qu’un champ de manœuvres. Des cavaliers y galopaient, blanchâtres, égaillés, carabine au poing, leurs manteaux flottants ; des masses noires, des masses profondes d’infanterie, évoluaient, s’avançaient ; une batterie s’acheminait, à droite, vers un monticule boisé, et sur le sol gelé faisait un bruit retentissant de métal, un fracas de plaques de tôle entrechoquées. Les coteaux restaient encore dans une ombre inquiétante pleine du mystère de cette invisible armée, qui, tout à l’heure, allait descendre dans la plaine, avec la mort ; et le ciel, au-dessus, était tout gris, d’un gris uniforme et vert-degrisé annonçant la neige. Quelques flocons volaient dans l’air. De minute en minute des coups de fusil, disséminés dans l’immense étendue, claquaient secs, très loin, comme des coups de fouet. – Je crois que ça va chauffer aujourd’hui ! répéta le compagnon, très pâle. Sébastien s’étonna de n’avoir pas vu Bolorec qu’il avait quitté la veille avant l’engagement. Son bataillon campait près du sien, et depuis qu’ils étaient partis du Mans ensemble, ils avaient l’habitude, chaque soir, de se retrouver, sauf les jours de grand-garde et de corvées aux vivres. Bolorec était ce qui le raccrochait à la vie. Par lui, il avait encore conscience de son être réel, sensible et pensant. Que deviendrait-il sans Bolorec ?
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Après trois jours de marche forcée, en arrivant au Mans, qui regorgeait de troupes débandées et errantes, la première figure qu’avait rencontrée Sébastien, ça avait été Bolorec. Bolorec en mobile ! Bolorec arrêté devant une boutique de libraire et regardant les dessins de journaux illustrés. – Bolorec ! avait-il crié, défaillant de joie. Bolorec s’était retourné, avait reconnu Sébastien qui, pour se faire voir, agitait en l’air son fusil. Alors il était venu se mettre à côté de lui, en serre-file. Trop ému, Sébastien n’avait pu que bégayer ces mots : « Comment, c’est toi, Bolorec ?… c’est toi ! » Et Bolorec, engoncé drôlement dans sa capote de mobile breton, souriait du même sourire, énigmatique et grimaçant, qu’il avait autrefois. À regarder son ami qui marchait près de lui, en rang, il n’avait pu s’empêcher de se souvenir des promenades du collège et d’en être très heureux. – Tu te rappelles, Bolorec ?… disait-il… tu te rappelles, quand tu sculptais et que tu me chantais tes chansons bretonnes ?… Tu te rappelles ? – Oui ! oui ! faisait Bolorec, qui essayait de se mettre au pas. Il n’était point changé… À peine s’il avait grandi. Toujours boulot, les cheveux crépus, les joues molles et rondes, complètement imberbes, il roulait sur ses jambes courtes, les hanches désunies. – Et comment es-tu ici ? – Nous arrivons du camp de Conlie… Il y en a déjà beaucoup qui sont morts… – Tu t’es battu ?
