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AVIS AU LECTEUR : CE DOCUMENT EST UNE TRANSCRIPTION LITTÉRALE DE L’OUVRAGE ORIGINAL DE CLAUDE GUILLON ET YVES LE BONNIEC : « SUICIDE, MODE D’EMPLOI : histoire, technique, actualité » paru en 1982. Elle a été effectuée à partir d’un document PDF circulant sur le Web, lourd de 40 Mo ; le but premier de cette réécriture a été de l’alléger pour le rendre accessible au plus grand nombre, et faire de sa censure d’Etat – inacceptable – une publicité. A l’époque, l’anathème fut jeté sur cet ouvrage au prétexte qu’il fut parfois trouvé au chevet de suicidés ; les adolescents auraient été les premières victimes fragiles de ce texte sulfureux qui fournissait des recettes garantissant l’accès à une mort douce et propre. On n’a jamais su la portée réelle de la censure puisque, malgré tout, les suicides n’ont pas cessé, tant chez les adultes que chez les jeunes. La société s’est juste donné bonne conscience en refusant de laisser des « recettes » à la portée des suicidaires. En somme, si tu veux mourir, démerde-toi tout(e) seul(e), expérimente, la mort propre n’est pas pour toi. Sans doute estime-t-elle, cette société, que les exemples bien « gores » fournis par ceux qui se suicident par le feu, qui se jettent sous les trains ou dans le vide, se tirent une balle en pleine tête ou se pendent seront plus dissuasifs. La mort volontaire ne se conçoit socialement qu’en termes de souffrances ; peut-être qu’au tréfonds de l’inconscient collectif celles-ci rachètent-elles, en quelque sorte, un décès aussi « immoral » : la mort par le plaisir – ou le plaisir par la mort – n’est pas concevable. De surcroît, le suicidé renvoie la société face à elle-même, et elle déteste ça. Le texte ci-dessous est ABSOLUMENT CONFORME à l’original ; toutefois, la pagination a été modifiée - pour s’adapter à Word - et les renvois en bas de page « dé-numérotés » et remplacés par des astérisques. Enfin, la TABLE DES MATIÈRES a été rejetée à la fin. J’espère que MM. Guillon et Le Bonniec ne me tiendront pas rigueur d’avoir agi sans leur permission ; je suppose que le problème des droits ne se posent pas (ou plus) s’agissant d’un ouvrage qui n’est plus en circulation. Que l’on me pardonne les fautes de frappe ou autres qui auraient pu s’y glisser. Le transcripteur. TEXTE INTÉGRAL.
Il est impossible de ne pas être frappé de deux phénomènes moraux qui sont comme l’expression d’un mal qui travaille maintenant d’une manière particulière les membres et le corps de la société : nous voulons parler du Suicide et de la Révolte. Impatient de toute loi, mécontent de toute position, on se soulève également contre la nature humaine et contre l’homme, contre soi-même et contre la société. Ainsi le suicide et la révolte ne sont que le double effet d’une même cause, deux symptômes d’une seule maladie morale, savoir : une inquiétude brûlante, conséquence d’un vide commun au cœur et à l’esprit. De la manie du suicide et de l’esprit de révolte, de leurs causes et de leurs remèdes. J. Tissot, Ladrange éditeur, Paris 1840.
Essayez de vous suicider, si vous avez la malchance de ne pas vous réussir sur le coup, ces cons de vivants mettront tout en œuvre pour vous refoutre en vie et vous forcer à partager leur merde. Je sais que dans la vie certains moments paraissent heureux, c’est une question d’humeur comme le désespoir et ni l’un ni l’autre ne reposent sur rien de solide. Tout cela est d’un provisoire dégueulasse. L’instinct de conservation est une saloperie. « Vive la mort », Chaval, reproduit in Carton, Les cahiers du dessin d’humour, n°2, 1975.
Le discours de la domination est obscène. Tant pour asseoir leur pouvoir que pour en jouir, les maîtres doivent montrer leur mépris. La planète se couvre de centrales nucléaires et de silos atomiques. Des fascistes sudafricains aux rad socs français, tous vont répétant que la sécurité est à ce prix. Les peuples espéraient qu’au moins les maîtres sauraient préserver le jouet qu’ils leur abandonnaient. L’avenir de cette illusion se rétrécit chaque jour. Aux dernières nouvelles, on se contente, belle consolation, d’une guerre nucléaire « limitée ». On sait que le terrain est choisi, c’est l’Europe. Au milieu de tous leurs tracas, les maîtres pensent encore à nous enseigner. Ils gardent des trésors d’étonnement douloureux et d’indignation devant certaines faiblesses auxquelles nous prétendons. Des sujets en grand nombre prennent, chaque jour, ce qu’il faut bien appeler la liberté de disparaître. Tout de bon ! Mais traiter du suicide autrement que par des lamentations (sociologiques, religieuses ou médicales), expose aux plus vives remontrances. Les maîtres qui tout à l’heure bricolaient le dernier mensonge sur le retraitement des déchets de La Hague, le risque de tremblement de terre à Pierrelate, ou la bombe à neutron, parlent soudain d’inconscience, d’irresponsabilité, et réclament qu’on pense aux victimes innocentes ! Le suicide existe, c’est entendu : des gens se tuent, on s’en accommode ; mais de grâce, le silence ! La mort est une chose trop sérieuse pour être abandonnée à l’initiative individuelle. On s’occupera bientôt de fournir aux impatients une occasion de mourir utilement dans quelque scénario d’envergure. Pensons outre ! Le droit de décider de l’heure et du moyen de sa mort n’a certes pas besoin du nucléaire pour se justifier. Il trouve néanmoins dans la perspective d’un massacre planétaire commandé une actualité supplémentaire. Il ne se réduit pas à cela. Plus que jamais, la violence collective est à l’ordre du jour contre le terrorisme d’état. Contre l’énergie nucléaire, brûlera l’énergie de la révolte. La connaissance de techniques fiables de suicide en sera un puissant adjuvant : « Il se peut que la vie de la plupart des hommes s’écoule dans tant d’oppression et d’hésitation, avec tant d’ombre dans la clarté et, somme toute, tant d’absurdité que seule une possibilité lointaine d’y mettre fin soit en mesure de libérer la joie qui l’habite. » (Robert Musil.) Nous vivons en démocratie, on nous l’a assez dit. Tout le pouvoir au peuple ! L’idée naît dans l’Athènes de Périclès où, déjà, ni les femmes, ni les esclaves ne participaient à la vie de la cité. La démocratie est dès l’origine un bon mot sur le pouvoir. Elle n’est jamais que l’une des modalités de l’oppression, exercée depuis le XIXème siècle par la bourgeoisie industrielle. Il n’y a nulle part de « vraie », de « bonne », ou de « réelle » démocratie comme le croient les démocrates de gauche. La facilité avec laquelle ils décernent le label démocratique aux régimes qui assassinent les révolutionnaires emprisonnés (R.F.A., Espagne) en dit long sur un concept pestilentiel. L’Etat démocratique réglemente les mœurs, les amours, les gestations. La loi, le droit de vie et de mort, pèse d’abord sur les corps, et singulièrement sur les ventres. Certains gestes, amoureux ou médicaux, sont prohibés. On peut vendre un film en affichant les seins nus
d’une enfant de treize ans séduisant son beau-père, mais des gens sont en prison pour avoir aimé qui n’avait pas le sexe et/ou l’âge légalement requis. On nous fera remarquer charitablement que les suicidaires n’attendent pas la reconnaissance d’un « droit au suicide » pour l’exercer. Il est d’usage chez les maîtres de feindre avoir toujours toléré de bonne grâce ce qu’en vérité ils n’ont jamais pu empêcher. Ils assuraient il y a peu que les femmes étaient bien libres d’avorter, les jeunes de faire l’amour, et pourquoi pas les gens de se détruire ? A les entendre, certaines lois ne seraient que vestiges surannés d’un passé rigide ; libre à chacun de les transgresser… à ses risques et périls. On joue bien un peu sa vie en usant de la queue de persil, on ne saurait forniquer sans procréer un jour ou l’autre ? Dame ! Ce sont les risques de la liberté ! Du « métier » dit-on parfois. Par malheur nous voulons tout : l’avortement sans risques ni trafics, le plaisir sans punition, et la mort nous la voulons sûre et douce. La liberté n’a pas de prix, et nous n’entendons pas payer celui de la souffrance. De l’affirmation du droit à une mort choisie, nous faisons une arme contre les voleurs de vie. Pour l’essentiel, nous avons limité le cadre de notre étude à la France. Que le lecteur ne s’attende pas à trouver le pittoresque morbide qui fait l’ordinaire de la production livresque consacrée au suicide. On n’apprendra rien, ni sur le hara-kiri, ni sur les lemmings ; ni sur la secte de Jim Jones, ni sur les kamikazes. De même nous ignorerons délibérément Jan Palach, Montherlant, Manuel Pardinas, Romain Gary, Roméo et Juliette.
Des mêmes auteurs Tankonala Santé, ouvrage collectif (quatre articles de C.G.), Petite Bibliothèque Maspero, 1975. Pour en finir avec Reich, Claude Guillon, Alternative Diffusion, 1978. Ni vieux ni maîtres, guide à l’usage des 10-18 ans, Alain Moreau, 1979.
Claude GUILLON Yves LE BONNIEC SUICIDE, MODE D’EMPLOI Histoire, technique, actualité AM éditions alain moreau 5, rue eginhard 75004 paris 272-61-51
CHAPITRE PREMIER UN FLÉAU SOCIAL Le 19 janvier 1907, le juriste Félix Herpin prononce le discours de réouverture de la conférence des avocats stagiaires de Poitiers. Il y fustige le suicide, « acte de désespérance de la part de l’individu, suprême insoumission de la part du coupable, il est également insultant à la justice humaine. (…) Voilà un malaise social autrement nuisible que l’échafaud, autrement pernicieux et destructeur : le législateur restera-t-il indifférent ? ». Herpin propose pour sa part la répression des tentatives, le huis clos des procès, et la censure de la presse. La première moitié du siècle connaît une abondante production de littérature antisuicide. Le ton en est donné par l’ouvrage de Jacques Bonzon : Guerre à l’immortalité. Criminels, suicidés et buveurs*. Cet avocat parisien plaide pour le relèvement de la race : « Criminels, suicidés et buveurs : ces trois termes ne doivent plus se séparer ; ils désignent les * : Petite bibliothèque morale et sociale, s. d.
trois manifestations les plus importantes mais non les seules de l’affaiblissement de notre race. » Il y a certes des différences entre suicide et crime, mais « ce sont les deux plus grandes atteintes qu’il soit possible d’apporter à la vie sociale. Non seulement chacun est contraire à la loi morale, mais chacun aussi froisse et meurtrit la loi écrite. » Soixante ans plus tard, le discours est à peine retouché : « Dans notre vie moderne il y a trois grandes sociopathies dont les sujets sont proches au point de vue psychique, antécédents, conditions de vie : le suicidant, l’alcoolique et le délinquant (*1). » Le thème s’est pourtant « démocratisé », au sens où la gauche le reprend, pour condamner ou déplorer. Le suicide était une stratégie de la canaille dans sa lutte sournoise contre l’Etat, il est à présent dénoncé comme machine de guerre de la droite, et conséquence de sa politique. Le Monde titre : « Alcoolisme, chômage, suicide, trilogie de la détresse bretonne (*2). » Dans une conférence de presse, le Syndicat National du Personnel de l'Éducation Surveillée énumère la drogue, l’alcoolisme, la prostitution, et « la recrudescence du suicide » comme autant de preuves de la volonté du pouvoir (de droite à l’époque) de « détourner les jeunes du terrain de la lutte ». Aux staliniens, comme à l’habitude, la caricature ! Le Travailleur, hebdomadaire du Parti Communiste du Val-de-Marne, résume à l’usage de ses lecteurs la teneur de Libération : « C’est ce journal qui appelle les jeunes à se droguer et qui présente le suicide comme le fin du fin de la lutte. – Volez, violez, droguez-vous, prostituez-vous, suicidez-vous – Voilà tout ce que Libération a à proposer aux jeunes. (…) Ces gens ne vous offrent que l’impasse, le désespoir et la pourriture pour perspective. Ils vous flattent, ils vous racolent comme les démagogues fascistes flattaient et racolaient la jeunesse allemande dans les années 30. » Et Le Travailleur de conclure ingénument : « Nous sommes les seuls à proposer du neuf, vraiment du neuf (*3). »
La contagion « Le suicide est à l’ordre du jour, aucune classe de la société n’échappe à sa funeste influence. L’enfant comme le vieillard lui paient chaque jour un tribut de plus en plus élevé. Il y a dans cette manifestation à laquelle nous assistons depuis plusieurs années déjà, une contagion, une véritable épidémie toujours croissante, qui, si on ne prend pas des mesures énergiques pour la combattre, atteindra des proportions désastreuses (*4). » Le suicide se répand comme la peste, les maladies de l’âme tuent aussi sûrement que les autres. L’idée de la contagion est simple, rassurante, elle permet de visualiser un phénomène inexplicable autrement. De plus, elle est « scientifique ». En fait, la médecine, encore aujourd’hui, ne sait que peu de choses des mécanismes qu’elle rassemble par commodité dans le même concept de contagion. Les maladies les plus redoutées, sinon les plus redoutables, comme la syphilis, ne se transmettent pas automatiquement. La notion de « porteur sain » relativise aussi la part de fatalité attachée au concept. Le « porteur sain » véhicule le virus, le transmet éventuellement, sans souffrir aucun trouble. Chacun de nous est « porteur sain » d’une, ou de plusieurs centaines de maladies. En vérité la notion de « porteur sain » contredit largement la représentation courante de la maladie. Elle vient d’abord combler le vide d’un raisonnement scientiste incapable de décrire, à plus forte raison d’expliquer, la maladie. Admettons que la contagion se réduise à la probabilité pour un individu de provoquer le déclenchement chez un tiers d’une affection dont il n’est pas obligatoirement atteint, sans que l’on puisse prévoir qui sera contaminé, et comment. Alors, nous pouvons aussi bien admettre cette probabilité en matière de suicide. Ça n’engage à rien. (*1) : Précis de toxicologie clinique, Evreux, Motin, Roche, Vincent, Masson éditeur 1968. (*2) : 3 mars 1981. (*3) : « Libération ça pue », reproduit in Libération du 10 nov. 1980. (*4) : Suicides et crimes étranges, Moreau de Tours, 1899.
Très tôt, l’agent de contagion le plus vigoureusement dénoncé est la presse. C’est elle qui propage l’exemple funeste, elle qui assassine. La thérapie est facile à concevoir : « tuer le mal en faisant le silence autour de lui ». C’est l’avis autorisé d’Icard Séverin dans la Nouvelle Revue en 1902. Pour lui, la contagion ne fait pas de doute ; rien qui se répande comme une idée nuisible. « A un moment, une femme est coupée en morceaux. On remonte à vingt ans, cinquante ans, un siècle, plusieurs siècles au-delà, pas d’exemples semblables ; on redescend quelques années vers nous, et on ne compte plus, tellement ils sont nombreux, les cas d’hommes et de femmes qui ont été coupés en morceaux. » Le mécanisme de la contagion n’arrête pas longtemps notre auteur, c’est le même que celui « du tic chez le cheval et de l’avortement chez la vache ». Ayant consulté « les journaux intimes de nombreuses jeunes femmes » pour rédiger La jeune femme pendant la période menstruelle, il accuse formellement la presse à grand tirage, et nommément le Petit Parisien. Il aura suffi que cet organe représente à la une le suicide d’une jeune fille pour qu’une désespérée de chair et d’os se tue rue Marcadet à Paris. Reproduisant la mise en scène du dessin, elle avait laissé le journal incriminé bien en évidence afin que « sa culpabilité fût bien démontrée et éclatante au grand jour ». L’histoire est édifiante, Icard Séverin ne l’a pas inventée, quoiqu’il se trompe de cible. Le polémiste libertaire Zo d’Axa l’a rapportée par le menu dans l’Endehors (*1). La jeune fille se tue bien rue Marcadet, mais c’est l’Intransigeant qui mérite le titre décerné par d’Axa d’ « organe des refroidis volontaires ». C’est à la une de ce journal que le dessinateur avait donné « la recette, la formule et le décor du plus joliet des suicides (…). Sur une table, un numéro de l’Intransigeant illustré attestait l’entraînement dont la faible créature avait été victime : La Provocation par l’image »… Un autre libertaire, suicidé comme d’Axa, Ernest Cœurderoy, rejette l’idée de contagion : « Ne me dîtes pas que l’odeur et la vue du sang sont contagieuses (…). Non certes, l’image de la mort violente n’est pas aussi pernicieuse que celle des maladies incurables. Si la tête du suicidé est si horrible à voir, elle détournera les hommes du suicide bien loin de les y pousser. Soyez conséquents avec vous-mêmes, criminalistes ! Ne tuez-vous pas les assassins pour frapper les sociétés d’épouvante (*2) ? » Il faudrait des volumes entiers pour consigner les hypothèses brillantes des chercheurs qui s’attachent depuis des décennies à découvrir le virus du suicide (nous ne parlons pas ici des médecins et des psychiatres dont il sera question plus loin). Toutes les mesures, curatives ou préventives, se révélant vaines, le suicide reste une valeur sûre du délire pseudoscientifique. Chaque époque y va de ses fantasmes, et de ses obsessions. En 1840, le chirurgien Forbes Wilson attribue la montée des suicides à la diffusion des idées socialistes, à l’humidité atmosphérique, ainsi qu’à « un certain vice secret qui, nous le craignons, est pratiqué sur une très vaste échelle dans nos grandes écoles d’enseignement secondaire (*3) ». C’est une autre découverte qu’annonce en 1977 David P. Phillips dans la revue Science (*4). La publicité des suicides accroît leur nombre, voilà ce que tout bon sociologue sait déjà ; Phillips révèle que les accidents d’auto excédentaires sont des suicides, CQFD. A chaque siècle son vice caché. Le problème du suicide des jeunes a retenu tout particulièrement l’attention du législateur. Soupçonnant ceux que la société bâillonne de vouloir jeter un cri par leur dernier geste, il a prévu d’interdire la publicité des suicides de mineurs. Dans un rappel à l’ordre de 1978, le ministre de la Justice renvoie à la loi sur la presse où figure depuis 1955 l’interdiction (*1) : « Par l’image », in Endehors, recueil d’articles parus en 1896, Chamuel éditeur. (*2) : Œuvre, jours d’exil, 3 vol. Paris Stock 1910-1911. Sur Coeurdelion et d’Axa, voir plus loin Une revendication révolutionnaire. (*3) : Cité par A. Alvarez in Le dieu sauvage, Mercure de France, 1972. (*4): « Motor Vehicle fatalities increase just after publicised suicide stories », 24 juin 1977.
de publier tout texte, toute illustration, concernant le suicide de mineurs, que ce soit par le livre, la presse, la radio, le cinéma ou toute autre manière. Il s’agit d’éviter autour de ces drames une publicité pouvant susciter de nouveaux actes de désespoir (*1). La contagion, ou plutôt la contamination, est l’explication naturelle que les adultes trouvent aux comportements des adolescents qui les choquent. Qu’il/elle fasse l’amour, défile dans la rue, fume un joint ou se suicide, l’adolescent(e) a été « influencé(e) », ou plus bêtement « veut faire comme les autres ». La loi du 28 novembre 1955 concerne les mineurs suicidés, mais aussi « ceux qui ont quitté leurs parents, leur tuteur, la personne ou l’institution qui était chargée de leur garde ». Silence sur l’enfant déserteur, mort ou vif ! Même fugueur, suicidaire, ou amoureux, le mineur est séduit (seducere : conduire à l’écart), toujours détourné par autrui de son destin programmé. La commission de surveillance et de contrôle des publications destinées à l’enfance et à l’adolescence s’est émue du non-respect de ces textes, d’une « particulière utilité sociale ». Viole-t-on la loi, les effets ne tardent pas : « C’est ainsi qu’à la suite des reportages effectués sur la fugue aux USA d’un lycéen parisien et celle d’une fillette de 13 ans, huit tentatives de fugue, toutes en direction du Havre (sic), ont eu lieu dans la région parisienne (*2). » La commission ne s’en tient pas à cette forte démonstration et stigmatise à nouveau les « pernicieux modèles » offerts aux jeunes lecteurs et le désir d’imitation qu’ils risquent de susciter chez tels d’entre eux (*3). On nous laissera cette fois sans nouvelles des « tentatives de fugue » en direction du Havre. Quant au suicide, si les journaux en parlent, personne ne les lit, puisqu’on ne trouve pas le plus petit exemple édifiant à nous rapporter. Quelques années plus tard, Le Monde se vante de n’avoir pas relaté « par le menu » comme certains de ses confrères le suicide d’un enfant de dix ans. « (…) Les psychologues n’ont-ils pas mis en garde, à juste titre, contre la publicité de tels actes qui, dans un milieu où fleurissent le rêve et l’exaltation, peuvent avoir valeur « d’exemple », et gagner par contagion ? Qu’on se rappelle cette affreuse série de suicides par le feu de jeunes lycéens (*4). » Le Monde fait allusion au suicide par le feu de deux lycéens lillois en janvier 1970, qui entendaient protester contre la guerre au Biafra. Huit autres personnes se tuent de la même manière à travers la France en l’espace de deux semaines. On parle bien sûr d’épidémie, de série. Il est indéniable qu’un suicide par le feu, ou par défenestration, dont la presse rend compte est généralement imité. « Ça n’incite pas au suicide une population non prédisposée, reconnaît le Dr Chantal Bismuth de Fernand-Widal, mais ils auraient peut-être pris des médicaments au lieu de se jeter du dernier étage de la tour Eiffel et le médicament est tout de même beaucoup plus sûr que la défenestration (*5). » Enfin, lorsqu’une affaire a défrayé la chronique, la presse se montre attentive à toutes les affaires similaires. Le journaliste, par la publicité qu’il donne à un suicide par le feu, fournit le déclic nécessaire à d’autres immolations, et se charge ensuite de dénombrer les « imitateurs » possibles. Sa responsabilité, si souvent évoquée, est la même que celle d’un photographe publicitaire dans le succès des petits pois ou des tampons périodiques. Il est l’un des rouages d’un système dont le goût pour la désinformation spectaculaire peut se retourner contre lui. Les émeutiers de 1968 pouvaient se servir des reportages radiophoniques sur les barricades pour prévoir les mouvements de (*1) : Cf. Ni vieux ni maîtres, guide à l’usage des 10/18 ans, Yves Le Bonniec & Claude Guillon, Alain Moreau, 1979, p.277 et suiv. (*2) :Compte-rendu des travaux de la commission, imprimerie administrative, Melun, 01/06/58. (*3) : Compte-rendu, 1955. (*4) : « Faut-il tout dire ? », 22 janv. 1972. (*5) : « Sûr » est pris ici au sens médical : « qui laisse le plus de chance de survie ». Entretien, 15 mai 1981.
la police. Mais qui décidera de se tuer en lisant son journal ? Rien ne permet de supposer comme l’avance Chantal Bismuth, que le défenestré aurait eu recours, faute d’exemple, aux barbituriques. N’importe qui sait qu’en se jetant du haut de la tour Eiffel, ses chances de survie sont infimes, tandis que l’absorption de médicaments reste aléatoire. On peut seulement conjecturer que la première manière correspond à une volonté de mourir sans appel. L’idée de « contagion » nourrit celle de « série » et d’« épidémie ». On se contente, pour brandir une série, d’un seul point commun visible entre deux ou trois suicides. Dans ce registre, le chômage est du meilleur effet. Il arrive naturellement qu’un chômeur tienne, par des écrits posthumes, à souligner lui-même le lien direct entre sa situation et sa décision de mourir. Les journalistes n’en demandent pas tant : trois chômeurs suicidés dans la même semaine, ou mieux dans la même cité HLM, font une série. Caractérisée par une organisation particulière d’évènements dans le temps, elle ne peut être, selon le sens commun, due au hasard. Par malheur, on ne nous dit jamais si les trois chômeurs suicidaires étaient homosexuels, ou divorcés, ou abonnés à l’Observateur, ou dans toute autre situation douloureuse que vous voudrez imaginer. Le chômage n’est qu’un pseudo-analyseur du suicide, et c’est l’analyseur qu’on veut montrer : « Nous savons qu’un suicide n’est jamais totalement explicable par la raison qu’en donne celui qui choisit de mourir. Sans doute Bruno Carmier avait-il plus d’un motif de désespoir. (…) Il nous a semblé que trop de Français s’accommodaient bien facilement de l’existence dans leur pays d’un million sept cent mille chômeurs (*1). » D’autres faits sociaux sont ainsi prétendument éclairés par les suicides. Lorsqu’en mai 1978, Florence, 15 ans, se tue « parce qu’elle » n’a pu se faire avorter dans les délais légaux, on peut à bon droit incriminer la loi Veil et la situation juridique des mineures. Il y a sûrement un lien entre le suicide d’un chômeur et son chômage, entre celui d’un taulard et la prison. Belle découverte en vérité, d’un lien entre la situation matérielle d’un individu et ses actes ! Or, dès que l’on quitte l’analyse individuelle pour établir des « tendances », montrer des « séries », on verse dans la spéculation, le bluff. Les chercheurs de l’Institut National d’Etudes Démographiques (INED) viennent conforter, quoique de façon mesurée, la thèse du chômage suicidogène. « En 1980, écriventils, pour la première fois en France le nombre annuel de décès par suicide a dépassé 10 000 (…). On ne peut pas ne pas rapprocher ce phénomène de la crise économique actuelle mais les choses méritent examen (*2). » On peut être honnête et chercher le rythme de raisonnement le plus propre à entraîner l’adhésion. Les démographes choisissent « deux pas en avant, un pas en arrière ». D’abord une affirmation arbitraire, mais qui s’accorde à l’opinion générale : une certaine corrélation existe à n’en pas douter entre accroissement du suicide chez les 15-24 ans et montée du chômage. Puis feinte arrière : « Mais il n’est pas possible d’établir une relation simple entre chômage et suicide. (…) L’influence du chômage sur le suicide ne se limite sans doute pas à une liaison directe et individuelle. L’angoisse créée par l’ambiance générale de crise compte sans doute autant que la perte d’un emploi. » Enfin, à nouveau un ton péremptoire : « Il n’en demeure pas moins que l’incidence du suicide a brusquement augmenté peu après l’entrée de la crise économique dans sa phase la plus aigüe. » On sait que les sociologues ne disposent (*1) : Nouvel Observateur, 23 fév.1981, introduction à la « lettre d’un chôesmeurtre » envoyée au journal par un jeune chômeur qui s’est tiré une balle dans le cœur. (*2) : Elles méritent même de s’entourer de précautions : ainsi le lecteur est-il averti par une note de ce que « l’usage du mot crise n’implique aucune appréciation sur la nature de celle-ci, mais se réfère à l’usage le plus courant, justifié ou non ». Désarmante honnêteté ! Population et société. Bulletin mensuel de l’INED, n°147, mai 1981.
d’aucun moyen d’enregistrer « une brusque augmentation » du suicide, on aimerait savoir ici comment ils repèrent la « phase la plus aigüe » d’un phénomène dont la nature est inappréciable, et dont ils renoncent à justifier l’appellation courante. On aurait pu mettre le suicide en parallèle, et donc en pseudo-relation, avec n’importe quel facteur (pourquoi pas l’âge du premier rapport sexuel ?). On choisit le chômage parce que c’est de ça qu’on veut parler. Même si l’on admet ce choix, le chiffres de l’INED indiquent tout au plus un accroissement des déclarations de décès pour cause de suicide par les médecins français. Or, comme le souligne une étude des laboratoires Roche : si les « bonnes raisons » sont présentes (chômage, misère) les autorités se montrent plus disposées à enregistrer le suicide comme cause de décès, et les taux montent invoquant sur-le-champ un courant dit « suicidogène (*1) ».
Les chiffres déparlent d’eux-mêmes La question du suicide est l’un des terrains de manœuvre préféré de la sociologie internationale. L’honorable Durkheim a lancé la mode en 1897, en le choisissant pour montrer de quoi la nouvelle science sociale était capable. Depuis lors, de critiques d’école en critiques méthodologiques, les études se sont multipliées pour démontrer le phénomène, en analyser les causes, en expliquer les variations. Proliférante littérature qui fait bon marché de « l’incertitude radicale » viciant la méthode sociologique fondée sur les statistiques du suicide : « des données incertaines et une théorie inconsistante (*2). » En France, depuis 1968, l’Institut National de la Santé Et de la Recherche Médicale (INSERM) est chargée de l’exploitation statistique des certificats médicaux de décès (*3). Un pourcentage non négligeable d’entre eux décrit mal la cause du décès, ou n’en indique aucune (de 7 à 9 pour cent environ) (*4). Deuxième source d’incertitude : la plupart des médecins d’état civil chargés de remplir ces certificats n’ont aucune formation de médecine légale, et effectuent un examen plutôt superficiel du cadavre, ne serait-ce que faute de temps et de moyens (*5). Certains suicidaires, ou leur famille le plus souvent, camouflent le suicide en accident ou en mort naturelle lorsqu’une maladie grave la rend plausible. On sait par ailleurs que beaucoup de médecins se font complices d’une telle attitude lorsqu’ils sont persuadés de l’inopportunité d’une enquête judiciaire (ou tout simplement pour éviter des contestations en matière d’assurance-vie (*6). La dénégation du suicide se fait systématiquement dès qu’il s’agit d’un enfant. Signalons enfin que le dispositif de collecte lui-même comporte des failles : « (…) les 2 000 décès qui font, en moyenne, l’objet d’une autopsie judiciaire à Paris, (*1) : Les suicides, Roche, Belgique, s. d. (*2) : Dixit Jean Baechler, Les suicides, Calmann-Lévy, Paris 1975. (*3) : La cause du décès est mentionnée de façon anonyme, sur la partie « confidentielle » du certificat « à remplir par le médecin ». Ce document est ensuite transmis au médecin attaché à la Direction Départementale de l’Action Sanitaire et Sociale (DDASS) qui doit le détruire après exploitation des renseignements qui y figurent. L’INSERM centralise les statistiques ainsi obtenues. (*4) : Selon le Dr Guidveaux de l’INSERM, Le suicide – Pour une politique de santé, p.20, Documentation française, 1975. (*5) : La littérature spécialisée est édifiante sur ce point. Pour documentation, nous renvoyons à l’article de V. Richir et A. Sueur in Bulletin de médecine légale, 1979 n°6. (*6) : Comme en témoigne le professeur Jacques Vedrinne de Lyon, in Le suicide – Pour une politique de santé, op. cit. p.43.Voir également les déclarations de Chantal Bismuth au chapitre IV.
n’entrent pas dans les statistiques générales des causes de décès (*1). » La plupart des auteurs d’études sur le suicide, y compris dans les publications les plus officielles, reconnaissent volontiers le peu de fiabilité de ces statistiques. Certains en profitent pour doubler derechef le nombre des décès. La majorité n’en fait état que pour balayer l’objection d’un revers de manche : les estimations pèchent sans doute par défaut, mais les erreurs commises étant constantes ne biaiseraient pas les analyses par âge, sexe, catégories socioprofessionnelles, etc. D’ailleurs le taux d’erreur ne doit pas être important ; il se traduirait sinon par des variations désordonnées. Nous admettons volontiers que les statistiques officielles du suicide offrent un ordre de grandeur acceptable. Mais rien de plus. Qu’on nous épargne les spéculations sociologisantes à partir de comparaisons de pays à pays ou d’évolution dans le temps (*2). Le problème est résolu pour les pays où l’on ne se suicide jamais : la Chine, l’URSS (depuis 1925)… Pour les autres, les définitions, les modes d’enquête varient. La prédominance du catholicisme n’est sûrement pas étrangère aux faibles taux des pays latins. A l’intérieur même d’un ensemble statistique utilisant la même définition du suicide, l’interprétation des faits est loin d’être uniforme. Aux Etats-Unis, certains coroners ne l’admettent que lorsque le défunt a laissé un écrit établissant qu’il s’est donné la mort. Les statistiques officielles de l’Irlande (Eire) montraient un taux quatre fois inférieur à celui de l’Angleterre (pour 1968-1970). Une étude critique a réduit la différence à un facteur deux (*3). On pourrait multiplier les exemples. On en déduira que les tableaux comparatifs qui prétendent classer les pays du plus au moins « suicidant » (avec des écarts sur de petits nombres) sont pour le moins sujets à caution. Quant aux spéculations sur les variations dans le temps, elles suscitent le même type de critiques. On reste confondu devant les échafaudages interprétatifs de sociologues qui attribuent une valeur significative équivalente à des statistiques recueillies depuis le début du XIXème siècle jusqu’à nos jours (en France, la comptabilité commence en 1827). Sur le plus court terme, les amateurs ne manquent pas pour rendre compte des oscillations. Chacun y va de sa théorie : la crise, l’urbanisation, la pollution, les variations climatiques… Or, c’est là que joue à plein le « principe de négligeabilité (*4) ». Le suicide étant un phénomène relativement rare, l’analyse doit prendre en considération un chiffre élevé de population, et le résultat s’exprime en taux très faibles (de l’ordre de 20 pour 100 000 en France). On devrait donc s’abstenir de gloser à partir de variations infimes (quelques centaines en valeur absolue) qui restent inférieures à la marge d’erreur probable. Autrement dit, on peut constater que le taux français passe de 15,5 pour 100 000 en 1976 à 16,5 en 1977, 17,2 en 1978 et 18,4 en 1979 ; on peut même admettre que cela traduit une augmentation effective du nombre de suicides constatés. On n’en est pas autorisé pour autant à déduire que « c’est la faute à la crise » ou à tel autre facteur « social » privilégié. Encore n’avons-nous parlé jusqu’à présent que des chiffres de mortalité par suicide. (*1) : Il s’agit des décès à domicile, sur la voie publique ou à l’hôpital, pour lesquels on estime nécessaire une autopsie à l’Institut médico-légal. P. Hadengue, in Bulletin de médecine légale, 1979 n°6. (*2) : Les développements qui suivent doivent beaucoup à la critique iconoclaste de Jean Baechler (Les suicides, op. cit.) qui reprend en particulier les arguments de D. Douglas (cf. The sociological analysis of social meanings of suicide, Archives européennes de sociologie, 7, 1966 ; n°2 p. 249-275). (*3) : “The different incidence of suicide in Eire and in England and Wales”, B.M. Barraclough, British Journal of Psychiatry, 1978, p.132-, 36-8. (*4) : L’expression est du Dr Achille Delmas in Psycho-pathologie du suicide, Paris, Alcan, 1932.
Pour la morbidité, autrement dit le recensement des tentatives sans décès, c’est la bouteille à l’encre. Fort heureusement, elles ne font l’objet d’aucune recherche systématique. Seules sources d’approximation : les enquêtes sur échantillon limité fournies par les services hospitaliers spécialisés. Une autre possibilité consiste, à partir du chiffre de suicide-décès selon la méthode utilisée (pendaison, noyade, etc.), et du pourcentage de « risque de décès » propre à chacune, à en extrapoler le nombre de tentatives : pour la France, on arrive à un rapport de 7,4 tentatives pour un décès (soit 74 000 environ pour 1980). Élaborées à partir d’enquêtes en milieu hospitalier, de telles estimations ignorent les tentatives soignées « en ville » par les médecins traitants. Les experts de l’Organisation Mondiale de la Santé retiennent plutôt la proportion d’un suicide accompli pour 9 ou 10 tentatives… Au total, les hypothèses varient selon les sources de 1 pour 2 ou 3, jusqu’à 1 pour 50… Pour tourner la difficulté, tous les moyens semblent bons. Durkheim ne souffle mot de la tentative. Halbwachs (*1) décide tout bonnement de l’ignorer au motif que les rescapés sont des simulateurs ou des candidats peu sérieux à la mort ! Comme le fait remarquer justement Jean Baechler, que peut valoir une explication des « causes » du suicide qui élimine d’emblée tous les échecs ? Et qui peut prétendre connaître des critères rigoureux départageant les tentatives « sérieuses » des autres ? La conclusion s’impose : les sociologues n’ont rien à nous apprendre sur le suicide.
L’école En mars 1981, une collégienne de 13 ans, Véronique, se suicide à Aix-en-Provence, après son renvoi du conseil de classe auquel elle participait en qualité de déléguée des élèves. « Que cachent les conseils de classe ? » interroge l’Express (*2). C’est bien entendu l’inverse qui nous intéresse : ce que montrent les conseils de classe ; l’image d’une institution incapable de sauver les apparences dont elle a tenu à farder l’abêtissement des gosses. Les délégués, la participation, c’est « l’apprentissage de la vie en démocratie ». Véronique aura appris, vite, que la démocratie c’est le pouvoir des autres. Comme si l’on devait participer à son décervelage ! Pourquoi pas autogérer l’école ? Et le salariat aussi ? Et les QHS ? La conscience humaniste s’émeut des suicides de jeunes. Après la mort de Véronique, on cherche à comprendre. On ne trouve rien derrière les conseils de classe, on essaye du côté de la discipline. « Tout au plus un doigt noué à celui d’un camarade de classe, qui lui fut reproché par un professeur, mais, assure le professeur principal, surtout parce qu’elle ne l’avait pas dénoué lorsqu’elle en avait reçu l’ordre (*3). » Ce sont les mêmes pédagogues (la musique de certains mots !) qui construisent des lycées, et les baptisent sans vergogne Louise Michel, ou Verlaine, ou Rimbaud, et qui ordonnent que les doigts se dénouent. Ils ne savent pas que Louise Michel provoquait à l’émeute, que Verlaine et Rimbaud s’enfilaient, oui M. le proviseur, entre deux exercices de français. L’école tue, sans doute, et au Japon plus qu’en France. Là-bas, vingt-sept pour cent des gosses du jardin d’enfants, soixante pour cent des élèves du primaire et cinquante pour cent des lycéens fréquentent les « juku », cours de perfectionnement destiné à améliorer les chances de surmonter la sélection. Les autorités pensent qu’on peut voir dans ce système l’origine d’une augmentation (tout aussi immensurable qu’ailleurs) du taux de suicide chez les jeunes. Les autorités annoncent-elles la fin de l’école ? Non, on met sur pied des consultations psychologiques. (*1) : Les causes du suicide, Paris, Alcan, 1930. (*2) : 4 au 10 avr. 1981. (*3) : « Un conseil de classe très ordinaire ? », Charles Vial, Le Monde du 31 mars 1981.
Ayant subi l’école, nous n’avons besoin de rien d’autre pour la juger. L’école tue, oui sans doute, comme la famille, et l’armée, et le reste. C’est de ne pouvoir vivre qui pousse à mourir. Bâtisseurs de ce monde, bâtonniers de l’ordre moral, quand vos enfants nous quittent, fermez-la ! Le cilice de papier journal que vous endossez à chaque occasion pour questionner poliment les institutions est obscène. Le suicide vous « interpelle » paraît-il ! Vous pensez comme des curés, vous parlez comme des sergents de ville. Vous tolérez les écoles, et même les prisons, vous en êtes les fourriers. Tout ce que vous demandez, c’est de pouvoir en parler de temps à autre dans vos hebdomadaires. École, prison, chômage, vous savez pourquoi on se tue paraît-il, et vous ne faîtes rien. Vous vous moquez éperdument que le système assassine, pourvu qu’il tienne. En octobre 1980, Nouredine, 13 ans, se pend « pour une poignée de mauvaises notes » assure Libération*. Éric, 16 ans, se tire une balle dans la tête, « c’était vraiment un mec pas con. Il savait ce qu’il faisait. Il a dû réfléchir avant de tirer (*1). » Serge July commente : « Lorsque toutes les libertés paraissent s’évanouir, cette dérobade a toutes les séductions d’une ultime liberté*. » En soixante-dix ans, le discours moralisateur s’est teinté de compréhension. Un juriste écrit en 1910 : « Arrivés à l’époque où leurs regards devraient être tournés vers l’avenir, où ils devraient envisager l’existence sous des aspects rassurants, il est des enfants qui ne trouvent plus la force de vivre. Le nombre des suicides d’enfants n’a pas cessé d’augmenter à mesure que l’instruction se propageait. Il faut dire, du reste, que c’est moins l’instruction elle-même qu’il convient d’incriminer que la nature des doctrines qui sont actuellement enseignées aux enfants : ceux-ci, victimes d’une éducation et d’une philosophie faussées, n’hésitent plus à se réfugier lâchement dans la mort. (…) Ne faudrait-il pas, pour diminuer le nombre de ces suicides dus à la contagion (…), qu’une forte éducation morale fût partout appelée à compléter la culture de l’intelligence (*2) ? ».
Les nouveaux crétins La sociologie s’essoufflait à fournir aux masses modernes une fausse conscience d’elles-mêmes ; las, l’ordinateur vient regonfler les vieilles baudruches. Ce qui n’était en 1920 que cocasserie prétend au titre de vérité scientifique. S’agissant du suicide, le record est aujourd’hui détenu sans conteste par Emmanuel Todd (*3). Au milieu d’un foisonnement de contre sens, de non-sens, et d’à-peu-près dignes d’un Bernard-Henry Lévy, le lecteur médusé apprend que « l’apparente diversité des concepts de suicide, d’alcoolisme, de folie et d’adhésion totalitaire cache une proche parenté. Ces catégories ne sont pas disjointes. Toutes incluent un degré élevé d’abandon de liberté, d’aliénation ou de destruction de la conscience » (Le fou p.39). L’alcoolisme « aboutit souvent à la cirrhose du foie ou au délire alcoolique, versions éthyliques du suicide et de la démence » (Le fou p.61). Chez Todd l’amalgame et la confusion ne sont plus une méthode mais un état. Ce que l’on peut souhaiter de pire à ces gens, c’est d’être lus. Aussi nous ne résistons pas au plaisir de nous faire l’instrument de quelques révélations supplémentaires. Pêle-mêle : « D’un point de vue psychiatrique, tous les extrémismes politiques relèvent d’une même catégorie définie par un symptôme banal, le besoin de violence et de pouvoir. Le désir aussi de soumission » (Le fou p.93). « Le goût du rouge, couleur du sang, commune au nazisme et au bolchevisme, rappelle en permanence, inconsciemment, la pulsion de mort de la (*1) : 31 oct. 1981. (*2) : De la répression du suicide, Emmanuel Alpy, Thèse de droit, Paris 1910. (*3) : Le fou et le prolétaire, Robert Laffont, 1979. L’invention de la France, en collaboration avec Hervé Le Bras, Le Livre de Poche, 1981. Emmanuel Todd, lui, a été inventé par son père et par l’Express.
machine. Le mot communisme lui-même porte une charge affective exceptionnelle » (Le fou p.244). « La vitalité de la bande dessinée française témoigne d’ailleurs de la situation privilégiée des enfants dans notre pays. Elle démontre une bonne adaptation des Français adultes à l’univers de la jeunesse » (Le fou p.283). Le suicide se répand sur la France au départ de Paris. « Il suit en fait les nationales 20 et 7 » (L’invention p.352). Jeune homme moderne, c’est-à-dire passionnément attaché à la conservation de ce monde, Todd doit, pour balayer les objections, mettre le système entier dans la balance. Conteste-t-on, malgré tant de cartes et de graphiques, la validité des taux de suicide, il rétorque aussitôt qu’il y a bien plus de suicides que de meurtres, et qu’on ne saurait renoncer à compter les uns sans renoncer à compter les autres. Or, « la société française contemporaine fait de la violence, et en particulier des meurtres, un élément permanent de son système d’information ». Le sociologue confond ici maladroitement l’ex-garde des Sceaux Alain Peyrefitte avec « la société française ». Il y a plus, paraît-il : le sacrifice irait jusqu’à « abandonner en cascade toute une gamme d’indicateurs économiques du revenu national par tête au taux d’investissements ». Mais les chiffres de la criminalité n’intéressent que les flics, et les « indicateurs économiques » sont l’affaire des publicitaires de l’économie. Le pauvre sociologue (pauvre mais honnête) s’oblige à nous avertir : il a choisi cartes et représentations en fonction des thèses qu’il propose, libre à chacun de soutenir d’autres thèses avec d’autres cartes. Cette subjectivité incontournable a ses limites, rassurons-nous : « N’importe quelle carte n’est pas possible, de même ni le peintre, ni le photographe ne pourront représenter une jeune fille par un fauteuil et ce, quelle que soit la recherche d’un point de vue. » Quel crédit accorder à un homme qui n’a jamais vu, et même juge impossible, la représentation d’une jeune fille par un fauteuil ?
La pilule Comme on pouvait s’y attendre, la pilule contraceptive a été mise en cause dans certains suicides. Catherine Sokolsky s’est fait l’écho de ces thèses dans l’Impatient (*1). S’avisant de décrypter la propagande des laboratoires en faveur de la pilule, elle cite une étude parue dans le Lancet en 1974, selon laquelle le taux de mortalité chez les utilisatrices serait de trente-neuf pour cent supérieure à la moyenne. Les facteurs principaux de cet excédent seraient les troubles cardio-vasculaires, ce qui pourrait se comprendre, et… les suicides. Nous répondions dans l’Impatient : « Voilà un analyseur commode, quiconque prétend mettre en rapport le suicide avec la consommation de tel médicament, le chômage, les chagrins d’amour, ou les pratiques solitaires est un charlatan. Laisser imprimer l’idée qu’il puisse y avoir un lien entre le suicide et la pilule relève de l’irresponsabilité intellectuelle et politique la plus totale (*2). » L’auteur de l’article incriminé récidive, protestant hautement du sérieux de sa documentation : « Ce que le docteur Valérie Béral écrivait dans le Lancet en 1974 (1 :1280) est confirmé par un examen approfondi (paru dans le Lancet du 7 mars 1981) des résultats de la plus grande étude sur les effets de la pilule, la fameuse « Oral Contraception Study » du Royal College of General Practitioner anglais (46 000 femmes suivies pendant 14 mois). » Moralité : une ânerie répétée à sept ans d’intervalle devient vérité. On peut trouver appui pour n’importe quelle thèse dans l’immense production de littérature médicale. C’est ainsi qu’en 1974, au cours d’une journée d’étude de la société (*1) : N° 40, mars 1981. (*2) : N° 42, mai 1981, « Statistiques toc », rebaptisé par la rédaction : « Pilule et statistiques : assez ri ! »
médico-psychologique, le Dr Fabre de Toulouse rend compte de ses travaux sur cinq cent onze femmes accueillies en service de réanimation après une tentative de suicide. Aucune corrélation, affirme-t-il, ne peut être établie entre la prise de pilule et le geste suicidaire*. Nous n’avons mentionné cette dernière étude que pour montrer l’incohérence de la production « scientifique ». En ce qui concerne la relation entre contraception orale et suicide, c’est bien le principe même du questionnement qui est absurde.
* : Le Monde, 11 juin 1974. Pour les lectrices et les lecteurs intéressés par ces questions, nous renvoyons au Collectif Self Help, 5, rue Veron, 75018 Paris, dont l’Impatient signale l’abondante documentation anglaise et américaine.
CHAPITRE II BAVARDAGE OFFICIEL ET DISSUASION PRIVÉE En mars 1970, le ministre de la Santé, Robert Boulin, institue une commission chargée d’étudier les mesures souhaitables en matière de prévention du suicide. Le rapport d’activité paraît en janvier 1971 ; son modeste volume est compensé par sa haute teneur en absurdités. Les considérations d’ordre général y sont fausses, ce qui est parcellaire n’a pas d’intérêt ; tous les poncifs de sociologie courante sont gaiement mis bout à bout. Le rapport connaît évidemment un gros succès dans la presse. Seul, à notre connaissance, Jean Baechler dénonce dans la revue Contrepoint* ce qui ne peut être qu’un canular ou un mauvais coup. La première bizarrerie qui saute aux yeux dans le rapport, intitulé Le suicide, est la référence constante au suicide des jeunes. Il apparaît dès l’introduction que c’est là le phénomène sur lequel portera la réflexion de la commission. Faut-il y voir, comme Baechler, une « contribution à l’auto-intoxication officielle sur les problèmes de la jeunesse » ? C’est bien vague. Si l’on s’en tient au texte lui-même et aux propositions qu’il contient, on conclura plutôt à un essai maladroit de justification à priori d’une politique de quadrillage sanitaire de la population. Les multiples grossièretés sociologiques que recense Baechler, et on peut regretter qu’il ait été le seul à le faire, ne doivent pas amener à minimiser l’effet objectif de désinformation d’une telle publication. « Le suicide des adolescents, déplorable en lui-même, est de surcroît couteux pour un pays », qu’il prive d’éléments jeunes dont les études ont coûté cher, et dont les rescapés « doivent être soignés dans des conditions fort onéreuses ». « Le suicide n’est que l’une des formes – la plus irrémédiable d’ailleurs – que peut revêtir la crise que traversent certains adolescents. Mais il est en général plus facile de déterminer pourquoi un adolescent s’adonne à l’usage des stupéfiants ou commet des actes de délinquance que de comprendre pourquoi il se suicide. » Les chiffres du suicide ne sont pas fiables, la commission le reconnaît sans difficultés, aussi propose-t-elle la création d’une autre commission, « composée de personnalités médicales de grand renom à laquelle des statistiques exactes pourraient être communiquées, l’anonymat complet des intéressés pouvant être observé dans un premier temps » (souligné par nous). Sait-on pourquoi l’on se tue ? Comment répondre ? « Ainsi la Suède, pays qui * : « Le problème du suicide », Contrepoint n°4 été 1971. Cette revue se situe dans la mouvance idéologique du Groupement de Recherche et d’Etude pour la Civilisation Européenne (GRECE). Son directeur, Yvan Blot, participe également (sous le pseudonyme de Michel Norey) à la revue néo-fasciste Nouvelle école, organe du GRECE.
possède la double caractéristique d’être un pays heureux (sic) et un pays plongé dans la nuit toute une partie de l’année, a le regrettable privilège d’avoir le taux de suicide le plus élevé du monde (c’est faux) sans qu’il soit possible de déterminer lequel de ces deux facteurs est fondamental (sic). » Les recherches se poursuivent néanmoins : « Au centre Fernand-Widal, les responsables ont mis au point une nouvelle formule d’enquête intitulée ‘C.R.S. ‘ (sic) (…) reposant sur le postulat que tout suicide provient de la toxicité de l’environnement. » Le décor planté, et avec quelle maestria, des mesures concrètes sont soumises à la sagacité du législateur. « Il importe de faire un effort de dépistage de tous les jeunes présentant des affections nerveuses ou mentales pouvant les conduire au suicide, même s’ils ne constituent qu’une minorité des suicidants éventuels » (souligné par nous). Et pour ce faire, on développera la médecine scolaire, « en l’orientant plus directement sur l’hygiène mentale ». En ce qui concerne le supérieur, « un système de consultation obligatoire pour les étudiants de première année pourrait même être organisé. Le cas des jeunes travailleurs est plus délicat car ils sont plus dispersés et il est moins facile de les soumettre à une obligation. (…) Des consultations d’hygiène mentale seraient rendues obligatoires pour les jeunes travailleurs de moins de 25 ans ». (Une au sortir de l’école, l’autre au retour du service militaire.) Les commissionnaires de Robert Boulin se montrent optimistes sur les chances de succès de la prévention chez les « récidivistes ». Un service de réanimation toulousain montre l’exemple : en 1969, sur 804 suicidants survivants, seuls 180 sont rentrés chez eux, les 624 autres étant traités à l’hôpital ou dans une clinique privée*. Le rapport use à ce sujet d’un délicieux euphémisme : « Les cas les plus graves, les plus menacés, pourraient n’être pas immédiatement rendus à la vie normale, mais hébergés (souligné par nous) un certain temps (on connaît la plaisanterie) dans des hôpitaux de jour. (…) Cet hébergement devrait paraître – sinon être – le moins contraignant possible. » Des assistantes sociales spécialisées en psychiatrie, dont il convient d’augmenter le nombre, seraient chargées de la surveillance des suicidaires rendus à leurs occupations. Il est clair que les auteurs du rapport ignorent tout du sujet qu’ils sont censés traiter. Baechler « note avec délectation » la présence parmi les quinze spécialistes du suicide consultés au cours des travaux, de six anesthésistes, d’un inspecteur général de l’Aviation Civile, d’un ingénieur principal, chef des services médicaux et sociaux de la S.N.C.F., et d’un chef d’études administratives à la S.N.C.F.. Inutile de dire que le rapport n’a connu d’autre postérité que les commentaires de la presse. Il reste significatif de l’usage que peut faire un pouvoir du concept de « fléau social »(si l’expression n’apparaît pas, il sous-tend le discours). C’est une machine de guerre psychologique. On se moque bien du suicide, même s’il est de bon ton de verser une larme sur les jeunes êtres, trop tôt ravis à notre affection, et qui de plus nous coûtent cher. On n’est pas très sûr que les enfants « difficiles » fournissent beaucoup de suicidés, qu’importe ! On mettra en place un dépistage psychiatrique systématique à l’école, prolongé dans les quartiers, à l’université, à l’usine, ça peut toujours servir. Le thème émotionnel de la « jeunesse en danger » n’est que le conditionnement et le prétexte de la lutte contre une jeunesse dangereuse.
On aurait tort de s’en priver Dans la hiérarchie des calamités sociales dont les tâcherons de l’économiste s’appliquent périodiquement à chiffrer le coût pour la collectivité, le suicide fait modeste figure. Si l’on en croit un classique du genre, intitulé Le prix de la vie humaine – Le coût des * : On ne nous indique pas la durée du traitement.
maux sociaux (*1), il reste en queue de liste. Le jeu consiste à combiner pertes de production, frais médicaux et sociaux, indemnités de préjudice matériel et moral, afin d’évaluer un « pretium vitae (*2) ». On frissonne au passage de sa propre audace : attribuer un prix à la vie humaine ! On se rassure aussitôt, c’est pour la bonne cause : fournir aux « décideurs » une mesure de référence qui favorise la « rationalisation des choix économiques ». Cette activité bien inoffensive satisfait quelques polytechniciens qui ne désespèrent pas de rencontrer l’économie au royaume de la science. A défaut, voilà qui laisse intacte l’illusion que puisse exister un art de la décision économique. Revenons aux chiffres. Pour 1979, « le coût économique estimé des suicides (i.e. tentatives et suicides-décès) serait de l’ordre de 19 milliards de francs ». Soit trois fois moins que les « coûts estimés » des accidents de la route ou du tabagisme. Les « maux sociaux » les plus dispendieux seraient l’alcoolisme et les accidents du travail (respectivement 5,2 et 5,5 fois plus que les suicides). Encore faut-il préciser que les auteurs retiennent une « hypothèse haute » pour les statistiques du suicide : 15 000 décès, 135 000 tentatives. Quant au prix de revient d’une tentative, suivie d’une réanimation et d’un séjour en milieu hospitalier, il doit osciller entre 2 500 et 7 500 francs, compte tenu d’une durée moyenne de soins intensifs de deux jours et d’une hospitalisation moyenne de neuf jours (*3). Les bonnes volontés On peut voir en Russie, après 1917, des affiches apposées sur certains monuments publics : « Avant de vous suicider, venez nous voir. » L’invitation est formulée par les centres de dépistage psychiatriques mis en place par le gouvernement (*4). En France, s’il est régulièrement question de prévention du suicide dans les discours officiels, le gouvernement n’a mis sur pied aucune action en direction du public. L’initiative est tout entière entre les mains de particuliers regroupés dans des associations à but non lucratif. La plus connue est sans doute S.O.S. Amitié qui a installé des postes d’écoute téléphonique dans 33 villes de province (5 postes à Paris). La plus importante par le nombre des militants, S.O.S. Amitié est aussi l’organisation la plus « moderne », la seule en tout cas qui tente de penser, à partir de sa pratique, le rapport entre l’individuel et le social. L’action de S.O.S. est fondée « sur la conviction que le réconfort d’une relation amicale peut favoriser la prise de conscience des rapports sociaux qui sont au cœur des problèmes évoqués. (…) Ils ne peuvent être simplement entendus comme une juxtaposition de situations isolées et particulières. A travers ces masses d’appel et leurs fluctuations apparaît une aspiration à des rapports sociaux nouveaux au sein desquels les personnes pourraient trouver une réponse aux problèmes rencontrés (*5) ». Il semble bien que les appelants trouvent auprès des militants de S.O.S. une écoute effectivement dénuée de moralisme. Un certain nombre de suicidaires téléphonent en cours de suicide. Sur un total de 350 000 appels en 1980, S.O.S. en recense 7 000 issus de « suicidaires affirmés et de suicidants ». Ces suicidants passés à l’acte sont (*1) : L’ouvrage en est à sa troisième édition en septembre 1980. Michel Le Net, Notes et études documentaires n°4445, La Documentation française, 152 p. (*2) : Définition (p.9 op. cit.) : « Ce que le pouvoir exécutif est, dans un pays, disposé à dépenser pour sauver le citoyen moyen, individu le plus représentatif en moyenne statistique de l’ensemble de ses frères. » (*3) : Durées estimées retenues par le ministère de la Santé dans le document Le suicide – Étude de R.C.B., en septembre 1971. (*4) : Du suicide, de l’aide, et de la participation au suicide d’autrui, Antonin Coquelin de Lisle, Thèse de doctorat en droit, 1929. (*5) : Motion adoptée par l’assemblée générale du 9 déc. 1979.
évalués à un millier. A Marseille par exemple, ils ont été 283 dans ce cas. Il n’est pas exceptionnel qu’un écoutant ait à assister un suicidaire au long de son agonie. Aucune tentative n’est faite pour connaitre l’identité et l’adresse du correspondant en vue de déclencher une intervention. Le suicide est une réalité dont on tient compte et que l’on assume, on se contente de répondre à la demande d’écoute formulée par les appelants (*1). Les autres organisations pratiquent l’accueil direct et l’entretien, aucun signalement n’est jamais effectué contre la volonté d’un visiteur et même, en principe, sans qu’il en fasse la demande. Il y a des entorses à la règle ; Assistance-Vie prétend concilier l’aide sociale et la psychothérapie. Les accueillants, bénévoles, ont pour la plupart une formation dans cette discipline, ce que n’indiquent pas les dépliants publicitaires de l’association mais, assure-t-on, « la couleur est annoncée dès que les gens se présentent ». C’est heureux, mais la révélation vient bien tard. L’association se veut, comme les autres, non confessionnelle et apolitique. Le visiteur ne s’inquiétera donc pas de la présence d’un crucifix dont le Christ est figuré par une croix de barbelé. L’harmonie ne règne pas forcément entre les associations ; ainsi Assistance-Vie a-telle délégué un espion à Phénix, autre centre d’accueil parisien, dont elle dresse un bilan négatif, « les gens s’y transmettent leurs problèmes ». L’originalité de Phénix est d’être animé, sur le modèle des Alcooliques Anonymes, par des rescapés du suicide qui veulent aider « tant de personnes, et particulièrement d’adolescents et de jeunes, à échapper à la tentation de se détruire ». On est beaucoup plus près, avec Recherches et Rencontres, de la bienfaisance laïque, que du scoutisme bon enfant de Phénix. Les accueillantes de l’association, à l’origine un « institut de formation humaine et de psychosynthèse appliquée », sont pour la plupart dotées d’un diplôme d’assistante sociale. Dans la salle d’attente, on pourra feuilleter le Figaro Magazine et Valeurs actuelles. L’excellente tenue de la maison ne doit pas faire croire à une conception vieillotte du soutien psychologique, on pratique aussi l’expression de groupe et la poterie. Il n’est guère surprenant de voir des assistantes sociales ou des psys en mal de charité s’investir dans la prévention du suicide. Nous sommes plutôt étonnés de la discrétion du phénomène, auquel échappe semble-t-il S.O.S. Amitié, et les centres d’accueil de la Porte Ouverte (*2). Quant à l’efficacité quantitative de ce type d’action, bien qu’encouragée, en parole au moins, par les pouvoirs publics, elle peut se discuter. Il est par contre indéniable que des individus y trouvent à un moment donné le soutien qui leur manque pour surmonter une période de désespoir, ou même, nous l’avons vu, pour mourir « accompagnés ».
