Tchernobyl Un « nuage» passe. . .
Questions Contemporaines Collection dirigée par J.P. Chagnollaud, B. Péquignot et D. Rolland Série « Globalisation et sciences sociales» dirigée par Bernard Hours La série «Globalisation et sciences sociales» a pour objectif d'aborder les phénomènes désignés sous le nom de globalisation en postulant de leur spécificité et de leur nouveauté relatives. Elle s'adresse aux auteurs, dans toutes les disciplines des sciences humaines et sociales, susceptibles d'éclairer ces mutations ou évolutions à travers des enquêtes et des objets originaux alimentant les avancées théoriques à réaliser et les reconfigurations disciplinaires consécutives. Derniers ouvrages parus Eric GEORGE et Fabien GRANJON, Critiques de la société de l'information, 2008. Philippe ARll\'JÜ, Homosexualité sociale, 2008 Philippe ARINÜ, Homosexualité intime, 2008. Olivier LIET ARD, La fin des inégalités. Manifeste du Parti pour l'Abolition de l'Usure (PAU), 2008. Philippe ARINO, Dictionnaire des codes homosexuels (Tome 1, de A à H), 2008. Philippe ARINO, Dictionnaire des codes homosexuels (Tome 2, de I à Z), 2008. Fabien GALZIN, La dictature du chiffre. Le libéralisme, la science et le « psy », 2008. Clotilde CHABUT, Parents et enfants face à l'accouchement sous X, 2008. A. B. LENDJA NGNEMZUE, Les étrangers illégaux à la recherche des papiers, 2008. E. BAUMANN, L. BAZIN, P. aULD-AHMED, P. PHELINAS, M. SELIM, R. SOBEL L'argent des anthropologues, la monnaie des économistes, 2008. Helmut F. KAPLAN, Fondements éthiques pour une alimentation végétarienne, 2008. Claudie BAUDINO, Prendre la démocratie aux mots, 2008.
Bernard Lerouge
Tchernobyl Un « nuage» passe... Lesfaits
et les controverses
Avec le concours de
Yvon Grall Pierre Schmitt
L' Harmattan
tD L'Harmattan, 2008 5-7, rue de l'Ecole polytechnique; 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com diffusion.
[email protected] harmattan
[email protected]
ISBN: 978-2-296-06685-4 EAN : 9782296066854
Introduction C'est ce que nous pensons déjà connaître qui nous empêche souvent d'apprendre Claude Bernard
Pour le Français d'aujourd'hui comme pour celui d'il y a vingt ans, qu'il s'agisse de « l'homme de la rue », du journaliste ou du haut fonctionnaire, il est entendu qu'un personnage officiel a déclaré un jour, le plus sérieusement du monde, que« le nuage de Tchernobyl s'était arrêté aux frontières» ! Ce n'était là qu'une boutade humoristique, non une phrase réellement prononcée, mais qui illustrait bien le calme des experts français alors que toute l'Europe était en émoi. Dans quel contexte précis cette phrase, devenue emblématique (elle fait désormais partie des expressions courantes), est-elle apparue et, problème de fond, quelles ont été les très probables conséquences des retombées radioactives de Tchernobyl pour notre santé? Plusieurs livres «engagés» ont déjà commenté les événements et les déclarations officielles, pour stigmatiser l'attitude des pouvoirs publics, mais leur travail d'historien est très incomplet et ils ne tiennent aucun compte de l'avis des experts en radiobiologie. Cet ouvrage cherche à combler cette lacune en réunissant d'une part des éléments d'information épars, oubliés ou inconnus du public (des confidences des acteurs de ce psychodrame) qui permettent de suivre pas à pas le déroulement de la crise à ses débuts, avec ses réactions médiatiques immédiates, et d'autre part les informations scientifiques les plus récentes permettant de porter un jugement sur l'étendue des risques radiologiques effectivement courus. L'accident de Tchernobyl et l'arrivée d'un panache radioactif, des événements totalement imprévus, surviennent dans les pires conditions: un gouvernement nommé quelques semaines auparavant dans le contexte nouveau d'une cohabitation, dont certains ministres-clés manquent d'expérience; des prévisions météorologiques déficientes, en France comme dans le reste de l'Europe, qui ne voient pas s'approcher les masses d'air contaminé; un « nuage» qui touche notre pays à la veille du long « pont»
commençant le jeudi 1er mai, pendant lequel beaucoup de Français pratiquent un exode tranquille, organisé de 10hgue date, de quatre jours, huit jo~rs ou davantage (qu'il s'agisse de fonctionnaires, de journ~listes, d'hommes politiques, de techniciens etc.); l'absence dans tOQSles pays européens d'une organisation préétablie pour faire face à une telle situation et la cacophonie qui résulte du «chacun pour soi»; la pluie qui tombe abondamment en France dans les régions les plus exposées au panache radioactif; etc.
Pendant les deux premières semaines, les médias font bien leur travail d'information, peu aidés, il faut le reconnaître, par les communiqués lapidaires des services responsables de l'Etat qui sont surchargés et ont le souci de ne pas affoler la population pour un risque radioactif qu'ils jugent très faible, voire nul (à tort ou à raison, nous en discuterons). Le gouvernement tarde à comprendre que cette communication improvisée n'est pas bonne. A partir du 10 mai, la confiance qui régnait depuis longtemps entre les médias et les experts nucléaires en sûreté et en radioprotection se dissipe et les diverses tentatives faites pour la rétablir restent infructueuses. C'est le récit de ces journées, divisé en onze chapitres, qui fait l'objet de la première partie de ce livre, la chronique d'un fiasco médiatique. Mais la question fondamentale est, bien entendu, de savoir si les déficiences de la communication et l'absence de mesures particulières de protection de la population française ont nui à la santé des Français. Ici, ce qui est en cause n'est plus la qualité de la communication mais plutôt la qualité des données scientifiques disponibles et de leur interprétation. La controverse va porter essentiellement sur le niveau de contamination de notre sol et des aliments consommés. Elle durera vingt ans, avec des péripéties diverses, car les mesures de radioactivité dans la nature sont difficiles à interpréter et à relier à la dose subie par les individus. Pendant ce temps, anticipant les conclusions de ces études, des malades atteints de cancers de la thyroïde s'interrogent et décident de porter plainte contre l'État pour empoisonnement ou non-assistance à personne en danger. L'augmentation constatée du nombre de ces cancers a-t-elle un lien avec l'accident de Tchernobyl? Comment passe-t-on de la dose au risque de cancer? Les experts officiels ont-ils sous-estimé les risques? Impossible, bien sûr, de ne pas évoquer à cette occasion les conséquences sanitaires de l'accident dans les Républiques les plus contaminées de l'ancienne Union soviétique, conséquences qui, comme nous le verrons, sont très controversées, elles aussi, sur place comme au plan mondial. Toutes ces questions et considérations font l'objet de la seconde partie du livre, le temps de la polémique. On y aborde au fond, dans un langage aussi accessible que possible, avec divers renvois en annexes, les aspects scientifiques et réglementaires de la radioprotection. La troisième et dernière partie, le temps de la réflexion, aborde les débats qu'ont suscités ces événements. D'abord, ceux qui ont agité les milieux professionnels et les gouvernements du monde entier pour renforcer la sécurité des citoyens vis-àvis des risques liés aux centrales nucléaires et rendre l'information plus 8
transparente. Ces mesures, dont l'efficacité n'a pas été mise en déf~ut depuis maintenant plus de vingt ans, n'ont toutefois pas empêché l'arrêt de nombreux programmes nucléaires à l'étrang~r. En France, le maintien des activités et d~s progr!lroroes nucléajres (si l'on excepte Superp4énix, qui a joué le rôle de l'innocente victime expiatoire) a eu probablemellt pour contrepartie une contestation acharnée, fortement médiatisée, qui s'est polarisée sur la « mauvaise» gestion de la crise et sur les conséqu~nces sanitaires supputées. Les organisations antinucléaires ont su profiter habilement des cafouillages officiels pour acquérir une crédibilité quasi inoxydable auprès des médias, au point que les arguments scientifiques présentant des conclusions contraires aux leurs ne sont même plus écoutés, quelles que soient les références et la réputation des experts qui s'expriment, en particulier les spécialistes du cancer. Est-ce parce que ceux-ci ne peuvent faire honnêtement état que de probabilités là où le public voudrait des certitudes (alors que dans bien d'autres domaines où les risques sont infmiment supérieurs, l'indifférence est souvent de règle)? Selon certains, la messe semblerait dite, dans les médias cororoe dans le grand public, sur l'attitude des pouvoirs publics lors du passage en France de ce qu'il est convenu d'appeler « le nuage de Tchernobyl », ainsi que sur l'étendue des risques sanitaires réellement courus à cette occasion. Cette affaire, nous a-t-on dit, est entrée dans la sphère du mythe, ce que vous pourrez écrire ne changera rien. Faudrait-il donc baisser les bras et refuser de lutter contre des idées fausses, martelées sans démonstration, qui tirent leur force de leur seule répétition. Ce serait désespérer de la rationalité des Français en général et des journalistes en particulier. Il convient au contraire absolument de maintenir ou renouer le dialogue entre le monde scientifique et le monde médiatique, au moins avec les personnes de bonne volonté réellement désireuses de se faire une opinion par elles-mêmes. C'est dans ce but que ce livre a été écrit. Car il serait lâche de se taire lorsqu'on peut apporter des réponses aux légitimes interrogations de notre société.
NB. Le lecteur peu familiarisé avec les unités de radioactivité et de doses de rayonnement et soucieux de bien comprendre l'ensemble des questions débattues devra certes faire un petit effort d'assimilation. Mais il n'est pas nécessaire d'avoir fait de longues études scientifiques pour appréhender ces notions et le nouveau bagage acquis le préparera à mieux suivre les débats sur l'énergie nucléaire dont les médias se font l'écho et à juger de la qualité des intervenants. 9
On ne peut plus exercer de nos jours sa pleine citoyenneté sans posséder un minimum de savoir sur les notions nouvelles présentes dans l'actualité. Nous regrettons que l'enseignement général, et même médical, accorde si peu de place à la radioactivité et à ses risques spécifiques, replacés dans l'ensemble des risques auxquels nous sommes tous soumis, mais il faut bien reconnaître que le fonds de connaissances utiles est de plus en plus vaste et qu'il vaut mieux savoir apprendre que d'avoir la tête bourrée de notions mal assimilées. Pour ne pas hacher la lecture, mais aussi pour faciliter l'accès ultérieur à ces notions scientifiques à toute occasion, nous avons reporté dans plusieurs annexes les explications utiles ou des données complémentaires détaillées. C'est ainsi que quatre annexes portent respectivement sur la radioactivité, les doses, la radioprotection et ses fondements scientifiques, formant un ensemble auquel le lecteur pourra se reporter aisément et dont la compréhension lui confèrera une culture de qualité sur les rayonnements et leurs effets.
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Première partie
Chronique d'un fiasco médiatique
1 28 avril 1986: l'alerte Le lundi 28 avril 1986, vers 7 heures du matin, un employé venant travailler à la centrale nucléaire de Forsmark, à 120 km au nord de Stockholm, déclenche une alarme en passant dans le portique de détection des radiations situé à l'entrée d'un bâtiment du réacteur. Ce qui étonne, c'est que cette alarme sonne à son entrée, alors que la raison d'être de ce portique est plutôt de détecter toute sortie indue de personnes contaminées ou de matières radioactives! Bien vite, il s'avère que les chaussures de l'homme sont contaminées. En en cherchant les causes, on s'aperçoit que la radioactivité extérieure de l'atmosphère est très supérieure à la normale. Sans doute cet air a-t-il pollué les terrains environnants sur lesquels cet homme a marché. Mais d'où provient cette radioactivité? La centrale aurait-elle eu une fuite radioactive? En première analyse, rien de suspect n'apparaît pourtant dans son fonctionnement. Dans le doute, la direction décrète l'état d'urgence à 10 h 30, informe les autorités locales ainsi que l'Institut national de radioprotection. Par précaution, le réacteur est arrêté et le personnel non indispensable (600 personnes) évacué. Peu avant Il heures, le SKI (1'Autorité de sûreté suédoise) est alerté de la situation. Tandis qu'on examine en détail l'état des installations nucléaires du site, où rien d'anormal n'est remarqué, la direction interroge les postes de contrôle de l'activité de l'air situés à Stockholm ainsi que dans le centre de recherche suédois de Studsvik, à 90 km au sud de la capitale. Leurs réponses parviennent vers midi. Elles sont éloquentes: l'activité de l'air y a cru de manière similaire à celle de Forsmark! La cause de la contamination est donc extérieure à la centrale et comme il n'y a aucune indication de dysfonctionnement en Suède, elle ne peut provenir que d'un pays étranger. Sans attendre cette réponse, des mesures spectrométriques ont été faites sur les filtres à travers lesquels l'air ambiant est continûment aspiré. Cette première analyse révèle que les particules radioactives qui s'y sont déposées ne sont pas spécifiques d'une explosion nucléaire militaire, qui enfreindrait le traité d'interdiction des essais aériens ratifié par l'Union soviétique, mais qu'elles ont probablement pour origine un réacteur nucléaire en exploitation. Toutes les organisations suédoises impliquées sont immédiatement alertées, l'Institut de recherche de la défense nationale, l'Institut de météorologie et d'hydrologie notamment. Les données météo indiquent que la contamination vient de l'est ou plutôt du sud-est (Lituanie, Biélorussie ou Ukraine ?). En fait, elle est arrivée
subrepticement la veille au soir, sans qu'on en ait alors pris conscience. Qu'elle puisse apparaître si loin de son lieu d'origine étonne un peu. Il faut que les poussières aient été projetées ou entraînées à une altitude d'au moins 1000 mètres! Parmi les radio-isotopes identifiés, les physiciens relèvent alors du niobium, un métal qui entre dans la composition de structures du cœur de certains réacteurs électrogènes soviétiques. Puis ils trouvent du carbone, ce qui fait penser à un incendie impliquant du graphite. Le diagnostic se précise donc: un grave accident nucléaire, quelque part en URSS, sans doute dans un réacteur de type RBMK, dont le cœur contient justement plusieurs milliers de tonnes de graphite et des structures en alliage de zirconium et de niobium. Admirons au passage la rapidité de l'analyse et la justesse des conclusions, que rend possible l'analyse fine de la radioactivité ambiante, révélatrice impitoyable des secrets les mieux gardés) . Vers midi, l'attaché nucléaire suédois à Moscou est chargé de contacter les autorités soviétiques pour savoir si un accident est survenu en URSS. La réponse immédiate du Kremlin est négative. Qu'importe! La Suède informe le monde entier de ses conclusions. Il est environ 13 heures. Quelques heures plus tard, une courte information de l'agence Tass, à la fin d'un journal télévisé soviétique, fait enfin part de l'accident: la centrale concernée est celle de Tchernobyl, en Ukraine, à 130 km environ au nord de Kiev, presque à la frontière du Belarus. Comment l'URSS aurait-elle pu dissimuler le fait et le lieu? Les satellites espions américains l'auraient vite identifiée. L'accident concerne la quatrième et dernière tranche mise en service sur le site. Des mesures sont prises pour éliminer les conséquences de l'accident, ajoute l'agence Tass, et des soins ont été prodigués aux victimes. Aucune autre information n'est encore donnée, pas même sur le jour de survenue de l'accident. La Glasnost se met en route, mais à toute petite vitesse. L'armée suédoise dispose, pour contrôler la radioactivité, de collecteurs qui peuvent être montés sous les ailes de certains avions de combat. Dans l'après-midi, ces appareils font des prélèvements à une altitude de 300 m, le long de la frontière, puis balayent diverses altitudes jusqu'à 12000 m. Dans la soirée, un hélicoptère de la Marine mesure le niveau de contamination de l'air, une contamination présente entre des altitudes de 200 et 1000 m, avec un maximum à 700 m. Un plan d'urgence est aussitôt établi. Au sol, les vingt-cinq stations de l'armée enregistrent déjà les données reçues. Les stations existantes, civiles ou militaires, reçoivent l'ordre de changer leurs 1
Ce sont des analyses de ce type (mais à partir d'échantillons pris sur le terrain et des radioactivités plus de mille fois inférieures) qui permettent aux inspecteurs de l'Agence Internationale de l'Énergie Atomique de savoir ce qui s'est réellement passé ou est en cours dans les pays suspectés de tentatives de prolifération. 14
filtres toutes les trois heures afin de les analyser immédiatement et de permettre ainsi le suivi de la contamination au cours du temps. C'est dans l'après-midi du lendemain 29 avril que celle-ci sera la plus forte. Peu après avoir nié puis reconnu l'accident, Moscou demande conseil aux Suédois et aux Allemands sur les moyens d'éteindre le feu de graphite qui s'est déclaré dans leur réacteur, une demande d'autant plus étonnante que la Suède n'a jamais utilisé ce matériau2 dans ses réacteurs et que le seul réacteur allemand qui en est pourvu est reIToidi à l'hélium et donc ne présente aucun risque d'inflammation. Seuls les Anglais et les Français ont encore des réacteurs utilisant du graphite, mais ils ne sont pas contactés. Les Anglais ont pourtant connu en 1957 un grave accident à la centrale de Windscale, où du graphite s'était enflammé, réacteur à l'arrêt, lors d'une opération de réchauffage, assez risquée, mais volontaire, destinée à lui redonner ses caractéristiques physiques initiales. Cette tentative de réparation des dommages subis du fait de l'irradiation avait mal tourné et ce premier accident du nucléaire civil avait provoqué une contamination extérieure, par l'iode notamment, qui avait conduit à une interdiction de consommation du lait produit dans la région pendant près de deux mois. Cet accident avait donné lieu à de nombreuses publications. La demande soviétique montre à l'évidence le désarroi dans lequel se trouvent les autorités centrales. Gorbatchev, au pouvoir depuis l'année précédente, fait sans doute face à une situation très grave. Premières réactions françaises Ce lundi 28 avril donc, vers 13 heures, le SKI suédois téléphone directement au professeur Pierre Pellerin, directeur du Service central de protection contre les rayonnements ionisants (SCPRI), pour l'informer de la contamination du ciel suédois et de ses premières conclusions. L'interlocuteur ne s'étend pas sur les données car il a bien d'autres correspondants à avertir. Le SCPRI a été désigné «centre de référence européen» en matière de mesure des faibles radioactivités et se doit donc d'être l'un des premiers informés. Il l'est d'autant plus que son directeur, en poste depuis trente ans, a une grande notoriété internationale dans le domaine de la radioprotection et que la France est le premier pays producteur d'électricité d'origine nucléaire en Europe. Aussitôt la nouvelle connue, qu'il retransmet au gouvernement, Pierre Pellerin fait équiper les avions de ligne d'Air France qui se dirigent vers le 2
Le graphite sert dans la plupart des réacteurs à ralentir les neutrons issus des
fissions pour les amener à une vitesse qui les rend plus aptes à donner naissance à de nouvelles fissions.
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nord et le centre de l'Europe de filtres permettant de recueillir les poussières en suspension dans l'air. Cela fait près de trente ans que son service conduit de telles opérations dans tous les cieux du globe, à la traque des retombées des essais nucléaires dans l'atmosphère ou d'incidents radioactifs pouvant survenir à tout moment, quelque part dans le monde. Le matériel est disponible et monté le jour même avec l'accord de la compagnie. La routine presque. .. Après avoir mis le SCPRI (qui dépend du ministère de la santé) sur le pied de guerre et décidé une permanence 24 heures sur 24, le Pro Pellerin prépare le télex qu'il adressera le lendemain aux divers sites nucléaires français où s'exerce en continu la surveillance de la radioactivité de l'atmosphère, pour qu'ils redoublent de vigilance: ceux du Commissariat à l'Énergie Atomique (CEA) et de sa filiale, la Compagnie Générale des Matières Nucléaires (COGEMA), ainsi que ceux d'Électricité de France (EDF), en tout plus de trente sites répartis dans l'Hexagone. Ces moyens de mesure complètent ceux qui dépendent directement de son service et quelques autres aussi. Le ciel de France est bien surveillé. Pierre Pellerin prend ensuite contact avec les principaux spécialistes mondiaux, en particulier le Pro Eric Pochin, de Grande-Bretagne, expert reconnu des contaminations par l'iode radioactif, ainsi qu'avec François Cogné, le directeur de l'Institut de Protection et de Sûreté Nucléaire (IPSN), une branche du CEA chargée de missions d'expertise et de recherche en matière de sûreté nucléaire et de radioprotection. Les deux hommes et leurs équipes se connaissent bien et depuis longtemps. Ils discutent longuement au téléphone pour évaluer l'accident et en supputer les causes et surtout les conséquences possibles, en URSS d'abord mais aussi en France, dans le cas où la pollution parviendrait jusqu'à nos frontières. Ils savent bien qu'ils seront bientôt sur la sellette et interrogés l'un et l'autre, tant par le gouvernement que par les médias, du fait de leurs compétences respectives. Il importe donc de s'échanger en permanence les informations reçues ou données, pour évaluer en commun l'évolution de la situation et éviter tout décalage dans l'information. Les données disponibles sur le réacteur accidenté sont succinctes. L'installation soviétique figure bien dans un annuaire de l'Agence Internationale de l'Energie Atomique (AIEA), qui recense tous les réacteurs du monde, mais chaque pays le renseigne comme il veut, et comme ce réacteur de type « RBMK » est à double fm, civile et militaire (il participe à la production de plutonium de «qualité militaire »), rien de très détaillé n'y figure, bien sûr. Ce n'est pas très grave car la donnée qui importe le plus est la puissance thermique du réacteur, environ 3 000 mégawatts (à peu près celle d'un des deux réacteurs de Fessenheim). Cette seule donnée permet de déterminer le nombre de fissions et donc de « produits de fission radioactifs» produit chaque seconde et d'en déduire leur masse approximative accumulée 16
dans le cœur du réacteur dans l'hypothèse maximaliste d'un fonctionnement antérieur de quelques années à pleine puissance. Même en supposant que l'ensemble des produits de fission soient relâchés et que le panache se dirige droit vers la France, les premières estimations sont rassurantes, compte tenu de la distance (l 600 km de Tchernobyl à Strasbourg) et des lois de la diffusion atmosphérique, laquelle a pour effet de diluer les poussières et les gaz radioactifs. L'activité moyenne déposée, si elle était uniforme, ne conduirait, semble-t-il, qu'à une contamination de l'ordre de 5000 becquerels3 par mètre carré. Or, c'est en direction du nord, vers les pays scandinaves, que le panache s'est dirigé, non vers l'ouest et la France. La radioactivité se détecte facilement, à un niveau qui peut être extrêmement faible. Celle dont a fait part la Suède est loin d'être négligeable mais elle n'est pas alarmante. Comme on le voit, l'accident est pris très au sérieux et tous les moyens utiles dont dispose la communauté nucléaire française sont immédiatement mobilisés, mais nul ne manifeste de réelle inquiétude pour la santé de la population française. Ce qui occupe les esprits, ce sont avant tout les événements en Union soviétique, les causes de l'accident et ses conséquences locales. Rien de plus normal. Le décor est planté, les acteurs sont en place. La pièce qui va se jouer, totalement improvisée, va susciter un intérêt considérable, notamment dans notre pays où elle va être évoquée pendant plus de vingt ans, jusqu'à nos jours, dans un esprit polémique. Elle mérite donc qu'on se penche attentivement sur son déroulement.
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Le becquerel (Bq) est l'unité de radioactivité. Nous invitons vivement le lecteur
profane à lire l'annexe éprouvera le besoin.
I de ce livre sur la radioactivité
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et à s'y référer quand il en
2 Mardi 29 avril: premières rumeurs et réactions L'annonce de l'accident, qu'ont reconnu les Soviétiques dans la soirée du lundi 28 avril, et d'une contamination transfrontalière stupéfie le monde entier. Aucune information officielle ne parvenant par le biais des ambassades, les gouvernements occidentaux n'ont guère d'autre ressource que d'écouter les médias qui se fondent eux-mêmes sur des rumeurs diverses. Seuls les Etats-Unis disposent de satellites militaires d'observation performants susceptibles de leur apporter quelques lumières objectives sur l'accident; mais comme le degré de précision des photos prises par ces derniers est très secret, aucune d'entre elles n'est publiable. Une première vue en noir et blanc du profil du réacteur, prise par les Soviétiques, est bientôt diffusée. Elle fera comprendre immédiatement l'ampleur de la catastrophe. Le satellite européen SPOT, dont les photos sont moins bonnes, ne délivrera
sa première image que lejeudi I er mai. Mais ce sera un travellingpris d'avion
un peu plus tard qui restera dans la mémoire collective. Le mardi 29 avril, le second communiqué de l'agence Tass fait état de deux morts, un chiffre que les observateurs estiment trop ridiculement faible pour être vraisemblable. D'autres estimations (2000 décès), jugées plus « plausibles» mais d'origine incertaine, sont vite avancées par les médias américains et reprises par certains journaux français (Le Parisien, Le Monde par exemple) ainsi que par nos chaînes de télévision. Ces rumeurs sont-elles orchestrées? S'agit-il d'un complot ourdi aux États-Unis ou ailleurs visant à discréditer l'énergie nucléaire en même temps que le régime soviétique? Certains se poseront sérieusement la question4. D'autres diront plus tard que la source est tout bonnement un propos non vérifié d'une bonne dame de Kiev... Nous ne prendrons pas parti sur ce point. Des «informations» sont glanées par les grandes agences de presse américaines (United Press et Associated Press) auprès d'une délégation soviétique de passage aux États-Unis, ou auprès de personnes revenant de l'Union soviétique. Ces nouvelles diverses seront reprises avec précaution par les journaux français les jours suivants, modulées en fonction de leur orientation politique pro ou anti-soviétique et de leur position, favorable ou non, à l'énergie nucléaire. L'occasion est trop belle pour les opposants à cette forme d'énergie, partout dans le monde, de dénoncer les risques liés aux 4
LECERF (Yves) et PARKER (Edouard) L'affaire Tchernobyl. La guerre des rumeurs. (put) 1987.
centrales en exploitation ou en cours de construction. Ils auront donc tendance à croire, accréditer ou avancer les chiffTes ou les rumeurs les plus pessimistes, une position qui s'affmnera avec le temps parfois jusqu'au délire. En Suède, les autorités, tout en protestant auprès des Soviétiques de n'avoir pas été prévenues de cette pollution, indiquent toutefois que la radioactivité induite est sans danger pour l'être humain, ce dont fait état, par exemple, le journal Les Échos, dans un article au ton très mesuré, dont la manchette «Accident nucléaire à Kiev: la Scandinavie s'inquiète» ne reflète apparemment que l'attitude de la population locale. L'article fait état des mesures de radioactivité réalisées dans tous les pays nordiques et des déclarations soviétiques sur les soins prodigués aux blessés. Il s'interroge sur les conséquences de l'accident sur les opinions publiques occidentales et sur la concurrence entre énergies au moment où fait rage la tentation du pétrole pas cher. Mais il indique aussi que la radioactivité anormale relevée dans les pays scandinaves et particulièrement en Finlande était sans danger pour l'être humain. Comme ils pouvaient s'y attendre, François Cogné, Pierre Pellerin et Pierre Tanguy, l'ancien directeur de l'IPSN qui a rejoint récemment EDF en tant qu'inspecteur général de la sûreté et de la sécurité nucléaire, sont harcelés de questions par les journalistes qui les ftéquentent de longue date. Qui d'autres que ces trois grands experts pourrait apporter un semblant de réponse à leurs interrogations? Mais ces derniers peuvent-ils dire autre chose que des généralités en l'absence d'informations directes ou indirectes, de source fiable? Trois grandes questions intéressent alors les experts comme les médias : les conséquences sanitaires de l'accident sur place (nombre de morts probables en URSS), les causes de l'accident, enfin l'appréciation du risque pour l'Europe et la France d'être atteinte par le panache radioactif avec des conséquences sanitaires éventuelles à préciser. Première interview télévisée du Pro Pellerin Ce 29 avril, le ProPellerin est invité à participer au JT de 13 heures sur TF1 que présente Yves Mourousi. François Cogné l'accompagne rue Cognacq-Jay mais doit se contenter de discuter avec Michel Chevalet avant l'émission pour l'informer de ce que sont les réacteurs RBMK, leur nombre, leurs atouts (la simplicité de leur conception) et leurs faiblesses supposées (le collecteur de vapeur qui pourrait se rompre, première hypothèse émise par l'IPSN sur la cause de l'accident). Puis viennent les informations météo. Le vent a tourné et souffle maintenant vers les Balkans. Mais, le lendemain, il devrait se diriger à nouveau vers les pays scandinaves. A Copenhague, c'est la ruée 20
dans les pharmacies pour se procurer des tablettes d'iode, censées saturer la thyroïde et donc empêcher la fixation ultérieure de l'iode radioactif provenant de Tchernobyl. Le Pr. Pellerin, qui a eu le matin même des contacts avec ses homologues suédois, apporte lors de l'émission quelques précisions sur la situation dans ce pays, où l'activité en iode de l'atmosphère serait montée à 10 Bq/m3, mais serait redescendue depuis lors à moins de 2.5 Bq/m3. C'est une activité notable, ajoute-t-il, mesurable, mais qui ne présente aucun inconvénient sur le plan de la santé publique. On a fait tellement de catastrophisme sur le plan du nucléaire qu'on risque un peu la panique. Je voudrais bien dire clairement que, même pour les Scandinaves, la santé n'est pas menacée... Cela ne menace personne actuellement, sauf, peut-être, dans le voisinage immédiat de l'usine, et encore c'est surtout dans l'usine que je pense que les Russes ont admis qu'il y avait des personnes lésées. Michel Chevalet expose ensuite longuement les hypothèses sur les causes de l'accident que lui a suggérées François Cogné et qui se révèleront ultérieurement inexactes. À l'issue de l'émission, Yves Mourousi s'étonne de cette nouvelle
unité
de radioactivité
qu'est
le becquerel.
Personne
n
y
comprend rien, M Pellerin, parlez donc en curies comme tout le monde! Ce conseil sera suivi dix jours plus tard, mais s'avèrera désastreux, car le grand public n'a aucune idée de ce qu'est le curie, une unité en fin de compte moins parlante à l'esprit que le becquerel. Le journal télévisé, dont la durée est très limitée, ne permet bien sûr pas d'inclure un exposé général sur la radioactivité et les effets des rayonnements sur l'homme et ce n'est pas non plus à l'invité, qui ne dispose d'aucun support pédagogique visuel, de l'improviser. Des émissions particulières auraient pu être programmées pour initier le public à ces notions en profitant de sa sensibilisation. Encore faudrait-il qu'il existe un peu de souplesse dans les grilles de programmes. Des propos imprudents. Aujourd'hui, quand on les réécoute, ces premiers propos du Pr. Pellerin étonnent un peu car, à l'époque, on ne sait pratiquement rien encore de l'ampleur de l'accident et il semble donc prématuré de dire que cela ne menace personne sauf, peut-être, au voisinage immédiat de l'usine. Que signifie d'ailleurs dans son esprit voisinage immédiat et que peut en penser le public? S'agit-il de quelques kilomètres ou de quelques dizaines de kilomètres? On verra par la suite que plusieurs interprétations sont possibles. Le jugement du Pro Pellerin ne peut se fonder que sur l'activité de l'air annoncée par les Suédois, de l'ordre de 10 Bq/m3, un chiffre modeste en effet, analogue à celui que l'on trouvera en France quelques jours plus tard, mais non représentatif de la situation au nord de la Suède et en Finlande (dix fois plus environ, ce que l'on ignore). Même si les conséquences sanitaires finales seront, en URSS, bien moindres que ce que la plupart des médias 21
prétendront sur le coup de l'émotion et sur la foi de faux prophètes, nul ne conteste aujourd'hui qu'une vaste opération d'évacuation de la population locale s'imposait bien et que l'accident est effectivement une vraie catastrophe. Dénoncer à l'avance le «catastrophisme» des médias, c'est un peu agiter un chiffon rouge devant leurs yeux. En outre, ces propos peuvent laisser penser que l'on ne traite pas la radioprotection en France avec autant de rigueur que dans les pays scandinaves, puisque la radioactivité qui y est mesurée semble émouvoir les autorités de ces pays et peu les nôtres. Le 29 avril, à 13 heures, alors qu'on ne dispose que de renseignements très faibles, le Pro Pellerin aurait pu se retrancher derrière sa méconnaissance de la situation locale et se contenter de faire part de sa vigilance et des liens qu'il entretient avec ses collègues étrangers. Mais il préfère donner son intime conviction et rassurer. A-t-il tort de le faire? Nous en discuterons plus tard. Autres interviews À 13 heures, sur Antenne 2, le journaliste Noël Mamère reçoit Pierre Tanguy. Le présentateur rapporte d'abord ce que l'on dit du nombre de morts (2 ou 2 000 selon les sources) et diverses informations alarmantes provenant du Japon ou d'un radio amateur: Le monde n'a pas idée de ce qu'est cette catastrophe. Aidez-nous! Noël Mamère ajoute que, vu les conditions météo présentes, le dégagement radioactif sous forme de nuage ne touchera pas la France, mais il redescend sur l'Autriche et la Yougoslavie. À Kiev, la vie est apparemment normale mais on lave régulièrement les trottoirs. Pierre Tanguy intervient alors avec assurance et conviction.Il envisage des solutions possibles pour éteindre l'incendie de graphite et annonce que la France, comme les États-Unis, est prête à apporter son aide, si on la lui demande. Le fait, pour le panache radioactif, de venir ou non en France dépend de la météo, ajoute-t-il, mais plus le temps passe, plus ça se disperse et cela devient totalement insignifiant. À la fin de l'émission, Yves Lenoir, un invité antinucléaire, rappelle qu'il y a encore des réacteurs graphite-gaz en France et donc qu'un risque existe. Il faut les arrêter! s'exclame-t-il. Leur conception est pourtant bien différente de celle des RBMK. En Suisse, le matin de ce mardi 29, une analyse du centre météorologique national avait conclu au retour vers le sud et le sud-est, c'est à dire vers l'URSS, du panache radioactif relevé le dimanche et le lundi en Scandinavie. Des prévisions analogues sont émises en cours de journée par les centres météorologiques de la République fédérale d'Allemagne et de l'Italie. Les informations recueillies en Autriche sont également tout à fait rassurantes et cohérentes avec les prévisions françaises, que certains, plus tard, accuseront cependant d'avoir été manipulées par le gouvernement. 22
Au soir du 29 avril, un anticyclone semble protéger notre pays jusqu'au 2 mai contre toute incursion venant de l'est. Brigitte Simonetta, sur Antenne 2, achève le bulletin météorologique qui précède le journal télévisé de 20 heures, en affichant une carte de France où figure un triangle STOP tout à fait rassurant au niveau des Alpes. Or toute journée gagnée est bonne à prendre car deux phénomènes contribuent à diminuer la nocivité du panache, comme l'a dit Pierre Tanguy: la décroissance radioactive naturelle des produits de fission transportés (selon les périodes propres à chacun des radioéléments) et la dilution progressive des contaminants dans l'atmosphère. Au cours du JT qui suit, le présentateur, Jacques Violet, évoque les 130 stations de mesures réparties sur le territoire, où sont effectués des prélèvements quotidiens sur les poissons, le lait des vaches, les cultures, l'eau de pluie ou les poussières atmosphériques, des prélèvements analysés, contrôlés et comptabilisés dans une salle unique au monde pour vérifier le niveau de la pollution de l'environnement. Plus de 50 000 par an. Puis il interroge son invité, le Pr. Chanteur, directeur adjoint du SCPRI. - Pour l'instant, il n y a aucun risque avec l'accident qui vient d'avoir lieu en Union Soviétique?
- Ah
ça, je peux vous dire qu'en France, il n y a absolument
aucun risque.
On pourra certainement détecter dans quelques iours le passage des particules5, mais du point de vue de la santé publique, il n y a aucun risque. Dans l'après-midi, François Cogné avait passé près d'une heure au téléphone avec l'assistante de Michel Chevalet. Puis d'autres personnes l'avaient sollicité. Or, il devait continuer de consulter ses services, garder le contact avec ses homologues étrangers, répondre aux questions du pouvoir politique, diriger son Institut. Aussi a-t-il demandé à son adjoint, Jean Petit, de le remplacer pour l'interview prévue le soir même à 23 h sur Antenne 2, avec le journaliste Philippe Harrouard. Durant la vingtaine de minutes qui lui sont accordées, Jean Petit se révèle un excellent communicant, répondant avec sérieux et modestie aux questions pertinentes qui lui sont posées. Il trie dans la masse « d'informations» ou de rumeurs que le journaliste lui présente ce qui lui paraît vraisemblable ou non. Tandis qu'un vice-président de l'aviation civile soviétique, de passage à Washington, n'a évoqué qu'un accident « local» ayant fait moins de cent blessés et que Moscou ne parle que de deux tués, l'agence américaine UPI fait déjà état de deux mille morts auxquels s'ajouteraient bientôt un millier de blessés dans un état désespéré dirigés vers divers hôpitaux. Jean Petit explique que cette information américaine paraît peu plausible, les personnes irradiées ne décédant pas aussi rapidement. Il se réfère à l'avis des spécialistes de l'IPSN, en particulier du Dr Lafuma, selon lesquels le risque 5
C'est nous qui soulignons 23
principal est de voir apparaître des cancers supplémentaires, différés, chez les personnes assez fortement irradiées. Les événements à Tchernobyl On ignore alors tout de l'action héroïque des pompiers qui se sont sacrifiés dans la nuit de l'accident pour empêcher l'incendie de se propager vers le réacteur mitoyen, allant jusqu'à pousser du bout de leurs bottes les morceaux de graphite ou d'uranium incandescents éparpillés sur les toits. Aucun ne dispose de dosimètre personnel lui permettant d'avoir une idée grossière du niveau de rayonnement dans lequel il travaille. D'ailleurs, lorsqu'il existe un dosimètre collectif, il est tellement saturé quand on le met en marche sur les lieux de l'accident qu'il ne donne aucune indication. Aussi incroyable que cela puisse paraître, les premiers intervenants ignorent que le réacteur est détruit et qu'ils travaillent dans un milieu très radioactif. Pour eux, c'est un incendie déclenché par une explosion chimique, une explosion hydrogène peut-être, qu'il faut à tout prix maîtriser pour qu'il ne se propage pas au réacteur jumeau. Il fait nuit et la fumée cache la vérité que seuls un très petit nombre d'hommes hébétés comprennent. Quand, sept heures après l'accident, le soleil est bien levé et que la situation est mieux appréhendée, une centaine d'hommes sont déjà hospitalisés. 237 ont éprouvé dans les heures qui ont suivi des malaises à des niveaux divers, rangés sous l'appellation de «maladie des rayons ». 134 d'entre eux seront évacués vers les hôpitaux de Moscou (principalement) ou de Kiev pour des greffes de moelle osseuse. 28 de ces intervenants de la première heure décèderont dans les quatre mois suivants. Leur mort sera régulièrement annoncée par l'agence Tass, jour après jour, semaine après semaine. Aucun secret de la part des Soviétiques sur ce premier bilan des victimes, on a peine à le croire aujourd'hui et les Occidentaux le croient moins encore sur le moment. L'appui d'un spécialiste américain des greffes de moelle osseuse (une technique qui a fait la réputation des médecins français mais qu'ils ne recommandent plus), le Dr Gale, sera même recherché, par l'intermédiaire d'un milliardaire américain, le Dr Hammer. Il interviendra, mais sans véritable succès. Dans cette interview, Jean Petit estime que la population vivant à plus de quelques dizaines de kilomètres du réacteur endommagé ne peut être soumise à des doses excessives de rayonnement et que des conséquences sanitaires ne sont guère possibles au-delà des frontières. Il ne se trompe pas trop puisque la zone d'exclusion qui sera décrétée autour de la centrale aura un rayon de 30 km. Mais il n'imagine pas que les caprices du vent et surtout de la pluie puissent parfois concentrer la contamination très au delà de cette zone, selon une dispersion dite en «taches de léopard )),totalement imprévisible. Jusqu'à 24
quelle distance faut-il évacuer la population? La question ne trouvera pas de réponse immédiate, car il convient d'abord de mesurer partout le niveau de radioactivité local puis de peser le pour et le contre. Les spécialistes de la radioprotection considèreront qu'il n'y a pas lieu d'évacuer lorsque le niveau de rayonnement est analogue à ce que l'on trouve dans les régions du globe où le rayonnement naturel est le plus fort, sans dommages sanitaires apparents. Mais la population est anxieuse, ce qui conduira le gouvernement soviétique à décider des évacuations de plusieurs zones contaminées relativement éloignées de Tchernobyl, parfois contre l'avis de leurs spécialistes, des opérations qui s'étaleront jusqu'en août 1986. En même temps qu'elle annonce un nombre de victimes très limité, l'agence Tass fait part d'une première évacuation de la population, mais sans donner d'autres détails. L'heure de l'accident n'est toujours pas révélée, le moment le plus probable étant, pour les observateurs étrangers, l'après-midi du 26 avril. Le jour est le bon mais pas l'heure (en réalité 1 h 23 du matin, heure locale, 2 heures de moins à Paris). Cette heure nocturne est une chance: au moment de l'accident, la plupart des habitants de la ville de Pripiat (50000 personnes à 4 km de la centrale), où vivent les familles des exploitants des quatre unités de production du site et celles des constructeurs des deux autres réacteurs programmés, dorment, fenêtres plus ou moins closes6. La nuit, l'air réchauffé par les habitations a tendance à constituer un matelas faisant barrage à l'arrivée du panache radioactif. Celui-ci, qui se dirige vers le nord passera tout à côté, semble-t-il, sans trop les affecter7. Au moment où, sans la nommer expressément, on commence à parler dans les médias de cette ville, celle-ci a été évacuée deux jours auparavant, le dimanche 27, en trois heures de temps, à l'aide de plus de 1200 cars et 300 camions réquisitionnés par les autorités. La communication soviétique se met en place, mais avec retard. Le décalage de deux jours entre les faits et les déclarations alimentera la suspicion et décrédibilisera le discours, car les journalistes veulent du direct. Or, peu d'images fixes ou mobiles seront publiées sur les événements des premiers jours, les interventions des pompiers, l'évacuation, etc. Moscou expérimente pour la première fois une gestion de crise publique, ce qui n'est pas simple; sa gestion est efficace mais secrète. Peut-on être à la fois efficace et transparent dans de telles circonstances? Il est permis de se poser la question.
6
En revanche, des pêcheurs à la ligne nocturnes, qui assistent de loin à l'incendie du
réacteur, seront irradiés eux aussi et devront être hospitalisés. de courte durée. 7
Mais leur malaise sera
Les enfants de Pripiat ne seront pas particulièrement touchés par les cancers de la
thyroïde qui apparaîtront
plus tard.
25
Dans la soirée du 29 avril, on relève avec surprise au Vésinet, sur les filtres d'un vol Francfort - Hambourg - Paris, une radioactivité significative d'éléments à vie courte, révélatrice d'une contamination de l'atmosphère en altitude. Le Pro Pellerin communique le soir même à Serge Berg, de l'agence France Presse, les résultats des analyses qui ont été faites au retour de l'appareil. Ce premier télex sera le premier d'une longue série de messages quotidiens envoyés à minuit et largement diffusés. Les analyses donnent les proportions des principaux isotopes trouvés, mais ne peuvent préciser leur concentration dans l'air à tel ou tel endroit du parcours aérien. Le texte est le suivant: Ce jour, 29/04/86 à 24 h, aucune élévation significative de la radioactivité sur l'ensemble des stations du SCPRl du territoire. En revanche, premier prélèvement significatif effectué sur le vol Air France Hambourg-Paris (en provenance de la région de la Baltique). Les pourcentages relatift de la composition en spectrométrie gamma: 132 Tellure 131 Iode
132Iode
environ environ environ environ environ traces traces traces
8
103 Ruthénium 99M Technétium 134 Césium 137 Césium 140 Baryum Ces mesures se poursuivent
39% 30% 21% 5% 3%
Cette information brute est communiquée au monde entier par le biais des diverses agences de presse. Première information chifftée publiée largement, semble-t-il, elle attirera le lendemain au Vésinet de nombreux journalistes ftançais ou correspondants étrangers. Mais, n'étant assortie d'aucun commentaire écrit, elle est bien difficile à déchiffrer par la presse du lendemain matin, qui en fait cependant largement état. En fait, elle n'est compréhensible que par les spécialistes. L'avion a rencontré le panache, voilà ce qui est sûr. Quant aux chiffres et aux radionucléides...
8
Pour les physiciens: l'iode-l32 n'est pas un «produit de fission)} mais le descendant radioactif du tellure-l32 (demi-vie de 3 jours), qui, lui, en est un. Cet iode-l32 a une demi-vie assez courte (2 heures environ) comparativement à celle de l'iode-l31 qui est d'environ 8 jours. On verra que cet iode-l32 et d'autres isotopes de l'iode, à vie encore plus courte, pourraient avoir joué un rôle important dans l'exURSS, mais sa disparition assez rapide conduit à le négliger dans les autres pays survolés, comme le nôtre.
26
3 Mercredi 30 avril: les rumeurs s'amplifient Le mercredi 30 avril, l'agence Tass annonce 197 blessés, dont 49 ont déjà quitté l'hôpital, pour démentir les rumeurs occidentales faisant état de milliers de décès. Ces dernières continuent cependant de s'amplifier. Selon un radioamateur local, deux réacteurs seraient détruits et il y aurait des centaines de morts que des repris de justice enterreraient au plus vite! Des photos infrarouges américaines mettraient en évidence un second foyer d'incendie. Y aurait-il donc du vrai dans l'atteinte d'un deuxième réacteur? Comme le rappellent certains auteurs9, rien n'est plus propre à la naissance et à la propagation de rumeurs qu'une information non vérifiable. On vérifie donc ce qu'on peut: les « rapatriés» sont cueillis à leur descente d'avion pour que leur radioactivité corporelle soit analysée. Le laboratoire du SCPRI au Vésinet fait des mesures et ne trouve rien. Cela n'étonne pas le Pro Pellerin mais rassure les intéressés et leurs proches. Les médias s'en font honnêtement l'écho. Selon Le Matin, « l'angoisse s'empare d'une partie des populations nordiques. À Copenhague, les gens se ruent dans les pharmacies pour se procurer des pastilles d'iode... Le vent faible souffle encore du sud-est, donc de l'URSS. De quoi donner de nouvelles sueurs froides à une population que les appels au calme des autorités n'arrivent pas à calmer. En Suède, les autorités locales distribuent des tablettes d'iode aux enfants des écoles et mille personnes font la queue, pendant plusieurs heures, pour se faire examiner par une équipe de dix médecins spécialistes des radiationsJO.» On notera la contradiction avec la déclaration de la veille d'un ministre suédois sur l'absence de danger... La Finlande paraît plus calme, bien qu'elle soit plus touchée. Elle a peu réagi à l'événement, se contentant de noter (toujours selon Le Matin) des retombées radioactives 6 à JO fois plus importantes que d'habitude. Cette formulation n'a guère de sens, car, « d'habitude », il n'y a pratiquement aucune retombée sensible. Ce qui est vrai, c'est qu'elles sont plutôt 6 à 10 fois plus fortes qu'en Suède. Raymond Sené, du Groupe de scientifiques pour l'information sur l'énergie nucléaire (GSIEN), accompagné des Amis de la Terre et de certains Verts, 9
STRAZZULA (J) et ZERBIB (J-C) Tchernobyl. La documentation ftançaise (1991). 10 Autre exemple d'affolement, celui que rapportera Ouest France du 3 mai: La Californie, sur laquelle les restes d'un nuage radioactif pourrait arriver les jours
prochains,
a connu
une ruée identique.
donne dans une conférence de presse son sentiment sur les conséquences sanitaires, sans disposer plus que d'autres d'informations particulières. Selon lui, seules les personnes travaillant sur le site de la centrale et les équipes de secours ont pu recevoir une dose mortelle, 1000 rems (J0 Sv) en unejois. Ces personnes peuvent mourir dans les trois jours suivants. D'autres ont dû mourir par des projections de vapeur ou des chocs mécaniques. Sous le vent, jusqu'à une distance de 100 km, la population court des risques mortels dont les effets peuvent se manifester dans les semaines ou les mois à venir. En se positionnant entre les déclarations soviétiques (2 morts) et les rumeurs américaines (2000), le GSIEN pense-t-il s'approcher d'une vérité qui se situerait à mi-chemin? La réalité est bien différente de ce que chacun peut imaginer et il est encore hasardeux de faire des pronostics. À l'heure où Raymond Sené s'exprime, les Soviétiques ont raison contre lui; mais le bilan humain va s'alourdir de semaine en semaine. On ne dépassera cependant pas la trentaine de victimes à la fin de l'année, appartenant toutes au personnel d'intervention des premières heures. Gorbatchev a décrété la Glasnost (c'est-à-dire la transparence), mais elle ne se met en œuvre que très progressivement, tant les vieilles habitudes sont difficiles à modifier à tous les niveaux. Personne en Occident ne croit alors à la véracité des informations émanant de l'URSS (d'ailleurs, même aujourd'hui, toute donnée sur cet accident, provenant de sources officielles, locales ou centralisées, est considérée avec une grande méfiance...). Perplexité gouvernementale Lorsqu'il s'avère que le panache radioactif pourrait bien, un jour ou l'autre, intéresser notre territoire, les autorités françaises s'interrogent non seulement sur ce qu'il convient de dire ou de faire mais aussi sur l'organisme qui doit s'exprimer. En se penchant sur les textes en vigueur, elles découvrent une situation ubuesque. Un texte très récent, adopté par le gouvernement Fabius, dispose en effet que la coordination des contre-mesures à prendre en cas d'accident nucléaire intervenant sur le territoire français et la communication correspondante sont du ressort du ministère de l'Intérieur mais que pour tout accident intervenant à l'extérieur de nos frontières, c'est le ministère chargé de la Mer qui est concerné! La raison en est toute simple: deux ans auparavant, très exactement le 25 août 1984, un cargo, le Mont-Louis, se dirigeant vers Riga et transportant une trentaine de «fûts» d'hexafluorure d'uranium, dans le cadre d'un contrat d'enrichissement avec l'URSS, avait été éperonné par un transbordeur britannique au large d'Ostende, dans les eaux internationales. Le Mont-Louis avait coulé avec son chargement et l'on avait mis deux mois à le repêcher. La vanne de remplissage de l'un des fûts, tordue sous le choc, avait fui à son arrivée dans le port de Dunkerque. Cet accident n'avait eu - et 28
ne pouvait avoir - aucune conséquence radioactive significative mais avait fait quand même grand bruit, comme si l'on avait risqué de contaminer la mer entière par l'uranium contenu, alors que Dame Nature y en a mis suffisamment, quelques milliards d'années auparavant, pour que les Japonais aient envisagé justement de l'en extraire pour approvisionner leurs centrales! La communication officielle n'avait pas été exemplaire à ses débuts, et, comme on pouvait toujours imaginer d'autres accidents de transports internationaux beaucoup plus préoccupants, il était logique de décider que le ministère chargé de la mer serait responsable de la communication dans ces circonstances. Difficile d'imaginer qu'on allait être une fois de plus en retard d'une guerre... Le Service central de sécurité des installations nucléaires (SCSIN), dépendant du ministère de l'Industrie, avait donc préparé un nouveau texte répondant bien à une situation découlant d'un accident survenant sur le territoire français ou d'un accident maritime, mais tout à fait inadapté, dès sa parution, à celle d'un panache diffus de provenance lointaine. Car, pour le SCSIN comme pour l'IPSN qui l'a conseillé, le seul accident grave à envisager dans les tranches nucléaires françaises est celui de la fusion du cœur d'un réacteur sans perte du confinement (celui qu'assure l'enceinte entourant le réacteur) ; certes, les quantités de corps radioactifs rejetés dans l'atmosphère pourraient être supérieures à ce qui a été observé à la centrale américaine de Three Mile Island, dont le cœur a fondu sans donner lieu à des rejets significatifs, mais les plans d'intervention sont prévus en conséquence. Or, comment, dans des textes officiels, oser envisager qu'à l'étranger des situations pires que celles que nous prenons en compte pour nous-mêmes puissent survenir? Cela voudrait dire que « notre sûreté est supérieure à celle des autres pays », une position difficile à soutenir devant la communauté internationale comme devant les antinucléaires français... Les Français ont beau être réputés «arrogants », il y a des limites! Rien n'est donc prévu officiellement dans le cas d'un accident survenant dans une installation nucléaire fixe en territoire étranger, susceptible d'affecter notre sol par ses retombées radioactives aériennes, un « oubli» qui n'est d'ailleurs pas propre à la France mais au contraire très représentatif de la situation en Europe. Qui plus est, il se trouve que les équipes ministérielles ont changé depuis quelques semaines. Les élections législatives de mars 1986 ont en effet donné à la droite la majorité à l'assemblée nationale et Jacques Chirac a été, dans la foulée, nommé premier ministre par François Mitterrand. Les membres de ce premier gouvernement de cohabitation, nommés le 20 mars, ne sont pas tous des hommes politiques expérimentés. À côté d'un Charles Pasqua à l'Intérieur, et d'Alain Madelin à l'Industrie, on trouve François Guillaume à l'Agriculture, Alain Carignon à l'Environnement et, avec un décalage de quelques jours montrant une certaine hésitation pour pourvoir le poste, Michèle Barzach à la Santé. Les cabinets sont tout juste constitués. 29
Respectueux de la nouvelle réglementation en vigueur, l'IPSN prend contact avec le ministère chargé de la mer, lequel l'envoie proprement balader, ce qui peut se comprendre... Démerdez-vous! lui répond-on en substance. Ces deux mots, déclinés, modulés ou agrémentés de diverses manières selon les interlocuteurs (administratifs, politiques, etc.) résument assez bien ce qu'entendront dans les semaines suivantes les spécialistes de la sûreté et de la radioprotection. En tout cas personne ne semble comprendre, en haut lieu, que plusieurs ministères risquent d'être bientôt impliqués et qu'il serait utile d'assurer tout de suite une certaine coordination gouvernementale. Les déclarations très rassurantes du Pro Pellerin ont-elles convaincu tout le monde qu'il n'y aurait rien à décider ni à dire? Si l'organisation existante en cas d'accident en France est inadaptée dans ses détails à cette nouvelle situation, pourquoi, par exemple, ne pas laisser tout de même un ministre de poids, ayant un flair politique reconnu, prendre en main la communication, celui de l'Intérieur par exemple, Charles Pasqua? Mais peut-être était-il alors difficile d'imaginer la suite des événements... Les interrogations
sur l'accident nucléaire
Revenons un peu sur l'accident, bien que ce ne soit plus aujourd'hui un sujet de controverse et donc d'actualité. À l'époque, il en allait différemment. Peu de personnes en France connaissaient en 1986 l'existence des RBMK, même au sein des grands organismes comme le CEA ou EDF. Fin avril, chacun, à l'IPSN comme ailleurs, s'est précipité sur l'annuaire de l'Agence Internationale de l'Énergie Atomique qui donne un descriptif plus ou moins détaillé de chaque réacteur nucléaire, selon le bon vouloir du pays qui le déclare. Le premier sujet d'intérêt (et de curiosité) des ingénieurs et des médias occidentaux a concerné le scénario de l'accident, dont la gravité exceptionnelle sautera aux yeux lorsque la télévision montrera des images prises par SPOT ou retransmettra celles de la télévision soviétique: la partie supérieure du bâtiment du réacteur est détruite et des fumées sortent du trou béant. Bien que les RBMK ne possèdent pas d'enceinte résistante en béton comme les réacteurs occidentaux refroidis par de l'eau sous haute pression, mais des structures métalliques assez légères, le soufflage du toit et des structures qui le supportaient témoigne d'une explosion interne d'une grande violence. Quelle avait bien pu en être la cause? Pour les lecteurs que la sûreté des réacteurs intéresse, disons que deux grands types d'accidents graves peuvent survenir, selon que le phénomène initiateur est un défaut de refroidissement du cœur du réacteur (c'est à dire de son combustible à base d'uranium) ou une perte de contrôle de la réaction en chaîne (on a alors affaire à ce que les spécialistes appellent un accident de réactivité). Nous avons reporté en annexe II, pour les lecteurs les plus 30
intéressés, des explications plus détaillées sur ces deux types d'accident (celui de la centrale de Three Mile Island entrant dans la première catégorie), mais leur lecture n'est pas indispensable à la compréhension de notre ouvrage. Depuis le 28 avril, les experts en sûreté nucléaire des pays occidentaux ne cessent de s'interroger sur la nature de l'accident et ses causes possibles, se téléphonant tous les jours pour échanger leurs impressions. Les Soviétiques continuent de ne pas en dire un mot. Savent-ils eux-mêmes ce qui s'est passé? Cela n'est pas si sûr. Les Britanniques, qui se sont intéressés aux RBMK, pensant s'en inspirer éventuellement pour la suite de leur programme national basé jusqu'alors sur des réacteurs à gaz modérés au graphite (mais avec de l'uranium légèrement enrichi contrairement à la France qui est restée fidèle à l'uranium naturel), penchent pour un accident de réactivité. Ils ont en effet détecté, en analysant de manière approfondie la conception de ces réacteurs, des zones d'instabilité dans certains régimes de fonctionnement. À l'IPSN, on est divisé sur la nature de l'accident. Ceux qui ont analysé en détail celui de Three Mile Island, au point d'en tirer plus de 180 thèmes d'étude regroupés en 46 actions (rien que cela !) pour améliorer la sûreté de nos réacteurs à eau sous pression, sont plutôt tentés par l'hypothèse de ruptures mécaniques de plusieurs canaux verticaux dans lesquels sont placés les combustibles, donc par un accident initiateur de reftoidissement. D'autres, en revanche, sont plus circonspects. Jean Bussac, qui est alors directeur des recherches de sûreté à l'état-major de l'IPSN, avait dirigé en octobre 1972 une mission ftançaise (CEA-EDF) à Moscou pour s'informer des projets soviétiques et examiner leur intérêt alors que EDF construisait son premier réacteur à eau sous licence américaine à Fessenheim (André Giraud, patron aussi volontariste que patriote du CEA, voulait s'assurer qu'il n'existait pas d'alternative intéressante à la licence PWR de Westinghouse, conférant aussi au CEA un rôle plus actif dans le développement de l'énergie nucléaire en France). Lors de cette mission, le Comité d'état pour l'énergie atomique (GKAE) avait décrit le RBMK en cours de construction à Leningrad et Roger Naudet, le physicien du CEA qui participait à la mission, avait bien subodoré que ses caractéristiques le rendaient potentiellement instable, du fait d'un coefficient de réactivité lié au vide nettement positif. Dans son rapport de mission interne, il avait écrit que la stabilité azimutale pourrait occasionner des difficultés (les Russes disent: on est à la limite de la stabilité). Les questions posées en aparté montrent qu'ils sont un peu inquiets; ils ont évoqué d'ailleurs l'éventualité de barres de contrôle à réponse
rapide.
N'entrons pas dans les explications techniques mais soulignons (et admirons) le caractère prémonitoire de son rapport, car l'instabilité potentielle du réacteur et l'existence de barres de contrôle inadéquates, deux erreurs fatales de conception des RBMK, y sont déjà bien identifiées. 31
Hélas, les Soviétiques ne remédièrent pas aux faiblesses dont ils avaient pourtant conscience et qui avaient déjà failli causer la perte d'un des premiers réacteurs de ce type lors d'un incident « précurseur» (dans le jargon des atomistes, cela signifie que les premières étapes d'un scénario conduisant à un accident grave avaient été franchies). Loin d'être analysé en détail et d'avoir été porté à la connaissance de tous les exploitants pour les mettre en garde contre de possibles erreurs graves d'exploitation, cet incident avait été caché comme une faute honteuse, un réflexe qui sera pour les Occidentaux le signe le plus manifeste d'un « manque général de culture de sûreté ». Au retour de cette mission de 1972, le CEA avait remercié poliment les autorités soviétiques de leur accueil tout en leur précisant que ce type de réacteur ne serait pas autorisé dans notre pays pour des raisons de sûreté. Aucune suite n'avait été effectivement donnée à ce contact. Pour l'URSS, ces réacteurs ont cependant un triple intérêt et c'est pourquoi elle les développe: celui de produire, à la demande et en grande quantité, du plutonium de qualité militaire, celui de pouvoir être construit n'importe où sur son territoire sans avoir à transporter de lourdes et encombrantes cuves métalliques dont ils maîtrisent mal la réalisation, celui enfin d'avoir une conception extrapolable à de plus fortes puissances (1 500 MWe ou davantage) en augmentant « simplement» le nombre de canaux du réacteur. En décembre 1981, lors d'un symposium de quelques jours organisé à Moscou sur les recherches en cours dans le monde en matière de sûreté, où se trouvaient réunis pour la première fois, sous l'égide de l'AIEA, des experts de sûreté soviétiques et occidentaux désignés par l'Agence de l'Énergie Nucléaire de l'OCDE, l'un de nos hôtes avait clairement affIrmé que leurs réacteurs étaient plus sûrs parce que construits par le peuple, pour le peuple, sans préoccupation de profit! Un autre argument fièrement avancé par les Soviétiques était la qualification des agents de conduite de leurs réacteurs : tous des ingénieurs en URSS, des techniciens seulement dans les pays occidentaux (par souci d'économie sans doute I). Que pouvait-on répondre à ces arguments? L'accident de TMI, qui s'était produit deux ans plus tôt, était dans tous les esprits et ne donnait pas une image d'excellence des techniques et des procédures occidentales. La réunion n'avait rien appris, les contacts étaient restés impersonnels et superficiels. Aucune suite dans les relations n'était prévue. Son intérêt principal, pour ne pas dire le seul, était d'avoir eu lieu, ce qui semblait une preuve d'ouverture de la part du bloc communiste. Que cherchaient les Soviétiques par cette invitation, faite du temps d'un Brejnev très vieillissant? Impossible de le savoir. Les délégués occidentaux étaient repartis un peu déçus, d'autant qu'ils n'avaient même pas été invités au Bolchoï.. . Les interrogations occidentales sur l'accident de Tchernobyl dureront plus de trois mois, jusqu'au moment où, sur l'insistance de l'AIEA, un 32
académicien soviétique qui avait été au cœur de la crise, Valery Legasov, viendra à Vienne du 25 au 29 août pour fournir des éclaircissements sur le réacteur et l'accident (nous en reparlerons au chapitre 20). Le scénario qu'il décrit alors fait porter le chapeau aux seuls exploitants qui ont enfreint effectivement une demi-douzaine de consignes (c'est à peine crédible, mais c'est vrai!) pour épargner la responsabilité des concepteursll. Car il convient de sauvegarder la réputation des autres RBMK qui sont exploités ou en cours de construction en divers points de l'URSS. Avant cette réunion de Vienne, l'IPSN ne peut formuler que des supputations et, dans son premier rapport de synthèse sur l'accident, daté du 21 mai, aucune des hypothèses qu'il émet ne met sur la voie de ce qui s'est réellement passé. La vérité, qui rejoint la fiction, n'apparaîtra que très progressivement. L'accident résulte d'un essai... de sécurité, qui a été réalisé auparavant dans toutes les centrales du même type, essai qui suppose la perte des alimentations électriques principales du réacteur et vérifie que l'inertie des volants des turbines peut permettre une production d'électricité de secours suffisante pendant un certain temps. Pendant cet essai, on a mis volontairement hors service certaines sécurités! Encore fallait-il que le réacteur ait fonctionné pendant une durée suffisante, plusieurs jours au moins, avant de lancer l'essai pour obtenir un état stable. La raison est difficile à expliquer au lecteur profane et nous n'allons pas nous lancer ici dans un cours de «physique des réacteurs ». Or cette condition n'a pas été respectée, pas plus que bien d'autres. Le non-respect de plusieurs consignes (cinq ou six au total) a eu des conséquences catastrophiques parce qu'il existait des défauts de conception créant des «zones d'instabilité» du réacteur. Le plus extraordinaire dans l'affaire, c'est que c'est la chute des barres dites de « sécurité », actionnées volontairement par l'exploitant à la fill d'un essai programmé assez banal mais mal conduit, qui avait déclenché l'explosion. Dans la configurationl2 où le cœur du réacteur avait été amené (une configuration instable qui n'aurait jamais dû exister si les consignes avaient été respectées), les barres d'arrêt munies d'un prolongateur en graphite (une spécificité de ces réacteurs) avaient eu l'effet inverse de celui attendu. Leur enfoncement, au lieu de freiner et arrêter la réaction en chaîne, l'avait en fait exacerbée. Comme si la pédale de frein d'une automobile se transformait soudain en puissant accélérateur. On devine l'émoi du Il
Il est vrai que, dans l'esprit de certains exploitants,ce réacteur était aussi simple à
piloter qu'un grand samovar ! 12Nous voulons parler ici de la distribution de la population des neutrons dans le réacteur, en partie commandée par la position des barres de contrôle, qui détermine la puissance dégagée en chaque point du combustible. 33
conducteur! L'un des exploitants mourra aussitôt d'une crise cardiaque. Selon les textes ou monuments, il figure ou non dans la liste des victimes. Des modifications seront apportées par la suite aux RBMK, notamment à ces fameuses barres de sécurité trop lentes, mais ce n'est pas notre propos d'en dire davantage sur ce sujet très technique. On apprendra plus tard que les intervenants avaient vécu plusieurs jours d'angoisse, par crainte que le cœur fondu du réacteur s'enfonce à travers le béton et tombe dans un grand volume d'eau stockée dans les sous-sols. Une violente «explosion de vapeur» aurait pu alors détruire le bâtiment du réacteur, endommager gravement le réacteur voisin et faire de très nombreuses victimes. C'est à grand-peine que les exploitants avaient réussi à évacuer cette eau grâce à un plongeur héroïque qui avait pu ouvrir une vanne au fond de la piscine. Pour maîtriser l'incendie, les exploitants avaient injecté de l'azote liquide pour remplacer l'oxygène de l'air et refroidir les structures. Ce n'est que le 5 mai, dix jours après l'accident, que l'enfoncement du cœur fondu dans les structures inférieures du bâtiment est définitivement stoppé. Le magma formé avec les matériaux de structure, qu'on désignera sous le terme de «corium », se fige alors enfin, l'incendie s'éteint et les émissions radioactives hors du réacteur s'arrêtent pratiquement. Valery Legasov, qui était parfaitement conscient de toutes les déficiences de la conception du réacteur ainsi que de l'organisation en place, avait vécu en direct tous ces moments dramatiques. Il s'efforça dans les années suivantes d'obtenir rapidement une réforme de la sécurité nucléaire, mais, ne la voyant pas se mettre en oeuvre, il se suicida en laissant un testament au ton incisif. Dans une conclusion lapidaire d'une de ses interventions publiques, l'académicien Andreï Sakharov déclarera de son côté que l'accident de Tchernobyl avait reflété tous les vices du système soviétique.13
13
Le choc de l'explosion du réacteur a été ressenti par des sismographesrégionauxet
certains commentateurs, prenant l'effet pour la cause, ont attribué l'accident à un petit tremblement de terre très localisé (comme il pourrait y en avoir partout selon eux...). Il est dommage que des mensuels estimables reprennent à leur compte ce bobard fantaisiste qui n'a qu'un objectif: accroître la crainte de l'énergie nucléaire. 34
4 30 avril
- 1er mai:
l'arrivée
du panache
Les panaches et leurs lois de diffusion dans l'atmosphère Commençons d'abord par appeler un chat, un chat, et «panache» (les Anglophones disent «plume »), l'ensemble des émissions issues d'un lieu donné (cheminée d'usine ou de locomotive à vapeur, réfrigérant atmosphérique, volcan... ici réacteur en feu), se diluant progressivement dans l'atmosphère. Les matières émises peuvent consister en vapeur d'eau, gaz, aérosols, poussières solides, etc. En l'absence de pluie, le panache suit les courants atmosphériques et se dilue en s'appauvrissant progressivement par divers mécanismes de dépôt sur le sol, « sec », « turbulent », « gravitaire » les particules les plus lourdes s'écrasant plus vite que les autres et disparaissant donc plus rapidement de l'atmosphère. Le plutonium, dans le cas de Tchernobyl, s'est déposé principalement dans la dizaine de kilomètres entourant le réacteur. Le strontium n'a pas dépassé les frontières de l'URSS. Les particules plus légères, les aérosols ou les gaz, ont migré bien sûr beaucoup plus loin (en particuliers les gaz « rares », inertes chimiquement et qui ne se fixent donc pas sur l'homme). Les distances parcourues dépendent de l'altitude à laquelle les émissions ont lieu, de la vitesse d'éjection des gaz ou des matières et de leur température. Certains des produits de fission émis lors des explosions nucléaires aériennes déclenchées dans l'atmosphère (et projetées dans la stratosphère) ont mis des années, voire des dizaines d'années, à retomber. Certes, le panache de Tchernobyl contient bien de la vapeur d'eau provenant du réacteur, mais la quantité en jeu est sans commune mesure avec celle d'un nuage, né de la lente et lointaine évaporation de grandes étendues d'eau. Les nuages (les vrais) jouent un rôle important dans l'intensité des retombées car, lorsqu'ils de condensent au-dessus du panache, les gouttelettes entraînent dans leur chute les particules qu'elles rencontrent et le sol reçoit un dépôt dit «humide », beaucoup plus abondant que le dépôt « sec », dix fois par exemple, d'intensité et surtout de localisation imprévisible. Pour compliquer les choses, l'appauvrissement dû à ce « lessivage» dépend de la nature et de la forme chimique des radioéléments présents dans le panache. Les représentations télévisuelles du « nuage », noir et inquiétant, dit «de Tchernobyl », n'ont rien à voir avec la réalité et revêtent même un côté ridicule car le panache de Tchernobyl, extrêmement dilué, est invisible. Il n'en reste pas moins vrai que la présence d'un vrai nuage vous expose à des retombées radioactives beaucoup plus importantes
s'il crève au-dessus de votre tête juste au moment où, à une altitude inférieure, passe le panache. Le terme de «nuage» véhicule des idées fausses: celle, d'abord, d'un amas unique, monolithique, parcourant de grandes distances sans perdre de ses potentialités le long de son trajet, celle aussi d'une proportionnalité entre les retombées radioactives et l'intensité des précipitations mesurées (un point sur lequel nous insisterons). Nous l'avons donc évité, sauf lorsqu'il s'agissait d'une citation, auquel cas nous l'avons muni des guillemets nécessaires. De nombreuses et longues études avaient été faites au CEA pour modéliser le phénomène de diffusion à longue distance des panaches radioactifs (Ie problème se posait déjà dans les années 1960 à propos des conséquences possibles, à moyenne et longue distance, des explosions nucléaires aériennes) et des abaques avaient été établis pour estimer les risques correspondants. En 1986, on disposait depuis dix ans déjà de moyens de calcul prévisionnels des conséquences radiologiques de tels événements, des calculs reposant sur des modèles pessimistes et simplifiés (mais néanmoins complexes pour rendre compte des multiples phénomènes qui peuvent intervenir lors du parcours du panache, dépôts secs et humides, remise en suspension des matières déposées, etc.). Plus la distance parcourue est grande (1 000 km et plUS)14, meilleure serait statistiquement la prévision, selon les déclarations de l'un des anciens spécialistes de la question, André Doury. Voire... Diverses hypothèses optimistes et pessimistes peuvent être faites pour encadrer la réalité. La connaissance du stock de produits de fission contenus dans le cœur du réacteur et, pour chacun d'eux, de la proportion qui s'en est réellement échappée, permet d'estimer ce que les spécialistes nomment « le terme source ». En l'absence d'informations soviétiques, le SCPRI aurait supposé par prudence que la totalité des produits radioactifs contenus dans le réacteur s'était libérée15. D'autres documents laissent penser qu'une hypothèse moins pessimiste aurait été adoptée en accord avec l'IPSN. À partir de cette estimation du terme source, les abaques auraient servi à calculer, dès le premier jour, les retombées «moyennes» possibles en France. Mais la plage de valeurs envisageables en un point donné du territoire est très large, puisque la pluviosité locale joue un rôle essentiel. Selon l'abaque présenté lors d'une réunion organisée par la société française d'énergie nucléaire (SFEN), pour le lOème anniversaire de l'accident, la contamination du sol en 1311,à 1 800 km du point d'émission, pouvait être située, quatre jours après l'accident, entre 2000 et 15000 Bq/m2, cette dernière valeur pessimiste conduisant pour le lait de vache à une activité 14
C'est la distance réellement parcourue qui compte, naturellement supérieure à la
distance géographique, 15
le parcours du panache étant rarement linéaire.
En fait seuls les « gaz rares» (Xénon, Krypton etc.) sont sortis à 100% ; pour les
iodes, la proportion
est de 50 à 60% (rapport OCDE/AEN
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rév.2002).
de 2 000 Bq/l, soit la limite alors recommandée par l'Organisation mondiale de la santé, comme nous le verrons ultérieurement. La météo évolue Contre toute attente, la situation météorologique change brusquement le 30 avril et les turbulences affectent toute l'Europe, dont l'Ukraine. L'anticyclone centré sur la France s'est déplacé en direction de la Pologne et le vent de sud-est a fait place à un vent de nord-est au niveau de la centrale accidentée. Selon certains météorologues, au moment des événements et les jours suivants, la zone de Tchernobyl se serait trouvée dans une situation instable de vent faible au niveau du sol, caractérisée par de fortes tendances orageuses. La radioactivité libérée par l'accident aurait été transportée vers les hautes couches par un fort courant ascendant. La direction des vents aurait dépendu de l'altitude, la couche inférieure se dirigeant vers la Scandinavie tandis que la couche supérieure aurait progressé de manière hésitante vers l'ouest et le sud-ouest, en direction de l'Europe centrale. Ajoutons que, pour la couche inférieure également, la direction du vent change. Le 27, il vire à l'ouest et au sud-ouest. Le lendemain, c'est l'est qui est visé, c'est à dire la Russie. Par chance, la région au sud de Tchernobyl, où se situe l'agglomération de Kiev, de loin la plus peuplée à moyenne distance, est relativement épargnée. Un Français présent dans cette ville pour une compétition sportive nous dira avoir tout ignoré sur place des événements, un 16 cas particulier sans doute et qu'il ne faudrait pas généraliser! Si les vents tournent, l'intensité des émissions radioactives du réacteur varie, elle aussi, avec le temps. Personne en Occident ne peut s'en faire une idée pendant les deux semaines qui suivent l'accident. La bouffée du premier jour a-t-elle emporté l'essentiel des produits volatils ou faut-il s'attendre à d'autres émissions importantes? On saura un peu plus tard qu'après une baisse importante de l'intensité des émissions pendant les premiers jours (40% du total émis s'échappent le premier jour, 12% le deuxième, etc.), celles-ci ont repris de la vigueur pour ne s'interrompre, brutalement et défmitivement, que le 5 mai, date à laquelle, le «corium» s'est figé. Le vent continue cependant de disséminer les émanations antérieures. La Suisse est atteinte Nous savons bien ce qui s'est passé en Suisse, pays limitrophe qui voit venir le panache avant nous. Le 29 avril, aucun accroissement de la 16
On trouvera sur le site www.irsn.com une reconstitution de la cinétique du panache
en Europe et notamment de son arrivée en France, par au moins deux branches qui correspondent à des jours d'émission et des hauteurs de rejet différents.
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radioactivité n'est encore décelé par le réseau automatique de mesure. Les stations sont cependant mises en alerte et les filtres de détection changés pour mieux suivre l'éventuelle arrivée de la pollution. En fin de journée, une nouvelle analyse météorologique conclut au retour possible du panache relevé en Scandinavie. Pendant la nuit suivante, une légère contamination est d'abord constatée dans l'Est du pays. Elle est confirmée le mercredi 30, vers 10 heures du matin sur le site des centrales nucléaires de Bemau et de Leibstadt, ainsi qu'à l'Institut de recherche nucléaire de Würenlingen. Entre 11 et 13 heures, les valeurs doublent ou quadruplent dans diverses stations de mesure de l'Est de la Suisse. L'alerte est déclenchée à 12 h 30. Ces régions (orientales et septentrionales) subissent de fortes précipitations alors qu'au Centre et à l'Ouest, où il ne pleut pas, rien n'est encore enregistré. Au Nord-Ouest, près de Bâle, une élévation de la radioactivité ambiante est détectée dans la nuit
du 30 avril au 1er mai, mais cette zone sera épargnée par la pluie et ne subira donc pas de fortes retombées (pas plus que le Sud de l'Alsace). Les comptes rendus suisses montrent que, comme dans tout pays fédéral, de multiples organismes sont impliqués, ce qui leur impose d'échanger ouvertement les informations et de coopérer: la centrale d'alarme nationale, une commission spéciale ainsi que de nombreux autres services, laboratoires et postes mobiles, aux échelons fédéral et cantonal, les centrales nucléaires. La France est touchée à son tour.
Le Monde daté du 2 mai, rédigé dans la matinée du 30 avril, détaille la situation météorologique qui est en train de changer (..). Si ces prévisions se réalisent, l'air se dirigera de la région de Kiev vers la Tchécoslovaquie, la Roumanie, l'Italie et ensuite vers l'Europe occidentale. L'information est excellente. Le 30 avril, en début d'après-midi, rien n'est encore en effet détecté dans l'Hexagone, ce que confirme le communiqué du SCPRI envoyé à toutes les agences de presse: Ce jour 30/04/86, à 16 h, toujours aucune élévation significative de la radioactivité sur l'ensemble des stations du territoire. Sur plusieurs vols Stockholm-Paris et Oslo-Paris (région scandinave), pfélèvements plus actifs d'un ordre de grandeur par rapport au prélèvement Air France Hambourg-Paris mentionné dans mon télex du 29/04/86.
Suit un tableau, analogue au précédent, où figurent les proportions trouvées de tellure-132 (environ 36%), d'iode-l32 (environ 25%) d'iode-BI (environ 21%), de baryum-140 (7%), césium-134 (4%), technétium-99 (2%), iode-133 (1%) et des traces de zirconium-95, de niobium-95 et enfm de césium-13 7. Aucun transuranien (c'est-à-dire de plutonium). 38
Ces résultats bruts viennent à peine de sortir des laboratoires d'analyse du Vésinet que la première phrase du télex n'est déjà plus d'actualité: moins d'une heure après, le laboratoire d'écologie marine de Monaco détecte en effet l'élévation brutale de l'activité de l'air et en avertit Serge Berg, à l'AFP, lequel prévient aussitôt le SCPRI. Puis c'est l'aéroport de Nice qui téléphone à son tour au Vésinet, vers 18 heures. Dans la soirée, le panache est détecté à Cadarache, à Marseille et dans tous les sites nucléaires de la vallée du Rhône. À minuit, comme les autres jours, le SCPRI envoie un télex assez laconique aux diverses agences de presse et aux autorités: Situation dans l'ensemble stationnaire. On note cependant, sur certaines stations du Sud-Est, une légère hausse de la radioactivité atmosphérique, non significative pour la santé publique. L'une après l'autre, les stations automatiques du SCPRI enregistrent la progression du panache, qui s'infiltre vers le nord de la France, venant du sud. Un autre de ses tentacules, plus inattendu, débouche soudainement de
er l'Est du pays. La station du Vésinet détecte le 1 mai vers 2 heures du matin
un début d'accroissement de la radioactivité, avant l'arrivée, quelques heures plus tard, d'un bataillon de particules plus important. Tours est touchée vers 5 heures du matin. Cherbourg n'est atteinte que la nuit suivante, vers 1 heure. L'IPSN, qui exploite à Orsay et à Verdun deux stations météo avec prélèvement d'air, constate un pic aigu de pollution le 1ermai. À Orsay, les chiffres, exprimés en Bq/m3 d'air, qui étaient inférieurs à 0.0001 le 30 avril, atteignent 6 pour l'iode-131 et 3 pour le césium-137. La valeur maximale enregistrée à Saclay, le 1er mai, est un peu supérieure mais provient d'une méthode de mesure différente. Dans le Nord-Est de la France qui est l'une des régions les plus touchées (sinon la plus touchée) par la contamination atmosphérique (à la station de Viomesnil), l'activité totale à 1 mètre du sol atteint 25 Bq/m3. L'augmentation est donc très brutale mais la valeur absolue de la contamination atmosphérique n'est pas jugée inquiétante, d'autant qu'elle va retomber très vite, comme nous le verrons. Notons cependant que ces valeurs peuvent dépasser celle annoncée le 29 avril par le Pr. Pellerin pour la Suède (10 Bq/m3), et qu'elles ne sont pas rendues immédiatement publiques. Le seul chiffre de contamination annoncé pendant ces quelques jours de survol du panache est celui mesuré et communiqué par le scientifique suédois du laboratoire d'écologie marine de Monaco, soit 15 Bq/m3. Le lendemain 1er mai à minuit, le SCPRI envoie le télex suivant: Tendance pour l'ensemble des stations du territoire à un alignement de la radioactivité atmosphérique sur le niveau relevé le 30 avril dans le sud-est. Il est rappelé que ce niveau est sans aucune incidence sur la santé publique. Ce texte court contient deux messages:
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- le panache a survolé l'ensemble du territoire; - il n'y a aucune raison de s'inquiéter. La première information est sans doute elliptique, mais elle sera comprise de la plupart des médias, comme nous allons le voir. Peut-être des contacts directs entre les journalistes et le SCPRI ont-ils eu lieu pour la rendre plus explicite, mais nous ne disposons pas de témoignages de leur existence.