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– Non !… la fièvre… la faim… Ils sont morts beaucoup, des gens de chez moi… des amis… Ce n’est pas juste !… – Pourquoi ne m’as-tu pas écrit, Bolorec ? – Parce que… Ils étaient allés ainsi jusqu’à Pontlieue, un faubourg du Mans, où l’on avait établi un camp, sur la rive droite de la Sarthe. – C’est là que je suis, moi aussi !… avait dit Bolorec. Et quelle joie, le lendemain, lorsqu’ils avaient appris qu’ils faisaient partie de la même brigade ! À partir de ce moment, ils ne s’étaient guère quittés. Pendant leur séjour au Mans, ils sortaient ensemble et rôdaient par la ville. Durant les marches, ils se retrouvaient aux haltes, aux étapes. Le soir, Bolorec venait souvent se glisser sous la tente de Sébastien, et lui apportait des bouts de saucisson, de pain blanc, qu’il dérobait, le diable sait où ! Ils restaient le plus longtemps qu’ils pouvaient, l’un près de l’autre, se parlant rarement, mais se sentant unis par une tendresse forte, par des liens de souffrance et de mystère, infiniment puissants et imbrisables. Quelquefois, Sébastien interrogeait Bolorec : – Enfin, qu’est-ce que tu fais à Paris ? – Je fais… je fais… tu verras, tu verras !… Il demeurait impénétrable, mystérieux, ne répondant que par gestes prophétiques et que par allusions vagues et inachevées à des choses que Sébastien ne comprenait pas. Il lui demandait encore :
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– Et la guerre ?… Tu n’as pas peur ? – Non !… je la déteste, parce que ce n’est pas juste… Mais je n’ai pas peur. – Et si tu étais tué, Bolorec ? – Eh bien ! quoi ?… Je serais tué. – Et si je l’étais, moi, Bolorec ? – Eh bien !… tu serais tué. – Dis-moi donc ce que c’est que la grande chose ? Les yeux de Bolorec s’enflammaient, et il bégayait d’une voix pâteuse, avec d’extraordinaires grimaces, qui le rendaient terrible : – C’est… c’est… c’est la justice !… Tu verras… tu verras ! Sébastien, en courant, évoquait tous ces souvenirs, et d’autres plus lointains, et il s’inquiétait de n’avoir pas revu Bolorec, depuis la veille. Tout à coup, une sonnerie de clairon qu’il connaissait trop le fit tressaillir. Les hommes quittèrent leurs places à regret, et lui-même, mordu par l’angoisse, alla rejoindre sa compagnie qui, bientôt, se dirigea vers le monticule boisé à droite duquel les artilleurs mettaient les pièces en batterie. Des mobiles étaient là qui piochaient la terre, dure ainsi que du granit, et construisaient des épaulements pour protéger les canons. Sébastien fut heureux d’y rencontrer Bolorec qui, armé d’une pelle, s’escrimait vainement contre le sol gelé. On lui donna une pioche, et, les deux compagnies s’étant mêlées, il vint se mettre à côté de Bolorec, sous la gueule noire des canons, muette encore et sinistre. Le capitaine se promenait parmi les
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soldats, en fumant sa pipe d’un air préoccupé. Il ne paraissait pas gai, sachant que toute résistance était inutile. De temps en temps, il observait, avec sa lorgnette, les mouvements de l’armée ennemie et hochait la tête. C’était un petit homme, gros, court, ventru, à face débonnaire, et dont les moustaches grises étaient coupées en brosse. Il aimait son cheval blanc, court comme lui, et solidement râblé, qu’une ordonnance tenait en main, près d’un caisson, car il venait souvent le flatter sur le poitrail, comme pour lui donner de la résignation. Il était paternel avec ses hommes, causait avec eux, ému sans doute de toutes ces pauvres existences sacrifiées pour rien. – Allons, mes enfants, dépêchons, disait-il. Mais le travail n’avançait pas, à cause du sol trop dur, contre lequel les pointes des pioches s’émoussaient… C’était maintenant sur les coteaux ennemis, débarrassés de leur enveloppe de brume, comme un grouillement de fourmilière, une accumulation d’insectes innombrables et noirs, qui couvraient les pentes lointaines de leurs masses profondes, et semblaient faire de cet horizon une chose vivante et remuante, qui s’avançait. Dans la plaine, les régiments