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A la recherche des Liaisons dangereuses
A.
ET
Y. DELMAS
A la recherche des Liaisons dangereuses
M ERCVRE
DE FRA NGE
M C M L X IV
©
MERCVBE DE FR A N C E,
CHAPITRE
I
LE D ÉPA R T EN FLÈCHE 1782-1815 Le 23 m ars 1782, le Mercure de France annonce la p aru tio n en librairie des Liaisons dangereuses. Quelles fu ren t les réactions de la critique d ev ant ce prem ier rom an d ’u n officier connu seulem ent p a r quelques poésies fugitives publiées au Mercure e t dans VA lm a nach des muses, et u n échec à la Comédie italienne, en 1777? Le public lettré, assez étendu vers 1780 (le Mercure de France, p a r exemple, tire à 7.000 exem plaires en 1778, ce qui fait plus de 40.000 lecteurs) a pour le guider dans son choix à trav ers une p ro duction rom anesque beaucoup plus im p o rtan te q u ’on ne le pense en général (il p a ra ît en m oyenne 50 rom ans p ar an en tre 1760 et 1780) des jo u rn au x et des nouvelles à la m ain : la Correspondance de Cri m m , les Mémoires secrets de D ’Allonville, F A nnée littéraire de F réron, la Correspondance littéraire de L a H arpe, les Mémoires secrets de B achaum ont, etc. C’est Moufle d ’Angerville qui, dans les Mémoires secrets do B achaum ont, ouvre le feu, dès le 29 avril 1782 : « Le livre à la m ode au jo u rd ’hui, c’est-à-dire celui qui fait la m atière des conver sations, est un rom an in titu lé Les Liaisons dangereuses. » C’est un ouvrage « très noir, q u ’on d it un tissu d ’horreurs et d ’infam ies. On reproche {à l’auteur) d ’avoir fait ses héros tro p ressem blants; on assure d ’ailleurs q u ’il est plein d ’in térê t et bien écrit ». Les 14 e t 28 m ai, d ’autres articles, très élogieux ceux-là, précisent ce prem ier jugem ent. D eux critiques, Moufle d ’Angerville et M eister, réd acteu r à lu Correspondance de Grim m , représentent la trad itio n philosophique
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du x v m e siècle. O n p eut m ettre sur le mêm e plan D ’AUonvillc do n t la critiq u e est rapide e t porte uniquem ent sur les m œ urs. E n face, l ’abbé Grosier, successeur de F réron à la rédaction de VAnnée littéraire, continue la trad itio n anti-philosophique de ce qui a été, sous le règne de Louis X V , le « p arti de la Reine ». Q uant à L a H a rp e, qui a q u itté le Mercure en septem bre 1779, il prolonge en critique la trad itio n classique et dogm atique de Boileau. Il est rem arq u ab le que to u s les journalistes, La H arpe excepté, on t eu le sen tim en t de se tro u v e r avec Les Liaisons dangereuses d ev an t un livre de qualité exceptionnelle, mêm e s’ils n ’arrivaient pas à a n a lyser leurs im pressions d ’une m anière précise. Ce livre a p ro d u it sur eux u n effet de choc. A ucun rom an, depuis L a Nouvelle îléloïse, vingt ans au p a rav a n t, n ’av a it suscité pareil m ouvem ent d ’exci ta tio n dans les revues littéraires. Moufle d ’A ngerville et M eister louent sans réserve la vigueur, « le n atu rel, la hardiesse, l ’esprit » dans la p einture des caractères; m ais « to u t sublim e qu’il est dans son genre », le vicom te de Y alm ont p a ra ît à M eister très inférieur à la m arquise de M erteuil « qui le surpasse à tous égards » [jugem ent que les m odernes ont confirm é, e t avec raison]... « C’est un vrai Lovelace en femm e. » Moufle est frappé lui aussi p a r l ’originalité de ce personnage « do n t l ’a u teu r n ’a p oint de modèle : c’est une création de son im agina tion »... Il loue la variété des autres héros et a ce m érite fort ra re dans ces sortes de rom ans en lettres... m algré la m u ltitu d e des interlocuteurs de to u t sexe, de to u t rang, de to u t genre de m orale e t d ’éducation, chacun a un style p articulier très distinct ». C’est su rto u t le couple infernal qui re tie n t l ’atte n tio n des critiques, com m e il est n atu re l; seul, M eister fa it m ention de Mme de Tourvel et de sa « v ertu rom anesque » ainsi que de Cécile dont la naïveté est u n peu « bête » m ais d ’a u ta n t plus a v ra ie »... Mmu de Volanges est une inère bien im prudente e t la fille de M erteuil serait m ieux gardée... La H arpe s’indigne avec dédain contre V alm ont et M erteuil : « C ette vile espèce, obligée de s’endurcir beaucoup elle-même, parce q u ’elle est universellem ent m éprisée, ne se doute pas que sa p rétendue science, en m e tta n t m êm e to u te m orale à p a rt, est le comble de la sottise et de la duperie.,. Qu’y a-t-il de plus sot, en effet, que de se garder du plaisir d ’être franchem ent am oureux, et de se priver de to utes les voluptés d u cœ ur? L a jouissance de la vanité est un plaisir de dupes. » D ’ailleurs à ce défaut m ajeur, v ien t s’ajo u ter celui de « l ’invraisem blance des m oyens » : a r ti fices grossiers, « horreurs absurdes ». M aladresse supplém entaire,
la forme épistolaire : chaque lettre des complices, si elle tom b a it dans des m ains étrangères, serait une preuve irréfutable do leur noirceur. Le p o in t de vue de l’abbé Grosier est su rto u t m oral : on le sent ép o u v a n té p a r le couple fa ta l : « L a défaite de la P résidente fuit h o rreur, c'est l ’enfer mêm e avec tous ses m auvais génies, ouvert p o u r engloutir sa proie », e t « Mrae de M erteuil dégoûte a u ta n t q u ’elle effraie ». D ans ces conditions, com m ent suivre l ’a u te u r dans sa p réten tio n de donner des leçons de m orale; ce sont plutôt des leçons de vice que les jeunes gens iro n t chercher dans le rom an. E t c’est aussi l’avis de D ’Allonville : il crain t que les jeunes pro v in ciau x sans expérience copient ces moeurs et les p o rten t dans leurs garnisons! Moufle d ’Angerville considère que la m orale est sauve, puisque le vice est en fin de com pte cruellem ent puni, — ce que conteste L a H arpe. M eister est, lui aussi, très sceptique : « P eu t-o n présu m er que ce soit assez de m orale pour d étruire le poison rép an d u dans q u atre volum es de séduction? Il serait très dangereux de m ettre ce livre entre les m ains de jeunes filles sor t a n t du c o u v e n t1... » L’objet essentiel — et sur lequel tous les critiques insistent — c’est la p ein tu re des m œ urs. Ils s’accordent pour reconnaître q u ’elle est au th en tiq u e. P o u r l ’abbé Grosier, ce rom an est « u n ta b le a u approfondi du m onde » et qui, p a r m alheur, n ’est que tro p fidèle; M eister estim e que Laclos a très bien p ein t, m ieux que Crébillon e t ses im itateu rs, les m œ urs et la société : « Laclos est le R é tif de la bonne com pagnie ». Moufle d ’Angcrvillc signale mêm e q u ’on reproche au x héros d ’être « tro p ressem blants ». Avec D ’Allonville, l ’éloge se nuance : si Les Liaisons dangereuses sont le seul ouvrage du tem ps (rom an ou th éâtre) qui peigne cc d ’après n a tu re », il ne fa u t pas prendre les héros de Laclos pour des ty p es com m uns; il ne s’agit là que d ’une société particulière, d ’une gale rie de p o rtra its extrêm em ent ressem blants. C ette société se res tre in t p o u r L a H arpe à a une vingtaine de fa ts et de catins, qui se croient une grande supériorité d ’esprit pour avoir érigé le lib erti nage en principe et fait une science de la d épravation », si bien que l’affirm ation exprim ée p ar l ’a u te u r dans son épigraphe est sans fondem ent. Le siècle ne v e u t pas se reconnaître dans le m iroir des Liaisons dangereuses. I. II e s t v ra i que v in g t ans après, le digne évêque de P avie, h ô te du général de Laclos, d ira « à qui v e u t l ’en ten d re que c’est u n ouvrage trè s m oral e t trè s bo n à faire lire, p articu liè rem en t au x jeu n es femmes ». Si le ré c it de L aclos est e x a c t, u n problèm e su b siste : l ’évêque é ta it-il u n blagueur à froid ou un sim ple en esp rit?
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Il s’agit donc d 'a b o rd er le problèm e de la v érité historique du rom an. E st-il la p einture de cas relativem ent exceptionnels ou u ne im age réelle des m œ urs du tem ps? Il est bien en ten d u q u ’il fa u t s’en ten ir au x années qui précèdent im m édiatem ent la p a ru tio n des Liaisons dangereuses. On a trop souvent confondu les m œ urs de la Régence e t les m œ urs du dernier tiers d u x v m e siècle. U n talo n rouge n ’est plus un roué 1. L auzun ou B ezenval ap p o rte n t dans leur libertinage plus d ’élégance, plus de recherche q u ’un m aréchal de Richelieu, sans parler d u R égent et de ses com pa gnons aux débauches effrénées et grossières. Le tem ps est passé où sa fille, la duchesse de B erry, se tu a it de folies e t d ’ivrognerie (défaut de cette société com m e de la société anglaise), le tem ps où Saint-Sim on p o u v ait faire cette apostrophe au duc d ’Orléans : « Mais, M onsieur, c’est donc le diable qui vous possède? Avec ce goût du vin et ce tte m ort à Vénus, quel plaisir p e u t vous atta c h e r à ces soirées e t à ces soupers, sinon d u b ru it e t des gueulées qui feraien t boucher to u te a u tre oreille que les vôtres et qui ne sont plus que le déplorable p arta g e d ’un vieux débauché qui n ’en peut plus, qui so u tien t son anéantissem ent p a r les m isérables souve nirs que réveillent les ordures q u ’il écoute. » L a dép rav atio n te n d à s’intellectualiser. E lle devient une corruption des principes et une o sten tatio n d ’im m oralité des hautes classes. La licence des m œ urs est plus u n su jet de v an ité que de scandale. Les mémoires 3 e t les correspondances en fo n t foi. L a lecture des mémoires est, au dem eurant, assez décevante : les auteurs m an q u en t en général de h au teu r et p résentent ra re m ent des synthèses; ils alignent des anecdotes, scandaleuses de préférence. Ils sav en t, bien a v a n t Gide, que ce n ’est pas avec de v ertu e u x exemples q u ’on fa it de bons mém oires. L a prudence est donc nécessaire q u an d on v e u t tire r des conclusions sérieuses. L a p lu p a rt des au teu rs signalent u n virage au m om ent de 1. Même si le m o t e s t encore u tilisé. D ans une n o te à la le ttre I I , L aclos précise : « Ces m o ts roués e t rouerie, d o n t heureusem ent la bonne com pagnie com m ence à se défaire, é ta ie n t fo rt en usage à Tépoque où ces le ttre s o n t é té écrites. » 2. D aniel M o m et, à la p a ru tio n de l’étu d e d ’A. A u gustin-T hierry, Les L iaisons dangereuses de Laclos, rep ro c h ait à l ’a u te u r de n ’avoir fa it p o rte r son enquête que su r u n e doiizaine de m ém oires e t de correspondances. II en ex iste tro is cents, d isait-il, p o u r le X V IIIe siècle t o u t en tier. N ous en avons dépouillé plus de cin q u an te, relatifs à la seule période qui nous intéresse : la p ro p o rtio n e s t, sem ble-t-il, honnête.
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l'avènem ent de Louis X V I en 1774. « L’exemple, continuel des plus grands dérèglem ents qui au to risait à b ra v er les principes et la retenue » (Bezenval) ne v ien t plus du prince. On avait, salué le d éb u t de son. règne comme l ’aube d ’u n règne m oral, p atria rcal et p asto ral : « Ces coupables excès », s’écriait P alissât dans la Comé die des courtisanes... Ces coupables excès ont duré trop longtemps E t j'oserais m ’attendre à d ’heureux changements. Le Français suit toujours Vexemple de son maître. L a décence, les mœurs, les vertus vont renaître... E n l’occurrence le F rançais, sem ble-t-il, n e suivit pas l ’exem ple auguste d u « nouveau T itus ». T itus é ta it vertueux, m ais sou caractère effacé ren d ait très im probable une réform e sérieuse de la société; lui-m êm e s’en ren d ait com pte, et non sans hum our, il déclarait le 22 février 1786, à propos d ’u n scandale à la cour provoqué p a r la duchesse de Guiche e t le com te d ’A rcham baud : « P u isq u ’il fa u t absolum ent que nous soyons entourés de catins, q u ’au moins on les loge to u tes au rez-de-chaussée, afin q u ’on ne coure pas le risque de se casser le cou si, en allant les voir, on est obligé de passer p a r la fenêtre 1... » Malgré to u t, en général, l ’aristocratie apporte plus de discrétion dans ses débordem ents. Il est perm is d ’être m ari volage ou femm e infidèle à ceux qui parlen t avec to u t le respect convenable des saints devoirs du m ariage; il s’agit sim plem ent de sauver la face. « A ujourd’hui, on exige dans la société un m asque d ’hypocrisie et de respect p o u r les préjugés, qui ne sert q u ’à dissim uler les vices, les trav ers et les extravagances » (Bezenval). P eut-être m êm e peuton distinguer, comme le fait l ’historien Sagnac 2, dans cette dis crétion, « u n secret plaisir du contraste caché entre les apparences et la réalité ». Nul doute que V alm ont et M erteuil n ’aient éprouvé ce plaisir secret! De quoi s’occupe donc, en réalité, cette bonne société, rongée p ar F oisiveté e t l’ennui? E ssentiellem ent d ’am our; m ais il ne s’ag it pas de passion : « il ne réussit plus d ’être rom anesque, cela ren d ridicule e t voilà to u t », comme le déclare la comtesse d ’Esparbès en congédiant le jeune duc de L auzun, son am an t. « J ’ai eu bien du g oût pour vous, m on enfant, ce n ’est pas m a fau te si
1. D e L escure, Correspondance secrète inédite. 2. Form ation de la société française.
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vous l’avez pris p our une grande passion... » E t le frère P aul, « herm ite de P aris 3) de gém ir en vers octosyllabes 3. Chez nos bons aïeux que j'en vie On avait fa it du tendre amour La grande affaire de la vie. I l est chez nous celle du jo u r ; P lus d'esclavage, p lu s de flam m e; A dieu, constance, adieu, devoir. Jl était doux d'aim er ces dames. I l est p lu s court de les avoir... Il s’ag it de cc chasser les femmes comme on chasse le gibier... N ’y peut-on donner q u ’une heure ou deux? on v a au tiré. Ne sait-on que faire de son tem ps? il fa u t les chiens courants, e t forcer le gibier 2 ». Les fem m es, elles aussi, p ra tiq u e n t ces exercices; c’est ainsi que la com tesse de N olstein, m aîtresse du duc de C hartres, puis de L a F a y e tte , se laissait raccrocher le soir sous les galeries du PalaisR oyal, pour s’am user 3. L a dam e de la rue de l ’O rangerie, dans les Mémoires de T illy, recru te de la mêm e m anière ses am ants d ’une n u it. C’est ce tte mêm e com tesse de N olstein qui feint la pruderie au p o in t de n ’oser lire Les Liaisons dangereuses! L a comtesse de B ohm 4 ra p p o rte la conduite d ’une jeune et belle princesse d o n t elle ta it le nom , et qui « à la scélératesse près fu t u n D on J u a n femelle », m o n tran t volontiers à ses am is « la liste de ses conquêtes ». D ans ces am ours de rencontre, il s’agissait souvent a d ’une p a s sade d ’u n ou plusieurs jours », comme le n ote le spirituel Bezenval, « sa n s que des deux côtés on ab an d o n n ât ce q u ’on av a it en titre ». D ans ces conditions, point de passion, point de bonheur, p o in t de joie, m ais des accès de plaisir, de l’ivresse, des intrigues et su iv an t la fo rm ule bien connue : « le co n tact de deux épiderm es ». Comme l’écrit D o râ t dans les Lettres d ’une chanoinesse de Lisbonne : « u n sexe se défie de l’au tre; les hom m es a tta q u e n t à to r t et à tra v e rs et les femmes, m êm e en succom bant, tro u v en t encore le m oyen de les tro m p er ». E t la rem arque de Duclos qui n o te dans ses Considérations sur les mœurs ; « A ujourd’hui la m échanceté est réduite en a rt, elle tien t lieu de m érite à ceux qui 1. 2. 3. 4.
M ercure de France, 5 m ai 1779. Jo urnal encyclopédique, décem bre 1773, B a ch au m o n t, 30 ju in 1783. Les P risons en 1793.
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n ’en o n t p o in t d ’a u tre et su rto u t leur donne de la considération », a de plus en plus valeur d ’actualité. « Les F rançais on t fa it de l ’égoïsme le fond de leur m orale » (prince de M ontbarey). E n 1773, déjà, F réron, dans le com pte ren d u d ’un rom an léger, ém et le v œ u que la p o stérité considère ces peintures comme de simples je u x de l’im agination : seul m oyen de sauver l’honneur de sa génération. Bien entendu, le m onde dont il s’agit est cehii de l ’aristocratie. L a duchesse de G ram m ont ose déclarer : te Les m œ urs ne sont fa ite s que pour le peuple. » Mme de M atignon proclam e superbe m e n t : tt Chez les grandes dam es, telles que nous, la ré p u ta tio n repousse com m e les cheveux 1. » Mais ces exemples finissent p a r avoir une influence de rayonnem ent sur les m œ urs de la h au te bourgeoisie parisienne e t sur l’aristocratie provinciale. C’est à G renoble, on le sait, que Laclos a u ra it tro u v é les originaux de ses personnages (un de ses chefs signale en 1771 que cet officier « est très rép an d u dans la m eilleure société grâce à ses qualités »). Si l ’a u teu r des Liaisons dangereuses passait à Paris la p lu p a rt de ses congés, la vie de garnison lui a perm is de connaître s u rto u t l ’aristocratie et la grande bourgeoisie provinciales. Il fa u t ajo u ter p a r souci d ’im p artialité que les m ém oires e t correspondances du tem p s nous fo u rnissent aussi quelques exemples de dignité et de v ertu ! C ependant, ce tte corruption des principes, cette o sten tatio n d ’im m oralité caractérisent to u te une classe sociale à la veille de la R évolution, et Laclos a u rait p u dire pour sa défense, com me le card in al de B ernis : te J e ne vois n o ir que parce que je vois bien. »
A ucun contem porain de Laclos n ’a supposé que les lettres du ro m an fussent réelles. C’est l ’h ab itu d e de tous les rom anciers du x v i n e de p résenter dans leurs préfaces leurs ouvrages com m e des histoires ou des correspondances réelles, d o n t ils ne sont que les éd iteu rs; e t Laclos n ’a pas m anqué à ce tte trad itio n , avec quelle iro n ie, nous le verrons plus loin! Il p a ra ît alors étrange que Ch. Plisn ier 2 puisse écrire : « J e crois à l’au th en ticité de ces lettres éto n 1. Plu» v ertes d an s leurs expressions, les m arquises de P olignae e t de S ab ran , sous la R égence, co n firm aien t, q u a n d on leu r faisait des reproches su r leurs éc a rts *. « Oui* nous som m es des p u ta in s , e t nous le voulons bien ê tre , car cela nous d iv e rtit. » (Cor respondance de la princesse P a la tin e . 14 m ai 1722,) 2, R om an, Papiers d 'u n rom ancier, 1954.
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nan tes qui co n stitu ent Les Liaisons dangereuses », sans donner d ’ailleurs d ’au tre argum ent pour soutenir ce tte étrange thèse, que sa conviction. Le co n traste qxü existe entre la m édiocrité cons ta n te des au tres écrits de Laclos e t le chef-d’œ uvre des Liaisons dangereuses conduit M. Le H ir dans son introduction aux Liaisons dangereuses 1 à faire la même hypothèse. Sans dissim uler q u ’il y a it là un problèm e e t même l e problèm e des Liaisojis dangereuses, livre unique, il semble bien, a u contraire, que le rom an de Laclos est le ty p e m êm e de l’œ uvre voulue e t concertée; nous y revien drons. Le seul élém ent qui a u rait p u étay er cette thèse de la réalité des lettres et que ni Ch. Plisnier ni M. Le H ir ne signalent, c’est l’exis tence d ’une n o te de S tendhal écrite en 1820 : « Liste des grands seigneurs de 1778 avec des notes sur leur m oralité, vue à Naples chez le m arquis B erio; m anuscrit de plus de tro is cents pages bien scandaleux » 3, encore q u ’il ne s’agisse pas d ’une correspondance réelle, m ais d ’u n m an u scrit de Laclos, qui serait la prem ière ébauche des Liaisons dangereuses. Né à N aples en 1765 et m ort en 1820, le m arquis Berio dans son salon recevait les étrangers, G œ the, K otzebue, L ad y M organ, etc., e t il av a it une im portante biblio th èq u e, qui fu t vendue à sa m ort en A ngleterre puis dispersée après 1918. Des recherches effectuées en A ngleterre n ’ont donné aucun ré su ltat. Puisse u n chercheur plus heureux m ettre la m ain sur le fam eux m anuscrit, s’il existe... A vrai dire, on im agine m ai Laclos p a rta n t p o u r l’Italie en 1803, v in g t ans après les Liaisons dange reuses, et em p o rta n t dans sa cantine ce dossier scandaleux qu’il a u ra it donné ou vendu — au tre invraisem blance — au m arquis Berio! Comme d ’a u tre p a rt, selon l ’ém inent stendhalien H enri M axtineau 3, la rencontre de Stendhal e t de Laclos à la Scala de M ilan {rapportée dans H enri Brulard) est très incertaine, et qu’une au tre rencontre à Naples (signalée dans une no te de VAmour) est im possible, on est fondé à penser que S tendhal a laissé son im agination vagabonder à propos de l’Italie, de Laclos et des Liaisons !
Quoi q u ’il en soit, le public de 1782, guidé p ar la critique, a fa it aux Liaisons dangereuses un accueil enthousiaste : c’est le « livre 1. Classiques Garnior» 1952. 2. D e /'am our, Le D iv an , 11, p. 159» n o te 1. 3. Souvenirs d 'égotisme, Le D iv an , 1941, p . 131 e t n u te p. 398.
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à la m ode », un « rom an... q u ’on p réten d devoir m arq u er dans ce siècle » (Moufle); cc depuis plusieurs années, il n ’av a it pas p aru de rom an d o n t le succès ait été aussi b rillan t » (M eister); c’est u n livre qui fa it
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l’éd iteu r de 1848 reconnaît dans ce rom an « le style un peu décla* m atoire de M. Chanderlos (sic) de Laclos, a u te u r des Liaisons dangereuses »; or, la prem ière édition est de 1760 e t Laclos av ait à ce xnom ent-là d ix-neuf ans! D ev an t u n tel succès, les écrivains réagissent. Ce bon apôtre de R étif crie a n scandale. C’est bien à lui!... « Sous mes yeux, une m ère im p ru d en te, après avoir laissé tra în e r les Liaisons dange reuses, tro u v a n t sa fille à les lire, lui arracha ce rom an détestable, au m ilieu du troisièm e volum e L a fille, âgée de quinze ans {l’ose rai-je dire) le d ésirait avec ta n t d ’ardeur q u ’u n hom m e de q u a ran te-cin q ans o b tin t d ’elle la dernière faveur à condition q u ’il le lui ap p o rterait. E lle l’acheva pour lors... 0 m ères, soyez p ru dentes », s’écrie l’a u teu r de M onsieur Nicolas. Plus ta rd , R étif repenti et peu t-être pour se justifier lui-m êm e des accusations d ’im m oralité, dira de Laclos : a T out le m onde le croit u n m onstre parce q u ’il a p ein t une M erteuil e t u n V alm ont. Mais c’est une consé quence opposée q u ’il fau d rait tire r : u n m élancolique fait des com édies, u n hom m e gai, sanguin, des tragédies. » L’année des Liaisons dangereuses p araissait en librairie u n a u tre rom an Adèle et Théodore de M216 de Genlis, dont le succès fu t plus que m édiocre. L a v ertu eu se m aîtresse de Philippe d ’Orléans juge les Liaisons dangereuses u n ro m an licencieux, « exécrable p ar les principes... et fort m auvais sous les rap p o rts littéraires ». Elle n ’y trouve « ni invention, ni caractères, ni peintures neuves »; M"10 de M erteuil n ’est q u ’une femm e « grossière et dégoûtante ». C ette opinion révèle aussi sans doute l ’anim osité très réelle de M me de Genlis qui vo it Laclos prendre de plus en plus d ’influence sur son am ant, et Sous les ra p p o rts littéraires », que v a la it Adèle et Théodore? c’est une question que nous n ’essayerons pas de résoudre... Le prince de Ligne, lui, hom m e de goût s’il en fu t, estim e Les Liaisons dangereuses moins pernicieuses que L a Nouvelle Hêloïse! H ne d it pas, hélas, pourquoi... D ubois-Fontanelle, a u te u r d ’une pièce contre les v œ u x m onastiques, Éricie ou la vestale, et qui sera le m aître de litté ra tu re du jeune H enri Beyle à Grenoble, regarde Les Liaisons dangereuses comme « le m eilleur rom an qui a it jam ais été fa it depuis longtem ps » e t il en donnera le goût à S tendhal. Il est amusant de relever sous la plume d’un obscur écrivain de la fin du XVIIIe 2, une expression qui fera fortune chez les critiques 1. « U ne «lame fo rt légère m 'a d éjà déclaré q u 'elle ne laisserait p as sa fille lire m on livre. F>'où j'ai conclu que j'é ta is ex trêm em en t m oral. » (F la u b e rt, à propos de M adam e llavary. L e ttre à Mmo K oyer des G en cttes, octobre ou novem bre 1856.) 2. L a P lace, Collection de R om ans e t Contes.
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«lu x x (!, chacun la redécouvrant pour son propre com pte; les p er sonnages de Laclos, dit-il, m ènent les sentim ents, « p a r règle et par a rt comme une danse notée, ou p a r calcul comme une p artie d ’échecs ». A ndré Chénier, qui a d û rencontrer Laclos à Londres, ne parle de lui que pour le faire rim er dans les ïam bes avec Anaeliarsis Clotz et l’envoyer en com pagnie des ténors de la Révolution « lécher le cul du bon M arat », qui rim e, lui, avec G arat! Q u an t à son frère M arie-Joseph, il ignore com plètem ent Laclos dans son Tableau de la littérature française. R ivarol, qui a m alm ené Laclos d u ra n t la R évolution pour des raisons politiques, p o rte sur Les Liaisons dangereuses u n jugem ent nuancé; il estim e « le rom an très m oral dans le fond » m ais lui reproche « un m anque d ’im agina tion e t d ’éclat ». Il rem arque aussi q u ’on « a fa it un crime » à l ’au te u r to u t en s’élevant contre cette h abitude de juger les écrivains d ’après leurs héros : Molière est-ü un T artuffe, ou R acine im N éron? Mais le destin de Laclos, déjà, se dessine : il devient u n V alm ont. Dès la p aru tio n des Liaisons dangereuses, Moufle et M eister av aien t noté cette ten dance du public à ju g er Laclos d ’après son person nage : « parce q u ’il a p ein t des m onstres, on v eu t qu’il en soit u n ». D ans son Dernier Tableau de Paris 1, P eltie r voit en lui « l ’hom m e le plus profondém ent perverti du siècle, le héros des annales de la débauche ».
A l’émigré P eltier, je ta n t de Londres l ’anathèm e sur Laclos, c’est Mme R oland, peu suspecte de sentim ents rétrogrades, qui fait écho : « Laclos, cet hom m e plein d ’esprit, que la n atu re av a it fa it pour les grandes com binaisons et do n t les vices on t consacré toutes les facultés à l’intrigue. » E t voici en effet que la R évolution, qui a modifié le destin de Laclos com m e celui de la p lu p a rt des F ra n çais, va aussi m arquer un virage im p o rta n t dans les jugem ents sur l ’a u teu r des Liaisons dangereuses e t sur son rom an. Comme la critique va être inüéchie dans un certain sens et pour très long tem ps, il est indispensable, sans vouloir écrire à nouveau les pages consacrées p ar Dard 2 à l’action de Laclos sous la R évolution, d ’a n a lyser de la m anière la plus objective, les faits essentiels. D ans son Eloge du cardinal de Bernis, R oger Vailland p rétend que « Choderlos de Laclos a sa carrière m ilitaire, politique et m ondaine brisée pour avoir écrit Les Liaisons dangereuses ». Or, sur 1. L ondres, 1794. 2. E m ile D a rd , L e Général Choderlos de Laclos, 1905.
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le p lan m ilitaire, Laclos, officier d ’une arm e technique, l ’artillerie, a eu, a v a n t com m e après Les Liaisons dangereuses, une carrière sans éclat, m algré ses notes excellentes et il serait arrivé à la re tra ite avec le grade de com m andant. Si, p ar la suite, il a été envoyé en disgrâce à M etz, le 11 m ai 1786, c’est à cause de la publication, non de son rom an, m ais de son Éloge de Vau ban, ouvrage qui é ta it en réalité u n éreintem ent systém atique de la tech n iq u e des fortifications du m aréchal. D ’ailleurs, dès le mois d ’octobre de la m êm e année, il re jo in t son régim ent à La Fère. A dm is à la re tra ite le 1er ju in 1791, il sera nom m é m aréchal de cam p dans la ligne, le 12 septem bre 1792, grâce à la protection de son am i Servan, le D auphinois. P a r ailleurs, c’est le succès des Liaisons dangereuses qui a ouvert à Laclos les salons parisiens à la m ode. J u s q u ’en 1782, il n ’av ait guère fréquenté que l ’aristocratie de province. E nfin, ce sont su rto u t ses succès m ondains, s’ajo u ta n t à l ’influence des loges m açonniques, qui on t déterm iné les am is de Laclos à le p résenter au duc d ’Orléans, G rand M aître de to u tes les loges de F ran ce J. D ’après Mme E lliot, m aîtresse du père de Philippe É galité, c’est le vicom te de Noailles, coloncl-général des hussards de Sarreguem ines, franc-m açon, gendre du duc d ’A yen, franc-m açon e t pro tecte u r de Laclos, que cc dernier fu t in tro d u it dans l’in tim ité du Palais-R oyal. E n octobre 1788, Laclos est nom m é secrétaire des com m andem ents d u prince. T out a été dit. sur cet hom m e de plai sirs, intelligent m ais d ’une nonchalance dangereuse, chez qui on chercherait vainem ent les qualités tactiq u es ou stratégiques d ’un V alm ont, m êm e « obèse et vieilli », selon l ’expression plus p itto resque que ju ste em ployée p ar D ard. A la veille de la R évolution, le P alais-R oyal est devenu un foyer d ’intrigues, le poste avancé d u m écontentem ent, où s’élabore une opposition systém atique à la cour et au roi. Les rap p o rts les plus divers, m ais dont certains so n t d ’une inform ation très sûre, com m e ceux du baron de S taël, am bassadeur de Suède, ou de M. de L a Luzerne, n otre am bassa deur à Londres, établissent à l’évidence que Laclos devint très rapidem ent, et m algré l ’hostilité de la com tesse de Genlis 2, m aî tresse en titre du prince et c< gouverneur » de ses fils, u n des hom m es les plus écoutés de Philippe. P o u r dresser la statu e d ’un Laclos « organisateur de la défense des libertés républicaines », 1. Laclos a p p a rte n a it à la loge du régim ent de T oul-A rtillcrie, et à P aris il est adm is à la loge « L a C andeur » où se tro u v aien t p lu s spécialem ent les hom m es dévoués à P h ilip p e d'O rléans. 2. D o n t le m ari e s t cap itain e des gardes du duc d ’O rléans.
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Itoger V ailland 1 escam ote pudiquem ent les relations étroites de Laclos et du prince, et le rôle de prem ier plan joué p a r l’au teu r des Liaisons dangereuses dans le com ité orléaniste. Quelques repères sont ici indispensables. A près les journées des 5 et 6 octobre 1789, Laclos accom pagne ii L ondres le duc d ’Orléans dans son dem i-exil; il y séjourne du 14 octobre 1789 ju sq u ’au 10 ju ille t 1790. D evenu m em bre de la société des Jacobins, Laclos rédige le Journal des amis de la Cons titution à p a rtir du 21 novem bre 1790; il donne sa démission du Club le 17 ju illet 1791, à la suite des incidents sanglants du Chanqi de Mars qui prov oquèrent la scission Jacobins-Feuillants. Il est élu com m issaire à la m unicipalité parisienne le 10 août 1791, et le 29 ao û t .1792, D anton le nom m e com m issaire du pouvoir exécutif. C’est à ce titre qu’il assistera aux p rép aratifs de la bataille de Valiny. Chef d ’état-m a jo r de S ervan à l ’arm ée des Pyrénées le l rr octobre 1792, nom m é gouverneur général des É tablissem ents français au x Indes le 28 novem bre 1792, son d ép art est retardé, il est arrêté le 31 m ars 1793 et relâché le 10 mai sur intervention de son am i A lquier, président du Com ité de Sûreté générale, au p a ra v a n t av o c at au P résidial de L a Rochelle, où Laclos s’é ta it lié d ’am itié avec lui. G’est à ce m om ent-là q u ’il procède à des expé riences su r les boulets creux q u ’il a inventés. A rrêté de nouveau le 5 novem bre 1793, il ne sera rem is en liberté que le 3 décem bre 1794. Il est ensuite nom m é secrétaire général des H ypothèques a v a n t que le P rem ier consul le rétablisse dans son grade de général de brigade et dans l’artillerie, m algré l ’avis de l ’inspecteur général de ce tte arm e. De cette analyse très sèche, quels sont les élém ents à retenir? D ’ab o rd les journées d ’octobre 1789. Les ennemis d u PalaisR oyal o n t accusé le duc d ’O rléans et Laclos d ’avoir organisé la m arche des Parisiens sur Versailles. D ’après des rum eurs incont rôlées, on a u ra it vu Laclos, déguisé en fem m e, exciter des groupes de m an ifestan ts. Or, la procédure d u C hâtelet, in stitu ée pour étab lir les responsabilités dans ce tte affaire, n ’a pas dém ontré d 'u n e m anière certaine la p articip atio n directe de Laclos à l’ém eute. Tous les tém oins sont hésitants ou très réticents. Il semble d ’ail leurs que c’est à l ’instigation d e La F a y e tte que la procédure du C hâtelet ten d ait à « faire to u rn e r l’in stru ctio n ouverte contre le duc d ’Orlé ans et contre M irabeau, c’est-à-dire contre les rivaux directs de L a L ayette » (Mathiez), principal bénéficiaire de ces journées. Il faut 1 im agination vengeresse de Léon D au d et (qui 1. Laclos p a r Iui~jru'nn\ 1953.
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plaçait cependant si h a u t Les Liaisons dangereuses) pour m ontrer dans son ro m an Les L ys sanglants un Laclos m o n ta n t les ém eutes d ’octobre afin de ren dre possible u n viol public de la reine à V er sailles... Après l ’arrestatio n du roi à Varennes, l ’Assemblée cons titu a n te ren d u n décret qui innocente indirectem ent Louis X V I, le 15 ju illet 1791. Ce mêm e jour, d ’après A ulard, Laclos propose aux Jacobins de l’aire signer une pétitio n contre le roi, considéré com m e a y a n t abdiqué x. Il est soutenu p ar R obespierre et D anton, qui, le 23 juin, après u n e entrevue avec Laclos pour m ettre au p oint la tactiq u e, a proposé l’établissem ent « d ’u n conseil à l’in terd ictio n ». E t com m e p a r hasard ce m êm e jo u r le duc d ’Orléans s’est fa it ad m ettre au club des Jacobins. Le principe de la pétition, véritable plébiscite, en vue d ’une consultation de la n atio n sur le roi, est ad o p té p ar le club, u n peu sous la pression de m anifes ta n ts venus du P alais-R oyal. La p étitio n est relue e t signée le lendem ain 16 et on connaît les incidents san g lan ts q u ’elle p ro voque au Cham p-de-M ars. Quel est le rôle exact de Laclos dans cette affaire? Si l’on en croit D ard, — le seul biographe de Laclos, d o n t le trav a il de recherches soit sérieux — , l’auteux des Liaisons dangereuses, dans ce cas comme dans tous les autres, a to u t conduit avec son génie m achiavélique, tira n t les ficelles dans la coulisse au p rofit du duc d ’Orléans, pour satisfaire une am bition elïrénée. Les faits allégués sont, en général, exacts m ais D ard les in terp rè te cons tam m en t dans le sens de sa thèse. C ette explication des mobiles et des actes p ar l ’am bition est d ’ailleurs classique chez tous les h is toriens et chroniqueurs de cette période qui n ’on t — comme c’est le caspour D ard — q u ’une sym pathie fort m odérée pour la R évolution. C ontrairem ent à ce que prétend le biographe de Laclos, celui-ci ne fa it pas p artie du com ité de rédaction 3. B rissot raconte dans ses Mémoires com m ent Laclos lui a forcé la m ain pour l’obliger à rédiger la fameuse p étitio n et plus précisém ent pour y in tro d u ire la phrase qui p e rm e tta it de « pourvoir au rem placem ent » de Louis X V I p ar « tous les moyens constitutionnels » c’est-à-dire p ar une régence au profit du duc d ’Orléans, les com tes d ’A rtois et de Provence é ta n t déjà passés à l’ém igration. « Il ne m e v in t pas même dans la tête, ajoute Brissot, que ce soit ici un nouveau chapitre des Liaisons dangereuses. » Ce te x te de B rissot est le seul tém oignage contem porain qui m ette directem ent en cause Laclos. D ans quelle m esure doit-on y ajo u ter foi? B rissot est-il « le plus 1. Si l ’Assemblée a m is le roi h o rs de cause* d it L aclos, c’est parce q u ’elle n ’est pas assez in stru ite de Fopinion populaire. 2. M athiez, A nnales de la R évolution, 1923.
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candide des républicains », su iv an t l ’opinion de D ard, ou cet <( in trig an t peu scrupuleux », cet « hom m e équivoque », dont parle M ath iez? Ce q u i est sûr, c’est que ce m êm e B rissot é ta it un orléaniste bon te in t (voir M athiez) et q u ’il cherche dans ses Mémoires à faire retom ber sur d ’au tres les responsabilités gênantes. A.ucun des grands historiens de la R évolution ne semble considérer Laclos comme u n personnage de prem ier plan. A ulard en parle comme du « facto tu m » de Philippe d ’O rléans; q u a n t à M athiez \ 11 ne le nom m e pas une seide fois dans la Révolution française. Au m om ent de la scission au club des Jacobins 2, Laclos écrit le 12 août 1791 au Patriote français : « J e déclare qu’en me re tira n t de la société séante aux Jacobins, je n ’ai jam ais p rétendu être de celle séante aux F euillants. J ’ai voulu seulem ent dans ces tem ps où l’opinion varie sur les personnes d ’une m anière si étonnante, m ’isoler en tièrem ent et m ’en ten ir aux principes qui ne varient jam ais. » Laclos, sem ble-t-il, écœ uré p ar l ’indécision de son patron, qui av a it déclaré « renoncer pour toujours à ses droits à la régence » a voulu m énager sa liberté. Mais pour la postérité, les deux noms de Laclos et de P hilippe-É galité sont liés dans la com plicité et mêm e dans le régicide, bien que Laclos n ’y ait eu aucune p art. Grâce à des am itiés toujours agissantes, en particulier celles de D a n to n et de Servan, Laclos ne disparaît pas com plètem ent de la scène; D ard lui a ttrib u e la victoire de Valmy! Il est certain cependant que, surpris p ar l’incapacité de Luckner, il a pris sur place des décisions im portantes 3. Sa nom ination comme gouver n eu r des E tablissem ents français des Indes le 28 novem bre, alors q u ’il é ta it à l ’arm ée de Servan, est sans doute une m anœ uvre de ses am is p o u r le m ettre à l’abri de poursuites. C’est, en effet, le m om ent où les robespierristes accusent D anton d ’orléanism e et où R obespierre lui-même se voit faire le mêm e reproche p a r ses adversaires. Mais l’événem ent devance le d ép a rt projeté. L a tra h i son de D um ouriez, qui entraîne avec lui le duc de C hartres, pro voque une flambée anti-orléaniste, e t p ar suite l ’arrestatio n de Laclos le 31 m ars 1793. Il est incarcéré le 1er avril; m ais sur l ’in ter v en tio n de son am i A lquier, il est libéré et mis en é ta t d’arrestation dans sa propre m aison le 10 m ai. Il est alors autorisé, grâce à l ’entrem ise de son am i G aspard Monge, m inistre de la M arine, à 1. P o u r la période qui nous intéresse, 2. Scission provoquée, nous P avons d it, p a r PafFaire du Chainp-de-M ars. 3. Laclos a organisé à Châlons se p t b ataillo n s de fédérés, q u i arriv èren t au cam p de D um ouriez le 19 septem bre. Dumouriez* cep en d an t, sach an t ce q u ’ils v a la ie n t, ne les m it pas en ligne d ans la jo u rn ée du 20.
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expérim enter certains boulets creux de son invention destinés au tir contre les navires. Ces projets d ’expériences, do n t le conseil ex écu tif é ta it déjà saisi a v a n t l’arrestation de Laclos, n ’ont pas été étrangers à son élargissem ent. Élargissem ent to u t provisoire d ’ail leurs p u isq u ’il est de nouveau incarcéré le 5 novem bre 1793, à la suite de la ch u te des Girondins; il fa u t rem arq u er que les expériences su r les boulets creux avaient pris fin à M endon le 4 novem bre. C’est la dernière offensive contre les orléanistes, puisque Philippe É galité est guillotiné le 7 novem bre e t Laclos s’a tte n d à m o n ter à l ’échafaud, comme en tém oigne une le ttre à sa fem m e d u 19 germ inal an II . P ourquoi Laclos a-t-il échappé à la peine capitale? Nous en som m es réd u its a u x hypothèses. D ard p réten d que « c’est la protection de D a n to n qui l’a sauvé au d éb u t »; c’est très possible, puisque c’est au lendem ain de l’exé cution de D an to n q u ’il écrit la lettre du 19 germ inal. .Mais, D anton disparu, le problèm e re ste le m êm e. B ien au contraire, après l’exé cution de D an to n , le régim e de la prison s’adoucit pour Laclos qui va régulièrem ent correspondre avec sa fem m e à p a rtir du 11 floréal an I I (mai 1794). Ce fa it sem ble peu com patible avec le raisonne m en t de D ard, q u and il pense que c’est grâce à la disparition de R obespierre que Laclos échappe à la guillotine. F au t-il croire, après C arnot, que Laclos collaborait secrètem ent à la ré d actio n des discours de R obespierre? T ype de l ’explication rocam bolesque : com m e si R obespierre n ’é ta it pas capable d ’écrire ses discours to u t seul! L a v érité p a ra ît plus sim ple ; Laclos, p ra tiq u e m e n t isolé e t re tiré de la vie politique depuis sa dém ission des Jaeobins, a été soutenu dans l ’om bre p a r de fidèles am itiés, celles d ’A lquier, de Servan, de Lacom be Saint-M iehel; et m êm e si l ’on en croit Y A lm a nach des prisons (1794), Laclos incarcéré est re sté en relations avec le Com ité de S alut public, ce qui le re n d ait suspect aux au tres détenus. D ans la succession rapide des événem ents depuis la p ro clam ation de la R épublique, il n ’a jam ais joué un rôle de prem ier plan et on a d û ju g er insuffisantes les charges qui pesaient sur lui. Les derniers mois de sa détention, après la m o rt de R obespierre, n ’o n t pas été bien terribles : si l’on considère les dates, le troisièm e de ses enfants, Charles « l ’enfant de la délivrance », né le 4 ju in 1795, fu t conçu en septem bre 1794, trois mois a v a n t l’élargisse m ent de son père! T e ls sont les faits.
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Roger V ailland, m uet sur les relations Laclos-d’Orléans, étab lit « la ferm eté révolutionnaire » de Laclos p en d a n t la période cri tiq u e de l'em prisonnem ent en se fo n d an t sur deux faits : « Laclos n ’a cessé p ar mille placets de p ro tester de son innocence... D ans la m esure de la liberté qui lui re sta it dans son cachot, il continua au contraire de trav ailler p our la R évolution. » Qu’un prisonnier poli tiq u e p ro teste de son innocence \ la chose est tro p classique pour être p ro b an te; q u an t au « tra v a ü de Laclos pour la R évolution », il l’av a it commencé avec le Mémoire contre V auban et ses tra v a u x de fortifications à File d ’Aix, sous la royauté. L ’invention des boulets creux ne semble pas non plus u n argum ent bien solide : Laclos, technicien de son arm e, se serait intéressé au problèm e sous n ’im porte quel régim e. L’au teu r d u Laclos pa r lui-même ne m en tionne m êm e pas la deuxièm e arrestatio n de Laclos (la R épublique, en effet, se m o n tre bien ingrate avec ce bon serviteur!) et garde u n silence p ru d e n t sur le rôle de Laclos sous le D irectoire 2. Gom m en t un révolutionnaire aussi p u r a-t-il p u devenir franchem ent b o n ap a rtiste 3? (ce do n t il sera im m édiatem ent récom pensé : p a r décision particulière du P rem ier consul 4, il est nom m é général de brigade dans l ’artillerie, le 15 février 1800, avec effet ré tro a c tif du 22 septem bre 1792). C’est évidem m ent u n p oint délicat... « Laclos rongé p a r l’am bition, s’é ta it em paré comme d ’une proie de ce m alheureux (le duc d ’Orléans) et é ta it bien résolu à ne pas le lâcher. Le prince d u sang é ta it toujours sa ressource, son espoir et c’é ta it p a r lui q u ’il en tendait triom pher... C’est Laclos..., c’est ce terrible am bitieux qui l ’a v a it lancé sur la voie fatale, dont le dernier term e devait être le régicide et la guillotine » etc. Tel est le to n à p eu près co n stan t de D ard. Il postule, d ’après les Mémoires de T illy (dont nous aurons à parler et qui sont très suspects), l’am bition de Laclos, e t Les Liaisons dangereuses deviennent le « rom an d ’u n am bitieux ». C’est u n peu prendre la cause pour l’effet. L ’am bition de Laclos n ’a pas créé u n rom an qui est u n 1. P o u r s’en convaincre, qu’on lise p a r exem ple les le ttre s de D id ero t a u lie u ten an t général de police, p e n d a n t sa d é te n tio n à V incennes, 10 a o û t 1749, 13 a o û t 1749. D ide r o t renie ses écrits e t s’engage sur l’honneur à so u m e ttre ses œ uvres fu tu res a u lieu te n a n t général de police, etc. E t cela après quinze jo u rs d ’em prisonnem ent! 2. D ’après des b ru its n o n confirm és, Laclos a u ra it p rép aré le 18-Brum aire p a r une cam pagne de presse. 3. Laclos dans ses le ttre s p a rle de I’ « im m o rtel général » (17 m essidor an VIII), d u « génie e t de la fo rtu n e de B o n a p a rte » (4 frim aire a n IX), « q ui nous a accoutum és au x m iracles » (20 b ru m aire an I X ) . « Si B o n a p a rte v ie n t de sa personne, écrit-il encore, j ’évalue sa présence com m e 30.000 hom m es de p lu s » (7 frim aire an IX). 4. Cf. le ttr e de L aclos d u 19 th erm id o r a n VIII.
chef-d’œ uvre; c’e st le succès de ce rom an qui a pu éveiller ju s te m en t l’am bition de Laclos. Beaucoup d ’officiers au x v m e siècle consacrent leurs loisirs à la litté ra tu re 1. C’est mêm e le cas d ’un jeu n e officier d ’artillerie qui s’appelait B onaparte. Im aginons q u ’il ait écrit, en place du Souper de Beaucaire, un chef-d’œ uvre. Ne préten d rait-o n pas que ledit chef-d’œ uvre lui ait été dicté par l’am bition. Comme s’il suffisait d ’être am bitieux pour écrire Les Liaisons dangereuses! E t pourquoi Laclos, am bitieux, s’en serait-il te n u à un livre u nique? B arem en t livre au ra déterm iné d ’une m anière aussi précise l ’orientation de la vie d ’un auteur. L ’éclat provoqué p ar son ouvrage ay a n t braq u é sur lui les projecteurs de l’actualité, Laclos a p u devenir am bitieux, m ais non pas de cette m anière m achiavé lique et som bre d o n t on parle. Installé p ar ses am is aristocrates au x prem ières loges du Palais-R oyal, il a p u espérer jouer u n rôle de prem ier p lan dans la vie politique du pays pour le cas où son m aître o b tien d rait la régence, ou m êm e le trône. Essayons de re tro u v er ce q u ’a p u être la m entalité d ’un Laclos. Il a p p a rtien t à une fam ille fort honorable mais de p etite noblesse. Grâce à des études très sohdes,il est reçu comme aspirant à l ’École d ’artillerie de L a F ère : il v a donc servir dans une arm e technique. Au hasard de ses garnisons il rencontre des officiers d ’autres armes qui ont pu, eux, ach eter des régim ents et qui sont déjà colonels à l’âge où Laclos n ’est que lieutenant ou capitaine. E n a-t-il ressenti de l ’am ertum e? C’est possible, m ais ce n ’est absolum ent pas cer tain puisque nous le voyons lié avec les plus grands nom s de l’aris tocratie, les Ségur, les Noailles, les L auzun... On a voulu faire des Liaisons dangereuses un pam phlet contre la noblesse; c’est une vue bien étroite e t l ’in té rê t des Liaisons dangereuses est ailleurs, com m e nous le verrons. A quaran te-sep t ans, il est m arié, père de deux enfants encore très jeunes; e t ce m ariage lui-m êm e a donné lieu à des in te rp ré ta tions fantaisistes, alors que les faits sont d ’une extrêm e sim plicité. D a T d , se fo n d an t su r de prétendues confidences du gendre de Laclos à Arsène H oussaye en 1846, affirme que Laclos a agi « p ar gageure », en « froid am bitieux se plaisan t à défier l’obstacle », en séduisant Mlle D uperré à La Rochelle. E n 1783 Laclos a q u a I . Le chevalier de C h atelu x , qui sera académ icien, le com te de G u ih ert, le b aro n de B ezenval, M. de P ezai, R o u g et do Lisle, C arnot, F lo rian ... « L a m anie des m ilitaires p o u r les occu p atio n s litté ra ire s e s t u n des inconvénients a tta c h é s a u progrès de la li t té ra tu re », n o te G rim m le I er novem bre 1761, e t il re v ie n t co n stam m en t sur ce su je t, décem bre 1764, fév rier 1765, etc.
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rante-deux ans; il rencontre dans le salon de Mme D uperré une jeune fille de d ix -h uit ans, jolie et intelligente, q u ’il aim era fidèle m ent et profondém ent to u te sa vie. Que vient faire là l’am bition? L ’am our réciproque, dès le d ébut, a été assez fort pour q u ’une jeune fille de la m eilleure société, m algré les résistances de sa famille, épouse, deux ans après la naissance d ’u n enfant (1784), l’hom m e q u ’elle ne cessera jam ais d ’aim er... Ce n ’est pas le m ariage de V alm ont avec Cécile, c’est celui de S aint-P reux avec Julie! À q u aran te-sep t ans donc, Laclos, père de deux enfants et to u t dévoué à sa famille, n ’a pour vivre que sa solde de capitaine et quelques rentes du chef de sa femm e. Six mille livres d ’ap p o in te m ents supplém entaires au P alais-R oyal et u n logem ent ne so n t pas à dédaigner, sans parler de l’in té rê t que peuvent présenter les fonctions de secrétaire du prem ier prince d u sang; il est inutile d ’im aginer une am bition forcenée chez Laclos pour com prendre sa décision d ’en trer au service du duc d ’Orléans, do n t au dem eurant la p opularité é ta it très grande depuis 1771, après sa pro testatio n contre l'exil des P arlem ents, et qui en 1778 av a it été parm i les pre m iers à parler d ’É ta ts généraux. II av a it payé d ’un exil à YillersC otterets son a ttitu d e libérale. Laclos, esp rit cultivé, très a tte n tif aux courants de son époqne, est ou v ert au x idées nouvelles en politique; l ’idéal pour lui comme p o u r la p lu p art de ses contem porains, c’est u n e m onarchie consti tu tio n n elle de ty p e anglais : to u te sa conduite politique le prouve. Q u’il a it pensé à son p atro n comme régent ou comme roi, cela n ’a rien que de très n aturel. E t p ar là-m êm e, on com prend q u ’il ait été sincèrem ent jacobin, à l’époque où l’on é ta it jacobin et m onarchiste libéral et où personne encore ne pensait à la R épublique, pas même R obespierre \ — e t q u ’il ait été sincèrem ent orléaniste, à une époque où l ’orléanism e rep résen tait l’opposition au royalism e u ltra. .1.1 n ’y a là rien de m achiavélique, ce qui n ’exclut ni les finesses tactiq u es ni les m anœ uvres, classiques en politique et su rto u t en période révolutionnaire. Que Laclos ait été u n dém ocrate sincère, m ais m odéré et raisonnable, très « philosophe du x v m e », c’est ce que d ém o n tren t aussi les attaq u es do n t il est l ’objet de la p a rt des extrém istes des deux bords. Il est la tê te de tu rc du p a rti royaliste e t R ivarol compose en son honneur pour les Actes des apôtres une parodie de Phèdre : 1. M algré la trah iso n de L ouis X V I, R obespierre in titu le son jo u rn a l L e D éfenseur de la Constitution. Les Ja co b in s g a rd e n t leu r nom d ’Am is de la C o n stitu tio n ; c’e s t seu lem en t le 21 sep tem b re 1792, après l ’ab o litio n de la ro y au té, q u ’ils p ren n en t le titr e de « Société des Ja c o b in s, am is de la lib e rté e t de l ’égalité »„
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M irabeau. — Qui Vaurait cru? Laclos est chef de la cabale. B arnave. — Comment? M irabeau. — Le prince Vaime et je n'en p u is douter... Cet ennemi des arts a fa it choix d 'u n auteur E t Laclos a trouvé le chemin de son cœur. B arnave. — Ciel... Laclos? M irabeau. — A h ! douleur non encore éprouvée... D ans le m êm e journal, u n réd acteu r propose d ’appeler la ru e du R en ard , ru e de Laclos. Mais quand Fironie fait place à la colère, ce so n t les injures les plus ordurières qui viennent sous la plum e des journalistes d ’extrêm e-droite. Q uant aux « purs » de l ’autre ex tré m ité, s’ils m e tte n t plus de discrétion dans les attaq u es et les calom nies, ils so nt plus dangereux, puisqu'ils envoient Laclos en prison. L a liste des personnes arrêtées en m êm e tem ps que lui est significative; elle com porte la citoyenne Sillery, ci-devant comtesse de Genlis, son gendre Valence, les deux fils d ’É galité, Lem aire, trésorier du duc, etc. D ’après le M oniteur universel du 5 avril 1793, c’est R obespierre le jeune qui a réclam é l ’incarcération de Laclos. Il ne so rtira de prison que bien après l ’exécution de 1’ a In co rru p tib le », avec ceux des députés girondins qui o n t eu la chance d ’échapper à la guillotine. Tous ses ennem is sont d ’accord pour identifier Laclos à son héros et pour a ttrib u e r au prem ier l ’im m oralité et les vices du second : D um ont dans ses Souvenirs sur M irabeau, G arat, D um ou riez, etc. « Affreux génie », « m onstre infernal », « affreux rom an », « rom an infernal », telles sont les expressions qui reviennent sans cesse sous la plum e des auteurs de mém oires. « J e ne ferai pas une longue m ention de Laclos. M onstre d ’im m oralité, il s’est dépeint lui-m êm e tr a it p o u r tr a it dans le scélérat do n t il a fa it le héros de son im pur rom an des Liaisotis dangereuses. Quiconque a lu ce détestable ouvrage connaît les m œ urs, les principes, le génie de Laclos... » : c’est M ontjoie, dans son H istoire de la conjuration d'Orléans, en 1796, qui rem porte la palm e... Ces violences verbales s’expliquent p a r le rôle joué p a r Laclos ou p lu tô t a ttrib u é à Laclos. Nous en retrouverons la trace ju sq u ’au second Em pire.
Nous devons encore à cette période le prem ier essai d ’explica tio n systém atique des Liaisons dangereuses, et très im p o rtan t,
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puisque la p lu p a rt des critiques en on t adopté les grandes ligues. Il s’agit des Mémoires du com te A lexandre de T illy « pour servir à l’histoire des m œ urs à la fin du x v m e siècle ». Le com te de Tilly, né en 1764, est en tré à quinze ans dans le corps des pages de la reine, puis il a servi quelque tem ps comme sous-lieutenant dans les dragons de Noailles. P en d an t la R évolu tion, il collabore aux côtés de R ivarol, de P eltier, de M irabeau le jeune, aux pam phlets royalistes : les Actes des apôtres, la Feuille du jo u r, etc. Il s’exile après le 10 ao û t 1792, séjourne en A ngle terre, au x E tats-U nis, où il p ratiq u e l’escroquerie au m ariage, en Allemagne. E n 1804, il rédige ses Mémoires. II term in era sa vie d ’aventures p ar u n suicide à Bruxelles, en 1816, après une vilaine histoire de jeu. Cet hom m e que S tendhal ad m irait, q u ’A ndré Monglond appelle « le plus b rillan t disciple de Laclos », ce « spirituel com te A lexandre de Tilly » selon l ’expression de Sainte-B euve, a été, comme le d it ju stem en t Em ile H enriot, « u n V alm ont au n atu re l ». Ses Mémoires publiés sous la R estau ratio n , et la Chronique scan daleuse, composée en collaboration avec C ham pcenetz e t R ivarol en 1791, so n t le m eilleur com m entaire des Liaisons dangereuses. Il est certain que le rom an de Laclos, publié quand T illy av a it dixh u it ans, a eu une influence très grande sur sa vie e t sur la com po sition de ses Mémoires. T illy nous raconte com m ent, « ad m irateu r passionné du ro m an », il a rencontré une prem ière fois Laclos en 1789 a u P alais-R oyal, Il p réten d l’avoir revu « près de deux ans plus ta rd » à Londres au m om ent où Laclos a v a it suivi le duc d ’O rléans en Angleterre. Nous n ’avons sur la réalité de ces ren contres que le tém oignage du seul Tilly. Laclos lni a u ra it exposé les raisons p o u r lesquelles il av a it écrit Les Liaisons dangereuses. « J e résolus de faire u n ouvrage qui so rtît de la ro u te ordinaire, qui fît du b ru it e t qui re te n tît encore sur la terre quand j ’y aurai passé. » Puis il raconte à Tilly la m anière dont il a composé son rom an, d ’après ses observations, ses aventures personnelles et il lui livre mêm e les clefs de plusieurs personnages. O u tre les in certitudes sur la d ate exacte de cette rencontre (Tilly, en effet, p réten d avoir rencontré Laclos à Londres deux ans après l’avoir vu pour la prem ière fois à P aris en 1789, or le séjour de Laclos à Londres se situe entre octobre 1789 et ju illet 1790), le récit est agencé de telle m anière q u ’il en rend suspecte l ’authenticité. Tilly écrit quatorze ans après les événem ents et, sem ble-t-ii, de m ém oire. Or, dans une note, pour ju stifie r la fidélité de ses souvenirs et répondre d ’avance aux objections possibles, il écrit :
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« Ces expressions (celles de Laclos) u n peu oratoires et que je me rappelle com m e si c’é ta it hier, me frap p ère n t d ’a u ta n t plus que sa conversation froide e t m éthodique n ’é ta it nullem ent de cette couleur-là » et il précise à la fin de son récit : « J ’ai oublié to u t ce que je lui ai répondu; ce q u ’il m e d it, je m ’en souviens et je l’ai répété. » C ette insistance mêm e donne à penser. Il fau d rait, en effet, une m ém oire prodigieuse pour reproduire sans en rien altérer les term es d ’une conversation ten u e quinze ans au p a rav a n t, sur to u t si on ne les consigne pas im m édiatem ent dans u n journal. Or, T illy ne nous d it rien de t e l 1. C’est une m anie habituelle chez T illy de faire parler les person nages q u ’il m et en scène dans ses M émoires. Ceux-ci présen ten t presque constam m ent les caractères d ’une transposition ro m a nesque du réel : les dialogues abondent et il n ’y a pas plus de ra i son d ’ajo u ter foi aux déclarations prêtées à Laclos q u ’aux épanchem ents v erb au x de telle ou telle héroïne, a v a n t ou après l’am our. Avec l ’épisode Laclos, T illy a voulu, c’est évident, écrire un m or ceau de bravoure. T o u t en ren d an t hom m age à la création rom a nesque de Laclos et à la valeur de l’œ uvre : « C’est l ’ouvrage d ’une tê te de prem ier ordre... ce livre durera a u ta n t que la langue », il v e u t m o n trer que Les Liaisons dangereuses sont une pièce « au sein d ’une v aste conspiration dans laquelle à l ’avance chacun s’é ta it distribué son rôle à la cour, à la ville, dans les provinces et dans l’arm ée. » H y voit « un des flots révolutionnaires qui a tom bé dans l’océan, qui a subm ergé to u te la cour... U n de ces m étéores désastreux qui o n t apparu sous un ciel enflammé à la fin du x v m e siècle ». C ette explication, très postérieure à la parution des Liaisons dangereuses, ne s’éclaire que p ar 1<; rôle joué p ar Laclos aux côtés du duc d ’Orléans, devenu p ar son vote sur la m ort de Louis X V I, aux yeux des royalistes, le ty p e mêm e d u régicide ab ject, plus odieux encore p ar sa traîtrise que R obespierre ou que S a in t-Ju st. E t com m ent im aginer que le b rillan t polém iste des Actes des apôtres a u ra it gardé dans un portefeuille ou dans un tiro ir les aveux de Laclos, qui établissent une sorte de conspira tio n , e t en to u t cas de prém éditation révolutionnaire? C’est le com m entaire mêm e que fa it Tilly des prétendus propos de Laclos qui les rend on ne p e u t plus suspects, et ce com m entaire, il ne le 3 . D ’après E m ile H en rio t, « T illy ra p p o rte la confidence de Laclos en quelques lignes q u i ne se n te n t p as l ’invention» e t q u i p ré se n te n t m êm e to u t le caractère d ’une o u v ertu re spo n tan ée, fidèlem ent notée, a u m o m en t m êm e »* T illy n ’a rie n n o té p u is q u ’il nous p arle de la sû reté de sa m ém oire.
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livre au public q u ’après la m o rt de celui qui, seul, au rait p u le dém entir! On se dem ande alors com m ent tous les critiques, sans exception, o n t pu ad m ettre, sans l ’om bre d ’u n doute, le récit de Tilly. Ou p lu tô t, on com prend très bien qu’ils aien t adopté cette tbèse : elle allait dans le sens de leurs idées : il s’agit de justifier a posteriori et selon les préférences politiques de chacun, pour les uns la thèse de l ’am bition, pour les autres, la v aleu r prérévolutionnaire des Liaisons dangereuses. Or, cette thèse, on ne l’a jam ais vue a p p a ra ître a v a n t 1789. On explique p a r l ’événem ent ce qui n ’a peutêtre aucun ra p p o rt direct avec l ’événem ent. De la m êm e m anière, Napoléon dira d u Mariage de Figaro : cc C’est la R évolution en action », alors q u ’il serait très difficile d ’établir un program m e politique avec quelques tra its satiriques sur l ’inégalité des condi tions et su r les m éfaits de l’intrigue et de la faveur; toutes les rev en dications de Figaro étaien t banales en 1780. La plus grande p a rtie du fam eux m onologue est consacrée à la liberté de la presse, cheval de b ataille des philosophes depuis cinquante ans! On tro u v e aussi bien chez B eaum archais que chez Laclos une peinture sévère des m œ urs de l ’aristocratie sous le règne de Louis X V I, m ais il serait bien h asardeux d ’y voir l ’effet d ’une conspiration destinée à re n verser le régime. U n argum ent supplém entaire nous est fourni p ar le caractère m êm e de l’a u teu r des Liaisons dangereuses. Laclos, en a d m e tta n t que la scène ait eu heu en 1790, a qu aran te-n eu f ans; dans les h u it années qui précèdent, et bien qu’il soit hé avec plusieurs p er sonnes d o n t nous possédons aussi les Mémoires (Lauzun, Mmu de Genlis, le duc de Lévis, B rissot, C arnot, Aimée de Coigny, la m a r quise de Créqui, etc.), Laclos ne leur a, sem ble-t-il, jam ais parlé de son rom an; il en parle mêm e très rarem en t et d ’une m anière toujours très vague dans ses lettres à sa femme. Tous les gens qui l ’o n t bien connu à cette époque (M irabeau, D anton, Lam arck) signalent com bien il se livre peu. E t il serait allé choisir pour confident un jeune hom me de vingt-six ans q u ’il a v u deux ou trois fois (aux dires m êmes de Tilly), ouvertem ent lié à la fam ille royale et cpii va, dit-on, envoyer u n cartel au duc d ’Orléans en raison de son a ttitu d e envers le roi! Les Œuvres mêlées de Tilly (1789) n ’o n t assurém ent pas fa it u n éclat suffisant pour a ttire r l ’a tte n tio n su r leur au teu r, connu su rto u t p ar ses aventures galantes. Q u an t au style prêté p ar Tilly à Laclos, il ressem ble étrange m en t n o n à celui des Liaisons dangereuses m ais à celui des Mémoires
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e t plus spécialem ent au passage, très « oratoire » en effet, où Tilly vo it dans Les Liaisons dangereuses u n « flot révolutionnaire » et un « m étéore désastreux ». L à où un critique découvre « u n la n gage à la Ju lien Sorel » 1 (et p ar là-m êm e à la Laclos), il y a de fortes chances pour q u ’il n ’y ait q u ’un langage à la T illy. Ce qui p a r contre est incontestable, c’est l ’influence des Liaisons dangereuses su r la vie e t sur les Mémoires du com te de Tilly, et le spectacle est assez p iq u a n t de voir ce lib ertin repenti juger avec sévérité la d ép rav atio n de V alm ont. Les rap p o rts entre la litté ra tu re et les m œ urs sont très complexes, car à l ’action des m œ urs sur la litté ra tu re s’ajoute une réaction de la litté ra tu re sur les m œ urs. L a vie sans doute a fourni à Laclos de nom breux modèles p o u r V alm ont et Mme de M erteuil. Le Vicom te et la M arquise sont devenus à leur to u r des modèles pour une certaine jeunesse. Se îro u v e-t-il d ev an t une femm e vertueuse, le jeu n e T illy utilise pour la vaincre les m êmes procédés que le héros des Liaisons dangereuses. Il estim e « q u ’il y a une séduction pour ehaque femm e ». C’est ainsi, dit-il, « q u ’il y a u n piège où to m b era it la plus sévère », E n artiste consom m é, il joue la comédie de l’am our : « J ’ai souvent affecté le jarg o n du sentim ent e t l’a ttitu d e de. la m élancolie. » Pour produire im e forte ém otion, il feint m êm e, avec succès, un évanouissem ent. À un a u tre m om ent, dit-il, « v ê tu de noir, sans poudre (ce qui é ta it inconnu alors), p araissan t avoir coupé mes cheveux, cachés dans m on col, pâle de to u te l ’eau que j ’avais bue d u ra n t le jo u r (m oyen infaillible pour moi d ’être aussi pâle que je le veux) 2, p o rta n t sur les joues les traces de quelques gouttes de gomme arabique délayée e t légèrem ent essuyée, ce qui p ein t au n atu re l des larm es récem m ent répandues, le fro n t hum ble et baissé, je m e présentai chez elle vers les n eu f heures d u soir d ’une journée lugubre et pluvieuse »; il prononce alors devant sa victim e u n discours digne de V alm ont, annonçant son in ten tio n d ’en trer au cloître. Après sa victoire, il s’entend te n ir les propos de Mme de Tourvel : « Vous renoncerez au moins à ce p ro je t chim érique et je serai la seule infortunée... Mais puis-je l ’être si vous ne m ’ab a n donnez pas? » La p arten aire change, les procédés resten t iden tiques e t se ré p èten t avec beaucoup de m onotonie : cc N ’anriezvous point pitié d ’un am our que je ne saurais surm onter et qui causera m a m ort si vous ne le partagez (to u t ce pathos fait rire q u an d on est de sang froid, mais il ne fa u t jam ais m arch an d er 1. H . V ailland. 2. O n p e u t m esurer ici le degré de vraisem blance des M ém oires!