La cause et le gâchis On trouve des militants politiques pour joindre leur voix au chœur de la conscience humaniste frappée d’horreur par le gaspillage que font les suicidés de tant de vie qui restait à vivre (*3). « La vie est un bien trop précieux et surtout trop unique pour qu’on la gâche gratuite(*1) : La revue S.O.S. Amitié publie sur une page dans son numéro 26 (été 1980) le poème d’un détenu, ancien appelant de Nancy, qui s’est suicidé en prison après avoir fait part à S.O.S. de sa détermination : « J’ai décidé de partir sans bruit de ce monde qui m’a assassiné et que je déteste. » (*2) : On trouvera en annexe les coordonnées des principales associations de prévention. (*3) : On étudiera plus loin (ch. VII) les débats qu’ont suscités dans le mouvement révolutionnaire les suicides de militants connus et les thèses des rares propagandistes du droit au suicide.
ment. Prôner la libération par le suicide est une injure faite à ceux qui se tuent parce qu’ils n’ont plus justement la liberté de vivre, parce qu’ils se trouvent dans une impasse et ne peuvent s’en sortir qu’en sortant de la vie. Les aider à être libres c’est avant tout les aider à acquérir les moyens de vivre (*1). » Denis Langlois, à qui nous devons ce vibrant appel à la vie, confond sciemment la liberté de mourir, et une prétendue « libération par le suicide » qu’il invente pour mieux la réfuter. « Si l’on doit mourir parce qu’on est victime de l’injustice ou de la misère, autant essayer auparavant de rejoindre l’un des groupes qui luttent précisément contre l’injustice et la misère. » On aimerait être certain que dans l’Eden gauchiste, sans plus d’injustice ni de misère, l’heure et le moyen de la mort seront laissés à l’appréciation de chacun. Il est permis d’en douter, l’explication universelle du suicide résidant pour le gauchiste dans une « mauvaise » société. La société réformée devra se pencher sur la mystérieuse persistance d’un phénomène archaïque. Du travail en perspective pour les nouveaux sociologues, les nouveaux médecins, les nouveaux flics. Mais au fond, le gauchiste se moque lui aussi des suicidés. Ce qui le vexe, c’est que ces gens, qu’il considère comme ses alliés naturels, ne s’enrôlent pas sous sa bannière. On a tort dans les groupes politiques de se méfier des suicidaires, « ceux-ci, affirme Langlois, du fait notamment de leur sensibilité, font souvent de bons militants. (…) Ce sont souvent les meilleurs d’entre nous ».
Le militant perdu Bien des suicides sont des assassinats, des crimes sociaux, et dans tous les autres la responsabilité du système social est engagée. On peut dire cela, on a dit peu de chose. La société tue, elle rend malade aussi, et fou. Il n’est pas question pour autant de « lutter contre » la maladie ou la folie. A nous de reconnaître et de montrer dans la maladie, dans l’idée du suicide, la révolte du corps et de l’âme contre l’ordre. A nous d’en faire des armes. Tout homme n’est pas notre frère, et nous nous soucions peu du sort de l’humanité. Nous combattons pour vivre, pour qu’il y ait une vie avant la mort, et seules les exigences pratiques de ce combat guident nos actes. Le 22 avril 1976, Michel Franchy se pend dans la cour du lycée agricole de Magny-Cours. Le long texte qu’il adresse aux journaux (*2) se termine par ces mots : « Battez-vous avec votre force, votre volonté, votre corps, votre sexe, votre semblable. Ne me vengez pas, vengez-vous plutôt. A suivre. » Dépossédés de leur vie, certains se tuent ; il faudrait les en dissuader, au nom de quelle éminence du bonheur ? Gaspiller sa vie, perdre son temps : pléonasmes. La caractéristique de ce monde est d’afficher l’économie quand il produit le gaspillage. La seule chose que la bourgeoisie économise (épargne) réellement pour elle-même c’est le pouvoir. Elle use libéralement du reste. L’idéologie économique est le mensonge de la bourgeoisie sur le monde qu’elle a créé et qu’elle domine. Elle dit : l’économie (l’épargne, la raison) est notre loi, le monde ne peut être qu’économique, ce monde est le plus économique qui soit. C’est exact, on n’y voit pas trace de dépense, de vie, hors des greniers du pouvoir. La vie est gaspillage, mouvement, confusion, désordre et dissipation. On gâche sa vie comme un ciment. La vie des autres leur appartient, qu’ils la perdent donc, la brûlent et se l’offrent. Nous parlons avec nos semblables contre l’Etat qui édicte, ordonne, emprisonne et (*1) : Les dossiers noirs du suicide, Denis Langlois, Seuil, 1976. (*2):Ma dernière parole, texte-affiche édité à 2 000 exemplaires, éditions Archifol, juin 1976.
torture. En 1980, la municipalité de Zurich répond aux émeutiers qu’elle a fermé le « Centre autonome des jeunes » parce que « l’expérience n’est pas concluante ». Ceux-ci rétorquent que « la Suisse non plus n’est pas une expérience concluante (*1) ». A qui nous reproche d’encourager au suicide nos trop faibles contemporains, nous répliquons que cette société est une société d’encouragement au suicide, qu’elle pratique la dilapidation froide des ressources du peuple. Lorsqu’il fait l’économie d’une révolution, le peuple ne fait qu’épargner ses ennemis. Et les enfants ? Mozart qui s’assassine ? Tous ces innocents ? On en avait fabriqué deux ou trois pour caler les pieds du lit conjugal, on les oubliait là. Ils se pendent, écrivent aux journaux, dérangent. On ne comprend pas, ils avaient pourtant leur place à table. Que les adultes réclament des dommages et intérêts comme un quelconque rapporteur de commission ministérielle pour ce manque à gagner, cet investissement perdu, cela se conçoit. Pour le reste, qu’ils ont achevé (au sens d’achever un blessé) pendant quinze ans, l’amour, l’aventure, le risque, l’émotion, pour tout ça, silence ! Qu’on se rassure, nous n’aimons pas la mort. Nous préférons savoir que des enfants s’aiment, qu’un prisonnier s’évade, que des banques brûlent, que la vie en un mot manifeste. « Il est aussi vrai que nous ne reculerons jamais devant les conséquences de la pensée (*2). » Nous sommes responsables : de la liberté de qui nous aime. Il faudrait, paraît-il, se soucier de l’usage que ceux-là font de leur temps, de leur corps, de leur savoir et de leur vie. Cela nous concerne, nous atteint mais ne nous regarde pas. On perd les gens qu’on aime, on souffre. L’éloignement et la souffrance sont la part amère de la liberté. « Je t’aime parce que je te sais libre d’aimer qui bon te semble, de disparaître, à jamais peut-être. » La tendresse est un risque encouru, la mort une hypothèse familière.
(*1) : Sylvia Zimmermann, proche du mouvement autonome des jeunes, se suicide par le feu le 12 décembre 1980 sur la place Bellevue à Zurich. Elle laisse une lettre que la police saisit, la qualifiant « d’embrouillée ». Sur sa tombe, ses amis écrivent : « La banquise t’a engloutie, nous la briserons », tandis que les autorités recommandent à l’occasion de la nouvelle année de « tenter de vaincre notre réticence à l’égard de notre état » (cf. Tout va bien, 9 janv. 1981). (*2) : La révolution surréaliste, 15 janv. 1925.
CHAPITRE III LE MASSACRE D'ÉTAT
Le problème qu’ils ont avec nous, c’est que notre conscience politique ne quittera pas notre corps sans que ce qu’on appelle « vie » ne le quitte aussi. Lettre d’Ulrike Meinhof à ses avocats (fév.1974). George Orwell attirait l’attention sur la nécessité de décrypter le langage du pouvoir. « L’esclavage c’est la liberté » ; un meurtre est un suicide. Giuseppe Pinelli défenestré à Milan, José Tronelle égorgé à la Santé, meurtre avéré ou décès inexplicable, la vérité d’Etat tranche. La Fraction Armée Rouge allemande (R.A.F.) est décimée dans les années 70. Certains de ses militants sont abattus dans la rue, d’autres succombent aux mauvais traitements et à l’absence de soins (Katharina Hammerschmidt, Siegfried Hausner). On laisse Holger Meins mourir de sa grève de la faim. C’est dans le cadre d’une politique d’élimination que s’inscrivent les « suicides » d’Ulrike Meinhof, d’Andréas Baader, de Gudrun Ensslin, de Jan-Carl Raspe et d’Ingrid Schubert, ainsi que la « tentative de suicide » d’Irmgard Moeller. Il est de règle aujourd’hui chez les intellectuels français de faire précéder toute déclaration concernant la R.A.F. d’un « avertissement » par lequel ils protestent de leur opposition à la lutte armée en Occident. Nous nous en dispenserons. Libre aux démocrates d’y voir un soutien tacite à la guérilla, et aux partisans de la R.A.F. de penser que nous parlons forcément contre eux*. L’assassinat des militants allemands montre comment l’Etat a su utiliser le potentiel émotionnel du « suicide » pour accréditer la plus cynique des fables. Tout ce passe comme s’il suffisait de prononcer le mot pour brouiller les cartes, prendre de l’avance sur la vérité des faits, et se dispenser d’avoir à les établir. La première cible des assassins d’Etat est Ulrike Meinhof, considérée comme l’idéologue du groupe. La synthèse en une femme de l’amante, de l’intellectuelle et de la pétroleuse en fait une victime symbolique idéale. Avant même de penser à la tuer, on cherche comme c’est souvent le cas à détruire son image et son prestige. Elle est placée à l’isolement total (y compris acoustique) pendant deux cent trente-sept jours. Durant cette période, le parquet étudie la possibilité de l’interner en hôpital psychiatrique. Ce projet est contrarié par la première grève de la faim des prisonnier(e)s qui permet de dénoncer publiquement la priva* : Cf. déclaration de Baader au procès de Stammheim, le 18 juin 1975, in Textes des prisonniers de la « fraction armée rouge » et dernières lettres d’Ulrike Meinhof, rapport de la commission internationale d’enquête, Maspero 1979.
tion sensorielle comme élément d’une stratégie de lavage de cerveaux. Le parquet change de tactique : se fondant sur l’existence chez Meinhof d’une tumeur au cerveau dont il exagère la malignité, il ordonne une série d’examens qui seront pratiqués si nécessaire par la contrainte, et sous anesthésie. Ces examens préparent, semble-t-il, une intervention chirurgicale. L’intention est claire, et benoîtement exposée par le procureur fédéral Zeis : « Ce serait gênant pour ces gens si l’on s’apercevait qu’ils ont suivi une folle*. » Les protestations internationales font échouer cette deuxième tentative. Le 9 mai 1976, Ulrike Meinhof est retrouvée pendue dans sa cellule. La thèse du suicide est aussitôt décrétée par les autorités, et reprise par les médias. L’autopsie est pratiquée à la hâte, sans qu’aucune personnalité indépendante puisse y assister (ni les avocats, ni la famille ne peuvent voir le corps). Elle est à tel point bâclée que sur le plan médico-légal on ne peut parler que de sabotage. Ainsi, on ne procède à aucune recherche d’histamine. Cette hormone tissulaire est produite en grande quantité par les cellules vivantes de la peau à l’endroit d’une blessure. En comparant le taux d’histamine de la peau autour des marques de strangulation et dans une autre région du cou, on peut déterminer si la personne s’est pendue, ou si le corps a été pendu post-mortem. Les constatations faites dans la cellule relèvent de la même fantaisie. La corde avec laquelle Meinhof est censée s’être pendue est certes mesurée… amputée de presque une moitié. Sa longueur réelle est de 80 centimètres environ : on communique aux experts le chiffre de 51 centimètres. Ce raccourci n’est pas innocent ; Meinhof aurait effectivement pu se pendre avec une corde de 51 centimètres. Avec la corde retrouvée autour de son cou (80 cm), elle n’a pu qu’être pendue après que la rigidité cadavérique permet de maintenir le corps droit, et la tête dans la boucle, hors de laquelle elle aurait glissé immédiatement avec une corde trop courte. Pour plus de sûreté, on « retrouve » son pied gauche, bien à plat, en équilibre sur la chaise qu’elle est supposée avoir utilisée. Autrement dit, elle est réputée s’être pendue debout sur une chaise, et par un nœud coulant trop large dont sa tête sortait par un mouvement naturel. Aucun des signes habituels de la mort par asphyxie (les rapports officiels parlent bien d’asphyxie et non de fracture des vertèbres cervicales) : saillie des yeux ou de la langue, visage bleui par le manque d’oxygène. Un groupe de médecins anglais en conclut qu’il s’agit « d’une mort par arrêt cardiaque par voie réflexogène après étranglement par constriction de la carotide et pression sur le nerf pneumogastrique* ». Les mêmes médecins, analysant les rapports d’autopsie, attirent l’attention sur la mention d’un œdème important dans les parties génitales extérieures, et de tuméfactions sur les deux mollets. On relève également une éraflure couverte de sang caillé sur la fesse gauche, et une ecchymose sur la hanche droite. Enfin l’examen de taches sur le slip de la victime permet de déceler la présence de sperme (le parquet glosera sans fin au motif que s’il y a sperme on n’a pu trouver de spermatozoïdes). A la certitude du meurtre s’ajoute l’hypothèse du viol. Il reste à savoir comment on a pu pénétrer dans la cellule de Meinhof. Il apparaît d’ailleurs, en dehors même de la contestation du suicide, que certaines constatations officielles ne peuvent être expliquées que par l’intrusion d’un tiers dans la cellule. Chaque soir, les détenu(e)s de Stammheim doivent remettre aux gardiens les ampoules électriques et les tubes néon qu’on leur rendra le lendemain. Pourtant, lorsque le corps de Meinhof est découvert, une ampoule est normalement vissée sur la lampe de bureau. Les faibles traces de doigts qu’on peut y déceler ne peuvent correspondre aux empreintes de la prisonnière. Qu’importe, le résultat de cette expertise n’est transmis au Parquet que quinze jours après que l’instruction a été close. L’enquête parlementaire qui suit la mort de Meinhof permet de déterminer qu’il existe un accès secret au septième étage de la prison. Un escalier relie la cour à tous les étages, les * : La mort d’Ulrike Meinhof, rapport de la commission internationale d’enquête, Maspero 1979.
portes ne s’ouvrent que de l’extérieur grâce à une clef spéciale. La porte du septième étage est hors de vue du bureau des gardiens, et le système d’alarme peut être débranché. Les honorables parlementaires confirment ainsi les craintes exprimées par certains prisonniers : contrairement au mensonge officiel selon lequel il n’existerait qu’un seul accès au septième étage, les fonctionnaires du B.K.A. (Office fédéral de la police criminelle) et du B.N.D. (services secrets) disposent d’une entrée privée à Stammheim. On n’a pas fini de s’en servir. Dès le surlendemain de la mort de Meinhof, Jan-Carl Raspe fait une déclaration au procès de Stuttgart-Stammheim au nom des accusé(e)s de la R.A.F. Il est clair pour eux qu’Ulrike a été exécutée, et que cela marque un tournant dans la politique d’élimination de la guérilla. Les détenu(e)s participent activement à la contre-enquête, et dénoncent les mensonges orchestrés par les médias. Un an plus tard, le 7 avril 1977, le commando « Ulrike Meinhof » de la R.A.F. exécute le procureur fédéral Buback, jugé directement responsable du meurtre d’Holger Meins, de Siegfried Hausner et d’Ulrike Meinhof. Dans le communiqué de revendication, il est dit : « Nous empêcherons que l’accusation fédérale utilise la quatrième grève de la faim collective des prisonniers (…) pour assassiner Andréas, Gudrun et Jan, comme le propage déjà ouvertement la guerre psychologique depuis la mort d’Ulrike (*1). » Les acteurs sont en place, le scénario est rôdé, chacun peut dès ce moment prévoir la suite. Le processus de décapitation de la guérilla va se poursuivre. Le 5 septembre 1977 l’ancien SS Hans Martin Schleyer, patron des patrons allemands, est enlevé. Le 13 octobre, un Boeing de la Lufthansa qui assure la liaison Palma de Majorque-Francfort est détourné avec quatre-vingt onze passagers à son bord. L’objectif de ces deux actions coordonnées est d’obtenir la libération de onze détenu(e)s de la R.A.F. et de deux Palestiniens incarcérés en Turquie. Le 17 octobre, l’assaut est donné au Boeing de Mogadiscio par un commando spécial de la police allemande. Trois des pirates de l’air sont tués, la quatrième gravement blessée. Le mardi 18 octobre au matin, on « découvre » dans leurs cellules les corps de Baader, Ensslin et Raspe. Seule Irmgard Moeller survit à ses blessures. On pourrait s’attendre que le gouvernement, déjà clairement accusé de meurtre sur la personne de Meinhof, prenne un luxe de précautions pour que, cette fois, l’action des enquêteurs soit irréprochable. Au contraire, la mascarade reprend, chaque jour apporte une nouvelle contradiction, une nouvelle incohérence. Le magazine Stern, pourtant peu suspect de sympathie pour les terroristes (qui l’on dénoncé à l’époque comme agent de la propagande gouvernementale), a publié en 1980 un dossier récapitulatif sur « le cas Stammheim (*2) ». Il n’est pas vain, comme on peut l’imaginer, de se pencher aujourd’hui sur les rapports d’enquête. La « vérité officielle » est maintenant définitive dans sa forme. Elle parle d’ellemême. Andréas Baader se serait suicidé d’une balle dans la nuque, maquillant ainsi son suicide en meurtre, telle est la version aussitôt diffusée. Malheureusement, le Dr Hoffman, expert du B.K.A., dépose un rapport selon lequel le tir a été effectué d’une distance de 30 à 40 centimètres, ce qui rend l’hypothèse du suicide matériellement absurde. Réalisant sa bévue, l’expert tentera d’expliquer les faibles traces de poudre relevées sur la peau (plus les traces sont légères plus le coup a été tiré de loin), mais sans succès. Les rapports de la police et des médecins légistes se contredisent sur le déroulement du « combat simulé » par Baader. La balle mortelle est celle que l’on trouve près du corps pour les uns, elle a d’abord ricoché dans le mur pour les autres, qui y trouvent des traces de sang et des débris de peau qui avaient échappé aux premiers. Autre énigme : Le sable retrouvé sous les semelles de Baader. Le service fédéral d’investigation criminelle de Wiesbaden ne pourra finalement affirmé s’il peut (*1) : Textes des prisonniers de la « fraction armée rouge »… op. cit. (*2) : « Der fall Stammheim », Gerhard Kromschröder, Stern n°45.
provenir de la cour située au huitième étage de la prison où les détenus effectuent leur promenade. Baader est-il sorti de Stammheim ? Avec qui et pour quoi faire ? Jan-Carl Raspe se serait tiré une balle dans la tête. Sur le point capital de savoir s’il a été découvert le pistolet à la main (fait qui, selon le Pr Karl Sellier, expert de médecine légale cité par Stern, doit faire penser au meurtre ; en cas de suicide les muscles se détendent après la mort et l’arme tombe), les témoignages divergent. Oui, disent d’abord les quatre fonctionnaires qui l’ont trouvé, non, rectifie le procureur Christ. Le Pr Hartmann, expert désigné, tente d’emporter la décision devant la commission d’enquête parlementaire : « Je me fais l’avocat du diable, imaginons un tireur, il devrait être placé entre le lit de Raspe et le mur, et il n’y a pas de place. » Si, répond Stern, photos à l’appui ! Dernière incohérence : les recherches de poudre sur la main de Raspe n’ayant rien donné, aucune expertise n’est faite pour savoir si l’arme qui l’a tué laisse des traces de poudre sur la main du tireur ! Gudrun Ensslin est retrouvée pendue. Comme pour Meinhof, les experts, qui n’ont guère progressé, ne procèdent pas à la recherche d’histamine. L’expert Rauschke, qui s’est déjà signalé dans le passé par son autopsie-boucherie de Meinhof (rendant toute contreexpertise impossible), et par son dévouement aveugle à l’accusation, se charge cette fois de faire disparaître la chaise sur laquelle Ensslin serait montée. Encore ne le sait-on que grâce aux protestations de l’expert viennois Holczabek. Aucune analyse n’a donc pu être faite sur cette chaise, empreintes digitales, etc. Le fil, ou la ficelle, qui soutenait le cadavre provenait-il de l’électrophone de la victime ? Eh bien, « d’après l’apparence extérieure », ledit fil et le fil électrique sont identiques. Les rapports de police n’en disent pas plus. C’est d’autant plus regrettable que ce fil a cassé… quand on a dépendu le corps. Bien entendu, aucune expertise n’a cherché à évaluer le poids que ce fil pouvait supporter. Irmgard Moeller, elle, est vivante. Elle se serait enfoncé un couteau de cuisine, dont la lame mesure 9 centimètres, dans le sein gauche. L’entaille la plus profonde ne mesure que 4 centimètres. Le procureur Christ a beau jeu d’en tirer argument en faveur du suicide. S’il s’agissait d’un meurtre, pourquoi l’avoir ratée ? L’argument peut retenir l’attention de qui ignore le témoignage du Pr Eberhard qui opère Moeller le 18 octobre 1977. Il relève, lui, une piqûre profonde de 7 centimètres qui « cause une imprégnation sanguine du tissu graisseux entourant le péricarde, et dont la largeur indique un coup porté avec force ». Le procureur Christ n’en souffle mot. On savait déjà que les services secrets accédaient librement au septième étage de Stammheim, l’enquête montre cette fois que le système de surveillance vidéo (Siemens) ne fonctionne pas. Le 9 novembre 1977, un enquêteur peut courir le long du couloir de l’étage et pénétrer successivement dans plusieurs cellules sans déclencher le moindre signal d’alarme.
Parfaire le travail Après les autopsies, auxquelles les représentants d’Amnesty International n’ont pu assister, et les constatations dont nous avons vu le sérieux, il reste à expliquer comment les détenus les plus surveillés du monde détenaient des armes. Expliquer est un bien grand mot. La police se contente de dévaster les cellules de Stammheim et d’y découvrir, dans l’ordre : un paquet d’explosifs, un système de communication inter cellules, deux caches pour révolver, des cartouches, etc. Tantôt le pistolet de Baader aurait été fabriqué artisanalement, peut-être même dans les ateliers de la prison, tantôt se sont les avocat(e)s qui l’ont introduit par pièces détachées dissimulées ici dans un anus, là dans un vagin. La prison la plus moderne du monde était une passoire. Armés comme ils l’étaient, les détenus auraient pu y soutenir un siège, voilà ce que le B.K.A. apprend aux contribuables. Un mois plus tard, c’est au tour d’Ingrid Schubert d’être trouvée pendue. Même scénario. Non seulement Ingrid n’avait rien dit ou écrit qui puisse attester d’une volonté
suicidaire, mais elle avait assuré son avocat, maître Bendler, qu’il n’en était pas question pour elle. Justement ! triomphent les policiers allemands, c’est bien la preuve qu’elle voulait faire douter de son suicide, et donc que s’en est bien un. Ce système d’explication, aussi convaincant qu’il est subtil, est repris sans une retouche par les dirigeants allemands. Tout ce qui vient battre en brèche la thèse du suicide prouve en fait l’infinie perversité des terroristes. Au cas où l’argument se révèlerait insuffisant, les autorités se réfèrent à de mystérieux entretiens entre les détenus et des membres du gouvernement, au cours desquels ceux-ci auraient parlé « d’arracher la décision des mains du chancelier Schmidt », et autres périphrases aussi obscures où la thèse officielle veut lire la menace du suicide collectif (*1).
Le fin mot de l’histoire ou à qui profite la vérité ? Baudrillard dénonce dans Libération un piège que personne, sauf lui, n’a décelé (*2). « Qu’est-ce que ça peut bien foutre, suicidé ou liquidé ? » Se lancer dans une « recherche hystérique de la vérité » c’est vouloir exterminer les terroristes sous le sens, « mieux encore que sous le coup des commandos spécialisés (*3) ». L’intellectuel confond la vérité (la matérialité des faits) et la recherche d’un sens (son job). Nous ne demandons pas à la vérité d’alimenter un quelconque ressentiment contre l’Etat. Baader remarque déjà à propos des campagnes contre l’isolement sensoriel des prisonniers que « la torture n’est pas un concept de lutte révolutionnaire (…). Ce dont il faut parler, c’est de celui qui torture. De l’Etat ». Baader se trompe, qui croit utile et nécessaire de pousser l’Etat à se révéler comme impérialiste, contraint à pratiquer la torture. La torture comme arme de guerre ne nous apprend rien que nous ne sachions déjà sur l’Etat ni non plus la vérité de Stammheim sur la nature de la démocratie en R.F.A. Baudrillard relève justement que l’Etat « pouvait mettre en scène la mort de Baader proprement – il ne l’a pas fait (…), il faut y voir la clef de la situation ». Il se trompe quand il ajoute : « En semant ce doute, cette ambigüité délibérée sur les faits, il a fait que c’est la vérité sur cette mort, et non cette mort elle-même, qui est devenue passionnante. » Il est vrai qu’en détruisant les cellules de Stammheim, l’Etat a, dans un même mouvement, effacé les traces d’un crime et laissé planer une ombre sur la gauche allemande. Il est bon de montrer, ne serait-ce qu’allusivement, que l’Etat est prêt à tout. La mort des terroristes n’est en aucune manière passionnante par elle-même. Ce qui est utile, c’est de lire (*1) : Le dernier propagandiste de cette bonne nouvelle est le risible Bernard Volker qui répond dans Le Monde du 6 juin 1981 aux déclarations de maître Croissant (Le Monde du 30 mai). Pour vanter le « modeste ouvrage » qu’il a commis, le Volker se risque à cracher sur les morts de Stammheim dont les motivations « relevaient davantage de la psychiatrie que de la politique ». Maître Croissant fait justement remarquer qu’une menace de suicide aurait dû en bonne logique susciter un regain de surveillance (Le Monde du 24 juin 1981). (*2) : « Notre théâtre de la cruauté », 4 et 5 nov. 1977. (*3) : L’avocat Klaus Croissant, extradé en France le 16 novembre 1977, craint davantage le B.K.A. que la production de sens et prend la précaution d’annoncer qu’il n’a pas l’intention de se suicider. Le soir de son extradition se réunit le comité exécutif du PS, des manifestants s’y rendent en délégation. Claude Estier tente de les éconduire, Mitterrand s’en va, et c’est Pierre Mauroy entouré de quelques gorilles qui lâche une déclaration sibylline. A cette heurelà Croissant est en route pour Stuttgart. Comme d’habitude, la gauche, protestations aux lèvres, et mains dans les poches, a laissé faire. A peine l’avocat a-t-il intégré sa cellule à Stammheim, qu’il y découvre quatre lames de rasoir, dont une bien en évidence, sans que l’administration de la prison puisse expliquer ce prodige. Libéré depuis, Klaus Croissant s’est installé en France.
dans les erreurs, calculées ou non, qu’accumule le B.K.A., la parfaite sérénité de l’Etat. Qu’importe si chaque déclaration résonne comme un bon mot. « C’est un coup bas (…). Nous devons lever tous les doutes pour préserver l’image de la R.F.A. à l’étranger », dit Schmidt. Et il tient parole, il n’y a plus de doute aujourd’hui, l’Etat a su répondre au défi maladroit de la R.A.F. : nous frappons qui nous voulons, quand nous voulons. « L’assassinat des prisonniers est impensable dans une démocratie comme la nôtre », ajoute le magistrat Textor, et on ne l’entend pas dire que le terrorisme aussi y est impensable. Ce qui est impensable en démocratie n’a pas lieu. Point. L’Etat n’a pas, comme le croit Baudrillard, livré une « vérité introuvable » parce que ça n’existe pas. Il lui a suffit de brouiller les cartes, assez pour nier un crime dont il est flatteur d’être crédité par la rumeur. L’Etat sait parfaitement que toute vérité se découvre un jour, il tient simplement à conserver dans l’instant le monopole de la production des faits. Se « révéler » fasciste ne l’embarrasse pas, s’il peut du même coup faire passer à la trappe quiconque a l’outrecuidance de vouloir produire l’histoire. L’Etat entend rester maître de la scène où il exhibe le spectacle du terrorisme.
La perdition racontée aux adultes Dans le « cas Stammheim », le journaliste doit inventer l’étiologie de la pratique suicidaire du terroriste. L’autodestruction est l’aboutissement de la guérilla. Puisqu’il prend le risque de mourir, le combattant cherche sa fin. « Certains, en effet, tuent ou mieux attentent avec la plus grande impéritie à la vie d’un chef de parti par exemple, dans l’unique but d’en finir avec leur propre existence, n’ayant pas le courage de le faire eux-mêmes (*1). » « Je suis chacun de vous », aime à répéter l’Etat. Jacquemaire la seconde maman, l’Etat cet autre nous-mêmes. Frapper l’Etat (cracher dans la Blédine), c’est se faire injure. Qui déclare la guerre à l’Etat signe son arrêt de mort. Le lecteur des gazettes réclame des détails, on lui en donne. Élevés par des femmes (Baader, Raspe), influencés par elles, ou pire, femmes elles-mêmes, pratiquant l’orgie et la pornographie politique, les terroristes prennent la pose, miraculeusement décalqués des images d’Epinal 1920. Qui a pu ignorer la poitrine de Gudrun Ensslin (fille de pasteur !), corps délictueux généreusement affiché à la Une de Détective ou en pages intérieures de l’Express (deux photos : fille de pasteur – petit col dentelle -, pétroleuse – seins nus. Avant, après – quoi ?). Ingrid Schubert, elle, faisait partie de la Kommune I de Berlin. Le souvenir des communions érotico-révolutionnaires de cette première collectivité anarchiste n’a pas cessé de tenailler ceux qui en font (sic) partie (*2). » Ces gens étaient perdus depuis longtemps, dont les égarements ne parlaient que de mort. « La mort enfin les a sauvés de la dernière, de la plus fatale illusion et vanité du monde, le plaisir, la volupté ; hélas, il y a tant de victimes de ce mensonge. La jeunesse surtout s’y laisse prendre, aussi bien est-ce à elle particulièrement que je voudrais adresser cette leçon de la mort. Quels sont donc ces vains plaisirs du monde ? Tous sont du domaine de la Mort, parce que tous dépendent de la partie la plus vile de l’homme, le corps qu’elle doit frapper et coucher dans une tombe (*3). »
(*1) : Les anarchistes, Cesare Lombroso, Flammarion s. d. traduction de la deuxième édition italienne de 1896. (*2) : Jean-Paul Picaper, in Le Figaro du 14 nov. 1977. (*3) : La science de bien mourir, manuel de l’association de la bonne mort, R.P. Al. Lefebvre de la Compagnie de Jésus, Paris 1877.
Le ministre et les terroristes Le 7 novembre 1979 le Premier ministre Raymond Barre déclare à la tribune de l’Assemblée qu’il « n’y a pas d’affaire Boulin », comme Méline déclarait au Sénat le 7 décembre 1897 qu’il « n’y a pas d’affaire Dreyfus ». Le ministre du Travail Robert Boulin a été retrouvé mort dans un étang de la forêt de Rambouillet, le 30 octobre 1979. Quoique compromis dans une affaire immobilière, on parle de lui comme futur Premier ministre. Il a prié son fils Bertrand de mettre fin aux activités de l’association « S.O.S. Enfants (*1) ». Dans une longue déclaration publiée après sa mort, il proteste de son innocence, dénonce un complot politique ourdi contre lui, et désigne le garde des Sceaux Alain Peyrefitte. La presse, coupable d’avoir publié le dossier immobilier (en particulier Le Canard enchaîné et Minute) est violemment attaquée, y compris par les staliniens dont le chef Marchais a été mis en cause auparavant à propos de sa présence en Allemagne en 1942. Peyrefitte se dérobe à la télévision : « La tombe de M. Boulin est à peine refermée (…). Tout le monde comprendra que son nom ne soit pas prononcé. C’est une question de décence et de dignité. » Giscard d’Estaing qui avait bruyamment salué en son temps l’action des tueurs allemands (« Votre victoire est une victoire de la démocratie », écrit-il à Schmidt), se pique lui aussi de dignité : « Laissons désormais les morts enterrer les morts. » Il est vrai que le régime ne manque pas de cadavres : Boulin, Fontanet, Journiac, De Broglie, pour ne parler que de ceux qui portent l’estampille gouvernementale. M. Chaban-Delmas parle d’assassinat, mais ce n’est qu’une façon de parler ; il pense à la volonté de nuire de ceux qui ont divulgué le dossier immobilier. A l’inverse, le sénateur Marcilhacy pèse ses mots.
Une affaire Boulin ? Par trois fois Pierre Marcilhacy, qui assure avoir eu connaissance de « l’entier dossier relatif à l’enquête sur la mort de l’ancien ministre », rejette l’hypothèse du suicide (*2). « Jusqu’à ce que preuves du contraire me soient fournies, je ne comprends ni pourquoi Robert Boulin se serait suicidé dans une affaire qui pouvait compromettre sa carrière ministérielle mais non entamer son honneur, ni comment il a pu tout seul mettre fin à ses jours (…). Je continue de penser que R. Boulin ne s’est pas suicidé parce que j’attends qu’on me prouve comment on peut se suicider dans les conditions où on l’a retrouvé (…). » Les articles de Marcilhacy et le dossier publié par Minute (*3) permettent de faire le point sur les obscurités de l’enquête. Boulin est-il mort noyé ? Oui, répond le procureur de la République de Versailles ; les médecins Bailly et Deponge ont constaté la présence d’eau dans les poumons. Non, réplique Marcilhacy, qui propose « des vérifications sur le dossier » (qu’il dit avoir lu, rappelons-le). En admettant que Boulin ait été sous l’effet du Valium (principe actif : diazépam), dont on a retrouvé une faible dose dans les viscères (80 mg), la chute par laquelle on explique les griffures sur son visage aurait dû le réveiller. De même l’immersion brutale dans l’eau de l’étang à 10°. On ignore toujours le nom des destinataires des lettres envoyées par Boulin, et leur contenu exact. Marcilhacy affirme que les lettres connues sont des photocopies, ce que (*1) : Cf. Ma vérité sur mon père, Stock, 1980. (*2) : « Je n’aime pas ça », Le Monde du 3 nov. 1979. « Le suicide impossible », Le Matin du 29 et du 30 oct. 1980. (*3) : 5 au 11 nov. 1980.
dément le parquet. Minute avance l’hypothèse que la première ligne de la déclaration envoyée aux journaux, « j’ai décidé de mettre fin à mes jours », a pu être ajoutée après coup, tirant argument de ce qu’elle est décalée par rapport au reste du texte. La photo prise par la police lors de la découverte du corps montrerait que la victime semble se protéger le visage du bras. L’heure de la mort, fixée officiellement, et arbitrairement, vers 20 heures, reste mystérieuse. Il semble qu’on ait voulu réduire au minimum le « trou » dans l’emploi du temps du ministre entre son arrivée à Montfort-L’amaury et sa mort à l’Etang-Rompu (entre 1h 30 et 3h 45 selon les versions). La famille n’obtiendra jamais le rapport de gendarmerie, ni le rapport d’autopsie.
Puissant ou misérable Où l’on voit que la dépouille d’un ministre ne mérite pas plus d’égards que celle d’un terroriste. L’Etat méprise ses commis autant que ses ennemis. La différence est ailleurs. Le « suicide » de Baader révélait la perversité infinie du desperado, celui de Boulin grandit le personnage. On commente peu son geste dans la presse. C’est à peine si l’on tente d’accréditer la thèse de la dépression, démentie par le médecin traitant et la famille. Ce sont ses proches, retenant sans réserve la thèse du suicide, qui parlent. « Mon mari s’est donné la mort comme on entre dans la résistance, dégoûté par cette magouille qu’il voyait se développer autour de lui. Ce n’est pas un suicide, c’est un geste symbolique pour que le monde prenne conscience de l’abaissement moral qui se manifeste (*1). » Bertrand Boulin a l’élégance de conserver intacte sa conviction que le suicide peut être une solution. Écartant, de manière, à nos yeux, désinvolte, les doutes et les rumeurs, il croit y discerner « un tabou devant le suicide, devant la mort (…). Les gens n’y croient pas, surtout quand ce n’est pas matériellement explicable (sic), quand c’est pour des raisons de fond. J’ai connu, par exemple, des suicides de bonheur. Pour les gens c’est inacceptable. Il n’y a pas de jugement à porter sur le suicide. Ce n’est pas un acte moral. C’est un acte physique de courage personnel (*2) ». On comprendra que nous jugions aussi peu convenable, pour justifier le silence sur les faits, d’invoquer la grandeur d’un geste ou la raison d’Etat. L’hommage rendu par Bertrand Boulin à son père n’est pas sans émouvoir. Mais son empressement à corroborer la version officielle ne peut servir aucune vérité. S’il nous paraît impossible, en l’état de nos informations, de trancher pour ou contre le suicide de Robert Boulin, l’examen approfondi du dossier fait douter du caractère fortuit des contradictions et maladresses de la thèse officielle. On a pu vouloir dissimuler l’essentiel, au moins n’a-t-on pas jugé utile de dissiper tout à fait le doute. Entre le suicide et l’assassinat, il y a, n’est-ce pas, le « suicide secondé » cher à Binet-Sanglé. Quelles qu’aient été les circonstances exactes de son décès, Boulin aura sans doute favorisé le réveil d’une fraction gaulliste méprisée et manipulée par le pouvoir giscardien. Le spectacle, cette fois, était à l’intérieur, tant le pouvoir d’alors s’était bercé de l’illusion que là veillaient ses seuls ennemis. La mort de Boulin est un drame à usage interne. L’opinion publique (ou les masses réduites à l’état d’objet domestique) n’y est pas conviée. On la laisse à la paix des chaumières quand la guerre est au palais.
(*1) : Libération du 10/11 nov. 1979. (*2) : Libération du 8 fév. 1980.
CHAPITRE IV LE DROIT DU SUICIDE I – ÉLÉMENTS D’HISTOIRE L’histoire du droit est un des genres les plus artificiels de la tradition universitaire, qui consiste à prétendre rendre compte d’une question à travers la compilation de textes de valeur inégale et de « on rapporte que » pris pour argent comptant. Cet avertissement afin que l’on s’abstienne de tenir les développements qui suivent pour une histoire de la répression du suicide*. On y verra tout au plus un inventaire en forme de florilège.
Antiquité classique : exorcisme et empirisme L’antiquité gréco-romaine est une auberge espagnole. Voulez-vous démontrer que le suicide y fait l’objet d’une réprobation constante, prévue par les lois et justifiée par les superstitions ? Ou bien préférez-vous soutenir que la tolérance était la règle et l’opprobre l’exception ? En puisant largement dans quatre siècles de part et d’autre du point zéro du calendrier, vous pourrez illustrer tout et le contraire de tout. Nous adopterons la grande prudence des vrais érudits : « … Le détail des réactions psychologiques que suscite l’acte est très incertain : selon les pays, selon les époques. D’où risque grave à extrapoler. Dans la Grèce antique elle-même, des cités de même degré de civilisation y réagissaient très différemment (certaines pas du tout), et pour des motifs qui ne sont pas toujours déchiffrables. La privation des honneurs funèbres, à Thèbes ou en Chypre, est-elle généralement condamnation du suicidé ou précaution contre lui ? Pourquoi en telle cité lui refuse-t-on toutes funérailles, en telle autre le seul bûcher, l’ensevelissement restant licite ? Et s’il est clair qu’à Athènes, quand on coupe, pour l’enterrer à part du corps, la main droite de celui qui s’est tué par le glaive, c’est pour rendre ce mort trop puissant incapable de meurtres sur les vivants, comment interpréter autrement que par hypothèse l’interdit spécial qui pèse sur le suicide par pendaison ? Or, cet interdit, très répandu, se perpétue jusque dans les prescriptions juridiques de l’Empire romain, tandis que d’autres modes d’asphyxie, par submersion par exemple, bien qu’également ‘taboués’ ne ‘jouissent’ pas de ce ‘privilège’**.» * : Parmi les ouvrages cités en bibliographie, on trouvera des considérations sur le suicide et l’Histoire dans : Le suicide et la morale (Albert Bayet), Le Dieu sauvage (A. Alvarez) et les suicides (Jean Baechler). ** : Jean Bayet, « Le suicide mutuel dans la mentalité des Romains », article paru dans L’année sociologique, 1951, repris dans Croyances et rites dans la Rome antique, Mélanges Jean Bayet, Payot, Paris, 1971.
Parce que notre droit français en est l’héritier direct, nous nous attarderons seulement sur quelques éléments de ce droit romain. « Le suicide ne semble pas, d’origine, juridiquement condamné à Rome, en tant que tel ; c'est-à-dire abstraction faite de certaines modalités. Deux exceptions en effet sont spécifiées, de cas « taboués » d’abord, sanctionnés ensuite par le droit religieux, puis par la juridiction civile. Les « livres pontificaux » privaient de sépulture ceux qui s’étaient étranglés ; et, même quand une telle rigueur se fut affaiblie, ces suicidés pour ainsi dire privilégiés continuèrent à être légalement privés des manifestations extérieures du deuil (…). D’autre part, un homme qui avait essayé de se tuer (surtout, semblet-il, de façon sanglante) et qui en avait réchappé, pouvait être poursuivi en justice pour ce chef d’accusation, sans que nous sachions quelle peine il encourait (…)(*1). » Par ailleurs, si l’on en croit certains textes du Digeste (*2), deux catégories de suicides furent à l’origine de subtiles distinctions entre suicides « innocents » et suicides inexcusables : ceux des militaires et ceux des condamnés ou des prévenus en instance de jugement. L’enjeu est le même dans les deux cas : la confiscation des biens du coupable au profit de l’Etat. Sont admis comme motifs légitimes : le dégoût de vivre (taedium vitae), la souffrance insupportable (impatientia doloris) et la maladie intolérable (valetudinis adversae impatientia). Le suicide ostentatoire, par conviction philosophique (jactario), n’est excusable que pour les civils ; il est admis que les soldats, à défaut de philosopher, puissent s’abandonner à la furor (folie furieuse) ou à la pudor (désespoir dû à la honte). Ajoutons que la saisie des biens d’un accusé qui se suicide nulla justa causa (sans motif valable) n’est opérée que si ses héritiers, admis à défendre leurs intérêts, ne parviennent pas à démontrer son innocence. Quant à la tentative, à l’armée, elle est punie de mort. En principe du moins, car les excuses « civiles » (auxquelles on ajoute l’ivresse et la débauche) sont recevables ; le suicidaire est néanmoins chassé des rangs. Signalons enfin que le suicide entraînait l’annulation de la vente lorsque l’esclave se donnait la mort ou tentait de le faire dans les six mois suivant la transaction (*3). Nos compagnies d’assurance-vie n’ont rien inventé.
L’Eglise contre le suicide La contribution de l’Eglise à la criminalisation du suicide à partir du Vème siècle, semble d’autant plus zélée qu’elle est brutale et tardive. Car on peut à bon droit suspecter l’Eglise primitive d’incitation au suicide par l’exaltation du martyre, qui valait ticket d’entrée au royaume des cieux. Saint Pierre, le fondateur de la secte, n’avait-il pas délibérément cherché la mort, tout comme son divin patron ? « Personne ne m’enlève la vie, mais je la livre de moi-même », fait dire au Christ l’évangéliste saint Jean (X, 18). Au IIIème siècle, Tertullien, l’un des Pères de l’Eglise, brode sur ce thème ; si le Christ-Dieu est mort, c’est qu’il y a consenti : Dieu n’est pas à la merci de la chair. Il faut attendre le IVème siècle pour que saint Augustin s’avise de montrer que le suicide est « une perversion détestable et damnable » et que le « tu ne tueras point » biblique s’applique aussi à soi-même. Cette soudaine découverte théologique, présentée comme une vérité éternelle, donne à Jean-Jacques Rousseau l’occasion de faire du mauvais esprit : « Les chrétiens ne l’ont tirée ni des principes de leur religion, ni de sa règle unique qui est l’Ecriture, mais seulement des philosophes païens Lactance et Augustin qui les premiers avancèrent cette nouvelle doctrine dont Jésus-Christ ni les apôtres n’avaient pas dit un mot, (*1) : Jean Bayet, op. cit. p.147-148. (*2) : Digeste : compilation de textes de droit romain, établie à l’initiative de l’empereur Justinien et promulguée le 15 décembre 533. (*3) : Selon G. R. Fedden, Suicide, Londres 1938, cité par A. Alvarez, Le Dieu sauvage, Mercure de France, Paris, 1972.
ne s’appuyèrent que sur le raisonnement du Phédon ; de sorte que les fidèles qui croient suivre en cela l’autorité de l’Evangile ne suivent que celle de Platon (*1). » Un tel revirement doctrinal correspond évidemment à la période où l’Eglise, de secte subversive qu’elle était sous l’Empire romain, accède au pouvoir et produit l’idéologie dominante. Elle se consacre désormais à la maîtrise de ce monde, plutôt que de s’employer à encourager ses ouailles à rejoindre l’autre. Ainsi que le suggère A. Alvarez, cette invention du suicide-crime a pour avantage de récupérer au profit du christianisme la force de craintes primitives, de préjugés et de superstitions ancestrales. « Dans le monde moderne des affaires, ce processus est appelé racheter la clientèle d’une firme défunte. En ce qui concerne le suicide, le christianisme a racheté la clientèle païenne (*2). » Cette judicieuse opération de marketing idéologique fonde la nouvelle répression de l’homicide de soi-même. Loi ecclésiastique, le droit canon est alors la source majeure de droit positif. D’autant que le pouvoir politique, trop faible pour imposer son monopole, devra partager le judiciaire durant de nombreux siècles avec les tribunaux de l’Eglise. De concile en concile, le droit canonique du suicide se fait davantage répressif. Celui d’Arles (en 452), reprend à son compte les sanctions du droit romain contre les famuli (esclaves, serviteurs). En 533, le concile d’Orléans prive de funérailles religieuses celui qui, accusé d’un crime, « se fait justice ». A Bragues, trente ans plus tard (562), cette sanction est étendue à tous les cas, quels que soient les motifs ou les circonstances. Le tour de la question est achevé au concile de Tolède (en 693) par l’excommunication des auteurs de tentatives. Histoire de faire prendre la sauce dans les cerveaux mal dégrossis, l’Eglise met en avant, en guise de repoussoir, un second rôle dans le scénario de la Passion du Christ : celui de Judas. Sa trahison passe au deuxième plan : c’est parce qu’il s’est pendu que Judas Iscariote s’est luimême irrémédiablement damné. Ceux qui « se défont de la vie » usurpent les fonctions judiciaires de l’Eglise et de l’Etat et doivent être traités en « disciples de Judas ». Ce personnage de suicidé type présente en outre l’avantage d’incarner l’association suicide-trahison. Traître à Dieu fait homme, Judas personnifie également le traître à l’humanité que flétrissaient déjà Platon et Aristote. La métaphore la plus courante est celle de la sentinelle qui déserte son poste. Et pourquoi trahit-on d’ordinaire, sinon par lâcheté ou appât du gain ? La connotation suicide-trahison, trahison-égoïsme-lâcheté, n’a pas fini de faire des ravages dans les têtes. Le dogme ainsi mis à la portée de tous restera immuable à travers les siècles. Saint Thomas d’Aquin, au XIIIème siècle, paraphrase saint Augustin, le synode de Nîmes (1284) réaffirme qu’on ne saurait ensevelir un suicidé fût-il fou à lier, en terre chrétienne. Le Décret de Gratien (*3) codifie la matière. A une atténuation près, la question reste en l’état dans la dernière mouture du Code de droit canonique promulgué par Benoît XV en 1918. Une décision de la Congrégation du Saint-Office avait en effet sacrifié à la modernité ambiante ; la privation de sépulture, d’ailleurs réduite à l’interdiction du décorum et de la messe chantée, ne s’appliquait plus aux suicidés qui auraient agi « dans un moment de folie ou qui manifestent des signes de repentir avant la mort ». A l’époque, il y avait déjà belle lurette que le clergé fermait les yeux sur certaines morts suspectes pour ménager la clientèle. A Paris, au début du XXème siècle, selon le directeur de la police municipale, un certificat médical de complaisance établissant le suicide « involontaire » et autorisant l’enterrement religieux était délivré sans difficulté moyennant 20 francs (*4). (*1) : [Renvoi manquant]. (*2) : Le Dieu sauvage, op. cit. p. 75. (*3) : Décret de Gratien : recueil de droit canonique du XIIIème siècle fixant la doctrine pour de nombreux siècles. Toutes les formes de suicide y sont expressément condamnées. (*4) : Rapporté par le Dr Charles Blondel, Le suicide, thèse, Strasbourg, 1933.
Droit coutumier : cadavres justiciés, biens confisqués Jusqu’à ce que le pouvoir royal s’efforce d’y mettre bon ordre, le droit français est un fouillis d’une soixantaine de coutumes générales et de plus de sept cents coutumes locales. Avec une dominante de droit romain écrit dans le Midi et un éparpillement de coutumes d’inspiration germaniques au nord. D’une façon générale, l’ « homicide de soi-même » est un crime grave, relevant de la « haute justice » seigneuriale. Assimilé au meurtre ou à l’empoisonnement dans la plupart des coutumes, il entraîne, comme ceux-ci, la confiscation des biens du délinquant au profit du seigneur justicier. Quant à la dépouille du coupable, elle est « justiciée » suivant diverses mises en scène en forme de variation autour d’un thème : la « mise à mort » du cadavre (*1). La plupart de ces usages nous sont connus grâce aux textes des légistes qui, à partir du XVIème siècle, entreprirent la rédaction de « coutumiers ». Procédure classique : le corps est traîné sur une claie, face contre terre, jusqu’à la place patibulaire où il est pendu, par la tête ou les pieds (Paris 1288, Saint-Maur-des-Fossés 1274, etc.). A défaut de gibet, un arbre, une fourche plantée en terre font l’affaire ; la coutume de Beaumont-en-Argonne veut que le cadavre, traîné hors de la demeure « le plus cruellement que se faire pourra pour montrer l’expérience aux autres, fut ensuite afourchiz ». A Lille, le corps de la femme qui s’est « défaite » finit sur un bûcher. A Metz, folklore aquatique : les corps, mis en tonneau, sont confiés aux eaux de la Moselle. Par leur symbolisme maniaque, les coutumes de la bonne ville de Zurich atteignent un sommet. Le cadavre est puni par où le coupable a péché : « Si le suicide est accompli avec un poignard, on enfonce un coin de bois dans la tête ; s’il s’était noyé, on l’enterre dans le sable à cinq pieds de l’eau. S’il s’est précipité dans un puits, on l’ensevelit sous une montagne ou près d’un chemin et on le fixe au sol en lui mettant une pierre sur la tête, une sur le corps et une sur les pieds (*2). » Avec la résurgence du droit romain, les travaux des légistes et le rôle croissant de la jurisprudence dans la formation du droit, la répression du suicide s’atténue quelque peu à partir du XVIème siècle. Ne serait-ce que du fait qu’elle se formalise : la rumeur publique tenait lieu d’enquête ; lui succèdent le transport de justice, l’instruction et les premières garanties judiciaires. La frénésie, l’accès de folie menant au suicide commencent à être systématiquement excusés et même présumés. Mais l’indulgence, toute relative, de jurisconsultes imprégnés de droit romain ne passe que bien lentement dans les mœurs. Témoin cet arrêt du Parlement de Paris en date du 16 (*1) : On peut se reporter à l’article de J.-C. Schmitt, « Le suicide au Moyen Age », Annales ESC, 1976, 1, p. 3-28. Étude à partir d’une cinquantaine de cas de suicide, provenant pour la plupart des registres des justices parisiennes, du XIIIème siècle au début du XVIème siècle. Selon l’auteur, « le suicidé était considéré avant tout comme l’auteur d’un crime, non comme sa victime (…). Le maître-mot du suicide médiéval était « désespoir » (…) : la Desperatio n’était ni un sentiment, ni un état psychique, mais un Vice, le doute de la miséricorde divine, la conviction de ne pouvoir être sauvé (…). Le suicide apparaissait bien comme la victoire du diable, dont les tentations s’étaient insinuées dans l’âme au défaut de l’ « espérance » (…). La rupture des relations sociales, voulue et vécue par le suicidé, était rejouée par la communauté dans un rituel minutieusement réglé qui manifestait qu’elle avait repris l’initiative. L’acte central consistait à traîner le corps sur une claie : si cet acte avait été omis, tout le rituel pouvait être recommencé, et, à défaut du corps, un mannequin lui était substitué ». (*2) : Monique Hurlin, « Le suicide dans l’ancien droit français », mémoire D.E.S., Nancy, 1952.
mars 1630 qui prononce la confiscation des biens d’un homme de 74 ans réputé s’être étranglé de désespoir de n’avoir pu consommer son mariage avec une fille de 20 ans. La veuve, remariée quinze jours après le décès, se voit allouer une somme de 1500 livres pour le donaire et autres avantages du contrat. Les héritiers présomptifs reçoivent 1000 livres ainsi que les prisonniers les plus pauvres de la conciergerie du Palais (*1). Depuis le XIIIème siècle, le roi a entrepris d’amputer graduellement la compétence des justices seigneuriales. Mais les ordonnances royales, qui traitent fort peu de droit pénal, restaient muettes sur la question du suicide. Une exception : les Établissements du roi Saint Louis avaient entériné la coutume dominante en matière de confiscation punitive : « Se einsic avenoit que aucuns se pandist ou noiast ou occist en aucune manière, tint si mueble seroient au baron. Et, de la fame ausine (*2). » Au cours des deux derniers siècles de l’Ancien Régime, les textes législatifs vont examiner la question de beaucoup plus près.
Ancien Régime : l’Etat s’en mêle En 1649, à Paris, le chirurgien Jacques de la Cressonière est condamné comme homicide de soi-même à la privation de sépulture. Un mémoire anonyme, daté de la même année, rapporte que quatre mois plus tard, « parmi les immondices, les puanteurs, les charognes et les ossements des animaux (il a encore) la main palpable, la chair blanche et les nerfs en mouvement… ». Par ces signes, explique l’auteur, Dieu fait connaître qu’il veut qu’on épluche l’affaire de plus près, qu’on en examine les circonstances exactes. « Le grand concours du peuple qui va en foule et avec empressement voir ce cadavre à demi vivant nous fait croire qu’il y a quelque chose de prodigieux puisque la voix du peuple est celle du ciel et qu’elle passe pour les inspirations d’En-Haut (*3). » On devine aisément le dépit des magistrats dont le verdict est ainsi contesté par la « vox populi, vox dei » ; une erreur judiciaire dénoncée sur le mode forain par la populace, organe du Très-Haut. Avec le règne de Louis XIV, le folklore de l’exorcisme populaire et brouillon cède la place à la procédure judiciaire. Jadis inspiré par le Diable, le suicide se laïcise ; désormais, la répression est davantage inspirée par la notion de lèse-majesté. Voici comment Muyard de Vouglans, l’un des auteurs de doctrine criminelle les plus prolifiques du XVIIIème siècle aborde la question : « Dans nos mœurs, à la réserve de ceux qui se portent à attenter à leur propre vie par l’effet d’une altération sensible dans les facultés de l’esprit causée par la maladie ou autre accident, nous regardons tous les autres suicidés comme de véritables crimes. Non seulement du côté de la religion en ce qu’ils entraînent en même temps la perte de l’âme et du corps, mais encore relativement à l’ordre politique suivant lequel l’on devient par sa naissance comptable de ses jours à son prince, à sa patrie et à ses parents (*4). » En août 1670, Louis XIV signe une Ordonnance criminelle, ancêtre du Code de procédure pénale, qui vise à unifier et codifier les étapes de l’instruction, des audiences et de l’exécution des peines. Le titre XXII traite « De la manière de faire le procès au cadavre ou à la mémoire d’un défunt. Article premier : Le procès ne pourra être fait (…) si ce n’est pour crime de lèse-majesté divine ou humaine, dans les cas où il échet de faire le procès aux défunts, duels, homicide de soi-même ou rébellion à justice avec force ouverte, dans la rencontre de laquelle il aura été tué. » Un curateur au cadavre ou à la mémoire du de cujus est désigné d’office par le juge, de préférence parmi les parents « s’il s’en offre quelqu’un pour (*1) : Rapporté par Monique Hurlin, op. cit. (*2) : Viollet, Établissements, Ed. Renouard, 1881, t. II p. 149. (*3) : Histoire admirable arrivée en la personne d’un chirurgien…, Paris, 1649 (Bibl. de la Fac. Méd.). (*4) : Institutes au Droit criminel, t. II p. 385, Le Breton, Paris, 1768.
en faire la fonction ». Le curateur « saura lire et écrire » et son rôle, selon les commentateurs, se définit ainsi : « défendre exactement et fidèlement l’accusé et faire usage de tous moyens de nullité et faits justificatifs que celui-ci aurait pu employer lui-même dans les interrogations et confrontations qu’il aurait subies. » L’homicide de soi-même n’est crime « qu’autant qu’il était l’effet d’une libre volonté (…). C’est moins par le fait de l’homicide en lui-même que par les causes particulières qui y ont donné lieu ou bien même par le défaut de cause qui puisse le rendre légitime, qu’on peut juger si cet homicide est punissable ou non (*1). » Le curateur, la famille tenteront de démontrer que la mort était accidentelle ou excusable comme étant l’effet de la folie ou de la maladie ; à cet effet, ils pourront provoquer l’audition de témoins au cours du procès ou produire des rapports de chirurgiens ou de médecins. Quant aux peines applicables, elles sont laissées à l’appréciation des magistrats qui les fixent en fonction des anciennes coutumes. Jusqu’à la veille de la Révolution, on trouve des jugements sur le modèle de celui-ci, rendu en 1723 à Bergues-Saint-Winoc : « Ledit deffunct Pierre le Grand en cette ville dont il est décédé pour réparation de quoy, ordonnons que sa mémoire demeurera condamnée éteinte et supprimée à perpétuité, que son cadavre sera attaché par l’exécuteur de la haute justice sur une claye, la teste en bas et la face contre terre et traîné par les rues de cette ville jusques aux fourches patibulaires et qu’il y sera pendu, la teste dans une fourche qui sera pour cet effet plantée audit lieu et (le) condamnons aux dépens (*2). » Bien que le pouvoir royal ait repris à son compte la répression du suicide, à moins que ce ne soit pour cette raison, le procès du suicidé est loin d’être systématique au XVIIIème siècle. La doctrine officielle de l’Eglise a beau rester inchangée, le clergé paroissial tend à se montrer accommodant. D’autre part, la police d’état ne quadrille pas encore le territoire ; la comptabilité des morts et des vivants est très imparfaite. La mort privée n’est pas encore affaire d’Etat. On peut voir une confirmation de ce laxisme relatif dans le fait que le pouvoir royal est contraint de renforcer par deux fois le dispositif de l’Ordonnance de 1670. La « Déclaration portant règlement pour les formalités à observer lors de la découverte d’un cadavre » (1712) commence par un rappel à l’ordre : « Nous avons été informés qu’il se trouve fréquemment dans notre bonne ville de Paris, dans ses faubourgs et dans les lieux circonvoisins, principalement dans ceux qui sont situés près de la rivière, des cadavres de personnes qui ne sont pas mortes de mort naturelle, et qui peuvent même être soupçonnées de s’être défaites d’elles-mêmes ; que les crimes qui causent ces morts demeurent très souvent impunis, soit par le défaut des avertissements qui devroient être donnés aux officiers de justice par ceux qui en ont connoissance, soit par la négligence ou dissimulation de ces mêmes officiers, et que les personnes qui ont intérêt d’empêcher que les causes et circonstances de ces morts soient connues, contribuent, par des inhumations qu’ils font faire secrètement et précipitamment, à cacher ces évènements, en supposant aux ecclésiastiques des faits contre la vérité. » A l’avenir et « à peine d’amende et même de peine corporelle (…), les propriétaires des maisons, s’ils y demeurent, sinon les principaux locataires, les aubergistes, les voisins, les maîtres des ponts, les meuniers, bateliers, et généralement tous ceux qui auront connoissance desdits cadavres » seront tenus d’en « donner avis aussitôt » aux commissaires de quartier ou aux juges. Procès-verbal devra être dressé « de l’état auquel le corps aura été trouvé », on lui appliquera « le scel sur le front », et on le fera « visiter » par un chirurgien. Il faudra également « informer et entendre sur le champ ceux qui seront en état de déposer de la cause de la mort, du lieu et des vie et mœurs du défunt ». L’inhumation, enfin, est interdite (*1) : Muyard de Vouglans, Les lois criminelles de France, p. 183, Paris 1760. (*2) : Reproduit par Monique Hurlin, op. cit.
tant qu’elle n’aura pas été ordonnée par un magistrat. En 1736, une « Déclaration » concernant la tenue des registres d’état civil rappelle à nouveau que « ne seront inhumés (…) qu’en vertu d’une ordonnance du juge de police des lieux, rendue sur ordonnance de notre procureur, ou de celui des hauts justiciers (…), ceux auxquels la sépulture ecclésiastique ne sera pas accordée ». Le crime de suicide se prescrit relativement vite ; comme en droit romain, passé un délai de cinq ans, on n’est plus en droit de traduire en justice le cadavre déshonnête ou sa mémoire (*1). La question de la répression de la tentative de suicide est beaucoup plus floue. Les textes royaux ne s’en soucient point. Certains juristes sont d’avis, comme Serpillon, que celui qui s’est raté « puniatur ac si delictum commissum fuisset ». En fait, il semble qu’on ne s’acharne pas contre le survivant. On trouve trace, néanmoins, dans les registres du Parlement de Paris, de « lettres de rémission », accordées par faveur royale avant même que le présumé coupable ne passe en procès (*2). Il n’y a rien là qui soit spécifique au crime de suicide. Dans l’ancien droit, si la simple tentative est incriminée, son châtiment est modéré au regard de celui du crime consommé. D’une façon générale, le droit présente à l’époque un caractère subjectif accentué ; les juges sont enclins à excuser facilement les agissements qui peuvent passer pour involontaires. « On constate que, si la gravité du châtiment devait être proportionnée à la perversité de l’intention, c’est souvent dans le caractère ‘ atroce ‘ des faits commis que les juges trouvaient la preuve du dol de leur auteur (*3). » Une telle mentalité privilégiait sans doute comme « atroces » les suicides prémédités, revendiqués et scandaleux (au sens évangélique, « malheur à celui par qui le scandale arrive ! »). Les suicidants honteux et repentants, enrôlés comme épouvantails, devaient pouvoir bénéficier d’une relative indulgence.