continuaient d’évoluer, semblables à de petites haies qui marchent, et de l’un à l’autre galopaient des cavaliers et des escortes de généraux, reconnaissables aux fanions flottants dans l’air louche, sous le ciel bas, d’une lividité tragique. Et tandis que les hommes travaillaient, courbés, une charrette qui venait de la plaine, conduite par un ambulancier, s’arrêta près de Sébastien et de Bolorec. L’ambulancier demanda du feu pour rallumer sa pipe éteinte, et de l’eau-de-vie, car sa gourde était vide. Sébastien lui passa la sienne. La charrette était pleine de morts : un lugubre chaos de membres raidis et tordus, de bras cassés, de jambes en l’air entre lesquels apparaissaient des figures tuméfiées, barbouillées de sang noirâtre et séché. Au haut, un cadavre couché sur le dos, les yeux ouverts
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vêtu de l’uniforme gris des zouaves pontificaux, brandissait un bras raidi et droit comme une hampe de drapeau. Sébastien pâlit. Il venait de reconnaître Guy de Kerdaniel. Son visage était calme, à peine plus blanc, et il conservait sous sa barbe blonde, étoilée de givre et maculée de terre, son insolente et maladive grâce d’autrefois. On voyait que Guy avait été tué raide, d’une balle dans le cou. La balle avait entraîné avec elle un morceau de la cravate qui bouchait la plaie, dont les bords étaient roses. Sébastien fut pris d’une grande pitié. Il oublia ce que jadis il avait souffert par Guy de Kerdaniel, et il se découvrit pieusement, respectueusement, devant ce cadavre rigide qu’il aurait voulu embrasser. Bolorec regardait aussi le mort, d’un œil tranquille et froid. – Tu ne le reconnais pas ? interrogea Sébastien. – Si… si… fit Bolorec. – Pauvre Guy !… soupira encore Sébastien qui sentait les larmes affluer à ses yeux… Pauvre Guy ! Alors Bolorec lui saisit le bras, vivement, lui montra tous les mobiles effarés qui travaillaient, fils de paysans et de misérables. – Eh bien ! et ceux-là !… Est-ce juste ? Tantôt beaucoup seront morts… Lui… Il se retourna vers la charrette qui s’éloignait cahotant sur les mottes. – Lui !… un riche… un noble… un méchant… C’est juste, lui !… Allons, pioche. Il se remit à piocher. Au loin, par intervalles, des coups de fusils claquaient.
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Pendant ce temps, un officier d’ordonnance était arrivé, bride abattue, dans la batterie. Il descendit de cheval et s’entretint quelques minutes avec le capitaine, qui, peu à peu, s’animant et faisant des gestes colères, enfourcha soudain son cheval blanc et disparut au galop. C’était un très jeune homme, frêle et joli comme une femme, botté de jaune, ganté de peau de chien, la taille serrée dans un dolman chaudement bordé d’astrakan. Il s’approcha des canons et sembla s’intéresser beaucoup à la manœuvre. Le lieutenant l’accompagnait. – Est-ce que je ne pourrais pas tirer un coup de canon ? demanda-t-il. – Si ça vous fait plaisir, ne vous gênez pas… – Merci ! Ce serait très drôle si j’envoyais un obus au milieu de ces Prussiens, là-bas… Ne trouvez-vous pas que ce serait très drôle ? Ils rirent tous les deux discrètement. Le jeune homme pointa la pièce et commanda le feu. L’obus s’égara dans la plaine, où il éclata, à cinq cents mètres des Prussiens. Ce fut le signal du combat. Aussitôt l’horizon s’embrasa, se voila de fumée et, coup sur coup, cinq obus tombèrent et éclatèrent au milieu des mobiles qui travaillaient. L’officier d’ordonnance, déjà, détalait ventre à terre, courbé sur le cou de son cheval. Les hommes se couchèrent, et la batterie tonna sans relâche, ébranlant le sol de ses voix furieuses. Sébastien et Bolorec étaient l’un près de l’autre, étendus, le menton contre la terre ; ils ne voyaient plus rien, plus rien que d’immenses colonnes de vapeur qui grandissaient, envahissaient l’atmosphère, traversée du passage continu des