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l'enthousiasm e e t les larm es dram atiques avec les femmes su rto u t avec les jeunes). » L a séduction est affaire de m éthode, de raison, et pour réussir on ne doit rien laisser a u hasard. « Il fallait des réflexions, du calcul, un plan. » Le vocabulaire em ployé est celui, h abituel sous la plum e de Y alm ont, de la term inologie m ilitaire : « J e ne puis a ttrib u e r cc succès... q u ’à une m anœ uvre pro m p te et hardie, qui m e liv ra une place pourvue de to u t ce q u ’il fallait pour ne pas se rendre. » Il arrive aussi à Tilly de recevoir des leçons d ’une M erteuil. L a cc dam e » de la ru e de l ’O rangerie lui déclare après l ’am our : cc II ne me reste m ain ten an t q u ’à vous donner un conseil, q u ’il est possible que j ’aie quelque in té rê t à vous donner, m ais qui certainem ent dans l’avenir vous sera d ’une u tilité jo u r nalière. Sachez toujours réprim er u n prem ier m ouvem ent, q u ’il ap p artien n e à la surprise, à la joie ou à la honte; celui qui n ’est pas m aître de son extérieur e t s u rto u t de son visage se tra h it sans cesse quand il est le plus intéressé à se cacher. » E t elle ajoute : cc II est fo rt p laisant que vous autres hom m es veuillez que to u t vous soit perm is après nous avoir presque to u t défendu. Nous n’avons q u ’un m oyen de reconquérir nos droits, c’est de faire en secret ce que vous vous enorgueülissez de faire en public. » L a dam e de l’Orangerie faisait son bréviaire de la fameuse le ttre L X X X I des Liaisons dangereuses. On reconnaît l’influence des Liaisons dangereuses jusque dans le d étail : p a r exem ple l ’allusion au billet de L a C hâtre (cc Après une n u it fo rt ten d re, je l’avais qu ittée me croyant sûr d ’elle comme La C hâtre de N inon après son billet ») 1; si T illy décrit sa m éthode de séduction d ’une demoiselle Adeline, c’est pour dire qu’elle cc eû t honoré une passion conçue pour une vierge, ou pour une a u tre Tourvel »; plus loin c’est cc une M erteuil de coulisses » d o n t les am ours languissantes le lasseront v ite... Tilly, bien sûr, arrange après coup ses aventures et les transpose; ■I n'rii reste pas moins que, plus ou moins réelle, plus ou m oins rcnsHic, il a voulu se faire une vie à la V alm ont. L ’in ten tio n ici «'Ni jiltiH significative que les faits. 1111 n u I re fils spirituel du V icom te, et dont on a dressé la liste dru conquêtes, d ’Aimée de Coigny à la baronne de Saluces, en |uiMHani p ar la duchesse d’A brantès e t P auline B onaparte, c’est le I Cf. le ttre L V II de Y alm ont à M erteuil. D an s une n o te au x Souvenirs de Mme de 0‘iiyhiH, 1770, V oltaire explique le sens de la fam euse expression : « M , de L a C hâtre iivuii ex »(.*;«'* un billot de Mlle de Lenclos, comm e quoi elle lu i se rait fidèle p e n d a n t son e t £tim t uvee u n autre* dans !e m om ent le p lu s v if, elle s’écria : Le b eau MIJel 1111 ’u 1,11 4Huître ! »,
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com te Casimir de M ontrond. Il entre dans la vie m ilitaire à l ’époque où paraissen t Les Liaisons dangereuses. Jeu n e lib ertin désinvolte et im p ertin en t, il v eu t être, comme l’écrit la duchesse d ’A brantès, l’émule de V alm ont. Il p ratique dans l ’existence la m orale — ou ce qu’il croit être la m orale — des Liaisons dangereuses. Des contem porains com m e B rifîaut ou N orvins décèlent en lui un m élange de calcul, d ’astuce, de m achiavélism e, m ais aussi de fri v olité et d ’insouciance qui en fo n t comme u n « composé de V al m o n t e t de F aublas ». D ’après les spécialistes, M ontrond serait le modèle du M axim e de Trailles de Balzac. Bel exem ple de ces tra n s m u tatio n s : un personnage de rom an s’incarne dans la réalité pour red ev en ir u n a u tre personnage de rom an.
P o u r ju g er ex actem ent la valeur et le rayonnem ent d ’un rom an, il fa u t étudier aussi son influence sur la litté ra tu re . Nous nous b o r nerons ici à la période qui va de 1782 à 1815. E t d ’abord le titre . Laclos écrit sur la prem ière page de son m an u scrit : Le D anger des liaisons, expression q u ’il b arre pour la rem placer p ar celle des Liaisons dangereuses. Le Danger des liai sons, ou mémoires de la baronne de Blémon, é ta it en effet un rom an publié en 1763 p a r la m arquise du Crest de Saint-À ubin, m ère de Mme de Genlis (la litté ra tu re é ta it une trad itio n dans cette famille). Le Danger des liaisons é ta it aussi le titre d ’une pièce de th é â tre écrite p ar le m arquis de Ménilglaise vers 1776. Q uant aux Liaisons dangereuses, c’est le titre d ’un conte de M arm onlel. Où Laclos a-t-il trouvé le nom de V alm ont? Sans doute, et non sans malice, dans un livre de l ’abbé G érard, chanoine de S aint-T hom as du Louvre, Le Comte de Valmont ou les égarements de la raison (1774); cet ouvrage, l’apologie chrétienne la plus lue de la fin du X V I I I e e t qui a eu de nom breuses rééditions x, est devenu, p a r une erreur curieuse de certains critiques, une réplique édifiante au rom an de Laclos, alors que c’est Laclos qui a utilisé le nom de V alm ont pour une réfu tatio n peu édifiante de l’œ uvre du bon abbé. On tro u v e aussi un V alm ont en 1782, dans un rom an très m oral de Mme de Genlis, Adèle et Théodore. E n to u t cas, après l’éc la tan t succès des Liaisons dangereuses, les auteurs les plus divers im iten t le titre de Laclos. Le fa it s’é ta it déjà p ro d u it pour L a Nouvelle Héloïse, e t D. M ornet relève sep t 1. D o n t une e n 1784.
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rom ans d o n t les titre s sont très voisins de celui de la Julie. P our Les Liaisons dangereuses, plus de dix auteurs, entre 1784 et 1792, u tilisent de plus ou moins près l’étiq u ette des Liaisons. Cela va de L 'A m itié dangereuse ou Célimaure et Am élie, histoire véritable, par l'auteur des « Liaisons dangereuses » e t de L a Femme vertueuse ou lu débauché converti p a r l'amour, lettres publiées pour l'instruction de quelques sociétés, dans le genre des « Liaisons dangereuses », au Danger des circonstances ou les nouvelles « Liaisons dangereuses », et aux Nouvelles « Liaisons dangereuses ». U n hum oriste, involonlaîre peu t-être, in titu le Les Liaisons datigereuses un proverbe dans Iæ Théâtre de la jeunesse et des maisons d'éducation et il précise qu’il s’agit là d ’une « étrenne a u x écoliers », d ’u n « ouvrage propre à leur inspirer l’am our de l’étude e t de la bienfaisance». On retro u v e aussi, fréquem m ent, les nom s de V alm ont, de Merteuil et de G ercourt, dans les rom ans, les pièces de th éâtre, les poésies. On p e u t même lire les Mémoires de la marquise de Valmont, les deux protagonistes des Liaisons dangereuses é ta n t réduits en un seul personnage. Plusieurs auteurs dram atiques 1 exploitent la veine des L ia i sons dangereuses. Sans prétendre que B eaum archais ait lu Les Liaisons dangereuses quand il écrivit Le Mariage de Figaro, on p eut étab lir un rapprochem ent ; à l’acte I, scène 1, Suzanne s’exclam e : « Que les gens d ’esprit sont bêtes! »; le mêm e m ot exactem ent ne trouve dans la lettre X X X V III sous la plum e de la m arquise. Le Danger des liaisons, comédie en u n acte jouée au x Variétés li' 9 décem bre 1783, connut un grand succès; cette pièce de R obi neau, d it de B eaunoir, m et en scène une in trig an te, Mme de Saintl'ar, qui essaie de brouiller l ’avocat M ercourt 2 et sa jeune femm e Cécile. Si F au teu r s’e3t évidem m ent inspiré du thèm e des L ia i s o n s dangereuses, son style et le to n larm o y an t de l ’ouvrage n ’ont rien de com m un avec Laclos. Qu’on en juge p ar la scène de la réconciliation entre les deux époux; elle eut d ’après les critiques un ursmd succès de larm es : I M. du Lit Chubeaussière, L a Confiance dangereuse, 1784, — Vigée, L a Belle-M ère ou 1rs tliu w rg d 'u n prem ier m ariage, 1788 (M eister propose iro n iq u em en t com m e titr e rm ivrnuM o Le Danger des liaisons). — Collin, L ’Inconstant, 1786. — B odard, l'itulinv et I nhiw ntt 1787. — D u v al, L e T yra n domestique ou l*intérieur d'u n e fa m ille, I ItOS* nl«:. V (Ici n o m d u M ercourt, donné au m ari de Cécile, ressem ble fo rt à celui de G ercourt, !< Ii.mwi ilr de V olanges; on p arle aussi dans L e Danger des liaisons d ’un certain lli'lmniii t iiiidcti amoureux: de Cécile, d o n t le nom e s t à rap p ro ch er évidem m ent de «wliii iln Vulm oiit.
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Mer court. Cécile. M ercourt. Cécile. M ercourt.
— M a Cécile, quel moment pour mon cœur! •—■Sois toujours mon mentor et mon guide! — Je ne veux être que ton am i! — T u n ’en auras jam ais de p lu s vrai que ta fem m e! — A h ! ma Cécile, souvenons-nous longtemps que rien n'est p lu s à craindre qu'une liaison dangereuse!
La m êm e année, le m arquis de B ièvre, fam ilier com m e Laclos du salon de Mmu d ’Angivillers, fa it jo u er à la C om édie-Française une comédie, Le Séducteur. Ce fu t, d ’après le Journal encyclopé dique, le plus grand succès au th é â tre depuis u n demi-siècle, depuis L a Métromanie e t Le Méchant. L ’a u teu r écrit dans sa préface : « D ans une époque oiï la séduction sem ble être devenue l’o b jet d ’une étude profonde, j ’ai pensé q u ’il n ’é ta it pas inutile pour les m œ urs de m ettre au jo u r quelques-uns des secrets de cet a rt te r rible. » Le séducteur n ’est ni u n passionné ni u n seusuel, Il aime les fem m es, m ais, ...libre, indépendant, J 'a i acquis sur moi-même un entier ascendant, affirme-t-il. C’esl. u n virtuose qui cultive la « gloire » de la séduc tio n difficile : M a fo i, mon cher D am is, arracher une fem m e A l'ennuyeux époux qui gouverne son âme, D 'u n partage honteux subir la. dure loi, N 'est p a s une entreprise assez digne de moi. C'était là mon début en sortant du collège. A u jo u rd 'hui je jo u is d 'u n autre privilège; E t mettant p lu s de p r ix au succès de mes vœ ux Je ne veux pour rivaux que des amants heureux. Le séducteur a fait son profit des leçons de M erteuil à V alm ont (lettre V) : « Quel rival avez-vous à co m b attre ? u n m ari! Ne vous sentez-vous pas hum ilié à ce seul m ot! Quelle honte si vous échouez! et m êm e com bien peu de gloire dans le succès! » Il m ène de fro n t plusieurs intrigues, avec une grande variété de m oyens selon q u ’ü s’agit d ’une jeune fille, d ’une veuve ou d 'une femm e m ariée. Ce n ’est m algré to u t q u ’u n pâle im itate u r de Y alm ont; ce q u ’il vise en réalité c’est une riche dot qui lui p erm ette de p ay e r ses dettes. L a m orale est sauve : il échoue dans sa te n ta tiv e d ’enlever la riche héritière; cependant le rédac te u r du Journal de Bouillon a u rait voidu que « sem blable au
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héros il’im ro m an m oderne (Les Liaisons dangereuses), il fû t p o u r l'exemple aussi rigoureusem ent pu n i que lu i ». Les contem porains reconnurent im m édiatem ent la source d ’une comédie in titu lée L a Comtesse de Chazelles, représentée le 6 mai 1785. « Le fond en est tiré d ’u n rom an célèbre où nos m œ urs sont peintes avec une v érité tro p frap p an te pour être adm ise au i liéâtre avec succès. » L ’au teu r se fit connaître m algré la chute de la pièce : c’é ta it Mme de M ontesson, ta n te de Mme de Genlis cl qui av a it épousé le duc d ’Orléans, père de P hilippe-É gahté. On ne sait si c’est p a r jalousie fam iliale ou p a r haine de Laclos que Mme de Genlis écrit dans ses Souvenirs :
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De la p lu s belle fem m e, et tu dois le savoir, On n'est pas amoureux, mais on la veut avoir. essaie de la « form er ». La m alheureuse court à sa perte, m algré les conseils d ’une vieille am ie : I l cherche le plaisir : de ses succès heureux I l vous croit digne enfin de couronner la liste 1 E t ce n'est qu'un aimable et brillant égoïste. Mais Mme de Verseuil veille; elle v e u t la chute de Sophie et reproche ses lenteurs à d ’H éricourt. Voilà deux mois bientôt le siège est commencé. On vous croirait encor à votre coup d'essai 2! H eureusem ent, le prisonnier est de reto u r, et to u t rentre dans l ’ordre... Les poètes eux-mêm es s’en m êlent. Le Mercure du 13 juillet 1782 donne une Epître à M . D ussaulx, tra d u c te u r de Juvénai. On y p eu t lire : Monstres de luxure et d'orgueil, Les Sophéia et les Thémèles 3,... Pour le malheur de Rome, liélas, furent trop belles; M ais celles qu'on nous peint sous le nom de Merteuil Est-ce chez les Rom ains qu'on en p rit les modèles? C ertain Jean-L ouis L aya écrit : Les Derniers Moments de la présidente de Tourval au vicomte de Valrnon, accompagnés d'une lettre de Didon à Énée, héroïde {genre très à la m ode au x v m e siècle). L a P résidente s’est retirée au couvent... Ses derniers jours so n t partagés entre son am an t et son D ieu... Elle m eu rt en exh alan t cette plainte : Valmon! ma flam m e im pure à ce nom se réveille. A h ! rentrons dans ma tombe! A h ! mourons, mais vengée, M ais maudissant l'ingrat qui m 'a tant outragée... C ependant les sentim ents chrétiens re m p o rte n t sur le désir de vengeance, et la p au v re P résidente se laisse peu à peu aller à évo 1. Cf. la le ttre de Mme de V olanges à ïo u r v e l, le ttre IX , 2. Cf. le ttre de M erteuil à V alm ont, le ttre X . 3. E rre u r dV rLhographe, au lieu de T kym èle? (Ju v é n a i, S at. 6, vers 66.)
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quer la douceur de ses coupables am ours (et si les vers sont de m irliton, le sen tim ent ne m an q u e pas de finesse) : S i des cœurs amoureux intéressant modèle Ton cœur n'eût point brûlé d'une flam m e infidèle, Peut-être le remords qui s'attache à. mes pa s N e m 'eût osé jam ais poursuivre dans tes bras. Puis, la P résidente se livre sans discrétion au regret d ’avoir négligé le lit conjugal, au sa u t duquel les « fantôm es » ne viennent pas liantcr l’épouse fidèle. E nfin, c’est le délire, et ...dans ce temple, encore à Valmon attachée Oubliant à la fo is et le prêtre et le Dieu E t la divine horreur qui remplit le saint lieu... elle est h an tée p ar le souvenir, Dans ces chants vers le ciel élancés à la fo is N'écoutant que Valmon, n'entendant que sa voix, Cherchant toujours Valmon dans ce chœur de fidèles Que nos solennités rassemblent autour d'elles... Elle m eu rt — enfin — apaisée. On im agine que Laclos, s’il a lu l ’héroïde de J.-L . L aya, a dû sout ire, mais qui sait ? peut-être a-t-il jugé ém ouvantes les plaintes rirnées de Mme de T ourval. Ï1 y av a it en lui, aussi, une âme « sensible ». Enfin, les am ateurs d ’estam pes p o u rro n t avoir à domicile des gravures re p résen ta n t les héros des Liaisons dangereuses, im portés d'A ngleterre : «M istriss M erteuil et Miss Cécile Volange, sujet tiré des Liaisons dangereuses, le ttre L X II, gravé p ar M. G érard, d ’après les tableaux de M. Lavrince, au choix en noir ou en couleur; ou bien Valm ont and présidente de Tourville, ou bien encore la prési dente de Tourville seule, deux estam pes destinées à faire p e n d a n t.» P en d an t la mêm e période, des rom anciers de troisièm e zone, im itateu rs superficiels du courant cynique ou libertin q u ’ils ont trouvé dans Les Liaisons dangereuses, fo n t lever une m oisson ab o n d an te de sous-V alm ont e t de sous-M erteuil. Ces rom ans m éritent à peine une m ention \ sauf peut-être L a Femm# jalouse 2, f. Histoire d 7E ugénie B edford ou le m ariage cru impossible p a r Mmc de M allarm é, I7IM-. Le Vice et la faiblesse ou mémoires de deux provinciales> 1785. — Les D angers tir lu sym pathie, p a r N o u g aret, 1785. — Tableau des m œurs d 'u n siècle philosophe, 1786, Les Dangers de h coquetterie, 1788. — H istoire de Sophie et d'U rsule, p a r M. de C harnui*, 1788. — L e Comte de Saint-M êran, p a r M. de Maimieux» Ï 7 8 8 .—- L e Crime ou fi ltres originales contenant les aventures de César de Perlencour, 1789. 2. Itom an p a r le ttre s, 1790»
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du vico m te de Ségur, u n des familiers du P alais-R oyal — et ami de Laclos. Mais la baronne de Versac et le m arquis de Sénanges ne so n t que de pâles répliques d u couple V al ni ont-M erteu il ; de m êm e la série des Faublas de L ouvet de C oudray, publiée de 1787 à 1790 1. F au b las, adolescent sensuel, léger, sans calcul, qui doit ressem bler au jeu ne L ouvet, est u n cousin du C hérubin de B eau m archais, m ais u n C hérubin qui a lu Laclos p lu tô t que Y Histoire du petit Jehan de Saintré. Il v a d ’av en tu re en aventure avec des m arquises et des servantes, ce qui ne l ’em pêche pas d ’aim er Sophie, q u ’il épousera car il fa u t donner une fin m orale au rom an; on y tro u v e des m aris libertins m ais com m odes et crédules et, n a tu rellem en t, des fem m es trom peuses, comme la m arquise de B ..., M erteuil sans m alice qui adore F aublas au p oin t de se faire tu e r en duel p o u r lui! Les capitulations savantes de la m arquise prennent des form es très variées, elle use beaucoup d u trav esti. Les épi sodes so n t conduits avec facilité dans u n style qui rappelle celui des Mémoires de T illy et l’italien v ien t au secours du français q u an d les propos deviennent tro p gaulois! E t, parce que L ouvet a été girondin e t régicide, on a voulu voir dans ce rom an leste et licencieux u n p am p h let révolutionnaire! Si l ’a u teu r a com battu le régim e à visage découvert apïès 1789, il n ’a jam ais songé à l ’a tta q u e r avec des arm es aussi bénignes que les am ours de son F au b las! On assiste ici à la mêm e déform ation a posteriori que celle d o n t l ’œ uvre de Laclos a été victim e, m ais plus choquante dans la m esure où la critique des m œ urs est beaucoup moins sen sible chez L ouvet. U n a u tre rom an de L ouvet, publié en 1791, É m ilie de Varmont ou le divorce nécessaire et les amours du curé Sevin (les titre s de l ’époque on t une saveur incom parable!), porte dav an tag e la m arq ue des idées m odernes. On y v o it l’au teu r faire l ’apologie d u divorce d o n t Laclos — nous y reviendrons — s’é ta it fa it le défenseur en 1789. P o u r s’opposer au co u ran t libertin, dès 1783, Loaisel de Trégoate publie Dolbreuse. Ce héros, jeu n e gentilhom m e breton, am ou re u x de la Nouvelle Héloïse, en mêm e tem ps que de sa femm e, arrive à P aris, m ais là, « les p etits besoins de la van ité, ses fa n taisies ardentes, la fu reu r des bonnes fortunes rem placent des m œ urs pures ». Il est pris dans les tourbillons de cette vanité, à laquelle succède à son to u r « dans son âm e desséchée... l’habitude 1. Le réd acteu r d u M ercure, 9 ju ille t 1791, n o te à pro p o s d ’u n e rééd itio n : « On tro u v e ra p eu t-être aussi que la co n d u ite de la m arquise de B ... e s t tro p im itée de celle de Mme de M erteuil, d an s L es L iaisons dangereuses, quoique l’a u te u r lui a it donné u n caractère trè s différent. » L ’é d itio n de 1791 com porte treize volum es.
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froide, sourde, de l ’ennui ». Stim ulé, selon le schém a habituel, par une vieille in trig an te, il en trep ren d de séduire une jeune et innocente com tesse qui arrive de sa province e t tom be dans le piège. Mais D olbreuse, rappelé à ses prem iers sentim ents p a r le rem ords de sa faute, guéri et converti, fa it une re tra ite daus une abbaye, où il finira ses jours après la m o rt de sa femm e. D ans cc rom an m édiocre m ais curieux, e t en p a rtie autobiographique, les deux influences de Laclos et de R ousseau rivalisent et c’est R ousseau qui finit p ar l ’em porter. Mais d ’autres rom anciers, plus connus ou mêm e illustres, re p ré sen ten t la descendance au th en tiq u e de Laclos : ils ne se sont pas contentés de h re superficiellem ent Les Liaisons dangereuses, mais o n t essayé avec plus ou moins de bonheur, d ’en assim iler la m éthode 1. Mme de Souza a connu Laclos a v a n t la R évo lution; elle prolonge sous P E m pire l ’esprit du x v i i i ® siècle. On l ’a elle-même com parée à Mme de M erteuil, à cause de ses m ultiples av entures galantes, avec T alleyrand en particulier. Soyons ju stes : elle é ta it beaucoup moins redoutable que l ’héroïne de Laclos. G ouverneur Moriss raconte q u ’é ta n t allé la voir, il fu t in tro d u it ju sq u e dans la salle de bains de ce tte aim able personne, « singulière place pour recevoir u n in v ité; il est v rai que, m êlé à l’eau, il y a v a it du lait qui la re n d ait opaque »!... « elle p ré te n d it qu’il é ta it d ’usage de recevoir dans son b ain », ajoute l'A m éri cain éberlué m ais sceptique! Il est v ra i que Mme de S taël p ré tendra bien elle aussi recevoir dans le m êm e appareil, sous p ré texte que le génie n ’a pas de sexe, u n N apoléon très réticent. Mme de Souza n ’é ta it pas dépourvue de qualités : fem m e du m onde, très lancée dans les salons à la m ode, elle y exerçait une faculté d ’observation qui lui p erm it d ’écrire quelques rom ans appréciés de Sainte-B euve (il lui consacre une longue étude dans scs Portraits de femm es). P a r u n étrange systèm e de com pensation, an m om ent où elle favorisait les am ours de son fils Charles, adm i rateu r de V alm ont, avec H ortense de B eauharnais, elle publiait le rom an très m oral d'Eugène et Mathilde. C’est dans Ê m ilie et tlplionse, p aru en 1799, que l ’influence de Laclos est la plus sen sible. Les héros évoluent dans le m onde aristocratique de l’époque Coins X V I, tab lea u d ’uue société raffinée et pervertie, où seul I. P lusieurs rom ans, q ui n ’in téressen t p lu s a u jo u rd ’h ui que les é ru d its, o n t des r a p p o rts r.eriains s u r ce p o in t avec le ro m an de L aclos. Élisabeih Lange, 1806; L in a , de l>roK„ 1804; ValGrie, de M rac de K ru d en er, 1803, etc.
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com pte l ’in térê t individuel. On y sent, com m e dans Les Liaisons dangereuses, une certaine in ad ap tatio n à la vie sociale de carac tères blasés, froids, ironiques; le couple Fiesque-M me d ’Artigues, qui a re te n u les leçons de Laclos, enveloppe dans ses intrigues une jeun e fem m e ignorante du m onde. Ils font le m al p ar d ile tta n tism e; m ais, pris a u piège de la p ureté de leur victim e, ils finissent, comme D olbreuse, p a r se convertir. L a différence la plus im por ta n te entre les deux œ uvres est moins dans le dénouem ent que dans les raisons mêmes du com portem ent des personnages : ceux de Mme de Souza sont en réalité d ’anciennes victim es do n t la déception explique et justifie une âpreté et une énergie voilées sous des formes m ondaines. C’est la société qui est responsable de leur d ép ravation, m ais ils re ste n t capables de se régénérer. M rne de Souza possède ce style n e t et élégant qui est la m arque du XVIIIe, m ais sa sensibilité et le caractère autobiographique de la p lu p a rt de ses rom ans lui donnent une chaleur et une cou leur très étrangères à celui de Laclos. On p eu t y voir u n style de tran sitio n entre l’expression des analystes du x v m e et celle des rom anciers prérom antiques. La trad itio n de Laclos se m ain tien t donc grâce à des ro m an ciers qui ont vécu dans le m êm e milieu social que lui, mais la tran sitio n avee les grands auteurs du x ix e sera su rto u t assurée p ar deux écrivains que le destin a liés : Mrae de S taël et B enjam in C onstant. La m anière do n t la critique accueillit Delphine (1802) n ’est pas sans rappeler l ’accueil fait au rom an de Laclos. Le Jour nal des Débats écrit : « Rien de plus dangereux et de plus im m oral que les principes répandus dans cet ouvrage... O ubliant les p rin cipes dans lesquels elle a été élevée, mêm e dans une fam ille pro te stan te, la fille de M. N ecker, l’a u teu r des Opinions religieuses, m éprise la révélation, la fille de Mme Necker, de l’au teu r d ’un ouvrage contre le divorce, fait de longues apologies du divorce. » Fievée résum e ainsi son opinion dans le Mercure de France 1 : « Delphine parle de l ’am our comme une b acchante, de D ieu com m e un quaker, de la m ort comme u n grenadier, de la m orale comme un sophiste. » Q uant à M ichaud 2, dans le Journal des Débats encore, il n ’hésite pas à com parer Delphine à la Justine 1. Ces ju g em en ts n e d o iv en t p as tro p nous surprendre : 1802, c’est la sig n a tu re du C oncordat, et c’e s t le Génie du christianisme. L a m orale, officiellem ent d u m oins, rev ien t à ïa mode» C ertains h e u rts que nous verrons se m anifester, p arm i les rom an tiq u es, en tre 1820 e t 1830 so n t d éjà en germ e, ici. 2. Ce m êm e M ichaud, d o n t la Biographie universelle consacrera en 1819 à L aclos un article trè s sévère.
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du m arquis de Sade, ouvrage q u ’apparem m ent il n ’av a it pas lu, s’il av a it lu Delphine! C’est donc le scandale; e t com m e poiir Les Liaisons dangereuses, comme pour les rom ans de Mme de S ouza, des clefs circulent nom m an t T alleyrand, N arbonne, B enjam in C onstant, Mme de Souza elle-même, etc. Mme de S taël a évidem m ent lu R ousseau a v a n t d ’écrire ce rom an de caractère autobiographique, e t qui exalte la passion, m ais elle a aussi subi l ’influence de Laclos. Nous n ’insis terons pas sur la form e épistolaire, à la mode depuis les Lettres d'une Péruvienne de Mme de Graffigny (1747), prem ier rom an épis tolaire en F ran ce au XVIIIe siècle, les Lettres persanes ne po u v an t guère être considérées comme u n rom an. Le schém a du rom an n ’est pas sans rappeler celui que nous avons v u chez Laclos et ses im itateurs; D elphine joue le rôle d ’une Tourvel m ais beaucoup plus évoluée, puisque c’est Mme de S taël elle-même, victim e d ’u n bellâtre (qui n ’a absolum ent p as l’allure de V alm ont) e t aussi d ’une in trig an te connaissant le m onde à fond e t qui ressem ble à M erteuil comme une sœ ur ou comme une fille. Il est curieux de n o ter qu’on a v u dans ce personnage une transposition littéraire de Mme de Souza, do n t la p arenté avec la M arquise a déjà été soulignée. Mme de V ernon, qui a constam m ent trom pé D elphine en jo u a n t le rôle de sa m eilleure amie, lui adresse en m o u ran t une confession sans artifice m ais aussi sans rem ords dans le style lucide et sec de la m arquise de M erteuil : « Je crois ferm em ent que le sort des femmes les condam nait à la fausseté... Je me confirm ai dans l’idée conçue dès m on enfance, que j ’étais p a r m on sexe une m alheureuse esclave, à qui to utes les ruses étaien t permises avec son ty ra n . J e ne voulus p oint avoir d ’am ants, quoique je fusse jolie et spirituelle; je craignais l ’em prise de l’am our; je sentais q u ’il ne p o u v ait s’allier avec la nécessité de la dissim ulation; j ’avais pris d ’ailleurs telle m ent l ’h ab itu d e de me contraindre, q u ’aucune affection ne p o u v ait n aître m algré moi dans m on cœ ur... J ’ai pris p en d a n t quinze ans l’hab itu d e de ne devoir aucun de mes plaisirs qu’à l’a r t de cacher mes goûts et mes penchants, et j ’ai fini p ar me faire pour ainsi dire un principe de cet a rt parce que je le regardais com m e le seul m oyeu de défense qui re stâ t au x femmes contre l’injustice de leurs m aîtres... J ’ai vécu pénétrée d ’un profond m épris pour les hom m es, d ’une grande incrédulité sur toutes les vertus comme to u tes les affections » (2e p artie, le ttre X L I). Les femmes sont donc victim es des in stitu tio n s, vouées au m alheur, « si elles s’abandonnent le moins du m onde à leurs sentim ents, si elles p erdent de quelque m anière l ’em pire d ’elles-mêmes ». Ainsi l’héroïne a rem arquable
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m en t bien com pris les m axim es de vie et l ’éthique de la M erteuil; mais a u h eu d ’en lim iter, comme la M arquise, l ’usage à sa seule p er sonne, elle p ré te n d je te r les fondem ents d ’u n fém inism e m oderne. Mme de S taël a utilisé le personnage de Mme de Vernon comme d ’ailleurs, sous u n a u tre éclairage, celui de D elphine, pour p ré sen ter des théories qui seront reprises et com plétées p ar George Sand. Le problèm e de l’éducation des femmes et de leur rôle dans la société est u n de ceux, plus que to u t au tre, qui préoccupait u n o b servateur aussi profond des m œ urs que Laclos; de là ces frag m ents de dissertation q u ’il a écrits sur le problèm e des femm es. T oute la différence qui existe entre Les Liaisons dangereuses, appuyées su r la réalité des m œ urs contem poraines, e t les écrits théoriques éclate ici. Mme de M erteuil est arrivée p ar une véritable ascèse à u n n iv eau égal ou mêm e supérieur à celui des hom m es, m ais c’est u n cas unique et que Laclos ne présente pas com m e un m odèle de fém inism e. D ans la société d o n t il rêve, la femm e n a tu relle doit arriv er à l ’égalité p ar une réform e des institutions, et d ’abord p ar u n systèm e d ’éducation approprié à sa n atu re et à sa fonction. C’est dans ce sens q u ’on p e u t découvrir une parenté assez évidente entre la pensée de Mme de S taël et celle du Laclos de L'É ducation des fem m es, lui-m êm e sur cc point bon disciple de R ousseau, quand il écrit : « La u a tu re ne crée que des êtres libres, la société ne fait que des ty ran s e t des esclaves... D ans l ’union sociale des deux sexes, les femmes on t dû être généralem ent oppri m ées... elles sen tiren t enfin que puisqu’elles étaien t plus faibles, leur unique ressource é ta it de séduire... D ans l ’é ta t de guerre p er pétuelle qui subsiste en tre elles et les hom m es, on les a vues com b a ttre sans cesse, vaincre quelquefois, et souvent plus adroites tire r av an tag e des forces mêmes dirigées contre elles. » La pensée est to u t à fa it voisine de celle que le ro m an de Mme de S taël v eut illustrer. D elphine, to u te de bonté, de droiture, de passion, D el phine — au tre Julie, au tre Tourvel — sera victim e d’une société ty ran n iq u e e t stupide. Mme de Vernon, au contraire, réussit p ar la sécheresse de cœ ur et la ruse que lui im pose cette mêm e société. L ’abbesse, Mme de T ernan, n ote à son to u r com bien le sort d ’une femm e de tre n te ans diffère de celui d ’u n hom m e du même âge : à tre n te ans, u ne fem m e n ’a plus rien à atte n d re de la vie *; veuve, ses enfants établis, Mme de T ernan est entrée au couvent pour y tro u v er une « situation qui apaise la vie q u an d il n ’est plus tem ps d ’en jo u ir »; à tre n te ans u n hom m e p e u t recom m encer une ca r 1. N ous som m es en 1802!
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rière. Delphine co ntenait aussi u n e apologie du divorce. M. de Lebensei, figure inspirée p a r B enjam in C onstant, cpii, divorcé luim êm e, épousera en secondes noces une fem m e divorcée, se fa it l’avocat de ce tte cause 1 : « Que signifient ces devoirs qui tien n en t au x circonstances, qui dépendent du caprice des lois, ou de la volonté des prêtres, et soum ettent la conscience de l ’hom m e à la décision d ’autres hom m es, asservis depuis longtem ps sous le joug des m êmes préjugés e t su rto u t des m êmes in térê ts? » Ces attaq u e s hardies contre les opinions établies sont une des raisons de l ’éreintem en t de Delphine p a r les critiques, su rto u t d ’inspiration gouver n em entale, q u i y v oient « une œ uvre antisociale très dangereuse ». A ce m om ent-là, B onaparte essaie de réagir contre le relâchem ent des m œ urs; il refuse de recevoir à Saint-C loud les fem m es divor cées, fa it une sortie à Mme T allien pour sa tenue excessivem ent décolletée. Ce qui l ’irrite aussi, c’est cette idée de Mme de S taël que le bo n h eu r individuel est en conflit perpétuel avec l ’ordre établi. Les tem ps sont bien changés depuis 1789, où, pour la prem ière fois en F rance, u n docum ent officiel2 p rô n a it « l ’établissem ent du divorce, comme le seul m oyen d ’éviter le m alheur et le scandale des unions m al assorties » (article X II). Laclos en é ta it l ’auteur. D a rd p réten d que cet article X I I é ta it spécialem ent dirigé p a r les orléanistes contre M arie-A ntoinette qu’üs voulaient faire « enfer m er dans u n couvent » après son divorce, m ais il est plus sim ple et sans d o ute plus conform e à la réalité, d ’y voir l ’expression d ’une conviction qui n ’a rien d ’é to n n a n t chez l ’a u teu r de U E ducation des fem m es et des Liaisons dangereuses. Si le rom an fém iniste est une a ttitu d e de révolte contre les lois sociales e t no tam m ent contre l’in stitu tio n jugée abusive du m ariage indissoluble, il s’élève, p a r voie de conséquence, contre la religion. D elphine, d ’origine p ro testan te , a été élevée dans la tra di i ion du x v n i0 siècle; le rom an m e t en scène un confesseur sinistre H perfide, ainsi q u ’une abbesse très évoluée, Mme de T ernan; M"1" de V ernon exige au m om ent de sa m o rt l ’exclusion u n peu I liéAtrule du p rêtre : le clim at irréligieux, s’il n e constitue pas à lui Heul une preuve de l’influence de Laclos, n ’en est pas moins u n point de contact supplém entaire entre les deux ro m an s; m ais peut-être est-ce dans l ’esprit m êm e qui a présidé à l ’une et l ’au tre œ uvre qu’on p eu t chercher une paren té évidente. T out le rom an de Delphine est une dém onstration de l ’épigraphe : « U n hom m e 1. I mettre XV i l de la q u atrièm e p artie. 2. I .t?H In stru c tio n s données a u x bailliages p a r le duc d ’O rléans.
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doit savoir b ra v er l'opinion, une femme doit s’y soum ettre »; ou voit dans quel sens indigné et vengeur Mme de S taël entend cette m axim e, puisque, dans la société telle q u ’elle est, ce qui est v e rtu p o u r les hommes est vice pour les femmes, forcées d ’être hypocrites ou d ’aller à leur perte. T o u t le rom an de Laclos n ’est-il pas cons tru it su r cette co nstatation ironique : seule l ’hypocrisie perm et à de M erteuil de vivre conform ém ent à ses principes e t de réussir dans le m onde? Em ile H enriot, dans une analyse très fine, a com paré Laclos et B enjam in C onstant : « A m bitieux comme lui, et comme lui a u teu r p ar accident d ’u n seul liv re 1, qui se trouve égalem ent être un chefd ’œ uvre, sans q u ’ils aient l ’un e t l ’autre seulem ent songé à en écrire un. Tous les deux, C onstant e t Laclos, p résentent le m êm e ty p e de l ’am ateu r supérieur et bénéficient l ’un et l’au tre d ’une h au te culture de l ’esprit, d ’une profonde connaissance des hom m es e t du m onde; a y a n t acquis la science achevée du m aniem ent des rouages psychologiques, ils ont donné leur plus forte m esure en deux rom ans définitifs, peut-être entrepris p ar gageure. Mais, pareillem ent n i l’u n ni l ’au tre ils n ’on t jam ais to u rn é to u te leur activ ité au seid service de la chose littéraire et, lorsqu’ils se sont préoccupés d ’autres voies où m anifester de leurs dons, ils n ’ont pas rencontré dans celles où leur hasardeux ;m unir de l ’intrigue les a successivem ent fait s’aventurer, une réussite analogue à celle q u ’ils av aien t un jour par hasard si pleinem ent trouvée dans la litté ra tu re. » D ’après Mme de Charrière, la rom ancière de Calisle e t Fainie de C onstant à ses débuts, B enjam in C onstant, lors de son prem ier voyage à P aris alors q u ’il n ’av a it pas encore vingt ans, a dîné avec Laclos. Sainte-B euve rem arque dans son article sur C onstant et Mme de Charrière à propos des lettres écrites p ar B enjam in à son am ie e t en particulier quand il lui parle de son am our pour M ina (m ars 1788) « une pointe de cruauté très française, comme quel q u ’un qui sait tro p bien son Laclos ». Les rap p o rts entre C onstant et F au teu r de Caliste ressem blent u n peu d ’abord à ceux de la m arquise de M erteuil avec D anceny, m ais, ici, D anceny pren d ra très v ite l ’allure d ’un V alm ont. N ’est-ce pas Mme de C harrière qui a libéré le fu tu r Adolphe des « m axim es com m unes e t des for mules dogm atiques », n ’est-ce pas elle encore qui a développé en I. D epuis la p a ru tio n du liv re d ’E m ile H en rio t (L es Livres du second ra yo n ), trn a u tre ro m an de B . C o n stan t, Cécile, a é té p ublié en 1951; m ais ce ro m an n ’ap p o rte au cu n élém ent nou v eau pour la psychologie e t l’éth iq u e de l ’a u te u r d ’Adolphe.
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lui le goût d ’une analyse presque excessive? Elle lui donne des leçons d ’énergie et de m aîtrise de soi : « Ne vous em barrassez d ’aucun systèm e, ne vous alam biquez l ’esprit sur rien et peu à peu vous vous retrouverez capable de to u t ce que vous voudrez exiger de vous. » E n 1792, C onstant note déjà q u ’on le considère comme un « hom m e sans principes ». S’il y a du cynism e chez lui, c’est: à Mme de Charrière que Sainte-B euve en fa it le reproche « pour l’avoir perm is, pour avoir été philosophe, et de son siècle au point d’oublier com bien elle favorisait l ’aridité de ce jeune cœ ur en se faisant la confidente de son libertinage d ’esprit ». Q uand, en 1807, B. C onstant écrit Adolphe, il se souvient de ces conseils et il n ’a pas oublié Laclos x. Son rom an est conçu en réac tio n contre VHéloïse et ses dérivés prérom antiques; dès le début, l’au teu r trac e de son héros u n p o rtra it à la V alm ont : « J e m e donnai p ar cette conduite une grande ré p u ta tio n de légèreté, de persiflage, de m échanceté... On disait que j ’étais u n hom m e im m o ral, u n hom m e peu sûr. » Mais, m algré son égoïsme, Adolphe n ’a pas réussi à se rendre to u t à fait im passible : la préface de la tro i sième édition nous prévient que l ’a u teu r et a voulu peindre les souffrances que fo n t éprouver m êm e aux cœ urs arides les souf frances q u ’ils causent... Nous sommes des créatures tellem ent mobiles que les sentim ents que nous feignons, nous finissons p ar les éprouver ». N ’est-ce pas là, à la lim ite, ce qui arrive à V alm ont? il se laissera prendre au jeu de l’am our, et c’est ce qui causera sa perte. Si V alm ont a la chance de m ourir en pleine gloire, A dolphe qui a voulu jo u er au séducteur insensible, a u tacticien de l’am our, cède b ien tô t la place à l ’hom m e hum ilié p ar sa vie m anquée. On p eu t voir ici une différence dans la création rom anesque de Laclos e t de C onstant, Laclos, mêm e si son expérience personnelle a p u n o urrir Les Liaisons dangereuses., re ste toujours extérieur à ses personnages, tan d is que C onstant c’est A dolphe, comme Ellénore •c’est l’im age des femmes q u ’il a aim ées, Mme de Staël bien sûr, m ais aussi Mme R écam ier, Mme L indsay et d ’autres. Si la ru p tu re avec Aima L indsay a été rapide, B enjam in a mis dix ans pour se délivrer de G erm aine, qu’il aim ait encore en ne l’aim ant plus, et une pareille épreuve devait obligatoirem ent le m arquer. La m eilleure explication d ’Adolphe et de ses rap p o rts avec Ellénore, n ’est-ce pas cet aveu que fa it C onstant à propos de son prem ier m ariage : « Ah! I. « Si l’on tie n t absolum ent à tro u v e r des sources à u n liv re qui ne d o it rien q u ’à lu vio, il fa u d ra chercher... dans Laclos e t dans Mme de C harrière. » (À M onglond, Vies jir {romantiques. )
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ce n ’est pas l ’esprit qui est une arm e, c’est le caractère. J ’avais bien plus d ’esprit q u ’elle et elle me foulait au x pieds. » C’est là évidem m ent une des différences essentielles entre Adolphe et Valm ont. C’est aussi, plus généralem ent, cette incapacité d ’Adolphe à trad u ire l ’analyse en actes (il faudra arriver à Stendhal et à son J u lie n Sorel p o u r retro u v er cette ap titu d e si originale des héros de Laclos) qui oppose si fortem ent les deux rom ans. Mais d ’a u tr e pects de Fceuvre de C onstant offrent des a n a logies certaines avec Les Liaisons dangereuses : su jet strictem ent lim ité {on a évoqué à propos d'Adolphe, R acine e t Bérénice), réduit à l’étu d e d ’une crise, sans surcharge, sans agrém ent extérieur; chez ce com patriote de Rousseau, chez ce contem porain de Cha teau b rian d , on chercherait en v ain ces descriptions e t ces effusions lyriques qui v o n t anim er le m ouvem ent rom antique. Les héros n ’ont pas de visage, les dialogues se réduisent à l ’indispensable, to u t est rigueur an alytique, to u t est réalism e psychologique, to u t est lucidité « du héros et de l ’a u teu r 1 ». Ce sont là les m ots m êmes q u ’il fau d ra em ployer pour parler des Liaisons dangereuses; de m êm e to u t ce q u ’on d it d u style d'Adolphe ; sobriété un peu sèche, élégance, précision, p eu t s’appliquer au style de Laclos. A celui qui ram asse dans une form ule p ercu tan te le ré su ltat d ’une analyse précise e t cruelle, à celui qui écrit : « L ’hom m e se déprave dès qu’il a dans le cœ ur une seule pensée q u ’il est constam m ent forcé de dissim uler » ou bien « Comme si l’am our n ’était pas de to u s les sentim ents le plus égoïste et, p a r conséquent, lorsqu’il est blessé, le m oins généreux », ou encore « 11 y a des choses q u ’on est longtem ps sans se dire, m ais quand une fois elles so n t dites, on ne cesse jam ais de les ré p éter », on serait te n té de chercher des modèles chez La B ruyère 0 1 1 La R ochefoucauld. P ourquoi rem onter si loin? il n ’est que d ’ouvrir Les Liaisons dangereuses au hasard, et de lire : « Il ne fa u t se p erm ettre d ’excès q u ’avec les gens q u ’on v e u t q u itte r b ien tô t » ... « A force de chercher de bonnes raisons, on en tro u v e, on les dit, et après, on s’y tie n t, non pas ta n t parce q u ’elles so n t bonnes que pour ne pas se dém entir. » Laclos e t C onstant s ’inscrivent, bien sûr, dans la grande lignée des m oralistes classiques; m ais s’il est trad itio n n el d ’évoquer L a Princesse de Clèves et les m oralistes du x v iie siècle pour expliquer Adolphe, on n ’a pas assez m arqué la place des Liaisons dangereuses dans ce co u ran t de la litté ra tu re française. ] . M arcel Arland.
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Il n ’est guère ven u à l’esprit des gens du x v m e siècle de ra p p ro cher de Laclos une figure, très m al connue d ’ailleurs de son v iv an t, et d o n t la critique ne s’est sérieusem ent occupée q u ’à u n e d ate récente : le m arquis de Sade. D ans u n p am p h let de l ’an V II I, Le Tribunal d'A pollon ou ju g e ment au dernier ressort de tous les auteurs vivants, libelle in ju rieu x, partial et diffam atoire,par une société de pygmées littéraires 1, on lit : « Il est prouvé que le rom an des Liaisons dangereuses a fait plus de m al aux m œ urs depuis quelques années que n ’en on t fa it dans un siècle en tier to u tes les productions de ce genre. L’infâm e rom an de Ju stin e est le seul qui lui dispute à peine la crim inelle supé riorité dans le nom bre de ses victim es. » E t c’est à peu près to u t. A u jo u rd ’hui, Sade est à la m ode; si on a quelquefois pensé a le rapprocher de Laclos, la com paraison n ’a jam ais été fa ite d ’une manière suivie et systém atique. U ne prem ière question se pose : pourquoi Sade feint-il d ’ignorer Les Liaisons dangereuses? D ans sa préface aux Crimes de l'amour : « Idée sur le rom an », Sade fait u n historique du genre rom anesque depuis l ’an tiq u ité ju sq u ’à la période contem poraine. P o u r le x v m e siècle, Sade m entionne tous les auteurs français, ou à peu près, sauf Laclos. G ilbert Lély, le sav a n t biographe de Sade a souhgne ce tte omission « do n t on ne sau rait croire un in s ta n t q u ’elle n ’a pas été volontaire ». Il avance pour sa p a rt deux hypothèses : jalousie d ’a u te u r qui a m oins bien réussi ou altercatio n entre les deux hom m es à la prison de Picpus, pen d an t leur séjour com m un dans ce tte m aison d ’a rrê t en 1794. I)e cette querelle supposée, 0 11 ne tro u v e en to u t cas pas de trace dans la correspondance de Laclos ni dans celle du m arquis. Il est plus vraisem blable que le succès des Liaisons dangereuses ait irrité ce dernier; p eu t-ê tre pensait-il, à to rt, que Laclos a v a it chassé sur non dom aine. G. L ély est d ’avis que Sade a eu le dessein de refaire l.es Liaisons dangereuses; il analyse le Plan d 'u n roman en lettres, i»m Fou tro u v e la « femm e corrom pue », son complice « hom m e immoral », cc roué e t scélérat », la cc jeune innocente » classique; il n>- Mimique au tab leau que le p en d a n t de Mra®de Tourvel. Im ita tion iisNi-/. extérieure en somme e t G. Lély oppose ju ste m e n t cc la bunnlilé des ressorts crim inels que Sade p rête à Théodorine » (la nouvelle Merteuil) cc à la psychologie de la m arquise de M erteuil » qui « relève d ’une transcendante con cep tio n » . Sade av a it lu, c’est certain, e t sans doute adm iré F œ uvre de 1. ’RoHny, M o m cr
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Laclos. Une des nouvelles des Crimes de Vamour, Eugénie de Franval nous en ap p o rte une preuve de plus. On a déjà rem arqué le nom de V alm ont donné à u n des personnages, m ais d ’autres ra p prochem ents s’im posent. T out jeune, le héros, F ran v a l, a été cor ro m p u p ar la lecture de livres « dangereux e t libertins »; aussi est-il « plein de m épris pour les devoirs m oraux e t religieux ». Orphelin, il épouse à dix-neuf ans Mlle de Farneille; c’est la sœ ur jum elle de Cécile de Volanges : quinze ans, blonde, u n peau de lys, candide, soixante mille livres de rentes, com m e Cécile et n a tu re l lem ent orpheline de père comme elle. F ran v a l la trom pe dès le déb u t du m ariage, m ais il lui fait un enfant. E t quel enfant! E ugé nie, « l ’h o rreur e t le m iracle de la n atu re ». F ran v a l décide dès sa naissance d ’en faire sa m aîtresse. Nous voyons déjà ici com m ent le p o stu lat rem place l ’analyse : la situation initiale est donnée gra tu ite m e n t, comme d ’ailleurs le caractère du héros. L a belle E ugé nie, élevée loin de sa m ère ju sq u ’à sept ans, est soumise à une éd u cation très précise; elle devient, volontairem ent, à quatorze ans la m aîtresse de son père, de celui q u ’elle appelle « m on am i, m on frère ». Le père et la fille voudraient bien se débarrasser de la m ère en l’accu san t d ’avoir u n am ant. E t c’est ici que V alm ont entre en scène : « tre n te ans, une figure ch arm an te, de l ’esprit, pas le m oindre principe ». Moins habile p o u rta n t que son illustre aîné, il n ’arrive pas à séduire la vertueuse mère. (A n o ter que Cécile, m ariée, est devenue une; présidente de T ourvel, exposée aux en tre prises d ’u n lib ertin.) F ran v a l exige alors de son am i un nouvel essai; V alm ont dem ande comme récom pense anticipée de passer une heure avec E ugénie, une Eugénie dans le plus sim ple appareil, en s’engageant su r l’honneur à ne pas toucher au fru it défendu! Sade décrit cette scène avec beaucoup de com plaisance. V alm ont, excité p a r ta n t d ’a ttra its , tom be am oureux de la fille, tra h it son am i, découvre to u t le secret à la m ère, enlève Eugénie, m eu rt assassiné p ar le père. Les m orts se succèdent alors à une cadence rapide : Mme de F ran v al, Eugénie, son père périssent to u r à to u r. Les ressem blances avec le rom an de Laclos encore une fois so n t pu rem en t formelles, mais il est intéressant de voir Sade essayer de rivaliser avec l ’a u te u r des Liaisons dangereuses sur le p lan de la psychologie libertine et tom ber dans le rom an noir le plus banal. Sur un plan plus général, on p eu t com parer la pensée de Sade e t celle de Laclos 1. Tous les deux se ra tta c h e n t à la philosophie 1, N ous av o n s fa it les p lu s larges em p ru n ts a u x ouvrages ou articles su iv a n ts : P . K lossow ski, Sade, m on prochain, L e Seuil, 1945. — S. de B eau v o ir, F aut-il brûler
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m écaniciste et hédoniste du XVIIIe (celle d ’H elvétius, de d ’Holbach, de La M ettrie). La sensation est à la base de la connaissance, to u te la philosophie doit s’établir sur ce fondem ent, e t seules com ptent en m orale les notions d ’in té rê t et de plaisir. L a concep tio n sensualistc qui est celle de Condillac, s’allie chez Laclos comme chez Sade à u n tem péram ent cérébral, qui n ’exclut pas le sens du concret. On p e u t aussi bien appliquer à Laclos ce que Simone de B eauvoir écrit de Sade : « Personne n ’est plus passionném ent que lui a tta c h é au concret... il n ’adhère q u ’aux vérités qui lui so n t données dans F évidence de son expérience m êm e. » D ans L 'Ê tre et le néant, S artre écrit de son côté : « Les Liaisons dan gereuses... nous liv rent une connaissance pratique de l ’au tre et l’a r t d ’agir sur lui. » L a conscience aiguë, toujours en éveil, éclaire u n dom aine jusque-là inexploré; c’est le principe mêm e de l ’érotism e conçu comme m ode de connaissance. C ette façon neuve d ’envisager l ’existence des hom m es e t les rap p o rts des individus im pose à Laclos comme à Sade la recherche d ’une nouvelle échelle de valeurs : l ’éthique ne se fonde plus sur des principes im posés ou adm is, m ais sur le fait. E t cette échelle de valeurs présente chez nos deux auteu rs des analogies très générales sans do u te m ais assez frap p an tes. Le principe prem ier, celui sur qui to u t repose, c’est l ’ex altatio n de l ’énergie, m ais à des fins purem ent égoïstes. E n effet, le vice ni la v ertu ne sont la source du bonheur ni du m alheur des hom m es, m ais bien p lu tô t la présence ou l ’absence d ’énergie : « A l ’hom m e qui se lie au m al, jam ais rien de m al ne p eu t arriv er 1. » Telle est la conception de Sade; telle est aussi l’im pression très n e tte qui se dégage de l ’étude d u caractère de M erteuil. L a M arquise est d ’abord force d ’âme e t volonté de puis sance. La figure mêm e de Ju lie tte (telle d u m oins que M aurice B lanchot l ’interp rète dans la scène de la m ort de Ju stin e ) repous sant p a r son potentiel d ’énergie la foudre sur sa faible sœ ur, n ’est pas sans évoquer M erteuil, brûlée p ar la p etite vérole, m ais b ra v a n t ju sq u ’au b o u t e t finalem ent victorieuse, les feux d u ciel. E t on p eu t être sûr que, pas plus que Ju lie tte , la M arquise ne se reniera en m o u ran t. C ette agressivité est toujours lucide : l ’am an t chez Sade ne s’oublie jam ais dans l’acte, il est constam m ent p ré sent, incapable dé s’unir à l ’autre, parce que la conscience ne n’étein t jam ais en lui, et c’est bien aussi l ’a ttitu d e de M erteuil, Le récit des am ours de la M arquise et du chevalier de Belleroehe, Sm lr? N . R . F ., 1955. — M. B lan c h o t, A la recherche de Sade, T em ps m odernes, l'H 7. - G. B a ta ille, Préface à l'édition de « Ju stin e » , P an v e rt, 1955. I. Maurice Blanchot.,
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dans la « p etite m aison » de M erteuil, com m e la m ention que fa it la le ttre L X X X I de sa n u it de noccs, sont des tém oignages sai sissants du détachem ent intellectuel de l’héroïne, capable d ’obser ver de la m anière la plus précise au m ilieu des débordem ents du corps, son p arten aire comme elle-même, et d ’analyser la sensation au m om ent m êm e de la sensation. V alm ont donne aussi plusieurs tém oignages de ce tte vigilance terrible de la pensée — e t qui finit p a r d étru ire la réalité des autres : « Le prochain n e m ’est rien, il n ’y a pas le plus p e tit ra p p o rt entre lui et m oi... » « Nous nous forgeons des devoirs chim ériques envers ces créatures (qui nous en tourent) et cela parce q u ’elles s’en croient vis-à-vis de nous. Ayons la force de renoncer à cc que nous attendons des autres, e t nos devoirs envers eux s’an éan tiro n t aussitôt. Que sont, je vous le dem ande, to u tes les créatures de la terre vis-à-vis d ’un seul de nos désirs? e t p a r quelle raison m e priverais-je d u plus léger de ces désirs p o u r plaire à une créature qui ne m ’est rien, et qui ne m ’intéresse en rien? » Ces déclarations de L a Nouvelle Justine, cette négation de tous les devoirs sociaux, ce refus des autres en nous p ar la d estruction de la conscience m orale, c’est le principal article de foi de M erteuil : « Mes principes... je les ai créés e t je puis dire que je suis m ou ouvrage. » E t Ju lie tte lui fa it écho : « Crois-tu qiie dans m on enfance je n ’avais pas u n cœ ur comme to i? m ais j ’en ai com prim é l’organe... »> C ette extinction de la conscience m orale fa it donc p artie d ’une nouvelle éducation qui doit d étru ire d ’abord to u t ce qu’av ait constru it artificiellem ent l’éducation traditionnelle pour édifier l’hom m e nouveau. E tre unique, héros solitaire to u t pétri de mépris et d ’orgueil, il se dressera face au m onde p o u r Je b rav er et ce défi, il le poussera ju sq u ’à nier to u te réalité à ce m onde des autres qui ne lui est rien parce q u ’il ne p e u t rien sur lui : « La peur de subir les contrecoups des to rts q u ’il fait aux autres n ’arrête jam ais x... » le héros de Sade, pas plus que le héros de Laclos. Cette a ttitu d e ab o u tit à un stoïcisme de fa it, c’est-à-dire à une m orale de l ’acte libre dégagé de to u te affectivité, de to u te sen sibilité, de to u te spontanéité : le libertin, d it Sade, «pensif, concen tré dans lui-m êm e est incapable d ’être ém u p ar quoi que ce puisse être... L’ap ath ie 2, l ’insouciance, le stoïcism e, la solitude de soim êm e, voilà le to n où il lui fa u t nécessairem ent m onter son âm e ». Si M erteuil reste souveraine, im passible, m aîtresse d ’elle-même et L G. B ataille. 2. A u sens que Sade donne à ce m u t : absence de sensibilité, im passibilité.
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1 1•' son destin, il arrive à V alm ont, p a r un relâchem ent do la ten nion e t de la volonté, ce que décrira Sade, quand il m e ttra son dinciple en garde contre les dangers qui g u etten t l ’initié dans la conquête de la toute-puissance; s’il se croit assez endurci pour revenir à la m orale sans risque, s’il « cède à u n seul m ouvem ent ilr vertu, en revalorisant l ’univers de l ’hom m e e t de D ieu... il nVIloiidrc et c’est sa m o r t 1 ». D ans ce tte perspective, et si Juliette est bien ce q u ’y découvre M, B lanchot : « un livre d ’apprentissage où nous apprenons à reconnaître la lente form ation d ’une âm e énergique », l’œ uvre de Sade est très p arente de celle de Laclos. Que de différences p o u rtan t! Nous n e ferons que les indiquer ici, car elles im pliquent to u te une explication des Liaisons danl'i'rruses, que nous tenterons ailleurs. E t d ’abord, Sade se m eu t constam m ent su r le terrain de la m étaphysique, son œ uvre (même : i elle com porte des aspects psychologiques, et très neufs) est d'essence m étaphysique; tandis que le dom aine de Laclos est celui do la psychologie et de l’éthique expérim entales. Chez V alm ont et chez M erteuil, aucune trac e d ’inquiétude; ils nout com plètem ent détachés de l ’idée de D ieu; quand ils en p arlen t, c’est avec une aim able ironie et sans y a ttac h er d ’im portance : cc sont des athées p arfaits, au cœ ur tranquille, comme Laclos. fiien au contraire, « l’athéism e de Sade n ’est pas de sangfroid s », c’est « une provocation à l’adresse de Dieu 3 ». Il s’ag it pour le libertin d ’égaler p a r ses forfaits ceux de « l ’E tre Suprêm e ru m échanceté », ou qu an d la notion dé N atu re rem place chez Sade celle de Dieu, « d ’im iter sa m ain b arb are qui ne sait p étrir (pie le m al ». Puisque le m al « d iv ertit » la N atu re, l’œ uvre de S h ili- sera une apologie du m al, une te n ta tiv e pour se faire D ieu pur l’absolu du m al. La cruauté est inséparable de la luxure, et le dchauché « en suppliciant l ’objet de sa luxure » représentera a n.ssi a sa propre douleur et sa propre punition 4 »; la loi de la vie c'est le besoin de détruire e t le devoir de détruire. Le crime devient non seulem ent l’expression légitim e de la puissance m ais encore la Moule voie de la connaissance véritable. Iticn de te l chez Laclos : le « libertinage » n ’est ni haine ni desI m otion, le besoin de détruire n ’est pas ce qui anim e M erteuil, m ais ht volonté de s’affirmer e t de m odeler la vie selon les norm es de 1. H l m i c l i o t .
2. B lanchot il.
K lo H B O w s k i.