1790 : le mutisme des lois Trop féodal et trop canonique pour être honnête, le crime de suicide, Bastille judiciaire, est démantelé par les représentants du peuple souverain. « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui (…). La Loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société. Tout ce qui n’est pas défendu par la Loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu’elle n’ordonne pas (…). La Loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires… » (Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789, articles 4, 5 et 8.) Il est clair que le catéchisme des nouveaux maîtres, comme tout texte caoutchouteux du même acabit, pourrait aussi bien fonder une sévère répression du suicide. Inutile de le solliciter afin d’y lire une reconnaissance du droit des citoyens à disposer de leur vie ; les nouveaux législateurs se contenteront de traiter la question du suicide par omission. Ni le Code pénal de 1791, ni celui du 3 brumaire an IV, ni surtout le Code napoléonien de 1810, matrice du code toujours en vigueur, n’y feront allusion. Les textes répressifs de l’Ancien Régime ne sont pas explicitement abrogés, mais ils deviennent inapplicables. C’est ce qui résulte du Décret de l’Assemblée nationale constituante en date du 21 janvier 1790 « concernant les condamnations pour raison des délits et des crimes. (…) Article deux : Les délits et les crimes étant personnels, le supplice d’un coupable et les condamnations infamantes quelconques n’impriment aucune flétrissure à sa famille ; l’honneur de ceux qui lui appartiennent n’est nullement entaché (…). La confiscation des biens des condamnés ne (*1) : Arrêt du Parlement de Dijon du 22 août 1733. (*2) : Un auteur signale toutefois des tentatives punies de peines de galères. (*3) : G. Stefani et G. Levasseur, Droit pénal général, Précis Dalloz, Paris, 1971, p. 68.
pourra être prononcée en aucun cas (art. trois). (…) Dans tous les cas, il sera admis à la sépulture ordinaire et il ne sera fait sur le registre aucune mention du genre de mort (art. quatre) ». Dès 1770, un arrêt de règlement avait mis fin à la comparution des cadavres devant les tribunaux ; seule la mémoire du suicidé passait en procès. Les nouveaux textes de procédure interdisent désormais qu’on fasse parler les morts : « La mort éteint toutes les espèces d’accusations. » (Code d’instruction criminelle, 1808). Par assimilation à l’homicide, Le châtiment de la tentative restait juridiquement plausible ; La jurisprudence éliminera rapidement cette hypothèse au début du XIXème siècle, ainsi qu’on le verra plus loin. La fin de la répression judiciaire du suicide coïncide avec l’émergence d’une branche de ces « sciences sociales » qui naissent avec le capitalisme et la société industrielle : la « science criminelle ». Cherchant à établir la rationalité du « désir de punir », cette « science » toute neuve se doit d’élaguer d’abord un folklore répressif qui emprunte trop ouvertement à l’irrationnel collectif. Grand précurseur, Cesare Beccaria critique la criminalisation du suicide dans son Traité des Délits et des Peines (1764). Il lui reproche son inefficacité, puisqu’elle s’applique à un cadavre, et l’injustice du procédé qui consiste à prendre la famille en otage. Il y voit une source de désordre dans les esprits plus dommageable que dissuasive. Le tort fait à la société par tel de ses membres qui s’en retranche est moindre, constate-t-il, que celui causé par l’émigré qui passe à l’étranger avec armes et bagages. Laissons Dieu exercer sa divine justice, conclut-il, et rendons à César ce qui est à César. En 1905, Enrico Ferri, fondateur réputé de la « Sociologie criminelle », auteur d’un ouvrage portant ce titre, développera la même idée en recourant à une métaphore biologique, hommage aux progrès des sciences naturelles : «Un homme n’est pas plus nécessaire à la collectivité qu’une simple cellule animale ou végétale ne l’est à l’organisme dont elle fait partie. » Au XIXème siècle, ne subsiste plus dans les textes qu’un seul signe de réprobation à l’encontre des suicidés (*1). Il résulte en effet du décret du 23 prairial an XII (1804) que dans les communes où plusieurs cultes sont professés, chacun se voit réserver un carré de gazon. Dans celles où M. le curé a le monopole des âmes, un coin est attribué à celles que l’Eglise rejette dans les ténèbres extérieures. C’est donc légalement que le suicidé est enterré à l’écart. Ce texte sera abrogé par la loi du 14 novembre 1881 proclamant la « neutralité » des cimetières. Règle confirmée par la Loi municipale (5 avril 1884) dans ses dispositions concernant la police des funérailles et des sépultures : » (...) Sans qu’il soit permis d’établir des distinctions ou des prescriptions particulières à raison des croyances ou du culte du défunt, ou des circonstances qui ont accompagné sa mort. » Nous terminerons sur le mode mélodramatique par l’histoire de Marie Cadiou, fille du chiffonnier de Guidel (dans la région de Lorient). Le 13 décembre 1903, la cour d’appel de Rennes condamne le maire de la commune à payer 1 200 francs de dommages-intérêts au malheureux père de la suicidée : « Considérant qu’il est constant que (…) dès que le corps de sa fille eut été rapporté, Cadiou s’occupa de son inhumation ; qu’il alla trouver le curé, qui refusa de lui donner une sépulture religieuse, puis le maire, qui refusa à son tour de la laisser enterrer dans le même rang que les autres personnes ; considérant qu’il se rapprocha alors du secrétaire de la mairie, qui le menaça, s’il insistait, de lui faire dresser un procès-verbal ; considérant que (…) ce n’est donc qu’après une longue attente de plus de deux jours et les refus réitérés du maire qu’il se résigna à laisser procéder à l’inhumation de sa fille dans la partie du cimetière où le fossoyeur avait creusé la tombe et qui est appelé par les habitants de la commune ‘le coin aux chiens’ (*2)… » (*1) : Sous réserve de l’apparition dans la loi sur le recrutement du 21 mars 1832, de peines spéciales contre qui se rend impropre au service militaire (voir plus loin). (*2) : Recueil Sirey, 1905, 2, 76.
II – LE DROIT DU SUICIDE
Allez vous faire pendre ailleurs ! Inconnu au civil comme au pénal, le suicide est, au sens strict, hors la loi. On ne peut que s’en réjouir, mais vite ! A y regarder de plus près, le suicide apparaît comme l’une de ces libertés honteuses que les lois laissent en friche pour mieux les cerner. Pseudo-libertés au nombre desquelles on compte la prostitution, l’avortement, l’amour ou la fugue pour les moins de dix-huit ans. Libertés sous surveillance, soumises à l’agrément d’autorités de tutelle, flics, médecins ou parents, libertés qui doivent rester « respectueuses ». Rien ne vous interdit de vous tuer ! objecte le lieu commun. Assertion approximative concernant le suicide « civil », qui devient fausse pour quiconque relève du Code de Justice militaire. On verra également que le droit privé ne conçoit qu’une seule explication à l’immunité du suicide : la pathologie mentale. La loi se contente, fort efficacement, de vous interdire le recours à la complicité active d’autrui, de vous contraindre à une mort solitaire, sous peine de compromettre des témoins pour « non-assistance » à votre personne « en péril ». Au cours du chapitre suivant, nous tenterons de déterminer jusqu’où ne pas aller trop loin dans le suicide secondé. Il y a un droit du suicide. Mais pas de droit au suicide. C’est en vain qu’un rescapé involontaire réclamerait réparation du préjudice qu’on lui fait subir en l’obligeant à vivre contre sa volonté. Le suicide doit rester un vice (*1) solitaire, c’est le sens de l’Histoire. La loi sur la non-assistance à personne en péril date de l’occupation allemande. L’avant-projet de réforme du Code pénal de 1977 crée de toutes pièces un délit de complicité de suicide. L’idée émane de pénalistes qui veulent moderniser le droit français. Les risques sont grands, hélas, de voir ce genre de modernisations avalisées par les rédacteurs socialistes de lois futures. Ne serait-ce que pour contrebalancer l’apparition de l’euthanasie contrôlée, sous responsabilité médicale.
Une idée neuve ? Qu’il faille, de son lit d’hôpital, au sortir du coma, répondre aux questions oiseuses d’inspecteurs de police venus s’informer du caractère délibéré de votre tentative de suicide, voilà qui choque les sensibilités contemporaines. Et pourtant, cette saumâtre surprise était encore courante outre-Manche il y a vingt ans. A. Alvarez en témoigne ainsi : « La police vint, puisque le suicide, en ce temps-là, était un acte délictueux. Les deux hommes s’assirent lourdement, mais non sans sympathie, près de mon lit et me posèrent des questions auxquelles ils désiraient visiblement ne pas me voir répondre. Quand je tentai de m’expliquer, ils m’imposèrent poliment le silence. ‘Ce fut un accident, n’est-ce-pas, sir ?’ J’acquiesçai vaguement et ils s’en allèrent (*2). » (*1) : Au sens où l’entendait l’ancien ministre Jean Foyer à propos de l’avortement, « vice des riches qui ne doit pas devenir celui des pauvres ». (*2) : A. Alvarez, Le Dieu sauvage, op. cit. p.318. Le Suicide Act du 3 août 1961 abroge l’incrimination du suicide, mais punit de prison (14 années au plus) quiconque « procure » le suicide à autrui ou lui fournit aide et conseils dans ce but. Sous l’ancienne législation, la répression de la tentative de suicide, passible de un à six mois de prison, était progressivement tombée en désuétude. On signalait en 1938, 25 condamnations sur un total de 3 300 tentatives « connues ».
Répression résiduelle abâtardie ? Certes. Le suicide-crime, la tentative-délit passibles des tribunaux ont vécu. Mais la tentation, toujours vivace, de pénaliser le suicide pourrait très bien, le moment venu, s’inscrire dans notre droit moderne. Droit de la prévention, de la prévention, de la protection qui, depuis la fin du XIXème siècle, fait bon ménage avec la médecine, et singulièrement avec la psychiatrie. Avant d’examiner le droit positif, nous illustrerons brièvement ce glissement vers une possible prophylaxie sociale du suicide. « Nous ne proposons pas la peine du fouet pour les suicidés, pas plus que nous ne voulons revenir au carcan ou à la marque ; mais peut-être trouverait-on d’autres peines honteuses atteignant le condamné dans sa considération. Telle serait la publicité donnée, par mesure de justice, à l’acte de tout individu qui se serait donné la mort. Son nom serait publié à l’Officiel, en le faisant suivre par exemple de ces mots : ‘Suicidé, lâche déserteur de ses devoirs d’homme et de citoyen (*1)’. » Ces grossièretés fleurissent au début du siècle sous la plume de l’avocat Emmanuel Alpy. Ce juriste s’est taillé une petite notoriété parmi ses semblables en soutenant que les Assemblées révolutionnaires n’ayant pas abrogé les Ordonnances royales, le suicide restait punissable. Il proposait en conséquence de moderniser la panoplie répressive : confiscation des corps « enlevés aux familles et livrés aux amphithéâtres publics ce dissection », annulation du testament, dégradation civique. « Dans les cas les plus graves, nous ne reculerions même pas devant une peine d’emprisonnement. » On sourit. L’énergumène en fait trop. Mais le bon Durkheim propose lui aussi de priver le suicidant de « certains attributs du pouvoir paternel et (de) l’éligibilité aux fonctions publiques (*2) ». En 1910, Alpy propose que le coupable d’une tentative, s’il est déclaré partiellement irresponsable après enquête, soit interné dans un établissement intermédiaire entre l’asile et la prison ; « une commission spéciale (…) déclarera si l’on peut rendre sans danger à sa famille l’individu (…). La nouvelle loi pourrait aussi organiser la protection du monomane suicide, sans attendre sa première tentative. Si vraiment le suicide est une folie, on peut le guérir comme on guérit certains fous (…) soit par un placement volontaire dans les asiles, avec certaines garanties, de ceux qui manifestent des tendances au suicide, soit par leur traitement dans leur famille (*3) ». Or, le délire maniaco-dépressif d’Alpy ne détonne pas si on le met en regard du discours tenu par le pénaliste moderne Georges Levasseur (*4). Le professeur concède que l’incrimination de la tentative est inefficace. Il est partisan de « mesures de prophylaxie sociale » dont il déplore qu’elles soient trop peu nombreuses : « (…) il serait souhaitable qu’une législation particulière vienne décider qu’en cas de tentative de suicide serait ouverte une enquête menée par les autorités sanitaires et judiciaires et conduisant à prendre des mesures individuelles appropriées (*5) ». C’est le droit pénal moderne, celui des « mesures de sûreté » ; une sinistre alchimie pour laquelle les juges, psychiatres et éducateurs se placent sous le double signe de la défense sociale par la prévention et de la coercition « dans l’intérêt du délinquant ». Les plus beaux fleurons de cette (*1) : Emmanuel Alpy, De la Répression du Suicide, thèse Paris, 1910. (*2) : Le Suicide, Étude de Sociologie, Alcan, Paris, 1897. (*3) : E. Alpy, op. cit. p.176. (*4) : Professeur honoraire de l’université Paris II, directeur du Laboratoire de sociologie criminelle, coauteur des Précis Dalloz de droit pénal et de procédure pénale. Signataire de « l’appel des huit juristes » contre la loi « Sécurité-Liberté » et membre de la commission chargée de préparer son abrogation (juillet 1981). (*5) : « Suicide et Euthanasie – Aspects juridiques » in Lumière et Vie n°32, avril 1957. Article où l’on peut lire cette perle : « La mesure ingénieuse qui mit fin à l’épidémie de suicide des jeunes milésiennes dans l’Antiquité (exposition du cadavre nu) n’arrêterait sans doute que fort peu de désespérées d’aujourd’hui. »
politique ont d’abord été la tutelle pénale et l’interdiction de séjour ; aujourd’hui, on met plutôt en avant l’éducation surveillée des mineurs et les cures de désintoxication sous contrôle judiciaire. Par cette évocation, nous n’avons pas seulement cédé au plaisir de tirer quelques épouvantails réactionnaires de leur placard. De tels discours peuvent sembler caricaturaux. Ils ne font, après tout, que préconiser pour le suicide ce que les tribunaux, les médecins, les D.D.A.S.S., les juges pour enfants et autres travailleurs sociaux font tous les jours pour normaliser le comportement des populations que la loi met sous tutelle. Nul doute qu’on découvrira un jour un « traitement » spécifique contre la dépression suicidaire (on y travaille, cf. chapitre VI). Si dans le même temps, le législateur s’avise de combattre ce nouveau « fléau social (*1) », on imagine le programme coercitif qui en résultera. Faisons confiance aux scribes du pouvoir ; ils auront surpassé depuis longtemps leurs maladroits prédécesseurs dans le jargon médicalo-scientiste. On peut en trouver les prémices dans les élucubrations du rapport Boulin sur la prévention du suicide (cf. chapitre II) A moins qu’il ne soit pas même utile de parler de suicide pour le réprimer. C’est bien ce qui se passe à l’armée depuis longtemps sans que les bonnes âmes s’en offusquent.
Une désertion ! De tout temps, les individus promis au rôle de chair à canon ont cherché à se rendre impropre à la consommation. En août 1813, la Cour de cassation établit qu’en ayant « volontairement mutilé Jean-Baptiste Julien, conscrit de 1814, en lui coupant une phalange du pouce droit », le prévenu Mongenot s’est rendu coupable du délit de blessures volontaires, « cette mutilation, dont l’objet était un attentat à des lois d’ordre public, eût-elle été faite du consentement dudit Julien (*2) ». Aujourd’hui, la tendance dans les casernes est plutôt à se taillader les poignets ou à ingurgiter des somnifères. Le Code de Justice militaire ne réprime pas la tentative de suicide : le mot n’y figure pas. L’armée et ses juges se réservent simplement le droit de punir « tout militaire convaincu de s’être volontairement rendu impropre au service, soit d’une manière temporaire, soit d’une manière permanente, dans le but de se soustraire à ses obligations militaires (*3) ». Peu importe dès lors l’intention réelle : mourir ou obtenir la réforme. C’est l’interprétation de la hiérarchie militaire qui prime. Et comme se sont des tribunaux militaires qui rendent la justice du même nom, l’armée, juge et partie, a les moyens de faire prévaloir son point de vue (*4). Comme l’explique en jargonnant méchamment le médecin-colonel Crocq : « par extension, de nos jours, des conduites suicidaires non mutilantes mais impliquant seulement une blessure légère ou une agression biologique avec restitution complète de l’intégrité soma(*1) : Cf. le vote par le Parlement en juillet 1960 d’une loi désignant comme « fléaux sociaux » l’alcoolisme, l’homosexualité et le proxénétisme. (*2) : Recueil Sirey, 1812-1814, 1, 417. (*3) : Code de Justice militaire (loi du 8 juillet 1965), section IV « De la mutilation volontaire », article 398. Texte applicable aux appelés du contingent (cf. Code du Service national, art. L. 118) y compris durant les « 3 jours » de présélection (cf. article L. 23). (*4) : En temps de paix, le T.P.F.A. est composé de cinq membres, deux magistrats civils et trois juges militaires. Le pouvoir socialiste annonce leur suppression. Mais non pas l’abrogation du Code de Justice militaire ; les infractions seraient désormais de la compétence de formations spécialisées des juridictions civiles. Par ce biais, les tribunaux de droit commun vont donc connaître du suicide comme délit. On suivra leur jurisprudence avec intérêt…
tique, et sans intention de mort mais effectué dans le but de se faire hospitaliser et d’être soustrait soit provisoirement soit définitivement par voie de réforme à une situation militaire vécue comme désagréable, sont assimilés par le commandement et la justice militaire aux mutilations volontaires. » La religion du galonné est faite : « Tous ces suicidants que nous avons examiné individuellement en milieu hospitalier après leur geste suicidaire étaient peu ou prou pathologiques. C’est-à-dire que nous n’avons pas encore rencontré de suicidant ‘normal’ sur le plan psychique (*1) ». Ce que l’hygiéniste mental des armées se garde bien de rappeler devant son auditoire civil des « Journées sur la prévention du suicide », c’est que ses collègues envoient un certain nombre de ces « anormaux psychiques » réfléchir en taule aux « désagréments » de la vie militaire. Un peu délicat de faire passer ça pour de la prévention. Comme tout bon militaire, le Code de Justice découpe la vie en trois tranches : la guerre, la paix et la guerre civile. Dans le premier comme dans le dernier cas, l’automutilation est punissable de la « réclusion criminelle à temps de cinq à dix ans ». Circonstance aggravante, le soldat est « puni de la réclusion criminelle à perpétuité (de mort avant novembre 1981) s’il était en présence de l’ennemi ». En temps de paix, le militaire « est puni d’un emprisonnement de un à cinq ans et de l’interdiction pour une durée de cinq à dix ans de l’exercice des droits prévus à l’article 42 du Code pénal » (voir plus loin). C’est sur cet article 398 que les commissaires du gouvernement (*2) fondent leurs réquisitions auprès des T.P.F.A. (Tribunaux Permanents des Forces Armées). Toutes les mutilations volontaires ne sont évidemment pas des tentatives de suicide. On veut supposer que c’est dans la plus grande sérénité que l’armée fait son tri. Les pathologiques d’un côté, qui se sont rendus « impropres » de façon « involontaire » et qui relèvent de l’officier psychiatre. De l’autre, les réfractaires qui choisissent l’anorexie ou le coma par dégoût de la vie de caserne. Un tri que les tribunaux militaires se paient parfois le luxe de remettre en cause, histoire de sacrifier au complexe d’infériorité que ces juges d’exception nourrissent à l’égard de leurs collègues de droit commun. Coquetterie qui a probablement profité à Roger P… le 19 novembre 1971 ; le T.P.F.A. de Rennes l’a acquitté, estimant qu’il n’était pas prouvé qu’en se tranchant les veines du poignet il ait eu la réforme pour objectif. Jean-Luc B…, jugé le même jour par le même tribunal, sous le même chef d’accusation, n’a pas convaincu ces messieurs. Les képis ont reniflé la supercherie : avaler des barbituriques, probable que ça ne fait pas sérieux… Mansuétude des juges : quatre mois de prison avec sursis. Le commissaire-procureur avait réclamé quatre mois ferme dans les deux cas. Les poursuites sont probablement peu fréquentes, sans qu’il soit possible d’en connaître le nombre exact(*3). Il paraît établi qu’il s’agit en majorité d’appelés du contingent. (*1) : Le suicide – Pour une politique de la Santé, La Documentation française, Paris, 1975, p.119 et s. (*2) : Les fonctions de magistrat du Parquet (commissaire du gouvernement) et de l’instruction sont assurées par des magistrats civils, détachés sur leur demande auprès du ministère de la Défense. (*3) : En réponse à une demande de renseignements sur l’activité de ses tribunaux, la Direction de la Gendarmerie et de la Justice militaire faisait savoir en 1977 à la Ligue des Droits de l’Homme qu’elle « ne publiait pas de statistiques comparables au Compte général du ministère de la Justice et qu’en conséquence (elle) n’était pas en mesure de donner d’indications ». On trouve toutefois dans la brochure du Comité Droits et Liberté dans l’Institution Militaire où est reproduit ce document, une indication statistique sur les infractions ayant donné lieu à des ordres de poursuite pour l’année 1979 (sans indication de source). Le chiffre est de 34 pour les mutilations volontaires (C.D.L.I.M. – Ligue des Droits de l’Homme, 27 rue Dolent, 75014 – Paris).
Rien d’étonnant à cela. Si l’on en croit trois experts des « gestes suicidaires en milieu militaire (*1) », la répression est très variable selon les régions (*2). Ces derniers temps, les maniaques sévissent à l’Est. en six mois, le T.P.F.A. de Metz a prononcé au moins onze condamnations à de la prison ferme au cours d’audiences présidées par M. Nier, conseiller à la cour d’appel de Dijon. Le 19 novembre 1980, le soldat P… Didier est reconnu coupable de s’être « le 4 octobre 1979 à Dijon, rendu volontairement impropre au service (…) en absorbant des cachets en grande quantité (sic) ». Réquisitions : treize mois assortis du sursis. Verdict : un mois ferme, douze avec sursis – jugement mis à l’exécution le 15 décembre suivant à la Maison d’arrêt de Mâcon (*3). La veille, Yves G… comparaissait pour « insoumission en temps de paix » et « mutilation volontaire » sous forme de « refus de s’alimenter ». Entendez par là que sa grève de la faim l’avait conduit à l’hôpital… Ouï le commissaire en ses réquisitions (treize mois ferme), le tribunal pousse le bouchon à vingt mois ferme. Un rapide calcul permet de fixer la cote de la grève de la faim à huit mois ferme au minimum puisque l’insoumission n’est passible que de deux à douze mois de taule. Le T.P.F.A. de Metz et son président dijonnais, ayant ainsi concocté leur jurisprudence, appliquent les tarifs sans désemparer : neuf autres condamnations à vingt mois ferme au cours des mois de février et mars 1981. Contre Gilles T… le 19 mars pour refus de s’alimenter lors de son incorporation. Trimbalé en ambulance pour un aller et retour tribunalhôpital après un malaise à l’audience, Bruno B… tente de se pendre le soir même dans sa cellule. Encore une combine pour échapper à ses obligations. Pour apprécier à sa juste valeur la triste comédie que donnent ces magistrats en service commandé, il convient de rappeler que les appelés en cause sont des réformés définitifs, reconnus inaptes au service par l’armée. On comprend que les gradés ne veuillent pas s’encombrer d’esprits chagrins qui seraient foutus de gonfler les statistiques de décès « accidentels » du régiment (*4). L’armée a d’ailleurs un intérêt financier évident à s’en défaire avant expiration du délai légal de 90 jours au-delà duquel la réforme pourrait ouvrir droit à pension si une expertise médicale constate que l’origine des « troubles mentaux » est imputable au service. Implicitement, on a donc reconnu que de tels individus n’auraient jamais dû être incorporés mais exemptés dès la sélection. Les prévenus sont des civils qui comparaissent libres ; ils ressortent du tribunal menottes aux poignets. Dans ces affaires, les juges militaires n’ont pas même l’« excuse » de vouloir entériner (*1) : P. Juillet et alii, « Problèmes d’expertise posés par les gestes suicidaires en milieu militaire », Annales de médecine légale, 1965, n° 1. (*2) : Il y a un T.P.F.A. par région militaire. (*3) : Les jugements ne sont pas susceptibles d’appel et sont immédiatement exécutoires. Les condamnations rapportées ici ont été amnistiées par la loi du 4 août 1981. (*4) : Nous ne disposons que de statistiques partielles concernant le suicide à l’armée. Elles se rapportent aux tentatives sur un an (1972-1973) chez les soldats du contingent dans trois régions (cf. Morbidité et Mortalité par suicide, INSERM, 1975). Elles montrent un taux de 93 pour 100 000 : en extrapolant au total des 280 000 conscrits, on trouve un chiffre de quelque 300 tentatives par an (mais le colonel Crocq, dans son intervention déjà citée, rapporte le chiffre de 270 cas en 1960 pour la seule région parisienne). Quant aux suicides-décès, on peut supposer qu’ils sont recensés parmi les « décès accidentels », compte tenu de ce que le terme « accident », selon le ministère de la Défense, recouvre aussi bien les « manipulations d’armes » malheureuses, que les bagarres dans les bals (cf. Le Monde du 1er nov. 1979). Pour le premier semestre 1979, les chiffres étaient les suivants : « Décès accidentels » chez les appelés « en service » : 18. Chez les appelés « hors service » (i.e. en permission) : 47.
la détention provisoire par une peine de prison au moins équivalente, comme le font habituellement leurs collègues civils. A quoi peut rimer l’acharnement dont font preuve certaines ganaches galonnées contre les mutilés réfractaires ? Des appelés isolés, non militants, mal défendus, dont la seule erreur est de s’être laissé piéger. Le moral des officiers est-il donc si fragile qu’il soit nécessaire de faire des exemples ? Ou s’agit-il, par otages interposés, de prendre une revanche sur les milliers d’insoumis dont la révolte est moins maladroite ?
Quand le militaire déteint sur le civil On a vu que le Code de Justice militaire prévoit de sanctionner la mutilation volontaire de peines annexes consistant en la suppression de certains droits civils, civiques et relatifs à la famille*. Dans tous les cas évoqués plus haut, il y eut effectivement condamnation à cinq années de privation. Le suicidant est donc assimilé au déserteur et à l’insoumis qui subissent la même brimade. On en retiendra que la dépénalisation du suicide est toute relative, puisqu’il est sanctionné dans la vie civile par une citoyenneté tronquée. Autre entorse de taille au droit commun : la complicité de suicide est punissable, selon les articles 63, 399 et 400 du même Code. Un civil, médecin ou pharmacien, est passible devant un tribunal civil d’une amende pour complicité de mutilation (5 000 à 20 000 francs en temps de paix). La répression militaire de la tentative de suicide est à la fois archaïque dans son principe et redoutablement moderne dans sa technique juridique. Archaïque en ce qu’elle la criminalise, alors que la tendance générale est à la médicalisation : les psychiatres sont là pour ça. La modernité vient d’abord de ce qu’il ne s’agit pas d’une répression spécifique du suicide. Réussissant là où les hygiénistes mentaux piétinent, l’armée, sondant les reins et les cœurs, évalue les intentions réelles du suicidant. En avance de plusieurs longueurs, elle sait diagnostiquer les tentatives « sérieuses », « sincères », et celles, « dans le but de se soustraire à ses obligations militaires », que la psychologie courante catalogue comme « suicidechantage » ou « suicide d’appel ». Le Code de Justice militaire va plus loin encore : « La tentative (d’automutilation) est punie comme l’infraction elle-même » (art. 398). On imagine la scène : le sergent-chef interroge le bidasse qu’il vient de retenir par la peau du cou au moment où il enjambait l’appui de la fenêtre. Le gaillard avait-il un chagrin d’amour ou voulait-il seulement se briser les vertèbres pour tirer au flanc ? A qui fera-t-on croire qu’on veut vraiment se tuer en ne sautant que du cinquième étage ? etc. Moderne également, cette définition de l’infraction non par le comportement luimême, mais par ses conséquences : devenir « impropre au service ». On fait l’économie du mot suicide et de son contenu émotionnel. Efficacité certaine du procédé ; Albert Bayet, dans son volumineux traité compilatoire intitulé Le Suicide et la Morale (1922), n’y a vu que du feu. Pas l’ombre d’une allusion à la mutilation volontaire inscrite pourtant à l’article 80 de la Nouvelle loi militaire du 21 mars 1905 alors en vigueur. Ses considérations sur la « morale militaire en action », d’une aimable futilité, concluent à la prédominance de la « morale nuancée » : les privations d’honneurs funèbres sont exceptionnelles ! Il y a plus grave. Combien d’appelés, persuadés que le tuyau est bon et sans risques, sont prêts à faire une « petite » tentative pour décrocher la réforme ? Et combien de bidasses, avertis qu’on punit les « faux suicides », forcent la dose pour être pris au sérieux ? De toute évidence, la prévention du suicide en milieu militaire passe par la propagande en faveur de la désertion. Des affiches sur le thème « Ne jouez pas avec votre vie, jouez plutôt les filles de * : Droits de vote, d’éligibilité, de port d’armes, de témoigner en justice, d’être juré, fonctionnaire, curateur ou tuteur, etc. (art. 42 du Code pénal).
l’air » seraient du plus heureux effet dans les casernements.
Le suicide civil : impunité et pathologie L’impunité du suicide « civil » résulte, on l’a vu, de ce que le Code pénal l’ignore. Une jurisprudence clairsemée mais d’une belle constance le confirme à l’occasion d’affaires de complicité ou d’assistance au suicide : « Le suicide n’est point un fait puni par les lois du royaume » (Cour de cassation, 1827 (*1)) ; « Le suicide n’étant pas un fait criminel ou délictueux… » (Tribunal correctionnel de Lisieux, 1937 (*2)) ; « Le suicide n’est pas punissable… » (Cour d’appel de Toulouse, 1973 (*3)). Première conséquence juridique : on ne saurait incriminer de « non dénonciation de crime (*4) » qui n’a pas révélé un suicide ou une tentative dont il a été témoin ou dont il a été informé. On ne pourrait pas davantage faire application du paragraphe premier de l’article 63 qui punit « quiconque, pouvant empêcher par son action immédiate, sans risque pour lui ou pour les tiers, soit un fait qualifié de crime, soit un délit contre l’intégrité corporelle de la personne, s’abstient volontairement de le faire ». Voilà qui tombe sous le sens, n’est-ce-pas ? Tout le monde n’est pas de cet avis. Dans une affaire dont nous aurons l’occasion de reparler, les membres d’une famille, parties civiles contre le père après le suicide du fils, ont fort hardiment tenté de prouver le contraire à la Cour de cassation. Le 23 avril 1973, la Chambre criminelle fait un sort à cette divertissante tentative de flicage : « (…) cette infraction (…) n’avait aucun rapport avec les faits dont le juge d’instruction était saisi dès lors (…) qu’il ne pouvait être juridiquement soutenu que l’inculpé, dont le fils s’était suicidé, s’était ‘volontairement abstenu d’empêcher, par son action immédiate, un fait qualifié de crime’ (*5). » Comme on le verra, plutôt que de se livrer à de telles acrobaties, il est plus rentable, pour le même objectif, de miser sur le paragraphe deux du même article : celui qui fait du suicidant non un criminel mais une « personne en péril ». Affaire classée au pénal, le suicide sème la confusion dans les services de contentieux de droit privé qui font leurs choux gras de redoutables assemblages théoriques où les « faits générateurs de responsabilité » sont priés de concilier le « fait des choses » et la notion de faute, éventuellement non intentionnelle, tout en ménageant un accès à la bonne vieille « force majeure ». Qu’il s’agisse du droit civil classique, de celui des assurances ou de la Sécurité sociale (*6), nos juristes, probablement culpabilisés, sont prêts à faire bénéficier le suicidant d’un préjugé à leurs yeux favorable : c’est un irresponsable, un cas pathologique. En proie à une impulsion irrésistible, toutes inhibitions envolées, c’est un malheureux qui ne peut pas décemment avoir agi de volonté vraie. Dans la logique du droit actuel, le suicide délibéré, rationnel, revendiqué, est sans conteste une faute qui vaut rupture de contrat et devrait exclure tout droit à indemnités. Peu importe dès lors la véritable histoire d’un suicide particulier : pour ne pas être pénalisé, il faut en passer par la pathologie. Se donner la mort volontairement est un acte inassimilable par le juriste dont le réflexe immédiat est de refiler l’affaire au psychiatre. Il faut relever l’analogie avec l’article 64 du (*1) : Crim. 16 nov. 1827, Rec. Sirey 1828, 1, 135. (*2) : 26 fév. 1937, Rec. Dalloz 1937, 261. (*3) : 9 août 1973, Rec. Dalloz-Sirey 1974, 452. (*4) : Art. 62 du Code pénal. (*5) : Bull. crim. 1971 p.301. (*6) : Le droit du travail qui privilégie l’hypothèse du suicide provoqué par autrui sera examiné plus loin.
Code pénal : « Il n’y a ni crime ni délit, lorsque le prévenu était en état de démence au temps de l’action, ou lorsqu’il a été contraint par une force à laquelle il n’a pu résister. » Les méthodes violentes de suicide provoquent souvent ce que le droit civil appelle des « dommages » matériels, corporels ou moraux à autrui. Les journaux abondent en récits de ces suicides-catastrophe au gaz, en voiture ou à l’explosif. Les électrocutions, les noyades, le plongeon sous un camion sont à l’origine d’accidents et de tentatives de sauvetage parfois désastreuses. Et dans une proportion non négligeable, ces techniques redoutables laissent leurs adeptes vivants au milieu d’un champ de ruines. Qui va payer ? Le trompe-la-mort malgré lui (et son assureur), si les circonstances et sa personnalité excluent qu’on puisse lui trouver l’excuse d’un dérangement mental. Sinon il sera volontiers reconnu irresponsable. Les critères habituellement retenus sont la démesure des moyens mis en œuvre et la volonté forcenée d’autodestruction. Tout antécédent psychiatrique, tout état dépressif attesté contribuent à emporter la conviction. Pourtant, l’irresponsabilité déclarée ne vaut pas remise de dettes à coup sûr. La jurisprudence s’est toujours montrée hésitante et contradictoire en matière de responsabilité des aliénés, terme sous lequel sont rangées les victimes de « troubles mentaux », temporaires ou non. Le principe était l’irresponsabilité… jusqu’à ce qu’un revirement de la Cour de cassation ne le mette en charpie en retenant la responsabilité d’un conducteur épileptique. Son état inconscient n’était pas incompatible avec sa responsabilité « du fait des choses (qu’il avait) sous sa garde (*1) ». Cette tendance s’est trouvée confortée lors de la réforme du régime des « incapables majeurs » (loi du 3 janvier 1968), par l’apparition dans le Code civil d’un article 489-2 ainsi rédigé : « Celui qui a causé un dommage à autrui alors qu’il était sous l’empire d’un trouble mental n’en est pas moins obligé à réparation. » A priori ce texte ne s’applique qu’aux personnes concernées par un des régimes de protection judiciaire définis par la loi. Mais le raisonnement par analogie, dont les tribunaux font leur ordinaire, doit conduire à faire valoir cette règle pour des suicides perpétrés « sous l’empire d’un trouble mental ». En droit, la question demeure. Le Tribunal de Grande instance de Charolles, en 1970, persistait dans l’ancienne conception (*2). Une femme se jetant au-devant d’une camionnette dont le chauffeur avait cherché à l’éviter, avait indirectement provoqué un accident. Elle fut déclarée irresponsable au motif « que son but n’était pas une banale traversée de la chaussée mais un désir insensé d’en finir avec l’existence, confortant en cela l’opinion du Tribunal selon laquelle cette jeune femme se trouvait en état de démence temporaire à l’instant même de l’action ; qu’on ne peut retenir contre elle ni l’élément intentionnel de la faute, ni la négligence, car elle n’avait plus, à ce moment précis, son libre-arbitre et était privée de tout discernement, uniquement inhibée par une envie irrépressible d’autodestruction (*3) »… Que nul ne se sente encouragé par ce diagnostic judiciaire ! Les méthodes spectaculaires de suicide n’étant pas les plus sûres, on est invité à mettre quelques certificats médicaux de côté et à souscrire une solide police d’assurance-responsabilité civile.
La protection sociale du suicidant A notre connaissance, aucun énarque en mal de rationalisation des choix par le « juste coût », aucun comité de réflexion ad hoc n’a encore proposé de sanctionner la tentative de (*1) : Civ. 18 déc. 1964, Rec. Dalloz 1965, 191. (*2):En s’appuyant sur un arrêt de la Cour de cassation déclarant que la démence est exclusive de toute responsabilité au point de vue civil (Civ. 11 mars 1965, Rec. Dalloz 1965, 575). (*3) : T.G.I. Charolles, 13 mars 1970, Jurisclas. Pér. 1970, n° 16354.
suicide par la suppression des prestations sociales (*1). La mise en œuvre de cette idée signifierait la fin du déficit de la Sécurité sociale… Car en bonne logique, il serait inconcevable de ne pas pénaliser les alpinistes malchanceux et surtout les cohortes d’alcooliques ; tous « ont bien cherché » leurs malheurs. Précisons d’emblée que les « prestations en nature », c’est-à-dire essentiellement le remboursement des frais médicaux, de pharmacie et d’hôpital, ne soulèvent aucune difficulté. Le respect du secret médical implique d’ailleurs que les organismes de Sécurité sociale ignorent tout des causes et des circonstances des soins. Il en va tout différemment en matière d’accidents du travail, on le verra. En assurance-maladie, le seul texte qui pourrait servir de base à une sanction pécuniaire du suicide est l’article L. 396 du Code de la Sécurité sociale : « Ne donnent lieu à aucune prestation en argent, les maladies, blessures ou infirmités résultant de la faute intentionnelle de l’assuré. » Une Caisse est-elle en droit de refuser au rescapé du suicide le bénéfice des indemnités journalières ou de la pension d’invalidité ? Si l’on en croit une décision de la Commission régionale d’appel de Clermont-Ferrand du 21 avril 1955, ce serait du domaine du possible (*2). On y apprend en effet que les suicides sont de deux sortes : « conscients » et « inconscients ». En cas de contestation, une expertise médicale s’impose. Que votre suicide soit étiqueté « conscient », et vous aurez commis une « faute intentionnelle » et un pléonasme puisqu’elle sera qualifiée de « volontaire » ; l’article L. 396 vous prive de vos droits, C.Q.F.D. Ne résistons pas au plaisir de citer quelques lignes de ce joyeux salmigondis : « Attendu que le suicide peut, dans la majorité des cas, quand une psychopathie n’est pas en cause, être considéré comme l’aboutissement d’une crise psychique dont le mécanisme est commandé par une cause occasionnelle génératrice d’angoisse ou de dépression déterminant un état affectif violent, un choc moral chez le sujet psycholabile, doué d’une constitution hyperémotive et anxieuse, il demeure d’une part qu’un tel acte peut parfois résulter d’une volonté réfléchie, d’autre part que les circonstances de la cause ne permettent pas, en l’état actuel des éléments produits, de dire si l’intéressé a agi ou non avec conscience et volonté après avoir gardé le contrôle de lui-même et de son libre-arbitre, qu’une expertise s’impose donc d’office avant de faire droit… » Consulté sur cette question, le personnel spécialisé dans le contentieux de la Sécurité sociale de la C.N.A.S.S. (*3) se fait très rassurant. Non, dans la pratique, les assurés qui gardent des séquelles de leur tentative ne sont pas soumis à expertise pour déterminer le degré de « conscience » de leur suicide. La décision ci-dessus est également reproduite dans cette bible qu’est le Traité de la Sécurité sociale édité par la F.N.O.S.S. (Fédération nationale des organismes de S.S.). Mais son argumentation y est prudemment qualifiée de « subtile ». Délicat euphémisme pour signaler qu’elle est à l’opposé de l’analyse dominante en vigueur qui veut que toute tentative de suicide résulte d’un « état pathologique annihilant la volonté » (dixit le même Traité). Cette conception du suicide pathologique par essence s’appuie à son tour sur une jurisprudence, mais au plus haut niveau ; il s’agit d’un arrêt de la Cour de cassation en date du 6 janvier 1960 (*4). L’anecdote est la suivante : un garnement de 17 ans (sans antécédents psychiatriques) ayant emprunté et cassé la voiture de son père se punit en se tirant une balle (*1) : Mais l’idée circule ! Dans Le Monde du 6 mai 1981, le Dr Escoffier-Lambiotte rapporte les propos du Pr Pierre Huguenard (pionnier des S.A.M.U.) qui « approuve le règlement suédois selon lequel les suicidés doivent eux-mêmes assurer leurs frais hospitaliers ». (*2) : Citée par Y. St Geours « Le suicide dans le droit de la Sécurité sociale », Rec. DallozSirey chronique, 1970, 93. (*3) : Caisse nationale de l’assurance-maladie des travailleurs salariés, 66, av. du Maine, 75015 - Paris. (*4) : Civ. 6 janv. 1960, Rec. Dalloz 1960, 397.
dans la tête. Il en reste infirme. La Cour confirme que « la tentative de suicide ne s’est pas produite dans des circonstances telles que son auteur ait pu garder le contrôle de lui-même, son libre-arbitre et son entière responsabilité ; qu’il a agi en réaction catastrophique et sous l’empire d’une influence morbide, plus forte que l’instinct vital, et qu’il n’avait pu envisager le préjudice qu’il pouvait causer (*1). » En jouant sur les mots de cette façon, les juges font preuve d’une incontestable bonne volonté. Comme le souligne M. Gérard Lyon-Caen, dans son commentaire de l’arrêt, « une blessure intentionnelle est une blessure que l’on se cause volontairement à soi-même. Il paraît difficile d’éviter dans des circonstances telles que celles de l’espèce une qualification aussi limpide. L’article L. 396 (précité) semble devoir s’appliquer sans hésitation ». En guise d’explication de cette étrangeté, l’auteur propose un rapprochement avec le droit des assurances privées. « Qui dit faute intentionnelle de l’assuré ne dit pas dommage volontairement causé à lui-même par l’assuré. Ce qui est visé, (…) c’est la volonté de provoquer le sinistre, de réaliser le risque pour percevoir l’indemnité d’assurance ; c’est à l’égard de l’assureur que l’intention doit exister. » Il faut être malade pour avoir envie de se tuer. Qui dit maladie dit prestations et indemnités ; personne n’a envie de sortir de là. On ne saurait jurer qu’il en sera toujours ainsi. N’oublions pas le précédent de l’avortement, légalisé mais pénalisé. Non remboursé, afin de « ne pas en faire un acte médical comme les autres » avait prétexté le législateur d’alors. Nous serions prêts à parier qu’un réflexe analogue inspirera les progressistes qui s’aviseront un jour ou l’autre de légiférer sur la mort volontaire. Histoire de ne pas favoriser ce qu’ils appelleront le « suicide de convenance ». L’article L. 396 a peut-être une belle carrière devant lui. Pour terminer, nous rappellerons que l’assurance-maladie, bon gré mal gré, finance largement le suicide. Selon une estimation courante, les trois quarts des tentatives sont des intoxications médicamenteuses (*2). On ne s’en étonnera pas ; grâce aux médecins, la plupart des armoires à pharmacie familiales regorgent de psychotropes en tous genres (*3). La Sécurité sociale milite activement pour le suicide à domicile.
Suicide et assurance-vie Quinze millions de Français environ sont assurés sur la vie. La question du suicide est expressément envisagée par la loi du 13 juillet 1930 qui réglemente les assurances : « L’assurance en cas de décès est de nul effet si l’assuré se donne volontairement la mort (*4). » Toutefois l’assureur est autorisé à s’engager « à payer la somme assurée, même en (*1) : Cette affaire n’infirme pas ce qui a été dit plus haut sur le secret médical. Ce n’est pas la Caisse de Sécurité sociale qui invoque la « faute intentionnelle », mais l’employeur fautif qui n’avait pas cotisé pour son employé. Lorsque la Caisse se retourne contre lui, il tente de se dégager en invoquant l’article L. 396 à son profit. (*2) : Estimations relevées dans Morbidité et Mortalité par suicide, op cit. et dans Suicide et conduites suicidaires, t. I, ouvr. coll. Masson, coll. de Méd. Lég., Paris, 1981. (*3) : Selon le Dr Chantal Bismuth, 57% des tentatives traitées à l’hôpital Fernand-Widal sont des intoxications par psychotropes. En France, 20% de la population en consommerait régulièrement. D’après une enquête de l’INSERM publiée en juin 1980, c’est le cas d’un lycéen sur dix et d’une lycéenne sur cinq. La consommation française s’accroît de 15 à 20% par an… (*4) : Article L. 132-7 du Code des assurances. Les ayants-droit perçoivent toutefois le remboursement d’une fraction des primes versées (« égale au montant de la provision mathématique »). Signalons que l’assurance-décès de la Sécurité sociale ne fait pas problème. Le capital est versé quelle que soit la cause du décès.
cas de suicide volontaire et conscient », à condition que l’intéressé veuille bien respecter un délai de deux ans entre la conclusion du contrat et son passage à l’acte. Cette clause dite « d’incontestabilité différée » est d’usage unanime. Les litiges, peu fréquents semble-t-il, concernent donc les décès « suspects » survenus pendant ce délai critique. La loi précise que la preuve du suicide incombe à l’assureur. Des inspecteurs, des médecins sont parfois délégués par les compagnies afin de recueillir des éléments en vue de contester le caractère « naturel » ou « accidentel » de la mort. Au cours des Entretiens de Bichat d’octobre 1981, Le professeur Hadengue a mentionné qu’il n’était pas exceptionnel de voir certaines compagnies « faire pression sur la famille pour obtenir le certificat médical sur lequel les causes de la mort sont mentionnées. On assiste même parfois à un véritable chantage, la menace étant le non-versement de la prime ». Une telle dérogation au secret médical étant inadmissible, il invite les familles « à tenir bon ». Le suicide fût-il prouvé, que le bénéficiaire du capital dispose encore d’un recours : à lui de démontrer l’ »inconscience » du suicidé. Ce qui donne aux magistrats l’occasion de se lancer dans de laborieuses analyses de psychologie du comportement. Car sera admis comme inconscient le suicide d’une personne « dominée par une influence morbide plus forte que l’instinct vital (passion, maladie, souffrance morale…) et qui perd le contrôle de sa volonté et de ses actes et se donne la mort plutôt que de supporter son tourment (*1) ». La lecture de quelques décisions judiciaires nous a convaincu qu’on y fait feu de tout bois pour établir tout et le contraire de tout. Comme le fait remarquer un chroniqueur, « les magistrats se complaisent dans ces recherches (…). Les juristes ne doutent de rien (*2) ». Une telle réglementation suppose une bonne dose d’hypocrisie. Le docteur Chantal Bismuth de l’hôpital Fernand-Widal, qui trouve scandaleux que les compagnies refusent d’indemniser les familles des suicidants « sous prétexte qu’ils auraient pu contracter l’assurance dans le but de se suicider », confirme que certains médecins n’hésitent pas à faire de faux certificats de mort naturelle (*3).
Le suicide sous influence Le tableau du droit du suicide ne serait pas complet sans une incursion dans le domaine du suicide provoqué, volontairement ou non. Comment se pose en droit la question : à qui la faute ? Peut-on obtenir la condamnation et des indemnités réparatrices d’un pousseau-suicide ? Le droit français ne connaît pas de délit spécifique d’incitation au suicide. Mais l’article 319 du Code pénal est rédigé de façon suffisamment large pour qu’on puisse envisager de l’utiliser à cette fin : « Quiconque, par maladresse, imprudence, inattention, négligence ou inobservation des règlements, aura commis involontairement un homicide ou en aura été involontairement la cause sera puni d’un emprisonnement de trois mois à deux ans, et d’une amende de 1 000 à 20 000 francs. » Dans l’hypothèse d’une provocation directe au suicide, l’accusation cherche à démontrer qu’un comportement malfaisant est à l’origine de la décision. La jurisprudence est fort chiche : nous n’avons pu relever que quatre exemples, peu concluants. Le 31 janvier 1891, le Tribunal correctionnel de Montélimar condamne un certain Charbonnier à six mois de prison pour avoir été « par imprudence et par négligence », à (*1) : Cour d’appel de Paris, 30 nov. 1974. (*2) : Maître Robert Morin, « Le suicide inconscient… » in La Tribune des assurances, 1er juin 1975. (*3) : Entretien du 15 mai 1981.
l’origine de la mort de Marie S…(*1). Après avoir « séduit Marie, âgée de vingt ans, de mœurs irréprochables, dans des circonstances particulièrement odieuses, et l’avoir ainsi détournée de ses devoirs », Charbonnier avait réussi à la persuader qu’il était décidé à se donner la mort en sa compagnie. Un premier simulacre « au moyen du charbon », une mise en condition soignée, et le « séducteur » entraînait Marie dans une tentative de noyade plus poussée, puis l’abandonnait sur la berge, où elle devait mourir de « l’asphyxie et de la congestion causées par cette immersion ». Mais à la lecture du jugement, on s’aperçoit que le tribunal fonde sa décision moins sur « le calcul inqualifiable » du coupable que sur sa « négligence inexplicable (…) à ne pas chercher à donner ou à faire donner à cette jeune fille des secours qu’elle réclamait avec insistance ». Autrement dit, nous avons là, par anticipation, une condamnation pour « non-assistance à personne en péril ». Aujourd’hui, c’est ce chef d’inculpation qui serait notifié à Charbonnier. Même remarque à propos d’une affaire jugée à Lisieux en 1937 (*2). L’inculpé n’y est pas accusé d’avoir conduit sa maîtresse au suicide et il sera d’ailleurs acquitté. On lui reproche d’avoir « brutalement notifié sa volonté de rompre, après des promesses de mariage longuement et fréquemment réitérées » et, « connaissant l’état d’esprit de sa maîtresse », d’avoir commis l’imprudence de laisser une arme chargée chez lui « après une scène violente ». Nous renvoyons au chapitre suivant pour les développements concernant les réticences des tribunaux actuels à élargir le délit de « nonassistance » aux suicidaires en « péril » psychologique. Restent deux décisions, plus récentes. L’une admet que les éléments du délit d’homicide involontaire sont réunis, l’autre non. La première, rendue en 1964 par un Tribunal pour enfants est, ipso facto, d’une portée jurisprudentielle limitée (*3). Le jeune S… y est « tenu pour responsable » de la mort d’un autre mineur qui s’est tiré une balle dans la tête, victime du chantage assorti de coups et blessures qu’il subissait de la part de l’accusé. « Les agissements de S… et ses exigences ont créé chez sa victime une crainte tournant à l’obsession (…). Un certificat médical (constate) outre la trace de ses blessures, un état de prostration et de dystonie nerveuse en rapport avec les coups reçus.» Condamné à un mois de prison avec sursis, S… est en outre placé en liberté surveillée jusqu’à l’âge de 19 ans. Son père est déclaré civilement responsable. Le commentateur du recueil Dalloz-Sirey, se laissant emporter par l’enthousiasme, voit dans ce jugement une remarquable reconstitution du « cheminement de l’idée de suicide depuis sa naissance jusqu’à sa concrétisation progressive dans l’esprit de la jeune victime jusqu’à sa matérialisation dans le coup de feu mortel, (…) en liaison directe avec les actions du prévenu dont les interventions fautives successives correspondirent avec le développement rapide de la pensée d’autodestruction chez la victime (*4) ». A l’en croire, les magistrats auraient procédé au démontage minutieux d’un suicide téléguidé, au point d’en conclure que « la mort de la victime n’était pas due à sa propre volonté ». De telles approximations font frémir. Le 21 décembre 1973, Pierre Bellemare joue les médiateurs radiophoniques dans une sombre affaire de porcherie industrielle qui empuantit le voisinage. Le principal contradicteur, un lieutenant-colonel en retraite, convié à son émission intitulée « Il y a sûrement quelque chose à faire », se désiste. Le maire du village proclame « qu’il s’est dégonflé ». Le 24 décembre, le colonel se révolvérise. Il laisse une lettre : « Mes anciens chefs et camarades savent maintenant (…) grâce à l’émission dégoûtante de Pierre Bellemare que je suis devenu un dégonflé. Si dans un moment d’extrême lassitude je mettais fin à mes jours, je vous demande de faire savoir que Noiret et Bellemare sont responsables. » Effectivement inculpés (*1): Gazette du Palais, 1891, 1, suppl. 22. (*2) : Trib. cor. de Lisieux, 26 fév. 1937, Rec. Dalloz 1937, 261. (*3) : Trib. pour Enfants de Marseille, 11 juin 1964, Rec. Dalloz-Sirey 1965, 382. (*4) : Note signée G.V. Rec. Dalloz-Sirey 1965, 382.
d’homicide involontaire, le maire et l’amuseur public comparaissent en correctionnelle (*1). Le tribunal puis la cour d’appel d’Amiens les relaxent : « La faute pénale n’est pas caractérisée. » Par contraste, l’incitation indirecte au suicide est à l’origine d’une jurisprudence aussi volumineuse que subtile. Plutôt que d’incitation, il serait plus exact de parler de suicide induit. On comprendra mieux à quelles hypothèses correspond cette idée en passant en revue les trois contentieux les plus prolifiques : les accidents de la circulation, les suicides en milieu hospitalier et les suicides du travail. Tous les ans, on dénombre en France quelque 350 000 « accidentés de la route ». Certains en sont suffisamment affectés au physique et au moral pour que leur suicide, même s’il intervient des semaines, voire des mois plus tard, apparaisse comme induit par l’accident. Lorsqu’un responsable est susceptible d’être condamné pour blessures (art. 320 du Code pénal) ou homicide (art. 319) involontaires, les héritiers lui demanderont des dommagesintérêts en réparation du décès-suicide (*2). Sous réserve du traditionnel ballet d’experts et de contre-experts, les tribunaux sont tout disposés à admettre que le suicide n’est pas le fruit d’une « libre détermination » mais d’une psychose maniaco-dépressive ou d’un complexe de culpabilité déclenchés par le traumatisme. Le Code pénal n’exigeant pas que « la cause du décès soit directe et immédiate », l’auteur de l’infraction est tenu de réparer le « préjudice direct » indirectement provoqué par sa faute (*3). Il faudra établir, documents médicaux à l’appui, qu’existe une relation directe totale ou partielle entre les blessures et « l’état dépressif manifesté par la suite et qui entraîne le suicide (*4) ». Reste à savoir si le responsable doit une réparation intégrale du décès-préjudice, ou si l’indemnité allouée peut être réduite du fait d’une « prédisposition antérieure » chez la victime. La question est controversée. Certains auteurs de doctrine, désapprouvant qu’une « prédisposition au suicide » justifie par elle-même une exonération partielle, préféreraient réintroduire la notion de faute de la victime : « Si l’on excepte le cas d’un sujet parfaitement équilibré avant l’accident, et dont seul un traumatisme cervical aurait bouleversé le psychisme, on peut dire que celui qui attente à ses jours, même s’il échappe à tout blâme moral compte tenu de son état, n’en a pas moins un comportement qui diffère de celui d’un homme avisé placé dans les mêmes circonstances (…). Que l’un se donne la mort et que l’autre en soit à 100 pour 100 responsable, il y a là, en effet, croyons-nous, quelque chose qui heurte le bon sens (*5). » Quant à la jurisprudence, elle est divisée. La tendance dominante des cours d’appel « condamne l’auteur à la réparation intégrale, dès lors que son acte a été la cause directe du dommage dans la mesure où il a réveillé un état maladif latent (*6) ». La position de la Cour de cassation n’est pas constante. Il lui arrive d’approuver que soit retenue une responsabilité partielle dans une affaire où la victime d’un traumatisme crânien se jette sous un train 6 mois (*1) : Rapporté par Le Monde du 23 janv. 1981. (*2) : En demandant à la juridiction pénale de se prononcer « au civil » en application des art. 1382 et s. du Code civil. A défaut de poursuites pénales, l’action peut être entreprise auprès des tribunaux civils. (*3) : Cf. Cass. crim. 24 nov. 1965. Rec. Dalloz-Sirey 1966, 104; 7 fév. 1967, Bull. crim. 1967 n° 52; 14 janv. 1971, Rec. Dalloz-Sirey 1971, 164. (*4): Cour d’appel de Paris, 18 mai 1973, Gaz. Pal. 1973, 2, 839. (*5) : N. Dejean de la Batie, note sous Cass. civ. 13 mai 1969, Jurisclas. Périod. 1970 n° 16470. (*6) : M. Robert, cons. réf. à la Cour de cass., cf. crim. 14 janv. 1971, Rec. Dalloz-Sirey 1971, 164.
plus tard (*1). Mais elle admet ailleurs que mérite réparation intégrale le suicide « conséquence d’une affection mélancolique, elle-même révélée ou provoquée par le traumatisme, bien que son développement ait été lié partiellement à une prédisposition pathologique du sujet sans manifestation antérieure (*2) ». Contrairement à une idée reçue, on se suicide plutôt moins dans les hôpitaux psychiatriques que dans les autres (*3). Nous sommes bien persuadé que certains services de psychiatrie et les médecins qui y sévissent font office de pousse-au-suicide. Mais on ne voit pas d’exemple de médecin condamné pour y avoir conduit un « malade » à coup d’électrochocs et de psychotropes. Le contentieux tourne autour de deux questions : le médecin a-t-il su diagnostiquer les risques de suicide et donner des consignes de surveillance ? L’hôpital, la clinique les ont-elles respectées ? La seule problématique recevable concerne les négligences du corps médical ou du personnel hospitalier qui auraient rendu le suicide matériellement possible. Il convient d’examiner la question en deux temps, hôpitaux publics et privés n’étant pas placés sous le même régime juridique. Commet une « faute qui est la seule cause de l’accident », le médecin, directeur d’une clinique psychiatrique privée, qui ne prescrit pas de « mesures de surveillance plus strictes » pour une femme « hospitalisée à la suite d’une tentative de suicide (*4) ». Les cliniques qui accueillent régulièrement des malades atteints de troubles mentaux ont une obligation de « sécurité » « en raison des idées de suicide qui se manifestent chez certains d’entre eux ». Sont déclarés responsables les établissements qui, connaissant les « antécédents » de leurs pensionnaires, prennent « pour seule précaution, de (le) placer dans une chambre commune avec trois autre personnes (*5) » ou « dans une chambre dont la fenêtre pouvait être facilement ouverte (*6) ». Moderne, la Cour de cassation admet néanmoins que « certaines thérapeutiques actuelles » puissent s’éloigner du mode carcéral : « L’on ne saurait critiquer le renvoi (du) malade dans une salle commune où (…) les personnes soignées, hors de la présence constante d’un infirmier, se sentaient dans une relative liberté et pouvaient recevoir les membres de leur famille (…). L’établissement n’a pas manqué à son obligation de surveillance en laissant au malade la ceinture de cuir à l’aide de laquelle il s’est pendu à un des supports de rideaux (…), un suicide par pendaison ou strangulation n’étant possible que dans des conditions très difficiles impliquant une volonté impérieuse de se détruire par n’importe quel moyen, volonté que rien ne laissait prévoir (*7). » Où les magistrats découvrent le libre arbitre des « aliénés »… Les rapports médecin-malade s’analysent en termes de contrats relevant du droit privé. (*1) : Bull. crim. 1967 n° 52. (*2): Crim. 14 janv. 1971, Rec. Dalloz-Sirey 1971, 164. (*3): Selon des statistiques de la Société hospitalière d’Assurances mutuelles établies de 1966 à 1969 (inclus) à partir des déclarations de sinistres, on a compté 403 suicides (réussis ou non) en milieu hospitalier, dont 197 dans les services de médecine générale et 99 en hôpital psychiatrique ou en services de neuro-psychiatrie (chiffres cités par M. Chavalet in « Le suicide – Pour une politique de la Santé », op. cit.). Si l’on rapporte ces chiffres au nombre de lits disponibles dans chaque type de service, et compte tenu d’un coefficient d’occupation comparable, on constate un taux de suicide en psychiatrie trois fois inférieur à celui des services de médecine générale (calcul effectué à partir de l’Annuaire statistique du ministère de la Santé). (*4): Cass. civ. Bull. civ. 1961, I n°70. (*5): Trib. Grande Inst. Lyon 10 fév. 1971, Rec. Dalloz 1971, som. 83. (*6) : Cour d’appel de Paris, 12 déc. 1970, Gaz. du Pal. 1971, 2, som. 80. (*7) : Cass. civ. 4 mai 1970, Rec. Dalloz 1970, som. 3.