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5 1 et 2 mai: premières réactions Si la presse ne paraît pas le 1er mai, du moins la radio fonctionne. Sur RTL, à 8 heures du matin, J-J. Bourdin fait état de contacts téléphoniques entre Gorbatchev et Reagan. Ce dernier aurait proposé ses offres d'assistance technique et humanitaire sans recevoir de réponse. Le président américain a dit qu'il n'y avait aucun moyen de savoir si le cœur d'un second réacteur de Tchernobyl était ou non en fusion à son tour. La communauté internationale commence, avec colère, à reprocher sérieusement aux Soviétiques leur manque d'iiformations. Un peu partout en Europe, on mesure des taux de radioactivité dans l'air plus élevés que la normale. Il annonce aussi que des particules radioactives ont été détectées dans l'atmosphère hier après-midi par le laboratoire de radioactivité marine de Monaco mais les quantités détectées sont tellement irifimes qu'il n 'y a aucun, vraiment aucun danger. Et d'ajouter: il y a quand même à travers le monde une psychose de la radioactivité qui est en train de s'étendre,. la Suède, par exemple, suspend toute importation alimentaire en provenance d'Europe de l'Est, tous les ressortissants étrangers vivant en Russie (sic) dans la région de Kiev, dans celle de Minsk, ont été évacués. Philippe Dumez ajoute que tous les pays occidentaux ont demandé à leurs ressortissants de quitter la région de Kiev et qu'il est bien difficile de savoir ce qui s'est passé à Tchernobyl où tout semble montrer que vient de se produire la plus grande catastrophe ayant jamais affecté une centrale nucléaire. Il a totalement raison.
Ce 1er mai, à 12 h 45 sur Antenne 2, le présentateur, Noël Mamère, informe à son tour les téléspectateurs que l'Europe, et en particulier les voisins de l'Union Soviétique sont très inquiets, bien sûr, de la progression de ce nuage radioactif dont la teneur reste pour l'instant sans danger17. Ce matin, le SCPRI a annoncé une légère hausse de la radioactivité atmosphérique non significative pour la santé publique dans le Sud-Est de la France et plus spécialement au-dessus de Monaco. Laurent Boussié détaille ensuite la progression du nuage au-dessus de l'Europe et indique comment la situation météorologique a évolué depuis 17
Toutefois, CBS, qui a eu le privilège de voir des images de satellites espions américains, fait allusion à des aéronefs tournant autour des réacteurs: il s'agit d'un ballet d'hélicoptères lâchant divers matériaux dans le trou béant de la toiture pour tenter de mettre fm à l'incendie et empêcher toute possibilité de réaction en chaîne.
le début de la semaine, alors qu'un anticyclone centré sur l'Ukraine dirigeait les particules vers le nord-ouest, c'est à dire vers la Suède, la Norvège et la Finlande. En Europe, les masses d'air humide des perturbations dues à la dépression du Golfe de Gênes étaient bloquées par les hautes pressions situées en France. Ça, c'était la situation en début de semaine. Cette situation évolue, sur cette photo infrarouge que vous allez voir, prise ce matin, etc. Comme on peut le constater, la télévision reprend fidèlement les informations reçues du SCPRI, sans les dramatiser. Les journalistes n'ouvrent pas le JT par l'annonce inquiète de l'arrivée du «nuage ». Ont-ils conscience que le panache de Tchernobyl a bien atteint la France ou n'est-ce encore dans leur esprit que l'ombre ou la frange de celui-ci, des « particules radioactives» isolées, égarées, sans réalité tangible, puisqu'aucun chiffre concernant le niveau global de radioactivité de cette atmosphère n'est encore communiqué par nos autorités? Serait-il pour eux inconcevable que le panache, tel qu'on a pu le suivre en Scandinavie et ailleurs, puisse toucher la France sans entraîner de conséquences sanitaires « significatives », comme le SCPRI le prétend? Pourtant, interrogé le 29 avril sur TF1, le Pro Pellerin avait bien dit que la situation en Suède n'était pas inquiétante. Cela ne menace personne... Pourquoi en serait-il autrement en France deux jours plus tard? L'attention des journalistes se porte donc encore prioritairement sur les événements en URSS (et dans les pays proches survolés par le « nuage », qui communiquent davantage) ainsi que sur le sommet de Tokyo qui réunit le Président François Mitterrand et le Premier ministre, Jacques Chirac. Les deux hommes s'intéressent à la situation en URSS et aux explications gênées de Mikhaïl Gorbatchev, mais apparemment assez peu aux risques que peut courir la France. Par la suite, d'ailleurs, aucun ne s'exprimera jamais sur ce sujet. La France en vacances. Lorsque le panache arrive, en catimini, la préoccupation principale des Français est beaucoup plus prosaïque: profiter du pont de quatre jours qui se présente, du jeudi 1er au dimanche 4 mai. Ce n'est pas tous les ans qu'une telle conjonction idéale se présente. Le week-end a donc été préparé de longue date. De plus, il a fait beau et les prévisions météorologiques ont été favorables. Certains ont prévu de prolonger ce petit pont et d'éponger le reste de leurs droits en faisant un «grand pont », englobant le 8 mai et se prolongeant même, parfois, jusqu'au dimanche Il mai. Les membres du gouvernement nouvellement désignés profitent de cette période politiquement calme pour retourner dans leur circonscription afm de fêter leur victoire électorale récente... et les administrations se vident. 42
Pour l'IPSN et surtout le SCPRI, ces quelques journées sont au contraire extrêmement chargées. Elles faisaient 35 heures, dira Jacques Lafuma, chef du département de protection sanitaire à l'IPSN. Pierre Pellerin dort sur place, au Vésinet, quelques heures par nuit, et encore... Les deux hommes peuvent se téléphoner à 2 heures du matin et être sûrs de se trouver. Il n'y aura pas de dimanches jusqu'au mois de juin pour les cadres. Par contre, en cette période critique, certains ministères ne répondent plus, même aux heures normales de travail. Quand Pierre Pellerin, n'ayant pas d'écho aux télex qu'il envoie à l'un d'eux, décide de se rendre dans le bureau où normalement ils arrivent et qu'il frappe à la porte, il n'entend aucune réponse, entre... et constate que le rouleau de papier s'est épuisé et n'a pas été remplacé. Ses envois tombent dans le vide! Pour lui comme pour Jacques Lafuma, la vacance apparente du pouvoir rappelle «juin 1940 ». On ne trouve partout que des troisièmes couteaux. Heureusement, aucune armée étrangère ne songe à envahir la France! Non seulement l'administration n'a plus de chefs, mais les journalistes qu'ils connaissent sont eux aussi absents, en voyage. C'est bien leur droit, mais cela tombe très mal lorsqu'on veut s'expliquer ou faire passer des messages. La presse du 2 mai On pouvait craindre que le communiqué du Pro Pellerin du 1er mai au soir soit trop sibyllin et mal compris, mais le message est bien passé, en général, comme le prouve la lecture de la presse: Le titre de l'article du Figaro, en page 12, est très explicite: «La France touchée à son tour ». Les premières particules radioactives provenant du nuage dégagé par la catastrophe de Tchernobyl ont été détectées mercredi après-midi dans le Sud-Est de la France. Un chercheur suédois de l'AlEA travail/ant au Laboratoire de Radioactivité marine de Monaco a recueilli dans un filtre à air des particules de césium et d'iode qui «proviennent à coup sûr de la centrale de Tchernobyl en quantité suffisante pour laisser des traces, mais trop faibles pour présenter le moindre danger ». France-Soir titre: « Des nuages radioactifs au-dessus de la France» et retransmet l'affirmation des «spécialistes» selon lesquels ils ne sont absolument pas dangereux. Les Soviétiques auraient annoncé que tout était rentré dans l'ordre, (ce qui est faux à cette date). Huit étudiants français rentrant de l'université de Kiev ont été contrôlés négativement dans les laboratoires du Vésinet. Ça y est! Les premières particules radioactives (...) atteignent la France. Inutile cependant de se ruer aux abris: nous sommes encore très loin des cotes d'alerte. Cela grâce à un anticyclone providentiel qui nous protège en 43
repoussant les vents d'Est... du moins pour l'instant. Et plus loin: les particules devraient faire demi-tour et retourner d'où elles viennent à la suite de l'inversion totale du régime des vents ce week-end France-Soir cite les déclarations du scientifique suédois du laboratoire de Monaco, Elis Holm, selon lequel les particules ont le même niveau de radioactivité et la même composition que celles détectées en Scandinavie, et qui ajoute que la quantité de césium présente dans l'atmosphère de la côte est tout de même 1000 fois supérieure à la normale et 20 fois supérieure à la quantité observée après les essais nucléaires atmosphériques des années 6265... 1000 fois la normale! Ce chiffre aurait pu faire bondir! Mais il passe inaperçu. Une semaine plus tard, un rapport moindre (400) fera scandale, mais il sera communiqué à la télévision à une heure de grande écoute et les médias auront été entre temps sensibilisés. Là, le quotidien se contente de reprendre sans réagir la déclaration du directeur du SCPRI selon lequel nous sommes très loin des seuils dangereux. Il a toutefois ordonné des prélèvements et des analyses sur les glandes thyroïdes d'animaux témoins. Dans son édition du 3 mai, parue donc le 2, Franck Nouchi, écrit de son côté pour Le Monde que: de légères augmentations des taux de radioactivité ont été observées en Suisse, au Luxembourg et dans le Nord-Est de l'Italie. En France, des prélèvements de poussières atmosphériques pratiqués le 1er mai au Laboratoire de Radioactivité Marine de Monaco ont confirmé la présence de particules émises par la centrale de Tchernobyl. Selon les chercheurs de ce laboratoire, il s'agissait de« particules de césium, d'iode et de ruthénium en quantité suffisante pour laisser des traces, mais trop faibles pour présenter un quelconque danger ». Dans un autre article intitulé «Alimentation et radiation », Le Monde s'interroge: Les mesures prophylactiques prises tant en Pologne qu'en Suède - arrêt de la consommation de lait de vache, lavage des légumes, administration aux erifants de pilules à base d'iodure de potassium, etc. après la catastrophe de la centrale nucléaire de Tchernobyl, doivent-elles être rapportées aux réactions de psychose habituelles en pareil cas ou bien sont-elles justifiées? En d'autres termes, existe-t-il un risque réel de contamination des denrées alimentaires qui justifie que l'on adopte, partout où l'on a retrouvé des niveaux de radioactivité anormaux, des mesures semblables? La question est parfaitement posée. La lecture attentive de la première page de Libération, « Tchernobyl, le choc du nuage», montre que le «choc» décrit est celui ressenti par les premières populations européennes exposées, mais pas par la nôtre. Page 2, Dominique Leglu s'intéresse à la situation en Ukraine. Ainsi, le satellite Landsat aurait vu le second réacteur fondu à son tour ou sur le point de 44
fondre et selon des voyageurs japonais, les médias soviétiques auraient fait état de 300 morts (un bilan probablement dû à une erreur de traduction...). En troisième page, Pierre Vodnik s'étend sur la situation en Pologne où le médicament préventif conseillé, le Lugola, est difficile à trouver en pharmacie, ce qui conduit les habitants à se rabattre sur la teinture d'iode. Conséquence: les hôpitaux signalent les premiers cas d'intoxication par la teinture d'iode administrée aux enfants en quantité exagérée. Il semble traiter avec une ironie (que nous partageons) certaines réactions excessives, telles celles d'un témoin ayant vu le nuage «noir, énorme, dégageant une forte odeur de métal brûlé ». Ce n'est qu'en page 4, sur une simple colonne, que Sélim Nassib (qui se réfère aux agences AFP, AP, Reuter) rapporte que Monaco a enregistré des traces de particules peu fréquentables dans l'atmosphère (minimes et ne présentant aucun danger se/on les responsables), puis, finalement, cela a été au tour de la France. Pierre Pellerin a annoncé hier que l'augmentation de la radioactivité était enregistrée sur l'ensemble du territoire, sans aucun danger pour la santé. Un avion d'Air France a relevé des traces radioactives à 20 km au nord de Montélimar hier à 13.15. Le titre même de l'éditorial de Vincent Tardieu, sur la même page, (la longue dérive européenne d'une nuée radioactive) laisse bien penser que, dans son esprit, la France est également exposée. Mais il s'inquiète surtout du sort qui attend les populations les plus exposées de l'URSS et il a bien raison. Que conclure?
Nous constatons que l'arrivée en France de « particules radioactives» a bien été annoncée par tous les médias, et que le terme impropre de « nuage» a même été parfois utilisé pour les caractériser. Les propos prémonitoires tenus le 29 avril au soir par le Pro Chanteur (on pourra certainement détecter dans quelques jours le passage de particules) ont dû atténuer l'effet de surprise. Mais les seules données quantitatives diffusées, en valeur absolue comme en valeur relative (par rapport à la situation antérieure), se résument à celles communiquées par Elis Holm, du laboratoire indépendant de Monaco. Elles ne soulèvent encore aucune réflexion critique. Les médias reprennent, sans les contester, les propos rassurants qui ont été émis par nos autorités (et Elis Holm) sur les risques sanitaires associés. La confiance règne. Remarquons en passant qu'en rendant compte, parfois ironiquement, de la panique qui s'empare du monde scandinave ou des autres pays touchés (Pologne tout de suite, Scandinavie, Allemagne et Grèce par la suite), les médias n'incitent guère les responsables français à déclarer haut et fort que la radioactivité détectée dans le Sud de la France est de l'ordre de grandeur de celle mesurée le 28 avril en Suède. Car les mêmes causes y produiraient probablement les mêmes effets psychologiques, tout à fait indésirables. 45
Réunion de presse à EDF
À EDF, on estime opportun d'organiser une réunion de presse. L'important pour l'exploitant est, bien sûr, de montrer que l'accident de Tchernobyl n'est pas transposable à la France. Le 2 mai, Pierre Tanguy, Jacques Leclercq (directeur de la production thermique d'EDF), ainsi que François Cogné, s'y emploient activement. On ne sait rien encore du scénario de l'accident de Tchernobyl mais on peut au moins mettre l'accent sur l'existence, dans les réacteurs à eau sous pression français, nos «REP », d'une enceinte résistante en béton dont sont dépourvus les réacteurs soviétiques. Cet argument, souvent repris, s'avèrera assez convaincant et il l'est en effet. On peut aussi affirmer qu'aucun incendie rejetant très loin des émissions radioactives ne pourrait avoir lieu dans un REP, faute d'un combustible comme le graphitel8! À première vue, les concepteurs et exploitants pensent que l'accident de Tchernobyl ne leur apprendra pas grand-chose sur les améliorations à apporter aux réacteurs construits et exploités en France, contrairement à celui de Three Mile Island. Le même raisonnement sera tenu dans les divers pays de l'OCDE. Sans avoir tort ils devront vite constater toutefois que plus rien ne sera comme avant. L'ampleur des réactions émotionnelles nationales imposera des mesures nouvelles de tous ordres, pas seulement techniques19 ; mais personne dans les premiers jours n'en a encore vraiment conscience. Les exploitants comme les constructeurs cherchant à se conforter auprès de leurs pairs, de nouvelles solidarités vont se développer internationalement, un point que nous développerons au chapitre 20. Pierre Pellerin a été invité par EDF à se joindre à cette réunion pour traiter des questions sanitaires devant les médias. Mais il est trop occupé par les mesures qui se font au Vésinet sur les premiers prélèvements qui lui parviennent et par l'accueil des journalistes qui sont nombreux à envahir les lieux en quête d'informations directes. Le personnel du SCPRI a pour consigne de bien les recevoir, de leur ouvrir largement les portes, leur montrer les appareils de comptage de la radioactivité et répondre à leurs questions. Les premiers échantillons prélevés sont encore peu contaminés et les journalistes se lasseront vite de ce spectacle assez statique. Faute d'information sensationnelle, ils déserteront peu à peu le Centre. Pierre Pellerin a probablement d'autres raisons de ne pas se joindre à la conférence de presse d'EDF et de rester sur place: il faut pouvoir répondre 18
Les réacteurs graphite-gaz encore en exploitation, à Saint-Laurent des Eaux et Bugey, sont en revanche dans le collimateur des antinuc1éaires qui demandent leur arrêt immédiat. 19 La décision de tenir compte dans l'EPR d'une possible fusion du cœur découle cependant des nouvelles préoccupations.
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sans délai aux pouvoirs publics ou à ses correspondants étrangers. Peut-être aussi ne tient-il pas à apparaître aux côtés de l'exploitant national dont il contrôle étroitement les rejets, pour bien se démarquer de lui et affirmer sa totale indépendance. N'est-ce pas à lui seul de prendre, dans son domaine, les initiatives qu'il juge utiles? En son absence, il est naturellement hors de question pour les directeurs d'EDF présents ou pour l'IPSN d'évoquer publiquement les niveaux de radioactivité atmosphérique constatés et moins encore leurs éventuelles conséquences sanitaires; le SCPRI a seul la responsabilité de diffuser ce type d'informations et il s'est toujours montré très attentif au respect de ses prérogatives en la matière. Car il ne suffit pas de faire des mesures, il faut savoir aussi les interpréter en termes de santé publique avant de les diffuser, et cela, c'est autant sa spécificité que sa responsabilité. Mais un document est remis aux journalistes, dont deux paragraphes sur dix évoquent ces questions et il paraît impensable qu'ils aient pu être diffusés sans l'accord du Pr. Pellerin (il est d'ailleurs probable que ce dernier les a rédigés lui-même, en partie ou en totalité). Le paragraphe 4 indique prudemment que, dans l'ignorance des résultats de mesures sur place, il est impossible d'évaluer précisément les conséquences radiologiques de l'accident, en URSS, sur les personnes et sur l'environnement. Mais il ajoute qu'à l'extérieur du site, les doses de radioactivité ne devraient pas atteindre un niveau dangereux au-delà d'une distance de l'ordre d'une dizaine de kilomètres, et plus loin: Si la zone sous le vent a bien été évacuée, même si cette évacuation a eu lieu après le passage du panache radioactif, il est peu probable que la population ait reçu des doses d'irradiation entraînant des effets sanitaires graves, immédiats ou à court terme. Par contre à plus long terme, il sera nécessaire de connaître la valeur des doses reçues et des dépôts de radioactivité sur les sols pour apprécier l'ampleur du phénomène. En tout état de cause, la superficie hautement contaminée ne paraît pas pouvoir excéder un ordre de grandeur de quelques dizaines de kilomètres carrés. Nous nous interrogions sur la signification du terme voisinage immédiat employé le 29 avril à la télévision par Pierre Pellerin. Il semble bien, d'après ce texte, qu'il s'agisse à ses yeux d'une distance d'une dizaine de kilomètres, sous le vent du réacteur. Cette estimation, on le saura assez vite, est trop optimiste. De plus, elle est prématurée puisque l'accident n'est pas terminé et que les rejets radioactifs se poursuivent. La zone interdite aura finalement 30 km de rayon et la superficie hautement contaminée plutôt 1000 km2. Quant aux conséquences sanitaires réelles, toujours controversées, nous en parlerons longuement ultérieurement. Mais il est en tout cas avéré qu'aucune irradiation ou contamination n'a effectivement conduit à des décès rapides dans la population (la plus proche a été évacuée peu de temps après l'accident). 47
Le paragraphe 5 affirme que, en dehors du territoire de l'URSS, les effets de la radioactivité émise au cours de l'accident et dans les jours suivants ne peuvent être que faibles. En particulier, on peut affirmer que le « nuage» détecté le 28 avril en Scandinavie, qui se disperse actuellement sur l'Europe ne présente, et n'a jamais présenté, aucun danger pour la santé des populations et de l'environnement.
Que dire de cette afflTIDation? L'un des objectifs de ce livre est d'éclairer le lecteur sur ce point, ce que nous ferons plus loin, mais contentons-nous à ce stade de l'enregistrer. Le 2 mai à minuit paraît la mise au point officielle suivante: Objet: Radioactivité consécutive à l'accident nucléaire russe de Tchernobyl, mise au point à diffuser auprès des médecins et du public: 1) L'élévation relative de la radioactivité relevée sur le territoire français à la suite de cet accident est très largement inférieure aux limites recommandées par la CIPR et aux limites réglementaires françaises, ellesmêmes fzxées avec des marges considérables. Il faudrait imaginer des élévations de mille ou cent mille fois plus importantes pour que commencent à se poser des problèmes significatifs d'hygiène publique. La distance, la dilution atmosphérique et la décroissance radioactive excluent une telle évolution dans notre pays. 2) De toutes façons, les radioéléments à l'origine de cette faible radioactivité ont, pour la plupart, des périodes relativement courtes. En particulier l'iode 131 a une période d'une semaine. n en résulte que dans six semaines, sa radioactivité sera réduite de plus de 50 fois, et dans dix semaines de plus de 1000foiio. 3) Les inquiétudes concernant le tourisme ou les missions en URSS et dans les pays de l'Est sont sans fondement sanitaire. Les autorités soviétiques ont dès l'origine bien entendu consigné toutes les zones où de telles situations auraient pu ou pourraient encore se présenter. La distribution d'iode stable destinée à bloquer le fonctionnement de la thyroïde n'est ni justifiée, ni opportune, même dans les pays proches de l'Union Soviétique, et dans l'Union Soviétique elle-même, si l'on excepte les abords immédiats (environ 50 km du réacteur accidenté). En tout état de cause, les «pastilles» ou «plaquettes» d'iodure de potassium ne sont pas nécessaires: une goutte de teinture d'iode, disponible dans toutes les pharmacies familiales, dans un verre de lait pendant quelques jours, serait, si nécessaire, au moins aussi efficace. 20Ceci est une approximation car la demi-vie de l'iode-l31 n'est pas de 7 jours mais d'un peu plus de 8, ce qui conduit à une atténuation d'un facteur 430 et non de 1000 au bout de 10 semaines. 48
Conclusion: ni la situation actuelle, ni son évolution ultérieure ne justifient dans notre pays quelque contre-mesure sanitaire que ce soit. Professeur Pierre Pellerin, Directeur du SCPRI (Ministère de la Santé) Ce télex donne une nouvelle interprétation de la notion de proximité «immédiate ». Pour ce qui concerne le risque lié à l'iode radioactif, la frontière ne se situerait pas à 10 kilomètres mais à 50. L'information n'est pas facile à décrypter et à comprendre pour le profane. Il faudra attendre quelques années pour constater l'apparition inattendue des premiers cancers de la thyroïde chez de jeunes enfants vivant parfois beaucoup plus loin. En réalité, les caprices du vent et de la pluie façonnent cette « frontière », non continue, de manière imprévisible. On constatera, toujours en raison des caprices de la météorologie, que la limite dangereuse pour l'iode radioactif ne peut se définir seulement par une distance au point d'émission et qu'il faut être sur le terrain pour vérifier le niveau de contamination effectif. Le télex du 2 mai contient une autre assertion discutable: car prétendre qu'il faudrait 1 000 ou 100000 fois plus d'activité pour atteindre un niveau dangereux en France se révèlera très excessif. Le rapport entre les niveaux d'activité en iode radioactif du Belarus, qui a été fortement affecté, et de certains points très contaminés de la France est inférieur à ces chiffres, de l'ordre de 100 seulement. Reste à savoir si ces points chauds ponctuels sont représentatifs d'un réel danger sanitaire, ce dont nous discuterons par la suite. On ne peut expliquer ces sous-estimations que par une confiance probablement trop grande accordée aux lois d'atténuation de la radioactivité du panache avec la distance qui sont alors utilisées. Ces lois n'auraient-elles été testées qu'en terrain plat (au-dessus de l'océan...) ? Il suffit de consulter la carte de contamination de l'Europe établie postérieurement (voir annexe VII) pour saisir l'importance du relief et de la pluviométrie (les deux étant le plus souvent liés) et comprendre qu'il est bien difficile de faire des prévisions sur l'intensité locale des retombées.
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6 3 au 5 mai: le reflux du panache
L'optimisme affiché le 2 mai est sans doute dû aux évolutions constatées du panache. En effet, dès cette date, le régime des vents s'inverse et les masses d'air contaminées refluent en direction du sud. Le 3 mai, les concentrations des isotopes radioactifs ont chuté d'un facteur 20 à Orsay et, le lendemain, on y retrouve pratiquement les valeurs antérieures à l'accident. Le rapport IPSN du 21 mai (qui sera largement diffusé mais deux semaines après les enregistrements et trop tard pour juguler la crise de confiance qui va bientôt s'établir), montre qu'avec un décalage de quelques heures des enregistrements similaires ont été observés à Grenoble et à Marcoule. Le diagramme qui y figure, reproduit page suivante, illustre, en coordonnées logarithmiques, les variations brutales de l'activité de l'air (exprimée en Bq/m3) en plusieurs points du territoire, entre le 29 avril et le 12 mai. Le panache a balayé les 9/1Oèmes de la France pendant un temps assez court (24 à 36 heures). Il stagnera cependant un peu plus longtemps dans le Sud de notre pays: quatre jours à Marseille, près d'une semaine à Nice et en Corse. À la mi-mai, l'activité de l'air due à Tchernobyl ne sera plus présente qu'à l'état de traces. Le rapport du SCPRI pour le mois de mai indiquera (quand il paraîtra) les contaminations maximales de l'air mesurées dans toutes les stations de mesure (16 Bq/m3 à Nice et 7,3 à Ajaccio par exemple), ainsi que les contaminations hebdomadaires moyennes de l'air, semaine après semaine. À Viomesnil, dans les Vosges, par exemple, la contamination maximale a approché 100 Bq/m3 mais la valeur moyenne, du 1erau 7 mai, n'a été que de 5,2 Bq/m3. À Nice et Ajaccio, en revanche, où les valeurs maximales ont été beaucoup plus faibles, les valeurs moyennes sur la même période ont été du même ordre, respectivement 6,6 et 3,3 Bq/m3. On voit que le panache, s'il a été moins actif, a mis plus de temps à se dissiper dans ces deux villes. Mais oublions pour le moment ces constatations, qui ne sont pas rendues publiques immédiatement, et reprenons le cours des événements. Nouveaux communiqués du SCPRI. Le lendemain 3 mai, le SCPRI émet un nouveau communiqué: La baisse générale de la radioactivité atmosphérique amorcée le 2 mai s'est nettement accentuée sur les trois quarts Ouest du territoire français où elle s'est en particulier réduite en moyenne à 20 picocuries [0,7 Bq]
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d'iode-131 par mètre cube d'air le 3 mai, soit environ le cinquième du niveau initialement atteint. Les vents du sud-ouest évacuent maintenant les masses d'air vers l'Est de l'Europe. Seule la région Sud-Est reste encore pour l'instant stationnaire quant à la radioactivité, par suite de la persistance d'unfrontfroid sur la vallée du Rhône. » Ce communiqué indique une nouvelle fois, et on ne peut plus clairement, que le survol de l'ensemble du territoire a bien eu lieu, y compris au-dessus des trois quarts Ouest de la France. Il indique également la persistance du panache sur la partie Sud-Est du pays, dont, mais implicitement seulement, la Corse. Cette absence de la Corse dans les communiqués du SCPRI lui sera vivement reprochée par la suite, un grief d'autant plus justifié selon ses 52
détracteurs que, le panache étant venu par l'extrême sud-est et en étant reparti par le même chemin, l'Île de Beauté et ses montagnes ont dû figurer parmi les régions de France les plus contaminées. Mais, située à bonne distance de toute centrale nucléaire, le réseau de surveillance de la radioactivité n'y est évidemment pas le plus dense du pays. Ni peut-être le mieux exploité, comme on le sous-entendra ultérieurement. En réalité, selon un livre de l'institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (irsn) auquel nous nous rétèrerons parfois par la suite21, une légère augmentation de la radioactivité de l'air y aurait été détectée dès le 29 avril au soir, un jour avant celle découverte à Monaco donc. Le dimanche 4 mai, un nouveau communiqué du SCPRI À diffuser auprès des autorités sanitaires, des médecins, des pharmaciens et du public, reprend les textes des jours précédents et les complète pour présenter un état de la situation à 18 heures: La radioactivité atmosphérique est revenue à une valeur voisine de celle qu'elle avait avant l'accident russe, c'est à dire au moins dix fois plus basse qu 'hier. Les débits de dose maximum relevés n'ont jamais dépassé 60 microradslheure (0,6 ~Gy/h) soit quatre fois le bruit de fond moyen de la radioactivité naturelle en France (15 microradslheure). D'une manière générale, l'élévation passagère de la radioactivité en France n'a atteint qu'une fraction des niveaux annoncés dans certains pays, notamment ceux d'Europe centrale. En ce qui concerne le pâturage des animaux et la consommation du lait et des légumes frais, aucune contre-mesure n'est, dans la situation actuelle, envisagée et la surveillance renforcée établie par la Santé Publique depuis le 29 avril est strictement maintenue. Le communiqué est clair: l'élévation de la radioactivité atmosphérique et ambiante pendant le passage du nuage n'a eu aucun impact sanitaire direct, mais il faut surveiller la chaîne alimentaire. Les communiqués suivants du SCPRI concernent donc essentiellement la contamination des aliments. Premier communiqué du lundi 5 mai: (...) sur la quasi-totalité du territoire l'élévation passagère de radioactivité de l'atmosphère qui s'était produite à partir du 30 avril a maintenant disparu. Elle est en voie de décroissance pour les autres éléments du milieu... Une certaine activité peut apparaître encore quelques jours :
- dans l'eau de pluie où une brusque augmentation locale temporaire peut se manifester lorsque les orages« lessivent» l'atmosphère,
- dans
les végétaux
et le lait.
21
RENAUD (Philippe), CHAMPION (Didier), BRENOT (Jean) Les retombées radioactives de l'accident de Tchernobyl sur le territoire français Éditions Lavoisier (collection sciences & techniques) décembre 2007 53
Cette radioactivité, insignifiante sur le plan de la santé, ne peut que diminuer très rapidement car ses deux principaux constituants, le tellure 132 et l'iode 131 ont respectivement 3 et 8jours de période. Le second communiqué est plus détaillé: Situation le 5 mai à 24 h... le retour à la normale de la radioactivité de l'atmosphère s'est étendu à l'ensemble du territoire, y compris le Sud-Est. De ce fait, l'introduction nouvelle de radioactivité dans les autres éléments du milieu a désormais cessé. Néanmoins, par suite du décalage dans le temps, dû au cheminement des radioéléments introduits dans le milieu, on observe actuellement une élévation retardée de radioactivité, en particulier de l'iode 131 dans certains prélèvements, qui peut encore persister quelques jours:
- dans le lait, cette élévation, retardée par le métabolisme des animaux, s'est amorcée hier, elle a atteint le 5 mai entre 3 et 5 nanocuriei2 (100 à 200 becquerels) d'iode 131 par litre. Elle n'est pas significative sur le plan de la santé publique; - dans les eaux de pluie recueillies entre le 28 avril et le 4 mai, on a pu mesurer des activités volumiques de 30 à 50 nanocuries (1 000 à 2 000 becquerels) par litre qui illustrent bien le « lessivage» de l'atmosphère par les orages. L'ensemble de l'évolution de la situation est suivi depuis le début de l'accident grâce à des mesures effectuées sur plus de 250 échantillons recueillis sur des poussières atmosphériques, les avions de ligne, les végétaux, les sols, le lait, les poissons, les thyroïdes de bovins, les eaux de rivière, les eaux potables, les eaux de pluie ... etc. Il y a lieu d'y ajouter environ 500 résultats de mesure transmis par notre réseau général de surveillance de l'atmosphère et du rayonnement gamma (en particulier autour des centrales nucléaires). A noter que les activités des thyroïdes de bovins recueillies entre le 2 et le 5 mai sont relativement faibles : 6 à 70 picocuries d'iode 131 par gramme frais (soit 2 à 20 Bq/g). En complément de ces deux communiqués, le SCPRI fait parvenir à Serge Berg un troisième télex manifestement destiné à un plus large public: Interprétation des mesures. - Exposition: Au cours de la période du 28 avril au 5 mai, les mesures du rayonnement gamma ambiant au sol n'ont jamais excédé 60 microrads par heuri3 soit au maximum 4 fois le rayonnement naturel qui est en moyenne en France de 15 22
23
1 nanocurie = 10-9Ci = 37 Bq. soit 0.6 millième de mSv/h. 54
microrads par heure. Cette pointe a duré en moyenne à peine 24 heures sur la plupart du territoire. Un tel débit de dose est deux fois iriférieur à celui auquel on est exposé au cours d'un voyage aérien. Cette exposition et ses variations ne sont mesurables que grâce à l'extrême sensibilité des instruments de mesure de la radioactivité, mais elles sont sans aucune signification sur le plan de l 'hygiène publique.
- Radioactivité du lait: Les mesures indiquent en moyenne des activités d'une centaine de picocuries par litre. Il faut comparer ce résultat à la valeur de 100 000 picocuries (3 700 Bq) par litre retenue par le comité d'experts médicaux anglais réunis après l'accident de Windscale, pour différer la distribution du lait frais... Le SCPRI n'est pas le seul à s'exprimer. Le Monde rapporte ainsi un avis donné par la direction du service de radiobiologie du Laboratoire central d'hygiène alimentaire (LCHA) du ministère de l'Agriculture, un organisme tout à fait indépendant du SCPRI dont les conclusions sont sans équivoque: actuellement (le 4 mai 1986), les consommateurs ne sont soumis à aucune radiation supplémentaire consécutive à l'ingestion de produits alimentaires d'origine animale. En France, les 19 sections régionales du LCHA ont reçu comme seule consigne de redoubler d'attention. Dans l'attente, que l'on espère pas trop longue, de nouvelles informations, toute autre mesure prévisionnelle serait pour le moins prématurée. Ces communiqués et articles attestent une nouvelle fois que le passage du panache a bien été annoncé et que les médias en ont fait part du même ton rassurant que celui adopté par le Pr. Pellerin ou le LCHA. Mais les valeurs numériques indiquées dans ces documents officiels correspondent toutes au bas de la fourchette: la durée de survol du panache est bien limitée à une journée dans certaines régions françaises (l'Île de France par exemple) mais pas en Provence, et surtout les valeurs annoncées pour l'activité du lait correspondent à des «valeurs moyennes» (mesurées dans des coopératives), qui ne mettent pas en relief la très grande hétérogénéité des contaminations locales. En ces premiers jours de mai, le SCPRI est loin de disposer des résultats complets obtenus dans les diverses régions de France, et la marge de sécurité par rapport aux normes sanitaires de l'époque est si grande qu'il néglige de signaler que des contaminations plus importantes peuvent probablement être observées localement (craint-il, s'il le disait, de mettre toute la France en émoi ?). Mais tout physicien situé dans les zones de plus fortes retombées pourra ultérieurement prétendre, en faisant des mesures luimême, que leur intensité a été sous-estimée, du moins dans sa région.
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7 Du 5 au 9 mai: cafouillages et cacophonie Le 5 mai, au Japon, où s'est réuni le G7, une déclaration solennelle exprime la solidarité des grandes nations et la foi des participants en l'avenir de l'énergie nucléaire: « Nous, les chefs d'État et de gouvernement des sept grands pays industrialisés (...) exprimons notre sympathie à ceux qui ont été touchés. Nous sommes prêts à apporter une aide, en particulier médicale et technique, lorsque la demande sera faite et dans laforme demandée. L'énergie nucléaire est et continuera à être, si elle est convenablement gérée, une source d'énergie de plus en plus largement utilisée (...) ». En France, sur le plan intérieur, un nouvel intervenant vient perturber le discours tenu jusqu'à maintenant. Alors qu'on commence à s'interroger sur le niveau de contamination des aliments, paraît un communiqué de presse du ministère de l'Agriculture référencé «86/cab/OIO/RR» dont le contenu mérite de figurer dans l'anthologie des absurdités politico-administratives. Le VOlCl: Le territoire français, en raison de son éloignement, a été totalement épargné par les retombées de radionucléides consécutives à l'accident de la centrale de Tchernobyl. À aucun moment les hausses observées de radioactivité n'ont posé le moindre problème d'hygiène publique. Le ministère de l'Agriculture dispose des résultats recueillis par le SCPRl qui dépend du ministère des Affaires Sociales et de l'Emploi. Selon le SCPRI, les débits de doses maximales de radioactivité atmosphérique sont toujours restés tout àfait négligeables. Écrire que le territoire français en raison de son éloignement a été totalement épargné... est évidemment en contradiction flagrante avec l'allusion aux hausses observées de radioactivité... S'il y avait eu hausse, c'est que le nuage avait bien survolé la France et ne l'avait pas épargné, ce que tout le monde savait depuis le 1er mai et que personne n'avait encore tenté de nier à cette date. Il aurait fallu écrire que notre territoire avait été relativement épargné (par rapport à ceux de nos voisins plus orientaux) du fait de son plus grand éloignement (tout le monde l'aurait compris), et il suffit de consulter aujourd'hui la carte d'Europe de la contamination radioactive pour s'en convaincre. La raison d'être de ce communiqué se comprend mieux en lisant la suite: La France a demandé à la Communauté Économique Européenne de mettre au point le plus rapidement possible une procédure uniforme de contrôle
applicable par tous les États membres à l'égard des pays tiers en s'inspirant des recommandations de la Commission Internationale de Radioprotection (CIPR). Ces mesures ne devront en aucun cas entraver les échanges intracommunautaires. D'autre part, nous avons demandé que chaque État membre tienne informés ses partenaires des contrôles qu'il effectue et de leurs résultats. Une surveillance particulière a été mise en place par certains États membres à l'égard des produits français. Ces dispositions ne sont aucunement justifiées. Le ministère de l'Agriculture s'attache à ce que, dans les plus brefs délais, la libre circulation de tous les produits français soit rétablie en direction de ces pays. La motivation profonde de ce communiqué est donc de réagir et protester face à l'incohérence et à l'anarchie des mesures d'embargo prises au sein de la Communauté européenne, des mesures opportunistes et protectionnistes beaucoup plus dictées par des considérations de politique intérieure et de concurrence au sein de la CEE que par un réel souci de protection sanitaire des populations. Cette protestation contre des mesures restrictives de circulation et d'exportation qu'il jugeait infondées et discriminatoires est cependant maladroite et prématurée. Ce communiqué n'a de cohérence qu'avec les premières conclusions du Laboratoire central d'hygiène alimentaire du ministère de l'Agriculture, rapportées par le journal Le Monde (déjà cité) : Actuellement [le 4 mai 1986], les consommateurs ne sont soumis à aucune radiation supplémentaire consécutive à l'ingestion de produits alimentaires d'origine animale. À cette date, cela n'avait rien de bien étonnant: il faut laisser un peu de temps aux vaches pour brouter l'herbe, la ruminer et faire leur lait, à la laiterie pour le ramasser, au contrôleur pour y prélever des échantillons, les mesurer, en rapporter les résultats, etc. Rappelons que le lundi 5 mai faisait suite au fameux «pont» et qu'il ne devait pas y avoir encore beaucoup de prélèvements venus par la poste et donc de résultats d'analyses: les premiers contrôles de l'Agriculture dans le cadre du contrôle départemental datent justement du 5 mai et ce n'est que le 7 qu'ils ont été étendus à l'ensemble des départements. Des premiers résultats sont cependant obtenus: au SCPRI, toutes les stations mises sur le pied de guerre le 1er mai ont fourni dès le lendemain (puis quotidiennement jusqu'après la mi-mai) des mesures par spectrométrie des iodes, des césiums, du strontium. Il n'est pas le seul mobilisé: le 2 mai, par exemple, la centrale de Creys-Malville, dans l'Isère, fait parvenir déjà ses prélèvements et ses premiers résultats (43 Bq/l de lait seulement à cette date); les autres centrales EDF suivront dans la foulée. Le 5 mai, les laboratoires du CEA constatent eux aussi une augmentation générale de la radioactivité de certains aliments.
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Était-il justifié de détruire des productions françaises? Cela n'aurait pu se faire que localement, là où le niveau d'activité aurait dépassé certaines normes. Oui, mais quelles normes? L'Europe occidentale, qui s'émeut de la radioactivité des denrées qui proviennent des pays de l'Est, se réunit à Copenhague le 6 mai, sous l'égide de l'Organisation mondiale de la santé (OMS), pour tenter de trouver un terrain d'entente sur des normes de radioactivité acceptables pour les produits alimentaires ingérés ou du moins importés. Certains « experts» nommés par leur gouvernement proposent de les fixer pour leur propre pays à un niveau si faible qu'ils rendent impossible toute importation de quelque pays que ce soit, un protectionnisme un peu trop manifestement abusif: leurs productions nationales, régulièrement consommées, ne répondent même pas à leurs exigences! Nul ne peut supprimer la radioactivité naturelle! Ce même 6 mai, Alain Carignon, ministre de l'Environnement, donne sa première conférence de presse. Dans Le Monde daté du S mai, Roger Cans ironise: Alain Carignon a réussi un prodige mardi 6 mai: il n 'a pas prononcé le mot de Tchernobyl! Il s'est contenté d'évoquer en une phrase « la catastrophe nucléaire d'Union soviétique» s'empressant aussitôt de préciser que dans le palmarès de ce qu'il est convenu d'appeler les risques majeurs il fallait d'abord placer le risque chimique, du genre Bhopal, puis les autres: transports de matières dangereuses, sites industriels fortement urbanisés, grands barrages, tremblements de terre, glissements de terrains... En fait, M Carignon avait des raisons de faire pratiquement l'impasse sur l'affaire de Tchernobyl: il estime que la sûreté nucléaire n'est pas de son ressort puisqu'elle incombe pour les contrôles aux ministres de l'Industrie [Alain Madelin] et de la Santé [Michèle Barzach], et au ministre de l'Intérieur [Charles Pasqua] pour la Protection civile. n ne semble pas reprendre à son compte la doctrine de Mme Bouchardeau qui, si elle estimait ne pas avoir à s'occuper du fonctionnement des centrales nucléaires, admettait tout de même que le ministre de l'environnement avait son mot à dire lorsque cefonctionnement avait des effets (...) sur l'environnement. Selon Le Monde, le nouveau ministre n'est pas à la hauteur de l'événement. Un ancien bus de la RATP racheté par Greenpeace portant des banderoles «parlez-nous de Tchernobyl» est intercepté sur les Champs-Élysées alors qu'il s'apprêtait à gagner Neuilly pour la c01iférence de presse du ministre de l'environnement et est dirigé vers le commissariat du Se arrondissement. On y vérifie l'identité de ses passagers qui avaient l'intention de manifester avec des masques à gaz devant le ministère de l'Environnement. À vrai dire, que peut dire Alain Carignon ? Ne serait-ce pas plutôt à d'autres ministres de s'exprimer dans de telles circonstances? 59
Ce même jour, le SCPRI, centre de référence mondial qui communiquerait si mal avec les médias français (dira-t-on), est assailli par les médias étrangers et reçoit pas moins de quatre chaînes de télévision dont une américaine et deux japonaises ! Ont-elles été déçues de l'accueil qui leur a été réservé? Rien ne semble l'indiquer. Toujours le 6 mai, Libération titre, en page intérieure, Le nuage a «tout juste frôlé» l'Est de la France, en totale contradiction avec ce qu'il écrivait dans son édition du 2 mai, à savoir que l'augmentation de la radioactivité avait été enregistrée sur l'ensemble du territoire. En fait, Selim Nessib n'invente pas ce titre mais l'emprunte ironiquement à une déclaration du ministère de l'Agriculture: La France apparaît comme l'un des rares pays d'Europe occidentale miraculeusement épargné par les retombées de Tchernobyl. (...) Hier, la Direction de la qualité au ministère de l'Agriculture a indiqué que le taux de radioactivité des produits agricoles en France sont tout simplement « normaux ». La raison? Le nuage a « tout juste frôlé» la frontière Est du pays. Les analyses faites sur le lait et la, viande ne font apparaître aucune hausse de la radioactivité. Le Laboratoire central d'hygiène alimentaire, et ses satellites dans les départements, exercent un contrôle permanent. Même son de cloche au SCPRI qui, depuis quelques jours, continue d'affirmer qu'il ne se pose en France «aucun problème significatif d 'hygiène publique ». On assiste ici à la première phase d'une distorsion des déclarations de Pierre Pellerin, une phrase qui conduira progressivement à lui faire dire ce qu'il n'a jamais dit ni laissé entendre. On lui laissera endosser la responsabilité du communiqué du ministère de l'Agriculture tandis que le monde politique restera prudemment à l'écart de la polémique, tant qu'il le pourra. Car le SCPRI n'a jamais prétendu que l'on ne détectait rien, mais simplement que ce que l'on détectait était trop faible pour être dangereux. Mais ses spécialistes joints personnellement, où qu'ils soient, répugnent à donner des chiffres. Selim Nassib proteste dans Libération: Si le beau temps a réellement sauvé la France, si les communiqués rassurants n'ont rien à voir avec la volonté de ne pas faire de peine aux agriculteurs français, tout le monde s'en réjouit. Mais s 'il n y a rien à cacher que l'on cesse de donner l'impression contraire. Pourquoi est-il si difficile aux journalistes d'obtenir des responsables du SCPRI au bout du fil et doivent-ils attendre que l'on réponde à leurs questions par un texte écrit? Vraie et vaste question à laquelle il ne sera jamais possible de répondre de manière tout à fait satisfaisante pour les journalistes, compte tenu des us et coutumes de la profession et de la concurrence entre les médias. Est-il possible lors d'une crise d'une telle ampleur que les responsables chargés de la gestion technique de la crise soient en permanence à disposition de tous et selon les besoins de chacun? Qu'ils restent disponibles « au bout du fil », par 60
exemple? La réponse est clairement non. Le nombre, l'urgence et la complexité des tâches à accomplir ne le permettent pas. Perturbe-t-on le pompier, le secouriste ou le médecin du SAMU pendant son activité? Non. Mais il y a généralement un interlocuteur disponible pour faire une petite déclaration, un responsable (comme un préfet) disposant d'une cellule de communication toujours active, etc. Ici, personne. La responsabilité d'un exploitant d'installation nucléaire ou d'un organisme expert en appui des autorités est de fournir toute l'information dont il dispose et pour laquelle il est compétent. Mais l'expérience montre que, sous peine d'imbroglios inextricables, cette information doit être donnée à tous au même moment, lors d'une conférence de presse ou par une communication écrite. C'est le seul moyen de limiter les dérapages que rendent inévitables la concurrence entre les médias ainsi que la recherche de l'antériorité et de l'exclusivité. L'expérience montre que la moindre discordance entre les sources peut être génératrice de désordre, voire de panique. La communication idéale restera toujours un objectif inaccessible en raison même des énormes pressions de tous ordres exercées sur les responsables techniques et politiques qui en ont la charge, des inévitables rumeurs et de l'exploitation immédiate et polémique dont toutes les circonstances accidentelles sont systématiquement l'occasion24. Comme pour répondre à l'avance aux reproches qui lui seront faits, le SCPRI récapitule le lendemain les mesures effectuées depuis l'arrivée du panache de Tchernobyl pour mettre en lumière le volume de travail réalisé. Ce sera son dernier communiqué important: (...)Pour ce qui concerne la surveillance des conséquences de l'accident de Tchernobyl en France, le Service Central de Protection Contre les Rayonnements Ionisants a, par le réseau qu'il a établi de longue date et les 24
A titre d'illustration, citons la panique qui s'est produite en Lorraine lorsque
certaines sources dites « bien infonnées » ont propagé une rumeur diffusée en juin 2006 par France Bleu Lorraine et Radio Nostalgie dans les environs de Metz et de Thionville. Selon cette rumeur, un accident nucléaire avec rejets radioactifs dans l'atmosphère venait de se produire à la centrale de Cattenom. En fait, il s'agissait tout bonnement d'un phénomène courant et fort bien connu: une augmentation de la radioactivité provenant d'émanations naturelles de radon du sol, plus importantes que d'habitude, provoquées par une rapide dépression atmosphérique annonciatrice, après de fortes chaleurs, de violents orages. Certaines écoles ont immédiatement pris des mesures de confmement de leurs élèves, refoulant même les parents affolés venus chercher leurs enfants. Dans un communiqué, le groupe local des Amis de la Terre a retiré les enseignements suivants de cette fausse alerte: « Les populations se sont retrouvées seules face à la rumeur, il est inquiétant de constater que les citoyens soient dans l'incapacité d'être informés en temps réel ». Peut-on vraiment s'étonner que « seule la rumeur ait fonctionné » face à un événement qui n'a jamais existé !? 61
moyens techniques dont il dispose, suivi jour par jour, sans aucune interruption, la situation depuis le 27 avril dernier. Sur les mesures effectuées à ce jour sur plus de 500 échantillons (poussières, avions de ligne, végétaux, sols, lait, eaux, etc. ...) il y a lieu d'ajouter environ 800 résultats de mesures transmis par son réseau général de surveillance de la radioactivité de l'atmosphère et du rayonnement ambiant autour des différents centres nucléaires français. L'ensemble de ces travaux et des mesures réalisées figure dans un tableau annexé (que nous ne reprenons pas ici car il en sera question amplement au chapitre Il). Hélas, les chiffres indiqués ne permettent pas de comparaison immédiate avec ceux des pays voisins. Les 7 et 8 mai, les journaux français s'intéressent à la situation des autres pays de la Communauté européenne et constatent l'incapacité des différents États membres à se mettre d'accord sur des dispositions communes en matière de contrôle des produits agricoles En Allemagne Fédérale, chaque Land réagit en fonction du niveau de radioactivité que ses experts ou scientifiques constatent... et des surenchères politiques locales. D'où des situations cocasses dont semble se gausser Libération dans son édition du 7 mai, qui titre La RF A malade du nuage radioactif et écrit, sous la plume de J.M.G. : alors que les différents Lander émettent des recommandations contradictoires, la presse ajoute à la peur ambiante des manchettes catastrophiques. Tout l'article de son correspondant de Francfort mériterait d'être reproduit, mais contentons-nous des passages suivants: Le chassé-croisé des mesures de protection contre la radioactivité s'ajoute à l'angoisse ambiante. Fédéralisme oblige, chaque Land est maître des décisions à prendre. Surviennent alors des situations ubuesques. Ainsi à Wiesbaden, capitale de la Hesse, les bacs à sable et les aires de jeux sont fermés aux enfants. Sur l'autre berge du Rhin, les gosses de Mayence, capitale du Palatinat peuvent continuer à faire des pâtés et jouer au ballon sur les terrains municipaux. En ce qui concerne la radioactivité des aliments, les mêmes disparités sont constatées. La Hesse, encore elle, a décidé de porter unilatéralement la valeur maximale autorisée à 20 becquerels par litre de lait. Le ministère fédéral de la santé de Bonn l'avait fixée à 500 becquerels. En RFA donc, le 7 mai, on pourrait très bien prétendre que «le nuage n'a pas traversé le Rhin au niveau de Mayence! » Une situation évidemment intolérable pour le gouvernement fédéral et la ministre de la Santé, Rita Süssmuth, qui s'insurge contre les craintes exprimées pour les enfants jouant dans les bacs à sable ou sortant sous la pluie. Et le journaliste de conclure: À côté d'une inquiétude sincère provoquée par les suites du nuage radioactif, une récupération politique semble se faire jour en Allemagne fédérale. La 62
résurgence de la grande peur du nucléaire est un terrain électoral hautement profitable non seulement pour les Verts mais aussi pour les sociauxdémocrates. On ne peut mieux dire! Or, il est plus difficile dans un même pays de faire appliquer des interdictions locales, qu'entre deux nations pourvues de frontières et de douaniers. Revenons en France. Le risque de voir des denrées, interdites de vente dans un village, transportées (clandestinement ou non) dans un autre village où cette vente serait autorisée n'est pas théorique. Quant à interdire leur commercialisation en tous les points du territoire français, dont la plupart ont été vraiment épargnés par la contamination, il n'y faut pas songer: cette précaution serait dénoncée avec force et raison par maintes organisations. Les frontières nationales sont bien sûr les plus naturelles quand il faut appliquer une réglementation. « Vérité en deçà, erreur au-delà », tout le monde connaît l'adage, et le prononce le plus souvent avec humour ou ironie. La situation en Alsace
Dans le Bas-Rhin, les retombées sont beaucoup plus fortes que dans le reste de notre pays et les populations d'autant plus émues que leurs voisins s'inquiètent et prennent des mesures restrictives. Il suffit de lire les journaux allemands ou d'écouter les radios locales pour constater que, outre-Rhin, on interdit certaines commercialisations qui restent autorisées en deçà, celle des légumes à larges feuilles notamment25. Le 9 mai, le JT de 20 heures de TF1, présenté par Marie-France Cubada, accorde une large place à la question. Depuis Strasbourg, sa correspondante, Corinne Lalo, fait une démonstration percutante de la bizarrerie de la situation, une laitue à la main: Voici une salade cultivée à l'air libre dans la région. Je me trouve à la frontière entre la France et l'Allemagne. De ce côté-ci, c'est la France et la salade est jugée parfaitement saine. Mais de ce côté-là, c'est l'Allemagne et la salade est jugée dangereuse pour la consommation car trop chargée en particules radioactives. Elle est par conséquent interdite à la consommation. Le journal retransmet ensuite une déclaration de Jo Lenen, ministre de l'environnement de la Sarre qui assure que les concentrations radioactives sont dix fois, quinze fois et quelquefois vingt fois plus haute que la normalité. Nos appareils ne trichent pas. Ce sont des faits. Il fallait alerter la population et prendre des mesures de précaution. Et Corinne Lalo de conclure logiquement: Force est donc de constater que de part et d'autre de lafrontière la notion du danger est différente, y compris et surtout sur le nucléaire. 25La situation est différente à la frontière suisse, au-delà de laquelle aucune interdiction n'est décidée (seulement des recommandations). 63
Marie-France Cubadda souligne cette différence d'appréciation des deux pays: Au milieu de l'inquiétude européenne, les pouvoirs publics et l'opinion française affichent une parfaite sérénité. Aucune contre-mesure sanitaire n'est envisagée en France. Pierre Pellerin, le chef du SCPRl, affirme que l'exposition aux radiations qu'ont subie les Français est iriférieure au dixième de l'exposition naturelle annuelle. [Remarquons au passage que la légère augmentation annoncée ne se rapporte plus à la radioactivité de l'air (expression malheureusement inexacte d'un télex précédent), mais à la dose recue (ce qui est, cette fois, parfaitement justifié)]. À sa suite, Alain Rodié reprend le communiqué du SCPRI sur le nombre d'échantillons examinés (250) et de relevés effectués (500), ainsi que sur les résultats des analyses pratiquées en France. Il conclut que, les taux de radiation dans l'atmosphère ont effectivement augmenté, mais ne représentent pas une menace pour la santé. Ils sont comparables au taux de radiation accumulé au cours d'un séjour de deux semaines à la montagne. L'occasion est sans doute trop belle pour ne pas plaisanter sur ces contradictions franco-allemandes. Le «nuage}) n'aurait-il donc pas traversé la frontière? Qui prononce le premier (ou la première) cette phrase satirique qui fait mouche et aura le succès que l'on saif6 ? L'origine de la fameuse phrase Dans une émission de télévision très postérieure (Journal de la santé du 2 février 2001), une voix off prononce incidemment ces deux phrases: En 1986, unjournaliste avait ironiquement déclaré que ce « nuage» s'était arrêté aux frontières de notre pays, mettant ainsi en cause l'iriformation délivrée aux Français par les pouvoirs publics. Cette boutade fut amplement reprise et alimenta un doute sur les décisions prises par les autorités françaises à l'époque. Enfin donc un aveu innocentant non seulement le Pro Pellerin (c'était évident pour qui relit la presse de l'époque) mais aussi tous ceux que l'on était tenté d'accuser de maladresses verbales, les autres ministres impliqués par exemple27. Il n'y a pas lieu de blâmer l'inventeur de cette phrase. Mais comment se fait-il que certains journalistes laissent entendre encore aujourd'hui qu'elle a été bel et bien prononcée par une personnalité officielle? Beaucoup de nos concitoyens, quel que soit leur niveau culturel, la prennent naïvement pour argent comptant. Qui trompe qui, en définitive?
26 Wikipedia l'attribue à Noël Mamère. 27 À l'exception cependant du communiqué du 5 mai du ministère de l'Agriculture rappelé au début de ce chapitre.
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En 2002, dans un livre dont nous aurons l'occasion de reparler, la CRlIRAD, qu'on ne peut soupçonner de complaisance à l'égard du SCPRl, écrit, en se replaçant à la date du 2 mai: Imaginons que les journalistes attendent, impatients, les déclarations des autorités françaises. La conférence de presse commence et le directeur du SCPRI annonce solennellement: « le nuage de Tchernobyl s'est arrêté aux frontières de la France! ». Qui peut croire que de tels propos n'aient pas déclenché les rires, voire les huées de l'assistance? C'est grotesque. L'image du douanier intimant au nuage de Tchernobyl de stopper à la frontière franco-allemande appartient à l'univers des humoristes. Et d'ajouter que « c'est plus subtil que ça... ». Effectivement. Le préfet d'Alsace, sensible à l'émoi qui transparaît dans la population, interdit la vente des épinards produits dans sa plaine. Ce n'est pas du goût du Pro Pellerin qui voudrait s'opposer à cette mesure qu'il juge inutile mais le préfet, soucieux avant tout de l'ordre public, persiste et signe. Sans doute en a-t-il référé auparavant au cabinet du ministre de l'Intérieur, Charles Pasqua, qui a donné son accord. C'est une mesure politique judicieuse dans le contexte, même si elle n'a aucun intérêt sanitaire (ce que certains contesteront). Chacun est dans son rôle ici, qu'il soit scientifique ou politique. Ce sera la seule « mesure de précaution» prise en France, mais on voit dans quelles conditions! À la radio, François Cogné conseille aux Français de laver leurs salades plutôt deux ou trois fois qu'une. Or, on ne le sait pas encore très bien, mais cette mesure est d'une efficacité très limitée: les radioéléments arrivent sous une forme chimique qui les rend en effet peu mobiles après leur dépôt. Ce qui est vrai, c'est que l' agro-alimentaire est un monde difficile à gérer (certains murmurent un monde « suspect », pour ne pas dire plus). Sauf en cas de surproduction, on ne détruit pas volontiers les produits agricoles. Dans les mois qui suivront l'accident, les rumeurs iront bon train sur certa1ns cheminements internationaux. Un jour, l'ambassade d'Égypte à. Paris téléphonera à l'IPSN pour savoir pendant combien de mois encore les enfants égyptiens doivent prendre des pilules d'iode données par l'Allemagne en accompagnement de son lait en poudre28... Des chevaux ukrainiens très radioactifs auraient fini pour la plupart dans le ventre de soldats iraniens et les surplus auraient été revendus, nul ne sait à qui ni par quels circuits. La Grèce, qui n'a pas fait part à Bruxelles du niveau de contamination de son 28 Rien de blâmable dans cette transaction, mais il est préférable d'attendre que 1'1-131 ait spontanément décru pour distribuer la nouvelle poudre de lait, ou mieux, utiliser une poudre datant d'avant l'accident. Les stocks existants ne permettent-ils pas d'attendre? C'est bien étonnant. Probablement l'ambassade n'a-t-elle pas bien compris la situation.
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territoire (à la veille de la saison touristique, c'eut été maladroit), aurait su intelligemment écouler par bateau son blé de Macédoine... Comme les autres pays, la France prendra dans les semaines et mois suivants des mesures vis-à-vis des importations provenant des pays de l'Est et du Centre de l'Europe. Donnons un exemple: l'IPSN développait à l'époque un nouveau portique de détection de matières radioactives pour les installations nucléaires. Le prototype de ce matériel sera envoyé aux abattoirs de Seine Saint-Denis où arrivent les chevaux, dont beaucoup d'origine polonaise. Impossible de faire passer calmement les pauvres bêtes affolées devant l'appareil pendant le temps nécessaire au comptage. D'ailleurs, la contamination de leur peau est très importante et conduirait à les refuser toutes. Le contrôle ne sera exercé qu'après leur abattage. Une fois débarrassées de leur peau, les carcasses répondront bien aux normes de contamination fixées. Les 7 et 8 mai, la presse déplore l'incapacité des différents États membres à se mettre d'accord sur des dispositions communes en matière de contrôle des produits agricoles malgré 48 heures de débat. Dans Libération, les articles n'ont pas encore tous la même tonalité, ce qui montre les hésitations des journalistes à prendre position sur ce qui se passe en France. Faut-il féliciter ou blâmer les autorités françaises pour leur sérénité? C'est un dilemme. François Féron, se référant aux communiqués des agences Reuter et AFP, se pose la question dans son article « L'Europe ouvre son parapluie» La plupart des pays membres de la communauté ont pris des mesures de surveillance, voire de suspension sur certains produits alimentaires. Seule la France reste totalement étrangère au syndrome Tchernobyl. L'auteur insinue-t-il ainsi qu'aucune mesure de surveillance n'aurait été prise, un vrai scandale si cela était avéré? Pourtant, un autre article de la même page (la France miraculée), de Vincent Tardieu cette fois, reprend le communiqué de presse de l'Agriculture selon lequel (...) des relevés effectués tous les jours dans différents coins de l 'hexagone montrent, en fait, que le taux de radioactivité artificielle de l'atmosphère du pays a eu tendance à légèrement augmenter vers le 29-30 avril avant de décliner après le rr mai et de redevenir normal sur l'ensemble du territoire dans la nuit du 5 au 6 mai. . . On retrouve là ce terme inapproprié de «légèrement », qui n'est pas relevé par le journaliste, un terme que contredit pourtant la suite de l'article: François Clapier, un responsable de la sécurité nucléaire de l'Institut de Physique Nucléaire d'Orsay, précise que les mesures locales ont fait apparaître un taux radioactif de 3 à 30 Bq/m3 d'air. Soulignons que cette concentration a atteint la limite légale à ne pas dépasser avant de retomber. Ce seuil très strict reste de toute façon très inoffensif pour les populations.
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(...) Cette baisse continue, précisait hier le Professeur P. Pellerin, n'est pas contradictoire avec le fait que nous enregistrerons une élévation retardée de la radioactivité dans certains prélèvements [élévation due aux dépôts sur les sols et les végétaux et au métabolisme des bovins] notamment de l'iode 131. On a pu ainsi enregistrer entre 111 et 185 Bq / litre de lait ce qui n'est pas significatif sur le plan de la santé publique. Quant aux eaux de pluie, le taux varie de 1110 à 1 850 Bq/litre selon la quantité de particules radioactives de l'aérosol précipité par l'orage. Les spécialistes nous assurent que ces doses restent inoffensives. Reste à s'assurer que le cumul de ces particules sur plusieurs jours voire plusieurs semaines le sera tout autant, et que nos voisins européens qui prennent plusieurs mesures de protection soient simplement des paranoïaques excessift.
Libération du 9 mai poursuit son enquête sur les réactions étrangères. Savourons l'ironie de Denis Scribe: «Les Grecs ont des visions d'Apocalypse. » L'accident aurait été, selon lui, accueilli avec indifférence et commisération jusqu'à l'annonce officielle, le 1er mai, d'une légère augmentation de la radioactivité du ciel hellénique qui a résonné comme un coup de gong dans leurs têtes. Chaque habitant (...) a confié à son voisin: «on nous a caché la vérité depuis le début et celle-ci est bien plus angoissante qu'on ne l'avoue ». Des communiqués laconiques de la radio et de la télévision, l'absence de chiffres et de mesures concrètes, une presse muette pour cause de trêve pascale ont alimenté les rumeurs les plus extravagantes tandis que chaque famille faisait tourner sur la broche l'agneau traditionnel. Dimanche soir (...) le premier ministre Andrea Papandréou a porté à son comble cette psychose collective. La population était invitée à ne pas consommer de lait et à laver soigneusement fruits et légumes, «mesure simplement préventive, il n y a aucun souci à se faire N précisait le gouvernement. Mais plus il se voulait rassurant, plus on suspectait sa bonne foi (...). Lors de sa reparution mardi, la presse a su tenir à l'opinion le langage qu'elle attendait: «aliments de mort: lait, légumes et fruits N« un crime: on risque de voir naître des eTifants monstrueux N. Ils sont fous, ces Hellènes... Mais, dans l'éditorial du même jour, sous le titre lTiformations contradictoires, Tchernobyl brûle-t-il encore?, Marc Kravetz monte le ton contre le silence français: Comme le silence dans ce domaine [nucléaire]fait autant de ravage que la vérité, tant mieux si à Moscou on comprend qu'il vaut mieux parler que se taire, quitte à se contredire (oo.) C'est ce qu'on semble ignorer au SCPRl, organisme parfaitement officiel dont le comportement dans toute cette affaire n'a parfois guère à envier aux appareils moscovites. Bizarrement, c'est dans le pays le plus nucléarisé d'Europe (...) que les autorités, qui n'ont a priori rien à craindre, campent avec une exemplaire fermeté sur leur silence bétonné. Une tradition qui 67
remonte aux grandes heures de la paranoïa d'EDF face à la contestation écologique. Mais la campagne contre le SCPRI, et surtout contre celui qui l'incarne, le Pro Pellerin, est réellement lancée par l'article d'Hélène Crié intitulé « La France lanterne rouge européenne de l'information... » Dès le début de l'affaire, le SCPRI s'est montré peu soucieux de renseigner ceux qui s'adressaient à lui. Il aurait été surprenant de voir ce service rendre publiquement et immédiatement ses informations. Avant d'entrer enfonction ses agents prêtent serment devant un tribunal « Je jure de ne rien révéler des mesures effectuées» (..J. Dès qu'il s'agit d'obtenir le moindre renseignement on se heurte à un mur. Pour le nucléaire, trois partenaires communiquent entre eux, rien qu'entre eux : les constructeurs, les exploitants et l'autorité étatique. Avant d'accuser le Professeur Pellerin de mensonge, ce qui ne saurait tarder, la critique va aller crescendo. Elle débute ici sur le thème archi rebattu de la paranoïa et de la religion du secret sans laquelle le nucléaire ne saurait exister et dont, selon Hélène Crié, la preuve serait ce terrible serment « Je jure de ne rien révéler de... », qui contraindrait tous ceux qui l'ont prêté au secret absolu. L'argumentation, repose sur un texte réglementaire paru au JO du 15/06/1966 (les agents du SCPRI prêtent serment de ne rien révéler de leur mesures) et paraît bien fondé. Un serment est un serment! Alors? Le serment des agents du SCPRI Le texte du décret paru au JO est le suivant: Article 1: Les agents du Service Central de Protection contre les Rayonnements Ionisants, chargés du contrôle et de la constatation des infractions en ce qui concerne les pollutions de tous ordres causées par des substances radioactives, sont commissionnés par arrêté du ministre des affaires sociales. Article 2: Avant d'entrer en fonction, les agents du SCPRI dûment commissionnés prêtent, devant le tribunal d'instance le serment ci-après: « Je jure de bien et fidèlement remplir mes fonctions et de ne rien révéler ou utiliser de ce qui sera porté à ma connaissance à l'occasion de leur exercice.» En clair: a) sont seuls concernés les agents dûment commissionnés du SCPRI et b) ne sont commissionnés que les agents chargés du contrôle et de la constatation des infractions en ce qui concerne les pollutions radioactives. Le serment ne concerne que cette activité: dans ce cadre, ils sont effectivement tenus à la confidentialité et au secret, au titre de l'instruction et des suites judiciaires qui peuvent éventuellement découler de ces contrôles et du constat des infractions relevées. 68
Mais en aucun cas le secret n'a couvert les activités du SCPRI et les mesures qui ont été réalisées en mai 1986. Il est donc tendancieux de laisser croire que cette obligation de secret était étendue aux mesures environnementales qu'il effectuait dans le cadre de sa mission nationale de surveillance et d'expertise auprès des autorités. Cette accusation est d'autant plus mal fondée et grossière qu'elle est contredite par les faits, par la lecture des télex envoyés quotidiennement aux autorités et aux agences de presse, par la lecture même des journaux et enfin, depuis sa création, par la publication mensuelle de tous les résultats d'analyse de prélèvement et des contrôles effectués dans et autour des sites nucléaires. Certains ont pu trouver ces informations trop lapidaires, trop générales et inexploitables, trop lénifiantes ou bien, à l'inverse, trop scientifiques, difficilement compréhensibles et inaccessibles pour le grand public. Ces critiques sont recevables mais il s'agit d'un problème autre que celui de la confidentialité et du secret. Elles résultent de la difficulté à communiquer avec le grand public dans un domaine aussi complexe, qui n'est réellement abordable et compréhensible que par un nombre restreint de spécialistes en physique, en radiopathologie et en radioprotection. Si les exploitants et les autorités étatiques communiquent facilement entre eux, ce n'est pas seulement parce qu'ils y sont obligés, mais aussi parce qu'ils se comprennent, parlant le même langage. La politisation
rampante de la contestation
En fin de semaine, le caractère politique des commentaires s'accentue. Dans Le Monde daté du samedi 10, Roger Cans écrit: La France seule sereine... De toute l'Europe parviennent des rumeurs alarmistes sur les taux de radioactivité. Les gouvernements annoncent des mesures de protection des populations. La Communauté européenne donne des directives (...) Certes la France, comme la Grande-Bretagne et l'Espagne, a semble-t-il échappé aux retombées directes du nuage qui après être monté vers le nord-ouest, est redescendu au sud en frôlant seulement l'hexagone. [L'idée d'un «frôlement}) est reprise, mais en l'appliquant cette fois à une« descente}) du nuage du nord au sud alors qu'il est venu du sud et de l'est, et que le SCPRI avait déclaré que le nuage avait survolé l'ensemble du territoire.] Les Pays-Bas, par exemple ont décelé dans le Rhin et la Meuse des taux de radioactivité qui les inquiètent. La ville d'Amsterdam redoute que ses ressources en eau potable soient contaminées. Le nuage est une chose, la pluie et le ruissellement en sont une autre. [Le niveau de contamination de l'eau en France ne fera l'objet d'aucune contestation ultérieure, et ceci avec raison.] Mais la géographie n'explique pas seule, pour Roger Cans, la sérénité française: 69
La France sort d'une compétition électorale où les Verts sont tombés à 1,2% des suffrages alors que la candidate des Grünen autrichiens vient de remporter 5,5% des voix mettant M Kurt Waldheim en ballottage. Les autorités françaises, qu'elles soient politiques ou scientifiques n'ont donc pas de gages à donner aux écolos français encore sonnés par leur défaite du 16 mars. C'est le contraire dans le reste de l'Europe où le poids des Verts, comme en RFA, et la proximité d'élections difficiles (comme aux Pays-Bas) rendent les autorités extrêmement prudentes. Même l'Italie, réputée pour son laxisme, a pris des mesures contraignantes. Le syndrome de Seveso et, tout récemment des intoxications par le vin trafiqué au méthanol, ont poussé le gouvernement à agir... Tout se passe comme si les Français étaient aujourd'hui vaccinés contre la crainte du nucléaire.
Dans un autre article du 10 mai (sans nom d'auteur), Le Monde fait état des problèmes politiques que pose la question du commerce des produits alimentaires contaminés: Les importations de viande suspendues dans la CEE... La Commission européenne a annoncé la suspension immédiate de l'importation dans toute la Communauté de viande fraîche ainsi que de bovins et de porcs en provenance de l'URSS et de six pays de l'Est: Hongrie, Pologne, Tchécoslovaquie, Bulgarie, Roumanie et Yougoslavie. La Yougoslavie, bien que ne se trouvant pas comme les autres dans un rayon de 1 000 km autour du site de la catastrophe, a été rajoutée à la demande de la France, de l'Italie et des Pays Bas. L'Allemagne fédérale a obtenu que la RDA ne soit pas affectée par cette décision, compte tenu de l'importance du commerce entre les deux Allemagnes. Résumons: la RDA, située dans le rayon des 1000 km, est non affectée par l'interdiction, au nom de la préservation du commerce interallemand... un curieux critère! Par contre, en excluant la Yougoslavie pourtant située à plus de 1 000 km de Tchernobyl, la Communauté européenne agit comme si le panache ne devait concerner que l'ensemble des pays du «bloc socialiste », comme s'il n'avait pu franchir le «rideau de fer» (et donc a fortiori les frontières françaises I). La CEE frise le ridicule! Dans Libé des 10 et Il mai, Hélène Crié rend compte de la position des Verts en titrant son article. Les Verts français demandent à savoir. Ceux-ci ont réclamé la veille la démission du chef du SCPRI, qui « n'est pas digne de représenter le SCPRI sur le plan médiatique ». Ils lui reprochent une rétention notoire d'information et une mauvaise volonté à donner des explications techniques, ne supportent pas le mépris dans lequel Pierre Pellerin tient les Français et réclament la création d'une « haute autorité de la sécurité nucléaire» composée de spécialistes indépendants, de physiciens atomistes universitaires notamment. 70
Hélène Crié présente leur politique: « changer de cap vite mais avec calme» arrêter la mise en service des nouveaux réacteurs, abandonner les nouveaux chantiers, arrêter les unités les plus dangereuses (Super Phénix et La Hague) engager un programme d'économie d'énergie et remplacer progressivement les centrales nucléaires par de nouveaux moyens de production. Compte tenu de la rapidité de la mise en œuvre de cette politique, on peut raisonnablement tabler sur le fait que le 1/01/2000 la France n'aura plus de centrales nucléaires enfonctionnement. Sans commentaire... Une semaine plus tôt, Daniel Cohn-Bendit avait relancé dans le même joumall'idée d'un moratoire sur le nucléaire comme objectif politique: Le débat du moratoire va se jouer sur le Super Phénix [allemand] de Kalkar (...) En France ilfaut réimposer le débat, sinon pendant une semaine encore on va parler de Tchernobyl et après ce sera fini! Et plus loin: on ne fait confiance qu'aux scientifiques qu'on accepte d'écouter. Ne faire confiance qu'à ceux qu'on accepte d'écouter! Il est vrai que l'on a toujours tendance à donner raison à ceux avec lesquels on est d'accord (Raymond Devos) mais on reste stupéfait devant une telle déclaration. Le militantisme dogmatique ne peut visiblement pas cohabiter avec l'esprit scientifique. Le soir du vendredi 9 (notons que le nuage est dissipé depuis maintenant quatre jours), Le Monde est encore serein: Pas de risque significatif estiment les experts de l'OCDE. [Selon] des spécialistes de la protection radiologique, les indications disponibles et les mesures faites dans plusieurs pays de l'OCDE permettent de conclure que «l'accident n'a pas causé de risque significatif pour la santé publique dans les pays de l'OCDE en comparaison avec d'autres risques ». Mais des analyses plus poussées sont jugées nécessaires. Ces conclusions s'appuient sur celles d'experts de l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS) réunis mardi dernier à Copenhague et pour partie sur les évaluations faites en Suède, l'un des pays où les retombées radioactives ont été les plus fortes. Interrogé sur l'absence de mesures spécifiques en France, à la différence d'autres pays, M Cogné directeur de l'Institut de protection et de sûreté nucléaire, a indiqué que les experts de l'OMS avaient défini mardi [le 6 mai] un « seuil de non-action », une concentration de radioactivité dans le lait ou dans l'eau de 2 000 becquerels par litre (0,05 microcurie) au-dessous de laquelle « il n'est pas raisonnable de prendre des mesures ». Ce seuil est très inférieur aux limites admissibles d'incorporation annuelle. Sauf en quelques zones de Pologne et de Hongrie, ce seuil n'a nulle part été atteint en dehors de l'URSS. En France les maxima relevés sont inférieurs à 200 becquerels.
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Le représentant de la RFA a confirmé qu'il en était de même dans son pays. La législation allemande faisant obligation de limiter le plus possible l'exposition de la population, un seuil de 500 becquerels a été proposé par Bonn mais les autorités locales en ont rajouté. Pour M Strohl, directeur général a4joint de l'Agence de l'Énergie Nucléaire de l'OCDE, les discordances entre pays s'expliquent par un manque heureux d'expérience dans ce domaine. Cette belle unanimité des experts en radioprotection de l'OCDE n'empêchera pas la tempête médiatique qui va se déchaîner en France le lendemain. Le doute va se muer en certitude. On nous a menti...
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8 10 mai: la grande explication Le samedi 10 mai, au journal de 13 heures, Jean-Claude Bourret reçoit le Pro Pellerin. Ce journaliste est bien connu et apprécié par les principaux experts du nucléaire et son absence durant les dix derniers jours les a gênés dans leurs contacts avec TF 1. Avant de venir sur le plateau de télévision, le Pro Pellerin, que rebute la contestation systématique des antinucléaires, aurait demandé à J-c. Bourret qu'aucun opposant ne soit présent, ce qui lui aurait été promis, semble-t-il. Or, en arrivant, il découvre que Monique Sené, du GSIEN, a été également invitée et il s'estime trahi. Par la suite, il évitera les contacts avec les journalistes, autant que faire se peut. Cette interview ayant été déterminante par ses conséquences médiatiques, nous en reproduirons de très larges extraits avec quelques commentaires. J-C. Bourret fait d'abord part des informations internationales dont il dispose sur la contamination des produits alimentaires en Europe, et notamment en Allemagne Fédérale d'où parviennent des mesures assez inquiétantes. De la viande très fortement contaminée a été saisie par les autorités sanitaires. On a retrouvé notamment une concentration astronomique, je cite le terme employé par les scientifiques, une concentration astronomique d'iode-13I dans la thyroide de moutons, de chevreuils et de bœuft. Plus de deux millions de salades vont être détruites par les autorités allemandes, tandis qu'un physicien nucléaire ouestallemand affirme que «les retombées radioactives de Tchernobyl entraîneront trente mille morts par cancer en Allemagne Fédérale dans les prochaines années ». Partout en Europe, les mesures de prévention et de protection se sont multipliées. En Italie où la situation s'améliore, l'interdiction de consommer du lait frais pour les enfants et les femmes enceintes, l'interdiction de vendre des légumes àfeuilles, sont maintenues. En France, l'interdiction d'importer des produits alimentaires en provenance des pays de l'Est a été prise unilatéralement en attendant la décision de la Communauté Économique Européenne. Mais le ministère de l'Agriculture affirme que, en ce qui concerne les produits agricoles français. il n y a absolument aucun danger... Face à toutes ces informations, la France tranche singulièrement et l'UFC, Union Fédérale des Consommateurs. s'interroge sur le silence des pouvoirs publics français. D'abord, l'accident de Tchernobyl: Y a-t-il ou non danger pour la santé de la population européenne?