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l’intelligence. E n ce sens le « libertinage » est libération, prise de possession p ar la conscience de to u t ce qui est traditionnellem ent obscur ou hasardeux, souveraineté de la raison, absolue lucidité. Il est affirm ation que l’hom m e, seul, p e u t construire sa vie par l ’exercice de ses facultés les plus hautes. C’est u n point essentiel e t nous y reviendrons. Si bien q u ’en définitive, si selon l ’analyse de G. B ataille, Sade affirme « que la vie est la recherche du plaisir e t que le plaisir est proportionnel à la destruction de la vie »; si sa pensée se fonde su r ces « valeurs irrecevables », nous sommes très exactem en t au x antipodes de Laclos. Si Sade a fa it progresser la connaissance que l’hom m e a de luim êm e p ar une exploration quasi définitive du dom aine de l’ins tin c t, c’est le m ouvem ent inverse q u ’on p eu t découvrir dans l ’œ uvre de Laclos. L à où, chez le prem ier, la conscience d isparaît parce que l ’esprit ne p eu t « dem eurer conscient..., m aintenir en lui la clarté et les discrim inations rigoureuses de la conscience », parce que « l ’irru p tio n m êm e de la violence dans le cham p de conscience le lui i n te r d it1 », chez le second c’est le m om ent où l’énergie de la conscience d evient absolue et où sa lum ière pénètre p arto u t. Sade et Laclos p a rte n t des mêmes principes m ais ils se dirigent en sens inverse, et finalem ent les points de ressem blance que l ’on p eu t étab lir en tre les deux œ uvres sont géom étriquem ent sym é triq u es, c’est-à-dire opposes. Un au tre aspect essentiel de cette opposition est ce qiie, faute de m ieux, 0 11 p eu t appeler le « réalism e » des Liaisons dangereuses. Il est bien en ten d u que Sade n ’a pas prétendu faire œ uvre réaliste, m ais le problèm e du héros au x prises avec la société n ’est jam ais résolu, parce q u ’il n ’est jam ais posé véritablem ent. Si la puissance « s’accommode de n ’im porte quel régim e, c’cst q u ’elle refuse l ’au to rité et se crée une enclave où la loi fait silence 2 ». De là ces châteaux, ces couvents, ces repaires où une société de personnes choisies p eu t très arb itrairem en t se réu n ir et b rav er im puném ent les lois. Les héros de Laclos s’insèrent dans le réel et il fa u t bien q u ’ils résolvent le problèm e des rap p o rts sociaux d ’une m anière concrète et plausible. Le m onde de Sade, c’est u n m onde clos, le m onde de la subjectivité, du rêve — celui de la prison. H an té p ar ses obsessions, l ’a u teu r to u rn e en rond dans sa cellule e t ses personnages sont l ’incarnation g ra tu ite de ses phantasm es. C’est à la fois sa force et aussi sa lim ite; de là l’im pression da m onotonie et d ’artifice de son 1. B ataille. 2. B lanchol,
««•livre. De là aussi son im perfection, car on sen tb ien q u ’il n ’a pas pu prendre la distance nécessaire du créateu r à sa création, indispensable à l'au th en tiq u e œ uvre d ’art. Laclos, au contraire, est souverainem ent m aître de ses héros, concevant son œ uvre et la dom inant, et cepen d an t ses personnages échappent à l’au teu r, d ’où leur profondeur, leur am biguïté : M erteuil est-elle ou non m échante e t Laclos l ’approuveI - il ? aim e-t-elle vraim ent V alm ont ? V alm ont est-il réellem ent am ourru x de Tourvel? Tourvel est-elle une im age idéale de la v e rtu ? Questions éternelles parce que ni M erteuil ni V alm ont ne sont de sim ples incarnations de la pensée de l’auteur, de simples m éca nismes de dém onstration, ou de simples projections de ses rêves : ils sont vie et m ystère de la vie, comme des personnages de Shakes peare, de Molière, de Balzac, de Dostoïevski. E nfin les différences un ire les deux au teu rs éclatent dans le style; sans vouloir présenter une analyse exhaustive de l’expression chez Sade, on p e u t faire quelques rem arques. Le style de Sade c’est le triom phe de la m étaphore, de la péri phrase, du cliché. Q u’on lise Justine, à chaque page on tro u v e ra I' (( au tel » où l ’on cc sacrifie » et que l ’on « outrage »; le « sacri fice s’y consom m e »... te la fureur de ce m onstre se porte sur l ’autel où ne p eu v en t attein d re ses v œ u x »; on y fustige « l ’asile des grâces et de la volupté », « vrai tem ple de l’am our »; le lib e rtin traite cruellem ent « ces a ttra its m ignons qui l ’en ch an ten t », bien i|uc ce soient « des roses eifeuillées sur des lys ». Il goûte « les plus doux plaisirs au sein de l’infam ie », « donne-m oi, s ’écrie-t-il, le fruit précieux de cet arbre adoré de m on cœ ur ». S ain t-F lo ren t déclare : a Ce so n t mes débauches qui peuplent le Languedoc et la Provence de la m u ltitu d e d ’objets de libertinage que renferm e leur sein. » P o u r dresser — e t c’est facile mais fastidieux — la lisle des diverses périphrases qui désignent les objets de la volupté, q u ’on se rep o rte à l ’œuvre! On v erra que le procédé est d ’une pesante m onotonie. M onotonie que v ien t encore aggraver l ’abon
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C ette im pression cTartifice est encore soulignée p a r la fréquence des exclam ations : « Oh! ciel; ju s te ciel; quelle horreur; que devinsje! ô ciel; grands dieux! hélas!» etc. et les invocations : « O T hé rèse, ô chère fille; oh M onsieur; ô n a tu re ; ô terre 1... » Ce sont les procédés de la rh étorique la plus traditionnelle et la moins v iv an te : ceux du pseudo-classicism e aggravés p ar la boursouflure, la sen tim e n ta lité de la tragédie bourgeoise et de la comédie larm oyante. L a phrase est ou bien très coupée, dans le récit, m ais sans variété, — et quasi élém entaire dans ses répéti lions systém a tiques 2 ou bien c’est la période descriptive ou philosophique. Quelquefois vigoureuse 3, elle est le plus souvent pesante, em bar rassée, truffée d ’images et de m étaphores continuées : « Il se plaça dans les m ains de la Dubois, mise p ar lui à peu près dans le même désordre que le m ien, et dès que je fus com m e il le désirait, m ’ay a n t fait m ettre les b ras à terre, ce qui m e faisait ressem bler à une bête, la Dubois apaisa ses feux en ap p ro ch an t une espèce de m onstre positivem ent au péristyle de l ’u n et l ’au tre autel de la n atu re en telle sorte q u ’à chaque secousse elle d u t fo rtem en t frapper ces p arties de sa m ain pleine comme le bélier jadis au x portes des villes assiégées 4. » « Le plus faible, n ’ay a n t donc aucun titre à réclam er, p o u r o b ten ir la pitié du plus fort, ne po u v an t plus lui opposer q u ’il p eu t tro u v er son bonheur en lui, n ’a plus d ’a u tre p a rt que la sou m ission; et com m e m algré la difficulté de cc bonheur m utuel, il est dans les individus de l’un cl l ’au tre sexe de ne trav ailler q u ’à se la procurer, le plus faible doit réunir sur lui p ar ce tte soum ission la seule dose de félicité q u ’il soit possible de recueillir et le plus fort doit trav ailler à la sienne, p a r telle voie d ’oppression q u ’il lui p laira d ’em ployer, p uisqu’il est prouvé que le seul bonheur de la force est dans l ’exercice des facidtés d u fort, c’est-à-dire dans la plus com plète oppression... » « Or, si le rem ords n ’est q u ’en raison de la défense, s’il ne n a ît que des débris d u frein e t nullem ent de l ’action commise, est-ce u n m ouvem ent bien sage à laisser subsister en soi... » etc. L ’éditeur de Sade présente Eugénie de Franval comme cc ce que Sade a p ro d u it de plus achevé littérairem en t ». Quelle désillusion p o u r le confiant lecteur. Ici pas de descriptions franchem ent obscènes ou scatologiques, m ais — ô paradoxe! — on le regrette1. 2. 3. 4.
V oir É d itio n P a u v e rt, p. 246, p a r exem ple. É d itio n P a u v e rt, p . 123, p a r exem ple. Comme celle citée ci-dessus p. 50 : « N ous nous forgeons..., e tc , » P o u r d ’au tre s exem ples, É d itio n P a u v e rt, p . 172.
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mil presque d ev ant ce style pseudo-philosophique et pesam m ent imli-imel : « Il semble que la m ain d u ciel ait voulu, comme dans ni'H plus sublimes opérations, nous faire voir que les lois de l'éq u i libre sont les prem ières lois de l ’Univers, celles qui règlent à la fois Iont. ce qui arrive, to u t ce qui végète, to u t ce qui respire. » Q uand ro u te u r évoque le m ariage du héros avec Mlle de F am eille, il h'écrie : cc Avec de tels sentim ents, il est facile d ’augurer que des loues n ’a tte n d e n t pas la m alheureuse fille qui doit lui être liée... ■I lui é ta it aisé de voir q u ’elle ne faisait que glaner dans les cham ps «le l ’hym en... » I )» lyrism e biblique au style des Mystères de P aris, il n ’y a q u ’u n pas : « C ependant Eugénie a tteig n ait sa quatorzièm e année; telle était l’époque où F ran v al voulait consom m er son crime. F rém is sons! Il le fut! » C’est à se dem ander si le m arquis ne se livre pas :i un pastiche de lui-même! lit quelle adm irable cohérence dans la m étaphore : et Les nœ uds qui existent en tre ce tte femm e et to n m eilleur am i, fruits de l’usage <■( des conventions sociales, philosophiquem ent vus p a r moi, ne balanceront jam ais ceux qui nous lien t. » Il est vrai que la situ a tion du père de famille est quelque peu em barrassante... Mais « le perfide achevait ainsi sans rem ords la séduction de cette m alheu reuse ». L a m ère apprend son infortune :
c’est la notion d ’a rt. C’est une valeur très décriée à l’heure actuelle1, elle explique cependant la fascination q u ’exerce l ’œ uvre de Laclos et sa pérennité. Qu’on dise que l ’œ uvre de Sade est infinim ent neuve et profonde, que sa pensée est d ’une force et d ’une p én étratio n inouïes, que sa te n ta tiv e a ou v ert des dom aines inexplorés, q u ’on ne p e u t aller plus loin dans la voie q u ’il a choisie, to u t cela est vrai sans doute, et a été d it. Il serait difficile de prétendre que ce soit une œ uvre d ’a rt 2. Il y a quelque chose d ’indécent à rapprocher les deux term es, c’est faire injure et à Sade e t à l’a rt : ils n ’ont, m érité ni l ’un ni l ’a u tre cet excès d ’honneur ou ce tte indignité. A utre est le dom aine de Sade, au tre celui de Laclos. Laclos et Sade, ce n ’est pas La F ontaine et Molière, on ne les rapproche pas, on ne les « aim e » pas « ensemble 3 ». 1, P o u r u n e analyse des ten d an ces de la critiq u e contem poraine, p lu s sensible au « co ntenu », au « m essage » d ’une œuvre* qu’a u x « perspectives esth étiq u e s », voir G a é ta n P icon, L ’É crivain et son ombre, N . R . F ., p . 236 sq. 2, L ’ad m iratio n sy stém atiq u e de M. G, L ély n ’e s t guère contagieuse dans la m esure où elle se co n ten te d ’affirm er sans dém ontrer. Il se borne la p lu p a rt du tem ps à poser com m e u n axiom e ou u n fait d ’expérience, la « poésie » de Sade, ce qui n ’est guère éclairan t po u r le lecteu r m oyen. Voir V ie du m arquis du Sade, t. I I , p . 203, 535 e t sp é cialem ent la page 556, trè s significative à cet égard. C ette a ttitu d e d ’ad m iratio n serait d ’ailleurs trè s peu « sad iste » si l’on e n croit M. G. B a ta ille , op. cit., p. 57. 3, Cf. M. Seylaz, Les L iaisons dangereuses, Droz, 1958, p. 101, e t Jeu n M is!ter, In tro duction a u x « L ia is o n s dangereuses », R ocher de M onaco, 1958.
CHAPITRE
II
LA D ESC EN TE E N E N F E R 1815-1850 Laclos m eu rt à T arente en 1803. Douze ans plus ta rd , Napoléon, qui l ’a constam m ent soutenu, d isparaît de la scène. 1815 : la Res tau ra tio n ; c’est le re to u r des B ourbons en F rance e t aussi en Italie du Sud, où les cendres de Laclos sont, dit-on, dispersées, et le m onum ent élevé à sa m ém oire, détr uit. L ’hostilité contre le conseil ler d u P alais-R oyal et contre l ’ancien m em bre du club des Jacobins un m om ent assoupie, se réveille. E t la m onarchie de Ju ille t ne sera pas plus indulgente : L ouis-Philippe d ’Orléans n ’a sans doute pas oublié les leçons de son « gouverneur » Mme de Genlis, ennem ie ju rée de F au teu r des Liaisons dangereuses. L a Biographie M ichaud consacre eu 1819 à Laclos un long article : le ro m an des Liaisons dangereuses « dont le succès fu t aussi scandaleux que l ’ouvrage » est « un tab leau de la plus odieuse im m oralité »; e t le réd acteu r stigm atise d urem ent le rôle politique de Laclos sous la R évolution. Sur le plan littéraire, le rom an est écrit « avec beaucoup (l’a r t et beaucoup d ’esprit, sans que le sty le en .soit toujours très relevé ». Lacretelle 1 refuse de parler d ’un a u te u r « froidem ent et systém atiquem ent licencieux » et d ’u n rom an « enfanté p a r une im agination perverse », car « quiconque a pu observer les m œ urs de la capitale a v a n t la R évo lu tio n convient que ces ouvrages (celui de Laclos et ceux des auteurs liber Lins) peignaient sans vérité et mêm e sans vraisem blance la société do nt ils p réten d aien t offrir le tab leau ». 1. H istoire de France au X V I I I e siècle, t . 6.
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Il existe des lettres tle Charles de Laclos, le troisièm e fils du g é n é ra l1 écrites p o u r défendre la m ém oire de son père 2. D ans une le ttre à M. A rn au lt, a u teu r d ’un article de la Biographie des contem porains, on p e u t lire : a M. de Lacretelle jeune n ’a pas balancé à m e ttre dans son ouvrage sur la R évolution que M. de Laclos était peut-être l’a u te u r des journées d ’O ctobre 3. N 'a -t-il pas senti to u te l ’h o rreu r e t l ’inconvenance de ces m ots « peut-être »? Com m ent u n historien p eut-il, sans une intim e conviction, vouloir im p u te r une action quelconque à u n hom m e? Les procès-verbaux dressés à cette époque ont-ils déclaré M. de Laclos coupable? U n seid tém oin d it avoir v u dans les appartem ents de Versailles une personne qui lui a été désignée être M. de Laclos; qu an d même cet individu eût été m ou père, était-ce u n crim e de se tro u v e r dans u n palais où to u t le m onde av a it accès? Cependant, M. de Lacretelle jeune n ’a pas crain t d’attrib u e r p ar u n doute injurieux l’horreur de ces journées à M. de Laclos; il n ’a donc fa it cette supposition affreuse que p a r des ouï-dire ou il l ’a puisée dans des libelles. Quelle foi p eu t-o n alors a jo u ter à ces ouvrages qui ne p euvent plus être ainsi classés au ra n g des histoires?... Q uant au x divers pam phlets dans lesquels on a peint la vie politique de M. de Laclos sous les cou leurs les plus noires, je m éprise tro p les libellistes p our y répondre. » On vo it que Charles de Laclos reste sur le te rra in politique. D ans le brouillon q u ’il av a it préparé, il a supprim é l’apologie des L ia i sons dangereuses, estim an t sans doute le su jet trop dangereux pour la m ém oire de celui q u ’il voulait défendre 4. II reprend le m êm e thèm e dans une lettre à Lacretelle et au jo u rn al Le Constitutionnel; e t le baron de L am otte-L angon, mis en cause, lui d o n t le père est m ort sur l’échafaud, de répliquer : « Si j ’eusse été le prem ier qui eû t a tta q u é l ’a u te u r de vos jours, certainem ent vous eussiez eu to u t droit de réclam er contre une agression, m ais, faible écho d ’une calom nie, après ta n t d ’ouvrages 1. Son frère aîné, E tie n n e F arg eau , a é té tu é a u co m b at de B erry-au-B ac en 1814, 2. A u m êm e m o m en t, ie fils du chevalier de N e rc ia t, a u te u r de F êlicia, é crit au ré d a c te u r de la Biographie M ichaud p o u r p ro te ste r co n tre les term es de l ’a rtic le consacré il son père. L ’analogie est f ra p p a n te . 3. Se re p o rte r p . 19. 4. Voici le passage supprim é : « R ien ne p u t le d é to u rn e r de l’obligation q u ’il s’é ta it im posée d ’éclairer ses sem blables su r les a t tr a its si tro m p e u rs d u m onde... aussi je ne vous cacherai p a s , M onsieur, m a surprise du ju g e m e n t p o rté p a r u n de vos collabora te u rs su r c e t ouvrage que l’on m e tta it su r la m êm e ligne que le Sopha de Crébillon F ils e t les œ uvres d’u n abbé de V oisenon; le b u t de ces ouvrages n ’a p as é té certainem ent le m êm e que celui des L iaisons dangereuses, le v éritab le m iroir des sociétés de ce tte époque que bien des gens ch erchent à faire rev iv re. »
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et ta n t de dictionnaires, pouvais-je m 'a tte n d re que ce serait moi contre lequel vous crieriez? » (Le style du baron n ’est pas un modèle d ’élégance,) Ces dém arches n ’em pêchent pas R ab 1 d ’être aussi d u r pour le rom an « si scandaleusem ent fam eux qui fu t lu avec une ex tra o rd i naire avidité p ar les hom m es et les femmes de cette bonne com pa gnie qu’il peignait sous de si effroyables couleurs ». Il fa u d ra it des pages — m onotones — pour rappeler to u tes les attaq u e s, tout es les insultes, to u tes les calomnies co n tre « l ’horrible rom an », « le ro m an licencieux » et son a u teu r « prodige d'im m oralité dans u n siècle im m oral », « hom m e de basse intrigue », cc ce Laclos au renom cynique », cc l ’ordonnateur des orgies d ’Orléans a ». L ’ cc ordre m oral » est passé p ar là. cc Combien d ’infortunés, s ’écrie Aimé M artin dans le Journal des Débats du 26 ju illet 1816, ont dû leur p erte aux pages licencieuses des L ouvet et des Laclos ». Ces accusations tro u v e n t u n écho dans les m esures de police et de ju stice. Le trib u n al correctionnel de la Seine p ar u n jugem ent d u 8 novem bre 1823, condam ne à la destruction Les Liaisons dangereuses cc pour outrage au x bonnes m œ urs ». Ce ju g em en t est confirmé p ar u n arrêt de la Cour Royale du 22 ja n vier 1824. L ’année suivante, Les Liaisons dangereuses sont mises à l’in dex p a r m esure de police, en com pagnie des œ uvres de Vol taire, de M ontesquieu e t de R ousseau. On com prend alors la prudence des éditeurs : de 1815 à 1850, le rom an de Laclos n ’est réédité que treize fois en F rance, et souvent sans nom d ’éd iteu r 3. Les ouvrages de litté ra tu re , ceux de B e rso t4, de \ille m a in 5, ignorent Laclos. Mais le goût des lecteurs n e se conform e pas to u jo urs aux décisions des m agistrats ou des cri tiques : en 1832, p ar exemple, les abonnés du cabinet de lecture de Gaillard, lib raire à N arbonne, lisent Les Liaisons dangereuse s; près d u ro m an de Laclos, ils tro u v e n t d ’ailleurs, com m e contrepoison, Le Comte de Valmont de l ’abbé G érard! On p eu t n o ter que ni B eau m archais, ni D iderot ne figurent au catalogue, où l ’on tro u v e p ar co n tre Faublas et Tliémidore, A ux causes politiques et m orales du déclin de Laclos, viennent 1. 2. t. I , au x 3. 4. 5.
R a b , Vielh e t S ain t-P reu v e, B iographie usuelle et portative, 1836. C h ateau b rian d rep re n d l'expression d an s Ica M émoires d'autre-tombe, É d itio n B iré , p. 301 : « É g alité c o n su lta it le diable d an s les carrières de Montrouge* e t re v e n a it ja rd in s de M onceau présider les orgies d o n t L aclos é ta it l ’o rdonnateur. » L a m êm e période v e rra six tra d u c tio n s étran g ères. É tudes su r le X V I I I G siècle, 1847. Cours de littérature française, 1841.
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s’ajo u ter des m otifs d ’ordre littéraire. Le lyrism e est roi : R ené a gagné la p a rtie contre V alm ont. E neore verrons-nous que, m algré Arsène H oussaye qui déclare en 1840 : cc Laclos est inconnu des jeunes », le co u ran t cynique, issu des Liaisons dangereuses, coexiste so uvent chez les rom antiques avec le courant lyrique et m élanco lique. Les m anuels scolaires nous o n t habitués à des schémas très simplifiés. Les classiques ont toujours des p artisans (la bataille d'H ernani le prouve). Ils tien n en t l’U niversité et l’Académ ie. E t l’é tiq u ette cc rom antique » recouvre des réalités bien diffé rentes : S ten d h al et Mérimée, p ar exem ple, ne fo n t pas très bon m énage avec L am artine et V ictor Hugo —prem ière m anière. Le rom antism e libéral et. m atérialiste qui prend sa source chez Mme de S taël et B enjam in C onstant, s’oppose sur bien des points au rom antism e m onarchiste et catholique dont C hateaubriand est le père. L ’air du tem ps, il fa u t bien l ’avouer, n ’est cependant pas très favorable au x Liaisons dangereuses, ce rom an si dépouillé où trio m p h en t la raison e t l ’analyse. D ans u n article d ’octobre 1834 \ Charles N odier reg rette d ’avoir à citer cc Laclos, P étrone d ’une époque moins littéraire e t plus dépravée que l ’époque où vécut P étro n e ». cc Les Liaisons dangereuses, qui passent encore pour u n livre rem arquable dans quelques m auvais esprits », N odier a été incapable de les lire ju sq u ’au b out, d u moins le prétend-il. Il n ’y vo it q u ’ cc u n satyricon de garnison » et il déplore que ce livre im pur (en édition illustrée il est vrai), se vende plus cher que to u tes les collections des m oralistes! C’est bien là q u ’on serait te n té de s’écrier : cc Stupide x ix ° siècle! » Nodier, passe encore, mais que penser de Sainte-B euve? Ce cri tiq u e si ou v ert, si p é n é tra n t, quand il ne juge pas ses contem po rains, qui consacre de longs articles à tous les écrivains de l ’époque révolutionnaire et im périale — les rom ancières en p articulier — ne cite Laclos que p a r allusion et incidem m ent. Il suit sans discuter la trad itio n qui v o it en Laclos u n V alm ont : ce Le fa it est que Laclos, l ’a u teu r des Liaisons dangereuses, du m om ent q u ’il fu t devenu l ’âm e du p a rti d ’Orléans, n ’e u t q u ’à appliquer son a rt et sa faculté d ’in trigue à la politique pour en tire r, dans u n au tre ordre, des com binaisons non moins perverses e t vénéneuses 2. » V alm ont a p p a rtien t à une race cc exécrable, la plus odieuse et la plus perverse » juge plus ta rd Sainte-B euve, faisan t le com pte 1. B u lletin d u b ibliophile, D e quelques livres satiriques et de leurs clefs. 2. Causeries du lu ndi, t . X V .
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rendu (l’une comédie du com te d ’Alton-Shée : Le M ariage du duc Pompée 1. R ap p ro ch an t le D on J u a n de Molière, Lovelace et Valmoiit, le critique note : « Il existe dans ces caractères, avec des nuances diverses, une base d ’orgueil infernal qui se com plique de recherche sensuelle, une férocité d ’am our-propre, de van ité, et une sécheresse de cœ ur jointes aux raffinem ents du désir, et c’est ainsi qu’ils en v ien n en t v ite à introduire la m échanceté, la cruauté même jusque dans le plus doux des penchants, la plus ten d re des faiblesses, » Ce n ’est pas m al analysé, encore que le p o rtra it M’applique à M erteuil beaucoup plus q u ’à Y alm ont. Il fa u d rait ajouter que p o u r V alm ont et M erteuil l’am our n ’est pas « la plus tendre des faiblesses » — pas plus que pour Lovelace ou D on .1uan. Q u an t au duc Pom pée, « u n lion à la m ode », c’est le lib ertin marié, qui n ’a rien de diabolique, mêm e s’il m ène de fro n t plusieurs intrigues am oureuses, conseillé p ar le com te de N oirm ont, que Sainte-Beuve com pare au beau M ontrond. Il fa it une fin très morale, m ais Sainte-B euve lui conseille l ’activité contre une n o u velle offensive du libertinage, et il term ine son ex hortation p ar deux citations, l ’une de T héophraste : « L ’am our, c’est la passion dos gens qui n ’ont rien à faire », et l ’au tre d ’Ovide : « O tia si tollas, periere Cupidinis arcus 2. » M oralité qui s’appliquerait bien aux libertins oisifs du XVIIIe, com m e à ceux de tous les tem ps. Enfin dans un article sur le poète Millevoye 3, l ’au teu r des L undis écrit en n o te : « Le grand to rt, le m alheur de P arn y , est d ’avoir fait son poème : L a Guerre des dieux; il subit p ar là le so rt de Piron à cause de son Ode, e t de Laclos pour son rom an... On évite de s’occuper de P arn y comme de Laclos. » E t p o u rta n t Sainte-B euve n ’a-t-il pas em prunté à l’a u teu r des Liaisons dangereuses un peu de ce dilettantism e psychologique qui «•st souvent la m arque de son À m aury dans Volupté? Volupté, k rom an d ’un frôleur, d ’un volu p tu eu x d ’épiderm e », su iv an t l'expression de T hibaudet, est u n livre à prétentions h au tem e n t morales e t mêm e religieuses, c’est « l’analyse d ’un pen ch an t, d ’une passion, d ’u n vice m êm e, et de to u t le côté de l ’âm e que ce vice dom ine, e t auquel il donne le ton, d u côté languissant, oisif, a tta c h a n t, secret et privé, m ystérieux et furtif, rêveur ju sq u ’à la 1. N ouveaux L u n d is, t. V II. Le M ariage du duc Pompée est de 1864- N ous soulignons ifu’à ce tte d a te Sainte-B euve flirte avec l’E m pire, e t il ne fa u t pas oublier que le p ro fite des Fleurs du m al e t celui de M adam e Bovary so n t de 1857. ü. « S upprim e l'oisiveté* les flèches de C upidon so n t sans force. » .’t. R evue des D eux M ondes* 1er ju in 1837,
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su b tilité, tendre ju sq u ’à la mollesse, voluptueux enfin. ». (On a ici u n aperçu du style rom anesque de Sainte-B euve, surchargé d ’ad jectifs et suavem ent bénisseur.) Le héros, qui séduit successive m en t trois femm es (sans com pter les am ours vénales), av a n t d ’en trer dans les ordres, essaie de réaliser le divorce entre l’am our e t les sens, ce qui est très « Laclos ». Mais en m oraliste et en psy chologue, il rem arque aussitôt : « C ette contradiction d ’activité est désastreuse. Si les sens agissent tro p à l ’inverse de l ’am our, to u t différents q u ’ils sont de lui, ils le tu e n t d ’ordinaire; en s’usan t eux-m êm es, ils raréfient en nous la faculté d ’aim er. » Le ro m an de Sainte-B euve n ’a plus guère de lecteurs m algré les q ualités subtiles d ’analyse qui le ra tta c h e n t à la grande trad itio n classique. Si de Sainte-B euve nous passons au x historiens de l ’époque rom an tiq u e, nous constatons que Laclos n ’a pas avec eux plus de chance q u ’avec les critiques. É coutons p lu tô t Miohelet, historien ly riq u e p ar excellence, lyrique à un degré où l ’histoire cesse d ’avoir une v aleu r scientifique. A u m om ent où, faisant resurgir le passé, il a une vision d u P alais-R oyal en 1789, il s’écrie : cc R egardons ces fenêtres. J ’y vois distinctem ent une femm e blanche, un hom m e noir. Ce so n t les conseillers d u prince : le vice et la v ertu , Mrae de Genlis et Choderlos de Laclos 1. » Bel effet d ’antithèse a la Hugo, m ais an tith èse g ra tu ite : Mme de Genlis in carn an t la v ertu , c’est u n comble! M ichelet n ’est pas to u t à fait dupe de sa propre v ir tu o sité p u isqu’ü corrige : cc Mmc de Genlis, sécheresse et sensiblerie, im to rre n t de larm es et d ’encre, le charlatanism e d 'une éducation modèle, la constante exhibition de ht jolie P am éla a. » P our Laclos, la condam nation est sans appel. II ce se flatte d ’avoir fait passer le ro m an du vice au crim e ». Les Liaisons dangereuses sont cc le p ré lude utile au scélérat politique 3 ». Suivons encore no tre guide dans ses prom enades parisiennes : nous voici transportés du PalaisR oyal a u club des Jacobins : cc L ’hom m e noir qui est au bureau, qui sourit d ’un air si som bre, c’est l ’agent mêm e du prince, le trop célèbre au teu r des Liaisons dangereuses. G rand contraste! A la trib u n e parle M. de R obespierre 4. » Les A m is de la Constitution o n t chargé Laclos de rédiger leur jo u rn al; mission im p o rtan te et m ission de confiance. Mais, nous d it M ichelet, Laclos, grâce à ce jo u rn al, a in stitu é l ’ cc inquisition jacobine » e t une véritable ce die1. 2. 3. 4.
Histoire de la révolution française, t, I. F ille de la com tesse de Genlis e t du prince. H istoire de la révolution fra n ç a ise, t . I. I d ., t . IL
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latu re de la délation 1 ». P our notre historien, 1’ « hom m e noir » restera toujours l ’hom m e noir. Si Louis B lanc, l ’ard en t et déclam atoire apologiste des M onta gnards, est to u t aussi sévère pour l’hom m e « esprit a c tif et enflammé, fa ta l génie », il a senti la grandeur des Liaisons dange reuses « le plus profond des livres im purs 3 ».
Viguy-Laclos! Qui songerait d ’abord à rapprocher ces deux nom s? Le rom ancier cynique des Liaisons dangereuses et le poète, au jansénism e u n peu dévoyé il est vrai, des Destinées? E t, cepen d an t, nous pouvons établir a u moins deux rapprochem ents. Eloa ou la sœur des anges : poème de la pitié, de la p itié pour le mal, d u dévouem ent et du dévouem ent inutile, d u p u r sacrifice. Vigny m et en épigraphe ce te x te de la Genèse : « C’est le serpent, «lit-elle, je l’ai écouté e t il m ’a trom pée. » Eloa, l ’ange a au beau Iront serein », sait comme Tourvel les dangers du P rince de Ténèbres, elle est prévenue p a r ses com pagnes, comme la P rési dente l ’a été p a r Mme de Volanges 3 : Eloa, disent-ils, oh! veillez bien sur vous. Un ange peut tomber : le p lu s beau de nous tous N 'est p lu s ici... M ais on dit qu'à présent, il est sans diadème, Q u'il gémit, qu'il est seul, que personne ne l'aime, Que la noirceur d'u n crime appesantit ses yeux... L a mort est dans les mots que prononce sa bouche. I l brCile ce qu'il voit, il flétrit ce qu'il touche. E t la sœ ur des anges, comme l’écrit Hugo dans son article sur lt- poème, est cc entraînée p ar la curiosité, la com passion e t l ’im prudence ju sq u ’a u prince des réprouvés ». N ’est-ce pas l’histoire de Mme de Tourvel avec V alm ont 4? Le Don J u a n des Enfers — Vigny le décrit bien comme u n D on J u a n , e t il est éto n n an t, ce mélange de religion e t de com plaisante senKualité — , le Don J u a n des Enfers tie n t à l ’ange de la p u re té le langage d ’u n roué : 1. J r f . , t . I I .
2. H istoire de la révolution française, t . II. 3. L e ttre I X e t le ttre X X X I I , ■I. « Ce .serait une belle cou verni ou à faire », écrit Mme de T ourvel à Mme de V olanges (LcLlrc V III).
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Toi seule m 'apparus comme une jeune étoile Qui, de la vaste nuit, perce à l'écart le voile. Toi seule me parus ce qu'on attend toujours, Ce que l'homme poursuit dans l'ombre de ses jours... E n fin p ar ta présence habile à me charmer I l me f u t révélé que je pouvais aimer. S atan-V alm ont saura toucher non seulem ent la pitié, m ais aussi la coquetterie fém inine d ’EIoa; et comme T ourvel, E loa sera la victim e : car S atan ne l ’aim e pas vraim ent, il v eu t su rto u t la perdre et l ’enlever à Dieu. « J ’oserai la ra v ir a u D ieu même q u ’elle adore 1. » S atan trouble l’âme m ais aussi les sens d ’EIoa : il lui trace des n u its, complices des passions, u n tab lea u en chanteur : E s-tu venue avec quelques anges des cieux A dm irer de mes nuits le cours délicieux? A s-tu vu leurs trésors? Sais-tu quelles merveilles Des anges ténébreux accompagnent les veilles? Il ruse, il joue; quand il le faut, des pleurs m ouillent son visage. C ependant, comme V alm ont d ev an t la P résidente, S atan est un in sta n t tro u b lé p ar l’innocence d ’EIoa : Le tentateur lui-même était presque charmé. I l avait oublié son art et sa victime, E t son cœur un moment se repose du crime. Ce caractère de S atan vient, dit-on, de B yron. P eu t-être, mais d ’u n B yron qui a lu Laclos, comme l’a m ontré A ndré Maurois après Charles D u Bos : il v o it en B yron « p a r certains côtés u n V alm ont »; m êm e cc a ttitu d e consciente, détachée, de technicien qui ne considère to u te résistance que com m e une difficulté à résoudre, e t d o n t son expérience sau ra venir à bo u t 2 ». E t quelle sim ilitude dans le destin de Mmc de Tourvel e t d ’EIoa e t dans leur langage m êm e : « E t vous êtes dans le désespoir, parce que vous avez fait m on b o n h eu r?» , dem ande V alm ont à la P rési dente vaincue. cc A ce m ot, l’adorable femm e se to u rn a vers moi et sa figure, quoique encore un peu égarée, av a it déjà repris son expression céleste. « V otre bonheur? » m e dit-elle. Vous devinez m a réponse. ce Vous êtes donc heureux? » J e redoublai m es pro testatio n s. cc E t heureux p a r m oi!... J e sens, dit-elle, que cette ce idée me console e t m e soulage 3. » 1. L iaisons dangereuses, le ttr e V I. 2. Sept visages de l'am our. 3. L e ttre CXX V.
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Seras-tu p lu s heureux? D u moins es-tu content? dem ande Eloa à son séducteur. Le diable est plus b ru ta l que V alm ont. Ce d er nier a tte n d les ordres de M erteuil pour frap p er la m alheu reuse présidente; S atan, lui, n ’a tte n d pas : à la question de l’ange, il répond ; Plus triste que jam ais.. — Qui donc es-tu? — Satan. Le 30 m ai 1833, Vigny fait jouer à l ’O péra une pièce en u n acte, Quitte pour la peur. Il l ’a écrite pour M arie D orval; il v e u t p er m ettre à ce tte actrice du B oulevard de m o n trer ses tale n ts de comédienne. Le su jet donné à l ’a u te u r p ar la princesse de B éthune a été n o té dans le Journal d'u n poète en ces term es :
1, D an cen y d é t a i l que chevalîcr île rot ordre célèbre. 2, À u D r T ro n ch iii q u i lui d it «le hh femme : « C’e s t la p lu s gracieuse personne d e la te rre », le d u c ré p o n d : « V raim ent! je ne T aurais pas cru ; le jo u r où je la vis, ce n ’é ta it p a s ça d u to u t. C’é ta it to u t em pesé, to u t guindé, to u t roide, ça v e n a it d u co u v en t, ça ne sa v a it ni e n tre r ni so rtir, ça sa lu a it to u t d ’une pièce... » O n n o tera que le d u c p arle de sa fem m e au n e u tre , com me d ’un objet.
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On s’éto n n era moins de tro u v e r dans l ’œ uvre de M usset des analogies très évidentes avec Les Liaisons dangereuses. Plus que to u t a u tre écrivain de sa génération, M usset a trouvé dans sa famille une solide trad itio n d u x v m e. Son grand-oncle M usset, m arquis de Cogners, officier du régim ent d ’Auvergne (encore un officier littérateu r!) est l ’a u teu r d ’u n rom an épistolaire, publié en 1778 : Mémoires de L usigny et d'Hortense de S a in t-J u s t1. G uyot-D esherbiers, son oncle m aternel, le châtelain de Cogners, où M usset passa quelquefois des vacances, é ta it nourri de Crébillon fils e t de Laclos, élève des idéologues. Q u an t au père d u poète, il est connu pour ses tra v a u x sur R ousseau, do n t il a écrit une bio graphie et fourni une édition; il é ta it aussi a u teu r de vers légers et de contes galants dans le goût du XVIIIe. ]Nous savons p ar P a u l de M usset, que la bibliothèque fam iliale, o u tre les œ uvres de R ousseau et de V oltaire, contenait celles de D iderot, de M arivaux, de l ’abbé P révost, de L ouvet et de Laclos. Dès 1827, alors q u ’il av a it dix-sept ans, M usset a fa it ses délices des rom anciers libertins d u x v in e. D ans la Confession d 'u n enfant du siècle, O ctave de T... trouve au m ilieu de sa cham bre u n e grande caisse de bois, « héritage, dit-il, d ’une vieille ta n te bigote » et qui ren ferm ait l’essentiel de la litté ra tu re légère, d u x v iiie : « véritable catéchism e du libertinage ». Ces livres, ü les « dévore avec une am ertum e e t une tristesse sans borne, le cœ ur brisé et le sourire sur les lèvres »... « Oui, vous avez raison, leur disais-je, vous seuls savez les secrets de la vie, vous seuls ose» dire que rien n ’est vrai que la débauche, l’hypocrisie et la corruption. » A p a rtir de ce m om ent-là, le jeu n e hom m e est m arqué p a r ses lectures et l’exemple de V alm ont le h a n te . Le 23 septem bre 1827, il se p lain t à son am i P a u l Foucher, le beau-frère de V ictor H ugo, de l’ennui de son séjour au ch âteau de Cogners : cc Voilà les tristes réflexions que j ’entretiens, m ais j ’ai l’esprit français, je le sens : q u ’il arrive une jolie fem m e, j ’oublierai to u t le systèm e am assé p en d a n t un mois de m isanthropie, au m oins p en d an t six m ois... C om m ent me laisse-t-on ici si longtem ps! J ’ai besoin d ’un joli pied et d ’une taille fine, j ’ai besoin d ’aim er, j ’aim erais m a cousine qui est vieille et laide si elle n ’é ta it pas p édante e t économe! » Le 19 octobre : cc Sais-tu quel rôle j ’am bitionne? Je voudrais être un hom m e à bonnes fortunes. Non pour être heureux, m ais pour les to u rm en ter i. Correspondance d 'u n jeu n e m ilitaire ou mémoires du marquis de L u sig n y et d'H ortensti de S a in l-J u sl, 1778, 1784, 1789, 1798, 1801. Ce rom an» parfois a ttrib u é a D o rât, a été re s titu é à M usset.
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toutes ju sq u ’à la m ort, faisant jouer tous les ressorts de m on esprit sans jam ais toucher à m on âme. » A la question de George Sand : « E tes-vous O ctave ou Cœlio? », Musset répond : cc Je suis les deux. » Les héros de M usset seront tous plus ou moins m arqués p a r ce dédoublem ent, à l ’im age de leur créateur. H assan, O ctave de T ., Lorenzaccio, O ctavio, le Valentin des D eux maîtresses, sont tous des héros à deux visages, et. l’u n des deux, ta n tô t m asque et ta n tô t chair vivante, c’est celui de V alm ont. Dans la Confession d 'u n enfant du siècle, œ uvre qui est u n essai d ’analyse et d ’explication, le jeune O ctave de T ..., tra h i p ar sa première m aîtresse (comme M usset adolescent le fu t, dit-on, p ar la m arquise de L a C arte), im agine u n dialogue entre l ’âm e e t le corps : cc L ’hom m e est ici-bas pour 6e servir de ses sens... l’am our est u n exercice du corps : la seule jouissance intellectuelle est celle
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p a rle n t en rêve... » Si Y alm ont s’en tie n t à la prem ière m éthode p o u r surprendre les secrets de sa belle P résidente, il p ra tiq u e la seconde p o u r séduire Cécile. D ans N am ouna, conte oriental, le M usset de vingt-deux ans essaie de donner une in te rp ré ta tio n sym bolique de la légende de Don Ju a n : ce donjuanism e 1830, c’est l’am our volage e t libertin, c’est le m épris de la fem m e, c’est la débauche. L e héros du conte invec tiv e les auteurs idéalistes comme J .- J . R ousseau, créateur de Julie : E t pourquoi l'Héloïse est-elle une ombre vaine? A h ! rêveurs, ah! rêveurs!, que vous avons-nous fa it? S ’il fallait choisir une héroïne, c’est M anon, la courtisane, qui au rait les préférences de H assan : Quelle perversité! quelle ardeur inouïe Pour l'or et le plaisir!... Comme je t'aimerais demain si tu vivais! L’épigraphe au chant I I de N am ouna révèle bien les tendances de H assan-M usset : « Qu’est-ce que l’am our? L ’échange de deux fantaisies et le contact de deux épiderm es » (Cham fort). M usset analyse les ty pes de « roués » : Lovelace bien entendu, D on Ju a n , le roué français : Quant au roué français, au Von J u a n ordinaire, Ivre, riche, joyeux, raillant l ’homme de pierre, N e demandant partout qu'à trouver le vin bon, Bernant monsieur Dimanche, et disant à son père Q u’il serait m ieux assis pour lui faire un sermon, C'est l'ombre d 'u n roué qui ne vaut pas Valmont. M usset place donc le Don Ju a n de M olière, viveur, d ’allure assez vulgaire dans sa désinvolture, am ateu r de vin et de filles, bien au-dessous de V alm ont qui, ... beau comme Satan, fro id comme la vipère, H autain, audacieux... Corrompant sans plaisir, amoureux de lui-même E t, pour s'aimer toujours, voulant toujours qu'on l'aime, réalise, comme Lovelace, le ty p e du p a rfa it séd u cteu r, sans être p o u r M usset ce p arfait Don Ju a n , ... p lus grand, p lu s beau, plus poétique, Que personne n'a fa it, que Mozart a rêvé. 68
Valmont.-Dori J u a n , ces modèles h a n te n t M usset; m ais il ne sera jninais q u ’un co rru p teu r candide chez qui le goût de la perversité ne heurte sans cesse à un nostalgique désir de pureté. 1,’année suivante, en 1833, M usset écrit A ndré del Sarto; il y glisse les fragm ents d ’une œ uvre qui n e sera publiée q u ’en 1896 : un « rom an p ar lettres » dans la trad itio n des Liaisons dangereuses cl. des rom ans p ar lettres du x v n ie, et son héros s’appelle P révan, comme une des victim es de Mme de M erteuil. Ce P rév an , c’est évidem m ent M usset. Le jeune Rosem berg, le héros de La Quenouille de Barberine, on séducteur novice, reçoit les leçons d ’u n V alm ont, mais d ’un Valm ont aigrefin do n t la stratégie se résum e en trois m axim es ni assurent la réussite dans le m onde : « Voir c’est savoir, vouloir c’est pouvoir, oser c’est avoir. » V alm ont e t KorasofF se ren contrent ici. « Si vous voulez d ’abord plaire aux fem m es, et c’est la prem ière chose à faire lorsqu’on v e u t faire quelque chose, obser vez avec elles le plus profond respect. Traitez-les toutes (sans exception) ni plus ni moins que des divinités. » Les recettes de détail v arien t su iv ant qu’on a ttaq u e « une blonde pâle », « une brune vive et enjouée ». Rosem berg ainsi formé, et pareil à un général d ’arm ée, « se dispose à en trer en cam pagne ». La ruse de Hurhcrinc — et sa v ertu — m ette n t en échec ses m anœ uvres savantes m ais tro p théoriques : il reçoit une spirituelle mais effi cace leçon de m odestie. O ctave et Cœlio. C onstant dualism e de M usset e t de ses héros. Valentin, p ar exemple, le V alentin des Deux maîtresses, à la fois « talon rouge », et « m odeste é tu d ian t de province », V alentin, cynique et am oureux. « Comme un chasseur qui a lancé un cerf et qui calcule ses em buscades, ainsi l ’am oureux calcule ses chances cl. raisonne sa fantaisie. » Iei, le chasseur a lancé deux biches : l’aristocratique Isabelle, m arquise de P arm cs, à qui l’am our a sem blait u n passe-tem ps », et Mme D elaunay, la tim ide bourgeoise. Le séd ucteur v ien t d ’écrire une le ttre : « Les virgules s’y tro u v aien t à leu r place, les alinéas bien m arqués, to u tes choses qui prouvent peu d ’am our », c’est aussi ce que Mme de M erteuil fa it rem arquer à V alm ont à propos de sa lettre du 20 août à la P ré sidente : « De plus, d it MerteuU, une rem arque que je m ’étonne que vous n ’ayez pas faite, c’est q u ’il n ’y a rien de si difficile en am our que d ’écrire ce q u ’on ne sent pas. J e dis écrire d ’une façon vraisem blable; ee n ’est pas q u ’on ne se serve des mêmes m ots; m ais on ne les arrange pas de même, ou p lu tô t on les arrange, et cela suffit. Relisez votre lettre : il y règne un ordre qui vous décèle 69
à chaque phrase. J e veux croire que votre P résidente est assez peu form ée p o u r n e s’en pas apercevoir, m ais q u ’im porte? L’effet n ’en est pas m oins m anqué a. » Les deux m aîtresses, heureuse m en t p o u r V alentin, n ’on t pas sur le style les lum ières de Mme de M erteuil. Si Isabelle de P an n es se donne sans tro p de m anières, Mme D elaunay-T ourvel offre plus de résistance; il fa u t donc jo u er le je u de V alm ont : « E h bien, oui, dit-il, je vous le ju re, vous m e voyez p o u r la dernière fois », et la victim e alors « se laissa en traîn er en silence ». V alentin note très bien : « le droit de p ré sence est le plus fo rt de tous, et le plus difficile à co m b attre p o u r une femm e seule ». C’est ju stem en t l ’avis de V alm ont 2, V alm ont do n t V alentin im ite encore u n procédé pour surprendre Isabelle. Il est caché dans le placard d ’un pavillon grâce à une serv an te complice. La m arquise entre et s’endort ou feint de s’endorm ir : et V alentin e u t envie, comme d it V alm ont, d ’essayer de passer pour un songe », et le n a rra te u r d ’ajo u ter : a J e n ’étais pas dans le pavillon, et dès que la persienne fu t ferm ée, il m ’a été im pos sible d ’en voir davantage. » Plus avisée que Mmc D elaunay, Isabelle découvre enfin q u ’elle a une rivale, m ais une rivale qui travaille pour vivre. P iquée dans son orgueil d ’aristocrate, elle se retire de la com pétition. D ans la nouvelle intitulée E m m eline, la m arquise d ’E n n ery , lec trice de Laclos, a été chargée de veiller sur Em m eline, son n eveu, le com te de M arsan, a y a n t im prudem m ent confié sa jeune épouse à ce tém oin des m œ urs de l’Ancien Régime. E t la voici qui enseigne à sa nièce une étrange m orale do n t la tram e est faite du récit d ’anecdotes galantes. « J e crois, dit-elle, que c’est dans u n livre aussi dangereux que les liaisons do n t parle son titre que se tro u v e u n e rem arque d o n t on ne connaît pas assez la profondeur; rien ne corrom pt plus v ite une jeune femm e, y est-il dit, que de croire cor rom pus ceux q u ’elle doit respecter. » Mme d ’E n n ery a la m ém oire très sûre : V alm ont raconte à Cécile pour la dépraver des aven tu res scandaleuses attribuées à Mme de Volanges sa m ère 2. E m m e line résiste à M. de Sorgues qui p laît beaucoup à la m arquise com m e am an t possible pour sa nièce, m ais elle finit p ar céder aux attaq u es du séducteur-poète G ibcrt, ta n t son m entor a fait n aître en elle « une curiosité insatiable ». Le com te de M arsan apprend son infortune m ais il pardonne finalem ent à une E m m e line qui a failli m ourir de chagrin. 1. L e ttre X X X I I I. 2. L iaisons dangereuses > le ttr e C X .
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Com ment enfin ne pas s’arrê te r un m om ent sur ce prince de l'énigme, cet être double s’il en fu t, l ’incom parable Lorenzaccio? Il n’est pas V alm ont bien sûr, m ais il a lu Les Liaisons dangereuses, >'■1 il connaît V alm ont e t son style e t ses tours. É coutons-le dès le d ébut de l’acte I dans ses fonctions d ’en trem etteu r, v a n te r au dite Alexandre qui s’im patiente, les charm es de la p etite Gabrielle Mullio. C’est le raffinem ent de la corruption la plus cynique, avec li'H grâces in q u iétantes du héros de Laclos : « D eux grands yeux languissants, cela ne trom pe pas. Quoi de plus curieux pour le connaisseur que la débauche à la m am elle? Voir dans une en fan t de ijuinze ans la rouée à venir; étudier, ensem encer, infiltrer p a te r nellement le filon m ystérieux du vice dans un conseil d ’am i, dans une caresse au m enton; to u t dire e t ne rien dire, selon le caractère îles p aren ts; h ab itu er doucem ent l ’im agination qui se développe A donner des corps à ses fantôm es, à toucher ce qui l’effraie, à m épriser ce qui la protège! Cela v a plus v ite q u ’on ne pense; le vrai m érite est de frap p er ju ste... » Ce sont là très exactem ent leu procédés p ar lesquels M erteuil, puis V alm ont débauchent Cécile; cc Lorenzo, qui conduit « paternellem ent » la petite Maffio ju s qu’au h t d ’A lexandre, c’est M erteuil do n n an t des cc conseils de mère 1 » à Cécile poui' préparer les voies à V alm ont; Lorenzo h ab i tu an t Gabrielle à cc m épriser ce qui la protège », c’est V alm ont quand il salit Mme de Volanges dans l’esprit de Cécile. Mais il y h dans les im ages com plaisantes de Lorenzaccio décrivant la vierge offerte au x convoitises d ’A lexandre u n élém ent de trouble assez répugnant que l ’on chercherait en vain dans Les Liaisons dange reuses : ce tro u b le tra d u it peut-être l’inquiétude de Lorenzo, qui garde au fond de son cœ ur u n désir de p u reté, alors que pour Valmont et M erteuil, qui se sont délibérém ent placés en dehors des norm es de la m orale traditionnelle, il n ’y a pas de p ro blème. Plus ta rd , Lorenzaccio fera mêm e le p ro jet de débaucher sa propre ta n te , la pure C atherine. Il est entre eux question de v e rtu et C atherine v ien t de parler de Lucrèce; Lorenzaccio donne alors l’explication de Lucrèce — son explication : cc Elle s’est donné le plaisir du péché et la gloire du trép as. Elle s’est laissé pren d re to u te vive com m e une alouette au piège, et puis elle s’est fourré bien gentim ent son p e tit couteau dans le ventre. » Lorenzaccio 1. Liaisons dangereuses, le ttre X X I X de Cécile à Sophie : « C’est p o u rta n t bien oxtrnordinaire q u 'u n e fem m e q u i ne m ’est presque p as p aren te, p ren n e p lu s de soin «le moi que m a m ère! C’est bien heureux p o u r m oi de l’avoir connue! »
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ne pastiche-t-il pas le style de M erteuil qui parle de « la gloire de la défense et du plaisir de la défaite 1 »? D ans u n su rsau t de pitié, Lorenzaccio soustraira d ’ailleurs C athe rine aux entreprises du duc, elle ne sera que le p ré te x te pour a ttire r A lexandre dans le piège m ortel. E t, cependant, Lorenzaccio sav ait bien que rien ne lui é ta it im possible, q u ’il au rait pu séduire sa ta n te : « C atherine n ’est-elle pas vertueuse, irréprochable? Combien fau drait-il p o u rta n t de paroles pour faire de cette colombe ignorante la proie de ce gladiateur aux poils ro u x ? » Il partage l’opinion de V alm ont : toutes les femmes p euvent tom ber; il suffit d ’em ployer la tactiq u e appropriée à leur caractère.
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trois visages (dont V ictor Hugo s’est souvenu dans H eniani) a eu 1.022 représentations; L a Femme à deux maris, 1346; Le Pèlerin blanc, plus de 1500; Christophe Colomb, un échec, a été joué I2f> fois... D e quoi faire rêver ou pâlir de jalousie les auteurs
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d ’Eugène Sue que M. P olti a lu Les Liaisons dangereuses — ce n ’est p eu t-ê tre pas tine référence. Il n'em pêche que les M erteuil et les V alm ont, revus et corrigés à l’usage des lecteurs de rom ans feuilletons, schém atises, noircis, vidés de leur substance psychologique réelle, pullulent chez les auteurs d o n t nous parlons. Que l’on pense p ar exemple au Szaffie de L a Salamandre, ou su r un registre un peu plus relevé, à la célèbre M ilady de W in ter des Trois mousquetaires 1. L a perm anence de Laclos se m anifeste m êm e p ar l ’em p ru n t du titre . E n 1844, p a ra ît u n rom an de Ju les Lacroix t/ïte Liaison dangereuse, qui p o rte en épigraphe ce tte form ule : « Non m issura cutem , nisi p len a cruoris hirudo 2. » L a sangsue est en l’occurrence Mme V olnay qui v it séparée de son m ari, e t la victim e Am édée de Soubirol : « Ce fu t pour lui u n jo u r bien fa ta l que celui où pour la prem ière fois Mme Volnay s’offrit à sa vue. U ne sem aine après, ce noble e t candide jeune hom m e é ta it la proie d ’une intrigante q u ’il aim ait avec adoration, avec frénésie et qui devait p laner comme un génie funeste sur to u te son existence. » Malgré les avis de ses am is, m algré l’in te r v en tio n de son père, Amédée refuse d ’ad m ettre la vérité. F in a lem en t convaincu, il essaie d ’accuser Mme Volnay, m ais elle ren verse la situ atio n et accuse à son to u r. Le jeune hom m e désespéré q u itte la F ran ce et m eu rt de douleur, ce qui tu e son père. D ans sa préface, Jules Lacroix nous disait : « J e ne sais p as encore, j ’en préviens le lecteur, quel sera le dénouem ent de ce tte L iaison dan gereuse qui n ’a rien de com m un avec celles de Laclos. » Nous le croyons sans peine. E t d ’ailleurs si Laclos est l ’a u teu r d ’u u livre unique, Ju les L acroix a commis q u aran te rom ans dans le style som bre e t fa ta l de sa L iaison dangereuse! E ncore a-t-il le m érite de m entionner Laclos p o u r justifier son titre. Ce n ’est pas le cas d ’Ancelot. R édacteur à la M use française, il est l ’a u teu r d ’une pièce à grand succès : L ouis I X . Le salon de Mme A ncelot est fréquenté p a r de nom breux écrivains : Charles L aeretelle jeu n e, B aour Lorm ian, V igny, pour qui la m aîtresse de m aison eu t, dit-on, des faiblesses. A ncelot fait jo u er en 1834 au T h éâtre du V audeville u n « dram e en tro is actes, mêlé de ch an ts » : Les Liaisons dangereuses. O m ettan t de signaler ses sources, l ’au teu r fait de sa pièce u n dém arquage éhonté du rom an de Laclos. Seule Mme de M erteuil a disparu, ou p lu tô t elle a changé de sexe. L’au teu r, p ar un involontaire hom m age à Laclos, a reculé d evant la difïi1. N ous au ro n s aussi à évoquer certaines figures des prem iers rom ans de B alzac. 2. « L a sangsue ne se détach era de la peau que gorgée de sang. »
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culte de réincarner ce tte héroïne; elle devient un chevalier de Chavigny, professeur de libertinage et m aître de V alm ont. L a danseuse Émilie d u ro m an joue ici un rôle plus im p o rta n t sous le nom de M,l° G uim ard, danseuse à l ’Opéra. Ce qui est p iq u an t, dans cette pièce sans in té rê t, et qui en dit long sur l’honnêteté littéraire de I au teu r, c’est l’insertion de passages textuellem ent em pruntés à Laclos 1 dans u n contexte où la fadeur le dispute à la v ulgarité. Dans ce dram e, chaque personnage à son to u r pousse la chanson n ette. S u r l ’air de la Catacoua, voici la G uim ard, après une n u it d ’orgie, qui calom nie la pure Mme de T ourvel : On peut être prude et coquette E t bravant le qu'en dira-t-on, Savoir fa ib lir en tête à tête E t moraliser au salon. Ou bien V alm ont, sur l ’air : Que c'est gentil le mariage, raco n te la scène où il a sauvé de la ruine une fam ille de paysans : Je voulais fu ir ! De toute la fa m ille A u même instant je fu s environné : Père, grand-père et la mère et la fille A mes genoux, chacun est prosterné E t de mes yeux, s'échappèrent des larmes. Tous en chœ ur : A h vraiment, C'est charmant! (bis) Valmont en pleurs, A h c'est vraiment charmant! P o u r p iq u er l ’am our-propre de V alm ont, am oureux sincère de la P résidente, et perdu pour le libertinage, C havigny use de ce tte arm e redoutable : De l'homme de bien Approchez, Mesdames! N e craignez p lu s rien, M aris, pour vos fem m es! B on! C'est le tendre Vicomte! N on! C'est le frère Valmont 2! 1. P a r exem ple, la le ttre de V alm o n t : « Ah! Qu’elle se rende, m ais q u ’elle c o m b a tte » , e tc ., ou encore : « J e serai m alh eu reu x , je le sais, m ais m es souffrances m e sero n t chères... » D e m êm e, la le t tr e de ru p tu re , dictée ici p a r C havigny. 2. A u sens religieux, suprêm e in ju re !
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M eurtri p a r ce coup, V alm ont s’écrie : « Assez, Chavigny, assez! Je rom ps avec elle! » E t l ’assemblée d ’applaudir en chœ ur : H onneur, honneur au grand Valmont! E t c’est la le ttre de ru p tu re — que V alm out n ’envoie pas, m ais que lit la P résidente; le duel avec Chavigny; la m o rt de V alm ont... « Gom m ent en un plom b vil l ’or p u r s’est-il changé?.,. » C’est une destinée, hélas, fréquente en littératu re! Théophile G au tier v a nous p erm ettre de reprendre u n peu de h au teu r. Théophile G autier qui publie en 1834 son rom an : M ade moiselle de M a u p in ; u n rom an, on ne l ’a pas assez d it, dans la trad itio n du x v iH e libertin et galant, dans u n registre sensuel et mêm e dissolu qui est en contradiction avec la passion à la mode rom an tiq u e, et les excès de la passion. L ’a ttitu d e de l ’a u teu r comme celle de Laclos est l’im passibilité; il utilise lui aussi, le procédé épistolaire x, celui qui perm et l’an a lyse la plus directe. L ’héroïne du rom an a u n modèle historique : une artiste lyrique de la fin du XVIIe, M aupin, très belle, très sensuelle; elle aim a à la fois les hom m es et les femm es; elle eu t des liaisons tapageuses, beaucoup d ’av en tures; elle s’est b a ttu e en duel. D ans la préface, dont l’im portance littéraire dépasse de b eau coup le cadre du rom an, G autier comm ence p ar dénoncer l’hypo crisie de son siècle (comme Laclos a voulu, p ar Les Liaisons dan gereuses, dém ontrer que les m œ urs « vertueuses » du règne de Louis X V I n ’étaie n t q u ’une fragile et trom peuse façade) : « Une des choses les plus burlesques de la glorieuse époque où nous avons le bonheur de vivre est incontestablem ent Ja ré h ab ilitatio n de la v ertu entreprise p a r tous les jo u rn au x , de quelque couleur qu’ils soient, rouges, v erts ou tricolores. L a v ertu ... c’est ime grandm ère très agréable, m ais c’est une grand-m ère... Il me semble n atu re l de lui préférer, su rto u t quand on a v in g t ans, quelque p etite im m oralité bien pim pante, bien coquette, bien bonne fille, les cheveux un peu défrisés, la jupe p lu tô t courte que longue, le pied et l ’œil agaçants, la joue légèrem ent allum ée... » E t G autier p révient son lecteur : « Si vous voulez lire ce livre, enferm ez-vous soigneusem ent chez vous; ne le laissez pas tra m e r sur la tab le. Si v o tre fem m e et v otre fille ven aien t à l’ouvrir, elles seraient p er dues. Ce livre est dangereux, ce livre conseille le vice. I l au rait 1. L e ttre s d ’A lbert à Silvio e t de M1*0 de M aupin à Graciosa-
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p eu t-être eu gran d succès au tem ps de Crébdlon... Mais m a in te n a n t que les m œ urs se sont épurées... » On croirait entendre R é tif de La B retonne, m e tta n t en garde les m ères de fam ille contre le péril que ferait courir à leur fille la lectu re des L iaisons dangereuses l. Seul le to n est très différent, car G autier se m oque ouvertem ent des hypocrites d ’une époque où « on se pose en saint Jérôm e com m e autrefois en Don J u a n ». De G***, d o n t la silhouette est à peine esquissée, fa it l ’éducation du chevalier d ’A lbert, et le docum ente sur les m œ urs, sur les femmes. C’est u n peu le rôle de V alm ont auprès de D anceny. Le chevalier d ’A lb ert se présente : « J ’ai vingt-deux ans; je ne suis pas vierge », m ais il est poète, com m e D anceny et comme D anceny il est u n peu passif : « P a r une disposition spéciale, je désire si fré n étiquem ent ce que je désire, sans toutefois rien faire pour m e le procurer, que si p ar hasard ou au tre m en t, j ’arrive à l’objet de m on vœ u, j ’ai une co u rbature m orale si forte et je suis tellem ent harassé, q u ’il m e pren d des défaillances e t je n ’ai plus assez de vigueur pour en jouir. » Cet excès d ’im agination qui s’épuise elle-même rappelle p lu tô t R ousseau au plus fort de sa passion pour Mme d ’Houdeto t, que l ’alacrité dynam ique du vicom te de V alm ont et sa curio sité to u jours en éveil. « J e m e soucie assez peu, ajoute d ’A lbert, de faire épeler l ’alphabet d ’am our à de petites niaises. J e n e suis ni assez vieux, n i assez corrom pu p o u r prendre grand plaisir à cela. » E t cependant, il fera d ’assez rapides progrès dans la cor ru p tio n : a J ’ai perdu com plètem ent la science du bien et d u m al et à force de d ép ravation, je suis presque revenu à l’ignorance du sauvage e t de l’en fant. » Poussé p ar le cynique de C***, il hésite entre deux femmes : la prem ière, Mra0 de Thém ines, est une pure réplique de M erteuil : « C’est u n cœ ur froid et une tê te libertine. Q uant à son âm e, si elle en a une, ce qui est douteux, elle est des plus noires, e t il n ’y a pas de m échanceté et de bassesses dont elle ne soit capable; m ais elle est extrêm em ent adroite e t conserve les dehors, ju ste ce q u ’il est. nécessaire p o u r q u ’on ne puisse rien prouver contre elle. » Il est dom m age que Mme de Thém ines ne fasse dans le rom an q u ’une brève ap p aritio n : nous aurions pu ainsi voir ju sq u ’à quel point allait sa ressem blance avec la m arquise de M erteuil. L a seconde fem m e, c’est R osette. C’est encore à de C*** que nous devons son p o rtra it : « E lle est d ’une dépravation ch ar m ante... E lle a sur toutes choses des idées d ’un p ositif inexpri1. V oir
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niable; elle va au fond de to u t avec une rap id ité et une sûreté qui éto n n en t. C’est l’algèbre incarnée. » T oute la conduite de R osette, — inconséquence ou volonté de l’a u teu r — v a dém entir ces affirm ations; c’est une charm ante b ête de plaisir, sans plus. Elle devient très sim plem ent la m aîtresse de d ’A lb ert (sans toutefois que le chevalier « ait pu em porter la place au prem ier assaut »). Elle se p rê te avec u n e docilité sans pareille à to u tes les fantaisies de son am an t : ils fo n t l ’am our au b ain, au clair de lune, dans une gondole, dans une v oiture lancée au grand galop « au m ilieu du b ru it des roues, des sauts et des cahots » (c’est une m anière, ajoute d ’A lbert, « qui ne m anque pas d ’u n certain p iq u a n t »). R osette fa it l’am our nue et habillée : et Sa com plaisance est inépuisable. » Déguisé en ours, d ’A lbert pos sède u n soir sa m aîtresse « en to ile tte de bal », au m ilieu d ’un salon; la scène est décrite dans le d étail, très libertine, et l’heu reu x am an t n o te pour l ’am i Silvio : te Ne tro u v es-tu pas cela d ’u n beau à consigner dans l ’histoire, à côté des plus éclatantes actions des héros de l ’an tiq u ité ? » C hacun place l ’héroïsm e au niveau qui lui convient. E t V alm ont lui-m êm e ne crain t pas de se com parer à A lexandre x. Ces je u x de la fantaisie et de la v o lu p té finissent cependant p a r lasser d ’A lbert, tpii pense à une ru p tu re , m ais sans oser rom pre ; te Lui donner le coup de la m ort! — car elle en m o u rra sûrem ent. » D ’A lb ert est bien fa t, car R osette elle aussi souhaiterait changer de parten aire. C’est alors que Théodore de Sérannes (ou M adelaine de M aupin) en tre dans le jeu. E st-ce une rouée? A coup sûr, c’est une fille p ra tiq u e , e t qui aim e les expériences : com m ent connaître les hom m es? savoir leurs opinions sur les fem m es? sur l’am our? C’est bien sim ple : M adelaine se déguise en hom m e e t devient Théodore. C’est l ’occasion pour le bon Théo de décrire des scènes lestes ou équivoques. Théodore pour ses débuts d ’hom m e couche dans une auberge, dans le m êm e lit q u ’u n garçon de v in g t-q u atre ans, et elle est bien ten tée de livrer son secret, pour connaître le secret : ce Une ard en te curiosité m e poussait d ’éclaircir une bonne fois les doutes qui m ’em barrassaient... L a solution du problèm e é ta it derrière la page : il n ’y av a it q u ’à la to u rn er, le livre é ta it à côté de m oi. » Mais elle résiste à ses désirs de connaître e t de jouir. M erteuil adolescente, elle, ne désirait pas jo u ir ; ce J e vou lais savoir 2 »; e t elle essaie de s ’instruire en av o u an t en confession 1. L e ttre XV', p ar exem ple. — Connue d'ailleu rs a v a n t lui le Don J u a n de M olière, I , 2. 2. L e ttre L X X X L
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des péchés qu'elle n ’a pas commis : « Je m ’accusais d ’avoir fait to u t ce que font les femmes. » Après les rem ontrances d u prêtre, la jeune M erteuil conclut que « le plaisir devait être extrêm e : et au désir de le connaître succéda celui de le goûter ». Théodore arrive chez R o sette au m om ent où la passion des deux am ants faihlit; ils so n t to u s les deux égalem ent attirés p a r la b eau té de Théodore. R o sette, plus audacieuse, en traîn e Théodore dans u n pavillon isolé et la scène devient v ite scabreuse p our la fille dégui sée en garçon : elle n ’a aucun m o tif v ertu e u x à donner de sa résis tance, et de plus elle prend goiit à ces je u x qui ne sont pas in n o cents, le mêm e goût que M erteuil av a it pris à ces je u x avec Cécile (bien que la M arquise ne pousse pas si loin l’expérience). E t notre am i d ’A lb ert? Il soupçonne quelque secret, et que Théodore est peut-être une fille; il lui écrit une le ttre b rû lan te. M adelaine de M aupin, mise en tra in p ar les caresses de R osette, décide de rév é ler son incognito au chevalier, p o u r savoir enfin, car elle est to u jours « vierge comme la neige de l ’H im alaya, com m e 1a Lune av an t q u ’elle n ’eû t couché avec E ndym ion, comme M arie av a n t d ’avoir fa it connaissance avec le pigeon divin ». Elle v a donc se donner et se donner de propos délibéré; elle choisit son p artenaire, exactem ent comme M erteuil, et, nous le verrons, comme Lam iel, l’héroïne de Stendhal. G autier décrit avec u n a rt très plastique la nuit des deux am an ts do n t voici la conclusion : et Le divin m om ent approchait : u n dernier obstacle fu t surm onté, u n spasm e suprêm e agita convulsivem ent les deux am ants, e t la curieuse R osalinde 1 fut aussi éclairée que possible sur ce p o in t obscur qui l’in q u iétait si fort. » Le p reu x chevalier s’endort après ses exploits, m ais M adelaine va, elle, chez la pauvre R osette. Ce que les deux femm es firent ensemble, G autier n ’ose l ’écrire a m êm e dans le style le plus péri phrase ». Mlle de M aupin, enfin comblée, d isparaît pour toujours. G autier s’est visiblem ent am usé en écrivant ce rom an libertin, qui allait à contre-courant des goûts affichés de son époque pour ta v ertu et p o u r les passions éthérées. R egrettons seulem ent q u ’il n’ait pas poussé plus loin l’analyse de ses héroïnes dont les exploits m iraient fa it les délices am usées de la m arquise de M erteuil, p a r leur audace tran q u ille e t cynique. E t V alm ont qui écrit à Merleuil : « Tenez, m a belle am ie, ta n t que vous vous partagerez «'iitre plusieurs, je n ’ai pas la m oindre jalousie : je ne vois alors I. te n a it
Ou n joué au ch âteau la pièce de Shakespeare Comme il vous p la ira, e t T héodore rôle de R osalinde.