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obus et des boulets. Dans la plaine, les troupes ébranlées commençaient des feux de mousqueterie. – Dis donc ? interrogea Bolorec. Sébastien ne répondit pas. Derrière eux, malgré les secousses et les détonations hurlantes, ils entendaient les clameurs des voix, des appels de clairon, des galops, des roulements de lourds véhicules. – Dis donc ? répéta Bolorec. Sébastien ne répondit pas. Alors Bolorec se mit debout, se détourna un instant, et il aperçut la batterie dans une sorte de rêve affreux, de brouillard rouge, au milieu duquel le capitaine revenu, droit sur son cheval, commandait en brandissant son sabre, au milieu duquel des soldats s’agitaient tout noirs. Un homme tomba, puis un autre, un cheval s’écroula, puis un autre. Bolorec se recoucha près de Sébastien… – Dis donc ?… Je vais te raconter quelque chose… Tu m’écoutes ? – Oui, je t’écoute ! murmura Sébastien d’une voix faible et qui tremblait. Et, très calme, Bolorec conta : – Mon capitaine était de chez moi… Tu l’as vu, hein ?… un petit, noir, trapu, nerveux, insolent… Il était de chez moi… C’était un noble, très dur, et qu’on n’aimait pas, parce qu’il chassait les pauvres de son château et qu’il défendait qu’on allât
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se promener dans son bois, le dimanche… Moi, j’avais la permission, à cause de papa qui était du même parti… mais je n’y allais pas, parce que je le détestais… Il s’appelait le comte du Laric… M’écoutes-tu ? Sébastien murmura encore très bas : – Oui, je t’écoute… Bolorec se souleva à demi sur ses coudes, et plaça sa tête sur ses deux mains réunies. – Il y a trois semaines, poursuivit-il, nous faisions une marche… Le petit Leguen, le fils d’un ouvrier de chez moi, fatigué, malade, ne pouvait plus avancer… Alors, le capitaine lui dit : « Marche ! » Leguen répondit : « Je suis malade. » Le capitaine l’insulta : « Tu es une sale flemme ! » et lui donna de grands coups de poings dans le dos… Leguen tomba… Moi j’étais là ; je ne dis rien… Mais je me promis une chose… Et cette chose… Un obus éclata, tout près d’eux, et les couvrit de terre. Bolorec reprit : – Et cette chose… Tu ne m’écoutes pas ?… Sébastien gémit : – Si, si, je t’écoute. – Et cette chose… Il se rapprocha plus près encore de Sébastien et lui dit à l’oreille, très bas : – Eh bien, c’est fait… Hier, j’ai tué le capitaine. – Tu l’as tué ! répéta Sébastien.
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– Pendant qu’on se battait, hier, il était devant moi… Je lui ai tiré un coup de fusil dans le dos… Et il est tombé les deux mains en avant et il n’a plus bougé. – Tu l’as tué ! répéta machinalement Sébastien. – Raide !… C’est juste ! Bolorec se tut et regarda la plaine. Les feux de mousqueterie se rapprochaient et la canonnade s’acharnait. C’était un grondement sourd, continu, soutenu par d’épouvantables secousses qui semblaient fouiller et distendre les profondeurs souterraines, et par des déchirements aériens qui hachaient l’atmosphère comme de la toile. Autour de lui, les obus labouraient la terre, et leurs éclats, sifflant avec des ricanements sinistres, retombaient en rafale serrée de mitraille. La batterie ne répondait plus que faiblement à intervalles inégaux et plus longs. Déjà, trois pièces démontées, leurs affûts brisés, se taisaient. Et la fumée, s’épaississant, dérobait l’horizon, le ciel, noyait les champs d’un brouillard roux, à chaque minute plus dense. Bolorec vit, dans ce brouillard, passer des formes spectrales, des pans tordus de capote, des dos affolés, des fuites éperdues, de la déroute. Cela passait sans cesse, un à un, d’abord, puis par groupes, puis par colonnes débandées et hurlantes ; cela passait avec des gestes cassés et fous, d’étranges profils, des flottements vagues et de noires bousculades ; et des chevaux sans cavalier, leurs étriers battants, le col tendu, la crinière horrifiée, surgissaient tout à coup dans la mêlée humaine, emportés en de furieux galops de cauchemar. Des soldats enjambaient les lignes des mobiles, couchés, sans sacs, sans fusils, sans képis. Sébastien demeurait immobile, la face contre le sol. Il ne voyait plus rien, n’entendait plus rien, ne pensait plus à rien. Au