Mais rien ne s’oppose à ce qu’un médecin gravement fautif soit inquiété au pénal pour homicide involontaire. C’est le cas d’un directeur de clinique qui néglige d’ordonner la « surveillance étroite qui s’impose plus spécialement dans les premiers jours du traitement d’une malade hospitalisée pour dépression anxieuse sur fond émotif » ; il n’aurait pas fallu la laisser « seule dans une chambre fermée par une porte pleine ne permettant aucune observation de l’extérieur (*1) ». Les hôpitaux publics relèvent des tribunaux administratifs. Pour mettre en cause leur responsabilité à propos de l’activité médicale proprement dite (erreur de diagnostic, mauvaise appréciation des tendances suicidaires), il faut apporter la preuve d’une « faute lourde ». Une « faute simple » suffit lorsque c’est le fonctionnement du service qui est accusé (*2). On en déduit que sera toujours engagée la responsabilité d’un hôpital général qui n’aura pas su prévenir la récidive (dans son enceinte) d’un suicidant accueilli en réanimation après une première tentative. On souhaiterait que les juridictions administratives fasse preuve envers les prisons d’une rigueur analogue. Mais l’administration pénitentiaire a les coudées franches. Lorsqu’elle consent à tenir compte des avertissements des psychiatres, on sait qu’elle se contente de deux mesures : mettre fin à l’isolement éventuel du détenu « suicidaire » et le bourrer de neuroleptiques. Se rend donc pertinemment coupable d’incitation au suicide le directeur qui envoie au mitard le « coupable » d’une tentative tout en le sevrant brutalement de tranquillisants. Les taulards savent que c’est une pratique courante. Rares pourtant sont les recours contentieux et dérisoires les indemnités. Le 24 février 1977, Bruno J…, 17 ans, se pend avec une couverture dans le cachot de la prison de La Talaudière (Loire) où il croupissait depuis la veille. Motif : prétendait avoir avalé une petite cuillère. Bruno est toxicomane ; une tentative de cambriolage l’a mené en prison. Le juge d’instruction et le médecin avaient donné pour consigne de ne jamais le laisser seul. Pour pallier aux effets du « manque », un traitement de deux piqûres quotidiennes de Valium a été prescrit. De leur propre initiative, les autorités pénitentiaires en ont réduit le nombre à une. L’autopsie montrera que le jour de son suicide, Bruno n’en avait reçu aucune… Le Tribunal administratif de Lyon reconnaitra, le 7 mars 1980, que tous ces éléments font le poids. Il y a « faute lourde »… mais préjudice léger : la mort du vaurien est tarifée à 10 000 francs (*3).
Les suicides du travail Un suicide peut être assimilé à un accident du travail et ouvrir droit aux prestations correspondantes s’il apparaît comme l’effet-retard d’un traumatisme professionnel. Doivent être établis le lien de causalité et l’absence de « faute intentionnelle » de la victime (art. L. 467 du Code de la Sécurité sociale). Si le suicide se commet aux temps et lieux de travail, il y a présomption d’accident du travail. Il incombe à l’employeur ou à la Caisse de Sécurité sociale de prouver le contraire (*4). Le 19 juin 1968, un chef d’équipe de chez Saviem se pend « dans un local dépendant de l’atelier ou il était employé ». La Cour de cassation admet l’argumentation de la Caisse primaire selon laquelle cet acte « avait été indépendant de toute action directe et brutale (sic) (*1) : Cour d’appel de Paris 21 mai 1965, Gaz. du Pal. T.Q. 1961-1965 p. 1068. (*2) : Conseil d’Etat 5 janv. 1966, Rec. Dalloz 1966, 317 et 640. (*3) : Libération, 16-17 fév. 1980, Le Monde, 11 mars 1980. (*4) : En matière d’accidents du travail, le secret médical est quasi inexistant. Les certificats médicaux sont connus des Caisses de S.S. comme des employeurs : le suicide est donc de notoriété publique.
de l’emploi ». Le suicide « n’a eu aucun antécédent traumatique et professionnel » et a « procédé d’une décision réfléchie ». Indice révélateur : « Les conditions dans lesquelles (l’acte) a été réalisé, dans un lieu désert et avant l’arrivée des ouvriers, manifestaient l’intention de son auteur de se soustraire à la surveillance patronale (*1) ». Ouvriers, soyez professionnels jusqu’au bout ! Suicidez-vous sous le nez du patron ! La contestation du caractère professionnel du suicide peut prendre les formes les plus insidieuses. Le certificat médical d’hospitalisation d’une jeune fille de 16 ans faisant état d’une tentative de suicide, la Caisse dépêche un agent assermenté pour l’interroger. Elle a l’imprudence de lui déclarer « qu’elle s’était assise sur le bord d’une fenêtre et qu’au bout de quelques instants, elle avait sauté volontairement à terre ». Est donc écartée « l’allégation selon laquelle le geste de la victime serait dû à un malaise causé par un travail excessif (*2) ». Qu’il s’agisse d’obtenir des indemnités pour un suicide consécutif à un accident, et la charge de la preuve est inversée. Un travailleur victime, « dans l’exercice de ses fonctions, d’un lumbago traumatique avec lésions du rachis » se noie six mois plus tard. A sa veuve de démontrer la relation de cause à effet au moyen d’avis et certificats médicaux établissant que « pendant la durée des soins, cet ouvrier a été en proie à une dépression nerveuse provoquée par la douleur physique et la souffrance morale (…) qui n’a fait que s’accentuer (lorsqu’il) s’est rendu compte que son état ne s’améliorait pas (*3) ». Accident du travail aussi, le suicide à l’origine duquel on trouve des blessures et un « sentiment de frustration » induit par les manœuvres patronales : l’ouvrier avait accepté une offre de transaction portant sur une indemnité dérisoire (*4).
(*1) : Cour de Cass. Chambre soc., 4 mai 1972, aff. Vve M… contre C.P.A.M. de la Sarthe. (*2) : Cour de cass. Chambre soc., 16 déc. 1968, Bull. civ. V, n° 596. (*3) : Cour d’appel de Dijon, Ch. soc., 7 mars 1962, aff. Carbonisation Entr. contre Caisse rég. de Dijon. (*4) : Cour d’appel de Poitiers, 15 nov. 1961, Rec. Dalloz 1962, som. 86.
CHAPITRE V LA RÉPRESSION DU SUICIDE SECONDE Au cours du chapitre précédent, nous avons tenté de faire le point sur le sort réservé par le droit à celui qui tente de se donner la mort. Voyons maintenant les risques encourus par autrui lorsqu’on lui demande de se faire l’instrument d’un suicide. A quoi expose-t-on l’ami auquel on se contente de demander le nom d’un médicament, celui auquel on emprunte son révolver ou qu’on réquisitionne pour le coup de main décisif ? Où commence l’homicide ? Où finit la complicité de suicide ? Impossible de répondre en termes définitifs, ce serait bâtir sur des sables mouvants. On peut tout au plus indiquer quelques jalons. Le terrain est balisé par deux grands principes du droit pénal français. Le premier veut qu’on ne puisse punir le complice d’un « fait principal » non considéré comme une infraction ; on a vu que tel est le cas du suicide. Le second exclut que le consentement de la victime vaille excuse absolutoire pour l’auteur d’un crime ou d’un délit. L’un semble jouer implicitement en faveur du suicide secondé, l’autre non. Voilà de quoi alimenter les arguties des juristes. Mais le droit ne sert jamais qu’à codifier le désir de punir. Un désir très fluctuant, au gré des grands sentiments du jury d’assises moyen et de l’opportunisme de la hiérarchie judiciaire. On sait à quels sommets de démagogie cela peut conduire ; Le petit commerçant qui abat « son » cambrioleur à bout portant, l’honnête travailleur qui fait un carton sur le voleur de voitures en sont quittes pour une admonestation complaisante. A défaut de « légitime défense », ce sont des meurtres légitimés. On pétitionne beaucoup en faveur des défenseurs de la propriété privée à la gâchette facile. Le même réflexe joue souvent en faveur des protagonistes de la rubrique « Drames de l’euthanasie ». Le mot est lâché ! Concept fourre-tout, mot de passe, « l’euthanasie » autorise des débats marécageux où la même étiquette couvre les comportements les plus disparates : le mari qui achève, sur sa demande, une cancéreuse souffrant le martyre, comme la mère qui noie son mongolien de fils. On peut légitimement suicider certaines catégories d’êtres humains ; du moment qu’il s’agit d’un « drame familial », le label « euthanasie » vaut l’indulgence du public. Au risque d’énoncer un truisme, précisons que le suicide secondé dont il sera question ici ne saurait procéder que de la volonté explicite du principal intéressé. Dès lors qu’on ne lui demande pas son avis, ou qu’il est hors d’état de l’exprimer et si les mots ont un sens, c’est celui de meurtre qui convient. Le droit comparé fournit déjà quelques exemples de mise en lois de l’euthanasie, au sens de mort octroyée à un « incurable » sur sa demande. A ce jour, le mot ne signifie rien en droit français.
Le suicide par procuration : un meurtre Devinette : pourquoi les ouvrages de droit pénal associent-ils toujours la révolvérisation sur demande et la résection des canaux déférents ? parce que, traditionnellement, la vasectomie et le suicide « commandé » servent d’illustration à la règle suivante : nul ne peut « donner le droit de violer, sur (sa) personne, les règles régissant l’ordre public (*1) ». Autrement dit, en demandant à un acolyte la faveur de vous tuer, vous lui proposez de commettre un crime qui, selon les circonstances, la technique utilisée et les rapports éventuels de parenté, s’analysera comme un meurtre (art. 295 du Code pénal), un assassinat (art. 296), un empoisonnement (art. 301) ou un parricide (art. 299). Tous punissables, depuis l’abolition de la peine de mort, de la réclusion criminelle à perpétuité. Le consentement de la « victime » ne vaut pas. La Cour de cassation l’a fait savoir dès le début du XIXe siècle. Est déclarée coupable de blessures volontaires le 2 août 1816, la « fille Caroline Leruth » que le sieur Delacour, « ayant pris la funeste résolution d’attenter à ses jours », avait suppliée « de lui enfoncer dans le sein un bistouri qu’il portait sur lui. Celleci, après de longs refus et de longues hésitations, cédant enfin à ses supplications et à l’appât d’une forte récompense, lui enfonça cet instrument dans la poitrine et s’enfuit (*2) ». La maladroite n’avait réussi qu’à blesser son client ; quelques années plus tard, le sieur Lefloch, ayant rempli un contrat analogue, avait été condamné à mort. La victime, n’ayant pas « trouvé en elle-même le triste courage de consommer ce crime sans le recours d’une main étrangère », avait laissé une déclaration précisant qu’on ne l’avait tuée que sur son « ordre exprès ». Le 16 novembre 1827, la Cour de cassation examine le recours de Lefloch qui espérait donc faire admettre qu’il n’avait été que le complice d’un suicide. La Cour dément : il s’agissait bel et bien d’un assassinat. « Il n’y a de suicide proprement dit que lorsqu’une personne se donne elle-même la mort (…). Aucune volonté particulière ne saurait absoudre et rendre licite le fait que les lois ont déclaré punissable… (*3). » Tous les pénalistes français sont formels : l’intention de tuer suffit à caractériser le meurtre. Cupidité, vengeance, pitié, peu importe le mobile. Belle rigueur de principe que la loi et les jurés s’empressent d’écarter : l’article 327 du Code pénal autorise à tuer sur ordre de la loi ou commandement de « l’autorité légitime ». Le 328 laisse impuni « l’homicide commandé par la nécessité actuelle de la légitime défense de soi-même ou d’autrui ». On trouve ailleurs des meurtres qui ne sont pas des crimes à part entière ; « excusables », ils valent une peine atténuée. Justification : le comportement « provocateur » de la future victime. Exemple : « L’escalade ou l’effraction des clôtures, murs ou entrée d’une maison ou d’un appartement habité ou de leurs dépendances » (art. 322). Jusqu’au 1er janvier 1976, la loi excusait le meurtre « commis par l’époux sur son épouse, ainsi que sur le complice, à l’instant où il les surprend en flagrant délit (d’adultère) dans la maison conjugale ». Mais la jalousie meurtrière vaut toujours circonstance atténuante ; les jurys sont compréhensifs, la propriété conjugale doit être défendue. On appréciera qu’en morale bourgeoise, il reste préférable d’assassiner deux personnes qui ont d’excellentes raisons de vivre plutôt que d’en tuer une qui a décidé n’en plus avoir aucune. Inadmissible en droit, les suicides par procuration fait les beaux acquittements d’assises. A condition toutefois que l’affaire reste dans les limites d’un scénario « euthanasique »type. Ému, le jury vote la non-culpabilité, contre toute évidence s’il le faut ; (*1) : Cour de cassation, crim. 1er juil. 1937. Rec. Sirey 1938, 1, 193, arrêt Bartosek ; la vasectomie est assimilée au délit de coups et blessures volontaires. (*2) : Crim. 2 août 1816, Rec. Sirey 1816, 1, 308. (*3) : Crim. 16 nov. 1827, Rec. Sirey 1828, 1, 135.
la Cour n’a plus qu’à s’incliner et acquitter le prévenu. Dans des cas moins favorables, les jurés accordent les circonstances atténuantes qui permettent de faire descendre les enchères jusqu’à deux ans de prison, éventuellement assortis du sursis (*1). Le meurtrier « par pitié » bénéficie de l’indulgence populaire alors même qu’il s’est permis de présumer du désir de mourir de sa victime. Deux ans de prison avec sursis pour le « bon époux » qui prend sur lui de mettre fin aux « tourments insupportables » de sa « chère compagne (*2) » ; acquittement d’un père qui empoisonne au Gardénal sa fille de neuf ans, arriérée mentale (*3). Confusément, la collectivité admet que certaines vies ne valent pas d’être vécues. L’opinion de l’intéressé est relativement secondaire ; le critère, c’est son état clinique. Leçon à retenir : refusez de suicider sur demande un être jeune et en bonne santé, qui a « tout pour être heureux » selon le bon sens commun. Vous indisposeriez le jury.
De l’art d’être inopportun A ce stade de l’exposé, un rappel s’impose. Tout crime ou délit constaté ne donne pas mécaniquement lieu à poursuites judiciaires. Le Parquet et la hiérarchie apprécient en opportunité (selon le terme consacré). Sans avoir à motiver la décision de classer le dossier, que plaine ait été déposée ou non. Une bonne moitié des infractions (de toute nature) portées à la connaissance des procureurs restent sans suites, déclarées irrecevables ou « inopportunes ». Dans les hypothèses qui nous occupent, il suffit que le suicide-homicide soit resté discret, assez acceptable pour que la perspective de le rendre public par un procès soit jugée peu rentable. Seuls les héritiers du « suicidé » peuvent tenter de contrecarrer la décision de classement ; ils sont admis à exciper du dommage matériel et moral que leur cause sa mort pour demander réparation. En se constituant partie civile devant un juge d’instruction, ils obtiendront le déclenchement de l’action publique. Le procureur reste libre de requérir un refus d’informer ou un non-lieu. On peut toujours tenter de s’assurer à l’avance que parents, enfants, frères ou sœurs ne se sentiront pas autorisés à poursuivre de leur zèle vengeur le complice qu’on aura choisi.
La mort à deux : homicide ou complicité réciproques ? En guise de transition entre le suicide par procuration et la complicité du suicide, nous nous attarderons quelque peu sur l’hypothèse du suicide tenté en commun. Elle offre quelques beaux cas de figure au criminaliste qui souhaite s’exercer à départager suicide mutuel et homicide réciproque. Où l’on s’aperçoit que seul le procédé technique mis en œuvre permet la distinction. Perplexité de l’honnête homme devant un critère aussi mécaniste ! Le professeur Émile Garçon, dans son Code pénal annoté, la traduit en ces termes : « Si, dans une mort concertée entre deux personnes, chacun tourne sur soi le pistolet qu’il a dans la main, il y a (*1) : Le Code pénal revu par la loi « Sécurité-Liberté » du 2 février 1981 interdit désormais le sursis à quiconque aurait été condamné dans les cinq ans précédents « soit à une peine criminelle, soit à une peine d’emprisonnement avec ou sans sursis » pour toute une série d’infractions dont on trouve la liste dans le nouvel article 747-1 du Code de procédure pénale. Des dispositions similaires suppriment les circonstances atténuantes à certains « récidivistes ». Ces innovations devraient logiquement disparaître avec l’abrogation de la « loi Peyrefitte ». (*2) : Assises de la Seine, cf. Le Monde du 27 fév. 1975. (*3) : Assises du Gard, cf. Le Monde du 4 juil. 1970.
certainement double suicide ; mais s’ils tirent réciproquement l’un sur l’autre, il y a double meurtre, et celui qui serait manqué pourrait être pénalement responsable. La distinction peut néanmoins paraître exagérément subtile. Le suicide en commun soulèvera surtout des hésitations lorsqu’il est accompli par un acte unique. Il y aura certainement double suicide lorsque les deux personnes qui ont résolu de mourir ensemble coopèrent indivisiblement à l’acte homicide ; tels ces deux amants qui s’étaient jetés à l’eau après s’être liés l’un à l’autre. Mais l’acte qui doit donner la mort peut n’être que le fait d’un seul. Ainsi des époux, à bout de ressources, veulent s’asphyxier. La femme joue un rôle purement passif et reste étendue sur un lit, attendant la mort ; le mari seul allume (sic) le réchaud. S’il survit, devra-t-il être considéré comme le meurtrier de sa femme ? (…) La dialectique rigoureuse est permise lorsqu’il s’agit de limiter la portée des textes ; elle doit être tempérée par le bon sens et la pitié lorsqu’elle conduit à la répression (…). Nous dirons que, si on hésite entre la complicité de suicide et le meurtre, on doit décider en faveur de l’accusé (*1) ». Le 30 septembre 1834, une ordonnance de non-lieu est rendue en faveur d’un sieur Copillet dont l’histoire est ainsi rapportée : « Copillet et Julienne Blain étaient convenus de se donner la mort ensemble ; le rendez-vous avait été pris, les armes préparées. Arrivés au Bois de Boulogne, Copillet s’appliqua d’une main un pistolet sous le menton, et de l’autre, il dirigea le second pistolet contre Julienne Blain, qui tenait elle-même le canon appuyé sur son sein. Au signal donné par elle, le malheureux obéit, et Julienne tomba morte ; mais Copillet ne reçut qu’une blessure qui n’était pas mortelle. » Les magistrats instructeurs, convaincus que « seul le désespoir l’a guidé », concluent qu’il y a eu « suicide seulement, crime réprouvé par les lois de Dieu et par la morale, le plus affreux des crimes, parce qu’il n’est pas donné à l’homme de s’en repentir, mais qu’il n’est pas atteint par les lois pénales ! » Et d’ailleurs, « s’ils eussent survécu tous les deux, les accuserait-on tous deux de meurtre ou d’assassinat réciproque ? Non, évidemment… (*2) ». Cette solution ne convient pas du tout au garde des Sceaux de l’époque, qui demande l’annulation de ce faux pas dans l’intérêt de la loi. Le procureur général l’obtient de la Cour de cassation, après avoir fustigé cette décision « déplorable » : « Je n’ai jamais vu de circonstances où la violation de la loi comme de la morale, qui est la première de toutes les lois, ait rendu la cassation plus urgente (…). Si une pareille décision passait en jurisprudence, on pourrait dorénavant procéder au suicide comme jadis aux combats judiciaires. (…) Le suicide conventionnel ! C’est la première fois qu’on entend parler de ce pacte d’un nouveau genre (*2). » N’en déplaise au procureur, le suicide conventionnel plonge toujours les juges dans l’embarras et l’intérêt de la loi passe à l’as. Remarquons d’abord que lorsqu’aucun des protagonistes du pacte ne vient à mourir et même si l’un d’eux est poursuivi pour tentative d’homicide, personne n’ose inquiéter l’autre pour complicité d’homicide sur sa propre personne. Ce serait pourtant d’une logique juridique parfaite. Relevons ensuite qu’il est rarissime que des affaires de ce type connaissent d’autres suites qu’une enquête policière de principe. A moins qu’un détail, laissant soupçonner un possible « crime parfait », ne mette un fin limier en éveil. Si la tentative de l’un ne fait pas sérieux ; s’il a pris d’évidentes dispositions pour préserver de sérieuses chances d’en réchapper, … ou commis de grosses maladresses tactiques. C’est le cas de M. P… que la cour d’appel de Toulouse renvoie le 9 avril 1973 devant les Assises sous l’accusation d’homicide volontaire. Le 16 avril 1970, on découvre dans une voiture le cadavre de la dame M…, épouse D…, auprès de son amant encore en vie, le sieur (*1) : Émile Garçon, Code pénal annoté, Sirey, Paris 1956, livre III p.25. (*2) : Cf. note à propos de l’arrêt de la Cour de cass. crim. du 23 juin 1838, Rec. Sirey 1838, 1, 625.
P… en question. Leur double intoxication avait été préparée par le branchement d’une durit sur le pot d’échappement. P… ayant repris conscience avait coupé le contact et ouvert la portière ; pas suffisamment tôt pour ne pas rester « physiquement très diminué ». Sa maîtresse avait laissé un mot : « Nous avons décidé d’en finir avec la vie puisqu’on ne veut pas nous laisser nous aimer. » Mais on retrouve également des lettres de la main de P… contenant des « menaces de mort associées à des déclarations d’amour » ; la partie civile produit un billet signé « Ton assassin ». Personne ne prétend que P… ait employé la force ou la ruse pour entraîner sa maîtresse. Mais ses explications sont « embarrassées, permettent de douter de la libre détermination de la dame… ». C’en est assez pour le tribunal : « Il existe donc des charges suffisantes de culpabilité (*1). » Moralité : couples suicidaires, videz vos querelles, réconciliez-vous devant témoins et relisez vos billets doux avant de passer aux actes. Un suicide en couple, sur un scénario quasi-identique, fut en 1970 à l’origine d’un recours devant la Cour européenne des Droits de l’Homme (*2). Le survivant, atteint de paralysie totale, avait été maintenu en prison pendant plus de vingt mois avant que les autorités autrichiennes ne se décident à le déclarer inapte à subir sa peine. Dans sa requête, Alois Vampel entendait faire admettre le caractère abusif de sa mise en détention, compte tenu de la spécificité du « crime » commis (pas de risque de récidive) et de son état physique. D’un naturel timoré, la Commission s’est bien gardée de se prononcée sur le principe ; elle a seulement concédé que la détention avait été un peu longue. Le suicide secondé comme Droit de l’Homme, ce sera pour une autre fois.
Complicité : jusqu’où ne pas aller trop loin « Le complice est l’individu qui, sans accomplir personnellement les éléments constitutifs de l’infraction imputable à l’auteur, a seulement facilité ou provoqué l’action principale par des agissements d’une importance matérielle secondaire : aide ou assistance, fourniture de moyens, instigation (*3). » Belle définition qui interdirait toute forme de suicide secondé si un élément essentiel ne faisait défaut : le « fait principal punissable ». Un seul auteur, à notre connaissance, soutient la thèse inverse, sans succès (*4). Cinq ans après la promulgation du Code pénal, la Cour de cassation eut l’occasion de fixer la jurisprudence sur ce point. Elle censure la réponse d’un jury d’assises ainsi libellée : « Oui (Catherine Lhuillier) est coupable de l’homicide de Louis-François, son mari, comme y ayant coopéré en lui fournissant les moyens nécessaires à sa destruction. » De cette formulation, décide la Cour, résulte une contradiction : elle « caractérisait dans le même fait tout à la fois le crime d’assassinat et la complicité d’un fait de suicide qui n’est puni par aucune loi pénale (*5) ». Cette proposition de principe n’a jamais été démentie. Un jugement du Tribunal correctionnel de Lisieux de 1937 en affirme toute la portée. Un certain M… est accusé d’avoir (*1) : Cour d’appel de Toulouse, Rec. Dalloz-Sirey, 1974, 452. (*2) : Conseil de l’Europe – Recueil de décisions, Commission européenne des Droits de l’Homme, dactyl. Strasbourg, fév. 1972, n° 38, p. 58 et s. (*3) : Merle et Vitu, Traité de Droit criminel, Ed. Cujas, Paris 1978. (*4) : Jean Carbonnier in « Du sens de la répression applicable aux complices selon l’article 59 du Code pénal », Jurisclas. Périod. 1952, 1, 1034. Selon lui, le suicide réalise la « figure » d’une infraction réprimée sous son aspect général par la loi pénale : l’homicide volontaire. Peu importe que celui-ci ne soit pas légalement punissable sous la forme spéciale du suicide. (*5) : Crim. 27 avril 1815, Rec. Sirey 1815-1818, 1, 44.
par imprudence, causé la mort de sa maîtresse qui se suicide avec un révolver trouvé chez lui. L’accusé se défend d’avoir commis une faute ; ce n’est pas vraiment un cas de suicide secondé. Mais avant de l’acquitter, le tribunal rappelle que, « celui qui a concouru (à un suicide) par provocation ou en fournissant les moyens de le commettre ou même par aide ou assistance dans les faits qui l’ont préparé ou consommé, n’encourt aucune peine ; que l’agent qui procure sciemment à une personne l’arme avec laquelle cette personne se suicide ne commettant ni crime ni délit, il doit en être a fortiori de même pour l’agent qui involontairement a fourni cette arme… (*1) ». Beaucoup plus récemment, le cas de Mme D…, en avril 1979, fournissait une parfaite vérification de cette règle. Il est rapporté ainsi par le correspondant à Lyon du journal Le Monde : « Mme Nicole D…, mère de trois enfants, a reconnu avoir « aidé » son mari, Abderahman D…, qui était paraplégique depuis un accident de la route survenu en août 1978, à se donner la mort, en lui procurant des doses importantes de médicaments. M. D… avait tenté à deux reprises déjà, au mois de mars, de se suicider. Après un séjour à l’hôpital Édouard-Herriot, il avait été ramené à son domicile, certain de ne plus jamais recouvré l’usage de ses jambes. Mme D… a alors acheté, à la demande de son mari, plusieurs boîtes de cachets qu’elle a déposées au chevet du malade. Puis elle s’est rendue chez ses parents, à Gap. A son retour, elle a découvert son mari sans vie. Les policiers se sont étonnés que les boîtes de médicaments aient été jetées dans la poubelle alors que M. D… ne pouvait se déplacer (*2). » Des « faits divers » comme celui-ci, il s’en produit tous les jours en France ; médecins, police, pompiers, famille ferment les yeux. Parfois seulement, une erreur flagrante comme celle commise par Mme D… réveille le zèle d’un inspecteur en mal de promotion. Mais retenons que Mme D… en fut quitte pour 48 heures de garde à vue ; le Parquet de Lyon avait ouvert une information judiciaire, mais n’a pas cru bon de présenter cette complice d’un suicide devant un juge d’instruction. Nous pensons avoir réussi à dégager quelques critères permettant de classer les comportements d’aide active au suicide selon leur degré de dangerosité pénale. On peut, sans risques démesurés, prêter un révolver, mettre des médicaments à disposition (*3), aider à réunir toutes les conditions nécessaires à l’entreprise. Beaucoup plus hasardeux, le fait de presser la détente, d’administrer la piqûre mortelle, d’étouffer le poêle en partant. En cas de suicide commun, on ne négligera pas l’avertissement du professeur Garçon : « On n’acquiert pas le droit de tuer une personne parce que l’on consent à mourir avec elle. » Toute méthode comportant une part d’incertitude, on doit prévoir qu’en cas d’échec, les enquêteurs auront pour consigne de rechercher si l’ « acte propre à donner la mort » n’est pas imputable à l’un plutôt qu’à l’autre. En tout cas, il paraît bien établi que la communication de toutes informations techniques utiles à la réalisation d’un suicide est inattaquable. L’Association pour le Droit de Mourir dans la Dignité (cf. chapitre VIII) en a trouvé confirmation auprès de deux avocats consultés ès qualités sur ce point : « Dans le cadre de l’association, le fait de donner des indications sur les médicaments ou autres moyens de se donner la mort ne peut donc être considéré ni comme une complicité au suicide, ni comme une provocation ou aide au suicide, puisque ces délits n’existent pas (*4). » « Dans ces limites (respect de la législation sur la publicité en faveur des médicaments et de certains produits dangereux), la publication (*1) : Trib. cor. de Lisieux 26 fév. 1937, Rec. Dalloz 1937, 261. (*2) : Le Monde du 27 avril 1979. (*3) : Sous réserve des infractions à la législation sur les armes ou au Code de la Santé publique (Art. L. 626 et s., commerce des substances vénéneuses, cf. chapitre X). (*4) : Maître Monique Antoine-Timsit.
d’informations touchant à l’utilisation de drogues et à leurs propriétés ne paraît pouvoir tomber sous l’incrimination d’aucun texte pénal (*1). » Où il appert que le présent ouvrage est hors d’atteinte du Code pénal… Nous n’en avons pas terminé pour autant avec la complicité de suicide ; l’assistance active et directe a beau ne pas être fautive, la non-intervention est coupable. Sous certaines conditions, ne pas empêcher un suicide est un délit. Avant d’examiner comment, nous voudrions toutefois marquer un temps d’arrêt ; le droit du suicide secondé est en effet susceptible d’être modernisé dans les prochaines années.
Les progressistes contre le suicide secondé « L’euthanasie sera un des instruments essentiels de nos sociétés futures, dans tous les cas de figures. Dans une logique socialiste, pour commencer, le problème se pose comme suit : la logique socialiste, c’est la liberté et la liberté fondamentale, c’est le suicide. Le droit au suicide, direct ou indirect, est donc une valeur absolue dans ce type de société (*2). » Ces propos définitifs ont le maître penseur Jacques Attali pour auteur. Le conseiller spécial du président Mitterrand aura sans doute à cœur de nous expliquer bientôt comment il entend assurer à chacun les moyens de cette « liberté fondamentale ». Gageons toutefois que les spéculations de M. Attali ne feront pas le poids face aux grosses certitudes des spécialistes patentés auquel le pouvoir socialiste accorde sa confiance. On notera ainsi avec intérêt que la présidence de la commission, chargée par Robert Badinter (ministre de la Justice) de préparer un avant-projet de loi destiné à abroger la loi « Sécurité-Liberté » et de lui substituer de nouvelles dispositions pénales, a été confiée à M. Jacques Léauté, professeur à l’université Paris II et directeur de l’Institut de criminologie. Nous retiendrons comme très significatif l’état d’esprit dans lequel M. Léauté aborde la question du suicide : « Plus les médecins psychiatres et les psychologues étudient la question, moins l’idée d’une liberté du suicide se conserve (*3). » Et le professeur de se livrer à un furieux questionnement confusionniste d’où il ressort, Durkheim à l’appui, qu’aucun suicide ne peut être présumé libre, puisque « le phénomène social du suicide obéit à des lois sociologiques ». L’impunité du suicide et de sa complicité « repose sur le postulat d’une liberté morale (…). Il s’agit de savoir si les preuves de certains déterminismes sociaux sont assez décisives pour empêcher (ce) postulat (…). Sont-ils souverainement libres ces désespérés dont l’acte répond à cette relation (*4), qui se suicident désormais davantage à la campagne que dans les villes ? ». En d’autres termes, un comportement humain à partir duquel il est possible de construire des statistiques ne saurait plus résulter d’un libre choix des individus mais d’un déterminisme social dont, Durkheim merci, la sociologie nous donne les clefs. Il n’est pas concevable de mettre en question des « lois sociologiques » scientifiquement démontrées… On l’aura deviné, la démonstration du criminologue ne peut déboucher que sur un plus de répression. Il faut en finir avec les « archaïsmes du droit (*1) : Maître Michel Bonnely in Bulletin de l’A.D.M.D. n° 3, mai 1981. (*2) : Entretien avec Michel Salomon in l’Avenir de la Vie, Seghers, 1981. (*3) : Les citations de M. Léauté qui suivent sont extraites de son cours de Droit pénal spécial, Les Cours de Droit, année 1979-1980, pages 49, 50, 52 et 55. (*4) : Il s’agit de la « loi sociologique du rapport inverse entre les homicides et les suicides », établie par Enrico Ferri. Selon M. Léauté, depuis une décennie environ, en France, « la prédominance du suicide » qui était urbaine est devenue rurale, « en même temps que la poussée des homicides, meurtres et assassinats s’accroissait dans les villes. La confirmation de cette tendance inverse n’est-elle pas celle d’un certain déterminisme ? »
français actuel (…). Au niveau de la loi à faire, un suicide en présence d’un tiers ne doit pas être présumé libre ». Autre éminente personnalité de cette commission : M. Georges Levasseur, président honoraire de Paris II et coauteur des précis Dalloz de Droit pénal. Il pense lui aussi que « l’état actuel du droit positif français sur cette grave question n’est guère satisfaisant et apparaît fort peu rationnel ». Nous avons déjà vu plus haut combien il regrettait qu’on ne puisse imposer des « mesures de sûreté » aux suicidants (cf. chapitre IV). Il milite également pour une réaction plus vigoureuse à l’encontre de cet acte « antisocial » qu’est le suicide : « Il est faux de dire que le suicidé ne cause de préjudice qu’à lui-même et que la société n’a pas à intervenir. Cette allégation est d’autant plus inexacte que la ‘contagion’ du suicide paraît bien un fait scientifiquement établi (*1). » Nous avons fait justice de cette dernière ânerie au chapitre premier. On peut prévoir que la modernisation tant souhaitée se fera en deux mouvements. Par l’apparition d’une catégorie « euthanasique » d’homicides, d’une part ; et par la création d’un délit spécifique d’aide et provocation au suicide, d’autre part. C’est ce que propose l’ « Avant-projet définitif de réforme du Code pénal » rédigé sous Giscard par une autre commission présidée par un président honoraire de la Cour de cassation puis par son procureur général et composée de quinze membres (dont M. Jacques Léauté), magistrats pour la plupart. Le changement de personnel politique redonne ses chances à ce projet que la « réforme Peyrefitte » avait reléguée au placard. Le seul exemple historique d’une législation expressément favorable à l’homicide sur demande se trouvait dans le Code pénal de la Russie soviétique de 1922 ; une note sous l’article 143 en garantissait l’impunité. Le code entrait en vigueur le 1er juin ; le 11 novembre suivant, le Comité exécutif central panrusse abroge cette disposition qui « avait eu pour conséquence de faire apparaître des actes notoirement nocifs pour la société (*2) ». La plupart des Codes pénaux étrangers rédigés dans la première moitié du XXème siècle prévoit une répression atténuée de l’homicide consenti ; une majorité d’entre eux exige que le consentement ait pris la forme d’une demande expresse et réitérée (*3). C’est exactement sur cette voie que s’engage l’ « Avant-projet de réforme du Code pénal » dans sa rédaction de 1977 : L’euthanasie consiste à mettre fin à la vie d’une personne menacée d’une mort prochaine et inévitable, dans le but d’abréger ses souffrances et sur sa demande sérieuse, insistante et répétée. » L’article 411.16 en fait un crime de quatrième catégorie passible de dix ans d’emprisonnement au maximum. Voilà qui alignerait le droit français sur le code suisse de 1937. Qui ne voit l’absurdité qu’il y a à punir de prison un « crime » défini de façon si positive ? La seconde innovation, de taille, consiste à réintroduire le suicide dans le Code pénal, deux siècles après son éviction, sous la forme d’un délit tout neuf : la complicité de suicide. « L’aide apportée au suicide tenté ou consommé par autrui constitue un délit de la troisième catégorie » (art. 413.21 – trois ans d’emprisonnement maximum). Plagiant les lois pénales tchèques et yougoslaves, nos réformateurs poussent le modernisme jusqu’à prévoir des circonstances aggravantes : « La provocation ou l’aide au suicide tenté ou consommé par un (*1) : « Suicide et Euthanasie – Aspects juridiques » in Lumière et Vie n° 32, avr. 1957. (*2) : Rapporté par Raymond Charles, Peut-on admettre l’Euthanasie, Librairie du Journal des notaires et des avocats, Paris, 1955. (*3) : Pour un tour d’horizon en droit comparé, nous renvoyons à Raymond Charles, Peut-on admettre l’Euthanasie, op. cit., Émile Garçon, Code pénal annoté, op. cit., Marguerite Rateau, « Le suicide et sa réglementation pénale » in Revue internationale de criminologie et de police technique, Genève, vol. XVI n°4, oct.-déc. 1962 et « L’Euthanasie et sa réglementation » [texte coupé, NDT] Recueil Sirey [dernière ligne coupée, NDT]
enfant âgé de moins de 13 ans ou par une personne atteinte d’une déficience mentale constitue un délit de la deuxième catégorie » (art. 413.22 – cinq ans d’emprisonnement maximum). Parions qu’il se trouvera un député bien intentionné pour suggérer d’ajouter à la liste les aveugles, les femmes enceintes et les militaires du contingent.
Le sauvetage obligatoire ? Doit-on se condamner à la solitude pour réussir son suicide ? Quels risques fait-on courir à son entourage ou à des témoins de hasard en exigeant d'eux qu'ils respectent votre détermination ? Tout le monde a entendu parler du délit de « non-assistance à personne en danger » mais sa portée exacte est souvent mal évaluée ; on craint de compromettre ceux auxquels on aura demandé conseil, qu'on aura avertis du projet et qui ne l'auront pas contrecarré. Alors faut-il se résigner à dissimuler sa décision et les préparatifs ? Est-ce la seule façon d'épargner à ses proches le dilemme suivant : trahir votre confiance ou encourir les foudres de la loi ? « Sera puni (emprisonnement de trois mois à cinq ans et/ou amende de 360 à 20 000 francs) quiconque s'abstient volontairement de porter à une personne en péril l'assistance que, sans risque pour lui ou pour les tiers, il pouvait lui prêter, soit par son action personnelle, soit en provoquant un secours. » Avec ce texte relativement récent puisqu'il entre dans sa quarante et unième année, certains partisans de la répression du suicide secondé ont cru marquer un point (*1). Si le complice n'a pu être inquiété par le biais de l'homicide volontaire ou par imprudence, ne peut-on au moins lui reprocher ce nouveau délit par omission ? En pratique, on va le voir, l'article 63 est loin d'être le joker judiciaire attendu. Les délits sont jugés par des tribunaux correctionnels, composés de trois magistrats professionnels. Contrairement aux jurés des cours d'assises, ils sont tenus de motiver en droit leur appréciation des faits et des culpabilités. L'examen de la jurisprudence permet donc de se faire une idée assez précise des risques réels encourus pour peu que les circonstances soient similaires à celles d'une affaire déjà jugée. Les parquets, les juges d'instruction en tiennent compte : ils hésiteront à provoquer la comparution lorsque existe une trop forte probabilité de relaxe, d'acquittement ou de condamnation symbolique (*2). Dans son application générale, l'article 63 est soumis par les tribunaux à des conditions restrictives que nous résumerons ainsi : il est nécessaire que le péril en question soit grave, « imminent et constant, nécessitant une intervention immédiate ». Le secours est dû jusqu'au décès, même s'il est démontré par la suite qu'il était promis à l'inefficacité (*3). Encore faut-il prouver que l’accusé avait pleinement connaissance de la réalité du péril et qu’il s’est (*1) : L'article 63 du Code pénal, comme de nombreux autres textes répressifs, est un héritage direct de la France vichyste que le législateur de la libération a repris à son compte (ici par une ordonnance du 25 juin 1945). Selon M. Patin, directeur des affaires criminelles sous le Gouvernement provisoire, la loi du 25 octobre 1941 « fut d'inspiration allemande ». Elle eut pour objet « au premier chef d'obliger les français à dénoncer les patriotes alors dénommés « terroristes » en prévoyant que dans les cas graves, l'auteur du délit de non-dénonciation pourrait être puni comme complice (...). Pour sauvegarder les apparences d'indépendance dont le gouvernement de Vichy se targuait, l'obligation de porter secours aux personnes en péril et d'autres prescriptions parfaitement légitimes dont les pénalistes préconisaient l'adoption depuis longtemps furent amalgamées avec le texte des exigences allemandes » (cité par Raymond Charles, Peut-on admettre l'Euthanasie, op. cit.). (*2) : Cf. le paragraphe « De l'art d'être inopportun » au chapitre précédent. (*3) On verra au chapitre suivant dans quelle mesure un suicidant peut refuser tout secours venant d'un sauveteur professionnel : le médecin.
sciemment abstenu. Cet élément moral, l’exigence d’une faute volontaire font écarter le délit de nonassistance pour qui n’est pas le témoin immédiat d’une tentative de suicide. En 1958, la Cour de Limoges relaxe le nommé Neyrat Jean-Eugène, condamné en première instance pour non-assistance « à la jeune Joséphine qui menaçait de se suicider et qui s’est effectivement suicidée (...). Le péril, en l’espèce, n’était pas le fait d’un individu apparemment blessé physiquement ou en mauvaise posture, mais d’une personne blessée mentalement par l’anxiété » résultant d’une sorte de « cruauté mentale de Neyrat qui aurait déçu sa maîtresse dans ses espérances sentimentales (*1) ». On conçoit la perplexité du magistrat érigé en arbitre du commerce amoureux. Plutôt que de refuser franchement cet encombrant contentieux, la cour d’appel se retranche lâchement derrière le prétexte que « la victime n’ait pu – en raison de son état – être utilement entendue (privant) la Cour de la possibilité de connaître exactement ce que pouvaient être les espoirs de la suicidée et au vu de quels engagements ou promesses de son amant ces espoirs étaient nés et étaient légitimes ». Elle assaisonne son alibi d’un bon lieu commun : « La menace de suicide entre amants et même entre époux (...) à l’appui d’une revendication plus ou moins légitime est aussi fréquente qu’elle est rarement suivie de réalisation... » Faute que l’accusation ait apporté la preuve « de la connaissance d’un état de péril » et « d’une intention coupable », dans le doute, la Cour s’abstient. La même prudence prévaut en faveur d’un père accusé par la famille de n’avoir su empêcher le suicide de son fils. Le juge d’instruction ayant prononcé un non-lieu, la famille fait appel ; elle soutient que le père avait été « à plusieurs reprises de la gravité et de l’imminence du danger (...) et s’était refusé à y donner suite ». La chambre d’accusation approuve le juge, aucun élément n’établissant « qu’à la date du 15 janvier 1967, où il s’est donné la mort, Pierre Civrais eût préparé l’exécution de ce projet dont la réalisation n’aurait pas été imminente à la connaissance de son père » (sic)(*2). Il nous reste maintenant à examiner l’hypothèse où, en fait de non-assistance, c’est un suicide assisté qu’on cherche à réprimer. On retombe d’abord sur une éventualité déjà envisagée : le suicide tenté en commun. Un cas exemplaire nous est proposé dans un jugement rendu le 27 juin 1968 par le Tribunal correctionnel de Paris (*3). Exemplaire par les circonstances, qui sont rapportées avec un grand luxe de détails : « Le 22 novembre 1966, Thérèse G..., infirmière, (...) et Anne J... chef de service étaient découvertes inanimées sur le lit des chambres qu’elles occupaient dans le pavillon réservé au personnel de (la clinique) ; le décès de Anne J... était immédiatement constaté (...). Attendu que les préparatifs matériels du double suicide ont été faits ensemble par les deux femmes qui disposaient de par leur fonction des produits et des instruments nécessaires ; que dans cette phase, c’est encore Anne, plus qualifiée, plus expérimentée et meilleure praticienne, qui a pris l’initiative (...), que Thérèse, après avoir attendu, constaté ou cru constater que son amie était morte, lui retira un garrot et monta dans sa propre chambre (...) et tenta en vain d’injecter dans son bras droit le mélange contenu dans une seconde seringue puis plaça le liquide dans un bocal à perfusion et mit en place le dispositif en enfonçant une aiguille dans une veine de son poignet gauche. Attendu qu’en s’effondrant, elle provoqua la rupture du dispositif de perfusion et échappa ainsi à l’effet du mélange toxique et pu être ranimée... » . Thérèse rescapée mais complice du suicide de son amie est inculpée. Mais de toute évidence, le tribunal a pris le parti de relever en sa faveur jusqu’aux indices les plus minces. (*1) : Cour d’appel de Limoges, 20 fév. 1958, Rec. de Droit pénal, 1958, 185. (*2) : Cf. arrêt de la Cour de Cass. du 23 avril 1971, Bull. crim. 1971, n°116. (*3) : Trib. corr. de Paris, XVIe ch. 27 juin 1968, Jurisclas. Périod. 1969, 2, n°15728.
« Il paraît bien établi que Anne J... a pris l’initiative et que Thérèse G... n’a fait que donner une adhésion reposant sur un engagement personnel moins spontané et moins profond (...). Rien ne permet de penser qu’elle n’a pas été sincère et l’échec s’exprime par de multiples raisons, notamment par le choc moral provoqué par le spectacle de la mort de son amie, l’engourdissement dû au somnifère et l’adoption de l’inoculation du toxique par perfusion et non par injection... » Louables efforts que ces approximations psychologiques dignes du confessionnal ! Car elles ont pour seul but de préparer le terrain à une conclusion acrobatique : contre toute apparence, Thérèse n’est pas coupable de non-assistance. Les juges reconnaissent que « pendant une courte période », entre le moment où les deux femmes ont commencé à procéder aux préparatifs (...) et le moment où Thérèse a quitté seule la chambre d’Anne, (...) l’inculpée avait incontestablement la possibilité matérielle d’empêcher son amie d’agir ou celle de donner l’alerte ». Alors, comment conclure à son innocence ? En décrétant « qu’elle se trouvait dans l’impossibilité mentale de le faire, que la responsabilité, élément essentiel de la culpabilité, fait défaut ». Appréciation étayée par le diagnostic du docteur G... selon lequel « l’inculpée était atteinte d’une certaine « détérioration psychique », que l’idée d’autodestruction était devenue « dominante et exclusive » (...). Attendu en effet que le pouvoir d’intervenir pour empêcher ou interrompre le suicide suppose que Thérèse ait pu porter une appréciation lucide sur l’acte de son amie, ce qui suppose nécessairement qu’elle ait porté le même jugement sur son propre sujet et qu’elle y ait donc renoncé »... A retenir en guise de conclusion : « Il est difficilement concevable de reprocher à un individu entièrement occupé à se donner la mort de ne pas songer dans le même temps à porter secours à une personne qu’elle croit déjà morte. » La leçon semble avoir porté : sous le titre « Non-lieu pour les amants suicidaires de Belle-Île », le journal Le Matin du 13 avril 1981 rapporte l’histoire suivante : « A la fin du mois de juin 1980, les gendarmes de Belle-Île découvraient dans une résidence secondaire de Sauzon (...) le corps sans vie d’une jeun fille et, à côté d’elle, un homme très grièvement blessé à la tête, quasiment aveugle (...). Pierre M... quarante-deux ans (...) et Isabelle D... vingt et un ans (...) s’étaient connus en faisant de l’auto-stop dans le midi de la France. Rapidement, ils vont s’aimer et décider d’aller jusqu’au bout de leur tragique destin (...). Armée d’un révolver 22 long rifle, Isabelle se tire une balle dans la tête, imitée quelques instants plus tard par Pierre, qui, lui, survivra à ses blessures. Il reste pourtant cinq jours dans cette villa avant d’être découvert par les gendarmes. Conduit à l’hôpital, les chirurgiens ne pourront rien faire pour lui sauver la vue (...). Après le drame, aussitôt qu’il fût en état d’être entendu par le juge d’instruction lorientais Henry Renauldon, il fut inculpé de non-assistance à personne en danger. Le magistrat, en procédant de la sorte, voulait faire toute la lumière sur cette affaire, et notamment savoir si Pierre M... n’avait pas aidé Isabelle D... à se supprimer. Mais Pierre M... vient de faire l’objet d’un non-lieu. Le juge d’instruction a suivi en cela les réquisitions du parquet de Lorient. » Dans l’ensemble, les magistrats ne font preuve d’aucun zèle dans l’application de l’article 63 lorsque la personne en « péril » est un suicidant. Nous les soupçonnons d’ailleurs d’y trouver d’excellentes occasions de proclamer à la cantonade qu’eux aussi sont sujets à des états d’âme. Un substitut de Lille fait étalage à l’audience des « cas de conscience du parquet ». Le Tribunal correctionnel de Paris confie son embarras : « Attendu que (...) les dispositions punissant une abstention coupable, introduites dans notre législation à une date relativement récente, sanctionnent en réalité une obligation naturelle ; que le juge se trouve dans un domaine où la frontière de la morale et du droit positif est malaisément discernable et où il est nécessaire qu’il fasse preuve de la plus grande prudence (...). Attendu qu’il existe évidemment autant de problèmes que de cas d’espèces... »
On constate enfin que les juges ne manifestent pas beaucoup plus d’empressement à condamner le témoin direct du suicide. Et ceci se confirme alors même que son seul système de défense consiste à faire valoir son respect du désir de mourir. Une décision récente du Tribunal correctionnel de Lille en fait la démonstration (*1). Une fois de plus, notons d’abord que sans l’intervention d’une partie civile, point de procès. « Cette douloureuse affaire aurait pu sombrer à tout jamais dans l’oubli si les parents du défunt ‘voulant demander justice pour la mort de leur fils’, dira l’accusation, ou ‘désirant faire valoir leur droit de visite à l’enfant’, rétorquera la défense, n’avaient saisi la justice » (Chroniqueur judiciaire de La Voix du Nord (*2)). Les circonstances de ce suicide assisté valent d’être développées. « La victime, après plusieurs tentatives de suicide perpétrées au cours de ses cinq dernières années de mariage (...), avait décidé ce jour-là, en raison de difficultés professionnelles et conjugales, d’en finir définitivement avec la vie. Peu après minuit, il avait fait part de ses intentions à son épouse, l’obligeant à rester auprès de lui, après qu’il eut absorbé force barbituriques (*2). » « A huit heures, leur fille Nicole se lève. Christine l’envoie jouer dans le jardin (...). A neuf heures du matin, Olivier C... absorbe de nouveaux médicaments pour accélérer l’effet des précédents. Selon les dires de son épouse, alors que celle-ci tente de le raisonner, Olivier C... l’oblige toujours à rester auprès de lui. Ce dernier semble toujours conscient (*1). » « A treize heures enfin, il s’endort profondément, presque définitivement. Son épouse aussi, qui, à partir de ce moment-là – et ce fut l’un des thèmes développés par l’accusation – dit ne plus se souvenir de rien. A 18h 30 pourtant, l’accusée va chercher sa fille (*2) » « A vingt heures, la mère d’Olivier se présente à leur domicile pour prendre des glaçons dans le réfrigérateur, le leur étant hors d’état de fonctionner alors qu’il fait canicule. Elle demande à sa belle-fille C... Christine d’embrasser son fils. L’inculpée lui prétend qu’il est légèrement souffrant et qu’il ne faut pas le déranger. Sur l’insistance de sa mère (elle) ajoute qu’il se trouve en petite tenue. Cette dernière objection étant repoussée, la mère entrait dans la chambre où elle découvrait son fils nu, râlant, la respiration haletante et le corps crispé. Sans plus attendre de nouvelles explications (...) elle prévenait immédiatement le médecin qui faisait immédiatement hospitaliser la victime. Celle-ci décédait peu après à 23h 30 (*1). » « S’il est possible d’admettre que de une heure à huit heures, C... était relativement conscient et pouvait l’empêcher de sortir, Christine a eu par contre de nombreuses occasions où elle aurait pu sans risque pour elle provoquer un secours par téléphone ou par tout autre moyen. En effet, à huit heures, elle se lève et s’occupe de sa fille (...). A 14 heures, C... S’endort et ne peut plus la gêner alors qu’elle-même est simplement fatiguée par une nuit très éprouvante. A 18 heures, elle se réveille (...). Enfin, à vingt heures, elle tente encore d’empêcher sa belle-mère d’approcher son fils, ce qui démontre qu’elle n’ignorait pas son état et surtout ses actes de suicide (sic)(*1). » Comme le constate le tribunal, « le délit de non-assistance à personne en péril est donc constitué. Il est difficile d’expliquer l’inaction prolongée de Christine ». A vrai dire, l’accusation a quelques idées sur la question. Le moins que l’on puisse dire est qu’elles ne jouent pas en faveur de l’accusée. L’avocat de la partie civile rappelle « que le désespéré avait préféré la mort à la torture morale, ne pouvant accepter la liaison de son épouse avec son employeur (*2) ». Le couple travaillait dans un laboratoire pharmaceutique ; le substitut en déduit qu’elle « connaissait à plus forte raison le caractère dangereux des médicaments (*2) ». Les juges traduisent : « Sans doute, on peut penser (...) (*1) : Trib. corr. de Lille, Vie ch., audience des 18 octobre et 8 novembre 1978, jugement non publié. (*2) : Article de Charles Bernard, La Voix du Nord du 11 nov. 1978.
que le suicide de son mari lui permet de trouver une issue commode à une situation complexe et pénible. » Mais dans leur grande objectivité, les magistrats qui ont entendu l’inculpée expliquer à l’audience « je voulais respecter sa volonté, j’avais juré ! », ajoutent aussitôt : « Il n’est pas invraisemblable que Christine ait cru que la volonté de mourir de son mari était respectable. » (Souligné par nous.) Arrivée libre à l’audience du 16 octobre 1978, Christine en repart libre. A l’issue d’un délibéré de trois semaines, jugement est rendu : une année de prison assortie du sursis et un franc de dommages-intérêts à verser aux beaux-parents. Nous n’applaudirons pas. Toute symbolique qu’elle soit, cette condamnation, qui fait bon marché de l’humiliation d’une femme pour sauver la face de magistrats honteux, reste stupide. Tout ce qu’on peut souhaiter, c’est qu’elle fasse jurisprudence, au moins sur ce point : la volonté de mourir peut être « respectable ». De là à conclure qu’elle doit être respectée, il y a un fossé juridique qui n’est pas prêt d’être comblé ! Un rescapé malgré lui du suicide ne serait pas admis à se retourner contre ses sauveteurs. C’est ce que nous confirment deux pénalistes distingués. Selon M. Levasseur, « l’individu ne peut revendiquer un ‘droit au suicide’. Sinon, celui qui empêche le suicide d’autrui commettrait un acte contraire au droit et le candidat au suicide serait fondé à lui demander réparation (...), à agir en justice contre lui et à réclamer une indemnité pour le préjudice que sa survie va lui causer (*1) ». M. Givanovitch conclut une chronique intitulée « Le suicide est-il l’un des droits de l’Homme ? » par ces phrases : « Le suicide, et sa tentative, ne constitue pas par conséquent une infraction, un crime, mais on n’a pas le droit de le commettre. La raison en est que ce serait un abus du droit d’existence (sic). Le suicide n’est pas de cette façon un des Droits de l’Homme. Il s’ensuit que celui qui a empêché quelqu’un de commencer ou de consommer le suicide ne lèse pas par là un droit du suicide, qu’il ne commet donc pas un acte illicite (*2). » Comprenne qui voudra !