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dans vos am an ts que les successeurs d ’A lexandre, incapables de conserver entre eux tous cet em pire où je régnais seul », a u rait reconnu ses im ages dans le style de Mlle de M aupin écrivant à d ’A lbert dans u n message d ’adieu : « Vous avez rendu difficile la tâch e des am ants que j ’aurai (si j'a i d ’autres am ants) et p er sonne ne p o u rra effacer v o tre souvenir; ce seront les héritiers d ’A lexandre. » « U n écrivain touche à bien des plaies en se faisan t l ’annaliste de son tem ps », note Balzac dans Le Cabinet des antiques. L’a u te u r de L a Comédie humaine a voulu trac er un tab leau fidèle et rigoureusem ent réaliste de son époque. S ur la v aleur historique de ce tab leau , on p o u rrait faire les plus grandes réserves, en raison d u caractère visionnaire de l’œ uvre, ce caractère que B audelaire a si ju stem en t souligné; il n ’en reste pas m oins que Balzac a peint u n m om ent de la société française et d ’iine société en plein essor, après les tou rm entes de la R évolution et de l ’E m pire. L a vérité de B alzac, il ne fa u t sans doute pas la chercher dans le détail m ais dans le sens des ensembles, dans ce m ouvem ent — qui est celui de la vie m êm e et de l’histoire — où ses rom ans sont e n tra î nés et où ils nous en traîn en t. E t cette vision du m onde com m ande une esthétique : Balzac p ein t p ar grandes m asses, il est le dém iurge qui crée un univers, un m onde où sont en germ e d ’autres m ondes à venir. Le p lan de L a Comédie humaine com portait 137 rom ans d o n t 85 sont achevés; près de 2.000 personnages y vivent, et 460 d ’entre eux circulent d ’u n livre à l ’autre. Laclos est à l’opposé. C’est l ’hom m e d ’un seul rom an. Il n ’a pas écrit les annales de son siècle; Les Liaisons dangereuses sont la description d ’une société, m ais d’une société très délim itée dans l ’espace e t dans le tem ps, d ’une classe et d ’u n m onde à leur apogée et qui so n t destinés a disparaître. Sa vision, où l’im agination tie n t une place à peu près nulle, est to u t entière soum ise à une rigueur e t à une précision presque m athém atiques. De plus, M erteuil et V alm ont tien n en t la scène comme les héros d ’une tragédie clas sique, entourés seulem ent p a r les personnages indispensables au d éroulem ent du dram e. D ans ces conditions, n ’est-il pas paradoxal de chercher des p arentés ou des liens entre l ’a u teu r de L a Comédie humaine et celui des Liaisons dangereuses? C’est une te n ta tio n perm anente, q u an d on a vécu longtem ps dans l ’in tim ité d ’u n écrivain, de le retro u v er p a rto u t. E t cependant... 80
D ans L a Comédie humaine, on ne tro u v e que trois m entions directes des Liaisons dangereuses. Si Balzac v eu t dém ontrer que l ’im m oralité d ont on charge les rom anciers est d ’abord, et b eau coup plus essentielle, dans la vie, il fa it dire à de M arsay : « On nous parle de l’im m oralité des Liaisons dangereuses et de je ne sais quel a u tre livre qui a u n nom de femm e de cham bre 1; mais il existe un livre horrible, sale, épouvantable, corrupteur, toujours o u v ert, q u ’on ne ferm era jam ais, le grand livre du m onde 2. » Grevel, après avoir révélé à H ulot q u ’il est l ’am an t de Valérie M arneffe, ajo u te : « Nous sommes, c’est convenu, Régence, ju s taucorps bleu, P om padour, XVIIIe siècle, to u t ce qu’il y a de plus m aréchal de Richelieu, rocaille et, j ’ose le dire, Liaisons dange reuses 3! »; on p e u t rem arquer que pour l’ancien parfum eur, Les Liaisons dangereuses sont le nec plus u ltra du chic et de la cor ru p tio n : le « j ’ose le dire » est adm irable! E nfin à propos de Mmc M arneffe, Balzac écrit : « cette M erteuil bourgeoise. » E t c’est to u t. E ncore est-il perm is de penser que c’est à Laclos et aux auteurs libertins de son espèce que songe la princesse de Blam ont-Chauvry, « le plus poétique débris du règne de Louis X V », quand elle déplore les calomnies do n t a été victim e le x v m e siècle; elle en explique ainsi l ’origine : « Les indiscrétions nous on t perdus. De là v ie n t le m al. Les philosophes, ces gens de rien que nous m ettions dans nos salons, on t eu l ’inconvenance et l’in gratitude, pour p rix de nos bontés, de faire l ’inventaire de nos cœ urs, de nous décrier en m asse, en détail, et de déblatérer contre le siècle 4... ». La princesse de B lam ont-C hauvry a dû, en 1782, faire interdire .sa p o rte à Laclos, com m e le fit, dit-on 5, la m arquise de Coigny : «•lie a v a it cru se reconnaître sous les tra its de Mme de M erteuil. Balzac a donc lu Laclos. A-t-il aim é son livre, l’a-t-il adm iré? Nous n ’avons aucun tém oignage direct, aucune preuve tangible (comme c’est le cas pour M usset ou pour Stendhal). « Il est à peu près im possible de déterm iner à l’aide des renseignem ents que nous avons su r cette période (la jeunesse de Balzac), les influences littéraires qui ont d ’abord agi sur lui », ainsi s’exprim e Maurice llnrdèche dans sa thèse sur Balzac romancier. Certains écrivains, d'ailleurs, é v iten t les allusions tro p fréquentes aux ouvrages q u ’ils !. 2. 3. t. r».
Ju stin e do Sade. H istoire des treize, L a F ille aux ye u x d'or. L a Cousine Bette. Histoire des treize, L a Duchesse dû Langeais. M émoires de T illy , M émoires de L auzirn,
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o n t lus e t d o n t ils ont p u s’inspirer : c’est le cas de B alzac; sur d ’autres, comme S tendhal, nous savons à peu près to u t. D éjà, d an s les rom ans antérieurs à L a Comédie hum aine, on p e u t relever l’influence des Liaisons dangereuses. Jean-Louis, publié en 1822, est une œ uvre bien artificielle et p o u rta n t atta c h a n te , dont la com position a quelqxie chose de ciném atographique, dans la succession de tab lea u x sans transition. On y trouve de nom breux élém ents de rom an noir, en particulier la figure de Maïeo « l ’A m é ricain em poisonneur, gnome infernal et satanique dont le m an teau et les gan ts so n t en peau de fem m e anglaise », e t to u t l ’arsenal classique : viols, crim es, reconnaissances, etc. D eux personnages se détach en t, qui annoncent les grandes créations futures : celle de l ’arriviste C ourottin, veule, cupide, m achiavélique : cc Si j ’avais à peindre la figure de la m échanceté, je prendrais celle de Cou ro ttin . C’est le modèle de ceux « qui v o udront avancer » : cc Oh! vous qui courez cette carrière épineuse, si vous voulez une in stru c tion plus am ple, vous la trouverez dans l ’ouvrage anonym e de C ourottin in titu lé L 'A r t de parvenir1». L ’a u tre est celle du m arquis de V andeuil, seigneur libertin et cynique; ce roué fa it enlever F an ch ette, une enfant trouvée (en réalité fille de duc); il la mène dans ce tte cc p etite m aison » indispensable aux débauchés du x v n r e, où il essaiera, sans y parvenir, de la violer. Le cynism e et le libertinage p euvent rapprocher de Valmont. le m arquis de V an deuil, m ais il ajoute à ces caractères ceux d ’un crim inel : il fa it em poisonner plusieurs personnes et tu e r ses complices pour faire d isparaître les tém oins. Q uand il trav a illait à F cc atelier Viellcrglé 2 », qui publie entre 1823 e t 1827 M ichel et Christine, Le Corrupteur, Le Mulâtre, Balzac créa des personnages qui corrom pent pour le plaisir. N ’y a-t-il pas dans cc cette perversité consciente, et m éditée », dans ce désir désintéressé du m al, comme le note M aurice B ardèche, un sou v enir des Liaisons dangereuses? Ces types, to u t d ’une pièce, sont plus proches des tra ître s ou des séducteurs que l ’on rencontre chez P igault et D ucray-D um inil que des héros de L a Comédie humaine. C’est là q u ’ils pren d ro n t
1. B alzac a-t-il pensé a u T raité dù Vambition de H é ra u lt de SécHelles, qui fû t préci sém en t rap p ro ch é des L iaisons dangereuses? 2. "Viellcrglé e s t le pseudonym e de L e P o itev in de L ’É greville qui dirigeait uu « a te lier » où on fa b riq u a it en collaboration des rom ans populaires*
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cette véritable richesse psychologique qui précisera leu r ressem blance avec les personnages de Laclos. V alm ont, qui depuis 1782 est devenu u n type littéraire — dis tin ct de Lovelace et de Don J u a n — , a une nom breuse postérité chez Balzac. On p e u t distinguer deux types très généraux : les V alm ont qui o n t trav ersé la R évolution et l’E m pire et ceux de la Nouvelle Vague. D ans les familles nobles au déb u t de la R estauration « végète infailliblem ent un oncle ou un frère, lieu ten an t général, cordon rouge, hom m e de Cour, qui est allé au I fanovre avec le m aréchal de Richelieu, et que vous retrouverez là com m e le feuillet égaré d ’u n vieux pam p h let du tem ps de Louis X V 1 ». Si V alm ont n ’a v a it pas été tu é en duel p a r D an ceny, nous le retrouverions p a r exem ple sous les tra its du che valier de Valois, V alm ont vieilli et ruiné p a r la R évolution. Il term ine à Alençon 2 une carrière de séducteur réduite aux dim en sions m esquines des salons de province. Les succès encore nom breux de ce v ieux libertin sont dus à ce p arfu m d ’élégante cor ruption qui tran sp o rte les dam es et les grisettes d ’Alençon dans quelque boudoir parisien d u x v m e. « Le coquet chevalier » chez «pii « to u t rév élait les m œ urs de l ’hom m e à femmes » porte « un costum e de tran sitio n qui unissait deux siècles l ’u n à l ’a u tre ». II a gardé les m anières du grand siècle de la galanterie : « Il é ta it le seul qui p û t bien prononcer certaines phrases de l ’ancien tem ps... Tous les dim inutifs am oureux de l ’an 1770 prenaient une grâce irrésistible dans sa bouche. » Q uand il n ’éblouit pas les habituées «lu salon de Rose Cormon, le chevalier s’am use à form er la p etite Manchisseuse Suzanne, « une de ses favorites » parm i les ouvrières «le Mme L ard o t, sa logeuse; il lui indique les m oyens de soutirer «le l’argent à D u Bousquier, son rival, en lui faisant croire q u ’elle est enceinte. C’est encore grâce aux conseils du chevalier de Valois que Suzanne fera à P aris une brillan te carrière de fille entretenue n o u s le nom de Mme d u Val-Noble 3. Le chevalier de Valois, qui se croit encore à l’époque des mous«pietaires gris, a-t-il à cinquante-huit ans perdu de sa puissance? «mi bien, h an té p a r le souvenir des m arquises et de la princesse C oritza, connaît-il moins bien la psychologie des bourgeoises ? Son rival D u B ousquier le b a t d ’une tê te dans la course au riche m ariage; c’est lui qui épousera Mlle Cormon. Il reste a u chevalier mi vocation d ’in stitu te u r; dans Le Cabinet des antiques, il prend en I ï.n Fimime abandonnée. ' I,a I initia F ille e t L e Cabinet des antiques. i. La I ieilte F ille, Splendeurs et misères des courtisanes^ etc.
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charge la form ation d u jeune V icturm en d ’Esgrignon. « Cet aim able vieillard, qui ne tro u v a it personne pour le com prendre, fu t très heureux de ren co n trer cette adorable figure de F aublas en herbe... Il je ta les principes des roués encyclopédistes dans cette jeu n e âm e, en n a rra n t des anecdotes du règne de Louis X V , en glorifiant les m œ urs de 1750. » Balzac a-t-il eu conscience de la v aleur de son expression les « roués encyclopédistes »? Le vicom te de V alm ont et la m arquise de M erteuil diffèrent ju stem en t des simples « roués » classiques, en ce qu'ils appliquent dans leur lib er tinage une m éthode et u n esprit directem ent dérivés de l’Eneyclopédie, Laclos n ’a-t-il pas le prem ier, a v a n t les idéologues, ten té d ’intro d u ire dans le dom aine des sensations e t des sentim ents, des principes réservés aux sciences exactes e t de rationaliser l'irra tionnel 1? L a form ation du jeune V icturnien, si bien commencée à A lençon p a r le chevalier de Valois, est achevée à P aris p ar le vidam e de P am iers, ancien com m andeur de l ’ordre de M alte, né en 1751, « un chevalier de Valois élevé à la dixièm e puissance ». C’est lui qui présente le jeune provincial à la belle et irrésistible D iane de M aufrigneuse a. Il a u n a u tre élève, Auguste de M aulincour; voici l ’essentiel des principes q u ’il essaie de lui inculquer : cc T rom per les femmes, m ener plusieurs intrigues de front. » Tel m aître, tel valet : le J u stin du vidam e est dans la trad itio n d ’Azolan, le Scapin de V alm ont. E n dépit de leu r âge, le chevalier et le vidam e on t conservé une certaine allure e t V alm ont vieilli ne les re n ierait peut-être pas. Mais que ponserait-il de ces libertins bourgeois ou anoblis p ar l ’E m pire? Crevel et le b aro n H u lo t ne sont guère que des carica tures de libertins. Crevel cc ancien d é b itan t de p âte d ’am andes, d ’eau de P o rtu g al, d ’huile céphalique » ne ju re que p ar la Régence, Louis X V , l ’Œ il-de-B œ uf, Les Liaisons dangereuses. Toutes ces élégantes références recouvrent sim plem ent ses débauches et sa luxure; il a été initié p ar le baron H u lo t, son aîné, grand am ateur de filles d ’Opéra. cc Le scélérat, to u t à fait Régence, essayait bien de m e dépraver, de me prêcher le saint-sim onism e en fa it de femm es, de me donner des idées de grand seigneur, de ju stau co rp s bleu 4. » Il évoque avec une adm iration envieuse le passé du baron : « IJ me disait u n soir à souper, que, dans sa jeunesse, pour n ’être L 2. 3. i.
Voir cliap. V. Le Cabinet des antiques, Histoire des treize^ Ferragus. La Cousine Bette.
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| i i i h an dépourvu, il av a it toujours trois m aîtresses : celle q u ’il était en tra in de q u itter, la régnante, et celle à qui il faisait la cour pour l’avenir. Il d ev ait ten ir en réserve quelque grisette dans son v ivier! dans son parc aux Cerfs! Il est très Louis X V , le gaillard! » I .'ancien p arfum eur, do n t l ’élégance, si l ’on p e u t dire, est p urem ent verbale, p ratiq u e si bien les leçons de son m aître qu’il n ’hésite pas à lui enlever Valérie Marneffe. Il se v a n te de cet exploit à la luironne H u lo t : « J ’ai tro u v é plus drôle, plus Louis X V , plus maréchal de Richelieu, plus corsé, de lui souffler ce tte charm ante créature 1. » Des singes de V alm ont, voilà ce que sont les héros m asculins de La Cousine Bette. Il ne s’agit pour eux que de coucher : c’est to u te leur am bition. L ’am bition de V alm ont était de séduire, sa vraie jouissance é ta it d ’orgueil. Mais voici la cohorte des séducteurs jeunes et cyniques, les « lions », la génération de 1815 : M axime de Trailles, de M arsay, lîaslignae, D u T illet, R onquerolles... « Tous sont égalem ent cariés ju H q u ’ a u x os p a r le calcul, p ar la dépravation, p ar une b ru tale envie de p arvenir, et s’ils sont m enacés de la pierre, en les sondant, un la leur tro u v e ra it à tous au cœ ur 2. » Ils sont fds de V alm ont, mais le dernier tr a it signalé p ar B alzac, « la b ru tale envie de p a r venir » est inconnue du héros des Liaisons dangereuses. L a cor ruption q u i é ta it le b u t de V alm ont devient pour H enri de M arsay un moyen; ces jeunes gens sont des arrivistes qui veulent dom iner le m onde; q u an d on n ’est ni d ’A rthez ni B ianchon, quand on p ré fère la com pagnie de Mme de Nxicingen à celle des tra ité s de droit, avoir des fem m es, c’est encore le m eilleur m oyen de parvenir. On voit le chem in p arcouru depuis Argow le pirate : le révolté des i rm ps nouveaux m ène « une vie de flibustier en gants jau n es e t en ■•mmisse »; il s’appuie sur
ii>i,m l,a Peau de chagrin, il explique à R aphaël de V alentin les
I l.d (jmsiriH licite. ' Hinttnrn tirs treize. ! Itiatiiirv tlv» treize, Préfacée
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voies du succès : loul l’essentiel de la m orale se résout à un égoïsme bien entendu. Charles de Vandenesse a m is lui aussi en p ra tiq u e les enseigne m ents du couple V alm ont-M erteuil : « Il tra v a illa it à se faire froid, calculateur; à m ettre en m anières de formes aim ables, en artifices de séduction, les richesses m orales q u ’il ten ait du hasard x. » M er teu il é ta it to u t de même supérieure dans sa volonté lueide et consciente de créer en elle les qualités m orales indispensables à sa réussite. Une revue com plète des cyniques balzaciens serait fastidieuse; il nous fa u t p o u rta n t nous arrêter u n in s ta n t sur F « ange du m al » de La Comédie hum aine, celui que Taine tra ita it de cc scélérat », H enri de M arsay. Comme V alm ont, il est beau, il est jeu n e, il est riche, alors que ses im itateurs v iv en t d ’expédients ju s q u ’à la réussite. Aussi voit-il toutes les femmes à ses pieds. Le voici raco n ta n t sa prem ière entrevue avec P aq u ita : « Sa figure sem blait dire : Quoi, te voilà, m on idéal, l’être de mes pensées, de mes rêves du soir e t du m atin ... Prends-m oi, je suis à toi, et cœ tera!... — Bon m e dis-je en m oi-m êm e, encore une 3! » V ictim e comme M usset, comme B yron et p eu t-être comme B al zac, de sa prem ière m aîtresse, de M arsay v a se venger durem ent des femmes, et c’est là une notable différence avec le héros des L iaisons dangereusec, qui n ’a contre le sexe faible aucune anim o sité; si V alm ont abandonne Mme de Tourvel, c’est que sa liaison risque de se tran sfo rm er en am our, et cela, Mme de M erteuil ne p eu t pas l ’ad m ettre : c’est contre to u te règle, ce serait a tte n te r à la cc m éthode » de vie q u ’elle a adoptée et fait ad o p ter à son com plice. L a m échanceté de M arsay s’exerce aussi contre des riv a u x possibles : cc De M arsay, su iv an t une expression de la langue des dandies, v o y ait avec u n indicible plaisir d ’Esgrignon « s’enfon çan t », il p re n ait plaisir à s’appuyer le bras sur son épaule avec to u tes les ch atteries de l’am itié, pour y peser et le faire disparaître plus tô t 3. » F ils n a tu re l de lord D udley et de la m arquise de VoTdae, il a été curieusem ent élevé p a r son précepteur, l ’abbé de M aronis; ce fu tu r évêque cc le n o u rrit de son expérience, le tra în a fort peu dans les églises alors ferm ées, le prom ena quelquefois dans les coulisses, plus so uvent chez les courtisanes; il lui dém onta les sentim ents 1. L a Femme de trente ans. 2. L a F ille a u x y e u x d ’or. 3. L e Cabinet des antiques.
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Immains pièce à pièce 1 ». De là ce ré su lta t rem arquable : l ’élève « ne croyait ni aux hom m es ni au x femm es, ui à D ieu ui au diable... Oui se serait a tte n d u à rencontrer u n cœ ur de bronze, une cervelle alcoolisée sous les dehors les plus séduisants que les vieux peintres, ces artistes naïfs, avaient donnés au serpent dans le P aradis te r restre 1 ». M arsay est le frère jum eau de V alm ont ou m ieux même de M erteuil à laquelle cette définition conviendrait p arfaitem ent :
L a F ille a u x ye u x d'or. L e ttre IV. L a F ille a u x yeux d ’or. L ettre CX X V .
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u n m om ent p arta g é le trouble e t l’ivresse que je faisais n aître , ce tte illusion passagère serait dissipée à présent; et cependant le m êm e charm e subsiste... Serais-je donc, à m on âge, m aîtrisé comme un écolier p a r un sentim ent involontaire? » Mais si, chez Laclos, c’est l’antagonism e du cœ ur et de l ’esprit et la victoire finale de l’esprit sur le cœ ur qui am ène le dénouem ent, p a r des m oyens pu rem ent intérieurs, chez B alzac, c’est la révélation, en coup de th éâtre, du passé de P a q u ita qui provoque pour de M arsay le choc lib érateur : sa v an ité ne p eut supporter d ’avoir été jouée : il a fait, si l’on peut dire, l ’am our p a r substitution, lui, l’irrésis tib le ! La philosophie sociale de M arsay, telle du moins qu’il l ’expose à son am i e t disciple P au l de M anerville, c’est celle de M erteuil poussée à l ’extrêm e : cc T u sauras quelque jo u r, P aul, com bien il est am u san t de se jo u er du m onde en lui dérobant le secret de nos affections. J ’éprouve un im mense plaisir d ’échapper à la stupide ju ridiction de la masse qui ne sait jam ais ni ce q u ’elle v eu t ni ce q u ’on lui fa it vouloir... Si l’on p eu t être fier de quelque chose, n ’est-ce pas d ’un pouvoir acquis p ar soi-même dont nous sommes à la fois la cause, l ’effet, le principe et le r é s u lta t1. » L a volonté de puissance d ont le cham p d ’action se b o rn ait chez M erteuil aux individus, s’étend chez de M arsay à la m asse. Il tro u v era sa voie dans le dom aine politique : c’est la carrière que la R évolution a ouverte aux âmes énergiques. 1830 verra H enri de M arsay prési d en t du Conseil; entre V alm ont et de M arsay p a ra ît T alleyrand; l ’histoire est venue com pléter les enseignem ents du rom an : les 1eçons de T alleyrand com plètent celles de Laclos. C’est encore à P au l de M anerville que de M arsay déclare : cc E nfin je vogue dans les eaux d ’u n certain prince qui n ’est m anchot que du pied e t que je regarde comme un pohtique de génie, do n t le nom grandira dans l ’histoire 2. » Le rom an, l’histoire, la vie, to u t est confondu; T al leyrand é ta it le père de Charles de F la h au t, fils de Mme de Souza; et des am ours de Charles de F la h au t et de la reine H ortense est né le duc de M orny : le M ora du Nabab de D au d et, le M arsy de Zola 3 e t le M arsay de Balzac. Q uand ou parle des arrivistes dans L a Comédie humaine, c’est toujours R astignac ou R ubem pré q u ’on évoque. P a r sa désinvol tu re, sa froide lucidité, son am oralism e, e t su rto u t ce réalism e supérieur qui le place d ’emblée au-dessus de ses émules, de M arsay 1* L a F ille a u x y e u x d'or. 2. L e Contrat de mariage. 3. S on Excellence Eugène Rougon.
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nous p a ra ît le ty p e le plus achevé cle ces am bitieux, celui qui prend u n relief presque com parable aux grandes figures de Laclos — dont il est l ’h éritier le plus direct. Les V alm ont, les M arsay, les R astignac, on ne les voit qu’entourés de fem m es; si pour le héros des Liaisons dangereuses la séduction é ta it une activ ité essentielle, m ais qui gardait l’élégance et la g ratu ité d ’un jeu, pour les seconds les femm es sont plus ou moins u n m oyen de parvenir. D elphine de Nucingen en tre tie n t R astignac, A nastasie de R estaud, M axime de T railles; V autrin utilise plusieurs fem m es pour assurer la réussite de R ubem pré; de M arsay, lui, est riche m ais il sera F am an t d ’une des reines de la société parisienne, la duchesse de M aufrigneuse. D ans cette cohorte de femm es, qui évoluent au to u r des séduc teurs, deux ty p es très généraux se dessinent ; les victim es, com m e M'me de R estaud ou Mme de B eauséant, et les femmes sans cœ ur : Diane de M aufrigneuse, F œ dora, la com tesse C habert, la m arquise d ’E spard. Quel que soit leur caractère, les héroïnes de Balzac ont un d énom inateur com m un, F a rt de dissim uler. « T oute femme m e n t1 », c’est l’axiom e balzacien; m êm e la tim ide Mmt! Ju les qui reste « im passible et rieuse dans le m ensonge », mêm e la sainte Adeline H ulot 2, m êm e Fangélique P ie rre tte 3. E t dans ses m om ents noirs, Balzac v a ju s q u ’à écrire : cc Le m ensonge devient pour elles le fond de la langue et la vérité n ’est plus q u ’une exception; elles la disent comme elles sont vertueuses, p ar caprice ou p ar spécu lai ion. » M erteuil av a it fait du m ensonge l ’u n des b eau x -arts et I’ « adorable pru d e » elle-même, la P résidente n ’utilise-t-elle pas 1rès habilem ent cette arm e fém inine? Bien d ’autres tra its , plus parlirulicrs et plus caractéristiques p erm e tte n t d ’évoquer les héroïnes «le Laclos à propos des créations balzaciennes. L ’om bre de Mertm il sc profile derrière la silhouette des « fe m m e s sans c œ u r» . Voici la M erteuil 1828, la m arquise d ’E spard, née B lam ont-C hauvry. B ianchon la qualifie de cc m onstruosité habillée de satin 4 ». Comme M erteuil, elle porte u n m asque; m ieux : elle est arrivée il ( ransform er sa n atu re véritable p ar exercice, cc elle se d é n a tu re pour cacher son caractère »; elle est incapable de passion, seul l'orgueil offensé provoque chez elle des réactions, elle se venge iilors cc froidem ent et tranquillem ent, à son aise ». La raison p ro I. lï. H, i.
Ferragus. I,a Cousine Bette. Pierrette. / / Interdiction.
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fonde de ce tte conduite, c’est q u ’elle n ’est « q u ’xine tê te », cc un sexe dans le cerveau » com m e le d it le m édecin B ianclion; on ne sait m êm e pas si elle est sensuelle; ce qui lui im porte au fond, c’est d ’affirmer sa puissance et sa m aîtrise : cc E lle s’é ta it to u jo u rs conduite de façon à ne laisser à aucun hom m e le m oindre a v a n tage sur elle. » R évolte du cc sexe » contre l’orgueil m asculin, qui s’accom plit grâce à une intelligence froide et calculatrice — c’est hien là M erteuil, m ais une M erteuil restée au n iveau de l’intrigue. La vie de M erteuil se conform e à une philosophie, jam ais la m ar quise d ’E sp ard ne s’est élevée si h au t; il lui suffit d ’être une cc reine de Paris », d ’avoir une cour d ’adorateurs discrets, de jo u ir sans scandale, m ais elle garde, to u t com m e la princesse de Cadignan, la nostalgie de l’am our vrai, sincère, q u ’elle n ’a jam ais connu. P areil regret serait pour M erteuil la pire des faillites. Même les plus réalistes, les plus positifs des héros de B alzac, de M usset et m êm e de S tendhal conservent au fond d ’eux-m êm es la croyance ro m an tiq u e en la précellence de l’am our. D iane d ’Uxelles épouse à dix-huit ans le duc de M aufrigneuse (plus ta rd prince de Cadignan), son aîné de vingt ans, quasi im puis sa n t de surcroît. E lle v it p ratiq u em en t seule, comme d ’ailleurs la m artjuise d ’E sp ard , séparée do son m ari après tro is ans de m ariage, comme Fcedora, com m e M erteuil, com m e Mme de Volanges. Cet é ta t de la femme veuve ou séparée de son m ari est un m oyen dont usent les rom anciers pour m ettre en relief le problèm e de la femme dans la société, de la femme consciente et responsable, libérée des tu telles traditionnelles. Les femmes qui se veulent les égales des hom m es, et qui parfois le deviennent, n e sont plus des épouses. Elles o n t gagné, comme Mme de S taël ou George Sand — et déjà Mrae de La F a y e tte ou Mrae de Tencin — , le droit d ’être indépendantes, le d ro it de se réaliser, et m êm e celui de laisser un nom et parfois une œ uvre. On p eu t cependant n o ter une différence entre les cc lions » et les cc lionnes » balzaciens. On voit dans la carrière des prem iers u n progrès, une prom otion qui n ’existe pas chez les secondes. La com plaisance secrète de Balzac ne v a pas vers ces héroïnes dures m ais p lu tô t vers les victim es : Mme de M ortsauf, Mme H ulot. C’est ce qui expliquerait le caractère statiq u e de la carrière de ces am bi tieuses, le rep en tir de Mme de Langeais, le b ilan n ég a tif dressé p ar la m arquise d ’E sp ard et la conversion finale à la sincérité et à la v ertu — mêm e hors du m ariage — de la princesse de Cadi gnan. L ’é ta t de la société, d ’ailleurs, à l’époque de Balzac ne p er m e tta it pas à une femm e de se libérer com plètem ent si. elle n ’av ait 90
pas le génie de George Sand. Mme de M aufrigneuse, elle, se contente d ’un génie inférieur : celui de la comédie. C’est a la plus grande com édienne de ce tem ps 1 »; différente en cela de la m arquise d ’E spard qui file l ’intrigue p ar calcul, elle, c’est p ar goût d u jeu. Elle se donne à elle-même une perpétuelle représentation dont elle n ’est pas dupe. Ce don q u ’elle possède à u n degré supérieur, de faire croire à la réalité de sentim ents q u ’elle n ’éprouve pas, c’est son arm e; H enri de M arsay, son « in stitu te u r », lu i a fait prendre conscience des immenses avantages q u ’elle p o u v ait en tirer. A v an t de passer entre les m ains de M arsay, qui l ’a modelée « comme une poupée », elle m e n ta it p ar in stin ct; après, le m en songe est devenu chez elle une science e t u n a rt. Elle v a recevoir le jeune V icturnien d ’Esgrignon, présenté p ar le vidam e de P am iers; R astignac et de M arsay, froids observateurs, sont présents : cc Comme elle s’est préparée, d it R astignac à M arsay, quelle to i le tte de vierge, quelle grâce de cygne dans son col de neige, quel regard de M adone inviolée, quelle rob î blanche, quelle ceinture de p etite fille! Qui d irait que tu as passé p ar là? — Mais elle est ainsi p ar cela mêm e, répondit de M arsay d ’un, air de triom phe 2. » Avec d ’A ith ez, elle se surpasse : « Ici comm ence l’une de ces comé dies inconnues, jouées dans le for in térieu r de la conscience entre deu x êtres d o n t l’un sera la dupe de l ’a u tre e t qui reculent les bornes de la perversité, un de ces dram es noirs e t com iques auprès desquels le dram e de Tartuffe est une vétille 1. » L a princesse de Cadignan réu ssit à séduire le grand hom m e, à le convaincre de son innocence, elle pour qui le vice est u n e seconde n a tu re : cc Chez D iane, la déprav ation n ’est pas u n effet m ais une cause, » B ien entendu, le seul cham p ouvert à son activité, c’est la séduction. Cet adorable cc m onstre », cette cc courtisane », cc la plus enivrante du m onde », est u n cc v ra i Don J u a n femelle, à ce tte différence près que ce n ’est pas à souper q u ’elle eût in v ité la sta tu e de pierre, e t certes elle a u ra it eu raison de la statu e ». Comme Mme de Mer teuil, comme Y alm ont, elle ne com pte plus ses victoires, m ais elle est sensuelle aussi, cc connaisseuse », et, comme u n bon m aqui gnon d ’un cheval, elle sait évaluer le tem p éram en t d ’un hom m e à des cc riens » : ainsi devine-t-elle chez d ’A rthez cette ce im agina tio n dans l ’am our » cpii ap p o rterait quelque distraction dans sa vie de reine déchue. Car, en digne ém ule des ce lions », c’est une de ces ce dissipatrices... pour lesquelles on dépense des millions », elle est capable cc d ’avaler la fo rtu n e d ’u n ch arm an t garçon et 1. Les Secrets de la princesse de Cadignan. 2. L e Cabinet des antiques*
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celle d ’un vieux notaire en vingt mois ». Q uand elle est à court, elle n ’hésite pas à offrir ses charm es à N ucingen. Il y a chez la noble D iane des aspects de femm e en treten u e et nous sommes loin ici de M erteuil! Mais l’argent, celui des autres et le sien, dis sipé, il ne reste plus à la princesse quadragénaire qu’à feuilleter le cc recueil de ses erreurs » : cet « album qui contient des p o r tra its p arm i lesquels se tro u v aie n t une tre n ta in e d ’amis intim es que le m onde av a it appelés ses am ants 1 », — à jouer les mères passionnées, « cette illustre égoïste songea que le sentim ent m a te r nel poussé à l’extrêm e deviendrait pour sa vie passée une abso lu tio n confirmée p a r les gens sensibles... », — à essayer de com pro m e ttre son ancien allié de M arsay, devenu président du Conseil en 1830, en l ’in v ita n t chez elle u n soir où « des conspirateurs légi tim istes s’en tre tie n n en t dans sa cham bre à coucher »; peut-être m êm e écrira-t-elle u n cc livre », ses Mémoires sans doute? — c’é ta it déjà l ’in ten tio n de la m arquise de M erteuil. L a princesse de C adignan échange avec sa bonne amie la m ar quise d ’E sp ard des confidences moroses : « Le m onde nous fait l ’extrêm e honneur de nous prendre pour des rouées dignes de la cour du R égent, m ais nous sommes innocentes comme deux p etites pensionnaires », innocentes, sans doute, car ces deux femmes n ’ont pas connu la passion v éritable; la princesse de C adignan fait le bilan de ses aventures : elle reg rette alors la facilité de ses triom phes, ce qu’elle a u rait vouhi c’é ta it non le cc jeu » m ais le cc com bat » : cc J e n ’ai eu, dit-elle, que des partenaires et jam ais d ’adversaires. » Comme V alm ont, comme de M arsay, elle dédaigne les lu tte s sans péril, les triom phes sans gloire a. D ’A rthez lui p a ra ît un adver saire de choix, il est to u t ce q u ’elle n ’est pas : Tourvel-d’A rthez en face de Valm ont-M aufrigneuse. Elle va, pour lui, jo u er le grand jeu e t se réin v en ter une virginité m orale et presque physique. Cette nouvelle M erteuil v a, pour écrire sa biographie, s’im aginer en Cécile de Volanges. Sa m ère, la duchesse d ’Uxelles, devient une Mme de Volanges : cc Les m ères qui m ènent une vie comme la duchesse d ’Uxelles tien n en t leurs filles loin d ’elles, je suis donc entrée dans le m onde quinze jours a v a n t m on m ariage... J e ne savais rien... J ’avais une belle fortune : soixante m ille livres de rentes 3. » E t le p o rtra it de Mme d ’Uxelles ressem ble à celui de 1. Cf. p . 12 l ’an ecd o te co n cern an t la princesse de ***. 2. Cf. le ttr e IV des L iaisons dangereuses . — D e M arsay, L a F ille a u x ye u x d'or, p. 87. — Princesse de Cadignan : « V raim ent, c e tte fois encore il y a u ra , com me to u jo u rs, u n trio m p h e sans lu tte . » 3. Com m e Cécile.
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(Vjinu <1,. Volanges dessiné p a r V alm ont, en pins outré : elle est Mi dépravée q u ’elle donne son a m a n t p o u r époux à sa fille. L a princesse de C adignan a b a ttu V alm ont sur son propre terrain i l l'affreuse perversité qui pousse le héros des Liaisons dangereuses à dégrader Mme de Volanges dans l ’esprit de sa fille, devient ignoble (‘.liez la princesse, salissant la m ém oire de sa m ère. Il fa u t cepen d ant expliquer les « étourderies » plus apparentes que réelles, que Diane confesse à d ’A rthez; elle tro u v e elle aussi une justification dans le désir de rivaliser avec les hom m es : « J ’ai souvent entendu de m isérables petites espèces 1 re g retter d ’être femm es, vouloir être hom m es; je les ai toujours regardées en pitié... Si j ’avais à opter, je préférerais encore être femm e. Le beau plaisir de devoir ses triom phes à la force, à toutes les puissances que vous donnent les lois faites p a r vous a... » Voilà qui est très proche du Laclos des Liaisons dangereuses comme de celui de L'Éducation des fem m es. La princesse est-elle sincère, ou est-ce là une rouerie supplém en taire? C’est en to u t cas cet argum ent que d ’A rthez em ploiera pour la défendre : « Le plus grand to rt de cette femm e est d ’aller sur les brisées des hom m es... P ourquoi dans le nom bre ne se tro u verait-il pas une fem m e qui s’am usât des hom m es com m e les hommes s’am usent des fem m es? » E t le héros sans tache est séd u it, très vite, très facilem ent à vrai dire. Il a v a it cependant été éclairé par ses am is — et prédécesseurs — sur la réalité des v ertu s de la princesse, comme Tourvel p a r Mmo de Volanges. Sa crédulité p araît excessive : Mme de C adignan reste pour lui « sainte et sacrée », alors que tout P aris est au courant de ses aventures galantes. Q uand Tourvel succom be, c’est sans illusions et cette lucidité douloureuse est infinim ent plus p ath étiq u e e t plus vraie que les naïvetés du « niais illustre ». II est vrai q u ’il finira par triom pher, puisque D iane finira p a r l ’aim er... P o u r com bien de tem ps, m algré ia prudence qu’im posent l’âge e t les revers de fortune? L a fin du rom an est am biguë sur ce point. a P our l'h o n n eu r de ce tte fem m e, il est nécessaire de la croire vierge, mêm e de cœ ur, au tre m en t elle serait tro p horrible! », s’écrie B alzac à propos de la duchesse de Langeais. Une M erteuil vierge, quel prodige! P o u rta n t 1a duchesse, qui a été élevée p ar la princesse de B lam ont-C hauvry 3, est bien, elle aussi, une des cendante légitim e de la M arquise des Liaisons dangereuses. 1. E xpression ty p iq u e du x v in 8 dans ce aena. Cf. lo ttre V, de M erteuil à propos do T ourvel.
2. Princesse de Cadignan. 3 . Voir p. 81.
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E lle provoque les hom m es, m ais elle se refuse à devenir leur m aîtresse à la différence de M erteuil : quand la M arquise séduit un hom m e, en feignant de se laisser séduire, son am an t est to u jours récom pensé, et très libéralem ent; sur le plan de la sensua lité, M erteuil reste hum aine. Ce (pii em pêche D iane de M aufri gneuse de devenir une Valérie Marneffe, c’est q u ’elle aussi s’ab an donne franchem ent a u plaisir. Mais A ntoinette de Langeais, dont le m ariage a été u n désastre (ce m auvais d ép a rt n ’est sans doute pas étra n g er à sa conduite), n ’est, selon R onquerolles, « qu’une co u rtisane titré e , qui fa it avec sa tê te ce que d ’autres femm es plus franches fo n t... ». La voici résolue à séduire le général m ar quis de M ontriveau, cet hom m e « sim ple com m e un enfant » d o n t on s’étonne q u ’il fasse p artie des cc Treize »; elle est anim ée d ’une volonté froide, décidée à ne pas engager son cœ ur — ni son corps : cc L a duchesse de Langeais, sachant de quel p rix p a s sager é ta it la conquête de cet hom m e, résolut, p en d a n t le peu de tem ps que m it la duchesse de M aufrigneuse à l ’aller prendre pour le lu i présenter, d ’en faire un de ses am ants. » Qu’on adm ire la p ro m p titu d e du dessein! Dans cette conquête, la duchesse v o it sim plem ent cc u n am usem ent, un in té rê t à m ettre dans sa vie sans in té rê t ». M aîtresse d ’elle-même, comme M erteuil cc elle é ta it ce q u ’elle v o u lait être ou p araître »; elle a com me M erteuil un sys tèm e de vie et un principe essentiel : ce posséder sans être possédée ». L ’im itatio n de la M arquise est poussée jusque dans le détail; l’héroïne de Laclos écrit à Valm ont : cc Quelque envie q u ’on ait de se donner, quelque pressée que l’on soit, encore faut-il u n pré te x te ; e t y en a-t-il u n plus commode pour nous que celui qui nous donne l ’air de céder à la force -1? » E t Balzac note à propos de la duchesse : cc L a p lu p a rt des femmes veulent se sentir le m oral violé. N ’est-ce pas une de leurs flatteries que de ne jam ais céder q u ’à la force? » Bref, la duchesse de Langeais ressent a v a n t to u t cc des ém otions cérébrales », cc elle n e sen t que p ar sa tê te , elle a u n cœ ur dans la tê te , une voix de tê te , elle est friande p ar la tê te ». L a cru au té va donc lui procurer des plaisirs supplém en taires : A rm and de M ontriveau, sincèrem ent am oureux, souffre cc et la duchesse se r it en elle-même des souffrances causées p ar une to rtu re m orale ». Ne croirait-on pas entendre la M arquise : cc R ien ne m ’am use com m e un désespoir am oureux 2. »? L ’ob servation lucide accom pagne toujours l’action chez la duchesse 1. L e ttre X. 2. L e ttre V I,
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comme chez M erteuil : « E n ce m om ent eile le to u rm en tait, m ais d ie le ju g e a it et re m a rq u ait les m oindres altérations de sa p h y sionomie. » Mais la duchesse de Langeais qui av a it choisi la voie de M erteuil v a finir com m e T ourvel. Il lui arrive d ’ailleurs de recourir à des gestes qui ra p p ellen t ceux de la P résidente : « Elle évoque les terreurs de la religion... un m ot de plus, elle ne voulait pas l ’en tendre, elle succom berait et la m ort lui sem blait préférable à un bonheur crim inel. » « J e vous prie de croire, écrit Tourvel à V al m ont, que, si j am ais je me trouvais réd u ite à ce choix m alheureux de les sacrifier (les noeuds du m ariage) ou de me sacrifier moimême, je ne balancerais pas u n i n s t a n t J. » Il m anque donc à Mme de Langeais cette force de caractère de M erteuil, cette volonté absolue, qui perm et à la M arquise de rester dans sa ligne quoi q u ’il arrive. L a p atience de M ontriveau a des lim ites : pour plier la duchesse inflexible, il a avec l’aide des « Treize » organisé u n enlèvem ent : A ntoinette de Langeais assiste aux p rép aratifs d ’une scène de to rtu re, — assez comique d ’ailleurs p ar certains aspects dignes des meilleurs rom ans noirs. E t le m iracle se p ro d u it : la duchesse « palpitan te, agenouillée », la duchesse vaincue s’offre, m ais in u ti lem ent. P en d an t vingt-deux jours, elle écrit des lettres brûlantes, elle ose m êm e envoyer cc sa v oiture e t sa livrée atten d re à la porte du m arquis de M ontriveau depuis h u it heures d u m atin ju s q u ’à trois heures après m idi »; brisée, hum iliée, au m om ent de q u itte r le inonde p o u r le couvent, elle a u n dernier su rsau t d ’orgueil : « Ah! écrit-elle à A rm and, j ’éprouve une joie som bre à vous écraHor, vous qui vous croyez si grand, à vous hum ilier p ar le sourire m im e et p ro tecteu r des anges faibles. » Le général de M ontriveau conçoit alors le p ro jet cc de la disputer à D ieu, de la lui ra v ir ». lîiilzac em ploie presque les term es de V alm ont : cc J ’oserai la ra v ir an Dieu m êm e q u ’elle adore 2. » Les cc Treize » arriv en t bien ju s q u ’au couvent espagnol où sœ ur Thérèse s’est réfugiée, ju sq u ’à la cellule de sœ ur Thérèse, m ais c’est u n cadavre q u ’ils découvrent, qu'ils enlèvent p o u r le je te r dans la m er. La duchesse de Langeais, p a r son intelligence, sa lucidité, sa volonté, est l’héroïne de Balzac qui se rapproche le plus de la m a r quise de M erteuil, m ais on tro u v e chez elle des aspects troubles, îles zones d ’om bre, des inhibitions : son a ttitu d e de refus, refus I. U i i r »
L X X V 1 II.
LnUro VI.
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crengagei son corps e t son cœ ur s’expliquent, au fond, p a r la peur de l ’am our. L a m arquise de M erteuil a réussi à dissocier le senti m en t et le plaisir, elle m éprise l ’am our. Ce qui est positif chez l’une devient n ég a tif chez l ’au tre ; peut-être est-ce là la véritable raison d u rev irem en t final de la duchesse de Langeais. B alzac lui-m êm e, nous l’avons d it, nous in v ite à voir dans V alé rie M arn elfe1 « une M erteuil bourgeoise ». Fille naturelle du com te de M ontcornet, m aréchal de F rance et d ’une demoiselle F o rtin , elle a épousé u n em ployé du m inistère de la Guerre, de v in g t ans son aîné. Ce « dém on femelle » v a se révéler une habile tacticien n e dans l ’a tta q u e du b aro n Hulot.; il n ’est certes pas difficile de le séduire; il le sera d ’a u ta n t plus que Valérie joue d ’ab o rd la com édie de la v ertu . H ulot, comme le V icom te, « n ’av ait pas encore connu les charm es de la v ertu qui com bat », mais V al m ont a d ev an t lui u n adversaire de bonne foi! Valérie Marneffe, c’est d ’abord l’hypocrisie :
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|) il ries du m aréchal de Richelieu, cet original de Lovelace, tu te hiisHcs prendre à ce poncif-là! » Elle d écrit alors les plaisirs q u ’un homme p eu t goûter dans l’am our d ’une prad e : « T u m e reviendras lr lendem ain to u t m eu rtri de ses caresses anguleuses, de ses p etits lionnets guinguets, de ses pleurnicheries qui doivent faire de ses faveurs des averses! » C’est la tran sp o sitio n dans la v ulgarité, dans la grossièreté m êm e, de l ’analyse précise que fa it Mme de M erteuil quand elle v e u t d étourner V alm ont de séduire la dévote P résidente, iluns une des pages les plus lucides e t les plus fines des Liaisons dangereuses J. Valérie Marneffe n ’use pas de ces nuances, il est vrai que ses victim es n ’y com prendraient rien! Elle est cependant assez habile pour m onnayer sa grossesse auprès de q u atre de ses am ants, l'exotique baro n M ontés, le com te Steinbock, Crevel e t H ulot, réunis à Une mêm e table « tous joyeux, anim és, charm és, q u atre hommes se cro y an t adorés que Marneffe nom m a com plaisam m ent à liisbcth en s’y co m p tan t « les Cinq Pères de FÉglise ». L a Cou~ sine Bette, une des œuvres les plus fortes de B alzac, a des côtés vnudcvillcsques, e t ce n ’est évidem m ent pas chez l ’a u teu r de L a Comédie humaine qu'on p eu t re tro u v er cette discrétion psycho logique qui fa it to u t le prix des Liaisons dangereuses. L’excrcice de l'hypocrisie suppose la m aîtrise de soi — Julien Sorel en fera l ’expérience —•; Valérie Marneffe est parfaitem en t hypocrite parce qu'elle est p arfaitem en t insensible et qu'elle a cette vivacité d 'esp rit, cette intelligence p ratiq u e qui lui p er m etten t de s’ad a p te r à toutes les situations. Le baron Montés arrive-t-il dans son salon où se tro u v e n t déjà H ulot et Crevel? « Mme M arneffe re sta calme et l ’esprit libre comme le fu t le général Itonaparte lo rsq u ’au siège de M antoue il eut à répondre à deux armées en v o u lan t continuer le blocus de la place. » Insensible, Valérie l’est a u ta n t que M erteuil : elle n ’aime personne; e t com ment pourrait-elle aim er son m ari, « corrom pu, dit-elle, com m e un bagne », ou des débauchés qui sont ses aînés de tre n te ans com m e Crevel, ou de q uarante-cinq ans com m e H u lo t? Elle parle de l’am our com m e u n e fille de tro tto ir : « Ce m atin deux heures de Crevel à faire, c’est bien assom m ant. » Valérie su b it scs am ants, qui l ’en tretien n en t, car elle n ’aime q u ’une chose au m onde, m ais avec une av id ité effrayante, l’argent. M erteuil choisissait ses am ants p o u r le plaisir, et su rto u t celui de séduire et de dom iner; de M erteuil à Valérie Marneffe, on passe du libertinage à la p ro s titution. 1. L e ttre V.
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D ans sa lu tte pour le m al, Valérie Marneffe trouve une alliée en L isbeth Fischer, cousine germ aine de la baronne H ulot, q u ’elle d éteste et d o n t elle v en t précipiter la ruine. L a baronne a u rait tro u v é u n peu de p aix « sans les coups terribles que lui p o rta it innocemment L isbeth do n t le caractère infernal se donnait pleine carrière ». L a cousine B e tte a hérité elle aussi de M erteuil F te im pé nétrab le dissim ulation », qui lui confère une supériorité réelle sur son entourage. C’est auprès de la baronne, restée candide en dépit de l ’âge, e t de la jeune H ortense, qu’elle réussit le m ieux : « E lle ria it avec les jeunes gens à qui elle é ta it sym pathique p a r une espèce de patelinage qui les séduit toujours, elle devinait e t épou sait leurs désirs, elle se ren d ait leur in terp rète, elle leur paraissait, être u ne bonne confidente car elle n ’av a it pas le droit de les gron der. Sa discrétion absolue lui m éritait la confiance de gens d’un âge m ûr, car elle possédait, comm e N inon, des qualités d’hom m e. » On p eu t voir la m arquise de M erteuil cap ter la confiance de Cécile p a r des m anœ uvres identiques : « J e n ’ai de consolation que dans l ’am itié de Mme de M erteuil; elle a si bon cœ ur!... E lle partage to u s mes chagrins comme m oi-m êm e... Q uand elle tro u v e que ce n ’est pas bien, elle m e gronde quelquefois; m ais c’est to u t douce m en t, et puis je l ’em brasse de to u t m on cœ ur, ju sq u ’à ce q u ’elle ne soit plus fâchée 1 » — et celle de Mme de Volanges qui, louant sa cc raison » et sa cc prudence », réclam e ses conseils sur la conduite à ten ir avec Cécile 2. Si la cousine B ette fa it un p o rtra it véridique de Valérie M arneffe devant Mme H u lo t e t sa fille, c’est p a r un suprêm e raffinem ent d ’hypocrisie. Q uand la m arquise de M erteuil révèle à Mme de Volanges l ’existence d ’une cc liaison dangereuse » en tre Cécile e t D anceny, c’est p ar u n cc chef-d’œ uvre » d ’intrigue e t pour m ieux les perdre l’une et l’au tre 3. L isbeth, écrit Balzac, cc jo u a donc en apparence le rôle de bon ange de la fam ille ». cc Me voilà, écrit la m arquise à V alm ont, com m e la D ivinité, recevant les v œ u x opposés des aveugles m ortels et ne changeant rien à mes décrets im m uables. J ’ai q u itté p o u rta n t ce rôle auguste pour prendre celui d ’ange consolateur 4. » L isbeth considère les gens cc com m e des ustensiles do n t on sc sert, q u ’on p ren d, q u ’on laisse selon leur u tilité », C’est le fond m êm e de la m orale de M erteuil. P o u r réussir dans son p ro jet de ru in er ses cousins, B ette devient cc l ’âm e dam née de Valérie Mar1. 2. 3. 4.
L e ttre L e ttre L e ttre L e ttre
X X X IX . X C V III. L X 1I1. L X 1 II.
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nolTe ». Ce qui n ’est qu’habileté chez Valérie fa it place chez sa complice à u n plan longuem ent m ûri e t concerté, appuyé sur l’expérience et sur l’observation. D ans le couple Bette-M arneffe, <' l.isbcth pensait, Mme Marneffe agissait : Mme Marneffe é ta it la hache, L isbeth é ta it la m ain qui la m anie ». Les relations qui (missent V alm ont e t M erteuil sont u n peu. du m êm e type. Le dénouem ent de L a Cousine Bette voit le châtim ent des couImilles : la ruine des am bitions de L isbeth qui v o u lait devenir m aréchale H u lo t e t allait parvenir à ses fins, puis sa m o rt; l’atroce m aladie qui transform e la belle Valérie en une espèce de m onstre » d’une ignoble laideur » : cc elle a l ’aspect des lépreux, elle se fait Imrreur à elle-même... Elle est bien punie p ar où elle a péché ». I ,n m arquise de M erteuil après sa p etite vérole est cc affreusem ent <|c figurée... v raim en t hideuse 1 ». Mme Marneffe se repent à son lit île m ort, m ais on retrouve la courtisane dans son dernier cc m ot » : n Je ne puis m ain ten an t plaire q u ’à Dieu! J e vais tâch e r de me réconcilier avec lui. Ce sera m a dernière coquetterie! oui, il fau t i|uc je fasse le bon Dieu. » M erteuil reste toujours M erteuil, même dans la catastro p he : elle cc a conservé l ’air de ne rien voir et de ne rien entendre 2 »; après sa ruine, elle p a rtira pour la H ollande en em portant cc ses diam ants, son argenterie, ses bijoux » et en laismmi, derrière elle cinquante mille livres de dettes 3. l,e dénouem ent des Liaisons dangereuses comme celui de La ( ,'ousine Bette donne une im pression d ’artifice; la logique des carac tères et de la situ ation eût en effet exigé la réussite des m échants. II a fallu recourir, comme dans Tartuffe, à un deus ex machina, la m aladie dans les deux cas, p o u r m e ttre en échec le m al trio m phant.. On p eu t n oter cependant que l’artifice dont use Laclos i'cmI iî i ont de mêm e vraisem blable; rien ne l ’est m oins p ar contre ipie l’interv en tio n diabolique dans L a Cousine Bette de Mlac de S ainl-E stève, alias Jacqueline Collin, la ta n te de V autrin. I .a I an te de V au trin a été aussi son initiatrice dans le m al, m ais I élève, com m e elle le rem arque fièrem ent, est devenu pro m p te ment un m aître. Le thèm e de cc l’in itiate u r » tie n t une grande place dans L a Comédie humaine; nous en avons déjà étudié quelques exemples : l’abbé de M aronis, précepteur de M arsay, M arsay, inst il n leur de D iane de M aufrigneuse, le vidam e de P am iers, m aître «le Vici.urnien d ’Esgrignon... V au trin su rto u t, corrupteur de RasI ij’iuir et de R ubem pré, C’est aussi u n des thèm es m ajeurs des l tjiitrn OLXXV. 1.I-lire CI.XMir. ! I.iitire C l,X X V .
Liaisons dangereuses illustré dans les couples M erteuil-Cécüe, V alm ont-D anceny, Valmont-Cécile, M erteuU-Danceny. « Adieu, V icom te, em parez-vous de D anceny e t conduisez-le » ordonne la M arquise « J e lui ai prom is de la form er et je crois que je tien drai parole 2 », écrit-elle à propos de Cécile « sa pupille »; c’est pour cette « écolière » que V alm ont compose « une espèce de catéchism e de débauche 3 ». E ugène de R astignac à son entrée dans les salons de Paris com m et nom bre de bévues. Sa cousine, Mme de B eauséant fa it re m a r quer à la duchesse de Langeais : « II arrive, m a chère, et cherche une in stitu trice que lui enseigne le bon goût 1. » Les leçons de Mme de B eauséant, plus am bitieuses, s’exprim ent en formules à la M erteuil : « Vous voulez parvenir, je vous aiderai, vous sonderez com bien est profonde la corruption fém inine, vous toiserez la la r geur de la m isérable v an ité des hom m es... Plus froidem ent vous calculerez, plus a v a n t vous irez. F rappez sans pitié, vous serez craint. N ’acceptez les hom m es et les femmes que comme des che v au x de poste que vous laisserez crever à chaque relais, vous arri verez ainsi au faîte de vos désirs... Mais si vous avez u n sentim ent vrai, gardez-le comme un trésor, ne le laissez jam ais soupçonner, vous ne seriez plus le bourreau, vous deviendriez la victim e 4. » L ’éducation de R astignac, si bien commencée, sera com plétée p ar V au trin , orfèvre en la m atière. V au trin a reconnu en R astignac u n am bitieux; or l ’am bition est considérée p ar l ’ancien forçat comme le m obile essentiel, indispensable à to u te action efficace. E ncore fau t-il que cette passion soit accordée au réalism e le plus exact, le plus dépouillé d ’illusions e t de préjugés. La vie, pour V au trin , a ça n ’est pas plus beau que la cuisine, ça pue to u t a u ta n t et il fa u t se salir les m ains si l ’on v e u t fricoter. Sachez seulem ent bien vous débarbouiller. Là est to u te la m orale de n o tre époque ». L ’hom m e supérieur et qui se v eu t te l n ’a de choix q u ’entre « la stupide obéissance ou la ré v o lta » , révolte légitim e contre les conventions sociales, conti*rlçs'jois « do n t il n ’y a pas un article qui n ’arrive à l’absurde *>,.et contre là m orale, puisque « l’honnê te té ne sert à rien ». éeule com pte la vbfènté de puissance, le m onde ap p a rtien t au x seigneurs. « Méprisez ilonc les hom m es et. voyez les m ailles p ar où l’on p eut pàsser à travers le réseau du
(Inde. » Ï1 existe mêm e chez V au trin u n e espèce de d ilettantism e; i! ne p laît à « aim er le b eau p a rto u t où il se trouve »; il se com pare < lîcuvenuto Cellini dont il a lu les Mémoires et il a cette form ule mlmirable : « Je suis un grand poète. Mes poésies, je ne les écris |hih; elles consistent en actions et en sentim ents. » L a fascination i|ii Vvorce M erteuil — et à un degré m oindre, V alm ont — n ’ém anei ' Ile pas aussi de cette poésie de l ’action, conçue comme une tr livre d ’a rt? < ;<■t hème du « te n ta te u r » se com plète dans L a Comédie humaine |mr celui de l ’association, que l ’on trouve dans les rom ans noirs i l dont l ’idée prem ière v ien t peu t-être du couple M erteuil-Val.... .. les deux héros des Liaisons dangereuses constituent un embryon de « so ciété secrète qui a son code d ’h o n n e u r1 ». Les » Treize », « ennuyés de la vie p late q u ’ils m enaient », ont institué, t n \ aussi, une société secrète d ’am bitieux énergiques « assez probes entre eux pour ne pas se tra h ir alors même que leurs intérêts i tro u v aien t opposés, assez profondém ent politiques pour dissi muler les liens sacrés qui les unissaient, assez forts pour se m ettre un dessus de to u tes les lois ». Mais le b u t de cette association est l'KHcnI.iellement am bitieux, rejoignant en cela le m o tif m ajeu r de l u Comédie humaine : « parvenir », alors que celui du couple des l iaisons dangereuses é ta it to u t différent. Dans son essai sur Balzac et son œuvre, A ndré Bellessort écrit : ii La M use du département, L a Femme abandonnée, Honorine, forment com m e une trdogie de nouvelles Liaisons dangereuses. » Ilellessort joue un peu sur les m ots; ces trois rom ans sont des i \em ples d u danger des liaisons, sans rap p o rt précis avec le rom an -le Lacl os, sauf, dans une certaine m esure, L a M use du département. Dinah Piédefer épouse à dix-sept ans le p etit M. L a B audraye, de vingt-cinq ans son aîné, qui n ’est encore en vie que grâce « à •Il habitudes d ’une régularité m onastique » et à « l ’air de Sani eri e ». Elle s’est donc m ariée p ar calcul, après s’être convertie au t tii bolicisine, car elle est d ’origine p ro testan te ; sa conversion a été déterm inée p a r l’am bition. D inah, semble-t-il, commence une car r iè r e à la M erteuil, Elle attach e à son char tous les soupirants de Sniicerre, et les m auvaises langues, d ev a n t le succès de son salon, p rétendent q u ’elle « en tre ten ait cette adm iration p ar des convermhI ions auxquelles elle se préparait ». Pareille en cela à la duchesse de Langeais, elle refuse d ’accorder ses faveurs à ses nom breux adm irateurs, ju sq u ’au jo u r où elle devient la proie d ’un Parisien t
M. Arlntiil, Les Échanges.
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sans scrupules, qui va transform er cette pâle émule delà m arquise de M erteuil en présidente de Tourvel. Le D r B ianchon et son am i Lousteau arriv en t à Sancerre et apprennent l’existence de cette « Muse du d ép artem en t» . Les deux amis sont bien tô t sûrs q u e D in a h n ’a p a s encore eu d’a m a n t : « Si elle est vertueuse, dit le journaliste à l ’oreille de B ianchon, elle v a u t bien la peine que je cueille le fru it de son prem ier am our. L’idée d ’em porter en quelques in stan ts une place qui résistait depuis n eu f ans au x Sancerrois sourit à Lousteau. » E t le médecin psychologue B ianchon explique à son ami pourquoi il doit réussir: « T u passes ici pour avoir eu beaucoup d ’aventures à P aris et, pour les femmes, il y a dans un hom m e à bonnes fortunes je ne sais quoi d ’irrita n t qui les a ttire et le leur rend agréable : est-ce la vanité de faire trio m p h er leur souveuir entre tous les autres, s’adressentelles à son expérience comme u n m alade surpaie u n célèbre m éde cin? ou bien sont-elles flattées d ’éveiller un cœ ur blasé? » L a der nière hypothèse avancée p a r B ianchon p o u rrait bien expliquer en p a rtie l ’a ttitu d e de Mme de Tourvel d ev an t V alm ont. Voici donc le séducteur professionnel cc sur le pied de guerre ». P o u r rem p o rter la victoire, il cc épuisa les ressources de la m ise en scène de l ’am our ». Sa réussite est d ’ailleurs beaucoup plus prom pte que celle du Vicom te. Sans crainte du scandale, D inah rejoint son am a n t à P aris et goûte le plein bonheur du dévouem ent le plus hum ble et le plus com plet. C ette a ttitu d e d ’adoration et de sacri fice lasse assez v ite L ousteau. V alm ont ro m p t avec la P résidente plus tô t qu’il ne l ’au rait voulu, sur l’ordre de la M arquise; L ousteau im agine lui-m êm e u n procédé assez odieux pour se d éb arrasser do sa m aîtresse. Il écrit à son am i B ixiou : « J e com pte sur to i pour venir en vieillard de Molière gronder son neveu L éandre sur sa sottise, p en d an t que la dixièm e Muse sera cachée dans m a cham bre; il s’agit de la prendre p a r les sentim ents, frappe fort, sois m échant, blesse-la. » L ’arriviste L ousteau est loin, mêm e dans la m échan ceté, de l’élégance de Valmont. D inah n ’aura finalem ent d ’au tre ressource que de revenir à Sancerre où le com plaisant L a Baudraye l ’accueille en reconnaissant pour légitim es les deux enfants q u ’elle ram ène. Mme de La B audraye a eu u n m ot à la T ourvel : cc Son bonheur, dit-elle de Lousteau, sera m on absolution. » Mmo de Tourvel écrit à Mme de Rosem onde : cc Ce n ’est pas que je n ’aie des m om ents cruels, mais quand m on cœ ur est le plus déchiré, quand je crains de n e pouvoir plus su p p o rter mes to u rm en ts, je me dis : V alm ont est heureux x. » 1. L e ttre CXXVXII.