Catherine Jentile fait ensuite part des manifestations qui se sont déroulées en Grèce et Cyril Sauvenière de la situation en Italie, premier exportateur de légumes en Europe, où l'on comprend les problèmes que soulèvent les mesures d'interdiction touchant ces produits Une véritable psychose s'étant installée, on considère que chaque jour, les producteurs de légumes et de lait perdent environ vingt-cinq milliards de lires. Jusqu'à ce que soient levées ces mesures, vers le 17 mai, le manque à gagner devrait avoisiner un milliard et demi de francs. Une situation jugée intolérable par les agriculteurs italiens qui, comme dans les cas de catastrophes naturelles, commencent à appeler à l'aide. Mais qui dédommagera? La question reste posée. J-C. Bourret: La France a décidé unilatéralement d'interdire l'importation des produits agricoles en provenance des pays de l'Est, en attendant la décision que l'ensemble des partenaires du Marché Commun doit prendre aujourd'hui. Pascal Priestley: Interdits d'importation des pays de l'Est, les animaux d'élevage et de boucherie, les volailles, les gibiers, les lapins, les produits laitiers frais, les fruits, les légumes... à l'index également, les poissons d'eau douce, les escargots et même les grenouilles. En pratique, c'est surtout la viande qui est touchée. Pays de provenance concernés par l'interdiction: l'URSS, la Bulgarie, la Roumanie, la Hongrie, la Pologne, la Tchécoslovaquie et la Yougoslavie (à noter, l'Allemagne de l'Est est épargnée). Il s'agit d'une mesure conservatoire prise hier soir par la France de façon unilatérale en attendant l'adoption par la CEE d'une liste commune de produits interdits. Celle-ci devrait être connue d'un instant à l'autre.. les douze sont actuellement réunis à Bruxelles pour l'établir. Volonté d'unifier cette réglementation provisoire des États membres, par souci d'harmonie bien sûr, mais surtout pour permettre la libre circulation des marchandises au sein de la communauté. J-C. Bourret: En Allemagne Fédérale, des mesures scientifiques ont été faites, elles sont plutôt inquiétantes. Alors, André Tavernier, vous allez nous les résumer. On va beaucoup parler de becquerels, parce qu'il s'agit d'une unité. Je voudrais demander au Pro Pellerin de nous expliquer un peu ce qu'est cette unité, sinon personne ne comprendra rien. Pr. Pellerin: Alors, le becquerel, c'est en quelque sorte le nouveau franc, si vous voulez, dans les unités d'activité qui caractérisent le nombre de désintégrations qui se produisent par seconde dans une certaine masse de substance radioactive. Le problème avec les becquerels, c'est que le coefficient de passage n'est pas de cent mais de vingt-sept. Un becquerel, c'est vingt-sept picocuries. C'est à dire vingt-sept millièmes de milliardième de curie. Jean-Claude Bourret: Bon, personne n'a rien compris. Monique Sené (souriante): Le becquerel, c'est une désintégration par seconde et puis c'est tout.
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Jean-Claude Bourret: Un becquerel, c'est une désintégration par seconde... Monique Sené, se tournant vers le Pro Pellerin: Mais non, ce n'est pas la peine de ramener à l'ancienne unité qui était... Pr. Pellerin: On parle en curies dans beaucoup de milieux.
Hélas, le Pro Pellerin va s'obstiner à parler en picocuries et à défmir le becquerel par rapport au curie (27 picocuries), ce qui ne peut rien dire au téléspectateur qui ignore les anciennes unités tout autant que les nouvelles. Avouons qu'une désintégration par seconde parle beaucoup plus à l'esprit que 37 milliards! Dans le domaine des activités, le rapport entre les deux unités, l'ancienne et la nouvelle, est à peu près le même que celui qui existe entre le tour de la Terre et le millimètre (40 milliards) ! En conséquence, une même grandeur, qui paraît minuscule avec une certaine unité, semble énorme avec une autre... Scientifiques et opposants joueront volontiers de cet effet d'optique. Le conseil donné le 29 avril par Yves Mourousi (<<parlez en curies comme tout le monde... »), appliqué à la lettre par Pierre Pellerin, sera dévastateur. Dans toute la suite de l'émission, les journalistes et Monique Sené parleront en becquerels tandis que Pierre Pellerin s'accrochera au curie qu'il manie depuis plus de trente ans mais que personne ne connaît. Cela ne facilitera pas les échanges. Il est bien dommage que la France ait attendu le 30 décembre 1985 (quatre mois avant l'accident) pour adopter officiellement une unité recommandée dix ans auparavant par le Comité international compétent et se familiariser avec son emploi. J-C. Bourret: Essayons de faire en sorte que tout le monde comprenne, parce que moi je n y comprends rien. (...) ce que je voudrais savoir, c'est quelle est la dose au-delà de laquelle il est dangereux de consommer, par exemple, un litre de lait: 2000 Bq, je crois, en France, 500 Bq en Allemagne Fédérale. Pro Pellerin: Ce n'est pas du tout comme ça que se présentent les choses. Nous nous référons aux normes de la Communauté européenne qui sont très claires sur ce plan là. On ne raisonne pas en concentration maximale dans un litre de lait, mais en quantité maximale d'iode radioactif que l'on peut ingérer en une année. Pour une personne de la Communauté européenne, cette quantité d'iode radioactif est de 5,4 micro-curies. C'est à dire... Nous, nous ne parlons pas en becquereli9. Madame Sené a tout à fait raison de dire que 1 Bq c'est une désintégration par seconde, mais la plupart des personnes qui connaissent cette question parlent en curies. Je continuerai à parler en curies.
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5,4 pCi valent 200 000 Bq 75
J-C. Bourret: Bon, alors si tout le monde parle en becquerels et vous en picocuries! Alors déjà qu'on n'y comprenait pas grand' chose, là, on est complètement perdu. Alors, ce que je vous propose.... Pro Pellerin: Ce chiffre est de 5,4 microcuries par an. Alors là, personne... J-C. Bourret: Mais quand on dit par exemple qu'il y a 3 000 Bq dans un litre de lait, qu'est-ce que ça veut dire concrètement? On peut le boire ou l'on ne peut pas le boire? Pro Pellerin: Mais absolument, on peut le boire. Absolument. On est très en dessous de ce que je veux expliquer qui est la quantité maximale que l'on peut ingérer par an. J-C. Bourret: Mais alors pourquoi l'Allemagne Fédérale interdit-elle la consommation du lait? Pro Pellerin: Je suis désolé, mais nous ne sommes absolument pas d'accord avec les Allemands.
Après quelques échanges sans grand intérêt avec Monique Sené, Pierre Pellerin poursuit: À partir de quel moment peut-on interdire? C'est quand on risque de dépasser une limite dangereuse. La limite qui est considérée comme ne posant aucun problème est 5,4 microcuries par an, par personne. Donc ce que l'on doit faire, ce que l'on fait, de façon tout à fait courante dans le cadre de la Communauté, c'est regarder à combien de microcuries ingérées au cours de cet incident correspond ce que va recevoir chacun de nous. Eh bien actuellement, l'ensemble de l'accident de Tchernobyl, qui correspond maintenant à un passage de radioactivité qui s'atténue, je vous le montrerai tout à I 'heure (bien entendu ceci n'est valable, Madame Sené, que s'il n'y a pas un deuxième accident) mais pour l'accident actuel, nous avons passé la vague. Cette vague va donner à l'ensemble des pays européens, et en France (je vais ajouter tout à I 'heure quelque chose sur le niveau le plus faible) une dose qui correspond en iode (non pas une dose mais une quantité d'iode radioactif) qui est le dixième de la limite annuelle que j'ai citée tout à I 'heure. Et en France de plus, il faut savoir, je vous le montrerai sur des documents que je proposerai toUt à l'heure, qu'il y a une radioactivité moyenne en France, qui se situe entre le tiers et la moitié de ce qui est tombé sur les autres pays. Je vous le montrerai. Preuves météorologiques à l'appui et chiffres en main puisqu'on dit que nous ne communiquons pas nos chiffres. J-C. Bourret: Vous avez les chiffres. Hier, vous nous disiez que vous n'aviez pas les chiffres allemands.
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Pro Pellerin: Je ne connais pas le détail des chiffres allemands mais je connais le chiffre global allemand. Nous sommes en France au tiers ou à la moitiio. Voilà. Monique Sené: Cependant, je ne suis pas entièrement d'accord avec la façon dont vous présentez les choses et je crois... Pro Pellerin: Vous n'êtesjamais d'accord avec nous. Monique Sené: Et je pense que si les Allemands d'abord ont pris ces mesures, ce sont des mesures conservatoires. Et ce sont des mesures qui risquent justement de ne pas paniquer, puisqu'il suffit de consigner les bêtes pendant quelques jours dans une étable pour éviter justement que, après, s'il y a un deuxième incident, on ait un problème, et de la même façon faire la rétention du lait pendant quelques jours n'a rien de particulièrement dommageable, mais permet justement de ne pas avoir de problème par la suite. C'est ça un petit peu. Je pense que les Allemands sont beaucoup plus conservateurs que nous et ils ont raison. Par ailleurs, vous dites que les normes allemandes sont les mêmes que les nôtres,' non, elles ne sont pas les mêmes que les nôtres. Nous n'avons pas encore appliqué les réglementations que la Communauté Européenne avait édictées en 1980 et que nous aurions dû mettre en œuvre en 1983. Nous sommes toujours sur les vieilles règles de 1966, 1978, etc. J'ai vérifié et je suis sûre de ce que je dis. Cela pose problème parce qu'il nous manque justement dans un certain nombre de... Enfin pour faire certains calculs, il manque en particulier les normes population. Suit un échange entre Jean-Claude Bourret et André Célarié, journaliste scientifique, qui fait état de chiffres publiés en Allemagne: A. Célarié: On sait qu'à partir de 500, 1000 becquerels par litre, par exemple, ça devient dangereux et on sait que c'est le seuil que les Allemands avaient adopté. J-C. Bourret: Les Allemands ontfixé à 500 Bq par litre. A. Célarié: Voilà. Si on parle d'herbe, de lait puis ensuite de viande et de salades par exemple, eh bien pour l'ensemble de la RFA, je résume, 50000 à 200000 Bq par kilo d'herbe dans l'ensemble de la RFA, ces jours derniers. Si on parle viande.... J-C. Bourret: 50 000 A. Célarié : 50000. J-C. Bourret: La norme maximale est de 500.
Une assez longue discussion s'engage alors entre J-C Bourret et A. Célarié sur l'activité trouvée dans la thyroïde d'un chevreuil (17 millions de Bq/kg) 30 Plutôt moins qu'au tiers, en moyenne. Mais la polémique ne porte pas sur les valeurs moyennes. 77
et sur la position des sociaux-démocrates allemands en Hesse, qui réclament des normes concernant la viande. Il n'yen a pas, alors qu'il en existe pour les laitues et les légumes verts. On ne mange certes pas les glandes thyroïdes, mais les chiffres, pour celles des moutons (800 000 Bq/kg) et des bœufs (300 000 à 400 000 Bq/kg) sont impressionnants. A. Célarié reprend: Donc, il faut que très vite les normes indiquent à partir de quel seuil il est interdit ou il n'est pas bon d'en consommer. Parlons un petit peu de laitues, si vous voulez. Dans le sud de l'Allemagne, près de Constance, par exemple, deux millions, vous l'avez dit, deux millions et demi de laitues vont être détruites par les cultivateurs en même temps d'ailleurs que les épinards, le persil, la ciboulette, j'en passe. Bon. Mais ce qui est troublant, c'est qu'à dix kilomètres de là, en Suisse, on va manger ces laitues. Alors qu'est-ce qui se passe? Je ne sais pas. Tout à l'heure, j'étais très déconcerté par votre débat. Moije suis très troublé par ça, d'autant plus que, du côté de la frontière sarroise, il se passe la même chose. En Sarre, on détruit, en France on consomme. Voilà. J-C. Bourret: Alors, Pro Pellerin, effectivement on se pose des questions. On les a d'ailleurs posées. Comment se fait-il qu'en Allemagne Fédérale on trouve des concentrations qui nous, simples Français qui ne sommes pas des scientifiques, quand on nous dit qu'il ne faut pas plus de 500 Bq par litre de lait et qu'on nous parle de millions de becquerels ou de centaines de milliers de becquerels par mètre carré de surface cultivable, on se dit que c'est peutêtre inquiétant! Quand on entend un physicien allemand qui dit: il y aura trente mille morts par cancer dans les prochaines années! Qui a tort qui a raison? Et nous en France, tout va bien! Pro Pellerin: Alors, si je peux m'expliquer complètement sur ce point, ce qu'a dit M Célarié est la clef Il s'agit d'une exploitation politique, dans cette affaire vous l'avez fort bien dit... Laissez moi aller jusqu'au bout. Il s'agit de mesures. Quand on vous parle de la thyroïde, tout le monde sait et tous les spécialistes compétents le savent, la thyroïde est l'organe quijixe la radioactivité de l'iode et il n'est absolument pas anormal de trouver une forte concentration d'iode radioactive dans la thyroïde. Nous nous servons nous-même dans nos mesures de la thyroïde des animaux de différentes régions comme indicateur. C'est le premier clignotant qui s'allume quand il y a de l'iode quelque part. Les chiffres que vous signalez n'ont rien d'étonnant,. si vous les traduisez en becquerels, vous avez des chiffres énormes bien entendu... nous sommes dans une présentation qui exagère vis à vis du public le risque par un chiffre énorme. C'est comme si vous vous mettiez à mesurer la distance de Paris à Strasbourg en millimètres, vous allez avoir un nombre de millimètres qui va être énorme. J-C. Bourret: L'essentiel, c'est d'avoir une norme. Quand on me dit, moi, en France, 2 000 Bq par litre de lait, c'est une norme qu'il ne faut pas dépasser.
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Pro Pellerin:
Ce n'est pas une norme. Il n y a pas de norme en Allemagne.
Ni nulle part. Les Allemands font partie de la Communauté comme tout le monde. Et là, je renseigne Madame Sené qui n'a pas l'air d'être au courant. Le fait que la directive ne soit pas encore publiée dans la réglementation française, ce qui va intervenir incessamment, je vous le signale (c'est au Conseil d'État actuellement), n'empêche pas que nous l'appliquions depuis très longtemps. Depuis 1980. La directive européenne dans son principe est applicable. Elle ne fixe aucune norme pour aucune substance à absorber dans l'alimentation. Aucune sazif...laissez moi aller jusqu'au bout, Madame, aucune sauf pour l'eau et pour l'air que nous respirons. Ce qu'on fixe maintenant, je vous l'ai dit tout à I 'heure, ce sont des limites maximales d'incorporation annuelles et on doit regarder pour chacun des éléments, la viande, les pommes de terre, les carottes, les escargots, il y en a des milliers. Ce n'est pas possible de fIXer une concentration maximale pour chacun de ces éléments. La sagesse de la CIPR et de la Communauté Européenne a été de dire: on ne va pas regarder ce que l'on a dans chacun des éléments que l'on ingère, on va fixer une quantité d'un radioélément radiotoxique maximal à ingérer sous n'importe quelle forme que ce soit. Alors je vous l'ai dit tout à I 'heure, si l'on fait le total de ce qu'on ingérera à la suite de l'accident de Tchernobyl en iode-13i, ce sera le dixième de la norme qui est 5,4 microcuries par an. J-C. Bourret: Ce que je voudrais demander maintenant à Madame qui est physicienne au CNRS et qui est également présidente du Groupement Scientifique pour l'Information sur l'Énergie Nucléaire: Vous avez entendu les chiffres, vous avez vos propres renseignements. Alors, est-ce que, en France, tout va bien ou bien est-ce qu'il y a un petit danger? Monique Sené : Justement. Je reprends ce que vous venez de dire. Vous avez vos propres renseignements. Alors les seuls renseignements que j'ai eus, c'est effectivement les renseignements qui viennent d'Allemagne, de Belgique ou d'Italie. Il se trouve qu'en France, il est regrettable de le dire, il y a eu un véritable blocage de l'information. Et ça, c'est parfaitement dommageable. Mais c'est ce qui se passe à chaque fois, M Pellerin. Pro Pellerin: Vous nous accusez à longueur de journée de bloquer l'information! C'estfaux et je vais en apporter la preuve. Monique Sené : Mais vous la donnez quinze jours après! Pro Pellerin: Mais madame, personne n'a donné d'information plus tôt. Monique Sené: Mais si, les Allemands ont donné des informations nettement avant et ... Pro Pellerin: Madame, j'ai la liste ici des informations... Monique Sené: ...et je regrette de constater que personnellement, cette fois-ci, je n'ai pas pu avoir l'information que j'ai d'habitude, parce que toutes les informations sont passées spécialement par vous et chaque
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informateur ne pouvait plus parler. Ce qui est encore pire que d'habitude. Là, il Y a vraiment un problème. Il y a un problème grave. J-C. Bourret: Vous pouvez nous dire si c'est dangereux ou pas? Monique Sené: Ce qu'il faut, c'est éviter de faire ce qui a été publié, c'est à dire, un papier comme ça, qui donne des moyennes et qui ne donne des valeurs que sur toute la France. Il aurait fallu donner au moins une carte où on aurait pu voir quelles étaient les concentrations. Mais ce n'est pas pour moi qu'il fallait la donner. Moi, à la limite, j'aurais peut-être pu la trouver. Mais je m'excuse, s'il devait y avoir de la rétention du lait pour les paysans de l'Alsace par exemple, ilfallait leur donner. Pro Pellerin: Non, madame. Monique Sené : M Pellerin, vous avez une conception de l'information qui est totalement différente de la mienne. Moi, je pense personnellement qu'on ne panique jamais les gens à leur dire la vérité et à leur expliquer exactement, même en leur disant que c'est une désintégration par seconde, des choses comme ça, en leur expliquant exactement; et si vous ne le faites pas, votre crédibilité sera morte et celle de vos techniciens, ce qui est plus grave. Pro Pellerin: Je vais répondre à tout ce que vous avez dit. J-C. Bourret: ... Je voudrais que, très rapidement, Pro Pellerin, parce que c'est une exclusivité pour les téléspectateurs de TF1 (et c'est vrai que c'est la première fois que l'on va lefaire en France après l'accident de Tchernobyl), on nous montre ce qui s'est réellement passé. Cette avancée du nuage radioactif, si je puis me permettre cette expression. Alors Pro Pellerin, nous vous écoutons. Pr. Pellerin: Bon. Je voudrais d'abord dire que, au cours de toute cette affaire, nous sommes d'abord tombés dans une période où il y avait des fêtes et où des postes ne marchaient pas. Il n'empêche que nous avons des télex et des télécopieuses et que nous avons envoyé, madame, plus de deux cents télex d'information à toutes les agences de presse. Ceci étant dit, maintenant je vais expliquer ce qui s'est passé. Sur le plan de la météo en particulier. Vous avez ici la carte de France. Le 28 avril, le vent soufflait du sud-est et la situation était paifaitement normale, c'est la radioactivité qu'on constate depuis toujours. Il reste des résidus des retombées de 1960-1962 dues aux tests russo-américains atmosphériques. On avait moins de 0,5 picocurie par mètre cube dans l'air. Le 29, pratiquement la même situation; nous avons eu une petite indication, un clignotant qu'on n'a pas su interpréter tout de suite, qui était sur la Corse où on est passé à 0,8 pratiquement au lieu de 0,5, qui était imperturbablement le même sur toute la France. Le 30, alors là nous avons un début de hausse très nette par l'est incluant la région Côte d'Azur.
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Le Pro Pellerin montre alors successivement une dizaine de cartes de France avec des courbes et des chiffres manuscrits, établies jour après jour, indiquant la radioactivité de l'air (nous en parlerons plus loin). J-c. Bourret: Combien y a-t-il de mesuré là? Pro Pellerin: Alors on est passé, le 30 avril, de 0,5 à 50, 100, 200 suivant les stations. On était à ce moment en régime de vent d'est qui s'est poursuivi ici et sur le pays. Dans un deuxième temps, est passé un nuage radioactif, mais beaucoup moins radioactif que celui qui est passé sur les autres pays d'Europe parce que, initialement je vous le rappelle, le vent a soufflé d'abord vers le nord-ouest depuis Kiev et s'est rabattu vers le sud-ouest. J-C. Bourret: Quelle valeur du nuage radioactif, quelle intensité? Pro Pellerin: C'est impossible de dire l'intensité du nuage lui-même. Moije mesure ce que je vois en France. J-c. Bourret: Alors çafait combien? Pro Pellerin: En France nous sommes montés, là, à 100, 200 fois, même 300 fois ce qu'on avait. 400 dans certains coins. Et puis il y avait une zone qui était épargnée. J-C Bourret: 400 fois supérieur à la radioactivité... Pro Pellerin: A ce que nous avions avant. J-C. Bourret: C'est les chiffres qu'on découvre aujourd'hui... Pro Pellerin: Voilà. Alors ceci a été renversé par la situation qui s'est produite sur le plan météorologique. Des vents du sud se sont d'abord établis, qui ont repoussé tout ça vers le nord, vers les pays nordiques, vers l'Allemagne et vous voyez que les fortes radioactivités qu'il y avait sur la partie Est de la France ont commencé à se replier. Le 3 mai, le repli était très accentué. Il ne restait de valeurs supérieures à l'ordre de 100 que dans la région méditerranéenne d'où c'est parti. Le vent s'établit en plein ouest maintenant, en tout cas sud-ouest et le 4 mai, il ne restait qu'une radioactivité relative dans le Sud-est, pour arriver à une situation pratiquement normale à partir du 6 mai. Voilà ce qui s'est passé sur le plan de l 'histoire du vent. Je vais ajouter à ceci pour le dépôt de radioactivité total auquel cela correspond en pCi/km2 dans la zone Ouest: Normandie Bretagne: 5 pCi/km2 ont été déposés. Dans le centre, ici: Il pCi/km2, 20 dans la région Est et 25 dans la région Sud-Est. La situation précédente était de 5 à 6 pCi/km2 J-C. Bourret: Bien, vous nous direz tout à l'heure ce que cela signifie pour la santé éventuellement des Français et pour les agriculteurs. (..)Une dépêche nous est parvenue concernant le report du vote des États membres de la Communauté Économique Européenne concernant justement les problèmes de pollution des denrées alimentaires par l'accident de la centrale nucléaire de Tchernobyl. L'Allemagne Fédérale a demandé ce report pour pouvoir étudier de nouvelles propositions en matière de normes de radioactivité faites à la suite d'une réunion d'experts qui s'est tenue hier à
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Bruxelles. Bon, ça veut dire quoi, Professeur? Ça veut dire qu'ils ne sont pas d'accord entre eux sur les normes? Pro Pellerin: Je crois que c'est évident. Mais je vais vous donner tout de même une information importante que l'on a oublié de donner tout à l'heure. L'Organisation Mondiale de la Santé, dont c'est le rôle de protéger la santé des populations mondiales, qui a un service spécial qui s'occupe de radioactivité, a été catégorique dans son communiqué. Il a dit que nulle part en Europe il n ' y avait à prendre de contre-mesure. Voilà ce que dit la santé. L'OCDE hier, dans une réunion, a dit la même chose.
L'émission se poursuit avec des questions posées par le public présent, lesquelles n'apportent pas d'éléments de réponse nouveaux. Elles donnent cependant à Monique Sené l'occasion de déplorer à nouveau les lacunes du SCPRI en matière d'information et au Pr. Pellerin de redire qu'il n'était pas un service de presse. Nous avons envoyé, je le répète, plus de deux cents télex pendant cette période à toutes les agences de presse. Ce n'est pas mon rôle d'aller plus loin. Je n'ai pas les moyens d'ailleurs. Madame je vous rappelle encore une fois que pendant cette période, il y a eu deux jours de congé, et tout le week-end prolongé pendant lequel les postes ne marchaient pas... Nous avons donné l'information. Quels commentaires ajouter? On voit que la question des normes alimentaires a été au cœur de la discussion. Que le lecteur qui ne l'aurait pas bien comprise se rassure: nous reviendrons en détail sur ce sujet dans un chapitre ultérieur. Quelques jours avant l'émission, les journalistes ironisaient sur les contradictions et les paniques allemandes ou d'autres pays plus exposés; maintenant les décisions prises outre-Rhin, défendues par Monique Sené, ont paru tout à coup sages et les nôtres quasi scandaleuses! Quel retournement de situation! Un point surtout a frappé les esprits: l'augmentation de la radioactivité de l'air. Le SCPRI avait parlé jusque là de «légère hausse ». Maintenant le chiffre d'une multiplication par un facteur 400 était avancé! N'avait-on pas menti aux Français? Le doute, peu à peu, se mue en certitude. Pourtant, une semaine auparavant, un facteur 1 000 avait été déjà mentionné sans provoquer d'émoi particulier3! .
3! L'enregistrement repris en page 52 montre un facteur supérieur à cette valeur, au pic de contamination, mais de façon extrêmement temporaire. 82
9 10 au 14 mai: la volte-face médiatique Le IT du 13 heures du 10 mai sur TF 1 entraîne de vives réactions. Sur la même chaîne, celui de 20 heures, présenté par Marie-France Cubada, reprend les passages forts de l'exposé sur la radioactivité du panache qui a traversé la France et s'en est retiré. Même si aujourd'hui tout est rentré dans l'ordre, ces chiffres ont de quoi affoler. Pourtant, si l'on en croit le SCPRl, nous n'avons rien à craindre. On ne peut mieux manier l'ambiguïté: il n'y a pas de danger (officiellement) mais c'est quand même très inquiétant! Ces grands chiffres qui affolent sont, bien sûr, exprimés en becquerels; les mêmes activités en curies n'auraient probablement ému personne. Qui croire? D'un côté on nous dit qu'on ne dépassera pas, en iode radioactif reçu, le dixième de la limite annuelle mais c'est une opinion que ne partagent absolument pas nos partenaires européens. En Allemagne notamment, des mesures sanitaires ont été prises en ce qui concerne le lait, et les légumes verts. Alors, les Allemands sont-ils alarmistes? Est-ce de l'excès de zèle? L'irifluence des écologistes est, il est vrai, plus forte au sein de leur gouvernement. Mais surtout, il semble que l'on assiste à une bataille de chiffres. Français et Allemands ne sont pas d'accord sur le seuil maximal autorisé en matière de radioactivité. La Commission européenne réunie à Bruxelles devra revoir toutes ces normes. Et une voix« off» ironique d'ajouter:
- J'ai menti par - Vous réciterez
omission. trois curies et un becquerel.
De quelles omissions s'agit-il? De la divulgation, au jour le jour, des radioactivités de l'air constatées dans les diverses stations météo du SCPRI ? Ou mesurées par d'autres entités en tous points du territoire? Ne fallait-il pas une semaine pour rassembler les données, contrôler leur validité afin de présenter les résultats de façon cohérente? Les scientifiques n'ont pas pour habitude de présenter au fur et à mesure des données éparses disponibles. Cependant, le gouvernement comprend le malaise des médias puisque dès le lendemain, le dimanche 11 mai, à l'émission «sept sur sept» d'Anne Sinclair, Alain Madelin annonce la mise en place d'une structure interministérielle d'information pour réaliser la transparence nécessaire. Il est grand temps de prendre des mesures.
Les réactions de la presse Le changement de ton amorcé dans certains médias, dont Libération et Le Matin de Paris, se radicalise aussitôt et le «mensonge par omission» devient, dans la presse du lundi 12, un mensonge tout court. On soutiendra que les experts ont caché le passage du « nuage» sur la France, alors que les mêmes journaux l'avaient annoncé dix jours auparavant en première page! Le terme «nuage », reconnaissons-le, n'avait pas toujours été écrit (ce n'avait été souvent que des «particules radioactives »), mais c'est ainsi qu'il est désormais perçu. Commençons par la Une du Matin: Le mensonge radioactif. Les autorités scientifiques ont caché à l'opinion le passage au-dessus de notre territoire du nuage radioactif provoqué par la catastrophe de Tchernobyl. C'est samedi seulement qu'on a appris que les Français avaient été exposés à unfort rayonnement entre le 30 avril et le 4 mai. Personne n'a parlé de «fort rayonnement », pas plus Monique Sené qu'un autre. Mais l'annonce d'une multiplication par 400 de la radioactivité de l'air, même très temporaire, donne du crédit à cette assertion. Même manchette à Libération: Le mensonge radioactif. Les pouvoirs publics en France ont menti, le nuage radioactif de Tchernobyl a bien survolé une partie de l 'Hexagone: le professeur Pellerin en a fait l'aveu deux semaines après l'accident nucléaire. Il n'y a pas eu « d'aveu» mais des chiffres qui ont impressionné les journalistes (qui n'ont pas les ordres de grandeur en tête), et des cartes qui confèrent une certaine matérialité au panache. Deux ministres, Alain Madelin et Alain Carignon, tous deux mis en cause, ont annoncé pour aujourd'hui la création d'une «cellule d'information» (..). C'est aujourd'hui que les ministres des Affaires étrangères de la CEE doivent se prononcer sur le blocus des produits alimentaires en provenance des pays de l'Est sur fond de guerre commerciale. La projection juxtaposée des premières pages de Libé du 2 mai (Le choc du nuage) et du 12 mai (Le mensonge radioactif) a longtemps donné aux nucléophiles l'occasion d'ironiser sur la versatilité des médias. Mais le « choc» décrit le 2 mai était, semble-t-il, celui des habitants d'autres pays que le nôtre. La contradiction est donc moins flagrante qu'il n'y paraît. C'est apparemment le concept de « nuage» qui est resté brumeux... C'est une règle bien connue: si les gros titres racolent et font vendre, les articles des pages intérieures sont parfois plus circonstanciés, voire en
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contradiction avec l'article de tête ou des articles antérieurs. Ce numéro de Libération du 12 mai mérite qu'on s'y attarde: En page 2 figurent plusieurs articles au vitriol dont voici quelques extraits: La France, du silence actif au mensonge radioactif. Il a fallu attendre en réalité quinze jours pour connaître les premiers résultats chiffrés des différents taux d'activité (.. .J, aux alentours du 30 avril on nous affirme que l'aérosol maudit s'est arrêté à Monaco (...) Le SCPRI communique qu'aucune élévation significative de la radioactivité n'a été constatée sur le territoire par l'ensemble de ses stations ... Or, rien de ce qui a été dit par les autorités ne peut laisser penser que le panache s'est arrêté à Monaco; et ce sont les conséquences sanitaires qui ont été considérées insignifiantes, non la hausse de la radioactivité. (. ..J Rétention d'information, déformations, contradictions, les autorités ne nous auront rien épargné. Cela tient autant aux faibles moyens du SCPRI qu'à la culture même que cette communauté d'atomistes engendre: une culture du secret due aux traditions militaires que certains organismes se sont appliqués à développer (...) cette tradition de grande muette s'impose jusque dans les règlements: décret 66-406 en date du 15/06/1966. On a vu à la fin du chapitre 7 ce fameux décret et la véritable nature du « serment» prêté par les agents assermentés du SCPRI. Dans son éditorial, Gérard Dupuy n'y va pas de main morte: Peut être en va-t-il politiquement des catastrophes nucléaires comme des radiations, elles agissent à retardement. Du moins faut-il l'espérer si on ne veut pas que l'entourloupe grave dont le Gouvernement français s'est rendu coupable à l'égard de l'opinion reste impuni. Celui-ci, depuis une semaine, n'a pas seulement caché des vérités gênantes, il a délibérément menti, en tout cas fait mentir des administrations plus que consentantes. Les raisons du silence, puis des mensonges, ont été déjà pointées: le lobby agricole s'accouplant, dans une position bizarre, avec les intérêts nucléaires et communiant dans le statu quo régalien (sic!). Il existe un consensus dans la classe politique française, et encore plus dans l'administration, dont le triste Pellerin est un merveilleux exemple, pour minorer l'information pour mieux minorer le citoyen. La «panique» éventuelle en l'occurrence a bon dos pour justifier les combines. C'est là le manteau de vertu dont les menteurs aiment à recouvrir leurs esquives, l'absoute auto-administrée des truqueurs. La preuve en est toute bête: dans aucun pays de l'Europe occidentale où les gouvernements ont osé dire la vérité on a détecté le moindre signe de panique (sic I). Ces articles, d'une rare violence, sont en complète contradiction avec ceux des premiers jours de mai. Amnésie. Oublié le Libération du 2 mai où on pouvait lire qu'à Monaco on a enregistré des traces de particules peu
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fréquentables dans l'atmosphère, minimes ne présentant aucun danger (...J puis finalement, cela a été le tour de la France, oublié encore que Pierre Pellerin a annoncé hier (donc le 1er mai jour férié, sans journaux) que l'augmentation de la radioactivité était enregistrée sur l'ensemble du territoire sans aucun danger pour la santé. Mais le plus surprenant est que la Une et ces articles virulents ne contredisent pas seulement les articles précédents du même journal, mais aussi ceux du même numéro. Cette panique qui, paraît-il, n'aurait jamais existé en Europe, Libération comme Le Monde s'en sont pourtant fait amplement l'écho, en rapportant la situation en Suède, en Pologne, en Italie, en Grèce ou dans certains Uinder allemands. Libé écrit en page 6, sous la plume de son correspondant en Allemagne, que: des Allemandes de l'Ouest se font avorter par peur des effets sur leurs erifants. Le phénomène parait suffisamment important pour que le Ministère Fédéral de la Santé ait dénoncé les médecins qui ont conseillé une mesure qui ne se justifie nullement. Les évaluations, rien que dans ce pays, porteraient sur plusieurs milliers de cas. Quant au correspondant de Libération en Grèce, il signale (toujours en page 6) que la Commission de l'Énergie Nucléaire a annoncé samedi que le niveau de radioactivité était redevenu « presque normal ». Ces déclarations ont pour objectif de calmer la panique que continue à entretenir dans la population une partie de la presse nationale. Toujours en page 6 de Libé, l'article de Gilles Pial consacré à l'impact sanitaire des retombées du panache contraste par sa rigueur et sa modération avec l'embrasement des premières pages. Sous le titre Un risque à double détente, Gilles Pial écrit: Pour la plupart des médecins nucléaires les mesures prises dans certains pays européens concernant l'importation de produits alimentaires sont « purement politiques et sans aucune commune mesure avec la réalité médicale et les risques éventuels ». Une réalité bien difficile à appréhender au vu de l'incroyable suite de non-dits et de données fragmentaires, voire franchement contradictoires, qui ont submergé les Français (...J Il semble que ce soit essentiellement de l'iode 131 et un peu de césium qui planent au-dessus de nos têtes. Leurs effets dépendent d'un certain seuil qui, d'après les données disponibles n'est pas atteint dans l'Hexagone. Même dans les pays scandinaves, la radioactivité n'aurait pas dépassé, quelques heures après la catastrophe, une poignée de millirads, doses minimes qui peuvent être comparées à une radiographie des poumons (2 milliradsJ ou à une semaine de ski à 2000 m (20 millirads). On croirait le début de l'article rédigé par le SCPRI... Gilles Pial poursuit en parlant des effets des rayonnements, des effets aléatoires différés dans le temps, riches en incertitudes et objets de bien des fantasmes, ces effets (mutations génétiques, cancers...) sont proportionnels à 86
la dose d'irradiation, les doses se cumulant dans le temps. Toute dose d'irradiation, qu'elle soit naturelle ou accidentelle constitue un risque de cancer. Risque difficilement appréciable statistiquement vue l'incertitude du lien entre la cause et l'effet, le caractère plurifactoriel de la plupart des cancers et la latence d'apparition de ces maladies (20 à 30 ans). En tout état de cause la responsabilité d'un tel accident nucléaire dans la multiplication des cancers ne pourra jamais être établie et les mesures prises afin d'endiguer les effets - éventuels - de la radioactivité semblent pour le moins discutables (...) La proscription de l'eau ou des produits laitiers suspects de radioactivité peut avoir bien des inconvénients pratiques (...) Cette dernière mesure n'est en fait souhaitable que si le niveau de la radioactivité se situe au-delà d'un certain seuil qui ne semble pas atteint à nos frontières (...) En faisant les hypothèses les plus pessimistes, un individu ayant bu un litre de lait par jour pendant 12jours, parmi les plus radioactifs, aurait ingéré 8640 Bq, moins du dixième de la limite annuelle (100000 Bq). On peut contester l'existence d'un risque pour une très faible dose, mais l'ensemble de cet article, bien documenté, est parfaitement correct. La Une de France Soir en rajoute: Le nuage de mort est passé sur nous, un titre dont Le Canard Enchaîné soulignera le caractère excessif dans sa rubrique La manchette qui tue: informer, c'est bien mais affoler, ça fait mieux vendre du papier. Si même Le Canard le dit! Le Quotidien de Paris fait exception, ce qui est tout à son honneur. Son titre (La France libre) évoque bien le soulagement consécutif à la disparition des traces de radioactivité dans l'atmosphère. Christian Gérin, dans son article, ne se plaint pas d'un quelconque mensonge mais cherche la vérité entre l'attitude des Allemands, constamment travaillés par les agitateurs verts, pétris de romantisme germanique, et privés de l'arme suprême pour lesquels l'atome ne peut que représenter le mal absolu, et les Français pour lesquels l'atome est le symbole d'une puissance tant civile que militaire, et donc un allié majeur, qu'il s'agisse d'indépendance énergétique ou de dissuasion stratégique. Ce qui le trouble, c'est qu'il ne sait pas imaginer la mort par contamination et irradiation, contrairement aux autres morts (brûlures, écrasement, étouffement). La mort par «maladie des rayons », comme on l'appelle, peut paraître effectivement mystérieuse, d'autant qu'elle ne s'est alors manifestée que de manière rarissime (il faut de très fortes doses). N'en seront victimes à Tchernobyl que quelques dizaines de personnes, les autres décès potentiels étant des cancers, une maladie commune, hélas, n'ayant pas de caractère spécifiquement «nucléaire ». Le journaliste poursuit: En l'absence d'une information scientifique minimale des populations, en l'absence d'un consensus entre spécialistes sur les conséquences à long terme des faibles 87
irradiations,
en l'absence même
-
en France
-
de la publication
détaillée des
relevés effectués, le terrain est libre pour les vaines querelles et les manipulations de données dans un but idéologique. Bravo! Mais pourquoi continuer en affirmant que la radioactivité artificielle (...) est incomparable à n'importe quel autre fléau etc. ? Elle est comparable à la radioactivité naturelle! Ce qui importe, c'est la dose! Il n'y a aucune raison de lui conférer un caractère mystérieux. Sauf pour la rendre par nature maléfique. L'ensemble de la presse publie des cartes et des tableaux remis par le SCPRI, indiquant jour par jour, entre le 30 avril et le 5 mai, accompagnés d'articles et de commentaires circonstanciés: -l'emplacement et l'étendue du panache, - les concentrations de l'iode dans le lait, région par région, - la radioactivité du sol, - les limites annuelles d'absorption pour les éléments véhiculés par le panache: l'iode, le césium, le strontium, le ruthénium. Les cartes publiées par Le Monde du 13 mai, montrent les directions du vent et l'ordre de grandeur de la contamination du panache: 30 Avril 1986
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INFERIEUR A 0,4Bq/m3
ENTRE 0,4 p,:.=:":_) ".::::. ET 8Bq/m3
~ ~
ENTRE 8 ET 25Bq/m3
Les Échos (La France polémique sur les retombées de la catastrophe) sont plus mesurés. En page intérieure, dans un article exempt de toute passion, Thierry Chevallier met le doigt sur l'insuffisance de la communication gouvernementale. Cette absence d'information, prédit-il, va, à n'en pas douter, relancer le débat sur les dangers du nucléaire. Une remarquable prédiction. La Une du Monde du 13 mai pointe avec réalisme les défaillances du Gouvernement depuis le début de la crise: 88
Le nuage radioactif est passé au-dessus de la France. Le gouvernement tente d'apaiser la polémique sur les effets de l'accident de Tchernobyl (...) La France a bien été survolée par un nuage radioactif après la catastrophe nucléaire de Tchernobyl. Les experts ajoutent cependant que cela était sans danger pour la population. L'insuffisance des informations étant dénoncée de divers côtés, le gouvernement a finalement décidé la mise en place d'une« structure interministérielle d'information ». Citons presque en entier l'éditorial du Monde du même jour : Désinformation nucléaire (...) Le gouvernement français subit aujourd'hui le choc en retour de sa désinformation à laquelle, y compris dans ces colonnes, on s'est trop facilement laissé prendre. On peut accuser l'Union Soviétique de ne pas avoir prévenu ses voisins de l'accident de Tchernobyl, mais les autre pays européens, qui n'avaient pas été davantage avertis, se sont efforcé de donner des consignes visant à réduire les effets, même bénins, du nuage radioactif. Le gouvernement français n'a pas assumé sa responsabilité alors qu'elle était légère: il suffisait au ministère de la Santé, premier responsable de la protection contre la radioactivité, de diffuser quotidiennement les informations recueillies par son service spécialisé, le SCPRl (Service Central de Protection contre les Rayonnements Ionisants). D'autant que les conclusions des prélèvements semblent être rassurants. Or on a laissé le directeur du SCPRl, le professeur Pierre Pellerin, seul maitre de la communication bien que son service ne soit pas conçu pour informer le public. Et le professeur Pellerin a fait l'erreur de retenir l'information sous prétexte que la santé des Français n'aurait pas été en cause. Les Italiens, dix ans après, ont appris la leçon de Seveso. En prenant tout de suite des mesures fussent-elles disproportionnées par rapport au danger réel, ils ont évité les réactions incontrôlées d'une population tenue dans l'ignorance. La France n'a pas retenu la leçon du Mont-Louis pourtant récente. Lorsque le cargo français chargé de fûts d'hexafluorure d'uranium a coulé au large d'Ostende, le gouvernement français avait été complètement pris de court. Le Commissariat à l'Énergie Atomique était semble-t-il prêt à fournir l'information sur le chargement du Mont-Louis, mais les autorités préférèrent charger le secrétaire d'État à la mer, incompétent en matière nucléaire, du monopole de la communication. Lorsqu'il s'agit de l'atome, les responsables français sont comme tétanisés, pris entre les écologistes et les ayatollahs du nucléaire. Le gouvernement a fait le gros dos et s'est cantonné dans le silence. Aux: questions insistantes, il a opposé des déclarations apaisantes. C'est une erreur psychologique majeure alors que tous les États européens se mobilisaient pour connaitre la vérité sur Tchernobyl, le silence français afini par inquiéter.
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Un réquisitoire sévère mais qui, avec le recul du temps, énumère de manière pertinente les principaux griefs retenus contre les responsables de l'époque en matière de communication, tout en reconnaissant que les insuffisances pointées et les erreurs commises relèvent de l'inadaptation à la situation de la gestion de l'information et non de mensonge, ni moins encore de la mise en danger de la vie d'autrui. L'éditorial conclut en réclamant une autorité européenne de contrôle véritablement indépendante des gouvernements et des industriels du nucléaire, une utopie qui se perpétuera sous une forme différente: faire contrôler l'État en qui le citoyen n'aurait plus confiance par des entités « indépendantes»... c'est-à-dire antinucléaires. En page 9 du Monde, sous le titre Questions aux scientifiques, Maurice Arvonny et Franck Nouchi apportent des éléments de réponse aux questions qui feront polémique pendant vingt ans et plus. Bravo! Les retombées sur la France sont-elles dangereuses? Selon Maurice Arvonny, une réponse a été donnée par onze experts de l'Organisation mondiale de la santé (OMS). Réunis le mardi 6 mai, à Copenhague, ils se sont accordés sur les limites en dessous desquelles il vaut mieux ne rien faire. Pour l'iode 131 présent dans le lait ou l'eau de pluie, particulièrement dangereux car il se concentre dans la glande thyroïde et peut donc provoquer une irradiation locale élevée, les experts ont estimé cette limite à 2 000 becquerels par litre. Or une carte des quantités d'iode 131 présentes le 7 mai dans cent dix laits de coopératives a été publiée par le SCPRI. Elle indique un maximum de 360 becquerels ». Le nota précise que: La limite d'incorporation annuelle pour l'iode 131, c'est à dire la quantité qu'on peut ingérer sans risque en un an, est d'environ 100 000 becquerels. Cancers, prédictions impossibles. Pour Franck Nouchi, il est bien difficile de faire la part des choses et de comparer l'attitude des autorités sanitaires de certains pays en apparence maximalistes comme la RFA (mais qui pourtant n'ont pas jugé utile d'interdire les importations de produits agricoles en provenance de RDA) ou l'Italie (qui par ailleurs s'oppose à une unification européenne) à celle d'autres pays comme la France et la Belgique qui ont la particularité d'avoir une électricité très fortement « nucléaire ». Il n'en reste pas moins qu'un expert aussi peu contesté que le professeur Gongora, chef du Service de médecine nucléaire de l'Institut Curie (Paris), nous a déclaré qu'un niveau d'irradiation de 360 becquerels par litre «ça n'était même pas de l'homéopathie ». Selon lui, les mesures prises par le gouvernement allemand ne s'expliquent que par la puissance du lobby écologiste dans ce pays. [Saluons au passage la reconnaissance d'un lobby vert... chez nos voisins]. Avortements en cascade. Bonn (dépêche AFP). Par peur des effets de l'accident de Tchernobyl, des Allemandes de l'Ouest ont avorté, ont indiqué, 90
le dimanche 11 mai, des sources officielles de Bonn qui n'en précisent pas le nombre. Un communiqué publié par le ministère de la famille et de la santé ouest-allemand dénonce les médecins qui ont conseillé une interruption de grossesse à ces futures mères affirmant qu'une telle attitude n'est pas « compatible avec l'éthique médicale» et qu'elle « ne se justifie nullement ». Cette dernière question sera abordée plus à fond ultérieurement mais nous pouvons dès maintenant nous poser la question de savoir si rassurer la population n'a pas quelques aspects positifs... En tout cas, depuis 1986, toutes les tentatives faites pour démontrer le caractère totalement infondé et malveillant de l'accusation de mensonge portée contre Pierre Pellerin et ses collaborateurs à propos du passage du «nuage» sont restées vaines: documents probants et preuves à l'appui, déclarations ministérielles (M. Roger Fauroux pour le PS, Michèle Barzach de l'autre bord...) devant l'Assemblée Nationale, procès en diffamation engagés et gagnés contre ceux qui ont continué à soutenir cette accusation mensongère... La rumeur diffamatoire se perpétue, elle a définitivement revêtu l'apparence d'une vérité première. Elle est devenue un mythe et semble donc indestructible. L'opinion reste convaincue d'avoir été abusée. Tordons tout de suite le cou à cette première accusation avant d'examiner, beaucoup plus loin, celle d'avoir nui à la santé des Français. Une diffamation Certains journalistes étaient peut-être en congé, mais certes pas Noël Mamère puisqu'il présentait le JT d'Antenne 2 lors du passage du panache sur la France. Or, le 23 octobre 1999, lors d'une émission de Thierry Ardisson « Tout le monde en parle », au cours de laquelle Michel Polac avait fait part de son émotion à la lecture d'un ouvrage consacré aux victimes de la catastrophe de Tchernobyl, il déclara: Il y a encore quelques semaines de cela, il y a des champignons au césium qui sont entrés en France et c'est le résultat de Tchernobyl,. moi je présentais le journal de 13 heures en 86, le jour de la catastrophe de Tchernobyl,. il y avait un sinistre personnage au SCPRI qui s'appelait Monsieur Pellerin, qui n'arrêtait pas de nous raconter que la France était tellement forte, complexe d'Astérix, que le nuage de Tchernobyl n'avait pas franchi nos frontières. Le Pro Pellerin, qui n'avait pas réagi à diverses attaques lorsqu'il était en activité, porta plainte pour diffamation contre le journaliste et France Télévision. Noël Mamère protesta qu'il n'avait pas voulu accuser M. Pellerin d'avoir occulté l'information mais seulement critiquer, de manière ironique, la qualité des informations qu'il avait données. Selon lui, M. Pellerin aurait manipulé les journalistes en leur cachant la vérité sur les conséquences 91
immédiates de la catastrophe, en particulier sur l'étendue de la propagation de ce nuage. Cet argument ne fut pas retenu par la cour et le plaignant eut gain de cause le Il octobre 2000. Noël Mamère et France Télévisions firent appel. Le journaliste expliqua alors qu'il avait voulu souligner simplement la frilosité de l'administration centrale concernant l'information sur Tchernobyl et que M. Pellerin incarnait les autorités responsables. Il n'aurait absolument pas voulu sous-entendre que M. Pellerin avait manipulé les journalistes et occulté la vérité, ce qui ressortait cependant du jugement précédent et il s'excusa d'avoir utilisé le terme « sinistre ». La Cour, dans son arrêt du 3 octobre 2001, confirma la décision précédente sur la culpabilité ainsi que sur la peine. Noël Mamère et Antenne 2 se pourvurent en cassation. Leur condamnation définitive intervint en 2003. Mais l'affaire ne s'arrête pas là. Noël Mamère en appela à la Cour européenne des droits de l'homme et par un arrêt du 7/11/2006, celle-ci condamna la France pour atteinte à la liberté d'expression. Les propos de Noël Mamère étaient certes sarcastiques mais, selon la Cour, non « manifestement outrageants », et il fallait concéder aux journalistes une plus grande liberté de parole qu'aux autres citoyens. Que disent les hommes politiques? Ce qui frappe et étonne à la lecture des journaux du début mai 1986 c'est le silence des hommes politiques. Jusqu'ici, l'arrivée du « nuage» n'avait pas constitué une préoccupation majeure, contrairement à ce qui avait pu se produire dans d'autres pays. C'est avec une certaine désinvolture (et maladresse) que le ministre de l'Agriculture s'était prononcé, le ministre de l'Environnement avait évité de prononcer le nom de Tchernobyl au cours de sa première conférence de presse. On avait peu entendu Michèle Barzach. Le 13 mai, le gouvernement prend conscience du malaise qui se répand dans la population et se porte au secours du Pr. Pellerin. Mieux vaut tard que jamais. Le ministre délégué chargé de l'environnement, Alain Carignon, confirme, au cours d'une conférence de presse à Grenoble que les mesures effectuées par le service du Pro Pellerin ne permettent pas de nous inquiéter. Il aurait fallu 5, 10, voire 100 fois plus de radioactivité. Puis c'est Alain Madelin qui, lors d'un passage dans une émission de télévision mouvementée, reconnaît des erreurs de communication et déclare qu'on va y remédier. Il prend les affaires en main d'une manière qui surprend tout le monde, faisant interdire la commercialisation des épinards en Alsace alors que, quelques jours auparavant, son collègue de l'Agriculture assurait qu'il n'y avait aucune restriction à la consommation des produits agricoles en France. Anecdote amusante rapportée par Le Matin du 12 mai, cette interdiction entre en application en France alors que les Allemands viennent 92
tout juste de lever la leur! D'où la grogne des agriculteurs... L'Alsace est en colère, de qui se moque-t-on? Le Monde du 15 mai n'en revient pas: Pourquoi les épinards? Pourquoi l'Alsace? Pourquoi M Madelin? Mais le ministre de l'Industrie s'explique (Enerpresse du 15 mai) : le seuil d'activité défini par l'OMS est de 2000 Bq par litre ou par kilo. Or, on a trouvé en Alsace 2600 Bq par kilo d'épinards; c'est pourquoi on en a interdit la consommation immédiate. Alain Madelin, tout en reconnaissant que les informations données au public auraient pu être plus détaillées et plus claires, se félicite qu'il n'y ait pas eu de panique. Le fait que ce soit le ministre de l'Industrie qui se préoccupe de la santé des citoyens et de leur alimentation semble dénoter un certain flottement au sein du gouvernement! Enfin, pressé de toutes parts, le monde politique sort de sa léthargie. Jean-François Augereau écrit dans Le Monde du 15 mai: Rien ne sera plus comme avant. Désormais l'information sur l'énergie nucléaire sera « transparente », «tout doit être dit ». M Alain Madelin, ministre de l'Industrie, des Transports et du Tourisme l'affirme. Dès le 14 mai fonctionnera de 9 h à 19 h une structure interministérielle d'information sur l'énergie nucléaire, mais à l'usage des seuls médias. À charge pour eux de traduire ce qu'ils auront recueilli en direction du public « sans trop jouer sur son émotivité» et en faisant en sorte de ne pas favoriser « les démarches de marchands de panique ». Il faut saluer cette démarche louable mais tardive de M Madelin qui, le 13 mai, au nom de la plupart de ses collègues, a fait son mea culpa et reconnu que tout n'avait sans doute pas été fait en matière d'information et finalement laissé entendre que faute avouée devait être à moitié pardonnée... Manifestement, cette dernière partie du message n'est pas passée!
Le mercredi 14 mai, à l'Assemblée nationale, se déroule la séance des questions d'actualité. Hélas, le débat sombre dans la pauvreté habituelle des traditionnelles passes d'armes, telle celle rapportée ci-dessous par le Monde: M. Charles Metzinger (PS): Le gouvernement a été incapable de faire preuve d'autorité auprès de ceux qu'il accuse de rétention d'iriformation (...) Preuve de ses erreurs, dans le collectif budgétaire il propose de supprimer le quart des crédits accordés au SCP RI.
Réponse du berger à la bergère, M Alain Madelin rappelle que le précédent gouvernement avait supprimé 7 millions de francs de crédits à ce même Service et, ce qui est plus grave, avait le 3 avril 1982 supprimé le Conseil de l'information sur l'énergie électronucléaire créé antérieurement et jugé inutile.. . La seule intervention digne fut celle de Mme Huguette Bouchardeau, exministre de l'Environnement, la seule à ne pas vouloir faire du dossier du «nuage» de Tchernobyl une affaire politique: C'est bien mal connaître 93
l'état d'esprit de l'opinionfrançaise que de vouloir faire de cette question un débat droite-gauche. Nos concitoyens ne veulent pas voir utiliser pour un camp ou pour un autre le déchaînement de la peur, de l'irrationnel. Elle se fera vertement (!) rappeler à l'ordre par son propre camp pour cette prise de position peu orthodoxe. On pourrait s'attendre à ce que ce débat politique à l'Assemblée se retrouve, peu ou prou, entre l'Élysée et Matignon. Mais rien ne l'indique. Jacques Attali (Verbatim, tome II) fait à peine allusion à l'accident de Tchernobyl et aucunement à l'existence d'une quelconque« crise ». Il ne cite personne, pas plus le Pr. Pellerin qu'un autre. Un an et demi plus tard, le 7 décembre 1987, le président de la République rend visite à l'Académie des sciences. Dans son discours, il la félicite pour avoir su mettre sa capacité d'expertise au service de l'opinion et des décideurs politiques. Ces propos ont trait aux travaux effectués sur les diverses options de gestion des combustibles irradiés, un bon exemple selon lui d'expertise indépendante. Mais il ajoute aussi: Dans le passé récent, je retiens votre travail sur l'accident de Tchernobyl et l'examen rationnel et dépassionné auquel vous avez procédé. L'Académie des sciences s'est effectivement prononcée, c'est indéniable, mais il faut avoir de bons yeux ou de bonnes oreilles pour le savoir, car nul n'en a parlé et elle n'aura eu, de ce fait, aucun impact sur l'opinion. L'examen fut-il au contraire trop rationnel et trop dépassionné? On serait tenté de le croire. En réalité, hélas, les déclarations des Académies des sciences ou de médecine ne semblent pas intéresser grand monde.
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10 Le silence des autorités Que dire à l'issue de cette émission du 10 mai qui a retourné l'opinion? Les journalistes ont semblé agir en bons professionnels, comme les jours précédents. A la télévision, ils redoutent les exposés ex-cathedra et, dans leur quête de vérité, privilégient la confrontation entre personnes d'avis différents. La lumière ne jaillit pas toujours de la dispute, mais les débats contradictoires font parfois apparaître des questions inattendues et donnent surtout au « spectacle télévisuel» un caractère plus vivant, captant mieux l'attention. Dommage que ces joutes verbales nuisent souvent à la clarté des exposés, du fait d'interventions inopinées qui coupent la logique des explications! Ceux qui ignorent tout du sujet traité sont les plus lésés. Malheureusement aussi, ces « débats» poussent les téléspectateurs à juger de la réalité des choses sur des critères purement subjectifs (l'attitude, l'aisance ou simplement la tête des orateurs) et à conclure « qu'en vérité on ne sait rien puisque les spécialistes (ou prétendus tels) ne sont pas d'accord entre eux ». Dans ce genre d'exercice, la partie qui attaque a le beau rôle, parce qu'elle a le choix des armes et qu'il y a, en chaque téléspectateur (nous en sommes tous), une propension à vouloir voir le lion manger le dompteur, le champion automobile sortir de la route, etc. « Bien passer» à la télévision dans un débat est un art qu'on n'apprend pas dans les Universités... C'est sans doute pourquoi le Pr. Pellerin avait refusé avant l'émission la présence d'un( e) professionnel(le) de la contestation antinucléaire, un (ou une) de ces quelques scientifiques qui en ont fait leur métier principal, auxquels il dénie d'emblée toute compétence dans le domaine de la santé, puisqu'ils ne sont ni médecins, ni radiobiologistes. Monique Sené lui reproche son refus général du dialogue; mais il faut bien savoir que dans la plupart des débats antérieurs opposant les antinucléaires aux constructeurs, exploitants ou autorités, ces derniers ont l'impression d'avoir affaire à des sourds. Les arguments échangés sont rebattus. Seul le public se renouvelle et croit assister à une confrontation originale. Certains experts se lassent de devoir toujours répondre (d'une manière qui leur semble à chaque fois satisfaisante, sinon convaincante) aux mêmes questions des mêmes personnes. Ils ont l'impression de n'être en définitive que les acteurs d'une joute répétitive, théâtrale, plus ou moins bien mise en scène, et de perdre leur temps. Pierre Pellerin a raison sur bien des points techniques dans cette interview: par exemple sur les normes alimentaires en vigueur (nous le verrons par la
suite). Il souligne également avec raison que ni l'OMS, ni l'OCDE (probablement veut-il parler de son comité de radioprotection) n'a considéré que des contre-mesures devaient être prises en Europe occidentale, un point de vue que l'avenir confirmera. C'est la diversité des positions prises au sein de la Communauté européenne qui a créé la pagaille: pour des raisons de pure politique intérieure, certains pays ont exigé soudain une norme plus sévère, une surenchère qui n'a, le plus souvent, aucune base scientifique. Ce qui est reproché au directeur du SCPRI, et à travers lui, le gouvernement, c'est de n'avoir pas eu de discours clair et explicatif dès le début, et de n'avoir communiqué aucun chiffre vérifiable et compréhensible. S'il redoutait une explication télévisée, toujours limitée en temps et parfois hachée, il pouvait organiser une conférence de presse dont il aurait eu la pleine maîtrise pour y exposer ses actions et ses constatations, indiquer pourquoi les effets de la contamination aérienne entrante seraient négligeables (de préférence avec l'aide ou en présence d'éminents médecins indépendants). La télévision en aurait repris les passages essentiels. À sa décharge: le caractère totalement imprévu de l'accident qui a pris de court tout le monde, l'énorme surcharge de travail de cette période mouvementée, pour lui comme pour ses collaborateurs, la crainte d'être mal compris et de déclencher une panique injustifiée préjudiciable à nombre de nos concitoyens. Peut-être aurait-il fallu sous-traiter une partie du travail de communication à des spécialistes ayant pu prendre le temps de dormir un peu malgré l'urgence? Mais Pierre Pellerin n'a pas la réputation de déléguer et il a sans doute choisi d'assumer bravement toutes ses responsabilités, d'autant que personne ne l'en a dissuadé ni n'a probablement cherché à se substituer à lui. N'était-il pas à la fois le plus « responsable» et l'un des plus compétents? S'il a toujours assumé ses responsabilités, le Pr. Pellerin s'est toujours défendu d'être à la tête d'une «agence de presse» et d'avoir été officiellement chargé de l'information du public (il n'en avait d'ailleurs nullement les moyens). Dépendant de l'INSERM, la mission du SCPRI était en principe purement technique: faire ou rassembler des mesures, les interpréter sous l'angle de la santé publique, en rendre compte au Cabinet du ministre, en informer aussi le Premier ministre (Secrétariat général à la sécurité nucléaire), le Haut fonctionnaire de défense, la Direction générale de la santé, la Sécurité civile etc. Certes, le ProPellerin a été le premier informé de l'accident, mais il a répercuté immédiatement l'information et d'autres laboratoires officiels que le sien ont fait également des mesures de radioactivité, au ministère des Finances (répression des fraudes), à l'Agriculture (hygiène alimentaire) et auraient pu communiquer davantage qu'ils ne l'ont fait. Ne faut-il pas chercher à un niveau supérieur la responsabilité du flottement médiatique? 96
Cependant, dès son second télex qui rend compte de l'arrivée du panache, le 30 avril à minuit, sans fournir d'indications sur le niveau de radioactivité mesuré, le SCPRI donne un avis général sur le niveau de risque sanitaire, qu'il estime totalement négligeable. On imagine donc mal, étant donné les compétences que chacun lui reconnaît, que des ministres, que cet avis arrange bien (aucune contre-mesure à prendre en conséquence I), viennent brouiller son message. Si un risque quelconque avait été reconnu, des réunions interministérielles auraient été sans doute organisées pour décider de mesures particulières. Dans le cas d'un accident survenant en France, le secrétaire général du Comité interministériel de la sûreté nucléaire, le préfet Lajus, aurait pris les commandes et l'information du public aurait suivi selon un schéma bien déterminé. Mais le cas d'une pollution d'origine étrangère n'étant pas prévu par des textes, ce préfet n'est pas entré en action. Le
gouvernement a été pris à contre-pied et le pont du 1eT mai l'a incité à l'inaction. Personne n'a perçu au début de l'affaire qu'il existait un risque de dérapage au plan de l'information du public. Comment expliquer la discrétion des autorités?
Que va-t-il se passer si tous ceux qui mesurent l'activité de l'atmosphère s'expriment librement? Il apparaîtra publiquement des différences très importantes entre les résultats de mesure d'un point à un autre du territoire ou d'une heure à l'autre et on risquera une confusion générale engendrant doute et inquiétude. Comment, en temps réel, les médias et la population pourraient-ils se faire une opinion? Ce serait la cacophonie! Pour cette raison probablement, le CEA, bien qu'il revendique un rôle de conseiller du gouvernement sur ce point comme sur d'autres, se garde bien de marcher sur les plates-bandes du SCPRI dans les premiers jours et donne pour consigne intérieure de ne rien dévoiler de l'activité de l'air constatée sur ses divers centres. L'IPSN, qui n'est pas en désaccord avec le SCPRI sur le niveau de risque, se conforme lui aussi, un peu à contrecoeur, à la directive du HautCommissaire, Jean Teillac : rester très discret sur ce sujet, jusqu'à se taire. Voyons-en les conséquences. Au CEA, les relations publiques sont supervisées depuis quelques mois par Jean-Claude Koechlin, un ancien adjoint de Pierre Tanguy, le directeur de l'IPSN qui a précédé François Cogné dans ce poste. Il n'a guère été sollicité jusque-là par les journalistes qui savent pertinemment que les compétences techniques ne sont pas à Paris, au siège du Commissariat, mais à Fontenayaux-Roses (IPSN) ou au Vésinet (SCPRI), où travaillent les experts. Sans doute considèrent-ils qu'ils n'entendraient de sa part que de la langue de bois! Or, J-C Koechlin est, de par ses fonctions, en relation directe avec tous les directeurs de centres du CEA qui se plaignent amèrement auprès de lui de devoir taire les niveaux de radioactivité que leurs services ont pu constater, 97
en application des consignes reçues, alors qu'ils sont harcelés de questions par les médias locaux. Que ces niveaux aient bondi au passage du panache est un secret de polichinelle! Le même phénomène qu'à Forsmark en Suède s'est produit à Cadarache et à Marcoule. Les personnels du CEA ne pouvaient cacher à leur entourage le déclenchement des balises lors de leur entrée dans les installations, phénomène d'autant plus net qu'une pluie abondante avait préalablement lessivé le panache radioactif au-dessus de ces sites. Les syndicats étaient parfaitement au courant. Philippe Sachnine, directeur du centre de Saclay, a été appelé chez lui le 1er mai par le service de garde, alerté par une hausse de la radioactivité de l'air. Après s'être rendu sur le centre et constaté que cette augmentation, n'était pas due à une installation nucléaire particulière mais bien au passage attendu du panache, il adresse directement par télex au SCPRI ainsi qu'au Siège du CEA les valeurs mesurées au sommet du mât météo du Centre. Cette initiative fait tiquer le Haut-Commissaire qui aurait souhaité être prévenu seul, en premier lieu, avant que les données soient transmises! Que ces dernières soient considérées très confidentielles et ne devoir en aucun cas être communiquées à des tiers, des journalistes en particulier, passe encore, mais il n'y avait tout de même pas de cachotteries à faire au SCPRI ! À Cadarache, dans les jours qui suivent, le directeur du centre, Claude Moranville, aux prises avec les élus locaux, déclare franchement à la direction du CEA qu'il perd toute crédibilité en ne donnant aucune indication. La situation, dit-il, est intenable. À EDF, en revanche, rien ne témoigne de directives visant à restreindre l'information du public. L'un d'entre nous, alors directeur de la centrale de Creys-Malville, a été appelé directement par le Pro Pellerin qui lui a rappelé les limites de ses compétences: transmettre le résultat des mesures de contamination faites, oui, sans aucun problème, communiquer sur l'évaluation de l'impact sanitaire, non, car vous n'avez pas la compétence. C'est uniquement de mon ressort. C'est ainsi que furent communiqués aux élus qui le demandaient, ainsi qu'à la FRAPNA (Fédération Rhône Alpes de Protection de la Nature, pourtant peu amène vis-à-vis de la Centrale!) les résultats des mesures environnementales effectuées en continu par la centrale pendant et après le passage du panache. Mais la première question du public devant des résultats de mesure auxquels il ne comprend rien, c'est naturellement: «alors, c'est dangereux? » Et, si on lui répond «Je n'en sais rien» ou «Ce n'est pas à moi de vous répondre sur ce point », on est naturellement discrédité ou soupçonné de cacher la vérité. Car les exploitants se doivent quand même d'avoir une petite idée de la réponse. Ce témoignage disculpe en tout cas le Pro Pellerin de l'accusation selon laquelle il aurait interdit toute communication sur la radioactivité mesurée. Alors, d'où provient la consigne 98
donnée par les Autorités du CEA ? D'un pouvoir politique dépassé par les événements? C'est l'hypothèse la plus probable. Un « secret» aussi temporaire qu'illusoire. Le refus de communiquer immédiatement les chiffres mesurés éveille naturellement la méfiance des médias et nous étonne aujourd'hui. Car les laboratoires capables de détecter et mesurer, plus ou moins bien (et même plutôt bien) la radioactivité sont légion en France. Donnons-en un exemple un peu cocasse: à Nancy, les fenêtres du Centre de recherches sur la géologie de l'uranium sont restées entrouvertes durant la nuit du 1er au 2 mai. Or, en application d'une consigne bien antérieure à l'accident, chaque début de mois, on contrôle le niveau de contamination radioactive des locaux. On y découvre alors une contamination de la moquette; mais on devine vite que celle-ci n'est pas due à de la poussière de pechblende, le minerai d'uranium le plus couramment analysé dans le laboratoire! Bernard Poty, scientifique du CNRS qui travaillait dans ce Centre nous a confié que les 500 chocs par seconde que détectait son appareil ne l'avaient pas affolé puisqu'ils étaient comparables aux mesures faites sur les granites des Ballons des Vosges. Il jugea donc inutile de faire absorber à ses trois enfants de 8 à Il ans la moindre goutte de teinture d'iode (et ne le regrette toujours pas I). Que d'autres laboratoires fassent des constatations analogues et se posent des questions dans les jours ou les semaines qui suivent n'a rien d'étonnant. Les scientifiques sont des gens curieux par nature. On ne saurait le leur reprocher. En revanche, très peu d'organismes savent comment passer de l'activité mesurée (radioactivité ambiante ou contamination de l'atmosphère ou des aliments) à la «dose efficace» que peut recevoir la population, la seule intéressante pour apprécier le risque radiologique. Seuls, en pratique à l'époque, le SCPRI et l'IPSN en sont capables en France et ils détiennent donc les clés de l' affaire (des clés que toute la communauté internationale connaît et donc pas le moins du monde secrètes I). Lorsque la CRIIRAD se créera quelques semaines plus tard et qu'elle le demandera, on lui enseignera le mode de calcul. Le passage de la « dose efficace» au « détriment sanitaire» potentiel (ou «risque potentiel») reste la dernière étape à franchir avant de décider d'éventuelles mesures préventives. Comme nous le verrons, cette dernière étape fait toujours l'objet d'une vive controverse publique. Car si la grande majorité des radiobiologistes considèrent qu'en dessous d'un certain seuil pratique de dose, plus ou moins bien défini, on peut négliger les effets sanitaires des rayonnements (des effets probablement inexistants à ce niveau), d'autres personnes ou organismes (dont évidemment tous les opposants à l'énergie nucléaire) clament que toute irradiation supplémentaire, aussi petite soit-elle, présente un danger et doit être évitée, presque à tout 99
prix. Il eut été opportun de faire tout de suite s'exprimer sur ce risque des médecins compétents en radioprotection et indiscutablement indépendants du monde nucléaire. Mais nul ne pense alors, dans les milieux officiels, que cette question mérite d'être débattue sur l'heure. Qu'y avait-il à cacher ou à craindre? Que la population s'affole devant des chiffres donnés avec la toute nouvelle unité légale d'activité, le minuscule becquerel? François Cogné, le directeur de l'IPSN n'est plus là, hélas, pour témoigner des états d'âme qui l'agitaient lorsqu'il dut paraître quelque temps plus tard dans l'émission «Droit de réponse» de Michel Polac. Face aux attaques plus ou moins perfides qu'il recevait et sans directives bien claires de sa hiérarchie sur ce qu'il convenait de répondre, il choisit de croiser les bras et se taire, lui aussi. Les journalistes de la télévision ne manquèrent évidemment pas de lui reprocher son silence et de retransmettre périodiquement cette courte séquence pour démontrer «le manque de transparence» des responsables de l'époque. Frustrés, les médias se dirigeront alors vers des personnes beaucoup moins compétentes mais qui mesurent des activités (ce n'est pas si difficile) et ne demandent qu'à communiquer leurs résultats bruts, en laissant entendre qu'elles savent les interpréter correctement en termes de santé publique. Toute la communauté nucléaire est surprise et navrée du déroulement de l'interview télévisée du 10 mai du Pro Pellerin et des réactions qu'elle a suscitées. Chacun constate que la stratégie de la communication a été mal conçue et le gouvernement, confronté à de fortes réactions médiatiques, prend enfm conscience de la nécessité d'une communication plus ouverte et demande à tous les spécialistes de monter au créneau, ce qu'ils vont faire.
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Il Une communication
trop tardive
La communication est un métier, certains disent un art. Reconnaissons humblement, qu'il n'est pas donné à tout le monde de le maîtriser. Avec le sens de l'humour qui le caractérise et fait le charme de ses propos, le Dr Jacques Lafuma, ancien chef du département de protection sanitaire à l'IPSN, se souvient d'une de ses déconvenues des premiers jours : Peu après l'annonce de l'arrivée dufameux« nuage »,j'avais été convié à passer à la télévision. Je parus en différé pendant une vingtaine de secondes. Dans le bureau du journaliste qui me recevait, j'avais tenu des propos très rassurants sur la situation. Après ma prestation, il pria sa secrétaire (ou son assistante) de me raccompagner à la sortie. En chemin, bien qu'elle ait tout entendu de notre conversation, elle me dit: « J'ai deux enfants et ma voiture est prête. Me conseillez-vous de partir pour les emmener dans le midi ?32 »Je me dis en moi-même: soit cette femme n'est pas très intelligente, soit je suis un mauvais communicateur. Le lendemain, je suis convié à parler de la situation à une réunion de direction, au 1:jme étage du siège du CEA. Je fais le même topo. A l'issue de la réunion, un des directeurs me prend à part. «J'ai une maison dans le sudouest, dit-il, dois-je vider l'eau de ma piscine? »Je me dis: cet homme n'est certainement pas bête.. je suis donc un mauvais communicateur. Une cellule de communication
officielle
Prenant conscience des difficultés que rencontrent ses directeurs de centres avec les médias locaux et de la mauvaise tournure que prennent les événements, Gérard Renon, administrateur général du CEA, rend compte par téléphone à Matignon de leurs vives réactions et insinue que l'application des directives reçues fait grandir l'inquiétude de la population et non l'inverse. C'est donc bien au niveau du cabinet du premier ministre qu'il faut sans doute rechercher la responsabilité politique de l'échec médiatique. Voulant reprendre la main, Jacques Chirac cherche à ressusciter le « conseil de l'information nucléaire» créé en 1979, suite à l'accident de TMI, mais dissous en 1982 dans l'indifférence générale. Alain Madelin, qui n'est que peu ou pas concerné dans le déroulement de la crise, en prévoit cependant les conséquences potentiellement désastreuses pour l'industrie 32
Une réaction qui faisait penser à l'exode communicateurs qui l'avaient vécu
de juin
1940 pour ceux des
nucléaire et prend une initiative. Comme il l'avait annoncé le Il mai à l'émission sept sur sept d'Anne Sinclair (<
etc.
Beaucoup d'entre elles s'attendent à n'avoir au bout du fil qu'un message enregistré et sont étonnées de pouvoir dialoguer avec des personnes en chair et en os qui prennent le temps de leur expliquer les choses. Les entretiens se passent généralement dans une atmosphère de confiance très gratifiante pour les experts, heureux de pouvoir se rendre enfin utiles et de calmer des appréhensions excessives. Les Soviétiques ne sont pas des ignorants, leur disent-ils, eux aussi ont le souci de leur population; Kiev n'a pas été touchée par le panache d'après les informations disponibles, etc. Les conversations s'achèvent en général par des remerciements sincères. Heureusement pour l'équipe de la cellule, il arrive que le flot d'appels se tarisse momentanément, ce qui lui donne quelque répit: c'est le signe qu'une émission populaire comme « des chif:&eset des lettres» passe alors à l'écran... Il est vrai que la persuasion est parfois difficile. Une vieille dame s'inquiète de la présence d'un pigeon perché sur un fil téléphonique, juste devant sa fenêtre. Elle voit en lui un pigeon voyageur pouvant revenir de l'Est de l'Europe et risquant de l'irradier ou la contaminer! Que doit-elle faire? Fermer ses volets, sans doute... On comprendrait son émoi si elle avait été sensibilisée par l'annonce des risques liés à la grippe aviaire que pourraient transporter les oiseaux migrateurs! Mais il n'en est pas encore question à l'époque. 102
D'autres demandes insistantes et maladroites ont besoin d'être déchiffrées. Une femme, craignant d'être gravement contaminée au contact de son fiancé qui revient de Roumanie (ou de Bulgarie) finit par demander en clair si elle peut sans risque faire l'amour avec lui. Faites, Madâme! lui répond son interlocuteur avec emphase. Une autre, dans une situation analogue mais beaucoup plus inquiète, demande à plusieurs reprises si elle peut y aller.... - Vous pouvez y aller tant que vous voudrez! lui répond-on d'un ton encourageant. - Mais ne dois-je vraiment pas prendre de l'iode? Excédé par cette question plusieurs fois répétée, trahissant une totale incompréhension des risques, le médecin ne peut s'empêcher de retrouver l'esprit carabin de sa jeunesse pour lui répondre. Le conseil plaisant qu'il lui donne n'est guère racontable mais est pris très au sérieux par l'interlocutrice qui le remercie du fond du cœur. - Merci docteur! Cela faisait du bien de rire un peu, dira l'un de ces experts, car c'était pénible à la fin de devoir remonter le moral de personnes ayant des idées carrément suicidaires. - Ma vie est foutue! geignaient certains, et il fallait parfois passer une demi-heure au téléphone pour les dissuader de passer à l'acte. - Vous savez, l'irradiation, on n'en meurt pas comme ça ! Attendez quinze jours pour voir ce qui se passe. - D'accord,j'attendrai. Et c'était sans doute gagné... Plus de dix mille appels sont ainsi traités, la moitié montrant l'inquiétude compréhensible des personnes devant se rendre dans les pays de l'Est ou y ayant des proches, l'autre moitié trahissant une angoisse sur la situation en France. Très peu d'injures à déplorer. Au bout d'une dizaine de jours, les appels se faisant plus rares, la cellule d'information est fermée. Communiquer,
quand, comment?
S'il n'y a pas eu de panique en France, ce n'est pas l'effet du hasard ou la conséquence d'une prétendue «sagesse» innée de nos compatriotes, mais bien le résultat d'une volonté de rassurer le public à propos de risques jugés nuls par les responsables. Les réactions émotives du public mettent bien en évidence son manque de connaissance générale sur les rayonnements ionisants et en particulier sa difficulté à distinguer deux phénomènes physiques: l'irradiation (analogue du coup de soleil attrapé sur la plage et qu'on ne peut communiquer à son voisin) et la contamination (analogue à la pollution matérielle causée par une tache de pétrole présente dans l'eau de 103
mer), transmissible par contact lorsqu'elle affecte la peau, mais pratiquement pas lorsqu'elle est interne. Quand et comment informer? L'information ne semble hélas intéresser les médias et le public qu'en cas de crise. Mais dans ces circonstances, la tendance des journalistes est plutôt à faire appel à des personnes déjà bien connues, qui ne sont pas forcément les plus compétentes, ou encore à privilégier un pluralisme des experts, ou prétendus tels, qui risquent de se récuser les uns les autres. Or, si la confrontation des points de vue est enrichissante lorsque les experts s'acceptent et s'expliquent entre eux (même si leur débat reste souvent ésotérique pour le grand public), lorsqu'il n'y a pas de reconnaissance mutuelle la discussion prend vite un caractère outrancièrement passionné qui conduit le public à ne plus juger que sur le degré de sympathie qu'il éprouve pour les protagonistes. Si, «à chaud », on le voit, l'information est délicate à mener, «à froid» elle n'est malheureusement guère écoutée. Plus de vingt ans après l'accident, le grand public n'a rien appris sur les phénomènes physiques et les risques liés aux rayonnements, alors que nos connaissances se sont approfondies. On peut parier qu'il les craint davantage pour la simple raison qu'on en a beaucoup parlé, dans une atmosphère de contestation permanente. Le fait que la radioactivité se mesure facilement à des niveaux incroyablement bas et absolument inoffensifs s'avère à la fois un handicap et un atout: un handicap, car n'importe qui peut mesurer des milliers de becquerels et affoler la population avec des chiffres apparemment considérables; un atout car on a moins peur d'une chose quand on sait la mesurer. Encore faudrait-il qu'on apprenne à le faire en milieu scolaire ou à l'Université et qu'un minimum d'explications sur les niveaux de risques soit donné. Or, on est parfois effaré de ce qu'on lit sur ce sujet dans des livres ou des revues destinées aux élèves ou plus généralement aux jeunes. On ne pourra lutter contre les préjugés qu'en donnant à froid les éléments d'information permettant au public de se faire une opinion rationnelle par luimême, en mettant en perspective des risques dont on ne peut jamais affirmer qu'ils sont tout à fait nuls. La communication des deux organismes experts La communication des experts a été très critiquée. Pourtant, ils sont loin d'avoir chômé pendant le mois de mai et c'est avec le sentiment d'avoir bien fait leur devoir qu'ils font état de leurs travaux, quelques mois plus tard. Rappeler leur action scientifique et leurs efforts de communication n'est pas inutile puisqu'on leur dénie parfois d'avoir travaillé. .. L'IPSN est fier de ses prestations et du fort engagement de son personnel, pendant et hors heures ouvrables. Le tableau qui suit reprend le bilan de ses 104
actions en matière d'information, tel qu'il l'a publié (en prenant bien soin de préciser au préalable les limites des missions dont il était chargé). Actions d'information de l'IPSN La « pression médiatique» a naturellement été considérable et, en accord avec la direction du CEA, la direction de l'IPSN a joué dès le début la carte de la transparence et de la disponibilité maximale, pour les sujets ressortissant de son domaine de responsabilité, ce qui n'était pas le cas des problèmes sanitaires et médicaux de la population en France. Ces derniers sont en effet du ressort du ministère de la Santé (SCPRI). Ceci explique pourquoi l'IPSN n'a pu faire état à l'extérieur des résultats détaillés des mesures et prélèvements, notamment ceux effectués par le groupe CEA et liés au passage du « nuage» sur la France dans les premiers jours de mai. Les principales actions ont revêtu les formes suivantes:
- Participation
à des émissions télévisées sur les 3 chaînes françaises
et sur
les chaînes étrangères (RTL/Télévision, ABC et NBC News USA, RadioCanada) ; 5 par le directeur de l'Institut dont un « droit de réponse », 3 par le directeur adjoint, 2 par le chef du DPS dont un « droit de réponse» ;, - Interviews radiophoniques sur les chaînes nationales, périphériques, locales et libres, étrangères (USA, GB, Canada) : plus de 20 dont 12 par le directeur (dont une émission « le téléphone sonne» sur France-Inter) et 5 par le directeur adjoint; Participation à des conférences de presse: 6 par le directeur dont 2 avec EDF, 1 à l'OCDE, 1 avec le ministre de l'Industrie, 1 à Grenoble à l'occasion de l'inauguration de BETHSY (Circuit d'essais thermohydrauliques) ; - Contacts téléphoniques ou directs avec journalistes des quotidiens et principaux hebdomadaires ou publications scientifiques français, de journaux ou publications étrangères, des principales agences de presse françaises ou étrangères: plus de 150 (les principaux à de nombreuses reprises) ; Exposés audio-visuels: plus de 20 dont 70% par le directeur pour divers interlocuteurs parmi lesquels: ministre de l'Industrie, ministre de l'Environnement, chefs de Centres de Production Nucléaire d'EDF, Comité de l'énergie atomique, Ambassade des USA, Groupe permanent réacteurs, Framatome, conseil de direction du CEA, Conseil supérieur de la sûreté nucléaire, Commissions parlementaire du Sénat et de l'Assemblée nationale, OCDE, SFEN (réunions, nationale à Paris, régionales à Metz et Strasbourg), commissions locales d'iriformation, directeurs des Centres du CEA, personnels de centres du CEA.