(*1) : G. Levasseur, article précité. (*2) : In Revue internationale de Droit pénal, 1952, p. 407 et s. (M. Givanovitch est membre de la Commission des Droits de l’Homme de l’O.N.U.).
CHAPITRE VI LA MÉDECINE A L’ESTOMAC Au Moyen Age les bourreaux s'employaient à repérer sur le corps des femmes convaincues de sorcellerie le point de leur épiderme insensible à la douleur, dont l'existence prouvait les accointances des suppliciées avec Satan. Inutile de dire qu'après des heures de torture, il était facile de découvrir la fameuse marque d'infamie. Les médecins du XIXème siècle qui s'acharnent sur les dépouilles des suicidés finissent pareillement par trouver ce qu'ils cherchent, la trace, la marque, la preuve. Gall juge le crâne des suicidés épais, Loder observe un corps calleux et mou, Cabanis remarque une teneur en phosphore supérieure à la moyenne, Calmeil relève des traces sûres de ramollissement cérébral. Jousset, Bourdin, Esquirol (ce dernier reconnaissant que ses propres dissections n'ont rien donné) déclarent tous que le suicide est une maladie mentale, ou un symptôme de la maladie. Le suicide n'est qu'une catégorie de la folie (*1). Le mécanisme le plus plat continue d'animer les recherches modernes. On explique les dissociations de la pensée chez le "schizophrène" par le fait que l'activité serait plus dispersée dans son cerveau que dans celui de l'individu normal. S'il divague, c'est donc que sa pensée, celle que l'on peut suivre sur des écrans et mettre en graphiques, divague aussi. Des chercheurs français ont exposé au congrès mondial de psychiatrie biologique de Stockholm, en juillet 1981, les recherches qu'ils mènent en collaboration avec le Commissariat à l'énergie atomique. Grâce à une caméra à positrons, on peut suivre la répartition cérébrale par « injections de substances radioactives pendant un temps très court (*2) ». On ignore quand seront étudiés les effets sur le cerveau humain de l'injection de substances radioactives « pendant un temps très court ». A moins précisément que le résultat des expériences en cours ne nous apprennent rien d'autre que cela, qui sera mis sur le compte de la « schizophrénie ». Des chercheurs californiens ont mis en évidence une substance dont la carence serait à l'origine de certains états suicidaires. Cette substance, marqueur d'un neurotransmetteur, la Sérotonine, pourrait être mesurée à l'occasion d'une simple ponction lombaire. Un rééquilibrage en « 5-H.I.A.A. » (nom donné à cette substance) assurerait la prévention du suicide. Le Matin a rapporté les réactions sceptiques de plusieurs scientifiques français (*3). Cependant, fidèles à une longue tradition, les « bons » chercheurs qui entreprennent de mettre en pièces les théories délirantes des « mauvais » scientifiques se conduisent avec le matériel humain de la même manière que leurs adversaires. Des psychiatres américains ayant avancé (*1) : Cités par Albert Bayet, in Le suicide et la morale, réédition Arno Press, New York, 1975. (*2) : Le Monde du 8 juil. 1981. (*3) : 18 juil. 1981.
que l'état de certains « schizophrènes » s'améliore après épuration du sang par des séances de rein artificiel, d'autres chercheurs publient en 1981 dans la revue Science le résultat de leurs propres expériences, accablantes pour la thèse précédente. Les charlatans, les savants fous se voient confondus par quelques incorruptibles venus à propos redorer le blason de la psychiatrie. Comment ? « Huit patients schizophrènes ont tous été soumis tantôt à des séances de rein artificiel vraies, tantôt à des séances simulées, sans que ni les malades ni les soignants puissent distinguer entre les vrais et les faux traitements (*1). » L'expérimentation humaine systématique en matière de traitement doit, notamment dans le domaine psychiatrique, faire rejeter tout résultat obtenu dans de telles conditions. Toutes les expériences, qu'elles concernent la chimiothérapie, la chirurgie, ou la psychologie, doivent être considérées comme des sévices que ne saurait justifier la découverte éventuelle de telle propriété bienfaisante du sucre vanillé. Les deux guerres mondiales ont sans conteste permis de notables progrès en médecine, chimie, aéronautique, etc. Il est un peu tard pour mettre hors d'état de nuire la clique de Gamelin, voilà la différence. Les neuromanipulateurs n'ont peur ni de leur ombre, ni des paradoxes. Dans le même temps où ils affirment le primat du biologique et exhortent les freudiens attardés au ralliement, ils reconnaissent benoîtement délaisser la chimiothérapie qu'ils ont répandue et justifiée. La plupart des participants au congrès de Stockholm ont déclaré leur préférence pour les électrochocs, lesquels « demeurent l'antidépresseur le plus efficace ». C'est comme on le sait l'italien Cerletti qui, visitant les abattoirs de Rome, où l'on soumet les porcs à un choc électrique avant de les abattre, à l'idée de l'électrochoc. La première expérience a lieu le 15 avril 1938. En 1950, au premier congrès mondial de psychiatrie à Paris, il déclare : « On se demande si l'électrochoc ne pourrait pas devenir une intervention de choix comme prévention du suicide, après les tentatives avortées (*2). » L'électrochoc, aujourd'hui largement utilisé, consiste à faire passer dans la boîte crânienne un courant électrique de 80 à 150 volts pendant 1/2 à 1 seconde, de 6 à 25 fois par jour selon les cas. Sensibles au reproche qu'on leur faisait d'en ignorer le mécanisme, ses défenseurs ont cherché et trouvé (ces gens-là trouvent toujours). La décharge électrique influence les zones du cerveau qui commandent le sommeil, l'appétit et la sexualité. Elle libère des hormones et diminue la teneur en cortisol, justement trop élevé chez soixantequinze pour cent des personnes souffrant de « psychoses dépressives (*3) ». La première de ces constatations n'a pas dû coûter trop de peine à nos scientifiques. Il leur a suffi d'observer les effets « secondaires » (à supposer qu'il y en ait d'autres) des chocs sur leurs patients. L'une des victimes célèbres des neurobricoleurs, E. Hemingway, s'est suicidée un mois après la deuxième série de chocs destinée à lui faire oublier ses idées de suicide. « A quoi ça ressemble de me détruire la tête et d'effacer ma mémoire, mon capital de travail, en me rendant inactif ? Le traitement est très réussi, mais on a éliminé le patient (*4) ! » Les effets secondaires des chocs électriques sont multiples. Ils peuvent entraîner des lésions cérébrales et des amnésies irréversibles, des fractures du crâne, et la mort. L'adjonction d'une prémédication, barbituriques et agents paralysants, a surtout amélioré le confort des soignants. L'effet spectaculaire de spasme musculaire est évité par le paralysant, qui diminue également (*1) : In Le Matin du 27 avr. 1981, souligné par nous. (*2) : Cité par Bernard de Fréminville, in La raison du plus fort, traiter ou maltraiter les fous ? Seuil, 1977. (*3) : Le Monde du 8 juil. 1981. (*4) : Cité par John Friedberg, neurologiste américain, dans la revue Prompt, n°11 (c/o 11 Ottershaw House, Horsell Road, St. Paul's Cray, Kent, England). Traduction française in Mise à pied, « Le danger des traitements et des médicaments en psychiatrie », supplément au n°14 (B.P. 2038, 31018 Toulouse Cedex).
les risques de fracture du crâne, tandis que les barbituriques « tranquillisent » le patient. La sensation d'horreur ne s'en trouve pas forcément atténuée. La pratique de l'électrochoc présente des risques certains, y compris mortels, son efficacité, elle, est impossible à prouver. Il faut donc exiger que les patients soient informés complètement des risques encourus, qu'ils puissent assister à une séance de chocs, et la refuser pour eux-mêmes. Le 27 février 1977, l'hebdomadaire Paris-Match rapportait les propos du professeur Gabriel Mazars, neuro-chirurgien à Sainte-Anne (chirurgie de la douleur et des mouvements anormaux [sic]). Il affirmait que la chirurgie reste nécessaire pour les « suicidaires incoercibles ». Interrogé sur ce point, le professeur Mazars nous affirme que ce sont des « divagations journalistiques à partir de bavardages (...). Sur les quelques 60 000 (sic) suicides annuels en France, la psychochirurgie n'est concernée que par un nombre ridicule : 2 ou 3 interventions par an. Mais on ne traite jamais le suicide en temps que tel ; il fait partie des symptômes d'un état psychiatrique. Certaines maladies mentales peuvent conduire au suicide. Le suicide en lui-même ne justifie jamais une intervention chirurgicale. (...) Avec les progrès de la chimiothérapie, seules les névroses obsessionnelles graves peuvent justifier encore la chirurgie. On le sait maintenant, la maladie mentale c'est chimique, c'est un problème cérébral. C'est tout à fait certain pour la schizophrénie ; d'où la chimiothérapie s'impose ! Pour certaines névroses ou psychoses graves, la chirurgie peut encore se justifier, sur indication expresse et après diagnostic des psychiatres (*1) ». En somme, le neurochirurgien explique son inactivité relative par la supériorité de la chimiothérapie que ses collègues neuropsychiatres, ses frères en biologisme, délaissent pour revenir aux électrochocs. Le balancier de la science hésite, et rien ne dit que les bistouris et les lasers aient perdu tout avenir. En tout cas, les « deux ou trois interventions » annuelles sont couronnées de succès, le « symptôme suicide » disparaît (*1). Ailleurs on est plus prolixe, et plus fier de ce que l'on fait. Un professeur Delgado de Madrid s'est rendu célèbre en implantant dans le cerveau d'un taureau des électrodes grâce auxquelles il peut contrôler son comportement. Aux protestations des défenseurs des animaux, Delgado oppose ses expériences sur des « schizophrènes »et des épileptiques menées à l'université de Yale aux Etats-Unis. Expériences parfaitement indolores au dire des sujets eux-mêmes confessés par Delgado. Le reporter de V.S.D. qui interroge le physiologiste reproduit sans sourciller le résultat inattendu de certaine manipulation. L'un des patients se prend soudain pour une femme, et fait des déclarations d'amour à Delgado, « d'ailleurs il veut se marier avec lui ». Du savant ou du journaliste, lequel des deux crétins est le plus dangereux (*2) ?
Silence Hôpital ! Mort ou vif, le suicidaire est l'objet de mépris et sujet d'expérience. Une étude américaine sur les urgences hospitalières a montré qu’il fait partie des entrants (criminels, prostituées, toxicomanes, etc.) dont la mort est déclarée après des examens plus sommaires que pour des patients « respectables ». Certains de ces cadavres sont volontiers utilisés comme matériel de travaux pratiques. L’auteur rapporte le cas d’une femme (*3), arrivée (*1) : Entretien, le 13 janv. 1981. Libération du 18 oct. 1977 cite l'évaluation faite par Alain Jaubert dans La nouvelle coercition, ouvrage à paraître sur la psychochirurgie. Il y aurait en France chaque année entre 100 et 350 interventions sur les cerveaux. (*2) : David Sudnow. Passing-on ; the social organization of dying, Englewood Cliffs, N.J. : Prentice-Hall, 1967. (*3) : David Sudnow. Passing-on ; the social organization of dying, Englewood Cliffs, N.J. : Prentice-Hall, 1967.
mourante après absorption d’une dose de Chlorox, et dont le corps sert à des exercices d’intubation endotrachéale et de lavage gastrique. Lorsqu’on sait quelles expériences sont pratiquées quotidiennement dans tous les pays développés sur des prisonniers et des malades mentaux vivants, ces révélations n’ont rien d’extraordinaire (*1). Comme le disait Libertad, le système bourgeois est essentiellement charognard. En 1894, le corps de l’anarchiste Émile Henry, guillotiné pour avoir lancé une bombe au café Terminus (une semaine après l’exécution de Vaillant qui avait jeté la sienne parmi les députés en séance), est livré aux adjoints du professeur d’anatomie Poirier. Celui-ci ordonne que soient prélevés des fragments anatomiques divers destinés à enrichir le musée de la faculté, ou à satisfaire quelques plaisantes fantaisies, comme pour l’assassin Pranzini, dont l’épiderme avait servi à confectionner trois porte-cartes. La famille réclamant le corps d’Henry, les bouchers, dont Henri de Rothschild qui relate l’histoire, doivent se livrer à un véritable travail de stoppage en prélevant sur d’autres cadavres ce qui manquait déjà au corps de l’anarchiste (*2). Le professeur Huguenard, chef du S.A.M.U. 94, et auteur d’un livre martialement intitulé Mes combats pour la vie, du maquis au S.A.M.U. (*3), estime que le médecin « ne peut se défendre d’un sentiment d’agacement, et même de mépris quelquefois, vis-à-vis de ceux qui attentent à leur vie, le plus souvent pour des motifs mineurs ». Les suicidaires devraient, pense-t-il, assumer eux-mêmes les frais d’hospitalisation consécutifs à leur faiblesse. Le mépris est parfois bonhomme, raisonnable ; le docteur Grivois, promoteur à l’Hôtel-Dieu d’un service de psychiatrie intégré aux urgences, pense pour sa part que « les gens qui n’avalent presque rien doivent se rendre compte du dérangement qu’ils causent, c’est presque toujours un chantage. On peut comprendre que les soignants aient une attitude répressive. Je laisserais les gens agir, je ne dirais pas avec sadisme mais avec naturel ». Lequel naturel revient au galop. Interrogé sur les malades qui refusent d’être traités pour leur tentative, Le docteur Grivois sourit : « C’est comme les femmes qui disent non (*4). » « Il convient de souligner la fréquence avec laquelle sont retrouvées des attitudes agressives, soit franchement déclarées, soit larvées, mais qui n’en sont pas moins perçues comme intenses par le suicidant. Cela va depuis la simple manière assez sadique d’effectuer un lavage d’estomac jusqu’à certaines négligences du nursing post-coma avec le maintien abusivement prolongé de sangles, trocarts, de sondes ou encore l’oubli de l’ablation des fils de suture d’une phlébotomie (*5). » la technique d’intervention la plus banale dans les cas d’intoxication médicamenteuse, et lorsque l’ingestion date de six heures au plus, est le lavage d’estomac. Pratique agressive par nature, qui consiste à enfoncer dans l’estomac, en passant par la trachée, une sonde de la taille d’une grosse nouille, munie à l’une des extrémités d’un entonnoir, et dont l’autre est percée de trous afin de laisser passer débris d’aliments et comprimés. On vide l’estomac en faisant avaler au patient environ un litre d’eau salée. Après chaque ingestion on incline (*1) : Sur l’expérimentation humaine, cf. L’arrache-corps, l’expérimentation sur l’homme, Dr Moncef Marzouki, Alternatives, 1980. (*2) : Pranzini, le crime de la rue Montaigne, Paris 1933, cité in Libertad, le culte de la charogne, introduction de Roger Langlais, Galilée, 1976. (*3) : Albin Michel, 1981. (*4) : Entretien, le 9 fév. 1981. (*5) : Dr J. Vedrinne, in Le suicide, journées organisées par le ministère de la Santé, 1972, Documentation française, 1975. Trocart : Tige métallique contenue dans une canule qui permet l’évacuation du liquide d’une plaie. Phlébotomie : saignée veineuse.
l’entonnoir pour siphonner le liquide gastrique. Chez le malade inconscient, le lavage est précédé d’une intubation trachéale, destinée à éviter que du liquide gastrique, dont l’acidité est redoutable, ne pénètre les voies respiratoires : la « fausse route » est souvent mortelle. Cette méthode est actuellement considérée comme la plus simple, la plus sûre, et bien entendu la plus économique. Il est rarissime, en particulier dans les services d’urgence des hôpitaux, que l’on explique au suicidant ce qu’on va lui faire. Dans la pratique, quatre ou cinq personnes l’immobilisent en position assise pour lui introduire la sonde dans la gorge jusqu’à l’estomac. On imagine comment le « naturel » dont parle le docteur Grivois peut être vécu par le patient. A la différence du personnel des hôpitaux généraux, celui du centre Fernand-Widal à Paris semble préparé à recevoir des suicidaires. « Nous leur expliquons toujours ce que nous leur faisons. Dans les services non spécialisés, les médecins ont un petit peu peur des suicides. Nous estimons ici qu’on a tout à gagner à dédramatiser la situation et à les entourer d’affectivité. Il y a une grande tendresse qui s’établit même s’il n’y a pas de grands échanges verbaux (*1) ». Mais humaniste ou humiliant, le pouvoir médical demeure. A Fernand-Widal comme ailleurs, on réanime « de force », assistance à personne en danger oblige, quitte ensuite à octroyer la mort sur dossier : « Il est absolument évident qu’un malade qui se suicide parce qu’il a un cancer très évolué et qu’il souffre atrocement, sa vie n’ayant plus aucune qualité, nous respectons sa volonté de mort. Une fois que nous sommes renseignés sur son cancer, sur son absence de curabilité, nous jugeons l’avenir prévu pour le malade, et ce que nous pouvons lui offrir comme conditions de survie. Par exemple, le grand vieillard qui amorce une démence sénile, alors là on est très économe en moyens de réanimation (*1). » Curieuse perversion humanitaire qui ignore la libre volonté de l’individu, lui impose des souffrances supplémentaires, pour enfin juger de son droit à la mort.
Anorexie, grèves de la faim : les grèves de la vie Le tableau clinique de l’anorexie comporte davantage de signes que le simple refus de nourriture qui frappe particulièrement les esprits. Le corps entier décrète un état « d’animation suspendue » : pas de sommeil, pas d’alimentation, aménorrhée. Les adultes qui apportent tous leurs soins à l’écrasement psychique des adolescent(e)s s’effraient soudain de ces mouvements de révolte d’autant plus traumatisants qu’ils offrent l’image exacte de leur œuvre : un corps mort, dont toutes les fonctions vitales sont atrophiées, réduites. Il n’y a qu’un psychologue pour s’étonner que cette révolte-là se rencontre surtout chez les filles. Qu’ontelles de moins que les garçons après tout ? Embarrassés par les canons de la virilité, les garçons répugnent à s’exprimer aussi complètement par le corps, fût-ce dans un chant de mort. Il y a de la rage de vivre dans l’anorexie, au risque de mourir. Au moins donne-t-on à voir aux bourreaux le résultat de leurs bienfaits. « Au cas où j’en mourrais, on pourra dire de moi que j’ai été éduqué à mort (*2). » Les adolescents savent bien au fond que leur cadavre n’embarrasserait pas longtemps la voie publique. Le suicide est une fin, l’anorexie une arme. Puisque les anorexiques donnent à voir, on les dissimule, on les enferme. La raison se retrouve en cellule, c’est une des lois de la civilisation. Valérie Valère fait le récit dans Le pavillon des enfants fous de quatre mois d’internement dans un hôpital parisien où elle est « traitée» pour anorexie. Chantage, violence, mensonge, le (*1) : Dr Chantal Bismuth, entretien, le 15 mai 1981. (*2) : Mars, Fritz Zorn, Gallimard, 1980. L’important succès commercial de ce livre ne doit pas en faire sous-estimer la valeur. Roman ou auto-biographie, il reste l’un des plus beaux livres de combat sur la maladie et la vie.
pouvoir adulte sur le corps et l’esprit des « mineur(e)s » s’étale dans l’assurance sadique de son bon droit (*1). Le même bon droit commande la correction paternelle, le toucher vaginal manu militari, l’expertise forcée d’un vagin ou d’un anus pour grossir un rapport de police. Quand les masques tombent, les gueules font peur à voir. Valérie Valère a treize ans quand on l’enferme pour la guérir, sans l’en avertir bien entendu. Trois ans plus tard, elle raconte, non seulement la cuillère qui érafle les dents pour gaver de purée tiède la récalcitrante, les livres ou les bains qui récompensent chaque kilo, mais encore et surtout les mécanismes idéologiques d’intoxication. Elle doit se sentir coupable, désirer sa rédemption, y travailler. Les ficelles les plus éculées, en vigueur dans les commissariats, ont cours aussi dans les prisons blanches. Combien d’adolescentes y passent plusieurs mois de leur vie, le temps d’un décervelage, d’une remise au pas ? Puisque c’est ça au fond qu’on veut leur faire sentir, elles ne font pas le poids. Elles doivent plier, la vie c’est pas de la tarte, mange ! Que leur dit-on avec un sourire mielleux ? « On ne peut tout de même pas te laisser mourir de faim ! ? » Et vivre ? On pourrait les laisser vivre ? Non, on ne peut pas. Il n’y a qu’en U.R.S.S. que l'opposition est une maladie mentale, chez nous c’est tout au plus un trouble de la puberté. Personne ne doute que l’anorexie soit une forme de grève, comme personne ne doute qu’elle doive être médicalement réprimée. Il en va autrement lorsque les grévistes sont des adultes dont le geste est revendiqué politiquement. Non que l’on hésite à recourir à la contrainte, mais au moins le débat a-t-il lieu. En décembre 1980 et janvier 1981, six militants autonomistes corses mènent une grève de la faim à la prison de Fresnes. Le docteur Solange Troisier, médecin inspecteur général des prisons, décide de faire procéder à des examens sanguins, dont elle déduit la nécessité de placer sous perfusion certains détenus. Plainte est déposée contre cette mesure par l’intermédiaire de l’avocat des autonomistes. A partir de mai 1981, les détenus de l’I.R.A. qui réclament un statut politique se relayent dans une hallucinante partie de bras de fer avec les autorités britanniques d’occupation. Plus d’une dizaine de militants prennent la place du premier mort, Bobby Sands. La plupart mènent leur grève jusqu’au bout, tandis que le gouvernement de Mme Thatcher se défend de vouloir contrarier cet exercice du droit au suicide (dans le même temps où il poursuit les membres d’ « Exit », précisément inculpés d’aide au suicide). A l’évidence, que l’on ramène de force les grévistes à la vie, ou qu’on les laisse crever, la décision est politique. A propos des autonomistes corses pourtant, se développe un débat juridique sur la déontologie médicale et la contrainte. L’article D-390 du Code de procédure pénale prévoit que « si un détenu se livre à une grève de la faim prolongée, il peut être procédé à son alimentation forcée, mais seulement sur décision et sous surveillance médicales et lorsque ses jours risquent d’être mis en danger ». Le conseil de l’ordre des médecins, pour sa part, estime que pour être fidèle au code de déontologie médicale le praticien appelé au chevet d’un gréviste « ne peut rien entreprendre sans le consentement du sujet et contre sa volonté tant que celui-ci n’est pas manifestement en danger de mort ». Il doit cependant, dès que sa vie est menacée à brève échéance, « et sans nécessairement attendre la perte de connaissance », dispenser les soins qui s’imposent. A cette conception du devoir d’assistance s’oppose la thèse de l’Association médicale mondiale qui estime que « si le prisonnier est en état de formuler un jugement conscient sur les conséquences de son acte (...), il ne devra pas être alimenté artificiellement (*2) ». Le mépris absolu du prisonnier se lit dans la justification des pratiques pénitentiaires. (*1) : Stock, 1978. Valérie Valère a publié depuis deux romans où la rage cède le pas à la littérature : Malika ou un jour comme tous les autres, 1979, et Obsession blanche, 1981, tous deux parus chez Stock. (*2) : Cité par Jean-Yves Nau, « Grève de la faim et déontologie médicale », Le Monde du 15 janvier 1981.
Solange Troisier déclare au congrès de l’Académie internationale de médecine légale en 1979 : « Si nous imposons un acte médical (...), c’est pour donner un moyen au détenu qui ne veut pas perdre la face devant ses codétenus, de cesser sa grève de la faim. » Jacques Ley, exdirecteur des services psychiatriques des prisons belges, assure de son côté : « Je n’ai jamais dû laisser mourir personne, car, dans tous les cas que j’ai connus, l’homme, ou la femme, a toujours trouvé un prétexte pour se réalimenter en sauvant la face. Et ce prétexte, j’ai toujours pu m’arranger pour le lui fournir... (*1) » Considérer la grève de la faim comme un « suicide au ralenti », permet aux Anglais de laisser mourir les combattants irlandais, et aux autorités françaises d’invoquer l’article 63 du Code pénal sur la « non-assistance à personne en danger ». Débat illégitime, estime le docteur Escoffier-Lambiotte, qui rappelle à l’ordre ses confrères trop soumis aux directives de l’administration pénitentiaire. Insistant sur le fait que « les errements actuels » reposent sur une interprétation abusive de l’article 63, elle conclut ainsi : « Cette volonté (d’un gréviste de la faim) constitue l’ultime liberté dont peut encore disposer un détenu et, dans certains cas, son seul moyen de défense. Tout individu, fût-il incarcéré, a droit au respect des libertés individuelles telles que les définit la Déclaration universelle des droits de l’homme ; tout individu sain d’esprit est, dit-elle, propriétaire de son corps. Le médecin, qui, par vocation ou par obligation, est l’ultime garant de cette liberté, qu’il lui faut respecter, ne saurait en aucun cas se faire le complice ou l’instrument docile de ceux qui, au nom de l’ordre public, viendraient y porter atteinte (*2). » Invoquer la Déclaration des droits de l’homme est un peu court quand on sait que l’alimentation forcée est pratique quotidienne dans les établissements psychiatriques. Débat illégitime sans doute ! Ce qui l’est plus encore, c’est la violence d’Etat, sans cesse exercée contre les individus, par la loi ou contre elle. Si la lutte doit se placer sur le terrain du droit, c’est contre le droit.
Le refus de soins Le débat qui précède doit être élargi. Dans quelle mesure peut-on exiger d’un médecin qu’il ne vous « sauve » pas de la mort contre votre gré ? Les lois, les codes lui font-ils une obligation de sauvetage sous peine de sanctions ? Trois sources de droit sont à considérer : le Code de déontologie médicale, le Code pénal, et la jurisprudence. Le Code de déontologie en vigueur fut promulgué par décret le 28 juin 1979. Le texte précédent datait de 1955. Il précisait : « Le respect de la vie et de la personne humaine constitue en toute circonstance le devoir primordial du médecin. » Première nuance, le nouvel article 2 dispose : « Le médecin, au service de l’individu et de la santé publique, exerce sa mission dans le respect de la vie et de la personne humaine. » Innovation plus intéressante, l’article 7 ajoute : « La volonté du malade doit toujours être respectée dans toute la mesure du possible. » Par ailleurs, depuis plus de quarante-cinq ans (*3), les rapports entre patients et médecin sont définis par la jurisprudence comme un contrat moral, un « accord de volontés ». Que l’une des deux parties subisse violences physiques ou contrainte morale, et son consentement est vicié ; le contrat est atteint de nullité. En respectant la volonté d’un suicidant qui refuse son intervention, le médecin n’engage donc aucunement sa responsabilité civile. C’est alors que l’on invoque l’article 63, alinéa 2 du Code pénal, qui punit « quiconque s’abstient volontairement de porter assistance à une personne en péril ». Faut-il accepter les (*1) : Le Monde du 4-5 janv. 1981. (*2) : « Droits de l’homme et déontologie », Le Monde du 20 mai 1981. (*3) : Depuis l’arrêt Mercier de la Cour de cassation, le 20 mai 1936.
soins pour que le médecin n’ait pas d’ennuis ? Pourra-t-on lui reprocher de n’avoir pas passé outre ? La réponse est non (*1). Les magistrats ont eu récemment l’occasion de le préciser dans une affaire qui illustre précisément notre hypothèse. Le 9 février 1967, « à la suite d’une scène violente avec son mari », Mme G... lui apprend qu’elle vient d’avaler des barbituriques. Celui-ci la conduit à l’hôpital de Juvisy-surOrge. « Dans cet établissement, elle refusa d’indiquer à l’interne de service, le docteur N..., si elle avait ou non absorbé le médicament, et si oui, à quelle dose ; elle refusa énergiquement le lavage d’estomac que voulait lui faire le docteur ainsi que son hospitalisation en observation, si bien que, comme elle ne présentait aucun signe clinique d’intoxication aux barbituriques, elle quitta l’hôpital un peu après minuit, soit environ une demi-heure après son arrivée, ayant signé un certificat constatant le refus de sa part des soins prescrits et dégageant l’hôpital de toute responsabilité (*2). » Mais Mme G... meurt dans la nuit, et l’examen toxicologique révèle la présence » de barbituriques à la dose de 40 milligrammes par litre de sang. M. G... porte plainte pour homicide involontaire, et se constitue partie civile contre le docteur N... qui est inculpé. Mais le 17 décembre 1970, le juge d’instruction clôt le dossier par une ordonnance de non-lieu. Le mari fait appel et propose un nouveau chef d’inculpation à la Chambre d’accusation : la non-assistance à personne en péril. Sans succès : « L’information n’ayant révélé à l’encontre de l’inculpé aucune faute professionnelle caractérisée qui puisse être un élément constitutif du délit d’homicide involontaire ou du délit de non-assistance (...), la thérapeutique adéquate prescrite par lui n’ayant pas été appliquée, qu’en raison (sic) du refus obstiné et même agressif de la dame G., c’est à bon droit que le magistrat instructeur a rendu l’ordonnance (de non-lieu) (*2). » L’affaire est portée devant la Cour de cassation qui ne trouve rien à redire aux décisions précédentes (*3). Les éléments que nous venons de rappeler ont largement motivé le rejet des propositions de loi du sénateur Cavaillet, le 7 mai 1980 (*4). Outre de nombreuses critiques de fond et de forme, le rapporteur du texte soulignait l’inutilité d’une loi dans ce domaine, (*1) : Sur le suicide et le délit de non-assistance en général, cf. plus haut, chapitre V. (*2) : Chambre d’accusation de la cour d’appel de Paris, 25 mai 1971. Procédures d’internement psychiatrique mis à part, rappelons que personne ne saurait être contraint à l’hospitalisation. Article 60 du décret du 14 janv. 1974 sur les règles de fonctionnement du centre hospitalier : « A l’exception des mineurs et des personnes hospitalisées d’office, les malades peuvent, sur leur demande, quitter à tout moment l’établissement. Si le médecin chef de service estime que cette sortie est prématurée et présente un danger pour leur santé, les intéressés ne sont autorisés à quitter l’établissement qu’après avoir rempli une attestation établissant qu’ils ont eu connaissance des dangers que cette sortie présente pour eux. Lorsque le malade refuse de signer cette attestation, un procès-verbal de ce refus est dressé. » (*3) : Cour de cassation, chambre criminelle, 3 janv. 1973, Bull. Crim. 1973 n°2, p. 4. (*4) : La première proposition « relative au droit de vivre sa mort », déposée devant le Sénat le 6 avril 1978, indiquait que « Tout majeur ou mineur émancipé, sain d’esprit, (a) la faculté de déclarer sa volonté qu’aucun moyen médical ou chirurgical autre que ceux destinés à calmer la souffrance ne soit utilisé pour prolonger artificiellement sa vie s’il est atteint d’une affection (...) incurable ». La déclaration, faite devant notaire en présence de deux témoins, ne valait que pour 5 années et devait être soutenue par une déclaration de trois médecins attestant du caractère incurable de la maladie. Largement inspiré par une loi californienne de 1976, le texte maladroit de M. Cavaillet aurait été quasi inapplicable. A titre complémentaire, il proposait que le délit de non-assistance ne soit pas applicable « au médecin qui, à la demande du malade conscient, ou au cas contraire de sa propre initiative, s’abstient d’entreprendre ou de poursuivre un traitement ou une réanimation susceptible seulement de prolonger artificiellement sa vie... ».
puisqu’en l’état actuel du droit français, « le praticien ne saurait encourir la moindre responsabilité pénale s’il respecte la volonté de son malade (*1) ». Les propositions Cavaillet ne concernaient d’ailleurs que les malades « atteints d’une affection accidentelle ou pathologique incurable ». Mais il est vrai qu’elles avaient le mérite de poser le problème du respect de la volonté d’un individu devenu incapable de s’exprimer. On a vu, dans l’avis précité, que « l’état de faiblesse » extrême semble justifier, aux yeux du conseil de l’ordre, toutes les réanimations, même les plus inopportunes. Et sur ce point, l’arrêt de la Cour de cassation ne règle rien. Au surplus, il suffit au médecin de service de décréter que tel suicidant relève de la psychiatrie, pour se juger dispensé de tenir aucun compte de ses propos. C’est exactement ce que suggère finement le professeur Levasseur dans son commentaire d’arrêt : « Le malade, au moins s’il apparaît suffisamment sain d’esprit, n’a-t-il pas le droit de ne pas recourir au médecin, de ne pas suivre le traitement qu’il ordonne, de refuser les soins offerts puisque aussi on ne peut lui reprocher pénalement de tenter de mettre fin à ses jours (*2) ? »
(*1) : Rapport par J.M. Girault. Annexe au procès-verbal de la séance du Sénat, 2 oct. 1979. (*2) : Revue de science criminelle, 1973 n°3, p. 694.
CHAPITRE VII UNE REVENDICATION RÉVOLUTIONNAIRE Les peuples idiots n’ont pas d’histoire, ou plutôt ils l’oublient. Perdre la mémoire est une défaite qui en amène d’autres. En matière d’ « évolution des mœurs », ce gadget-Pif des démocraties, les idées présentées comme neuves, et qui agitent notre société depuis quinze ans, sont issues des vingt premières années du siècle. L’essor des communautés, la lutte pour l’émancipation de la femme, pour l’avortement, la contraception ou le divorce ; notre histoire tourne en rond. L’erreur serait de croire à un progrès géométrique de la liberté, qui, de conquêtes en victoires, nous mènerait à l’Eden. Si l’évolution est un mythe, la lutte du peuple pour ses droits est une réalité, la réalité. En elle, la revendication du droit au suicide retrouve ses origines populaires et libertaires, occultées par l’histoire officielle.
Le premier guide du suicide En 1901 paraît à Paris une petite brochure de quatre pages, comme il s’en édite des milliers à l’époque dans le mouvement révolutionnaire. Supplément au numéro du 5 juin de La Critique, elle porte pour titre : Technique du suicide (*1). Son auteur, Paul Robin, a soixante-quatre ans et un passé peu commun. Il adhère à l’Internationale en 1866 et participe au congrès de Bruxelles de 1868 où il présente un rapport sur l’éducation intégrale. Expulsé de Belgique, il gagne Paris puis Brest, et enfin Londres où il fuit la répression de la Commune (à laquelle il n’a pas participé). Il est nommé membre du conseil général de l’Association Internationale des Travailleurs sur proposition de Karl Marx. Très lié à Bakounine, il est attaqué dans Les prétendues scissions au sein de l’Internationale, mais refuse de démissionner. Il est exclus en 1871. Revenu en France, il se fixe à Cempuis en 1880, Où il prend la direction de l’orphelinat Prévost. Il met en pratique sa théorie de l’éducation intégrale, fait abattre les murs qui séparent les cours de récréation des filles et des garçons, et fait abattre la chapelle. Il privilégie le travail manuel, l’étude de la nature, la vie saine et l’hygiène. Les élèves acquièrent d’atelier en atelier des rudiments de tous les métiers, ce que Robin appelle le « papillonnage », référence probable à Fourier. C’est trop pour l’époque, on l’accuse de pratiquer le naturisme avec ses élèves, et le gouvernement délègue à Cempuis le médecin-chef de l’Hospice de Bicêtre avec « mandat verbal » de mener une étude sur le développement de la puberté chez les enfants. De la mesure attentive des petits organes, et d’habiles conversations avec leurs propriétaires, le Dr Bourneuille rapporte de quoi révoquer Paul Robin quatre ans plus tard, en 1894. Le Conseil des ministres se justifie : « L’enquête a (*1) : Reproduite en annexe.
révélé des faits graves au point de vue de la surveillance intérieure, de l’administration, de la direction morale de l’enseignement, du recrutement du personnel et des doctrines internationalistes. » Empêché de poursuivre ses expériences novatrices dans le domaine de l’enseignement, Paul Robin se tourne vers d’autres combats. Il fonde en décembre 1896 le journal Régénération, organe néo-malthusien qui prêche la « bonne naissance » et l’eugénisme. Le mouvement néo-malthusien français connaîtra un développement constant jusqu’à ce que le pouvoir se dote, avec la célèbre loi de 1920, d’un instrument de répression efficace. Il reprend de Malthus les analyses économiques et démographiques, mais s’en démarque en prônant la liberté de contraception et d’avortement et même, en ce qui concerne Robin, l’amour libre. C’est dans le droit fil du combat eugéniste que Robin s’intéresse dans sa Technique du suicide au « droit incontestable de quitter un monde qui ne vous apporte pas les satisfactions que vous en attendez ». S’il entend permettre à chacun de se supprimer sans souffrances inutiles, il assure fournir le seul moyen infaillible de prévenir le suicide : « Que tous, éclairés par la physiologie sexuelle, ne mettent au monde que des enfants pour qui la vie sera une série de véritables jouissances physiques et morales, depuis son commencement jusqu’à sa fin normale, et personne ne songera à hâter celle-ci. » En attendant, la misère pousse vers la mort des désespérés toujours plus nombreux, contraints d’user de méthodes barbares et inefficaces. « Le poignard, le rasoir, le pistolet donnent des résultats déplorables : on se manque, on s’estropie, on augmente ses souffrances neuf fois sur dix ; la corde demande une préparation, une installation qui doit être totalement dépourvue de charme : on a ranimé des asphyxiés par submersion après quatre et cinq heures (...). Et les prétendus bienfaiteurs qui leur ont redonné une seconde fois la vie, sans plus les consulter que la première, sont-ils sûrs que la nouvelle expérience réussira mieux que la précédente ? » C’est à Marcelin Berthelot, le chimiste illustre, que Robin emprunte un moyen radical de suicide, « le cyanure de potassium, ou l’acide prussique. Une très petite fraction est prise dans une tasse de thé par exemple, et sitôt bu ce mélange, la tête retombe sur l’oreiller : c’est la mort instantanée* ». Fort de l’autorité de Berthelot, Robin recommande aux candidats suicidaires de se procurer directement du cyanure, employé pour le dépôt galvanique des métaux, chez un marchand de produits chimiques. Ou bien « en calcinant dans n’importe quel vase, creuset, pelle à feu, pipe, du prussiate jaune de potasse qui se trouve partout, on obtient un mélange de carbure de fer insoluble et de cyanure de potassium ». C’est faire fi de quelques difficultés. Le Journal de médecine de Paris du 22 mai 1898 rapporte qu’un marchand du boulevard Richard-Lenoir à Paris s’est vu condamner à quinze jours de prison et huit cents francs de dommages et intérêts sur plainte d’un monsieur Stroff dont la femme s’est suicidée en absorbant une dose de cyanure de potassium vendue par son officine au mépris des formalités prescrites par l’ordonnance du 29 octobre 1846 sur les substances vénéneuses. Coïncidence ? Six ans plus tard, le 18 mars 1907, alors que sa femme vient de succomber à une crise cardiaque, Marcelin Berthelot s’effondre à son tour. Des versions contradictoires de sa mort seront diffusées. Le décès fut-il instantané ou non ? Berthelot demanda-t-il à être seul ? L’Humanité du 20 mars 1907 publie la version, qui se veut définitive, de l’un des fils du savant, Daniel Berthelot. A l’en croire, son père qui était cardiaque n’a pas supporté de voir mourir sa compagne et s’est * : Nous n’avons aucune raison de soupçonner Robin d’avoir fourni sciemment une référence erronée. Toutefois, aucun article de M. Berthelot ne figure dans le Journal de médecine du 9 janvier 1898 indiqué comme source. Nous n’avons pu retrouver la citation en cause dans les collections 1896, 1897, 1898, 1899, 1900 et 1901 du Journal de médecine de Paris (titre complet), consultées à la Bibliothèque nationale. Nous n’avons pas été plus heureux en survolant rapidement la monumentale bibliographie du chimiste, qui a effectivement mené de nombreuses recherches sur les cyanures.
éteint une heure plus tard sans jamais avoir été laissé seul. Ce récit est confirmé par le mathématicien Paul Painlevé. Au contraire, A. Boutaric assure qu’il « se retira pour se reposer dans une pièce voisine. Quelques instants plus tard il avait cessé de vivre (*1) ». Seul, à notre connaissance, Maurice Dommanget tient pour acquise la thèse du suicide : « (...) du cyanure de potassium, produit qu’avait préconisé, avant de l’utiliser, l’illustre chimiste Berthelot (*2). » Le gouvernement organise des funérailles nationales auxquelles la femme du savant sera associée. Tous deux reposent au Panthéon. C’est un personnage qui disparaît ! Président du Comité scientifique de défense pendant la Commune (chargé de fabriquer la poudre à canon, la dynamite et la nitroglycérine), professeur au Collège de France, ancien ministre des Affaires étrangères, membre de l’Académie française, et président de l’Association nationale des libres penseurs ! A-t-on cru devoir pour une telle figure décréter une vérité d’Etat ? Le savant avait confié à ses fils peu avant de mourir : Si votre mère s’en va, je ne saurai lui survivre (*3) ! » D’une façon ou d’une autre, il a tenu parole. Pas de doute en revanche sur le suicide de Paul Robin, le 1er septembre 1912. Nous devons d’en connaître le détail à son gendre et collaborateur Gabriel Giroud, sans qui la famille de Robin eût dissimulé le geste du vieil anarchiste. « Le 31 août (...), il se retira vers neuf heures du matin dans son cabinet de travail, prépara une dose de chlorhydrate de morphine (*4) qu’il fit dissoudre dans l’alcool. A onze heures il l’avale. Le poison, altéré sans doute, ne produisit que peu ou point d’effet. Il en prit une seconde dose et tenta de noter les phases de l’empoisonnement : ‘‘Une certaine douleur de tête m’indique que la dose doit être suffisante...’’ Puis des mots illisibles, puis plus rien. On le trouva râlant. Un médecin fut appelé en hâte qui tenta de le ranimer. Des piqûres hypodermiques prolongèrent son agonie (...). Le 1er septembre à neuf heures du matin, il expira. Aucun de ses désirs ne put être réalisé. Son suicide fut déclaré mort naturelle. Il eût été caché sans mon intervention. Le prosecteur d’anatomie qui avait accepté de procéder à l’autopsie n’était pas à Paris. La Préfecture de police fit transporter le corps à la morgue (*5). » Robin avait souhaité que son corps, après avoir servi une dernière fois à l’étude scientifique, fût transformé en engrais et répandu dans un pré ou une forêt. Il ajoutait : « Détruire tous les cimetières, pulvériser, mélanger les débris à la terre fertile (note du 20 février 1912). » Il était opposé à l’incinération, inutile gaspillage d’énergie. Sa dépouille fut pourtant incinérée, après bien des avatars, et huit jours de navette entre le Parquet et la mairie du vingtième arrondissement de Paris. Ultime confusion contraire aux volontés du défunt, la presse annonça la date de la cérémonie (en se trompant d’un jour). Une douzaine d’intimes y assistèrent, des centaines de personnes se présentèrent au cimetière le lendemain, « sous prétexte de rendre les prétendus derniers devoirs » comme l’écrivait Robin en recommandant à ses amis de bien vouloir consacrer leur temps et leur argent à la cause, plutôt qu’à obstruer la voie publique en sa mémoire. La presse anarchiste salue le combattant disparu, à l’exception de l’Anarchie et du (*1) : Marcelin Berthelot, A. Boutaric, Payot, Paris, 1927. (*2) : Souligné par nous. In introduction au Droit à la paresse de Paul Lafargue, Maspero, 1979. (*3) : L’Humanité du 19 mars 1907. (*4) : Le Dr Rutgers, médecin légiste hollandais, leader du mouvement néo-malthusien, fit connaître cette technique à Robin, qui l’ignorait à l’époque où il éditait Technique du suicide. Rutgers lui-même se suicida à près de quatre-vingts ans. (*5) : Paul Robin, sa vie, ses idées, son action (l’Internationale, Cempuis : coéducation des sexes, la propagande néo-malthusienne), Gabriel Giroud, G. Mignolet et Storz éditeurs, Paris, janv. 1937.
journal Les temps nouveaux d'Émile Armand qui n’en soufflent mot. Si le geste lui-même est commenté, c’est d’une discrète allusion à la liberté individuelle. Le mot suicide n’apparaît pas, on lui préfère des périphrases : « il partit volontairement ». C’est à peine si le geste ultime de Robin est mieux assumé chez ses camarades que dans sa famille. Pas une fois la brochure de 1901, Technique du suicide, n’est mentionnée. L’article de Gabriel Giroud publié dans Génération consciente ne déroge pas à la règle. Seul Le Temps, journal bourgeois, y fait allusion dans son édition du 5 septembre 1912. Giroud a recueilli ce qui reste du chlorhydrate de morphine. Mais lorsque Jeanne Humbert, compagne d’Eugène Humbert, le disciple et continuateur de Robin, lui en réclame une dose, il refuse (*1). Le suicide dérange toujours et partout.
Un eugénisme libertaire ? Nous avons déjà souligné la cohérence qui s’établit tout naturellement entre le droit de disposer de sa vie en choisissant l’heure de sa mort d’une part, en décidant de donner ou non la vie d’autre part. Il faut insister sur une ambigüité que nous retrouverons plus tard chez un sympathisant néo-malthusien, le Dr Binet-Sanglé : l’exigence d’une population saine finit par primer le droit individuel ! Ainsi Robin écrit-il en 1905 : « Il faudrait par pression fraternelle faire accepter cette stérilisation des moins conscients, procréateurs probables de dégénérés corporels ou cérébraux tels les demi-fous soignés par l’assistance familiale. La pratiquer tout simplement sans leur demander leur avis à tous les fous internés, aux criminels, aux violents surtout, à tous les inaptes ou inadaptables contre lesquels toutes les sociétés modernes prennent des mesures de précaution ou de vindicte plus ou moins cruelles, prisons, séquestration, bagnes (*2). » Cette stérilisation effectuée selon des procédés modernes, sans douleur, et sans privation de volupté, on pourrait adoucir la condition de détention des inaptes, on établirait la mixité. Mais qui déciderait ? Robin élude la question ; certes, il existe à l’encontre de la justice une méfiance naturelle, mais le mal n’est pas si grand et peut-être allons-nous vers « la libre-entente idéale ». On imagine facilement comment une telle « libreentente », où l’on admet tout à la fois de rendre publics des moyens assurés de suicide et de stériliser de force les inaptes, peut glisser vers l’élimination d’Etat (*3).
Le droit à la détresse Le personnage de Paul Lafargue est connu aujourd’hui comme celui du gendre de Marx, et de l’auteur du Droit à la paresse. D’abord proche des proudhoniens, il rejoint Marx dont il épouse la seconde fille Laura. En 1870, il est chargé d’agiter Bordeaux, fuit la répression et s’installe en Espagne où il mène la lutte contre les bakouniniens. En 1911, Paul Lafargue approche de ses soixante-dix ans, date qu’il s’est fixée pour mettre un terme à sa vie. Lui-même médecin et socialiste, il connaît les conseils de Berthelot, (*1) : Entretien avec Jeanne Humbert, 18 mars 1980. J. Humbert est l’auteur de plusieurs livres, dont Eugène Humbert, la vie et l'œuvre d’un néo-malthusien, éd. de La grande réforme, Paris, 1947. Elle assure une chronique littéraire au journal Le Réfractaire. Un film lui a été consacré : « Écoutez Jeanne Humbert », de Bernard Baissat (Production Bernard Baissat, 3, allée des hauts Bois, 93160 Noisy-le-Grand (1) 303.41.91.). (*2) : Dégénérescence de l’espèce humaine, causes et remèdes, au Libertaire, 1909. (*3) : On considère que plus de 70 000 personnes, déficients mentaux, malades internés, « asociaux », paysans pauvres, syphilitiques, ont été stérilisés sans leur consentement au U.S.A. entre 1920 et 1970. Une loi fédérale de 1927 autorise ces pratiques. Cf. les Cahiers Laennec n°3, 1953, p. 55 à 62, et Le Monde du 24 fév. 1981.
repris par Robin dans sa brochure. Aussi s’adresse-t-il pour obtenir le cyanure de potassium au secrétaire de la fédération S.F.I.O. de la Seine, Beuchard, qui est préparateur en pharmacie (*1). Dans la nuit du 26 novembre Paul et Laura Lafargue se donnent la mort, probablement en s’injectant le cyanure au poignet. Laura Lafargue souhaite-t-elle mourir, ou bien a-t-elle suivi son compagnon ? Il est bien difficile de répondre. On peut retenir, comme le note Maurice Dommanget, que le testament politique de Lafargue est rédigé à la première personne, sans allusion à Laura. On ne possède aucun mot de cette dernière qui permettrait de trancher le débat (*2). Les réactions de la presse socialiste sont partagées. On salue le lutteur en déplorant qu’il soit parti trop tôt avec Laura, quand leur place « était encore dans les rangs du parti où ils semblaient capables encore l’un et l’autre d’être utiles par leurs enseignements, leur exemple et leurs conseils (*3) ». Jaurès parle d’un « douloureux malentendu », et conclut : « Quoiqu’il ait volontairement abrégé sa vie qu’il devait tout entière à sa cause, elle est si riche d’actions désintéressées, de dévouement socialiste, de pensée originale et singulière (...) qu’on peut dire vraiment qu’il a fait sa tâche et qu’il a droit au grand repos si tragiquement conquis (*4). » Seul Marcel Sembat s’enthousiasme : « Tous les deux. Quelle belle mort ! Cette fin me paraît fière et magnifique comme un splendide coucher de soleil. Je ne sais rien de plus noble en ce genre depuis la mort des deux Berthelot (*5). » Les funérailles des Lafargue sont l’occasion d’une grande manifestation qui réunit de 18 000 à 20 000 personnes selon L’Humanité qui titre « Des funérailles grandioses », tandis que La guerre sociale de Gustave Hervé ne dénombre que 10 000 à 15 000 personnes au plus, « c’est-à-dire tout juste le public de militants socialistes de la manifestation classique du Père-Lachaise ! C’est peu ! C’est maigre ! ». Sur les tombes, Vaillant, Jaurès, Kollontaï et Lénine prononcent des discours. Lénine annonce l’avènement prochain de l’ordre communiste souhaité par Lafargue, mais s’abstient de toute allusion à son suicide. Il aurait, dans une réunion privée, défendu l’idée qu’un socialiste appartient à son parti et non à lui-même. S’il peut écrire ne serait-ce qu’un article, il n’a pas le droit de se suicider (*6). Quant à Lafargue, il concourt à l'œuvre de propagande de Robin en précisant dans le testament que publiera Le Socialiste (*7) : « Depuis des années je me suis promis de ne pas dépasser les soixante-dix ans ; j’ai fixé l’époque de l’année pour mon départ de la vie et j’ai préparé le mode d’exécution de ma résolution : une injection hypodermique d’acide cyanhydrique. » Cette manière d’intégrer à son dernier texte politique, dont il sait qu’il sera reproduit, une indication technique sur le moyen de se suicider à coup sûr, ne manque ni de courage ni d’esprit. Lafargue n’ignore pas que le suicide est plutôt mal considéré dans le mouvement socialiste. Son geste impressionnera même quelques adversaires. Germinal, hebdomadaire libertaire, commente ainsi sa mort : « C’était un adversaire acharné des anarchistes (...) mais c’était une grande valeur intellectuelle, mais il a lutté quarante-cinq ans pour le socialisme. Mais il a écrit ce chef-d'œuvre qu’est Le droit à la paresse, mais il est (*1) : Introduction au Droit à la paresse, par Maurice Dommanget, Maspero éditeur, 1979. (*2) : La sœur puînée de Laura, Eleonor Marx, s’est suicidée le 31 mars 1898 en avalant le contenu d’un flacon d’acide prussique. Des trois sœurs Marx, seule Jenny Longuet mourut de mort naturelle. (*3) : Le Socialisme du 2 déc. 1911. (*4) : « La destinée » in L’Humanité du 28 nov. 1911. (*5) : L’Humanité du 29 nov. 1911. Mme Sembat se suicidera le 6 septembre 1922, douze heures après le décès de son mari. (*6) : Lénine tel qu’il fut, Moscou, 1958. Témoignage de S. Gopner. (*7) : 3 au 10 déc. 1911.
mort bellement, et cela nous ne pouvons l’oublier (*1). » Émile Armand, lui, persifle : « Je ne puis arriver à m’enthousiasmer pour le suicide du gendre de Karl Marx et de sa compagne. J’y vois une contradiction trop flagrante avec les principes du socialisme, sous sa forme communiste (...). A quoi bon avoir défendu et propagé toute sa vie une formule comme celleci, ‘‘de chacun selon ses forces à chacun selon ses besoins’’, si c’est pour lâcher pied au moment où les forces paraissent diminuer et les besoins décroître ? Un communiste ne peut redouter de tomber à la charge de son milieu spécial. (...) La conclusion c’est que « l’individualiste en nous » ne périt jamais et, en ce qui concerne les Lafargue, c’est en leur mort qu’il s’est révélé, ce qui n’est pas un paradoxe. Mieux vaut tard que jamais (*2). » Un an plus tard lorsque Carouy, l’un des membres de la bande à Bonnot, croque une ampoule de cyanure, Armand juge son geste « foncièrement anarchiste (*3) ».