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I.ii. Muse du département est donc essentiellem ent non pas le récit
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« Moi qui m e croyais à la fois un S aint-P reux et u n V a lm o n t1! » C’est p a r cette form ule que S tendhal, en 1832, essaie de peindre l ’adolescent de dix-sept ans qui d éb arq u ait à Paris pour se présen te r au Concours de P olytechnique. Cette double référence au héros de R ousseau et à celui de Laclos est significative : elle éclaire à la fois le caractère et l’œ uvre de Stendhal. D ans ses œ uvres intim es, il insiste avec com plaisance sur ce double aspect de sa n a tu re : « Je passe, dit-il, pour u n hom m e de beaucoup d ’esprit, p o u r un roué m êm e, et je vois que j ’ai été constam m ent occupé p a r des am ours m alheureuses. J ’ai aim é éperdum ent Mme K ubly, MIIe de G riesheim , Mme de D iphortz 2, M étilde, e t je ne les ai point eues 3. » E t encore : « J ’ai tro p de sensibilité pour avoir jam ais de ta le n t dans l ’a rt de Lovelace 4. » D ualism e classique, opposition mille fois mise en lum ière p a r tous les savants com m entateurs qui ont exploré, avec la m inutie que l’on sait, la vie e t les œ uvres de S ten dhal. Il est donc inutile d ’ajouter de nouveaux tra its à ce p o rtra it en d y p tiq u e; m ais il est frap p an t de n o ter que les stendhaliens les plus avertis, to u t en m en tio n n an t Laclos e t Les Liaisons dange reuses dans leurs études, n ’ont jam ais eu la curiosité d ’éclairer à fond les rap p o rts précis qui unissent Laclos et l’au teu r du Rouge. De l ’enfance grenobloise, ru e des V ieux-Jésuites, où déjà le jeune Beyle cherche une évasion dans la lecture, ju sq u ’au m orne consulat de C ivitta-V ecchia, Les Liaisons dangereuses re ste n t u n de ses ouvrages de prédilection. S’il est vrai, comme il le d it, que le rom an de Laclos est devenu « le bréviaire des provinciaux 5 », il fu t assurém ent le c
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<1«; Grenoble, l’écrivain Dubois F ontanelle, tra d u c te u r m édiocre îles Métamorphoses d ’Ovide, m ais hom m e de goût, lui recom m ande Les Liaisons dangereuses comme u n des m eilleurs rom ans de l 'époque. L ’adolescent voit alors en V alm ont le m aître et le m odèle; il arrive à P aris, à dix-sept ans, dit-il, « avec le p ro jet arrêté d ’être un séducteur de femm es 1 » e t il com pose, à v in g t ans, Le Caté chisme d 'u n roué d o n t plusieurs articles essentiels sont directem ent inspirés de Laclos. P lus ta r d encore, S tendhal relit Les Liaisons dangereuses avec plus d ’a tte n tio n et de p ro fit; il trouve ou retrouve dans ce ro m an les principes m ajeurs de sa m éthode, de son idéal, et le m odèle le plus p arfait p eu t-être, d u rom an d ’analyse q u ’il rêve d ’écrire, pour lu tte r contre le co u ran t mis à la m ode p ar Cha teaubriand, Mme de S taël, George Sand, et q u ’il appelle 1’ « em phase germ anique ». L’exam en des œ uvres stendhalicnnes nous p erm ettra de m ettre en lum ière cette influence durable e t profonde. Bien en ten d u , nous laisserons dans l ’om bre l ’au tre aspect de S ten dhal, l ’aspect S aint-P reux, l’influence égalem ent féconde de R ous seau, — celui des Confessions et de VHéloïse — , comme le côté sensible de la n a tu re de S tendhal. C ette sensibilité, ce m anque d ’une m aîtrise absolue de soi-même, em pêchera S tendhal, sur le plan de la vie, d ’être u n V alm ont, et ses héros, dans la m esure où il les n o u rrit de sa propre substance, p o rtero n t, eux aussi, la m arque des productions de R ousseau. N ous pouvons, sans rem ords, déchirer l ’im age d ’E pinal coloriée p ar S ten d h al 2 : celle où l’on voit côte à côte, dans une loge de la Scala de M ilan, Laclos, vieux général d ’artillerie, un peu aigri, m élancolique, qui te s’a tte n d rit » au souvenir de Grenoble, et H enri Beyle, jeune sous-lieutenant de dragons, enthousiaste et encore plein d ’illusions. Ce qui est certain, c’est q u ’H enri Beyle, en fant e t adolescent, a beaucoup en ten d u parler au to u r de lui de l’a u te u r des Liaisons dangereuses. Laclos a fa it à Grenoble u n séjour de six à hu it mois en 1764; ensuite il y a vécu de novem bre 1769 à septem bre 1775, et l ’on p e u t supposer que, p en d a n t q u ’il é ta it en garnison à Valence, en 1777 et 1778, il a fa it de courts voyages dans la capitale du D auphiné où il com ptait de nom breux am is 3. E n fin , en p a r ta n t pour l ’arm ée d ’Italie, le général de Laclos passe p a r Grenoble où il est accueilli avec am itié, comme il l ’écrit à sa fem m e. A rrivé le 5 m essidor an V I I I il re p a rtira pour l’Ita lie 1. H en ri B ru la rd , I I. Cf. p . 1 4 . 3. E n p articu lie r le rom anais S ervan, q ui fu t ensuite m in istre de la G uerre; il é ta it le frère d u célèbre av o cat général d u P a rle m e n t de Grenoble. 2.
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le 8 fru ctid o r an IX . Nous avons vu 1 que, d ’après ses notes m ili taires en 1771, Laclos a fréquenté à Grenoble la m eilleure société, où son nom n ’é ta it pas inconnu : un de ses p aren ts, Philippe de Laclos, lie u te n a n t au bataillon de B réante, du R oy al-A rtillerie, y a v a it été en garnison vers 1743 2. Le 19 th erm id o r an V III, Laclos écrit à sa femm e :
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femmes qui, vers 1788, faisaient de Grenoble une des pins agréables villes de p ro v in c e 1. » Même m arié, l’oncle G agnon ne s’assagit (iitère, il fa it l’am our à sa femm e, à sa belle-sœ ur et à leur bonne! <,>uand H enri Beyle p a rt p o u r P aris en 1799, l’oncle R om ain lui donne ce v iatiq u e : te On n ’avance dans le m onde que p a r les femmes... Tes m aîtresses t ’écouteront... D ans les v in g t-q u atre lieures où l ’on t ’au ra q u itté , fais une déclaration à une fem m e, Imite de m ieux, à u n e fem m e de cham bre » L’in térêt des Liaisons dangereuses p o n r S tendhal est ainsi accru l>nr des élém ents concrets, des anecdotes, qui re n d en t pour lui le roman plus a tta c h a n t e t plus lourd de sens et de réalité vécue. S ten d h al n ’a jam ais porté dans ses écrits un jugem ent d ’en«omble s u t Les Liaisons dangereuses. D ans Armance, il les fait cri tiquer, m ais ju stem en t p a r un hom m e m édiocre « u n peu fon et iikhcss m échant », le com m andeur de Soubirane. Cet oncle d ’O ctave de M ahvert, poussé p a r le jeune chevalier de B onnivet, v e u t faire rom pre le p ro jet de m ariage de son neven avec A rm ance de ZohitoIf. Il a pris des échantillons de l ’écriture de la jeune fille et composé une le ttre d ’À rm ance à son am ie Méry de T ersan, lettre in jurieuse pour O ctave. Cette lettre « pétillan te d ’esprit et sur chargée d ’idées fines,rém iniscence de celles q u ’il écrivait en 1789 », il la soum et à son complice : « N otre siècle est plus sérieux que cela, lui d it le chevalier, soyez p lu tô t p éd an t, grave, ennuyeux. Votre le ttre est charm ante, le chevalier de Laclos n e l ’eû t pas désavouée, m ais elle ne trom pera personne au jo u rd ’hui. — T o u jours au jo u rd ’hui, au jo u rd ’hui!, re p rit le com m andeur, votre Laclos n ’était q u ’u n fat. J e ne sais pourquoi vous autres jeunes gens vous en faites un modèle. Ses personnages écrivent com m e *Ich perruquiers, etc. Le chevalier fu t enchanté de la haine du com m andeur p o u r M. de Laclos; il défendit ferm e l ’a u te u r des Liaisons dangereuses, fu t b a ttu com plètem ent, e t enfin o b tin t un modèle de le ttre p o in t assez em phatique et allem and, m ais enfin il peu près raisonnable 3. » On v o it bien ici le goût de S tendhal, ennemi d u sty le à la C hateaubriand et sa préférence pour celui de Laclos. Il serait fastidieux d ’énum érer les m entions de Laclos, deH Liaisons dangereuses, de ses héros, dans l ’œ uvre stendhalienne : il y en a v in g t-q u atre, sans parler des allusions e t des im itatio n s jiluH ou moins directes. Voici p o u rta n t u n exemple caractéristique. Il s’agit d ’une anecdote dans le livre De l'amour ; « L a femm e la !.
S o u v en irs d'êg o lism e.
2.
M
A. Armance*
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plus jolie, la plus riche et la plus facile de Bologne vient de nie conter qu’hier au soir, u n fa t français qui est ici et qui me donne u ne drôle d ’idée de sa nation, s’est avisé de se cacher sous son h t. Il v o u lait ap parem m ent ne pas perdre un nom bre infini de déclarations ridicules do n t il la poursuit depuis un mois. Mais ce grand hom m e a m anqué de présence d ’esprit; il a bien a tte n d u que Mme M... e û t congédié sa femm e de cham bre et se fû t m ise au lit, m ais il n ’a pas eu la patience de donner aux gens le tem ps de s’endorm ir. Elle s’est jetée à la sonnette, et l ’a fa it chasser honteusem ent au m ilieu des huées et des coups p a r cinq ou six laquais. « E t s’il eû t a tte n d u deux heures? lui disais-je. — J ’au rais été bien m alheureuse. Qui pourra douter, m ’eût-il d it, que je ne sois pas ici p a r vos ordres x? ». S tendhal, on le voit, fa it dans ce récit deux em prunts à Laclos : il s’est souvenu de la façon d o n t Mme de M erteuil fait chasser p ar ses laquais le p ré som ptueux P rév an, — après avoir couché avec lui, il est v rai 2; et de l’argum ent do n t use V alm ont pour faire pression sur Cécile q u an d il s’est in tro d u it dans sa cham bre : « Qu’on vienne, et que m ’im porte? A qui persuaderez-vous que je ne sois pas ici de v o tre aveu 3? » D ans Le Coffre et le revenant, S tendhal écrit de Don Blas B ustos, le féroce directeur de la police de G renade : « Le ciel a p u n i sa cru au té en m e tta n t sur sa figure l ’em preinte de son âm e » : il reprend la form ule du m arquis de M... à propos de la M erteuil défigurée p ar la m aladie : « A p ré s e n t son âm e (est) su r sa figure 4 »; form ule qu’il utilise encore dans Lucien Leuwen : a Voyez com m e il est sale, vous avez mis son âme sur sa figure. » L a réponse de M erteuil à l’u ltim atu m de V alm ont : « E h bien! La guerre 5 m est reprise p a r le banquier Leuwen, élu député, e t m écontent d ’une réponse du m inistre des F inances. E nfin le D r Sansfin, ce « D on J u a n bossu », qui fait, à sa m anière, l ’édu cation sentim entale de Lam iel, quand il d it à la jeune fille : « Il ne fa u t jam ais tém oigner de confiance à une fem m e si l’on n ’a en m ains le m oyen de la p u n ir de la m oindre trah iso n », se souvient d ’un principe de la m arquise de M erteuil : si elle fa it confiance à la « fidèle V icto ire » sa femm e de cham bre, c.’est qu’elle tie n t cette fille p ar la connaissance q u ’elle a d ’une faute ancienne ü. 1. 2. 3. 4. 5.
L e D iv an , I , p . 118-119. L e ttr e L X X X V . L e ttr e X C V I. L e ttr e C L X X V . L e ttre C L IIL 6. L e ttre L X X X I.
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I,e 2(> juin 1803, S tendhal compose l’ébauche d ’une étude D u m i artère des fem m es françaises a, plus connue sous le nom de Catéi lutine d'un roué, que lui a donné P a u l A rbelet. S tendhal a v in g t hiim; il vient, après sa brève cam pagne en Italie, de donner sa «émission de sous-lieutenant au 6e dragons; il s’ennuie à Grenoble cl rêve de conquêtes fém inines. F ier de ses prem ières aventures iiiMoureuses, fo rt de son expérience et de celle de ses am is, il a min au point, p o u r posséder les femm es, une m éthode cc à la huswirile » q u ’il nous décrit dans une page de son jo u rn al 2. Son idéal, r ’cHl. Don J u a n , Lovelace, V alm ont. Avec son esprit scientifique, «m qu’il juge tel, il compose son catéchism e, qui n ’est pas u n a rt d ’aim er mais bien p lu tô t u n a rt de conquérir. Son p o stu lat est i pic : aucune femme ne peut résister à une a tta q u e bien menée : n .le puis ap pliquer à l ’a rt d ’avoir une fem m e to u t ce que je sais île l’a rt de gagner une bataille et prendre une ville. » P our appli quer le principe, une seule condition : connaître les femmes. Or, ii lu tra it de caractère dans les femmes est la fausseté ». F ausseté • I ni est cc l’effet nécessaire d’une contradiction entre les désirs de lu n ature e t les sentim ents que, p ar les lois et la décence, les femmes «ont co n train tes d ’affecter », c’est l ’explication mêm e que la Maripiisc donne de l’a ttitu d e des femmes dans la société. I l est bon d ’éveiller la cc curiosité » des femmes car ce la curiosité entre pour beaucoup dans l’am our 3 », n ’est-ce pas là une explication, au moins partielle, de Cécile de Volanges, quand elle se laissera séduire par V alm ont? cc V alm ont le d it : C’est le cœ ur qui nous donne les plus grands plaisirs », V alm ont n ’a jam ais employé tex tu elle m ent cette expression, m ais il est vrai que le héros de Laclos, malgré sa sécheresse, retrouve en présence de la P résidente des plaisirs d ’ém otion dont il ne se croyait plus capable : cc J ’avouerai ma faiblesse; m es yeu x se sont m ouillés de larm es, e t j ’ai senti en moi u n m ouvem ent involontaire, m ais délicieux. J ’ai été étonné •lu plaisir q u ’on éprouve en faisant le bien; et je serais te n té de croire que ce cpie nous appelons les gens v ertu eu x , n ’ont pas ta n t
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q u ’il a faite avec la P résidente : « J ’ai dirigé sa prom enade do m anière qu’il s’est tro u v é u n fossé à fran ch ir; et quoique fort leste, elle est encore plus tim ide : vous jugez bien q u ’une prude crain t de sau ter le fossé. Il a fallu se confier à moi. J ’ai ten u dans m es b ras cette femm e m odeste. » L a stratég ie ne perd jam ais ses droits, et S tendhal n ’oublie jam ais les leçons des rom ans, « nos seuls m aîtres de ce genre ». « P o u r la confection des plans de cam pagne, on p eu t consulter les grands au teu rs. P a r exemple, sur le problèm e : jo u er l’am our auprès d ’une jeune fille sim ple de dix-huit ans, le D anceny des Liaisons; — auprès d ’une dévote de v in g t-h u it ans, le V alm ont d u m êm e; auprès d ’une coquette : É m ire de L a B ruyère, La P rin cesse d'Ê lide de Molière. » S tendhal vieillit Cécile, qui n ’a que quinze ans e t flatte D anceny qui n ’a pas réussi à posséder Cécile; il vieillit de m êm e Mme de Tourvel. Mais on p eu t rem arquer q u ’il place Laclos p arm i les grands auteurs, sur le m êm e p lan que La B ruyère e t Molière. Ces allusions, ces em prunts, s’ils a tte ste n t d ’une bonne connais sance des L iaisons dangereuses, ne tém oignent encore que d ’une im itatio n bien superficielle. L a véritable influence de Laclos sur S tendhal, celle qui s’est exercée en profondeur, est autrem ent caractéristiq u e, et il fa u t la chercher ailleurs : dans la m éthode, dans la m orale e t dans l ’esthétique de l’a u te u r d u Rouge. E t d ’ab o rd la m éthode, et la philosophie qui la com m ande : L ’idéologie, « c’est la philosophie m êm e, en t a n t q u ’elle ré d u it la connaissance de l ’hom m e et de la n a tu re m êm e à ce que l ’on p e u t connaître p a r l’analyse de ses facultés »; telle est la définition la plus générale donnée p a r D e stu tt de T racy 1. C’est lui qui a lancé le m ot cc idéologie » en 1795 à une séance de l’in s titu t. On connaît l ’influence de ce tte philosophie sur la form ation de S tendhal, qui a eu des relations personnelles avec D e stu tt de T racy. Si le m ot est nouveau, il recouvre une réalité déjà ancienne, qui m arque le to u rn a n t du m ouvem ent philosophique en F rance au x v m e siècle. I l ne s’ag it pas de faire ici l’historique de ce m ouvem ent qui com m ence, en gros, avec Bayle e t se continue avec D iderot, l'E n cyclopédie, H elvétius, d ’IIolbach, Condillac, ju sq u ’à Cabanis et T racy ; on p o u rrait aussi étudier l’influence du systèm e sur la lit té ra tu re p ure, et l’accord de la philosophie nouvelle avec les m œ urs. D ’après A ndré M onglond, H elvétius et les penseurs de 1. Éléments d'idéologie, p a ru s de 1801 à 1815.
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i ml école « o n t réd u it en théorie les m œ urs de leur jeunesse, celles «li lu Uégence 1 »; vue rapide (H elvétius, p a r exemple, est né en 17 15!); nous dirions p lu tô t que la philosophie des encyclopédistes, ■tort nensualistes et des idéologues est apparue dans u n m onde et dtins une société to u t prêts à l ’accueillir. Ici, comme ailleurs, il v
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étudiée, en p articu lier p ar Léon Blum dans son ouvrage Stendhal et le beylisme 1. L ’analyse que fa it Léon B lum de la m éthode stendhalienne, cette « m ath ém atiq u e de l ’action » qui doit aboutir au bonheur, p o u rrait m ot pour m ot s’appliquer a u x Liaisons dange reuses 2 : « La m éthode nous enseigne cette clairvoyance im p ar tiale qui perm et d ’apprécier en nous les forces contraires et de dresser le p lan de bataille; elle nous persuadera que l ’énergie d u caractère doit servir les besoins propres de notre bonheur et non s’em ployer au p rofit de conceptions com m unes et to u tes faites. Q uand on a pris clairem ent conscience des exigences essentielles de sa n atu re , q u an d on a concentré vers cc b u t to u te sa volonté agissante, q u an d on a rejeté résolum ent les fau x principes de la m orale cou ran te ou de la religion, les fausses promesses de la société, le b o n h eu r p e u t s’obtenir logiquem ent p a r stades néces saires, comme une dém onstration m athém atique. » Au contenu près d u m ot « bonheur », et c’est peu t-être là une différence essen tielle en tre Laclos e t S tendhal, l ’analyse de B lum p o u rrait fo rt bien résum er la leçon m ajeure des L iaisons dangereuses. E t qu an d H enri D elacroix 3 affirme : cc L’originalité de S tendhal sera donc d ’appliquer à ce dom aine nouveau (celui de l’affectivité) la m éthode idéologique et to u t en resp ectan t la sensibilité passionnée, de l’analyser et de l’expliquer comme u n phénom ène p rim itif », il attrib u e à S tendhal ce qui est en réalité le m érite original de Laclos; la M arquise et le Vicom te qui p ré te n d en t, grâce à leur m éthode idéologique, connaître et dom iner leur affectivité e t celle des autres, so n t bien, comme le d it M alraux : ce les deux prem iers (parm i les héros de rom ans) d o n t les actes soient déterm inés p a r une idéo logie 4. » Les principes directeurs de la m éthode stendhalienne, dès 1802, p eu v en t se résum er ainsi : la philosophie, c’est la connaissance de l’hom m e e t nous ne connaissons rien que p a r les sens; de cette connaissance on doit tire r les règles d ’une action convenable, é ta n t bien en ten d u que l ’hom m e n ’agit que p a r in térê t. Seule l’analyse nous perm et d ’ap p rendre et de juger. Si bien que, pour S tendhal, il n ’existe que deux sciences au m onde : la psychologie, science de connaître les m otifs des actions des hom m es cc pour agir sur eux »; 1. 2. 3. 4.
É tu d e p a ru e d ’a b o rd dans L a R evue de P aris, 1914. P o u r une am orce de com paraison L a d o s-S te n d h a l p a r B lu m , cf. p. 221, 222. L a Psychologie d e Stendhal, À lcan, 1918, Tableau de la littérature française, N . R . F ., 1940.
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lu logique, ou l ’a rt de ne pas se tro m p er en m arch an t vers le bonheur, Ces principes tro u v en t le u r illustration dans l ’œ uvre romanesque de S tendhal aussi bien que dans Les Liaisons dangrreuses. Kt d ’abord, le prem ier p o in t de la m éthode, sur lequel repose tout l’édifice, c’est la connaissance, p a r l’observation, de soi-même ci des autres. E st-il besoin d ’insister sur le goût de l ’analyse chez li- héros stendhalien, goût attesté p ar l ’abondance des monologues intérieurs? Il est plus intéressant de n oter le caractère de cette imalyse : elle n ’est jam ais gratuite, passive, c’est une analyse crilique sur des faits observés, analyse de contrôle sur les actes accom plis 1 ou analyse dynam ique qui prépare l’action. Le régim ent de Lucien Leuwen est envoyé dans u n village de l.orraine pour réprim er un soulèvem ent ouvrier; m algré l’exaltalion du jeu n e hom m e qui m arche au feu pour la prem ière fois, « il s’observait lui-m êm e et se tro u v a it de sang-froid comme à une expérience de chimie à l’école polytechnique 3 », C’est précisém ent dans les m om ents de crise que se révèle de la m anière la plus aiguë lu lucidité critique du héros stendhalien. Le com te Mosca vient de recevoir une le ttre anonym e sur les am ours de Fabrice et de la Snnseverina. Il se laisse aller à to u te sa fureur « e t passe sa soirée ù se prom ener au hasard comme un hom m e hors de lui », cependant nu m om ent mêm e où l’angoisse l ’étreint, jam ais l’atten tio n crilique n ’est en défaut. E t Mosca se livre à une com paraison des plus Mtiitiles entre le charm e de Fabrice cc cet air n aïf et tendre, et cet mil so uriant qui p ro m etten t ta n t de bonheur » et l’im pression toute contraire qu’il doit lui-m êm e faire sur les autres, cc moimême, poursuivi p ar les affaires, ne régnant que p ar m on influence sur un hom m e qui v o u d ra it me to u rn e r en ridicule 3, quels regards dois-je avoir souvent? Ah! quelques soins que je prenne, c’est to u jours m on regard qui doit être vieux en moi! Ma gaieté n ’est-elle pas toujours voisine de l ’ironie !... Je dirai plus : ici il fa u t être sincère; m a gaieté n e laisse-t-elle pas entrevoir, com m e choses toutes proches, le pouvoir absolu e t la m échanceté? ». S’il prend la résolution d ’être te pru d en t », c’est q u ’il se sait cc em porté par l ’excessive douleur ». Aussi renonce-t-il à l ’cc idée atroce » de poignarder F abrice sous les yeux de sa ta n te . A ce tte lucidité 1. Cf. V alm o n t, le ttre X X I I I : « J e me suis aperçu que je 110 m ’y é ta is p as assez observé. y> 2. Lucien Leuwen. X Le P rm co E rn e s t R aiiuce IV .
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analytique au paroxysm e de l’ém otion correspond la lucidité en face de la m o rt : celle de Julien à la veille de son exécution : « On ne connaît p o in t les sources du Nil, se disait Julien, il n ’a point été donné à l ’œil de l’hom m e de voir le roi des fleuves dans l’é ta t de simple ruisseau : ainsi aucun œil hum ain ne v erra Julien faible, d ’abord parce q u ’il ne l ’est pas. Mais j ’ai le cœ ur facile à toucher; la parole la plus com m une, si elle est dite avec un accent vrai, p e u t a tte n d rir m a voix et même faire couler mes larm es. Que de fois les cœurs secs ne m ’ont-ils pas m éprisé p o u r ce défaut! Ils croyaient que je dem andais grâce : voilà ce q u ’il ne fa u t pas souf frir. » Cette analyse qui est à la fois exercice d ’une intelligence toujours présente, m esure de soi-même et m aintien de soi-même, cette analyse qui est vie et affirm ation de la vie au seuil de la m ort ou au sein d ’une douleur m ortelle, c’est ce qui fa it la dignité du héros de S tendhal comme celle du héros de Laclos. Si Valm ont n ’av a it pour b u t que d ’obtenir les faveurs de Mme de Tourvel, le rom an serait bien v ite fini, dès la lettre X X I II, ce serait chose faite; m ais au m om ent où la Présidente, au comble d ’une ém otion to u te nouvelle p o u r elle, est sur le point de céder, V alm ont prend conscience de ce que signifierait pour lui une victoire aussi facile : a Ma tê te s’échauffait, et j ’étais si peu m aître de moi que je fus te n té de pro fiter de ce m om ent. Quelle est donc notre faiblesse, quel est l ’em pire des circonstances, si moi-même, oubliant mes pro jets, j ’ai risqué de perdre, p ar un triom phe prém aturé, le charm e des longs com bats et les détails d ’une pénible défaite; si, séduit p ar un désir de jeune hom m e, j ’ai pensé exposer le vainqueur de M™ de Tourvel à ne recueillir, pour fruit de ses trav a u x , que l ’insi pide avantage d ’avoir eu une femm e de plus! Ah! q u ’elle se rende, m ais qu’elle com batte L... » C’est à l ’épreuve des faits que le héros prend conscience de luimêm e : « A l ’avenir, je ne com pterai que sur les parties de m on caractère que j ’aurai éprouvées », déclare Julien. C ette discipline intellectuelle qui commence p o u r Ju lien dès l’âge de quatorze ans a commencé au mêm e âge pour M erteuil : cc J e n ’avais pas quinze ans, je possédais déjà des talents auxquels la plus grande p artie de nos politiques doivent leur ré p u ta tio n et je ne m e trouvais encore q u ’aux prem iers élém ents de la science que je voulais acqué rir 2. » « ... D escendue dans m on cœ ur, déclare la M arquise dans la 1. L e ttre X X I II . 2. L e ttre L X X X 1.
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infime lettre, j ’y ai étudié celui des au tres », c’est là, en effet, 1‘impoct com plém entaire de la psychologie. « J e suis dans les Mil figues du m onde ju sq u ’au cou, et je vois de quel im m ense avanliigc sont dans la conduite de la vie la connaissance approfondie et nii^onnée de l’hom m e e t de ses passions. T u n ’as pas idée de la (m ilité que ça donne », écrit S tendhal à sa sœ u r le 14 février 1805. Il lui av ait dem andé au p a rav a n t de lui envoyer « trois ou q u atre nm ictères peints p a r les faits » e t de les « raco n ter exactem ent », «IVn « tire r ensuite les conséquences ». « Cette m éthode se nom m e iinalyse, c’est la bonne. » L a connaissance des autres v a se déve lopper d ’après les m êm es règles que la connaissance de soi-même. Ouand Lam iel v e u t connaître les lim ites exactes de l ’am our ipi’éprouve pour elle le jeune duc de Miossens, elle couvre une de mw joues de v ert de houx, sim ulant ainsi une m aladie de peau, et lui présente ce tte joue hideuse à baiser. Sans cesse le héros stend Italien m et les autres à l ’épreuve e t juge leur com portem ent : n l ,os yeux de L am iel étaient superbes d ’esprit et de clairvoyance lundis que renferm ée dans une im m obilité parfaite elle observait du h au t de son caractère ce jeune duc si élégant. » C ette im passi bilité physique qui contraste avec une intense activité intellectuelle cl qui est aussi u n des ato u ts de Ju lien 1 a été analysée p a r la m ar quise dans sa fam euse lettre L X X X I. L ’observation des autres doit se conduire avec une objectivité to u te scientifique, e t il n ’est pas éto n n an t d ’entendre Lucien Leuw en, ancien élève de l ’Ecole Polytechnique, e t qui a m is à pro fit les leçons de Cuvier, déclarer : « Je devrais les étudier (les hom m es) com m e on étudie l’histoire naturelle. » Dès sa prem ière entrevue avec Mme de R énal, et m al gré le trouble q u ’il éprouve, Ju lien ne cesse de l ’observer; cette attitu d e qui con traste tellem ent avec le n atu re l et la spontanéité de la jeu n e fem m e, il n e l ’abandonnera jam ais to u t au long de sa liaison avec elle; elle sera pour lui u n cham p d ’expériences qui lui p erm ettra de s’aguerrir et de séduire M athilde, conquête infini m e n t plus difficile. C’est cette observation incessante, cette luci dité toujours en éveil qui l ’em pêche de se livrer e t qui dresse comme une barrière visible entre les au tres et lui. Elle existe aussi, cette barrière, isolant M erteuil et V alm ont de leur entourage, mais leur aisance supérieure, leur m aîtrise absolue, l ’escam otent. 1. « Vous avez n atu rellem en t c e tte m ine froide e t à mille lieues de la sensation préxm tv q u e nous cherchons t a n t à nous donner », lu i d ise n t K orasoff e t ses am is. D e mémo M m0 de M erteuil après la c a ta stro p h e « a conservé l’air de ne rien voir e t de ne rien en ten d re » (le ttre C L X X III), e t encore (le ttre L X X X I) : « J ’ob tin s dès lo rs de p rendre à v o lo n té ce regard d is tra it que depuis vous avez loué si souvent. »
P o u r être un D on Ju a n , d ’ailleurs, il fa u t selon S tendhal « être u n hom m e de cœ ur, e t posséder cet esprit v if et n et qui fait voir clair dans les m otifs des actions des hommes 1. » Le D on Ju a n de S tendhal c’est celui qui connaît « le grand a rt de savoir juger et saisir les m om ents de faiblesse » q u ’éprouveut « mêm e les femmes vertueuses 2 ». C’est u n psychologue et un tacticien de l’école de V alm ont. L ’épisode où cette faculté d ’auto-observation a tte in t chez S ten dhal son p o in t extrêm e de vraisem blance et où l’héroïne devient presque m onstrueuse à force de tension intellectuelle et de d é ta chem ent affectif, c’est celui où Lam iel se fait enseigner l ’am our p a r u n p aysan q u ’elle a payé dix francs pour ce tte leçon : « Il n ’y a rien d ’au tre ? d it Lam iel après l ’am our. — Non pas, répon d it Jean . — A s-tu eu déjà beaucoup de m aîtresses? — J ’en ai en trois. — E t il n ’y a rien d ’au tre ? -— N on, pas que je sache... » « Quoi, l ’am our, ce n ’est que ça », se disait Lam iel. Où Stendhal a-t-il pris l ’idée de cette a ttitu d e extraordinaire, très conforme d ’aillcurs au caractère de son héroïne? Dans Les Liaisons dan gereuses, M erteuil raconte sa n u it de noces où elle est arrivée vierge : « C ette prem ière u u it do n t on se fait pour l'ordinaire une idée si cruelle ois si douce ne m e présentait q u ’une occasion d ’expé rience : douleur e t plaisir, j ’observais to u t exactem ent et ne voyais dans ces diverses sensations que des faits à recueillir e t à m édi te r 3. » A u reste Lam iel, comme la M arquise, av a it d ’abord essayé d ’obtenir des précisions sur l ’am our p ar la confession! De totiH les personnages de S tendhal, Lam iel, dans un m ilieu et à une époque très différents, est celui qui se rapproche le plus de M1110 de M erteud, et su rto u t p ar leur aspect viril, p a r cette indépendance, p a r cette h au teu r de caractère d ’un être qui ne com pte que sur ses propres forces. Lam iel que les paysans de son village ont appelée dès son enfance « la fille du diable » et dont le D r Sanslin rem arque avec étonnem ent « la clarté et la vigueur d ’esprit i>, Lam iel cette enfant précoce est dom inée p a r une curiosité raisonnée. Adolescente, si son esprit se fixe sur l ’am our, ce n ’est ni p ar sensualité ni p a r sentim entalité : « ses pensées n ’étaient point tendres, elles n ’étaient que de curiosité ». Au re to u r d ’une pro m enade, elle se laisse fort paisiblem ent em brasser p ar u n jeune hom m e ivre, puis le repousse avec force : « Quoi, n ’est-ce que ça, se dit-elle, il a la peau douce, il n ’a pas la barbe dure comme 1. Les Cenci. 2. Journal d*Italie, 1er frim aire 1801. 3. L e ttre L X X X I.
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mon oncle d o n t les baisers m ’écorchent. Mais le lendem ain sa curiosité re p rit le raisonnem ent sur le peu de plaisir q u ’il y a à être em brassée p a r un jeune hom m e. » Curiosité, raisonnem ent, le rapprochem ent des deux m ots est significatif. L a curiosité qui est « l’unique et dévorante passion » de Lam iel n ’a rien d ’enfantin ni de fém inin : elle est to u te scientifique; Lam iel l ’cxcrcc en en to mologiste, car les autres et le m onde ne sont pour elle q u ’objets d ’étude. L ’observation rigoureuse m et à la disposition du raison nem ent une collection de faits, et jam ais le sentim ent ne v ien t ternir la lim pidité de l’analyse objective. D ans la litté ra tu re fra n çaise, M erteuil seule présente ces caractères. L a M arquise née e t élevée dans u n m ilieu b rillan t, n atu rellem en t intelligente et d ’une intelligence supérieure, est arrivée, p a r elle-même, à découvrir et à dégager les règles de sa m éthode. E n fa n t trouvée, adoptée p a r des gens frustes, tim orés et bigots, L am iel a eu la chance d ’être rem arquée p a r le D r Sansfin; c’est lui qui lui révèle la supériorité et la nécessité de la réflexion : cc Vous ne devez pas croire ce cjue je vous dis. Appliquez-m oi la règle que je vous explique, cpii sait si je n ’ai p o in t quelque in térê t à vous trom per... P eu t-être que to u t ce que je vous dis est m ensonge, ne m ’en croyez pas aveu glém ent, m ais observez si p a r hasard ce que je vous dis ne serait point une vérité. » S tendhal a repris ici le thèm e de l’ini tiateu r dém oniaque, si souvent exploité p a r Balzac e t do n t l’idée première rem o n te aux L iaisons dangereuses. Lam iel est une fille saine; le m al do n t souffre O ctave de Malivert, — u n cas pathologique — , ne l’empêche pas d ’exercer, comme les au tres héros de S tendhal, ses facultés critiques. Il a d ’ailleurs, comme Lucien Leuw en et comme F édor de Miossens, reçu une form ation scientifique à l’EeoIe P olytechnique, et la lecture m édi tée des au teu rs du x v m e siècle a fortifié en lui les tendances au raisonnem ent, cc E n cherchant à m ieux connaître les vérités de la religion, O ctave a v a it été conduit à l’étude des écrivains qui, depuis deux siècles, on t essayé d’expliquer com m ent l ’hom m e pense et com m ent il v eu t, et ses idées étaien t bien changées. » Aussi peut-il dire à sa mère étonnée : cc Je ne puis me refuser à croire v rai ce qui me semble te l : un Ê tre to u t-p u issan t et bon pourrait-il me p u n ir d ’ajo u ter foi au x rap p o rts des organes que lui-même m ’a donnés. » On retrouve dans ces m ots la m arque philosophique de l ’abbé de Condillac. C’est cet excrcicc du jugem ent chez O ctave, comme chez Ju lien Sorel, qui b ride la spontanéité : cc Jam ais d ’étourderie chez lui, si ce n ’est quelquefois dans ses conversations avec A rm ance... On 117
ne po u v ait lui reprocher de la fausseté; il e û t dédaigné de m entir, m ais jam ais il n ’allait directem ent à son b u t. » P o u r Ju lien aussi cc le m onde est une p artie d ’éehecs » : le vainqueur c’est celui qui garde la tê te froide, calcule bien tous les coups, e t m ène le je u avec un détachem ent to ta l de ce qui n ’est pas intelligence pure x. Q u and Ju lie n s’est laissé aller à la colère, il n ’incrim ine ni son tem p éram en t ni les circonstances : il a failli à l’intelligence, et c’est au raisonnem ent q u ’il dem ande une leçon : « Il n ’y a q u ’un sot, se dit-il, qui soit en colère contre les antres. Une pierre tom be parce qu'elle est pesante. Serai-je to u jo u rs un en fan t? » Au m oraliste classique qui affirme : a Les grandes pensées v iennent du cœ ur », le m arquis de la Môle répond : cc Comprenez donc que toujours on en appelle à son cœ ur qu an d on a fa it quelque sot tise. » S ’il s’ag it de séduire, Julien, pas plus que V alm ont ou M erteuil, ne com pte sur ses avantages physiques, sur l'a ttira n c e q u ’il exerce. Poux l ’un com m e pour les autres, c’est affaire de m éthode. M athilde de la Môle, c’est d ’abord p o u r Ju lien l ’ad v er saire : « D ans la b ataille qui se prépare, l’orgueil de la naissance sera comme une colline élevée form ant position m ilitaire entre elle et m oi, c’est là-dessus q u ’il fa u t m anœ uvrer. » Rem plaçons « l'orgueil de la naissance » p a r la dévotion et. la « v e rtu » et nous avons V alm ont en face de la P résidente. A chaque m ouve m en t de l’ennem i correspond une m anœ uvre appropriée : « L ’en nem i fa it u n faux m ouvem ent, moi je vais faire donner la froideur et la v ertu ». Ju lien comme V alm ont v eu t élim iner le « hasard », 1’ « inspiration du m om ent » qui risque de les entraîner et de leur faire perdre le contrôle de l’événem ent. Dès le déb u t du siège de Mme de T ourvel, V alm ont écrit : cc Je n ’ose rien donner au hasard... J e suis sû r que vous adm ireriez m a prudence; » c’est un des leitm otive des Liaisons dangereuses, et nous aurons à y revenir. L ’exercice raisonné du jugem ent est presque toujours dirigé vern l ’action, toujours actif. C onnaître n ’est pas une fin en soi, m ais le m oyen d ’agir su r les au tres et de les faire agir. D ans la le ttre V, nous voyons la M arquise jouer sur q u a tre ta b le a u x à la fois : il fa u t am ener V alm ont à séduire Cécile, le détacher de Mme de T ourvel, suivre avec a tte n tio n le flirt de D anceny et de Cécile, considéré comme un galop d ’essai, enfin préparer sa ru p tu re aveo son am an t le chevalier. L ’analyse donc n ’arrête pas l ’action m ais 1. Com bien de fois c e tte im age du jeu d ’écliecs n ’a-t-elle pas été em ployée à propnn des Liaisons!
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aii contraire la prépare e t la com m ande; c’est peut-être une des ningularités des héros de Laclos e t de S tendhal; en général, l’hom m e uj'it et l’action bouche la représentation; l’action se greffe sur l'action su iv an t u n ry th m e irrégulier, su iv an t l ’inspiration du moment : l ’im agination est contem poraine de l’action. Chez le héros de Laclos comme chez celui de S tendhal, c’est l’analyse de l'idée qui com m ande les détads de l’action; celle-ci suit le déve loppem ent norm al de l ’analyse. L’im agination est alors contem poniine de ce tte analyse d ’où va sortir une action prévue et concertée, ni hien que l'intelligence est constam m ent présente à l’action p a r une sorte d ’in tu itio n dram atique. L a Sanseverina « âme active », K toujours agissante, jam ais oisive », critique les faits pour p ré parer ses attaq u e s; m ais, créature riche, com plexe e t p a r consé quent très v iv an te, elle n ’a pas la « patience » ou 1’ « im p a ssi bilité » nécessaires pour réussir com plètem ent dans ses intrigues. Le D r Sansfin, plus froidem ent cynique, prépare ses plans avec I il us de m éthode. Il v eu t se faire aim er de Lam iel qui a dix-sept mis et la déniaiser; pour s’im poser, pour « se donner les prém ices du cœ ur de cette jeune fille », il prolonge volontairem ent la m ala die de Lam iel, ü l’am use p a r ses paradoxes e t se livre mêm e à « plusieurs expériences sur elle pour s’em parer de son esprit av a n t île posséder son corps ». On voit de mêm e Mme de M erteuil se livrer à des expériences sur Cécile, pour connaître les points faibles que p e u t offrir la jeune fille. C’est dans l ’action en effet — non dans la contem plation ou la m éditation — que le destin du héros stendhalien se dessine, — du moins ju s q u ’à la prison, ju sq u ’à la C hartreuse. Julien, à quatorze mis, voit, p a r l ’exem ple du juge de paix, ju sq u ’alors libéral, mais co n train t de se m ettre aux ordres d u « bon p a rti », le triom phe du grand vicaire. Il tire im m édiatem ent de cette constatation une h‘<;on de vie : et Ju lien cessa de parler de Napoléon, il annonça le p ro jet de se faire prêtre. » L ’action finit p a r com porter sa jusi i (ication en elle-même, elle est le signe d ’une grande âme : « Quelle est la grande action qui ne soit pas u n extrême au m om ent où on l’entrep ren d ? C’est quand elle est accomplie q u ’elle semble pos sible aux êtres d u com m un. » P o u r être efficace, l ’action doit être menée dans une sorte de dédoublem ent psychologique : l’acteu r doit être en mêm e tem ps spectateur, ce qui im plique un détache m ent intellectuel, une insensibilité du personnage. A ttitu d e qui est bien celle de V alm ont ou de M erteuil e t à laquelle s’essaient 1rs héros de S tendhal, m ais sans y parv en ir com plètem ent; S ten dhal s’en ren d bien com pte p u isq u ’il critique les défaillances de 119
ses personnages; quand Julien, in v ité chez Valenod, s’ém eut du sort des prisonniers, « J ’avoue, dit S tendhal, que la faiblesse dont Ju lien fait preuve dans ce m onologue me donne une pauvre opi nion de lui. Il serait digne d ’être le collègue de ces conspirateurs en gants jaunes qui p ré te n d en t changer to u te la m anière d ’être d ’u n grand pays et ne veulent pas avoir à se reprocher la plus p etite égratignure. » Ju lie n s’efforce cependant d ’échapper à ce reproche et d ’étouffer to u te m anifestation de sensibilité : il n ’éprouve aucune affection pour les enfants de Mme de R énal : « Les enfants l’ado raien t, lui, ne les aim ait pas. » Aim e-t-il v raim en t Mme de R énal? Il l ’oublie allègrem ent dès q u ’il rencontre, à Besançon,  m anda B inet. L a conquête de Mme de R énal est une épreuve q u ’il s’im pose; il ne se donne jam ais, to u t en exigeant d ’elle le don to tal, corps et âme. Au début de sa liaison avec M athilde, le cœ ur de Ju lien est si peu intéressé que, pour donner le change à la jeune fille, il lui récite plusieurs des plus belles phrases de La Nouvelle Héloïse, procédé q u ’il av a it déjà em ployé pour éblouir la caissière du café de B esançon. R ousseau aura ainsi fourni aux plus froids séducteurs to u t un arsenal d ’argum ents irrésistibles! Laclos s’en indigne, — la bonne âm e — : « Ce M. de V alm ont, écrit-il en note à la lettre C, p a ra ît aim er à citer J .- J . R ousseau, et toujours en le p ro fan an t p ar l ’abus q u ’il en fait. » L a froideur de Julien n ’est en réalité q u ’u n m asque : c’est u n anxieux toujours te n d u — et au fond un ten d re comme Stendhal. L ’adm irable fin du rom an laissera m o n ter du fond de l’être e t s’épanouir l ’âme authentique, dans la sérénité et la spontanéité, et cette paix lum ineuse dans les jours qui précèdent la m ort, le co n traste q u ’elle forme avec l’im passibilité sculpturale que Ju lien s’est imposée to u t au long de son aven tu re, est une des plus grandes beautés de l ’œ uvre. C’est la revanche de W erther et de S aint-P reux sur V alm ont, mais débarrassés de leur em phase et de leurs facilités. Lam iel ne connaît pas de ces m om ents de rém ission : « Le ciel lui avait donné une âm e ferm e, m oqueuse, et peu susceptible d ’un sentim ent tendre. » Elle partage avec Mme G randet, Mme d ’Hocquincourt, un même dédain de l ’am our passionné : « Vous me plaisez, dit-elle au jeune d ’Aubigné, m ais à condition de ne me jam ais parler le langage de la passion, » « L ’am our m êm e, dans ce q u ’il a de plus réel » ne sem blait à Mme G randet « q u ’une corvée, q u ’un ennui ». a Vous n ’êtes pas assez bête, déclare Mme d ’Hoequineourt à Lucien, pour devenir am oureux! Grands dieux! peut-on voir rien de plus ennuyeux que l’am our. » De m êm e la M arquise écrit à Valm ont :
ili- la jeunesse, vous en re n d ra bien tô t aussi les ridicules préjugés; déjà vous voilà tim ide et esclave : a u ta n t v a u d ra it être am ou reux 1. » F abrice lui aussi a connu ce détachem ent, cc m algré son Age, on p o u v ait dire de lui q u ’il ne connaissait p oint l ’am our... rien ne l ’em pêchait d ’agir avec le plus b eau sang-froid », ju sq u ’au jour où il rencontre Clélia Conti. D ans sa prison, tous les p ro blèmes de F abrice se cristallisent au to u r d ’une question unique : « M’aim e-t-elle? » Avec Clélia Conti, nous entrerions dans le ch a pitre des victim es c’est-à-dire les héros ou les héroïnes purem ent sensibles : Mm0 de R énal, Mme de Chasteller, l’abbé Clém ent, \fme B oissaux. P o u r Mme de R énal, pour Clélia comme pour Mme de Tourvel, la ren co n tre de Julien, de Fabrice, de V alm ont, c’est la découverte de l ’am our; m algré les obstacles de la religion, les interdits de la m orale, la certitu d e q u ’elles on t du caractère fa ta l de leur passion, elles s’y aban d o n n en t finalem ent avec cette luci dité douloureuse qui est celle de P hèdre. E t Clélia retro u v e les accents de Mme de T ourvel : « T u me perdras, je le sais, te l est mon destin. » « C’est pour lui que je me suis perdue, écrit Mine de Tourvel à Mme de Rosem onde; ta n t que m a vie sera nécessaire à «on bonheur, elle m e sera précieuse et je la trouverai fortunée. Si quelque jo u r il en juge au trem en t, ...il n ’entendra de m a p a rt ni plainte ni reproche. J ’ai déjà osé fixer mes yeux sur ce m om ent fatal et m on p a rti est pris a. » T o u t com pte fait, la P résidente n ’a-t-elle pas eu bien de la chance en re n co n tran t V alm ont? Tel est du moins l ’avis de S ten dhal qui, loin de la plaindre, estim e que, dans son aventure avec Valmont, c’est elle qui a eu la bonne p a rt, cc Le com te de V alm ont se tro u v e à m in u it dans la cham bre à coucher d ’une jolie fem m e, cela lui arrive to u tes les sem aines, et à elle peu t-être une fois tous les deux ans; la ra reté et la p udeur doivent donc p rép arer aux femmes des plaisirs infinim ent plus vifs », écrit Stendhal dans l)e Vamour, et il ajoute en note : cc C’est l’histoire du tem p éram en t m élancolique com paré au tem péram ent sanguin. Voyez une femm e vertueuse, m êm e de la v e rtu m ercantile de certains dévots (verI ueuse m o y en n an t récom pense centuple dans u n paradis) et un roué de q u aran te ans blasé. Quoique le V alm ont des Liaisons dan gereuses n ’en soit pas encore là, la présidente de Tourvel est plus heureuse que lui to u t le long du livre; et, si l ’au teu r qui av a it ta n t d ’esprit, en eût eu davantage, telle eût été la m oralité de ]. L e ttre X . 2. L e ttre C X X V III.
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son ingénieux rom an 1. » Q uant aux scrupules religieux de Mme
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Le prem ier article de l'éth iq u e stendhalieune, c’est donc l ’abhciicc de critère a priori; il s’ensuit fatalem en t l'opposition à tous li-H dogmes, ceux des religions en particulier. Le héros de S tendhal |irofesse en m atière religieuse la mêm e indifférence ironique que Merteuil ou V alm ont, m ais il est bien forcé, puisque le te Noir » ii rem placé le cc Rouge », de cc faire sem blant »; les personnages de I .nclos ont les coudées plus franches, c’était av an t 1’ cc ordre m oral », m a is leu r insolence v a si loin que le cc v ertu eu x » a u teu r est co ntraint de glisser cette note à la le ttre L I : ce Le lecteur a dû deviner depuis longtem ps p ar les moeurs de Mrae de M erteuil com bien peu elle resp ectait la religion; on a u ra it supprim é to u t cet alinéa, m ais on a cru q u ’en m o n tra n t les effets, on ne dev ait pas négliger d ’en faire connaître les causes. » ce C’est u n républicain qui parle » : les b as de pages de Lucien Leuwen, dans la prem ière partie du rom an, so n t régulièrem ent décorés de cette form ule, et l’au teu r ajo u te m êm e : ce Le héros est fou, m ais il se corrigera! » ha Sanseverina qui u n it très bien la p iété à Pam oralism e le plus p arfait — elle est Italienne! — elle qui n ’hésitera pas à faire assas siner le due de Parme; uniquem ent parce qu’il l’a hum iliée, donne ces conseils à F abrice au m om ent où il la q u itte pour le sém inaire de N aples : cc Crois ou ne crois pas à ce q u ’on t ’enseigne, m ais ne fais jam ais aucune objection. F igure-toi q u ’on t ’enseigne les règles ilu jeu de w hist; est-ce que tu ferais des objections au x règles du w hist? » Jo u e r le je u de la religion ou des conventions sociales, s’en servir com m e d’un m oyen pour dom iner, c’est l’apanage de l’individu v rai : Ju lien, M erteuil. E t si Lam iel est assez forte pour dédaigner de jo u er le jeu, elle n ’en a pas m oins en face des règles morales la mêm e défiance : et Le prem ier sentim ent de Lam iel à l’égard d ’une v e rtu é ta it de la croire une hypocrisie. » S ur quoi, dès lo rst se fonder pour assurer son bonheur? Sur la notion de l’u tile, m ais considérée d ’un p o in t de vue égoïste. Helvétius le d it : cc L a douleur et le plaisir sont les seuls ressorts de l’univers m oral, e t le sentim ent de l ’am our de soi est la seule base su r laquelle on puisse je te r les fondem ents d ’une m orale utile. » Nous sommes bien loin des obligations et des im pératifs catégo riques. S tendhal a reten u la leçon : il écrit à sa sœ ur le 8 février 1803 ; te T o u t hom m e regarde les actions d ’u n au tre hom m e comme vertueuses, vicieuses ou perm ises selon q u ’elles lui sont utiles, nuisibles ou indifférentes; cette vérité m orale est générale et sans exception. Le jugem ent m oral varie donc en fonction des circonstances et to u jours p a r ra p p o rt à l ’in térê t personnel. » Plus ta rd , en 1820, il écrit au baron de M areste dans le m êm e sens : 123
« H elvétius a en p arfaitem en t raison lorsqu’il a établi que le prin cipe d ’u tilité ou l’in té rê t é ta it le guide unique de totites les action» de l’hom m e. » C’est en lisant B entham , Bayle, H elvétius <'l « au tres m auvais livres » q u ’O ctave de M alivert a form é sa pennet» et la m arquise de B onnivct v e u t « l’arracher à cette aride |diil<> sophie de l’utile », qui a présidé à l’éducation de la m arquise «le M erteuil : « Croyez-moi, on acquiert rarem en t les qualités do n t on p e u t se passer l. » La notion d’efficacité com m ande la m orale : « Qui v e u t la lin v eu t les m oyens », déclare Ju lien , mêm e s'il adoucit cette form ule classique p a r le com m entaire qui suit : « Ml si, au lieu d ’être un atom e, j ’avais quelque pouvoir, je ferais pondre trois hom m es p o u r sauver la vie à quatre. » E t de su rcro ît, c’eut p a r l’u tile que l ’hom m e arrive au plaisir; m ais l’idée de bonheur selon S ten d h al a évolué et, en définitive, elle prend une form e t rou opposée à la conception de Laclos d ’après Les Liaisons dange reuses. D ans la m êm e le ttre au baron de M areste, S tendhal ajoute en p a rla n t d ’H elvétius : « Mais il a v a it l ’âme froide, il n ’a connu n i l ’am our, n i l ’am itié, ni les autres passions vives qui créent don in térêts n o u v eau x et singuliers. » C’est encore ici l ’influence de L a Nouvelle Héloïse qui re p ara ît. Le bonheur n ’est plus le résultat logique « d ’une dém arche concertée de la pensée » m ais « une extase poétique et presque m ystique du cœ ur 2 ». Com m ent ces ten d an ces opposées peuvent-elles coexister? C’est a le secret de S tendhal », et ce n ’est pas n otre affaire de le percer. E n to u t cas, quelle que soit la form e du bonheur, v ariab le selon les individus, il s’agit finalem ent de to u t ram ener à soi, c’est le propre m êm e de l’égotism e. « Je ne suis pas de ceux qui, en v o y an t venir une pluie d ’orage p a r u n jo u r d ’été, pensent aux m oissons ravagées, aux paysans ruinés et se désolent; je suis de ceux qui pensent : T a n t m ieux, le tem ps sera rafraîchi, et il fera bon respirer; j ’aim e l’air balayé p a r la pluie. Je ne com pte que sur m on plaisir; j ’accepte m on être; je suis l’É goïste, je suis Moi. » Le com te Mosca a adopté la même a ttitu d e : « Le com te n ’av ait pas de v e rtu ; l ’on p eu t m êm e ajouter que ce que les lib éraux entendent p a r v e rtu (chercher le bonheur du plus grand nom bre) lui sem blait une duperie; il se croyait obligé de chercher a v a n t to u t le bonheur du com te M osca delle Rovere. » Si ce bonheur, p ar exem ple, exige le m ariage de sa m aîtresse G in a avec le vieux duc De Sanseverina Taxis, le com te n ’hésite pas. La 1. L e ttre L X X X I. 2. L éon B lu m , op. cit.
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Sanseverina p o u rta n t, après l’arrestatiou de Fabrice, juge sévère ment son a m an t : « Le pauvre hom m e! Il n ’est pas m écb an t, au contraire, il n ’est que faible. C ette âme vulgaire n ’est point a la hauteur des nôtres. » (Jue m anque-t-il donc à ce diplom ate si avisé pour être à la baul r u r des véritables héros? C’est to u t sim plem ent l ’énergie dans sa forme la plus élevée. Cette énergie stendhalieune, qui ne vise ni I intérêt vulgaire, ni les simples satisfactions d ’am our-propre ou do v anité, est la force dynam ique qui pousse l’individu à in v en ter Mil destinée, dans la fidélité passionnée, et to u jo u rs plus au th en ln|uc, à soi-même; c’est l ’élan de la personnalité chez ceux qui ont assez de force de caractère pour l ’affirmer envers e t contre to u t. Kilo est volonté de puissance m ais elle surm onte l’égoïsme p u r il uns la m esure où, se dépassant soi-même, l’être to u t entier se tend vers la réalisation des fins q u ’il s’est créées. On a fa it grief à Laclos de la disproportion entre la cause qui i!éclenche les im placables m anœ uvres de la M arquise e t leurs effets : lu trahison de G ercourt n ’est rien en elle-même pour uue fem m e •pii ne l’aim ait pas, et cependant Mmo de M erteuil v a se lancer et lancer les au tres dans des actions do n t la fin sera dram atique. Le d é s i r de vengeance n ’explique pas to u t, et mêm e ce n ’est q u ’un impact m ineur. Mmo de M erteuil hum iliée non pas d ev a n t les uulros, puisque sa liaison avec G ercourt est restée secrète, m ais devant elle-même, voit dans cet é ta t comme une dim inution ou une détérioration de son être idéal; m ais su rto u t la réalisation de cette vengeance lui offre un cham p d ’action où son énergie va pouvoir se déployer, et où dans l’ivresse de l ’acte, les mobiles purem ent intéressés v o n t finir p ar disparaître. L am iel a appris du 1>r S ans lin q u ’il fa u t « écouter la voix de la n atu re et sirivre tous ■1eh caprices », que l’âme est « fortifiée p ar le plaisir ». Les vues du l>mi J u a n bossu ont été ici un peu courtes: : « Il é ta it évident que le liliertinage ou ce q u ’on appelle le « plaisir » dans ce m onde-là cl ailleurs n ’av ait aucun charm e pour elle... » Le plaisir « n ’é ta it iien pour elle ». A m our-vanité, a-t-on d it à propos de L am iel; en r é a l i t é , v o l o n t é de puissance. Avec les hom m es q u ’elle n ’aime pas, elle joue de Paî tra it sexuel q u ’elle exerce sur eux; c’est elle qui a d r e s s é le plan de sa fugue avec le jeune duc de Miossens; elle lui <) i e i e s e s conditions : « Vous ne m ’em brasserez jam ais que q u an d p- vous l'ordonnerai. Mes p aren ts m ’ennuient avec des sermons m l i a i s , c l c'est pour me m oquer d ’eux que je m e donne à vous, je ne v o u s a i m e pas, vous n ’avez pas l’air vrai e t naturel. » Elle ne n l i i l elle-même cet a ttra it sexuel que d ev an t un b au d it do n t
l’audace, le caractère, la ren d en t « folle d ’am our ». A ce m om entlà, elle ira ju sq u ’à incendier le Palais de Ju stice pour venger son am an t. C ette ad m iration pour le crime et le crim inel, Lam iel l’a d ’abord puisée dans la lecture clandestine de L'H istoire du grand M andrin et dans celle de C artouche. Sansfin a développé ce goût en faisan t connaître à Lamiel la Gazette des tribunaux. « Les crimes l ’in téressaient, elle é ta it sensible à la ferm eté d ’âm e déployée p ar certains scélérats. » Les sœ urs stendhaliennes de Lam iel, q u ’il s’agisse de V anina V anini, d ’A rm ance de Zohiloff, de M ina de Vanghel, m algré leur culte de l ’énergie, paraissent bien pâles auprès d ’elle. Seule, M athilde de la Môle p o u rrait lui être com parée. Q uand M athilde se doime à j ulien, su rm o n tan t les habitudes de l ’éducation, les p ré jugés sociaux, l ’orgueil de caste, — si fort chez elle — , elle accom p lit u n geste aussi inouï que celui de Lam iel se d o n n an t à V albayre. « Prenez bien garde à ce jeune hom m e qui a ta n t d ’énergie... Si la R évolution recom m ence, il nous fera tous guillotiner. » C ette mise en garde de son frère ne p eu t qu’exciter l’in té rê t de M athilde, dont la pensée est sans cesse tran sp o rtée dans le m onde héroïque, — ou q u ’elle im agine te l — de son grand ancêtre Boniface de la Môle. E lle p artag e l’opinion d ’A ltam ira : « Il n ’y a plus de passions véri tables au x ix e siècle; c’est pour cela que l ’on s’ennuie t a n t en F rance. On fa it les plus grandes cruautés, m ais sans cruauté. » M athilde, comme S tendhal, a la nostalgie des époques de crise, qui favorisent l’éclatem ent des passions, m ais des passions dirigées et canalisées p a r une volonté, — l’Italie du Moyen Age, la F ronde, la R évolution. C’est parce qu’elle a reconnu chez Julien une âme sœ ur de la sienne, par-delà les différences sociales, que M athilde décide de l ’aim er : a Tous les jo u rs elle se félicitait du p a rti q u ’elle av a it pris de se donner une grande passion. Cet am usem ent a bien des dangers, pensait-elle, ta n t m ieux. » Elle l’aim e à sa m anière, sèche, ten d u e, h au tain e, m ais ardente aussi. Au m om ent du procès de Ju lien e t de sa condam nation, M athilde a tte in t le som m et de cet am our cérébral, comme dans le mêm e m om ent Mme de Rénal arrive au som m et de l ’am our passion. P o u r Ju lien com m e pour M athilde, la seule qualité auth en tiq u e de l ’âm e, c’est l ’énergie, « cette énergie sublim e qui fa it faire des choses extraordinaires ». Mais elle doit se m anifester même dans des détails en apparence insi gnifiants. Si Ju lien tom be de cheval en re v en an t d u bois de Boulogne, le lendem ain, en présence du com te N orbert, il prend « le grand tro t » au m ilieu des voitures de la place Louis X V , en dépit du danger. Cette exigence toujours en éveil fait de sa vie une 126
i'n|n'vc de ('ourse d ’obstacles : les difficultés du parcours doivent se juivirnier dans un ordre croissant. Si Ju lien prend uu soir la m ain •le Mmc de R énal, le lendem ain, il fera le m êm e geste en présence il n mari : « Ne serait-ce pas, se dit-il, une façon de se mocpier de i i l être si com blé de tous les avantages de la fortune que de prendre poMHisusion de la m ain de sa fem m e, précisém ent en sa présence? » !>i même, q u an d V alm ont décide de séduire la présidente de Tourvel, ce n ’est pas cc pour jo u ir de Finsipide avantage d ’avoir eu uni- femme de plus 1 », la science du séducteur va aborder des uliiiiacles inconnus : la dévotion, l ’am our conjugal, des principes minières. Voilà pourquoi il présente à la M arquise son p ro jet nomme cc le plus grand... cpi’il ait jam ais form é ». Julien, V alm ont. Dans ce thèm e de la séduction, considérée comme u n aspect de la volonté de puissance, une différence appai.iii d ’abord : la séduction pour V alm ont est l’activ ité essentielle. Mlle procède d ’u n rationalism e éthique qui a son b u t en lui-m êm e ci qui, à la lim ite, te n d vers l ’absurde. Julien, lui, fils d ’un pauvre charpentier, m ène la séduction de MmB de R énal, puis celle de Mnl.liiide, com m e un m oyen de se hisser à un niveau social supéiicur ou p o u r to u t dire, comme u n m oyen de parvenir. P o u r Valiimnt, la conquête d ’une femm e est une m anifestation en quelque iu rte g ratu ite de sa puissance intellectuelle, pour Julien c’cst aussi une victoire sociale, bien q u ’il soit très différent des arrivistes b ru I(lux de L a Comédie humaine. Mais, chez Ju lien comme chez V al m ont, la séduction s’exerce su iv an t les m êm es norm es : elle n ’est c(>mmandée n i p ar l ’am our ni m êm e p ar le désir. La décision iniliale est p u rem en t volontaire et cérébrale; le corps n ’y est pour i (eu. Il p o u rra bien p a r la suite se m anifester une ém otion sensuelle : Valm ont ne reste pas insensible aux grâces de la P résidente; les i liarmes de Mme de R énal laisseront, il est vrai, Julien plus froid 2. IVlais chez l ’un comme chez l ’au tre, l ’intelligence agissante précède ri com m ande l ’affectivité, car s’il y a au d ép a rt dissociation entre la séduction e t l ’am our, Ju lien Sorel e t m êm e V alm ont finissent par se laisser en traîn er vers M™e de Tourvel ou Mme de R énal. Ce processus de dissociation qui est leur com m une originalité les o|>[iose à la dém arche norm ale qui pousse l’hom m e à ju stifie r a posteriori l ’in stin ct obscur, aiguillon prem ier de F action, p a r des raisonnem ents et des mobiles logiques, découverts après coup; il les oppose aussi à Casanova ou à D on J u a n . I. L e ttre X X I II . Après la prem ière n u it : « M on D ieu, ê tre heureux, ê tre aim é, n ’est-ce que ça? »
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C ependant, si l ’énergie trouve son cham p d ’action idéal dans lu séduction, c’est dans cette volonté de puissance qui s’exerce sur lu destinée des au tres que les héros de Laclos rencontrent leur accom plissem ent, — c’est l’aspect dém oniaque de l’énergie dans Ltid Liaisons dangereuses. Chez Stendhal, l ’énergie finit p ar n ’être plun que l’expression spontanée du courant de vie. Elle y trouve à la fois son épanouissem ent et sa dissolution. L ’énergie suppose donc d’abord un exercice de la volonté; elle ne p e u t h ab iter des âmes médiocres. Nous rejoignons ici avec Laclos et S tendhal le plan cornélien. Le grand Corneille : Laclos cl S tendhal n ’o n t pas de lui cette vision classique imposée p ar l’ad m iratio n étro ite de La B ruyère et de V oltaire, et venue ju sq u ’à nous p ar les m anuels scolaires : le poète du devoir, créant des héros à plaisir, sans insertion im m édiate dans le réel. D evançant sur ce point la critique m oderne 1 ils ont arraché le m asque plaqué p ar des générations de com m entateurs dociles, e t ont retrouvé le visage au th en tiq u e de l’auteur de Rodogune. Ils on t v u en lui ce q u ’il est réellem ent : le poète de la volonté, et ils on t reconnu dans la m orale de ses héros l’éthique de la « gloire », conforme non pas à la m orale classique, mais à une sorte d ’am oralism e supérieur. Ils on t vu — S tendhal su rto u t — que les héros de Corneille n ’étaient pas de sublim es chimères : les Mémoires du cardinal de R etz p ar exem ple m o n tren t des hom mes et des femmes de cette trem pe, passionnés à l’extrêm e mais sach an t dom iner leurs passions. Cette connivence secrète entre trois auteurs isolés dans leur tem ps 2, do n t la figure véritable m ettra longtem ps à se dégager, est mum arque de leur m odernité. Le héros stendhalien se m oque des in terd its de la m orale et des ce ordonnances de police 3 ». La liberté n ’est pas inscrite dans des tex tes constitutionnels ou législatifs : elle se situe dans la « v ertu », ei c e tte ce v e rtu » comme l’a très ju stem en t écrit Alain, c’est cc la force d ’âm e e t la fidélité à soi-même ». Nous restons donc dans la perspective essentielle du beylism e qui est l’indiviclualisme ou l’égotism e, et c’est norm al, si la m orale est à la psy chologie ce que la th érap eu tiq u e est au diagnostic clinique. Le 1. D o n t F ouvrage essentiel est la thèse cTOctavc N a d a l, Le Sentim ent de l'am our dans l’œuvre de Pierre Corneille, 1948. 2. Corneille, d o n t le succès a été é c la ta n t à une époque où ses héros p o u v aien t cl iw com pris p a r une société en accord avec leu r m orale, s’est v u ensuite reco u v ert do som v iv a n t d ’une gloire anachronique e t poussiéreuse p a r la génération de R acine, L adon n ’a guère o b ten u q u ’u n rapide succès de scandale; S ten d h al n ’a ob ten u aucun suocim* 3. A lain.