-
-
105
-
Réponses à demandes téléphoniques de particuliers: plus de 200 dont 50% en provenance du milieu médical à la suite d'interrogations de leur clientèle. - Élaboration et diffusion de documents à caractère technique: 6 télex d'information pour le Groupe CEA, unités et personnel (également diffusés aux agences de presse),. fiches pour les dossiers de presse,. rapport technique Tchernobyl: 3 éditions révisées (les révisions 1 et 2 tirées respectivement à 950 et 2000 exemplaires ont été diffusées publiquement notamment aux agences de presse). Le rapport traite du réacteur (site, description, caractéristiques techniques et sûreté), de l'accident (scénarios possibles, déroulement) et de ses conséquences radiologiques à court et long terme (sur le site, en URSS, transfrontalières en particulier en France). Une édition en langue anglaise est en préparation. L'IPSN met aussi en valeur ses activités de soutien aux pouvoirs publics: l'agrément d'un de ses laboratoires pour effectuer des contrôles de produits alimentaires (produits végétaux pour le ministère des Finances et animaux pour le ministère de l'Agriculture), la préparation, à Matignon et à l'Élysée, du Sommet de Tokyo, le soutien du SCPRI, etc. Au plan international, il a été également très sollicité: préparation et négociation des accords internationaux post- Tchernobye3, réunions communautaires, réunions à l'AIEA, à l'Agence de l'énergie nucléaire de l'OCDE, réunions d'experts à l'OMS, contacts avec ses homologues allemands, américains, suédois et finlandais, visite du Dr Jammet, son ancien directeur de la protection, aux ambassades de France à Moscou, Varsovie, Bucarest, Sofia et Belgrade. De son côté, le SCPRI fait valoir dans un récapitulatif du Il juin 1986, avec la même fierté, ses communiqués quotidiens, ses cartes établies les 7, 15 et 30 mai présentant l'évolution et la répartition de la contamination radioactive par régions pour l'air, le lait, les végétaux et denrées alimentaires, etc. On notera que le SCPRI ne s'est intéressé vraiment qu'aux mesures permettant d'évaluer directement, en temps quasi-réel, les doses d'irradiation internes et externes reçues par les populations: mesures de la contamination de l'atmosphère et des aliments (du lait tout particulièrement), de la radioactivité ambiante (intégrant le rayonnement en provenance des sols et de l'atmosphère) ainsi que les mesures permettant d'identifier les radioéléments composant le panache et ceux présents dans les végétaux ou les aliments. Nous verrons bientôt pourquoi, pendant le passage du panache, le SCPRI n'a pas porté une grande attention à la mesure de la contamination des sols, un point qui lui sera vivement reproché. 33
On en donnera une idée au chapitre 20. 106
Les activités du SCP RI Au cours de la période du 29 avril au 31 mai, le SCPRI a, en plus de la surveillance réglementaire qu'il exerce continuellement, reçu ou effectué au total plus de 5 000 prélèvements exceptionnels (air au sol, retombées sèches, eaux de pluie, végétaux, laits, produits laitiers, légumes frais, eaux de rivière et de boisson...) qui ont fait l'objet d'analyses pour la détermination des produits defission et d'activation [suit une liste de 14 radioéléments]. À aucun moment les résultats de ces mesures n'ont mis en évidence, en quelque point que ce soit du territoire, de situation susceptible, avec une très grande marge de sécurité, de conduire à un dépassement quelconque des normes de base de la Commission des Communautés Européennes, seules d'application réglementaire. En particulier, les mesures effectuées par le SCPRI sur l'ensemble du territoire ont montré que l'activité de l'iode-131 n'avait pas dépassé 8 Bq/m3 d'air. Du 1er au 4 mai, le SCP RI diffusait entre autres à tous les préfets, COREP, DDASS, Ambassades, centres anti-poisons, contrôles sanitaires aux frontières, centres anti-cancéreux, services de médecine nucléaire, syndicats de pharmaciens, centrales nucléaires, services médicaux d'Air France, chambres de commerce, service de répression des fraudes, institut national de la consommation, SVP, etc. en même temps qu'aux agences de presse, un communiqué spécial explicatif donnant aux autorités sanitaires les éléments techniques et pratiques (évolution prévisible de la radioactivité, pâturage, consommation du lait et des produits frais, voyages dans les pays de l'Est, etc.) permettant d'éviter l'égarement de l'opinion et les paniques injustifiées parmi les populations. Par ailleurs, à partir du rr mai, plus de 150 personnes ayant séjourné en Russie et dans les pays voisins ont, dès leur arrivée en France, été examinées au SCPRI (mesures anthropogammamétriques, mesure de l'activité thyroïdienne, analyses radiotoxicologiques urinaires, etc.). 27 d'entre elles avaient séjourné à Kiev et Minsk. Aucune de ces personnes ne présentait de radioactivité significative pour la santé. Dès le 6 mai, la radioactivité artificielle de l'air et l'exposition au rayonnement gamma ambiant avaient pratiquement retrouvé leurs valeurs antérieures à l'accident de Tchernobyl. Quant aux denrées alimentaires, leur activité massique est, depuis le 1er juin, pour les produits frais, revenue pratiquement partout à moins de 50 Bq/kg. On peut d'ores et déjà évaluer en France l'exposition individuelle consécutive à l'accident de Tchernobyl pour la population française: elle sera nettement inférieure à 10 millirads (0,1 mGy) supplémentaires, soit l'équivalent de quelques jours d'exposition au rayonnement naturel.
107
Le rapport mensuel de mai 1986 fait état d'une multitude de résultats et rappelle dans une « introduction particulière» la distinction qu'il faut faire entre les niveaux de tolérance, tels que définis provisoirement par la Communauté économique européenne et les normes de base de protection sanitaire du Traité Euratom, un point qui sera abordé plus loin. Il nous semble inutile de joindre un bilan plus détaillé des mesures effectuées ou collectées par le SCPRI entre le 27 avril et le 7 mai 1986. Conclusion
Il faut bien reconnaître le travail considérable de l'IPSN et du SCPRI durant le mois qui a suivi l'arrivée du panache. Ceux qui sont à l'affût des autocritiques seront peut-être déçus. Il est vrai que ces deux organismes n'ont pas attendu longtemps pour être attaqués, le plus souvent injustement, ce qui n'incite pas à la reconnaissance de ses propres faiblesses. Malgré tous ces efforts, ces nuits blanches et ces beaux rapports, la confiance perdue ne se retrouvera pas, d'autant que des mesures de contamination très détaillées du sol français viendront plusieurs semaines, mois ou années après, révéler la surprenante hétérogénéité des dépôts radioactifs, offrant aux contradicteurs des arguments propres à troubler l'opinion. Quelle a été la réelle contamination de la France et de ses productions agricoles? Quelles doses la population a-t-elle subi de ce fait? En est-il résulté des dommages sanitaires pour la population? Ce sont tous ces points que nous examinerons en détail dans la deuxième partie de ce livre.
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Deuxième partie
Le temps des controverses
12 Premières controverses À la mi-mai, la radioactivité de l'atmosphère est redevenue partout normale mais la contestation prend corps et s'organise. Certains des reproches faits aux organismes experts ou au gouvernement sont fondés, nous l'avons vu : l'État a improvisé sa communication et l'a mal conduite; pris par l'urgence, ses services ne se sont pas intéressés aux dépôts sur le sol mais seulement à la radioactivité des aliments. Mais l'arrivée de particules radioactives a bien été annoncée dès le premier jour. Avec raison, le Pr. Pellerin n'a pas utilisé le terme impropre de «nuage» pour désigner ce panache radioactif, mais c'est celui là, plus parlant et surtout plus inquiétant, qui a été popularisé par les médias et restera dans l'imaginaire collectif. Le fait que la radioactivité ait pu bondir «d'un facteur 400 par rapport à la normale» (davantage en certains lieux, en réalité) comme il a été dit le 10 mai, a fait frémir. Mais 400 fois presque rien pendant un temps très limité fait-il forcément quelque chose au plan de la santé publique? Telle est la vraie question à laquelle les télex du SCPRI comme du ministère de la santé ont tous globalement répondu implicitement par la négative. Se sont-ils trompés? Pire, auraient-ils menti sur ce point? Pour répondre rationnellement, il faut d'abord estimer l'augmentation de la dose reçue par la population du fait de Tchernobyl en la comparant notamment à celle qu'elle subit de manière naturelle (et à ses variations dans le temps ou dans l' espace), puis juger si ce surcroît peut avoir effectivement un effet sur la santé des personnes les plus touchées. La notion de dose n'est pas aussi facile à appréhender que celle de radioactivité. Aussi invitons-nous vivement le lecteur à lire les définitions et explications données dans l'annexe III, à laquelle il pourra se reporter en cours de lecture (ou à tout autre moment). Par quelles voies cette radioactivité aéroportée a-t-elle pu affecter les personnes? Il y en a quatre, a priori: /' irradiation directe par le panache, /' inhalation des particules radioactives qui y sont en suspension, l'irradiation directe due à ces particules après leur retombée sur le sol, enfin l'absorption de produits alimentaires contaminés, c'est-à-dire porteurs d'éléments radioactifs qui sont entrés dans la chaîne alimentaire. Les deux premières voies n'ont qu'un effet très marginal. Non, il n'était pas utile le 1er mai de porter un masque pour se protéger de la contamination de l'air; ni de se calfeutrer chez soi! Bien sûr, le promeneur et le travailleur des champs ont été plus exposés que l'employé de bureau ou le caviste (et
cela juste au moment où les citoyens profitent du « pont» qui leur est offert pour se promener dans la nature I). Mais les ordres de grandeur en jeu (au pire, l'équivalent de quelques jours d'irradiation naturelle) sont tels qu'il n'y avait pas lieu de se faire du souci sur ce plan. C'est la contamination des produits alimentaires qui est le facteur prépondérant. Et c'est sur elle, bien sûr, que va porter l'essentiel des débats, même si, secondairement, l'attention sera attirée aussi sur l'existence dans la nature de quelques « points chauds radioactifs» très localisés, du fait d'une accumulation de retombées entraînées par les pluies ou la neige dans des cuvettes naturelles du sol. La principale controverse scientifique apparue lors de la passe d'armes télévisée entre le Pro Pellerin et Mme Sené porte sur le respect des normes reconnues au plan mondial en matière de radioactivité des produits alimentaires. Quel niveau peut-on admettre? Les normes alimentaires en vigueur en avril 1986 Lorsque survient l'accident, le consensus international sur les normes de contamination radioactive des denrées alimentaires est celui fixé par le «Codex Alimentarius », un comité créé en 1962 par deux organismes dépendant de l'ONU, l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS) et le Bureau pour l'Alimentation et l'Agriculture (plus connu sous le sigle anglais FAO), qui régit le commerce international. L'objectif de ce consensus est double: assurer la protection des populations mais aussi lutter contre un protectionnisme indu. Chaque pays pourrait en effet, sous couvert de prétendues mesures sanitaires, être tenté de fixer arbitrairement ses normes en fonction de ses seuls intérêts commerciaux. Les querelles entre divers pays de la Communauté européenne qui sont apparues en mai 1986 montrent que cette seconde préoccupation n'était pas sans fondement. Simplifions l'exposé pour être plus compréhensible tout en restant rigoureux. Le point important à noter, c'est que, comme le ProPellerin l'a dit à Monique Sené, le consensus international porte alors, non sur la radioactivité maximale admissible dans tel ou tel aliment (la quantité d'iode radioactif dans le lait, exprimée en becquerels par litre par exemple) mais sur l'activité maximale qu'il est acceptable d'incorporer chaque année, radioisotope par radio-isotope, de façon à ne pas dépasser des limites de doses annuelles: 5 mSv/an pour l'ensemble du corps humain ou 50 mSv/an pour tout organe particulier susceptible de fixer cet isotope de façon privilégiée (l'iode dans la thyroïde par exemple). On appelle cela des limites annuelles d'incorporation (LAI). Les LAI sont fixées par le Codex pour chaque radio-isotope. Pourquoi les distinguer? Parce que leur action dans l'organisme dépend à la fois de la nature de leurs émissions, de leur demi-vie radioactive (plus elle est courte et 112
plus la radioactivité disparaît vite) et de leur demi-vie biologique (plus ils s'éliminent rapidement de façon naturelle, moins ils ont le temps de créer des dommages sur les tissus). Ces limites sont bien sûr cohérentes avec les recommandations de la Commission Internationale de Protection Radiologique (CIPR). Il faut noter cependant, qu'en 1986, elles ne tiennent pas compte de l'âge du sujet irradié, une faiblesse à laquelle il sera remédié ultérieurement. Insistons sur la signification de l'adjectif « annuelle». Elle signifie que c'est la dose cumulée en un an du fait de l'irradiation externe (par des sources radioactives extérieures au corps humain) et interne (par des substances radioactives absorbées) qui détermine le niveau de risque encouru. À ces niveaux très faibles d'irradiation, les spécialistes considèrent que le rythme d'acquisition de cette dose, qu'il soit régulier ou non, importe peu. Des directives communautaires de 1980 et 1984 fixent les LAI des divers radioisotopes et permettent d'apprécier si une denrée peut ou non être commercialisée, compte tenu de sa composition et de son importance dans les régimes alimentaires usuels. En 1986, seules ces normes sont opposables aux tiers. Deux isotopes préoccupent principalement les hygiénistes: le l3ïCs, d'une demi-vie de 30 ans dont les dépôts (provenant des essais aériens d'armes nucléaires dans les années 1960, puis originaires de Tchernobyl) constituent une source de pollution quasi-permanente, mais qui diminue cependant peu à peu, et 1,1311,de période 8 jours, dont la disparition a lieu pratiquement en deux mois. La LAI du l37Cs est alors fixée à 300 000 Bq, celle de 1'1311à 100000 Bq. Le contrôle de la contamination Quelle démarche suivre pour déterminer la dose mise enjeu par l'ingestion d'aliments contaminés par des radio-isotopes et s'assurer que la limite de dose annuelle n'est pas dépassée? Dans un premier temps, elle consiste à déterminer, pour un pays ou une région donné, un régime alimentaire moyen standardisé de la population avec ses fluctuations habituelles, en distinguant les enfants en bas âge (0-5 ans) pour lesquels le régime lacté est prédominant, et les adultes. Cette démarche est d'autant plus valable que la population est relativement homogène, possède les mêmes habitudes alimentaires et ne vit pas trop en autarcie, partielle ou totale. Ce régime moyen standardisé est décomposé en rations alimentaires quotidiennes exprimées en litres ou en kilos par jour de légumes-feuilles, de racines, de fruits, de laitages, de fromage, de viande, d'œufs... toujours en distinguant les deux populations, celle des nourrissons et jeunes enfants, celle des adultes. Un examen grossier permet de voir si l'on respecte toutes les LAI sans prendre de précautions 113
particulières ou s'il faut recommander des mesures de limitation, voire édicter des interdictions. Les autres données entrant dans le calcul de la dose sont fournies en permanence, dans le cadre de la surveillance radiologique du territoire, par les mesures de l'activité des différents radioéléments contenus dans les denrées. Ces mesures sont effectuées par des organismes publics nationaux et départementaux (en France le SCPRI, la Direction générale de la consommation de la concurrence et de la répression des fraudes, le Centre national d'étude vétérinaire, les Centres nucléaires du CEA ou d'EDF...i4. En cas d'accident, le nombre, la fréquence et la localisation de ces mesures sont revues en conséquence. À partir du régime alimentaire moyen standardisé, ces mesures permettent de calculer la radioactivité qu'une personne ingère quotidiennement, jour après jour, radioélément par radioélément. En tenant compte de tous les radioéléments ingérés et de leur LAI, on peut vérifier que la limite de dose de 5 mSv est bien respectée. En temps normal, c'est-à-dire depuis des décennies, c'est bien le cas en France. Critique de la méthode
Cette méthode d'évaluation de la dose est logique mais assez complexe. De plus, comme toute démarche reposant sur des données moyennées, elle a ses limites, pour ne pas dire ses faiblesses: - malgré leur multiplicité (entre le 1eret le 12 mai 1986, 1 500 prélèvements analysés par le seul SCPRI, et 800 autres dont les résultats ont été transmis par le réseau général de surveillance installé autour des centres nucléaires), ces mesures restent parcellaires et tributaires du maillage du réseau de surveillance. Elles ne peuvent prétendre être exhaustives ni permettre de dresser une cartographie fine de la contamination des aliments; - compte tenu des conditions de ramassage par les coopératives et les laiteries, les échantillons de lait prélevés résultent d'un mélange de laits de provenances diverses. Les activités mesurées sont donc des moyennes propres à une zone de collecte ou à une région. Ces échantillons sont bien représentatifs du lait commercialisé mais ne le sont pas forcément du lait produit et consommé sur place dans les régions vivant en autarcie alimentaire; - de plus, il existe des régimes alimentaires qui s'écartent plus ou moins du régime moyen standard de la grande majorité de la population. En 1986, l'IPSN et le SCPRI ont ainsi considéré le cas particulier, supposé extrême, d'un garde forestier se nourrissant quasi exclusivement de viande de sanglier 34 Aujourd'hui des organismes privés ou associatifs (comme la CRIIRAD) peuvent participer à ces mesures, dès lors qu'ils sont agréés. 114
et de champignons des bois. Les conclusions sur la dose qu'il recevait alors étaient très rassurantes, mais avait-on bien fait le tour de toutes les situations défavorables? Le thym, par exemple, s'est révélé très radioactif, ce à quoi il a été facile de répondre que les quantités de thym ingurgitées par un homme ne peuvent tout de même pas contribuer à une dose significative! Mais peuton manger sans risque des lapins de garenne qui se seraient nourris exclusivement de ce thym!? Et il apparaîtra bientôt que le lait de chèvre peut, dans certaines régions, être beaucoup plus contaminé que le lait de vache, et que le fromage que l'on peut fabriquer avec lui concentre encore plus l'iode présent (qui n'a pas le temps de disparaître dans le cas des fromages frais...); - enfin, si la méthode semble rigoureuse, elle n'est pas facile à expliquer en termes simples au grand public. Même au sein d'un organisme comme le CEA, au lendemain des premières mesures d'activité du lait, communiquées vers les 3 ou 4 mai, on commence à s'interroger, et c'est sans doute pour clarifier la situation que le directeur de l'IPSN, François Cogné, émet le 5 mai un télex en direction de tous les centres du Commissariat: Dans les retombées provoquées par l'accident de Tchernobyl, l'iode-BI est le radionucléide à prendre en compte. En effet son absorption par le lait contaminé est le mode de transport à 1'homme le plus important. Étant donné les résultats des mesures pratiquées en France, il n y a pas de problème sanitaire mais les valeurs trouvées peuvent, si elles sont mal interprétées, conduire à une certaine inquiétude. L'interprétation sanitaire correcte est la suivante, en accord le SCPRI: après un dépôt provenant d'un rejet unique d'iode 131, l'activité intégrée est, compte tenu de la période effective de l'iode 131 dans la nature, égale à 7 fois la concentration maximale. Par exemple, pour une activité de 100 Bq par litre, l'activité intégrée si l'on consomme un litre de lait par jour est de l'ordre de 700 Bq. On est donc inférieur au pour cent de la limite annuelle d'incorporation, elle-même inférieure d'un facteur 50 au risque sur la vie considéré comme acceptable. Il n y a donc pas de problème médical pour la population, même si l'on considère que les nourrissons en constituent la partie critique.
L'exemple est donné avec 100 Bq/l. Il en faudrait 140 fois plus, soit 14000, pour que l'on atteigne la LAI de 100000 Bq. On en est loin: on ne trouvera que plusieurs centaines de Bq/l dans le lait de vache. Même avec une valeur imaginable ponctuellement de 1 000 Bq/l, la marge de sécurité est encore énorme. Elle l'est encore avec le lait de chèvre, plus radioactif que le lait de vache mais beaucoup moins consommé que lui à l'état frais. Dans un autre télex du même jour, venant en appui du précédent et largement diffusé, François Cogné rappelle que, lors de l'accident de Windscale, en Grande-Bretagne, le comité d'experts anglais avait retenu, 115
pour différer la distribution de lait, une valeur limite acceptable de 100 000 picocuries par litre, soit 3 700 Bq/l. Ces télex montrent bien que, dans l'esprit de leur rédacteur (comme dans celui du SCPRI), la situation ne requérait aucune précaution particulière. Nul besoin donc d'imaginer un complot de l'État destiné à protéger les productions agricoles françaises, ou des directives visant uniquement à éviter la panique. Leur lecture devrait suffire à stopper les rumeurs de ce genre: les experts pensent en toute bonne foi qu'il n'y a aucun danger et ils le disent. En résumé, la démarche suivie en France en mai 1986 par les autorités et leurs appuis scientifiques a reposé exclusivement sur des mesures de contamination des denrées alimentaires effectuées en temps réel, sur les recommandations de la CIPR et sur l'emploi des Limites Annuelles d'Incorporation fixées pour chaque radioélément. On peut très bien respecter les normes en vigueur sans faire jamais référence à une quelconque limite de contamination, exprimée en Bq/kg ou Bq/l. La controverse sur les normes Cependant, cette démarche scientifique, difficile à expliquer, se révèle également peu applicable dans le contrôle du commerce des produits alimentaires et elle va peu à peu laisser place à une autre approche plus compréhensible et plus commode, celle réclamée aussi par tous les « opposants» des pays européens. Mais il faudra du temps pour aboutir à un consensus. À la mi-mai 1986, une violente polémique s'engage entre, d'une part, les différents organismes chargés des contrôles sanitaires, dont le SCPRI et son directeur (s'exprimant malheureusement dans les anciennes unités), et d'autre part, les opposants (GSIEN ou Verts). Les premiers se basent exclusivement et « s'arc-boutent» sur les textes en vigueur, et l'utilisation des LAI selon les recommandations de la CIPR, tandis que les seconds refusent catégoriquement cette démarche de répartition de la dose sur l'année. Pour ces derniers, le seul et unique critère à respecter impérativement est celui reposant sur la fixation, produit par produit et radioélément par radioélément, d'une limite «stricte et infranchissable» de contamination exprimée en becquerels par litre ou par kilo. Selon leur thèse, doit être considérée comme impropre à la consommation toute denrée dépassant cette limite et doit être présenté comme scandaleux le fait qu'une telle denrée puisse être autorisée à la vente au motif que sa consommation, associée à celle d'autres denrées, ne conduirait pas à dépasser sur l'année les limites préconisées par la CIPR. Les deux approches sont inconciliables sur le fond. On comprend que le public et les journalistes, témoins de cette querelle, s'y soient perdus et aient protesté qu'ils n'y comprenaient rien. Le malaise et l'incompréhension ont été d'autant plus grands que, pendant tout le mois de mai 1986, la doctrine 116
internationale a été continuellement révisée, sans que soient apparus de nouveaux arguments scientifiques. Les limites « strictes et infranchissables» n'ont cessé de varier, presque toujours à la baisse évidemment, sous l'effet de préoccupations commerciales ou politiques. Les médias s'en sont d'ailleurs fait l'écho et se sont émus des intrigues et des querelles qui ont abouti dans l'incohérence à la fixation de ces nouvelles limites. La valse des normes alimentaires L'exemple même de l'imbroglio européen fut la fixation de la limite pour la consommation du lait, produit médiatiquement ultrasensible. Le 6 mai, les experts de l'OMS réunis à Copenhague estiment à 2 000 Bq/l le seuil audessous duquel aucune mesure n'est à prendre ou à recommander pour le lait. Le même jour, la Commission européenne décide cependant d'abaisser le seuil à 500 Bq/l. Le 16 mai, elle descend la limite à 250 Bq/l, et à partir du 26 mai à 125 Bq/l (elle la remontera à 500 Bq/l un an et demi plus tard I). Pourquoi cette étrange division par 2 de la limite tous les dix jours? Pourquoi cette baisse quasiment au même rythme que celui de la décroissance radioactive naturelle de l'iode? Astucieusement, le but recherché était, sans entraver le commerce intracommunautaire, d'empêcher par ce biais l'entrée et la commercialisation dans la communauté européenne de produits alimentaires venant de pays hors CEE, de l'Europe de l'Est en particulier. L'objectif poursuivi n'a bien évidemment jamais été présenté sous cette forme et, faute d'explication, le public n'a rien pu comprendre à cette valse des limites. Pendant ce temps, en Allemagne, certains Lander particulièrement hostiles à l'énergie nucléaire ont profité de l'occasion pour se lancer dans une surenchère sécuritaire à bon compte en fixant arbitrairement leurs propres limites: pour le lait 100 Bq/l dans la Sarre et 20 Bq/l en Hesse et à Hambourg! Vingt becquerels... moins que la radioactivité naturelle du lait, due à la présence de l'incontournable potassium-40 qu'il contient! La seule certitude que le public retira de cette polémique sur les limites et de l'invraisemblable confusion qui régna au sein de la Commission européenne fut que la situation en mai et juin 1986 n'avait absolument pas été maîtrisée, qu'on lui avait très certainement« caché beaucoup de choses» et qu'il avait été très mal protégé, les enfants surtout. Il en voulait pour preuve la division par 8 de la limite pour le lait entre le début et la fin du mois de mai, et même une division par 100 dans la Hesse! Il devait bien y avoir des raisons! Les médias ont abondamment rapporté l'incapacité de la Commission européenne à maîtriser une situation qualifiée d'hystérique par les responsables fédéraux allemands eux-mêmes. Ce n'est que trois ans plus tard, en 1989 à Genève, lors de la réunion OMS/F AO sur le Codex Alimentarius, qu'un accord se fera sur des valeurs 117
indicatives des limites pour la radioactivité des denrées alimentaires commercialisées au plan international. Mais ces valeurs (1 000 Bq/kg pour le l37Cs et le 134CS, 100 ou 1 000 Bq/kg pour l'ml selon qu'il s'agit de nourrissons ou d'adultes), ne sont que des niveaux en dessous desquels aucune restriction des échanges ne s'impose pour des raisons radiologiques. Il est bien indiqué que le fait de dépasser ces niveaux ne représente pas nécessairement un risque pour la santé. En 1996, de nouvelles directives communautaires plus strictes, tenant compte de l'âge du sujet et abaissant la limite de dose pour la population, en conformité avec les nouvelles recommandations de la CIPR (1990), seront adoptées. Ces directives plus sévères sont souvent interprétées comme la preuve que l'on a sous-estimé le danger de la radioactivité en 1986. Rien n'est moins sûr. On peut tout aussi bien prétendre que si de tels écarts peuvent être constatés d'un pays à l'autre ou d'une époque à l'autre, c'est parce qu'il est très difficile de prouver un danger quelconque dans ces zones de contamination et que les critères sont plus politiques que scientifiques (l'application d'un« principe de précaution» prenant davantage en compte la peur de la radioactivité, quelle qu'en soit l'intensité). En tout cas, on ne peut reprocher à quelque personne ou organisme que ce soit de ne pas avoir anticipé l'adoption ultérieure de normes plus sévères. La contestation du niveau de contamination
des sols
Jusqu'ici, il n'a guère été question du niveau de contamination des sols. Ces derniers portent bien sûr la signature du panache après sa disparition, mais, comme nous le verrons, le lien entre la contamination des sols et celle des productions alimentaires locales est beaucoup plus complexe qu'on peut le penser de prime abord. À la mi-mai, l'iode-l31 a déjà décru d'un facteur 4 et continue de disparaître dans la nature au même rythme. Le césium-13 7, lui, est resté pratiquement au même niveau d'activité. Il est donc tentant, pour des scientifiques n'appartenant pas à la sphère nucléaire, soupçonneux et désireux de comprendre ce qui s'est réellement passé, de mesurer cette contamination des sols en césium avec l'objectif de remonter, par une simple règle de trois, à la contamination en iode qui a dû exister antérieurement, la plus dangereuse potentiellement. Leurs premières mesures montrent que la contamination en césium est plus forte que celle présentée sommairement par le SCPRI. Cette découverte sera à l'origine d'une polémique qui va durer vingt ans.
118
13 La contamination
de la France
Dans ses divers communiqués, le SCPRI ne pouvait donner d'indications précises sur la contamination du sol en tout point du territoire. Pour les spécialistes, il était évident que cette dernière serait très erratique et difficile à établir, même en y consacrant beaucoup de temps. Était-il d'ailleurs bien utile de la connaître? L'urgence commandait plutôt d'apprécier l'ordre de grandeur de la contamination alimentaire (puisque c'était elle qui était prépondérante dans la dose reçue), en mesurant non seulement l'activité de l'air, mais aussi celle de l'eau des rivières (qui donnait une bonne image régionale de l'intensité des retombées en gommant les irrégularités locales) et des aliments les plus « sensibles» que l'on risquait de retrouver tôt ou tard dans les assiettes des consommateurs; ajoutons aussi à cette liste des « indicateurs », comme l'activité des thyroïdes de bovins, déjà mentionnée. Ces mesures très nombreuses seront rassemblées dans le rapport officiel de 70 pages établi par le SCPRI pour le mois de mai 1986 (diffusé en juillet), quelle que soit l'identité du préleveur d'échantillons (SCPRI, autres administrations ou autres sources). On chercherait en vain dans ce document une quelconque indication sur la radioactivité des sols. Cependant, des cartes de contamination très générales ont été établies par le SCPRI à plusieurs moments. La première, ci-dessous, datée du 7 mai, est reprise, par exemple, par Libération le 12 mai. Elle découpe la France en Radioactivité du sol r.ih.ralion S"u",,'AFP-
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quatre zones et met bien en évidence un gradient de contamination (exprimée en Bq/m2) d'est en ouest (un écart de 5 à 1, en moyenne), mais avec des valeurs absolues qui nous étonnent et dont on ne sait pas à quoi elles se rapportent exactement, ni selon quel mode opératoire elles ont été obtenues: s'agit-il de la contamination totale ou seulement de celle due au césium, de la composante « sèche », qui aurait été distinguée, on ne sait comment, de la composante «humide» ? Le livre de l'IRSN de décembre 2007 ne sait l'expliquer et nous sommes bien incapables d'apporter des lumières sur ce point. Ce qui est sûr, c'est que les valeurs admises aujourd'hui sont nettement supérieures et que la publication de cette carte, comme de celles qui ont immédiatement suivi, a causé beaucoup de tort au SCPRI. Naissance de la CRIIRAD...
et d'une longue controverse.
Quelques jours après le passage du panache, des mesures de l'activité de l'eau de pluie, de terre et d'herbes ou de plantes prélevées dans la Drôme sont faites par l'Institut de physique nucléaire de Lyon (CNRS), à la demande de Mme Michèle Rivasi, professeur de biologie à Pierrelatte. Le département où elle vit est effectivement l'un des plus touchés par les retombées. Les résultats obtenus étonnent et inquiètent. Ils paraissent contredire le discours officiel et sont rendus publics lors d'une conférence de presse organisée à Lyon le 10 mai. Les interrogations sont légitimes mais le dialogue proposé au SCPRI échoue. Ce service est-il trop surchargé de travail à cette époque pour prendre le temps d'y répondre? Néglige-t-ille questionnement parce qu'il n'émane pas de radiobiologistes ou de personnalités reconnues? Le ton, peut-être contestataire, des intervenants déplait-il d'entrée de jeu? Autant d'hypothèses qu'il serait bien difficile d'infirmer ou de vérifier. Quoi qu'il en soit, les difficultés de la communication entraînent ou renforcent la méfiance et conduisent plusieurs personnes, dont quelques scientifiques, à créer quelques jours plus tard une association, la Commission de Recherche et d'Information Indépendantes sur la Radioactivité (CRIIRAD). Celle-ci, qui s'appuiera sur une forte communication tout en développant ses moyens au cours du temps, portera naturellement un regard particulièrement critique sur les publications officielles. Or, les données cartographiques fournies dans les premiers jours sont notoirement insuffisantes, voire partiellement erronées... Elles constituent donc une cible de choix pour certains scientifiques à l'instinct contestataire qui s'interrogent à haute voix et se demandent si le SCPRI a menti sur l'intensité des retombées ou a mal fait son travail, une alternative aussi embarrassante qu'insultante pour les intéressés. Ces sousestimations n'auraient-elles pas conduit le gouvernement à négliger de prendre certaines mesures assurant une meilleure protection de la population française? Les services de l'État peuvent protester que les niveaux de 120
contamination du sol, publiés dans les premiers jours, n'ont joué aucun rôle dans le processus de décision, leur crédibilité passée et présente est fortement ébranlée aux yeux des médias et donc du public. Pour renforcer son argumentation, la CRIIRAD multiplie les mesures dans des lieux reculés bien choisis du Sud-Est de la France et attire l'attention sur les valeurs trouvées, encore supérieures à celles précédemment estimées, forçant l'IPSN à analyser plus à fond qu'il ne l'avait fait les mécanismes physiques qui gouvernent le dépôt des radionucléides et leur devenir. La CRIIRAD ne se prive pas non plus d'exploiter l'insuffisance des données communiquées par le SCPRI à la Commission européenne sur cette contamination. La carte d'Europe de la contamination
Il était assez naturel que tous les pays d'Europe comparent leurs niveaux respectifs de contamination et que soient donc établies des cartes, au moins approximatives, raccordables de proche en proche à celles des Soviétiques. Le l37Cs était l'indicateur qui s'imposait. Cet isotope, qui possède une demivie relativement longue (30 ans), permettant d'effectuer des mesures avec tout le temps nécessaire, était abondant et aisément détectable. La Commission rassembla les données que voulurent bien leur transmettre les divers gouvernements. Assez tôt, les Britanniques avaient publié une carte identifiant 395 points de mesure au Royaume-Uni (le Nord du pays, l'Écosse notamment, avait été relativement touché et avait donc été détaillé). La Belgique se borna dans un premier temps à communiquer Il valeurs, mais fournit ensuite des données beaucoup plus nombreuses. Il en fut de même pour la plupart des autres pays. En France, les services de l'État ne firent guère l'effort de se lancer dans un programme de mesures nouvelles, estimant sans doute que cet objectif n'avait pas d'intérêt pratique ou scientifique, et les informations communiquées ne portèrent que sur les 35 valeurs moyennes mesurées en 1986 par le SCPRI, au niveau du sol, soit moins de 2 valeurs par région, bien insuffisamment pour faire apparaître la très grande hétérogénéité des dépôts qui sera mise en évidence ultérieurement. Le plus fiicheux, c'est que certaines valeurs semblent inexactes, par défaut. L'Atlas européen édité en 1998 par la Commission européenne représentant les dépôts totaux de césium dus à Tchernobyl (et aux essais nucléaires des années 1960) mit bien en évidence les faiblesses des informations fournies par le SCPRI, d'autant que ses chiffres ne se raccordaient pas à nos frontières avec les données étrangères, leur ôtant beaucoup de crédibilité. Ce n'est que beaucoup plus tard qu'on finira par aboutir à un ensemble cohérent de données et qu'une carte européenne crédible de la contamination de l'Europe sera publiée. Elle figure en annexe VII, mais n'allons pas trop vite... 121
Pourquoi cet intérêt pour des cartes de contamination?
Derrière l'établissement de cartes détaillées de la contamination de la France par la CRIIRAD il y a d'abord le désir de montrer que les autorités se sont trompées (ou ont menti). Mais, lorsque des cancers de la thyroïde apparaîtront quatre à cinq ans plus tard en Union soviétique chez des enfants, il sera tentant d'insinuer que la contamination en iode radioactif de nos produits laitiers a été plus forte qu'indiqué sur le moment et que c'est la cause de l'augmentation constatée des cancers de la thyroïde en France. Comment le prouver puisque, plusieurs années après l'accident, l'iode radioactif a complètement disparu? Il suffit, dans l'esprit de la CRIIRAD, de se fonder sur la mesure du césium résiduel et de suggérer que l'iode s'est déposé à l'époque de manière proportionnelle à celle du césium. Selon ce schéma de pensée, on peut en déduire les doses à la thyroïde qu'ont pu subir certaines populations vivant, début mai 86, en autarcie alimentaire, dans des régions où aucun échantillon représentatif de l'alimentation locale n'a été prélevé et analysé. La contestation prend alors un tour plus aigu, une relation entre cancers de la thyroïde et retombées d'iode radioactif paraissant sinon plausible, du moins plaidable. Elle est même plus que suggérée puisque une action en justice est lancée en 2000 contre l'État pour négligence, voire «empoisonnement ». À l'appui de sa thèse, la CRIIRAD fait éditer à la même époque un atlas assez détaillé des dépôts de césium en France qu'elle a mesurés. Ces vues se heurtent toutefois à diverses objections. D'abord, est-il sûr que tout le césium mesuré provienne de Tchernobyl? La contamination
radioactive antérieure à l'accident
La contamination de Tchernobyl n'arrive pas en effet sur un sol vierge de toute pollution radioactive. Rappelons la course aux armements effrénée des années 1951-1966 entre les deux Grands, avec des essais qui culminent entre 1961 et 1963, cette dernière année étant celle de la signature du traité partiel d'interdiction des expériences militaires atmosphériques (des essais que l'Inde, la Chine et le Pakistan poursuivront plus longtemps, mais à faible rythme, dans l'hémisphère boréal et que la France continuera jusqu'en 1976 dans l'hémisphère austral). Si ces rejets radioactifs en altitude affectent à différents degrés tout l'hémisphère concerné, d'autres rejets très importants aux effets plus locaux existent (ou ont existé) aussi au niveau des installations terrestres destinées à la production des armes américaines (complexe industriel de Hanford, dans le Nord-Ouest des États-Unis) et soviétiques (complexe industriel de Mayak, dans l'Oural), durant leur exploitation normale ou accidentelle. La comparaison de toutes ces contaminations est difficile, non seulement parce que leur rayon d'action diffère selon l'altitude 122
des émissions, mais aussi parce que l'éventail des radioéléments rejetés, et donc déposés, n'est pas le même pour une arme, un réacteur nucléaire ou un stockage (cas de l'accident de Khytim dans l'Oural). Comme la décroissance radioactive des radioéléments est spécifique de chacun d'eux, une comparaison des radioactivités, valable à un instant donné, ne l'est plus l'instant d'après. L'Académie des sciences35 s'est livrée à cet exercice en considérant la radioactivité résiduelle, six mois après l'événement contaminant. C'est ainsi que les essais militaires auraient globalement rejeté 12 fois plus de 137CSet 400 fois plus de l31I que Tchernobyl. Tous ceux qui sont effrayés à la pensée que Tchernobyl a déversé environ 130 fois plus de produits de fission dans la nature que les bombes d'Hiroshima et Nagasaki réunies (ce qui est exact) devraient garder aussi en mémoire que Tchernobyl a été, tous radioéléments confondus, 80 fois moins polluant pour la planète que les essais nucléaires anciens et 15 fois moins que chacun des complexes de production des armements américain et soviétique. Ceci, non pour minimiser Tchernobyl, mais pour bien comprendre que des milliers de rapports, avant 1986, ont déjà étudié les conséquences d'une pollution au Cs':\?. La figure ci-dessus, tirée du rapport de l'Académie des sciences, illustre .nIon.... 'og.ri""';_'
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l'évolution de la radioactivité de l'atmosphère en région parisienne de 1962 à 1981. Elle permet de repérer les nombreux essais d'engins militaires effectués dans notre hémisphère malgré le très grand éloignement des sites d'essai, ce qui montre la grande sensibilité des mesures. Attirons l'attention du lecteur néophyte sur le fait que l'échelle des ordonnées (la contamination 35
GALLE (Pierre) et al ICR. Biologies 326 (2003) 699-715. 123
de l'air) est logarithmique (c'est-à-dire que chaque pas de l'échelle correspond à un multiple de 10) et qu'elle «écrase» donc les variations absolues mesurées. Comment évaluer, en 1986, l'intensité de la contamination résiduelle de la France qui résulte de ces programmes militaires? Il existe bien, en certains points du territoire, des données précises antérieures à 1986, notamment sur tous les sites où ont été implantées des installations nucléaires. Il importe en effet de pouvoir, lors de leur exploitation, distinguer la radioactivité induite par leur fonctionnement normal ou accidentel de celle due à d'autres sources: la radioactivité naturelle (qui dépend du contexte géologique et peut même varier selon la météorologie), les retombées « militaires» que nous venons d'évoquer, ou encore la radioactivité apportée de manière saisonnière par les engrais. On procède donc sur ces sites pendant un an à une analyse, dite au temps zéro (ou « point zéro»), de leur radioactivité avant la mise en exploitation des nouvelles installations. Ces points isolés ne permettent pas de dresser vraiment une carte mais ils peuvent servir de points de référence utiles. Un gros travail de reconstitution de la contamination due aux essais militaires a été effectué par l'IRSN36 en 2005. La pluviosité moyenne commande en grande partie le niveau des retombées locales. Il a donc fallu se référer à des archives météorologiques. La conclusion de ces études est que, en 1986, les activités rémanentes en 137CSétaient de l'ordre de 2500 à 3500 Bq/m2, dépassant même 5000 Bq/m2 dans les régions montagneuses particulièrement soumises à la pluie. Au début des années 1960, ces activités étaient environ deux fois plus élevées. La contamina~on
des Français avant et après 1986
Comment l'ancienne contamination due aux retombées des programmes militaires a-t-elle affecté nos compatriotes? Pour en avoir une bonne idée, le mieux était de mesurer et d'analyser périodiquement la radioactivité interne d'un groupe de personnes représentatif de notre population. C'est ce qu'a fait le SCPRI, en étudiant chaque année la radioactivité corporelle (les spécialistes parlent de «charge» corporelle) de lycéens d'un même établissement et d'une même classe d'âge. La figure de la page suivante permet de comparer les contaminations internes en 137 Cs dues aux retombées des essais aériens des années 1960 à celles dues à Tchernobyl, pour des élèves parisiens37. Les deux pics de contamination interne constatés sont relatifs aux années 1961- 1967 et 1986-1987.
36
Rapport IRSNIDEI n° 2005-03. 37Conséquences de Tchernobyl à Paris (Bq de l37Cspar individu). Source: IPSN. 124
Deux grandes constatations sautent aux yeux: d'une part la plus grande (3 fois) et la plus longue (3 fois) pollution radioactive humaine dans les années 1960, d'autre part la rapide diminution de celle-ci avec le temps lorsque la source de pollution a disparu, une diminution beaucoup plus rapide que le laisserait supposer la demi-vie du l37Cs,qui est de 30 ans. Ceci prouve bien que le césium s'est fixé assez rapidement dans la nature et a disparu de la chaîne alimentaire sans qu'aucune précaution particulière ait été prise et, qu'une fois absorbé, il s'élimine de l'organisme de façon naturelle (sa demivie «effective », combinaison de sa décroissance radioactive et de son élimination naturelle par l'organisme, est en effet de l'ordre de 70 jours seulement). Aucun phénomène cumulatif inquiétant ne se manifeste donc dans l'organisme. Si l'on constatera un niveau de contamination en césium maximum au printemps 1987, cela sera dû essentiellement au changement de nourriture des bovins à la fin de l'automne précédent: de retour dans leurs étables, ces derniers y ont été nourris par les fourrages contaminés en mai 1986, qui ont été fauchés en fin d'été puis stockés, avec tout leur césium. On conçoit donc que, fortes de cette expérience des années 60, les autorités médicales françaises ne se soient pas émues outre mesure de l'amplitude exacte des retombées de césium sur notre territoire après l'arrivée du panache et qu'elles ne soient pas source d'inquiétude de nos jours. Au cours du temps, la contamination des aliments a diminué fortement alors que la contamination globale en césium des sols a peu varié (exceptions: la contamination des champignons des bois continue de suivre celle du sol, celle des sangliers qui s'en nourrissent également). On objectera que les Parisiens ont été moins affectés en valeur absolue par 125
les retombées de Tchernobyl que d'autres habitants de la France. Cela est vrai: le suivi de la contamination des personnels du groupe CEA (travaillant dans les centres du CEA ou ceux de la COGEMA, sa filiale à l'époque), réalisé grâce aux moyens de mesure de leurs laboratoires médicaux, montre que leur contamination moyenne diffère effectivement d'un facteur 4 à 5 selon qu'ils travaillent dans l'Isère, l'Île de France ou la Manche38. Ces différences selon les sites prouvent aussi qu'en 1986 les aliments absorbés (lait, viande, légumes à feuilles) sont majoritairement produits à proximité géographique des consommateurs39. Quand certaines exceptions sont analysées, on découvre parfois que les « suspects» ont passé des vacances dans des pays plus contaminés que la France (Grèce, Italie du Nord), en dépit des « mesures de précaution» qui y auraient été annoncées... Ces mesures de la radioactivité du corps humain (dites aussi anthropogammamétriques) réservent de plus une bonne surprise: le niveau de radioactivité observé est en effet 5 à 10 fois plus faible que celui qui avait été estimé à l'aide des «modèles théoriques de transfert» classiques. En clair, le personnel est beaucoup moins contaminé que ce que l'on avait évalué. Un écart similaire a été constaté dans tous les pays d'Europe, ce qui, après analyse, montra que le modèle utilisé, celui de l'UNSCEAR, surestimait les contaminations. Pourquoi? Parce que, semble-t-il, les habitudes alimentaires auraient changé: dans les années 1960, on mangeait par exemple davantage de feuilles de salade, épinards et autres légumes à feuilles qu'en 1986 et on les mangeait toutes. En 1986, les populations étaient plus riches et s'alimentaient autrement. On ne consommait plus guère que les cœurs des salades, lesquelles avaient été protégées de la contamination aériennes par les feuilles externes, que l'on jetait. Comme quoi, passer d'une contamination théorique à une contamination réelle exige beaucoup d'attention et de perspicacité! Donnons des ordres de grandeur. À Grenoble par exemple, où l'on a constaté pour le personnel du CEA la contamination humaine maximale, on mesurait dans l'organisme à la fin de l'été 1986 une activité totale moyenne de l'ordre de 550 Bq de Cs137,à comparer aux 4 500 Bq environ qui sont dus au seul potassium (K40) naturel du corps humain (et à peu près autant pour l'ensemble des autres radionucléides naturels: C14,U etc.). On ne voit pas qu'une telle radioactivité supplémentaire (de 6% environ), due à un élément qui est un homologue chimique du potassium et qui s'élimine assez vite, puisse être source de troubles particuliers. Mais on ne peut prétendre, bien 38 Suivi de la contamination humaine en césium à la suite de l'accident de Tchernobyl (laboratoires d'analyses médicales du Groupe CEA, du service de médecine du travail EDF-GDF, du service de santé des armées) Juillet 1987. 39La figure ne montre pas la redescente de l'activité, mais celle-ci a bien lieu peu de temps après; qu'on se rassure! 126
entendu, avoir « ausculté» les personnes les plus contaminées qui vivaient sans doute dans des régions montagneuses plus reculées. On a pu diviser notre pays en 4 zones de contamination, correspondant aux niveaux de radioactivité constatés chez l'homme: environ 550 Bq à Grenoble, 350 Bq à Pierrelatte, Marcoule, Cadarache et Valduc, 200 Bq en région parisienne et 100 Bq à La Hague. La figure ci-après, provenant de mesures faites dans les services de radioprotection du CEA, montre à la fois la montée de la contamination due à la viande consommée et les écarts moyens de contamination selon les zones. La figure ne montre pas sa décrue, courant 1987, mais qu'on se rassure! Elle a bien eu lieu.
nC,
in vivo. de CIMIum 137.
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Comment distinguer antérieures?
les
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Tchernobyl
des
retombées
Si le césium des années 60 n'apparaît plus dans les assiettes des Français de 1986, cela ne signifie pas qu'il n'existe plus dans la nature mais qu'il ne passe plus dans nos aliments. Il s'est simplement fixé dans le sol. Comment donc, quand on analyse la radioactivité du sol, distinguer le césium de Tchernobyl de celui provenant des essais militaires? La réponse est assez subtile. Il faut d'abord souligner que les engins militaires qui ont explosé en altitude ont projeté leurs émissions dans la stratosphère d'où elles se sont disséminées sur des territoires très étendus en faisant plusieurs fois le tour de la Terre. En conséquence, on retrouve partout, à des degrés divers (selon la 127
géographie et la pluviosité), dans l'hémisphère concerné, l'ensemble de leurs constituants et de leurs « produits de fission ». En revanche, les émissions de particules solides de Tchernobyl, qui ne se sont pas élevées à une altitude supérieure à 1 200 mètres, ont été « filtrées» par la distance. Les atomes lourds comme le plutonium ou le strontium sont retombés non loin de leur point d'origine et n'ont pu parvenir dans le reste de l'Europe. Si l'on trouve donc ces atomes sur notre territoire, c'est qu'ils proviennent des explosions aériennes anciennes. Revenons au l37Cs. En fait, nous devrions parler des césiums. En effet, deux isotopes de césium proviennent de Tchernobyl, comme nous l'avons vu l37 dans les communiqués du SCPRl: le Cs, un produit de fission (un des « éclats» des atomes d'uranium ou de plutonium) et le 134CS,qui n'est pas un produit de fission mais un isotope qui s'est formé avec le temps dans le cœur du réacteur, selon un processus physique différent (une absorption neutronique). On ne le retrouve pas dans les explosions aériennes et il est de ce fait un marqueur sEécifique de la contamination due à l'accident. La mesure des dépôts de 1 4CSaurait été plus pertinente que celle du l37Cs pour dresser des cartes de contamination dues à Tchernobyl, puisqu'on se serait affranchi de la question des retombées militaires antérieures. Comme on a toutes les raisons de supposer que la proportion des deux isotopes de césium venant de Tchernobyl est la même partout, on en aurait déduit aisément la valeur de la contamination totale dans les deux césium. Mais il aurait fallu le faire assez vite car le 134CSn'a qu'une demi-vie de 2 ans seulement. Quand la contestation est la plus vive, il n'en reste plus assez pour faire des mesures significatives (au bout de vingt ans, il ne reste plus en effet que le millième de la quantité initiale). En mai 1986, les experts estiment que la contamination moyenne en l37Cs des Français sera bien inférieure à ce que l'on a connu vers les années 1960 (ce qui s'est vérifié), et comme cette dernière n'a pas laissé, semble-t-il, de traces sanitaires décelables (de multiples études internationales ont été faites sur le sujet), ils considèrent qu'il n'y a pas lieu de s'inquiéter de la répartition de cet isotope dans nos espaces naturels. Les premiers rapports de l'IPSN (n02 du 21 mai et sa révision d'octobre 1986) sur l'accident de Tchernobyl, concentrent toute leur attention sur les événements survenus en Union Soviétique, où se situent les victimes réelles ou potentielles, et ne s'intéressent aucunement à une quelconque carte de contamination de la France en césium radioactif. Et l'iode radioactif? Lors de l'accident, ce sont les iodes radioactifs qui intéressent les experts, non les césiums. Les retombées d'iodes de certains essais nucléaires aériens ont parfois contaminé des populations proches (dans l'atoll de Bikini ou dans 128
le Nevada par exemple) provoquant diverses maladies. Mais à très longue distance, le délai nécessaire à leur descente limite leur activité résiduelle dans l'écosystème. Les retombées en France dans les années 1960 sont trop faibles pour fournir un quelconque point de repère. Quelles valeurs a-t-on constatées après le passage du panache de Tchernobyl? Vu la disparition rapide de l'iode, on n'a jamais cherché à le mesurer directement sur le sol. Ce qui importait, c'était sa concentration dans le lait. Le rapport du 21 mai de l'IPSN fait état d'une valeur maximum de 480 Bq/l trouvée dans une ferme proche de Valduc40, en Bourgogne. On pouvait penser que la radioactivité du lait trait chaque jour dans cette ferme diminuerait selon la loi de décroissance radioactive de l'iode-BI, c'est-à-dire d'un facteur 2 en 8 jours. Or la décroissance constatée pendant les semaines suivantes a été beaucoup plus rapide. Le même phénomène s'est retrouvé partout, plus ou moins marqué selon les lieux. La décroissance se fait en réalité avec une demi-vie « apparente}) de l'ordre de 2 à 4 jours seulement: ce qui compte en effet n'est pas la disparition physique de l'iode radioactif retombé mais sa disparition de I 'herbe qui est broutée par les ruminants, laquelle dépend de sa migration naturelle vers ou dans le sol (qui peut être accélérée sous l'effet d'une pluie abondante postérieure à la contamination). Un autre exemple cité dans ce rapport concerne le lait de chèvre provenant d'une ferme située près de Cadarache, en Provence, dont l'activité atteint 2 000 Bq/l vers le 8 mai: sa concentration en iode ne diminue pas non plus d'un facteur 4 en 16jours comme on pouvait s'y attendre (deux demi-vies de 8 jours de l'iode), mais plutôt d'un facteur 10. Notons au passage l'écart de radioactivité constaté entre les laits de vache et de chèvre, que l'IPSN explique ainsi: les caprins coupent l 'herbe plus à la base que les bovins et mangent également les feuilles d'arbustes dont le pouvoir de captage peut être élevé pour certaines espèces. Dans tous les cas, on constate que la radioactivité ingérée par les consommateurs durant les premières semaines de mai est nettement inférieure à celle que l'on calculerait en se basant sur la radioactivité maximale constatée les premiers jours et sur la loi de décroissance radioactive de l'iode. De nombreux phénomènes physiques ou physicochimiques doivent en effet être pris en considération pour évaluer, à partir de la connaissance des retombées (si on y accède), ce que peut être la contamination des aliments et du corps humain. Or, rappelons-le, c'est la quantité annuelle ingérée qui fait alors l'objet d'une norme, non une activité maximum temporaire. Ceci signifie que si l'on veut estimer la contamination des Français (et c'est bien cela qui nous importe en définitive), ce ne sont pas
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Le CEA y dispose d'un centre de la Direction des Applications Militaires, dans la
région de Dijon.
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les cartes de contamination des sols Qui nous renseignent mais le suivi de la radioactivité des aliments. Pendant le passage du panache de Tchernobyl et pendant le mois qui suit, on comprend donc que l'urgence n'était pas de battre la campagne, les monts et les vaux, pour établir une cartographie précise de cette contamination terrestre. Il convenait plutôt de mobiliser l'ensemble des moyens pour prélever le maximum d'échantillons représentatifs de la chaîne alimentaire afin de mesurer leur radioactivité. Ce sont ces données recueillies au fil du temps qui ont permis une évaluation à court et à long terme des doses que risquait de subir la population. À court terme, en mai et juin 1986, et avant de disparaître, l'iode est l'élément prépondérant; l'irradiation est principalement interne via l'ingestion de produits laitiers, de viande et de légumes à feuilles. Une attention particulière doit être apportée aux laitages et à l'alimentation des enfants en bas âge. À plus long terme, l'élément déterminant devient le césium, dont la dangerosité est plus faible, même s'il persiste un peu plus longtemps dans l'organisme. C'est à partir de l'évaluation de ces doses que les décisions de préconiser ou non certaines mesures de restriction alimentaire voire d'interdiction ont été prises, selon une démarche conforme aux recommandations de la CIPR en vigueur en 1986. Premières études cartographiques
de l'IPSN (1997)
Nous avons évoqué précédemment la manière dont s'était développée la polémique lancée par la CRIIRAD. En 1997, à la demande de la Direction de la sûreté des installations nucléaires (DSIN) et de la Direction générale de la santé (DGS), l'IPSN est chargé de proposer une évaluation plus précise de l'impact radiologique de l'accident, en particulier dans deux types de zones: les plus contaminées, qui n'avaient pas été correctement identifiées et donc prises en compte à l'origine, et les zones à l'intérieur desquelles le mode de vie pouvait s'écarter notablement du comportement national moyen (régimes alimentaires spécifiques, autarcie partielle ou totale, cas hypothétiques extrêmes.
. .).
Le rapport établi cette même année par l'IPSN sur la cartographie des contaminations des sols et les conséquences radiologiques et dosimétriques associées repose sur l'utilisation combinée de toutes les données disponibles (activités volumiques de l'atmosphère, de l'eau de pluie, des produits naturels, agricoles et alimentaires) et sur une modélisation réalisée à l'aide d'un nouveau logiciel qu'a développé l'Institut: ASTRAL. Insistons sur les origines très diverses de ces données: SCPRI, devenu entre temps aPRI
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(Office de Protection contre les Rayonnement Ionisants), IPSN, DGCCRF4\ CNEVA42 et CRIIRAD. Aucune n'a été exclue... à ceci près que les échantillons dont l'activité était trop faible pour être mesurée ont été carrément éliminés, comme réputés douteux, une exclusion curieuse (alors que l'expérience a montré déjà la très grande hétérogénéité des dépôts) qui introduit un biais systématique conduisant à surestimer les contaminations moyennes et donc les doses réelles. Sans doute a-t-on préféré sacrifier un peu la rigueur scientifique pour avoir des valeurs par excès évitant certaines contestations ultérieures... Le principe de précaution veut-il qu'on accepte en priorité tout ce qui peut aller dans le sens d'une aggravation de la situation? Le logiciel ASTRAL permet d'établir une correspondance entre la contamination du sol, la radioactivité des productions agricoles et les doses reçues par les habitants, en tenant compte du mode de transfert des radioéléments, en particulier en cas de pluie. À l'aide de ce logiciel, l'IPSN a découpé la France en plusieurs zones selon le degré de contamination moyen découvert. Les contaminations en césium s'échelonnent de moins de 750 à 6 000 Bq/m2 et en iode de moins de 10 000 à 60 000 Bq/m2. Les cartes donnent pour chaque département la plage des contaminations moyennes des sols agricoles. La contamination des zones forestières ne peut pas être évaluée par cette méthode. Du fait que ces sols ne sont pas remaniés, leur contamination est en général plus importante. Nous n'avons pas jugé utile, à ce stade, de reproduire ici ces cartes, qui seront contestées et revues par la suite, mais on peut déjà annoncer que les activités en césium calculées sont très nettement supérieures à celles qui figurent sur la première carte de contamination du 7 mai, communiquée par le SCPRI. Si le logiciel ASTRAL permet de retrouver l'activité mesurée de la plupart des prélèvements effectués en mai 1986 et d'en déduire des doses moyennes, il ne permet cependant pas d'affirmer qu'il n'a pas existé de situations ponctuellement plus défavorables. L'IPSN dispose d'un outil d'évaluation remarquable et peut s'estimer satisfait, mais la polémique avec la CRIIRAD n'est pas pour autant terminée.
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Direction générale de la consommation, de la concurrence et de la répression des
fraudes. 42 Centre national d'études vétérinaires
et alimentaires.
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14 La controverse enfle... avant de s'évanouir Bien que les cartes publiées dans le rapport IPSN de novembre 1997 aient été établies en tenant compte de mesures effectuées par la CRIlRAD, cette association en conteste bientôt la validité. Selon elle, certaines mesures du SCPRI n'auraient pas été examinées avec l'esprit critique nécessaire et certains départements, comme les Alpes Maritimes et ceux de Corse n'auraient pas été rangés, à tort, parmi les départements les plus contaminés. En 1999, l'IPSN, qui fait le point chaque année dans un document de synthèse des conséquences de l'accident de Tchernobyl dans l'ex-URSS et en France, admet indirectement les reproches qui lui sont faits en reconnaissant dans son rapport «Tchernobyl, 13 ans après» que certaines zones et certains produits présentent des activités nettement supérieures à la moyenne française: des zones très arrosées entre le r et le 5 mai 1986, des zones d'altitude et des zones forestières. Tout en considérant que les zones contaminées à plus de 50 000 Bq/m2 (si elles ont existé) doivent être de taille très réduite, peu accessibles et donc peu fréquentées, l'IPSN tient compte des remarques qui lui ont été faites, en modifiant le rapport présenté en 1997 avant de le faire rééditer. Le niveau de contamination de quelques départements, dont la Corse du Sud et les Bouches du Rhône, y est revu à la hausse. Au plan des conséquences sanitaires, les positions de l'lPSN sont cependant peu modifiées: Rien ne parait justifier une approche épidémiologique globale portant sur l'ensemble de la France. Cependant, il pourrait paraître justifié d'adopter une démarche épidémiologique portant sur les cancers de la thyroïde de l'enfant dans quelques zones choisies de l'Est de la France (Jura et Corse par exemple) afin de répondre aux interrogations multiples de la population et du corps médical, bien que les doses estimées semblent devoir conduire à un excès de risque vraisemblablement faible et non observable. André-Claude Lacoste, directeur de la Direction de la sûreté des installations nucléaires (DSIN), déclare dans cette publication qu'au regard des doses estimées, l'influence des retombées de la catastrophe de Tchernobyl en France est restée en dessous d'un niveau qui aurait pu susciter une réaction justifiée sur un plan sanitaire. Autrement dit, les autorités françaises n'auraient pas mis en danger la population en ne prenant aucune mesure particulière pour limiter son exposition.
Cette opinion ne convainc pas la CRIlRAD qui met sur la table de nouvelles évaluations et de nouveaux calculs. Selon elle, de nombreuses personnes appartenant à un «groupe critique» auraient reçu des doses supérieures aux limites fixées en 1980 et 1984 par Euratom, à savoir 50 mSv/an pour la dose à la thyroïde (des limites qui ne signifient pas qu'apparaissent systématiquement au-delà des troubles graves, mais à partir desquelles on estime qu'un risque, très minime, peut se manifester de manière statistique). Ce serait le cas, au sein des populations rurales corses,
des enfants ayant bu du lait de brebis dont la contamination en
1311 aurait
pu
atteindre, selon elle, 20 000 à 30 000 Bq/!. La contamination en Bq/kg du fromage frais de brebis, type bruccio, pourrait avoir été encore plus élevée, puisqu'il faut plusieurs litres de ce lait pour fabriquer un kilogramme de fromage. Or, les Corses seraient de gros consommateurs de lait et de bruccio... et, tous calculs faits, la CRIlRAD estime que les doses à la thyroïde ont pu atteindre plus de 100 mSv pour un adulte consommant 400 g par jour de ce fromage et même 140 mSv pour un enfant de 1 an. La controverse s'amplifie donc et se précise: la mise en question de la carte de la contamination de la France en l37Cs vise bien à montrer que la contamination en 1311a pu être localement beaucoup plus forte qu'il n'a été estimé précédemment. La CRIlRAD laisse entendre clairement qu'il y a « naturellement» proportionnalité entre les dépôts de césium et d'iode, une proposition à laquelle il est facile « intuitivement» d'adhérer mais qu'elle se garde bien de démontrer. La conclusion logique s'ensuit: Si l'on a sousestimé l'ampleur des dépôts de césium lors de l'accident, c'est qu'on a aussi sous-estimé l'ampleur des risques d'ingestion d'iode. Pour réfuter ce raisonnement, inexact mais qui a les apparences de l'évidence, l'IPSN va devoir examiner de manière approfondie les lois physiques qui régissent les phénomènes de dépôt de ces radionucléides, en particulier en cas de pluie, un travail qui se révèlera beaucoup plus difficile que prévu. Le lecteur pressé, qui s'intéresse essentiellement aux conclusions, peut passer quelques pages, mais celui qui se souvient que ce sujet a été abondamment évoqué dans les médias et qui est curieux de comprendre les phénomènes naturels suivra avec intérêt le déroulement de ce débat. Le rapport de l'IPSN, Tchernobyl, 14 ans après, fait état de nouvelles mesures effectuées par une équipe de cet Institut dans le sud-est de la France, dans le massif du Mercantour et dans une région de la basse vallée du Rhône, au sud de Vaison-la-Romaine. Lors de cette campagne, la très forte hétérogénéité des dépôts a sauté aux yeux: on a constaté sur le terrain des écarts d'un facteur 5 à quelques centaines de mètres de distance et une hétérogénéité présente à tous les niveaux. Selon que l'arbre dont on étudie la contamination se trouve au centre d'un bois ou à sa lisière, selon la situation de la branche sur l'arbre, ou selon la distance au tronc de l'arbre de l'échantillon de terre analysée, d'une feuille à l'autre presque, les résultats 134
diffèrent parfois fortement. On voit toute la difficulté qu'il peut y avoir à établir des «moyennes» pour constituer une carte représentative reconnue par tous. Certaines situations particulières sont identifiées, comme celle des flaques d'eau alimentées par la fonte de la neige encore présentes début mai 1986 qui, après évaporation ou absorption par le sol, ont laissé sur place une petite concentration d'éléments radioactifs. Parallèlement à ce travail, l'IPSN entreprend de valider son code ASTRAL sur les résultats conservés des quelque 60 000 analyses médicales par anthropogammamétrie pratiquées sur le personnel des installations nucléaires du CEA, de la COGEMA et d'EDF travaillant sur divers sites de notre territoire. La recherche systématique, à l'aide d'une sonde externe située au niveau du larynx, d'une éventuelle contamination en iode de la thyroïde n'avait rien mis en évidence dans les semaines qui avaient suivi l'accident, ce qui est cohérent avec les résultats des calculs. Cela ne permet pas de valider le code, mais seulement de ne pas l'invalider. La valeur de 50 Bq, seuil minimum de détection des sondes, n'aurait pu être atteinte que pendant quelques jours seulement, entre le 4 et le 7 mai, une période de « pont» où l'on n'a guère fait de mesures. Les mesures de contamination en césium, moins directement intéressantes pour notre propos, confirment cependant la validité d'ASTRAL pour l'ensemble de la population française. En conséquence, l'IPSN ne modifie pas en l'an 2000 les conclusions de son rapport de 1997. La plainte contre X
À la même époque, la CRIlRAD entreprend, avec l'aide d'André Paris, un bénévole, agronome et géologue de formation, des mesures systématiques de contamination de la France (en 1999 - 2000) qui conduisent un peu plus tard à la rédaction d'un livre43 dans lequel l'attitude passée des organismes officiels et des pouvoirs publics est stigmatisée. La présentation en est faite à Valence, le 26 février 2002, par les auteurs, André Paris, Bruno Chareyron, responsable du laboratoire de la CRIlRAD et Corinne Castanier, la directrice de l'association, qui a succédé à Michèle Rivasi, élue entre temps députée de la Drôme. Le contexte est nouveau: en effet, le 1eT mars 2001, 51 malades atteints d'un cancer de la thyroïde, l'AFMT (association française des malades de la thyroïde) qui les regroupe et la CRIlRAD ont déposé plainte contre X, avec constitution de partie civile auprès du Tribunal de Grande Instance de Paris pour empoisonnement et administration de substances nuisibles, considérant qu'il y a eu défaut de protection des populations françaises en général et des groupes à risque en particulier. Les autorités sont notamment accusées d'avoir encouragé les Français à ne prendre aucune 43
Contaminations radioactives: atlas France et Europe (Editions Yves Michel). 135
mesure de précaution. À partir de cette date, le nombre de plaignants ne fera que croître; ils seront près d'un demi-millier en 2006. Les estimations par la CRIIRAD des doses à la thyroïde qu'il aurait été possible d'atteindre en Corse du Sud font partie des pièces de l'accusation. La polémique sur la carte de la contamination de la France n'est donc que le préalable de celle, beaucoup plus grave, qui se développe sur les éventuelles conséquences sanitaires des retombées de l'accident de Tchernobyl en France et en particulier dans l'île de Beauté. Le 31 janvier 2002, une journée d'information scientifique sur ce sujet précis est organisée à Ajaccio, à la préfecture de la Corse du Sud et l'IPSN y présente un nouveau modèle fondé sur une relation linéaire (c'est-à-dire une proportionnalité) entre les pluies et les dépôts, dont les résultats conduisent à réviser en forte hausse les prévisions faites dans cette région en matière de contamination, et donc de doses. La CRIlRAD aurait-elle eu donc raison de protester contre les estimations rassurantes de l'IPSN en 2000? Quand l'IRSN fait suite à l'IPSN... Or le changement d'opinion apparent des experts de l'IPSN précède de trois semaines seulement la disparition de leur institut, qui est englobé dans une nouvelle structure, l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), un nouvel établissement public à caractère industriel et commercial, cette fois tout à fait indépendant du CEA, créé par un décret du 22 février 2002. L'IRSN perd dans cette opération la recherche fondamentale de son prédécesseur sur les effets biologiques des rayonnements, qui revient logiquement à la mission « sciences du vivant» du CEA, mais il absorbe la plus grande partie de l'Office de protection contre les rayonnements ionisants (OPRI), avatar de l'ex-SCPRI tant décrié par les « opposants» et qui a ses vues propres sur les retombées de Tchernobyl et sur les effets des rayonnements. La nouvelle organisation permet d'éliminer les éventuels conflits trop apparents entre deux organismes du secteur public en laissant le soin à la direction du nouvel institut de les gérer en interne, s'ils se poursuivent. Comment celle-ci va-t-elle arbitrer entre les différentes tendances qui s'affrontent? Sera-t-elle tentée de montrer sa nouvelle indépendance et d'accroître sa crédibilité en prenant des positions plus sévères que celles des anciens experts de l'IPSN ? Peut-on soupçonner les experts d'avant 2002 d'avoir été influencés dans leurs appréciations des risques par leurs liens résiduels, même ténus, avec le CEA ? Graves questions. Les pouvoirs publics sont critiqués sur leur attitude passée et, même si le gouvernement de mai 1986 était d'une toute autre couleur politique, celui de Lionel Jospin maintenant au pouvoir se doit d'y voir plus clair dans cette controverse scientifique. Il prend donc la seule initiative possible: créer un groupe de 136
travail dont feraient partie les partisans des deux thèses opposées, sous l'autorité d'une personnalité scientifique considérée comme neutre. Le groupe Aurengo Le 25 février 2002, la veille même de la conférence de presse de la CRIIRAD, Bernard Kouchner, ministre de la Santé, et Yves Cochet, ministre de l'Aménagement du Territoire et de l'Environnement, demandent conjointement à un expert indépendant, le Pro André Aurengo, de constituer et présider un groupe chargé de réaliser la cartographie de la contamination du territoire français suite à l'accident de Tchernobyl. La lettre de mission se poursuit ainsi: Ce groupe de travail dont nous vous demandons de nous exposer la composition d'ici au 15 mars, devra comprendre des experts institutionnels, des experts du mouvement associatif ainsi que des experts étrangers ayant eu à réaliser ce type de travail. La mission du groupe sera en particulier de : - rassembler les données existantes, notamment en complétant ou actualisant celles qui avaient été utilisées dans le bilan réalisé en 1997, et apprécier leur cohérence ; examiner de façon critique les modèles permettant de reconstituer le
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niveau de contamination de l'ensemble du territoire en 1986 et s'assurer leur validation par la comparaison avec des mesures;
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de
se prononcer sur le mode d'utilisation de ces informations afin de
reconstituer les doses et les risques correspondants pour la population française. Une attention particulière devra être portée à l'appréciation des sources d'incertitudes. Les éventuelles divergences sur l'interprétation et l'analyse des données seront identifiées et explicitées. Nous vous demandons de présenter les résultats de vos travaux sous six mois.
Qui est le Pro Aurengo ? Le Pr. Aurengo s'est fait connaître pour avoir soigné 33 enfants ukrainiens atteints de cancer de la thyroïde qui ont pu être traités à Paris grâce à une association française, «Les enfants de Tchernobyl », et pour s'être rendu plusieurs fois à Kiev avec son équipe pour conseiller les médecins locaux dans l'emploi des meilleures techniques de traitement. La venue en France de ces jeunes malades n'avait pas été une petite affaire et il avait participé au combat qu'avait dû mener cette association pour trouver les financements nécessaires. Car on ne peut pas dire que cette action caritative ait suscité de 137
grands élans de générosité dans notre pays. Air France, en particulier, n'avait consenti aucun rabais pour le transport aérien des enfants. André Aurengo s'est converti à la médecine à sa sortie de Polytechnique (promotion 1967). Après l'internat des hôpitaux de Paris, il a obtenu un doctorat de médecine puis un doctorat d'État de physique. Il est chef du service central de médecine nucléaire du groupe hospitalier Pitié-Salpêtrière, professeur des Universités. Il sera élu en 2005 à l'Académie nationale de médecine. C'est un homme de dialogue, affable, mais au raisonnement rigoureux, qui ne se laisse pas impressionner. Il a pu, lors de ses séjours en Ukraine, constater la grande misère du système de santé publique, manquant par exemple d'antibiotiques pour soigner des affections courantes (un défaut entraînant parfois la mort des patients), mais il n'a pas pour autant adhéré aux thèses sans nuances des « écologistes », ce qui a dû étonner certains de ceux qui avaient soutenu sa désignation. Lorsque la CRIIRAD s'en apercevra, elle ne manquera pas de souligner qu'il est compromis avec le « lobby nucléaire », car président du comité d'éthique d'EDF et du conseil médical d'EDF-GDF et même membre du conseil d'administration d'EDF44. Il ne peut donc être « indépendant» à ses yeux. Car, pour la CRIIRAD comme pour bien d'autres nucléophobes, on ne peut être apparemment que pour ou contre le nucléaire, sans nuance. Tout organisme, toute société ou organisation qui n'aurait pas une attitude ouvertement hostile au nucléaire civil est systématiquement suspecte et ne saurait se prévaloir de la moindre crédibilité. Les écrits de la CRIIRAD, et notamment son « atlas », sont très clairs sur ce point: la direction de la sûreté des installations nucléaires (DSIN), dont nous avons vu les propos de son directeur André-Claude Lacoste, les académies (Sciences et Médecine), les députés de l'Assemblée Nationale, l'Agence Internationale de l'Energie Atomique (AlEA), Euratom bien sûr mais aussi l'Organisation Mondiale de la Santé sont tous plus ou moins de mèche, acteurs d'un vaste complot... Le bras de fer La première décision de la CRIIRAD est de boycotter « la mission Aurengo ». Peut-être pense-t-elle décourager son président et parie-t-elle aussi sur les divisions internes de l'IRSN. La défection du milieu associatif complique la constitution du groupe de travail mais ne décourage pas son président qui fait davantage appel à des journalistes et à d'autres associations. La mission devait durer six mois; il en faut presque onze pour que se tienne
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Le Pro Aurengo est aussi, en 2006, président de la Société française de
radioprotection ainsi que de la section radioprotection d'Hygiène Publique de France! 138
du Conseil Supérieur
enfm la première réunion, le 7 janvier 2003. Entre temps, un nouveau gouvernement (Raffarin) a confirmé la mission du groupe, en août 200245. Lors d'une réunion tenue le 6 mars 2003, l'IRSN présente au groupe sa position «officielle» qui reprend les «cartes» ASTRAL de 1997 et les données collectées par l'OPRI et d'autres organismes. Mais huit semaines plus tard, à l'occasion du 17èmeanniversaire de l'accident de Tchernobyl, c'est un tout autre modèle et de nouvelles cartes de contamination de la France que l'IRSN dévoile à la presse dans un rapport « Tchernobyl + 17 », sans que le Pr. Aurengo et les autres membres de son groupe en aient été avertis au préalable, une manière de prouver son« indépendance» qui est un véritable camouflet. Est-ce pour pousser le président du groupe à démissionner? Ce serait ignorer son caractère. André Aurengo s'aperçoit vite des failles du nouveau modèle: le calcul n'a pas été fait jour après jour alors que la pluviométrie et la contamination de l'air ont fortement varié du 1erau 5 mai 1986; de plus, la contamination de l'air utilisée pour le modèle (stable pendant cinq jours et identique en tout point du territoire français à l'est de Reims) est très différente de celle mesurée. Les bases du nouveau document sont d'autant plus critiquables que les nouvelles cartes calculées ne permettent ni de se raccorder à celles des pays voisins (Belgique, Allemagne), ni de retrouver la radioactivité des échantillons qui ont été prélevés en 198646. Comment soutenir une théorie qui n'est pas sanctionnée par l'expérience? À son tour, le Pr. Aurengo n'hésite pas à critiquer publiquement et avec force la nouvelle approche en se déclarant consterné que de tels résultats, méthodologique ment contestables et très probablement faux, aient pu être diffusés sans aucune validation scientifique, au nom d'un organisme officiel en charge de l'expertise en radioprotection. Les études reprennent donc leur cours à l'IRSN. En juin 2003, la CRIIRAD s'empresse de soutenir les positions contestées de l'Institut dans une conférence de presse. Les nouvelles cartes de contamination dévoilées par l'IRSN n'allaient-elles pas dans son sens (le « bon », bien entendu) ? Mais l'IRSN s'abstient désormais de publier de rapport Tchernobyl +X et poursuit ses difficiles recherches de modélisation des retombées radioactives en fonction de la pluviosité jour après jour et en utilisant des données plus précises de la contamination de l'air. Son ambition ultime est, semble-t-il, de dresser des cartes fines de dépôts de césium et surtout d'évaluer la contamination par l'iode pour, en fin de compte, reconstituer des doses et
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Ille sera à nouveau en 2005 par le gouvernement Villepin. 46 Ces cartes, paradoxalement, ne conduisent pas l'IRSN à revoir à la hausse ses estimations antérieures sur les doses. 139
apporter des éléments quantitatifs d'appréciation sur les risques d'induction de cancers thyroïdiens, en tenant compte des « points chauds» éventuels. Le nouveau rapport publié par l'IRSN en 2005 prend en compte les variations quotidiennes de la contamination de l'air et de la pluviométrie, comme l'a suggéré André Aurengo, et affine l'estimation des dépôts des essais nucléaires des années 1960, mais reste fidèle à ses idées de base. Toutefois, ces nouvelles études révèlent une nouvelle difficulté: le «coefficient de lessivage» considéré par le modèle comme une constante physique varie fortement d'un jour à l'autre et d'un point à l'autre du territoire (il est même négatif à l'ouest de Reims) et le modèle rend de moins en moins compte des mesures au-delà d'une certaine pluviométrie, donc pour les zones a priori les plus contaminées. On conçoit les difficultés de prévision et de modélisation des phénomènes de dépôt: à Creys-Malville par exemple, où des mesures continues de l'activité de l'air ont été enregistrées, on constate que le panache a pratiquement disparu lorsque les pluies surviennent; ce n'est pas une question de jour mais d'heure! Si, dans d'autres lieux, le panache est toujours présent, on conçoit que son lessivage par la pluie ait des limites: si toute la contamination disparaît dès le début des précipitations, leur suite n'entraîne évidemment plus de particules radioactives. Une pluie abondante peut même accélérer la migration vers le sol des particules qui se seraient précédemment déposées sur 1'herbe ou sur les feuilles. Les produits radioactifs sont encore bien présents, mais dans le sol et non dans les végétaux que broutent les ruminants. La proportionnalité entre pluie et dépôts a donc des limites et les lois sont complexes. On voit bien que l'emploi d'un terme unique (le «nuage ») pour désigner deux objets distincts (le panache et les véritables nuages) est source de confusion, et pas seulement dans l'esprit du profane. De toutes façons, l'intérêt pratique d'une reconstitution exacte des dépôts est limité puisque l'essentiel de la dose reçue par l'homme ne provient pas de l'irradiation directe par les radionucléides tombés sur le sol mais de l'ingestion de la petite fraction d'entre eux qui, entrant dans la chaîne alimentaire, est effectivement ingérée. Il est tout à fait légitime de contester à ASTRAL la faculté de déterminer une véritable « carte» des contaminations du sol. Ce que peut faire ce code, en revanche, c'est déterminer une sorte de carte de « dépôts équivalents» permettant, sous certaines conditions de pluviométrie, de retrouver la contamination constatée effectivement dans les divers échantillons prélevés, représentatifs de notre alimentation, et d'estimer, avec une grande vraisemblance, ce qu'elle a été en tout autre point du territoire. Encore faudrait-il prendre également en compte les échantillons prélevés par le SCPRl qui ont été abusivement éliminés parce que n'ayant pas montré de radioactivité significative, et préciser aussi les marges d'erreur. 140
L'intervention
du conseil scientifique
Finalement, malgré quatre années de discussions, le groupe Aurengo ne parvient pas à se mettre d'accord sur des conclusions. Le temps passant, les ministères de tutelle (Santé, Environnement), sans doute impatients d'aboutir à un consensus, demandent à la mi-novembre 2005 au Conseil Scientifique de l'IRSN de se saisir de la question. Le mandat du Conseil porte sur la pertinence et l'adéquation des différentes approches adoptées par I 'IRSN pour estimer les retombées atmosphériques en France (...) au regard des buts poursuivis (estimer les doses reçues par la population, expliquer les activités mesurées dans les sols) et des données disponibles. Pour ce faire, le Conseil crée une Commission, composée d'une dizaine de personnalités dont quatre étrangères (belge, suédoise, britannique, suisse); aucun des experts français n'appartient à la sphère nucléaire. Le Conseil Scientifique rend son avis le 30 mars 2006. Quel est-il? Des coups de chapeau sont donnés à l'IRSN pour l'important travail de modélisation entrepris, cohérent avec ceux développés également dans d'autres pays européens contaminés. Mais la faiblesse des données, la complexité et la variabilité des mécanismes qui concourent au dépôt rendent injustifiée la poursuite d'efforts tournés vers la restitution du passé. Clairement, le Conseil recommande de ne pas poursuivre d'études destinées à produire de nouvelles reconstitutions des retombées de l'accident de Tchernobyl en France. Il ne dit pas d'arrêter toute étude de modélisation; selon lui, le travail réalisé mérite d'être exploité de diverses manières (en prévision d'éventuelles situations accidentelles futures par exemple). C'est son objectif premier, l'estimation des doses reçues, qui lui paraît hors de portée. En effet, bien que le SCPRI ait fait état d'un grand nombre de prélèvements en mai 1986, les mesures significatives ont été peu nombreuses: 500 en I37Cs sur le lait, 150 sur les légumes à feuilles. On constate en outre, au sein d'un même département, des fluctuations importantes de la contamination des produits agricoles Gusqu'à un facteur 3), et davantage encore de celle du sol (un facteur JO). Or aucune mesure nouvelle ne permettra de compenser ce manque de données et par conséquent d'améliorer la cartographie disponible. On se trouve face à une distribution des contaminants qui, comme nous l'avons vu, a un caractère très aléatoire (un caractère « fractal» disent les mathématiciens). Si l'on veut connaître les doses moyennes en France, c'est l'approche suivie par l'IPSN en 1997 qui est, selon le Conseil scientifique, la meilleure possible, compte tenu des circonstances de l'accident et des moyens d'observation prévus à l'époque. L'utilisation des mesures dans le lait est particulièrement pertinente car le lait est un important composant des régimes alimentaires et donc un 141
contributeur important de dose et un bon indicateur des niveaux moyens de contamination dans une région. Le Conseil attache de l'importance à la validation qui a été faite des estimations de doses par des mesures directes sur la population, lorsque cela a été possible pour les radionucléides relâchés (mesures à la thyroïde pour l'iode, mesures corporelles totales pour le césium). L'estimation des dépôts rémanents de césium constitue certes, pour le Conseil, le point faible de l'étude de 1997 mais les approches ultérieures de 2003 et 2005 butent sur la modélisation des dépôts d'iode. Reprenant l'argumentaire d'André Aurengo, le Conseil scientifique confirme que, contrairement à ce qui a été supposé dans certaines modélisations, il existe une forte disparité de comportement entre l'iode et le césium. Par exemple, des différences nettes ont été observées au RoyaumeUni en ce qui concerne les ratios de dépôt iode-131/césium-137 sur l'herbe, en conditions principalement humides ou sèches. Dans les zones principalement sèches on a observé un ratio de18 environ, alors que dans les zones ayant reçu des précipitations légères on a observé un ratio d'environ 3,8 et un ratio de 1,8 dans les zones les plus humides. Le Conseil se penche enfin sur le cas de la Corse qui présente des spécificités locales (régimes alimentaires particuliers, notamment produits laitiers locaux, spécificité des sols) et où l'attitude des pouvoirs publics en mai 1986 a été la plus critiquée. Il considère qu'il n'est pas approprié d'estimer des doses à la thyroïde sur la base d'estimation de dépôts de césium, corrélés avec des données météorologiques, lorsque les pluies ont été importantes et qu'aucune donnée mesurée n'est disponible pour préciser le rapport iode-131/cés ium-13 7.