Le suicide est-il une solution ? « On vit, on meurt. Quelle est la part de volonté en tout cela ? Il semble qu’on se tue comme on rêve. Ce n’est pas une question morale que nous posons : Le suicide est-il une solution ? » Dès le numéro deux du 15 janvier 1925 La Révolution Surréaliste publie les résultats de son enquête (*4). Francis Jammes y porte l’accusation d’incitation jusqu’à son ultime perfection. Selon lui, la question tue : « La question que vous posez est d’un misérable et, si jamais un pauvre enfant se tue à cause d’elle, ce sera vous l’assassin ! » Il s’attire la réplique désormais célèbre : « Mais, mon cher candidat à l’Académie, si le suicide était une solution, nous nous glorifierions d’y pousser le monde, si seulement nous y croyions un peu. S’il n’en est pas une, qu’est-ce que c’est que cette rumeur héroïque, cette brume légendaire qu’on veut laisser flotter sur lui ? Au reste l’occasion semble bonne de prendre ses responsabilités. Il est aussi vrai que nous ne reculerons jamais devant les conséquences de la pensée, et que nous laisserons aux cafards leur ridicule manie d’escamoter les problèmes. » En fait, les surréalistes s’expriment peu. Breton se contente d’une citation de Théodore Jouffroy. Benjamin Péret ne dit rien. Seul des trois fondateurs de la revue Pierre Naville répond. Mais c’est le texte de René Crevel qui frappe, en ce que seul son auteur semble s’être posé la question avant qu’elle soit de mode. « Une solution ?... Oui. La mosaïque des simulacres ne tient pas. J’entends que l’ensemble des combinaisons sociales ne saurait prévaloir contre l’angoisse dont est pétrie notre chair même. (...) On se suicide, dit-on, par amour, par peur, par vérole. Ce n’est pas vrai. Tout le monde aime ou croit aimer, tout le monde a peur, tout le monde est plus ou moins syphilitique. Le suicide est un moyen de sélection. Se suicident ceux-là qui n’ont point la quasi universelle lâcheté de lutter contre certaine sensation d’âme si intense qu’il la faut bien prendre jusqu'à nouvel ordre pour une sensation de vérité. Seule cette sensation permet d’accepter la plus vraisemblablement juste et définitive des solutions, le suicide. (...) Chaque jour m’amène à envier davantage ceux dont l’angoisse fut si forte qu’ils ne purent continuer d’accepter les divertissements épisodiques. Les réussites humaines sont monnaie de singe, graisse de chevaux de bois. Si le bonheur affectif permet de prendre patience, c’est négativement, à la manière d’un soporifique. La vie que j’accepte est le plus terrible argument contre moi-même. (...) Ne trouvant pas de solution dans la vie, malgré mon acharnement à (*1) : 1er au 7 déc. 1911. (*2) : Hors du troupeau, nov./déc. 1911. (*3) : Les Réfractaires, 29 déc. 1912. (*4) : Réponses de Jouhandeau, Paulhan, Artaud, Victor Marguerite, Pierre Naville, Man Ray, André Masson, etc. Réédition : Jean-Michel Place éditeur, 1975.
chercher, aurais-je la force de tenter encore quelques essais si je n’entrevoyais dans le geste définitif, ultime, la solution ? » René Crevel organise le premier Congrès international des écrivains pour la défense de la culture qui doit avoir lieu du 21 au 26 juin 1935, à l’initiative de l’Association des Écrivains et Artistes Révolutionnaires, contrôlée par les staliniens. A la suite d’une altercation entre Ehrenbourg et Breton auquel le premier reproche, un comble, d’étudier la pédérastie, la parole est refusée aux surréalistes (*1). Le 18 juin, Crevel, qui a passé la journée à réclamer, en vain, que Breton puisse s’exprimer, se suicide au gaz. Il avait décrit la scène dans son premier ouvrage, Détours (1924) : « Une tisane sur le fourneau à gaz ; la fenêtre bien close, j’ouvre le robinet d’arrivée ; j’oublie de mettre l’allumette... » Si le suicide apparaît dans La Révolution Surréaliste c’est davantage à travers des articles de journaux reproduits in extenso et sans commentaires. Manière d’affirmer qu’il n’y a pas de faits « divers », comme on affirme aussi qu’il n’existe pas de crimes de « droit commun ». Manière de braquer le projecteur de la pensée sur tout ce que l’ordre bourgeois entend réduire. Hormis l’enquête déjà citée, un seul article de la revue est consacrée au suicide, dans son douzième et dernier numéro. Un nommé J. Frois-Wittmann s’y penche sur « les mobiles inconscients du suicide ». Le brave homme en voit tant qu’il conclut à l’absence « au moins dans notre civilisation de suicides dits ‘normaux’ ». Le critère de normalité qu’il adopte, « un homme normal se conduit comme s’il avait été psychanalysé », suffit à juger sa démarche. Il eût été intéressant de consulter le texte de Philippe Soupault, l’Invitation aux suicides, édité par Birault en 1922. Malheureusement, M. Soupault nous a confirmé par écrit avoir détruit le manuscrit et les deux exemplaires imprimés de l’Invitation ; « J’ai décidé seul de détruire ce texte, je craignais d’être prophète (*2). » L’enquête des surréalistes provoque des réactions dans d’autres milieux. La revue Clarté, à laquelle collaborent Victor Serge et Boukharine, publie dans son numéro de mars 1925 un éditorial dont le titre reprend la question posée par La Révolution Surréaliste, désignée comme une revue « de jeunes ». Pour les marxistes de Clarté un révolutionnaire ne saurait désespérer du monde, mais seulement d’une société donnée, « ainsi tant qu’il lui sera possible de lutter de quelque façon contre cette société il n’y aura pas de raison qui puisse le faire se renfermer dans un irréductible pessimisme. Ou toute révolution est devenue impossible, ou la question du suicide ne se pose pas pour lui ». La question du suicide est le lieu, comme toutes celles que les révolutionnaires posent en moralistes, de convergences divertissantes. Le texte ci-après, paru dans Le Libertaire (*3) après la tentative de suicide de Simone Villifak, jeune sympathisante anarchiste, allie l’habituelle rancœur contre les déserteurs à un souci de respectabilité qui confine au pitoyable : « Toute la presse va encore exploiter ce déplorable accident. Il faut, une bonne fois pour toutes, que nous exprimions l’opinion des milieux anarchistes sérieux, qui sont scandalisés que de telles mœurs s’introduisent chez nous. Les anarchistes veulent, pour tous, la vie libre et belle, heureuse. Ils luttent pour la vie et non pour la mort. Ils combattent pour le bonheur et non pour la douleur. Les milieux anarchistes sont sains, vigoureux, combatifs. Ils sont partisans de l’action et réprouvent le suicide. Ils n’ont rien de commun avec certains petits cénacles où l’on cultive des théories extravagantes. (...) C’est surtout aux jeunes que nous nous adressons, eux qui sont encore faibles pour résister à la morbidité. Tournez-vous vers l’action, tournez-vous vers la vie. Que l’existence toute de lutte du propagandiste vous tente, car elle recèle des jouissances qu’ignore le commun (...). Allons, du courage, amis de 20 ans, étudiez, propagez l’idée, travaillez honnêtement et le goût de la vie naîtra dans vos (*1) : In introduction au Clavecin de Diderot de R. Crevel, par Claude Courtot, J.-J. Pauvert éditeur, 1966. (*2) : Témoignages écrits de Philippe Soupault, oct. et nov. 1978. (*3) : Reproduit par La Révolution Surréaliste, n° 1, déc. 1924.
cœurs comme une belle rose trémière ! » La revue libertaire L’Endehors, « organe de pratique, de réalisation et de camaraderie individualiste », ouvre à son tour une enquête après le suicide de Georges Palante, philosophe individualiste, « le seul pris au sérieux par les pontifes de la philosophie officielle (*1) », et adversaire des thèses de Durkheim. Y répondent également Hem Day, qui rédigera le paragraphe « Suicide » de l’Encyclopédie anarchiste (1934), et l’écrivain Georges Navel (*2). Tous deux plaident le droit au suicide. « Je n’aime pas les gestes de désespoir, les gestes contraints. J’aime le suicide esthétique, celui qui découle d’une décision, non pas d’une situation. Voilà la seule nuance que je fais dans le suicide (Navel). »
Comment peut-on être bolchevik ? N’en déplaise à Clarté, il semble que certains révolutionnaires se croient autorisés à quitter la vie sans en référer à leurs pairs. On conviendra que le fait qu’ils aient eu la chance insigne de vivre dans la patrie du socialisme est une circonstance aggravante. Serge Essenine, poète, auteur des « Chants d’un hooligan », se tue le 27 décembre 1925. « Il a quitté la vie sans crier à l’outrage, sans protestation poseuse, sans claquer la porte, mais en la fermant doucement d’une main d’où le sang coulait », écrit Trotski dans la Pravda (*3). A poète, épitaphe poétique sans doute. Ah ! La poésie est une belle chose, et qui mérite d’être défendue s’il le faut, mais qui va mal avec la dialectique. Essenine n’était pas un révolutionnaire, c’était « un lyrique intérieur ». Il n’était pas de ce monde, il n’est pas « le poète de la révolution ». N’a-t-il pas écrit : « Je donnerai toute mon âme à votre Octobre et à votre Mai. Mais seule ma lyre bien-aimée, je ne la céderai pas ! » On ne peut faire tout à fait confiance à ces gens-là ! Trotski s’y perd un peu ; Essenine est-il le poète « vaincu par la vie », ou bien celui « que nous n’avons pas su garder à nous » ? L’important est que dans son souvenir « il n’y ait rien qui nous abatte ou nous fasse perdre courage. Le ressort qui tend notre époque est incomparablement plus puissant que notre ressort personnel. La spirale de l’histoire se déroulera jusqu’au bout (...). Conquérons pour chacun et pour chacune le droit au pain et le droit au chant ». Et de risquer... « Le poète est mort, vive la poésie ! » C’est un peu court, mais ça ira pour cette fois. Le 16 novembre 1927, un autre suicide, politique celui-là, touche directement Trotski. Adolph Abranovitch Yoffé se tue d’un coup de révolver, entendant ainsi protester contre l’exclusion du parti de son ami Trotski et de Zinoviev. Yoffé est tuberculeux, gravement atteint, et Staline lui refuse un visa de sortie et l’autorisation de publier ses mémoires, dont le produit lui aurait permis de se faire soigner à l’étranger. C’est une condamnation à mort, que Yoffé tente de retourner contre Staline en se suicidant. Il laisse un testament dont il a autorisé Trotski à supprimer les passages pessimistes quant à l’avenir de l’opposition. Il est clair que Trotski craint l’épidémie. Déjà, après la défaite politique de 1923, Eugénie Bosch, Loutovinov et Glozman, secrétaire de Trotski, s’étaient suicidés. C’est encore pour conjurer la menace que celui-ci déclare le 19 novembre 1927 aux funérailles de Yoffé, qui sont significativement la dernière manifestation publique de l’opposition : « Sa vie, non son suicide, doit servir de modèle à ceux qu’il a laisser derrière lui. La lutte continue. Chacun reste à son poste. Que personne ne déserte (*4) ! » (*1) : « Le suicide d’un individualiste, Georges Palante », Gérard de Lacaze Duthiers, L’Endehors du 8 août 1925. Sur le philosophe, on lira Souvenirs sur G. Palante, Louis Guilloux, Calligrammes (18, rue Elie-Fréron, 29000 Quimper), 1980. (*2) : Dont on a réédité Travaux chez Folio, 1980. (*3) : 19 janv. 1926, reproduit in Trotski, littérature et révolution, 10-18, 1977. (*4) : In Trotski, le prophète désarmé, Isaac Deutscher, Julliard, 1964.
Pour Maïakovski « la barque de l’amour s’est brisée contre la vie courante » un jour d’avril 1930. Encore un poète celui-là. Trotski ne s’y trompe pas : « Maïakovski voulut sincèrement être un révolutionnaire, avant même que d’être un poète. En réalité, il était avant tout un poète, un artiste, qui s’éloigna du vieux monde sans rompre avec lui (*1) ». « Incapable de se lier à l’époque, à la classe », le verbe rebelle ; aux lèvres « la plaisanterie de mauvais goût par laquelle le poète semble vouloir se protéger contre toute atteinte du monde extérieur », Maïakovski n’a-t-il pas écrit dans la lettre qu’on retrouvera près de son corps : l’incident est clos ? Que signifie cette formule lapidaire, se demande le créateur de l’armée rouge, dont la compétence en matière d’humour ne peut être discutée (*2) ? Staline rend publique dans un communiqué la position officielle du Parti sur ce suicide : « Aucun rapport avec les activités sociales et littéraires du poète. » Ce qui revient à dire, note Trotski, que son suicide n’a rien à voir avec sa vie, « ou bien que sa vie n’avait rien de commun avec sa création révolutionnaire et poétique ; c’est transformer sa mort en un fait divers fortuit ». Puisque Staline crache sur Maïakovski, Trotski pardonne à ce « futuriste attardé » qui lui fournit l’occasion de pourfendre les imbéciles incapables de comprendre le génie du poète, et les contradictions de l’époque auxquelles il a succombé. Maïakovski devient « l’un des plus indiscutables précurseurs de la littérature que se donnera la nouvelle société ». A la même époque, André Breton réussit le prodige d’un texte qui ne dit à peu près rien du sujet qu’il se propose. Attentif à soutenir sa réputation d’homme dessalé, il aligne les propos sur l’amour, d’une misogynie maladroite chez un ennemi des homosexuels (en gros : quand elles sont belles, elles sont idiotes, faut-il pour autant coucher avec des laiderons ? ), et sur la politique, où il glisse à propos un peu de dialectique (« je la montre à ces messieurs », comme aurait pu dire Engels) : « Le courage n’est pas, d’ailleurs, de continuer à vivre ou de mourir : il n’est que d’envisager de sang-froid la violence respective des deux courants contradictoires qui entraînent (*3). »
Vaché, Rigaut, d’Axa, Jacob, les « gais terroristes » L’un écrivait, et l’autre non. En marge du surréalisme et de l’anarchisme, ils ont été de « gais terroristes » (Breton), assurément au service de personne, pas même de la révolution. Fidèles d’abord à une certaine idée d’eux-mêmes, qui un jour se brouille, ou dont le contraste avec ce que l’on est, est ce que l’on va devenir, exige simplement de mourir proprement, sans déclarations. Jacques Vaché écrit du front à André Breton, le 9 mai 1918 : « J’objecte à être tué en temps de guerre. » Il se tue, libre de ses actes, le lundi 6 janvier 1919, à l’âge de vingt-trois ans. « Sa mort eut ceci d’admirable qu’elle peut passer pour accidentelle. Il absorba, je crois, quarante grammes d’opium, bien que, comme on pense, il ne fût pas un fumeur expérimenté (*4). » Dans la même Confession dédaigneuse Breton ajoute : « Se suicider, je ne le trouve légitime que dans un cas : n’ayant au monde d’autre défi à jeter que le désir, ne recevant de (*1) : « Le suicide de Maïakovski », bulletin de l’opposition, mai 1930, reproduit in Trotski, littérature et révolution, op. cit. (*2) : Lorsque May Picqueray, syndicaliste libertaire, vient lui demander en 1922 la libération de deux anarchistes déportés en Sibérie, de ceux qu’on n’a pas encore collés au mur, le boucher de Cronstadt répond : « Tu oublies, camarade, que j’ai été déporté sous le tsarisme... et tu vois, je suis toujours vivant... » May la réfractaire, Atelier Marcel Jullian, 1979. (*3) : Point du jour, « La barque de l’amour s’est brisée contre la vie courante » (à propos du suicide de Maïakovski) André Breton, coll. Idées Gallimard, 1977. (*4) : Les pas perdus, Gallimard 1970.
plus grand défit que la mort, je puis en venir à désirer la mort. » Rigaut, lui, « cherchait à ne pas mourir », entendez qu’il cherchait, sans trop d’illusion, le moyen d’échapper à la décision de mourir. Mais, « essayez si vous le pouvez d’arrêter un homme qui voyage avec son suicide à la boutonnière ». De ceux qui se tuèrent, il est sans doute celui qui douta le plus du suicide : « Il n’y a pas de raisons de vivre, is il n’y a pas de raisons de mourir non plus. La seule façon qui nous soit laissée de témoigner notre dédain de la vie, c’est de l’accepter. La vie ne vaut pas qu’on se donne la peine de la quitter. (...) Le suicide est un pis-aller à peine moins antipathique qu’un métier ou qu’une morale. (...) Se tuer c’est convenir qu’il y a des choses à redouter, ou seulement à prendre en considération. » Et quand cela arrive, « ce qui nous libère, ce qui nous ôte toute chance de souffrance, c’est ce revolver avec lequel nous nous tuerons ce soir si c’est notre bon plaisir ». L’absurde résonne encore ce matin du 6 novembre 1929 quand claque le coup de feu. S’aidant d’une règle, Jacques Rigaut s’est tiré une balle dans le cœur. Jolie publicité posthume faite à son Agence Générale du Suicide, qui garantissait « grâce à des dispositifs modernes une MORT ASSURÉE et IMMÉDIATE, ce qui ne manquera pas de séduire ceux qui ont été détourné du suicide par la crainte de ‘‘se rater’’ (*1) ». Alphonse Galland, dit Zo d’Axa, s’affirme endehors de toutes les lois, de toutes les règles, de toutes les théories, fussent-elles anarchistes. L’Endehors est aussi le titre du journal qu’il fonde en 1891. Remarquable polémiste, il ponctue l’actualité de pamphlets qui lui valent d’être maintes fois condamné, exilé et emprisonné. Il met fin à ses jours à quatre-vingt-six ans en août 1930 à Paris (*2). La liberté n’est pas l’apanage de ceux qui en parlent. Le suicide n’est pas le privilège des littérateurs. Alexandre Marius Jacob est cambrioleur, et anarchiste. Il est condamné à six mois de prison en 1897 pour fabrication d’explosifs. A nouveau condamné en 1899 à six ans de réclusion, il se fait passer pour fou et s’évade de l’hôpital de Marseille où on le retient. Il se déguise volontiers en policier, s’en prend aux églises et aux riches, et finance la presse libertaire. Lors du procès d’assises d’Amiens, en 1905, il risque sa tête. Les compagnons créent un journal tout spécialement pour assurer sa défense, propager l’idée et menacer les jurés. Germinal reproduit dans la nuit ses déclarations de la veille : « Il faut détruire les castes, j’ai choisi le vol pour moyen.» Il mène un procès « de rupture », refuse le protocole judiciaire, invective. Il est condamné aux travaux forcés à perpétuité et déporté. Rapatrié en France un quart de siècle plus tard, il est libéré en décembre 1928. Il tentera encore d’organiser le trafic d’armes vers l’Espagne pour soutenir la révolution libertaire. Pas trop usé à soixante-quinze ans, mais il estime que ce ne sera plus long, il décide d’en finir. Quelques affaires à régler, une compagne anarchiste désirée, avec laquelle il fait l’amour une première et dernière fois (avec l’assentiment de son compagnon), et le 28 août 1854, un samedi, « pour que les gens s’occupent du corps un dimanche et que l’habillage et les démarches à faire ne les dérangent pas », il s’injecte, ainsi qu’à son chien Négro, une dose mortelle de morphine (*3).
(*1) : Écrits, Jacques Rigaut, Gallimard, 1980. Nous donnons à titre indicatif les tarifs proposés par l’A.G.S. : Électrocution : 20 F. Revolver : 100 F. Poison : 100 F. Noyade : 50 F. Mort parfumée (taxe de luxe comprise) : 500 F. Pendaison, Suicide pour pauvres : 5 F. (La corde est vendue au prix de 20 F. le mètre et 5 F. pour 10 centimètres supplémentaires) (...) Il ne sera fait aucune réponse aux personnes exprimant le désir d’assister à un suicide. (*2) : Endehors, Zo d’Axa, coll. Classiques de la subversion n° 5, Champ libre éditeur, 1974. (*3) : Jacob, Bernard Thomas, Tchou éditeur, 1970.
Parce que je suis libre ! Cœurderoy 1825-1862 « Je me suiciderai parce que je suis libre. - Et je ne considère pas la Liberté comme un vain mot : je l’étends au contraire jusqu’au droit de m’ôter la vie si je la prévois à jamais malheureuse », écrit Cœurderoy, exilé à Turin en janvier 1855 (*1). Et d’ailleurs, « Moi je vais où la passion me pousse, je me représente tel que je suis, je publie ma pensée quoi qu’il m’en coûte ; je méprise les convenances et l’opportunité, je trouve les hommes laids et leurs maîtres hideux ; je ne m’accuse de quelques égards que pour les jolies femmes ! Et je sème en chantant ! » Médecin, Ernest Cœurderoy est interne à l’Hôtel-Dieu en 1848. Membre en 1849 de la commission exécutive permanente du « Comité démocratique socialiste des élections », il démissionne pour protester contre le refus de la commission d’entériner le principe de la résistance armée en cas de violation de la constitution. Il doit fuir la répression à Genève, puis à Bruxelles, Londres, Madrid et Turin. On ne connaît aucun écrit de lui entre 1856 et 1862, année de son suicide au hameau de Fassaz dans le canton de Genève. Le 25 (?) octobre, on le trouve étendu sur son lit, les veines ouvertes, mort. Seul Ferdinand Jannot, qu’il a connu exilé comme lui en 1849, suit le cercueil sous un violent orage. Les cinquante pages du chapitre Marina. Sur le suicide sont un long plaidoyer fantastique pour le droit au suicide, bien dans le style tourmenté (« romantique attardé », aurait dit Trotski) de Cœurderoy. Sans doute sait-il, sent-il déjà qu’il se tuera. Il répond à tout par avance. « Pour me détourner du suicide, ne me dites pas que je suis chargé d’une mission, celle de vivre, et que je dois l’accomplir jusqu’au bout. Car charge veut dire peine, et devoir, esclavage. Car je ne fais que ce qui me plaît, à moins de force majeure ; et j’ai du moins pour consolation, dans cette vie, la certitude de pouvoir m’en débarrasser quand je le jugerai convenable. Puis je vous demanderai : qui donc avait mission de m’imposer cette mission-là ? A qui donc en ai-je reconnu le droit ? Quand et comment ? Qu’on me trouve le contrat par lequel je me suis engagé à vivre quand même ! Qu’on me cite les conditions que j’ai stipulées à mon avantage en le rédigeant et en le signant ! Et alors je me résigne à vivre par mission, commission, soumission, pression, compression, dépression, et aspersion. - Sinon, non ! » Cœurderoy reconnaît dans une note avoir changé d’opinion sur le suicide (*2). Il se moque : « Moi-même, oui moi, dans un temps où je me croyais sage, j’écrivais, pauvre fou le suicide est un acte lâche que réprouvent également l’opinion et la loi (De la révolution dans l’homme et dans la société (*3)). L’opinion ! La loi ! mensonges, tyrannies, camisoles de force, furies qui déchirent ton âme toujours jeune, Éternité ma mère ! » Trois ans plus tard, à Turin, il affirme : « Oui, si dans un seul cas, je me reconnaissais le droit d’exercer une autorité sur l’esprit de mes semblables, je conseillerais le suicide à quiconque m’affirmerait ne plus pouvoir supporter l’existence ! Et ce conseil, je le donnerais dans tout le calme de ma conscience, comme le médecin qui, désespérant d’arrêter la gangrène d’un membre au moyen d’une médication générale, propose l’amputation. (...) Si, lisant ces lignes, quelqu’un de ces grands infortunés y puisait le courage de se détruire, je ne regarderais pas comme perdu le temps que j’ai mis à les rédiger. Avant tout, dirais-je à l’homme, délivre-toi du mal ! Et quand toutes les heures de ta vie sont la proie du mal, eh bien ! délivre-toi de la vie ! » Tout médecin qu’il est, Cœurderoy ne semble pas s’être inquiété de la « mort douce » ; « De sang-froid, il ne doit pas être bien affreux de mourir en se précipitant, en s’endormant, dans les vapeurs du charbon ou sous les baisers des vagues, en se brûlant la cervelle. » Il (*1) : Œuvres. Jours d’exil, 3 vol., Paris, Stock, 1910-1911, chapitre 1 : « Marina. Sur le suicide ». Introduction de l’historien anarchiste Max Nettlau. (*2) : Œuvres. Jours d’exil, vol. 1, p. 25. (*3) : J.B. Tarride éditeur, Bruxelles, 1852.
s’agit avant tout de ne pas se rater, de ne pas tomber aux mains « des plus charlatans des despotes », les médecins, qu’il connaît bien. « Ah ! mille morts plutôt qu’une parole de pitié méprisante, plutôt que la dictature matérielle des médecins ou les divagations psychiques des savants* ! »
* : Un recueil de textes de Cœurderoy est paru aux éditions Champ libre : Pour la révolution, 1972, précédé de Terrorisme ou révolution de Raoul Vaneigem. Lire également Hurrah ! ! ! ou la révolution par les cosaques, Ernest Cœurderoy, Plasma éditeur, coll. Table rase, 1977.
CHAPITRE VIII LES MILITANTS DE LA « MORT DOUCE » « Quand je serai grand, je me suiciderai ! » ; le titre d’un article de Claude Guillon s’étale à la une du numéro 11 de la revue Tankonala Santé d’octobre 1974 (reproduit en annexe). l’illustration du dessinateur Cruz montre un enfant qui cherche à atteindre un revolver hors de sa portée. Un deuxième article y traite du suicide : « Quand j’entends parler de fléau social, je me méfie. » Son auteur : le docteur Jean Carpentier, autour duquel une dizaine de personnes se sont regroupées en 1972 pour créer la revue*. Il y analyse une brochure d’information adressée à tous les praticiens par le ministère de la Santé publique, en vue de lutter contre ce « fléau social » qu’est le suicide. Pourquoi aux seuls médecins ? Comme le note Carpentier, « le suicide doit être considéré comme une maladie pour que le médecin s’en occupe : d’ailleurs on ne lui demande en fait que de l’interdire conformément à sa « mission ». Par délégation de « la société » qui en est propriétaire, le médecin est le gérant * : A l’époque, Jean Carpentier est suspendu pour deux ans par le Conseil de l’Ordre des médecins pour avoir diffusé un tract intitulé « Apprenons à faire l’amour ». « L’idée de TK est la suivante, et elle ne débouche pas sur une entreprise facile : les malades, y compris quand ils sont médecins (et peut-on être médecin sans être malade ?), reprennent le pouvoir sur leur maladie, sur leur corps et leur esprit. Ils remettent en cause tout ce qui les rend malades dans leur vie quotidienne : l’école, l’usine, le pavillon à crédit, le couple, etc. C’est de tout ça qu’on parle et qu’on parlera dans TK, qui a ainsi l’ambition d’être le journal d’une stratégie offensive dans le domaine de la santé, de briser le cercle vicieux où les malades fabriquent des médecins et les médecins fabriquent des malades. » (« Rappelons la ligne de notre journal », n° 8, mars 1974.) Le premier numéro de TK est daté de février 1973, le dernier (n° 22), du printemps 1977. La dernière livraison de la revue est scellée dans une boîte de conserve dont l’étiquette porte le texte suivant : « N’essayons pas de tricher. TK confirme par ce conditionnement son caractère d’objet de consommation. On trouvera à l’intérieur pourquoi cela ne satisfait pas le groupe de ceux qui fabriquent le journal. Pourquoi font-ils ce geste ? Comment ont-ils l’intention de continuer à exister ? Accessoirement, mais très concrètement, cette livraison de TK constitue enfin une arme. A chacun d’imaginer le meilleur moyen de s’en servir pour la bonne cause. TK au bout de sa logique se met en boîte. Ouvrez la boîte, il en sortira peut-être quelque chose. » Sur TK, on peut consulter Tankonalasanté, recueil d’articles paru dans la Petite Collection Maspero en 1975 (les deux articles précités y sont reproduits) et la thèse d’Emmanuelle Reynaud, D’autres problèmes sociaux, d’autres formes d’organisation politique : le cas de la santé, C.N.R.S., Centre de sociologie des organisations, février 1978.
du corps des travailleurs ou futurs travailleurs (ou chômeurs). (...) Eh bien, nous n’avons rien à faire de la survie, seule possibilité qui nous soit offerte, les proportions inquiétantes que le suicide atteint aujourd’hui ne nous inquiètent pas : affirmant le droit au suicide, nous affirmons que notre vie nous appartient, que nous nous appartenons. (...) L’absentéisme à l’usine est un fléau social, la maladie est un fléau social mais ce social-là, nous le crèverons. Et alors seulement nous rangerons nos armes. L’absentéisme, le suicide, la maladie : ce sont nos armes contre ce social-là. ». Pour sa part, Claude Guillon écrit : « La société a réussi à intégrer le suicide au spectacle quotidien par ses campagnes de presse à scandale, ses théories sociologiques d’arrière-presbytère. (...) Envisager le suicide comme moyen de marquer soi-même la limite de son existence, c’est casser la gangue d’airain de la fatalité - ‘‘il faut bien vivre’’, puisqu’on est - fatalité mythique qui puise dans la naissance, irrémédiablement exclue du choix individuel, sa réalité apparente. (...) La mort, elle, nous appartient si nous le voulons. Fantastique pouvoir recouvré sur nos vies dont l’ivresse peut bien nous mener à repenser la non-vie qu’on nous impose. » On se retrouve donc d’accord de part et d’autre pour mener une analyse politique du « phénomène sociologique » et pour revendiquer le droit au suicide. Cette identité de vues ne résistera pas à l’épreuve de la pratique.
Au-delà du discours Deux articles, le premier signé par Bernard de Fréminville (*1) et le second par Claude Guillon (*2) vont fournir l’occasion de révéler les clivages. Bernard de Fréminville, ancien psychiatre, évoque pour la première fois dans la revue les moyens pratiques de se tuer sans souffrance. Il les connaît, mais ne les divulguera pas. « Même que je me suis souvent dit que ce serait plus prudent d’avoir quelque part (...) un petit flacon de ces petites dragées qui ne vous ratent pas si on sait les choisir, si on connaît la dose et si on a devant soi le temps de solitude nécessaire. Ça serait pas difficile, vu mon métier. Ça soulève encore un problème, ça : pourquoi je vous les donnerais pas ces éléments que je connais, puisque j’écris dans un journal qui essaie de lutter contre le savoir médical réservé à quelques-uns ? (...) Faut croire que c’est pas si simple parce que, pour cette fois-ci en tout cas, je vous le dirai pas. Et pourtant, je suis pour le droit au suicide et je suis bien content, moi, de savoir tout ça au cas où... Bref, une contradiction de plus, s’il y en a qui en pensent quelque chose... » Claude Guillon de son côté propose en 1975 la création d’un « Comité Mort Douce » qui devrait « tenter de redistribuer aux gens eux-mêmes le savoir que les spécialistes détiennent. Quelqu’un qui veut se tuer ne devrait plus avoir à se demander s’il aura le courage de sauter sous le métro et s’il aura mal et s’il mourra tout de suite... Chacune (un) devrait connaître la dose exacte du médicament nécessaire ». L’article se termine sur un appel à « ceux qui savent : médecins, infirmiers, etc., et qui sont prêts à mettre, pour une fois pratiquement, leur savoir au service de tous (*3) ». A la même époque, parvient à Tankonala Santé la lettre d’une lectrice qui prend Bernard de Fréminville au mot : « Je ne suis pas handicapée. J’ai tous mes membres et encore ‘‘toute ma tête’’ jusqu’à quand ? Mais j’aimerais me suicider. Le problème c’est que je ne veux pas employer n’importe quel moyen au risque de devenir moi aussi une handicapée ! C’est parce que je revendique tout comme vous le droit au suicide et que je me révolte contre le savoir médical ( oh ! privilège qui peut (*1) : « Et comment on sera nous, quand on sera handicapé ? », TK n° 9, avr. 1974. (*2) : « Vive la mort ! », TK n° 17, hiver 1975. (*3) : « Vive la mort ! » est reproduit intégralement en annexe.
permettre à un médecin de se suicider sans se rater et sans souffrance inutile !) que je vous demande quels sont ces petits comprimés miracle dont vous connaissez le secret, parce que vous, vous jouissez de ce privilège. Faut penser à partager avec les copains et pas se garder jalousement ces petites formules. Que vous ne les publiiez pas, soit, et encore, je rêve du jour où on vendra ces pilules dans des distributeurs automatiques ; quand est-ce qu’enfin on prendra les gens pour des adultes responsables d’eux-mêmes ? Je veux mourir. La société qui m'écœure et qui m’a ôté tout goût de vivre en son sein, tant je me sens sans rapport avec elle, devrait me permettre de me suicider sans m’obliger à des souffrances physiques après toutes les souffrances intellectuelles qu’elle m’a provoquées. Ah mais non, faudrait peut-être même encore que je la remercie parce que socialement on peut me considérer comme une privilégiée. Je n’ai pas de justification à vous donner. Je revendique le droit au suicide et en tant que droit, je l’exige sans jérémiades. J’ai milité dans un mouvement défendant l’avortement. (...) Les femmes pour obtenir une adresse à l’étranger et à quel prix ! se croyaient obligées de se justifier, de nous déballer toutes leurs motivations, toutes plus valables les unes que les autres (...). Jamais elles n’auraient imaginé qu’il suffisait de nous dire : « Je veux avorter », point final. (...) Donc ne comptez pas sur moi pour me justifier. Je vous demande de mettre en pratique ce que vous théorisez. Vous affirmez le droit au suicide, permettez que je bénéficie de votre savoir pour mourir proprement, sûrement et sans souffrance. Merci. » Cette lettre, que nous considérons aujourd’hui encore comme parfaite tant elle sait dire l’essentiel, jette le trouble dans le collectif de rédaction de Tankonala Santé. L’injonction, pourtant logique d’avoir à conformer sa pratique à ses écrits déclenche un mouvement de panique. Comme si l’on ne parlait de la vie, ou de la misère que pour mieux la tenir à distance. Claude Guillon décide, avec l’aide d’un médecin, d’élaborer une réponse qui servira de modèle à la circulaire type du Comité Mort Douce (reproduite en annexe). Cette circulaire sera adressée systématiquement à tout demandeur, sans distinction d’âge, de sexe ou de motivation. A l’exclusion, sauf exceptions rarissimes, de toute réponse personnalisée. Certains, à Tankonala Santé, sont d’avis qu’il convient simplement de passer sous silence la lettre et sa réponse ! Elle est finalement publiée dans le numéro 18 (printemps 1976) sans qu’il soit fait allusion ni aux débats qu’elle a provoqués, ni à la réponse envoyée. Par contre, ce même numéro contient un article d’Aline Issermann qui répond à la proposition de constituer un Comité Mort Douce : « C’est de la folie dangereuse que de vouloir faire circuler une pareille liste (de médicaments) parmi des gens qui n’ont pas encore les moyens de faire tous les tours de leurs problèmes. La solution n’est pas individuelle mais collective. (...) On n’a pas le droit de mettre dans la main de quelqu’un une recette de suicide, si c’est pour lui laisser l’autre main vide, et si c’est un gag, il n’est pas drôle (*1). » Un encadré qui fait suite à l’article rassemble quelques lettres de lectrices dont celle de la journaliste Catherine Valabrègue qui approuve la création d’un Comité Mort Douce et « souhaite la diffusion du matériel que vous vous proposez de rassembler ». Le Comité Mort Douce, dont l’adresse, au siège du journal, est mentionnée dans diverses publications (*2), recevra peu de courrier ; une trentaine de lettres, toutes pour réclamer des renseignements pratiques, mais aucune n’émanant de « ceux qui savent ». Le débat se poursuit également à travers les petites annonces du quotidien Libération. Un(e) dénommé(e) « Pluche » s’adresse aux candidats suicidaires (*3) : « Junks, paumés, la (*1) : « Cet hiver ». (*2) : Dans un article de Libération du 15 déc. 1975, dans le Catalogue des Ressources, vol. 3, éd. Alternatives, Paris déc. 1977, par des annonces parues dans Libération des 5 janv. et 17 mai 1977, et dans la revue Alternatives, numéro « Spécial Ressources », nov. 1978. (*3) : Libération du 14 juin 1977.
mort à deux ou à plusieurs, ça peut être une fête. » Sa lettre, où elle se plaint que son annonce ait été censurée à plusieurs reprises (ce dont elle tire argument pour flétrir le moralisme « style Libé »), provoque quelques réponses auxquelles « Pluche » ne réagit pas. Certains annonceurs entrent en contact, davantage pour discuter, semble-t-il, que pour organiser des départs collectifs. Le 30 décembre 1977, paraît une autre annonce signée Béatrice : Et mourir. « Le droit à une mort douce, ça reste à inventer ? Non. On peut bien avoir envie de mourir sans vouloir se jeter du vingtième étage ou se tirer une balle dans la tête. Hé, les toubibs et autres médicos, oubliez votre serment d’hypocrite et indiquez comment se suicider cool à ceux qui le désirent. Et par l’intermédiaire de Libé que tout le monde en profite. Merci, et j’emmerde par avance tous les moralisateurs d’où qu’ils viennent. » Une vingtaine d’annonces se répondent entre 1977 et 1978 ; demandes de renseignements, poèmes, tentatives de dissuasion. Le Comité Mort Douce, qui continue à répondre aux demandes d’ordre pratique, fera l’objet d’une enquête de la police judiciaire. Elle a été alertée, semble-t-il, par la mère de l’un des correspondants du Comité qui a trouvé la circulaire en fouillant ses papiers ! Tankonala Santé a cessé de paraître depuis plusieurs mois. Le gérant des éditions Solin est mis hors de cause : il n’a pris part ni aux débats internes à TK, ni à plus forte raison à la vie du Comité qui a fonctionné en dehors même de la revue. Apparemment, la P.J. ne disposait pas de la collection de TK au dépôt légal du ministère de l’Intérieur ; elle ne parvient pas à identifier le responsable du Comité. L’enquête est close.
Comité Mort Douce bis Le Comité Mort Douce évoqué dans Tankonala Santé connaîtra un curieux avatar. Sandwich, le supplément hebdomadaire de Libération, publie le 22 mars 1980 une annonce intitulée « Comité Mort Douce » ! Son auteur, Jean-Michel Sicre, se propose de créer un groupement « ayant pour objectifs de permettre à ses membres une mort volontaire, douce, décidée et programmée par avance, sur une période de temps qui pourrait être très longue, de mettre à la disposition de ses membres les moyens pharmaceutiques ou autres le leur permettant... ». J.-M. Sicre avait d’abord tenté en vain de joindre le défunt Comité issu de Tankonala Santé. Il se sent rapidement débordé par une demande qui, curieusement, l’étonne. Ne lui écrit-on pas pour lui demander tout de go de quels moyens pharmaceutiques il dispose ? Lui, souhaite plutôt aider les gens à « récupérer leur goût de vivre* » ; on imagine que ses correspondants ont d’autres chats à fouetter. Averti par nos soins du risque de réveiller la curiosité policière, il nous écrit : « (...) Si la Préfecture de police souhaite entrer en possession du paquet de lettres, il suffit de me le demander* » ! Entré à l’Association pour le Droit de Mourir dans la Dignité (A.D.M.D.) après le Congrès international d’Oxford de septembre 1980, il se montre d’abord réticent à l’idée d’un « Guide de l’Auto-délivrance ». Devenu membre du Conseil d’administration, il s’y rallie mais réclame des restrictions à sa diffusion.
Les militants de l’ « Auto-délivrance » : l’A.D.M.D. Le 17 novembre 1979, Le Monde publie dans sa page « Idées », un article-manifeste intitulé « Un droit ». Le droit de mourir dignement, dans la lucidité, la tendresse, sans autres affres que celles inhérentes à la séparation et au glissement hors de cette forme de vie, ce droit devient un impératif évident, dès lors que la vie peut être prolongée jusqu’au dernier délabrement - et même au-delà. Qui s’aviserait de dénier ce droit à quiconque ? Personne, * : Lettre à Claude Guillon, 12 avril 1980.
sauf toute notre organisation sociale et notre vision de la mort (...). Comment peut-on se dire libre et maître de son destin si l’on ne peut éviter la déchéance, sinon par un suicide solitaire, préparé en secret et dont l’issue n’est jamais certaine ? (...) Une visite à un « mouroir » est fortement recommandée à tous ceux qui ne veulent pas entrer dans la vieillesse à reculons. Je leur garantie une vision saisissante de notre civilisation, une insulte à leur dignité, une remise en question fondamentale comme l’est la présence de certaines maladies mentales. (...) Les objections couramment formulées à l’encontre de la liberté de mourir relèvent le plus souvent du refus de penser. Il est bien évident que, par exemple, ceux et celles qui veulent prolonger leur existence jusqu’au bout, gâtisme compris, en conserveraient le droit. Il n’est pas très difficile de concevoir des mesures préservant cette liberté-là. (...) Et le plaisir de vivre, la liberté d’oser se trouveront allégés d’une angoisse honteuse qui tenaille la plupart d’entre nous, même si nous n’en avons pas clairement conscience. » Dans les mois qui suivent, quelques dizaines de personnes se regroupent autour de l’auteur de cet article, Michel Lee Landa (*1), et créent l’ « Association pour le Droit de Mourir dans la Dignité », dont il sera le premier président. Dix-huit mois plus tard, le cap des 2 000 membres est franchi. Le ralliement de beaucoup se fait sur la base d’un refus de l’ « acharnement thérapeutique », assorti d’une contestation du pouvoir des médecins. La carte d’adhérent propose un modèle de « testament biologique », largement inspiré des textes similaires diffusés aux Etats-Unis (*2). Les comportements possibles des médecins et des proches y sont évoqués en quatre hypothèses parmi lesquelles le signataire retient celle(s) qu’il leur souhaite voir adopter « à partir du moment où (il) ne jouirait plus de (ses) facultés mentales ou physiques et où la guérison ne garantisse pas (sic) le rétablissement de ces facultés ». On passe ainsi du simple refus de la survie « par des médicaments, techniques ou moyens artificiels » à ce qu’il est convenu d’appeler « euthanasie passive » puis « active ». La circulaire explicative jointe à la carte rappelle que ce document a une valeur essentiellement morale, dès lors que le testateur n’est plus conscient. L’A.D.M.D. prône la mise en lois de cette procédure, afin que les médecins soient tenus de respecter de telles injonctions. Elle se propose de remettre sur le métier les textes élaborés par le sénateur Caillavet (*3). Celui-ci semble d’ailleurs tout disposé à soutenir la démarche. Dès l’origine, Michel Lee Landa avait mis en avant un deuxième projet de nature moins réformiste : la publication d’un « Guide de l’Auto-délivrance (*4) ». La brochure, comparable aux booklets anglais et écossais, proposerait d’abord une réflexion sur le droit de se donner la mort assortie d’arguments à l’encontre des « suicides impulsifs », puis une liste de médicaments susceptibles de provoquer la mort avec un minimum de souffrances. l’idée provoque des tiraillements, en particulier au sein d’un conseil d’administration qui paraît souvent effrayé par sa propre audace. Pourtant, comme le faisait remarquer à juste titre Michel Lee Landa, ce « droit de savoir » est dans le droit fil des objectifs statutaires de (*1) : Michel Lee Landa est décédé le 25 août 1981. Il nous laisse le souvenir d’un homme chaleureux et sachant faire preuve d’humour. Il est l’auteur de trois romans, Les Cloches de plomb, A perdre amour (Robert Laffont) et L’autel des mots (Seghers), ainsi que de nombreuses traductions d’ouvrages anglais et américains. (*2) : Aux Etats-Unis, plus de trente millions de « testaments » ont été signés. Une législation californienne, entrée en vigueur en 1977, en a codifié les formalités (Cf. le Rapport de la commission des lois du Sénat, par J.-M. Girault, annexe au procès-verbal de la séance du 2 octobre 1979). Onze autres états américains ont depuis suivis cet exemple. (*3) : Cf chapitre VI in fine. (*4) : « Je choisis le terme « auto-délivrance », non pour voiler le sens de l’ouvrage, mais parce que le terme « suicide » est trop chargé dans notre inconscient collectif de connotations tragiques ou désespérées. » (Michel Landa in Bulletin de l’A.D.M.D. n° 3, mai 1981.)
l’association : « Promouvoir (...) le droit légal et social de disposer librement de sa personne, son corps et sa vie, et en particulier, de choisir librement et légalement le moment de finir sa vie et le moyen d’y parvenir. » La question est à l’ordre du jour de la deuxième assemblée générale de l’A.D.M.D. qui se tient le 23 mai 1981. Elle ne réunit qu’une centaine de personnes, mais les 1 300 adhérents d’alors ont reçu un questionnaire qui leur permet de se prononcer par correspondance. Plus de 600 personnes prennent donc part aux votes. Une quasi-unanimité règle la question de principe : l’A.D.M.D. doit « établir un guide de conseils pour mourir dans la dignité comprenant une liste de médicaments utilisables ». Le doute s’introduit dans les esprits lorsqu’on en vient à débattre de la diffusion ; une majorité des deux tiers pense que le guide peut être remis à tous les adhérents sans distinction, et non pas réservé à certaines catégories (« âgés, malades, handicapés... »). Une faible majorité relative se dégage en faveur d’une option bien vague : distribution « soumise à certaines conditions, notamment délai ». Formulation ambigüe dont certains membres du conseil d’administration tirent avantage par la suite pour proposer quelques restrictions supplémentaires. On parle de fixer un âge minimal de 25 ans, ou même d’exiger un certificat établissant que l’adhérent ne suit pas de traitement psychiatrique ! Combats d’arrière-garde ! Une fois publié, le document circulera largement, nonobstant toute mise en garde interdisant de le communiquer. L’art de la photocopie est entrée dans l’ère industrielle. La soif de respectabilité égare ceux qui espèrent camoufler leur incohérence théorique derrière des barrières aussi fragiles. La rétention d’information, premier réflexe de qui fait l’apprentissage du pouvoir. Le pouvoir politique, justement, réagit tardivement compte tenu de l’importante production journalistique consacrée aux activités de l’association. Le 15 juillet 1981, par lettre recommandée, l’adjoint au directeur général de la Santé et des Hôpitaux, M. Jean-François Lacronique, tient « à appeler de façon tout à fait expresse (l’) attention sur le caractère extrêmement dangereux d’une telle initiative. Un tel document serait, en effet, susceptible, quelles que soient les intentions de ses auteurs, d’inviter certains de ses lecteurs à mettre fin à leurs jours et pourrait de surcroît faciliter toute atteinte à la vie d’autrui. » « C’est une objection, avait répondu par avance Michel Lee Landa, qui tombe aussitôt qu’on prend connaissance du guide car aucun moyen, aucune indication ne peut être utilisé à cette fin (le meurtre). (...) Imaginons un être impulsif, irréfléchi, en proie à une dépression temporaire mais sévère (perte d’un emploi, d’un amour, ...) ayant en sa possession le guide. Comme le papier sur lequel est imprimé celui-ci n’est pas empoisonné, il restera au dépressif impulsif à prendre rendez-vous avec un ou plusieurs médecins, à le ou les convaincre qu’il a besoin de barbituriques ou d’antalgiques forts (les freudiens remarqueront que cette démarche donne toute latitude au « faux suicidaire » pour échouer). (...) Mieux, les instructions contraindront le « faux suicidaire » à imaginer concrètement les étapes du processus qui conduit à la mort. Cette soudaine intimité avec sa propre mort est angoissante. Seuls ceux qui veulent vraiment et fermement mourir l’affronteront. Et ceux-là en ont parfaitement le droit*. » Sans doute plus soucieux de marquer le coup que de laisser paraître l’inconsistance de ses positions juridiques, le haut fonctionnaire terminait ainsi sa missive : « Je vous informe que j’ai saisi de cette affaire M. le ministre de la Justice pour qu’il examine la légalité d’une telle publication au regard de la loi, mais je vous demande expressément (...) de renoncer à ce projet. » A l’heure où nous écrivons, ni les rodomontades du ministère de la Santé, ni la mort de Michel Lee Landa n’ont remis en cause la préparation de ce guide, préalablement annoncé pour la fin de l’année 1981. * : Bulletin de l’A.D.M.D. n° 3, mai 1981.
« Au cours de l’assemblée générale, Michel Lee Landa avait tenu à préciser ‘‘que son association ne se transformerait jamais en agence de distribution de poison’’, mais il (n’excluait) pas de créer un réseau de médecins sympathisants comparable à ce qui a pu exister pour l’avortement (*1) » Le mouvement pour l’avortement libre et gratuit constitue effectivement l’une des références majeures de l’A.D.M.D. Mais conçue comme un groupe de pression, dont la représentativité se mesure au nombre d’adhérents, l’association se cantonne dans la promotion de revendications catégorielles (*2).
A l’étranger Du 11 au 14 septembre 1980, une conférence internationale sur « l’Euthanasie volontaire et le Suicide » s’est tenue à Oxford à l’invitation de l’association anglaise Exit. Elle a réunit des délégués d’une vingtaine d’organisations venant de quinze pays différents, qui ont décidé de se regrouper dans une Fédération mondiale des Associations pour le Droit de mourir (*3). Toutes militent pour une réappropriation de leur mort par les individus, à travers une évolution des législations et des mentalités. mais une ligne de partage se dessine à partir d’une question centrale : faut-il divulguer des « recettes » de mort douce ? La puissante organisation américaine Concern for dying (250 000 membres) par exemple, préfère se limiter au combat contre l’acharnement thérapeutique tout en promouvant une meilleure assistance psychologique aux mourants. Elle s’est expressément prononcée contre la publication d’ « informations standardisées » sur les méthodes du suicide. Nous nous limiterons ici à un tour d’horizon des quelques mouvements qui, ces dernières années, ont décidé de diffuser ouvertement des informations techniques.
Grande-Bretagne Plus connue sous le nom d’Exit, récemment accolé à sa dénomination d’origine, The Voluntary Euthanasia Society, l’association londonienne est l’ancêtre du genre : sa création remonte à 1935. Elle a longtemps végété avec pour seuls temps forts la promotion de bills devant le Parlement en vue de légaliser un procédure de déclaration écrite devant témoins pour les malades incurables réclamant l’euthanasie « passive ». Comme les deux précédentes, la dernière tentative devant la Chambre des lords en 1969 s’est soldée par un échec. Exit est sortie de sa torpeur en 1978, par un relatif rajeunissement de ses effectifs et avec l’arrivée d’un nouveau secrétaire général fort doué pour la vie publique et les relations avec la presse, Nicholas Reed. Mais c’est surtout l’annonce de la mise à l’étude d’une brochure de conseils et d’informations pratiques qui fait bondir le nombre d’adhérents de 2000 en juillet 1979 à 10 000 en octobre 1980. La publication promise sera reportée par deux fois. A l’été 1980, le Bureau de l’association, inquiet des risques de poursuites sur la base du Suicide Act de 1961 réprimant la complicité de suicide (y compris sous forme de conseils), décide d’attendre le vote de lois plus favorables. La branche écossaise décide alors en août de se constituer en organisation autonome ; (*1) : Propos rapportés par Claude Guillon dans Le Matin du 25 mai 1981. (*2) : A.D.M.D., Boîte postale 322.09, 75423 Paris Cedex 09. Tél. : 874.19.99. Siège social : 92, Bd de Port-Royal, 75005 Paris. (*3) : La prochaine conférence internationale organisée par la V.E.S.V. (cf. annexe), se tiendra à Melbourne (Australie), du 21 au 26 août 1982. World Federation of Right to Die Societies (« Fédération mondiale des associations pour le droit de mourir ») : 529 Fifth Av. New York, New York 10017, U.S.A. On trouvera en annexe une liste des organisations avec leurs coordonnées.
la législation pénale de l'Écosse étant moins répressive, Scottish Exit fait imprimer son propre booklet. L’opuscule, brandi à la tribune de la conférence d’Oxford par Sheila Little (74 ans), secrétaire du mouvement écossais, déclenche une ovation. Désavoués par la base lors de l’assemblée générale en octobre 1980, 11 des 12 membres du bureau d’Exit Londres sont démissionnés au profit de candidats qui s’engagent à publier le guide, même si cela doit les conduire en prison. Dernière péripétie, un médecin membre de l’association introduit un recours en justice arguant de ce que les statuts ne prévoient pas qu’Exit puisse se livrer à une activité de ce genre. La question est réglée par une assemblée extraordinaire en février 1981. Les premiers exemplaires de la brochure sont diffusés au mois de juin suivant. A quelques exceptions près, la presse qui avait largement rendu compte des atermoiements antérieurs, passe l’évènement sous silence. Signalons que certains responsables d’Exit Londres n’ont peut-être pas toujours fait preuve d’une grande prudence dans leur prosélytisme, avant même la parution du guide. Nicholas Reed et Mark Lyons (qui travaillait à mi-temps comme bénévole de l’association) ont été inculpés pour leur rôle supposé dans huit cas de suicide survenus au cours des années 1978, 1979 et 1980. Le premier, accusé d’aide au suicide et de complicité, fut laissé en liberté sous caution. Le second, âgé de 70 ans, est en prison : il est inculpé de meurtre dans l’une de ces affaires. Dans la plupart des cas, le scénario est le suivant : une personne gravement handicapée ou au dernier degré d’évolution d’un cancer téléphone à Exit et demande une assistance technique. On lui annonce que quelqu’un prendra contact avec elle plus tard. Mark Lyons se présente au domicile ; le suicide est constaté dans les heures qui suivent sa visite... Deux des candidats au suicide, ayant changé d’avis, prétendent que Lyons s’est montré quelque peu insistant après leur revirement. D’autres témoins, proches du défunt, admettent avoir coopéré en toute connaissance de cause au suicide et confirment la volonté de mourir du suicidant ; la justice anglaise a promis l’immunité en échange des témoignages... Selon le procureur, « à l’époque où il fut fait appel à la police, Lyons avait mis au point une technique de suicide combinant comprimés, alcool et sacs en plastique destinés à envelopper la tête du suicidant. De toute évidence, le sac a été utilisé dans certaines occasions (*1) ». Interrogé par la police, Lyons a déclaré que Reed lui avait demandé d’assister les personnes en détresse ; ils se seraient mis d’accord pour aider les gens « à ne pas bousiller leur suicide ». Reed dément : il ne savait pas que Lyons leur prêtait son concours actif (*2). How to die with dignity (« Comment mourir dans la dignité ») ; c’est le titre de la brochure éditée par Scottish Exit. Son auteur, le docteur George Mair, a exercé la chirurgie de 1939 à 1953, puis la médecine générale jusqu’en 1968 (*3). Un avertissement rappelle que le document n’est remis qu’aux membres de l’association qui ont adhéré depuis plus de trois mois, ou aux membres ressortissants de pays où la loi n’interdit pas l’information sur l’ « auto-délivrance ». Chaque exemplaire est numéroté ; on invite son possesseur à le conserver en lieu sûr (coffre bancaire), à le détruire avant le passage à l’acte et à ne rien tenter dans les semaines qui suivent sa réception. On y exprime le « sentiment » que personne de moins de « 21 ou 22 ans » ne devrait y avoir accès. (*1) : Rapporté par Derek Humphry in Hemlock Quarterly, n° 4, juil. 1981. (*2) : A l’issue du procès qui s’est tenu à Londres à la fin du mois d’octobre 1981, N. Reed a été condamné à trente mois de prison ferme et M. Lyons à deux ans assortis du sursis. (*3) : Le Dr George Mair est également l’auteur de Confessions of a surgeon (1974), paru en français sous le titre Les confessions d’un chirurgien, Presses de la Cité, Paris, 1975. Il y raconte qu’il a lui-même administré des doses mortelles d’anesthésiques, sur leur demande, à des malades incurables dans l’hôpital où il travaillait. Il affirme que certains de ses collègues faisaient de même (cf. Le Monde du 20 nov. 1974).
Suivent quelques précisions juridiques (loi écossaise, attitude de la police...), statistiques et médico-sociologiques (les réactions des médecins). l’essentiel du booklet est ensuite consacré à un question-réponse sur le pour et le contre du suicide. On inflige au lecteur une suite de sept « motifs » importants (du grand âge à la douleur en passant par la solitude), censés alimenter une « réflexion approfondie » en vue « du jalon émotionnel le plus sérieux dans la vie d’un individu ». On lui conseille de « ne pas agir de façon impulsive », on lui souffle de pauvres arguments pour contrer les objections des curés ou des donneurs de leçons. On aura saisi la tonalité paternaliste de l’ouvrage. Dans la liste de conseils préparatoires, l’auteur suggère encore de choisir émission de radio ou morceau de musique favoris et de laisser, le cas échéant, un mot d’excuse adressé au directeur de l’hôtel (*1). La brochure d’Exit Londres, intitulée A guide to self deliverance (« Guide pour l’autodélivrance »), est conçue sur le même modèle. Elle s’ouvre sur une préface d’Arthur Koestler qui réclame qu’on cesse de confondre la « peur de la mort » et la crainte qu’inspire l’agonie, le passage à la « non-existence ». Le genre humain enfante dans la douleur et aborde la transition entre la vie et la mort avec une angoisse que ne connaissent pas les animaux ; « L’euthanasie, comme l’obstétrique, est une façon naturelle de surmonter un handicap biologique ». Le guide anglais se distingue de son équivalent écossais en ce qu’il ne se limite pas à l’hypothèse du suicide par « simple » intoxication médicamenteuse. Quatre autres méthodes sont envisagées qui prévoient de combiner : 1 - L’absorption de sédatifs et l’asphyxie au moyen d’un sac en plastique ; 2 - Une dose toxique de médicaments et l’intoxication par les gaz d’échappement d’un moteur ; 3 - Sédatifs et hypothermie (bain froid prolongé) ; 4 Sédatifs et noyade (*1). Au premier septembre 1981, le guide anglais avait été diffusé à près de 7 000 exemplaires. Conditions requises pour l’obtenir : être membre d’Exit depuis au moins trois mois, certifier avoir 25 ans ou plus et s’engager à « ne reproduire ni photocopier aucun extrait et à ne le laisser lire à personne ». Ce qui devait arriver est déjà arrivé ; un membre d’Exit s’est suicidé dans un grand hôtel de Londres au mois d’août 1981, en laissant en évidence le booklet qu’il avait obtenu alors qu’il n’était âgé que de 22 ans. Une enquête est en cours. Exit estime « peu probable » que la justice décide de poursuivre ses responsables.
Pays-Bas La Nederlandse Vereniging Voor Vrijwillige Euthanasie (N.V.V.V.E. - « Association néerlandaise pour l’euthanasie volontaire »), créée à Amsterdam en 1973, a publié une brochure d’un dizaine de pages « à l’usage du corps médical ». Rédigée avec la collaboration d’un anesthésiste, le Dr Admiraal, elle se limite pour l’essentiel à des considérations d’ordre technique (*2). le président de la N.V.V.V.E. en définit ainsi l’esprit : « Il est apparu que dans (*1) : Cotisations « étrangers » : Exit Londres : 10 livres, prix du guide (format 21 x 15, 32 pages) : port inclus, 10 livres. Le guide écossais (même format, même nombre de pages) peut être obtenu contre 20 livres (incluant la cotisation). Chacune de ces deux brochures comporte une liste de médicaments sous forme de tableau. Mais tandis que le guide anglais propose des doses mortelles « minimales » l’écossais fait état de doses « suggérées » plus fortes (on se reportera au chapitre X). (*2) : Disponible contre 6 florins, voir adresse en annexe. Les informations d’ordre technique sont reprises au chapitre X. Le Dr Admiraal a également collaboré à la rédaction de la brochure Euthanasie sous la direction du Pr Muntendam, Éditions Stafflen, Amsterdam, 1978. Aux pays-Bas, selon la commission consultative relative à la législation de l’euthanasie licite, l’euthanasie active est déjà possible légalement à condition que les trois conditions suivantes
la formation des médecins, trop peu de cas est fait de l’euthanasie, si ce n’est le silence complet ; si bien que le malade n’est pas du tout assuré de pouvoir obtenir la pratique de l’euthanasie dans des conditions scientifiques. C’est cette lacune que l’association voudrait aujourd’hui combler (*1). » Cofondatrice de la N.V.V.V.E., Mme Klazien Sybrandy a décidé en 1975 de faire bande à part : « Trop de paroles, trop peu d’aide effective (*2). » Son mari et elle animent aujourd’hui l’Informatiecentrum Vrijwillige Euthanasie (I.C.V.E. « Centre d’information pour l’euthanasie volontaire »), qui compte plus de 6 000 adhérents et dont la principale originalité réside dans le fait qu’il n’exclut pas à priori de fournir à ses membres produits et modes d’emploi nécessaires pour mettre fin à leurs jours. A certaines conditions sine qua non : « Il doit s’agir d’un malade incurable pour lequel il est certain que n’existe aucun traitement ; il doit être clairement établi que le médecin refusera son concours ; il faut enfin que le candidat n’ait plus de famille ou que celle-ci, informée du projet, y coopère. » La mention dans le bulletin du Centre (Eu - Thanatos) d’un barbiturique (Vesperax) « recommandé comme moyen d’auto-destruction », avait provoqué l’ouverture d’une enquête judiciaire sur la base de l’article 294 du Code pénal : « Incitation intentionnelle à suicide d’autrui, par assistance dans l’acte ou par la fourniture des moyens nécessaires à son accomplissement » (passible de trois années de prison). Bien que Mme Sybrandy ait affirmé au cours de l’enquête avoir procuré « à des incurables le moyen de mourir dans la dignité », le procureur devait renoncer aux poursuites « faute de preuves » en janvier 1981. Selon Mme Sybrandy, il est depuis devenu « quasiment impossible » de rendre ce genre de services. La publicité faite autour de l’action des Sybrandy a suscité une avalanche de courrier : plus de 11000 lettres pour la seule année 1980. Des candidats sont venus du monde entier. Avec une grande désinvolture, certains sollicitaient des rendez-vous à l’aéroport de Schipol ou venaient camper dans le jardin...
Etats-Unis Le journaliste anglais Derek Humphry s’est fait connaître des partisans de l’ « euthanasie active » par la publication de Jean’s way (*3). Dans un style un peu guindé, il y raconte les dernières années qu’il vécut avec sa femme Jean, atteinte d’un cancer de la moelle osseuse. Conformément à un « pacte », il lui avait promis de l’avertir du moment où la maladie entrerait dans sa phase ultime et de lui fournir alors les moyens d’en finir. Un seul détail était omis : la composition exacte du cocktail médicamenteux préparé avec l’aide d’un médecin et mis en réserve pour le jour fatidique. Omission qui, selon l’auteur, lui valut d’être harcelé de questions. S’étant établi en Californie, il décide en août 1980, de fonder Hemlock (« Cigüe »), « Association de soutien à l’euthanasie volontaire pour les malades à l’article de la mort » (for the terminally ill). Moins d’un an plus tard, Hemlock auto-édite un livre signé Humphry et intitulé Let me die before I wake (« Mourir dans son sommeil »). L’ouvrage se présente comme une suite de récits détaillés d’ « auto-délivrances » soient remplies : 1) Le malade a exprimé sans ambiguïté et librement qu’il souhaite l’euthanasie ; 2) Le malade est dans la phase finale de sa maladie ; 3) L’euthanasie est pratiquée par le médecin traitant. (*1) : J. Ekelmans. Nous reprenons ici les termes d’une traduction établie par les soins de l’A.D.M.D. (*2) : Les déclarations de Mme Sybrandy reproduites ci-après sont extraites du bulletin de Scottish Exit de l’été 1981. (*3) : Paru en format poche aux éditions Fontana/Collins, Grande-Bretagne, 1978.
authentiques, paisibles et réussies pour certaines, longues et pénibles pour d’autres, échecs dramatiques parfois. Incidemment, dans le cours de l’exposé ou en note, l’auteur confie dosages et références précises. En fait, Humphry ne tient pas sa gageure jusqu’au bout, et les trois derniers chapitres sont consacrés à une synthèse sans fioritures des informations recueillies grâce au dépouillement d’ouvrages de toxicologie anglo-saxons. L’auteur y fait une bonne mise au point sur le caractère fragmentaire et souvent contradictoire des informations disponibles. Curieusement, alors qu’il semble plutôt déconseiller les méthodes violentes, il se laisse aller à exposer par le menu la technique de l’électrocution en baignoire ou celle de l’intoxication aux gaz d’échappement*.
* : Le livre est vendu 15 dollars aux adhérents de Hemlock depuis au moins trois mois (cotisation : 25 dollars). Les informations d’ordre technique sont reprises au chapitre X.