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devoir — les héros de S tendhal usent beaucoup de ce m ot — n ’est (iIiih contrainte extérieure m ais exigence interne. Ce code d 'h o n neur, cette m orale de soi à soi, tro u v e son application dans le « libertinage » chez Laclos, comme dans la séduction ou l ’am our i lu /, Stendhal. Mathilde qui a distingué Ju lien dans le salon de son père parce <| n 'elle a reconnu en lui une force singulière de caractère, déclare : » Voyons, continuera-t-il à m e m ériter? A la prem ière faiblesse ‘Ine je vois en lui, je l’abandonne, n C’est Em ilie de Cinna, m ais i est aussi la m arquise de M erteuil qui a fait de V alm ont son ■milident, l ’a associé à ses desseins parce q u ’elle l ’en a jugé digne, l’mir Ju lien com m e pour V alm ont, la conquête est un devoir. ' 'il a décidé de p rendre la m ain de Mme de R énal c’est q u ’il y est ......use p a r « l ’idée d ’un devoir à accom plir » : « Je me dois à moi* même d ’être son am an t. » On p o u rrait m ultiplier les exemples, m ais le jtJus caractéristique peut-être, c’est celui de M athilde feignant ■leu tran sp o rts am oureux q u ’elle n ’éprouve guère e t « croyant » ninsi « rem plir u n devoir envers elle-mcme et envers son am an t ». » I .e pauvre garçon, se disait-elle, a été d ’une bravoure achevée. Il doit être heureux ou bien c’est moi qui m anque de caractère. » •lu voit assez com m ent l ’orgueil est u n m oteur essentiel dans la e.... luite du héros, cet orgueil qui cc élève un m ur de d iam an t » entre iui et les au tres hom m es. R a conscience de faire partie d’une élite qui se m anifeste fatalem ent dans son opposition au monde. S tendhal et Laclos, différents en cela de Sade ou de Nietzsche, o n t placé leurs personnages dans u n contexte social, il n’agit pour Ju lien Sorel comme pour Mme de M erteuil de réali ser leurs desseins m algré ou contre la société dont ils font p artie. Les qualités personnelles, la volonté de puissance du héros aboutissent n erécr au cœ ur mêm e de la société un É ta t dans l ’É ta t, — que des lois, dictées p ar la volonté de la m arquise, régissent — , ou ii renverser les unes après les autres les barrières sociales qui m’parent Ju lien de Mme de R énal, puis de M athilde. Il s’agit en définitive dans et l’a u tre cas de détruire un ordre établi. Le problèm e d ’ailleurs ne se pose pas dans des term es absolu ment identiques chez Laclos et chez S tendhal. L a M arquise et Valmont ap p artien n en t p ar leur naissance à l ’aristocratie, comme Cécile de Volanges; seule Mmc de T ourvel détonne u n peu, car elle est cc de robe ». P aradoxalem ent, — m ais le paradoxe n ’est q u’ap p a ren t — , c’est le Tiers E ta t, c’est le chasseur de V alm ont, A/.(dan qui réag it aux nuances sociales, cc P our ce qui est d ’en trer ■m service de Mme de T ourvel, en re sta n t à celui de M onsieur, 121) 9
j ’espère que M onsieur ne l’exigera pas de moi. C 'était bien diflére n t chez Mme la Duchesse; m ais assurém ent je n ’irai pas p o rter la livrée et encore une livrée de robe, après avoir eu l ’honneur d ’être chasseur de M onsieur 1. » Fabrice, m archesino del Dongo, est dans la m êm e situation qui) V alm ont; sa naissance le place au-dessus du com m un : « Fabrice croyait q u ’u n hom m e de son ran g é ta it au-dessus des lois. » Il tro u v e norm al d ’être désigné comme grand vicaire et fu tu r arche vêque de P arm e p a r la faveur du com te Mosca et de la Sanseverina. Q uand il prépare sa fam euse confession dans l ’église do S ain t-P étro n e, l’idée de la simonie ne l’effleure mêm e pas. Le pro blèm e de classe existe déjà pour Lucien Leuw eu : c’est la fo rtu n e de son père, le grand pied sur lequel il v it à N ancy, qui lui ouvrent, non sans des résistances, les salons de l ’aristocratie légitim iste do la ville. Avec Mme G randet, il re tro u v era à P aris son m ilieu, celui de la h au te finance. Malgré l’hum ilité de ses origines, Lam iel va s’im poser, avec plus de brio que ne le fera Julien Sorel, au châ te a u de Carville chez les Miossens e t plus ta rd dans la société aristo cratiq u e de Paris. Mais 3e génie de Lam iel fausse les données du problèm e, la puissance de l’énergie q u ’elle dégage spontané m en t réd u it à rien les Miossens et les d ’A ubigné et fait éclater les cadres de la société dans l’anarchie. a A pprends à être hypocrite 2 », conseille Stendhal à sa sœur. C’est en effet le grand a rt, et le m oyen p ar lequel les héros assurent leur défense contre le m onde, et leur dom ination sur le m onde. Or, le mêm e S tendhal écrit dans H enri Brulard : « J ’aim ais et j ’aime encore les m athém atiques pour elles-mêmes, comme n ’ad m e tta n t pas l’hypocrisie et le vague, mes deux bêtes d ’aversion. » C ontradiction dans la pensée stendhalicnne ? Ce ne serait certes n i la prem ière n i la seule que l ’on p o u rrait relever chez l’au teu r des Souvenirs d ’égotisme. Mais ici ju stem en t, la contradiction n ’est q u ’ap p arente; l’œ uvre de S tendhal dém ontre bien q u ’il existe pour l’a u teu r deux formes d ’hypocrisie. Celle q u ’il m éprise et qui est la form e com m une, utilisée sans a rt ni m éthode p ar les âmes médiocres, p o u r des fins m esquines, en général purem ent m a té rielles et sans ra p p o rt avec une philosophie de la vie; c’est l’hypo crisie d ’u n V alenod ou d ’u n T am beau. Sur un p lan to u t différent se situe l ’hypocrisie des héros, c’est-à-dire des êtres qui se placent ou veulent se placer dans une sphère supérieure, en dehors des 1. L e ttre C V II. 2 . A P au lin e, 6 février 1G06.
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mumik.'S d ’une m orale religieuse ou sociale. L’hypocrisie devient iilnrs une m anifestation essentielle de l’énergie au service de l ’égoilmuo, Aux grandes âmes to u t est grand : l’hypocrisie d ’un Sixte Ouint devient une v ertu et fait de lui, au x yeux de Julien, a l’H eriMilo des tem ps m odernes ». L ’hypocrisie de la M arquise, sem blable ii wllo de Ju lien — ou à celle de T artuffe — , est c o n q u é ra n te 1, i lli'i brave sans cesse les dangers; pins : elle crée des situations ■pii exigent du héros la mise en oeuvre de to u t son potentiel énerl',< tique. A ce degré, le m ot « hypocrite » reprend sa valeur éty.... logique, l’hypocrite c’est l 5 a acteu r », m ais dans le cas de ,f 11 !ri ‘ii ou de Mme de M erteuil, l’acteu r qui crée le rôle q u ’il joue. I, hypocrisie alors n ’est plus défense ou im itation, m ais création, ■u t ; i l l ’hypocrite supérieur p eut ju g er avec sévérité ou commisé< il ion les formes inférieures de l ’hypocrisie. La M arquise note avec ...... ironie am usée que Cécile de Volanges ou la présidente de Tourvel s’essaient à de petites ruses faciles à déceler; Ju lien n ’a ijne mépris p o u r la bassesse subalterne d ’un Valenod. C ependant, une différence éclate entre Julien et la M arquise : le systèm e d 'hypocrisie mis au point p ar Mme de M erteuil est à ses yeux le moyen le plus efficace pour attein d re la m aîtrise de soi et la dom ination su r les autres; chez Ju lien « plébéien en tra n sfe rt de ('lusse 3 », l ’hypocrisie est aussi cela m ais en plus, une réaction dr défense de la sensibilité contre l’hostilité du m onde, — et u n moyeu de parv en ir. Cet orgueil, cette énergie ten d u e à la lim ite du possible, ce désir dr «e réaliser en s’élevant au-dessus de la foule, et de dom iner h autres dans un m épris to ta l, to u t ce complexe d ’intelligence • noi res, c’est p o u r cela que je n e le m éprise pas. »
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distance d y a encore de vous à moi! N on, to u t l’orgueil de votre sexe ne suffirait pas pour rem plir l’intervalle qui nous sépare », et to u te la confession qui suit n ’est q u ’une dém onstration don vertu s de la solitude. Le dénouem ent des deux œuvres m et en relief de m anière d ra m atique l’isolem ent du héros : c’est Julien, face au trib u n al qui v a le condam ner, et chacun des m ots de défi q u ’il prononce creuso plus profondém ent le fossé qui le sépare des autres; — c’est la M arquise p é n é tra n t dans le p e tit salon de la C om édie-Italienne : « A ussitôt, to u tes les femmes qui y étaient déjà se levèrent comme de concert et l’y laissèrent absolum ent seule 1. » Il n ’y a pour des âmes de cette trem pe aucune possibilité de re to u r en arrière, ni rem ords, ni abdication de quelque sorte qu’elle soit. Elle* doivent, ju sq u ’au bo u t, assum er leur destinée et en dessiner la trajecto ire, c’est la rançon que p ay en t nécessairem ent ceux qui veulent se faire Dieu 2. Laclos et S tendhal : deux esprits de la m êm e classe; des concep tions psychologiques e t m orales, avec des nuances bien sûr, assez voisines; et en m êm e tem ps des vues en esthétique qui offrent bien dos points communs. E t ce n ’est pas l ’effet du hasard. Les Liaisons dangereuses paraissent en 1782, en pleine réaction du sentim ent, dans le cli m a t p rérom antique 3; et le succès du rom an est dû su rto u t au scandale. S tendhal, lui, pro d u it ses œ uvres en plein triom phe du rom antism e, e t elles ne reçoivent q u ’un accueil très froid. StendhalLaelos : deux grands rom anciers qui vont, sem ble-t-il, à contreco u ran t des goûts dom inants à leur époque. Leur paren té in tel lectuelle est évidente; ils on t reçu tous les deux une sérieuse form ation scientifique : Laclos entre en 1760 comme élève au « Corps R oyal », e t le 5e sur 26 candidats adm is. S tendhal q u itte Gre noble le 10 novem bre 1799 pour se présenter à P aris au concouru de l’École Polytechnique 4 (il a eu le 1er prix de m athém atiques à l’École Centrale de sa ville natale). Nous avons p u n o ter plu1. L e ttre C L X X I1I. 2. « Ju lie n ivre de b o nheur e t d u se n tim e n t de sa puissance e n tra à l 1O péra Italien ... I l é ta it u n D ieu. » « Me voilà com m e la D iv in ité, recev an t les v œ u x opposes des aveugles m o rte ls et ne ch an g ean t rien à m es d écrets im m uables. » (L e ttre L X II I.) 3. Rêveries d 'u n prom eneur solitaire e t Confessions, 1782; P a u l et Virginie* 17H7; tra d u c tio n de Werther t 1776; des œ uvres d ’O ssian, 1776; des Brigands de S chiller, I7fl'.î. 4. S tendhal n e s’est pas présenté au concours; p a r com pensation, il fait de hch liértiM O ctave, F cdor e t L ucien des polytechniciens.
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'n iirs fois son goût pour les sciences exactes; Laclos déclare de 'in roté : « M athém atiques, physique, chimie e t dessin, voilà ce i|nr je crois le plus nécessaire à savoir 1 »; et il insiste souvent sur l.i videur éducative des m athém atiques, science « fort utile pour M’|rul,-iriser la tê te et calm er l’im agination tro p vive 3 ». E t c’est l'Hi oro lui, le disciple des sensualistes, qui écrit comme p o u rrait t' faire S tendhal : « J e donne toujours la préférence aux faits, <|itini(l il y én a 3. » lù p rits scientifiques donc e t qui on t voulu être au teu rs; tous le. deux ils o n t p orté longtem ps leurs œ uvres a v a n t de les écrire : I ncl os public Les Liaisons dangereuses à q u aran te et uu ans; Stentllml en a quaran te-sept au m om ent du Rouge e t cinquante-cinq ■i lu parution de L a Chartreuse. Il s’agit dans les deux cas d ’œ uvres méditées et m ûries, en dehors de to u te inspiration, au sens rom anI i«|ne du m ot i . D ’au tre p a rt, Laclos est bien l ’au teu r d ’un seul livre; la production rom anesque de Stendhal est plus riche, mais . La Création chez Stendhal* S ag ittaire, 1942. b. Stendhal, B o iv in , 1951. 7. L e ttre d u 27 p rairial an II. H. Id . 14 b ru m aire an IX .
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un site, songez toujours à quelqu’un, à quelque chose de réel »>, écrit S tendhal à Mme G aulthier. C’est bien ce q u ’il a fait, et Laclos comme lui, et à la m anière des grands classiques, c’est-à-dire eu n e peignant jam ais ses héros d ’après u n seul m odèle; Laclos sou ligne ce fait dans une lettre à Mrae Riccoboni et donne Molière comme exem ple. Sur un au tre plan, S tendhal déclare, en réaction contre les écrivains de son époque, — W alter S cott, Balzac — : « J ’abhorre les descriptions m atérielles 1. » « La description du physique m ’ennuie », e t là aussi il est d ’accord avec l ’a u teu r des Liaisons dangereuses. Ce qui les intéresse c’est l ’analyse à p a rtir de faits observés. Mais chez S tendhal, l’analyse est compensée p ar 1’ « espagnolisme », exaltation rom anesque, élan passionné qui entraîne le héros hors des routes exactes de la raison; l’exaltation chez Laclos, q u and elle existe, reste cérébrale 2. Ce goût com m un de la précision dans l ’investigation psycholo gique explique la sécheresse de l ’expression — sécheresse b eau coup plus sensible chez Laclos sans doute parce que la p a rt de l’affectif est à peu près nulle dans son rom an, cc C ette précision, cette clarté si difficile et si ra re 3 », qui est l ’idéal de Laclos, est aussi celui de S tendhal; il voit dans le style de son époque l ’expres sion m êm e de l’hypocrisie, le « style comédien », celui de Cha teau b rian d e t aussi celui de Rousseau, car il ne pardonne pas à l’au teu r de L a Nouvelle Héloïse sa « rhéto riq u e » qui a ren d l’œ uvre illisible à tre n te ans 4 ». E t Laclos p o u rrait faire sienne cette déclaration de S tendhal : « P a r am our p o u r la clarté et le to n intelligible de la conversation qui d ’ailleurs peint si bien, suit de si près la nuance du sentim ent, j ’ai été conduit à un style qui est le contraire du style u n peu enflé des rom ans actuels, style qui convient si bien : 1° à l ’ignorance des détails d u cœ ur hum ain qui caractérise la p lu p art des auteurs; 2° et à l’am our du style noble si n atu re l chez les ignobles enrichis; 3° le style noble a été in venté p ar des pauvres de pensée 5. » L a le ttre de ru p tu re de L am iel au duc de Miossens n ’a-t-elle pas la brièveté cruelle, le dédain tra n c h a n t de celle destinée à la P résidente, que dicte la 1 . Égotisme. 2. On p o u rra it aussi rap p ro ch er l’av ertissem en t des L iaisons dangereuses e t celui de L a Chartreuse où les deux au teu rs p ré te n d e n t avoir sim plem ent re tra n s c rit soit un recueil de le ttre s, soit u n récit, e t où ils épro u v en t ïe besoin de défendre leurs person nages p a r le m êm e procédé ironique. 3. L e ttre du 25 p rairial an I I . 4. Fragments divers, Le D ivan. 5. Chartreuse,
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Muripiise à V alm ont : « On s’ennuie de to u t, m on Ange, c’e s t mie loi de la n a tu re 1 » « Vous êtes p a rfa it, m ais vos a tte n tio n s ni ennuient 2. » C’est la m êm e royale désinvolture. Mais la véritab le paren té qui u n it S tendhal et Laclos, la plus profonde et la moins analysable, c’est l’effet que produisent leurs miivrcs su r le lecteur d ’au jo u rd ’hui : un effet de choc. P a r l ’oril'itmlilé des perspectives qu’elles ouvrent, p ar l’am biguïté des p er sonnages, Les Liaisons dangereuses com m e Le Rouge ou L a Charhi'iise obligent le lecteur à la réflexion, à la révision des valeurs. <> sont aussi des œ uvres secrètes, m algré leur apparente lim pidité, ri il fau t les fréquenter longtem ps pour com m encer à les pénétrer.
CHAPITRE
III
LACLOS R E T R O U V É E T T R A V E S T I 1850-1914 L a destinee littéraire de Laclos su it une courbe assez rem ar quable. Si les ro m antiques, — Hugo et L am artine exceptés — ne l’on t pas ignoré 1 et on t m êm e subi son influence, Stendhal, entre 1820 et 1850, a été son seul disciple avoué. 1850 v a d ’abord m ar cher su r les traces de 1820, mais avec une allure u n peu différente. Bien sûr, dans son audience du 12 m ai 1865, la 6e cham bre du trib u n a l correctionnel de P aris, présidée p a r M. Vignon, condam ne pour « outrag e à la m orale publique et a u x bonnes m œ urs » Les Liaisons dangereuses. C’est cette m êm e cham bre, présidée p ar D u p a ty , qui le 20 août 1857 a v a it, p o u r les mêmes m otifs, condam né Les Fleurs du M al. Aussi les éditeurs sont-ils hésitants : de 1850 à 1914 nous n ’avons que douze éditions françaises du rom an 2. Quels seront cependant les guides de l ’opinion? Le lecteur moyen p eu t, s’il en a envie, consulter les D ictionnaires et les Encyclopé dies. Que v a-t-il y tro u v er ? cc Comme écrivain, son rom an des Liaisons dangereuses lui fit (a Laclos) une grande m ais peu hono rable popularité. L ’im m oralité s’y étale dans la nudité du cynism e le plus ré v o ltan t 3. » L a n ote n ’est pas nouvelle e t le lecteur ver1. George S an d m entionne u n e fois Les L iaisons dangereuses : « L ’a r t n ’e s t p as unn étu d e de la ré a lité p o sitiv e; c’est une recherche de la v érité idéale, e t L e Vicaire île W akefield f u t u n liv re plus u tile e t plus sa in t à l ’âm e que Le P aysan perverti e t Les L ia i sons dangereuses. » (L a M are au D iable : L ’a u te u r a u lecteur.) 2. D ix éd itio n s à l ’é tra n g e r p o u r la m êm e période. 3. Encyclopédie du X I X e siècle, 1852.
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hir'n \ ou peu averti recule, épouvanté. Le Dictionnaire critique de (ttl 1 n'est pas plus engageant : « Laclos, a u te u r des Liaisons danfen'ii.ws, dangereux ouvrage, fo rt goûté de 1784 (sic) à 1820 m ais Imil à fait négligé au jo u rd ’hui », non plus que le Dictionnaire unit tincl des littératures de V a p e re a u 2. U n honorable professeur dn liyn'e de Caen, M. Legentil, un des rédacteurs d u Dictionnaire de l>r/,ol>ry et B aehelet 3 use de form ules brèves et définitives : ii I iiclos, a u teu r d ’un rom an m auvais en tous points, qui fit scan■l ili-, Les Liaisons dangereuses. » Kl cependant d ’autres dictionnaires, to u t en condam nant fii'livre, essaient de faire la distinction en tre l ’hom m e et l’au teu r, mi même reconnaissent au rom an quelques qualités. Le Dictiontiitirc biographique de Hoeffer 4 s’il parle encore de « l’im m oralité p vnli ante » des Liaisons dangereuses, ren d justice à l’a u teu r dont li ['i ns qui l ’o n t connu v a n te n t « l’extrêm e sim plicité des m œ urs, le qualités privées et la bonhom ie » et le rédacteur de l ’article iijoul.e avec bon sens : cc Si l ’invention d ’u n caractère odieux et le luli'lit de bien développer une intrigue et de la conduire à son dénouem ent en in téressant vivem ent le lecteur étaient les reflets il u caractère d ’un au teur, presque tous les rom anciers seraient i •' jri ch de la société. » Problèm e perm anent, de R abelais à nos Inurs r>. L’im m oralité, où est-elle? D ans l’œ uvre littéraire ou dans li i m œurs? L a Bibliographie Gay 6 insiste précisém ent sur la réalité il u monde pein t dans le rom an de Laclos : cc Les m œ urs des Liaisons dangereuses, pour être rares, n ’étaien t pas une simple im aginai mu », e t n o te, p a r exem ple, q u ’u n chevalier d ’A rblay d ’Anceny au leur de vers médiocres, se v a n te d ’avoir été u n des personnages mi l en scène p ar Laclos. Le Larousse de 1873 juge que Les Liaisons dangereuses sont cc Je plus audacieux rom an d ’alcôve q u ’a it vu miil iè le X V I IIe siècle », m ais c’est aussi cc une œ uvre virile, u n rom an de m oralité, le seul qui p û t effrayer cette société en décompoMilion et lui faire p eu r d ’elle-même ». C’est la thèse soutenue p ar I .nrlos dans ses lettres à Mme Riccoboni. Ko lecteur m oyen dispose d ’autres sources d ’inform ation : les i 1867. 1876.
:t. 1869. 1 . D idot. ■ Cf. p ar exem ple le passage b ien connu de la P réface de M ademoiselle de M a u p in ; » Il l'Hi aussi absurde de dire q u ’un hom m e est u n ivrogne parce q u 'il décrit une orgie, u ii débauché parce q u ’il raco n te une débauche... » (>.
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critiques, les recueils de textes choisis. Il va y entendre à peu près le mêm e son de cloche : « Coupable rom an, où se trouve un grand ta le n t, m ais où la corruption s’étale tro p a u grand jo u r pour pro duire l ’effet m oral q u ’en a tte n d a it l’a u teu r 1 », écrit Du P asquet. A la ru b rique des rom ans du x v m e siècle dans les Morceaux choisis de littérature française, recueillis et annotés p ar L. H errig et G.-F. B urguy 2 nous lisons : « Nous ne nous arrêterons pas à Chauderlos (sic) de Laclos ni à L ouvet de C ouvray qui souillèrent leur ta le n t p ar des ouvrages contre lesquels on ne p e u t tro p prém unir la jeunesse. » E t si l’on reproche au lieutenant-colonel S ta a f 3 de ne pas avoir m entionné Laclos dans son ouvrage, il ajoute cette note : « Laclos a le tris te privilège de soulever les répulsions de to u t lecteur qui v e u t être respecté. » D rujon 4 ne voit dans le chef-d’œ uvre do Laclos « q u ’un horrible com m entaire des contes voluptueux, gazés ou sen tim entaux à la m ode ju sq u ’alors » et c’est la faute do R ousseau {qu’on n ’a tte n d a it guère ici) do n t Laclos a été « le trop grand ad m irateu r et p artisan ». P o u r Jules Jan in , de même, Les Liaisons dangereuses ne sont qu’u n « pâle et licencieux reflet de L a Nouvelle Héloïse ». « D étestable chef-d’œ uvre », s’écrie Paul de S aint-V ictor 5, qui adm ire d ’ailleurs, avec effroi, « la science du m al, le génie de la perdition dans ce Lucifer fém inin », qu’est lu m arquise de M erteuil. T aine enfin, le grand Taine, n ’a v u en Laclos « q u ’un hom m e habile e t profond en intrigues, une sorte de M achiavel subalterne, hom m e à to u t faire, profond, dépravé », qui « a pour départem ent Les Liaisons dangereuses. Jadis, il m an iait en am ateu r les filles et les b an d its du b eau m onde; m ain ten an t, il m anie en praticien leu filles et les b an d its de la ru e 6 ». On v eut penser que Taine n ’a vu Laclos q u ’à trav ers le complice supposé du duc d ’Orléans, sans avoir lu sérieusem ent Les Liaisons dangereuses; car enfin, à son époque, les grands auteurs ont sur Laclos d ’autres perspectives. Les précurseurs de la renaissance sont là, qui v o n t consacrer lu v aleur au th en tiq u e des Liaisons. 1. Le Roman en France , 1862. 2. B runs v i e , W e ste n n a n n , 1858. 3. L a Littérature française ju sq u 'à la R évolution, Lectures choisies, D idier, 1868. 4. Les L ivres à clefs„ B-Ouveyrc, 1888. 5. Cité dans le Larousse d u XIXe siècle. 6. Les Origines de la France contemporaine, H a c lie tte , 1884.
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l'il d ’abord le poète m audit, Charles B audelaire. a Les Liaisons itimgereuses jugées p ar l ’auteur des Fleurs du mal », te l est le titre <|im B audelaire envisageait de donner à son étude. Les notes de Itiiii'ldaire su r Les Liaisons dangereuses ont été publiées p o u r la l>t i nvres de Laclos. « M ettez-m oi de côté to u t ce que vous acerocheci'/. de Laclos e t su r Laclos », écrit-il à son éditeur et am i P o u letMulassis le 9 décem bre 1856. L a correspondance de cette époque itileste l ’in té rê t q u ’il porte à ce trav a il : « Non, pas de Crébillon, i1< mi bien assez de Vautre pour lequel je me donnerai beaucoup de mal >* (18 m ars 1857). « Vous êtes mille fois tro p aim able, vous et vuirn Crébillon, d o n t je n e veux pas... excepté en faveur de Laclos, l< n’écris plus d ’articles » (20 m ars 1857). H u it jours plus ta r d : ■■ l'ai acheté la bonne édition des L iaisons dangereuses. Si jam ais i i iie idée galope de nouveau dans votre tê te , je verrai MM. Quéritril et L ouandrc, L ouandre m ’a y a n t prom is de me m e ttre en n la lions avec u n descendant (petit-fils ou petit-neveu) qui a des paquets de notes. » E n 1864, enfin, B audelaire affirme encore q u ’il • ni disposé à faire « un tra v a d critique sur Laclos ». I tien que ces notes soient restées inédites j usqu’en 1903 et q u ’elles it'iiiont donc eu aucun retentissem ent sur la critique contem poi iniie, c’est l ’époque où elles ont été écrites qui im porte ici. P our quoi le poète des Fleurs du M al, e t a u m om ent mêm e où Les Fleurs iln Mal v o n t p araître (1857), s’intéresse-t-il si vivem ent à Laclos? (le goût pour l ’au teu r des Liaisons dangereuses s’explique d ’abord mil- l’a ttra it q u ’exercent sur B audelaire les écrivains précédant la I(évolution. Il av a it le p ro jet d ’éd iter des m orceaux choisis de Hi*i if de L a B retonne, d ’écrire u n e étude sur N erciat; c’est à pro|nm de ce dernier q u ’il écrit : « 89 a u ra été l ’œ uvre des libertins m itant que des Encyclopédistes. N erciat, Laclos, M irabeau fouriiirtMciit les meilleurs docum ents to u c h a n t l ’esprit de la noblesse à mil.te époque. Quel que soit le p a rti qu’ils choisissent, les au teu rs ili 1780 ne s’appliquent q u ’à p a ra ître gracieux et spirituels. La d uperie leu r est chère mais ils ont le m érite de la défendre avec l VunioT, éd iteu r. O n retro u v e ra dans l’ia tro d u c tio n de C ham pion l’h isto riq u e de III» notes* 139
énergie 1. » C ette relation de cause à effet en tre le libertinage et la R évolution, B audelaire l’é tab lit encore dans une lettre à SainteB euve; on re tro u v era ce thèm e dans les notes sur Les Liaisons dangereuses 2. U n des prem iers sans doute, B audelaire a donc retro u v é sous l ’ap p aren te indécence, au-delà de la sensualité et du scandale, le sens v éritab le de ce tte litté ra tu re de la fin d u XVIIIe siècle qui atten d encore, en 1960, sa vraie réhabilitation. U a découvert dans les œ uvres de R étif, de N erciat, de Laclos e t de Sade ce fleuve révolutionnaire vers lequel confluent tous les courants de la pensée philosophique du x v iii ® : la révolte prom éthéenne de l’hom m e. Mais ce tte révolte qui doit s’accom plir dans les rêves des philo sophes p ar la prom otion du progrès, p a r la réconciliation de l’hom m e et de la n atu re , dans le règne des « lum ières », prend dans la pensée de B audelaire des couleurs tragiques. La lu tte de l’hom m e pour surm onter tous les obstacles, pour établir sa puis sance souveraine sur le m onde, ne p e u t s’accom plir que dans la violence et dans le sang. L ’énergie dans sa form e la plus efficace est puissance des ténèbres : S i le viol, le poison, le poignard, l'incendie N 'o n t pas encor brodé de leurs plaisants dessins Le canevas banal de nos p iteu x destins, C'est que notre âme, hélas, n'est pas assez hardie... Il existe une liaison perm anente, dans la pensée baudelairienne, entre l ’énergie e t le crime, entre toutes les formes du « vou loir-vivre » et le crime. Ce que le poète reproche à son époque, c’est sa fad eu r hypocrite, son im puissance, l ’affaiblissem ent des volontés : Ce ne seront jam ais ces beautés de vignettes, Produits avariés nés d 'u n siècle vaurien, Ces pieds à brodequins, ces doigts à castagnettes Qui sauront satisfaire un cœur comme le mien... 1. A nnées de B ruxelles, P a ris, É d itio n de la G renade, 1927. 2. D an s L a Fanfarlo, Sam uel C ram er, qui est u n B audelaire ca ric a tu ra l, se v o it ainsi ridiculisé dans ses p ré te n tio n s de séducteur : « Q uiconque a vo u lu , sans avoir en lui la force absolutrice de V alm o n t ou de L ovelace, posséder u n e h o n n ête fem m e qui ne B’en souciait guère, sa it avec quelle risible e t em phatique gaucherie chacun d it en m on t r a n t son cœ u r : prenez m on ours. »
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... Ce qu'il fa u t à ce cœur profond comme un abîme, C'est vous, L ady Macbeth, âme puissante au crime... ili rlnr<‘-t>il dans L'Idéal. Il a com m e S tendhal la nostalgie des d ’énergie : la R évolution en est une et la litté ra tu re de ri lie période, on p eu t dire q u ’il la voit à trav ers la R évolution et 1 111 r rap p o rt à elle. P our lui, l ’h ah itu d e du libertinage, p a r l ’excès MH'inc des sensations q u ’elle im plique, p a r le besoin toujours renou»i lé de sensations, conduit au crim e, ainsi lié à la sexualité. Cette \ ne correspond d ’ailleurs chez B audelaire à une réaction profonde 1 1 quasi in tu itiv e : pour lui la volupté ne se sépare pas de la cruauté. Il (lostide « la liaison intim e de la férocité et de l’a m o u r1 ». Le (ilnisir est indissolublem ent lié à la souffrance im posée à a u tru i : 1 1 ioiIiice
N ous avons vu partout... Le bourreau qui jo u it, le martyr qui sanglote, L a fête qu'assaisonne et parfum e le sang... IVlais si B audelaire reconnaît dans la pensée qui anim e la littéraI ixv |enHable comme sacrifice régénérateur. Le crim e est un a tte n ta t Iuni ilié contre la n a tu re , irrém édiablem ent souillée p ar le péché m i ^ i i i e l . L a « chair joyeuse » doit être « châtiée »; 1’ « insolence île l:t n atu re » est ressentie p a r le poète comme u n e « ironie » et u ne << hum iliation », et la « blessure large e t creuse » q u ’il fa it au flime de « Celle qui est tro p gaie », c’est la m arque de lc 4 ».
J. CI". Georges B lin , L e Sadism e de Baudelaire, Jo sé C orti, 1948. îl. Voir p. 51. t Si*|on l'expression de J . C rcpet e t G. B lin dans les notes critiques de la pièce C X X IX . I .lu nui d <-4 FI ours du mal. .losé C orti, J 942. Cf, dans V Éloge du maquillage (Curiosités uhi lufui's, X V I) : « La p lu p a rt des erreurs relativ es au b eau v iennent de la fausse
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Nous som m es ici bien loin d u X V I IIe siècle. On com prendra d è * lors que les notes sur Les Liaisons dangereuses, qui m arquent une com préhension si aiguë de l’œ uvre, l ’éclairent aussi d ’une lumière trag iq u e, et creusent les figures si n e tte m e n t dessinées p a r Laclon, d ’om bres profondes. De ce ciel bizarre et livide, Tourmenté comme ton destin, Quels pensers dans ton âme vide Descendent? Réponds, libertin... — d e u x déchirés comme des grèves, E n vous se mire mon orgueil; Vos vastes nuages en deuil Sont les corbillards de mes rêves, E t vos lueurs sont le reflet De VEnfer où mon cœur se p l a î t 1. Le « libertin » de B audelaire est plus proche de B yron que do Laclos. « Ce livre, s’il brûle, ne peut b rû ler qu’à la m anière de la glace. » D ’une expression, et qui a fa it fortune, B audelaire indique le carac tère général des Liaisons dangereuses : l ’effet de choc p ro d u it sur le lecteur. Ce livre n ’enflam me pas, il n ’excite pas comme un livre obscène, c’est u n livre froid, m ais de ce froid m étallique ou gla cial où la peau reste accrochée quand on v e u t s’en détacher. Dans l’absolu, les sensations opposées se rejoignent, la glace brûle comme la flam m e : Les Liaisons dangereuses m arq u en t le lecteur d ’n n signe contraire, m ais aussi profond, que L a Nouvelle Héloïse. Ce qui a frappé B audelaire, c’est l’étrangeté de l ’œ uvre, son carac tère insolite : « Le beau est toujours bizarre. » Mais peut-être voyons-nous déjà une prem ière déform ation des Liaisons dange reuses, une sollicitation vers la vision baudelairienne : ce qui fait l’originalité des Liaisons dangereuses, c’est bien le m élange de cérébralité e t de passion ou p lu tô t la cérébralité passionnée de l’œ uvre, m ais B audelaire fa it glisser sur le p lan des sentim ents ce qui est du plan de l’intelligence, et ce qui est intelligence p u re dans conception d u XV IIIe com m e base, source d u péché originel n e époque. » 1. Fleurs du M a l,
siècle relativ e à la m orale. L a n a tu re f u t prise d an s ce tem ps-Ià e t ty p e de to u t bien e t de to u t b eau possibles. L a négation f u t pas pour peu de chose d an s l ’aveuglem ent général de cetre L X X X li.
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Les Liaisons dangereuses devient cruauté. « C ruauté et volupté, i-,nilrations identiques comme l ’extrêm e chaud et l’extrêm e fro id 1. » Nul doute que le parallélism e des deux formules ne p erm ette de ra p procher ce te x te de la note lim inaire sur Les Liaisons dangereuses. « Livre d ’histoire... » « L a R évolution a été faite p a r des volupI lieux... Les livres libertins com m entent donc et expliquent la I(évolution. » Que B audelaire ait com pris le sens et la p ortée l i torique des œ uvres libertines de la fin du x v m e siècle, nous l’avons d it, m ais sa pensée semble influencée su rto u t p ar l ’œ uvre ilr Sade quand il é ta b lit u n lien précis entre ces œ uvres et la [(évolution. Que Félicia, L a Paysanne pervertie, Faublas — comme I æs Liaisojis dangereuses — p résentent de l’hom m e une im age inusitée •—- et révolutionnaire dans ce sens — c’est un fa it, m ais
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très gran d s’est fa it ingénu; m ais son ingénuité n ’est q u ’un piège p o u r les im béciles, pour les p ru d ’hom m es de l’im m oralité. « E n réalité, le satanism e a gagné... » « George Sand inférieure à de Sade. » George Sand, c’est le rom antism e sous la forme que B au delaire d éteste le plus : le rom antism e d ’étalage et le rom antism e à p réten tio n s sociales. Elle croit — comme M ichelet et Hugo — à l ’hum anism e, au progrès, à la religion de l’altruism e, bêtes noires de B audelaire. Ce qui est curieux, c’est que, spontaném ent, ce n ’est pas le nom de Laclos qui v ien t sous la plum e de B audelaire pour l’op poser à Sand, m ais celui de Sade, et non sans raison. P our B au delaire, Sade c’est le « m al se connaissant » en ta n t que m al, d ’u n point de v ue m oral m ais aussi m étaphysique — ce qui, si l ’on en croit l ’analyse de P . K lossow ski1, correspond peut-être à c e tte nostalgie de D ieu dont tém oigne, chez Sade, la négation passionnée de D ieu. Mais pour la m arquise de M erteuil le m al, dans ce sens, n ’existe pas. S atan n ’a pas plus de réalité que Dieu. On n e « se dam ne » que quand on croit à l’E nfer, ce qui n ’est pas son cas. L a vision catholique de B audelaire infléchit ici le sens des Liaisons dangereuses. Si bien que les deux phrases placées à dessein côte à côte dans le m anuscrit : « Tous les livres sont im mo«L ivre de m oraliste aussi haut, ra u x . » que les plus élevés, aussi pro fond que les plus profonds. » doivent s’in terp ré ter dans u n sens baudelairien, que v iennent sou ligner d ’ailleurs les notations « Ma m auvaise ré p u tatio n . Ma visite à B illaut. » B audelaire a rendu visite à B illaut, m inistre de l’i n térieu r lors d u procès des Fleurs du M al : à la conception officielle des rap p o rts de la litté ra tu re et de la m orale, il a dû opposer ses vues personnelles 2* T oute œ uvre d ’a r t est un cri vers Dieu. Même 1. Op. cit. 2. Le réq u isito ire de l ’av o cat im périal au procès de M adam e Bovary nous donné lu qu alificatio n ex acte de ces ra p p o rts : « C e tte m orale stig m atise la litté ra tu r e ré a lis e non p a s parce q u ’elle p ein t les p assions : la haine, la vengeance* l ’am our; le m u min ne v it que là-dessus e t l’a r t d o it les peindre; m ais q u a n d elle les p ein t sans frein, mmw m esure. L ’a r t sans règle n ’est plus l’a r t; c’est com m e u n e fem m e qui q u itte ra i! font v êtem en t, lm p o r r à l ’a r t l’unique règle de la décence p u blique, cc n ’est pas PuHHcrvir m ais F honorer. O u ue g ra n d ît q u ’avec u n e règle* » (O n adm irera l’éloquence lim pide e t h ardie à la fois de M. l’av o cat im périal E rn e s t P in a rd .) E n I960, à L ondres, au p ro cès de L a d y Chatterley, le p ro cu re u r « affiche une conception hiérarchique de ht lit té ra tu re , certain s liv re s selon lui é ta n t bons p o u r Ick dom estiques et. les épmiHct», cl d ’au tres po u r les hom m es.,, » (H enri P ierre, Le Monde du 4 novem bre I960.)
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si elle est souillée p a r la « boue », plongée « dans le noir océan de l’im m onde cité », elle tém oigne de l’existence d ’un au-delà ...autre océan où la splendeur éclate Bleu, clair, profond ainsi que la virg in ité1. I ies livres « im m oraux », Ces malédictions, ces blasphèmes, ces plaintes... C'est pour les cœurs mortels un divin opium ... ... Car c'est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage Que nous puissions donner de notre dignité Que cet ardent sanglot qui roule d'âge en âge E t vient mourir au bord de votre éternité 2. Pour B audelaire, l’artiste est u n « phare », do n t l ’œ uvre, to u jours révèle une asp iration vers l ’in fin i, vers Dieu. Si c’est bien dans cette perspective q u ’il fa u t com prendre ces fragm ents, nous sommes évidem m ent très loin de la pensée de I -iiclos. Laclos a très consciem m ent écrit u n « livre de m oraliste, aussi h a u t que les plus élevés », m ais c’est dans un to u t au tre tie n s.
« Le tem ps des B yron venait. » Si Les Liaisons dangereuses » inscrivent dans une trad itio n du rom an français, B audelaire note I i'iih ju stem en t le caractère prophétique de l ’œuvre et, p a r consé■11 K*iit9 son aspect m oderne. Au fond, l ’essai actuel n ’est que le l'oinm entaire de cette note du poète des Fleurs du mal. « Ityron av a it lu Laclos et il est possible que le personnage de Vn Im ont, comme celui de Lovelace, a it eu quelque influence sur «'«•n nctions », n o te A. M aurois 3, qui rapproche la correspondance i|uV'changent B yron e t lady M elbourne de celle de la Marquise ni île Valm ont. Mais su rto u t B audelaire considère B yron comme I modèle le plus p a rfa it du « satanism e m oderne » dont le caracIimt « .sinistre » s’oppose au « satanism e badin » de Laclos. L ’amoi iiI■mie des Liaisons dangereuses prépare dans une certaine m esure li ilédoiii que professe l ’hom m e supérieur — René et à sa suite loti les héros rom antiques — pour les in terd its de la m orale liimr^i'oisc.
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sion » que les rom antiques ont voulu diviniser, et qui trouve nuit expression la plus ty p iq u e dans la fam euse tirad e de Perdicnn 1 « Tous les hom m es sont m enteurs, inconstants... Toutes les femnn'« sont perfides... le m onde n ’est q u ’un égout sans fond où les phoqunn les plus inform es ram p en t et se to rd e n t sur des m ontagnes du fange, m ais il y a au m onde une chose sainte e t sublim e, c'eut l ’union de deux de ces êtres si im parfaits et si a ffre u x » , celit' sanctification de l ’am our a toujours donné la nausée à B audelaire t et p o u r com prendre cette note, il fa u t se rep o rter à la page féroeo de Fusées 2, où l’am our — « le goût de la p ro stitu tio n » — <-ni décrit com m e une « tra g é d ie de d ésh o n n e u r» où l ’u n des doux am an ts, « q u and m êm e seraient [ils] très épris », est toujouru « plus calm e ou moins possédé que l ’autre. Celui-là ou celle-là c’est l’o p érateur, le bourreau, l ’a u tre c’est le sujet, la victim e... ». « Certes je croirais, ajoute B audelaire, faire un sacrilège en appli q u a n t le m ot « extase » à cette sorte de décom position. » Jam ais les personnages de Laclos n ’ont éprouvé devant l ’am our physique la répulsion que ressent B audelaire! Mais q u ’il y nil im possibilité de com m union en tre les am ants et p ar là même im possibilité de s’oublier et de se perdre dans l ’au tre et daim l ’ad o ratio n ex tatiq u e de F au tre; bien plus, que Les Liaisons dan gereuses fassent le procès de la passion, c’est u n des aspects majeurn de l ’œ uvre. N ulle « extase » dans les tran sp o rts am oureux de lu M arquise; c’est bien, si l’on v eu t et comme l'écrit B audelaire, un « délire » m ais un délire lucide et volontairem ent contrôlé. Mme de M erteuil est passée m aîtresse dans cet a rt de trom per le p arten aire : « Saufeia. F œ m ina sim plex dans sa p etite maison... Ici com m e dans la vie, la palm e de la perversité reste à la femme. » B audelaire a lu la Satire V I de Ju v én ai, u n des tex tes les plu» cyniques sur l ’im m oralité des femmes 3 : « Saufeia défie les fillcH de bordel... elle rem porte le p rix au concours de déhanchem ent... Mais quand M edullina ondule et se trém ousse, elle s’incline et 1cm deux dam es se p a rta g e n t le prix! » Les plaisirs de M erteuil, pluft raffinés, ne s’accom m oderaient pas d ’u n public! Elle les cacho dans le secret de sa p etite m aison, e t si ses am ants sont bien « des m achines à plaisir » com m e l ’indique B audelaire, les jeux de l ’am our re ste n t pour elle véritablem ent u n jeu , ils ne consti tu e n t pas l’a ttr a it essentiel de la vie. 1. On ne badine pas avec Vamour* I I , 5. III. 3. Le rap p ro c h em en t en tre M erteuil e t Sauféia a déjà été fa it p a r l ’a u te u r de V ÏÏpUt •• à M . DussauLx traducteur de Juvénai, voir p. 362.
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<■ Puissance de l'an alyse racinienne... T alent ra re au jo u rd 'h u i, S tendhal, Sainte-Beuve et Balzac. » B audelaire inscrit I nrlim dans la série des grands analystes, et c’est moins le nom de II m ille q u ’il est éto n n an t de tro u v er ici que ceux de S tendhal, de .imii'-lienve et de Balzac. L’extraordinaire critique q u ’é ta it B auitt'lnirn désigne p ar un choix im m édiat les contem porains dont les m ■|>( <" chez
I ii deuxièm e p artie des notes, in titulée cc Intrigues et Caracii m » rat moins originale, bien que B audelaire, un des prem iers, ■.(i m i h à leur place respective les héros des Liaisons dangereuses, ‘ ' lu Marquise très au-dessus de son complice. B audelaire l’associe ■h. un-, dans cette deuxièm e p artie, au nom clc George Sand, m ais ..... plus pour les opposer. L a M arquise en effet, c’est aussi « la *1m mu <|ui v eu t to u jo urs faire l’hom m e, signe de grande dépra..............; ancêtre du féminism e conquérant, elle annonce « George 1 .... 1 et autres ». tl finit su rto u t re te n ir cette note : « V alm ont ou la recherche iln pouvoir p a r le dandysm e. » I uriiole e x tra it du Peintre de la vie moderne et consacré au itmuly, trace de ce ty pe rom antique un p o rtra it qui em prunte ■I■ «Icnu’iilH à B rum m el, au com te d ’O rsay, à B arbey d ’Àurellh . ii IJutidelaire, bien entendu, m ais aussi au couple V alm ontf\li 111 ml. Kl. ce ty p e de dan d y m oderne éclaire à son to u r certains imilii dru héros des Liaisons. Que cette p aren té existe aussi pour lliimlrluirc, tes dernières lignes de l ’article le prouvent assez, où I' un uh‘h images, la même opposition entre le froid et la flamme, i ».i1 11>i «ni, rum ine au début des notes sur Les Liaisons dange>• " lu infime im pression am biguë : « Le caractère de b ea u té lu ilomly rormiste su rto u t dans l ’air froid qui vient de l ’inébran(
t I lu i ri /i. n r n n t, p . 149.
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lable résolution de ne pas être ém u; on d irait un feu latent qui se fait deviner, qui p o u rrait m ais qui ne v e u t pas rayonner. C’eut ce qui est, dans ces images, p arfaitem ent exprim é. » B audelaire comm ence p ar définir les conditions in d isp en sab le à l ’existence du d andy. Il doit être te riche et oisif » afin de n ’avoir, « mêm e blasé s», d ’autre occupation que de « courir à la piste
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licite a ttitu d e m orale, cette haine de l ’élan et de l’inspiration inuduisent B audelaire à se dresser contre toutes les facilités q u ’il i -.ivre chez les rom antiques; ce n atu rel, cette spontanéité dont i purent les élégiaques sont à la portée du vulgaire, seul l’artillrirl est le privilège des êtres supérieurs. Mme de M erteuil, qui iimirruit souscrire à L'Éloge du maquillage, « a tu é » la Tourvel, lu « femme natu relle ». I .*> dandy est donc u n aristocrate qui m éprise la foule, un solilitlrr « qui doit v iv re et m ourir d evant u n m iroir ». Son orgueil le coupe définitivem ent du re ste des hom m es : « J ’ai pris l’habihulc depuis m on enfance de m e considérer comme in faillib le» , ihrliirc B audelaire, e t la M erteuil : « J e n ’avais pas quinze ans, |i possédais déjà des talen ts auxquels la plus grande p artie de non politiques doivent leu r ré p u tatio n . » Si B audelaire, si la Mariptimt, dans cette volonté de se distinguer, de se retran ch er du i olf-nirc, asp iren t à devenir des héros, ce n ’est pas pour s’exhiber i u m me tels, m ais pour « p o rter sur le plan de l’im p ératif catégorique mu dissemblance que les bonnes gens tien n en t pour u n péché 1 ». I < i ypc du d an d y « en qui le joli et le redoutable se confondent I m ystérieusem ent » a p p a raît « a u x époques transitoires où la ili iimeralic n ’est p as encore toute-puissante, où l’aristocratie n ’est •pie pari icllem ent chancelante e t avilie... Le dandysm e est le dcroii i éelut de l’héroïsm e dans les décadences. » Les Liaisons dannvtvinus : 1782 . (l'eni li; <( dandy in té rie u r» qui, chez B audelaire, adm ire Les I lui‘ions dangereuses, celui qui a voulu « transform er sa volupté ■o connaissance 2 », celui que fascinent aussi la lucidité, le génie ■li l'iuiulyse, la logique d ’u n P o e 3, celui qui h ait la passion, les in r i du cœ ur « et autres saloperies fém inines », celui qui refuse lu iipnnlaiiéité dans la vie, — comme l’inspiration dans l’œ uvre •I .1 i l , celui pour qui le Mal est un « crime concerté » qui doit I...... iler ions les caractères d u Bien, effort, exercice, dom ination oi “in, e n l e s affectant « d ’u n changem ent de signe 4 ». I nlm iraleur de Laclos, chez B audelaire, c’est le poète de la fi..niNc ou d 'Allégorie, fasciné p ar l’idole froide et stérile, Inui glissa et tout s'émousse au granit de sa peau, — llllllllllllllic, I I ■*1 |iM
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— L a reine de mon cœur au regard non pareil Qui riait avec eux de ma sombre détresse, — im passible, au-delà du Bien et du Mal, — Elle ignore VEnfer comme le Purgatoire E t quand l'heure viendra d'entrer dans la nuit noire Elle regardera la face de la Mort A in s i qu'un nouveau-né, sans haine et sans remords; — C’est le poète du Goinfre : — Grand Ange qui portez sur votre fier visage L a noirceur de VEnfer d'où vous êtes monté, — le m êm e qui définit d ’une form ule souveraine la M erteuil, « d m qui to u t ce qui est hum ain est calciné ». E t la figure de PhéroïiH' de Laclos s’enrichit de to u tes les résonances, de to u s les charmen baudelairiens, pour celui qui l’évoque à tra v e rs les octosyllabes im placables e t secrets de L'Irrémédiable : Tête à tête sombre et lim pide Q u'un cœur devenu son miroir! P uits de Vérité, clair et noir, Où tremble une étoile livide, Un phare ironique, infernal, Flambeau des grâces sataniques, Soulagement et gloire uniques, — L a conscience dans le M al!
Les adm irateurs de Laclos reg rettero n t toujours que le poète des Fleurs du M a l n ’ait pas écrit son étude su r Les Liaisons dan gereuses, m êm e si les notes qu’il nous a laissées je tte n t des lueurn fulgurantes. U n au tre écrivain é ta it a ttiré , à la mêm e époque, p ar le charm e pervers du rom an, A lbert G latigny, le poète vaga bond, comédien am bulant, im provisateur de génie, entré en 1906 dans la légende p ar une comédie de son am i Catulle Mendès. Main qui se souvient encore de l’au teu r des Flèches d'or? Ce fils de gen darm e, arrêté p ar erreur en Corse, p a r u n gendarm e qui le confon dit avec un assassin, enferm é plusieurs jo u rs dans une cave hum ide, y co n tracta le m al do n t il devait m ourir en 1873, à tren te -q u atre ans. Jeu n e adm irateur de Banville, — Poulet-M alassis lui avait 150
l'tlt lire à Alençon les Odes funam bulesques — G latigny publie à I' Imit ans, Les Vignes folles, rem arquable im itatio n du m aître; tl'ntitrès recueils poétiques suivront, e t quelques comédies. C’est | i i ii'inent à Théodore de Banville que G latigny écrit, au cours il une tournée, pour lui faire p a rt de son p ro jet sur Laclos : cc J ’ai un la m ain pour d ix sous sur u n très bel exem plaire des Liaisons ihiugvreuses, que je vais tâcher de réim prim er en y collant une nul ire .sur Laclos. Le pauvre B audelaire av a it com m encé ce travail mi plutôt av ait envie de le com m encer. Si je p eu x avoir P autoi | i ation, ce serait am usant. Si je ne l ’ai pas, je m ’en passerai. L a Hrlf'ique n ’a pas été inventée pour des prunes. » C’est sans doute jnir I’oulet-Malassis que G latigny a v a it entendu parler du p ro je t (le llaudelaire; on p e u t aussi noter com bien vers 1870, les pou.....'mpublics étaien t encore réticents pour autoriser des rééditions de Laclos. Mais la curiosité pour Les Liaisons dangereuses ne cesse de i>éiondre : après B audelaire, le poète isolé des écoles, après le l'itnia.ssien G latigny, voici H enri Céard, le rom ancier n atu raliste 1. » l.r Neveu de Rameau, Candide, M anon Lescaut, Les Liaisons iltwgvreuses, les livres de R estif, on t été l’o b jet de bonnes mono|Mii|ilm;s, sans plus, que prim e et dépasse l ’étude sur Choderlos ilt Laclos, d ’H enri C éard » , écrit Léon D audet dans L 'A ction fi m uai se du 30 m ars 1933. Or, nous n ’avons aucun livre de Céard m Laclos; D au d et a-t-il entendu, dans sa jeunesse, Céard parler iL on projet? A -t-il en sous les yeux u n m anuscrit? Nous som m es ii il n ils aux hypothèses. Ce qui est-sûr, c’est que le rom ancier du l'i uupe de M édan, l ’a u te u r de Terrains à vendre au bord de la mer, li familier de Zola et des G o n e o u rt,— et qui devait p o u rta n t n ’enlu e à rA cadém ie G oneourt q u ’en 1918, — H enri Céard, « critique i intérieur, v éritable bibliothèque en m ouvem ent e t qui ranim e le livre à la flam m e de la vie 2 » a consacré beaucoup de tem p s à t iiicIüh. Le 10 m ai 1883, il confiait à Zola : « Je suis plonge dans iih iii Laclos qui prend un peu contre m on gré des proportions enimiilérabl es. » Il y tra v a illa it encore en 1886 : « Qu’il déblaie un peu ses paperasses. Il a en portefeuille une étude com m encée m Laclos; q u ’il l’achève, q u ’il la publie... Allons, décide-toi, i i imu inle, et fais to n œ uvre », écrit G ustave Geoffroy 3? Le i de Céard ô tait donc bien connu, on en parlait e t ses amis I
O n piMii. a i g i i a l e r a u s s i u n
'V...... /{mine, M ou t
a rtic le s u r
de P aris , 2 5 B e p t c m b r e 1 8 6 4 . D a u d e t , A ction française*, 7 m a r s
Les L iaisons dangereuses 1920.
A i i u le « u r C é a r d , 2 5 j a n v i e r 1 8 8 6 .
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d e C h a m p fle u ry ,
attendaient m êm e avec im patience la publication de ce Laclos, qui eût été le premier ouvrage consacré à l’auteur des Liaisons. Céard, par le canal de l ’Interm édiaire des chercheurs et des curieux, sollicite des docum ents autographes, des détails sur les poésies de Laclos, sur sa v ie, sou rôle politique, sa situ ation après la Ter reur : « A ucun docum ent n ’ayant subsisté après l’incendie des Finances, sait-on , dem ande Céard, quel fut exactem en t le rôle ad m inistratif de Laclos pendant les ans IV , V , V I et V II, époque pendant laquelle YAlm anach national le donne com m e secrétaire général de l’A dm inistration des H ypothèques 1. » Nous m ention nons cette dernière question parce qu’elle révèle le sérieux avec lequel Céard m enait son enquête; nous som m es, aujourd’hui encore, très m al renseignés sur cette période de la vie de Laclos. Dans Y Interm édiaire du 10 novem bre 1884, Céard publie deux inédits : le traité de Laclos avec D urand neveu, et la lettre dictée par Laclos à son lit de m ort et destinée au Prem ier consul; suivent le 25 septem bre 1885 des docum ents inédits sur la b ataille de V alm y, et le rôle de Laclos dans cette affaire, une polém ique avec la Revue critique, la publication de nouvelles lettres de Laclos. E nfin en 1892, sous le titre U n oublié, paraît au Journal 2 un article de Céard sur l’auteur des Liaisons dangereuses. Il décla rait que Laclos éta it te le plus cruel psychologue parm i les rom an ciers de la fin du X V IIIe siècle ». « A vec l ’aide de docum ents in é dits et de lettres authentiques, j ’ai ten té de montrer qu’il m éritait encore d’être connu et com m e m ilitaire et com m e patriote. » Céard vou lait donc étudier non seulem ent Les L iaison s dangereuses, mais le rôle politique, m ilitaire et diplom atique de Laclos ; « Le rom an cier le plus subtil à dém êler les secrètes intentions des cœurs et dont Les L iaison s dangereuses ont prouvé la perspicacité intellec tu elle, et l ’art profond des plus délicates diplom aties. » E n 1897, Choderlos de Laclos et Les L iaison s dangereuses, étude historique et littéraire d'après des correspondances et des docu ments inédits éta it toujours en chantier, et le titre d éfin itif était arrêté. P uis ce furent, aux premières années du x x e siècle, les Laclos de Dard et de Caussy qui parurent. Qu’est devenu le tra vail de Céard, que D au det prétend avoir lu? R ené D uinesnil, qui s’est oeciq»é de la succession d’H enri Céard, nous confirm e (28 novem bre 1960) qu’il n ’a trouvé dans les papiers de Céard que des fragm ents sans suite. S ’il y a eu un com m encem ent de rédac 1. Interm édiaire des chercheurs ei des curieux, 10 octobre 1884. 2. l or octobre ltt92.
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tion, nul ne sait ce qu’il est devenu. E n to u t cas, Céard, quelques jours avan t sa m ort, parlait encore de Laclos à René D um esnil. Les naturalistes v oyaien t en Laclos, com m e en M arivaux, ou en R étif un ancêtre de leur école. E st-ce ce qui avait attiré Géard vers Les L iaisons dangereuses? Ou l ’influence plus directe des Concourt? Car ce sont bien les G-oncourt qui p euvent revendiquer, — les notes de Baudelaire étan t restées longtem ps inédites — le m érite d’avoir redécouvert Laclos.
Ces « talons rouges du naturalism e 1 » ont dû lire très tô t Les L iaiso n s dangereuses, sans que nous puissions préciser exactem en t la date. E n to u t cas, les lettres de Jules de Goncourt attesten t que les deux frères, en 1860, sont plongés dans le Laclos. Lors d’un séjour à Bar-sur-Seine, dans une cam pagne qu’ils n ’aim ent pas, ils fon t du rom an de Laclos leur livre de chevet : « Vos am is, mon cher am i, écrit Jules à P aul de Saint-V ictor 2, sont dans im pays où la pluie est une distraction : c’est to u t dire. Ils m ènent une v ie d’huître au soleil, lisan t Les L iaisons dangereuses en. pleins cham ps, ce dont les cham ps sont bien étonnés », ou encore : « Cela nous paraît par in sta n t un m étier héroïque que de s’atteler à une plum e. M ettez le soir un lansquenet de fam ille et de loin en loin la lecture d’une page ou des L iaisons dangereuses de Laclos, vous aurez to u te notre v ie 3. » C’est naturellem ent leur amour pour le X V I IIe siècle et leurs travau x sur l’art, sur les fem m es, sur l ’amour au x v t i i u siècle qui a conduit les Goncourt à l ’étude de Laclos. D ans sa thèse, Pierre Sabatier 4 a bien m ontré l ’influence du x v m e sur la form ation de l ’esth étiqu e des Goncourt. Jules ne déclarait-il pas d ’ailleurs : « J e sens en m oi de l’abbé du x v m eS. « Les deux frères n ’aim ent pas le X V IIe , à l’exception de La Bruyère; ils détestent le rom antism e phraseur e t considèrent que l ’hum a nité qu’il a créée est « une hum anité de dessus de pendule 6 ». A ussi voien t-ils dans le X V IIIe siècle l’apogée de la civilisation française : « T outes nos origines e t tous nos caractères sont en lui; l ’âge m oderne date de lui. Il est une ère hum aine, il est le L 2. 3. 4. 5. 6.
D oum ic, Revue des deux mondes, 15 a o û t 1896. 12 ju in 1860, A F la u b e rt, 16 ju in 1860. L*Esthétique des Goncourt, H a c h e tte , 1920. Journal. I d ry V I.
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siècle français par excellence. » D ans ce siècle, ils réunissent seu lem en t dans une m êm e condam nation V oltaire et R ousseau, réser vant leur adm iration pour D iderot, en qui, et en cela ils devancent la critique m oderne, ils v oien t le grand précurseur. A ristocrates et d ilettan tes, ils o n t aim é ce siècle d ’allure aristocratique. C’est d’abord en historiens que les Concourt ont lu Laclos : ce qui les intéresse, c’est essentiellem ent cette atm osphère d’une époque de transition, ce dernier éclat d’une civilisation qui v a succom ber aux assauts de la dém ocratie qui m onte. Ils y voien t une sorte d’inventaire et de bilan d’un m onde. Laclos est pour eu x com m e pour les romanciers naturalistes, un précurseur de leur école, « soucieux d’ex actitu d e et pourchasseur de docum ents p sycholo giques 1 ». « L e m achiavélism e entre dans la galerie; il la dom ine et la gouverne. C’est l ’heure où Laclos écrit d’après nature ses L iaisons dangereuses, ce livre adm irable et exécrable qui est à la m orale am oureuse de la France du x v n i e ce qu’est le T raité du prin ce à la m orale politique de l ’Italie du X V Ie siècle 2. » Ils ver raient donc volon tiers dans le rom an de Laclos le prem ier des rom ans réalistes, en m êm e tem ps qu’une espèce de traité doctri nal : la com paraison entre l ’œ uvre de Laclos et celle de M achiavel sera souven t reprise par les critiques; il est donc ju ste de marquer la priorité des Goncourt sur ce point. Rref, Les Liaisons dange reuses ont pour les Goncourt valeur de docum ent. Les auteurs des m onographies sur Sophie A rnould, la D u Barry, la duchesse de Châteauroux, M arie-A ntoinette ont v u en Laclos un romancier historien dont les conceptions annoncent leur propre théorie qui consiste « à faire entrer dans le rom an un peu de cette histoire in dividuelle qui dans l ’histoire, n ’a pas d ’historien 3 ». On vo it bien les lim ites de cette com préhension; il s’agit d’abord de resti tuer le clim at d’une époque; pour le X V I I I e siècle, ce clim at, dans la vision des Goncourt, c’est celui de l ’am our. Aussi leurs deux œ uvres : L a Fem m e au X V I I I e siècle (1862) et L ’A m our au X V I I I e siècle (1875) s’appuient-elles fréquem m ent sur les ensei gnem ents de Laclos, considéré com m e un spécialiste. L ’auteur des L iaison s dangereuses leur révèle un des aspects essentiels de la psychologie in tim e de cette noblesse qui v a disparaître, et dont l’occupation principale est l’amour. Les Goncourt ont analysé la q ualité unique de cet am our qui n’est plus que désir et volupté : « V olupté! c ’est to u t le x v m e siècle. Il respire la volu p té, il la 1. Sabotier. 2. La Femme au X V I I I e siècle, 3. Journalf l ï .
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dégage » La volu p té est dans la tenue, dans ces vêtem en ts fém inins qui déshabillent la fem m e sous p rétexte de l’habiller. V olu pté des boudoirs, des voitures, des Kvres, de la m usique et de la peinture. « Le X V IIIe siècle en disant : « J e vous aim e », n e v e u t point faire entendre autre chose que « J e vous désire ». A voir, poux les hom m es, enlever pour les fem m es, c’e st to u t le jeu , ce sont to u tes les am bitions de ce n ou vel amour. » On reconnaît cette philosophie nouvelle de l’am our m arquée par la pensée d ’H elv étiu s et des m atérialistes, et qui est celle de V alm ont et d e Merteu il. C’est le règne des « hom m es à la m ode » :
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désir de science qui n e leur laissaient voir dans l ’amour que de« faits à m éditer et à retenir, c ’était à des facultés e t à des quali tés si redoutables que ces fem m es avaient dû dès leur jeunesse, des talen ts et une politique capables de faire la réputation d ’un m inistre. » D ans cette page brillante, les Goncourt se sont à peu près bornés à transcrire les expressions les plus vives de la fam euse lettre L X X X I des L iaison s dangereuses. D ’ailleurs quelle que soil la finesse de leur analyse, m êm e si l ’on p eu t adm ettre que V al m on t soit bien dans une certaine m esure le ty p e de ces « têtes fortes » de l’im m oralité théorique e t pratique, la généralisation qui transform e les péripéties du rom an en une espèce d ’activité banale et quasi journalière, fausse absolum ent les perspectives. Q uant à la M arquise, sous la plum e des Goncourt, elle perd son individualité, ce caractère form idable, qui fait d’elle un person nage unique, pour s’intégrer dans la lignée des séductrices liber tin es. Ils finissent par en faire une « super M essaline » , dénaturant, ainsi son au th entiqu e personnalité. La Marquise e t V alm ont ne se conçoivent que dans l ’univers des L iaison s; on ne peut les comprendre n i les expliquer dans l’abstrait, en les séparant l ’un de l’autre, en les coupant de leurs actes et en les figeant dans cette im m obilité que leur confère la volonté de les transformer en ty p es. Les Goncourt font subir aiix personnages de Laclos les avatars qu’ont m ille fois subis H erm ione ou Phèdre quand on v e u t à to u t prix que R acine peigne les hom m es te tels qu’ils sont ». Les critiques ont m ainte fois souligné la pauvreté de l’invention chez les G oncourt, la façon paT exem ple dont ils ont utilisé dans leurs rom ans des incidents de la vie quotidienne, — des passages du Journal le prouvent. Ce m anque d ’im agination les rapproche de Laclos e t de Stendhal, et cette parenté n ’est pas fortuite. L ’influence des L ia iso n s dangereuses a été décisive aussi bien sur Stendhal que sur les G oncourt com m e elle le sera pour un autre rom ancier d on t l ’œ uvre critique est im portante : P aul B ourget. Chez B ourget com m e chez les Goncourt, l ’intelligence critique pré cède la création et la lim ite et m êm e la stérilise; c’est ce qui fait que seule la partie critique de leurs œ uvres est restée v iv a n te. Mais c’est aussi sans doute cette tournure d’esprit qui a fait d ’eux des admirateurs de Stendhal et de Laclos, chez qui l’invention pure est dépassée par l ’observation et la faculté d’analyse. E n étu diant Le D isciple, nous verrons qu’il existe une filiation rom a nesque qui v a de Laclos à B ourget en passant pas Stendhal et les G oncourt. E t ce n’est pas non plus un hasard, si B ourget et les G oncourt, très en avance sur leurs contem porains, ont été les
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admirateurs de Baudelaire, — autre fervent de Laclos. L ’intérêt qu’ils trouvent dans l ’œ uvre de B audelaire est de m êm e natu re i[uc celui qu’ils découvrent dans l’œ uvre de Laclos : lu cid ité, cruauté, recherche de l ’anorm al, cet aspect « auteur m audit » qui séduira ta n t le X I X e siècle finissant. « D ans les troubles de l’art, à la fin des v ieu x siècles, quand les nobles doctrines sont m ourantes, e t que l ’art se trouve entre une tradition perdue et quelque chose qui v a naître, il apparaît des décadents libres, charm ants, prodigieux, des aventuriers de la ligne et de la couleur qui risquent to u t et apportent en leurs im agi nations, avec une corruption su ave, une délicieuse tém érité 1. » (-es lignes consacrées par les G oncourt à Fragonard e t qui s’ap pliquent si bien à leur œ uvre propre, ne donnent-elles pas, à quelques nuances près, une idée du charm e qu’ils ont trouvé à Laclos?