Autrement dit, il infirme complètement les estimations de doses à la thyroïde présentées à Aiaccio en 2002 par l'IPSN. et qui figurent dans les mémoires remis à la iustice. Par ailleurs, le Conseil juge peu scientifique de présenter des chiffres sans leurs marges d'incertitude: les conséquences d'un accident radiologique de grande ampleur sont dépendantes de phénomènes de dispersion complexes conduisant à une forte variabilité des dépôts et de l'assimilation par les plantes ou animaux,. il existe de plus une grande variabilité des comportements alimentaires et des modes de vie: il en résulte que la connaissance de l'exposition d'une population ou d'un groupe à risque restera toujours entachée d'incertitudes et que vient un moment où la poursuite des études ne permet plus de réduire les incertitudes. En conclusion générale, le Conseil recommande de se pencher davantage sur la préparation de l'avenir (la gestion de crises futures éventuelles) que sur l'autopsie du passé.
142
Retour sur la position du Pro Aurengo.
À la demande des conseillers des ministres concernés, le ProAurengo remet finalement, le 18 avril 2006, un rapport personnel sur la mission qui lui a été confiée. Aucune de ses critiques du travail de l'IPSNIIRSN n'a été invalidée par le Conseil scientifique, qui en a repris les plus importantes: sélection arbitraire des données parmi toutes celles disponibles, calcul erroné des doses à la thyroïde. Il y confirme en particulier que les modèles utilisés par l'IPSN en 2002 pour les estimations des doses en Corse ne sont pas valables. Le modèle alternatif 2004-2005 comporte certes des améliorations mais reste imparfait. Dans ses conclusions, il indique que nous ne disposons donc actuellement d'aucune carte qui donne des évaluations quantitatives fiables des retombées de l'accident de Tchernobyl sur les sols. Les cartes proposées pour ces dépôts donnent des ordres de grandeur des contaminations; elles retrouvent toutes un gradient est-ouest conforme à l'origine de l'accident et confirment le rôle de la pluie. Mais leur valeur quantitative n'est qu'une approximation plus ou moins fiable dont la précision n'est pas connue. Que propose-t-il de faire maintenant? Améliorer encore la modélisation peut-être, dans un but scientifique et pour valoriser le travail déjà accompli, mais sans espoir d'en tirer des conclusions pratiques dans le cas de Tchernobyl. Selon lui, les cas d'autarcie pour la consommation alimentaire sont très particuliers et locaux et une cartographie générale n'est probablement pas la meilleure manière de les aborder. On pouvait s'attendre à ce que les conclusions de ce rapport soient accueillies avec soulagement puisqu'elles montrent que la population, notamment en Corse, n'a pas été aussi contaminée qu'on le prétendait. Pourtant, sa remise au gouvernement n'est suivie d'aucun communiqué officiel. André Aurengo en transmet le résumé à la presse une semaine plus tard mais cette dernière n'en fait pas davantage état. L'attitude de la presse, qui a toujours soutenu la CRllRAD au cours de cette polémique, peut se comprendre mais celle de l'État est plus étonnante puisque ce rapport sape les fondements des accusations qui sont portées contre lui! Qu'il s'agisse de la sphère médiatique ou de la sphère officielle, tout le monde est visiblement embarrassé par un rapport qui va à l'encontre de la rumeur accusatrice. Rassurer n'est décidément pas politiquement correct. .. Un rapport dont on ne parle pas a-t-il une existence? Non, bien sûr! Personne n'en fera donc jamais mention.
143
15 Les doses subies en France47 D'abord, de quelles doses parle-t-on? Pour clarifier la suite, distinguons tout de suite deux doses: -la dose à la thyroide, qui n'est pratiquement due qu'à l'iode radioactif qui s'y concentre. Les isotopes de l'iode disparaissant dans les deux mois qui suivent, elle ne peut donc augmenter par la suite avec le temps. La CIPR recommande de ne pas dépasser 50 mSv pour éviter un cancer, une valeur .. 48 Ch OlSleavec une gran de pro dence . - la dose dite «corps entier », qui est due à l'action de l'ensemble des radio-isotopes reçus par l'organisme, le plus abondant étant le césium, qui disparaît beaucoup plus lentement de notre environnement du fait de sa demivie de 30 ans mais dont on a vu que la présence dans les produits alimentaires dépendait des cas d'espèce. La dose reçue à la fin de 1986 se gonfle donc de celle reçue en 1987 (moins forte que la précédente en général, mais il y a des exceptions), puis des suivantes qui vont decrescendo au cours du temps. La somme de toutes ces doses annuelles constitue la dose dite «engagée ». En pratique, les contributions au-delà de dix ans deviennent négligeables et on se borne donc à mentionner la dose subie en 1986 et celle cumulée pendant la décennie suivante (1987-1996). Le risque retenu est celui d'un cancer d'un organe quelconque. Le seuil à ne pas dépasser n'est pas aussi bien défini, mais son ordre de grandeur est le même que le précédent, soit 50 mSv. Comment sommes-nous irradiés? Comme nous l'avons déjà indiqué, le panache radioactif entraîne l'irradiation des personnes par quatre voies: - lors de son passage, une voie externe par irradiation directe et interne par inhalation des radioéléments qu'il contient; après son passage, une voie externe due aux dépôts résiduels sur le sol et une interne due à l'ingestion d'aliments contaminés.
-
47
La plupart des données indiquées proviennent des rapports publiés par l'IPSN et l'IRSN (cf. aussi le site www.irsn.com). 48 Le seuil bas d'intervention, en dessous duquel aucune mesure de protection n'est requise, était au moment de l'accident de 50 mSv à la thyroïde (recommandation de la CIPR 40 de 1984).
Laissons de côté la troisième voie d'irradiation, indiquée pour mémoire et qui ne peut toucher (et encore !) que le randonneur plantant sa tente audessus d'un très rare point de concentration des retombées radioactives en montagne (et y restant allongé très longtemps I), et voyons les ordres de grandeur des trois autres en nous appuyant sur le logiciel ASTRAL qui permet justement de relier de manière cohérente les contaminations moyennes du sol constatées, la radioactivité des aliments et les doses subies par la population. À combien ce logiciel estime-t-il ces dernières? Les calculs ont été effectués en 1997 pour les habitants des villes et les ruraux, ces derniers plus exposés (d'environ 50%) au rayonnement direct et à l'inhalation de radionucléides du fait de leur mode de vie au grand air. C'est à Verdun que l'on a détecté les valeurs les plus élevées. Pour un «rural» de cette région, la dose au corps entier par exposition externe directe a été estimée à 0,3 /lSv (microsievert), celle due à l'inhalation à 16 /lSV, des valeurs très faibles, équivalant respectivement à une heure de radioactivité naturelle pour l'exposition au panache, de 1 à 2 jours pour son inhalation. Quant à la dose à la thyroïde due à ces deux voies, elle est estimée à 290 /lSV pour l'adulte et 880 /lSv pour l'enfant de 5 ans. Moins de 1 mSv donc au total pour l'enfant. S'il n'y avait que ces deux premières voies d'irradiation, on serait très loin du seuil recommandé par la CIPR. Les calculs confirment que c'est bien l'ingestion qui est le facteur prédominant dans la dose subie, le lait contaminé comptant pour un tiers environ dans le bilan final pour les adultes, un peu plus que les légumes à feuilles. En faisant des hypothèses réalistes sur les consommations de ces aliments par l'adulte et l'enfant, on obtient une dose maximum à la thyroïde de 2 mSv pour l'adulte et de 16 mSv pour l'enfant de 5 ans. Point intéressant à souligner, les valeurs trouvées sont en bon accord avec celles estimées outre-Rhin. Les doses « corps entier ». Le logiciel ASTRAL calcule les fourchettes d'activités relevées en 1986 et dans la décennie suivante 1987-1996 dans un découpage de la France en quatre régions, de moins en moins affectées lorsqu'on se déplace d'est en ouest comme le montre la carte ci-contre, tirée du rapport de l'IPSN de 199749. Le surcroît de dose dû aux retombées de Tchernobyl pour le «corps entier », calculé d'après les données ci-dessus, est infime: 0.5 mSv tout au 49
L'IRSN a modifié légèrement en 2005 sa carte de la contamination de la France en se basant sur de nouveaux calculs tenant mieux compte de la pluviosité durant les premiers jours (la région Sud-Ouest aurait été un peu plus touchée). La carte figurant en annexe VII tient compte des nouvelles estimations. 146
plus en 1986, moins de 1 mSv pour les dix années suivantes alors que la dose naturelle varie de 2 à 6 mSv par an selon le lieu considéré en France5o. 25 à 50 IISv
50 à 110 IISv 120 à :uo pSv
60 à 120 jISv
< 25 IJSv < 60pSv
110 à 420 IJSv :uo à 720 pSv
Dose efftc8ce relative à l'année 1986 Dose efflcace cumulée reltrtive à la période 1987-1996 Dép6ts moyens de césium 137 sur les surf8ces
agricoles
en 1986
_ c::J
Zone1 - de 3 000 t 6 000 Bq.m" Zone2. de 1 500 t] 000 Bq.m"
c::J
Zone].
c::J
Zone.. moinsde 750 Bq.m"
de 750 t 1 500 Bq.m"
(source: irsn) Bien sûr, on peut considérer, pour l'adulte, des régimes alimentaires très particuliers, plus contaminants que le régime standard. Le plus étudié avait été, à l'époque, celui du forestier se nourrissant exclusivement de produits des bois et les conclusions avaient été rassurantes. En 1997, l'abattage dans les Vosges d'un sanglier, dont la viande s'est révélée ne pas satisfaire aux normes sanitaires en vigueur en matière de radioactivité, a ému les médias et relancé la contestation. Nous ignorons si cet animal «illégal» fut quand même mangé par quelques braves ou inconscients! Mais ne plaisantons pas trop. Cet événement a montré clairement au grand public que le J37Cs subsistait, onze ans après l'accident, en particulier dans les sous-bois (champignons, baies sauvages, etc.), ce dont les experts ne doutaient pas un seul instant. Tout en diminuant peu à peu, cette contamination pourra durer encore quelques dizaines d'années car elle prend sa source dans la profondeur du sol. En dépit de ces cas exceptionnels, qui ne conduisent pas à un véritable
50L'original de la figure est en couleurs. La version noir et blanc ci-dessus nous a été aimablement communiquée par l'IRSN. 147
danger, l'irradiation supplémentaire «corps entier» de la population française, du fait de Tchernobyl, reste très faible. En conclusion, c'est bien l'irradiation de la thyroïde qui est la seule à prendre en compte puisqu'on s'approche, avec 16 mSv évalué en 1997 pour les jeunes enfants, dans le pire cas calculé, du seuil recommandé de 50 mSv. À partir de cette constatation, on peut s'interroger:
- comment
se compare
cette valeur
calculée
avec celle estimée
en 1986 par
I'IPSN ? - cette estimation a-t-elle été révisée par la suite et est-on sûr qu'il n'y ait pas eu en France de situation pire que celle indiquée ci-dessus (et s'il y en a, quelles valeurs les doses peuvent-elles avoir atteintes ?) Retour sur les estimations
de 1986 sur l'iode.
Deux rapports ont été établis par l'IPSN dans les semaines (ou les mois) qui ont suivi l'accident de Tchernobyl, le premier le 21 mai, le second en octobre 1986. Pour estimer l'ordre de grandeur des doses enjeu, l'IPSN avait fait des hypothèses standard sur la consommation journalière de l'adulte ou de l'enfant (quantités de lait de vache, de fromage, de viande et de produits végétaux et notamment de légumes feuilles recevant le dépôt direct). Il avait considéré par exemple, pour l'ensemble de la population, une consommation « normale» de fromage de lait de vache, tout en sachant que la consommation de lait ou de fromage frais51de chèvre conduirait à des doses plus fortes (mais pour un nombre très restreint de personnes, malheureusement non évalué dans ses rapports, pas plus que les niveaux d'irradiation correspondants). Comme nous l'avons dit, c'est près d'un centre du CEA proche de Dijon que l'IPSN a pu mesurer dans les premiers jours de mai les valeurs les plus élevées de la radioactivité du lait de vache (480 Bq/l), qui correspondaient à une dose à la thyroïde estimée à 0.36 mSv pour l'adulte et 6.6 mSv pour l'enfant. Dans l'esprit de ses équipes, cela ne signifiait pas qu'il ne pouvait exister de situations plus défavorables en France, mais montrait que l'on disposait d'une marge importante de sécurité entre cette valeur et la valeur « seuil» de 50 mSv recommandé par la CIPR, une marge jugée suffisante pour se protéger contre les hétérogénéités de distribution des retombées d'iode sur notre sol et contre la possible consommation de lait de chèvre ou de brebis par certains enfants. Quelques mois plus tard, l'IPSN avait été sans doute conforté dans son appréciation du risque par les mesures de contamination en césium-l37 des 51
Les autres fromages de chèvre ou de brebis sont commercialisés après quasi disparition naturelle de l'iode radioactif. 148
personnels du CEA effectuées par les services de radioprotection de ses centres, qui avaient toutes montré que les écarts constatés entre la prévision et l'expérience allaient dans le sens de la sécurité (cf. chapitre 13). Les mesures directes de la contamination en iode de la thyroïde des membres du personnel avaient été trop tardives ou trop peu sensibles pour valider les méthodes de calcul et répondre, même partiellement, à nos interrogations actuelles. Les estimations
ultérieures
Dijon n'avait pas été la ville la plus touchée de France et, en l'an 2000, l'IPSN reprend ses calculs pour conclure dans son rapport «Tchernobyl, 14 ans après» que la dose moyenne reçue en 1986 par les habitants des départements les plus contaminés est estimée à 0.4 mSv, et que la dose moyenne à la thyroïde des enfants de 5 ans ayant vécu en 1986 dans ces mêmes départements a pu atteindre de l'ordre de 16 mSv. L'écart entre les 6.6 mSv annoncés en 1986 pour l'enfant de la région dijonnaise et les 16 mSv évalués quatorze ans plus tard par le logiciel ASTRAL dans le lieu le plus exposé en France n'a rien d'étonnant ni d'anormal. La dose reste inférieure au seuil (plus réglementaire que réellement dangereux) des 50 mSv. Ces valeurs sont entérinées en décembre 2000 dans un rapport commun de l'IPSN et de l'Institut de Veille Sanitaire (ln YS) qui donne cependant une analyse de sensibilité montrant l'influence de l'âge de l'enfant et de la nature du lait utilisé. Il indique ainsi que la dose à la thyroïde peut être très supérieure si l'enfant ne boit que du lait de chèvre et non du lait de vache: le seuil de 50 mSv est alors dépassé puisqu'on atteint 67 mSv pour l'enfant de 10ans et 214 mSv pour l'enfant de 1 an. Les interrogations sont relancées: combien d'enfants ont-ils pu être concernés? Ne faut-il pas suivre la situation sanitaire dans les régions les plus exposées, comme l'Est de la France et la Corse? N'aurait-on pas dû, comme cela a été le cas dans plusieurs pays européens (l'Écosse par exemple) interdire le lait de chèvre pour les enfants, après avoir mesuré son niveau de radioactivité? Les associations antinucléaires dénoncent un niveau de dose sous-estimé, alors que les quatre années d'études du comportement des retombées de Tchernobyl, de 2002 à 2006, incitent plutôt, au contraire, à revoir à la baisse les estimations antérieures. Car, comme on l'a montré précédemment, il n'y a pas proportionnalité entre retombées d'iode et de césium en cas de pluie ni de proportionnalité entre l'intensité des retombées et la hauteur des précipitations atmosphériques lorsque celles-ci sont importantes, ni enfm entre contamination du sol et contamination alimentaire. Mais l'absence d'un nouveau modèle validé, de données météorologiques précises, heure par 149
heure, et d'une carte de contamination valable (il est trop tard pour l'entreprendre aujourd'hui) fait qu'il est difficile d'afficher avec certitude les valeurs absolues de la contamination en iode du lait de chèvre dans les régions les plus touchées et donc des doses maximales qui ont pu être réellement subies début mai 1986. La polémique va s'appuyer désormais sur l'augmentation continue des cancers de la thyroïde en France, un phénomène largement constaté. Que saiton sur le sujet? Beaucoup de choses, comme nous pourrons le constater, mais qui, n'étant pas écoutées, n'ont aucune chance d'être entendues.
150
16 Les cancers de la thyroïde en France
Préambule
Abordons maintenant le cœur du problème: les conséquences sanitaires du passage du panache radioactif sur la France. « Le nuage a bel et bien survolé la France... » « Il a recouvert notre pays d'un voile mortel... »
Ces deux phrases sont définitivement inscrites dans la mémoire collective et il est devenu très difficile de mettre en question la conclusion que tout un chacun en tire: Tchernobyl est responsable de milliers de cancers de la thyroïde chez nos contemporains depuis 1986. D'ailleurs, qui ne connaît une cousine, une grand-tante ou une simple voisine qui, ayant été amenée à se rendre chez son médecin pour une grosseur au cou, en est ressortie avec la conviction qu'elle était une victime de plus de la radioactivité? Et pourtant... Et pourtant, ne faudrait-il pas, ne serait-ce que de temps en temps, donner la parole aux spécialistes, c'est-à-dire des hommes et des femmes qui après de nombreuses années d'études longues et difficiles, ont consacré vingt ou trente ans de leur vie (sinon plus) à se perfectionner tout en se dévouant à leurs malades, à approfondir leurs connaissances et à acquérir une expérience irremplaçable? Avant toute chose, voyons les faits avérés dans les régions les plus contaminées de l'ex-URSS, qui sont à l'origine de cette psychose: En 1990, quatre ans après l'accident, apparaissent en Ukraine et au Belarus des cancers de la thyroïde chez de très jeunes enfants. Or, ces affections sont fort rares en temps habituel (un cas par million d'enfants et par an). L'année suivante, le phénomène s'amplifie et lève tout doute sur ses causes: les cancers ne peuvent être dus qu'à l'absorption par l'organisme, par inhalation ou par ingestion d'aliments essentiellement lactés, d'iode radioactif relâché par la centrale, un iode qui se fixe très préférentiellement sur cette glande avant de l'endommager.
Une contradiction
apparente:
Comment est-ce possible puisque l'iode radioactif est largement employé en médecine, que ce soit pour le diagnostic (par scintigraphie) des troubles du fonctionnement de la thyroïde ou pour le traitement (par irradiation volontaire) des tumeurs de cette glande? Les doses utilisées sont évidemment très contrôlées, le suivi des malades est prolongé, tout ceci est très différent de la contamination involontaire suite à un accident, mais le processus biologique reste pourtant très similaire. Comment utilise-t-on l'iode radioactif dans les cancers de la thyroïde?
La question est intéressante parce que la méthode universelle, pour tous les cancers de la thyroïde, consiste précisément à faire absorber au patient... de l'iode radioactif! Entendons-nous bien, ce n'est pas la seule thérapeutique utilisée, la chirurgie ayant aussi une large part dans la réussite en procédant à l'ablation des nodules suspects. On associe d'ailleurs souvent l'iode radioactif à l'exérèse partielle de la glande. C'est au cas par cas, selon la nature du tissu tumoral, que la meilleure possibilité est discutée entre les différents spécialistes concernés, endocrinologues, chirurgiens, médecins nucléaires et radiothérapeutes. Notons aussi qu'on peut parfaitement, après enlèvement de la totalité de la glande, vivre sans thyroïde, grâce à un traitement substitutif permanent. L'utilisation des produits radioactifs commence par une scintigraphie en utilisant de l'iode-I2352, d'une demi-vie de 13 heures, produit sur place, au prix d'une irradiation très réduite pour le corps entier. Ceci permet d'obtenir une image, de situer les contours de la glande et de déterminer la nature du nodule ainsi que le taux de fixation de l'iode dans la glande (il peut s'agir en effet d'une hypo ou d'une hyperthyroïdie). Les multiples études parues sur des populations importantes de patients adultes n'ont jamais mis en évidence d'augmentation significative du taux des tumeurs après utilisation des radioéléments à but diagnostique. Pour le traitement d'une tumeur, on injecte par contre de l'iode-BI (ce fameux iode d'une demi-vie de 8 jours dont nous avons tant parlé I), en quantité beaucoup plus grande (l'activité est de l'ordre de 3 700 MBq - ou 100 millicuries53) et I'hospitalisation est obligatoire pendant 3 à 4 jours. Compte tenu de l'intense captation de l'iode par la thyroïde comme de l'élimination rapide de cet isotope par le corps, l'irradiation globale résultante reste compatible avec les doses courantes en radiothérapie. Elle est 52On utilise aussi du technétium radioactif. 53Voir l'annexe consacrée aux unités: rappelons simplement qu'un corps humain est le siège en permanence d'environ 10000 becquerels. 152
calculée au cas par cas et impose des mesures de protection particulières (hospitalisation en chambre blindée, restriction des visites) comme un suivi ultérieur du fait d'un risque statistique accru de cancer secondaire tardif. Quels sont les risques de ces traitements ?
Des travaux publiés en 1991 et réactualisés en 2003 54 font état de 35 000 sujets adultes suivis pour une dose moyenne de 500 mGy à la thyroïde sans augmentation du risque de cancer. Il en va de même pour environ 10 000 sujets traités pour hyperthyroïdie, la dose moyenne étant de 4 à 5 fois plus faible. Il convient cependant d'être très prudent lorsqu'on est amené à étudier l'impact sur le jeune enfant des techniques utilisant les rayonnements ionisants : les recherches épidémiologiques portent dans ce cas sur des séries beaucoup plus réduites (600 à 2000 cas selon les auteurs) et le suivi doit être très long (plusieurs dizaines d'années). Une étude de 200655porte sur plus de 10 000 enfants dont la teigne du cuir chevelu avait été traitée par irradiation, avec un recul de 46 ans et une dose induite à la thyroïde relativement élevée. Elle a fait apparaître un excès significatif de tumeurs thyroïdiennes, d'autant plus élevé que la dose délivrée avait été importante et que l'enfant était plus jeune (la thyroïde apparaît chez le fœtus à l'âge de trois mois et c'est alors qu'elle est la plus sensible car elle est en plein développement). L'excès de tumeurs est plus important chez les filles que chez les garçons. Le phénomène s'estompe et disparaît pratiquement à l'adolescence. Cette étude est en accord avec la mise au point récente faite par des radiologues spécialisés en pédiatrie, qui conclut qu'aucun effet sanitaire n'a été réellement démontré pour des doses inférieures à 100 mGy à la thyroïde. On voit donc que les risques consécutifs à la prise d'iode radioactif ont été très étudiés et sont bien connus. Ils montrent l'apparition d'un risque, aléatoire, pour des enfants ayant subi des irradiations supérieures à 100 mGy à la thyroïde, le seuil pour les adultes étant nettement plus élevé, supérieur à 500 mGy, si même il existe (de nombreux experts considèrent qu'il n'existe pas de cancers radio-induits chez l'adulte). On trouvera en annexe III quelques données complémentaires sur la dosimétrie liée à l'utilisation des isotopes de l'iode en médecine nucléaire.
54
HOLM et al Cancer risk qfter 1-131 therapy for hyperthyroidism. J Natl Cancer Inst 1991 ; 83: 1072-1077. 55 SADETZKI (S) et al Risk of Thyroid Cancer Following Childhood Exposure to Ionizing Radiation for Tinea Capitis..- J Clin Endocrinol Metab. 2006; 91 (12): 4798-4804.
153
Comme on le voit, l'iode radioactif peut à la fois soigner les cancers de la thyroïde ou en faire apparaître. Ce n'est qu'une question de dose et de capacité d'absorption du produit par la glande. Une demi-surprise L'apparition en grand nombre de tels cancers chez les enfants et les adolescents de plusieurs régions de l'URSS n'aurait pas dû surprendre. Si le système de ventilation de tous les réacteurs nucléaires du monde est muni depuis plus de cinquante ans de filtres destinés à retenir plus de 99% de l'iode radioactif qui pourrait être libéré en cas d'accident, c'est bien pour empêcher que se produisent de tels effets sanitaires. Et l'on sait très bien comment prévenir cette fixation: il faut que l'enfant ingurgite dès que possible un peu d'iode normal, non radioactif, sous une forme ou une autre, pour saturer la glande et l'empêcher d'accueillir tout nouvel atome d'iode qui se présenterait ultérieurement, qu'il soit ou non radioactif. Cette mesure n'apparaît pas indispensable pour les adultes, les risques qu'ils encourent étant beaucoup plus réduits, sinon nuls. On a assez peu enregistré de cancers radio-induits de la thyroïde à Hiroshima et Nagasaki, en partie peut-être parce que les enfants japonais et leurs mères avaient une alimentation basée sur les produits de la mer, qui sont riches en iode. Leur thyroïde était donc quasi saturée en permanence, alors qqe les jeunes Ukrainiens et Biélorusses souffraient au contraire d'une carence chronique, qui rendait leur thyroïde avide de cet élément. On peut donc s'étonner que, sachant tout cela, il n'y ait pas eu de distribution générale d'iode à la population soviétique juste après l'accident. Pourtant, comme le précise dans son livre56Leonid IIyin, qui dirigeait la radioprotection en Union Soviétique, il existait bien sur place des stocks de pilules d'iodure de potassium, mais la distribution s'est faite dans le plus grand désordre et l'interdiction de consommer le lait produit dans les campagnes avoisinantes a été trop tardive. Il se peut aussi que les mesures préventives n'aient pas été mises en œuvre sur un territoire suffisamment vaste. Jusqu'ici nous avons parlé de l'iode en général, sans préciser qu'il en existe plusieurs variétés radioactives (des « isotopes») qui se distinguent les unes des autres par la composition du noyau de leur atome, la nature et l'énergie de leur rayonnement ainsi que leur durée de vie plus ou moins longue: si, en France, on ne mentionne en général que l'iode-BI, c'est parce qu'il a une demi-vie d'environ 8 jours qui lui a donné le temps de faire le voyage, alors que d'autres ont été plus prompts à disparaître (1'1-133 a une demi-vie de 20 heures et 1'1-132 une demi-vie de 2,3 h seulement). En URSS, les iodes à 56
ILYIN (L.A) Chernobyl: myth andreality 154
Moscow Megapolis 1995
période courte ont été beaucoup plus présents. Cette remarque est importante car, plus la demi-vie est courte et flus l'intensité des rayonnements émis, ainsi que leur nocivité, sont grandes5 . En France, la thyroïde a-t-elle pu souffrir des retombées de Tchernobyl?
Compte tenu des doses minimes subies sur notre territoire (bien moins que le centième de celles ayant affecté les populations les plus exposées de l'Union Soviétique) et de la longue expérience de la manipulation de l'iode radioactif sans aucune conséquence néfaste sur des milliers de malades attentivement suivis, la quasi totalité des spécialistes n'a jamais cru à la possibilité d'une «épidémie» de cancers de la thyroïde liée à Tchernobyl, en France. Mais cette opinion s'est heurtée à une autre «évidence» : l'indéniable augmentation du nombre de cancers de la thyroïde détectés chaque année dans notre pays, comme le montre le diagramme ci-dessous (communication André Aurengo).
Ce diagramme ne représente pas seulement les courbes d'apparition de ces cancers pour les deux sexes, mais aussi l'évolution des mortalités 57
Près de la centrale, l'iode-l32 a représenté 20% de la dose, mais probablement
beaucoup plus que 20% des effets, sans qu'on sache dire combien.
155
correspondantes (en ordonnées est indiqué le nombre de cas diagnostiqués pour 100 000 personnes et par an). Il est normal que les journalistes et le grand public s'interrogent sur une éventuelle corrélation entre cette augmentation constatée et les retombées du «nuage ». Comme on l'a vu, toute personne souffrant de sa thyroïde est tentée de penser à Tchernobyl, une idée vite confortée par l'opinion de sa famille, ses amis, voire même de son propre médecin. Explication instinctive mais un peu trop simple si on réfléchit aux multiples causes possibles d'une telle affection et si on veut bien respecter un minimum d'objectivité sur un problème aussi sensible. Posons-nous quelques questions essentielles et voyons ce qu'on peut y répondre. Comment évolue le nombre correspondante?
de cancers
détectés
et la mortalité
On constate sur le diagramme que l'augmentation des cancers diagnostiqués est continue depuis que des données existent (1975), donc bien avant l'accident de Tchernobyl, et que sa pente ne s'est pas modifiée dans les 10ans qui ont suivi. Certes, le nombre de cancers déclarés augmente (ils représentent à peu près I% des cancers français), touchant deux à trois fois plus les femmes que les hommes, mais la mortalité correspondante est stable ou a tendance à diminuer. Ces cancers se soignent en effet bien et, selon les dernières statistiques faites par la Ligue contre le cancer, le taux de survie à 5 ans est actuellement de 95%. Avançons dans le raisonnement. Quelles peuvent être les causes principales de l'augmentation de la thyroïde?
des cancers
Le Groupe de Recherches sur la Thyroïde (filiale de la Société Française d'Endocrinologie, rassemblant les principaux spécialistes de la thyroïde en France, médecins et chercheurs) a tenu à étudier ce problème en détail et leur réponse, c'est que cette croissance tient essentiellement au progrès du dépistage: l'augmentation du nombre de cancers correspond en effet à l'essor de l'échographie et en particulier de l'échographie Doppler. Autrefois, pour dépister un cancer, ce qui se faisait par palpation, il fallait que sa taille atteigne plus de I cm de diamètre, alors que les techniques actuelles d'imagerie permettent de le déceler à partir de 2 mm. D'autre part, la pratique a changé et les médecins examinent la thyroïde de leurs patients plus souvent qu'auparavant. Bien sûr, les progrès du dépistage ne sont pas propres à la France et il n'est donc pas étonnant que dans tous les pays développés comme les États-Unis et le Canada (qui ont été très peu affectés par les retombées de Tchernobyl), on relève la même augmentation régulière des 156
cancers détectés. Une étude parue en 2006 aux États-Unis montre par exemple que le taux de cancers de la thyroïde est passé de 3,6 pour 100 000 habitants en 1973 à 8,7 pour 100 000 habitants en 2002, soit une multiplication par 2,4, de façon tout à fait comparable à ce qui s'est passé en Europe durant la même période. Si la meilleure détection des tumeurs apparaît évidemment comme la raison principale de l'augmentation généralisée des cancers de la thyroïde, notons que de nombreux travaux se poursuivent afin de cerner d'autres causes additionnelles éventuelles. Chez l'adulte, la pathologie cancéreuse de type nodulaire a une extrême prévalence, c'est à dire que 40% des adultes ont des nodules suspects dans la thyroïde au-delà de 40 ans, et 50% au-delà de 60 ans. De surcroît, des cancers thyroïdiens occultes, c'est à dire de véritables petits cancers mais qui n'ont pas tendance à se développer, existent chez 6 à 28% des adultes, qui l'ignorent. Rien qu'en région parisienne, on peut estimer leur nombre à près d'un million! L'amélioration des techniques de détection conduit toujours à des nombres de cas de plus en plus importants, ce qui ne veut pas dire que les cancers n'existaient pas auparavant. y a-t-il eu des constatations
complémentaires?
Bien que les arguments développés ci-dessus répondent déjà largement aux questions qu'on peut se poser, il est intéressant d'analyser davantage le phénomène. Premier point, s'il y avait eu un «effet Tchernobyl », il aurait dû être plus net dans les départements :&ançais les plus touchés. Or, si dans le Bas-Rhin, qui a été l'un des plus contaminés, le nombre de ces cancers a doublé depuis 1986, dans le Calvados, pratiquement épargné par la contamination, leur nombre a dans le même temps quadruplé. Mais soyons honnêtes: ce qui est surtout mis là en évidence est simplement la différence de qualité des relevés épidémiologiques, lesquels n'ont pas commencé partout en France au même moment et gagnent progressivement en précision. La référence ancienne est parfois très sous-estimée du fait d'un regrettable défaut de l'information médicale. Cette ancienne sous-estimation était pire dans le Calvados que dans le Bas-Rhin. Il ne s'agit nullement d'un phénomène biologique particulier. Second point, comme nous l'avons vu, un «effet Tchernobyl» n'aurait pu entraîner d'augmentation significative des cancers thyroïdiens que chez les enfants. L'un des registres les plus anciens et les mieux tenus est celui de Champagne Ardenne, établi à son origine par le Dr Delisle, de Reims. Il montre que dans cette région, le nombre de cancers de la thyroïde apparus chez les enfants (0 ou I par an) n'a pas statistiquement varié depuis vingt ans.
157
Cancers thyroïdiens
Année Nombre
86 1
87 1
des enfants < 15 ans en Champagne
88
89
90
o
o
o
91 1
92 1
93
94
o
o
Ardenne
95 1
96
o
97 98 o o
Une constatation analogue a été faite ultérieurement en Franche Comté par le ProViel dans une étude à la méthodologie rigoureuse, regroupant médecins libéraux et universitaires, ce qui a permis une quasi exhaustivité du recueil des pathologies étudiées, grâce à un taux de réponse particulièrement élevé des médecins généralistes (96%). La classe d'âge étudiée concernait les enfants de 0 à 14 ans dans la période 1980-1998. Quel est l'avis de l'Institut de Veille Sanitaire? En 2001, un rapport conjoint de l'IPSN et de l'Institut de Veille sanitaire (InVS) a tenté de calculer l'impact des retombées de Tchernobyl sur le territoire français en appliquant l'hypothèse la plus défavorable d'une proportionnalité entre la probabilité d'apparition d'un cancer et la dose, sans tenir compte d'un éventuel seuil d'action. Le chapitre suivant présentera cette « relation linéaire sans seuil» qui suppose que toute irradiation est nuisible, quel qu'en soit son intensité, et discutera de sa validité. Comme le montre le tableau ci-dessous, le nombre de cancers «possibles », selon cette relation pessimiste, se situe à l'intérieur des fluctuations statistiques « normales» et cette méthode ne permet pas de les attribuer à l'effet des radiations. Période
1991-2000 1991-2015
Nombre de cancers thyroïdiens spontanés 97:1:20 899:1:60
Nombre possible de cancers en excès entre 0.5 et 22 entre 6.8 et 54.9
%en excès 0.5 à 22.7 0.8 à 6.1
C'est d'ailleurs ce qui apparaît dans les conclusions de ce rapport dont nous citons l'extrait suivant: Compte tenu des limites méthodologiques indiquées et des incertitudes sur l'existence d'un risque aux faibles doses, il est aussi possible que l'excès réel de risque de cancer thyroidien. aux niveaux de dose considérés. soit nul. En 2006, un nouveau rapport de 1'!nVS reprend l'essentiel des points développés ci-dessus en insistant sur la nécessité d'une amélioration des registres de détection et de suivi des cancers, comme il est fait dans la plupart des autres pays européens. En voici quelques extraits conclusifs:
158
Les différentes études et programmes de surveillance mis en place ont conclu à une augmentation des cancers thyroïdiens n'allant globalement pas dans le sens d'un éventuel effet du passage du nuage de Tchernobyl sur le territoire. En Corse, une enquête spécifique sur les cas de cancers de la thyroïde survenus entre 1998 et 2001 a montré une incidence plus élevée chez les hommes par rapport à d'autres départements couverts par un registre (estimation provisoire: entre 6,5 et 7,6 nouveaux cas de cancer pour 100 000 hommes versus 3,8 dans le Doubs, valeur la plus élevée observée dans les registres du cancer pour la période 1997-2001). Pour tenter de comprendre les facteurs de risque de survenue du cancer de la thyroïde, l 'ln VS a renforcé la surveillance épidémiologique et lancé, avec l'INSERM, quatre études menées actuellement. Ces travaux devraient permettre d'expliciter les différents facteurs suspectés (hormonaux, nutritionnels et génétiques notamment) dans l'augmentation du cancer de la thyroïde, notamment en Corse. Les résultats définitifs devraient être disponibles au cours du second semestre 2008. Ce rapport n'était pas paru en novembre 2008, au moment où ce livre était mis sous presse. Continue-t-on
actuellement
à étudier la question?
Un message aux malades de la thyroïde imputant leur pathologie au passage en France du nuage radioactif en 1986 après l'accident de Tchernobyl, signé de plus de 50 médecins spécialisés, a paru dans les pages publicitaires de Libération, le 19 novembre 2005, pour faire le point sur la question et affirmer clairement qu'il n'y avait pas d'effet Tchernobyl en France. Le Groupe de Recherche en Radiotoxicologie, à l'origine de cette annonce, a également organisé le 7 avril 2006 à l'Institut Curie une journée d'information intitulée Tchernobyl 20 ans après. Bilan, leçons et avancées scientifiques. Contrairement à ce que l'on pourrait penser, cet avis ne contredit pas du tout celui de l'Institut de Veille Sanitaire. Ille précise plutôt en considérant qu'il ne faut pas oublier que dans la « fourchette» statistique, l'hypothèse nulle (aucun cas de cancer déclenché par les retombées) a beaucoup de chances d'être la bonne. Lors de la réunion «Nucléaire et Santé» de janvier 2007, il a été indiqué que l'on retrouvait la même augmentation du nombre de cancers dans d'autres îles de la Méditerranée que la Corse (notamment la Sicile) pourtant épargnées par le panache radioactif de Tchernobyl. Plusieurs hypothèses ont été évoquées pour expliquer ces constatations, mais il faut aussi reconnaître que l'impact sur la population est très faible (un peu plus d'une centaine de cas en plusieurs années), ce qui rend particulièrement difficile une étude 159
statistique significative. Fait curieux encore incompris, ce sont les hommes et non les femmes qui, dans ces îles semblent plus touchés. On a également cherché des «signatures biologiques» spécifiques des cancers radio-induits. Certaines recherches actuelles sont prometteuses mais n'ont pas encore abouti. Ces travaux sont en effet difficiles et demandent de nombreuses vérifications. C'est ainsi que des anomalies chromosomiques relevées chez les enfants irradiés d'Ukraine et du Belarus semblent aujourd'hui des facteurs liés majoritairement à l'âge et non pas à l'irradiation. Qu'en pense l'opinion publique?
Selon une récente enquête d'opinion publique sur laquelle nous reviendrons58, les retombées de Tchernobyl en France inquiètent pourtant 55% des Français, et 93% des personnes interrogées considèrent que l'augmentation des maladies de la thyroïde en France est une question de fond. C'est même le plus fort taux de réponse à des questions posées sur nos problèmes sanitaires! Cela signifie sans aucun doute que le public considère que les retombées radioactives ont effectivement eu des conséquences néfastes pour la santé. On ne doit pas imputer cette méconnaissance des faits aux seuls grands médias, car il semble qu'une majorité de médecins généralistes soient du même avis, bien que de nombreux articles soient parus dans la presse spécialisée. À croire qu'ils ont peu de temps à consacrer à sa lecture, ou pis encore, qu'ils se défient aussi des experts médicaux! C'est dire qu'il est plus facile de désinformer en s'appuyant sur quelques idées bien reçues que d'essayer d'informer, en nageant à contre-courant. Que conclure?
Tous les spécialistes s'accordent actuellement pour considérer que les retombées de l'accident de Tchernobyl n'ont très probablement causé aucun cancer supplémentaire de la thyroïde en France. Mais on sait depuis Aristote qu'il est impossible de démontrer l'inexistence d'un risque. Simplement, comme on l'a déjà vu, la puissance statistique des calculs effectués en épidémiologie ne peut pas permettre de mettre en évidence une variation significative du total des cas réellement survenus par rapport au nombre de cas attendus et donc de faire la différence entre « un effet» et « pas d'effet». Seules des hypothèses très pessimistes sur les conséquences des faibles doses, permettraient d'aboutir à l'éventualité d'un nombre (très limité) de
58 Baromètre IRSN sur l'opinion des ftançais en novembre 2006 (paru en octobre 2007; cf le site www.irsn.com).
160
cancers supplémentaires. C'est ce point que nous aborderons au chapitre suivant. La situation se clarifierait si l'on trouvait une signature biologique des cancers par irradiation, mais rien ne permet de penser qu'on y parviendra prochainement. .. ou jamais! Le procès en cours d'instruction
Du fait peut-être de ce manque de certitude scientifique, de nombreuses personnes souffrant de la thyroïde restent persuadées en France d'être des «victimes de Tchernobyl ». Pourtant, leurs âges ne correspondent généralement pas à l'âge « critique» (0 à 15 ans en 1986, surtout 0 à 5 ans). Plusieurs centaines de ces malades ont porté plainte contre l'État qui, selon eux, aurait dû prendre des mesures de précaution à l'époque. Ils ont été encouragés dans leur protestation, non seulement par des associations antinucléaires, dont les motivations sont claires, mais aussi par le courant d'opinion très fort dont nous avons fait état, et ils sont convaincus de leur bon droit. Notre compassion leur est acquise, mais, bien que nous comprenions parfaitement que ces personnes, atteintes dans leur chair, cherchent une explication à leurs maux, les arguments ci-dessus montrent l'intérêt d'une véritable réflexion approfondie avant d'entreprendre toute action judiciaire. Comme nous venons de le voir en effet, les travaux les plus récents et les plus documentés convergent tous sur un point: le lien de cause à effet entre les retombées de Tchernobyl et le développement d'un cancer thyroïdien en France apparaît soit inexistant, soit indémontrable. Nous imaginons l'embarras du juge d'instruction, Madame Bertella Geffroy, devant ce qui semble être avant tout une querelle scientifique. Dans une interview à La Recherche (juin 2007), elle met bien en lumière les difficultés de sa tâche: l'absence de certitude scientifique sur la relation de cause à effet, le risque de voir les avocats de la défense contester la compétence des experts qu'elle a choisis. Elle indique avoir pu constater une similarité des fréquences de cancer de la thyroïde entre les zones françaises où l'exposition aux radionucléides a été la plus importante et certaines zones d'Ukraine, une déclaration qui contredit la quasi-totalité des données scientifiques parues sur le sujet à ce jour. S'agit-il d'adultes ou d'enfants? À partir de quelles données, mesures effectives ou extrapolations, ces valeurs ont-elles été déterminées? Quelles méthodes de calcul et quels tests statistiques ont-ils été employés? Existe-t-il une publication scientifique sur ce sujet? Si, dans le doute, l'instruction aboutissait à un procès, les juges auraient bien du mal à se faire une opinion. Considéreraient-ils que, par principe, le doute doit bénéficier à la victime, même si le niveau de vraisemblance est très faible? Cela ne serait pas un cas exceptionnel; mais un jugement en ce 161
sens devrait s'accompagner de grandes précautions afin d'éviter que l'autorité de la chose jugée ne puisse être utilisée en vue de soutenir qu'un lien de causalité est réellement établi entre les retombées de Tchernobyl et les cancers objet d'une indemnisation. Quoiqu'il en soit, on peut craindre, si un procès est engagé, que le débat d'experts public soit loin d'être clair pour le commun des mortels, d'autant que la complexité des unités utilisées pour les mesures de radioactivité et l'estimation des doses ne facilite pas la compréhension de ces phénomènes par le non-spécialiste. Le passage au becquerel comme unité d'activité (une désintégration par seconde, une dimension vraiment microscopique !) a conduit à manipuler des nombres énormes qui effarouchent alors qu'ils sont parfaitement anodins. On a cité comme contamination importante la présence de quatre mille becquerels dans un litre de lait, ce qui ne représente pourtant que le millième de l'activité présente dans la thyroïde lors d'une scintigraphie de cette glande, opération couramment menée chaque jour dans de très nombreux hôpitaux et cliniques en France sans aucun risque. Et c'est le millionième de la quantité contenue dans une capsule ingérée pour une radiothérapie métabolique de la thyroïde! Bien sûr, on n'avale qu'une seule capsule alors qu'on peut boire du lait quotidiennement: mais il faut alors tenir compte de la décroissance physique de la radioactivité du lait comme de l'élimination permanente par le corps de tous les produits ingérés, qui effectuent un trajet de durée plus ou moins longue à l'intérieur du corps. Ce qu'il faut à ce moment, c'est déterminer la dose cumulée en tenant compte de tous les facteurs et voir si elle atteint ou dépasse les normes établies: n'oublions pas non plus que toute nourriture quelle qu'elle soit, « bio» ou non, comporte une part non négligeable d'éléments radioactifs « naturels» ! Un sentiment de découragement nous étreint à l'idée que, malgré tous les arguments scientifiques évoqués, on perpétue l'idée que les thyroïdes françaises ont été ravagées par les retombées de Tchernobyl. À quoi bon avoir formé longuement et à grand frais tant d' endocrinologistes et de radiopathologistes si leurs avis ne sont pas écoutés et que l'émotion prime toujours sur la raison?
162
17 La controverse sur les effets des faibles doses Nous venons de voir que l'Institut de veille sanitaire et l'IRSN ont estimé en commun le nombre de cancers supplémentaires de la thyroïde en France dus à Tchernobyl, avec une incertitude dont la «fourchette» englobe le niveau «zéro cancer provoqué ». Cela signifie-t-il que le supplément d'irradiation pourrait n'avoir entraîné aucune victime par cancer radio-induit de la thyroïde, même pour les enfants? Effectivement, mais cela demande explication. Abordons donc, avec toute la prudence nécessaire, les théories qui s'afftontent sur l'induction des cancers par les rayonnements lorsque les doses reçues sont faibles. La vie sur notre planète s'est développée dans un environnement de rayonnements ionisants naturels provenant des éléments radioactifs de la croûte terrestre ou de l'action permanente des rayons cosmiques (annexe I), mais l'Homme n'a commencé à en prendre conscience que lorsqu'il a su les détecter et les mesurer. Ce savoir s'est développé à partir des dernières années du XIXe siècle, lorsqu'il a créé lui-même des sources de rayonnements « artificiels », beaucoup plus intenses, les rayons X. Peu après leur découverte, il en constatait les dangers, qui étaient à mettre en balance avec leur bénéfice considérable en médecine et plus tard, dans l'industrie. La radioprotection allait naître de cette double nécessité de mettre en œuvre cette nouvelle découverte et de s'en protéger suffisamment. On trouvera en annexe IV une histoire succincte de la radioprotection (quels organismes établissent ces normes et sur quelles bases générales; comment la radioprotection est contrôlée en France). Ces dangers ont été mis en évidence pour les fortes doses de rayonnement résultant de l'action de l'homme. Qu'en est-il pour les doses plus faibles, celles que l'on rencontre dans la nature? En France, les doses « naturelles» reçues annuellement, par une faible irradiation permanente, sont de l'ordre de quelques millisieverts, de 2 à 6 ou 7 selon l'endroit, un peu plus dans les lieux où se dégage (ou est confiné) du radon. Jusqu'à 10 mSv, on dit que les doses sont «très faibles ». Mais il existe dans le monde des zones peu étendues où, du fait de la géologie locale, les valeurs sont beaucoup plus élevées (dix fois plus par exemple). On entre alors dans le domaine qu'il est convenu d'appeler les « faibles doses », dont la limite haute se situe pour l'adulte aux alentours de 100 à 200 mSv (50 à 100 pour l'enfant). Or, il est à noter que, même sur les lieux de radioactivité naturelle exceptionnelle, aucune étude épidémiologique n'a pu mettre en évidence un quelconque effet néfaste des rayonnements reçus. Cela ne prouve
pas qu'il n'existe pas mais que, s'il existe, il est d'amplitude inférieure aux marges d'incertitude de l'évaluation statistique (les populations concernées ne sont pas assez nombreuses et trop d'autres facteurs, variables d'un point à un autre de la planète et liés au mode de vie, entrent en jeu influant trop sur le taux des maladies constatées). Au-delà de ce domaine de doses apparaît indéniablement une augmentation du risque de tumeurs solides et de leucémies avec une probabilité qui croît avec la dose, ces cancers pouvant survenir des dizaines d'années après l'irradiation. Sait-on s'il existe une relation entre le niveau d'irradiation subi et la probabilité supplémentaire de développer un cancer? Oui, dans un certain domaine de variation de la dose (les doses moyennes, de 100 à 500 mSv, et les doses plus fortes), une relation de proportionnalité a été vérifiée. Le coefficient a été déduit des constatations faites à Hiroshima et Nagasaki, des premières années d'observation à nos jours. Le lecteur intéressé trouvera en annexe V (qui traite des bases scientifiques de la radioprotection) l'ensemble des résultats des études faites sur les populations irradiées de ces deux villes nipponnes ainsi que sur diverses autres populations exposées professionnellement aux rayonnements. La question est de savoir si cette règle de proportionnalité est encore valable pour des doses plus faibles, presque nulles. Cette règle hypothétique, que l'on suppose valable jusqu'à une dose infiniment petite, est appelée par les spécialistes Relation Linéaire Sans Seuil (RLSS), par opposition à d'autres relations possibles, plus complexes, dont nous parlerons plus loin. Le mot « linéaire» traduit la proportionnalité entre l'excès de risque relatif et la dose, «sans seuil» signifie que la relation est valable jusqu'à une dose nulle. Pourquoi chercher à connaître la forme exacte de la relation puisqu'il s'agit d'effets très faibles? Pour bien des raisons, et en particulier pour répondre aux objections de ceux qui prétendent que tout supplément de dose, même infime, est mauvais pour la santé et en font la raison fondamentale d'un refus global des activités susceptibles de causer une irradiation, les activités nucléaires en particulier. Dans le domaine de la santé, on peut mettre en balance, au cas par cas, les inconvénients et les avantages d'un diagnostic ou d'un traitement irradiant. Dans les autres secteurs d'activité, le raisonnement est d'une autre nature et doit mettre en évidence l'utilité publique. Faute de pouvoir mesurer sur des populations exposées assez nombreuses des effets statistiques avec la précision nécessaire, c'est sur les travaux de recherche fondamentale portant sur les mécanismes de la cancérisation des tissus que l'on est obligé de s'appuyer.
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Les théories des radio biologistes sur les mécanismes de la cancérogenèse. Dans l'incertitude où les scientifiques se sont trouvés sur la forme exacte de la relation dose/effet, les responsables de la radioprotection ont choisi d'adopter la RLSS, une relation qui ne peut conduire qu'à majorer les effets réels et apporter une marge de sécurité supplémentaire. On dirait aujourd'hui qu'ils ont mis en pratique « le principe de précaution ». C'est ainsi qu'ont été défmies les normes actuellement en vigueur dans le monde. La RLSS trouve une justification théorique dans la mesure où l'on considère que ce sont les anomalies créées dans les cellules par les rayonnements, et elles seules, qui sont à l'origine des cancers radio-induits. Leur nombre est bien évidemment proportionnel à la dose. Mais laissons sur ce sujet la parole au professeur Tubiana, professeur de cancérologie et ancien directeur de l'Institut Gustave Roussy à Villejuif, membre de l'Académie des sciences et de l'Académie de médecine, qui s'exprime très clairement dans ses Mémoires59 sur le fond de la controverse. (Remercions l'auteur et l'éditeur de nous avoir autorisé à reproduire les pages 239 et 240 de ce livre.) «Quand, à la fm des années 1970, on a découvert l'existence des oncogènes, on a pensé que la naissance du cancer était provoquée par une mutation survenue dans une cellule. Or comme toute irradiation, si faible que soit la dose, peut provoquer une mutation, on en déduisit que toute irradiation accroît le risque de cancer. Très vite, il apparut que les mécanismes ne pouvaient pas être aussi simples puisqu'on montra qu'il faut, pour transformer une cellule saine en une cellule cancéreuse, non pas une mutation mais huit à douze (une pour déclencher l'accélérateur, la seconde pour rendre les freins inopérants, la troisième pour immortaliser la cellule, c'est-à-dire pour empêcher qu'elle ne meure après avoir effectué un nombre défmi de divisions cellulaires, etc.). Des calculs statistiques montrèrent qu'il était extrêmement improbable que l'accumulation d'un aussi grand nombre de lésions spécifiques dans le génome d'une cellule puisse survenir par hasard. L'effet cancérogène d'une faible dose d'irradiation était donc douteux, mais il était concevable que celle-ci puisse causer l'une des mutations dont la somme provoque le cancer. On en était là au milieu des années 1990 et certains spécialistes de la radioprotection continuent à raisonner comme si les mutations nocives s'accumulaient irréversiblement dans les cellules jusqu'à ce que l'une de celles-ci devienne cancéreuse. Ce modèle admet implicitement que la cellule ne se défend pas et laisse passivement s'accumuler les dommages sans réagir. Or les rayonnements ionisants et les 59
TUBIANA (Maurice)« N'oublions pas demain» Editions de Fallois février 2007. 165
rayons ultraviolets du soleil sont présents depuis que la vie est apparue sur terre, il y a plus de 3,5 milliards d'années. Intuitivement, il aurait été surprenant qu'au cours de cette longue période certains organismes n'aient pas acquis les moyens de se défendre contre ces rayonnements, ce qui leur aurait conféré un avantage décisif sur les autres organismes. De fait, on a découvert des bactéries capables de réparer sans erreur des lésions causées par d'énormes doses de radioactivité. « Ainsi, les bactéries peuvent se défendre. Qu'en est-il pour les cellules des mammifères? Grâce aux efforts de nombreuses équipes, ce problème, extraordinairement complexe, a été en grande partie résolu au cours des dix dernières années. D'abord, on découvrit qu'il existe dans une cellule de nombreux mécanismes de réparation de l'ADN, quand celui-ci a été endommagé. Plus du quart des gènes présents dans une cellule de mammifère sont consacrés à cette tâche essentielle, puisque l'ADN est constamment exposé à de nombreux agents toxiques. Parmi ceux-ci, la plupart sont fabriqués par la cellule elle-même, en particulier les agents mutagènes formés au cours du métabolisme de l'oxygène. Certains mécanismes de réparation de l'ADN sont relativement lents, mais ne font pratiquement pas d'erreurs. D'autres sont plus rapides, mais sont sujets à des erreurs (réparations fautives). Certains systèmes de réparation fonctionnent en permanence, d'autres ne sont activés que si les systèmes de surveillance des molécules d'ADN détectent l'existence d'une lésion et envoient des signaux activateurs. Selon le nombre, la nature, la gravité des lésions, ce ne sont pas les mêmes systèmes de réparation qui sont activés. En outre, l'organisme dispose d'un moyen extrêmement performant pour se débarrasser des cellules dont l'ADN a été lésé: la mort cellulaire. Enfin la cellule lésée envoie des messages aux cellules voisines et les réactions du tissu et des cellules varient considérablement en fonction de la proportion des cellules lésées dans un tissu, donc de la dose. «Ces travaux ont modifié la conception que l'on avait de l'organisation d'une cellule. Dans les années 60, on vivait avec l'idée d'un ADN enfermé dans le noyau comme dans un coffre-fort, pour le protéger contre les agressions venues du monde extérieur. Cette version est périmée. L'ADN est exposé à de nombreux agents toxiques, nés dans la cellule ou venus de l'extérieur (virus, agents toxiques physiques ou chimiques). La défense repose non sur des fortifications, mais sur des systèmes de réparation qui sont mobilisés quand des lésions sont détectées. La cellule, le tissu sont organisés pour réparer les lésions ou éliminer les cellules atteintes. » L'existence d'un seuil ne relève pas du fantasme: dans certains cas de contamination radioactive, il a bel et bien été observé. Une étude épidémiologique déjà ancienne a porté sur les nombreuses ouvrières qui, durant la seconde guerre mondiale, déposaient en usine des peintures 166
contenant des sels de radium sur les cadrans des avions américains pour les rendre lumineux pendant la nuit. La propension naturelle à porter à sa bouche les pinceaux utilisés a conduit à des contaminations graves de leur squelette par cet émetteur alpha et à de nombreux ostéosarcomes (cancers des os) mortels. Or les études statistiques ont clairement montré que, si la loi linéaire s'appliquait bien pour les fortes doses, elle ne rendait absolument pas compte de la réalité au-dessous d'un certain seuil de dose. Il n'y avait aucune victime due à des doses faibles. De nombreuses études faites à l'IPSN sur des animaux contaminés volontairement par du plutonium (un autre émetteur alpha) ont montré des résultats analogues. Visiblement, la loi linéaire sans seuil n'est pas valable pour les contaminations alpha. Pourquoi en serait-il autrement pour les autres contaminations? Cette controverse sur la relation dose/effet n'est pas nouvelle. Déjà, en octobre 1995, l'Académie nationale de médecine et l'Académie des sciences avaient présenté en commun le fruit de leurs travaux, n'hésitant pas à mettre en cause les normes proposées par la publication CIPR 60 de 1990 (traduites aujourd'hui dans la réglementation française), les jugeant excessivement prudentes. L'IPSN, partisan de prendre le maximum de précautions, avait fortement critiqué cette position et la controverse avait connu une certaine intensité en 2002, lors de la transformation de l'IPSN en IRSN. Le Figaro avait publié une interview d'une responsable de l'IRSN, Annie Sugier, et nettement pris parti pour le point de vue de cette dernière. En 2005, les mêmes académies ont publié un nouveau rapport, plus approfondi que le précédent, s'appuyant sur les résultats de dix années supplémentaires d'études, en particulier en radiobiologie cellulaire. Ce rapport, très complet et détaillé, mettait en évidence que les réactions des cellules et des tissus ne sont pas les mêmes: - selon le niveau de la dose reçue, celle-ci pouvant entraîner en effet soit la mort cellulaire et donc l'élimination de la cellule, soit la mise en jeu de processus de «réparation» avec un risque d'erreur dépendant de la nature et de l'intensité des lésions, - selon que la cellule est isolée ou incluse dans un tissu où jouent de nombreuses réactions de défense visant à protéger au maximum l'organisme des agressions extérieures (quelles qu'elles soient et pas seulement liées à l'irradiation). En ce qui concerne les radiations, ces mécanismes sont différents entre les faibles et les fortes doses. Des phénomènes très complexes et encore mal élucidés pour une partie d'entre eux entrent en jeu dès qu'une agression est détectée et il est extrêmement simplificateur de se limiter à une loi linéaire qui présuppose que la réaction est toujours directement proportionnelle à la dose reçue. Des 167
travaux complémentaires sont en cours sur l'ensemble de ces problèmes, ainsi que sur ceux des « marqueurs» éventuels des cancers radio-induits. La question a été réexaminée le 23 mai 2007 à Paris lors d'une journée d'étude sur les faibles doses et les cancers. La figure ci-dessous, qui y a été présentée par le Pro Aurengo, montre bien que l'extrapolation aux faibles doses des données recueillies pour des doses élevées reste un problème non résolu. I
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Les quelques points expérimentaux disponibles sont épars et ne permettent pas de choisir entre les relations théoriques possibles, candidates à la représentation des risques en fonction des doses, lorsque ces dernières sont faibles. La droite représentative de la RLSS, prônée uniquement pour des raisons de commodité de calcul et aussi pour respecter le principe de précaution en matière de protection des personnes y figure, mais elle ne reflète pas nécessairement la réalité biologique. D'autres courbes répondent aussi bien, sinon mieux, aux conditions posées et pourraient représenter beaucoup plus précisément les réactions réelles des tissus et des cellules. C'est le cas de la relation dite « quadratique» par exemple. Mais certaines études épidémiologiques sur des animaux comme sur des hommes, suggèrent même que les faibles doses puissent diminuer la probabilité d'apparition des cancers, un phénomène nommé «hormésis ». Ainsi, les dernières études rétrospectives publiées montrent un risque à long 168
terme réduit de leucémies chez les survivants d'Hiroshima-Nagasaki ayant reçu de faibles doses, par rapport à la population japonaise non exposée. Cet effet manquait de support théorique capable de l'expliquer. Ce n'est plus le cas aujourd'hui. Les rayonnements, sources de mutations dans l'ADN des cellules (mais ils sont loin d'être les seuls à créer de telles lésions), activeraient aussi ses mécanismes de défense (quelle que soit la cause première de ces lésions) et, à bas débit de dose, ce mécanisme réparateur déjà activé l'emporterait sur le mécanisme de création de nouvelles cellules mutées. À dose plus élevée au contraire, les mécanismes de réparation induits seraient débordés par l'apparition de trop nombreuses cellules mutées, à la prolifération anarchique. D'où une forme de courbe dose/effet pouvant avoir l'aspect indiqué. Ce qui est nouveau, c'est qu'on puisse considérer comme plausible une telle relation dose/effet, dont on n'osait parler publiquement, il y a peu, malgré certains indices en sa faveur, tant elle pouvait paraître invraisemblable et non crédible60. Si elle était confIrmée et précisée par suffisamment de chercheurs (la France est en pointe mais n'est pas la seule à travailler sur ce sujet qui fait l'objet d'une coopération européenne), elle pourrait modifIer profondément l'approche de la radioprotection et le sentiment du public sur les dangers de la radioactivité (sans revenir aux engouements excessifs de la première moitié du XXC siècle pour les crèmes radioactives I). Il convient cependant d'être prudent et patient car un travail considérable reste à faire pour passer du qualitatif suspecté au quantitatif accepté. Dose et débit de dose (c'est-à-dire intensité du rayonnement) interviennent sans doute dans la détermination des dommages radio-induits. Avant que les recommandations de la CIPR et les réglementations européenne et uançaise soient modifIées, il s'écoulera certainement plusieurs décennies. Notons cependant que le concept de « dose collective », qui conduisait à multiplier de très faibles doses par un très grand nombre d'individus faiblement exposés pour en déduire un nombre de « victimes» potentielles (ce qu'ont fait, nous le verrons, beaucoup de pronostiqueurs des conséquences de Tchernobyl), n'est déjà plus retenu par la CIPR, signe que cette notion n'a plus à ses yeux de signifIcation sanitaire reconnue. Sans le dire, cela revient à abandonner le postulat de la relation linéaire sans seuiL..
60
Pourtant, ce phénomènene serait pas propre aux rayonnements.Lors d'un colloque
à l'École de médecine de Paris sur les faibles doses, le 23 mai 2008, des biologistes ont montré qu'il était au contraire général et prouvé pour nombre de « poisons» chimiques divers. 169
Que pensait-on en 1986 sur ce sujet? En mai 1986, les études fondamentales étaient naturellement moins avancées mais leurs résultats étaient déjà intuitivement perçus et intégrés dans la philosophie générale des plus grands spécialistes. Raymond Latatjet par exemple, qui a dirigé pendant plus de vingt ans la Section de Biologie de la Fondation Curie - Institut du Radium, n'était pas du tout un fervent partisan de l'énergie nucléaire, qu'il considérait, dans une interview datant de 197861,comme une énergie d'appoint transitoire, un moindre mal dans une société privée bientôt de pétrole, à laquelle il se résignait en attendant l'avènement de l'énergie solaire ou de l'énergie de fusion, un avènement qui lui paraissait proche (quelques décennies seulement...). Cet amoureux de la nature, qui prônait la croissance zéro de la consommation d'énergie, voire même une décroissance de 20 à 30%, se situerait aujourd'hui, sur ce point, du côté des Verts. Mais il reconnaissait que l'opinion publique était majoritairement contre l'austérité et s'inclinait démocratiquement devant ses choix. Concernant les effets des rayonnements sur l'homme, son domaine de compétence, il proposait de défmir un seuil pratique de dose, en se basant sur les données de la radioactivité naturelle et sur l'expérience qu'on en a. Si on ne détecte statistiquement aucun effet significatif, disait-il, c'est que le seuil est au-dessus. Ainsi, dans la plaine alluviale d'Alsace, l'habitant reçoit naturellement une dose d'environ 100 millirems62. À quelques kilomètres à l'ouest, l 'habitant d'une vallée vosgienne reçoit en moyenne 300 millirems parce qu'il vit dans des maisons faites d'un granit plus riche en radium. Or, on ne constate pas de différence significative entre les deux populations, tant pour la fréquence des cancers que pour celles des maladies consécutives à des anomalies génétiques. On en déduit que, pour ces maladies, une dose surajoutée de 200 millirems, donc le triple de la radiation naturelle la plus basse, est inférieure au seuil pratique. Des comparaisons semblables ont été faites dans de nombreux pays, qui aboutissent à la même conclusion. Alors, à ceux qui préconisent une politique d'extrême méfiance, et qui s'opposent à toute augmentation, si faible soit-elle, de la radiation naturelle, je dis «soyez logiques, et préconisez en même temps l'évacuation des vallées vosgiennes ». Plus loin, il ajoutait: Certains radiocancers expérimentaux révèlent, non seulement l'existence d'un seuil, mais encore d'un seuil très élevé. Pour produire 100% de cancers cutanés par les rayons ultraviolets chez la souris, il faut administrer
de fortes doses pendant
61
longtemps,
soit un total énorme.
PARKER (Elisabeth et Edouard) DESCOURS (R) La vérité sur l'énergie nucléaire Editions Mengès. 197 62Par an (on dirait aujourd'hui 1 millisievert/an). 170
Cette dose réduite de moitié n'en produit que 5% et une dose dix fois plus faible n'en produit plus. Tout se passe comme s'il fallait, pour qu'apparaissent les premiers cancers, dépasser un seuil très élevé, au delà duquel la fréquence croît très vite avec la dose ...11 en est de même pour les leucémies expérimentales produites par les radiations ionisantes.
On peut évidemment critiquer aujourd'hui ces prises de position en faisant remarquer qu'elles ont été prises en des temps anciens et que le Pro Latarjet ne disposait pas de nos moyens actuels d'investigation. Mais il nous a paru utile d'en faire part car elles reflètent bien l'opinion majoritaire des experts de l'époque. Avons-nous des raisons pour rejeter en bloc ces constatations? Latarjet et ses contemporains connaissaient parfaitement l'action de certaines substances nocives, voire mortelles à forte dose, inoffensives ou même bénéfiques à faible et très faible dose. L'exemple le plus connu en est l'usage de la digitaline, poison végétal à haute dose mais aussi excellent produit thérapeutique cardiaque à un niveau très inférieur. Évoquer des mécanismes similaires dans le cas des irradiations n'était peut-être qu'une simple intuition qui restait à vérifier, mais l'analogie était tentante. Estimant que les doses reçues en France suite à l'accident de Tchernobyl sont suffisamment faibles par rapport à celles engendrées par la radioactivité naturelle (dont les effets nocifs hypothétiques n'ont jamais été décelés), les experts médicaux français dans leur ensemble ne critiqueront pas la politique suivie par le gouvernement. C'est du moins ce qui ressort du rapport de l'Académie des sciences établi à la demande du ministre chargé de l'Industrie, et remis à Alain Madelin le 15 septembre 1986. Aujourd'hui encore, cette opinion est prédominante parmi les membres de l'Académie des sciences et de l'Académie nationale de médecine. Comment conclure?
On voit qu'il existe en France au moins deux écoles qui ont ouvert une controverse d'une grande intensité: D'un côté, les épidémiologistes (IRSN, Centre International de Recherche sur le Cancer) qui, après avoir eux-mêmes constaté leurs difficultés à arbitrer la question des faibles doses (dont les effets, même s'ils existent, sont statistiquement peu ou pas significatifs), sont plutôt en faveur du maintien de la loi linéaire sans seuil dont le principal mérite est de respecter à la lettre le principe de précaution. De ce fait, contrairement à la plupart des pays (et l'AIEA), la France a refusé de définir une valeur seuil de radioactivité au dessous de laquelle tout matériau peut rentrer dans le cycle industriel et commercial normal. Dans le livre de décembre 2007 de l'IRSN (op. cité), qui traite des «conséquences environnementales et de l'exposition des 171
personnes », les auteurs ne prennent pas en compte la possibilité d'une relation autre que la RLSS, qui est la « loi officielle ». Sans doute seraient-ils vivement attaqués s'ils la mettaient en doute. Il est juste de dire que cette école est loin d'être isolée au plan mondial, le BEIR (Committee on the Biological Effects of Ionising Radiations) de l'Académie des sciences américain, dont le point de vue a une influence déterminante, s'étant refusé jusqu'ici à critiquer la RLSS. Il semble toutefois que, depuis le début de 2007, les Américains commencent à examiner les travaux français avec grande attention. D'un autre côté, les biologistes (Institut Curie, CEA, etc.), poursuivent activement leurs recherches expérimentales dans un cadre national ou européen, pour mieux étayer leur argumentation et préciser la relation qui pourrait s'y substituer dans le domaine (encore mal analysé) des faibles doses. Radiobiologistes et épidémiologistes travaillent sur le même problème, mais selon les axes très différents que nous avons évoqués plus haut. La réflexion et les buts poursuivis ne sont pas identiques, qu'il s'agisse de mieux cerner les réponses ultimes des tissus vivants à diverses agressions ou de tracer des frontières au delà desquelles un risque, même minime, ne saurait plus exister. Il ne faut surtout pas confondre ces deux approches, l'une visant à identifier la nature profonde du risque, l'autre définissant des zones de sécurité. L'une et l'autre sont nécessaires et utiles, mais de la confusion de leurs buts naît souvent une incompréhension réciproque. Celle-ci dégénère malheureusement en querelle stérile quand une idéologie sous-jacente vient perturber inconsidérément le débat purement scientifique. Retenons au moins de ce qui précède que le progrès des connaissances rend de plus en plus probable l'hypothèse selon laquelle les faibles doses reçues par la thyroïde en France ne peuvent être à l'origine d'aucun cancer. Mais on ne peut prétendre que la démonstration formelle entraînant une adhésion uhiverselle soit faite aujourd'hui.
172
18 La polémique sur les conséquences
sanitaires en URSS
Abandonnons un instant le passionnant roman franco-français sur les effets de Tchernobyl dans notre pays pour nous intéresser aux conséquences sanitaires constatées dans les trois Républiques les plus touchées de l'exURSS (Ukraine, Belarus et Russie). Après bien des discussions, un consensus a été trouvé en septembre 2005 sur ce point entre les diverses Agences concernées de l'ONU. Les conclusions tirées nous intéressent à plusieurs titres: pour elles-mêmes en premier lieu, pour les confronter aux bilans affichés par de nombreuses autres sources, plus fidèlement relayées par les médias, ensuite; enfin pour mieux apprécier, par simple comparaison, les risques potentiels courus dans notre pays, qui a été considérablement moins affecté. La polémique sur le nombre de victimes des faibles doses prend évidemment ici une tout autre dimension. Voyons les faits et leur historique. La naissance du Forum Tchernobyl
Des divergences très importantes sur le nombre de victimes attribué aux retombées du panache émis par le réacteur accidenté sont apparues très tôt entre, d'une part les radioprotectionnistes, et d'autre part les populations concernées, leurs dirigeants, le corps médical local lui-même et les diverses agences humanitaires internationales chargées d'ausculter la situation générale et de secourir les cas les plus affligeants. Ce désaccord tenait à de multiples causes: la tendance naturelle à imputer à l'accident (cause externe) toutes les anomalies découvertes (lors des naissances notamment), les maladies et bien sûr les cancets, alots que de tels malheurs ont toujours existé (mais sans qu'on soit toujours capable d'obtenir des renseignements précis et fiables sur l'état sanitaire de ces régions avant la catastrophe). Autre cause probable, et parfois même certaine, la désorganisation consécutive à l'éclatement de l'URSS et la ruine économique (à laquelle l'accident a bien sûr contribué) conduisant à une carence de l'ensemble du système de santé. Mais d'autres raisons expliquent aussi les divergences: la recherche plus précoce et systématique de certaines maladies (qui accroît automatiquement le nombre de cas découverts, du moins en régime transitoire), ainsi que parfois l'espoir bien compréhensible d'être classé parmi les victimes potentielles du drame afin d'obtenir en échange quelques maigres avantages. Ajoutons enfin que les nombreuses visites de personnes ou d'organisations étrangères ont été évidemment l'occasion de solliciter des aides, ce qui n'incitait pas à minimiser la situation sanitaire.