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début, il avait voulu se raisonner, se montrer brave, comme Bolorec. Il faisait appel à des souvenirs capables de le distraire de l’horreur présente. Mais ces souvenirs fuyaient, ou se transformaient, aussitôt, en de terrifiantes images. Il avait beau se raidir contre les défaillances de son courage, réunir, dans un effort suprême, ce qui lui restait d’énergies éparses et de forces mentales, la peur le gagnait, l’annihilait, l’incrustait davantage à la terre. Cependant, quelquefois, sans bouger, d’une voix tremblante, il appelait Bolorec, pour s’assurer que son ami était là, vivant, près de lui, toujours. Cette préoccupation de se savoir protégé – le seul sentiment qui subsistât en la déroute de sa volonté – disparaissait également. Il était comme dans un abîme, comme dans un tombeau, mort, avec la sensation atroce et confuse d’être mort et d’entendre, au-dessus de lui, des rumeurs incertaines, assourdies, de la vie lointaine, de la vie perdue. Il ne s’aperçut même pas que, tout près de lui, un homme qui fuyait tourna tout à coup sur soi-même et s’abattit, les bras en croix, tandis qu’un filet de sang coulait sous le cadavre, s’agrandissait, s’étalait. Le feu de la batterie se ralentissait, agonisait. Il s’éteignit tout à fait, dans un silence d’autant plus lugubre que le feu de l’ennemi redoublait… Il s’éteignit tout à fait, et la retraite sonna. – Lève-toi ! dit Bolorec à Sébastien. Sébastien ne bougea pas. – Lève-toi donc ! Sébastien ne bougea pas. Bolorec le secoua rudement, par l’épaule. – Lève-toi donc ! nom de Dieu !
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Alors Sébastien, les prunelles égarées, reconnaissant à peine Bolorec qui le soutenait comme un blessé, se dressa, lentement, machinalement, avec des airs de somnambule. – On fiche le camp, viens ! À ce moment même, un jaillissement de fumée, une lueur fauve, une détonation aveuglèrent Bolorec et l’éclaboussèrent de poudre brûlante et de gravier. Cependant, il resta debout, étourdi seulement, suffoqué comme par un grand vent d’orage. Mais il avait senti brusquement que Sébastien avait glissé de ses mains et qu’il était tombé. Il regarda sur le sol. Sébastien gisait, inanimé, le crâne fracassé. La cervelle coulait par un trou horrible et rouge. Les mobiles avaient fui. Bolorec était seul… Des ombres couraient, s’enfonçaient, se perdaient dans la fumée… Il se pencha sur le corps de Sébastien, le palpa, s’agenouillant, livide, dans le sang, d’où s’élevait une vapeur courte et pourprée… – Sébastien ! Sébastien ! Mais Sébastien ne l’entendait plus. Il était mort. Bolorec enlaça le cadavre, essaya de le soulever. Il était faible et le cadavre était lourd. Des ombres passaient sans cesse… Bolorec cria : – Aidez-moi ! aidez-moi ! Aucune ne s’arrêta. Elles passaient, disparaissaient comme dans de la fièvre. – Aidez-moi !… aidez-moi !
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Il se débarrassa de son fusil, de son sac qui le gênaient, puis faisant un effort violent, il parvint à soulever Sébastien, à le tenir dans ses bras ; et il l’emporta, à petits pas, le visage ruisselant de sueur, la poitrine sifflante, les reins ployant sous le poids du mort, butant du pied contre la terre. Il put gagner ainsi la batterie, et déposa Sébastien sur l’affût brisé d’un canon. La batterie était abandonnée. Des débris de roues, de prolonges émiettées, de fers tordus, des cadavres d’hommes et de chevaux, couvraient le sol haché et sanglant. Tout près de lui, le capitaine gisait à côté de son cheval blanc, éventré. tait.
– Ça n’est pas juste, murmura Bolorec d’une voix qui hale-
Et se penchant sur le cadavre, il dit encore, comme si Sébastien pouvait l’entendre : – Ça n’est pas juste… Mais tu verras… tu verras… Puis, ayant respiré, il chargea sur ses épaules le corps de son ami et, lentement, lentement, péniblement, péniblement, tous les deux, le vivant et le mort, sous les balles et les obus, ils s’enfoncèrent dans la fumée. Menton, novembre 1888. Les Damps, novembre 1889. FIN
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