E n 1891 paraissent les Sensations d 'Ita lie de Paul B ourget, où l’on trouve la première réhabilitation officielle de Laclos, puisque les Goncourt ont utilisé Les L iaison s dangereuses p lu tôt qu’ils ne les ont proposées à l’adm iration. Ce n ’est pas seulem ent parce qu’il passe par T arente, le 26 novem bre 1890, que Bourget ren contre Laclos. Ses E ssais de psychologie contemporaine le conduisent norm alem ent vers l ’auteur des L iaison s dangereuses. L ’idée cen trale qui anim e les E ssais est la form ule critique de Taine : et La littérature est une psychologie v iv a n te. » L ’analyse va surtout retenir B ourget. D ans son Baudelaire, il consacre un chapitre à « L ’esprit d ’analyse dans l ’am our »; dans son Stendhal, un chapitre à « L ’esprit d’analyse dans l’action ». D ès 1883, Bourget associe au nom de Stendhal celui de Laclos : « Rom ain G agnon, c’éta it lu i, un véritable héros de Laclos, lequel copia pré cisém ent, d ’après la société grenobloise d’alors, les figures des L iaisons dangereuses. Stendhal, sur qui le roman m ordit à une telle profondeur qu’il a refait la divine présidente de T ourvel dans Mme de R énal et dans Clélia Conti, le S tendhal qui a créé K orasoff et Julien, m éritait de naître dans cette ville-là. » Ce rapproche m ent entre les héroïnes de Stendhal e t Mme de T ourvel, Bourget le reprend dans La Physiologie de l'amour moderne. L’écrivain Claude L archet, arrivé au portrait de la fem m e qui ne v o it que par I. Journal des C o n c o u rt, I.
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son cœ ur, rem arque : « D eu x analystes ont étudié ce cas spécial, Laclos e t B eyle. Ils ont ainsi créé, le premier la céleste Présidente des L iaison s dangereuses; l ’autre, la Mme de R énal du Rouge et noir. » D an s la préface des E ssais de Psychologie contemporaine, l ’auteur du D isciple, pour expliquer les origines de cette psycholo gie, cite encore un passage de Taine : « En France, sous la Conven tion et le D irectoire, on a v u l’hom m e se refaire païen com m e au x prem iers siècles. D u m êm e coup, il se retrouvait tel qu’aux tem ps d ’A uguste et de Tibère, c’est-à-dire volu p tu eu x e t dur. I l abusait des autres et de lui-m êm e. L ’égoïsm e brutal ou calculateur avait pris l’ascendant. La cruauté et la sensualité s’étalaient. La société d ev en a it un coupe-gorge ou un m auvais beu. » Quand il étudie le rom an de Laclos, B ourget m ontre bien que le clim at de la Conven tion e t du D irectoire éta it préparé : les caractères les plus rem ar quables décrits par Taine, B ourget les trouve déjà dans Les L ia i sons dangereuses. « Choderlos de Laclos, le plus cruel des vivisecteurs de l’am our, rau teu r des L iaison s dangereuses, ce chef-d’œ uvre peut-être du rom an d’analyse. » D ès le premier m ot, B ourget définit le genre de Laclos et classe son œ uvre parmi les prem ières, peut-être la prem ière dans son genre. E t l ’im age du rom ancier opérant, le scal pel à la m ain, non pas sur une table d ’am phithéâtre, m ais sur du v iv a n t dans une salle d’opération, donne to u t son sens au ju ge m ent sur la valeur des m éthodes, et sur leur résultat. N ous entrons b ien su ivan t l ’expression des Goncourt dans « la chnique de l ’am our », La fascination qu’cxcrce le souvenir de Laclos sur cette terre d’exil où il est m ort, — « Pourquoi ne puis-je pas m ’en d éta cher? » — B ou rget essaie de l’analyser. Sans connaître bien exac tem en t la v ie de Laclos, — aucun travail sérieux n ’existe à son époque — sans connaître les œ uvres mineures de Laclos ni sa correspondance, l ’auteur des E ssais a perçu un premier m ystère : m ystère dans cette v ie aux données contradictoires, m ystère dans l ’histoire m orale de cet hom m e qui attire et irrite à la fois, m ystère su rtou t dans le problèm e de la création d’une œ uvre unique qui est incon testablem en t un chef-d’œ uvre : problèm e insoluble dans sa totale com plexité. Bourget pour sa part, ém et une hypothèse qui détruit l ’explication de T illy : Laclos a voulu rivaliser avec les conteurs libertins, e t sans le vouloir consciem m ent, par la seule force de son génie, il s’est placé au premier rang des romanciers psychologues : « Comme un peintre qu’un am ateur chargerait de peindre une toile de m usée secret et qui exécuterait, m algré lui, et
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par la force involontaire de son génie, une œ uvre tragique, L aclos a voulu sans doute, en com posant ses L iaisons dangereuses, rivaliser avec les conteurs à la m ode, e t il a gravé la plus som bre planche d ’anatom ie morale qu’aucun psychologue ait jam ais osée. » N ous voici avec B ourget au cœ ur m êm e des Liaisons dangereuses, au sens profond de l ’œ uvre. Laclos « ce débutant, a discerné e t m ar qué d’un trait définitif ce qui fut la sinistre plaie, la m aladie essen tielle du x v i ii ' siècle à la veille de finir sur les échafauds de R obes pierre : la cruauté dans l ’amour ». Sans nom m er Sade, B ourget com m e les G oncourt, com m e Baudelaire, a été frappé par l’aspect « sadique » de l ’œ uvre et s’il a bien n o té parmi les causes de cette cruauté « l’abus de l’esprit » et « l’im piûssance à sentir », l ’autre aspect des L iaisons dangereuses lui échappe, cet aspect qu’André M alraux le premier a m is en évidence en y découvrant une « m y th o logie de l ’intelligen ce ». E n to u t cas, pour B ourget, il s’agit d’un procès littéraire à réviser. L ’auteur est-il « com plice » de ses per sonnages « qui on t fa it peur »? Le livre est-il « im m oral »? « La m oralité n ’est que l ’expression pratique des lois de la vie de l’âm e et quand on aperçoit cette v ie de l ’âm e avec le génie de Laclos, ne le vou lû t-on pas, on est m oral, parce qu’on ne p eu t se retenir d ’énoncer ces lois. » L ’ouvrage est donc moral dans la mesure où il e st vrai : on ne dem ande pas à une planche d ’anatom ie d'être m orale m ais de reproduire la réalité. N ou s essayons ici d’interpréter la pensée de B ourget, exprim ée d’une m anière assez confuse : l ’embarras qu’il éprouve à défendre Laclos s’explique peut-être si on pense que les Sensations d ’Ita lie ont paru à la m êm e époque que Le D isciple. Ces argum ents sont bien différents des thèses sou te nues dans le rom an, où Bourget prétend faire dépendre la vérité d ’une doctrine philosophique — et par v oie de conséquence, d ’un ouvrage quelconque •— de son u tilité sociale. L ’essentiel c’est que Bourget après Baudelaire, rom pant le cours d’une longue tradition, affirme le caractère moral du livre de Laclos e t place son « audace spirituelle » bien au-dessus de son « audace m atérielle ». Les L iaisons dangereuses sont le « testam en t sen ti m ental » d ’une société. E nfin, en bon disciple de T aine, Bourget v o it dans Les L iaisons dangereuses un prélude à la R évolu tion : les « infam ies de la politique » suivront nécessairem ent les « infa mies du cœ ur ».
Le testa m en t in tellectu el et sentim ental d ’une génération, c’est bien aussi ce qu’a voulu établir B ourget dans Le D isciple, e t ce
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dessein avoué n ’est pas le seul lien de parenté entre cette œuvre et Les L ia iso n s dangereuses. La querelle du D isciple et les prises de position qu’elle a provo quées ont fortem ent m is en lum ière le problèm e idéologique de la responsabibté des m aîtres et laissé dans l ’ombre la valeur psycho logique e t l’intérêt proprem ent rom anesque du livre, c’est-à-dire l ’aspect par lequel B ourget essaie de prolonger les enseignem ents de Laclos et de Stendhal. Bourget a sans doute rencontré Laclos en b san t Stendhal; l ’in té rêt qu’il lui porte sc m anifeste surtout dans les E ssais de psycho logie contemporaine (1883) et dans Sensations d'Ita lie (1891); les rom ans publiés entre ces deux dates se souviennent m anifeste m ent des L iaison s dangereuses. D ans Un Crime d'am our (1885), la bibliothèque du héros Armand de Querne, qui renferme peu d ’ouvrages, possède à côté d'A dolphe, des Affinités électives de G œ the, Les L iaison s dangereuses. Arm and qui admire V alm ont lui reproche cependant son excès de lu cid ité qui « paralyse le cœ ur » : « E ntre le V icom te des L iaisons dangereuses — m on cher V al m ont — se dit-t-il, et la Présidente, qui a été dupe? » M ensonges (1887) nous présente Suzanne Moraines « créature de calcul et d’artifice » qui trouve à séduire le jeune poète R ené V inci, ta n t il est pur, « cette sorte de ragoût singulier que les débauchés de l'ancienne école éprouvaient à séduire les dévotes ». Le m achia vélism e de Suzanne, dont le portrait évoque d ’ailleurs p lu tôt D iane de M aufrigneuse que la M erteuil, conduira le jeune hom m e au suicide. La donnée m êm e du D isciple rappelle très précisém ent celle des L iaisons dangereuses, dans la m esure où il s’agit d ’une expérience de séduction volontairem ent conçue e t dirigée suivant les normes d ’une psychologie expérim entale. D ans les d eux cas, cette expé rience est réalisée, si l ’on peut dire, en vase clos : le château de Mme de R osem onde dans Les L iaisons, celui des Jussat dans Le D isciple. U ne grande partie du roman de B ourget est cons titu ée par la confession de Greslou au philosophe Sixte; procédé qui perm et au héros, com m e à ceux des L iaison s dangereuses, de s’exprim er à la prem ière personne selon la technique idéale du roman d’analyse; l’auteur s’efface derrière ses personnages, les m etta n t directem ent en contact avec le lecteur. Le succès du D isciple a, sem ble-t-d, remis en honneur ce procédé que les grands romanciers du X IX e siècle avaient négligé. A vant de présenter Greslou, un V alm ont vu à travers la philo sophie positiviste et expérim entale de Taine e t de R ibot, l’auteur
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m et en garde les jeun es gens contre les attraits de deux typ es de cyniques. Le premier ty p e, le cynique jovial se recom m anderait volontiers de R astignac 1 : « Il a dès v in g t ans, fait le décom pte de la v ie, e t sa religion tien t dans un seul m o t : jouir, — qui se traduit par un autre : arriver. » C’est une « m achine à calcul au service d’une m achine à plaisir ». B ourget, cependant, m et plus spécialem ent en garde le jeu ne hom m e pour lequel il écrit cette préface, contre le second ty p e qui a, lui, « tou tes les aristocraties des nerfs, to u tes celles de l ’esprit, et qui e st un in tellectu el épicu rien et raffiné »; c’est lui l’authentique descendant de V alm ont, « un égoïste subtil et raffiné » qui a transform é « le jeu am usé de son esprit en un outil de perversité élégan te... sa corruption est autrem ent plus profonde que celle du jouisseur barbare; elle est autrem ent com pliquée e t le beau nom d ’intellectualism e dont il la pare en dissim ule la férocité froide, la sécheresse affreuse ». Ce « sophiste dédaigneux qui abuse du m onde in tellectu el e t sentim en tal », ce V alm ont 1889, B ourget, en m oraliste, v eu t m on trer com m ent il a été la victim e de son m aître à penser, le p h i losophe S ixte. Celui-ci, héritier d’H elvétiu s, de D iderot et des E ncyclop éd istes, a sur eux l ’avantage d ’utiliser les découvertes scientifiques du x i x e siècle pour étayer ses théories. Il déclare tranquillem ent au juge d’instruction : « Pour le philosophe, il n ’y a ni crime ni vertu. » Cet hom m e qui m ène une vie retirée, presque m onacale, a une curiosité secrète pour le problèm e de la séduc tion : « U ne étud e bien faite sur la vie des séducteurs profession nels jetterait un jour d éfin itif sur le problèm e de la naissance de l’amour. Mais les docum ents nous m anquent. Ces séducteurs ont été presque tous des hom m es d’action et qui, par suite, ne savaient pas se raconter. P ourtant quelques m orceaux d ’un intérêt p sy chologique supérieur, les M émoires de Casanova, la Vie privée du m aréchal de R ichelieu, le chapitre de Saint-Sim on sur Lauzun, nous autorisent à dire que, d ix-neu f fois sur v in gt, l ’audace et la fam iliarité physique sont les plus sûrs m oyens de créer l’am our. » Il existe cependant une œ uvre où pour la première fois l’auteur ne postu le pas la séduction qu’exerce son héros com m e une donnée de fait, m ais en dém onte le m écanism e pièce à pièce : « Ce qui explique l ’action foudroyante du livre, c’est qu’à la fois il peint D on Juan et vend la m èche », selon la form ule d’André M alraux 2; ce livre c’est celui de Laclos. S ixte ne l ’a v a it pas lu; B ourget lui 1. D ans son analyse des deux ty p es, B ourget u tilise, sans les nom m er, B alaac e t Laclos. 2. Tableau de a littérature française* N. R . F.
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le connaît parfaitem ent et l ’admire; il sait bien que ce Traité de la séduction dont S ixte déplore l’absence, existe. Pourquoi ne le m entionne-t-il pas ici? Pourquoi, dans son rom an, cette destruc tion. du docum ent essentiel, le journal où Greslou n otait pas à pas les progrès de sa tactiqu e? Certainem ent pour éviter une com paraison, qui ne p ou vait que lui être défavorable, avec Les L iaisons dangereuses. Greslou, « adm irateur éperdu des livres d ’Adrien Sixte », qui a fa it de la Théorie des Passions de S ixte son bréviaire, s’est fixé un programme d ’existence, dont une phrase retiendra l’attention du juge d’instruction : « M ultiplier le plus possible les expériences psychologiques. » Comme pour V alm ont et pour M erteuil, « l ’âme hum aine to u t entière est pour lui un m écanism e savant et dont le dém ontage l’intéresse com m e objet d’expérience ». B ien entendu, ces expériences son t conduites sans aucune considération d’ordre moral. Le m onde est d ivisé en deux parts : les hom m es très in te l ligents et les autres; ils ne son t pas soum is aux mêmes règles : cc N e pas considérer com m e une loi, pour nous autres qui pensons, ce qui est et d oit être une loi pour ceux qui ne pensent pas », te l est le grand principe de sa vie et qui explique cet isolem ent dans l’orgueil, cette volonté de puissance, « cette extraordinaire énergie de dédain à l ’égard de tou s... cette liturgie du Moi ». Frère en égotism e de V alm ont et de Julien Sorel, Greslou considère tou te ex isten ce « com m e une conquête, exécutée et m aintenue par le plus fort a u x dépens du plus faible ». Comme eux, il veu t m ode ler sa v ie sur ses théories, car « une faculté aboutit toujours à la v olon té de l’exercer ». A van t m êm e de connaître les hôtes du château d’A yd at, Greslou a décidé qu’ils ne seraient « qu’une m atière à exploitation , pour le plus grand profit de sa pensée... J e m ’étais prom is, dit-il, de les dém onter rouage par rouage ». Ce dessein prém édité oblige le héros, dès son arrivée au château, à porter un m asque; cette aptitude naturelle à l ’hypocrisie, ren forcée par le raisonnem ent et l ’exercice de la volon té, est pour Greslou, com m e pour la m arquise de M erteuil, la carte m aîtresse, a Le m ensonge d ’attitud e, qui m ’a toujours attiré par m on goût n a tif de dédoublem ent, correspondait trop bien à m on orgueil intellectu el pour que je n ’y entrasse pas avec délices. » Quand le com te André de Jussat lui expose, à propos de son jeune frère, ses idées sur l ’éducation, qui sont ju ste à l ’opposé des siennes, Greslou l ’approuve sans chercher à présenter la moindre objec tio n . C’est de m êm e par « un cabotinage de déception et de m élan colie » qu’il intéresse d’abord Charlotte et ceci en vertu d’un
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principe de la Théorie des P assions de S ixte : cc II y a dans ce ph é nom ène de la p itié u n élém ent physique et qui, chez les fem m es particulièrem ent, confine à Fém otion sexuelle. » Cette com édie de la tristesse aura sur la jeun e fille les m êm es effets q u’elle a exercés sur la présidente de T ourvel. E lèv e de V alm ont, et plus encore p eut-être de M erteuil, Greslou cu ltiv e avec amour sa facidté n a tu relle de dédoublem ent : « Il y a toujours eu en m oi deux per sonnes distinctes, une qui allait, v en a it, agissait, sen tait, et une autre qui regardait la première aller, venir, agir, sentir, avec une im passible curiosité. » Cette « m ultip licité du m oi » perm et au héros d’éprouver une double jouissance : celle que procure l ’action elle-m êm e et celle qu ’il éprouve à observer cette action avec le détachem ent d’un spectateur im partial. La m arquise de M erteuil u tilise constam m ent cet art pour m ultiplier ses sensations. Si le disciple a une connaissance théorique à peu près parfaite des tech niques qui p erm etten t d’agir sur les autres, la séduction de Char lo tte v a lu i donner l ’occasion de les vérifier par la pratique. E t c’est ici que Greslou va se m ontrer incapable de se hisser à la hauteur de ses m odèles. Quand la m arquise de M erteuil ordonne à V alm on t de séduire la p etite Cécile de Volanges, le premier réflexe du V icom te est de refuser; il est occupé par la présidente de T ourvel dont la conquête représente une expérience pour lui to u t à fait nouvelle. C’est seulem ent après avoir v u Cécile, après avoir évalué les possibilités de plaisir qu’elle offre, qu’il accepte d ’entrer dans les desseins de son am ie. D ans ce cas, com m e dans celui de la Présidente, l ’attrait physique joue un rôle; rien de te l chez Greslou « froide et meurtrière m achine à calcul m en tal ». Comme il le note lui-m êm e, la résolution de séduire Charlotte née « dans son esprit », consignée dans ses cc cahiers », est pour Greslou « pure curiosité de psychologue ». Ce jeune hom m e qui n ’a eu ju sq u ’alors qu’une aventure facile, dont les connaissances am oureuses sont presque uniquem ent livresques, est sollicité par le plaisir cc de m anier une âm e v iv a n te ». Aucune ardeur chez lui, aucun élan, sinon cérébral, aucune sensualité m êm e. Cette froideur, ce défaut d’im agination concrète, de curio sité pour les êtres dans leur réalité physiq u e, c’est précisém ent ce qui l ’oppose à V alm ont. Pour V alm ont, séduire la P résidente, c’est jouir par avance des plaisirs qu’offriront à l ’am ant cc une taille ronde e t souple », une gorge cc aux form es enchanteresses 1 ». Julien Sorel, quand il se trouve pour la première fois en présence 1. L e ttr e V I.
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de M me de R énal, est frappé de son « regard si rempli de grâce »; « étonné de sa beau té, il oubba to u t, m êm e ce qu’il venait faire ». R ien de tel chez Greslou, la séduction reste uniquem ent une affaire de tê te et c’est ce qui donne à sa résolution quelque chose de borné et de fanatique à la fois; il n ’aura jam ais la grâce désin v o lte de V alm ont, l ’ardeur ingénue et irrésistible de Julien. C’est qu’il n ’a pas au fond le tem péram ent d ’un séducteur; il fait v io lence à sa vraie nature. S’il analyse les véritables m otifs de sa ten ta tiv e sur Charlotte, il découvre le m obile qui a peut-être été le plus efficace : la « cruelle volupté » d’hum ilier le com te André, « ce gentilhom m e, ce croyant, en l’outrageant dans ce qu’il avait au m onde de plus précieux ». L ’âm e de la jeune fille que sa pureté m êm e ne protégera pas, devient « com m e un cham p de bataille pour la secrète, pour l’obscure antipathie que deux sem aines de séjour com m un (avec le com te) transform èrent aussitôt en haine ». Par ce côté, par ce sen tim ent de classe, Greslou se rapproche de Julien Sorel : cc J e m e retrouvais plébéien dans m a joie profonde à songer que m oi, l ’arrière-petit-fils de ces cultivateurs, j ’arriverais peut-être à séduire l ’arrière-petite-fille de ce grand seigneur et de cette grande dam e, par la seule force de m a pensée. » Les derniers m ots sont révélateurs; il faut y chercher peut-être l’explication com plète du caractère de Greslou; son entreprise, élaborée à par tir de principes abstraits, n’est pas soutenue par une volonté suffisante, par un authentique rayonnem ent hum ain. C’est une construction de l ’esprit e t l’être to u t entier n ’y est pas engagé; ce qui m anque à ce séducteur, c’est d ’être séduisant. Mme de Tourvel m eurt d ’am our, M athilde de la Môle n ’est jam ais aussi éprise de Julien qu’à la fin du rom an, quand elle connaît ses véri tables sen tim en ts à l ’égard de Mme de Rénal; l ’emprise qu’exerce V alm ont com m e Julien est absolue, parce qu’elle est aussi et d’abord physique. Ce qui provoque le suicide de Charlotte, ce n ’est pas l’am our, m ais la déception e t surtout le m épris qu’elle éprouve finalem ent pour Greslou; c’est elle qui est plus forte cpie lui. E t cette faiblesse de Greslou vien t de sa m auvaise conscience; en réalité il a h on te de sa conduite, com m e le note S ixte. E lle v ien t surtout de son im puissance à agir; ou p lu tôt du décalage qui existe entre la représentation de l ’action et l’action elle-m êm e : cc Si par calcul je m ’efforçais d’apprivoiser cette jeune fille en lui ressem blant, je subissais sans calcul la force de la suggestion morale que dégage to u t caractère vrai... E nfin to u t en jugeant cette faiblesse indigne d’un cerveau com m e le m ien, je respectais Charlotte. » Ce qui fait la force de M erteuil, c’est qu’elle est capable
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d’élim iner to u t ne qui lui paraît indigne d ’un cerveau com m e le sien. Il n’est pas étonnant dès lors que Greslou subisse un échec à peu près com plet; Charlotte l ’aim e, m ais « pour des raisons absolum ent différentes de celles qu’a v a it su am énager sa naïve psychologie » , alors que Tourvel aim e V alm ont pour les raisons qu’il a très précisém ent prévues. Ce qui explique l ’échec de Greslou, finalem ent « pris au piège de ses théories », ce qui explique aussi l’échec partiel du rom an, son absence de résonance hum aine, c’est en définitive son m anque de rayonnem ent, de puissance, pour to u t dire d ’énergie. V alm ont m eurt les armes à la m ain, Sorel a choisi Féchafaud, Greslou est abattu com m e une bête m alfaisante, parce qu’il a eu peur de la mort com m e il avait peur de la vie. Chez M erteuil, chez V alm ont, le libertinage est passion, chez Julien Sorel l ’am bition est passion, Greslou est un pur m écanism e in tellectu el, il représente vraim ent, comme le vou la it l’auteur, te une planche d’anatom ie » , il lui m anque l ’épaisseur de la vie. « La m arquise, V alm ont, Julien Sorel, V autrin, R astignac, Raskolnikof, Iv a n K aram azof ont ceci de particulier qu’ils accom plissent (les actes prém édités en fonction d’une conception géné rale de la vie. Leur force rom anesque v ien t de ce qu’en eu x cette conception v it exactem en t com m e une passion, elle est leur p as sion 1. » Les héros dont André M alraux fait Pénum ération o n t une vie personnelle et poux ainsi dire indépendante de l ’auteur; Gres lou, lui, ne v it que par la v olon té de Bourget; de là cette im pres sion d ’artificiel et de théorique que laisse le rom an. A vec Le D isciple, B ourget, qui vou lait prolonger les enseigne m ents de Stendhal e t de Laclos a écrit en réalité un rom an « idéo logique », un rom an à thèse. E n 1889, ce n’est ni sa valeur artis tique, ni son in térêt psychologique qui ont retenu l ’attention; le scandale a éclaté à propos des thèses soutenues par B ourget. Ce que l’auteur condam nait, c’était la conception du déterm inism e scientifique étendu au dom aine des âm es; ce qu’il voulait établir, c’était la responsabilité du philosophe d evan t la société, e t en définitive la nécessité pour l’œuvre d’art de poursuivre des fins morales, c ’est-à-dire conform es aux principes sur lesquels repose la société. A natole France répliquait aux argum ents de Brunetière, apologiste de la tradition e t défenseur du D isciple : « C’est la gloire de Fhoinm e d’oser tou tes les idées », e t affirmait sa foi dans le d éveloppem ent de la science et dans le libre exam en de J. Op. cit.
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la raison, rejoignant ainsi la tradition des philosophes encyclo p édistes; la polém ique avec Brunetière a fait sortir ce tou t le x v m e siècle qu’A natole France avait dans le sang », selon le mot de Jules Lem aître. Si bien que P au l B ourget, disciple des analystes du x v i i i 0 s iè c le , a em prunté leur m éthode pour lutter contre leur esprit et q u 'i l a u tilisé Laclos contre Laclos! Cette division de l’œuvre cont.ri' elle-m êm e, cette création dans l'abstrait d’un personnage qui porte des idées sans les vivre, explique l ’infériorité de l ’œ uvre, à l a q u e l l e n’est pas étrangère non plus la m édiocrité du style. A v a n t m êm e que la critique ait com m encé la réhabilitation de Laclos, — et l'in térêt de B ourget pour Les L iaison s dangereux a» est d’abord un in térêt critique — , d ’autres auteurs avaient lu Les L iaisons dangereuses e t s’en étaien t inspirés. D epuis sa paru tio n , le rom an, — et d’une manière à peu près perm anente, — n ’a cessé de susciter des im itateurs, parfois avoués, parfois secrets. E t cette perm anence, à travers la diversité des m odes et des écoles, m anifeste la v ita h té profonde du livre, et l’étrange fascination qu’il exerce sur une certaine fam ille d’esprits. Les grands chefsd’œ uvre, Gargantua, Polyeucte, H am let, suscitent par leur sig n i fication universelle une adm iration à peu près générale e t in d is cutée. U ne œ u vre com m e celle de Laclos ne connaît pas e t ne peut pas connaître ce genre de popularité; elle s’adresse, d’âge en âge, à une catégorie d’esprits bien déterm inée e t cette parenté secrète des adm irateurs ou des im itateurs des L iaison s dangereuses, qui perm et de les considérer souvent dans une perspective nouvelle, est bien in atten du e dans le cas d’un rom ancier com m e O ctave F euillet. L ’auteur du Rom an d ’un jeune homme pauvre, où fleu rissent la convention morale et l’idéalism e les plus traditionnels, celui qu’on a surnom m é cc Le M usset des fam illes », doit peutêtre à M usset son goût de l’élégance e t du rom anesque, m ais il partage aussi avec lui un certain penchant au dilettan tism e et à la perversité; c’est leur côté cc Laclos » à tous les deux! A l ’insipide Jeune H omme pauvre répond le trop oublié M onsieur de Camors (1876). F laubert dont l ’esthétique s’opposait sur tou s les points à celle de F eu illet ju geait remarquables certains passages de M on sieur de Camors; M aupassant cite le rom an dans la préface do Pierre et Jean entre A dolphe et L ’A ssom m oir; Léon B lum 1 déplore; 1. Stendhal et le beylisme. Il est in téressan t de c o n sta te r que L éon B lum q ui consi dère Les Liaisons com m e « u n des livres cap ita u x de n o tre litté ra tu r e rom anesque »
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l’oubli injuste dans lequel est tom bée cette oeuvre où il v o it la marque de Stendbal. D ans son rom an, O ctave F eu illet év ite to u te allusion précise aux L iaisons; cependant pour présenter le château de M. des R am eures, il écrit. : « On pouvait le comparer à ces résidences idéales qui ont fait rêver tou s nos lecteurs dans leur heureuse enfance, quand ils lisaient au-dessous d ’une gravure en taille douce cette phrase attrayante : L e château de M. de V alm ont était agréablem ent situé sur le som m et d’une riante colline. » C ette référence à une œuvre im aginaire correspond à une référence sans doute incons ciente aux L iaison s dans l’esprit de F euillet. D ès l'ouverture du rom an, le singulier testa m en t de M. de Camors le père se présente com m e un catéchism e dont les dogm es rap pellent à l ’évidence les principes de Mme de Merteuil. Le seul objectif pour l ’hom m e, c’est la conquête de sa liberté : « La nature a surchargé l ’hom m e d ’instin cts dont il a fa it des devoirs, de règle m ents de police dont il a fait des religions. Chacune de ces entraves brisée, chacune de ces servitudes vaincue m arque un pas dans l’ém ancipation virile de l ’hum anité. » La seule foi de Camors se situe dans l ’honneur, « c’est-à-dire l’estim e de soi ». Cette attitu d e isole l ’hom m e, mais as. M éditez sur ce te x te , to u te force hum aine est là. » — « II est heau de mourir de sa m ort, d’une m ort qui ressem ble à sa vie. E t mourir est p assivité, m ais se tuer est acte », se dira le K yo de La Condition hum aine avant de se suicider 1. Louis de Camors, le fils, né dans une fam ille dont les différentes branches sc haïssent depuis la R évolu tion , élevé à la m ort de sa mère par une m aîtresse de son père, à peu près abandonné par ce dernier, livré à lui-m êm e dans un siècle « encom bré de dém olitions sociales, religieuses e t politiques, au milieu desquelles l’œ il le plus clairvoyant a v a it peine à distinguer n ettem en t les formes des constructions nouvelles et les contours des édifices de l’avenir », ii é té a ttire p a r des œ uvres qui to u te s d o iv en t quelque chose au x L iaisons : celle de S te n d h a l, M onsieur de Camors de F eu ille t, L e Vicomte de Courpière d ’A bel H erm an t. I. F euillet-M alraux,,, Qui l’e û t cru? I l fa u t dire que le sty le ferm e e t sobre d u tesI Mine n i en fa it u n m orceau de brav o u re qui n ’e s t pas sans beauté.
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Louis de Camors a donc appris « à se défier égalem ent de tous les principes et de tou tes les convictions ». N ous le voyons d ’abord assez inconséquent avec lui-m êm e. Il s’est juré de ne pas séduire Ju liette L escande, la fem m e de son seul véritable am i, et pourtant il la séduit. Spontaném ent, ou par calcul il affecte avec elle « le to n de l’in tim ité fraternelle 1 ». A ttitu d e bien rassurante et qui endort to u tes les m éfiances; m ais « les chutes des honnêtes fem m es son t sou vent d’une rapidité qui stupéfie »; dans le vertige de sa fau te Ju liette cherche un refuge dans la tendresse de son am ant, qui lui fait alors une dure leçon : « Les fem m es qui tom b en t, sachez-le bien, n ’ont pas de juges plus sévères que leurs com plices... nous haïssons v ite des liens qui en font des devoirs où nous ne cherchons que du plaisir; notre premier souci, dès lors qu’ils sont form és, est de les rom pre... Les honnêtes fem m es sont gauches à nos ivresses m alsaines... Leurs transports son t puérils... Leur désordre m êm e est ridicule. » Qu’une honnête fem m e soit in ca pable de com bler un am ant, c’est bien ce que pense la m arquise de M erteuil : « N ’en espérez aucun plaisir, écrit-elle à V alm ont à propos de Mme de T ourvel, en est-il avec les prudes?... R éservées m êm e au sein du plaisir, elles ne vous offrent que des dem i-jouis sances 2. » Mais jam ais V alm ont, m êm e dans son dernier billet à la P résidente, n ’a usé de ce ton doctoral; on com prend qu’après cette mercuriale prudhom m esque, Ju liette frappée d ’un m al m y s térieu x m eure dans les h uit jours! Cette fin m élodram atique et peu vraisem blable — m ais Mrae de Tourvel m eurt bien, elle aussi, de remords et d ’amour — a cependant un intérêt : Louis de Camors apprend le m êm e jour la m ort de sa m aîtresse, celle de son père et lit le fam eux testam en t. D ans l ’ébranlem ent que lui font subir ces chocs successifs, dans son désarroi, il trouve dans le m essage de son père « un principe d’action et un plan d ’existence... Pour conserver sa propre estim e, il lui suffisait de rester fidèle à l ’honneur, de ne rien faire de bas, com m e le disait son père, et il était bien décidé à n e rien faire qui eû t à ses y eu x ce caractère ». A partir de ce m om ent-là, et par la volonté de l ’auteur, ces prin cipes deviennent la pierre de touche du rom an : Camors suivra-t-il fidèlem ent les conseils de son père, saura-t-il y conformer sa vie? E t d ’abord il s’agit pour lui de rétablir sa fortune, car si son père lui a indiqué les m oyens de parvenir, il ne lui a pas laissé les m oyens L « Si j ’avais un frère, é crit M me de T ourvel ù M me de V olanges, je désirerais q u ’il f û t toi que M. de V alm ont se m o n tre ici. » (L e ttre X I.) 2. L e ttre V.
de vivre. La technique du succès n ’a pas varié depuis B alzac : finance e t politique. Prem ier o b jectif : être élu député. Sur les avis de son cousin le général de Camp vallon , qui va renoncer, en sa faveur, à son m andat, Camors doit s’assurer l’appui du grand élec teur de sa circonscription, M. des R am eures. E t c’est là q u ’il va rencontrer sa Tourvel, en la personne d’É hse de Tècle. « Elle n’éta it pas prude, elle était chaste; elle n ’était pas dévote, elle éta it pieuse. » V euve rom anesque, E lise s’intéresse à Camors à cause de sa réputation un peu scandaleuse; ce libertin a pour elle un attrait : « l ’attrait de la conversion. » « V ous qui le connaissez, disait Tourvel, vous conviendrez que ce serait une belle conversion à faire 1? » L’isolem ent du château des Ram eures et la m onotonie de la v ie à la cam pagne favorisent l ’in tim ité de ces deux êtres que rien en apparence n e rapproche. Camors qui v eu t faire d ’ÉIise une alliée pour m ieux réussir auprès de son oncle, com prend très vite que Mme de Tècle n ’a rien de com m un avec les fem m es du m onde qu’il séduit si prom ptem ent; « il com prenait que l ’entreprise n ’était pas ordinaire », mais il pense com m e V alm ont « qu’il n ’y a de vertu s infaillibles que celles à qui l ’occasion suffisante a m anqué et il se flatte d’être pour Mme de T ècle cette occasion effi cace ». H déploie pour vaincre cette fem m e une tactique de so u m ission et de respect car il v o it dans cette conquête « com m e une œ uvre d ’art extrêm em ent difficile qui lui ferait, à ses propres y e u x , le plus grand honneur 2 ». Camors, com m e V alm ont, se trouve pour la prem ière fois de sa v ie d evant une entreprise difficile; com m e V alm ont, il avoue que « sa v ie a été un peu dissipée, que sa réputation n ’est pas très bonne », se donnant à peu de frais l ’appa rence de la franchise. « Il y avait dans la v o ix de M. de Camors ta n t de soum ission, de confiance et de candeur, que Mme de Tècle en fu t touchée et que le D iable en fu t charm é au fond des Enfers. » Élise, en effet, com m e la P résidente, tom b e dans le piège; dans l’intérêt qu’elle porte à Camors, l ’attrait de la nouveauté entre pour beaucoup et Camors « avec le flair terrible des grands corrupteurs pressentait dans cette âm e ébranlée des défaillances prochaines ». Comme Y alm ont, il se prend peu à peu à son jeu, et bien que le désir soit chez lui plus fort que l’am our, le sentim ent s’insinue en lui. La scène de la fam ille sauvée de la misère par le V icom te, ép i sode qui sera déterm inant dans l ’évolu tion des sentim ents de la P résidente, devient dans le rom an de F eu illet la scène de la chau 1. L e ttre V III. 2. « C*est le p lu s g rand projet que j ’aie jam ais form é. » (V alm ont, le ttre IV .
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m ière où, aidée par Camors, Élise soigne un enfant m alade. L'ému tio n produite par cette présence com m une dans un m ilieu qui leur est étranger pousse Camors à faire sa déclaration. L ’effet sur Éli«n est profond : « P eut-être entendait-elle pour la première fois do mii v ie un de ces chants d’am our, un de ces hym nes brûlants do lit passion que to u tes les fem m es désirent secrètem ent entendre avanl de m ourir, dussent-elles m ourir pour l ’avoir entendu. » A ussi bien, Camors pense-t-il, com m e V alm ont, qu’il est to u t près de la vic toire; il éprouve m êm e un secret dépit d evan t les succès si rapides de sa sa van te stratégie : « M. de Camors 11e laissa point de déplorer que son aventure tournât si prom ptem ent au banal... Il su t m au va is gré à Mrae de Tècle de ne s’être m aintenue plus longtem ps à lu hauteur idéale où il a v a it eu l ’innocence de la placer... Il la voyaii couchée avec un num éro au front dans l ’ossuaire de ses souvenir» galants. » A nticip ation bien im prudente! Mme de Tourvel a trouvé, une prem ière fois, son salut dans la fuite; É lise de Tècle im agine une autre parade : elle propose à Camors d’épouser sa fille Mario qui n ’est encore qu ’une enfant. M me de Tècle « vaincue, brisée, éperdue d’am our, aim ait pourtant quelque chose au m onde plus que son amour » : sa fam ille, la fidélité à ses souvenirs; de plus, Camors est plus jeune qu’elle et l’épouser serait « une folie é v i d ente ». F eu illet s’efforce de transposer dans le sublim e une situ a tio n et des sentim ents fort troubles : cette mère, qui fait l ’amour avec l ’hom m e qu’elle aim e, par su b stitu tion , a quelque chose do m orbide; l ’a ttitu d e de Mme de Tourvel cédant finalem ent à V al m ont est non seulem ent plus vraisem blable m ais plus saine. Il y aura dans la passion jum elle que la mère e t la fille portent par la suite à Camors, quand le m ariage sera fa it, un élém ent presque incestu eu x. D e to u te m anière, l ’épisode Élise-Camors se solde par un échec pour ce dernier. Après T ourvel, Merteuil. Le premier, parm i les im itateur» valables de Laclos, F eu illet a essayé de faire revivre le « couple infernal ». Charlotte de Luc d ’Estrelles, orpheline de grand nom mais sans fortune, v it com m e Arm ance de Zohiloff chez de riches cousines. Si elle m anifeste d ’abord une personnalité assez agres sive et très virile, elle a pour elle une droiture et une intransigean to fierté qui font penser plus à M athilde de la Môle qu’à Mme de Mer teu il. Elle propose à Camors de l’épouser, mais cela ne fait pas l ’affaire de l ’am bitieu x qui lui conseille, en retour, de ten ter la carrière « d’artiste », pour devenir cc indépendante ». Cette sug gestion inatten d ue et que Charlotte v a prendre com m e une in v i tation à entrer dans le d em i-m on d e, la révolte, com m e le fail
(l’abord la théorie du hien fit du m al exposée par Camors. « Pour moi, le m ai, c’est de craindre l ’opinion des gens qu’on m éprise, c’est de pratiquer ce qu’on ne croit pas, c’est de se courber sous des principes et sous des fantôm es dont on connaît le néant; le m al, c’est d ’être esclave ou hypocrite... Le m al, c’est la laideur, Piguorance, la so ttise e t la lâcheté. L e b ien , c ’est la beauté, le ta len t, la science e t le courage. » La vie m orale de Charlotte sera d éfin iti vem ent m arquée paT cette profession de foi; elle fera plus tard à Camors cette rem arque : « N e croyez-vous pas qu’il y a dans la vie des fem m es une heure d écisive où un m auvais germe qu’on je tte dans leur âm e peu t y pousser de terribles m oissons? » Charlotte décide donc, après le refus de Camors, d’épouser le général de Cam pvallon qui est âgé et en n uyeu x, m ais fort riche e t c’est ici que la m arquise de Cam pvallon va se révéler, sinon par Pintelligence du m oins par le caractère, une ém ule de la m arquise de Mer teuil. Camors v a se trouver dans une situ ation peu banale pour un séducteur :1a défensive. Charlotte jou e en effet avec lui, par une sorte de provocation, « un jeu effrayant e t m ystérieu x ». C’est qu’elle v eu t se venger; son orgueil, com m e celui de M erteuil dans Paventure avec Gercourt, a été ulcéré par le refus de Camors : « Je m e souviens q u ’il y a un hom m e à qui je m e suis offerte et qui m ’a repoussée... e t que cet hom m e est viv a n t. » La leçon d ’im m ora lism e qu’elle a naguère reçue de Camors n ’a pas été perdue. L ’élève surpasse très v ite son m aître : « L e fait en soi n ’avait rien de sur prenant. Les fem m es s’élèven t plus haut que nous dans la grandeur morale, m ais, une fois lancées dans les abîm es, elles y tom b en t plus vite et plus bas que les hom m es. » L ’esprit de Charlotte s’appuie sur sa v olon té et sur une grande m aîtrise de soi : « Une faible pal pitation du sein, un frissonnem ent léger des narines dilatées trahissaient seuls l ’orage intérieur. » E lle possède, dans les situ a tions difficiles, le génie de l’im provisation; c’est ainsi que pour donner le change au marquis sur ses relations avec Camors, devenu son am ant, elle ordonne à celui-ci d’épouser la fille d’E lise de Tècle. Jalouse de cette rivale qu’elle avait elle-m êm e choisie, et après la mort de son m ari, pour pouvoir épouser Camors, elle songe à tuer Marie : a Je suis jalou se, je suis trahie e t je me vengerai. E t rien ne me coûtera. » Camors finit par être effrayé; il v eu t sauver sa fem m e,il est to u t près d’aimer son fils, il recule devant l’idée du crime. F in a lem ent écrasé d evant la failhte de ses principes, — puisque la pitié s’e st insinuée en lu i, — il m eurt, laissant pour son fils une lettre dont Feuillet n ’indique pas le contenu mais dont on peut penser que les term es so n t très éloignés de ceu x du testa m en t de Camors le père.
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Si C harlotte partage avec Mme de M erteuil l’inflexibilité du caractère dans la réalisation de ses desseins, la différence entre leu d eu x fem m es éclate cependant : Charlotte devient une Merteuil par am our, c’est la passion entière qu’elle porte à Camors qui pola rise en elle to u tes les énergies et qui déterm ine tous les actes. C’est dans la passion qu’elle se découvre et se réalise : « J ’appartiens, âm e, corps, honneur et biens, à m on cousin bien-aim é Louis de Cam ors, dès à présent et pour toujours; écrit e t signé du pur sang de m es vein es, Charlotte de Luc d’Estrelles. » Ces m ots ne sont pas des m ots, m ais la réalité la plus essentielle de cette âm e absolue, et c’est une des réussites de l’œ uvre que de faire adm ettre par le lec teur l’au th en ticité de ce passage, qui pourrait paraître d’une élo quence de rom an feuilleton! Q uant au héros, il est plus difficile de le juger : le critère qu’il a choisi, l’honneur, conception purem ent subjective, est assez vague; Léon B lu m rem arque que la « pire inconséquence » du livre est que dans sa préoccupation m orale, F euillet fait com m ettre à son héros des actes dont l ’honneur aurait dû suffire à le détourner. C’est ju ste, encore que l ’auteur n ’ait jam ais donné une définition précise de ce term e : c’est là en réalité la faiblesse du livre. On sait bien ce qu’est l ’honneur pour V alm ont : conquérir selon les règles; ce qu’est l’honneur pour Julien Sorel : s’im poser par la force du caractère et la supériorité de l ’intelligence dans une société hostile; pour Camors, rien d ’équivalen t : il se pose bien une fois la question de savoir s ’il agit avec honneur, quand il trom pe le marquis son bienfaiteur, m ais cela ne l ’arrête pas. « Il fa u t qu’un crime, dit-il, se sauve du m oins par quelque grandeur » : on cherche en vain ce qui, dans la v ie de Camors, ju stifie cette form ule. S’il réussit dans la société, c’est grâce à l’argent, à l’appui de M. de Cam pvallon et de M. des R am eures, et F euillet a négligé de m ettre en lum ière ce côté, bien intéressant cependant, de la v ie de son héros, se bornant à dire que Camors « avait v ite pris ses grades dans la franc-m açonnerie de la h au te corruption financière ». S’il réussit auprès des fem m es, ce n ’est guère parce qu’il v e u t consciem m ent les séduire. C’est p lu tô t l’inverse, elles tom b en t amoureuses de lui, subjuguées par son prestige physique, sans qu’il fasse grand effort pour cela, sa u f dans le cas d ’É lise de T ècle; m ais en définitive, c’est Élise qui lui im pose sa volonté. Mmo de Tècle ne sera jam ais sa fem m e ni sa m aîtresse; il épousera sans aucun enthousiasm e Mnric de Tècle pour obéir à Charlotte, et c’est Charlotte qui dans la plus grande partie du rom an, mènera le jeu . Il existe un constant décalage entre les déclarations du héros, ses form ides d’am ora-
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lism c hautain, et qui se voudrait m achiavélique, et sa conduit*? som m e to u te assez banale et m olle. F eu illet s’est inspiré évidem m ent des L iaison s dangereuses, mais son personnage, faute de cette énergie, de cette volonté passionnée qui fa it des constructeurs des héros de B alzac ou de Stendhal, est p lu tô t un frère de Greslou, ou m êm e, m algré les apparences, du Frédéric Moreau de L ’Éducation sentimentale qu’un ém ule de Sorel, de M arsay ou de V alm ont. L e rom an a v a it été avant 1850 une im age de la réalité en train de se faire; Flaubert, selon la form ule de T hibaudet « lui a pour ainsi dire passé en consigne le principe de Carnot. Il lui a m ontré, fait sentir, et fait exploiter la vie com m e une réalité qui se d é f a it 1 ». M onsieur de Camors, c’est, dix ans après M adam e B ovary, vin g t ans avant Le D isciple, un de ces rom ans de l ’échec, dont à la m êm e date, F laubert v a donner le chef-d’œ uvre avec L'E ducation sentim entale. Affirmer que cette éducation sentim entale de 1782, que sont Les L iaisons dangereuses, offre une im age plus constructive de l ’hom m e n ’est q u ’en apparence un paradoxe.
G uy de V alm ont : en 1876 et 1877, c’est sous cette signature que paraissent plusieurs articles de M aupassant, sur Flaubert, sur B al zac, sur les poètes français du X V Ie siècle, et des contes. Par une vieille tradition fam iliale, les M aupassant donnent le nom de Valm ont au premier de leurs enfants. (On trou ve déjà au x v m e siècle un M. de M aupassant de V alm ont.) On peut penser que G uy de M aupassant est heureux de cette tradition pour le rapprochem ent qu’elle perm et avec le héros d ’un rom an q u ’il aim ait beaucoup : L es L iaisons dangereuses. D ans la préface de Pierre et Jean (1887), pour m arquer la difficulté de définir le genre rom anesque, M au passant cite vin gt-cinq chefs-d’œ uvre français et étrangers et Les L iaisons dangereuses figurent sur cette liste entre Don Quichotte et Werther. D ’après Tancrède Martel 2, M aupassant a fait un « v if éloge » des L iaisons dangereuses ; « On le tin t pour un livre im m o ral. A u contraire, il est, selon m oi, la plus forte leçon de m orale qu’on ait donnée à la gent fem elle... E t puis, il y a ce sty le, le bon vieu x style de l ’Ancien Régim e françois ( s ic ), disant ce qu’il veu t par le sim ple m écanism e du su b sta n tif e t du verbe, le sty le de X. Réflexions sur la littérature, t . 2, N. B.. F. 2. Souvenirs et impressions, Le Figaro, S upplém ent litté ra ire d u S septem bre 1925.
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P révost dans M anon Lescaut, quoi! to u t dire sur le to n de la bonne com pagnie. » Léon D audet, qui connaît bien le m ilieu n a tu r a lise , écrit à propos du roman de Laclos : « Je sais que M aupassant en é ta it tourm enté avan t de sombrer dans la folie 1. » Il n ’est donc pas surprenant de rencontrer dans quelques œuvreu de M aupassant l ’influence de Laclos; une autre influence, plmt caractéristique peut-être, m ais qui va dans le m êm e sens, est celle de Sade. R ené D u m e sn ils, qui a fa it un classem ent par sujets des Contes de M aupassant, place sous le signe de Sade cinq ou six nou v elles oii l ’on trouve les thèm es de l ’assassinat, des cruautés per verses, de l’inceste, du v io l. U ne étude des rapports entre Laclos cl M aupassant se heurte à un premier obstacle, essentiel, celui de lu technique rom anesque. S’engageant délibérém ent, sur les traces de F laub ert, dans la v o ie que Balzac avait ouverte, le rom an français, dans sa v olon té de peindre objectivem ent, scientifiquem ent, la société contem poraine, néglige, au m oins m om entaném ent, la grande tradition analytique, ccllc du roman où évoluent des in d ivi dus en p etit nom bre, choisis pour leur caractère exceptionnel et com plexe, à l ’im age de la tragédie classique. « Le réalism e... paraît devoir aboutir très v ite à l ’em ploi habituel de deux procédés... Le prem ier consiste dans l ’im portance extrêm e accordée à la descrip tion, le second dans la préférence donnée au personnage m oyen sur le personnage héroïque ou sim plem ent grandiose. D u m om ent que l ’écrivain se propose de m ontrer clairem ent ce qui est, ne doit-il pas d ’abord noter avec exactitu de le m ilieu où se m euvent ses personnages? Ce m ilieu est une cause à la fois et un résultat : une cause, car les choses am biantes influent profondém ent sur les caractères e t, depuis Fam eublem ent ju sq u ’au clim at, il n’est rien qui n ’entre pour une part dans la série infinie des p etites im pres sions dont un hom m e dit : m oi; — un résu ltat, car la personne hum aine tend à se représenter dans les choses qui l’entourent, parce qu’elle tend à s ’y prolonger. La cham bre où v it un hom m e devient au ssitôt la figure extérieure de ses habitudes e t de ses gestes. Les rom anciers d ’observation sont donc logiques en décri va n t avec m inutie to u t le décor, en apparence indifférent, de l ’e x is tence. Ils ne le sont pas moins en s’efforçant de prendre com m e types des classes sociales qu’ils veu len t peindre, des personnages m oyens. Il y a, en effet, dans toutes les créatures distinguées, une vie d’exception, qui dim inue ce que l’on p eu t appeler leur valeur 1. Action française* 5 ju in 1939. 2. Mau p assant* Œ uvres complètes, t . X V .
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représentative. A l’être d’un m étier ou d ’une classe s’adjoint chez elles une personnalité rare et solitaire. Il n ’en va pas ainsi du per sonnage de second ordre. Celui-là s’est soum is à tou tes les circons tances générales de son m étier e t de sa classe sans avoir l’énergie de réagir contre elles. Il m anifeste donc ces circonstances avec plus de n etteté. » Cette page de B o u r g e t1 distingue n ettem en t pour la première fois le rom an de m œurs par rapport au classique rom an d’analyse. Les L iaison s dangereuses n e correspondent pas to u t à fait à la définition du rom an de caractère que Bourget donnera par la suite 2 : il estim e que l ’auteur doit accom pagner son analyse de réflexions et de com m entaires com m e le fo n t Mme de La F a y e tte , l ’abbé P révost, C onstant et Stendhal; Laclos n ’en use pas ainsi. « La grande affaire lorsqu’on com pose un rom an, disait souvent T ourgueniev, est de ccuper le cordon om bilical entre ses person nages et soi. » Cette im age qui traduit l’exigen ce d ’ob jectivité du rom an réaliste, ou pourrait l’appliquer à Laclos. Voilà pourquoi sans doute les G oncourt, Henri Céard, Cham pfleury, considèrent Laclos com m e un précurseur. Mais B ourget, avec les analystes, peut, plus ju stem en t encore, m ettre Les L iaison s dangereuses au premier rang des rom ans de caractère, l’effort essentiel de Laclos portant très évidem m en t sur la psychologie. M aupassant, en écrivant B el-A m i, a voulu faire œ uvre réaliste, com poser un rom an de m œ urs où des « personnages m oyens » évoluent dans un m ilieu donné, celui de la presse. D ans sa lettre au directeur du Gil B las (1er ju in 1885), répondant aux critiques des journalistes qui se son t sentis visés par cette œ uvre, il écrit : « J ’ai vou lu sim plem ent raconter la v ie d ’un aventurier pareil à tous ceu x que nous voyon s chaque jour dans Paris, et qu’on ren contre dans to u tes les professions ex istan tes. » E t il ajoute : « Il n’a aucun ta len t. C’est par les fem m es sexdes qu’ü arrive. D evien t-il journaliste, au m oins? N on, il traverse tou tes les spécialités du journal sans s’arrêter. » D u roy est donc, de l’aveu m êm e de son créateur, un « personnage m oyen » , typ iq u e du rom an de m œurs. Si Bel-Am i réussit, ce n ’est pas grâce à une intelligence ou à des Lulcnts excep tionn els, m ais par ce qu’il a de plus extérieur : non physique e t en particulier sa v o ix qtii exerce sur les fem m es une véritable séduction. Les autres — les fem m es qui l’aim ent — agissent pour lu i et m êm e quand sa personnalité s’affirmera plus I. lassais de psychologie contemporaine, t . I I , p. 209. Nouvelles Pages de critique et de doctrine.
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n ettem en t, grâce à sa prom otion sociale, il ue fera que se confonrn i aux m œurs de son m ilieu et de son époque. D ’autre part, M aupassant, su ivan t les exem ples de B alzac ut du F laubert de L 'É du cation sentimentale, établit une relation étroilo entre la destinée de son héros et sa courbe ascendante, et les pre m iers scandales politiques et financiers de la Troisième R épublique, l’histoire individuelle fa it corps avec F H istoire. L a différence entre cette technique rom anesque e t celle de Laclos T e n d r a it la com paraison très arbitraire si le M aupassant
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esprit. » R eçu chez les Forestier, D uroy v a y faire une nouvelle découverte : celle de l’am oralisine, dans un m ilieu qu’il admire. On parle à tab le du procès Gauthier, « u n cas d ’adultère com pliqué de chantage » : « On ne s ’indign ait pas, on ne s ’étonnait pas des faits; on en cherchait les causes profondes, secrètes, avec une curiosité professionnelle et une indifférence pour le crime lui-m êm e. On tâch ait d ’expliquer n ettem en t les origines des actions, de déter m iner to u s les phénom ènes cérébraux d ont éta it né le dram e, résul ta t scien tifiq u e d ’un état particulier. » Mme de Marelle, sa voisine de tab le, sera pour B el-A m i son premier succès auprès d’une fem m e du m onde. E t B el-A m i s’étonne de lafacilité avec laquelle cette Parisienne est devenue sa m aîtresse. Grâce à une espèce d’accord intim e entre ces deux êtres, — « leurs deux natures avaient des crochets pareils » — , Mme de Marelle, fem m e naturelle, spontanée, sensuelle surtout, revien t toujours à Georges D uroy m algré ses infidélités; aussi bien quand, à la fin du rom an, B el-A m i devenu le baron de Cantel, descend les m arches de la M adeleine au bras de Suzanne W alter, c’est Cio tilde de Marelle au sortir du lit qu’il évoque en pensée. N i la liaison avec Mrae de M arelle, ni m êm e l ’entrée au journal m énagée par Forestier n ’ont résolu pour B el-A m i le problèm e de l ’argent. Comme les héros b al zaciens, m ais peut-être d ’une m anière plus directe et plus basse, D uroy ne répxigne pas à accepter de l ’argent de sa m aîtresse, e t c’est un des aspects sordides du rom an, m ais c ’est aussi ce qui exphque le désir de B el-A m i de gravir plus v ite les degrés de l’échelle sociale : « Le m onde est au x forts, il faut être fort. II fa u t être au-dessus de tout... Chacun pour soi, la victoire est a u x audacieux. » Madeleine Forestier est to u t à l ’opposé de Mme de Marelle. Chez cotte fem m e rien n ’est spontané, to u t est calcul. A B el-A m i qui lui déclare son amour, elle fait cette profession de foi : « Mon cher am i, pour m oi, un hom m e am oureux est rayé du m onde des vivants. Il devient id iot, pas seulem ent id iot, m ais dangereux. Je cesse, avec les gens qui m ’aim ent d’am our ou qui le prétendent, toute relation intim e, parce qu’ils m ’ennuient d’abord, et puis parce qu’ils m e sont suspects com m e un chien enragé qui peu t avoir une crise. r> On reconnaît ici le sty le de la m arquise de MerIcuil e t de Mme d’E spard. Forestier, le com te de Vaudrec, le m inistre Laroche, B el-À m i ne sont que des instrum ents entre les mains de Madeleine. Si elle ne leur refuse rien, c’est par am bi tion; elle a le goût de cette puissance occulte qu’elle exerce par l.i presse; et aussi la passion de l’argent. Sa liaison avec le m inistre Laroche lui perm et en particulier de réaliser des coups de Bourse,
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grâce aux indiscrétions dont il la fait bénéficier. M adeleine Fores tier, qui représenterait assez bien une M erteuil d’un autre milieu et d’une autre époque, est née dans un tempa où la fem m e n ’est pas encore com plètem ent ém ancipée. E lle ne p eu t exercer son pouvoir que par personne interposée; voilà pourquoi après la mort, de son m ari, elle accepte d’épouser D uroy, m ais elle lui pose do» conditions très précises : « Com prenez-moi bien. Le mariage pour m oi n ’est pas une chaîne m ais une association. J ’entends être libre, to u t à fait libre de m es actes, de mes dém arches, de mes sorties toujours. J e ne pourrais tolérer ni contrôle, ni jalousie, nt discussion sur m a conduite. Je m ’engagerais, bien entendu, à no jam ais com prom ettre le nom de l’hom m e que j ’aurais épousé, £k ne jam ais le rendre odieux ou ridicule. Mais il faudrait aussi que cet hom m e s’engageât à voir en m oi une égale, une alliée, e t non pas une inférieure ni une épouse obéissante et soum ise. Mes idées, je le sais, ne sont pas celles de to u t le m onde, m ais je n ’en chan gerai poin t. Voilà. » Le thèm e de l ’égalité sociale des sexes s’allie ici, com m e chez Laclos, à celui du désir de se réaliser dans l ’action; M adeleine Forestier, la M erteuil, la Sanseverina, ce sont des fem m es qui, à d’autres époques, trouveraient d’autres champs d ’action à leurs qualités d’intelligence et d’activité. Elles seraient ingénieurs, chefs d ’entreprise, m inistres. Mais l’éta t de la société les em pêche d’agir à visage découvert, et c’est sans doute ce qui donne à leur conduite ce caractère secret e t anorm al qui, par la force des choses, ab ou tit à un am oralism e de fait. Jam ais les héroïnes de B alzac, m êm e les plus ém ancipées, ne donnent cette im pression de lu tter contre les conditions sociales de leur état, elles paraissent accepter la place qu’elles occupent dans le m onde, elles s’adaptent à leur m ilieu, parce que B alzac, to u t en critiquant la société qu’il décrit, est conservateur. D ans le m énage D uroy, c’est Madeleine qui règle tous les détails m atériels et financiers com m e c’est elle qui écrit les articles pour L a Vie française. B el-A m i entre dans le jeu par indolence n atu relle; il trouve norm al d ’exploiter l’intelligence de sa fem m e, com m e il trou vait norm al de recevoir de l’argent de Mme de Marelle. Il se résigne m êm e à être, com m e Forestier, un mari com plaisant, bénéficiant ainsi des largesses financières des am ants de sa fem m e. Q uand B el-A m i, qui est m aintenant Georges D uroy de Cantel, provoque un scandale pour obtenir le divorce, M ade leine est hum iliée mais elle n ’est pas vaincue. Le jour du mariage de Bel-Am i avec Suzanne W alter, le journaliste N orbert de Varenne d it à son am i Jacques R ival : « Elle v it très retirée, m ’a-t-on dit,
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ilitns le quartier M ontm artre, m ais... iï y a vin m ais... je lis depuis quelque tem ps dans L a Plum e des articles politiques qui resmunblent terriblem ent à ceux de Forestier et de D uroy. Ils sont ■l'un nom m é Jean Le D ol, un jeune hom m e, beau garçon, intelliK<'Ul, de la m êm e race que notre am i Georges, et qui a fa it la connaissance de son ancienne fem m e... E lle est riche d ’ailleurs... Vaudrec et Laroche-M athieu n ’ont pas été pour rien les assidus île la m aison. » Madeleine partage avec la Marquise le goût de former, d’insi mire; son m ari, B el-A m i, Le D ol, sont bien des instrum ents dont elle se sert pour réaliser ses plans et com bler son besoin d’action, comme Cécile et D an cen y pour la M erteuil, m ais elles ont en commun avec la Sanseverina des dispositions pédagogiques. Chez ccs femmes sans enfant il y a un côté M aintcnon! IVIme W alter, pour B el-A m i, c’est la cc Patronne », la fem m e du Ioui-puissant directeur de L a Vie française. S ’il forme le projet île la séduire, ce n ’est pas par intérêt, au début to u t au moins mais presque par jeu : cc La patronne l ’excitait par la difficulté de lu conquête et par cette n ouveauté toujours désirée des hom m es. » ltcl-Ami-Mrae W alter : c’est une nouvelle m étam orphose du couple ci cruel, de la situ ation classique V alm ont-T ourvel. D evan t cette femme d évote, et qui fixe ses rendez-vous dans une église, BelAmi est obligé de se faire com édien. V oici com m ent le rom ancier décrit la scène à l’église de la T rinité, alors que Mme W alter fuit de fauteuil en fauteuil : cc II jugea ridicule cette poursuite, et il ne laissa tom ber sur une chaise, la figure entre ses m ains, en fei gnant des sanglots convulsifs. Puis il se redressa, cria : cc Adieu! i< Adieu! » et il s’enfuit. Il reprit tranquillem ent sa canne dans le vestibule et gagna la rue en se disant : cc Cristi, je crois que ça « y est. » E t il passa au télégraphe pour envoyer un p etit bleu a Clotilde, lu i donnant rendez-vous le lendem ain. » Mrao W alter partage les scrupules et les faiblesses de Tourvel : cc J e suis folle de vous laisser m e parler ainsi, folle d’être venue, folle de faire cc que je fais, de vous laisser croire que cette... cette... aventure peut avoir une su ite... N ’abusez pas de m oi... je suis perdue. » Kltc sc révélera une m aîtresse sensuelle et très exigeante, et B elA 111i finit par se lasser : cc Ma chère, l ’amour n ’est pas éternel. I >u ne prend et on se quitte. Mais quand ça dure com m e entre ...... ça devien t un boulet horrible. J e n ’en v eu x plus. V oilà la vérité. » Si Mme W alter ne m eurt pas en apprenant la nouvelle du mariage de B el-A m i avec sa fille, elle sub it un choc très dur cl l’ail une crise d’hystérie m ystico-am oureuse. La présidente de
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Tourvel dépasse de to u te sa h au teu r cette bourgeoise bigot*' H qui a eu tro p ta rd la révélation du plaisir, comme Valmonl. éonim Bel-Ami, Il est excessif de dire avec Gabriel M arcel que « Ilium n ’est au fond q u ’un sexe », car, à défaut de l’intelligence orgueil leuse du V icom te, à défaut de l ’am bition effrénée m ais prudeiile de R astignac, il possède la faculté de s’ad ap ter; sa ruse lui permei de m ener avec Suzanne W alter un jeu presque enfantin qui sétluil la jeu n e fdle bien plus sûrem ent que s’il av a it mis en œ uvm ► ■ moyens habituels de séduction : « Ils avaient joué six jourm nu b o rd de la Seine, à La Roche-Guyon. Jam ais la jeune fille un s’é ta it ta n t am usée. E lle av a it joué à la bergère. Gomme i! lit faisait passer p o u r sa sœ ur, ils viv aien t dans une intim ité hlm et chaste, une sorte de cam araderie am oureuse. Il ju g eait habile de la respecter. » Ce qui fa it en définitive la puissance de Bel-Ami, c’est bien re q u ’d y a de plus in stin c tif et de plus anim al en lui, c’est aun«) la conscience q u ’il prend p ar degrés de ce pouvoir, et son habilal it à l ’utiliser dans le milieu où le hasard l’a fait entrer. Ce qui l'ail que Bel-Ami est un ty p e, c’est son harm onie avec son m ilieu et avt'ti une époque q u ’il représente sans la transcender. Seule Mmo Forea tie r n ’est pas indigne d ’être placée dans la galerie des petite*' nièces de Mme de M erteud. Elle y tro u v e une com pagne : Michèle de B urne de Notre cœur, La tendance psychologique déjà visible dans B el-A m i se pré cise avec Pierre et Jean (1888), Fort comme la mort (1889) et devient la recherche essentielle du rom ancier avec Notre cœur (1890), le dernier grand ouvrage de M aupassant. L ’œ uvre se présente comme une exploration de plus en plus précise et profonde d ’un être daim sa réalité to tale. II n ’y a plus ici le développem ent d ’une person n alité, comme dans B el-A m i; la progression du récit coïncide aveo la conscience de plus en plus lucide que Mariolle prend de Michèle de B urne. Mme de B urne, jeune veuve indépendante et cultivée, reçoit dans son salon quelques amis fidèles. L’un d ’entre eux y in tro d u it André Mariolle, « tren te-sep t ans, ...célibataire et sans pro fession, ...bien re n té », doué pour les arts m ais qui « s’est contenté de jo u ir de l ’existence en spectateur ou p lu tô t en am ateu r ». Lu rencontre avec Michèle v a donner à ce tte vie tin peu plate le relief qui lui m anquait. Mme de B urne, c’est d ’abord une fem m e qui tran ch e su r la cohorte aim able des « jolies dam es » de la société parisienne. Mariolle est a ttiré, dès le prem ier contact, p a r « le ISO
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rapide de son œil pâle à la lentille noire, où il c ru t sentir .... pensée de femm e plus com plexe et un in térê t plus chercheur » *Ih t ceux des femmes q u ’il fréquente. Elle exam ine son hôte à j'11>■Mitrs reprises « d ’u n regard fouilleur »; c’est que Mariolle, sans li m unir, est l ’occasion pour Michèle de B urne de faire une nou■lli i>\[lérience, et d ’exercer une fois encore son pouvoir de séducMiim.