CHAPITRE IX LE SUICIDE INSTITUE En 1919, les éditions Albin Michel publient un petit livre de cent cinquante-quatre pages intitulé L’art de mourir, Défense et technique du suicide secondé. Son auteur peut passer pour un farfelu, mais ce n’est pas un inconnu. Albin Michel a déjà publié quatre ouvrages de lui, dont trois consacrés à la critique « scientifique » de la religion (*1), et un autre, dont nous reparlerons, qui traite de l’eugénisme. Charles Hippolyte Louis Jules Binet naît à Clamecy (Nièvre) le 4 juillet 1868 d’Edmé Hippolyte Binet et de Pauline Sanglé. Le père était un chef de bataillon en retraite, le fils sera médecin militaire et journaliste. Reçu docteur en médecine en 1892, puis professeur à l'École de psychologie de Paris, il choisit vers 1905 le pseudonyme de Binet-Sanglé pour se différencier d’homonymes nombreux dans les milieux médicaux, et se garantir une plus grande liberté d’action par rapport à l’armée. (Il lui arrive également de publier dans Le Matin des articles signés Charles Sanglé). Entré à l'École du service de santé militaire en 1899, il est en 1924 médecin-chef de l’état-major du gouvernement militaire de la place de Paris, et termine sa carrière comme médecin général. Il meurt le 14 novembre 1941. Curieux militaire que ce Binet-Sanglé qui recommande à un ami médecin « de ne communiquer à personne appartenant de près ou de loin à l’armée » l’exemplaire des Prophètes juifs qu’il lui adresse (*2), et qui correspond régulièrement avec le néo-malthusien Eugène Humbert. son Art de mourir s’ouvre sur une satire de la civilisation-chrétienne-quepersonne-ne-peut-renier, où les droits de l’individu sont bafoués. La femme est traitée en esclave, des jurys composés de cocus tolèrent l’assassinat de l’épouse adultère, les voleurs de pommes risquent leur peau. La société décapite et électrocute les délinquants qu’elle fabrique chez le bouilleur de cru. « Elle se confère aussi le droit d’exterminer les hommes qui n’ont pas la peau parfaitement blanche, afin de ménager des débouchés à ses industriels et à ses commerçants (...). Dans cet ordre d’idées, les conquêtes du Tonkin et de Madagascar ne sont pas de ces exploits qui rehaussent la gloire de nos armes. » La société s’arroge facilement le droit d’assassiner, estime Binet-Sanglé : « Vous commettez un crime quand vous guillotinez Raymond la Science, Bonnot ou Soleilland ». mais le bon docteur se dévoile dans le même moment où il s’indigne : « L’infanticide des dégénérés, le meurtre des idiots et des mélancoliques incurables ainsi que le suicide secondé sont parfaitement rationnels ». On est loin déjà de Robin, qui ne parlait que de stérilisation forcée ; ici, la mort est imposée aux inaptes, octroyée aux autres. Est-ce à dire que Binet(*1) : Les prophètes juifs, 1905. Les lois psychologiques du développement des religions, 1907. La Folie de Jésus, 1911. (*2) : Dr Lamoureux, in Le Fureteur, avr. 1943.
Sanglé soit un « monstre », comme l’écrit ingénument maître Lucienne Scheid* ? Ce serait trop simple, et décevant. Comme Robin, mais avec davantage d’humour, Binet-Sanglé met en garde contre les méthodes « traditionnelles » de suicide : « Ces divers procédés peuvent être inefficaces en même temps qu'extrêmement douloureux. On a dit beaucoup de bien de la pendaison. Decèze nous parle d’un jeune homme qui, s’étant pendu, fut détaché mourant et déclara qu’on l’avait arraché « à des plaisirs indicibles ». C’est une agréable exception. Il faut de beaucoup en rabattre. La mort par pendaison se fait parfois attendre vingt minutes. En cas de survie, on peut observer la dysphagie, la paralysie du rectum, l’aphonie, la congestion pulmonaire, la paralysie de la vessie, l’hémiplégie, symptômes qui ne correspondent guère à d’indicibles plaisirs (...). Enfin le suicide par précipitation ou par arme à feu peut, s’il rate, entraîner les pires complications. Il faut en finir avec ces pratiques barbares. Et d’abord, faisons justice d’une erreur assez répandue. Beaucoup d’aliénistes estiment que le suicide est toujours un symptôme de psychopathie. Je ne partage pas cette manière de voir, (...) il existe aussi des suicidés parfaitement sains d’esprit (...). Quoi qu’il en soit, le suicide est absolument rationnel chez les incurables (...). Ne pas aider ces malheureux à quitter la vie est barbare, cruel, inhumain. » Le principe du suicide secondé admis, comme l’écrit avec assurance Binet-Sanglé, reste à choisir la méthode. Le traumatisme est écarté d’emblée. L’électrocution ne peut être retenue : la méthode n’est pas au point, bien que son inventeur, Stéphane Leduc, l’ait expérimentée sur lui-même. Le cyanure de potassium, prôné par Berthelot et Robin, mérite qu’on s’y attarde. la dose mortelle, précise Binet-Sanglé, est de 0,20 gramme. Hélas, la mort peut se faire attendre jusqu’à une demi-heure, et la drogue provoquer de nombreuses souffrances. L’oxyde de carbone, l’alcool, le chloral, l’atropine (principe actif de la belladone), la jusquiame (plante vénéneuse), la cocaïne, la stovaïne (anesthésique), l’éther, le chloroforme, le chlorure d’éthyle présentent tous des inconvénients qui doivent les faire rejeter. Trois analgésiques généraux peuvent être retenus : la morphine, la conicine et le protoxyde d’azote. Après absorption de 10 à 20 centigrammes de chlorhydrate et de morphine, « le sujet entre dans un état de béatitude qu’il compare volontiers à celle du paradis. Après quoi, il est envahi par une somnolence, qui augmente peu à peu jusqu’à la mort (...), au bout d’un temps qui varie entre cinq et trente heures ». La conicine est le principe actif de la cigüe. « Ingérée, elle provoque la gastralgie, mais il n’en est pas de même du bromhydrate de conicine. On administrera donc 50 centigrammes de ce sel aux personnes désirant mourir en pleine lucidité d’esprit. » Le protoxyde d’azote est un gaz obtenu en faisant agir sur l’azote d’ammoniaque une température de 200°. « Le sujet, à jeun depuis deux heures et débarrassé de tout lien constricteur, col, ceinture, corset ou jarretières, est étendu sur un lit. (...) On commence par supprimer l’inquiétude en lui injectant deux centigrammes de chlorhydrate de morphine et en le raisonnant, au besoin avec fermeté. Pendant qu’on le distrait de cette manière, on lui applique le masque sur le visage. On lui fait d’abord respirer de l’air pur, puis de l’air contenant une petite quantité de protoxyde d’azote. Peu à peu on augmente la proportion de ce gaz en faisant jouer l’obturateur et en diminuant ainsi l’arrivée de l’air. le gaz inhalé se dissout dans le plasma sanguin, puis dans les lipoïdes qui entourent les neurones cérébraux ; il pénètre ainsi jusqu’à eux et détermine leur contraction. Au bout d’une dizaine d’inhalations (alors que 20 centicubes, soit 40 milligrammes de gaz se sont dissous dans le sang), on constate une analgésie qui s’accentue pendant vingt-cinq * : « Dieu merci, les Hinman, les Binet-Sanglé, les Karl Brandt sont des monstres. » De l’euthanasie par pitié à l’euthanasie étatique, in Revue internationale de criminologie et de police technique, janv. mars 1962, Genève, vol. XVI n° 1.
à trente secondes et s’accompagne par une sensation générale de chaleur. Cette sensation fait place à un bien-être absolu qui, parfois, se rehausse de jouissance sexuelle. (l’homme éjacule. La femme fait jouer son bassin et pousse des soupirs.) Puis la vue s’affaiblit, les objets s’estompent, les oreilles bourdonnent et le sujet entre dans une ivresse exquise, accompagnée de rêves et d’hallucinations portant sur les occupations habituelles. (...) Si l’on maintient le masque assez longtemps pour que la quantité de gaz dissoute atteigne 30 centicubes, soit 60 milligrammes, le sujet passe de vie à trépas sans la moindre douleur. D’ailleurs, au moment même de la mort, on peut ramener le sujet à la vie en lui faisant inhaler de l’air pur (*1). » L’euthanasie sera l’affaire de spécialistes, les euthanasistes, à la fois pathologistes, psychologues et thérapeutes. « Le candidat à la mort sera examiné par trois d’entre eux. Après l’avoir étudié au point de vue héréditaire, constitutionnel, physiologique et psychologique, ils se feront expliquer les causes de son désir. » Rares seront les candidatures retenues. Tous les « cas sociaux » seront adressés à des sociétés de bienfaisance. Les psychopathes, et ils sont nombreux, de l'exalté politique à l’amant éconduit en passant par le paresseux, seront d’abord confiés à des psychothérapeutes spécialisés. « S’agit-il enfin d’algiques incurables ? Si les trois euthanasiens (sic) sont d’accord sur l’incurabilité de la maladie, ils se subsisteront à la Parque Atropos et couperont le fil du destin. » Les euthanasistes travailleront tout naturellement dans un institut d’euthanasie, rattaché à l’Assistance publique, en tant qu’ « œuvre de réparation » de l’Etat envers une population dont il a crée les maux (*2). « L’institut d’euthanasie » tel que l’imagine Binet-Sanglé n’est pas aussi farfelu qu’on pourrait le penser. Il a existé dans la Grèce antique et ses colonies. L’historien latin Valère Maxime rapporte qu’à Marseille, « on conserve sous la garde de l’autorité un breuvage empoisonné où il entre de la cigüe et on le donne à celui qui devant les Six-Cents (tel est le nom de son Sénat) a fait connaître les motifs qui lui font désirer la mort : c’est à la suite d’une enquête conduite dans un esprit de bienveillance sans faiblesse, qui ne permet pas de sortir de la vie à la légère et qui n’accorde que pour de justes raisons un moyen rapide de mourir. Ainsi l’excès du malheur et l’excès du bonheur trouvent leur terme dans une mort qu’autorise la loi. Car l’une et l’autre fortune, en nous faisant craindre, l’une son obstination, l’autre sa trahison, peuvent nous fournir également des raisons de mettre fin à notre vie (*3) ».
L’incitation au suicide comme stratégie d’Etat Un an avant l’Art de mourir, en 1918, Binet-Sanglé publie chez Albin-Michel Le haras humain. C’est un plaidoyer vibrant et délirant pour l’amélioration de la race humaine. Partant du principe que « Comme le volume et le poids du cerveau, l’intelligence est héréditaire sous toutes ses formes : associations d’idées, raisonnement, faculté d’analyse, faculté de synthèse, imagination créatrice », Binet s’applique à imaginer le moyen d’éliminer progressivement les « mauvais générateurs » au profit d’une élite naturelle. Peut-on tuer les sujets nuisibles à la race ? Non, puisque l’on s’impose le garde-fou de (*1) : Binet a fait l’expérience : « je me fis endormir au protoxyde d’azote. Or, lorsque eurent disparu mes souvenirs et mes sensations, je constatai qu’il me restait quelque chose, le sentiment de mon existence, et ce sentiment persista jusqu’à ce qu’on m’eût enlevé l’inhalateur. » « La croyance à la survie n’est pas anti-scientifique », in Le Journal, 3 oct. 1941. (*2) : Les éditions d’Aujourd’hui (83120, Plan de la Tour) ont réédité en 1975 400 exemplaires de l’Art de mourir dans la collection « Les introuvables ». (*3) : Valère Maxime vit pendant la première moitié du premier siècle après J.-C. Les dates de sa naissance et de sa mort sont inconnues. Actions et paroles mémorables, tome 1, traduction de Pierre Constant, Garnier éditeur.
faire coïncider « autant que possible » l’obligation imposée à l’individu au nom de l’intérêt collectif et ses désirs propres. « Tout ce qu’on peut faire c’est encourager le suicide des mauvais générateurs et, à cet effet, de créer un institut d’euthanasie, où les dégénérés fatigués de la vie seront anesthésiés à mort à l’aide de protoxyde d’azote ou ‘‘gaz hilarant’’. » Pêlemêle, Binet-Sanglé s’élève ensuite contre la stérilisation autoritaire prônée par Robin, refuse l’intervention de l’Etat dans les mariages, sauf pour les géniteurs d’élite, donne quelques indications précises en matière de contraception (*1), réclame l’avortement libre pour tous, et gratuit pour les dégénérés. Il se déclare enfin favorable à l’infanticide des nourrissons atteints de tares graves, aux mêmes conditions et dans le même institut que l’euthanasie. A l’avis des trois médecins il ajoute le consentement obligatoire du père et de la mère. Le recrutement des géniteurs d’élite se fera dans le cadre d’un recensement national à l’initiative d’un ministère de l’anthropogénétique. On créera un haras humain où les sujets sélectionnés vivront dans des conditions idéales, selon le principe de l’union libre : les enfants de l’élite seront fruits de l’amour, ou tout au moins du désir sexuel. Ils seront élevés jusqu’à cinq ans par leur mère puis confiés à trois « instituts d’élevage ». On sait déjà que filles et garçons, détournés de la masturbation par une hygiène appropriée, auront droit dès la puberté à deux coïts par semaine jusqu’à vingt ans, trois au-delà. Le national-socialisme eut le temps et les moyens de mettre en pratique dans les Lebensborn des conceptions voisines de celles de Binet-Sanglé (*2). Il est pourtant un réformiste sincère, rattaché au courant hygiéniste et scientiste qui atteint son apogée dans les années vingt, et entend résoudre les problèmes sociaux par une bonne organisation centralisée de l’hygiène de vie des citoyens. En marge du courant néo-malthusien franchement libertaire, Binet se réfère couramment à Kropotkine, Robin, Marestan, Nelly Roussel. Le droit au suicide octroyé, comme à l’avortement, s’inscrit dans cette perspective. Il n’est pas revendiqué comme un droit de l’individu : les recettes de suicide fournies sont inaccessibles au commun, contrairement à celles que Robin rend publiques. Binet n’attend rien d’un mouvement révolutionnaire, il se borne à déplorer l’injuste mépris des officiels pour ses travaux. Cet officier de la légion d’honneur, futur général, qui flirte avec les séditieux, travaille malgré lui à l’édification d’une théorie du totalitarisme moderne, propre, hygiénique, rationnel, à visage humain. On peut s’attendre que demain la prétendue « nouvelle » droite approuve, sinon le droit au suicide, au moins l’euthanasie contrôlée, comme elle s’est accommodée de la libéralisation de l’avortement. Le mythe de « l’aristocratie rationnelle » chère à Binet-Sanglé n’a pas fini de se nourrir de tels paradoxes (*3).
Euthanasie - État nazi La sonorité des mots sert l’association des idées : nazisme et euthanasie vont souvent (*1) : Ce chapitre sur la prophylaxie anticonceptionnelle lui vaudra en 1922 de voir son livre retiré de la circulation par son éditeur qui craint des poursuites en vertu de la loi du 31 juillet 1920. Les exemplaires restants sont mis au pilon. Lettre d’Albin Michel à Binet-Sanglé, 29 avr. 1922. Archives Albin Michel. (*2) : Binet-Sanglé est-il antisémite ? Ses Prophètes juifs, « étude de Psychologie morbide (des origines à Elie) », Dujarric et Cie, 1905, sont un ouvrage pseudo-scientifique très ennuyeux comme en ont beaucoup publié les athées militants au début du siècle. Il est indéniable que l’ensemble de cette production est teintée d’antisémitisme. Albin Michel a refusé en 1923 un manuscrit de Binet intitulé La race juive, dont nous ignorons la teneur. (*3) : Nous avons consulté notamment les états de service de Binet communiqués par le service historique de l’état-major de l’armée de terre, ainsi que le dossier de Binet-Sanglé conservé par les éditions Albin Michel que nous remercions pour leur complaisance.
de pair dans l’opinion courante, on ne sait plus trop pourquoi. Dès juillet 1933, l’Etat national-socialiste se dote d’une loi autorisant la stérilisation des éléments jugés inaptes à la reproduction (malades mentaux, incurables, etc.). En juillet 1941, il est donné lecture dans toutes les églises d’Allemagne d’une lettre pastorale opposée à l’euthanasie. Les évêques y affirment que « jamais, en dehors de la guerre (sic) et de la légitime défense (sic) l’homme ne peut tuer un innocent » ! Le 3 août 1941 l’évêque de Münster prononce un prêche retentissant par lequel il condamne l’assassinat de ceux qu’un médecin ou une quelconque commission ont décrété « indignes de vivre ». Les protestations du clergé sont réputées avoir mis fin à ce que l’on nomme « l’action T 4 », nom de code désignant l’élimination massive de malades mentaux, ou jugés tels, population déjà soumise dans le passé à la stérilisation. Le tribunal de Nuremberg évalue à 275 000 au moins le nombre des victimes de « l’action T 4 ». A partir de 1964, une série de procès se tiendront en Allemagne, où seront jugés les responsables et les exécutants du « programme d’euthanasie ». L’un des accusés, le Dr Hans Hefelmann, avance le chiffre de 70 000 victimes. Il affirme que le programme T 4 n’avait soulevé aucune protestation dans le monde judiciaire et médical. Le procès est finalement remis sine die en raison de l’état de santé de l’accusé (l’un de ses coaccusés est en fuite, un troisième a été ou s’est défenestré cinq jours avant le procès). Trois médecins poursuivis pour complicité de meurtre sont acquittés. Parmi eux, le Dr Ulrich reconnaît avoir « assoupi de trois à cinq cents malades mentaux (*1) ». Quatorze infirmières, accusées d’avoir appliqué le programme T 4 à deux cent dix malades de l’hôpital psychiatrique d’Obrawalde en Brandebourg, sont acquittées au bénéfice du doute en mars 1965. Par contre, deux responsables nazis, Dietrich Allers, secrétaire général du programme T 4, et Reinhold Vorberg, sont condamnés en 1968 à huit et dix ans de détention.
Pourquoi et comment ? Les exécutants du programme T 4 se réfèrent à un décret signé par Hitler lui-même et prescrivant au Reichsleiter Bouhler et au Dr Brandt (son médecin personnel) « d’élargir la compétence de certains médecins (...) à accorder la délivrance par la mort aux malades qui, dans les limites du jugement humain et à la suite d’un examen médical approfondi, auraient été déclarés incurables (*2) ». Ce décret daté du 1er septembre 1939 aurait été rédigé en octobre de la même année, et n’a jamais été publié. Les accusés des années soixante avouent avoir exécuté les ordres reçus en éliminant un certain nombre de malades par injection de morphine, absorption de Véronal ou de Chloral et asphyxie à l’oxyde de carbone. Il est impossible ici de ne pas rappeler ce que l’on a malheureusement nommé « l’affaire Faurisson ». Les thèses du professeur Faurisson sont connues, elles concernent essentiellement la politique de déportation et non l’eugénisme nazi : - le nombre de six millions de victimes juives dans les camps est exagérée - « Jamais Hitler n’a ordonné ni admis que quiconque fût tué en raison de sa race ou de sa religion (*3) » - les chambres à gaz n’ont jamais existé. Il ne peut être question dans le cadre de cette étude de traiter la question de l’existence des chambres à gaz, et nous renvoyons le lecteur à l’abondante bibliographie existante (*4). (*1) : Le Monde du 25 mai 1967. (*2) : Cité par G. Wellers, Les chambres à gaz ont existé, Gallimard, 1981. (*3) : Cité par Serge Thion in Vérité historique ou vérité politique, La Vieille Taupe, 1980. Thion manie la litote avec grâce quand il commente : « Cette phrase me paraît au moins maladroite puisqu’elle est ambigüe. » (*4) : - Le mensonge d’Ulysse, Paul Rassinier, réédition La Vieille Taupe, 1979 (B.P. 9805
Après Rassinier (dont l’appréciation sur l’existence des chambres à gaz est plus nuancée), Faurisson présente l’intérêt d’avoir, dans le même temps où il prétend dénoncer un mensonge vieux de quarante ans, effectivement révélé de nombreux mensonges, et suscité parmi ses contradicteurs l’une des plus formidables productions de nouveaux mensonges de la décennie. Les historiens officiels reconnaissent eux-mêmes que là où l’on fait encore visiter aujourd’hui une chambre à gaz, il n’y en eut jamais, ce qui ne devrait, à les suivre, entamé en rien le crédit accordé à d’autres vérités « historiques ». Pour ce qui concerne la production récente, nous nous bornerons à citer la conclusion d’une déclaration signée par trente-quatre historiens sur la politique hitlérienne d’extermination (*1) : « Il ne faut pas se demander comment, techniquement, un tel meurtre de masse a été possible. Il a été possible puisqu’il a eut lieu. Tel est le point de départ obligé de toute enquête historique sur ce sujet. Cette vérité, il nous appartenait de la rappeler simplement : il n’y a pas, il ne peut y avoir de débat sur l’existence des chambres à gaz. » Nous sommes tout prêts pour notre part à considérer n’importe laquelle des méthodes d’élimination, y compris les chambres à gaz. Il est possible que les arguments techniques de Faurisson se révèlent sans valeur. Cela dit, il est inévitable de se demander comment techniquement fonctionnent les chambres, c’est-à-dire simplement si elles existent ou ont existé. Tel est le passage obligé de toute enquête historique. Si d’aventure il ne se trouvait personne pour montrer comment une seule chambre à gaz a pu fonctionner, nous en déduirions que personne n’a pu y être asphyxié. Nous apprendra-t-on que la logique est nazie ? Il est vrai que dans cette hypothèse les historiens français peuvent être tenus pour quitte de toute tentation néo-nazie. Il n’y a pas, il ne peut y avoir de sujet qui échappe au débat critique. Le magistrat allemand Günter Textor a sans doute d’excellentes raisons de déclarer que « l’affaire (des « suicides » de Stammheim) est classé une fois pour toutes et c’est bien fini (und damit basta) ». Au fond, nous sommes bons garçons. Si l’on ne nous mentait pas autant, et si maladroitement, sur Baader ou les chambres à gaz, il serait plus facile de distraire notre attention. Par malheur, nous tenons que c’est dans ses mensonges que le pouvoir se révèle, c’est dans leur critique que nous donnons à voir la vérité, davantage encore celle des mécanismes idéologiques que celle des faits. « Sans doute on n’aperçoit pas toujours le vice d’un mauvais raisonnement ; mais il y a dans l’esprit de l’homme comme un instinct de la vérité qui lui fait sentir plutôt qu’apercevoir le sophisme : et alors, si l’on croit qu’une proposition n’a pas d’autres preuves que celles dont on sent ainsi la vanité ou même la fausseté, ou si l’on ne distingue pas les bonnes raisons des mauvaises, on les frappe toutes de la même défiance : alors l’esprit est entraîné vers le doute et pour peu que l’intérêt et la passion s’en mêlent, il s’établit en sens inverse de la vérité, je ne dirai pas une conviction, - 75224 Paris Cedex 05). - Ulysse trahi par les siens, Paul Rassinier, réédition La Vieille Taupe, 1980. - Mémoire en défense, Robert Faurisson, La Vieille Taupe, 1980. - Vérité historique ou vérité politique, Serge Thion, La Vieille Taupe, 1980. - La guerre sociale, n° 3, 1979 (Les amis de la Guerre sociale, B.P. 88, 75623 Paris Cedex 13). - De l’exploitation dans les camps à l’exploitation des camps (suite et fin), une mise au point de La guerre sociale, Paris, mai 1981. - Les chambres à gaz ont existé, Georges Wellers, Gallimard, 1981. - La mémoire d’Auschwitz, Pierre Vidal Naquet, in Esprit, sept. 1980. - Les redresseurs de morts, Nadine Fresco, in Les Temps modernes, juin 1980. - L’état SS, Eugène Kogon, réédition Le Seuil, 1970. (*1) : Le Monde du 21 fév. 1979.
mais une persuasion qui plaît, qui est chère ; et l’esprit, dupe du cœur, finit par en être franchement un complice aveugle et dévoué*. » Les démocrates ne se lassent pas de mettre en scène la « tentative de banalisation du nazisme » et son auguste, l’antifascisme. Nonobstant les bulles et édits de ces messieurs, nous considérons le nazisme comme un objet d’étude historique aussi banal que le stalinisme, la démocratie et le colonialisme. Nul besoin d’une incarnation historique du « mal » pour condamner ici les tentatives passées et futures d’une politique d’Etat d’élimination (ou d’autoélimination) des indésirables. Il n’est pas question de réclamer, ou d’admettre, que l’Etat octroie ou ordonne la mort de quiconque. Seule la mort de l’Etat comblera nos vœux.
Des « cliniques du suicide » ? A intervalles réguliers, la presse se fait l’écho d’un scandale survenu à l’étranger. Tel hôpital, telle clinique, est brusquement dénoncée comme « clinique de l’euthanasie » voire comme « clinique du suicide ». Ainsi l’hôpital de Neasden dans le nord de Londres en 1967, ou la clinique Triemli de Zürich en 1975 dont le médecin-chef ordonnait de n’administrer que de l’eau par voie intraveineuse aux vieillards incurables et inconscients. Cette dernière affaire connaît un double épilogue. Judiciaire d’abord avec la suspension de l’enquête. Politique ensuite : une majorité de Zurichois se prononcent en septembre 1977 pour une révision de la législation helvétique : « Un médecin peut mettre fin à la vie d’une personne souffrant d’une maladie incurable, douloureuse et fatale, si celle-ci en fait la demande. » Le droit à l’euthanasie médicale, progressivement reconnu, et nous en avons dénoncé les risques, peut-il mener au « suicide médical » octroyé ? Un intellectuel suédois, le professeur Ingemar Hedenius, propose en 1972 l’institution de « cliniques du suicide ». Il reprend ainsi la suggestion du directeur des affaires sociales danois, H. C. Seirup. Ce type de péripéties nous intéresse en ce qu’elles tiennent lieu d’analyseur de la tolérance des sociétés occidentales à l’idée de mort volontaire. Elles ne peuvent être considérées, si par extraordinaire elles se traduisent par des mesures concrètes, comme un « progrès ». Il va de soi qu’on doit pouvoir se suicider à l’hôpital comme ailleurs, et requérir l’assistance d’un médecin si besoin est. Il s’agit, si l’on y tient, de rayer de la loi ce qui fait obstacle au droit au suicide, et non de réclamer son inscription dans la Constitution. Un droit au suicide quémandé et octroyé resterait le domaine réservé des médecins, dont le pouvoir sortirait paradoxalement renforcé. Conditions, commissions, délais, numerus clausus, trafics financiers, la loi Veil libéralisant l’avortement est là comme exemple à ne pas suivre. Ouvertement sabotée dans son application, elle n’a rien changé pour de nombreuses femmes. Les médecins de la clinique « La Pergola », suspendus ou incarcérés pour avoir pratiqué des avortements tardifs, en savent quelque chose.
* : De la manie du suicide et de l’esprit de révolte, J. Tissot, 1840.
CHAPITRE X ÉLÉMENTS POUR UN GUIDE DU SUICIDE Il se trouvait, en avril 1981, 15,5% des médecins français pour estimer que la peine de mort, abolie depuis, devrait être infligée par injection d’un produit chimique mortel. Avec un superbe mépris de la déontologie, compensé il est vrai par le souci de se rendre utile, 1,8% des 120 000 praticiens (soit environ 2 000) jugent à la même époque que c’est à l’un des leurs d’administrer le poison, ou à défaut, et pour 6,2% d’entre eux (soit environ 7 400) que « la collaboration d’un médecin s’impose dans ce cas, car il s’agit d’un acte médical* ». Combien parmi ces milliers de médecins accepteraient de prescrire à la demande le produit mortel qu’ils jugeaient de leur devoir d’injecter dans les veines d’un Ranucci ? Bien peu sans doute, les partisans de la peine de mort ne sont jamais du côté de la liberté, surtout lorsqu’elle concerne le droit de vie et de mort, on l’a assez vu pour l’avortement. Pourtant le corps médical n’est pas à l’abri du suicide, mais comme pour l’avortement encore, il n’est meilleure liberté que celle dont les privilégiés se réservent l’usage. Les bourgeois ont toujours su faire passer leurs bâtards, les médecins s’immolent rarement par le feu, c’est bon pour leur clientèle. Le 3 février 1976, le Parisien Libéré puise dans un « drame » un aliment inattendu pour sa campagne contre l’euthanasie. Un homme de 78 ans, originaire de Villeneuve-surLot, se présente à la faculté de médecine de Toulouse. Il s’adresse à deux étudiants, explique qu’il a légué son corps à la science depuis deux ans, et demande qu’on l’aide à mourir. « Je ne peux plus attendre. Je suis las de vivre. Il faut que vous m’aidiez à partir ; ainsi mon cadavre sera aussitôt disponible. (...) Les deux jeunes gens stupéfaits firent valoir à leur interlocuteur que la vocation des docteurs et des chirurgiens était de préserver la vie et non de l’interrompre. » Le vieil homme se tue trente mètres plus loin d’une balle de revolver dans la tête. Le Parisien commente : « Ce drame fait apparaître un nouveau danger de la campagne en faveur de l’euthanasie. Sa légalisation constituerait en effet un véritable encouragement au suicide. Celui-ci demeure un acte délictueux en de nombreux pays. Il ne peut se parer d’un alibi médical, tel que le don du corps de l’intéressé à la science pour devenir tout à coup méritoire. » les apprentis médecins n’ont pas failli, l’homme est mort puisqu’il l’avait décidé, au moins l’aura-t-on rappelé à la raison, la morale est sauve. On ne peut dire que la médecine se taise sur le suicide, elle pêche plutôt par logorrhée. La littérature spécialisée regorge de renseignements précieux dont l’usage risque hélas d’être aussi délicat pour le médecin de quartier que pour le profane, tant ils sont fragmentaires et contradictoires. Nous verrons plus loin quelles lumières il est possible malgré tout d’en tirer. * : Sondage paru dans Le Quotidien du médecin du 3 avr. 1981, cité in Le Monde du 4 avr. 1981.
Chacun connaît autour de lui un médecin qui ne cache pas son grand respect du libre arbitre et confesse même une sympathie pour les suicidaires. Il serait illusoire d’en conclure à la complaisante disponibilité dudit spécimen. La première question directe, même chez l’ami de longue date, révèlera l’abîme qui sépare l’opinion de la pratique. Il reste que sans le concours éclairé de spécialistes le travail que nous amorçons dans ce chapitre restera à l’état d’ébauche. Nous souhaitons vivement que les sympathies de certains médecins puissent s’exprimer par une contribution directe et pratique. La garantie de discrétion à laquelle nous sommes tenus, médecins et journalistes, devrait suffire à exorciser le fantôme d’une hypothétique répression. Il n’est pas indispensable de fouiller la presse spécialisée pour glaner quelques recettes de suicide. Passons sur toutes les méthodes violentes dont personne ne s’offusque qu’elles soient rabâchées à plaisir à la une des quotidiens. Qui s’alarmerait de l’ode incessante au couteau, à la corde, au métro ? C’est qu’on pense confusément que pareils étalages doivent dissuader davantage qu’ils n’incitent. C’est faux bien entendu, et chacun peut s’en convaincre facilement. Le cynisme n’ayant d’égal que l’inconscience, c’est en toute innocence que les journalistes égrènent au fil des pages des techniques de mort plus ou moins douce. Commençons le florilège de ce que nous appellerons l’information par inadvertance dans une revue au-dessus de tout soupçon, La Vie (ex-Catholique) qui publie dans son numéro 1672 un article anodin sur la digitale, « chatoyante fleur d’été ». Le lecteur y apprend que « 10 grammes de feuilles sèches et 40 grammes de feuilles fraîches sont mortelles pour l’homme (*1) ». La vie mutualiste permet à l’amateur de parfaire son herbier en lui fournissant une liste des plantes d’ornement vénéneuses. Vingt et une seraient mortelles « à faible dose, plus ou moins 10 g », pour chacune la partie la plus toxique est signalée. Douze autres sont réputées mortelles à dose moyenne, plus ou moins 50 g (*2). Jusqu’au Monde où le docteur Erlinger disserte sur les dangers de l’amanite phalloïde : « En moyenne on estime que 50 grammes d’amanite fraîche contiennent 5 milligrammes de phalloïdine et 7 à 8 milligrammes d’amanitine ; cette quantité est théoriquement suffisante pour entraîner la mort d’un homme de 70 kilos. » On reconnaît à la prudence du ton le véritable spécialiste. D’ailleurs les signes cliniques de l’intoxication ne sont guère encourageants... sauf naturellement pour qui cherche un moyen sûr d’en finir (*3). le Monde de la médecine revient sur le sujet cinq ans plus tard : « L’alpha amanitine est mortelle chez l’homme à la dose de 0,1 mg par kilogramme. Elle est présente dans les amanites vénéneuses à la concentration de 8 milligrammes par 100 grammes de champignons (*4); » L’amateur de champignons retiendra que la dose mortelle se situe aux dernières nouvelles plus près de 100 grammes que de 50. L’actualité dicte elle aussi de surprenants cours de toxicologie. La découverte du corps de Robert Boulin au lieu dit l’Etang Rompu, le 30 octobre 1979, donne lieu à des polémiques (cf. chapitre III). L’un des points litigieux concerne la dose de Valium ingérée par le ministre du Travail, 70 à 80 milligrammes d’après l’autopsie alors que, écrit Le Monde : « Le corps médical affirme que ce seuil (toxique) se situe aux alentours de 500 milligrammes (*5). » Le seuil de toxicité est une notion bien vague, l’information du Monde semble pourtant démentie par l’enquête menée par Minute auprès des laboratoires Roche, fabricants du Valium. « Pour un sujet en bonne santé, le Valium, lorsqu’il est pris seul n’est pas mortel. Un sujet de constitution robuste peut en absorber jusqu’à 1 g ou 1,5 g sans danger (*6). » On peut trouver (*1) : 13-19 sept. 1977. S’agit-il du principe actif, la digitaline ? L'Express révèle que 20 mg correspondent à « deux ou trois fois la dose mortelle » (17 au 23 fév. 1979). (*2) : Avr. 1980. (*3) : 13 oct. 1976. (*4) : 9 sept. 1981. (*5) : 9 nov. 1979. (*6) : 5 au 11 nov. 1980.
plus court, à défaut de plus sûr ; Libération publie sous le titre de Vesperax le témoignage d’un lecteur, d’ailleurs hostile à la prolifération incontrôlée des médicaments mortels. Ironie, il cite la dose mortelle de Vesperax absorbée par un ami, ici « exactement 35 cachets (*1) ». Un arrêt de la chambre d’accusation de la cour d’appel de Paris en date du 11 mai 1977 (reproduit dans un rapport du Sénat relatif à la proposition de loi d’Henri Caillavet sur le droit de vivre sa mort) cite le cas d’un suicide avec 15 cachets de Sonnetane (*2). Et Libération encore, relatant le suicide d’une lycéenne de 15 ans qui n’avait pu se faire avorter, indique la recette : 100 comprimés de Nivaquine (*3). On peut aussi, à la lecture des journaux, se faire une idée des erreurs à éviter ; « 5 tubes de Tranxène 10, 2 flacons de Droleptan, 1 de Laroxyl, plus un litre de whisky, égale 2 jours de coma profond, 3 de coma plus léger et un de semicoma, c’est pas du pipeau ! » Mais c’est raté (*4). « Une centaine de comprimés d’Equanil. Coma, hôpital, psychiatrie (*5). » On reçoit même des conseils, non pour garnir l’armoire à pharmacie il est vrai, mais pour se tuer en voiture. Puisque aussi bien personne ne songerait à user de ce moyen barbare, sauf justement celui qui fournit la matière de l’article, on ne risque rien à donner le truc qui aurait permis à William L... (le journal donne son nom), « amoureux éconduit », de réussir son suicide. Il a jeté sa voiture contre un camion, mais faute d’avoir bouclé sa ceinture de sécurité il est éjecté de son véhicule et s’en tire avec quelques ecchymoses. Ça n’est pas la première fois que ça arrive, confie le journaliste Charles Garreau, qui conclut ainsi son papier : « Moralité. Pour ne pas rater votre suicide, n’oubliez pas de boucler votre ceinture de sécurité (*6) !... » L’histoire le confirme, le drame des suicidés c’est de n’être pris au sérieux qu’à l’état de cadavres. On reproche souvent aux partisans de l’information d’armer le bras des assassins, il serait commode de se débarrasser du dernier-né ou de l’aïeule si l’on savait ! On constatera plus loin que les informations disponibles, délicates d’usage en matière de suicide, le seraient plus encore en matière de meurtre. Le reproche serait-il fondé que l’inadvertance suffirait à dépeupler nos berceaux. Deux recettes parmi d’autres relevées dans Le Monde : « Huit cachets d’un produit anti-paludéen (le 3377 R.P.) » entraînent la mort d’un enfant de trois ans et demi (*7). « Deux tubes de Gardénal à 0,5 cg (...) soit près de 60 cachets » causeront celle d’un enfant, malade incurable dont l’âge ne nous est pas connu (*8). Ajoutons que la littérature médicale est particulièrement prolixe sur le sujet. Pour des raisons évidentes, les ouvrages de toxicologie (en vente libre) citent les doses mortelles courantes de la plupart des produits pouvant causer des intoxications chez l’enfant. Il existe même une abréviation pour indiquer la Dose Dangereuse pour un Enfant de 15 kg (de deux ans environ) : DDE 15 kg. L’information par inadvertance est à double tranchant. Si elle fournit sans doute le moyen de quelques suicides, elle prévient d’autres drames. Chaque année, des parieurs succombent à leur vice, « trois bouteilles d’alcool cul sec, c’était l’enjeu d’un pari qu’un jeune basque a fait. Il en est mort dans l’heure suivante (*9) ». Savoir comment mourir, c’est savoir comment ne pas mourir par erreur. Cela amène à réfuter le second argument des adversaires de la libre information sur les (*1) : 7 fév. 1980. (*2) : Rapport de M. Jean-Marie Girault, annexe au procès-verbal de la séance du 2 octobre 1979. (*3) : 9 mai 1978. (*4) : Libération du 14 mai 1980. (*5) : Libération du 12-13 janv. 1980. (*6) : France-Soir du 11 janv. 1977. (*7) : 28 sept. 1967. (*8) : 1er déc. 1966. (*9) : Libération du 14 janv. 1977.
moyens de la mort douce. Celle-ci ferait, dit-on, progresser notablement le nombre des suicides. Nous pensons que rien ne permet d’étayer une telle hypothèse. On peut même avancer qu’un certain nombre de décès sont dus à l’ignorance ; on avale n’importe quoi et l’on tombe par hasard sur une dose mortelle. « Il n’y a pas de corrélation entre la réussite du suicide et la volonté de mort, déclare le docteur Chantal Bismuth. Il y a toujours désir de mort ou en tout cas quitte ou double ; - si j’y reste c’est bien, sinon tant pis - , le corps médical, les infirmières savent quoi avaler. La différence c’est donc l’accès à l’information (*1). » Quel meilleur moyen d’empêcher ce quitte ou double que de fournir une information précise, aussi fiable que possible ? On n’aurait plus alors qu’à « déplorer » que de vraies morts volontaires. Que celles-là soient ou non en progression ne nous inquiète pas. L’anecdote suivante illustre le fait que les médecins savent parfaitement qu’on ne se suicide pas, et pas plus, parce que l’on a en poche des pilules mortelles. Un psychiatre lyonnais reçoit en consultation une jeune fille, au passé suicidaire chargé, qui exprime sa volonté d’en finir une bonne fois. Le médecin rédige une ordonnance dont il garantit à sa cliente qu’elle lui fournit le moyen de son suicide. Trois jours plus tard elle revient assurer le praticien de sa gratitude, lui au moins l’a comprise. L’histoire ne dit pas si les médicaments prescrits étaient effectivement mortels (parce que le contraire va de soi ?) mais le narrateur conclut : « En assumant la possibilité de donner la mort à l’autre, le psychiatre lui avait permis d’établir une distance entre elle et son propre désir de se donner la mort, et de dépasser ainsi cette problématique (*2). »
Technique du suicide Le pronostic d’une intoxication médicamenteuse traitée à temps est aujourd’hui excellent. Le docteur Bismuth du service de réanimation de Fernand-Widal fournit un chiffre de mortalité avec les psychotropes de 0,7% seulement ; or, ces médicaments sont utilisés par 57% des suicidants. La mortalité monte jusqu’à 4% avec les produits domestiques, et jusqu’à 12% avec les produits industriels et agricoles. Nous écarterons néanmoins ces deux dernières catégories de notre étude en raison des souffrances que leur ingestion peuvent causer, et des séquelles graves en cas d’échec (pour les produits domestiques). Pour les mêmes raisons il ne sera pas question ici des méthodes violentes, dont la réputation d’efficacité est usurpée. Il arrive couramment qu’on se rate avec un revolver, un rasoir, un métro, ou l’oxyde de carbone. Chacun peut imaginer les séquelles qui en résultent. Rappelons en outre que la faible teneur en oxyde de carbone du gaz de ville doit faire renoncer à son emploi. Il conserve par contre tout son pouvoir explosif, d’où tentatives ratées... mais meurtrières pour les autres. « J’ai voulu me tuer, écrit Paul Gauguin à son ami Georges-Daniel de Monfreid. Je suis parti me cacher dans la montagne où mon cadavre aurait été dévoré par les fourmis. Je n’avais pas de revolver, mais j’avais de l’arsenic que j’avais thésaurisé durant ma maladie d’eczéma : est-ce la dose qui était trop forte, ou bien le fait des vomissements qui ont annulé l’action du poison en le rejetant ? Je ne sais. Enfin après une nuit de terribles souffrances, je suis rentré au logis. Durant tout ce mois j’ai été tracassé par des pressions aux tempes, puis des étourdissements, des nausées à mes repas minimes (*3). » Dans ce texte de Gauguin (*1) : Entretien, le 15 mai 1981. (*2) : « Attitudes et résistances à l’égard de l’enquête épidémiologique. Désir du soignant et suicide ». Par Colin, Ducottet, Roussillon et Vedrinne in Epidémiologie du suicide Ve réunion du Groupement d’études et de prévention du suicide, Le Mans, 5 mai 1973, Masson éditeur, 1974. (*3) : Lettre datée de février 1898, Tahiti. In Gauguin : Oviri, écrits d’un sauvage, textes rassemblés par Daniel Guérin, Coll. Idées Gallimard, 1974.
figure la plupart des questions que nous aurons à traiter : Quel produit ? A quelle dose ? A quels risques ? Autant le dire dès l’abord, il est, en l’état actuel de nos connaissances, impossible de désigner tel produit à telle dose comme méthode sûre de « mort douce ». En l’état actuel de nos connaissances scientifiques c’est, sinon impossible, au moins hasardeux. La réaction aux toxiques varie tellement d’un individu à l’autre que c’est presque l’exception qui fait loi. Nous serons amenés à indiquer des doses mortelles suggérées de 6 grammes par exemple pour le Gardénal, dont le principe actif, indiqué entre parenthèses derrière le nom du médicament, est le phénobarbital. Or, on rapporte dans la littérature des cas d’intoxication non mortelles à 16, 25 et même 69 grammes de phénobarbital (*1) ! Cela explique sans doute que les informations soient si contradictoires selon les sources consultées. Derek Humphry, fondateur de l’organisation américaine Hemlock (« Cigüe ») relève que, selon Goodman et Gilman, « les doses mortelles de barbituriques dépendent de nombreux facteurs et ne peuvent être déterminés avec certitude. (...) La dose mortelle de phénobarbital est de 6 à 10 grammes, et celle d’amobarbital et de sécobarbital ou de pentobarbital est de 2 à 3 grammes ». Or, pour les mêmes produits, un texte hollandais destiné aux médecins (et que nous utiliserons), indique des doses respectives de 4 à 6 grammes et 6 à 8 grammes par voie orale, tandis que The Prediction of Suicide indique des doses mortelles minima de 1 gramme pour le pentobarbital et de 1,5 g pour les autres produits. D. Humphry attire l’attention du lecteur sur la différence de conception des travaux disponibles. Le texte hollandais fournit des doses mortelles réputées sûres pour tous les cas et toutes les corpulences, alors que le second texte indique le plus petit dosage qui puisse provoquer la mort. Ce dernier travail, sous forme d’un tableau des dosages toxiques, a circulé parmi les associations pour l’euthanasie volontaire du monde entier, « mais elles ont toujours pris soin de conseiller à leurs membres de multiplier par 3 au moins la dose léthale minimum pour être sûr du résultat (*2) ».
Méthodologie Nous avons retenu neuf sources documentaires principales dont on trouvera la liste cidessous. Chacune d’entre elles sera par commodité désignée par un code. Tous les ouvrages français sont en vente libre. - A guide to self-deliverance. Brochure publiée par Exit Angleterre, juin 1981. Code : EXA. EXA favorise la combinaison des sédatifs avec d’autres méthodes, pas forcément « douces » (l’asphyxie dans un sac plastique par exemple), les sédatifs seuls n’étant pas jugés fiables. Les dosages mortels recommandés sont des minima, il est préférable quand c’est possible d’avaler un nombre de comprimés plus élevé (tenir compte des risques accrus de vomissement). Mieux vaut trop que trop peu. - How to die with dignity, by George B. Mair. Brochure publiée par Exit Écosse, s;d; (sept. 1980). Code : EXE. EXE ne s’intéresse qu’aux médicaments utilisés seuls, parmi lesquels il privilégie les barbituriques. Les doses sont « suggérées ». Il ne s’agit pas, à la différence d’EXA, de minima constatés. - L’euthanasie légitimée, guide à l’usage des médecins, Dr Admiraal. Brochure éditée (*1) : Les intoxications barbituriques aigües, Roland Ducluzeau, Masson, Collection de médecine légale et de toxicologie médicale, 1971. (*2) : Let me die before I wake, Hemlock’s book of self-deliverance for dying, 1981. Références des ouvrages mentionnés par D. Humphry : The Pharmacological Basis of Therapeutics, Goodman et Gilman, Macmillan, New York, 1980 (6th edition) ; The Prediction of Suicide, Dr Beck, Resnick and Lettieri, The Charles Press, Philadelphia, 1974.
par l’Association néerlandaise pour l’euthanasie volontaire (N.V.V.V.E.), 1981. Code : HOL. Comme nous l’avons vu, les dosages mortels valent pour toutes les corpulences. - Let me die before I wake, Derek Humphry, Hemlock’s book of self-deliverance for the dying, 1981. Code : HEM. L’exposé de quelques cas authentiques de suicide est l’occasion d’indiquer les doses léthales de divers produits. - Les intoxications barbituriques aigües, Roland Ducluzeau, Collection de médecine légale et de toxicologie médicale, Masson, 1971. Code : IBA. - Bulletin médecine légale, toxicologie, sept.-oct. 1979, janv.-fév. 1980, avril-mai 1980, Masson éditeur. Code : BML. - Précis de toxicologie clinique, Collection de médecine légale et de toxicologie, Evreux, Motin, Vincent et Roche, Masson éditeur, 1968. Code : PTC. - Guide pratique des intoxications, E. Fournier, éditions Heures de France, 1977. Code : GPI. - Dictionnaire Vidal. Le Vidal recense toutes les spécialités pharmaceutiques, à l’exclusion jusqu’à l’édition 1980 de celles contenant plus de deux composants. Pour chaque spécialité sont indiqués la composition, les propriétés, les indications, le mode d’emploi, etc. Une mise à jour mensuelle est publiée dans les Cahiers de bibliographie thérapeutique française. Le Vidal n’indique pas de dosages mortels. Nous nous en sommes servis pour traduire en comprimés ou en ampoules injectables des doses indiquées en milligrammes dans la littérature médicale ou militante. Code : VID. Le travail de synthèse que nous proposons se divise en deux grandes parties ; d’une part les médicaments, de l’autre diverses substances toxiques, à l’exclusion - répétons-le - des produits domestiques et industriels du type solvants, insecticides, détergents. Nous avons naturellement éliminé les produits indisponibles en France, ainsi que ceux dont les effets apparaissent par trop imprévisibles, ou susceptibles de provoquer douleurs et séquelles graves. Certaines substances ou spécialités pharmaceutiques jugées dangereuses pour ces raisons, mais largement utilisées par les suicidaires, sont néanmoins citées et leurs inconvénients expliqués. Il ne sera pas traité des champignons en raison du caractère aléatoire et traumatisant de leur action. Parmi les produits déconseillés citons l’Aspirine (acide acétylsalicilique). La dose mortelle se situe entre 10-15 g (GPI) et 20-30 g (PTC), ce dernier dosage pouvant se traduire en 40 à 60 comprimés d’Aspirine Bayer. L’aspirine absorbée à forte dose provoque des hémorragies stomacales, son action est lente et ne provoque aucun endormissement (HEM). Son usage est déconseillé, trop aléatoire. Les séquelles éventuelles sont sévères, le foie et les reins sont touchés (EXE, EXA). Un autre exemple est fourni par l’Optalidon (amidopyrine + butalbital + caféine). Ce produit dont BML situe la dose léthale entre 6,25 et 12,5 g (soit 50 à 100 comprimés) est à déconseiller, qu’il s’agisse de se suicider ou de combattre la douleur. L’association de la caféine à un barbiturique (butalbital) réduit l’effet de celui-ci, l’endormissement ne se manifeste qu’après une phase d’agitation (convulsions, vomissements) et le coma qui s’ensuit est moins profond, d’où risques de réanimation. L’amidopyrine étant interdite depuis le 1er février 1982, les laboratoires Sandoz ont sorti un nouveau produit à la noramidopyrine. Afin de ne pas perturber les médecins dans leurs prescriptions, le nouveau produit s’appelle... Optalidon. Or, il faut savoir que les raisons qui ont fait interdire l’amidopyrine devraient amener l’interdiction de la noramidopyrine. Ces deux substances risquent de provoquer des réactions allergiques sanguines mortelles. Elles sont imprévisibles, et peuvent se produire après plusieurs prises sans accident. VID signale un décès après absorption d’un demi-comprimé d’Optalidon. Un médecin qui prescrit l’une quelconque des spécialités contenant de la noramidopyrine prend le risque de tuer son client. Le retrait de l’amidopyrine est une demi-mesure incompréhensible, son effet le plus évident sera de renforcer la confiance des médecins et du public dans un antalgique, certes efficace, mais qui reste aussi dangereux qu’auparavant (L’Optalidon passe du tableau C au tableau A,
qui n’est pas le plus strict). Les spécialités contenant de de la noramidopyrine sont, au 1er septembre 1981 : Novalgine, Algo-Buscopan, Algopriv, Avafortan, Clofexan, Viscéralgine Forte. Des spécialistes trouveront peut-être à redire à notre classification des produits. Il est bien possible qu’elle ne soit pas parfaitement orthodoxe, elle a, espérons-nous, le mérite de permettre une lecture commode, ce qui n’est visiblement pas le premier souci des ouvrages médicaux. On rencontrera les abréviations suivantes : DL (Dose Léthale, c’est-à-dire mortelle), IV (Intra Veineuse), IM (Intra Musculaire), comp. (pour comprimé et gélule), DM (Dose Minimale), DS (Dose Suggérée).
Recommandations « Si l’on veut vraiment mourir, ne pas perdre de temps à choisir un lieu. L’hôtel est un endroit absolument adéquat. Ne pas oublier de réserver la chambre et de payer deux jours d’avance et prévenir l’hôtelier qu’on ne veut pas être dérangé pendant ces deux jours... » Cette recommandation dont on retiendra surtout la nécessité d’un minimum de temps devant soi est confiée par Élisabeth A... à la journaliste Marie Muller qui la reproduit scrupuleusement dans le Nouvel Observateur (*1). Toutes les associations militantes y insistent, on doit être sûr d’au moins une journée de tranquillité. Plus la découverte est tardive, plus minces sont les risques de réanimation. On absorbera de préférence un repas léger afin que l’estomac ne soit ni vide, ce qui le rendrait trop sensible à la dose massive de médicaments, ni trop plein (EXE). Toujours en vue de réduire les risques de vomissements, on peut prendre un médicament contre le mal de mer (Vogalene « 5 », soluté buvable par exemple) peu de temps après le repas et environ une heure avant d’absorber les médicaments mortels. Il est prudent de se livrer à quelques essais afin de tester l’effet de ce médicament anti-nausées. l’action sédative ne doit pas être trop forte si l’on souhaite mener à bien la suite des opérations (EXE). Les doses mortelles sont proportionnelles à la corpulence de l’individu. Il faut également tenir compte de l’accoutumance éventuelle au produit. Si l’on est habituellement traité(e) aux barbituriques ou à la morphine, il convient d’augmenter les doses recommandées. On conservera les médicaments dans un endroit frais, par exemple le bas du réfrigérateur (EXE). A ce propos, il n’est pas inutile de rappeler le code indiquant leur date de fabrication et leur durée de conservation. En ce qui concerne les spécialités pour lesquelles cette durée est égale ou supérieure à trois ans, le code se présente sous la forme d’une lettre entre deux chiffres ; par exemple : 5 J 3. La lettre désigne l’année de fabrication, l’alphabet démarre en 1973, mais les lettres I et O en sont exclues, ce qui donne : A=1973, B=1974, C=1975, D=1976, E=1977, F=1978, G=1979, H=1980, J=1981, K=1982, L=1983, M=1984, N=1985, P=1986, etc. Cette lettre est suivie du chiffre 1, 2, 3 ou 4 correspondant au trimestre de fabrication. Elle est précédée d’un chiffre indiquant le nombre d’années de conservation. Notre exemple, 5 J 3, se lit donc : fabriqué en 1981 (3ème trimestre), durée de conservation 5 ans. L’emballage des spécialités dont la durée de conservation est inférieure à trois ans doit comporter en clair la date limite d’utilisation. Le code indiquant la date de fabrication est le même que pour le cas précédent, mais on tolère qu’il ne figure pas sur l’étiquette. Il serait naïf de croire que des produits dont la date de péremption est dépassée sont plus toxiques, donc plus efficaces. Ils risquent d’avoir perdu de leur efficacité immédiate, et gagné en « toxicité partielle », d’où échec et séquelles (*2). (*1) : 22-28 janv. 1980. L’hôtel n’est pas parfait, la femme de chambre a découvert Élisabeth à temps, son amie Chantal était morte. (*2) : Il se peut que des produits indiqués ici soient retirés de la vente, avant, ou dans les mois
On peut dissoudre les comprimés dans une très petite quantité d’eau (réaliser cette opération juste avant usage) et les avaler avec un peu de miel ou de café si le goût en est trop amer (HEM). Il est recommandé d’associer alcool et barbituriques. Leur effet, ainsi que celui des autres médicaments, se trouve potentialisé par l’alcool, dans une proportion allant jusqu’à 50 pour cent (EXE, HEM). Certains auteurs estiment que l’eau gazeuse accélère l’absorption des substances par l’estomac, et préconisent son association avec l’alcool (EXE). I - LES MÉDICAMENTS
Les barbituriques L’administration par voie intraveineuse ou intramusculaire d’une dose suffisante de ces produits provoque un coma par dépression et acidose (imprégnation acide des tissus) respiratoires. La mort intervient par choc vasculaire ou cardiaque. Par voie IM l’effet sera plus long que par voie IV. Par voie orale et bien que les barbituriques puissent être administrés dans leur conditionnement commercial, il est conseillé, étant donné le grand nombre de comprimés nécessaires, de faire préparer le produit par le pharmacien sans excipient. Par exemple, un volume de 5 à 10 g n’est pas difficile à administrer sans son conditionnement (HOL, rappelons que la brochure hollandaise s’adresse à des médecins auxquels il est loisible de rédiger une ordonnance comme ils l’entendent). « Ce sont les barbituriques d’action courte qui entraînent le plus grand nombre de décès, soit seuls, soit par leur présence dans des mélanges de barbituriques. » (« La mort par intoxication », J.M. Rouzioux et R. Belliato, in Médecine et hygiène, Genève, 15 août 1980.) En cas de réanimation, les barbituriques ne causent pas de séquelles neurologiques (HEM). Pour chaque spécialité, nous indiquerons une dose minimale et une dose suggérée. - BINOCTAL (amobarbital + secobarbital) DM : 2,5 g (EXA). DS : 6g (EXE) soit 120 comp. à 50 mg. Effet rapide et moyen associés. Tableau C. - EUNOCTAL (amobarbital) DM : 6g (EXE). DS : 6 à 8 g (HOL) soit 60 à 80 comp. à 100 mg. Effet moyen : 4 à 8 heures. Tableau C. - GARDENAL (phénobarbital) DM : 6g (EXE). DS : 6 à 8 g (HOL) soit 60 à 80 comp. à 0,10 g ou 20 à 30 ampoules injectables à 0,20 g. Effet lent : 8 à 10 heures. Tableau C.
qui suivront la parution de cet ouvrage. Plus de cent cinquante médicaments subissent ce sort chaque année. Il est pratiquement impossible de suivre cette actualité. Le corps médical luimême ne dispose d’aucun moyen d’information commode sur le sujet. Toutefois le ministère de la Santé semble décidé à remédier progressivement à cette carence par le système des « fiches de transparence » adressées aux praticiens (décembre 1981).
- IMMENOCTAL (secobarbital) DM : 2,5 g (EXA, HEM). DS : 6 à 8 g (HOL) soit 60 à 80 comp. à 100 mg. Effet rapide : 3 à 4 heures. Tableau C. - NEMBUTAL (pentobarbital) DM : 6 à 8 g (HOL). DS : 10 g (EXE) soit 100 comp. à 100 mg (4 flacons de 25 comp.), ou 4 flacons de soluté injectable de 2,5 g. Effet rapide. Tableau C. - PENTOTHAL (penthiobarbital) HEM indique la DL de 1 g par voie IV. Ce barbiturique d’action ultra-rapide, également commercialisé sous la marque NESDONAL, est utilisé en anesthésie. Il ne figure pas dans le VIDAL, mais peut être prescrit par un médecin. Le pharmacien à qui l’on présentera une ordonnance de Pentothal en vérifiera à coup sûr l’origine en téléphonant au praticien. Tableau C. - SONERYL (butobarbital) DM : 2 g (EXA). DS : 6 g (EXE) soit 60 comp. à 100 mg. Effet moyen. Tableau C. - VESPERAX (secobarbital - effet rapide - + bralobarbital - effet moyen) DS : environ 3 g (Centre d’information pour l’euthanasie volontaire, Hollande) soit 30 comp. à 100 mg de secobarbital. Ce dosage correspond à 3 g de secobarbital associé à 1 g de bralobarbital. Il provoque un endormissement en 15 à 60 minutes et la mort en 48 heures. Tableau C.
Les somnifères non barbituriques - DORIDENE 250 (glutethimide) DM : 5 g (HEM). DS : 6 g (EXA) soit 25 comp. à 250 mg. Tableau C. - MANDRAX 250 (methaqualone + diphénhydramine) EXA indique la dose de 5 g, soit 20 comp. à 250 mg. Ses effets sur le foie et les reins sont comparables à ceux de l’aspirine (HEM). Par ailleurs Henri Pradal le juge difficile d’emploi pour un suicide. (Guide des médicaments les plus courants, Seuil, 1974.) A déconseiller donc. Tableau B.