Ce n'est qu'en l'an 2000 que se tient le premier vrai débat entre diverses agences de l'ONU. Après plus de dix ans d'études mobilisant des centaines de scientifiques, l'UNSCEAR remet son rapport conduisant à des conclusions qui étonnent: très peu de morts déjà survenues (une cinquantaine) imputables directement à l'irradiation et un bilan final estimé se limitant à quelques milliers de cancers susceptibles d'apparaître de façon très étalée dans le temps. Ce bilan déconcerte et suscite des protestations de la part des organisations humanitaires qui constatent sur place l'état de santé déplorable des populations. Alerté, Kofi Annan envoie une mission du Bureau d'Aide Humanitaire (OCHA) au Belarus et en Ukraine, en mai de la même année, pour juger de la situation. Les médias parlent en effet de dizaines de milliers, voire de centaines de milliers de victimes et les télévisions du monde entier montrent de nombreuses photos de pauvres enfants atteints de leucémie ou d'hydrocéphalie. Les experts rappellent cependant que ces maladies se retrouvent hélas régulièrement dans les statistiques médicales de beaucoup de pays, en proportions voisines, et que ces pathologies ne sont pas nécessairement liées à des phénomènes d'irradiation. Face au rapport alarmiste de l'OCHA, le président de l'UNSCEAR, le Suédois Lars Eric Holm, précise fermement que seule l'UNSCEAR dispose des compétences scientifiques indispensables pour définir les critères permettant d'assurer la qualité des résultats. Pour tenter de concilier les points de vue, une conférence réunit l'UNSCEAR et l'OCHA à Kiev en 2001. Après quatre nouvelles années d'efforts, un accord est enfin trouvé lors du «Forum Tchernobyl» qui réunit en septembre 2005 huit institutions spécialisées des Nations unies: l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA), l'Organisation mondiale de la santé (OMS), le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO), le Programme des Nations Unies pour l'environnement (PNUE), le Bureau de la coordination des affaires humanitaires (OCHA) de l'ONU, le Comité scientifique des Nations unies pour l'étude des effets des rayonnements ionisants (UNSCEAR) et la Banque mondiale, ainsi que des représentants des gouvernements du Belarus, de la Russie et de l'Ukraine. Les conclusions générales du Forum Tchernobyl Basé sur un rapport de 600 pages regroupant les travaux de centaines de scientifiques, d'économistes et de spécialistes de la santé, un rapport abrégé (L 'héritage de Tchernobyl: impacts sanitaires, environnementaux et socioéconomiques) présente une évaluation des conséquences sur vingt ans du plus grave accident nucléaire civil de l'Histoire et les extrapole jusqu'à 2046, soit soixante ans après l'accident. 174
Le rapport estime que les rayonnements pourraient provoquer à termé3 4 000 décès dans les populations les plus exposées, à savoir les membres des équipes d'intervention de 1986 et 1987. les personnes évacuées et les résidants de la plupart des zones contaminées, soit 600 000 personnes. Ce nombre inclut les décès avérés consécutifs à des cancers et des leucémies radio-induits ainsi que des statistiques prévisionnelles basées sur les estimations des doses de rayonnement reçues par ces populations. Le rapport tient compte également des risques de décès par maladies cardio-vasculaires, mais pas des progrès éventuels de la thérapeutique jusqu'à cette date assez lointaine. Pour alléger notre présentation, nous avons reporté en annexe VI les résultats principaux de ces études: le nombre de décès dus aux fortes doses reçues par les intervenants des premiers jours (victimes du fameux « mal des rayons »), le nombre d'enfants atteints par des cancers de la thyroïde et ceux qui en sont morts dans les quinze à vingt ans qui ont suivi, l'importance du surcroît de leucémies, cancers solides et maladies cardiovasculaires parmi les « liquidateurs» les plus irradiés. Le total de ces décès reconnus est de l'ordre de 300 personnes, un chiffre qui a fait bondir naturellement les «prêcheurs de l'apocalypse» (pour reprendre l'expression de J. de Kervasdoué, que nous retrouverons plus loin) qui avaient annoncé des dizaines, voire des centaines de milliers de victimes, sinon à ce jour, du moins prévisibles. Le rapport ne dit pas catégoriquement que le bilan humain de Tchernobyl se bornera à 4 000 victimes, mais il laisse entendre que les victimes de cancers radio-induits à venir dans la population et parmi les liquidateurs seront non seulement impossibles à identifier mais également difficiles à dénombrer car ils seront perdus dans la masse des autres cancers dits « naturels ». Si la statistique atteint ses limites, on ne peut évidemment évaluer les conséquences sanitaires qu'en faisant appel aux théories relatives à la loi effet/dose, dont nous avons vu qu'elles n'étaient pas établies avec certitude aUd~ssous d'une irradiation de 100 mSv. Pour établir cette estimation, Elisabeth Cardis, épidémiologiste du Centre international de recherche sur le cancer (CIRe), qui dépend de l'Organisation mondiale de la santé, a utilisé la relation linéaire sans seuil, qui a un caractère quasi légal et dont on a vu qu'elle ne peut que maximiser le nombre des victimes; mais elle ne l'a appliquée qu'à trois groupes de personnes: les 200000 liquidateurs, les 116000 évacués de la zone de 30 km autour de la centrale, les 270000 résidents des «zones de contrôle spécial» dans lesquelles le niveau de contamination initial a conduit à des doses annuelles supérieures à 15 mSv. Ce bilan a suscité des protestations: ne faudrait-il pas tenir compte aussi des doses, sans doute plus faibles mais non négligeables, subies par la 63
. . C ' est nous qUi sou I19nons. 175
population dans des zones moins contaminées (5 millions de personnes y reçoivent plus de 1 mSv/an)...et pourquoi pas la population du monde entier, si on considère que toute augmentation, si minime soit-elle, est nocive... Le bilan envisageable devient alors dix à vingt fois plus lourd! Inversement, si l'on considère que la RLSS n'est pas valable pour des personnes peu irradiées (sans aller jusqu'à considérer qu'un peu d'irradiation est plutôt bon pour la santé, ce qui serait par trop incertain et provocateur. ..), il convient de se limiter au groupe des personnes ayant reçu plus de 100 mSv, et le nombre de victimes potentielles chute d'un facteur 10. Dans cette hypothèse, l'accident ferait moins de mille victimes jusqu'à la fin des temps. Un bon facteur 100 sépare les deux évaluations! On voit toute la place laissée à la polémique et l'importance d'une amélioration de nos connaissances fondamentales, seules capables d'apporter une réponse crédible. Nous reviendrons un peu plus loin sur cette polémique, en la suivant dans les médias, au fil du temps; mais auparavant nous allons évoquer deux autres sujets qui ont eu les honneurs de la presse: « l'affaire Bandajevski » et la question des malformations congénitales attribuables à l'accident. La controverse sur l'effet de l'absorption contaminés par le césium radioactif.
chronique
d'aliments
Le rapport du Forum Tchernobyl conclut à l'absence d'effets nocifs dus à l'absorption de césium radioactif. Il faut remarquer, à cet égard, que la contamination des aliments produits sur place a considérablement diminué depuis vingt ans, beaucoup plus rapidement que le laisserait penser la seule décroissance radioactive de cet élément (demi-vie de 30 ans), du fait de sa fixation progressive dans le sol. C'est un phénomène analogue à celui que nous avons déjà constaté pour les retombées radioactives de l'iode en France. La figure ci-après, tirée du rapport de l'OND comme les suivantes, montre l'évolution de la teneur en césium du lait dans deux sitUations: celle des fermes individuelles, où le mode de culture est resté traditiontlel et celle des fermes collectives où un effort de prévention de la contamination a été réalisé. Des courbes du même type ont été établies pout d'autres aliments, les céréales par exemple. Elles mOl1trent que des résultats intéressants peuvent être obtenus grâce à des précautiol1s appropriées.
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Year FIG. 5. Reduction with time of I 37Cs activity concentration in milk produced in primte and collectil'efarms of the Rorno region of Ukraine with a comparison to the temporarypermissible lerel (TPL).
La réhabilitation des conditions de vie dans les territoires contaminés a fait l'objet depuis plus de 10 ans d'un programme (ETHOS) financé par la Commission européenne dans lequel l'IPSN (l'IRSN aujourd'hui) joue un rôle majeur, aux côtés d'autres acteurs français. Cette recherche vise un retour à une vie quasi normale dans certains territoires contaminés, mais a suscité certaines controverses et même des réactions violentes de la part d'un groupe d'individus mal identifié, venu gravement perturber une réunion tenue en France. Comme s'il convenait de s'opposer à toute solution facilitant le maintien sur place de la population et de démontrer que la vie est impossible après une contamination. L'affaire Bandajevski Jusqu'à quel point est-il dangereux de vivre dans un milieu contaminé par le césium-137? Nous venons de citer les conclusions plutôt rassurantes du Forum Tchernobyl mais, une bonne dizaine d'années plus tôt, en 1993, le Pro Bandajevski, un médecin et chercheur ukrainien, s'était intéressé au cas des personnes contaminées par les retombées de Tchernobyl dans la région de Gomel en Belarus. Malgré des moyens techniques réduits, il avait pu effectuer et publier des travaux dont les conclusions suggéraient une relation entre une contamination à très faible dose par le césium-13 7 et un certain nombre de pathologies cardio-vasculaires existant notamment chez les enfants (à partir de 10 Bq/kg chez eux et 20 à 30 Bq/kg chez les adultes). 177
Cette prise de position avait étonné les spécialistes car, depuis les années 1960, des centaines (voire des milliers) de rapports avaient traité de l'effet du césium-137 qui provenait alors des essais nucléaires, sans conduire à de telles conclusions. Hélas, alors qu'il développait ses recherches scientifiques, le Pl. Bandajevski a été poursuivi par les autorités de son pays pour de prétendues malversations financières et a été emprisonné. Les médecins et scientifiques occidentaux protestèrent avec raison contre ce qu'ils considérèrent comme une persécution systématique. L'attitude des autorités ukrainiennes était d'autant plus maladroite qu'en faisant du Pro Bandajevski un martyr de la science elles donnaient du crédit à ses thèses, pourtant très controversées par ses paIrs. Quelle que soit la sympathie qu'inspirait l'homme, il était important de pouvoir juger sereinement de la validité des thèses avancées comme de l'intérêt de la thérapeutique proposée, à base d'ingestion de pectine de pomme, décrite comme un «décorporant» efficace pour le césium. A la demande de l'ambassadeur de France en Belarus et grâce à l'aide du Pro Nesterenko (institut Belrad) qui a fourni de nombreux documents, une étude détaillée sur ce sujet a été faite par des experts de l'IRSN, qui ont appliqué aux publications et rapports qui leur ont été confiés les critères habituellement retenus par les comités de lecture des revues scientifiques mondiales64. Il leur a fallu étudier non seulement la relation éventuelle entre contamination et troubles cardio-vasculaires, mais aussi le rôle de la pectine dans l'organisme par rapport à d'autres produits utilisés dans le même but, ainsi que les effets secondaires possibles de l'ingestion prolongée de pectine. Nous nous contenterons d'indiquer que les auteurs de cette analyse montrent que les travaux entrepris par le Pro Bandajevski n'apportent pas, pour l'instant, de preuve scientifique incontestable de la relation de cause à effet entre la contamination au césium 137 et les troubles relevés. Citons quelques unes de leurs conclusions: Les articles (parus) présentent des résultats qui doivent être impérativement vérifiés dans le cadre de nouvelles études dont la méthodologie ne saurait être critiquable. Et plus loin: Seules des études expérimentales sur modèle animal, ainsi que des études cliniques répondant aux critères classiques retenus par la communauté scientifique internationale fourniront les informations indispensables à l'évaluation du rôle de la pectine. Après sa libération, le ProBandajevski a été accueilli à l'automne 2006 par un laboratoire de l'Université de Clermont-Ferrand mais il a décidé, un an 64
JOURDAIN (l.R), DUBLINEAU (I), PHAN (G) Evaluation de l'emploi de la
pectine chez les enfants vivant sur les territoires contaminéspar le césium - Etat de l'art et analyse critique des publications. - Rapport IRSN/DRPH/2005-008. 178
plus tard, de rejoindre un laboratoire allemand de Weimar. Le Monde du 10 octobre 2008 nous apprend qu'il poursuit désormais son combat en Lituanie. n convient d'attendre la suite de ses travaux pour voir, après analyse, s'ils confirment ou non sa thèse, mais, pour le moment, le monde scientifique reste très dubitatif. Les malformations
congénitales
De toutes les peurs de l'homme, celle d'enfanter un monstre est l'une des plus terribles. La mythologie s'en est emparée et a interprété leur apparition comme le signe que de grands malheurs allaient frapper la société. n n'est donc pas étonnant que la possibilité pour les rayonnements ionisants d'induire des malformations de l'enfant à naître, ce qui a été constaté dans certains cas, ait été et soit encore l'une des causes de la crainte qu'ils inspirent. De nombreuses expérimentations animales ont été conduites, prouvant bien l'existence d'un effet des rayonnements ionisants, mais sur des espèces trop éloignées de l'homme pour que l'on puisse transposer ces résultats chez l'être humain sans de grandes précautions. N'oublions surtout pas qu'il existe bien d'autres causes possibles de malformations, à commencer par le hasard! Il convient donc d'abord de constater les anomalies, les répertorier et les classer avec soin, avant de les relier, par des études statistiques par exemple, à des causes possibles, que celles-ci soit naturelles, accidentelles ou exceptionnelles. Les malformations à la naissance sont loin d'être rares (quelques pour cent, proportion variable selon les régions et selon le niveau d'anormalité retenu comme seuil) mais de multiples causes ou paramètres peuvent entrer concurremment en jeu: l'âge du père ou de la mère, l'usage par les parents de drogues diverses (tabac, alcool, etc.) ou d'autres corps chimiques naturels ou de synthèse. Les effets tératogènes sont la hantise des laboratoires pharmaceutiques. Il suffit pour s'en convaincre de consulter les notices qui accompagnent nos médicaments (c'est vrai en particulier pour les barbituriques, les anti-épileptiques, etc.) et de se souvenir du drame apparu dans les années 1950 - 1960 du fait de l'utilisation de la thalidomide. Mais revenons aux rayonnements. Dans le monde, on n'a pas remarqué de malformations qui puissent être corrélées à l'intensité de la radioactivité naturelle, qui, nous l'avons rappelé, est très variable d'un bout à l'autre de la planète. Les niveaux d'intensité sont probablement trop bas pour que des effets, s'ils existent, soient statistiquement décelables. Restent des cas incontestables d'irradiation dont on peut estimer assez précisément l'intensité. Ce sont les femmes enceintes ignorant ou dissimulant volontairement leur état, lors d'un examen médical irradiant, et les habitants
179
d'Hiroshima et Nagasaki, comme éventuellement les populations soviétiques de Tcheliabinsk et de Tchernobyl65. On ne sera pas étonné d'apprendre que, comme pour l'induction des cancers, ce sont les constatations faites à Hiroshima et Nagasaki qui se sont révélées les plus aptes à une quantification du phénomène, du fait du nombre des personnes impliquées et d'une connaissance suffisante du niveau d'irradiation. Que nous apprennent-elles? D'abord, il est important de souligner que si des malformations héréditaires, c'est-à-dire transmissibles à la descendance, ont été observées chez l'animal après irradiation, elles ne l'ont pas été chez l'homme après Hiroshima-Nagasaki. On pouvait s'interroger a priori pour la seconde et la troisième génération de Japonais nés de parents irradiés, mais ces craintes se sont heureusement révélées vaines. Donc pas d'effets héréditaires détectables. En ce qui concerne les effets tératogènes non héréditaires, les constatations sont plus difficiles à résumer car il faut distinguer les différents stades de développement in utero. Ainsi, les irradiations d'un embryon de moins de dix jours n'ont, soit aucune conséquence, soit se traduisent par un avortement spontané. C'est entre dix jours et deux mois de vie intra-utérine que se créent les malformations physiques principales, les irradiations du fœtus âgé de deux à quatre mois conduisant plutôt à des malformations nerveuses, des retards mentaux, des défauts de croissance, des fragilités post-natales. Chez les fœtus de quatre à six mois, ces effets sont rares et ils ne sont pas observés au-delà de cet âge66. Insistons sur le fait que ces effets ne sont observés que pour des doses relativement importantes. Bien qu'on n'ait pas pu prouver l'existence ou non d'un seuil pour ce phénomène, il semble qu'il faille une irradiation nettement supérieure à 100 mGy pour que ce danger commence à se manifester67. En cas d'irradiation accidentelle d'une femme enceinte dans le cadre d'un examen médical, une IVG n'est envisagée qu'au delà de 100 mGl8 au fœtus; elle ne s'impose qu'au dessus de 200 mGy.
65
Les rares accidents de criticité dont ont été victimes des professionnels ne
concernaient que des hommes. 66 Ces constatations résultent aussi de l'observation des enfants nés d'une mère irradiée pour des raisons médicales. 67A Hiroshima, une réduction du périmètre crânien n'est observée qu'au-delà de 200 mGy, et ceci chez 20% des enfants irradiés (on ne la constate que chez 4% seulement des non irradiés). A Nagasaki, en revanche, on n'observe aucun retard mental au dessous de I Gy (données communiquées par le Dr Roland Masse). 68Certains médecins mettent la barre plus bas, à 50 mGy, par précaution. 180
Tous ces exemples ont trait à des irradiations non seulement fortes mais délivrées aussi dans des durées très courtes (ce fut le cas à Hiroshima Nagasaki et c'est le cas, dans une mesure moindre, dans les cas d'irradiation médicale). On manque d'informations sur les effets tératogènes des irradiations continues à intensité de rayonnement moyenne pendant toute la durée de la gestation. Indiquons cependant, pour la petite histoire, que c'est lorsqu'elle était enceinte d'Ève, sa seconde fille, que Marie Curie fit les travaux les plus irradiants et contaminants. Bien sûr, on ne saura jamais quelle dose l'une et l'autre avaient subie. Mais Ève, née en novembre 1904, pianiste reconnue dans sa jeunesse et à la vie très active, n'est décédée qu'en octobre 2007 à près de 103 ans. Selon le témoignage de sa nièce, Hélène Langevin-loliot, elle montait encore seule dans les autobus new-yorkais à plus de cent ans! Et de nous confier avec humour que «ce n'est certes qu'une statistique à un coup, mais qui peut donner à réfléchir sur les dangers des rayonnements! ». À Tchernobyl, les études statistiques sur les anomalies congénitales ont montré que le taux d'anomalies n'a pas été supérieur, dans les régions contaminées, à celui des moins contaminées. Ce serait même l'inverse si l'on en croit la figure ci-dessous, tirée du rapport de l'UNSCEAR, mais les marges d'incertitude ne sont pas mentionnées, comme c'est hélas le plus souvent le cas. Quant à la hausse observée au cours du temps, il est probable qu'elle ne soit que le simple reflet d'une étude progressivement plus attentive de tous les cas signalés. Globalement, le taux de malformations trouvé rejoint celui de la plupart des pays du monde. Ajoutons qu'aucune indication d'une diminution de la fertilité parmi les populations touchées n'a pu être établie, contrairement à ce que certaines associations ont pu prétendre. Ces résultats ne sont pas surprenants car, dans les zones les plus contaminées du nord de l'Ukraine, 99,9% des femmes ont reçu moins de 10 mSv pendant la durée de leur 1 1 CI)
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grossesse et quelques-unes seulement plus de 50 mSv. Ces chiffres prouvent l'inexistence de l'épidémie massive de malformations que certains médias alarmistes ont voulu accréditer. Des photographies de fœtus difformes ont été attribuées à Tchernobyl mais l'une d'entre elles au moins, très reconnaissable, était bien antérieure à l'accident et tirée d'un album montrant les effets de la thalidomide. Dans tous les pays du monde, il est possible de réunir une collection de clichés de ce genre, capables de nous faire ffémir. Une autre photographie, amplement diffusée à titre de preuve, montre une dizaine de fillettes à qui il manque une main ou un avant-bras. Nous n'avons jamais entendu dire qu'une irradiation pouvait engendrer un tel effet sélectif et nous rejoignons l'avis d'Elisabeth RobertGnansia, directrice scientifique de l'Institut Européen de Géomutations (citée dans le numéro d'avril 2006 de «Science et Vie»: Je suis révoltée par l'instrumenta/isation qui est faite de ces enfants que l'on a exposés comme des preuves vivantes alors que rien ne prouve l'origine de leurs malformations. Ce qui est avéré, c'est qu'une véritable panique due aux possibilités de naissances anormales a déferlé sur l'Europe en 1986, comme l'avons rapporté dans la« chronique» précédente et comme nous le préciserons plus loin. Mais il semble bien qu'elle ne se soit appuyée que sur des rumeurs. D'autres effets existent-ils?
Le Forum Tchernobyl n'a pas contesté la nette augmentation de la morbidité générale. En plus des maladies radio-induites, de nombreuses pathologies non spécifiques ont été décrites dans les populations touchées par l'accident et chez les liquidateurs: asthénies, anémies, troubles cardiovasculaires, cataractes, pathologies digestives, thyroïdites, symptômes de stress, dépressions..., des pathologies qui se retrouvent dans l'ensemble des territoires de l'ex-URSS et pas seulement dans les zones affectées par les retombées de Tchernobyl. Les études récentes sur la «cohorte HiroshimaNagasaki» ont bien montré que l'irradiation pouvait avoir d'autres effets que des cancers, mais pour de fortes doses et longtemps après les faits. Rien de comparable avec cette situation. L'OMS en tire une conclusion générale: ce sont les troubles liés aux conséquences socio-psychologiques de l'accident qui posent un problème de santé publique et constituent la menace la plus grave pour l'avenir. Faute d'informations précises (et peut-être de confiance suffisante en ceux qui pourraient les fournir), les populations locales mettent tous leurs problèmes de santé sur le compte de l'exposition aux rayonnements. Des rumeurs, d'origines incertaines, leur imputent à tort l'ensemble des décès constatés. Ceci aboutit à un sentiment d'angoisse qui, loin de s'atténuer avec le temps, est transmis à la génération suivante. 182
Cette situation est confortée par le statut de «victime de Tchernobyl» officiellement et généreusement accordé à de nombreuses personnes. Actuellement, 7 millions de personnes bénéficient de nombreux avantages particuliers, portant sur les retraites, les transports, les logements, les vacances ou les séjours en sanatorium d'État, etc. Les experts de l'ONU estiment qu'il convient de revoir les programmes d'aide et de leur substituer des initiatives ouvrant des perspectives, soutenant le développement local et redonnant confiance en l'avenir. Le Forum constate que la persistance de mythes et d'idées fausses sur le risque d'irradiation a provoqué chez les habitants des zones touchées un fatalisme paralysant et que la pauvreté, les maladies liées au mode de vie qui se généralisent et les troubles mentaux constituent, pour les populations locales, une menace beaucoup plus grave que l'exposition aux rayonnements. Si la première évacuation de 116 000 personnes dans la zone des 30 km était parfaitement justifiée, l'évacuation des 230000 autres intervenues ultérieurement s'est avérée une expérience extrêmement traumatisante aux conséquences pires que celles qui pouvaient être redoutées du seul fait des rayonnements. Les travaux sur les conséquences de Tchernobyl en Ukraine se poursuivent toujours, d'ailleurs, et une publications de 200769 qui a suivi 60 000 « liquidateurs », 50 000 personnes évacuées et 360 000 résidents des zones les plus contaminées montre que dans ces deux dernières catégories, il n'y a pas d'excès significatif de cancers par rapport à la population générale. Les cancers de la thyroïde apparaissent plus nombreux chez les liquidateurs, ce qui peut être dû, au moins en partie, à la surveillance médicale plus attentive de ces derniers, une participation au phénomène bien difficile à quantifier.
* Retour sur les bilaus annoncés Ce bilan du Forum Tchernobyl étonnera sans doute le lecteur qui se souvient des diverses informations qui lui ont été prodiguées depuis 1986. Les premiers bilans présentés dans les pays occidentaux, sous le coup de l'émotion, ont été purement subjectifs. Comment un aussi grave accident nucléaire pourrait-il n'avoir pour conséquences immédiates que deux morts? Le communiqué officiel qui les déclare ne mérite qu'un haussement d'épaule. Encore de la propagande soviétique! Les efforts de transparence de Gorbatchev ne sont pas pris au sérieux. À l'Ouest, les évaluations les plus 69
PRYSY AZHNYUK et al Twenty years after the Chernobyl accident: solid cancer incidence in various groups of the Ukrainian populations Rad. and envir. Biophysics 03/2007 - 46 I 43/51 183
variées commencent bientôt à circuler. La rumeur venue des États-Unis fait d'abord état de 2000 victimes, sous-entendu 2000 morts, tandis que, jour après jour, le bilan officiel s'alourdit certes, mais sans dépasser au bout de trois mois celui d'un accident de car. Après les 2 000 morts annoncés, un autre chiffre, également de source américaine, semble s'imposer dans les médias quelque temps plus tard: 15000. Comme précédemment, il s'agit de morts non pas à venir mais bel et bien enterrés parmi les 650 000 «liquidateurs» supposés. Or, on a pu montrer que la proportion de décès était équivalente, à la date à laquelle elle était indiquée, à celle observable en France sur une population du même sexe et du même âge. Tout simplement, dans l'ex-URSS, tout «liquidateur» décédé était ipso facto réputé victime des rayons alors qu'en fait les causes de mortalité sont multiples. Comme le nombre de personnes décédées croît évidemment avec le temps, le nombre des «victimes de Tchernobyl» a suivi: elles auraient été de 25 000 en avril 2004 selon certaines sources, ce qui n'a rien d'étonnant. C'est l'attribution aux « rayons» de tous ces décès dont on peut légitimement douter. Nous verrons plus loin, lorsque nous nous intéresserons aux informations données par la télévision française, des exemples bien pires d'estimations fantaisistes. Avec le temps cependant, sur place, des études sérieuses sont développées sur des cohortes de liquidateurs par exemple. Mais à côté de ce travail ingrat qui débouchera vingt ans plus tard sur le rapport du Forum Tchernobyl, des évaluations grossières, se basant uniquement sur l'utilisation de la loi linéaire sans seuil sont avancées par diverses « autorités». Les victimes «statistiques» L'application brutale de la « relation linéaire sans seuil (RLSS) », explique certains chiffres avancés70. Rappelons que la « dose collective» s'obtient en multipliant le nombre de personnes considérées par la dose supplémentaire qu'elles ont subie. Sachant que, selon cette relation, on peut attribuer 0.04 cancer supplémentaire à une irradiation de 1 Sv, on en déduit le nombre de cancers dus à l'accident. Qu'il s'agisse de 100 personnes recevant chacune 1 Sv ou de 100000 recevant 1 mSv, le nombre de cancers radio-induits calculé serait dans ces deux cas égal à 4. C'est ainsi que la radioactivité naturelle en France (3 mSv/an en moyenne reçus par plus de 60 millions de nos compatriotes) causerait environ 7500 cancers chaque année, et aurait donc fait depuis l'accident, de 1986 à 2008, 165000 victimes. C'est sur ces bases fort discutables mais difficilement réfutables scientifiquement que, dès 70 Concernant cette relation, on peut consulter l'article de LUCKEY (T.D.) Documented optimum and threshold for ionising radiation (International J. of nuclear law, 2007, 1,4, 378-409). 184
1991, Jean-Claude Zerbib prévoit 130000 décès par cancer, apparaissant au fil du temps dans l'ex-URSS. Greenpeace en annoncera 93000 à une certaine époque avant de revoir son estimation à la hausse. Remarquons que, malgré ces chiffres impressionnants, l'augmentation globale du nombre des cancers resterait faible par rapport aux cancers «naturels », ou plutôt dus à d'autres causes, liées aux habitudes humaines et parmi celles-ci, l'abus du tabac ou de la vodka par exemple. Signalons que le général Ivanov, ancien commandant adjoint de la défense civile soviétique, a déclaré dans une interview que la vodka pouvait être considérée comme le meilleur antidote aux effets des rayonnements71 ! On ne peut évidemment pas admettre que l'usage accru de ces drogues, même sous un prétexte médical, soit considéré comme un effet secondaire de l'irradiation! Le très sérieux National Radiological Protection Board du Royaume-Uni prédit, au début des années 1990,30000 cancers durant les quarante années suivantes. C'est une valeur cohérente avec celle que donnera beaucoup plus tard Georges Charpak qui a avancé le chiffre de 24 000 morts. Le mode d'évaluation est toujours le même: l'application stricte de la RLSS, qui a le mérite de donner une borne supérieure du nombre des victimes possibles mais qui est interprétée à tort comme donnant une valeur probable. pour ne pas dire certaine. Plus on s'intéresse à une population importante (à la limite, la population mondiale, dont pourtant la grande majorité n'a subi aucune contamination) et plus le nombre de cancers attribué à Tchernobyl grandit, alors que ceux-ci représentent une proportion de plus en plus indétectable (et surtout discutable) des cancers globaux. Rappelons que des travaux récents (E. Cardis - 2006) dont nous avons fait état, obtiennent une évaluation qui, bien que basée elle aussi sur la RLSS, aboutit dans toute l'Europe à une majoration de l'ordre de 0,01% du nombre de cancers, bien inférieure évidemment aux inévitables fluctuations statistiques. En revanche, une étude publiée en mai 2006 dans l'European Journal of Cancer fait état d'un résultat totalement négatif après le suivi de 1 356 801 Finlandais âgés de 0 à 20 ans en 1986. Deux groupes ont été analysés, selon que la dose reçue était inférieure ou supérieure à 0,6 mSv et aucune différence significative n'a pu être détectée entre les deux groupes (l'incidence des cancers est même un peu plus faible dans le groupe le plus irradié, ce qui va dans le sens d'un effet d'hormésis, mais reconnaissons que les incertitudes statistiques sont trop fortes pour valider cette hypothèse). Rappelons que la Finlande a connu, dans les jours qui ont suivi l'accident de
71 Interview par Piers Paul Read, auteur anglais d'un livre (Ablaze, l'histoire des héros et des victimes de Tchernobyl) écrit en 1993 à son retour de l'ex-URSS, où il a découvert que la presse occidentale avait été dupée. 185
Tchernobyl, une contamination radioactive très sensiblement supérieure à celle de la France (dix fois peut-être). On conçoit le trouble que provoque dans le public des annonces aussi disparates, dont les plus pessimistes sont hélas reprises sans précaution par des associations humanitaires les plus respectables72 ce qui leur confère une crédibilité imméritée. Non seulement les victimes seraient très nombreuses mais on ne saurait même pas les compter... D'ailleurs, s'agit-il d'apparitions de cancers nouveaux ou de morts par cancer? Ce point mériterait d'être précisé. Actuellement, tous types confondus, on guérit statistiquement un cancer sur deux, (le cancer de la thyroïde connaît une mortalité beaucoup plus faible) et on peut légitimement espérer que des progrès thérapeutiques amélioreront le pourcentage de guérison futur puisque les projections statistiques sont faites sur une durée de l'ordre de 80 ans. Pour conclure ce chapitre, donnons la parole à Michael Repacholi, responsable du programme« Rayonnements» de l'OMS, qui s'exprime avec une grande prudence sur ce sujet: « Les effets de l'accident étaient potentiellement catastrophiques, mais, une fois que vous les additionnez en vous basant sur des conclusions scientifiques dûment validées, en ce qui concerne le public, ils n'ont pas été aussi forts que ce que l'on pouvait craindre initialement. » Ce n'est pas nous qui le contredirons.
72
La Croix-Rouge française écrit par exemple, dans un document largementdiffusé:
«Le 26 avril1986, l'explosion du 4èmeréacteur de Tchernobyl déclenche un désastre nucléaire sans précédent. Les morts se comptent par dizaines de milliers, tandis que 7 millions de personnes sont directement touchées par la propagation de hautes doses radioactives en Russie, en Ukraine et au Belarus ». Les fortes doses n'ont affecté qu'un nombre très limité de personnes et ne se « propagent» pas, fort heureusement. 186
19
«Le jugement du Pro Pellerin était correct... » Mais revenons en France et au principal« accusé» de l'affaire Tchernobyl en France, le Pr. Pierre Pellerin. Des guillemets s'imposent car, à la date où le manuscrit de ce livre a été livré à l'éditeur (novembre 2008), la plainte déposée contre l'État est toujours en cours d'instruction et nul ne sait si elle débouchera effectivement sur un procès. Pour avoir accès aux pièces du dossier et connaître notamment les « charges accablantes» (selon la presse) qui pèseraient contre lui, il a demandé à être mis en examen et attend depuis deux ans la possibilité de défendre publiquement son honneur. Son jugement sur les risques sanitaires courus par les Français, suite au passage du «nuage », et l'absence conséquente de contre-mesures décidées par l'État, ont été violemment critiqués par plusieurs associations. Nous examinerons ici brièvement ce qu'il en est. Nous avons présenté brièvement le Service Central de Protection contre les Rayonnements Ionisants (SCPRI) et son directeur dans le premier chapitre et en annexe IV, un regard purement fonctionnel. Mais pour bien comprendre les réactions de l'homme qui fut à la tête de ce Service et se trouva en première ligne dans la communication effective, il est indispensable de le connaître un peu mieux. Qui est Pierre Pellerin? Né en octobre 1923, Pierre Pellerin s'est engagé dès la Libération dans l'armée de Lattre pour participer à la campagne d'Allemagne (1944-1945). À son retour à la vie civile, il a repris ses études et obtenu une licence ès Sciences et un diplôme de médecine (1948), puis des diplômes d'hygiène industrielle et de médecine du travail, de radiologie et, pour couronner le tout, une agrégation de biophysique (1955). Entre temps, il a été nommé assistant de biophysique à la faculté de médecine de Paris, puis maître de recherche à l'unité INSERM-CEA avant d'être chargé de cours à la faculté de médecine de Nancy aux côtés du Pr. Kellersohn et d'enseigner ensuite la biophysique dans diverses facultés. Lorsque, en 1956, Pierre Pellerin accepte de créer le SCPRI sur la proposition du Pro Coursaget73, il part de zéro et doit se dégager de la tutelle technique et morale du CEA, principal organisme compétent jusque là en matière de radioprotection. Une tâche exaltante pour un homme d'action. 73
Comme le Pr Kellersohn,
le Pr Coursaget travaillait au CEA.
Tout le monde reconnaît au Pro Pellerin le mérite d'avoir développé le SCPRI dans un esprit de rigueur et de qualité extrême malgré de fortes contraintes économiques. Car son budget lui est chichement compté. Pour atteindre ses objectifs, il commence par concevoir lui-même des appareils de mesure et par créer son propre atelier pour les fabriquer. Comme les radioactivités mesurées peuvent être extrêmement faibles, il faut éviter tout rayonnement parasite. La principale protection des instruments de mesure est constituée de plomb mais, depuis le début de l'ère industrielle, l'usage industriel du charbon a entraîné une légère contamination du plomb par les corps radioactifs émis lors de sa combustion: uranium, radium, radon, etc. Pierre Pellerin impose donc aux fournisseurs de trouver de vieilles fabrications d'avant 1800, en payant des plongeurs pour récupérer les lests de galères coulées, ou en récupérant des doublures en plomb fleurdelisées des Grandes Eaux de Versailles! Grâce à quoi, il peut réaliser une batterie d'une centaine de cellules de mesure de faible activité qui vaudront (avec d'autres réalisations) à ses laboratoires du Vésinet d'être désignés en 1969 comme Centre International de Référence pour la recherche sur la radioactivité de l'environnement (IRe). Cette reconnaissance mondiale honore la France et il est bien normal que le Pro Pellerin soit fier de son œuvre. Lui-même participe à toutes les organisations nationales et internationales, une activité très prenante. Au plan national, il est membre d'une dizaine de comités et conseils nationaux et préside, de 1960 à 1993, le comité national d'experts médicaux qui doit conseiller le gouvernement en cas de sinistre nucléaire. Au plan international, Pierre Pellerin est d'abord membre (1959-1985) puis chef (1985-1994) de la délégation française à l'UNSCEAR. Il présente le point de vue de la France à Bruxelles et est membre de la CIPR où il côtoie en 1986 son compatriote, le Dr Jammet, vice-président de cette organisation. En 1986, trente ans après la création du SCPRI (et la nomination de son directeur), notre pays dispose avec ce service, les départements de l'IPSN, et divers centres de recherche médicale et hôpitaux spécialisés, d'une des toutes premières organisations mondiales pour la détection des rayonnements, l'estimation de leurs conséquences et le traitement des éventuels malades. Les relations avec l'URSS. Dans son livre «Tchernobyl, Mythes et réalités», le professeur Leonid IIyin, chef de la délégation soviétique à l'UNSCEAR et principal responsable de la radioprotection en URSS en 1986 (ce qui le conduisit à des discussions serrées avec les plus hautes autorités politiques de son pays lors de l'accident de Tchernobyl), rend un hommage appuyé à ses homologues français, tant pour leurs actions passées (les greffes de moelle osseuse pratiquées par le Pro Mathé sur les irradiés yougoslaves et la qualité de leur participation 188
traditionnelle aux discussions internationales) que pour leurs propositions d'aide, immédiatement après l'accident. Le Dr Jammet fut en effet un des premiers à prendre contact avec L. Ilyin, dès que l'accident de Tchernobyl fut connu. Le 6 mai, dix jours après l'accident, il participait à une première réunion internationale d'experts dirigée par le président de la CIPR, l'Argentin Beninson, au cours de laquelle fut faite une première évaluation des conséquences sanitaires de l'accident en Europe. Le groupe d'experts mit en garde contre l'usage de l'eau de pluie et recommanda de veiller à la radioactivité des aliments mais ne proposa pas d'évacuations de la population. Pierre Pellerin (qui remplacera le Dr Jammet à la CIPR par la suite), apporta à Leonid llyn une aide immédiate plus tangible en mettant à sa disposition des systèmes de dosimétrie individuelle français et un laboratoire mobile de mesure de l'activité en césium-137 du corps humain (un wagon équipé de compteurs) qui sillonna le Belarus pour mesurer le degré de contamination des habitants des zones les plus touchées. L'aide apportée par Pierre Pellerin lui valut la gratitude et surtout la confiance des principaux radioprotectionnistes soviétiques, à tel point qu'il put se rendre par la suite quinze fois dans l'ex-URSS de mai 1986 à 1993, date à laquelle il prit sa retraite, ayant accès exceptionnellement au bloc du réacteur accidenté (un accès visuel très court du fait de l'énorme intensité des rayonnements résiduels), avant de visiter, en tant qu'invité personnel, toutes les régions de l'ancien empire soviétique polluées par les accidents antérieurs (Tcheliabinsk par exemple) ou par les rejets permanents des installations militaires (en Sibérie, au Kazakhstan, en mer de Barents, etc.) dont l'exploitation avait été très laxiste dans le contexte de la guerre froide et était encore très imparfaite à l'époque de ses visites. Les experts internationaux réunis avaient été très mesurés dans leurs appréciations et leurs conseils, dix jours après l'accident. Trois ans plus tard à Vienne, ils discutaient informellement du surcroît de dose, intégrée sur toute la vie, que l'on pouvait tolérer pour les populations locales. Au-delà du seuil qu'ils allaient fixer, il était entendu qu'il fallait les déplacer. Le chiffre de 350 mSv proposé par Leonid Ilyin fut accepté et rendu public quelques jours plus tard. Notons que cette valeur est plusieurs centaines de fois supérieure à celle qu'a pu subir la population française du fait de l'accident. On conçoit pourquoi Pierre Pellerin a pu considérer effectivement que le supplément de dose reçu était « non significatif pour la santé publique », ce qu'il n'a cessé de répéter dans ses télex et à toute autre occasion. Bien qu'il n'ait aucune attirance personnelle pour l'idéologie marxiste (c'est un euphémisme !), le ProPellerin n'a jamais caché son admiration pour le patriotisme russe qui s'était manifesté durant la dernière guerre et qui fut mis à nouveau à dure épreuve lors de la gestion de la crise de Tchernobyl. Lui-même, sous un extérieur froid, est un passionné, un homme de 189
conviction, pleinement conscient de ses responsabilités, ne ménageant ni son temps ni ses forces pour mener à bien ses divers travaux. Leonid Ilyin parle de Pierre Pellerin en ces termes: Un trait qui le caractérise, comme expert, c'est son rejet des compromis en ce qui concerne l'interprétation des données scientifiques, en particulier dans le domaine complexe de la radiobiologie, de la médecine nucléaire et de l'eifet des petites doses sur l'être humain. Son expérience personnelle fit de lui le supporter inflexible de l'analyse objective et de l'interprétation des données. Pellerin inspira de chaudes discussions aux sessions de l'UNSCEAR. En clair, le Pro Pellerin ne croyait pas trop au danger des faibles doses et osait le dire. Cette « inflexibilité» naturelle, que certains considèrent, à tort ou à raison, comme révélatrice d'une certaine forme de timidité, a rendu parfois difficiles, en France, les discussions professionnelles avec le directeur du SCPRI. Ses contacts avec les exploitants, EDF ou COGEMA, ont été souvent rugueux. Car s'il est, par patriotisme bien compris, favorable à une énergie nucléaire économiquement rentable qui rend la France moins dépendante des approvisionnements étrangers, en contrepartie, Pierre Pellerin exige que sa mise en œuvre soit irréprochable et conforme à ses propres vues, tant pour la conception des installations nucléaires que pour leur exploitation. Tous les témoignages recueillis sur sa personne dans le milieu nucléaire convergent vers la reconnaissance de ses remarquables compétences, du sens de ses responsabilités vis-à-vis des populations, mais lui reprochent aussi un autoritarisme parfois excessif, face aux organismes « contrôlés », à ses pairs et même à son propre personnel. Il n'est pas rare d'entendre dire ou sous-entendre, chez les contestataires ou dans certains médias, que Pierre Pellerin était « à la botte du gouvernement» et qu'il rt'aurait fait qu'appliquer les consignes de ce dernier de «ne pas affoler la population» ou de «ne pas gêner le commerce des produits alimentaires français ». C'est bien malle connaître! Un des membres de son staff nous a affirmé qu'il n'aurait pas hésité à désobéir aux ordres si ceux-ci avaient été contraires à ses convictions profondes. N'était-ce pas lui, au contraire, qui, en tant que président du comité des experts médicaux, était chargé officiellement de conseiller le gouvernement sur ce qu'il convenait de décider en cas de crise pour sauvegarder la santé publique? Il n'avait à recevoir d'ordres de personne dans l'exercice de cette mission. À chacun son rôle. Par contre, il est vrai que la communication grand public était d'autant moins la préoccupation première du Pr. Pellerin que son Service n'avait été ni mandaté, ni formé pour cette mission. Elle revenait en principe au service de presse du ministère de la Santé, où, en mai 1986, il semble bien que tout le monde ait été dépassé par les événements, leur nouveauté et leur ampleur. Pierre Pellerin a toujours considéré que sa mission essentielle consistait à 190
exercer avec rigueur et fermeté le contrôle strict des agissements des exploitants et à émettre des avis clairs et précis en direction des sphères politiques. Pendant la crise, il s'est donc tenu strictement aux seules normes scientifiquement établies dérivées des recommandations de la CIPR, internationalement reconnues et appliquées, en refusant en particulier de suivre les incessantes fluctuations des limites de commercialisation des aliments décrétées en mai 1986 par la CEE (fluctuations qu'il ajugé motivées par des considérations non scientifiques, protectionnisme déguisé ou raisons purement politiques) sans réel souci de la protection des populations. Le jugement d'un pair
Dans Le Figaro du 26 avril2005, l'ancien responsable de la radioprotection en Suisse, Serge prêtre74, interviewé par Yves Miserey, s'exprime sur les conséquences en France de l'accident de Tchernobyl et déclare notamment que le jugement du Pro Pellerin était correct et fut confirmé par la suite, ce qui est bien le point essentiel. Car s'il est impossible de démontrer rigoureusement, dans l'état actuel de nos connaissances, qu'il n'y a eu (et qu'il n'y aura dans l'avenir) aucune victime des retombées de Tchernobyl dans notre pays, il ressort bien des précédents chapitres que c'est cette conclusion, hautement probable, qu'il faut retenir. D'ailleurs, en dehors de l'ex-URSS et de notre pays, cette question n'intéresse plus personne75. Serge Prêtre ajoute dans cette interview que la dose due au passage du fameux nuage sur la France fut nettement inférieure à la dose annuelle due au radon (naturel) dans les habitations et que la contamination était 3 à 10 fois moins sérieuse qu'en Suisse. Or, chez nos voisins helvètes, la situation n'a pas été jugée suffisamment dangereuse pour qu'on y impose des interdictions76 et on s'est contenté de recommandations générales. En comparaison, la position prise en France n'avait donc rien d'illogique. Serge Prêtre regrette cependant que le Pr. Pellerin ait été trop avare de renseignements sur la contamination de la France et parle d'un black-out de l'information77, qu'il explique ainsi: Peut-être que le Pro Pellerin a pris consciemment le risque de faire une rétention d'information pour ne pas 74 C'est sans doute en Suisse que la crise de Tchernobyl fut la mieux gérée. 75 Les Finlandais avaient fait des déclarations alarmistes dans les jours qui ont suivi l'accident, pour reconnaître vingt ans plus tard qu'ils n'avaient la preuve d'aucun effet sanitaire dans leur pays. 76À l'exception de la pêche dans le lac de Lugano qui fut interdite. Mais sur les rives italiennes de ce lac, celle-ci était autorisée. 77 C'est le titre de l'article. On aurait pu tout aussi bien écrire: le Professeur Pellerin avait raison! mais cela n'aurait sans doute pas été dans la ligne éditoriale... 191
alarmer l'opinion publique française et éviter les réactions hystériques comme celles qui se sont développées en Allemagne. Selon lui, les journalistes n'auraient pas fait preuve non plus de beaucoup de perspicacité car ils auraient pu se procurer un compteur Geiger-Müller, cueillir quelques salades, apporter le tout sur le plateau télévisé et faire crépiter le compteur, ce qui aurait sans doute débloqué les données disponibles au SCPRI. Pour ou contre le principe de précaution
Dans une émission de télévision de Michel Cymès (Journal de la santé du 2 février 2001 sur la cinq), le Pro Lacronique, président de l'IRSN, déclare que le mot d'ordre était sciemment, etje crois d'ailleurs defaçon responsable, de ne pas semer la panique. Aujourd'hui, déclare-t-il, on multiplierait les précautions et on prendrait des décisions collégiales, en application du fameux principe de précaution. Prendre des décisions collégiales est certainement une excellente chose en soi et renforce la confiance du public (si l'unanimité se fait entre les experts et les responsables...), mais il faut que les membres du collège soient définis à l'avance. En Suisse, État fédéral, c'était forcément le cas. Dans un État centralisé, la collégialité est moins naturelle. L'organiser dans l'urgence aurait relevé de l'exploit. Mais multiplier publiquement les précautions sans inquiéter, voire affoler la population est une gageure. Dans une vieille comédie policière intitulée « de l'or en barres », le réalisateur se plait à filmer la pagaille résultant d'un l'appel au calme diffusé par hauts parleurs dans un grand magasin londonien. Et pourtant les Britanniques sont réputés flegmatiques. Alors, en France... Avant de défmir une politique de communication, il faut en estimer toutes les conséquences possibles, peser le pour et le contre. On a bien vu à Harrisburg que les seules victimes de l'accident du réacteur de Three Mile Island (peu nombreuses heureusement) avaient résulté de la panique des habitants cherchant à fuir la ville au plus vite en négligeant les règles de sécurité routière. Dans le cas de Tchernobyl, la première crainte des experts a concerné l'attitude des femmes enceintes (et de leur entourage), mal renseignées sur les risques encourus par leur futur bébé au point de leur refuser l'existence, alors qu'ils ne couraient aucun danger. Nous avons pu constater dans la première partie de ce livre, comme l'inquiétude était latente au sein du public, en France comme ailleurs. Or, avant que le panache n'atteigne notre pays, il était déjà patent que de nombreuses femmes avaient procédé ou décidé de procéder à des interruptions volontaires de grossesse en Pologne ou en Allemagne (où le gouvernement a dû rapidement mettre en garde le public et les médecins contre une telle pratique, montrant par là
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l'ignorance générale qui régnait en la matière). Ne pouvait-on craindre des réactions du même genre en France? Les conséquences de la peur des monstres Dans l'année qui a suivi l'accident, l'Agence internationale de l'énergie atomique a estimé le nombre possible d'IVG réalisées en Europe à 100000, voire 200000! Ce chiffrage n'était bien évidemment pas fondé sur des déclarations individuelles, mais résultait d'études statistiques quelque peu hâtives, portant sur les déficits de naissances constatés 6 à 9 mois après l'accident, en se référant aux valeurs des années précédentes, à la même époque. On est revenu, après analyse plus approfondie, sur ces premières estimations qui ont été très controversées, non sans raison. Si personne ne soutient plus des chiffres de cette importance, la réalité du phénomène à une échelle plus faible (peut-être d'un facteur dix ?) ne peut cependant être niée. y aurait-il eu, de la part des premiers enquêteurs une évaluation excessive de la peur des femmes? Or les doses reçues dans ces régions ne justifiaient aucunement la moindre IVG, ce qu'ont confirmé a posteriori les constatations faites sur les taux de malformations dans les diverses régions de l'URSS, qui ont été beaucoup plus contaminées que dans le reste de l'Europe (chapitre précédent). Les IVG en Europe (hors URSS) Dans une étude critique, un médecin japonais, Sohei Kondo, cite le cas d'assez nombreuses Ukrainiennes parties à Budapest dans l'espoir de se faire avorter. Le Dr Czeizel, responsable de l'institut de santé publique, de réputation mondiale, les y accueillit mais se refusa fermement à répondre à leur demande. Selon cette source, il n'aurait pas osé dire à la presse que les doses de radiation étaient trop basses pour induire des malformations, de crainte de réveiller une terreur irraisonnée dans le public (une précaution qui en dit long sur les difficultés de la communication sur un sujet aussi sensible) ! Les statistiques sur les naissances en Hongrie, parmi les meilleures du monde, ne montrent pas d'effets très nets, sinon une augmentation constatée des naissances avant terme durant trois mois, qui s'expliquerait par l'anxiété des futures mères. Sohei Kondo estime à 800 le nombre probable d'IVG en Hongrie, uniquement imputables à la peur des rayonnements. En Grèce, le manque de naissances, mieux documenté, parait plus probant: 23% pendant les trois mois critiques, soit 2500 bébés. En 1999, dans une mise à jour des données sur les risques de malfotmations, l'américain Frank P. Castronov078 fait état du spectaculaire 78
CASTRONOVO
(Frank P) Teratogen Update: Radiation and Tchernobyl
Teratology. Health effects ofthefear
ofradiation
193
accidents.
100-106 (1999).
accroissement des IVG, aussi bien au voisinage de la centrale de Tchernobyl que loin d'elle et incrimine le manque d'information et de conseils ainsi qu'une crainte diffuse dans la population. Il constate une réduction des naissances attendues dans divers pays dont l'Italie, le Danemark, la Norvège, mais sans donner de bilan chiffré. En Suède, on constaterait au contraire une augmentation à la fois des naissances et des IVG après Tchernobyl, en fait une tendance lourde qui préexistait à l'accident, difficile à interpréter. Dans son rapport annuel sur Tchernobyl, l'IPSN indique en 1994 qu'on a enregistré en Suisse, en juin 1986, une augmentation de 60% des IVG. Mais quelle était la nationalité des femmes? La plupart des autres sources font état d'une baisse des grossesses dans les mois qui ont suivi l'accident (plus ou moins compensée par la suite), et d'une légère augmentation du nombre d'avortements spontanés pendant les mois critiques, qui est imputée au stress des mères. À propos des risques tératogènes, l'auteur conclut lui aussi qu'aucun excès n'a pu être attribué à l'accident de Tchernobyl, même si, du fait des lois du hasard, certains résultats locaux (à Berlin notamment où un excès de trisomies a été constaté), ont pu jeter un doute sur cette affirmation. Communiquer, mais comment? On touche ici du doigt les difficultés de la communication, qui est forcément «interprétée» par le public selon ses connaissances et sa sensibilité. Il est bien difficile pour un savant ou un homme politique de prévoir les réactions parfois excessives du public face à des déclarations pourtant mûrement pesées et réfléchies. Rappelons par exemple les comportements aberrants devant la menace de peste aviaire, malgré les précisioI1s rassurantes des scientifiques. Certes, l'application stricte du principe de précaution permet de sécuriser les responsables face à d'éventuels recours judiciaires ultérieurs: si les citoyens ne suivent pas les recommandations qui leur sont faites et prennent des décisions irrationnelles qui leur sont dommageables, ce sera clairement de leur faute. N'est-il pas cependant plus courageux et plus honnête, pour l'expert, de prendre ses responsabilités et d'en assumer clairement les conséquences éventuelles, s'il est convaincu du bien-fondé de ses conclusions? Nous reviendrons dans le chapitre 23 sur la nature et l'utilisation du «principe de précaution». Notons déjà que précaution et prévention sont deux notions mal distinguées par le public, la première s'appliquant quand on ignore les effets d'une cause, la seconde quand on les connaît et qu'on veut s'en protéger. Or, si l'on ne pouvait savoir en 1986 quelle serait l'exacte répartition des retombées radioactives sur le sol, on était certain que les irradiations de la population française qui en découleraient ne seraient pas très inquiétantes. 194
Pouvait-on mieux communiquer? Sans doute, mais sans pour autant multiplier les effets d'annonce et les mesures, puisqu'on jugeait le risque nul ou quasi nul. Un tout petit nombre de décisions très ciblées auraient probablement suffi à montrer au public que la situation était bien appréhendée et sous contrôle" Sans doute conseillerait-on aujourd'hui, si un tel accident survenait, d'interdire la fabrication de certains fromages frais régionaux pendant un laps de temps déterminé et de ne pas faire boire à des enfants du lait de chèvre frais provenant de certains départements du sud de la France? Mais nul ne peut savoir si de tels conseils auraient déclenché ou non une panique chez les jeunes mères de famille... Le bouc émissaire La question principale concerne donc le rôle du Pr. Pellerin dans la crise. Pourquoi lui, et lui seul, sur le devant de la scène? Rappelons les événements: un accident est annoncé en URSS et il en est le premier informé. Les journalistes le questionnent aussitôt. Le gouvernement n'a aucune raison d'intervenir à ce stade. Puis, lorsque le «nuage» arrive en France, c'est la surprise, et du fait du pont du 1ermai et du sommet de Tokyo auquel assiste Jacques Chirac, Pierre Pellerin ne reçoit aucune directive et se retrouve seul devant les caméras. Lui était-il possible d'échapper aux légitimes demandes des journalistes en prétendant qu'il faut d'abord qu'un comité d'experts soit créé, se réunisse et avise le gouvernement avant de s'exprimer? Ce que l'on peut lui reprocher, c'est d'avoir commis certaines erreurs dans sa communication, (nous les avons soulignées en première partie) et d'avoir tenu des propos péremptoires qui poussent d'instinct à la suspicion. Il eut fallu expliquer longuement, en faisant appel à des experts indépendants du monde nucléaire, de grands médecins connus et compétents par exemple, ce que l'on savait des dangers des rayonnements. Mais il ne lui revenait pas d'organiser cette information. Comme on a pu le voir, les circonstances ont placé sous le feu des projecteurs un homme aux connaissances incontestables mais aucunement formé ni aux débats médiatiques, ni aux subtilités de la manipulation de l'opinion. Sans nier que des effets à long terme pourraient apparaître en URSS, il a indiqué tout de suite qu'il n'y aurait vraisemblablement pas de rapides décès par irradiation hors du périmètre de la centrale, ce qui a été avéré. Si l'on a déploré la mort d'une trentaine de pompiers dans les mois suivants, ce qui est compatible avec sa déclaration, c'est qu'ils sont intervenus à l'aveugle dans des conditions d'exposition que personne ne pouvait imaginer, au contact même des sources de rayonnement. À la même époque, le Groupe des Scientifiques pour l'Information sur l'Énergie Nucléaire prédisait le décès, dans les semaines ou mois suivants, des personnes survolées par le panache 195
dans un rayon de 100 km, ce qui ne s'est nullement vérifié. Notons que cette fausse prévision du GSIEN n'a nui en rien à son crédit par la suite. Qui prévoit le pire n'est jamais inquiété. Par la suite, Pierre Pellerin a soutenu les spécialistes soviétiques dans leur souhait de minimiser les déplacements de la population et, là aussi, les faits lui ont donné raison (Cf. Conclusions du Forum Tchernobyl). Son jugement était donc bien« correct », comme l'a souligné Serge Prêtre. Il n'était évidemment pas aisé pour un gouvernement, quelle que fut sa couleur politique, de gérer une crise comme celle-ci. C'était de toute façon s'exposer à la critique, soit pour avoir déclenché la panique par des recommandations exagérément prudentes (avec de multiples interdictions, même passagères), soit pour avoir négligé des risques minimes (précisément pour ne pas affoler les populations). À cela s'ajoutait la quasi certitude que, compte tenu de la grande hétérogénéité des retombées, des informations apparemment discordantes proviendraient des diverses sources de mesure (les centres du CEA, les centrales EDF, etc.) ce qui ne manquerait pas de renforcer un sentiment diffus d'insécurité. Nous avons rappelé la pagaille qui a suivi l'annonce de l'accident, les légitimes interrogations et hésitations des journalistes des premiers jours, en quête d'informations compréhensibles et si possible exactes. Mais à la mimai 1986, par une alchimie dont les recettes nous échappent, ce bouillon d'informations diverses et parfois contradictoires, s'est soudain figé, pris en masse, pour donner naissance à une «vérité» vite devenue incontestable: l'État avait menti. La personne qui allait servir de bouc émissaire de tous les maux supposés, parce qu'il avait trop vite conclu à l'absence de danger (une conclusion d'autant plus sujette à caution que le monde médiatique est soupçonneux et il a raison) ne pouvait être que l'homme qui avait été si exposé, Pierre Pellerin. Dès lors, en dépit de la présomption d'innocence souvent brandie par les médias pour d'autres affaires, le prévenu sera accablé de reproches, raillé (Le nuage n'avait pas traversé la frontière, ah, ah; ah I), parfois de manière ignominieuse, par des personnes parfaitement oublieuses ou ignorantes du contexte passé. Peut-on vraiment, par exemple, accuser Pierre Pellerin d'avoir dormi durant la crise et de dormir encore? Ces propos récents d'un écrivain réputé donnent le haut-Ie-cœur79. Conscient d'avoir fait son devoir et d'avoir rassuré les Français comme il convenait de le faire (<
79
.ROUART (Jean-Marie) Devoir d'insolence Editions Grasset 2008 196
refusera de se défendre devant d'autres tribunaux que ceux prévus par la loi, ce qui est parfaitement son droit. Un procès très attendu. Ne revenons pas sur les longues péripéties qui ont abouti à la plainte des malades de la thyroïde et à l'instruction qui est encore en cours en novembre 2008. Après tout ce qui a été proclamé par les adversaires du nucléaire civil, il serait sans doute difficile de faire accepter par l'opinion l'abandon pur et simple des poursuites. Ce serait aussi manquer l'occasion d'une mise au point publique, ce qui explique pourquoi le ProLacronique a souligné l'urgence de ce procès. Nous avons vu (chapitre 16) combien était difficile le rôle de la juge d'instruction chargée du dossier et devant traiter de tous ces problèmes complexes. Comme nous l'avons déjà dit, le risque est de s'acheminer vers une querelle d'experts difficilement compréhensible par les non-initiés et donc frustrante pour l'opinion publique. Vu l'âge du Pro Pellerin, on peut craindre que l'affaire, si elle traîne trop, se termine par sa disparition naturelle avant d'être close, ce qui ne satisferait naturellement pas ceux qui souhaitent l'entendre défendre son honneur et ne ferait que prolonger indéfiniment la polémique franco-française. Il est grand temps de crever l'abcès.
197
Troisième partie
Le temps de la réflexion
20 L'aggiornamento
du monde nucléaire
Quittons un moment la France et ses querelles intestines pour évoquer les réactions internationales. Saluons d'abord l'aggiornamento du gouvernement soviétique et la promptitude avec laquelle Mikhaïl Gorbatchev met en œuvre sa révolution culturelle, la glasnost. Dès les premiers jours de juin 1986, le secrétaire général du parti communiste, désigné l'année précédente, envoie au secrétaire général des Nations unies un message dans lequel il écrit80qu'il y a nécessité pratique d'amorcer sans délai la mise en place d'un régime international pour le développement de la sécurité de l'énergie nucléaire. Il propose d'établir la codification d'un système de prévention international par des conventions ouvertes à la signature des États membres. Non seulement il appelle de ses voeux un traité international mais il propose de développer une nouvelle génération de réacteurs économiques et sûrs, ayant une fiabilité plus grande que les réacteurs existants. Au même moment, une délégation soviétique invitée au Luxembourg annonce que l'URSS livrera dans deux à trois mois à l'AlEA l'ensemble des données recueillies par la commission d'enquête, ainsi que ses conclusions. Ces propositions recueillent évidemment l'accord unanime des pays occidentaux. Du 21 juillet au 8 août, avant même d'écouter la confession soviétique, des délégués établissent deux projets d'accords internationaux, l'un faisant obligation aux parties de notifier rapidement tout accident risquant d'avoir des effets au-delà de leurs frontières et de fournir des informations suffisantes, l'autre portant sur l'assistance internationale à apporter en de telles circonstances. Une convention internationale sera ultérieurement établie où l'AlEA jouera naturellement un rôle de premier plan. La confession soviétique à l'AlEA
Le 25 août 1986, les délégués de tous les pays accourent à Vienne, au siège de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AlEA), pour écouter les révélations de la délégation soviétique que dirige Valery Legasov. Environ cinq cents experts scientifiques et représentants d'organisations internationales et intergouvernementales sont présents. Hans Blix, directeur général de l'Agence, ouvre la séance en déclarant d'un ton grave que 80Nous reprenons ici les termes employés par Énerpresse du 6 juin 1986.
Tchernobyl risque d'être le Waterloo de l'épopée nucléaire. Certains protestent aussitôt que les réacteurs soviétiques ont une conception très différente de celle des réacteurs occidentaux et ne comportent pas, notamment, d'enceinte de confinement résistante en béton. On leur rétorque que la ligne Maginot n'a pas empêché la déroute de 1940. Les Français se mordent un peu les lèvres en constatant que certains épisodes peu glorieux de leur Histoire font référence... Vient ensuite l'exposé de Valery Legassov que nous avons évoqué au début de ce livre. Le scénario de l'accident n'est pas encore bien analysé et les Soviétiques mettent davantage l'accent sur les fautes de l'exploitant que sur les défauts de conception. Qu'importe! Peu à peu, chacun va se convaincre que l'accident n'est pas seulement «soviétique» mais que de multiples enseignements peuvent et doivent en être tirés. La communauté internationale, qui avait fmi de digérer l'accident de Three Mile Island, comprend qu'elle doit se mette à nouveau au travail et analyser en profondeur la pratique de l'énergie nucléaire pour identifier ses faiblesses ou ses lacunes et trouver des remèdes adéquats. Schématiquement, l'accident de Three Mile Island avait conduit à un renforcement des moyens de prévention des accidents graves, en prenant davantage en compte les possibles erreurs des opérateurs, celui de Tchernobyl allait faire mettre l'accent sur le traitement de ces accidents, au niveau du réacteur et dans l'environnement, même si leur probabilité d'occurrence est encore réduite par diverses mesures appropriées. Le développement
de la coopération
internationale
Dès septembre 1986, une session extraordinaire de la conférence générale de l'AlEA examine les mesures propres à renforcer la coopération internationale dans les domaines de la sûreté nucléaire et de la protection radiologique. Dans ce but, on charge un groupe d'experts de proposer les moyens permettant de pousser plus loin encore les normes de sûreté nucléaire et de préciser une doctrine. Les experts français (Pierre Tanguy, François Cogné notamment) y joueront un rôle de premier plan. Plusieurs documents seront établis dans les mois suivants. Progressivement, chaque délégation prend conscience qu'un accident survenant n'importe où risque d'avoir des répercussions désastreuses sur les programmes existants ou en projet dans les autres pays du monde. Il devient donc essentiel de faciliter les échanges internationaux et de développer davantage l'esprit de solidarité entre les exploitants. En 1989 naît ainsi une association internationale des exploitants nucléaires (World Association of Nuclear Operators, WANa), basée à Paris, où l'expérience de chacun est mise en commun au bénéfice de tous. WANa organise des expertises internationales des réacteurs en service pour juger, à la demande même des exploitants, de tous les aspects intéressant la sûreté de leurs installations. Ces 202
expertises sont faites, non par des contrôleurs sourcilleux, mais par des « pairs» venant bénévolement du monde entier faire part de leurs remarques mais aussi tirer bénéfice pour eux-mêmes de l'expérience des équipes visitées, fière de montrer leurs points forts. Entre personnes ayant les mêmes préoccupations, on ne se cache rien. Ces équipes de visiteurs restent une semaine pour analyser en détail la sûreté de l'installation, posant toute question leur venant à l'esprit. Ils émettent finalement leurs avis et observations, qui sont rendus publics. Tous les incidents, des plus banals (qui, sait-on jamais, peuvent dégénérer) aux plus graves, sont également enregistrés et analysés en commun pour en tirer des enseignements. Toute faute est pardonnable à condition d'être dûment déclarée. Suivra, dix ans plus tard, une association des autorités de sûreté de certains pays d'Europe de l'Ouest (WENRA). Chacun garde jalousement la maîtrise de sa réglementation mais on s'explique franchement entre contrôleurs sur les objectifs recherchés, ce qui facilite le dialogue avec les autorités des autres pays, particulièrement ceux du Centre ou de l'Est de l'Europe, appelés à la rejoindre. L'amélioration
de la conception des réacteurs nucléaires.
Three Mile Island avait montré les dangers d'un accident de refroidissement à l'origine anodin. Ce fut au tour des éventuels accidents de réactivité d'être dépistés et analysés avec le plus grand soin, un exercice qui montra son utilité, même en France. On comprit également que prendre en compte la protection des vies humaines ne suffisait pas. Il fallait aussi proscrire toute pollution radioactive de l'environnement susceptible de rendre inhabitables et inutilisables des régions étendues pendant des durées longues (plusieurs dizaines d'années, près d'un siècle peut-être pour certaines zones ?). Depuis des années, suite au rapport de l'Américain Rasmussen (paru en 1975), de multiples scénarios d'accidents graves avaient été analysés. Démontrer que ces accidents avaient des probabilités infimes de survenir était une bonne chose, mais il fallait aussi, dans les circonstances exceptionnelles mais gravissimes qui avaient été identifiées, empêcher les relâchements massifs de produits de fission, d'iode et de césium notamment. Après réflexion, les exploitants émirent des propositions pour les réacteurs qui étaient en service. En France, un accord se fit avec les organismes d'expertise technique de sûreté sur l'installation de filtres ultimes entièrement passifs (schématiquement des filtres à sable que l'atmosphère de l'enceinte en surpression accidentelle excessive devrait traverser et qui retiendrait la quasi-totalité des émissions les plus dangereuses pour la santé). À la demande instante du Pro Pellerin et de l'Autorité de 203
sûreté, les 58 tranches EDF en furent pourvues. À l'étranger, des solutions similaires furent également mises en œuvre. Pour les réacteurs de l'avenir, les concepteurs se devaient de trouver des solutions plus radicales. C'est ainsi que l'EPR (European Pressurized Reactor), fruit de plus de quinze années de recherches françaises et allemandes, dont le premier exemplaire est en cours de construction en Finlande et le second en France à Flamanville (et d'autres commandés par la Chine), a été conçu pour faire face à une hypothétique fusion du cœur par des moyens entièrement passifs, bien que la probabilité d'accident grave y soit divisée d'un facteur 10 par rapport aux réacteurs en exploitation les plus récents. La sécurité vis-à-vis des agressions externes (chutes d'avion par exemple) a été également renforcée. L'amélioration
de la communication
La communication avait été jugée défectueuse en France. Le gouvernement décida donc de transformer le Conseil Supérieur de la Sécurité Nucléaire en un Conseil Supérieur de la Sécurité et de l'Information Nucléaire (CSSIN), accueillant en son sein des spécialistes de la communication pour améliorer la qualité de l'information et la «transparence» 81. Le rôle des Comités Locaux d'Information (CLl) créés près des sites nucléaires et institutionnalisés en 1981 par une circulaire du gouvernement Mauroy, fut réaffirmé et renforcé. Pierre Desgraupes, nouveau vice-président de ce Conseil, souligna que les journalistes avaient du mal à trier, dans la masse d'informations disponibles, ce qui était important de ce qui ne l'était pas. En réponse à cette préoccupation, Pierre Tanguy, inspecteur général de la sûreté à EDF, proposa de créer une échelle de gravité des événements significatifs pour la sûreté, à l'image de ce qui existait pour les séismes. Après quelques mois d'essai, en 1987, cette idée fut jugée si séduisante par les autres pays qu'elle fut adoptée internationalement quelques années plus tard avec quelques aménagements (c'est ce qu'on appelle l'échelle INES, acronyme de International Nuclear Event Scale). Les incidents et accidents sont ainsi classés de 0 à 7, le dernier échelon correspondant à l'accident de Tchernobyl82. Il faut reconnaître qu'après une assez longue période pendant laquelle tout incident mineur déclaré fit la une de la presse, un climat de confiance finit par s'établir et les journalistes ne parlèrent plus inconsidérément des événements 81 Suite à la loi du 13 juin 2006, le CC SIN a été remplacé à son tour par un « Haut Comité pour la transparence et l'information sur la sécurité nucléaire» dont la composition a été précisée par un décret du 28 février 2008. 82En 2007, l'Autorité de Sûreté Nucléaire a mis en place une échelle du même type pour les incidents de radioprotection. 204
classés 0 ou 1 dans cette échelle. Ainsi pouvait se développer une approche logique et non passionnelle des incidents survenant dans les installations nucléaires. Toutefois, il faut se garder de tout triomphalisme. L'expérience montre qu'il suffit parfois d'un incident sortant de l'ordinaire pour resensibiliser les médias, comme on l'a vu pendant l'été 2008 avec la pollution chimique temporaire, par une solution d'uranium naturel, de la nappe phréatique du Tricastin. Dès lors, tout autre incident sur le même site, d'une tout autre nature et dans une installation très différente (un réacteur EDF et non une usine AREV A unique en France), a suscité des inquiétudes disproportionnées avec les risques réels. La communication reste un exercice délicat. L'information du public sur le niveau de radioactivité de l'atmosphère avait été jugée très insuffisante dans les premiers jours de mai 1986. Cinq ans plus tard, le SCPRI mettait en place un nouveau réseau de mesure de la radioactivité gamma de l'air, dit TELERA Y, plus dense et mieux réparti sur le territoire que le précédent (I80 sondes en métropole et dans les DomTom). Les résultats de mesure, après avoir été archivés dans ses locaux, étaient (et sont toujours) publiées dès le lendemain sur le site informatique TELERA y. C'est un gage de transparence que donnaient ainsi les services de l'État, destiné à accroître la confiance des citoyens. Que faire en cas d'accident?
Il ne suffisait pas de mieux détecter les pollutions radioactives de l'air, il fallait aussi mieux prévoir leurs conséquences potentielles dans des délais assez courts et pour cela savoir les analyser (les « caractériser », disent les spécialistes) rapidement et modéliser les processus de contamination de l'environnement puis les conséquences radiologiques pour la population (le code ASTRAL, dont nous avons parlé au chapitre 14, fait partie de la panoplie des moyens utilisables) 83. Faut-il, dans la crainte d'un accident possible (<
On trouvera davantage de détails sur ces points dans le livre de l'IRSN (op. cité). 205
décidée. Nous nous garderons de prendre parti sur cette mesure qui n'est plus guère controversée. Autres accords internationaux. Après les hésitations des premiers temps sur les niveaux admissibles de contamination des denrées alimentaires, un accord fut trouvé entre l'Organisation mondiale de la santé et la FAO, permettant au commerce international de se développer sur des valeurs consensuelles. De son côté, la Commission internationale de protection radiologique précisa ses recommandations sur les interventions en cas d'accident et les évacuations des populations. Enfin, l'AlliA réunit de nombreux groupes d'experts pour formuler et préciser une doctrine internationale en matière de sûreté, un travail de longue haleine qui se concrétisa par la publication de divers documents au cours du temps. Les experts français prirent une grande part à tous ces travaux. Dans tous les pays du monde, il devint évident qu'il fallait se préparer mieux à des situations de crise et pour cela valider par des exercices les plans particuliers d'intervention ainsi que d'autres plans, dits d'urgence interne. Tous ces efforts ne suffisaient pas, il fallait que l'ensemble des acteurs du nucléaire prennent mieux conscience que la vigilance ne devait pas se relâcher; la réunion de WANO citée par Georges Charpak dans son ouvrage «De Tchernobyl en Tchernobyls », au cours de laquelle de nombreux responsables de l'industrie nucléaire ont fait leur autocritique, illustre cette volonté à la fois de transparence et de vigilance. Quelques incidents de niveau 3 se sont produits dans des centrales nucléaires au cours de ces vingt dernières années, mais aucun véritable accident ayant des conséquences à l'extérieur des installations. C'est un bilan dont peu d'industries peuvent se prévaloir et qui doit sans doute beaucoup aux leçons tirées de Tchernobyl.
206
21 Vrais et faux débats, vrais et faux experts Nous avons présenté (chap. 18) le point de vue consensuel des meilleurs experts mondiaux sur les conséquences générales de l'accident dans l'exURSS après avoir indiqué celui des experts français pour notre pays (chap.16), où seuls les risques de cancers de la thyroïde peuvent être raisonnablement pris en considération, avec beaucoup de réserves. Mais sur mille Français pris au hasard que l'on interrogerait sur les conséquences de Tchernobyl dans un test à choix multiple, combien auraient de réponses conformes à ces conclusions? Aucun peut-être, sauf si un spécialiste faisait par hasard partie du groupe interrogé! Car pour le public, quel qu'il soit, ce sont les avis largement diffusés par journaux, radios et télévisions, de sources non médicales, qui font foi. Convaincus peut-être d'avoir été floués au début de la crise après avoir honnêtement rendu compte des déclarations officielles jusqu'au 10 mai, les médias ont eu tendance par la suite à soutenir sans trop les vérifier, les affirmations catégoriques des opposants à l'énergie nucléaire, qui visent avant tout à entretenir les peurs pour discréditer cette forme d'énergie. La perte de confiance dans les autorités «officielles », qu'il s'agisse des organismes spécialisés en matière d'énergie nucléaire ou des académies, s'est traduite par une suspicion générale sur les informations qu'elles donnaient. Le phénomène n'est pas spécifiquement français. Dans tous les pays, et particulièrement dans les anciennes Répubiiques soviétiques, les bilans ont varié d'un interlocuteur à l'autre de manière considérable. Auquel se fier? On comprend un peu le désarroi des médias et l'incrédulité inquiète du public. Mais restons en France. Débat ? Vous avez dit débat?
L'essentiel du débat à l'ONU, qui a précédé la remise des conclusions du Forum Tchernobyl, aurait mérité d'être présenté à la télévision à une heure de grande écoute. Un vrai débat comporte un exposé des faits aussi objectif que possible, de préférence par une autorité reconnue et impartiale, puis une discussion où les différents points de vue peuvent être défendus dans des conditions identiques. Un face à face non politisé des experts français qui ont fait partie des diverses agences présentes à Kiev (OMS, OCHA, UNSCEAR au moins) aurait permis de mieux éclairer le public sur cette particularité de
Tchernobyl: beaucoup de gens malades certes, mais de la peur des conséquences des rayons, beaucoup plus que des rayons eux-mêmes. Hélas, la télévision prévoit rarement dans ses programmes de telles discussions approfondies entre experts de bonne foi. Son information, aujourd'hui, est le plus souvent expéditive et déséquilibrée. Expéditive car le temps est si précieux à la télévision que l'on est quasi obligé de bâcler tout débat. Déséquilibrée car elle offre, de fait, un large accès à l'antenne à tout antinucléaire convaincu qui peut exposer rapidement ses thèses sans contradicteur, alors que les spécialistes catalogués «pronucléaires» sont généralement confrontés à des opposants, invités sous prétexte d'« animer le débat », ce qu'ils font certes, mais la plupart du temps à l'aide d'affirmations péremptoires et non démontrées qui engendrent la confusion au lieu d'éclairer la situation. La nébuleuse d'associations antinucléaires fourmille «d'experts» familiers des médias (parfois animateurs ou invités permanents de certaines émissions), prêts à intervenir sur nos ondes à tout propos, au point qu'on peut les soupçonner d'être des conseillers techniques attitrés, alors que ceux du camp opposé, qui appartiennent le plus souvent à des organismes officiels, ne sont guère sollicités. Exemple désolant de ce parti pris, chaque 26 avril durant vingt ans a été commémoré à la télévision comme l'anniversaire de la plus grande tragédie d'un siècle pourtant riche en horreurs bien plus effroyables. Le présentateur de service au journal télévisé a rappelé évidemment le mensonge de l'État et repris avec un sourire entendu la phrase satirique toujours attribuée à des responsables: Le nuage s'est arrêté aux frontières... Pourtant, il est bien placé pour savoir ce qui s'est réellement passé. Les bilans sanitaires annoncés à la télévision.
Nos chaînes de télévision participent en première ligne à la surenchère sur les victimes de Tchernobyl. Ne revenons pas sur ce qui a été déjà dit au chapitre 18 mais attachons nous à quelques exemples caractéristiques d'émissions. Dans un documentaire d'octobre 2000 de Solange Graziani et Jean-Charles Chatard, intitulé «autopsie d'un nuage» et diffusé sur FRJ, on affirme péremptoirement que les 650 000 « liquidateurs» soviétiques sont tous morts ou gravement malades! Puis une Française d'un certain âge, atteinte d'un cancer de la thyroïde, témoigne de la survenue de son mal dans la foulée du fameux «nuage ». Or, nous avons vu que seuls des enfants avaient été affectés dans l'ex-URSS et ceci après un temps de latence supérieur à quatre ans. Nous la plaignons sincèrement, mais sa colère et ses accusations n'ont aucun fondement plausible car elle ne peut être une victime de Tchernobyl comme elle le prétend. Ensuite, on nous déclare que le nombre d'enfants de la région Champagne-Ardenne atteints d'un cancer de la thyroïde a augmenté 208
alors que, comme nous l'avons vu, il n'a pas varié. Certes le journaliste peut se tromper ou être trompé et il a droit à l'erreur. Mais il doit aussi être prudent. Pourquoi n' a-t-il tenu aucun compte des explications et objections bien argumentées qui lui ont été prodiguées au cours de son enquête? En réaction à cette diffusion, sept sociétés savantes comptant dix mille membres (médecins et physiciens) ont protesté conjointement auprès de France Télévisions, estimant qu'une mise au point était nécessaire et urgente. Mais tant qu'il n'y a pas d'attaques personnelles (ou que les personnes incriminées ne protestent pas), on peut dire ce que l'on veut à la télévision, les plaintes portées au nom d'une« Vérité» prétendue n'étant pas recevables. Eu égard à leur qualité, les sociétés savantes furent, à leur demande, reçues
par le président de France Télévisions. <<.Proposez-nous
un autre
documentaire et on le diffusera », leur répondit-il en substance. Les représentants présents se regardèrent en silence. Ils n'étaient nullement préparés à une telle proposition, n'ayant ni argent ni compétence dans l'audiovisuel. Dans le bon vieux temps, des films traitant de sujets controversés servaient souvent de préambule à des débats entre invités d'avis différents (des historiens par exemple) et chacun d'eux pouvait présenter ses arguments à armes égales. Mais ce genre d'émission est apparemment passé de mode. Sur l'énergie nucléaire, la situation a empiré car on assiste maintenant à une floraison de films militants qui ne s'embarrassent plus des avis opposés à leur ligne politique. Aux documentaires biaisés succèdent désormais des fictions contre lesquelles on ne peut rien. Car chacun a le droit de cauchemarder comme ill' entend84... On aurait pu penser que le rapport du Forum Tchernobyl de 2005 donnerait un coup de frein aux estimations fantaisistes. Sur TF1 pourtant, le 3 février 2006, à une heure de grande écoute, une émission sur les 60 images qui ont marqué les Français de Thomas Hugues et Laurence Ferrari affirme que l'on déplore déjà 56000 morts du fait de Tchernobyl, rien qu'en Ukraine, sans compter ceux à venir! La lettre adressée à cette chaîne pour demander les sources d'information des journalistes pour les contester éventuellement a reçu une réponse d'attente polie. Thomas Hugues et Laurence Ferrari ayant quitté la chaîne peu de temps après, la question est naturellement restée sans suite85! Les journalistes ont parfaitement le droit de ne pas divulguer leurs sources (un privilège parfois exorbitant que n'ont pas les autres bons citoyens, dont on exige une transparence totale...) mais le public n' a-t-il pas le droit aussi de recevoir toutes les explications souhaitables pour se forger sa propre opinion? 84 D'où des films scandaleux comme «Inéluctable », diffusé le 7 novembre 2008 par ARTE, fmancé sur fonds publics, au cours duquel, bien sÛT,une femme irradiée s'empresse de se faire avorter, une réaction bien naturelle et justifiée, n'est-ce pas ? 85 Le retour à TF1 de Laurence Ferrari n'a rien changé, bien sÛT. 209
D'autres émissions plus sérieuses induisent en erreur les téléspectateurs, sans doute involontairement, par des présentations faisant un parallèle nullement valable entre Tchernobyl et Hiroshima. C'est ainsi que le «journal de la santé» du 2 février 2001 (sur la cinquième), une émission de Michel Cymès, s'ouvre par une estimation des rejets radioactifs de Tchernobyl qui seraient «équivalents» à ceux de cinq cents bombes d'Hiroshima. Cette équivalence (qui impressionne naturellement le téléspectateur et le fait frémir) est à la fois exacte et trompeuse, car elle incite à penser que ces rejets radioactifs ont joué un rôle important dans le décès des 200 000 habitants des cités nipponnes, ce qui est parfaitement inexact. Le terrible bilan à court terme des deux explosions n'est aucunement dû à la contamination par les produits de fission émis mais à l'effet de souffle et à l'onde de chaleur causés par le dégagement immédiat d'une énergie considérable auxquels s'est ajouté l'intense rayonnement gamma dégagé instantanément lors de la fission des atomes d'uranium ou de plutonium. Les brûlures ont été plus thermiques que radioactives. Rien de tel ne s'est produit à Tchernobyl et ne peut se produire avec un réacteur nucléaire dont les épaisseurs de béton protègent les exploitants du rayonnement direct instantané avant même d'être éventuellement détruites86. Méfions-nous de ces règles de trois qui n'ont aucun fondement logique. D'ailleurs que faudrait-il comparer? Les rayonnements résiduels au bout de 1 heure, un jour, un mois? Le compte rendu de l'Académie des sciences déjà cité considère les contaminations résiduelles six mois plus tard: à cette échéance, l'équivalence serait plutôt de 130 bombes d'Hiroshima, mais qu'importe, puisque ce raisonnement ne permet aucune déduction du nombre des victimes. Si la bombe d'Hiroshima peut servir d'étalon c'est uniquement en termes d'énergie dégagée (20 kÜotonnes de TNT environ) avec un intérêt qui se limite à la comparaison des armes nucléaires. Tout autre usage, sans commentaires appropriés, est à proscrire car source de confusion. Des experts, pour quoi faire? Nous avons évidemment longuement insisté sur le cas du Pro Pellerin, puisque c'est lui qui a été, depuis le début, et bien malgré lui, le personnage le plus médiatisé en France à propos de Tchernobyl. Bien d'autres médecins, scientifiques et spécialistes des rayonnements français ont pourtant été impliqués, la plupart œuvrant en silence, dont plusieurs directement au bénéfice des victimes apparues sur le territoire de l'ex-URSS. Certains d'entre eux se sont exprimés dans des revues scientifiques (avec la prudence 86
Voir sur ce sujet l'article de H. VOGEL (European J. of Radiology - 08/2007,63, 2, 167-177) intitulé « Rays as weapons », qui compare les effets instantanés et à long terme des explosions nucléaires, des accidents industriels et des bombes « sales ». 210
nécessaire), cependant que les colonnes des grands journaux et les «étranges lucarnes» leur étaient généralement refusées, leur discours ne s'inscrivant pas dans la ligne des courants de pensée de l'heure. Nous ne pouvons évidemment pas citer ici tous ceux qui sont intervenus, mais voyons deux exemples précis parmi les plus démonstratifs: Plusieurs journalistes qui devaient participer au groupe de travail du Pro Aurengo (voir chapitre 14) se sont plaints amèrement de la démarche autocratique de ce dernier qui ne les a convoqués à aucune réunion en 2004 et 2005. Il est vrai que le calendrier initialement prévu n'a pu être respecté, du fait de certains refus de participation et du dialogue difficile et hautement scientifique qu'André Aurengo a dû poursuivre pendant quatre ans avec l'IRSN. Le communiqué de certains membres du groupe de travail dénonçant les manoeuvres honteuses du Pro Aurengo aurait pu, s'il avait souhaité être vraiment impartial, rendre aussi hommage à la ténacité et à la clairvoyance du scientifique dont les principales conclusions ont été finalement reprises en 2006 par le conseil scientifique de l'IRSN, comme nous l'avons vu. L'approbation de ses thèses, après de longues discussions techniques, a été certes tardive, mais elle aurait mérité les honneurs de la presse... Si André Aurengo est récusé par plusieurs journalistes dans leur manifeste, c'est parce que ses positions en faveur du nucléaire sont notoires. C'est évidemment faire un procès d'intention à un médecin et physicien de haut niveau que de l'imaginer capable de trahir l'esprit scientifique dont il a fait preuve durant toute sa carrière pour des raisons purement et simplement idéologiques. Les politiques connaissent en principe bien les experts qu'ils désignent: pourquoi donc un ministre connu pour ses opinions antinucléaires tel que Yves Cochet aurait-il choisi André Aurengo s'il n'avait été persuadé de ses compétences comme de sa totale probité? Il est vrai qu'en 2002, le ProAurengo n'était pas seulement connu pour l'étendue de ses connaissances mais aussi pour son engagement en faveur des pauvres jeunes victimes de Tchernobyl (un des opérés n'avait pas un an I). Ses qualités humaines, manifestes lorsqu'on le connaît quelque peu, ont certainement joué en sa faveur. Était-ce suffisant pour en conclure qu'il était opposé par principe à l'utilisation pacifique de l'atome? Les Verts auraient-ils le monopole de la compassion? Sans doute l'ont-ils cru au point de s'exprimer sans retenue devant lui. Pour ceux qui l'avaient côtoyé sans méfiance, ce fut une surprise d'apprendre sa position très ouverte et mesurée en la matière. Ne faudrait-il pas plutôt se poser la question de savoir pourquoi André Aurengo, comme la très grande majorité de ses confrères spécialistes de l'utilisation médicale des rayonnements, n'est pas un « antinucléaire » ? Estce parce que les rayonnements ne lui fait pas peur du fait qu'il les utilise et les maîtrise bien (en respectant des règles strictes) ? Est-ce parce qu'il relativise les conséquences de l'accident de Tchernobyl par rapport à d'autres 211
qu'il a eu également à connaître? La position de ces spécialistes n'est-elle pas tout simplement le fruit de leur expérience et de leur réflexion? Comme on ne peut tout de même pas imaginer qu'ils soient inconscients ou asservis, il serait intéressant de les entendre s'expliquer. Pourquoi ne leur offi'e-t-on pas les mêmes possibilités de le faire qu'aux opposants systématiques? Maurice Tubiana est plus connu, mais n'est pas mieux apprécié. Il faut reconnaître que son curriculum vitae est lourdement chargé!: ancien président de l'Académie de médecine, membre de l'Académie des sciences, ancien directeur du Centre anticancéreux de Villejuif, tout est réuni pour que ses avis soient considérés comme partiaux... C'est pourtant l'un des membres toujours actif de cette magnifique école française qui a tant fait, au niveau national comme au niveau mondial, pour la lutte contre le cancer. Et bien entendu les rayonnements faisaient largement partie de la panoplie des techniques employées, ce qui a amené le Professeur Tubiana à mesurer toute sa vie durant l'efficacité des rayonnements à forte dose, tout en étudiant attentivement le retentissement sur l'organisme des faibles doses. Mais cette longue expérience, combinée de plus avec un esprit critique sans faille, l'a conduit à participer très largement à des réunions et à des travaux impliquant les spécialistes de l'énergie nucléaire (il a même présidé en 1978-1979 la Société française d'énergie nucléaire, une société savante proche du « lobby nucléaire »). Dans ses Mémoires déjà cités87 (un remarquable ouvrage) un chapitre est intitulé «défense et illustration de l'énergie atomique ». C'est dire que Maurice Tubiana ne fait pas mystère de ses opinions! Mais celles-ci sont raisonnées, expliquées et ouvrent la porte à des discussions rationnelles avec toutes les personnes qui acceptent un dialogue libre, sans a priori. Ces opinions semblent-elles sulfureuses? Aurait-il « pactisé avec le diable» ? Il semble que ses propos soient devenus progressivement inacceptables et donc inécoutables. Lui en voudrait-on d'avoir osé lutter toute sa vie contre le tabagisme, fléau autrement redoutable que les radiations, reconnu depuis peu comme un des facteurs majeurs des étiologies cancéreuses? Peut-on parler d'un boycott des experts? On nous dira que André Aurengo et Maurice Tubiana ne sont que deux cas particuliers qui ont fait effectivement l'unanimité des antinucléaires contre eux. Mais il faut bien constater aussi que dans la plupart des débats où l'on évoque les conséquences sanitaires de Tchernobyl, depuis des années, que ce soit à la radio, à la télévision ou dans la presse, les radiobiologistes ne sont 87
On découvre que, comme le Pro Pellerin, il a combattu pendant la dernière guerre (il fut blessé lors du débarquement en Provence après avoir participé aux combats de Monte Cassino), d'où certains concluront sans doute à une compréhension mutuelle entre les deux hommes! 212
pas invités à s'exprimer. Il n'est pourtant pas difficile de trouver des experts: un remarquable ouvrage collectif (douze institutions y ont contribué) intitulé «Santé, Radioactivité et Rayonnement ionisants» est paru en 2003. Le comité de rédaction comprend 43 personnalités et le comité de lecture 32 ! Il suffit de puiser dans ce vivier. Alors que la contestation antinucléaire dénonce inlassablement les conséquences sanitaires catastrophiques de Tchernobyl, la plupart des médias semblent éviter de faire appel aux véritables experts pour répondre aux légitimes interrogations du public comme si leur compétence même les disqualifiait! En janvier 2001 a été créée une fédération des enseignants en radiobiologie, radiopathologie et radioprotection (FE3R), dont la vocation est de former des praticiens médicaux et paramédicaux, mais aussi d'induire des actions de formation grand public en utilisant les moyens de communication actuels (pour autant qu'ils lui soient accessibles...). Pour la faire connaître, une conférence de presse a été organisée le 6 avril suivant. 35 journalistes s'y sont rendus mais seules des revues très spécialisées en ont rendu compte. Par la suite, elle n'a jamais été sollicitée ni pu se faire entendre hors du milieu médical88. De même, l'Académie nationale de médecine et l'Académie des sciences ont présenté dernièrement les conclusions de leurs recherches sur les effets des faibles doses sans susciter d'intérêt. Serait-ce que leurs conclusions préliminaires n'allaient pas dans le sens du « politiquement correct» ? L'Académie nationale de médecine s'était également manifestée de sa propre initiative lors du débat sur l'énergie de 2003 sans que les journalistes présents ne mentionnent ses avis. Pourtant ce sont bien les conséquences sanitaires des irradiations ou contaminations éventuelles et elles seules qui font craindre l'énergie nucléaire et rien d'autre! L'avis des experts n'a même pas été écouté par les organisateurs de ces débats, en majorité favorables à l'énergie nucléaire. C'est dire leur discrédit (ou le monde un peu fou dans lequel nous vivons). Autre exemple: nous avons vu (chapitre 16) qu'aux frais personnels de ses signataires (une cinquantaine de médecins spécialisés appartenant à des structures diverses travaillant dans toute la France), un message aux malades de la thyroïde imputant leur pathologie au passage en France du nuage radioactif en 1986 après l'accident de Tchernobyl avait été publié dans les pages publicitaires de Libération, le 19 novembre 2005. Revenons sur ce que disait cette annonce: que l'inquiétude était compréhensible mais ne devait pas nuire à la santé des patients par des réflexes nocifs (une peur excessive des examens irradiants conduisant à les refuser) ; qu'il y avait bien depuis 88
Son président depuis l'origine, le Pr. Artus, est l'auteur d'un livre récemment réédité dont la lecture est tout aussi instructive qu'attrayante: « Les tribulations du Professeur au pays du nucléaire ». Editions Ramsay, Paris, 1998. 213
1975 une multiplication d'un facteur 3 des pathologies thyroïdiennes, comme dans le monde entier, mais sous les formes papillaires les moins graves (97% de survie à 20 ans), une multiplication due surtout au progrès du dépistage; que la quantité de radioactivité supplémentaire inhalée par la population et déposée sur les sols était inférieure au seuil d'alerte de l'époque; qu'il n'y avait en défmitive pas d'effet Tchernobyl en France. Le Groupe de Recherche en Radiotoxicologie (GRRT), à l'origine de cette annonce, a également organisé le 7 avril 2006 à l'Institut Curie une journée d'information intitulée «Tchernobyl 20 ans après. Bilan, leçons et avancées scientifiques». Comme l'encart dans Libération, elle n'eut aucun retentissement médiatique. Le 24 décembre 2007, le Figaro publie dans ses pages «sciences et médecine» un grand article intitulé « Cancer de la thyroïde: le dépistage explique la hausse ». Que dit-il ? Une étude canadienne soutient que la croissance des cancers de la thyroïde est due aux meilleurs outils de diagnostic. En France, certaines associations mettent en cause l'explosion de Tchernobyl. Bien sûr, nul n'est prophète en son pays, mais tout de même! Il y a près de vingt ans que cet article aurait pu être rédigé et publié, car il ne fait que reprendre ce qu'ont expliqué les experts du monde entier (et pas seulement français ou canadiens) lorsque l'épidémie de cancers a été découverte en Union soviétique. La confusion des experts Un certain nombre de scientifiques dûment « labellisés » comme tels sont notoirement opposés à l'utilisation de l'atome et dénoncent sans relâche les évaluations « minimalistes » des effets de Tchernobyl. C'est leur droit mais on doit remarquer que leurs disciplines sont la plupart du temps très éloignées du champ de la radiobiologie. Or, un scientifique, même largement reconnu dans son domaine, n'a pas de légitimité particulière à parler d'un sujet qui sort totalement de sa spécialité: en Allemagne, un « physicien» avait prévu 30000 morts par cancer dans son pays du fait des retombées de Tchernobyl alors qu'il n'yen aura très probablement aucun. Parce qu'il s'agissait d'un « physicien» (mais ni médecin, ni biologiste I), cette élucubration est devenue une« information» digne d'être rapportée... Rappelons à ce propos qu'un de nos Prix Nobel de physique se plaignait d'être dérangé à tout bout de champ par les médias qui lui posaient des questions saugrenues sur l'évolution météorologique ou la politique, ne comprenant pas qu'en dehors de son domaine de spécialisation où il était incontestablement parmi les meilleurs du monde, il redevenait un simple citoyen comme les autres! Les médias se laissent vraiment trop facilement impressionner! 214
Voyons un autre exemple flagrant de cette confusion des experts: Yves Miserey, journaliste au Figaro, témoigne dans la revue « Contrôle» de février 2006, publiée par l'Autorité de sûreté nucléaire, de ses difficultés pour recueillir des informations dans l'affaire du « nuage» de Tchernobyl. Il énumère certaines de ses sources d'information: les conférences de presse de la DGSNR, de I '/RSN, du CEA mais aussi de Greenpeace, du Réseau Sortir du Nucléaire, de la CRI/RAD et même de l'Académie de médecine. Il est un peu triste et surprenant que l'Académie de médecine, regroupant les meilleurs spécialistes français de la question, soit citée en dernier lieu, précédée d'un et même quelque peu méprisant! Plus loin, il critique le Pr. Pellerin d'avoir contesté la compétence en radiobiologie de Mme Monique Sené, alors qu'elle était physicienne du CNRS. C'est une nouvelle illustration de la confusion des compétences. S'il existe de véritables spécialistes des effets des rayonnements au sein des associations contestataires, il est bien dommage qu'ils ne se fassent pas mieux connaître et ne participent pas aux congrès qui traitent de ces questions: un dialogue scientifique basé sur des faits pourrait alors s'établir et serait certainement fructueux. Disons-le franchement, l'action de certains scientifiques contestataires relève parfois de l'imposture. y a-t-il réellement deux poids deux mesures dans l'information? Le silence des médias sur les tentatives des vrais spécialistes pour faire connaître leur position serait acceptable si, à l'inverse, tout propos de la CRIIRAD, de « Sortir du nucléaire », de Greenpeace etc. n'était immédiatement et amplement diffusé avec souvent des commentaires qui accroissent encore leur crédibilité. Ces associations sont-elles réellement plus compétentes? La CRlIRAD a certes le droit absolu de dénoncer inlassablement ce qui lui semble dangereux pour la planète, ses habitants et son environnement, mais il lui faudrait apporter à chaque fois des preuves irréfutables de ses dires. Or, à plusieurs reprises, la CRlIRAD a commis des erreurs manifestes dans ses dénonciations de prétendus scandales. Contrairement à ses allégations, par exemple, il n'y avait pas eu de rejets radioactifs frauduleux à Fessenheim en 1989-1990, ni à la même époque de rejets illégaux de plutonium dans le Rhône à Superphénix (le plutonium détecté puis analysé avait une composition isotopique prouvant qu'il provenait des essais militaires des années 1960). Pas davantage de contamination radioactive suspecte de la plage de l'Espiguette, à l'embouchure du Petit Rhône (celle-ci était due aux charrois par le fleuve, depuis la nuit des temps, de sédiments radioactifs, 70 tonnes par an d'uranium, estime-t-on). Tout le monde peut se tromper. C'est l'honneur des scientifiques de reconnaître leurs propres erreurs, a écrit Gilles de Gennes dans un article du 215
Monde. Ce devrait être aussi l'honneur des médias de procéder aux rectifications indispensables, dans les mêmes conditions de publicité que l'annonce initiale. Car le retentissement auprès du public des déclarations préliminaires n'est pas du tout le même que celui du modeste démenti publié longtemps après (quand il apparaît. ..), dans une indifférence assez générale. Des victimes moins nombreuses qu'imaginé, mais jugées inacceptables. Au vu des travaux les plus récents, on est en droit d'émettre les plus grandes réserves sur les bilans avancés durant plus de vingt ans sur le nombre de victimes présumées des faibles doses, en URSS et dans le monde. Si l'on ne s'intéresse qu'aux personnes (parmi les liquidateurs et la population) qui ont effectivement subi des doses notables (supérieures pour les adultes à 100 mSv), pour lesquelles le risque est avéré, on aboutit à un total potentiel ne dépassant pas un millier de décès apparaissant au cours du temps. dont aucun en dehors de l'ex-URSS. Cette conclusion n'est pas une pétition de principe: une publication faisant part de l'incidence des cancers solides observés jusqu'en 2004 dans divers groupes de la population ukrainienne montre que seul le groupe des liquidateurs voit un excès significatif du nombre de cancers, excès qui n'est trouvé ni chez les évacués, ni chez les résidents des zones les plus contaminées. Bien sûr, ce chiffre brut d'un millier de victimes, qui choquera peut-être par sa faiblesse tous ceux qui ont été impressionnés durant vingt ans par des annonces catastrophiques récurrentes, ne rend pas compte à lui seul de l'ampleur de la catastrophe matérielle, écologique et humaine qu'a été l'accident de Tchernobyl. Mais notons que le tabac tue chaque année en France quinze fois plus de personnes qu'il n'en est prévu au pire dans la zone la plus contaminée de l'ex-Union soviétique dans les soixante ans à venir, sans que ce macabre bilan ait jamais suscité de vraie campagne de presse contre cette pratique. Certes, certains articles de journaux retransmettent les informations alarmantes des médecins, notamment «le jour sans tabac », mais le plus souvent sans y mettre vraiment de valeur ajoutée. Enfin, il est interdit de fumer dans les lieux publics! Mais c'est sur le sort des pauvres buralistes que nous devrions compatir! Pourquoi la société ne s'oppose-t-elle pas plus fermement à ces comportements dangereux, alors que pour d'autres causes représentant un risque bien moindre, le « principe de précaution» est brandi à tout moment et les protestations largement relayées par les médias ? Reconnaissons donc humblement que la musique jouée sur la petite flûte des radio biologistes est écrasée par le grand orchestre avec trompes et grosse caisse des opposants au nucléaire, qui, jusqu'ici, ont remporté haut la main la bataille de la communication.
216
22 Radiobiologie
et pensée unique
Les scientifiques de toutes disciplines qui ont étudié les conséquences de Tchernobyl ne se sont pas privés de faire connaître leur opinion, comme on l'a vu. Mais l'homme de laboratoire est généralement prudent; il recueille les faits, élabore des hypothèses, fait des calculs, soumet ses résultats au feu de la critique de ses pairs, enfin publie dans des revues spécialisées à diffusion restreinte. Quand il organise réunions ou colloques, c'est généralement dans un bâtiment universitaire, sans grande publicité préalable et la discussion qui suit les communications fait toujours la part des incertitudes et des doutes qui sont l'honneur de tout travail scientifique. Il n'est pas non plus très chaud pour polémiquer dans les médias et fuit plutôt (à tort ou à raison) les contacts avec la presse... À l'inverse, les « opposants» font depuis des années déferler sur le public une « pensée unique» parfaitement coordonnée, basée sur des idées simples, sans cesse répétées, sur la validité desquelles toute discussion sérieuse est formellement impossible. C'est pourquoi ils évitent les congrès où l'on traite de ces questions au fond, en cherchant à discréditer les spécialistes qui s'y rendent, selon eux inféodés à de puissants lobbies... Cette « pensée unique », se contente de slogans: tout rayonnement est dangereux pour la santé... ces déchets nucléaires dont on ne sait quoi faire... le plutonium est le plus violent poison que l'on connaisse...etc. Malheureusement, si quelques secondes suffisent pour les prononcer, il faut des heures pour les contredire rigoureusement et l'auditeur pressé n'attend généralement pas une démonstration qui exigerait de lui un effort d'attention trop soutenu. C'est ainsi que s'est créée une « pensée unique », qui a réussi à s'entretenir et même à se développer. L'entretien
d'une « radiophobie»
latente
Les rayonnements font peur alors que le risque cancérogène qu'ils induisent est faible par rapport à celui créé par nombre de produits chimiques, dont certains volontairement absorbés (tabac, alcool, autres drogues), si prépondérants dans les études épidémiologiques qu'ils masquent les autres causes possibles de cancers ou rendent difficile leur évaluation. Lors de la remise de son prix Nobel de physique (partagé avec Marie Curie et Henri Becquerel), Pierre Curie avait exprimé le vœu que sa découverte serve au progrès de l'humanité et ne puisse être utilisée à des fins destructives. Si l'on demandait aujourd'hui à l'homme de la rue si ce voeu a été exaucé, il
nous répondrait sans doute par la négative. Or l'utilisation de la radioactivité et des rayonnements continue chaque année de permettre de meilleurs diagnostics et de sauver ou de prolonger la vie de millions de malades dans le monde. Cette qualité n'est pratiquement jamais réellement mise en valeur. Par contre, que survienne un accident lié à une mauvaise utilisation des rayonnements dans un hôpital ou une clinique et le retentissement sera considérable. Nous comprenons parfaitement ce que de telles situations ont d'intolérable, mais il faut admettre que la sécurité à 100% n'existe pas et qu'un bilan objectif reste indispensable, même dans des cas très douloureux. La peur Gustifiée) d'une guerre nucléaire a conduit à une surestimation instinctive des risques sanitaires à long terme liés à une irradiation, si faible soit-elle. L'humanité vit pourtant depuis toujours dans un océan de rayonnements ionisants naturels dont l'intensité varie, d'un lieu à l'autre (et parfois d'une heure à l'autre) dans de fortes proportions (1 à 5 en France, 1 à 50 dans le monde), à des niveaux qui devraient servir de points de repère dans nos réflexions89. L'affirmation selon laquelle toute irradiation, aussi petite soit-elle, présenterait un risque impressionne, naturellement. Mais personne ne tient réellement compte du risque lié à l'irradiation naturelle lorsqu'il déménage d'une ville à une autre ou entreprend un voyage en avion! Comment en serait-il autrement puisque nul n'a pu encore démontrer la nocivité de l'irradiation naturelle, même aux niveaux extrêmes que l'on peut constater sur notre planète. Il en est de même pour les effets héréditaires qu'on n'a jamais constatés chez l'être humain, malgré un recul qui dépasse maintenant 60 ans si l'on se réfère aux effets des bombes atomiques lancées sur le Japon. Un autre leitmotiv concerne la nocivité du plutonium, qui nous est présenté comme « le poison le plus violent existant sur terre », alors qu'il n'a jamais fait de victime connue dans le monde occidental! Quelques microgrammes de Polonium-210 (un descendant du radon, qui retombe continuellement et naturellement sur le sol !) ont sans doute suffi à tuer Alexandre Litvinenko à Londres, le 23 novembre 2006 (un crime presque parfait, découvert par miracle), alors que pour mourir d'une ingestion de plutonium, il faudrait en ingurgiter quelques centaines de grammes, presque de quoi provoquer une réaction en chaîne dans l'estomac !90 À toute activité correspond un risque, c'est indéniable; mais toutes les études comparant les risques des diverses filières de production d'électricité, faites au niveau européen tant pour les travailleurs que pour l'ensemble de la population, ont été à l'avantage de la filière nucléaire. Il est normal que les 89
Voir Documented optimum and threshold for ionising radiatio - T.D. Luckey Internat. J. of Nue. Law - 2007, 1,4, 378-409. 90 L'inhalation de plutonium est beaucoup plus dangereuse, mais il faut envisager des scénarios très particuliers pour la réaliser. 218
responsables adoptent des normes sévères vis à vis de ce risque nouveau; mais considérer comme inacceptable un risque radiologique très faible (si tant est qu'il existe) alors qu'on tolère fort bien les dix mille morts par an des mines de charbon dans le monde et ceux dus à la production ou à l'utilisation du gaz, voilà bien un comportement totalement irrationnel que nous nous devons de dénoncer. D'autant que cette radiophobie connaît des exceptions étonnantes! Il existe par exemple un curieux engouement pour des bains de radon dans des grottes naturelles, parfaitement autorisés aux États-Unis et même en Autriche (à Bad Gastein), cette dernière nation étant pourtant connue pour sa vive hostilité à l'égard de l'énergie nucléaire! Selon sa documentation promotionnelle, ce gaz exerce une iTifluence bénéfique sur les cellules du corps humain et instille une nouvelle énergie. Peut-être... mais c'est sans doute le caractère mystérieux de la mise en scène qui attire une certaine clientèle, plus tentée et convaincue par l'ésotérisme (très à la mode et qui fait recette) que par la science « officielle ». Il a toujours été plus facile de croire des thaumaturges inspirés que de s'astreindre à l'étude objective et aride du monde qui nous environne. Il serait prudent pourtant de bien préciser les risques courus avant d'autoriser tout «traitement» de cette nature. Les lacunes de l'enseignement sur l'énergie et sur les rayonnements Les Français sont-ils mieux informés qu'il y a vingt ans sur l'énergie nucléaire, ses avantages et ses risques? La réponse est non, malheureusement. Il n'y a plus de chroniqueur spécialisé dans les médias, en particulier à la télévision, pour expliquer simplement, sans jugement de valeur, «comment ça marche» et de manière générale, la télévision française, contrairement à la britannique, tend à ignorer la science. L'enseignement dans le secondaire s'intéresse peu à l'énergie de manière générale, à quoi elle sert et comment elle est produite. Les cours de physique sont trop théoriques et la radioactivité n'apparaît que dans le programme de la terminale S. On ne peut que regretter aussi une tendance systématique, lorsqu'on parle des industries, à passer rapidement sur les services qu'elles rendent et à mettre l'accent sur les risques qu'elles entraînent. Ceux-ci existent certes, mais sans se traduire toujours par des accidents ou des nuisances graves et des améliorations constantes sont réalisées pour les prévenir. Les aspects négatifs de ces activités, largement présentés aux jeunes, ne peuvent que les dissuader de s'orienter vers ce secteur essentiel pour l'avenir de notre pays. Le corps médical, dans son ensemble, est lui aussi mal informé des risques radiologiques malgré les efforts des spécialistes pour obtenir que les notions fondamentales de radiobiologie et de radioprotection fassent partie intégrante du programme des études médicales. Aucun étudiant en médecine ne devrait 219
pourtant ignorer les principes de l'imagerie et de la thérapeutique par des radiations, ni les risques courus et les moyens de les pallier, ni la nécessité de développer une stratégie d'examens fournissant le plus possible d'informations pour une irradiation minimale. Les lacunes de l'enseignement se doublent de publications grand public (dictionnaires, encyclopédies, périodiques) qui, par crainte de s'écarter d'un discours «politiquement correct », ne peuvent présenter l'énergie nucléaire sans faire allusion aux (graves) problèmes qu'elle poserait (rejets radioactifs, déchets, Tchernobyl, tous complaisamment mentionnés) alors que les autres énergies sont présentées sans que les rédacteurs se soient senti obligés de s'étendre sur leurs nuisances et leurs risques (rejets chimiques ou de gaz à effet de serre dans l'environnement, accidents et intoxications chroniques dans les mines, risques d'explosions, ruptures de barrages, etc.). Un livre destiné à la jeunesse, d'un éditeur pourtant réputé, présente des « images» de l'énergie (charbon, pétrole, nucléaire, hydraulique, etc.). Très bien! Dommage que les auteurs se trompent dès les premières lignes dans la définition de l'énergie et adoptent la première venue dans le dictionnaire, qui se rapporte à la «force morale» et non la seconde, qui est une notion de physique! Cette notion est certes difficile à expliquer à des adultes et a fortiori à des enfants, mais on pourrait s'abstenir au moins d'inculquer des idées fausses. Les Romains, selon ce livre, auraient su la multiplier à l'aide de palans ou de poulies! Que ne le fait-on de nos jours pour résoudre nos problèmes énergétiques! Confondre la force et l'énergie ne fait pas très sérieux. ..L'énergie nucléaire n'y est pas spécialement décriée mais les auteurs se croient obligés de glisser que l'énergie nucléaire fabrique des déchets radioactifs, certains ayant des demi-vies radioactives de quelques milliards d'années, ce qui est tout de même excessif! Le rédacteur confond visiblement la demi-vie de l'uranium (700 millions d'années pour l'U-235 et 4.5 milliards pour l'U-238), qui est détruit dans la fission, avec celle de leurs produits de fission, dont les vies sont quand même beaucoup plus courtes91 ! Le malaise des journalistes scientifiques Le métier de journaliste scientifique est difficile et ingrat. Lors d'un colloque organisé au collège de France par l'Union rationaliste, en janvier 2007 (<
Les réacteurs nucléaires naturels d'Oklo, au Gabon, qui ont fonctionné il y a 1,8 milliards d'années, ont laissé les traces des nombreux descendants stables de ces produits de fission, qui ont remplacé les atomes d'uranium détruits, qui étaient, eux, radioactifs. A terme (très éloigné !), l'énergie nucléaire diminue donc la radioactivité globale de la planète. On le lui reprochera sans doute, unjour... 220
ftanchise des difficultés que ses conftères ou consoeurs rencontraient dans l'exercice de leur profession: jargon opaque des scientifiques qui ne savent pas se mettre à la portée de leur interlocuteur, difficulté à en savoir assez sur un peu tout (alors qu'un scientifique en arrive à savoir tout sur presque rien...), refus des scientifiques de prendre position dans les problèmes de société, manque de disponibilité de ces derniers, urgence des « papiers» (une urgence parfois discutable lorsqu'il s'agit de l'avancement des sciences, mais commandée par le souci de ne pas être le dernier à parler d'un nouveau sujet, alors qu'il serait souvent préférable d'obtenir des éclaircissements avant d'écrire). On pourrait croire qu'il vaut mieux être scientifique pour être un bon journaliste scientifique, mais l'expérience montrerait plutôt le contraire. Un point important souligné est l'absence de véritable culture scientifique de la plupart des patrons des médias, lesquels considèrent généralement que la science ne fait pas nécessairement partie de la culture (ou plutôt n'en fait pas du tout partie) : ce point de vue les décomplexe sans doute alors qu'il révèle en réalité une lacune importante. La situation est bien différente dans les pays anglo-saxons qui diffusent volontiers des émissions scientifiques à la télévision, contrairement aux chaînes ftançaises. Mais pourquoi aussi, dans certains journaux, trouve-t-on tant de personnes différentes pour traiter à longueur d'années des questions nucléaires, un manque de spécialisation qui limite nécessairement les contacts suivis avec les professionnels? Regrettons que nous n'ayons pas en France plusieurs journalistes du style de Ann MacLachlan, (qui travaille pour un hebdomadaire spécialisé américain, Nucleonics Week), toujours présente dans les séminaires et congrès, capable de discuter avec les experts les plus pointus comme avec les plus grands dirigeants et unanimement respectée. En fait, ce ne sont pas les journalistes scientifiques qui orientent les prises de position des médias qui les emploient et c'est probablement là l'origine de leur malaise. Les rubriques scientifiques occupent peu de place et, n'ayant généralement pas un caractère d'urgence, apparaissent souvent comme des bouche-trous, sauf dans le Figaro qui leur accorde quotidiennement une page entière intitulée «science et médecine» (ne confondons pas !). Dans la gestion médiatique de la crise de Tchernobyl, nos journalistes scientifiques, à quelques rares exceptions près, n'ont guère pu faire entendre leur voix92. La confusion entre morbidité et mortalité en matière de cancers
Il est de bon ton de se plaindre de la vie moderne. Nous vivrions dans un environnement de plus en plus toxique et agressif, ce qui multiplierait les 92
Notons toutefois l'excellent reportage de Science et Vie d'avril 2006 où les faits
sont clairement exposés et les différentes positions analysées avec une grande objectivité.
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causes de maladies, et en particulier de cancers. Or, une regrettable confusion existe dans l'esprit des médias et du public entre les statistiques portant sur le nombre de cas d'une maladie détectés chaque année, c'est-à-dire la morbidité ou incidence (que l'amélioration des techniques de diagnostic précoce ne peut qu'augmenter) et la mortalité, nombre de décès résultant de cette maladie, qui peut baisser considérablement sous l'effet d'une thérapeutique de mieux en mieux adaptée alors même que le nombre de cas déclarés augmente (on l'a constaté pour les cancers de la thyroïde). En France, le nombre global des cancers s'est accru en effet, et ce dans des proportions considérables: entre 1978 et 2002, le nombre de cas diagnostiqués est passé de 170 000 à 278 000 soit une augmentation de 63%. Sans autre commentaire, ce chiffre de 63%, parfaitement exact, ne peut que donner froid dans le dos. Mais considérons le nombre des décès: 125 000 morts en 1978 (73% des cas diagnostiqués), 150 000 en 2000 (53%). La progression n'est plus que de 16%, ce qui montre la diminution de la proportion des décès sous l'influence des progrès thérapeutiques. Mais ce n'est pas tout. Une trop grande méconnaissance par le public des causes de cancer Il faut naturellement corriger les chiffres absolus pour tenir compte de l'augmentation de la population durant le quart de siècle considéré, et surtout de son vieillissement. Citons ici un extrait du rapport sur les causes du cancer en France, présenté le 13 septembre 2007 par le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC, émanation de l'OMS), l'Académie nationale de médecine, l'Académie des sciences, la Fédération nationale des centres de lutte contre le cancer et l'Institut national du cancer: ... comme la fréquence des cancers croît rapidement avec l'âge et que l'espérance de vie a considérablement augmenté au cours du }(}{Osiècle, il en résulte un accroissement considérable de la proportion de décès dus au cancer. Il faut donc examiner la fréquence dans chaque tranche d'âge ou, ce qui est plus simple, considérer une population dans laquelle la proportion d'habitants dans chaque tranche d'âge serait restée constante. Après avoir fait ces deux standardisations, on constate que la mortalité par cancer a diminué régulièrement chez les femmes depuis 1950 (-24% entre 1950 et 2004) alors que chez les hommes, elle a augmentéjusqu'en 1985 (+ 47% entre 1950 et 1985) puis a diminué de 24% entre 1986 et 2004. Ce dernier phénomène est lié à l'évolution de la consommation de tabac par les hommes. Finalement, pour les deux sexes réunis, elle a baissé de 13% depuis 1968. Autre cause, tout à fait indépendante: les progrès réalisés dans la prévention et le traitement des maladies cardiovasculaires, comme pratiquement de l'ensemble des maladies qui apparaissent statistiquement plus tôt dans la vie humaine et qui se traduisent automatiquement par un 222
vieillissement de la population et une probabilité accrue d'être atteint d'un cancer. De même, les progrès thérapeutiques en cancérologie se traduiront-ils à leur tour, inévitablement, par un accroissement du nombre d'autres maladies affectant préférentiellement les personnes âgées, par exemple celles touchant le cerveau, comme la maladie d'Alzheimer. Faut-il s'en plaindre? Oublierait-on que toute vie a une fin ? Plutôt que les dénigrer, ne devrait-on pas reconnaître à la science et à la technique le mérite qui leur revient dans l'augmentation considérable de la durée de la vie humaine ?93 Il subsiste tout de même un certain nombre de cancers en nette augmentation dont la cause n'apparaît pas clairement identifiable. Bien entendu, on sait que des cancers peuvent survenir sans aucune intervention de facteurs exogènes, mais il est probable aussi que certains facteurs sont sousévalués (virus, bactéries, phénomènes inflammatoires), que la présence simultanée de plusieurs agents cancérigènes peut favoriser grandement l'apparition d'une tumeur, enfin que des spécificités génétiques peuvent entraîner des prédispositions à tel ou tel type de tumeurs. Quant aux radiations, le rapport les a classés dans les facteurs de risque pour lesquels aucune estimation n'a été calculée. Si les effets des doses élevées (supérieures à 200 mSv) sont connus depuis longtemps (l'effet cancérogène des radiations a été décrit pour la première fois en 1904), aucun effet n'a été détecté avec certitude chez l'homme en dessous de 100 mSv. Le rapport conclut donc que du fait des incertitudes concernant l'effet des faibles doses (moins de 100 mSv) qui sont celles auxquelles les travailleurs et le public sont exposés, il est impossible de calculer un risque lié à l'utilisation des rayonnements ionisants pour ces doses, mais les données disponibles montrent que ce risque, s 'il existe, est très faible. Le rapport que nous évoquons contient bien d'autres informations du plus haut intérêt. Il propose et encourage plusieurs mesures susceptibles de lutter contre les agents cancérigènes connus, comme de mieux évaluer les causes encore mal élucidées. Nous invitons le lecteur intéressé à s'y reporter. L'accroissement régulier de l'espérance de vie des hommes et des femmes de plus de 60 ans (environ trois mois par an en moyenne depuis vingt-cinq ans) devrait plutôt entretenir un certain optimisme sur l'état de santé général des habitants de notre pays et sur les progrès de la médecine. Mais c'est une réaction très humaine d'imputer ses malheurs à des causes extérieures94 plutôt 93
Jean de Kervasdoué développe fort bien ce sujet dans le chapitre 3 de son livre: Les prêcheurs de l'apocalypse Plon, août 2007. 94 Les statistiques américaines montrent qu'aux Etats-Unis, 40% des décès sont imputables soit à l'usage du tabac, soit à l'obésité, c'est-à-dire à des habitudes personnelles assimilables à des conduites à risques dépendant strictement de la volonté des sujets et de l'éducation qu'ils ont reçue. 223
qu'à son propre comportement. Radiophobie, enseignement déficient ou mal orienté, vulgarisation scientifique rare voire absente des grands médias, peur du cancer et méconnaissance de ses causes, voilà quelques éléments qui favorisent le rejet par le public de tout ce qui porte le label « nucléaire» ou «rayonnement ». La pente sera dure à remonter, mais, bien sûr, il n'est pas nécessaire d'espérer pour entreprendre...
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23 L'opinion publique et les médias L'état de l'opinion publique Que pensent les Français de «l'affaire Tchernobyl» ? L'enquête d'opinion commandée par l'IRSN et parue en septembre 200795, nous révèle la hiérarchie de leurs inquiétudes sur les risques qu'ils courent ainsi que la confiance qu'ils accordent aux autorités officielles chargées de les informer et les protéger ou à d'autres groupes de personnes. Les résultats confirment ceux des années précédentes avec de lentes évolutions que les événements les plus récents et les plus médiatisés expliquent. Le constat est consternant: les Français déclarent majoritairement faire confiance à la science, mais la hiérarchie de leurs peurs (c'est-à-dire des risques qu'ils perçoivent) ne correspond nullement à celle des scientifiques compétents. Visiblement, l'information scientifique ne passe pas ou est brouillée, voire supplantée par des informations ayant un autre caractère Les craintes des Français La pollution atmosphérique, par exemple, est jugée par 75% des interviewés comme la première situation à risque et c'est la première fois qu'on la trouve en tête du palmarès. Or le grand rapport sur les causes du cancer en France dont nous venons de parler ne lui attribue de façon certaine que moins de I% des cancers détectés dans notre pays. Il est vrai que la pollution de l'air peut engendrer d'autres maladies que le cancer, touchant les voies respiratoires, mais leur nombre et leur gravité ne justifie pas leur classement (à moins que nos concitoyens assimilent l'augmentation des gaz à effet de serre à une pollution, bien qu'elle ne menace pas directement leur santé ?) De manière générale, 23% seulement des personnes interrogées pensent qu'on leur dit la vérité et 19% que les autorités prennent des mesures adéquates dans ce domaine. On peut en conclure que les Français vivent avec une certaine angoisse (à moins qu'il ne s'agisse que de fatalisme) : pour eux, « la situation est probablement pire que ce qu'on dit et rien n'est fait pour y remédier» . Mais voyons la suite qui nous intéresse plus directement. 95Baromètre IRSN 2007. Enquête approfondie effectuée en novembre 2006 sur un échantillon représentatif de 1042 personnes.
Les retombées de Tchernobyl en France inquiètent 55% des Français; 9% seulement pensent que les autorités ont dit la vérité sur les dangers qu'ils représentent pour la population et 12% qu'elles ont prises des mesures de protection adéquates96. Ces taux n'ont guère évolué depuis cinq ans. Comme le souligne le rapport, la question des retombées radioactives de Tchernobyl recueille les plus mauvaises opinions: plus faible cote de confiance et de crédibilité accordée à l'information donnée. Pis encore, comme nous l'avons déjà signalé chapitre 16, 93% des personnes interrogées considèrent que l'augmentation des maladies de la thyroïde en France est une question de fond. Revenons sur cette constatation pour souligner à nouveau que c'est le plus fort taux de réponses négatives de cette enquête. Le public pense donc incontestablement que les retombées radioactives ont eu un impact sanitaire réel. Mais qui leur a dit le contraire? On voit tout le travail qu'il y a à accomplir pour dessiller les yeux de nos compatriotes. Encore faut-il avoir accès aux canaux d'information et être crédible.. . À qui font confiance les Français?
En terme de compétence, le CNRS arrive en tête (à 88%), un peu avant le CEA, les organismes internationaux, EDF, l'IRSN et l'Autorité de sûreté nucléaire (entre 80 et 75% de reconnaissance de leur niveau de compétence). L'Académie des sciences ne dépasse pas 65% et les médecins 55%. Les journalistes et les syndicats se situent entre 20 et 25%, les hommes politiques à 15%, sauf l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et techniques (OPECST) qui est crédité de 50% d'opinions favorables. Or le CNRS, en tant qu'organisme, ne s'est jamais manifesté dans l'affaire Tchernobyl, ce qui est normal puisque, osons le dire, il n'avait pas de réelle compétence d'ensemble dans ce domaine qui touche de près au secteur industriel ou à celui de la santé et n'intéresse guère la recherche fondamentale qui est sa véritable vocation. Si des scientifiques de cet organisme se sont exprimés, cela a été à titre personnel. Ce taux élevé d'opinions favorables existait avant la crise de Tchernobyl et a peut-être été renforcé par les premières interventions très assurées du GSIEN et celle de Monique Sené lors du débat télévisé du 10 mai. Des individus libres, provenant d'un organisme neutre et réputé, voilà qui emporte davantage l'adhésion que des responsables officiels tenus à une certaine prudence dans leurs propos et qui sont jugés, à tort ou à raison, soumis à des directives politiques. %
Les questions posées ont été les suivantes dans chaque domaine: estimez-vous que l'on dit la vérité sur les dangers qu'il représente pour la population? Avez-vous confiance dans les autorités françaises pour leurs actions de protection? 226
Nous connaissons de nombreux physiciens du CNRS qui ont des avis très différents des leurs et ne s'en cachent pas; mais personne ne le sait. À l'époque, ils ne voyaient pas de raison de s'inviter dans le débat. Aujourd'hui, leur intervention ne serait plus d'actualité. Dommage. Voyons maintenant la crédibilité des intervenants. Trois entités seulement dépassent 50% d'opinions favorables, sans atteindre jamais 60% : le CNRS à nouveau, les associations écologistes et les associations de consommateurs (tous aux alentours de 57%). Les hommes politiques ferment une fois de plus la marche (5%), après le gouvernement (10%), les syndicats et, encore une fois, les journalistes qui font un score médiocre (30%). En première conclusion donc, si les Français reconnaissent des compétences, ils croient beaucoup plus difficilement ce qu'on leur dit, quelle que soit la source d'expression. Ce sont des sceptiques, qui estiment que l'on peut tout à la fois être compétent et cacher la vérité. Les Français se méfient des scientifiques...comme sans doute de bien d'autres catégories de citoyens. Constat surprenant, les journalistes sont très mal classés: ni compétents, ni crédibles! Pourquoi donc les accuserait-on de désinformation puisque le public ne les croit pas ? En fait, il faut nuancer le jugement et distinguer les médias pour lesquels ils travaillent. Seulement un tiers des personnes interrogées considère les articles de presse comme utiles pour se forger une opinion sur les sujets traitant de l'environnement, mais les informations, reportages ou émissions télévisés réussissent le meilleur score avec 56% d'opinions favorables, bien au-dessus des avis des scientifiques qui doivent se contenter de 40%. On mesure ici tout le poids de la télévision dans l'information - ou la désinformation - du public. La puissance de l'image, qui capte plus l'attention, privilégie l'émotion et facilite la mémorisation des faits, l'emporte sur l'information écrite. Bien passer à la télévision est devenu capital et mal passer, mortel. Le poids des documentaires On a l'impression que, dans l'esprit des téléspectateurs, les documentaires ne sont pas le fait de simples journalistes mais d'êtres supérieurs (ils se mettent rarement en scène...) qui se sont longuement renseignés, ont eu accès à des archives ou des dossiers « secrets », à des confidences personnelles etc., bref des personnes dont on ne peut mettre en doute le sérieux et la bonne foi. Or, rien n'est plus facile que de truquer, même involontairement, un documentaire. Devant la masse souvent considérable de la documentation rassemblée, il faut bien faire un tri, qui peut être orienté, et il est tentant d'insister sur les images les plus frappantes, d'extraire de longues explications les petites phrases qui font mouche, d'oublier (!) de présenter les arguments qui vont dans le sens contraire à l'idée que l'on se fait de la 227
question et le plus souvent (bien qu'on ne le dise pas trop ouvertement car il faut paraître impartial) de la thèse que l'on veut défendre. Certains de nos collègues, longuement et courtoisement interrogés sur Superphénix, par exemple, n'ont jamais retrouvé un mot de leurs interventions dans le reportage diffusé par la suite, à orientation clairement antinucléaire. C'était couru d'avance, mais chacun avait joué le jeu. Ces procédés sont hélas monnaie courante. Nous avons visionné de très beaux reportages «( la bataille de Tchernobyl» par exemple) avec des interviews prestigieuses et de belles séquences filmées, dont les réalisations ont certainement été longues, difficiles et coûteuses. Nous aimerions bien savoir comment ils ont été décidés et financés, mais le problème n'est pas là. Il est dans la tranquille assurance avec laquelle une voix off nous assène certaines outrances ou contrevérités qui font frémir...et douter de l'objectivité du réalisateur. Prétendre que, la moitié de l'Europe aurait été détruite si le réacteur voisin de Tchernobyl 4 avait été touché à son tour n'a aucun fondement sérieux: l'énergie dégagée par l'accident de Tchernobyl4 n'a fait que deux morts directs. On ne voit pas pour quelle raison un second accident, sur un réacteur dont on aurait pu stopper la réaction en chaîne en quelques dizaines de secondes en cas de danger immédiat, aurait pu conduire à son tour à une explosion dégageant davantage d'énergie. Quant au potentiel radioactif de l'autre réacteur, il n'était guère différent de celui qui a été accidenté. Mêler le vrai et le faux pour faire passer ce dernier est un procédé bien connu. Lors du visionnement du documentaire, seul le spécialiste peut distinguer, par exemple, si les images projetées proviennent d'archives ou sont des reconstitutions (ce n'est hélas pas toujours précisé). Il suffit d'ajouter à 1'horreur des faits la compassion pour les victimes pour conquérir le grand public. Comme nous l'avons déjà dit, une éthique du documentaire reste certainement à établir et faire respecter, sinon n'importe quelle thèse pourra être soutenue sans risque d'être contredite. Il faut beaucoup de temps pour faire admettre une autre vérité que celle assénée à partir d'une analyse sommaire « orientée». On se souvient du prétendu « excès de leucémies infantiles» autour de l'usine de retraitement de La Hague qui a nécessité de longues études avant d'être récusé. Au Pays de Galles, la même accusation a été portée contre l'usine de Sellafield, et ceci dès 1983. Il a fallu attendre février 2008, soit 25 ans, pour qu'une publication97 mette fm (espérons-le I), à cette polémique. L'excédent soidisant « constaté» résulterait d'une base de données faussée et de calculs biaisés. Cet article n'a guère eu d'échos dans la presse internationale, 97
STEWARD (J.A) et coU Leukaemia incidence in Welsh children with low level radiation - making sense of erroneous results published in the media - J. RadioL Protection 28 (2008) 33-4
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contrairement aux allégations contraires. Son auteur recommande aux journalistes de veiller soigneusement à l'objectivité de leurs sources et notamment de vérifier désormais qu'une expertise contradictoire a bien été effectuée avant la publication de nouvelles alarmistes. On le comprend. Écologie, écologisme Évoquons maintenant ces associations «écologistes », qui sont plus crédibles aux yeux des Français que les académies ou les médecins. Le lecteur aura sûrement remarqué que nous n'avons jamais employé ce terme jusqu'à maintenant, lui préférant la dénomination «d'antinucléaires », position qu'elles partagent toutes (le seul point qui fasse leur unité, dit-on...). L'écologie, «science qui étudie les relations des êtres vivants avec leur environnement» (selon le Petit Larousse), n'est pas concernée par les retombées de Tchernobyl en France, sinon pour utiliser ces dernières comme d'éventuels traceurs dans le cadre de recherches fondamentales. Il n'en est pas de même en Ukraine, évidemment, au voisinage de la centrale accidentée, car la forêt « rousse» mérite sans doute d'être étudiée, avec son fort niveau de rayonnement résiduel provenant de radioéléments de toutes natures, ainsi que sa flore et sa faune débarrassées en contrepartie de leur principal prédateur: l'homme. On confond trop souvent l'écologie et «l'écologisme », courant de pensée né de considérations très respectables, mais qui se développe de plus en plus en faisant la part belle aux émotions, au détriment de la pensée rationnelle et scientifique. D'ailleurs, conscients de cette dérive, nombre de membres fondateurs des mouvements qu'ils avaient créés les ont quittés; c'est le cas de James Lovelock, le père de la théorie Gaïa, qui a rompu avec ses camarades en 2004 et plus récemment de Patrick Moore, un cofondateur de Greenpeace en 1971. Tous deux ont rejoint l'association des écologistes pronucléaires (AEPN), créée par Bruno Comby, ou plutôt ses filiales anglophones, britannique ou canadienne (Environmentalists For Nuclear Energy). Patrick Moore écrit même dans la préface d'un livre de Bruno Comby98: Les extrémistes écologiques sont opposés à l 'homme. Ils sont contre la science, la technologie et le commerce. Ils sont tout bonnement anti-civilisation. Les livres dénonçant cet extrémisme écologique sont de plus en plus nombreux et on peut espérer que les excès de la doctrine se résorberont peu à peu pour laisser place à une prise de conscience plus réaliste des vraies priorités. Moins dépenser d'énergie, comme on le prône sur tous les tons, c'est bien, sauf si celle-ci, par exemple, sert à transporter puis enfouir dans le
98COMBY (Bruno) Environmentalists For Nuclear Energy. Editions TNR, 2006 229
sous-sol le C02 émis par les centrales au charbon ou au gaz. Les énergies ne sont pas toutes « nuisibles ». L'influence des médias sur la perception des « énergies renouvelables » Les médias sont-ils le reflet de l'opinion publique ou la façonnent-ils? C'est un vieux et faux débat, car sans doute les influences sont-elles réciproques. Tout de même, quand des études d'opinion nous révèlent que plus de 90% des Français sont favorables aux éoliennes dans l'Hexagone, il n'est guère possible de douter de l'efficacité du martèlement médiatique! Ainsi ne cesse-t-on de déplorer à la télévision que la France soit la dernière de la classe en matière d'énergie éolienne! La « maîtresse» nous fait les gros yeux.. .Pourtant, la première, l'Allemagne, émet 50% de gaz carbonique par habitant de plus que la France! En 2007, 7,2 % seulement de son énergie électrique était due au vent. Le Danemark fait mieux proportionnellement (15%), et ceci depuis des décennies, mais ses rejets de C02 par habitant sont du même ordre. Ne pouvant techniquement aller plus avant, il a arrêté son développement éolien. Nous n'avons donc aucune raison d'avoir honte sur ce plan; au contraire! Cette énergie, qui ne passe pas inaperçue dans l'environnement au point d'irriter les habitants du voisinage (des «mauvais Français» qui manqueraient d'esprit civique, selon certains journaux...) a certes des vertus évidentes (gratuité du vent, absence de déchets). Mais est-il bien sûr que son développement massif en France diminuerait nos émissions de C02? Pas du tout. Il faut bien prévoir des sources d'énergie électrique de remplacement quand il n'y a pas assez de vent pour faire tourner les pales ou qu'il y en a trop (l'installation s'arrête alors par mesure de sécurité) ! On dit souvent à propos du lancement d'un nouveau parc qu'il fournira de quoi desservir une ville de 10 000 habitants, mais on ne précise pas que c'est pendant le quart du temps seulement (plutôt le cinquième en Allemagne, où le vent est moins régulier). Dans ce cas, ce sont naturellement des ressources fossiles qui sont sollicitées (et qu'il faut avoir développé en parallèle). En un mois, de fin août à fin septembre 2008, la « vertueuse» Allemagne a décidé la construction de trois grandes centrales au lignite ou au charbon. Pour la première, un transport du C02 produit vers un site souterrain du Schleswig est prévu à grands frais (la conduite aura 300 à 400 km de long). Rien de tel, en revanche, pour celle que la Ville de Hambourg (coalition SPD--Verts), pourtant très proche de ce site, construira pour 2 milliards d'euros. La
composante «verte» a avalé la pilule avec dégoût, mais il faut ce qu'il faut. ..N' a-t-elle pas fait arrêter la centrale nucléaire de Stade, à l'embouchure de l'Elbe? D'ailleurs, en France, en cohérence avec la perspective de développement des éoliennes, la DGEMP a prévu pour 2020 une 230
augmentation de la part des énergies fossiles dans la production d'électricité et donc une augmentation de nos rejets de C02. L'énergie éolienne a certes sa place quand elle peut remplacer les énergies fossiles (dans les régions très venteuses et isolées comme dans les îles ou dans les pays qui rejettent l'énergie nucléaire), mais pas dans l'Hexagone où celles-ci ne jouent qu'un faible rôle dans la production d'électricité. Les tenants de l'énergie éolienne en France prétendent que, vu l'étendue de notre territoire, il existe toujours un site venteux utilisable quelque part. Mais la valeur du « foisonnement» annoncé est sujette à caution car, et c'est bien là le comble, les chiffres de production électrique éolienne relèvent en France du secret commercial et ne sont donc pas publiés, un manque de transparence qui n'est guère dénoncé, c'est le moins que l'on puisse dire99. Bien d'autres facteurs doivent être aussi pris en compte dans une appréciation d'ensemble des éoliennes: le coût de l'électricité produite, deux à trois fois plus élevée, les risques spécifiques d'instabilité du réseau électrique qu'elles induisent ou favorisent, pouvant conduire à des black-out (on l'a vu lors de la panne du 4 novembre 2006), le bilan industriel et commercial français sous-jacent. Certes, elles induisent des petits emplois locaux pour leur entretien. Mais est-ce un signe de productivité? Curieusement, aucun débat public n'a été organisé par le gouvernement, ni réclamé par les médias sur ce sujet alors que le montant des investissements prévus dans les années à venir (20 à 30 milliards d'euros) est de l'ordre de sept fois supérieur à celui du fameux EPR de Flamanville, objet de débats interminables, fortement médiatisés. Un peu d'esprit critique s'imposerait sur ce sujet. On le trouve chez certaines personnalités dont de courageux commis de l'État, mais il est encore insuffisamment présent dans les relais d'opinionlOo. Les énergies renouvelables ont certainement leur part à prendre dans le bouquet énergétique, selon les lieux où elles peuvent judicieusement s'appliquer et à un rythme d'entrée cohérent avec celui du progrès technique et économique. S'il faut sans nul doute poursuivre les recherches dans ce domaine très vaste, arrêtons d'en prôner aveuglément la réalisation partout, pour des raisons purement idéologiques. Gageons que le consommateur français sera moins enthousiaste lorsqu'il constatera au fil du temps que sa facture d'électricité a augmenté de 10%, 99
Au Danemark, la production d'électricité éolienne a été nulle pendant la quinzaine
de jours froids de décembre 2007. Quid en France à la même époque, pendant laquelle les records de consommation ont été battus? Impossible de le savoir. 100
En Allemagne, le Spiegel a protesté avec vigueur depuis des années. Notons
cependant en France l'article critique du Nouvel Observateur du 17 janvier 2008, intitulé « Vent de folie », et d'autres plus récents, dans le Figaro Magazine par exemple ou encore dans Le Point du 10 avril 2008 (chronique de Valéry Giscard d'Estaing).
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20%, 30%, sans que les émissions de C02 aient diminué. Mais il sera trop tard. Il devra payer l'engagement que Dominique Voynet a pris en 2001 au nom de la France, contrairement aux directives qu'elle avait reçues, de réaliser sur notre sol 21% d'électricité d'origine renouvelable en 2010 et à ceux qui ont suivi (l'obligation des «trois 20% »). On comprend le soutien ardent de cette politique par l'Allemagne car, bien que beaucoup moins vertueuse en termes d'émissions globales de C02 par habitant, elle aura réussi à imposer en Europe une part de production qui ne peut être réalisée qu'avec l'aide du vent...et de son industrie fortement exportatrice (comme celle du Danemark). Ce n'est pas pour rien que, sur leur site windenergie.de, les industriels concernés, à la recherche de capitaux, se définissaient sans complexe, il y a peu, comme « un puissant lobby». Il est surprenant que les farouches anticapitalistes français restent insensibles à cet aspect des choses et aux fortunes qui se sont bâties en peu de temps en revendant des permis éoliens. Qui seront les cocus dans cette affaire? Seule une phobie orchestrée du nucléaire peut expliquer cette attitude, une passion aveugle qui se manifeste aussi par l'accent particulier (pour ne pas dire exclusif) mis sur les économies d'électricité alors que c'est la réduction des émissions de gaz à effet de serre qui devrait être l' obiectif primordial. Bien sûr, toute économie d'énergie à un coût raisonnable est bonne à prendre, mais la production d'électricité en France est faite à 90% sans émissions de gaz à effet de serre et ce sont dans les secteurs qui brûlent des combustibles fossiles qu'il faut faire porter prioritairement nos efforts. Ce sont des chauffeeau solaires et les pompes à chaleur, déjà rentables, qu'il convient de multiplier sur notre sol beaucoup plus que des cellules photovoltaïques très fortement subventionnéeslOl. Sur l'électricité, on assiste à un double langage, totalement contradictoire mais hélas encouragé par la puissance publique pour des raisons politiques. Il est de bon ton d'en stigmatiser l'emploi pour le chauffage des locaux, une « aberration thermodynamique» à première vue, qui repose sur des idées simplistes mais ne résiste pas à la comparaison des statistiques globales énergétiques françaises et allemandes102. Mais, d'un autre côté, on en minimise l'importance en ne publiant que des bilans globaux d'énergie qui ne considèrent pas l'énergie primaire dépensée pour produire de l'électricité par les machines thermiques, que celles-ci brûlent des combustibles fossiles ou de l'uranium. En langage de spécialistes, les bilans cités sont ceux des 101
Sur toutes ces questions, le lecteur pourra consulter le site sauvonsleclimat.org. 102Le Français consomme plus d'électricité que l'Allemand en moyenne (3840 contre 2890 kW, source AIE), ce qui ne s'explique que par l'importance de «notre» chauffage électrique. Cela ne l'empêche pas de produire 40% de C02 de moins. Fautil donc envier et copier le modèle allemand? 232
énergies «finales» ou «utiles» et non ceux tenant compte des énergies réellement consomméesl03. Or, ce sont ces dernières qui produisent du gaz carbonique! À croire qu'on pourrait très bien se passer d'électricité, puisqu'elle représenterait si peu dans le bilan énergétique de notre planète, tel qu'on nous le présente! Mais prenons l'exemple des voitures hybrides: en fabriquant de l'électricité à partir d'essence, elles économisent cette dernière! Dans ce cas, qu'est-ce que l'énergie «primaire» et l'énergie « utile» pour nos contradicteurs? On voit bien que l'électricité a des vertus particulières (facilité de régulation entre autres) qui en rendent souvent l'usage économique... pour ne pas dire « écologique» ! Retour sur la pensée unique
L'opinion des Français à l'égard de Tchernobyl et de ses effets n'est nullement étonnante. Comment pourrait-il en être autrement après vingt ans d'indignation et de sarcasmes rituels pour stigmatiser les prétendues fautes de l'État, ce qui est tout de même exceptionnellement long et lassant. Rien de tel dans les autres pays d'Europe, où la gestion de la crise n'a pourtant pas été idéale. Ce qui peut se comprendre de la part d'organisations contestataires internationales (ou nationales, plus ou moins instrumentées) s'explique moins bien dans nos relais d'opinion. Cette virulence s'explique-t-elle par le maintien de l'essentiel de notre programme nucléaire alors que ceux des autres pays européens ont sombré corps et biens (en Italie et en Autriche) ou ont donné lieu à des décisions d'arrêt progressif (plus ou moins appliquées)lo4? Le fait d'avoir réussi à sauvegarder et même accroître ses capacités et compétences dans tous les secteurs (exploitation, construction, approvisionnement en uranium, recherche et développement), aurait valu et vaudrait encore au nucléaire civil français d'être l'ennemi à abattre pour ceux que cette énergie dérange dans le monde, pour des raisons idéologiques ou stratégiques (du fait de la concurrence internationale dans le domaine énergétique).
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Dans tous les modes de production d'électricité à partir de sources de chaleur (fossiles ou nucléaires), une partie importante de l'énergie dégagée est inéluctablement dissipée en pure perte dans l'environnement. L'énergie électrique, « utile », n'est donc qu'une fraction de l'énergie totale dégagée. Sur ce sujet délicat, on pourra se référer au livre de Pierre BACHER (L'énergie en 21 questions) Odile Jacob, avri12007. 104Deux exceptions notables: la Suisse maintient son activité nucléaire grâce à des votations favorables et la Finlande investit dans la réalisation d'un réacteur EPR depuis trois ans. Ce fut pourtant le pays le premier touché par les retombées, hors URSS.
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Tchernobyl n'est pas seul sujet à « petites phrases» comme nous l'avons dit. On entend ainsi répéter sans relâche qu'on ne sait quoi faire des déchets nucléaires de longue durée de vie (ce qui condamnerait le nucléaire...), alors qu'un consensus parlementaire a été obtenu sur les solutions à mettre en œuvre le moment venu, se traduisant par une loi votée en juin 2006. On admire les peintures pariétales réalisées il y a 27 000 ans dans la grotte Cosquer, près de Marseille, ce qui prouve le peu d'agressivité d'un milieu naturel dont l'atmosphère a été pourtant longtemps en contact avec la mer. Aucune autorité de sûreté n'admettrait de placer là des fûts en acier contenant des déchets vitrifiés (ils seront beaucoup mieux protégés par des barrières géologiques profondes), mais s'ils y avaient été déposés à cette époque reculée, pense-t-on qu'ils se seraient désagrégés d'une manière ou une autre? Durant ce laps de temps, leur radioactivité aurait décru d'un facteur 20000 environ, et les dangers qu'ils présenteraient ne seraient nullement effroyables, comme on veut nous le faire croire. On pourrait espérer moins de réflexe et plus de réflexion sur les dangers réellement courus par les générations très lointaines. À longue échéance, les populations ne pourraient subir que de très faibles doses en cas de fuite et nous avons vu ce que l'on peut penser aujourd'hui de leurs effets sanitaires, d'autant qu'il s'agirait surtout de rayons a ; ceci à une époque où la médecine aura fait certainement de nouveaux progrès (pensons à ce qu'elle était il y a deux ou trois siècles, alors que nous évoquons des millénaires)...à moins que l'Homme ait alors disparu ou soit revenu à l'état de bête sauvage, auquel cas il mourra prématurément de bien d'autres causes et son sort nous intéresse assez peu. Disons le sans fard, une information à sens unique faite de slogans répétés s'apparente à de la pure propagande et le public français mérite mieux. Les progrès réalisés dans la communication en matière de sûreté nucléaire, grâce au bon dialogue établi dans la foulée de Tchernobyl entre le représentant des médias (Pierre Desgraupes) et les experts en sûreté nucléaire (Pierre Tanguy et François Cogné) ont permis de limiter les réactions médiatiques excessives en cas d'incident très mineur (de niveau 0 ou 1) et donc d'orienter la communication vers les vrais problèmes. Ce qui a été réussi pour la sûreté devrait l'être aussi pour la radioprotection. Les avancées de nos connaissances sur les effets des rayonnements devraient y contribuer. C'est sans doute dans cette voie que nos autorités et organismes compétents se dirigent et nous espérons qu'elles réussiront à créer le climat de confiance dont a besoin notre société.
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24 Science et méfiance Quel est finalement le vrai bilan de Tchernobyl?
L'explosion du réacteur nucléaire n04 de Tchernobyl peut légitimement être classée parmi les catastrophes industrielles majeures de notre temps. Les rayonnements émis ont sans nul doute provoqué dans les Républiques de l'ex-URSS une épidémie de cancers thyroïdiens chez l'enfant et l'adolescent, épidémie toujours en cours mais qui n'a entraîné à ce jour qu'un nombre réduit de décès. On a aussi relevé une augmentation limitée des leucémies dans la population des « liquidateurs» mais on ne l'a pas détectée ailleurs, pas plus qu'on n'a enregistré de taux anormal de malformations à la naissance. Quant aux cancers solides imputables aux rayonnements, autres que ceux de la thyroïde, il est indéniable que, s'il existe encore une grande incertitude sur leur nombre, comme sur l'époque à laquelle ils se manifesteront, ils seront néanmoins, dans les pires hypothèses, indétectables par des études statistiques, ce qui est à la fois rassurant et regrettable: en effet, ne pouvant être dénombré, l'effectif réel des malades donnera toujours prise à la polémique, à moins que le progrès des connaissances fondamentales en radiobiologie permette de trancher entre les divers modèles de cancérogenèse possibles et de rendre crédibles les prédictions. Les études les plus récentes sur les effets des faibles doses poussent à l'optimisme, mais il serait imprudent de vouloir conclure dès aujourd'hui. Ce sont certainement les conséquences indirectes qui ont fait le plus de dégâts. Les délocalisations, la désorganisation sociale, la baisse du niveau de vie, le stress considérable et la peur des effets sur la santé comme de tout ce qui pourrait survenir dans l'avenir ont eu des conséquences graves qui se sont surajoutées aux effets directs des rayonnements, relativement limités comme on vient de le voir. Il convient d'ajouter une addiction accrue à des drogues dangereuses (un effet indirect indéniable sur la santé susceptible de fausser certaines études statistiques), une diminution de l'espérance de vie comme une raréfaction des naissances Dans les autres pays d'Europe, l'opinion qui prévaut est l'absence d'effets sanitaires directs et un possible effet indirect sur les interruptions volontaires des naissances, de faible amplitude. Il reste que ces estimations sont l'objet de polémiques interminables et, pour ne parler que de la France, il y a un certain paradoxe à observer depuis vingt ans, les débats acharnés qui ont lieu pour déterminer si la probabilité de
dépasser 1, 10 ou 100 victimes en 60 ans est acceptable ou non, alors qu'il existe 50 000 cancers annuels du tabac, cancérigène notoire qu'on continue à pouvoir acheter en toute innocence au coin de la rue, ou des milliers de morts sur le réseau routier du fait des abus d'alcool (autre drogue en vente libre). On ne peut donc s'empêcher de se demander pourquoi Tchernobyl a acquis dans l'inconscient collectif le statut d'épouvantail absolu et pourquoi l'évocation du nucléaire suscite autant de terreur obscure. Plus que le nombre de morts, ne serait-ce pas l'aliénation pour une durée longue et indéterminée (plusieurs dizaines d'années encore ?) d'un territoire contaminé d'étendue notable qui serait jugée sacrilège et donc inacceptable? L'avenir seul dira comment et à quel rythme ces terres aujourd'hui abandonnées pourront être à nouveau habitées sans risque. La peur, une nouvelle épidémie à la mode À vrai dire, le nucléaire est loin d'être seul capable de susciter de fortes craintes et bien d'autres technologies modernes ne sont perçues qu'avec leur cortège de dangers, réels ou supposés. Pourquoi donc cette inquiétude larvée devant le progrès est-elle survenue chez nos contemporains et depuis quand? Dans un livre récent105,Luc Ferry constate que la peur est devenue une des passions dominantes des sociétés démocratiques. Ce qui est nouveau, dit-il, c'est que l'angoisse ne fait plus honte, elle se porte en bandoulière. Autrement dit, selon la majorité des citoyens et surtout de ceux qui les inspirent, on aurait bien raison d'avoir peur. Devenue légitime au fil du temps, cette peur serait même devenue signe de sagesse. Parallèlement, l'objet de nos craintes aurait changé: ce ne serait plus la Nature et ses caprices (tremblements de terre, cyclones) ou ses dangers plus latents (paludisme par exemple), mais la science elle-même, le progrès voulu par les hommes. Luc Ferry attribue en partie cette révolution à un lent mécanisme de déconstruction de la pensée ancestrale, qui aurait été bousculée au cours du )(XC siècle dans divers domaines, celui de l'Art par exemple. La science ellemême aurait participé à ce renversement des valeurs par ses découvertes (Einstein fait revoir la notion du temps et de l'espace, Planck crée une nouvelle mécanique et Heisenberg détruit notre sentiment qu'il existe des certitudes à toutes les échelles de l'Univers). Les nouvelles théories sont incompréhensibles par le public qui doit bien concéder cependant que l'expérience les confIrme, et parfois de façon «éclatante» (la bombe atomique). A cette déconstruction des anciennes valeurs s'ajouterait un sentiment de dépossession des citoyens qui craignent que la «machine» créée par l'homme lui échappe, voire se retourne contre lui. 105
FERRY (Luc) Familles, je vous aime - Editions Pocket - janvier 2008. 236
Si la crainte des rayonnements ne figure pas dans la longue liste des peurs les plus courantes citée par Luc Ferry, c'est que, sans doute, cette dernière est-elle jugée par l'auteur tout à fait justifiée! Or, on ne peut prétendre que les rayonnements ne sont pas dangereux (on l'a hélas vu récemment, dans notre pays même, à propos des erreurs faites en radiothérapie), mais seulement que, comme l'avait déjà prétendu Paracelse au XVIe siècle, c'est la dose qui fait le poison, c'est-à-dire que ce qui s'avère dangereux à un certain niveau ne l'est (peut-être) plus du tout à un niveau plus faible. À ceci, on pourra rétorquer que des effets secondaires prévisibles ou non, des réactions imprévues de l'organisme, des allergies particulières peuvent parfois apparaître et qu'il faut protéger les personnes les plus faibles, les plus sensibles. Nul ne peut affirmer aujourd'hui que les hommes sont tous égaux devant les faibles doses et qu'il n'existe pas de susceptibilités individuelles qu'aucune étude épidémiologique ne pourra clairement révéler. La méfiance serait-elle donc logique? Certes, mais à condition de ne pas oublier que les hommes comme tous les êtres vivants, naissent, se reproduisent et meurent dans des ambiances souvent hostiles, que la radioactivité naturelle fait partie de notre environnement depuis des millénaires et n'a semble-t-il nullement entravé l'explosion de la vie sur notre planète... Alors? Progrès de la peur ou peur du progrès? Nous empruntons ce titre au remarquable ouvrage de Nayla FaroukilO6, philosophe et historienne des sciences, qui a réuni des groupes d'enseignants et d'élèves du Pôle Société de l'École Nationale Supérieure de Création Industrielle (ENSCI) pour débattre de la question «la peur peut-elle être désamorcée par le savoir? » dans quatre domaines: le nucléaire, le clonage, les techniques de l'information, l'effet de serre. Des débats, souvent rudes, ressortent de nombreuses indications que nous rapportons ci-après: Historiquement, la notion de progrès est apparue au XVIIe siècle avec Bacon et Descartes qui écrit que le but de l'acquisition des connaissances est de rendre l'homme «comme maître et possesseur de la nature ». Au siècle suivant, le progrès devient une valeur en soi, que ce soit le progrès matériel, par l'action sur la nature, ou le progrès moral (le« contrat social »). Au XIXe siècle et particulièrement dans sa deuxième moitié s'affirme la foi en un progrès bienfaisant et indéfini: si on relit Jules Verne, on voit que le savant et l'ingénieur sont les personnages clés de ses romans, introduisant la notion qu'avec la connaissance et la technique, l'homme susceptible de garder son sang-froid est capable des plus grands exploits. Ces espoirs 106_
FAROUKI (N) et colI. - Les progrès de la peur Editions du Pommier
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2001.
mirifiques étaient certes excessifs et il est juste de dire que d'autres penseurs dénonçaient simultanément le mythe d'une idéologie basée sur le bonheur issu du seul progrès technique, mais c'est plutôt le comportement humain sans scrupule qui était dénoncé (voir Dickens, Zola, Marx.. .). Au )(Xc siècle, ces deux écoles de pensée ont vu chacune les évènements leur donner raison et leur fournir au centuple les arguments justificatifs. Jamais dans l'histoire de l'humanité les avancées techniques n'ont été aussi rapides (énergie, transports, communication, santé...avec ses conséquences sur la natalité) mais rarement les drames humains n'ont été également si tragiques (guerres, déportations, famines et exterminations...). À la notion du progrès bienfaiteur de l'humanité s'est superposée la perception de la science et de la technologie comme sources de graves difficultés potentielles, tout nouvel apport étant à la fois la meilleure ou la pire des choses suivant la façon dont il est utilisé. Cette ambivalence a tendance à croître avec la puissance ou la capacité de diffusion d'une nouvelle invention (nucléaire, OGM par exemple). Si bien qu'est apparue une méfiance sourde et bientôt généralisée devant les avancées techniques, méfiance reposant sur trois reproches principaux: - le manque de transparence, - l'irréversibilité des conséquences de certaines actions, - les excès possibles, liés à la seule logique économique ou à des prises de position politique à courte vue. Le citoyen actuel veut à la fois profiter des avancées technologiques et les contrôler. Lorsqu'il sent que lui échappe, par manque d'information ou par la complexité propre du sujet, la possibilité de peser exactement les risques d'une avancée scientifique, ses craintes et son aversion l'emportent sur les avantages qu'il pense pouvoir en retirer. Et bien sûr on retrouve ici en première ligne l'énergie nucléaire, réputée ésotérique, opaque et aux conséquences à long terme délicates à cerner, même pour les spécialistes. Perception du risque et utilité de l'objet. La perception du risque s'atténue en général avec la familiarité de l'objet utilisé. D. Mc Gregor et P. Slovic ont décrit en 1994 ce qu'ils ont appelé le modèle d'interférence: la plupart de nos contemporains acceptent volontiers l'idée que les champs magnétiques induits par les lignes à haute tension puissent interférer avec l'électricité naturelle du corps humain et donc poser des problèmes de santé. Mais ces inquiétudes concernent exclusivement les lignes à haute tension, objets lointains et d'apparence redoutable, et nullement les objets familiers tels que les nombreux appareils électriques domestiques (fours à micro-ondes, plaques de cuisson, rasoirs électriques) qui sont pourtant potentiellement plus nocifs du fait de leur proximité (l'intensité du champ diminuant en raison inverse du carré de la distance). 238
Autre exemple bien connu: les téléphones portables, qui, de format réduit et de manipulation aisée, ne suscitent guère de crainte alors qu'on a vu des levées de bouclier contre les antennes relais. Or, celles-ci sont situées à des centaines de mètres ou même des kilomètres, alors que la source représentée par le portable émet directement contre la boîte crânienne de l'utilisateur ! On peut donc affirmer finalement que la perception et l'acceptation d'un risque par un individu sont très influencées par les commodités que lui apporte la technologie concernée et par la facilité d'utilisation de l'objet. Dans ce contexte, la centrale nucléaire apparaît comme un bâtiment mystérieux, interdit au public et cachant des secrets effrayants, alors que la prise de courant est un engin banal qui décore les murs de tout appartement: pourtant c'est l'électrocution qui cause des morts et non les rayonnements qui sont créés dans les centrales nucléaires... Raison et émotion dans la perception d'un risque Compte tenu de ce qui précède, est-on capable de déterminer la nature et l'intensité d'un risque de façon totalement rationnelle? Non. La perception d'un risque conduit l'être humain soit à rechercher une protection, soit à nier la présence du risque, soit enfm,à lui attribuer après réflexion un niveau plus ou moins élevé de danger susceptible de guider son comportement ultérieur. Négligeons évidemment le phénomène totalement inconnu sur lequel on ne possède aucune connaissance préexistante pour ne considérer que les réactions de l'individu suffisamment averti. Il semble bien malgré cela que le problème ne soit pas si simple, comme nous l'apprend M. Setbon107: il apparaît en effet que la connaissance correcte d'un phénomène n'implique pas nécessairement une perception objective du risque encouru. C'est ce qu'on appelle l'illusion cognitive, un comportement strictement individuel qui aboutit à majorer, minorer ou même nier le risque en fonction du vécu de l'individu exposé. Or, au même moment, ce dernier a pourtant l'impression de déterminer son action uniquement en fonction des éléments factuels en sa possession. Les psychologues parlent devant ce type de comportement, de rationalité affective où la connaissance objective est largement remaniée, voire remplacée par l'expérience culturelle personnelle et ce, pourrait-on dire, quasiment à l'insu de l'individu! Voyons un exemple particulièrement net de cet effet: après les attentats du Il septembre 2001 aux États-Unis, les compagnies aériennes ont constaté une baisse importante des effectifs de leurs passagers sur les lignes intérieures. Nombre d'Américains avaient tout simplement pris leur voiture en remplacement. Le résultat a été clair: la statistique des accidents routiers mortels s'est enrichie de 1500 tués dans l'année qui a suivi alors qu'aucun 107 Réunion « Nucléaire et santé}) du 18 janvier 2007.