Les analgésiques présumés mortels à eux seuls - DOLIPRANE (paracetamol)
GPI indique la DL de 20 g, soit 40 comp. à 0,50g. Cependant l’efficacité du paracetamol est très sujette à caution (BML). En cas d’échec les séquelles sont importantes, comparables à celles dues à l’aspirine. Cela amène à déconseiller l’usage des spécialités contenant du paracetamol, c’est-à-dire outre le DOLIPRANE, le PANASORB (paracetamol + sorbitol) et l’EFFERALGAN (paracetamol + acide ascorbique). Ces trois médicaments sont en vent libre. En ce qui concerne la morphine et ses dérivés (dont l’héroïne), l’administration d’une dose suffisante par voie IV provoque une très forte dépression respiratoire, et amène la mort par arrêt respiratoire et anoxémie (diminution de la teneur en oxygène dans le sang). Toutefois les personnes qui usent régulièrement de l’héroïne peuvent s’injecter plusieurs fois par jour des doses de 300 à 500 mg sans manifester aucun signe de dépression respiratoire. Il n’est pas facile de déterminer le délai qui s’écoulera entre l’administration et la mort (des heures, voire des jours). De même il est délicat d’indiquer des doses efficaces à coup sûr. La voie intraveineuse est préférable à toute autre (HOL). Outre ces inconvénients, les dérivés morphiniques sont d’un accès difficile. En France, l’héroïne n’est disponible que dans les circuits clandestins, sous forme d’un mélange dont il est impossible de contrôler la qualité. - DOLOSAL 0,10 (pethidine) EXA indique la dose léthale minimale de 1,5 g, soit 15 ampoules injectables à 0,10 g. Ce dérivé morphinique risque de provoquer des vomissements (EXA). Tableau B. - FORTAL (pentazocine) EXA indique la dose léthale minimale de 2 g, soit 40 comp. à 50 mg ou 66 ampoules injectables à 30 mg. Tableau B. - SEDOL (morphine) PTC indique la DL de 0,5 mg/kg par voie parentérale (toute autre voie qu’orale), et 2 mg/kg par voie orale. Pour un poids de 70 kg : 0,5 mg par 70 = 35 mg divisés par 6,6 mg (dosage d’une ampoule), soit 6 (5,3) ampoules injectables. N’existe pas sous forme de comprimés. Tableau B. - FENTANYL (équivalent de la morphine, utilisé uniquement en anesthésie). HOL indique la DL de 1 mg par voie IV, soit 2 ampoules injectables à 0,5 mg. Tableau B.
Les tranquillisants - EQUANIL 400 (meprobamate) PTC indique la DL de 15 à 20 g, soit 38 à 50 comp. à 40 mg, ou 38 à 50 ampoules injectables à 400 mg. Tableau C. - PROCALMADIOL ALLARD (meprobamate) PTC indique la DL de 15 à 20 g, soit 38 à 50 comp. à 0,40 g. Tableau C.
Les antihistaminiques (antinauséeux) Ces produits peuvent être utilisés seuls ou simplement pour prévenir des vomissements, en association avec d’autres médicaments. - DRAMAMINE (dimenhydrinate) EXA indique la DL minimale de 2,5 g, soit 50 comp. à 50 mg. En vente libre. - MARZINE 50 (cyclizine) EXA indique la DL minimale de 5 g, soit 100 comp. à 50 mg. Tableau C. - PHENERGAN (promethazine) DM : 5 g (EXA). DS : 6 g (EXE), soit 240 comp. à 25 mg, ou 120 ampoules injectables à 50 mg. En vente libre.
Les antidépresseurs Particulièrement efficaces, ils provoquent une perte de conscience et l’arr^pet cardiaque (EXA). Avant la mort, pas d’endormissement ou un coma peu profond, troubles cardiaques et convulsions (GPI). HEM situe la DL autour de 5 g. Nous nous bornerons à indiquer pour chaque spécialité une dose minimale sans rappeler la DS de 5 g. Tous les médicaments cités sont au tableau A. - ALTILEV gouttes (nortriptyline) DM : 4 g (EXA) soit 5 flacons de soluté buvable de 0,8 g. - ANAFRANIL 25 (clomipramine) DM : 4 g (EXA) soit 160 comp. à 25 mg, ou 160 ampoules injectables à 25 mg. - ELAVIL 25 (amitriptyline) DM : 4 g (EXA) soit 160 comp. à 25 mg. - LAROXYL 4% gouttes (amitriptyline) DM : 4 g (EXA) soit 5 flacons de soluté buvable de 800 mg. - LUDIOMIL (maprotiline) DM : 5 g (EXA) soit 66 comp. à 75 mg, ou 200 ampoules injectables à 0,025 g. Effet convulsivant.
- PSYCHOSTYL (nortriptyline) DM : 4 g (EXA) soit 160 comp. à 25 mg. - SURMONTIL (trimipramine) DM : 5 g (EXA) soit 5 flacons de soluté buvable à 4%, ou 200 ampoules injectables à 0,250 g, ou 50 comp. à 100 mg. - TOFRANIL 25 (imipramine) DM : 3 g (EXA) soit 120 comp. à 25 mg.
Les cardiotoniques - DIGOXINE HEM situe la DL entre 10 et 20 mg, soit 40 à 80 comp. à 0,25 mg, ou 4 à 7 flacons de soluté buvable à 3 mg, ou 20 à 40 ampoules injectables à 0,50 mg. Effet lent et aléatoire, effet retard possible (GPI). Tableau A. - DIGITALINE NATIVELLE (digitoxine) HEM situe la DL minimale autour de 3 mg, soit 30 comp. à 0,1 mg, ou 15 ampoules injectables à 0,2 mg. Un flacon de soluté buvable est égal à 3 doses (10 mg). Effet lent et aléatoire, effet retard possible (GPI). Tableau A.
Le curare et ses dérivés L’administration par voie IV ou IM d’une forte dose de produit provoque en quelques minutes la paralysie complète de tous les muscles transversaux avec comme conséquence la mort par arrêt de la respiration. « Il est évident que cette injection ne peut être pratiquée que sur des malades ayant perdu connaissance » (HOL). D’après cette source il ne s’agit donc que d’une méthode de suicide secondé, succédant par exemple à l’injection de 40 mg de Valium. L’auto-administration de curare risque d’avoir des effets pénibles (paralysie atteignant progressivement les muscles respiratoires). L’administration par voie orale est sans intérêt. Un jugement du Tribunal correctionnel de Paris en date du 27 juin 1968*, que nous avons déjà évoqué, fournit un remarquable exemple de suicide par association d’un curarisant et de barbituriques. Deux femmes, l’une Thérèse G... est infirmière, l’autre Anne J... est chef de service, décident de se donner la mort le même soir. La transcription du jugement se ressent beaucoup des faibles lumières de son auteur en pharmacologie, et du caractère ambigu que la justice découvre à la relation des deux femmes ; « un mode de vie assez anormal, une amitié trop exclusive et sans doute des dérivatifs (sic) peu propres à un épanouissement de la * : Gazette du Palais, 1968, 2-228.
personnalité ». Nous signalerons au passage lapsus manifestes et obscurités. « Attendu qu’après avoir dénoncé (sic) leur intention dans diverses lettres elles préparent ensemble un dosage de Nesnonale (il s’agit de Nesdonal (penthiobarbital)) et de Flaxe Dyl (orthographié Flaxedil en français, c’est un curarisant utilisé en anesthésie) qu’elles avaient décidé d’utiliser en raison de la rapidité d’action du toxique choisi. Attendu qu’après que chacune d’elles eut pris des comprimés de Vallinay (Valium ?) afin de subir une accentuation de l’affaiblissement primitif de l’activité sentimentale (sic, le malheureux greffier s’est laissé emporter par ses fantasmes, il aurait dû écrire : submentale !) J... plaça dans une veine du bras gauche de G... un trocart qu’elle avait obturé - avec une petite aiguille dite mandrin - pour empêcher l’écoulement du sang, qu’elle s’allongea sur son lit et introduisit dans une veine de son coude droit une seringue remplie avec le liquide préparé et appuya à fond, que la mort survint immédiatement... » L’une meurt et l’autre pas. Anne J... qui s’était injecté elle-même le mélange est particulièrement adroite, et de plus ambidextre. Thérèse G... échoue dans sa tentative d’autoinjection, elle essaie ensuite d’installer une perfusion qu’elle arrache en perdant connaissance, probablement sous l’effet du calmant. On la réanime facilement. On retiendra que seule une dextérité hors du commun a permis à J... d’user seule, et avec succès, de cette méthode. - ALLOFERINE (alcuronium) HOL indique la DL de 30 mg par IV ou IM, soit 3 ampoules injectables de 10 mg. Tableau A. - PAVULON (pancuronium + acétate et chlorure de sodium + acide acétique) HOL indique la DL de 12 mg par IV ou IM, soit 3 ampoules injectables de 4 mg. Tableau A.
Divers - INSULINE ACTRAPID MONOCOMPOSEE NOVO HOL indique la DL de 400 IE (unités) par IV ou IM, soit un flacon injectable. En vent libre. L’administration d’insuline provoque une hypoglycémie qui amène la mort par coma. La mort peut se faire attendre des heures voire des jours (même des mois). La profondeur du coma est variable, ce qui nécessite l’administration de doses complémentaires (HOL). Outre le caractère aléatoire de l’effet mortel, les séquelles en cas d’échec sont lourdes (dommages cérébraux). - NIVAQUINE (chloroquine) PTC indique la DL d’environ 3 à 4 g, soit 30 à 40 comp. à 0,10 g, ou 4 à 7 flacons de sirop à 625 mg, ou 30 à 40 ampoules injectables à 0,10 g. GIP indique la DL de 4 g. La NIVAQUINE est un antipaludéen à effet convulsivant. Elle entraîne la mort par arrêt cardiaque. En vente libre.
Les médicaments à utiliser associés à d’autres méthodes Ces produits ne sont pas mortels utilisés seuls, mais seront employé à l’occasion pour rendre supportable une méthode violente. Ils provoquent un endormissement, et dans certains cas une perte de conscience. Signalons que les benzodiazépines type MOGADON, ROHYPNOL et NUCTALON sont inutilisables pour se tuer (BML et laboratoires Roche). - DI-ANTALVIC (dextropropoxyphène + paracetamol) DS : 2 g (EXA) soit 30 comp. à 65 mg. Tableau A. - ANTALVIC dextropropoxyphène) DS : 4 g (EXE) soit 62 comp. à 65 mg. Tableau A. - CODOFORME BOTTU (codéine + brométénamine + terpine + benzoate de sodium) DS : 2 g (EXE) soit 200 comp. à 0,01 g. Antitussif dérivé de la morphine. La codéine potentialise les effets des psychotropes (HEM). Tableau A. - MOGADON (nitrazépam) DS : 0,5 g ‘EXA) soit 100 comp. à 5 mg. Tableau C. - LIBRIUM 10 (chlordiazépoxide) DS : 0,75 g (EXE) soit 75 comp. à 10 mg. Tableau C. - TEMESTA 2,5 mg (lorazépam) DS : 150 mg (EXE) soit 60 comp. à 2,5 mg. Tableau A. - TRANXENE 50 (clorazépate dipotassique) DS : 600 mg (EXA) soit 12 comp. à 50 mg. Tableau C. - VALIUM 10 (diazépam) DS : 0,50 g (EXE) soit 50 comp. à 10 mg. Tableau A. - LARGATIL 100 (chlorpromazine) DS : 4 g (EXE) soit 400 comp. à 100 mg. Tableau C. - MELLERIL Solution à 4% (thioridazine) DS : 3 g (EXA) soit 3 flacons buvables à 1,2 g (égale 3,6 exactement). Tableau A. - MELLERIL 100 (thioridazine)
DS : 3g (EXA) soit 30 comp. à 100 mg. Tableau C. II - LES SUBSTANCES TOXIQUES Les unes sont signalées, les autres franchement déconseillées.
Signalées : - CHLORAL PTC indique la DL de 10 g. GPI la DL de sirop de chloral (4 g environ), d’hydrate de chloral (10 g), et de chloralose (« la dose de 1 g, en l’absence de traitement, peut être mortelle »). Tableau C. - CIGÜE PTC et GPI indiquent la DL de 6 à 8 g de feuilles fraîches (= 0,40 à 0,60 g de conine). Effet en 3 à 6 heures (GPI). Signalons, et cela est valable pour toutes les plantes, que la toxicité varie en fonction de la partie de la plante considérée, mais encore de la période de cueillette, du mode de séchage éventuel, etc. Tableau A. - COLCHIQUE GPI indique la DL de 30 à 50 mg de colchicine. On a constaté la mort après absorption de trois fleurs de colchique. Intoxication douloureuse. Tableau A. - CYANURE DE POTASSIUM GPI indique la DL de 0,25 g de cyanure. Sous l’action de l’acide chlorhydrique gastrique, le cyanure de potassium dégage de l’acide cyanhydrique mortel (dose toxique : 0,15 g). Tableau A. - MORPHINE La DL probable est de 120 à 250 mg (HEM) ou 300 mg (EXA) ou encore 120 à 200 mg par voie orale et 300 mg en IV (GPI). La mort survient par arrêt respiratoire en 6 à 12 heures (HEM). Voir aussi Les analgésiques. Tableau B. - NICOTINE GPI indique la DL de 60 mg environ (on trouve de 1 à 1,6 mg dans une cigarette). La nicotine se rencontre également sous forme d’un liquide huileux utilisé comme pesticide (3 à 12 g/litre) et de solution concentrée contre les pucerons (500 g/litre de sulfate de nicotine). La nicotine est un toxique brutal, l’intoxication est très douloureuse. « L’ingestion de plusieurs grammes de tabac peut entraîner la mort (PTC) ». Tableau A. - PÉPINS DE POMME
L’ingestion d’une tasse de pépins de pomme ou d’amandes de noyaux de pêche peut entraîner la mort. Ces graines contiennent un composé organique pouvant libérer de l’acide cyanhydrique (GPI). Les cas mortels restent exceptionnels.
Franchement déconseillées - ANHYDRIDE ARSÉNIEUX PTC indique la DL de 2 mg/kg environ, HEM celle de 0,1 à 0,5 g. L’action s’étend sur 48 heures. Tableau A. - BELLADONE (atropine) BML indique la DL de 100 mg d’atropine. Selon GPI la DL est extrêmement variable, et l’effet imprévisible. Provoque des troubles cardiaques. Toutes les parties de la plante sont toxiques (maxima atteint dans les racines). Il n’existe pas d’antidote. Tableau A. - DIGITALE La DL minimale est de 3 g (GPI, HEM). L’action de ce cardiotonique est lente, aléatoire. Effet retard possible. BML indique la DL de feuilles (2,5 g de feuilles prises près du pied), de teinture (30 g), et de poudre (2,5 g). Tableau A. - RICIN La DL est d’environ 5 à 10 cg (PTC, GPI) ce qui correspond à 3 ou 5 graines. Provoque des troubles digestifs intenses. - STRYCHNINE La DL est de 20 à 50 mg pour GPI, de 100 à 120 mg pour HEM. Tout le monde s’accorde sur les souffrances provoquées (violentes convulsions). La mort survient au bout d’une heure (HEM). Il ne faut surtout pas associer la strychnine aux barbituriques dont elle combat les effets. Tableau A.
La réglementation des « substances vénéneuses » La grande majorité des médicaments et des produits dont nous avons établi la liste cidessus ne sont pas en vente libre. Leur fabrication, leur commerce, leur emploi sont réglementés par le Code de la Santé publique qui répartit leurs substances dites « vénéneuses » en trois tableaux régulièrement modifiés et mis à jour par arrêtés ministériels. La réglementation la plus sévère concerne les « stupéfiants », classés au tableau B ; elle est moins stricte pour les « produits toxiques » du tableau A et moins encore pour les « produits dangereux » du tableau C. Les articles R. 5149 à R. 5211 du Code donnent le détail des restrictions au commerce de ces produits selon qu’ils sont destinés à l’industrie, à l’agriculture ou à la médecine humaine et vétérinaire. Nous y renvoyons le lecteur. L’amateur peut toujours espérer trouver dans ce dédale de textes des pistes conduisant aux produits défendus.
Nous nous contentons d’exposer l’essentiel de la réglementation pour la médecine humaine. A toutes fins utiles, rappelons néanmoins que des sanctions pénales sont prévues contre « ceux qui auront contrevenu aux dispositions (...) concernant la production, le transport, l’importation, l’exportation, la détention, l’offre, la cession, l’acquisition et l’emploi des substances ou plantes ou la culture des plantes classées comme vénéneuses (...) ainsi que tout acte se rapportant à ces opérations ». S’il s’agit de produits des tableaux A ou C, on encourt un « emprisonnement de 2 mois à 2 ans et une amende de 2 000 à 10 000 francs, ou l’une de ces peines seulement » (art. L. 626). Quant aux infractions portant sur des produits du tableau B, elles sont passibles des sanctions réprimant le trafic et l’usage de ce que le langage courant appelle « la drogue ». Ainsi, l’utilisation d’une ordonnance fictive ou de complaisance est-elle assimilée, si elle concerne les produits du tableau B, au trafic de « stupéfiants ». Les pénalités prévues sont un « emprisonnement de 2 à 10 ans et une amende de 5 000 à 50 millions de francs ou l’une de ces peines seulement » (art. L. 627). On ne peut pas totalement exclure non plus qu’une tentative de suicide ratée au moyen de « stupéfiants » provoque des poursuites. Car depuis la loi du 31 décembre 1970, le simple « usage illicite » est devenu un délit, puni de 2 mois à 1 an de prison et/ou d’une amende de 500 à 5 000 francs (art. L. 628). Tous les produits classés aux tableaux A, B ou C ont en commun de n’être délivrés par les pharmaciens que sur prescription d’un médecin (ou d’un chirurgien-dentiste, d’une sagefemme pour certaines spécialités).
Tableau B : réglementation Les ordonnances prescrivant des « stupéfiants » doivent être rédigées sur des feuilles extraites d’un carnet à souche spécial, remis aux médecins par leur Ordre. « L’auteur est tenu (...) de la dater, de la signer, de mentionner lisiblement son nom et son adresse, le nom et l’adresse du bénéficiaire, le mode d’emploi du médicament. » La durée de la prescription ne peut excéder les 7 jours (sauf dérogation : 60 jours pour certaines spécialités comme le Mandrax ou le Fortal). Le renouvellement est interdit ; toute ordonnance ultérieure doit mentionner l’existence des précédentes. Le pharmacien doit reporter à l’ordonnancier (registre) « les nom et adresse du malade et, éventuellement, du tiers qui lui présente l’ordonnance. Si le porteur de l’ordonnance n’est pas connu du pharmacien, celui-ci doit lui demander une justification d’identité » (art. R. 5206). L’ordonnance est ensuite conservée pendant trois ans par le pharmacien. Les produits du tableau B sont donc quasiment inaccessibles au grand public. Compte tenu également des risques pénaux encourus, les produits signalés plus haut (Mandrax, Dolosal, Sedol, Fentanyl, Fortal et morphine) sont en pratique réservés aux membres du corps médical, à moins de bénéficier de la complicité de l’un d’entre eux.
Tableau A : réglementation Il n’est plus nécessaire que le nom et l’adresse du bénéficiaire figurent sur l’ordonnance. La prescription de produits « toxiques » doit être libellée en toutes lettres : nombre d’unités thérapeutiques du médicament, ainsi que doses des substances s’il s’agit d’une préparation. Le renouvellement n’est autorisé qu’une fois, et à condition que le médecin le spécifie. Après exécution,l’ordonnance doit être rendue au client, revêtue du timbre de l'officine et du numéro sous lequel elle a été inscrite à l’ordonnancier.
Tableau C : réglementation Les règles de prescription des « substances dangereuses » sont les mêmes que pour les « toxiques », à cette importante différence près que les ordonnances sont renouvelables pendant plusieurs semaines ou mois, sauf indication contraire de l’auteur. Exception faite des « stupéfiants », on peut retenir que la meilleure méthode pour réunir les doses utiles des médicaments signalés consiste à en obtenir très légalement la prescription auprès d’un ou plusieurs médecins. D’après nos évaluations, deux ou trois ordonnances suffisent à rassembler les quantités voulues, même dans les hypothèses les plus défavorables (posologie habituelle réduite - nécessité d’un grand nombre de comprimés). A défaut, une première ordonnance authentique peut servir de modèle à une auto-prescription rédigée par exemple sur papier à en-tête d’un dispensaire ou d’un hôpital. Précisons en outre qu’aucun texte légal ne stipule que les ordonnances doivent être écrites à la main. Un document dactylographié et signé est parfaitement valable. Seules les ordonnances préimprimées, refusées par la Sécurité sociale, attireront l’attention du pharmacien (*1).
Précautions d’usage Pour s’épargner une réanimation intempestive, on aura soin de détruire les emballages des médicaments utilisés. On aura également fait disparaître (et non pas simplement jeté dans la corbeille à papier qui sera immanquablement fouillée) correspondances, ordonnances fictives ou de complaisance et tous documents qui indiquent une complicité volontaire ou involontaire dans la préparation du suicide. Dans le même esprit, il n’est pas inutile de laisser une note dégageant la responsabilité d’éventuels témoins et de l’entourage. Toutes ces précautions n’auront rien de superflu en cas d’intervention d’un S.A.M.U. dont on sait « qu’il intervient en même temps que la police qui est branchée sur la même longueur d’ondes et qui a par conséquent connaissance de toutes les interventions (*2) ». Elles visent également à simplifier toutes les formalités postérieures au décès. Formalités qu’on peut résumer ainsi : le médecin appelé à constater la mort remplit un certificat de décès. En principe, la délivrance du permis d’inhumer par l’officier d’état civil de la commune est soumise à l’avis conforme d’un second médecin, mandaté comme médecin d’état civil (à moins que le premier médecin ait déjà cette qualité). Son rôle : rechercher par l’examen du cadavre, en interrogeant le médecin traitant et l’entourage, s’il existe des « signes ou indices de mort violente ». Si c’est le cas, le médecin d’état civil doit refuser le permis d’inhumer et alerter les autorités policières. S’il est clair que la mort résulte d’un accident ou d’un suicide, on « dresse procèsverbal de l’état du cadavre et des circonstances relatives » (art. 81 du Code civil) et la délivrance du permis sera autorisée par « tout officier de police judiciaire compétent ». Mais si le doute subsiste quant aux causes, le procureur de la République ou le juge d’instruction pourront autoriser une autopsie judiciaire. Les seules formes requises pour la validité d’un testament ordinaire (olographe) sont les suivantes : le document doit être écrit en entier, daté et signé de la main du testateur (qui doit être âgé d’au moins 16 ans et jusqu’à la majorité, ne dispose que de « la moitié des biens dont la loi permet au majeur de disposer » - art. 904 du Code civil).Il peut être écrit sur papier (*1) : Cf. réponse à une question écrite publiée au Journal Officiel, éd. Débats du Sénat du 10 mai 1980. (*2) : Pierre Muller, « La certification des décès en France en 1979 », Bulletin de Médecine légale, 1979 n° 6.
libre, sur plusieurs feuillets séparés, à condition que chacun soit daté et signé et que le lien entre eux soit apparent. Notons enfin qu’une jurisprudence très ancienne exclut que la mort par suicide puisse valoir nullité d’un testament pour cause de « folie ».
Annexe I
Les Associations de prévention S.O.S.-Amitié, 5, rue Laborde, 75008 Paris, tél : 387.37.01 (Postes d’appel parisiens) : 857.31.31 – 825.70.50 (Anglophone) : 747.57.10 La porte ouverte, 4, rue des Prêtres-St-Séverin, 75005 Paris, tél : 329.66.02 Et 21, rue Duperré, 75009 Paris, tél : 874.69.11 (siège social). Phénix, 65, rue Baudricourt, 75013 Paris, tél : 584.52.22 Et 6 bis, rue des Récollets, 75010 Paris. Accueil le mercredi de 18 à 22 heures, et le samedi de 16 à 22 heures. Recherches et rencontres, 61, rue de la Verrerie, 75004 Paris, tél : 278.19.87 et 887.20. 32 (six centres en province). Assistance-Vie, 27, rue du Château-d’Eau, 75010 Paris, tél : 209.70.00. Accueil tous les jours de 9 à 23 heures.
Annexe II
Technique du suicide Le nombre des suicides s’accroît partout assez rapidement. Tous les journaux bien pensants se lamentent en reproduisant les statistiques officielles à ce sujet. Les suicides augmenteront certainement encore beaucoup plus : ils tendront à égaler le nombre des malheureux follement appelés au monde dans des conditions absurdes, impossibles ou même seulement trop difficiles, par des parents ignorants ou irréfléchis. Seules, la science et la réflexion supprimeront les suicides quand elles seront devenues les guides indispensables de ceux qui osent se permettre de reproduire leur espèce. Une cause qui contribue maintenant à diminuer les suicides va disparaître de plus en plus : la peur de se faire du mal et de se manquer, comme le véreux général Bourbaki et le très intéressant Vacher, tueur de bergers. Le poignard, le rasoir, le pistolet donnent des résultats déplorables : on se manque, on s’estropie, on augmente ses souffrances neuf fois sur dix ; la corde demande une préparation, une installation qui doit être totalement dépourvue de charme, et encore on échoue souvent. La noyade est horriblement longue : on a réanimé des asphyxiés par submersion après quatre et cinq heures (respiration artificielle, méthodes Drs Marshall, Sylvester ; traction rythmée de la langue, Dr Laborde). Vivants encore après tant de temps, combien ces malheureux ont-ils dû souffrir en vain, quand c’est volontairement qu’ils ont cherché leur mort ? Et les prétendus bienfaiteurs qui leur ont redonné une seconde fois la vie, sans plus les consulter que la première, sont-ils bien sûrs que la nouvelle expérience réussira mieux que la précédente ? On cite souvent le cas de deux jeunes filles trouvées mortes dans leur lit un matin, à Rouen, il y a quelques années, asphyxiées par une fuite de gaz. Elles avaient conservé, dit-on, l’heureuse expression de visage de deux amies s’endormant les bras enlacés, joue contre joue ; on en conclut que cette asphyxie n’était pas douloureuse ; on s’en sert humainement pour détruire les chiens en excès, victimes, eux aussi, de la terrible loi de la fécondité. Il y aurait cependant, affirme-t-on, des observations contraires et la question ne serait pas tranchée. Il faut citer encore et surtout, l’empoisonnement classique à l’aide du fourneau de charbon brûlant au milieu de la chambre. Mais l’émotion que cause aux assistants la découverte d’un de ces cas si fréquents ne permet pas l’observation scientifique calme, et les opinions diffèrent. Le préjugé tenace, quant à l’odeur du charbon, montre bien comme il est difficile de conserver dans ces occurrences le sang-froid voulu. Le charbon, bien fait, fournit en brûlant deux gaz également et absolument sans odeur, l’acide carbonique et l’oxyde de carbone ; le premier quand il y a excès, le second défaut d’oxygène ; le premier, simplement irrespirable, paraît n’agir que comme obstacle au dégagement par les poumons du même acide carbonique
formé dans le sang pour l’entretien de la chaleur corporelle ; le second est très vénéneux à faible dose. Les quantités relatives de ces deux gaz produites dans les tentatives de suicide varient suivant les circonstances. L’odeur de charbon classique, s’échappant par les fissures et trahissant les infortunés, ne peut provenir que de charbon mal fait, de fumerons ou d’autres objets mêlés à ce combustible et n’apprend rien, quant à la puissance meurtrière du mélange. Tout porte à croire que l’entrée dans les poumons d’une quantité même petite, quelques centilitres par exemple, d’oxyde de carbone serait immédiatement mortelle ; mais dans la pratique banale, les résultats varient tant que l’on ne peut rien conclure. L’illustre chimiste, M. Berthelot, rend aux personnes voulant, suivant leur droit incontestable, quitter un monde qui ne leur apporte pas les satisfactions qu’elles en attendaient, le service de leur indiquer un bon moyen, reproduit par le Journal de Médecine du 9 janvier 1898 (directeur, Dr Lutaud, 47, boulevard Hausmann) sous une forme qui fait supposer que la personne qui veut se suicider s’est d’abord confortablement mise au lit. « Il n’y a, dit-il, qu’un procédé immédiat pour amener une mort rapide, foudroyante même, c’est le cyanure de potassium, ou l’acide prussique. Une très petite fraction est prise dans une tasse de thé, par exemple, et sitôt bu ce mélange, la tête retombe sur l’oreiller : c’est la mort instantanée. » On obtiendrait sans doute difficilement d’un pharmacien la fraction de gramme de cyanure, en indiquant l’usage auquel on le destine. Mais ce produit, autrefois indispensable aux photographes comme fixatif, continue à être employé en grande quantité pour le dépôt galvanique de divers métaux, et s’obtient en toute quantité chez tous les marchands de produits chimiques. En calcinant dans n’importe quel vase, creuset, pelle à feu, pipe, du prussiate jaune de potasse qui se trouve partout, on obtient un mélange de carbure de fer insoluble et de cyanure de potassium. Il importe de le répéter en terminant. Bien loin de pousser au suicide, comme pourrait le faire croire la complaisance avec laquelle nous nous étendons sur le procédé indiqué par le Dr Berthelot, nous fournissons la seule méthode infaillible à le prévenir*. Que tous, éclairés par la physiologie sexuelle, ne mettent au monde que des enfants pour qui la vie sera une série de véritables jouissances physiques et morales, depuis son commencement jusqu’à sa fin normale, et personne ne songera à hâter celle-ci. Mais tant que la vie donnée au hasard ne sera pour un si grand nombre de pauvres humains qu’une série de tortures sans espoir, tant que la moitié des morts actuelles seront dues à la misère, seront de véritables morts de faim déguisées et déclarées naturelles, nous n’hésitons pas à répandre, pour ceux qui le désirent, un moyen moins douloureux de sortir de l’enfer terrestre. L’affirmation ci-dessus qu’un grand nombre de morts sont dues à la misère peut surprendre. Cependant, on donne à chaque instant partout des statistiques des nombres relatifs des morts des diverses professions, des diverses classes, on trouve toujours la mortalité des pauvres très supérieure à celle des riches. Il est évident que tous ceux qui sont morts, étant pauvres et qui, toutes autres choses égales, ne seraient pas morts s’ils eussent été à l’aise, sont morts de misère. Me basant autrefois sur une vieille statistique prise dans une ville largement prospère et l’étendant (fort injustement pour ma thèse) à la terre entière, j’avais trouvé le chiffre minimum de 15 millions par an de morts de misère. Dans un calcul basé sur des données plus récentes, Etiévant arrive, dans le n° 1 du Droit de vivre, pour la France, aux chiffres suivants des gens tués par l’ordre social actuel. Par an 175 000 ; par jour 480 ; soit 1 chaque trois minutes ! Le Malthusian de Londres a, dans son numéro de mai 1898 (publié) une étude détaillée sur la « Mortalité des riches * : C’est l’œuvre que La Ligue de la Régénération humaine, fondée en 1896, poursuit à l’aide de son petit périodique et de ses autres publications populaires.
et des pauvres ». Ne pouvant pas citer tous ces nombres, prenons-en trois des plus saillants. Dans un quartier très encombré du sud de Londres, Waterloo Road, la mortalité annuelle est de 32,9 pour 1 000 habitants ; dans une excellente région de la banlieue (Norwood) peuplée de villas entourées de jardins la mortalité descend à 12,8. Enfin dans la résidence de haute salubrité, devenue célèbre en France comme habitée par Cornélius Hertz, à Bournemouth, la mortalité n’est que de 11,31. Ajoutons que dans cette dernière ville, la natalité n’est que de 13,7. Que doivent dire les Bertillon et les Piot de l’endroit si tant est qu’il y en pousse ? Remarquons que faisant abstraction des migrations dans un sens ou dans l’autre les trois chiffres cités correspondent à des vies moyennes de 30 ans ½, de 78 et de 89 ans ! Paul Robin. 6, rue Haxo, Paris XXe. Extrait de La Critique (5 juin 1901). Boulevard de Latour-Maubourg, 50, Paris (VIIe).
Annexe III
Quand je serai grand, je me suiciderai ! Les braves gens n’aiment pas qu’on se suicide autour d’eux. C’est une irruption de la mort dans leur quotidien qui les dérange, les gêne. Le suicidé trahit quelque chose, une sorte de pacte tacite des vivants, tous là pour se colleter avec l’existence. Se suicider est indigne. Il est lâche de fuir, de DÉSERTER l’existence, qui comme chacun sait est un combat. Le réflexe est au fond le même s’agissant d’une institution (armée) ou de la vie. Refuser, c’est choisir la facilité. Préférer la mort, c’est aller plus loin ; c’est, dans le système manichéen où nous évoluons, préférer le mal au bien, les ténèbres à la lumière. Et le troupeau n’est pas tendre avec ceux qui le quittent de leur plein gré – qu’ils aient choisi la mort ou une vie différente. Pour les morts, cependant, surtout s’ils sont jeunes, on mettra plus d’apitoiement doucereux dans le rejet. Se suicider au bel âge, pensez donc, on ne sait plus ce qu’ils veulent ! Et c’est le grand frisson charognard qui chatouille l’échine. Dix-sept ans, vous vous rendez compte, avec un bidon de Solexine, si c’est pas malheureux ! La mort des autres attire aussi. On voyeurise à peu de frais dans le sang des autres le tragique d’une époque qu’on a renoncé à vivre. On s’interroge en frissonnant sur sa responsabilité. On a le remords voluptueux. On finira par se rassurer. Ce sont tout de même, n’est-ce-pas, les plus faibles qui succombent. On s’intéresse moins au suicide adulte, à moins qu’il n’ait vraiment fait les choses en grand, étripant d’abord sa femme et ses neuf enfants avant de « se faire justice ». A peine prête-t-on attention aux quelques vieillards trop pressés de quitter ce bas-monde. Ils avaient pourtant si peu à attendre ! La société a réussi à intégrer le suicide au spectacle quotidien par ses campagnes de presse à scandale, ses théories sociologiques d’arrière-presbytère. Je voudrais ébaucher ici une réappropriation du suicide, donc de la mort, susceptible à mon sens de maîtriser notre « destin ». Envisager le suicide comme moyen de marquer soi-même la limite de son existence, c’est casser la gangue d’airain de la fatalité – « il faut bien vivre », puisqu’on est – fatalité mythique qui puise dans la naissance, irrémédiablement exclue du choix individuel, sa réalité apparente. Puisque ta naissance a été l’affaire des autres, ta vie ne t’appartient pas non plus, elle appartient à Dieu. C’est ce que la religion a toujours affirmé, voulant dissimuler que la mort, elle, nous appartient si nous le voulons. Fantastique pouvoir recouvré sur nos vies dont l’ivresse peut bien nous mener à repenser la non-vie qu’on nous impose. Manière aussi de vivre maintenant et pour soi, maintenant un peu comme on s’imagine atteint d’une maladie incurable, brûler le temps de vie qui nous reste, pour soi et non pour je ne sais quel lendemains chantants que seuls peut-être les enfants qu’on s’empresse de faire pourront connaître.
L’Eglise a su utiliser à merveille la peur hideuse de la mort. En promettant le paradis à ceux qui plient le genou, elle leur réserve à eux seuls l’antidote miraculeux, succédané d’éternité qui annule la mort. Aux mécréants la fournaise infernale, la mort atroce parce que inconnue et sans rémission. Elle nous a fait si peur qu’on passe sa vie à l’oublier. En soixantecinq ans, c’est difficile. On s’en sort en passant le temps d’aujourd’hui pour après-demain. Jeune, on fait des études pour être adulte ; ensuite on travaille pour cotiser à la sécu, quand on sera vieux. Ensuite on est mort, ouf ! On a réussi à ne pas y penser. On peut même dire qu’on n’a pensé à rien, c’était plus sûr. De plus nous sommes tout prêts de temps à autre à participer à de gigantesques cérémonies d’exorcisme où l’on tue sa peur en tuant « l’autre », le « méchant », le « mauvais », à Verdun ou ailleurs. On pourra trouver paradoxal de parler de mort pour changer la vie. C’est que notre mort, comme notre corps, nous est confisquée dès notre premier souffle et que changer la vie signifie nous recréer totalement, y compris et surtout dans ce qui nous effraie en nous-mêmes parce qu’on nous a appris la peur. Claude Guillon Tankonala Santé, n° 11, octobre 1974.
Annexe IV
Vive la mort Merde se dit le lecteur, encore un éditorial sur l’Espagne avec le sempiternel couplet sur le cri de mort lancé par je ne sais plus quel fasciste, défi à l’intelligence, etc. Le lecteur peut se rassurer ; quand j’écris « Vive la mort ! » il s’agit de prendre l’expression au pied de la lettre. La mort ça peut être chouette, c’est indispensable à la vie à tel point que les opposer relève du comique et surtout la mort n’a rien de fasciste. Nous n’opposons pas vie organique et mort organique. Nous opposons la vie que nous cherchons à la non-vie qu’on nous impose. Nous opposons la mort choisie et assumée à la mort que nous impose les bourreaux. Balzac disait : « J’appartiens à cette sorte d’opposition que l’on appelle la vie » et c’est plus qu’une façon de parler puisque cette opposition peut aller jusqu’à se donner la mort. Aux U.S.A., quelque part, Karen s’est tuée à 21 ans en avalant un mélange de tranquillisant et d’alcool. Depuis six mois elle est maintenue en état de survie artificielle par un médecin glorieux défenseur du droit à la vie : le Dr Morse. Celui-ci a osé déclarer : « Je refuserai de lui donner la mort. » Or, il se trouve précisément que Karen n’avait attendu personne, pas même des médecins, la permission de « se donner la mort ». Aujourd’hui sa mort s’est jouée devant un tribunal* alors même que ses parents, pourtant catholiques, ont demandé qu’on débranche l’appareil respiratoire qui prolonge cette sinistre comédie. Les charognards s’en mettent jusque-là, du Vatican au Parisien Libéré où le Pr Vic-Dupont déclare : « C’est la porte ouverte au crime ! » et d’évoquer les atrocités nazies comme de bien entendu. D’ailleurs ajoute le Parisien, on le sentait venir avec cette histoire d’avortement libre, c’était fatal. En fait, ils ont bien raison au Parisien ; c’est bien le même combat, notre mort nous appartient, notre corps nous appartient ! Que faire ? Si nous voulons que demain les milliers de Karen qui choisissent la mort chaque année puissent choisir LA MORT DOUCE, il faut battre en brèche l’immonde pouvoir de vie et de mort que les médecins veulent garder sur nous. Il faut casser le chantage de la société qui dit à ceux qui veulent mourir « après tout, c’est votre affaire, tant pis si vous souffrez et d’ailleurs si vous vous ratez, nous ne vous raterons pas, nous ferons tout pour vous contraindre à la survie ». Pour cela nous pouvons tenter de redistribuer aux gens eux-mêmes le savoir que les spécialistes détiennent. Quelqu’un qui veut se tuer ne devrait plus avoir à se demander s’il aura le courage de sauter sous le métro et s’il aura du mal et s’il mourra tout de suite… * : Tribunal dont le président s’est distingué en estimant « qu’il y a présomption qu’elle choisit de continuer à vivre ».
Chacune (un) devait connaître la dose exacte du médicament nécessaire. Pour commencer ceux qui savent : médecins, infirmiers, etc., et qui sont prêts à mettre, pour une fois pratiquement, leur savoir au service de tous, peuvent écrire au journal la liste des moyens chimiques de se tuer sans souffrance dont ils ont connaissance (nom des médicaments, prix, avec ou sans ordonnance, dosage exact). Il sera alors possible d’étudier les moyens de diffusion du matériel ainsi rassemblé (presse, affiches…) Ecrire à TK avec mention : Comité Mort Douce. Claude Guillon Tankonala Santé, n° 17, hiver 1975.
Annexe V
La mort douce (Circulaire du Comité Mort Douce) Il est extrêmement difficile de percer le secret médical. Qu’ils soient gauchistes ou réacs, les médecins tiennent à leur pouvoir. A leur pouvoir de vie et de mort plus qu’à tout autre. Notre savoir à nous est donc imparfait, parcellaire. Un produit utilisable est l’ANAFRANIL 25. La dose mortelle est d’environ 50 dragées. (Prix de la boîte de 50 : 24 F.) Il est recommandé de prendre d’abord un calmant type Binoctal ou Artane 5 pour éviter d’éventuels vomissements, et de disposer d’une marge de 12 heures de tranquillité devant soi. Les chances de réanimation sont ainsi aussi réduites que possible. Reste à trouver le médecin qui acceptera de faire une ordonnance ou… à la rédiger soimême sur un papier d’ordonnance ou à en-tête d’un dispensaire (on ne peut dans ce cas se faire rembourser par la sécu). Rédiger l’ordonnance comme suit : Date. Nom. Adresse. Prendre chaque jour : 1) ANAFRANIL 25 mg -C N° 3/jour (1-1-1) la première semaine -C N° 5/jour les deux semaines suivantes. 2) ARTANE 5 -C N° 1/jour le matin. (Cette ordonnance plus vraie que nature correspond à 100 dragées d’ANAFRANIL). On peut nous adresser : témoignages, document, renseignements pratiques, etc.
Annexe VI
Liste internationale d’associations militant pour le « droit de mourir » Toutes les associations mentionnées ci-dessous ne poursuivent pas les mêmes objectifs. Pour un point de vue détaillé sur certaines d’entre elles, nous renvoyons au chapitre VIII. La date de création est mentionnée entre parenthèses. les organisations à l’état embryonnaire sont indiquées sous la mention Contact. Afrique du Sud : - South African Voluntary Euthanasia Society (1974), 8 Haymarket 45 Cato Road, Durban, Natal. Allemagne (R.F.A.):
- Deutsche Gesellschaft fur Humanes Sterben (D.G.H.S. – 1981), Kriemhildenstr. 4, 8900 Augsburg. Australie :
- Voluntary Euthanasia Society of Victoria (V.E.S.V. – 1974), P.O. Box 71, Mooroolbark 3138, Victoria. - Voluntary Euthanasia Society of Australia (1974), G.P.O. Box 3168, Sydney, N S W 2001. - West Australia Voluntary Euthanasia Society, 19 Cookham St. Riverdale, W.A. 6103. Autriche: Contact : Dr Ilse Dorfler, Margaretengurtel 24 3 6, Vienne. Belgique : Contact : Dr Minet, 13, rue Georges-Antoine, 4000 Liège. Canada :
- Dying with Dignity (1981), P.O. Box 935 King City, LOG 1 KO.
Colombie :
- Solidaridad Humanitaria (1980), Apartado Aereo 91154, Bogota D.E. Danemark :
- Mit Livstestamente. Retten til en voerdig dog (1980), Ordrup Jagtvej 55, 2920 Charlottenlund. France : - Association pour le Droit de Mourir dans la Dignité (A.D.M.D. – 1980), Boîte postale 322.09, 75423 Paris Cedex 09 (Tél : 874.19.99). Grande-Bretagne : - EXIT - The Society for the Right to Die with Dignity (1935), 13 Prince of Wales Terrace, Kensington, London W 8 5 P G (Tel : 01-937 7770 et 01-938 1088). - Scottish EXIT - The Voluntary Euthanasia Society of Scotland (1980), 17 Hart Street, Edinburgh E H 1 3 R O, Scotland. Italie : - Societa Italiana di Tanatalogia (1979), Via Cimabue N° 5, 20148 Milano. Japon : - Japan Euthanasia Society (1976), Hamaso Building 1-11, Ogawa-Machi, Kanda, Chijoda-Ku, Tokyo, Japan 101. Norvège : - Landsforeningen Mitt Livtestament Retten Til En Verdig Dod (1977), Majorstuveien 35 B, Oslo 3. Nouvelle-Zélande : - Voluntary Euthanasia Society (1978), 95 Melrose Road, Island Bay, Wellington 2. Pays-Bas : - Nederlandse Vereniging Voor Vrijwillige Euthanasie (N.V.V.V.E. - 1973), Postbus 5331, 1007 AH- Amsterdam. - Informatiecentrum Vrijwillige Euthanasie (I.C.V.E., Klazien Sybrandy - 1975), Zuiderweg 42, 8393 KT Vinkega. - Stichting Vrijwillige Euthanasie (1973), Postbus 85843, 2508 CM, La Haye.
Suède : - Aktiongruppen Ratten till Var Dod (R.T.V.D. 6 1973) Linnegatan 7, 114.47 Stockholm. Suisse : Contact : Edwige L. Zuercher, Haus Belair, CH - 6315 Oberaegeri/ZG. U.S.A. : - Concern for dying (1967), 250 West 57th Street, New York, NY 10107. - Hemlock (1980), P.O. Box 66218, Los Angeles, California 90066. - Society for the Right to Die (1938), 250 West 57th Street, NY 10107. - American Euthanasia Foundation (1972), 95 North Birch Road, Suite 301, Fort Lauderdale, Florida 33304. Zimbabwe : - Right to Die Society (1981), 107 Hillside Road, Hillside, Salisbury.
Annexe VII
Liste des Centres antipoisons Angers : Centre Hospitalier Régional, 1, ave. de l’Hôtel-Dieu, 49040 Angers Cedex. Tél : (41) 48.21.21. Bordeaux : Hôpital Pellegrin, place Amélie-Raba-Léon, 33000 Bordeaux. Tél : (56) 96.40.80. Clermont-Ferrand : Hôpital Saint-Jacques, 4 place Henri-Dunant, 63000 ClermontFerrand. Tél : (73) 27.33.33. Grenoble : Centre Hospitalier Universitaire, Boîte postale 217, 38043 Grenoble Cedex. Tél : (76) 42.42.42. Lille : Centre Hospitalier Régional, Hôpital Albert-Calmette, Bd du Pr. J; Leclerc, 59037 Lille. Tél : (20) 54.55.56. Lyon : Hôpital Édouard-Herriot (pavillon N), 5, place d’Arsonval, 69374 Lyon Cedex 2. Tél : (7) 854.14.14. Marseille : Hôpital Salvator, 249, Bd Sainte-Marguerite, 13009 Marseille. Tél : (91) 75.25.25. Montpellier : Centre Hospitalier Régional, Hôpital Saint-Eloi, 34059 Montpellier Cedex. Tél : (67) 63.24.01. Nancy : Hôpital Central, 29, ave. de Lattre-de-Tassigny, 54037 Nancy Cedex. Tél : (8) 332.36.36. Nantes : Hôtel-Dieu, place Alexis-Ricordeau, 44035 Nantes. Tél : (40) 48.389.88. Paris : Hôpital Fernand-Widal, 200, rue du Faubourg Saint-Denis, 75010 Paris. Tél : (1) 205.63.29 et 280.62.33, poste 3042. Reims : Centre Hospitalier Régional, Hôpital Maison-Blanche, 45, rue Cognacq-Jay, 51100 Reims. Tél : (26) 06.07.08. Rennes : Centre Hospitalier Universitaire Pont Chaillou, rue Henri-le-Guillon, 35000 Rennes. Tél : (99) 59.22.22.
Rouen : Centre Hospitalier Régional, Hôpital Charles-Nicolle, 1, rue du Germont, 76031 Rouen Cedex. Tél : (35) 88.81.81. et 88.44.00. Strasbourg : Centre Hospitalier Régional, Pavillon Pasteur, 1, place de l’Hôpital, Boîte postale 426, 67091 Strasbourg Cedex. Tél : (88) 35.41.03 et 36.71.11. Toulouse : Hôpital Purpan, place Baylac, 31059 Toulouse Cedex. Tél : (61) 49.33.33 et 49.11.33, poste 5181. Tours : Faculté de Médecine, 2bis, Bd Tonnelé, 37032 Tours Cedex. Tél : (47) 64.16.91 (heures ouvrables !). On pouvait jusqu’en janvier 1982 obtenir des informations sur les médicaments et leurs effets toxiques auprès du Bureau d’information de la Banque d’information automatisée sur les médicaments (BIBIAM). Depuis 1977, cet organisme fournissait des informations détaillés aux médecins et aux pharmaciens. Les simples particuliers pouvaient également y avoir recours. Le Syndicat national de l’industrie pharmaceutique a décidé d’interrompre le financement du BIBIAM, ce qui a entraîné sa fermeture. Restent Fernand-Widal et les autres centres antipoisons, qui répondent à toutes les demandes (mais il va de soi qu’on fournira plus facilement des détails techniques à un médecin).
Parmi les ouvrages consultés : - Alvarez A., Le Dieu Sauvage, Essai sur le suicide (traduit de l’anglais), Mercure de France, 1972. - Baechler, Jean, Les Suicides, Calmann-Lévy, 1975 (2è éd. 1981). - Barrère, Igor et Lalou, Étienne, Le Dossier confidentiel de l’euthanasie, Stock, 1962 Collection Points Le Seuil, 1975. - Bayet, Albert, Le suicide et la morale, Paris, Alcan, 1922 - réédité par Arno Press, New York, 1975. - Dr Binet-Sanglé, L’art de mourir, Défense et technique du suicide secondé, Paris, Albin Michel, 1919 - réédité par Les Éditions d’Aujourd’hui, collection « Les Introuvables », 1975. - Charles, Raymond, Peut-on admettre l’euthanasie, Librairie du Journal des notaires et des avocats, collection « Comment Faire », vol. 5, Paris, 1955 (épuisé). - Ministère de la Santé, Le suicide (compte rendu des journées sur la « prévention du suicide » de décembre 1972), collection « Pour une politique de la santé », La Documentation française, 1975. - Valère, Valérie, Le pavillon des enfants fous, Stock, 1978. - Viansson-Ponté, Pierre et Schwartzenberg, Léon, Changer la Mort, Albin Michel, 1978.
Index Admiraal (docteur) : 96, 110. Alpy Emmanuel : 13, 39. Alvarez, A. : 7, 30, 31, 32, 38, 139. Antoine-Timsit, Monique (maître) : 59. Aristote : 32. Armand Émile : 79, 81. Attali Jacques : 60. Augustin (saint) : 31, 32. Axa (d’) Zo : 7, 84, 85. Baader Andréas : 22, 24, 25, 26, 27, 29, 104. Badinter Robert : 60. Baechler Jean : 10, 11, 12, 16, 17, 30, 139. Bartosek : 55. Baudrillard Jean : 26, 27. Bayet Albert : 30, 43, 67, 139. Bayet Jean : 30, 31. Beccaria Cesare : 37. Bellemare Pierre : 49. Berthelot Marcelin : 77, 78, 79, 80, 100, 127. Binet-Sanglé Alfred (Binet dit) : 29, 79, 99, 100, 101, 102, 139. Bismuth Chantal (docteur) : 8, 9, 10, 47, 48, 71, 109. Bonnely Michel (maître) : 60. Boulin Bertrand : 29. Boulin Robert : 16, 17, 28, 29, 40, 107, 144. Breton André : 81, 82, 84. Cavaillet Henri : 74, 75. Carbonnier Jean : 58. Carpentier Jean : 88. Cœurderoy Ernest : 7, 86, 87, 145. Cressonière (de la) Jacques : 34. Crevel René : 81, 82. Crocq (colonel) : 40, 42. Croissant Klaus (maître) : 26. Day Hem : 83. Dommanget Maurice : 78, 80. Durkheim Émile : 10, 12, 39, 60, 83. Ekelmans J. : 97. Ensslin Gudrun : 22, 24, 25, 27.
Erlinger (docteur) : 107. Escoffier-Lambiotte (docteur) : 46, 73. Essenine Serge : 83. Faurisson Robert : 103, 104. Ferri Enrico : 37, 60. Foyer Jean : 38. Franchy Michel : 20. Fréminville (de) Bernard : 68, 89. Garçon Émile : 56, 57, 59, 61. Gauguin : 109. Giroud Gabriel : 78, 79. Givanovitch : 66. Grivois (docteur) : 70, 71. Guillon Claude : 88, 89, 90, 91, 94, 130, 132, 137, 143. Hadengue P. (professeur) : 11, 48. Halbwachs M. : 12. Hemingway Ernest : 68. Huguenard Pierre (docteur) : 46, 70. Humbert Eugène : 79, 99. Humbert Jeanne : 79, 141. Humphry Derek : 95, 97, 98, 110, 111. Icard Séverin : 7. Jacob Alexandre : 84, 85, 145. July Serge : 13. Koestler Arthur : 96. Lacronique Jean-François : 93. Lafargue Paul et Laura : 78, 79, 80, 81. Landa Michel Lee : 92, 93, 94. Langlois Denis : 20. Léauté Jacques : 60, 61. Levasseur Georges : 36, 39, 61, 66, 75. Little Sheila : 95. Lyon-Caen Gérard : 47. Lyons Mark : 95. Maïakovski Vladimir : 84. Mair George (docteur) : 95. Marcilhacy Pierre : 28. Mazars Gabriel (docteur) : 69. Meinhof Ulrike : 22, 23, 24, 25. Moeller Irmgard : 22, 24, 25. Monfreid (de) Georges-Daniel : 109. Muller Marie : 112. Muntendam (professeur) : 96. Muyard de Vouglans : 34, 35. Navel Georges : 83. Nier (juge) : 42. Palante Georges : 83. Patin : 62. Picqueray May : 84. Pinelli Giuseppe : 22.
Platon : 32. Raspe Jan-Carl : 22, 24, 25, 27. Reed Nicholas : 94, 95. Rigaut Jacques : 84, 85, 145. Robin Paul : 77, 78, 79, 80, 99, 100, 102, 128, 143. Rousseau Jean-Jacques : 31. Saint-Geours Yves : 46. Schmitt J.-C. : 33. Schubert Ingrid : 22, 25, 27. Serpillon : 36. Sokolsky Catherine : 14. Soupault Philippe : 82. Sybrandy Klazien : 97, 135. Tertullien : 31. Thomas d’Aquin (saint) : 32. Todd Emmanuel : 13, 14. Troisier Solange : 72, 73. Tronelle José : 22. Trotski Léon : 83, 84, 86. Vaché Jacques : 84, 126, 145. Valère Maxime : 101. Valère Valérie : 71, 72, 139. Vedrinne Jacques (professeur) : 10, 70, 109. Yoffé Adolf Abranovitch : 83. Zimmermann Sylvia : 21. Zorn Fritz : 71.
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Détenir le moyen de s’octroyer une « mort douce », ce peut être une arme pour vivre, pour construire une vie avant la mort. Mais ni les médecins qui raniment manu militari les « récidivistes » maladroits, ni les juges qui répriment le suicide secondé ne sauraient admettre que l’individu dispose de sa vie. Quatre-vingts ans après l’anarchiste Paul Robin, l’association anglaise Exit a entrepris de divulguer des recettes de suicide « sans violence » ; ces informations sont reprises et commentées ici pour la première fois en France. On verra également dans cet ouvrage comment les spadassins d’Etat organisent le « suicide » de certains gêneurs. Ou comment se dégonflent les baudruches qui font l’ordinaire du discours sociologique ou psychiatrique sur le suicide. Yves Le Bonniec et Claude Guillon sont les auteurs de Ni vieux ni maîtres, guide à l’usage des 10-18 ans (Alain Moreau, 1979). Couverture de Dominique Gurdjian
TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION……………………………………………………………………………..3 I. – UN FLÉAU SOCIAL……………………………………………………….…………5 La contagion (6). – Les chiffres déparlent d’eux-mêmes (10). – L’école (12). – Les nouveaux crétins (13). – La pilule (14). II. – BAVARDAGE OFFICIEL ET DISSUASION PRIVÉE………………….………...16 On aurait tort de s’en priver (17). – Les bonnes volontés (18). – La cause et le gâchis (19). – Le militant perdu (20). III. – LE MASSACRE D'ÉTAT…………………………………………….……………22 Parfaire le travail (25). – Le fin mot de l’histoire ou à qui profite la vérité ? (26). – La perdition racontée aux adultes (27). – Le ministre et les terroristes (28). – Une affaire Boulin ? (28). – Puissant ou misérable (29). IV. – LE DROIT DU SUICIDE………………………………………….……………… 30 I - ÉLÉMENTS D’HISTOIRE. – Antiquité classique : exorcisme et empirisme (30). – L’Eglise contre le suicide (31). – Droit coutumier : cadavres justiciés, biens confisqués (33). – Ancien Régime : l’Etat s’en mêle (33). – 1790 : le mutisme des lois (36).
II - LE DROIT DU SUICIDE. – Allez vous faire pendre ailleurs ! (38). – Une idée neuve ? (38). – Une désertion ! (40). – Quand le militaire déteint sur le civil (43). – Le suicide civil : impunité et pathologie (44). – La protection sociale du suicidant (45). – Suicide et assurance-vie (47). – Le suicide sous influence (48). – Les suicides du travail (52). V. – LA RÉPRESSION DU SUICIDE SECONDE……………………………..……….54 Le suicide par procuration : un meurtre (55). De l’art d’être inopportun (56). – La mort à deux : homicide ou complicité réciproques ? (56). – Complicité : jusqu’où ne pas aller trop loin (58). – Les progressistes contre le suicide secondé (60). – Le sauvetage obligatoire ? (62). VI. – LA MÉDECINE A L’ESTOMAC……………………………………….…………67 Silence Hôpital ! (69). – Anorexie, grèves de la faim : les grèves de la vie (71). – Le refus de soins (73).
VII. – UNE REVENDICATION RÉVOLUTIONNAIRE…………………………….....76 Le premier guide du suicide (76). – Un eugénisme libertaire ? (79). – Le droit à la détresse (79). – Le suicide est-il une solution ? (81). – Comment peut-on être bolchevik ? (83). – Vaché, Rigaut, d’Axa, Jacob, les « gais terroristes » (84). – Parce que je suis libre ! Cœurderoy 1825-1862 (86). VIII. – LES MILITANTS DE LA « MORT DOUCE »…………………………….....…88 Au-delà du discours (89). – Comité Mort Douce bis (91). – Les militants de l’ « auto-délivrance » : l’A.D.M.D. (91). A l’étranger (94). – Grande-Bretagne (94). – Pays-Bas (96). – Etats-Unis (97). IX. – LE SUICIDE INSTITUE………………………………………………………...…99 L’incitation au suicide comme stratégie d’Etat (100). - Euthanasie-État nazi (102). - Pourquoi et comment ? (103). - Des « cliniques du suicide » ? (105). X. – ÉLÉMENTS POUR UN GUIDE DU SUICIDE………………………………..…106 Techniques du suicide (109). – Méthodologie (110). – Recommandations (112). I. – LES MÉDICAMENTS. – Les barbituriques (113). – Les somnifères nonbarbituriques (114). – Les analgésiques présumés mortels à eux seuls (114). – Les tranquillisants (115). – Les antihistaminiques (anti-nauséeux) (116). – Les antidépresseurs (116). – Les cardiotoniques (117). – Le curare et ses dérivés (117). – Divers (118). – Les médicaments à utiliser associés à d’autres méthodes (119).
II. – LES SUBSTANCES TOXIQUES. – Signalées (120). – Franchement déconseillées (121). – La réglementation des « substances vénéneuses » (121). – Précautions d’usage (123).
ANNEXES - Les associations de prévention (125). - Technique du suicide (126). - Quand je serai grand, je me suiciderai ! (129). - Vive la mort (131). - La Mort Douce (133). - Liste internationale d’associations militant pour le « droit de mourir » (134). - Liste des centres antipoisons (137). Parmi les ouvrages consultés (139). Index (140).