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vol n'a été détourné. La peur du drame aérien, terrifiant il est vrai, mais de probabilité infime, avait balayé la notion de danger bien réel du voyage en automobile, à la probabilité non négligeable, mais qui avait l'avantage de s'effectuer dans un univers familier et donc d'autant plus rassurant. Des approches scientifiques précises de ces comportements ont été réalisées et ont montré que la connaissance ou l'information rationnelles, même détaillées, ne peuvent déterminer seules le jugement ou la décision sans l'intervention du domaine affectif et des sentiments au sens large. On voit l'importance de ce qui précède lorsqu'il s'agit de faire passer dans l'esprit du public, éventuellement déjà conditionné par les nouvelles variées qu'il puise dans les médias, les conclusions d'un raisonnement scientifique souvent difficile à suivre pour les non-spécialistes... Symbolisme et société Poursuivons notre analyse en nous appuyant sur l'exposé de Serge Prêtre présenté lors d'une réunion de la société française de l'énergie nucléaire (SFEN) en 1996. La rationalité affective dont nous venons de parler repose sur la confluence entre le monde des faits et le monde des symboles qui coexistent en chacun de nous. Ces deux mondes correspondent d'ailleurs, grosso modo, au fonctionnement de nos deux hémisphères cérébraux, le cerveau gauche étant chargé d'analyser, organiser, classer et calculer alors que le cerveau droit pense plutôt par images et saisit les structures globalement, avec un certain flou. Dans le monde des faits, les jugements s'établissent sur la base d'une analyse élaborée et différenciée. Mais dans le monde des symboles, un jugement fait intervenir (plus ou moins consciemment) une intégration de symboles préexistants, souvent très anciens. Comme on l'a vu, les deux mondes s'interpénètrent sans arrêt et il est très difficile de déterminer lequel l'emportera sur l'autre dans une situation donnée. Dans le cas de l'énergie nucléaire et tout particulièrement depuis les bombes japonaises, les symboles principaux ont tous ou presque viré au négatif. Citons par exemple: - la puissance destructrice considérable concentrée dans un volume de matière réduit, - le mythe de l'apprenti sorcier qui ne peut être que dépassé par les forces qu'il déchaîne, - l'appropriation d'un secret qui aurait dû rester l'apanage de Dieu (mythe de Prométhée condamné pour avoir dérobé le feu divin), - l'apparition de rayonnements très destructeurs indétectables par nos sens, - la production de déchets toxiques quasi éternels devant la durée de la vie humaine... 240
Reste du bon côté de la balance (peut-être) la matérialisation du vieux rêve de l'alchimie (par transmutation d'un élément en un autre, enfin réalisée) et surtout, maintenant, la production d'énergie sans aggravation de l'effet de serre (cet autre monstre qui a sa place dans la galerie des menaces graves visant 1'humanité toute entière). Or, quand le monde des symboles fait irruption dans le conscient, il emporte tout sur son passage, comme une inondation ravage un village; on parle d'épidémie psychique (C.G. Jung). Les exemples historiques ne sont hélas pas rares: fanatisme, guerres de religion, inquisition, chasse aux sorcières, régimes totalitaires et délires nationalistes en sont les plus tristes démonstrations, mais les manifestations anti-nucléaires systématiques appartiennent, à la violence près, à la même catégorie de pensée. C'est ainsi que l'énergie nucléaire fut à ses débuts considérée comme sûre, propre, économique alors que, par la suite, ses inconvénients ont été montrés du doigt, longuement critiqués, des débats récurrents remettent sans cesse en question des problèmes pourtant précédemment réglés par d'épuisantes discussions, des moratoires sont proposés à tout bout de champ, etc. Cette guérilla incessante, regardée avec un préjugé favorable par une fraction notable de la population (si l'on en croit les enquêtes d'opinion) ne permettrait plus la construction, de nos jours, du parc de centrales qui assure pourtant à la France une place enviable dans le protocole de Kyoto. Simultanément, l'image des grands scientifiques et des professeurs s'est profondément dégradée. Au début du )(X0 siècle, on était discipliné, rigoureux et respectueux vis-à-vis de leurs enseignements. Actuellement, tout est différent: pour participer à une discussion d'ordre scientifique, il ne serait plus nécessaire d'être érudit, mais il suffirait d'être arrogant et d'affirmer avec force ses convictions, même si elles ne sont soutenues par aucune démonstration rationnelle. D'autant plus que les scientifiques eux-mêmes, peut-être à la suite des grandes découvertes de la physique qui ont bouleversé leurs conceptions (principe d'incertitude, relativité, mécanique quantique), ont beaucoup perdu, eux, de leur aplomb et ont tendance à fortement nuancer leurs affirmations devant des opposants qui, eux, clament leurs certitudes à tout vent. Le principe de précaution
Il est incontestable que les mouvements de méfiance envers les « savants », leurs capacités et leur enseignement, se sont aussi concrétisés de façon très claire dans la notion de «principe de précaution »108. Celui-ci est inscrit 108On peut consulter à ce propos l'excellent ouvrage de Pierre BACHER: « Quelle énergie pour demain? » (Editions Nucléon). 241
depuis février 2005 dans notre constitution par le biais de la «Charte de l'environnement ». Que dit son article 5 ?: Lorsque la réalisation d'un dommage, bien qu'incertaine en l'état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l'environnement, les autorités publiques veilleront par application du principe de précaution, et dans leur domaine d'attribution, à la mise en œuvre des procédures d'évaluation des risques et à l'adoption des mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage. Rien à redire sur le fond sur cette idée qui consiste, compte tenu de l'évolution rapide de la recherche, à protéger les populations des conséquences d'une utilisation ou d'une diffusion trop rapide d'une nouvelle technologie encore mal maîtrisée ou dont le champ d'application sans risque a des contours encore trop flous. On pourrait juste remarquer, avec J. de Kervasdoué (op.cit.) qu'il apparaît fort difficile de prendre des mesures proportionnées quand, justement, la raison même de ce principe est de manquer de proportion, la situation étant incertaine. On peut toutefois décider dans l'incertitude et, dans le passé, les exemples ne manquent pas, comme la quarantaine imposée aux navires marchands venant de loin, stricte application du principe de précaution bien antérieure aux découvertes de Pasteur. Cependant, peut-on toujours «prévoir l'imprévisible» comme le demandait un de nos députés au directeur de l'Institut de veille sanitaire? Certes non! L'application du principe de précaution réclamerait en effet, à la fois une juste appréciation des risques, par définition imprécis puisque ne relevant pas des connaissances déjà établies, et une série de mesures adaptées, tenant compte à la fois des conséquences biologiques, mais aussi économiques, des décisions prises. On est souvent loin de ce schéma idéal qui de plus se révèlerait souvent d'un coût exorbitant si on tenait à le mettre vraiment en œuvre. L'application sans limite de ce principe peut en effet conduire à des conséquences paradoxales qui sont finalement autant d'injures au simple bon sens. Pourquoi donc n'avoir pas repris tout simplement les conclusions raisonnables de la convention-cadre des Nations-Unies qui prévoyait de limiter l'application du principe de précaution aux perturbations graves ou irréversibles ou la référence de la loi Barnier (février 1995) qui demandait que les mesures respectent un coût économiquement acceptable? Est-ce pour donner un gage aux ennemis déclarés du progrès (il y en a et ils s'en vantent) ou pour se dédouaner de nos erreurs passées (il faut bien reconnaître qu'il y en a eu, dans le domaine sanitaire) en acceptant pour l'avenir une rigueur disproportionnée? Car l'un des premiers dangers du principe de précaution mal compris (ou plutôt compris dans le sens le plus strict) est de stériliser progressivement toute recherche avancée, toute initiative un peu risquée et de geler nos 242
sociétés dans un formalisme étroit, digne de la scolastique du Moyen-Âge, voire de remplacer des dangers hypothétiques par d'autres, bien réels, mais mieux acceptés. Hubert Curien a écrit que le principe de précaution consiste, alors qu'on ne sait rien d'un phénomène, à en prévoir tous les effets possibles, alors que le principe de prévention, tout autre, repose sur la nécessité d'analyser les choses qui sont prévisibles afin d'agir contre elles (Claude Allègre). Il n'est pas sûr que le public ait encore bien perçu le distinguo. Deux conséquences
du principe de précaution.
Première conséquence pratique: le durcissement des normes. La plupart d'entre elles avaient été fixées par référence à des risques sanitaires prouvés ou présumés. Mais lorsque l'industrie a montré qu'elle était en mesure, non seulement de les respecter mais de faire mieux sans grande pénalisation financière, la pression a été forte pour en imposer de nouvelles plus sévères. C'est ainsi que des normes dites «technologiques» se sont parfois substituées à des normes purement « sanitaires ». Puisque vous savez faire mieux, ont dit les opposants, définissons de nouvelles limites... Comment le pouvoir politique pourrait-il s'opposer à ce qui apparaît comme un progrès? En conséquence, certaines anomalies sans réel impact sur la santé, qui seraient passées inaperçues dans le système antérieur, sont devenues des incidents très regrettables, pour ne pas dire scandaleux. Y a-t-il réel danger en cas de dépassement temporaire de ces nouvelles limites, établies généralement pour un fonctionnement permanent? Dans la plupart des cas, non. Mais une seconde conséquence du nouvel état d'esprit, c'est qu'il paraît désormais politiquement incorrect de rassurer le public en cas d'incident. On aurait pu nous dire, par exemple, quels étaient les risques sanitaires d'une augmentation de la teneur en uranium de l'eau de la nappe phréatique du Tricastin après la fuite survenue en juillet 2008 dans l'usine de la SOCA TRI. Certes, de graves négligences avaient été observées, qui ont été rapportées et justement sanctionnées, mais on aurait pu axer aussi la communication sur les éventuelles conséquences. Rien de tel, à notre connaissance. Parlons-en donc rapidement: la norme recommandée par l'OMS, établie sur la base d'une consommation personnelle de 2 litres d'eau par jour, est de ne pas dépasser 0,015 mg/l (soit l5Jlg/l). Les organes sensibles à cette pollution chimique (la radioactivité joue un rôle secondaire) sont les reins et dans une moindre mesure le foie et les os. Beaucoup d'habitants isolés des zones granitiques boivent de l'eau de leur puits sans avoir contrôlé leur teneur en uranium. Une publication de 2006 fait état
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d'études statistiques réalisées en FinlandelO9.Elles montrent que, dans 30% des cas analysés, les teneurs dépassent 100 Ilg/l et atteignent même parfois 1500 Ilg/l (soit 100 fois la norme I). Aucun effet sanitaire significatif n'a été observé, malgré une consommation régulière pendant plusieurs dizaines d'années. On mesure la marge de sécurité énorme qui existe lorsqu'on dépasse (temporairement de surcroît) la norme officielle. Mais ceux qui le savent en France n'ont pas l'occasion de s'exprimer publiquement car on se garde bien de les questionner (ou, comme certains d'entre eux, ils font partie des « opposants» et ils préfèrent taire leurs connaissances et manifester leur « inquiétude»). Plutôt que répandre une telle information (trop rassurante 7), on a préféré déclarer que l'on allait contrôler de plus près les nappes phréatiques situées à proximité de toutes les centrales nucléaires (où aucun incident de ce type n'est possible, avec la meilleure bonne - ou mauvaise - volonté possible), ce qui se fait déjà en permanence! Cette affaire nuisant à l'image des «coteaux du Tricastin », les vignerons ont fait appel à la CRIIRAD pour vérifier qu'il n'en était pas résulté de contamination de leur raisinllo ! Jusqu'où ira-t-on dans l'hystérie collective 7 Depuis quelques années déjà, par suite du durcissement des normes et par précaution commerciale, des industriels retirent l'uranium contenu dans leurs eaux minérales avant de les mettre en bouteilles. Bientôt, parce que les pommes de terre contiennent de l'uranium, on ne pourra plus les vendre sans afficher leur radioactivité.. .Autant il était excessif de vanter dans les année 20 ou 30 les vertus des crèmes radioactives, autant il est ridicule aujourd'hui de vouloir éliminer toute radioactivité de notre environnement. Comment s'étonner, dans ces conditions, de l'inquiétude générale des Français et de leur forte consommation de tranquillisants 7 Une leçon que l'on doit tirer de l'affaire du « nuage », c'est qu'il ne faut jamais chercher à rassurer sans donner les raisons de sa tranquillité d'esprit. En 1986, le péché capital du gouvernement a été de laisser le Pro Pellerin prédire l'absence d'un risque sanitaire sans l'inciter (et surtout l'aider) à mettre sur la table au jour le jour toutes les pièces du dossier. Que ses prédictions sanitaires se soient révélées justes ou fausses est devenu presque secondaire. Mais, en laissant se développer l'idée que les très faibles radioactivités étaient nocives, la communication depuis lors a-t-elle fait de si gros progrès 7
109
KURTTIO(Païvi) et al American Journal of Kidney Diseases,vo147, n° 6
(June), 2006 pp 972-982 110Qu'on se rassure, elle n'en a pas trouvé... 244
Les péchés capitaux de la communication scientifique Nous avons vu comment les courants profonds de la pensée collective ont entraîné une méfiance croissante vis-à-vis des scientifiques et des chercheurs. Mais ces derniers veulent-ils vraiment sortir de leur ghetto et communiquer avec les médias ? Beaucoup craignent que leurs propos soient déformés et
parfois que des contacts trop fréquents ou trop amicaux avec les journalistes ne leur fasse perdre leur réputation auprès de leurs collègues, ce qui les conduit à rester dans leur «tour d'ivoire », au risque d'être accusés de manifester une morgue désagréable vis-à-vis de ceux qui ne cherchent qu'à mieux s'informer sur les problèmes complexes qu'ils étudient. Vivant dans le doute, ils savent bien que la critique des uns par les autres, voire l'autocritique bien menée, sont des éléments moteurs du progrès. Mais leurs hésitations et réserves ne facilitent évidemment pas l'adhésion à leurs thèses.
Quel contraste avec ces groupes contestataires bien organisés, actifs, très introduits dans les médias, qui apparaissent sûrs de détenir la Vérité! Faisons donc notre mea culpa: nous ne sommes pas de bons communicateurs et, sur les questions d'environnement, nous avons commis et continuons de commettre des erreurs manifestes en ne réfutant pas de manière plus audible les déclarations des opposants. Dans une conférence récente, Bernard Beauzamylll a fait une revue, certes non exhaustive, mais des plus intéressante, de certains de nos «péchés capitaux» en la matière. Il y présente plusieurs notions intéressantes: - L'indémontrable innocuité: s'il est possible de définir les effets nocifs de tel ou tel corps chimique ou de tel ou tel comportement, il est à tout jamais impossible de démontrer la totale innocuité d'une substance ou d'un matériel, quelles que soient la durée et l'ampleur des études qu'on y consacre. Tout produit peut être dangereux pour l'homme, hors de ses limites standard d'utilisation et ces limites peuvent différer d'une personne à l'autre. Prenons en exemple l'eau qui apparaît des plus inoffensive quand on en boit un litre par jour, mais essayez donc d'en absorber 50 litres dans le même laps de temps! Or, la réglementation européenne prévoit d'interdire l'usage de tout produit qui peut être dangereux à une dose égale à 50 fois son utilisation habituelle: faudra-t-il défendre de boire de l'eau?.. - Les résultats inquiétants finissent toujours par apparaître: on peut toujours récuser les études scientifiques et leurs conclusions sous prétexte qu'elles n'ont pas envisagé suffisamment de cas ni duré suffisamment longtemps. Car on peut « espérer» trouver un jour un trouble, même léger, et, en réclamant encore et toujours des études complémentaires, faire durer
III
Société de calcul mathématique:
Algorithmes
245
et optimisation.
l'affaire et accroître la suspicion en laissant entendre que la mauvaise volonté à poursuivre le travail cache un lourd secret. La méconnaissance des lois statistiques et des probabilités: celles-ci nous apprennent comment, dans toute étude, situer les limites en dessous desquelles il n'est pas possible de se prononcer, le résultat des calculs n'étant pas significatif. On sait par exemple que dans telle région, dans telles conditions, il y aura un certain pourcentage de maladies qui apparaîtront spontanément. Généralement, toutefois, on se contente de résumer la situation en indiquant par exemple que « depuis la mise en marche de telle installation, il y a eu 4 ou 5 cancers dans la population» en négligeant totalement de dire combien il y en avait par le passé (le plus souvent, on l'ignore) et ce qui s'est produit simultanément pour une population identique située en dehors de toute atteinte... - Les modèles approximatifs: un modèle n'est pas la réalité: il faudrait inscrire cette maxime en lettre d'or au début de tout reportage sur le sujet. « Faire un modèle, c'est, à partir de faits, d'informations, de lois plus ou moins connues, plus ou moins empiriques, prévoir comment les choses vont évoluer. Mais un modèle comporte toujours une part d'hypothèses et une part d'incertitudes. » Tout modèle représente une construction intellectuelle, un scénario possible, dont on espère qu'il est suffisamment probable pour donner des indications sur ce qui peut se passer, mais rien de plus! Lui accorder la valeur d'une prédiction absolue, même s'il émane d'un prix Nobel, et baser sur ces prévisions des décisions politiques lourdes de conséquence, est une erreur fatale.
-
La fracture scientifique
De même qu'il existe une « fracture sociale », nous voilà donc, au terme de ces réflexions, devant une « fracture scientifique ». Peur de la science, crainte et méfiance devant ses représentants les plus autorisés, invocation à tout propos du principe de précaution, désertion des étudiants dans les sciences réputées « dures », baisse des brevets internationaux déposés par notre pays... le constat est sévère et désormais la question du progrès scientifique est posée ouvertement, un progrès jugé plus fatal que réellement souhaité, entraînant des conséquences qui semblent plus menaçantes que porteuses d'espoir. Hélène Langevin-Joliot, présidente de l'Union Rationaliste, le reconnaît ainsi: « La rapidité des évolutions de la science et des technologies, ajoutée à l'opacité des modes de décision, à l'impact de catastrophes de différentes ampleurs et origines, afavorisé dans l'opinion publique le sentiment que plus
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rien n'était maîtrisé. L'aspiration au progrès s'est estompée devant la crainte du risque et même simplement de l'inconnu. »112 Le phénomène n'est pas purement français: le Herald Tribune a publié une série d'articles tout simplement intitulés: « La science est-elle importante ?». Faut-il s'en réjouir pour autant? Il ne nous appartient pas de proposer ici un catalogue d'actions particulières pour lutter contre cette fracture scientifique qui est maintenant bien reconnue et dont des personnalités plus autorisées se préoccupent, au Sénat par exemplell3. Nous n'avons pu, hélas, que la constater et mettre en évidence les difficultés de la communication scientifique lorsque des risques sanitaires sont en jeu. Pour conclure
Nous avons constaté comment les peurs collectives conduisent parfois à des résultats inverses de ceux qui étaient désirées. La crainte des grands accidents nucléaires a ainsi conduit au gel de nombreux programmes électronucléaires en Europe, conduisant cette dernière à recourir davantage aux combustibles fossiles pour sa production d'électricité, un recours dont on mesure vingt ans après l'impact désastreux sur ses émissions de gaz à effet de serre. En France, si l'essentiel du programme a été maintenu, Superphénix a été en revanche sacrifié pour exorciser nos peurs, une décision éminemment «politicienne» qui n'a pas seulement coûté extrêmement cher financièrement, mais a cassé l'avance d'une quinzaine d'années de notre pays en matière de réacteurs dits de 4èmegénération, capables d'augmenter les réserves énergétiques de l'uranium d'un facteur 50 et de brûler la plus grande partie des déchets à vie longue qu'ils produisent, un objectif vers lequel tendent aujourd'hui les experts du monde entier. Quel gâchis! Tchernobyl est sans aucun doute une catastrophe à éviter absolument, même si ses conséquences sanitaires directes ont été (et seront) moindres que ce qui a été prétendu. Cet accident a bien mis en évidence l'urgence d'en savoir plus sur l'action des rayonnements sur l'homme dans le domaine dit des « faibles doses» (qui intéresse aussi notre appréciation des risques à très long terme liés aux déchets) et il est donc essentiel, comme l'avait souligné Robert Dautray lorsqu'il était Haut-Commissaire du CEA, qu'un effort de recherche international soit développé plus intensément sur cette question. Car nous avons besoin de certitudes sur notre appréciation des risques liés à l'utilisation de l'énergie nucléaire. 112
Actes du Colloque organisé au Collège de France les 9 et 10 février 2007
scientifiques et choix de société. 113 La culture scientifique et technique rapports du Sénat (nO 392).
pour tous:
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une priorité
nationale
Débats - Les
Peut-être serait-il raisonnable, pour mieux hiérarchiser les effets de certaines catastrophes sanitaires de mettre l'accent sur « les années de vie perdues» plutôt que sur « le nombre de morts attribuables ». Les études statistiques faites après la canicule de 2003, par exemple, ont bien montré que l'excédent de décès constaté cette année là avait été compensé l'année suivante par une moindre mortalité. Ce fut en moyenne une année de vie perdue pour la plupart des victimes, très âgées. On ne peut mettre sur le même plan des décès immédiats et des cancers, supposés fatals, à venir cinquante ans plus tard (et qui sont, de plus, parfaitement hypothétiques). Chacun d'entre nous, inévitablement, est un jour rattrapé par la mort. Il ne suffira pas de savoir, il faudra aussi faire savoir. Nous avons déploré la perte de confiance de beaucoup de journalistes (dont nous apprécions pourtant journellement les informations rapportées et les commentaires à la radio ou dans la presse sur d'autres questions d'actualité...bel exemple d'ambiguïté de nos sentiments !) mais il ne faut pas désespérer. Un effort réciproque est à entreprendre, tant du côté des scientifiques pour mieux se faire comprendre (avec modestie et persévérance) que du côté des médias pour mieux juger les qualités scientifiques réelles de leurs divers correspondants. Une crédibilité est à reconquérir et ce n'est pas au dessus de nos forces. Espérons-le, car il est grand temps que les passions s'apaisent et que la raison l'emporte enfin sur l'excès de nos émotions.
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Annexe I La radioactivité Rappel de la composition des atomes Les noyaux des atomes sont constitués de protons et de neutrons, des particules de masses très voisines dont les premières possèdent une charge électrique positive, alors que les secondes sont électriquement neutres. C'est le nombre de protons (égal à celui des électrons qui gravitent autour du noyau) qui détermine les propriétés physico-chimiques et le nom de l'atome, souvent désigné par son« symbole chimique» : H, 0, C, Fe, U, Pu, etc. Dans la nature, certains atomes de même nom (c'est-à-dire ayant le même nombre de protons) recèlent des nombres de neutrons différents: ainsi les atomes de chlore (17 protons) peuvent-ils comporter 18 ou 20 neutrons, en proportions relatives bien définies. Ces deux atomes, de propriétés chimiques identiques, qui ne diffèrent que par leur nombre de neutrons, sont appelés des « isotopes» du chlore (ce nom grec leur a été donné, parce qu'ils occupent la même case dans la classification des éléments inventée par le savant russe Mendeleïev, en 1869). Pour les distinguer, on accole à leur symbole chimique le nombre total de protons et de neutrons de leurs noyaux. La norme est d'écrire ce nombre en exposant, à gauche de son initiale écrite en majuscule. 3sCI par exemple, désigne l'isotope du chlore contenant 17 protons (comme tous les atomes de chlore) et 18 neutrons, mais on constate dans la littérature une grande liberté d'écriture, comme: 35-CI (dans l'envoi des télex) ou CI-35, Ces ou chlore-35. Nous-mêmes utiliserons des symboles parfois différents selon le contexte. Certains éléments ont beaucoup d'isotopes; on peut compter ainsi sur notre planète 331 noyaux naturels différents appelés aussi nucléides. La radioactivité Les noyaux de certains atomes, que l'on rencontre dans la nature, sont instables. On doit leur découverte à Becquerel (1898), Pierre et Marie Curie, ce qui leur vaudra un prix Nobel de physique en 1903. Ils libèrent leur trop plein d'énergie en se transformant spontanément en d'autres noyaux par un phénomène dit de « transmutation », dans lequel le nombre de leurs protons se modifie, ce qui conduit donc à un descendant de nom différent (et donc de propriétés chimiques différentes). Cette transmutation est accompagnée d'émissions de rayonnements, dites «radioactives », qui permettent de
conserver globalement la charge électrique et l'énergie (potentielle en l'occurrence) qui préexistait. La nature de ces rayonnements émis est caractéristique du noyau radioactif (leur énergie également). Il n'en existe en pratique que trois: des noyanx d'hélium (constitués de deux protons et deux neutrons étroitement liés, dites émissions alpha, ou «a »), des électrons (émissions bêta ou « ~»)114ou des rayonnements électromagnétiques (gamma ou « y »), ces derniers accompagnant aussi les émissions précédentes. L'énergie du rayonnement gamma émis, spécifique du radionucléide (dit encore radio-isotope) permet souvent de l'identifier. Ces émissions spontanées se font au cours du temps selon une loi universelle de décroissance: le temps nécessaire pour que le nombre d'émissions d'un grand lot d'atomes radioactifs identiques diminue d'un facteur 2 est désigné comme la période, ou plutôt la demi-vie, du radiopar exemple, isotope, une valeur qui lui est propre: environ 8 jours pour 1,1311 14C, etc. Au bout de 10 ~ériodes, 30 ans pour le l37Cs, 5730 ans pour le
l'activité
initiale
est
donc
divisée
par
un
facteur
20
(soit
2x2x2x2x2x2x2x2x2x2 = 1024). On peut estimer que l'activité résiduelle de ce lot, qui n'est plus, en gros, qu'un millième de ce qu'elle était à l'origine, est devenue négligeable, mais c'est parfaitement subjectif. À chacun, selon les cas et ses arguments, de considérer à partir de quel nombre de demi-vies (pas forcément 10 f), il est justifié de négliger le reliquat d'émissions. À noter que tout radionucléide disparaît au profit d'un autre lorsqu'il se désintègre et que ce dernier peut être stable ou non. Ajoutons que, dans le langage courant, on utilise souvent le terme d'élément ou radioélément en lieu et place de nucléide ou radionucléide. Les radionucléides
naturels
Nous avons vu plus haut, avec le chlore, un exemple de deux isotopes stables d'un même élément. Il existe aussi des nucléides naturels dont les isotopes sont tous instables: c'est le cas, par exemple, de l'uranium (92 protons) et du thorium (90 protons). Leur disparition à la suite de leur désintégration conduit à d'autres nucléides, qui sont également radioactifs. La chaîne de disparitions et apparitions ne s'arrête qu'avec des isotopes stables du plomb, après un grand nombre de désintégrations successives. Tous ces radionucléides (radium, radon, polonium, etc.) ont pour origine l'époque de la formation de l'univers. Ils sont dits primordiaux, car déjà présents au moment de la formation de la Terre. Le potassium, présent en proportion fixe chez les êtres vivants, a un isotope radioactif en très faible proportion mais qui contribue notablement à la radioactivité du corps 114
Il peut s'agir d'électrons
(~") ou de positons (~+).
250
humain, le potasium-40 (4oK), un émetteur ~, dont la demi-vie est de 1,3 milliard d'années. D'autres radionucléides, de demi-vies beaucoup plus courtes sont créés en permanence par l'action des rayons cosmiques (des protons, des gammas de forte énergie) sur les composants de l'atmosphère (par exemple le tritium ou 3R, le 14q ou du sol. Ce sont les cosmonucléides, qui se créent à tout instant, et dont la demi-vie est généralement beaucoup plus courte (5730 ans cependant pour le 14CI). Tous ces radioéléments naturels (primordiaux ou d'origine cosmique) sont utilisés pour la datation des événements passés. La radioactivité
artificielle
Frédéric Joliot et Irène Curie ont montré en 1934 (avec un prix Nobel de chimie à la clé, l'année suivante) que l'on pouvait créer des atomes radioactifs n'existant pas dans la nature (des radio-isotopes, radionucléides ou radioéléments artificiels) par le bombardement volontaire d'atomes par des particules produites en laboratoire. Aujourd'hui, l'homme sait en produire une multitude avec des accélérateurs ou des réacteurs nucléaires. Les &agments de la fission de l'uranium ou du plutonium produits dans les réacteurs nucléaires sont des radio-isotopes artificiels inévitables, dont la diversité est considérable. Ils sont considérés comme des déchets car ils n'ont aucune utilité pratique ou sont trop coûteux à isoler. S'y ajoutent aussi d'autres radio-isotopes créés involontairement dans le réacteur, par capture par les structures du réacteur des neutrons libérés par la fission nucléaire. Un seul d'entre eux est cité dans ce livre, le 134CS. Unités et ordres de grandeur.
L'unité légale de mesure de la radioactivité est le becquerel. LI!g correspond à une désintégration par seconde1l5. C'est une unité très petite qui succède à l'unité choisie à l'origine, le curie, nombre d'émissions se produisant naturellement dans 1 gramme de radium, soit 37 milliards! L'ancienne unité (Ci) n'est encore utilisée que dans le cas de sources radioactives de très fortes intensités (et encore, car son usage est légalement interdit I). Avant que le becquerel soit choisi comme unité, les spécialistes utilisaient le picocurie (pCi) pour mesurer les très faibles radioactivités, avec les correspondances suivantes: 1 pCi = 0.037 Bq ou, pratiquement, 1 Bq = 27 pCi. 115
Le terme de désintégration est général et traduit un changement d'état d'un atome: fission mais plus couramment transmutation d'un élément en un autre ou passage d'un état excité à un autre état plus stable, avec émission associée de particules ou de rayonnements y. 251
Les rayonnements
naturels dans la nature.
Le corps humain est naturellement radioactif (du fait essentiellement du 4°K et du 14Cqu'il contient) et émet 120 à 130 Bq/kg, soit près de 10000 Bq chez un homme de 75 à 80 kg. Mais les pommes de terre contiennent de l'uranium, on trouve du radium dans le blé, la viande, les légumes verts, etc. La présence d'engrais est facilement détectée par voie aérienne, du fait du potassium radioactif qu'ils contiennent. Les rayonnements naturels reçus par l'homme dépendent de la géologie et de l'altitude (les rayons cosmiques), du lieu où ils vivent et aussi des matériaux de leur habitation (radon et autres gaz radioactifs descendants de l'uranium et du thorium). Ils peuvent aussi varier dans le temps, selon la météorologie par exemple (émanations de radon). La radioactivité naturelle permet d'établir des repères utiles pour juger de l'impact possible d'une radioactivité artificielle; car le fait que le mode de formation des radioéléments soit naturel ou artificiel ne modifie en rien la nature des rayonnements émis et donc leurs effets sur les êtres vivants.
NB: Pour en savoir plus sur la radioactivité, nous recommandons de visiter le site http://www.laradioactivite.com. Et pour les scientifiques soucieux de parfaire leurs connaissances, le livre d'Yves Chelet: « La Radioactivité» (éditions NuclioN).
252
Annexe II Les accidents graves des réacteurs nucléaires. Deux types d'accidents graves peuvent survenir dans un réacteur nucléaire: des accidents de refroidissement ou des accidents de « réactivité ». Dans le premier cas, une partie ou la totalité du cœur se trouve d'abord mal refroidie pour une cause quelconque (un bouchage du circuit de refroidissement, une fuite de l'eau qui entoure le coeur par suite d'une rupture de tuyauterie par exemple...). C'est ce qui était advenu en 1979 dans la centrale de Three Mile Island (TMI), près de la ville de Harrisburg, aux États-Unis, où une grande partie du cœur avait fondu par manque d'eau dans la cuve. L'étonnant dans cette affaire, c'est que le réacteur était à l'arrêt (mais il continuait de dégager une chaleur résiduelle qu'il fallait évacuer) et qu'il n'y aurait eu aucune difficulté particulière à continuer de le refroidir. Mais les exploitants avaient mal interprété les indications reportées en salle de commande et n'avaient rien compris aux phénomènes physiques qui se déroulaient dans la cuve. L'incident, au départ bénin mais mal identifié par une équipe d'exploitation un peu isolée dans la nuit (il était 4 heures du matin), avait dégénéré en accident grave. Le réacteur, comme tous les réacteurs à eau sous pression américains (et français), était pourtant conçu pour résister à des événements initiateurs beaucoup plus graves qui focalisaient, au plan international, l'attention de tous les concepteurs, la
rupture d'une grosse canalisationdu circuit« primaire »116par exemple. C'est ce dernier type d'accident, jamais survenu dans le monde, qui dimensionne en grande partie les circuits de secours et défmit beaucoup d'autres caractéristiques de l'installation, comme la pression à laquelle l'enceinte de confinement métallique ou en béton des réacteurs occidentaux doit pouvoir résister sans fuir et encore moins se rompre. À TMI, cette enceinte a montré, en l'occurrence, toute son utilité puisqu'elle a contenu avec succès la quasitotalité des produits radioactifs échappés de la cuve et que la population de Harrisburg en a été quitte pour la peur. C'est à un accident de refroidissement que les Occidentaux ont d'abord pensé lorsqu'ils ont appris l'accident survenu dans la centrale de Tchernobyl. On pouvait imaginer un bouchage d'un ou plusieurs canaux, la rupture de ceux-ci, une réaction entre les métaux en fusion dispersés et l'eau, production d'hydrogène, explosion... 116
Le circuit d'eau primaire refroidit les assemblages combustibles du cœur et
évacue l'énergie dégagée, dans les PWR américains ou les REP français, vers un circuit d'eau secondaire où la vapeur produite entraîne la turbine et l'alternateur.
Les accidents de réactivité, dit aussi de «criticité », sont beaucoup plus brefs et violents. La perte de contrôle de la réaction en chaîne neutronique conduit à un emballement que les dispositifs d'arrêt prévus, comme les barr~s de sécurité, ne peuvent parfois arrêter à temps. L'énorme dégagement "d'énergie qui se produitd5ills un temps extrêmement court conduit à la fusion partielle ou totale du co:mQustible et à sa dispersion, ce qui arrête d'ellemême la réaction en chaîrié. Mais les dégâts peuvent avoir été considérables. En 1986, de tels accidents n'étaient survenus que sur de petits réacteurs de recherche ou d'essai. L'un des premiers et des plus connus s'était produit en 1957, dans le réacteur du centre de recherche nucléaire du centre de recherche de Vinca, près de Belgrade. La France avait accueilli les sept ingénieurs et techniciens yougoslaves gravement irradiés pour qu'ils soient traités par le professeu( Mathé à l'hôpital Curie, selon une technique nouvelle, celle de la greffe de moelle osseuse. Seul le malade le plus gravement irradié avait s,!ccombé, les six autres ayant pu mener par la suite une vie normale. Ce résu1tat flatteur avait beaucoup fait pour la réputation de l'équipe médicale française dont faisait partie le Dr. Jammet. La France (plus exactement l'hôpital Percy), avait été reconnue par l'OMS comme l'un des très rares centres mondiaux de traitement des grands irradiés1l7. Un autre accident de réactivité spectaculaire avait eu lieu aux États-Unis en 1961, sur un réacteur d'essai prototype (SL-l), et avait causé la mort immédiate de quelques personnes par des chocs mécaniques et thermiques.118 Ces phénomènes violents, dont on cherche à s'affranchir d'abord par une bonne conception des réactt;Urs, ont fait (et font encore) l'objet de programmes d'études aux États-Unis, en France (à Cadarache) ou au Japon dans des réacteurs de recherche particuliers où l'on effectue volontairement ce qu'on appelle des «excursions de puissance» pour apprécier dans des dispositifs d'essai leurs conséquences potentielles sur le combustible des réacteurs électrogènes. Mais, jusqu'en avril 1986, aucun réacteur de production d'électricité n'avait été victime d'un tel type d'accident (et aucun ne l'a été non plus depuis lors).
117
Par la suite, ce centre n'eut heureusementque peu d'occasions de fonctionner.Les
seuls cas d'irradiation grave qu'il eut à traiter par la suite ont concerné des personnes irradiées par des sources radioactives à usage industriel, volées ou abandonnées, en Algérie ou au Maroc notamment. Certaines de ces personnes ont pu être sauvées, d'autres, malheureusement, étaient trop atteintes et ont succombé. 118Ce texte ne rend pas compte de tous les accidents de criticité qui se sont produits dans le monde, la plupart dans des centres de recherche ou des installations du cycle de combustible, l'un des derniers en date étant celui survenu au Japon, à Tokaï-Mura, en 1999, qui fit 3 morts. 254
Annexe III Les doses (concepts et unités) Si l'unité de radioactivité, le becquerel, est facile à comprendre, malgré sa taille minuscule à l'échelle de notre environnement, les unités qui concernent les effets des rayonnements sur l'être humain sont en revanche assez difficiles à saisir intuitivement et demandent une certaine attention. Plusieurs unités sont en effet utilisées, traduisant des effets un peu différents les uns des autres. Les différences sont parfois si subtiles que les experts eux-mêmes les confondent dans le langage courant. La dose absorbée. Toute irradiation des tissus humains, quelque soit le rayonnement en question, se traduit par un échauffement de ceux-ci, c'est-à-dire un transfert d'énergie. On en déduit une unité, dite de dose absorbée, le Gray (Gy), qui correspond à un transfert d'énergie de I joule/kg (ou 0,24 calorie par kg irradié, si l'on préfère). C'est l'unité qu'utilisent les radiologues. Pour détruire une tumeur, on lui appliquera par exemple un total de 70 Gy en une trentaine de séances. Le Gray remplace depuis 1986 l'unité précédemment utilisée, que l'on rencontre encore dans les communiqués du SCPRI, le rad, qui vaut 1/100ème de Gray mais dont l'emploi est désormais proscrit. Pour les médecins, passer du rad au Gray équivalait donc à l'époque au passage de l'ancien au nouveau tranc, une opération mentale qui nécessite quelques années de pratique pour devenir machinale (ceci explique la réflexion du Pro Pellerin, mentionnée au chap. 8). La dose efficace.
C'est maintenant que les choses se compliquent: les dommages biologiques radio-induits, susceptibles de déclencher des lésions ou des cancers, ne dépendent en effet pas seulement de l'énergie transmise aux tissus (son échauffement) mais aussi de divers paramètres comme le type de particule irradiante, la nature des tissus exposés, leur sensibilité due à l'âge de la personne, etc. Les trois types de rayonnement indiqués dans l'annexe I (a, ~, y) ont des pouvoirs de pénétration et donc des effets différents: les particules a sont arrêtés par l'équivalent
d'une feuille de papier, les
~ sont
un
peu plus pénétrants, les y le sont beaucoup plus. On conçoit bien que les dommages causés aux tissus vivants dépendent (entre autres choses) de la nature du rayonnement. Mais elles dépendent aussi de son énergie, spécifique
de l'atome émetteur et des réactions de chaque tissu. Il faut donc « corriger» la valeur de la dose absorbée (mesurée en Grays) par un coefficient qui tienne compte d'abord de la nature du rayonnement: c'est le «facteur de qualité» WR qui est égal ou supérieur à l, jamais inférieur. La dose absorbée, multipliée par WR, deviendra la dose équivalente et sera exprimée dans une nouvelle unité, le Sievert (Sv) et ses sous-multiples: millisievert (mSv) et microsievert (I1Sv). Ce n'est pas tout: une même «dose équivalente» n'aura pas les mêmes effets selon la nature et la radiosensibilité des tissus irradiés comme selon leur volume et leur rôle dans l'organisme. D'où la définition d'un nouveau coefficient, WT, caractéristique d'un organe ou d'un tissu déterminé. C'est maintenant la dose efficace qui est obtenue en multipliant la dose absorbée par WR et WT. Malheureusement, et cela ne simplifie pas la compréhension, la dose efficace (souvent présentée dans les textes comme simplement « la dose ») s'exprime aussi en Sieverts! Le but de cette notation est d'exprimer par une seule valeur le «détriment» produit sur un organe déterminé par une radiation déterminée et ÉQUIV ALENT à une exposition du corps entier par un rayonnement X étalon qui aurait les mêmes conséquences sur le plan de la santé. Notons que les doses efficaces sont additives, c'est-à-dire que lorsqu'un individu est soumis à plusieurs irradiations successives ou simultanées, une simple addition permet d'obtenir une indication du «détriment total» attribuable à l'ensemble des rayonnements. Ajoutons que les divers coefficients utilisés (Wr et Wt) sont déterminés par la CIPR en fonction de l'avancée de nos connaissances1l9. Ils ont connu et connaîtront sans doute encore des ajustements. Nous présenterons à la fin de cette annexe une application de ces calculs lors de l'emploi des isotopes radioactifs de l'iode dans les cancers de la thyroïde. Le débit de dose (sous entendu« efficace »), (Svlh par exemple, mesure la dose subie par un organisme ou un tissu par unité de temps. Il est proportionnel à l'intensité du rayonnement. On le soupçonne de jouer un rôle important dans le risque de cancérisation (recevoir I Sven une seule fois serait plus dangereux que recevoir 100 mSv par an durant dix mois ou dix ans de suite), mais aucun consensus n'existe encore entre les biologistes du monde entier sur la loi qui tiendrait compte du débit de dose dans l'évaluation des dommages.
119
La CIPR 60, c'est-à-dire un document de la CIPR datant de 1960. 256
La dose collective. C'est la somme des doses reçues par tous les individus d'une population donnée. Elle permet d'évaluer le risque global couru par cette population si on suppose une relation de proportionnalité (contestée), entre l'irradiation globale et les dommages. C'est une notion qui est de moins en moins utilisée. La dose engagée. Une contamination par des produits à vie longue (supérieure à la durée de la vie humaine par exemple) conduit à irradier plusieurs générations de personnes. La dose «engagée» somme les doses reçues par toutes les populations successives subissant ces rayonnements au fil du temps. Quelques doses dues aux rayonnements
naturels.
Nous avons vu (annexe I) que la radioactivité était un phénomène naturel. Il en résulte des doses naturelles. Donnons quelques ordres de grandeur. La radioactivité naturelle du corps humain engendre une auto-irradiation de l'ordre de 0.2 mSv/an que Georges Charpak a proposé de transformer en unité (la Dose Annuelle due aux Radiations Internes, ou DARI) pour servir de base d'appréciation des doses reçues pour telle ou telle cause extérieure. C'est une unité commode dans le travail de communication, mais qui n'a pas d'étalon défini car l'auto-irradiation dépend en toute rigueur de la corpulence de l'individu! La dose annuelle reçue par l'homme du fait de son environnement naturel (hors radon dans les habitations) varie selon l'altitude (la dose due au rayonnement d'origine cosmique double tous les 1500 m) et la nature du sol (cette dose due au rayonnement tellurique peut varier de 1 à 5 en France). Globalement, et sauf situations exceptionnelles la dose se situe entre 2 et 6 ou 7 mSv/an en France (soit 10 à 50 DARIs), mais elle peut atteindre dans certaines régions du monde, où le sol est riche en thorium notamment, 10, 30 ou même 100 mSv/an (à Ramsar, un village d'Iran). C'est le radon et ses descendants, dont la concentration dans la nature et les habitations dépend de multiples facteurs (géologie, conception du bâtiment, espace habité, renouvellement d'air) qui constitue en France la principale source d'irradiation naturelle. Les expositions artificielles sont essentiellement dues aux applications médicales (très variables d'un individu à l'autre), les rejets industriels comptant pour très peu.
257
La radiotoxicité des radio-isotopes L'évaluation des dommages dus à des émetteurs de rayonnement internes à l'organisme (du fait de leur inhalation ou de leur ingestion antérieure, par exemple) est plus délicate, car ces dommages ne dépendent pas seulement des caractéristiques du rayonnement mais aussi de la localisation des contaminants dans l'organisme et de leur durée de séjour. La radiotoxicité d'un radionucléide, c'est-à-dire sa capacité de nuisance, dépend donc de son mode d'incorporation: l'inhalation du plutonium, par exemple, qui affecte les poumons, est beaucoup plus dangereuse que son ingestion, dont le caractère est presque banal. Ces contaminants peuvent s'éliminer en partie de manière naturelle, à une certaine vitesse, ce qui conduit à définir une période effective, dite « biologique », qui intègre décroissance radioactive et élimination physiologique. En cas de contamination accidentelle, certaines actions d'urgence favorisent ce processus d'élimination naturel. Pour le diagnostic par exemple, les médecins privilégient l'utilisation de radio-isotopes à vie courte, dont l'activité devient rapidement négligeable après l'examen. Comme ils disparaissent très vite, ils doivent être produits peu avant leur utilisation, le plus souvent à l'aide d'accélérateurs situés dans l'hôpital même (ou non loin de Saclay où le réacteur de recherche OSIRIS peut les produire). Il ne faudrait pas croire que, lors de contaminations internes accidentelles, les radio-isotopes à vie très longue soient forcément les plus dangereux. L'activité d'un radioélément est en effet inversement proportionnelle à sa demi-vie. L'uranium contenu généralement dans nos pommes de terre (demivie: 3,5 milliards d'années) contribue très peu à notre irradiation! Un exemple: la dosimétrie à la thyroïde. L'utilisation des radio-isotopes de l'iode en médecine peut viser deux objectifs: - Le diagnostic. La scintigraphie thyroïdienne, par exemple, doit fournir des informations sur la morphologie de la glande et éventuellement son métabolisme, grâce à une irradiation aussi minime que possible. - La thérapeutique. Reprenons l'exemple précédent: une fois établie une hyperthyroïdie sévère ou la présence de cellules cancéreuses dans la thyroïde, on utilise les rayonnements pour éliminer les reliquats tumoraux après exérèse chirurgicale et détruire le maximum de cellules fixant l'iode. Les doses utilisées dans les deux cas sont sans commune mesure. Dans le cas de la scintigraphie, on utilise préférentiellement 1'1-123 (demivie: 13,2 heures), plus rarement le Technétium 99m (demi-vie: 6 heures), dont les images plus difficiles à interpréter, avec une activité maximale de 258
quelques dizaines de MBq (dépendant du poids du malade et de l'histoire de la maladie). Après calcul, on peut déterminer que la dose absorbée correspondante à la thyroïde se situe en moyenne à 15 mGy. Le coefficient WR des rayonnements émis est de 1, le coefficient WT pour la thyroïde de 0,05 (chiffre global estimé en tenant compte de la sensibilité particulière des enfants et adolescents, à minorer largement chez l'adulte). En application des formules ci-dessus, on obtient donc des doses efficaces très faibles, généralement inférieures à 1 mSv. Dans le cas de la thérapeutique, on utilise de 1'1-131 (demi-vie: 8,1 jours). Les doses sont évidemment beaucoup plus élevées car on se trouve ici dans le cadre de la «radiothérapie métabolique» et il faut détruire les cellules thyroïdiennes, qu'il s'agisse d'une hyperthyroïdie sévère ou d'une tumeur. Les activités, généralement ingérées sous forme de capsules, varient de 3 à 15 GBq120,voire plus s'il s'agit d'atteindre des métastases à distance. Les doses absorbées au niveau du cancer thyroïdien sont de l'ordre de 100 Gy, pouvant aller même jusqu'à 500 Gy (chez l'adulte), soit des doses efficaces théoriques de plusieurs sieverts, 1000 fois supérieures environ à celles causées par les scintigraphies, d'où le suivi tout particulier de ces patients. On voit par cet exemple combien la radiopathologie est une affaire d'experts et ne peut donner lieu à de rapides «règles de trois» entre radioactivité ingérée, exprimée en becquerels, et détriment sanitaire. Sur ce sujet général, signalons enfin la parution, en 2003, d'un ouvrage de synthèse très complet intitulé «Santé, radioactivité et rayonnements ionisants », préparé par douze sociétés savantes, dont les Académies nationales de médecine et de pharmacie, très largement diffusé.
120
IMBq (mégabecquerels) = un million de becquerels. 1 GBq (gigabecquerels)
= un milliard de becquerels
259
Annexe IV La radioprotection L'établissement
et ses normes
de normes de radioprotection
Que les rayons X découverts par Roentgen en 1895 et les rayons « uraniques » mis en évidence par Becquerel l'année suivante puissent être dangereux à forte dose, les premiers médecins et physiciens qui manipulèrent les tubes à rayons X ou les substances radioactives le soupçonnèrent très vite. Mais les radiodermites immédiatement constatées n'étaient rien en comparaison des autres maladies graves qui apparaîtront après un certain temps de latence: des cancers, d'abord du sang (leucémies), puis de divers tissus (cancers solides). Après la guerre de 1914-1918, où de très nombreuses radiographies de combattants blessés ont été réalisées dans des hôpitaux de campagne dans des conditions assez hâtives et sommaires, on commence à constater une hécatombe par leucémie parmi les radiologues et leurs assistants. La communauté radiologique internationale prend alors pleinement conscience de l'ampleur des risques liés à l'exposition à ces rayonnements, dits « ionisants» et la Société Internationale de Radiologie se transforme à Stockholm, en 1928, en une Commission Internationale de Protection Radiologique (CIPR) dont les membres sont choisis par cooptation en fonction de leurs compétences reconnues, indépendamment des choix des États. La CIPR se réunit périodiquement pour rassembler et discuter les résultats des études faites partout dans le monde et définir sur ces bases scientifiques une philosophie (principes et règles générales) ainsi que des recommandations quantitatives (normes à respecter pour limiter les risques radiologiques à des valeurs jugées acceptables). Ces recommandations s'imposent bientôt dans le monde entier et sont prises en compte, avec un certain délai d'adaptation nécessaire, dans toutes les réglementations nationales. Elles sont révisées périodiquement Gusqu'ici dans un sens de plus en plus restrictif) ou précisées à mesure de l'avancement des connaissances. En 1986, les dernières recommandations dataient de 1977121. Après la seconde guerre mondüt1e, le suivi des conséquences sanitaires des explosions nucléaires de Hiroshima et Nagasaki apporte de nouveaux éléments d'appréciation quantitatifs très importants, des connaissances qui s'enrichissent avec le temps (soixante ans après, on continue d'accumuler les données sur des effets très différés). Entre temps, les essais nucléaires dans 121Elles seront modifiées par la suite en 1990.
l'atmosphère de la guerre froide déversent sur toute la Terre leurs éléments radioactifs, ce qui émeut à juste titre les spécialistes et les gouvernements. En 1955, une résolution de l'ONU crée l'UNSCEAR (United Nations Scientific Committee on the Effects of Atomic Radiations), un comité officiel chargé d'étudier les effets des rayonnements sur l'Homme. Ses membres sont, cette fois, nommés par les États. C'est le seul moyen de communiquer scientifiquement, à l'époque, entre les spécialistes des blocs de l'Est et de l'Ouest. L'UNSCEAR crée des groupes de travail dont les études alimentent les discussions à la CIPR, d'autant que, le plus souvent, les membres de la CIPR sont également désignés par leurs gouvernements à l'UNSCEAR. Cet organisme scientifique de l'ONU jouera un rôle essentiel dans l'analyse et l'appréciation des conséquences de l'accident de Tchernobyl. Mais il existe aussi d'autres cadres importants de réflexions internationales, réunissant des experts provenant d'un nombre de pays plus limité. Le «comité de protection radiologique et de santé publique» (que l'on désigne couramment par son acronyme anglais CRPPH) de l'Agence de l'énergie nucléaire (AEN), créée en 1958 au sein de l'OCDE, est un de ceux-là, permettant de libres et fructueuses discussions en commun. Enfin, les experts se rencontrent aussi à Bruxelles dans le cadre plus formel du traité Euratom. Ajoutons que tous ces travaux ne se font pas sans un contact étroit avec d'autres agences de l'ONU comme l'Organisation mondiale de la santé (OMS), et l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO). Comment sont décidées les normes de radioprotection françaises? D'abord, les recommandations de la CIPR sont systématiquement reprises dans des directives européennes avant que des décrets longuement préparés transposent ces dernières dans notre droit national. Au cours de ce long cheminement de travaux, de réflexions et d'élaboration de textes, qui peut prendre une dizaine d'années, on retrouve un peu les mêmes personnes, qu'elles aient été désignées par les États (à l'ONUIUNSCEAR et dans les comités de la Commission de Bruxelles) ou cooptées (à la CIPR). Le Pro Pellerin a été naturellement membre puis chef (à partir de 1985) de la délégation française à l'UNSCEAR ainsi qu'au comité d'experts de la Commission Européenne; il a été également membre de la CIPR. En conclusion, les normes de radioprotection sont définies intemationalement mais, d'une part elles évoluent dans le temps et, d'autre part, elles sont prises en compte par les États de manière très différée. À tout moment, il peut donc exister un décalage entre les normes recommandées ou en cours de discussion dans un certain cadre et celles qui sont en vigueur dans un autre. Ces écarts entre les avis des experts (de divers pays ou d'un même pays) traduiront moins un désaccord scientifique de fond important qu'un choix différent du cadre auquel ces experts se référeront. L'accident de 262
Tchernobyl suscitera de nouvelles interrogations qui conduiront à modifier, compléter ou préciser certains points, par exemple sur les mesures recommandées en cas de pollution radioactive de l'environnement, selon leur niveau (évacuation ou maintien sur place des populations) ou sur les normes de radioactivité des aliments. Mais c'est bien évidemment sur les normes en vigueur en mai 1986 que s'appuieront les experts français de la radioprotection pour décider les mesures à prendre en France et non sur celles qui seront discutées et adoptées ultérieurement, sous la pression des événements. Le contrôle de la radioprotection
par les pouvoirs publics en France
Les exploitants sont légalement responsables de la protection de leur personnel et des populations avoisinantes, mais il importe qu'un organisme de contrôle vérifie indépendamment d'eux le bien-fondé de leurs dossiers et le respect des engagements qu'ils ont pris. C'est dans ce but qu'est créé, en novembre 1956, le Service central de protection contre les rayonnements ionisants (SCPRI), dont le professeur Pellerin est nommé directeur. Le démarrage à cette époque de Gl, premier réacteur de Marcoule d'une puissance thermique de 40 MW, qui marque l'entrée de la France dans l'ère nucléaire industrielle, n'est pas la seule motivation. Il apparaît également important, à cette époque, de mesurer l'amplitude et la teneur des retombées radioactives consécutives aux essais nucléaires aériens américains et soviétiques (qui culmineront dans les années 60), pour en tirer des conclusions sur les caractéristiques des armes étrangères testées (un travail qui revient à la direction des applications militaires du CEA) et en supputer les conséquences sanitaires possibles, ce qui est l'affaire des radiobiologistes. À cet effet sera constitué un réseau de stations de prélèvement d'air réparties sur tout le territoire métropolitain, auquel s'ajouteront des stations de mesure situées dans de nombreuses ambassades de France et des prélèvements en altitude effectués grâce aux moyens de la Compagnie Air-France et de l'Union des Transports Aériens. Mais la radioprotection ne concerne pas que le secteur de l'énergie nucléaire: les usages industriels et médicaux des sources radioactives ou des radio-isotopes se multiplient à cette époque et d'autres sources de rayonnements ionisants (bombes au cobalt, accélérateurs divers) sont aussi à réglementer et surveiller. Le monde de la santé est peut-être le plus gros secteur contrôlé par le SCPRI. Le durcissement des normes de radioprotection adoptées suite aux recommandations de la CIPR de 1990, les dernières en date, se traduira d'ailleurs par des difficultés d'application au moins aussi grandes dans ce secteur que dans celui de l'industrie nucléaire. En effet, une trop stricte limitation des doses pourrait empêcher certains 263
examens et s'avérer en fin de compte préjudiciable à la santé des patients. La question se pose différemment dans le secteur industriel puisque là, ce sont les avantages pour l'ensemble de la société qui sont éventuellement à mettre en balance avec des risques concernant des personnes particulières, les travailleurs ou la population tout entière. Les utilisations des radioéléments dans l'industrie posent, elles aussi, des problèmes de protection des personnels impliqués. On trouve des substances radioactives partout, par exemple dans les détecteurs de fumée... et même dans des paratonnerres où il a été prétendu que l'ionisation de l'air due à la source radioactive était capable d'attirer la foudre, une utilisation contestable que le SCPRI fera disparaître peu à peu. La mission du SCPRI qui nous intéresse le plus ici est la surveillance radiologique de l'environnement. En temps normal, celle-ci consiste à réaliser ou rassembler, avant de les analyser, des mesures brutes de radioactivité intéressant la santé publique, quelle que soit la source (bien entendu «autorisée») des mesures, et de les présenter de manière synthétique dans des rapports mensuels, comme il est dit au chapitre 1. Mais nous avons évoqué aussi dans notre texte le contrôle de la radioactivité corporelle de groupes de Français, qui peut fournir une vue synthétique des conséquences radioactives d'un événement, et les moyens mobiles de contrôle d'un grand nombre de personnes, en cas d'accident grave. Les exploitants nucléaires, quant à eux, sont tenus de surveiller et contrôler la radioactivité de leur environnement immédiat. Ils peuvent prélever des échantillons à la demande du SCPRI ou pour eux-mêmes, afin de vérifier que le niveau de leurs effluents (c'est-à-dire de rejets liquides ou gazeux de leur installation) n'excède pas les valeurs autorisées ou n'évolue pas, ce qui révèlerait un défaut d'étanchéité ou de fonctionnement. Ils ont le droit de diffuser les résultats bruts de leurs mesures (les niveaux de radioactivité observés sur leur site) mais non de les interpréter en termes de santé publique. En 1986, seuls les spécialistes du SCPRI et ceux de l'Institut de Protection et de Sûreté Nucléaire du CEA sont officiellement habilités à évaluer l'impact sanitaire. La diffusion générale, via des rapports mensuels, des informations recueillies sur la radioactivité de l'environnement et ses conséquences éventuelles est à l'époque du ressort exclusif du SCPRI.
264
Annexe V Les bases scientifiques de la radioprotection Les règles de la radioprotection ont été historiquement mises en place de façon progressive, après constatation des effets nocifs des fortes doses et recherche pragmatique des niveaux d'irradiation acceptables. On s'est d'abord soucié de la santé des radiologues qui constituaient de loin le groupe le plus exposé. Diverses études épidémiologiques ont montré que, grâce aux mesures prises sur recommandation de la CIPR, les excès de cancers (et d'autres maladies liées aux rayonnements) dans cette catégorie professionnelle ont désormais disparu. C'est le cas pour les médecins britanniques ayant commencé leur activité après 1954, c'est le cas également des travailleurs médicaux chinois spécialistes du diagnostic utilisant les rayons X depuis 1970 (leur dose moyenne est passée de 550 à 82 mGy)122 Ensuite, on a limité le risque radiologique de l'ensemble des travailleurs (du nucléaire et d'autres métiers) à un niveau comparable ou inférieur à celui des autres risques professionnels acceptés, choisis parmi les moins élevés. En l'absence de certitude sur la relation entre la dose et l'effet dans la gamme d'exposition envisagée, il a été commode de se référer par précaution, à une loi théorique très simple maximisant les effets, la «relation linéaire sans seuil» (RLSS). Cette loi a été ajustée sur les données tirées de la cohorte123 des survivants d'Hiroshima et Nagasaki, dite [H, N], un ajustement délicat qui a donné lieu dans le passé à plusieurs révisions et qui peut encore en subir d'autres, dans un sens ou dans l'autre, la cohorte n'étant pas éteinte plus de soixante années après les explosions et le suivi s'effectuant aussi sur les générations suivantes. Expliquons-nous en détail compte tenu de l'importance du sujet. Qu'est-ce que la « relation linéaire sans seuil» ?124 C'est une relation de proportionnalité, approximativement vérifiée à forte dose et supposée également valable à faible dose (au nom du principe de précaution), entre la probabilité « supplémentaire» de développer un cancer et la dose reçue. Une dose de 1 sievert conduirait statistiquement, pour 100 122
Réunion « Nucléaire et Santé» du 15-01-2004. . .. . un C ' est Ie tenne consacre pour d eSlgner un groupe d e personnes ayant vecu même événement pendant la même période, et sur lequel on effectue des études statistiques. 124Cette annexe étant destinée à être autoportante, on y retrouvera des répétitions de certains passages de notre livre. 123
individus, à l'apparition de 4 cancers supplémentaires. Cette relation n'a pu être établie avec une certitude raisonnable que lorsque les doses considérées sont fortes (supérieures à plusieurs centaines de millisieverts), car lorsque les doses sont plus faibles, (cas des habitants de Hiroshima et Nagasaki éloignés du « point zéro»), la forme de la relation dose/effet ne peut être établie avec suffisamment de précision. Une référence: les effets sanitaires des bombes d'Hiroshima et Nagasaki Les 6 et 9 août 1945, deux bombes atomiques de puissances respectives 15 et 21 kilotonnes, la première utilisant la fission de l'U-235, la seconde du Pu-239, furent lâchées au dessus d'Hiroshima et de Nagasaki, occasionnant environ 200 000 morts dans une population globale de 630 000 personnes. Ce tragique événement allait permettre de poser les bases de la radioprotection moderne en passant du stade des études qualitatives à celui des études quantitatives. Les décès immédiats ou peu différés furent essentiellement dus aux ondes de choc (effet de souffle) et de chaleur. S'y est sans aucun doute ajoutée l'action nouvelle des rayonnements ionisants émis instantanément (rayons X et gamma, neutrons), mais il serait vain de vouloir déterminer la contribution de l'irradiation dans les décès constatés durant les premiers mois. En revanche, on peut admettre que, contrairement aux deux premières, cette troisième action a pu déclencher des effets très différés (leucémies, cancers solides...) comme on l'avait déjà constaté chez des patients ayant subi des irradiations médicales. Dès la fin de la guerre, une commission américano-japonaise a suivi l'état de santé d'une cohorte de 86 572 survivants, qui avaient reçu des doses très différentes selon leur distance au point zéro et les protections matérielles dont ils avaient pu bénéficier localement. Ceci a permis d'étudier la relation dose/effet chez une population nombreuse où étaient représentés les deux sexes et toutes les tranches d'âges. Cette commission fut remplacée en 1975 par la «Radiation Effects Research Foundation» (RERF), qui publie périodiquement des études épidémiologiques, la dernière datant d'octobre 2003. Ces études ont porté sur : - les effets héréditaires intéressant les première et deuxième générations; - les effets dus aux expositions in utero; -la longévité des survivants (Life Span Study) ; -l'état de santé des adultes (Adult Health Study). Elles ont apporté au cours du temps des connaissances de plus en plus détaillées sur les risques associés aux rayonnements ionisants et sur la 266
relation dose/effet. Bien que portant sur les conséquences d'une irradiation brutale peu représentative d'irradiations prolongées d'intensités plus faibles, elles restent aujourd'hui la première source de données pour les évaluations des risques de cancers radio-induits et pour le choix des normes de radioprotection. On sera peut-être surpris d'apprendre qu'au 31/12/1997, soit plus de 52 ans après les expositions, la moitié des membres de la cohorte était encore en vie. 20% environ des 47 771 décès constatés avaient été dus à une pathologie cancéreuse et 70% à une autre pathologie. Des 9 335 décès par cancers solides enregistrés durant la période 1950 - 1997, 440 seulement (soit 4.5%) étaient attribuables à l'exposition aux rayonnements ionisants. Les leucémies en excès (une centaine environ) étaient apparues plus tôt que les cancers solides, avec un maximum d'occurrence se situant de 5 à 10 ans après l'irradiation. Aucun effet héréditaire n'a été statistiquement constaté sur les descendants des deux premières générations. Cette relation de proportionnalité surestime très probablement les effets lorsque, à dose égale, les irradiations sont très étalées dans le temps au lieu d'être administrées instantanément, comme ce fut le cas dans les deux cités nippones. Mais de combien? Cela fait débat. En ce qui concerne les effets d'une irradiation de l'embryon « 2 mois) ou du fœtus, il faut distinguer les malformations héréditaires de celles qui ne peuvent pas être transmises à la descendance. Les malformations héréditaires secondaires à une irradiation in utero n'ont jamais été observées chez l'homme (contrairement à l'animal) que ce soit après Hiroshima-Nagasaki ou après Tchernobyl. En ce qui concerne les effets tératogènes non héréditaires, les constatations sont très diverses et plus difficiles à résumer. Les irradiations d'un embryon de moins de dix jours n'ont aucune conséquence ou se traduisent par un avortement spontané. Les malformations physiques sont principalement dues aux irradiations subies entre dix jours à deux mois, les irradiations du fœtus âgé de deux à quatre mois se traduisant plutôt par des malformations nerveuses, des retards mentaux, des défauts de croissànce, des fragilités post-natales. Chez les fœtus de quatre à six mois, ces effets sont rares et ils ne sont pas observés au-delà de cet âgel25. Ces effets ne sont observés que pour des doses relativement importantes. Bien qu'on n'ait pas pu prouver l'existence ou non d'un seuil pour ce phénomène, il semble qu'il faille une irradiation nettement supérieure à 100 mGy pour que ce danger commence à se manifesterl2. En cas
125Ces constatations résultent aussi de l'observation des enfants nés d'une mère irradiée pour des raisons médicales. 126A Hiroshima, une réduction du périmètre crânien n'est observée qu'au-delà de 200 mGy, et ceci chez 20% des enfants irradiés (on ne la constate que chez 4% 267
d'irradiation accidentelle d'une femme enceinte dans le cadre d'un examen médical, une IVG n'est discutée qu'au delà de 100 mGy au fœtus; elle ne s'impose qu'au dessus de 200 mGy. On s'est interrogé beaucoup plus récemment sur l'induction possible d'autres maladies que les cancers. L'analyse des données de la cohorte permet d'observer une association significative au delà d'une irradiation de 750 mSv, entre la dose reçue et le risque de décès par maladies non cancéreuses: accidents vasculaires cérébraux, maladies cardiaques, respiratoires et digestives. Sur environ 32 000 décès « hors cancers », moins de 1% cependant, seraient attribuable aux rayonnements ionisants. Malgré le nombre important de personnes suivies depuis 1945, l'épidémiologie n'a pu répondre clairement à la question de la présence éventuelle d'un seuil de dose. C'est pourquoi, comme on l'a dit plus haut, la CIPR est partie du principe qu'il valait mieux prendre comme base de calcul, pour la courbe dose/effet, une relation linéaire sans seuil (RLSS) basée sur l'hypothèse pessimiste d'un effet possible, quelle que soit la dose reçue. Il semble de plus que pour les tumeurs solides, il n'y ait aucun excès de risque relatif (ERR) détectable en dessous de 60 mSv par rapport au groupe de sujets « témoins ». Pour les leucémies, on s'oriente vers un seuil supérieur, aux alentours de 150 mSv. Les conclusions des études statistiques plus récentes : Une importante étude épidémiologique du CIRC (Centre International de Recherche sur le Cancer) portant sur plus de 400 000 travailleurs (407 391 exactement représentant 5,2 millions de «personnes x années») de l'industrie nucléaire mondiale s'est achevée en 2005127.La cohorte des sujets examinés a été particulièrement bien sélectionnée mais la référence a été fournie par les travailleurs du nucléaire n'ayant été soumis à aucune irradiation: il n'y a donc pas eu de comparaison entre les taux de mortalité des travailleurs du nucléaire et ceux de la population «standard» du pays étudié. L'analyse reste strictement interne aux personnels de l'industrie nucléaire. En effet, cette cohorte a une composition très différente de celle de la population courante (90% des sujets étaient des hommes et ceux-ci ont totalisé 98% des doses). La dose cumulée moyenne est de 19,4 mSv (moins de 5% des travailleurs ont reçu 100 mSv ou plus et 0,1% plus de 500 mSv). Pour les 5 024 décès étudiés dus à des cancers « solides », il apparaît un excès de risque modéré qui semble très lié au cancer du poumon puisque le seulement des non irradiés). A Nagasaki, en revanche, on n'observe aucun retard mental au dessous de 1 Gy.( données communiquées par Roland Masse). 127 CARDIS (E) et coll Risk of cancer after low doses of ionising radiation: retrospective study in 15 countries in : British Medical Journal- juin 2005. 268
risque n'est plus significatif quand on exclut les cancers bronchopulmonaires. Pour les leucémies (196 cas en excluant les leucémies lymphoïdes chroniques) il n'apparaît pas de risque significatif. Il n'en fallait cependant pas plus pour que certains concluent à la réalité d'un risque patent des faibles doses, ce dont plusieurs médias se sont fait immédiatement l'écho. Or, si on exclut des calculs la cohorte canadienne, qui constitue un point singulier encore mal analysé, on n'a plus aucun risque significatif pour les cancers solides. Il faut noter, en passant, que la plupart des autres études ont montré que le risque de cancer est nettement plus faible dans les populations des travailleurs du nucléaire que dans la population générale (études des USA, de la Grande-Bretagne et de la France notamment), ce qui s'explique simplement par la meilleure santé, en général, des personnes qui travaillent, et qui, de plus, sont particulièrement contrôlées dans cette industrie. Enfin, une autre étude, portant cette fois sur 415 000 sujets suivis pendant 17 ans en moyenne mais n'ayant en aucun cas reçu plus de 100 mSv, n'a montré aucun excès de risque relatif, ni pour les tumeurs solides, ni pour les leucémies
128.
On atteint peut-être ici les limites de l'épidémiologie car, plus le recrutement progresse, plus la variabilité des sujets augmente, même si en sens inverse la précision statistique a tendance à croître. On savait d'avance que l'épidémiologie, à elle seule, ne pourrait pas démontrer l'absence d'effet des faibles doses, mais elle ne permet pas non plus actuellement de conclure à la nocivité certaine des doses se situant en dessous de 100 à 150 mSv pour les adultes. Nous ne parlons ici que des doses reçues pendant une durée relativement courte (une année tout au plus). Rappelons en effet qu'un Parisien, un citoyen des moins exposés en France, reçoit de manière naturelle au moins 2.5 mSv/an, soit 200 mSv en 80 ans.
128
TUBIANA(M), MASSE (R), de VATRAIRE (F), AVERBECK(D), AURENGO
(A). La controverse sur les effets des faibles doses de rayonnement ionisants et la relation linéaire sans seuil. Radioprotection 2007,42-2, 133-166. 269
Annexe VI Les conclusions chiffrées du Forum Tchernobyl 1- Les victimes des fortes irradiations 237 intervenants du premier jour, atteints du « mal des rayons », ont été hospitalisés. 134 d'entre eux, ayant subi une dose supérieure à 1 Sv, ont reçu un traitement particulier (une greffe de moelle). 28 sont morts dans les semaines ou les mois qui ont suivi. Nb de sujets 21 22 50 41
Dose (Sv) 6-16 4-6 2-4 1-2
Nb de décès 20 7 1 0
19 autres sont décédés de 1987 à 2004, pour des causes diverses dont la moitié vraisemblablement reliées à l'irradiation (en comptant systématiquement tous les cas comme liés aux rayonnements, on aboutit donc à environ 50 décès!). 2- Les cancers de la thyroïde Tout le monde attribue à l'accident les cancers de la thyroïde apparus à partir de 1990 chez les enfants et les adolescents, d'autant plus sensibles qu'ils étaient plus jeunes, et certains encore dans le ventre de leur mère. La fréquence spontanée d'apparition de ces cancers est environ de un par million d'enfants et par an. Or, 1800 cas ont été répertoriés sur la période 1986-1998 et l'estimation revue en l'an 2000 porte sur environ 4000 cas (le Belarus a été le plus affecté comme on le constate dans le diagramme ci-après). Ces cancers sont clairement attribuables aux isotopes radioactifs de l'iode émis par la centrale, absorbés soit par inhalation, soit par ingestion de produits frais contaminés notamment lactés: essentiellement 1-131 (demi-vie 8 j), mais aussi 1-132 (demi-vie 2,3 h) et 1-133 (demi-vie 20,8 h). Aux environs de la centrale, 1'1-132 n'a causé que 20% de la dose, mais son débit I
Nous comptons aussi dans ce bilan les trois morts du premier jour: un par crise
cardiaque, deux suite à des chocs mécaniques.
de dose, qui joue probablement un rôle essentiel dans l'apparition des cancers a été beaucoup plus élevé2. L'iode se concentre dans la thyroïde qui reçoit une dose près de 2 000 fois plus forte que le reste du corps (350 mGy à la thyroïde par million de Bq d'iode, contre 0,2 mGy pour le reste du corps). La situation est plus grave chez l'enfant car la thyroïde est plus petite et plus sensible au phénomène de la cancérogenèse (un nouveau-né est 10 fois plus sensible qu'un adulte). A partir du 3èmemois, le fœtus, dont la thyroïde devient fonctionnelle, subit I Gy par MBq d'iode ingéré par sa mère. En 2005, 9 de ces enfants étaient morts des suites de ces cancers, dont un à cause d'un diagnostic trop tardif et un autre dont les parents avaient refusé l'opération (d'autres, en nombre équivalent, sont décédés de causes diverses, accidentelles par exemple, non liées à leur cancer). Il ne s'agit pas là, bien entendu d'un bilan définitif.
3- Les autres maladies affectant les liquidateurs Sur 61 000 liquidateurs ayant reçu une dose moyenne de 107 mSv on estime que l'excès de décès par leucémie, cancer solide et maladie cardiovasculaire a été de l'ordre de 230 jusqu'en 19983. Soulignons que les leucémies radio-induites apparaissent dans les dix premières années suivant l'irradiation et deviennent de plus en plus improbables avec le temps. 2
Les débits de dose (proportionnelsaux intensité du rayonnement) sont en rapport
inverse des demi-vies: quand on reçoit 1 mGy d'I-131, cela ne correspond qu'à un débit de dose de 5 millionièmes de Gy/h, soit 10 fois le débit de dose naturel; en revanche, I mGy d'I-132 correspond à un débit de dose de 400 mGy/h. Un jour après l'accident, il n'y a pratiquement plus de cet iode. 3 Il pourrait y avoir un doublement du taux de leucémies pour des irradiations supérieures à 150 mSv. 272
4- Prévisions d'excès de mortalité dû à l'exposition
aux retombées4
Les chiffres du tableau ci-dessous proviennent d'une estimation prenant en compte la relation linéaire sans seuil pour les catégories de personnes les plus exposées. Type de population Liquidateurs (1986-1987) Evacués de la Zone des 30 km Résidents des « SCZ »
Taille et dose moyenne
Type de cancer
200 000 100 mSv 116000 P 10 mSv 270 000 P 50 mSv
solide leucémie solide leucémie solide leucémie
nombre
2000 200 150 10 1500 100
%des cancers totaux 5 20 0.1 2 3 9
4 On peut consulter aussi sur ce sujet l'article de .FRESLON (H) et.VIGNON (D) sur le site www.sfen.org. 273
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AEN: Agence pour l'Énergie Nucléaire (de l'OCDE). Réunit des Comités d'experts venant de différents pays; pour ce qui concerne ce livre: le comité de sûreté des installations nucléaires (CSIN ou CSNI en anglais), le Comité de protection radiologique et de santé publique (CRPPH) AIEA: Agence Internationale de l'Énergie Atomique (ONU) ASN : Autorité de Sûreté Nucléaire. BEIR : Biological Effects of Ionizing Radiations (Académie des sciences des États-Unis). CEA : Commissariat à l'Énergie Atomique. CIPR (ICRP): Commission Internationale de Protection Radiologique. CNEV A: Centre d'études vétérinaires et alimentaires (Ministère chargé de l'Agriculture) CSIN : Comité de sûreté des installations nucléaires de l'AEN. En anglais CSNI. CRIIRAD: Commission de Recherche et d'Information Indépendantes sur la Radioactivité. CRPPH : Sigle anglais de Comité de protection radiologique et de santé publique de l'AEN. DGS : Direction générale de la Santé. DGRSN: Direction Générale de la Radioprotection et de la Sûreté Nucléaire (Ministères de l'économie, des fmances et de l'industrie; de la santé et des solidarités; de l'écologie et du développement durable). DGCCRF : Direction générale de la consommation, de la concurrence et de la répression des fraudes (Ministère chargé de l'économie et des finances). FAO: Food and Drugs Administration (ONU). FE3R: Fédération des Enseignants de Radiobiologie, Radiopathologie et Radioprotection. GRRT: Groupe de Recherches en Radio-Toxicologie. GRT: Groupe de Recherches sur la Thyroïde (filiale de la Société Française d'Endocrinologie). GSIEN: Groupe de Scientifiques pour l'Information sur l'Énergie Nucléaire (antinucléaire). INSERM: Institut National de la Santé et de la Recherche Médicale.
InVS: Institut de Veille Sanitaire (au sein de la DGS). IPSN : Institut de Protection et Sûreté Nucléaire, branche du CEA ayant un statut particulier (disparaît en 2002). IRSN: Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire (organisme autonome qui reprend à l'IPSN et au SCPRI en 2002, la plupart de leurs activités techniques). NCRP : National Council on Radiation Protection and Measurements (États-Unis). OCRA : Bureau des Nations Unies pour la coordination des affaires humanitaires. OMS: Organisation Mondiale de la Santé (ONU). OPRI : Office de Protection contre les Rayonnements Ionisants (succède au SCPRI, disparaît en 2002 suite à la création de I'IRSN). PNUD : Programme des Nations Unies pour le développement. PNUE: Programme des Nations Unies pour l'environnement. REP : Réacteur à eau sous pression (en anglais PWR: Pressurized Water Reactor). SCPRI : Service Central de Protection contre les Rayonnements Ionisants (devenu d'abord l'OPRI, a vu ses compétences réparties ensuite entre la DGRSN (administratives) et l'IRSN (techniques). UNSCEAR :United Nations Scientific Committee on the Effects of Atomic Radiations (ONU).
278
Remerciements Ce livre n'aurait pu voir le jour sans les apports de nombreuses personnes et tout d'abord de celles qui ont été impliquées à un titre ou un autre dans le déroulement de la crise et qui ont bien voulu nous apporter leurs témoignages personnels. Il doit beaucoup également à Edouard Parker, dont nous déplorons la disparition en mars 2007, qui nous avait transmis en 2005 la quasi-totalité des enregistrements des journaux télévisés de l'époque ainsi que de quelques autres émissions, des documents d'une grande utilité pour l'élaboration de la première partie de l'ouvrage, « la chronique ». Nous sommes très redevables à l'Institut National de l'Audiovisuel et à TF1 de leurs autorisations de retranscription d'extraits plus ou moins larges de ces émissions, avec une mention particulière pour celle du 10 mai 1986 sur TF 1, qui constitue la substance du chapitre 8. Nous remercions les membres du Groupe de Recherche sur la Thyroïde et les experts médicaux qui ont revu les textes scientifiques de la deuxième partie et notamment le Pr. André Aurengo. Nous sommes également reconnaissants à M. Didier Champion, de l'Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire, pour la mise à disposition des cartes de contamination de la France et de l'Europe. Nous exprimons notre gratitude aux journaux (Libération, Le Monde) qui ont accepté de nous ouvrir leurs archives de mai 1986 ainsi qu'au service des Archives du CEA. La rédaction du texte, plusieurs fois révisée, a profité des critiques constructives de nombreux membres du Groupe de Réflexion sur l'Énergie et l'Environnement au XXIème siècle (le «GR21 ») et notamment MM. Pierre Bacher, Rémy Carle, Robert Lallement, Jean-Pierre de Sarrau. Qu'ils soient ici remerciés ainsi que Monique Counas pour son aide bibliographique et matérielle très précieuse.
Table des matières
Introduction
7
Première partie: Chronique d'un fiasco médiatique 1 lundi 28 avril: l'alerte
13
2
mardi 29 avril: premières rumeurs et réactions
19
3
mercredi 30 avril: les rumeurs s'amplifient
27
er
4 30 avril- 1 mai: l'arrivée du panache er
35
5 1 et 2 mai: premièresréactions
41
6
3 au 5 mai: le reflux du panache
51
7
5 au 9 mai: cafouillages et cacophonie
57
8
10 mai: la grande explication
73
9
Il au 14 mai: la volte-face médiatique
83
IOLe
silence des autorités
95
11 Une communication trop tardive
101
Deuxième partie: le temps des controverses
12 Premières controverses
111
13 La contamination de la France
119
14 La controverse enfle...avant de s'évanouir
133
15 Les doses subies en France
145
16 Les cancers de la thyroïde en France
151
17 La controverse sur les effets des faibles doses
163
18 La polémique sur les conséquences sanitaires en URSS
173
19 «Le jugement du Pr. Pellerin était correct... »
187
Troisième partie: Le temps de la réflexion
20 L'aggiornamento du monde nucléaire
201
21 Vrais et faux débats, vrais et faux experts
207
22 Radiobiologie et pensée unique
217
23 L'opinion publique et les médias
225
24 Science et méfiance
235
Annexes
I La radioactivité
249
II Les accidents graves
253
III Les doses (concepts et unités)
255
IV La radioprotection et ses normes
261
V
Les bases scientifiques de la radioprotection
265
VI Les conclusions chiffrées du Forum Tchernobyl
271
VII Carte de la contamination de l'Europe
275
Liste des acronymes
277
Remerciements
279
Table des matières
281
L'HARMATTAN,ITALlA Artisti 15 , 10124
Via Degli
Torino
L'HARMATTA:'IiHONGRIE Konvvesbolt , Kossuth L. u 14-16 1053 Budapest L'HARMATTAN Bl'RKINA FASO Rue 15.167 Route du PÔ Patte d'oie 12 BP 226 Ouagadougou 12 (00226) 50 375436 ESPACE L'HARMATTAN KI:'oISHASA Faculté des Sciences Sociales, Politiques et Administratives BP243, KIN XI ; Université de Kinshasa L'HARMATTAN Almamya
GUINÉE
Rue KA 028
En face du restaurant OKB
le cèdre
agency
BP 3470
(00224)
60 20 85 08
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Conakry ahon. fr
L'HARMATTAN ('ÔTE D'IvOIRE M. Etien N'dah Ahmon Résidence Karl! cité des arts Abidjan-Cocody 03 BP 1588 Abidjan 03 (00225) 05 77 87 31 L'HARVlATT<\' MAl'RITANIE Espace El Kettab du livre trancophone N° 472 avenue Palais des Congrès BP 316 Nouakchott (00222) 63 25 980 L'HARMATTAN
CAMEROUN
BP 11486 (00237)
458 67 00
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