\ | im\ h un prem ier m ariage qui s’est soldé p a r un échec to tal, m Itutx les plans, elle m ène, avec moins d ’indépendance que la .......piino de M erteuil, car son père lui sert de caution m orale, .... . vio de femme affranchie, m ais qui v e u t rester honnête; elle ■i n dé île I’ a esclavage » du m ariage « une envie ardente d ’ém an1 1 | mimn ci. une énergique résolution de ne plus com prom ettre sa llli< lié ». \ )(i m ort de M. de M erteuil, « quoiqu’à to u t prendre, d it la Mmqiiimi, ji> n ’eusse pas à me plaindre de lui, je n ’en sentis pas .... Iiim vivem ent le p rix de la liberté q u ’allait me donner m on ■i1n ' »(>r, e t je me prom is bien d ’en p ro fite r1. » domine M erteuil, Mme de B urne a le plus grand souci de sa ■pulal ion : « Elle pensait à son renom ... et av a it soin q u ’on ne | ■n i li> Hinipçoimer d ’aucune liaison, d ’aucune am ourette, d ’aucune luI it^ne. » Tous les familiers de son salon cc avaient essayé de la >In ii »•; aucun, disait-on, n ’av a it réussi 2 ». Tous, à to u r de rôle, ■ut llimités am oureux d ’elle : c’est d ’ailleurs ce qu’elle a tte n d il m \ i n\s précisém ent, ce Quiconque devenait l ’habitué de sa m ai..... . v n il être aussi l’esclave de sa beauté et aucun intérêt d ’esprit m ......vnil l’a ttac h er longtem ps à ceux qui pouvaient résister à ■....... qm i irrics. » Ce n ’est pas q u ’elle veuille, comme la M arquise, ........... M"HI Forestier, affirmer sa valeur en égalant les homm es, ■ i 11 1«11 ô i chez elle, une m anière de se venger sur les autres de .... ninruige m alheureux, « un besoin de représailles... u n besoin ••I.......ilr rendre aux hom m es ce q u ’elle av ait reçu de l ’un d ’eux, il i Mi lu plus forte à son tour, de ployer les volontés, de fouailler l- i' i iitnecs et de faire souffrir aussi ». P o in t im p o rtan t sur li ' 1 1■i I ni lu s’oppose à Mme de M erteuil ; chez celle-ci l’intelligence i li premier m o teu r des actes, chez Michèle de B urne, c’est une <' >"lii ilr l'affectivité. i n i mil cas pour elle, comme pour M erteuil, la séduction est t l utin. LXXXI. Mhm iiroiiiicr soin, d it M erteuil, fu t d ’acquérir le renom d ’invincible. » Il
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un com bat qui doit se term iner p ar une victoire sur l ’adverunire, M aupassant, com m e Laclos, utilise le vocabulaire m ilitaire cl iden tifie l’in stin c t de séduction avec « l’in stin c t de la guerre et de lu conquête ». Michèle de B urne « poursuit et dom pte les am ourcus comme le chasseur poursuit le gibier... Une fois enrégim enté dium son tro u p eau d ’adorateurs, d sem blait q u ’on lui a p p a rtîn t de |uu le droit de conquête ». P our elle, il s’ag it d ’u n jeu qui l ’amuiie, « en gam ine perverse », en « rouée » qui connaît son rôle à lu perfection. Comme M erteuil, elle est d ’une adresse supérieure : jam ais elle ne fa it u n fau x pas; com m e M erteuil, elle éprouve une « curiosité inépuisable » à observer les progrès de la passion chez sa victim e, ju sq u ’à ce qu’elle s’im pose com m e « l’Unique, l ’idole supérieure et souveraine ». P o u r recevoir Mariolle, elle ne prépare aussi savam m ent que Diane de M aufrigncuse pour Victnr nien d ’Esgrignon : « Quelle to ilette simple elle av a it pour recevoir le lendem ain la visite de M ariolle... Une p etite robe grise... une robe de pensionnaire 1. » La coquetterie n ’est pas chez elle l ’expron sion d ’un in stin ct n atu rel, m ais une science, u n artifice a et ce n ’est pas encore l’artifice qu’il fau d rait dire, m ais l’esthétique, h sens profond de l’esthétique fém inine ». De la M erteuil à Mmu de B urne en p assant p a r les lionnes de Balzac, c’est le triom phe de la femme artificielle « créature factice, façonnée et entraînée pour charm er », du d an d y femelle. D u dandy, Mm0 de B urne a aussi le m anque de sensibilité. « Ceux qui aim ent les femmes d ’autrefois, les femmes à cœ ur, leu femmes à sensibilité, ...l’exècrent. » Son cœ ur « n ’é ta it point a v i d e d ’émotions comme celui des femmes tendres et sentim entales, clin ne recherchait point l ’am our unique d ’u n hom m e ni le bonheur dans une passion ». Les seules ém otions de Mme de B urne soni d ’ordre cérébral et les lettres qu’elle écrit à Mariolle révèlent une intelligence claire et logique, de l’esprit, mais aucune sensibilité. C ette im puissance à aim er est peut-être une conséquence de son orgueil :
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Mme (je B urne, q u ’une vanité à la Cclimène; c’est d ’elle-même qu’elle e st am oureuse; c’est le secret de son charm e et de son pouvoir sur les hom m es; et am oureuse su rto u t de ce q u ’il y a de j>lus superficiel en elle : sa heauté. Mme de B urne se v e u t déesse, mais non à la m anière possessive de M erteuil; d lui suffit d ’être un fétiche adoré des mâles. L ’héroïne de Laclos, to u t en sach an t très bien utiliser les armes <[i<e lui fo u rn it sa fém inité, la transcende. Mme cle B urne au contraire, c’est l’essence même de la fém inité. Elle s’ennuie, elle est to u rm en tée p ar ses nerfs, capricieuse, instable; franche d ’ail leurs e t loyale, elle n ’essaie jam ais de faire croire à Mariolle, devenu h o u am an t, q u ’elle éprouve pour lui un am our passionné; elle l a prévenu dès le début de leur liaison : cc J e suis incapable de m’éprendre v raim en t de n ’im porte qui, je vous tra ite ra i comme les autres. » Mais à plusieurs reprises l ’a u teu r insiste sur l'im p o rtan ce du Mcniiment, chez cette femm e si peu sentim entale : cc II fa u t to u j o u r s faire u n appel à notre n a tu re de femm e a v a n t de s’adresser à notre intelligence... Nous regardons to u t à trav ers le sentim ent. Je ne dis pas à trav ers l ’am our, non, à trav ers le sentim ent, qui n toutes sortes de form es, de m anifestations, de nuances. » Sou vent mêm e, se ren ia n t soi-même, Michèle de B urne a souhaité « de rencontrer u n hom m e qui la je tte ra it, 1 1 e fût-ce que p e n d a n t quelque tem ps, quelques mois, dans cette surexcitation ensorce la r i t e de to u te la pensée et to u t le corps ». Gomme Mme d ’E sp ard , c o m m e Mme de M aufrigncuse, elle désire l ’am our, l’ém otion, elle voudrait connaître l’extase. On com prend que Mariolle, obstiné ment épris, cherche à analyser cette âm e obscure, où se m êlent Ich éléments les plus contradictoires. Dès sa prem ière rencontre n ver Michèle de B urne, il a été alerté p a r son regard cc b rillan t ci Hingulier » e t l ’idée de la m orphine a trav ersé son esprit. Le |nVc de la jeu n e fem m e la juge d ’ailleurs cc insexuelle ». Q uand elle est devenue la m aîtresse de M ariolle, e t passé le cap des p r e m i è r e s ivresses, il appréhende la vérité : il est incapable de l'intimer, il a l ’im pression cc d ’étreindre de la glace »; ses baisers m ê m e « laissaient insensibles des lèvres froides, stériles e t sèches c o m m e des arbres m orts ». Michèle de B urne accepte les caresses, m ais elle les su b it sans y nuri ici|>er. Si elle est une Don Ju an e, c’est p ar l ’im puissance à jouir; M aupassant v a plus loin dans l’analyse de ce cas physiolo gique que Balzac q u an d il peint Mme de Langeais. L a prem ière < sjiéi ienee que ces deux femmes on t faite de l ’am our p hysique a m
été désastreuse; c'est « avec u n sentim ent profond de joie eoinjit'l m ée » que Michèle de B urne a appris la m o rt de son m ari. l’eut être est-ce ce qui explique chez l ’une comme chez F autre l’infirmil e dont elles souffrent secrètem ent, et ce qui p a r là mêm e donne lu clef de leu r conduite. Mais M aupassant va plus loin encore; «liuin son prem ier p o rtra it de Mme de B urne, il av a it n oté « la satiHftu' tio n de tendresse presque aussi sensuelle que celle des homme* » que Théroïne éprouve à se contem pler am oureusem ent daim mi m iroir. Ce narcissism e s’éclaire ensuite p a r des indications l ron discrètes m ais sans équivoque : Michèle de B urne ressent pour non am ie Mme de M alten, — simple silhouette dans le rom an — , « uni' a ttra c tio n m ystérieuse et singulière, d ’où naissait u n vrai senti m en t de bien-être et de contentem ent profond quand elles se tro u v aien t ensemble ». Ce goût pour les femm es, qui est chez la m ar quise de M erteuil u n e m anifestation supplém entaire de la volonté de puissance, est-elle pour l’héroïne de M aupassant une exigence innée ou bien cherche-t-elle dans l’affection d ’une femm e à comble 1 ce besoin de confiance, ce désir de tendresse intim e dont sa n atu re est avide? M aupassant ne le d it pas, peut-être ju stem en t parce q u ’il est bien difficile dans ce dom aine de présenter des certitude*, L ’a rt du rom an est là cependant, et son in térê t : M aupassant, en analyste, « soucieux de re stitu e r un paysage in térieu r 1 » dans nu com plexité e t ses contradictions, soucieux aussi de faire p o rter sou effort sur les régions aux frontières m al définies du conscient et de l ’inconscient, a volontairem ent laissé son personnage dans ce halo d ’in certitude qui est celui de la vie. Moins connu que les autres rom ans de M aupassant, parce q u ’il n ’est pas ex actem ent dans la m anière n atu raliste de l’auteur, Notre cœur est u n e œ uvre de v aleur où une analyse très fine reste toujours contenue et nuancée p a r la sensibilité, et qui m érite une place parm i les grands rom ans classiques. Quand on considère Notre cœur dans la perspective des Liaisons dangereuses, une rem arque curieuse se présente, et non seulem ent curieuse m ais d ’aspect paradoxal : la m arquise de M erteuil, •— d ’ailleurs si virile — est une femm e absolum ent équilibrée; en elle, aucun élém ent de névrose; et dans sa descendance littéraire, on rencontre précisém ent des névrosées d u ty p e Mme de Langeais ou Mme de B urne; p a r u n phénom ène de m u tatio n , la froideur affective de la M arquise est devenue frigidité. Alors q u ’une des grandies leçons des Liaisons dangereuses est la dissociation de I. À Viol, op. cü.
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l'am our e t fin plaisir, ou revient chez Balzac comme chez M aupasmmt au préjugé trad itio n n el du plaisir lié indissolublem ent à I amour.
Dès la p aru tio n de Peints par eux-mêmes (1893), le ra p p ro ch e ment de ce ro m an d ’H ervieu avec Les Liaisons dangereuses s'im pose à la peusée des lecteurs lettrés. C’est ainsi que d ’après Jules Itenard 1, Marcel Schwob ju g eait Les Liaisons dangereuses supé rieures à Peints p a r eux-mêmes. Léon D au d et 2 étab lit de nouveau, beaucoup d ’autres, la filiation entre les œ uvres, allant jusf|ii’à écrire que le rom an d ’H ervieu est u n « pastiche » de celui de Laclos. Il fa u t assurém ent prendre cette expression non dans son Mens technique, mais au sens très large d ’im itation. U est bien évi dent qu’H ervieu, quoiqu’il n ’ait jam ais m anifesté ouvertem ent t e) te in ten tio n , a voulu écrire Les Liaisons dangereuses 1890, c’cst.i dire une satire de la vie m ondaine, et l’histoire de liaisons plus nu moins dangereuses. l’aul H ervieu, que l’on peut reconnaître sous les tra its du rom anfier Tarsul de L ’Arm ature, a fréquenté, en observateur lucide, les ■ilnns de la grande bourgeoisie où la noblesse rencontre la h au te linalice. II a utilisé les relations q u ’il s’est faites au Lycée F ontanes, I actuel Lycée Condorcet, qui était à ce tte époque celui des fils des i iclies familles de la Chaussée-d’À ntin et d u faubourg S aint I Innore 3, p o u r p én étrer dans ce m onde dont il sera le rom ancier. Lii outre, collaborateur avec M irbeau e t Capus, de Grimaces, broi luire hebdom adaire, H ervieu s’est préparé à écrire les p o rtra its ■le sa galerie rom anesque. L a Bêtise parisienne (1884) est encore u n e norte de docum entation sur les femmes, sur l’am our, sur la vie mnmlante. I o e u v re d ’H ervieu n ’est donc pas une œ uvre d ’im agination, iiini [dus que celle de Laclos ou celle de Stendhal. « J ’aim erais mieux lire q u ’écrire... Je travaille p a r volonté, parce que je m ’en •hume la consigne. » Aveu à retenir, do ce travailleur ponctuel à i|di -.on éditeur réclam ait une œ uvre nouvelle tous les ans. Bref, I li ivicu a p ein t ce q u ’il a vu; il nous d it lui-m êm e : « Je n ’ai ja m a is I Journal, 18 a v ril 1893, ' h fiori française, 1939. • (Ntuiilm? il Y*lèves île ce lycée o n t illu stré les L e ttre s françaises : V igny, S ainteII* 11 vf . I )iitiiiim fila, T aine, les frères G oneourt, Àbel H e rm a n t, Verlaine, Bergson, P ro u s t, ln|n Hoimium, Kmile H en rio t, A ndré M alraux, en tre au tres.
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fait a u tre chose que les m ilieux dans lesquels je vivais. » Mit»» son esprit se rep orte souvent vers le x v i n e siècle des coul en de V oltaire, de Crébillon fils, de Laclos, ce siècle des auteurs lib erl iiim : « Ah! l ’époque délicieuse! un rapide accord, et nn souriant adii'til de fugitives faveurs! une reconnaissance éternelle », fait-il dire il un de ses personnages 1. Peints p a r eux-mêmes se présente com m e une satire; on a voulu y v o ir, ex actem ent comme pour Les Liaisons dangereuses, un puni • p h let contre l’aristocratie. P am p h let social 011 étude m orale? Il e st certain du moins q u ’H ervieu, comme Laclos, peint les dernier» ty p es d ’un m onde qui va disparaître dans la catastrophe de 1914, connue le m onde des Liaisons dangereuses a disparu dans le boule versem en t de 1789. D ans les deux cas, l’a u teu r a p» observer per sonnellem ent et de très près, les individus q u ’il m et en scène el l< milieu où ils év o luent, sans ap p arten ir vraim ent à ce milieu, ce qui lui donne u ne sorte de recul critique, préserve son objectivité et favorise peu t-être une certaine froideur ironique, « J ’ai vu leu m œ urs de m on tem ps et j ’ai publié ces lettres », — à F ép ig rap h ' des Liaisons, fait écho la dédicace de Peints par eux-mâmes : « A m on cher am i e t confrère Louis Legendre, ce livre sans hypo crisie. » Ni Laclos ni H ervieu ne p ortent directem ent des jugem ents sur leurs héros, l ’au teu r est absent de l ’œ uvre, et cependant, le détnchem ent d ’H ervieu n ’est pas de mêm e n atu re que celui de Lachm. Laclos, sem ble-t-il, ne p eu t s’em pêcher d ’éprouver de l ’adm iration p o u r ses créatures, H ervieu, lui, n ’éprouve pour elles q u ’un m épris h au tain . P o u r rendre plus évident son souci d ’objectivité l ’a u teu r utilise la technique du rom an p a r lettres. Il y av a it bien entendu au X V I I I e siècle d ’autres rom ans p ar lettres que Les Liaisons dange reuses puisque c’est une des formes privilégiées du rom an en F ran ce e t à l ’étranger; il y a eu depuis Les Liaisons dangereuse* nom bre de rom ans p a r lettres, mais ce qui étab lit la parenté de Peints p a r eux-mêmes avec l ’œ uvre de Laclos, ou p lu tô t ce qui prouve à Févidence l ’intention d ’im iter chez H ervieu, c’est lu m anière mêm e d ont ce tte technique est mise en œ uvre. Ni l’un ni l ’au tre de ces rom ans ne présente de progression linéaire de l’action; l’éclairage des événem ents et des personnages est réalisé peu à peu p a r des lettres qui s’entrecroisent, ou p lu tô t, si l’on pcul dire, à p a rtir de plusieurs sources lum ineuses. On a rarem ent la 1. Bagatelle, ac te I , scène 3.
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réponse im m édiate à une lettre : l’effet de relief est obtenu p ar la ju x taposition d ’images différentes, que les lettres interm édiaires entre une missive initiale et sa réponse viennent fournir du mêm e personnage. Malgré u n effort m anifeste, l’h ab d eté d ’H ervieu est ici sans com paraison possible avec celle de Laclos, qui a tte in t la perfection du genre. Sans vouloir étab lir une com paraison fa sti dieuse, on p e u t faire la rem arque suivante : toutes les le ttre s des Liaisons dangereuses ont un ra p p o rt précis avec l’action et la fo n t avancer. Plusieurs lettres de Peints par eux-mêmes sont sans ra p port précis avec les événem ents, — celles de Cyprien M arfaux en particulier. Encore à l ’exem ple de Laclos, H ervieu a essayé de resserrer son action dans des lim ites étroites : la prem ière lettre est de fin sep tem bre, la dernière du 5 novem bre 1892. D ans les deux cas, le cadre essentiel est u n château de province, donc un milieu assez fermé, m ais où le m onde extérieur pénètre grâce aux corres pondants. Au ch âteau de P ontarm é, où la saison des chasses a réuni une société b rillante e t désœ uvrée, l ’am our est la grande affaire. F ra n çoise de T rém eur écrit à son am an t Le H inglé : « E n définitive ici, au château, p o u r presque to u t le m onde, l’am our est seul en cause; il ne s’agit que de lui dans les propos que tien n en t les uns et dans les mines que p ren n en t les autres, on en parle, on le parle, et peutêlre le fait-o n plus encore que je ne saurais l’assurer. » L ’am our s’y développe sous to u tes les formes et, — chose étrange, et bien ori ginale dans un rom an de la lignée des Liaisons dangereuses — même m o u s la form e conjugale! Il fa u t ajouter que, bien entendu, le couple .Ican e t V alentine de Nécringel ne présente aucun in térê t. P arce «pie Valentine est souffrante, les deux époux passent la plus grande partie de leurs journées dans leur cham bre, « et q u an d ils en des cendent, c’est le m ari qui a la plus m auvaise mine ». Mais passons aux am ours sérieuses : c’est le cas de Françoise de T rcnieur qui v it physiquem ent séparée de son m ari depuis u n an : ils occupent au château deux cham bres différentes. Françoise est litlèle à son am an t, Le Hinglé, pour qui elle éprouve une passion exclusive; et cet am our-passion, le seul sentim ent profondém ent riiiio
c h a tte qui v e u t bien (les confitures m ais qui n e v e u t pas se nidir la p a tte . » Elle parie dans ses lettres à sa confidente, la m anpiine douairière de Nécringel, du peintre G uy M arfaux venu de l’urm p o u r faire son p o rtra it, et q u ’elle v o u d rait cc ensorceler assez gen tim e n t », e t cep endant « J e ne voudrais, ajoute-t-elle, à aucun prix q u ’il se m êlât de jn’aim er, ce qui s’appelle aim er. D ’abord, moi, je ne l ’aim e pas... ensuite parce que l ’on n ’est m algré to u t iamiiiH sûre de ne pas être entraînée à aim er un hom m e qui s’est mis A vous aim er p o u r de bon. » A nna, do n t la finesse est réelle et qui n le goût de l’analyse, développé sans doute p a r sa correspondance assidue avec son am ie, est atten tiv e à scs réactions : « Il s’opère en mol une sourde agitation, u n trav a il de m ystère, une sorte do p etite insurrection de mes instincts »; e t elle fo u rn it très bien elle-même l ’explication de sa conduite, cc la curiosité » : ce J ’iinngine qu’un être de l ’espèce de M. M arfaux d ev rait avoir des reHsources géniales pour ex traire de rien les délices innom m ées et. inconcevables d ont on m ’a suggéré la hantise. » Nouvelle P rési d ente, elle est séduite p ar le m ystère d ’u n ty p e d ’hom m e ap p arte n a n t à u n m ilieu très différent d u sien : u n artiste. De même Mme de T ourvel, qui est de robe, rencontre pour la prem ière foin avec le vicom te de V alm ont un de ces grands séducteurs de la h au te noblesse. L ’intim ité des séances de pose, l ’espèce de posses sion que le peintre s’assure sur son modèle, ne suffisent pas à expli quer l ’ex citation d ’A nna. Il y a en elle une Michèle de B urne cpii v o u d rait bien devenir une Françoise de Trém eur! E t G uy M arfaux lu i p araît cc en sa qualité d ’artiste... com m e l’être différent du com m un, assez hors de l ’ordinaire qui p o u rrait susciter (en elle) une surprise, l ’effet inconnu et ta n t v a n té ». C ependant, quand M arfaux essaie d ’exploiter ses avantages, A nna lui adresse des lettres d ’u n to n (sinon d’un style) très T ourvel : cc P ourquoi ne vous êtes-vous pas contenté de ce que je vous avais perm is, alors que j ’avais dû tire r bien fort sur les préten d u s droits de l ’am itié, pour les faire s’étendre ju sq u ’à v otre gré?... Vous avez abusé d ’une honnête négligence pour dépasser certaines bornes, p ar une outrance de telle n atu re que j ’en étais em pêchée de me récrier to u t h a u t, et mêm e presque rien articuler... Vous ne savez pas vousm êm e à quel p oint vous pouvez être exquis, lorsque vous n ’êtes pas m échant. Car il fa u t q u ’u n hom m e a it parfois le plus noir raffinem ent de m échanceté pour ne pas vouloir seulem ent être un p e tit peu co n tent, à m oins d ’avoir obtenu ce q u ’il y a de m oins possible auprès de la femme qui, p eut-être, so u h aitait le m ieux de le voir heureux, n 188
Un télégram m e m alencontreux pour l’expérience am oureuse «l’A nna la rappelle brusquem ent auprès de son m ari m alade et l’idylle to u rn e court. M arfaux n ’a rien d ’u n Y alm ont. Il n ’est pas u n séducteur p ro fessionnel; m ais ses lettres à son frère, qui sont avec celles de IVfrae d e Tsécringel les plus intéressantes du rom an, révèlent des «pialités d ’observation et de jugem ent qui lui p erm e tte n t de garder la tê te froide e t de rester lucide à l ’égard des autres com m e de lui-même. Les longues discussions q u ’il soutient avec A nna ra p pellent celle de Y alm ont et de la P résidente; m oins heureux que le Vicomte, ou plus sensible, il ne sait pas profiter d u désarroi de h o u modèle : « P o u r me déterm iner à dem eurer auprès d ’elle, il y eut entre nous u ne séance de stipulations si chaudes que, rien que «l’y penser, j ’en suis littéralem en t plus jeune de v in g t-q u atre heures et «pie je m ’y sens encore. E t si j e n e l ’ai pas alors possédée, je p u is dire, q u ’elle, du moins, ne se possédait plus... P ourquoi ai-je dif féré? E st-ce, à cet in stan t-là, de l ’avoir tro p aimée ou pas assez? Com m ent re tro u v er les raisons de ce que l ’on a commis en pleine iléraison? J e me rappelle seulem ent que j ’eus, à l’im proviste, je ne sais quel besoin imbécile de lui faire la surprise e t la tendresse «le lui céder u n peu; et ce fu t à la m inute mêm e do n t je pourrais lui répéter en face que j ’ai été m aître absolu d ’elle. » Il se venge
Amie de couvent de Françoise de Trém eur et d ’A nna de Courlimdon, Mme V anaut, fille de spéculateur, devenue cc de Floche »
elle s’interroge sur ces sujets, elle sent parfois qu’elle serait peutêtre capable d ’une p etite défaillance. » P a r exem ple pour ce prince Silvère de Caréan venu chez les P o n tarm é pour rencontrer Flore M unstein. E lle a im aginé « un délicieux rom an d’am our, avec den lettres, des espaces, sans aucune brusquerie choquante ». Elle n m êm e fixé N oël comme d ate pour une chute décente; hélas, au lieu du prince ch arm an t, la pauvre Vanoche est contrainte, à son corps d éfendant, de « servir de jo u et » à l ’horrible baron M uns tein . Cécile de Volanges elle aussi, qui rêve de D anceny, se retrouve dans le lit de V alm ont; m ais, e t c’est bien une des am biguïtés de» Liaisojis dangereuses, avec V alm ont, l’expérience est agréable! D ans le m onde d ’H ervieu, — ce qui n ’arrive jam ais dans le m onde de Laclos — les je u x de l ’am our sont liés au x je u x de l ’argent : l’am an t de Françoise de T rém eur, hom m e du m onde désargenté, et devenu jo u eu r professionnel, trich e au jeu ; pris en flagrant délit, il se suicide. Le prince Silvère de Caréan, complèt e m en t ruiné, est très décidé à vendre son titre contre un nom bre de millions à d éb a ttre. Guidé p ar les conseils cyniques et très positifs de son père, le prince de Caréan Priolo, il livre contre ce vieux ren ard de M unstein u n duel do n t il so rt vainqueur. Flore M unstein sera princesse. La règle d ’or des relations m ondaines, dans Les Liaisons dan gereuses, comme dans Peints par eux-mêmes, c’est l ’usage savant du m ensonge. 11 n ’est pas question chez H ervieu d ’une association du ty p e V alm ont-M erteuil, qui doit assurer aux deux complices la réalisation de leurs desseins, et qui p ar son existence même, est une m enace pour la société; l’a ttitu d e des personnages d ’H er vieu n ’est ni am biguë ni complexe, elle ne com porte aucun pro longem ent philosophique ou m oral. Elle n ’a rien de systém atique. Il s’agit sim plem ent, et c’e3t déjà grave! — d ’une a ttitu d e spon tanée; c’est un code que la p lu p art acceptent sans réflexion cri tique. Dans ses lettres à son m ari, Mme V a n a u t de F loche donne naïvem ent les règles de ce code, auquel il fa u t se plier pour réussir; m ais elle se garde évidem m ent bien de ra co n ter son flirt avec le prince de Caréan! Ce mensonge, contre lequel son frère le ro m an cier essaie de le m ettre en garde, G uy M arfaux le ju stifie non sur le plan de la m orale, m ais sur le plan de l ’a r t : « Dissim uler tous ses besoins, m aquiller ses laideurs, voiler ses vices, réprim er scs vertu s, feindre p ar le visage, m entir pour causer, ce ne serait pas l’a rt v iv an t, l’a rt absolu de la vie elle-même? » Cet « é ta t d ’art, dans une atm osphère artificielle » c’est un écho à l ’éloge baudclairieu du m aquillage. H ervieu se souvient si bien de la page 190
consacrée p ar B audelaire au dandy 1, q u ’il reprend la m êm e im age, relie du S p artiate e t du ren ard : a Le seul b u t, le seul rôle, la Heule pensée » des femmes du m onde cc est d ’avoir à plaire ». Mais il leur fa u t rester im passibles, contenues p ar les barrières que dressent au to u r d ’elles ce l ’époux, la fam ille, les lois, les m œ urs », cl les yeux d u peintre devinent as sur un lit de roses... le repos de to n foyer, t a sécurité conjugale... P au v re amie! tu n ’auras pas été la prem ière à sup|niiier de pareilles co n tra in te s!» etc. B ref, une in v ita tio n non déguisée au sacrifice! Vanoche s’exécute et retro u v e sa le ttre , m ais Munstein exige que Françoise se soum ette à la m êm e épreuve |i<mh' retrouver la sienne : on com prend l’am ertum e, doublée d ’une . ijicre de satisfaction perverse, qui anim e la réponse de V anoche n i 'V u n ç o i s é : cc T a lettre à toi, m algré mes prières les plus dévouées, I il
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on a refusé de me la rendre.,. A to n to u r de décider ce q u ’uno fem m e, m ’as-tu dit, ne p eu t pas décider pour une autre. Ma pen sée, m a m ain, se refuserait à u n récit, oh!... do n t t u as soif, peutêtre? m ais d o n t il v a u t m ieux que je ne t ’abreuve pas... » et c’enl la fin d ’une am itié. Le seul recours pour ne pas être victim e du mensonge, c’eut la lucidité. C ertains so n t assez forts pour ne pas être dupes. 11m p articip en t à la comédie, ils savent p arfaitem ent leur rôle, main ils n ’y croient pas; ils n ’y engagent jam ais la p a rt véritable d ’euxm êm es. Tels sont le prince de Caréan Priolo et son fils, élevé selon les bons principes, la m arquise de Nécringel, et d ’une au tre manière le b aro n M unstein. Le prince de C aréan est au x abois. Il a tte n d de son fils le ré ta blissem ent de ses finances, grâce à un riche m ariage. Silvère doit devenir « am bitieux et conquérant », il lui fa u t à to u t prix séduire Flore M unstein et ses millions. Les lettres du prince à son IUm allient le cynisme le plus écœ urant — car, encore une fois, il ne s’agit p o u r lui que d ’argent — à une désinvolture qui ne m anque pas d ’allure. Il reste grand seigneur mêm e q u an d il p a rt à la chasse a u x écus! « Doué m erveilleusem ent pour toujours parve n ir à plaire, si tu t ’arrêtais cette fois-ei en chemin, il faudrait donc que tu cédasses à une m alencontreuse nonchalance ou que t u misses v o lontairem ent quelque retenue dans l’emploi de te» ressources. Je t ’en jugerais avec sévérité. » Ailleurs c’est le ton de com m andem ent de la m arquise de M erteuil, et son aptitude à diriger de loin ceux qui doivent lui obéir : « J e t ’engage... à faire exécuter sous les yeux de Milu Flore, p ar une autre, le tr a vail, p o u rta n t aim able, auquel elle se refuse à to n sujet... D èh q u ’elle au ra p aru , de sa place, s’intéresser à to n jeu, je te recom m ande de le m ener aussi loin que cela conviendra à to n bon plai sir, et su rto u t de ne point l ’arrêter a v a n t q u ’il ait été assez cruel à regarder. » Mais le personnage le plus « Laclos » et au to ta l le plus sym p ath iq u e, de Peints par eux-mêmes, c’est la m arquise de N écrin gel. Cette aim able douairière n ’est d ’ailleurs q u ’une très pâle im i ta tio n de M erteuil, sans am bition e t sans venin. L ’intelligence, le jugem ent, la m aîtrise de soi, l ’absence de préjugés, le goût de conseiller aussi et de guider, sont leur p artage, m ais Mme de N écrin gel professe une bienveillance aim able e t bon enfant que l’âge n ’au rait sans doute pas fait n aître chez Mme de M erteuil. Cette femme qu’ nna de C ourlandon considère comme « sa chère direc trice » v it dans le clim at du X V IIIe siècle « où la sensation était
to u t taudis que le sentim ent n ’é ta it rien »; « vieille zélatrice de l’am our », comme l ’écrit Françoise de T rém eur, elle raconte ses fredaines de jeunesse à Vanoche, A nna et Françoise, en les gazant, Mimine on sav ait le faire a u x v m e siècle e t en les a ttrib u a u t à une amie. Elle reste peu de tem ps au château de P o n tarm é : elle a hâte d ’aller retro u v er son vieil am an t le prince de C aréan : « Q uand j ’entends re te n tir, lui écrit-elle, la passion des folles je u nesses qui se renouvellent au to u r de m oi, u n bien inexprim able et toute u ne ivresse s’em parent de mes sens, car ce sont com m e Ich t am bours et les clairons adorés de m on régim ent qui sonnent. » On voit que Mme de Nécringel a la m étaphore m ilitaire et juvénile! Cette franchise de tem péram ent, ces vues positives la poussent à conseiller A nna dans le sens où M erteuil prêche Cécile. Bien entendu, la situ atio n est très différente, puisque la vicom tesse de Cmiriandon est adulte et qu’elle a fort envie de sau ter le pas.
|iIiim m o d e s t e m e n t g r a n d » , e t e l l e a j o u t e b o n n e m e n t « r i e n d e eh r é l i e u
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pour u n e fem m e q u e de
193
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l ’h o m m e q u i
la désire! Gomme ce tte homélie s’adresse à une femme m ariée, on p eu t penser que l ’ironie est lourde, to u t à fait dans la m anière d ’H ervieu; jam ais V alm ont avec Mme de Tourvel ni Mme de Merteu il avec Cécile ne font jouer des ressorts aussi grossiers! Mais le m o t de la fin ap p a rtien t à la bonne com tesse de Pontarm é ; c’est le Pangloss de ce rom an. T o u t est pour le m ieux dans le m eilleur des m ondes. Bien sûr, Le Hinglé s’est suicidé, ainsi que cette pauvre Françoise de Trém eur, mais A nna v a re tro u v er son m ari, Silvère épousera Flore, Vanoche se form e, le baron M unstein achète le dom aine de P ontarm é. Il ne reste plus q u ’îl rem ercier le ciel et à plaindre « ces esprits m alveillants (si v rai m ent il y en a de sincères), qui se refusent à regarder la vie telle que je la sens, p o u rta n t si facile à voir! C’est-à-dire, ...un temjiH où l ’on a le bonheur de faire son salut, au m ilieu de bonnes choses, avec de bonnes gens ». L’ironie involontaire de la com tesse est u n écho à celle, très volontaire, de Laclos dans la préface des Liaisons dangereuses. Le ro m an d ’H ervieu ne présente au fond que des rap p o rts trèH superficiels avec celui de Laclos. Les critiques y on t reconnu l’influence de Laclos parce qu’ils sont restés à la surface des L ia i sons dangereuses : rien de com m un entre l ’esprit e t la portée des deux rom ans. De plus, chez H ervieu, il n ’y a pas de m eneur du jeu, ce so n t les événem ents qui m ènent les personnages, à l’excep tion p eu t-être de M unstein et du prince, qui seuls m anifestent de la volonté. Les autres sont d ’aim ables silhouettes sans portée, à peine esquissées d ’ailleurs. Mais par-dessus to u t, ce qui fa it lit faiblesse irrém édiable de l ’œ uvre, c’est le style. On a tte n d d ’uu rom an p ar lettres que le style soit au moins n a tu re l e t varié. Celui d ’H ervieu est constam m ent fau x : tous les personnages s’exprim ent de la m êm e m anière et ont les m êm es tics d ’écriture : soit l’excès de fam iliarité, soit l ’excès de recherche. L a fam iliarité to u rn e à la vu lgarité sous la plum e de G uy M arfaux quand il écrit q u ’il fa u t « m ettre beaucoup du sien pour arriv er à to u te vitesse au paradis d ’aim er », ou qu an d Mme V an au t ra p p o rte leu paroles de M unstein : « Mon m odeste tru c a v a i t pour b u t de v o u m faire donc m ettre probablem ent to u te en l ’air, p ar re to u r de cour rier. » L’cxcès contraire est to u t aussi m alheureux, e t plus fréquent encore. D ans les lettres de Peints par eux-mêmes, les im ages, les m étaphores, se bousculent, chaque page en fo u rn it une brassée; et quelles m étaphores : selon les habitudes mises à la m ode par les C oncourt, elles sont pleines d ’im prévu, ta n tô t c’est le baron M unstein qui « tém oigne pour sa fille une vraie passion de paLer194
mie : c’est mêm e la seule succursale q u ’il ait sans doute jam ais .illri ict: au fonctionnem ent de son colossal égoïsme ». « Au m om ent nu vous m ’avez écrit cette lettre que j ’ai là sous les yeux, vous i lu /, un peu dans tous vos petits états : le m étronom e de v o tre i d u r é ta it au degré médiocre », et, nouvelle Magdelon, Mme de Nerringel développe longuem ent cette m étaphore, encore une fois iinmieale. L a palm e revient à Mme V a n au t avec « J ’essayais de minauder, m ais je sentais m a figure to u te tiraillée au rebours |iiu' drs lils de fer de grimaces. » D ans ces conditions, on ne s’étonne | i I um de voir fleurir le solécisme : « J e ne vous ai signalé cet inciili'iit qu’en m anière de vous glisser comme quoi votre épouse ne voiih oublie pas », voisine avec cc J ’oubliais de vous répondre sur un point essentiel dont vous m ’avez posé la question »; ailleurs ■V*|, une com binaison de la m étaphore e t du solécisme : cc E t, si |i m- m ’abuse, c’é ta it en cela presque vous interrom pre d ’être sa iiinil resse, pour devenir à son usage une sorte de sœ ur, p e n d a n t l< instants m atériels de lui appartenir. » l’uiir répliquer à la célèbre form ule de Hugo : « Guerre à la rhé...... .. et paix à la syntaxe », les G oneourt, les prem iers, on t prooomc, sem ble-t-il : « P aix à la rhétorique et guerre à la syntaxe. » I i criture artiste q u ’ils on t lancée et qui rend si pénible la lecture il>' leurs rom ans, ou celle d ’un Vallès e t m êm e de D au d et ou de II n y miians, devient presque illisible quand elle est utilisée p a r u n ('iM-ivitin qui n ’a rien d ’un artiste. C’est le style précieux, bour(lé et p esan t qui a dém odé la quasi-totalité des rom ans de la fin ■lu x ixe siècle. Il existe pour H ervieu une circonstance aggravnil le : il s’en est expliqué lui-m êm e; com m e u n académ icien, en le félicitant pour le su jet de L 'A rm ature, lui dem andait pourquoi il ■rriv ait si m al, il répondit : cc Dam e! il fa u t faire un rom an p ar m . I éditeur m e talonne. » On est to u t de mêm e un peu surpris de lin' nous la plum e d ’A natole F rance et de M aurice B arrés, au lenili'inain de la publication de Peints par eux-mêmes, des éloges aussi iln liyram biques : te Je philosophe, écrit le prem ier dans Le Temps ■lu 21! m ars 1893, su r le nouveau hvre de M. P au l H ervieu, Il est lo u p s de dire que c’est une vraie m erveille, un chef-d’œ uvre d o n t ji> nuis to u t ravi. C ette œ uvre d ’un écrivain q u ’il fa u t com pter parmi les m aîtres, est d ’une grâce cruelle et d ’une élégance tra |jn|m \ La p ein tu re du m onde est si fine q u ’on est surpris de la trouver cc cju’elle est en effet, solide et forte... », etc. M aurice t lu n és renchérit dans Le Journal du 31 m ars 1893 : « Lisez cela, n n îles ou am ants, n ’est-ce pas aussi fort, que vos plus âpres avenUiivh personnelles et que les secrets p ar vous jam ais confiés? 195
N ’est-ce pas aussi beau que les récits de B andello et autres n o u vellistes italien s? L ’hom m e qui a écrit ces atrocités-là, oui, cet écrivain d o n t le sang-froid vous glace, do n t l ’œ uvre est étroite, dure et term inée comme une face de m édaille, cet écrivain... je le tiens p o u r le plus p ath étiq u e de son tem ps, je l’adm ire et je l ’aime. » C’est u n lieu com m un de dire q u ’il est bien difficile, mêm e pour des connaisseurs, de juger à chaud M
A ndré Billy, lui, juge le style d ’Abel H e rm an t avec assez de re cu l p o u r v oir clair, quand il écrit dans Le Figaro littéraire du 7 octobre 1950 : « Les jeunes gens qui m e liro n t v o n t s’étonner. C’est q u ’ils n ’o nt pas idée de ce q u ’Abel H erm an t é ta it pour nous il y a une tren ta in e d ’années... On a été, on est encore très injuste p o u r l ’écrivain q u ’il était. Comme A natole F rance, comme H enri de R égnier, il s’inscrit dans le groupe de ceux qui, vers 1890, réa girent contre le décadentism e, cette m aladie m ortelle do n t la langue française é ta it a tte in te et qui a failli l’em porter. Ceux qui, de nos jours, écrivent naturellem ent si bien, les B reton, les Camus p ar exemple, se doutent-ils de ce q u ’ils doivent au x néo-classiques d ’il y a un demi-siècle ? Abel H erm ant é ta it du nom bre. » On p o u r ra it faire une rem arque analogue à propos de Laclos : le style de Laclos qui allait à contre-courant du style de son époque — celui de R étif, de Sade, ou de Loaisel de T régoate et de B aculard d ’A r n au d — a p eu t-être contribué à sauver la grande trad itio n clas sique; ce style sera au x ix e siècle pour beaucoup d ’écrivains : C onstant, M érimée, S tendhal, une leçon. Abel H erm an t a u rait droit à une réhabilitation, même s’il n ’avait fait que réagir contre l ’écriture a rtiste d o n t la prose française 1. Le g o û t de l ’a u te u r de Peints p a r eux-mêmes p o u r Les L iaisons dangereuses m? retro u v e chez « la fem m e exceptionnelle en tre les m ains de q ui P au l H ervieu rem it sa destinée » (Sim one, Sous de nouveaux soleilst N . H. F .), la baronne de P ierrebourg, a u te u r sous le nom de Claude F e rv a l, d ’aim ables rom ans psychologiques. D ans Vio de château (1903) ap p araissen t un sous-V alm ont, le prince de P ra x , e t une sous-M erteuil, la m arq u ise de R ocliem ont, D an s la bibliothèque du c h â te a u de B ellecourt, G erm aine de R ocliem ont a tro u v é L a Princesse de Clèves, L a Nouvelle Hüioïse; elle préfère M anon Lescaut, « m ais le livre q u i dev ait la séduire, l ’en ch an ter, lu i a p p a ra ître com me Pur* senal de to u te s les coquetteries, le code sa v a n t du plaisir, e t le réseau des ruses que lu m ain des fem m es em brouille et dénoue d ’un si jo li geste* f u t Les L iaisons dangereuses. E lle y d éco u v rit la loi de sa p ro p re n a tu re , cet effréné désir de plaire qui lui renduil la solitude si aride. Une curiosité de jouissance e t d ’av en tu res la poussa vers l'inconnu ».
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i mii empoisonnée, comme l ’exem ple d ’H ervieu suffît à le m ontrer. IN ni H iv n ’cst-il pas présom ptueux de dire que, m algré l’oubli où ■ll< c i tom bée, l’œ uvre d ’Abel H e rm an t a d ’autres m érites. Bien •mm! André Billy, vers 1910, Léon Blum dans sa préface à une nouvelle édition des Souvenirs du vicomte de Courpière écrivait : .. 11V»| un truism e d ’affirmer que l’a u te u r de M onsieur de Courpière lit ■mplace au to u t prem ier rang de la litté ra tu re contem poraine. » I ,i cycle des Courpière est comme u n term e dans l’évolution de I iHileur. Le b rillan t élève de Condorcet, qui accum ulait, en rhéim'iipie, les p rix de français, de latin, de grec et d ’histoire et y tijiiiii.iiit q u atre nom inations au Concours g é n é ra l1, qui fu t reçu (■trmicr au Concours de l’EcoIe N orm ale Supérieure où il ne passa ijii im an, vo u lu t faire une carrière dans les lettres. A vant de déga(i.i■« non originalité avec les Confidences d'une Aïeule (1893) qui évoquent le x v iH e siècle, il écrit des rom ans à la mode n atu raliste, l'tnmuc Monsieur Rabosson, satire des m ilieux universitaires ou ce ( '.iivnlie.r Miserey, œ uvre antim ilitariste, qui fu t brûlée sur u n tas (li fumier dans la cour d ’un q u artier de cavalerie, devant le régiini ut, d ’ordre d ’un colonel-duc! Il im ite ensuite la m anière de lloiirget dans des rom ans psychologiques : A m our de tête, Serge. II t rouve enfin sa véritable voie, celle de m ém orialiste; cette intelItjirnrr ironique et positive a trouvé non seulem ent chez Saint1 muni 2 m ais aussi dans le com m erce des rom ans et de la philosopliio du XVIIIe siècle un clim at favorable à sou épanouissem ent. Vin;, i fait-il u n peu figure d ’isolé dans sa génération, do n t les ffrniids noms étaient ceux de Loti et de B arrés, exactem ent comme I urlo.s en 1780, ce Laclos lucide et cynique, en un tem ps où déborde tu HciiHibilité. Les deux hom m es, même d ’après les tém oignages de i'imix qui les o n t connus, sem blent avoir en com m un une certaine froideur qui m ain ten ait les sym pathies à distance. Omis. un article de la Revue bleue 3, très sévère pour Abel H eriiiiint, E rn est-Charles se dem ande si grâce à ses facultés d ’adapi ni ion, — le critique parle même de pastiche — Abel H erm ant n'im ite pas Laclos (« il sait Laclos p ar cœ ur ») ju stem en t parce que l.cs Liaisons dangereuses re tro u v en t à ce m om ent-là auprès il un publie plus large une certaine vogue. H erm ant, en effet, ennnaît bien Laclos e t place son rom an très au-dessus de M anon I . Nous avons lu d ’A bel H e rm a n t, écrite à dix-sep t ans, u n e Lettre de Boileau à Uiwinv Hiir la préface de « B ritannicus », d 'u n e telle perfection de sty le e t d ’une telle Fiurrir 4ht pensée q u ’u n lecteu r non prévenu p o u rra it la croire de la plum e de B oileau... ?.. Cumnui l’indique F rançois M auriac dans ses M émoires intérieurs, F lam m arion. .1. I ,,r a v r i l 1 9 0 5 .
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Lescaut p ar exem ple :
5.
Gil B las, octobre 1913, Figaro. Le Petit. Journal. Le Gaulois. Gil Blas.
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iIit Ios
de Laclos, » H erm ant se défend sur ce point, com m e s’est ■li;fendu Laclos dans ses lettres à Mme Riccoboni, et avec les m êmes argum ents : « U n gentilhom m e qui v it des femmes! L a m atière Huit belle. On a mis u n nom sur m ou Courpière, celui de B. de ', m ais l ’on a eu to rt. J e fais comme tous les rom anciers. J e Couds plusieurs personnages en un p o u r essayer de créer un ty p e, Mcnlement j ’éprouve le besoin de réaliser m atériellem ent ce ty p e tin l'assim ilant à q uelqu'un de m a connaissance 2. » N ous avons ■111 ailleurs com m ent les G oneourt, com m ent S tendhal, p ar exemple, utilisent le m êm e procédé. « RomanceT, d it encore Àbel H erm an t 3 signifie sim plem ent se servir des gens que l’on a rencontrés dans lu vie, et, en général, de to u t ce q u ’on y a observé, pour com poser dm personnages et arranger des intrigues de rom ans. C’est, p ar parenthèse* ce q u ’o n t fait de to u t tem ps tous les auteurs de cette cuti- d ’ouvrages qui m éritent quelque considération, n ’en déplaise à leurs victim es qui appellent cela rom ans à clefs. » S uivant sa propre expression, le rom ancier est un « tém oin », il étudie une rlasse et dans ce tte classe des cas exceptionnels : le m onde q u ’il peint, com m e le m onde de Laclos ou d ’H ervieu, est sur le point de disparaître. Tém oin, mais tém oin à charge : il ne se contente pas de rap p o rter ce q u ’il voit, il juge. On im agine assez volontiers Abel H erm ant com m e un nouveau L a B ruyère : mêm e quand il déclare : m I .'école à laquelle j ’appartiens se soucie uniquem ent de noter, de elaHser les faits et d ’en tire r des conclusions scientifiques, sans les envisager du p o in t de vue de la m oralité », il ne p e u t pas re ste r parfaitem ent objectif. Abel H erm ant, conscient de sa supériorité intellectuelle, adm is p eut-être dans certains m ilieux com m e La Iti nyère à C hantilly, sur un pied de fausse égalité, a-t-il souffert de cette situ atio n ? On le p ourrait croire, ta n t ses jugem ents, d ’a p parence désinvoltes, sont sévères. Il prom ène sur le m onde q u ’il peint un reg ard de critique im pitoyable, et il cache dans les CourI>ii‘n ‘ sous l’apparence anodine d ’une am itié d ’enfance, une lucidité perfide. Q uand M aurice de Courpière extorque de l’arg en t à sa iihVc : « J e pensais aux faits divers de jo u rn au x où l ’on raconte l limloire de pauvres femmes du peuple, exploitées p ar de m auvais lil . C’est bien m algré moi que je faisais de tels rapprochem ents, I aimais trop M aurice, m ais je ne pouvais m ’em pêcher de les faire, et même de co n stater q u ’il é ta it plus effrayant que ces m échants I (Iti même B . de C... a p p a ra îtra it aussi dans l ’œ uvre de P ro u st. ’ In terview recueillie p ar Y ves G andon, L 'Intransigeant, 13 av ril 1937. I Demiàrv Incarnation de M . de Courpière.
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drôles, é ta n t plus de sang-froid, moins b ru t, raffiné au point do vouloir un tém oin et de 1 1 e jam ais persécuter sa m ère que devant moi. « Tel est le to n . Il est très différent, 01 1 le voit, de celui des Liaisons dangereuses et de l ’im passibilité objective de Laclos. Q u an t à la m oralité proprem ent dite, Abel H erm an t pense com m e Laclos que la p einture de la vie réelle, m êm e dans ses cruautés e t ses ignom inies, est beaucoup plus édifiante que les berquinades. Le vicom te de Courpière, figure centrale du cycle qui porte son nom , a u n frère aîné dans l’œ uvre d ’Abel H erm an t. C’est le com te de Lanspessa qui conseille à sa m ère de se ré p éter chaque soir a v a n t de s’endorm ir : c< M onique, auprès de votre fils, le V alm ont des Liaisons dangereuses n ’é ta it qu’un to u t p e tit garçon 1. » P our quoi l’a u teu r veut-il ajo u ter un nouveau séducteur à une liste déjà si longue e t si b rillante? P arce q u ’il estim e que dans les histoires d ’am our, l’être se révèle to u t entier « en m êm e tem ps que ses am bitions, ses calculs, son entente des affaires, il y m ontre quel quefois aussi sa passion, le fonds de ses idées et ju sq u ’à sa philo sophie de l ’univers ». L a philosophie de M aurice de Courpière est d ’ailleurs assez courte. Chez lui, le souci de la m atérielle l ’em porte de loin su r le goût de la spéculation. M aurice de Courpière, s’il joue au V alm ont, n ’a ni le désintéressem ent — ni la fortune du Vicom te! « J ’ai déjà laissé entendre que l’ordre actuel de la société, si défa vorable à M. de Courpière, ne lui p e rm e tta it pas de m aintenir une distinction tro p scrupuleuse entre les fantaisies de son cœ ur e t les considérations de son in térê t, ou mêm e de sa subsistance. » C’est une chance pour lui que l ’am our soit l’occupation essentielle d ’une classe sociale p arasite; les gens du m onde « aspirent à dépendre les u n s des au tres e t à contracter des liens qui, on en conviendra, ne peu v en t être q u ’érotiques... Le m onde d ’au jo u rd 'h u i est pour les hom m es u n harem et pour les femmes, un haras ». M oyennant quoi, M aurice p o u rra littéralem en t vivre de l ’am our. Le milieu fam ilial est d’ailleurs pour lui riche d ’enseignem ents : sa m ère a un am an t « second E m pire, comme le m obilier », le baron D uval, fam ilier de la m aison, et qui fo u rn it à la famille son revenu fixe, M. de Courpière le père y adjoignant de tem ps en tem ps quelques bénéfices réalisés au jeu. Les leçons d u père de fam ille unissent le sens de la trad itio n au réalism e le plus positif : cc II ne révoquait pas en doute le droit qu’on t les gens d ’une certaine qualité social*1 à vivre de leur nom et, le cas échéant, de leur corps... Il rappelait I . La Meule, 1896» a c te I I t scène 4.
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<|u’une arm ure et un cheval sont présents qu’u n hom m e a toujours |iu accepter de sa m aîtresse, et il feignait d ’ignorer que, dans la vie contem poraine, on a à régler plus de com ptes de boulanger ipie de com ptes d ’arm urier. » L a m arquise de M erteuil et le vicomte de Valm ont ne com ptaient que sur leur intelligence pour réussir, M. de Courpière, comme le prince de Caréan de Peints par rux-mêmes, ne com pte que sur le prestige de son nom , et su r la grâce de son apparence. M. de Courpière a su très jeune q u ’il ne recevrait pas d ’argent de ses p aren ts, et com m e « il aim ait le senti ment de l ’effort, à condition bien en tendu que cet effort ne fû t pas un trav a il au sens ro tu rier du m ot », il ne lui reste plus q u ’à vivre des femmes. Avec quelles armes M aurice de Courpière v a-t-il pouvoir m ener le com bat? Ce p o rtra it intellectuel, s’il est digne de L a B ruyère par la précision du tr a it et le sens de la form ule, n ’en est pas pour a u ta n t fla tte u r : « Il ne m anque pas de repartie, e t il n ’a pas dégénéré d ’une grand-m ère qui fu t célèbre dans les an a du \ v m e siècle; m ais il rédige com m e s’il é ta it plus b ête q u ’une oie. I buis la conversation, il n ’use que de term es choisis, ou bien il a une façon de dire qui désencanaille l ’argot. D ans ses correspon dances, il s’exprim e comme u n sous-officier; il a l ’étrange m anie il'ajo u ter à to u s les nom s propres des qualificatifs com m e « cet •mimal » ou cc ce eochon-là », et il écrit en to u tes lettres les m ots <|u’il est séan t de rem placer p a r des points... Il n ’a rien acquis par la cu lture, m ais ü doit beaucoup à l ’hérédité. L a sienne est éclectique, p u isqu’elle le dispose égalem ent à in v en ter des fo r mules heureuses et à forcer des serrures... On a v a it beau le Hiivoir h aineux de to u te in tellectualité, ce rationalism e de sa conversation d o n n ait quelquefois à croire q u ’il av a it de la p h i losophie, voire de la m étaphysique. A u fait, il en a u n e com m e inut. le m onde. Mais, sur ce chapitre, l ’hérédité le favorise moins : elle ne lui a pas transm is les connaissances de ceux de mi’h ancêtres, mâles ou femelles, qui, au déb u t du X V I I e siècle, ne passionnaient p our ou contre D escartes, ou qui, un peu plus lurd, s’en treten aien t avec E ontenelle de la p lu ralité des mondes. I >11 moins, s’il y a re to u r atavique dans sa conception de l’univers, ■I faut croire que la ressem blance, qui saute parfois u n e générat ion, a sauté p o u r lui sept ou h u it siècles, car il ne pense pas nul renient q u ’un hom m e du X I I e . . . S ur tous les points de la reli gion, sa croyance est littérale, et je m e dem ande à ce propos pourquoi l’on persiste à dire : cc la foi d u charbonnier », en a ttr i b u ant au peuple ce qui est la m arque de l’élite... » 201
Disons pour être ju stes, que M aurice de Courpière a été reçu au b accalau réat « h a u t la m ain »; il faut a jo u ter qu'il av a it pro mis à ce tte occasion « dix louis à saint A ntoine ». De Valmont à Courpière, on p e u t m esurer la dégradation intellectuelle du séducteur, en p assan t p a r R astignac et de M arsay, ju sq u ’à BelAm i, supérieur à Courpière en ce q u ’il fait to u t de mêm e u n effort p o u r réussir dans la carrière journalistique, ju sq u ’au vicom te de Courpière que sa to tale indigence intellectuelle n ’em pêche nulle m en t de réussir. S ur un au tre plan, M aurice « dépiaute fort habilem ent tous les préjugés de la m orale », m ais son nihilism e n ’a rien d ’effrayant : sim plem ent, u il possède une conscience raisonneuse d ’une d ex té rité su rp ren an te pour justifier tous ses actes, sur des principes d o n t il ne s’avise q u ’après coup, m ais qui sont fondés a priori ». On vo it ce qui le sépare encore ici de V alm ont et de la M arquise, d ont il est p o u rta n t l ’élève en ce « q u ’il soigne celles de ses facul tés qui peu v en t le servir dans la lu tte pour la vie ». E t il m an i feste u n certain goût p o u r la lu tte : il a u rait p u se m arier avec sa nièce Sim one de L im ay (Mme de L im ay est née d ’un prem ier m ariage du com te de Courpière), très riche héritière, m ais, dit. le tém oin, « il m ’a affirmé q u ’il n ’av a it jam ais songé à l ’épouser, parce q u ’il n ’a u ra it plus su que faire de ses facultés, s’il av a it assuré si tô t e t du prem ier coup fixé sa vie, p a r une tro p heureuse et tro p définitive spéculation ». E n som m e, c’est su rto u t sur ses qualités physiques que M au rice de Courpière fonde sa supériorité. Le tém oin insiste beaucoup su r ce p o in t : « Le visage, qui est très joli, a quelque parenté avec celui du roi de R om e p ein t p a r Law rence, e t les cheveux, pâles, sont peignés de m êm e, ou p lu tô t ne le sont pas du to u t, car il les a tro p soyeux, tro p fins et rebelles au peigne... Les yeux so nt durs, éclatants, infranchissables. » M aurice « séduit les gens d ’au to rité... On d irait que c’est u n m étier qu’il exerce, et q u ’il n ’a pas la liberté ni le droit de choisir ». « Conquérir est n o tre destin », disait V alm ont; ce destin, qui n ’est pas im posé, m ais voidu p ar V alm ont, est devenu pour Courpière u n m étier, un gagne-pain. Cela ne l’em pêche pas de se com parer à N apoléon, comme V alm ont se réclam ait d ’A lexandre : « Il connaissait à m er veille son terrain (les femmes), où il av a it m arqué d ’avance comme u n au tre Napoléon, le heu et la d ate de ses victoires. » E n évo q u an t le passé dans La Dernière Incarnation de M onsieur de Cour pière, Abel H erm an t décrit l ’a ttitu d e des femmes d ev an t son héros : « Elles sem blaient toujours sous le charm e, possédées, 202
enchantées, prêtes au sacrifice, et non pas seulem ent à celui tic leur personne, qui va de soi. » Dénué de to u te sensibilité com m e de to u t scrupule, il a un a to u t indispensable dans la profession qu’il exerce : sa virilité est sans caprice; chacune de ses m aîtresses sim ultanées p e u t se croire l ’unique. Ce prestige, qui le rapproche de V alm ont, p erm et à Courpière, à soixante-dix ans, de se faire en treten ir p a r des femm es riches! Son pouvoir de séduction, M aurice l ’a d ’abord exercé dès l'e n fance su r sa m ère. Il a déjà des façons assez déplaisantes pour lui sou tirer de l ’argent. A dix-sept ans, après quelques leçons d ’in itiatio n am oureuse, il dem ande cent francs à Simone de Lim ay, qui en a seize. R eçu bachelier, il doit, selon les principes de son père, pourvoir à ses dépenses : il devient alors l’am an t de la baronne D uval, épouse du pro tecteu r de sa m ère, non p a r am our, bien qu’elle soit assez séduisante, mais p o u r se procurer de l ’argent; en effet, pour m ettre fin à l’aventure, le baron lui servira une rente de cinq cents francs p ar mois! D e m êm e q u ’il p a ra ît jouir « avec sadism e » du désespoir de Simone, quand il ne s ’occupe plus d ’elle, il ro m p t avec la baronne D uval cc sans seulem ent dire pourquoi, du jo u r au lendem ain avec une b ru ta lité qui de sa p a rt é ta it un raffinem ent de délicatesse ». Il n ’est pas su rp re n an t de voir les filles de la rue S aint-F loren tin ou m êm e celles de la rue de Belle ville et de M énilm ontant accorder leurs faveurs à M aurice sans qu’il ait bourse à délier, lilles o n t in stin ctivem ent reconnu en lui u n frère de h a u t vol. D ans ce m ilieu de la galanterie où il a reçu le surnom de 1’ cc Ami des Fem m es », les « protecteurs » de ces dam es le considèrent comme u n cam arade, car Courpière n ’est pas un V alm ont, il n ’est «pie l’équivalent m asculin des grandes courtisanes balzaciennes : M aufrigneuse ou m êm e Marneffe. Valm ont reg rette de n ’avoir pas reçu l’éducation d ’u n cam brio leur pour forcer le secrétaire où sa m aîtresse cache sa correspon dance; Courpière, lui, se fa it cam brioleur pour voler à sa m ère le m an d at envoyé p a r le baron D uval; plus ta rd , grâce « à une lâcheuse a p titu d e à l’im itatio n des signatures », il trafiq u e des traites de son am i Camille Lam bercier, e t sexd son m ariage avec la propre sœ ur de la victim e le sauvera de la correctionnelle! Les frontières qui séparent le dem i-m onde du m onde sont très vagues. Mme R iverol-Saligny, 1’ cc appareilleuse », tie n t une ce m ainon de rendez-vous académ ique », do n t le personnel com prend toutes les variétés de femmes, dans son château, cc u n château des Liaisons dangereuses ». Mme Riverol-Saligny est persuadée, 203
comme Mme J o u rd ’h e u il1 « qu’un ch âteau est un lieu en quelque sorte enchanté, où il suffit que l’on tran sp o rte les gens du m onde pour leur faire oublier les principes de la m orale, les com m ande m ents de la religion, les plus élém entaires convenances, e t pour les induire à pasticher la psychologie et l ’intrigue de rom ans tel» que Les Liaisons dangereuses ». M erveilleux terrain de chasse et d ’exercice, en to u t cas, pour un hom m e com m e M aurice, que ce ch âteau où l ’on raconte pour m ettre les hôtes en tra in des anec dotes galantes d u x v m e. Mme A rrow , auréolée d ’une légende com m e la m arquise de M erteuil, la com tesse de Passelieu qui tro u v e dans l ’am our « une sorte de plaisir gym nastique » où les senti m ents n ’o n t rien à voir, Mme V alvin, do n t le visage respire l ’in nocence, la baronne R abbe, une héroïne de Balzac, seront les parten aires successives du vicom te dans les je u x du plaisir et de l’argent. Il fau d ra a tten d re la suite du cycle pour faire la connaissance de l’inim itable la d y V entnor. E lle com prom ettra M. de Courpière « avec une fam ille sans m oralité où l’on s’e n tr’aim ait à des degrés prohibés, où l ’on s’occupait entre-tem ps de sauver la F rance et aussi de trip o ter, le to u t se te rm in a n t p a r des suicides, qui étaient peu t-être des assassinats ». A près u n scandale, M. de Courpière et la m arquise de V entnor q u itte n t, ensem ble, leur in g rate p atrie. Ce d ép art p o u r l ’exil rappelle la fu ite de la m arquise de M erteuil à la fin du ro m an de Laclos. Le vicom te de V alm ont p e u t être considéré comme une excep tio n dans le clim at social de 1780 : il n ’en est pas moins un ty p e; car c’est un être exceptionnel m ais qui a tte in t à l’universel com m e T artuffe, comme P hèdre, comme le Père Goriot. E n peignant le vicom te de Courpière, Abel H e rm an t a voulu créer u n ty p e ; or il est bien év ident que M aurice de Courpière, s’il est une excep tio n dans la société de 1900, n ’est pas p o u r a u ta n t u n être excep tionnel : tro p d ’aspects sordides en lui, tro p de m édiocrité l ’en em pêchent. Bel-Am i est u n m édiocre lui aussi, m ais il est ce « p er sonnage m oyen » dont parle B ourget, re p ré se n ta tif d ’u n é ta t de la société e t d ’une époque, ce que n ’est pas non plus Courpière. Le héros d ’A bel H erm an t serait d ’ailleurs beaucoup plus près de celui de M aupassant que de V alm ont, avec, s’il se p eu t, encore m oins de scrupules que Bel-Ami, puisqu’il n ’a d ’autres ressources que l ’argent q u ’il tire de ses m aîtresses. Il y a plus : la présence constante du « tém oin « -n a rrate u r déform e la vision que nous L Les Grands Bourgeois, 1906.
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avons du personnage. Son am itié p o u r le héros est au fond bien perfide. Ne fau t-il pas voir la vengeance de l’intellectuel à l’espril aigu et délié, du « fort en th èm e » rabaissé au rôle du confident de tragédie, quand ce n ’est pas à celui de v alet de com édie : M au rice, sans p u d eu r, recueille les applaudissem ents pour des confé rences que le cc tém oin » a préparées pour lui! Ce qui ren d pénible ia lecture des Courpière, c'est le to n : le to n de l’hom ine supérieur qui joue les naïfs, to u t en adressant sans cesse des clins d ’œil au lecteur. Aussi bien, le titre m êm e qui coiffe la série : Mémoires pour servir à Vhistoire de la société est-il révélateur : l ’a u te u r fait écran entre le héros et le lecteur e t écrase le héros. P eut-on encore p arler de personnage de rom an? D ans ce cas précis, c’est la p er sonnalité de F au teu r qui se m anifeste bien plus que celle du héros, ex actem ent com m e la figure de L a B ruyère p a ra ît en filigrane dans les p o rtra its de C litiphon, de Zénobie ou de Cydias. E nfin l ’erreu r d ’Abel H erm ant, m ém orialiste e t m oraliste plus que rom an cier, est d ’avoir voulu construire cinq rom ans avec pour person nage central u n héros aussi m ince et qui m anifestem ent « ne fait pas le poids ». Avec A ntoine et Jacques T h ib au lt, avec Jea n C hristophe, avec Jallez et Jerp h an io n , on p eut développer un cycle rom anesque, pas avec M aurice de Courpière.
Même si Les Don Juanes n ’on t été publiées q u ’en 1922, c’est bien ici, à la suite de P au l H ervieu et d ’Abel H erm an t, q u ’il fa u t évoquer M arcel P révost. Ces trois rom anciers ap p artien n en t, en effet, à la mêm e génération; ils sont tous les trois des psychologues sociaux, tém oins et annalistes d ’une m êm e société cc d’oisifs, d ’inac tifs e t de désœ uvrés 1 ». Les héros de P révost comme ceux de scs confrères o n t des loisirs e t ces loisirs, ils les occupent à l ’am our. D epuis Les Demi-Vierges qui firent scandale en 1894 ju sq u ’à Sa maîtresse et moi (1931), en p assan t p ar le libertinage léger et facile des Lettres de fem m es, l ’a u teu r de L 'H om m e vierge s’est fait l’h isto rien des m œ urs de son tem ps avec une préférence m arquée pour les situations audacieuses et m êm e scabreuses, cc E sp rit clair, peu capable d ’invention », comme il l ’écrit lui-m êm e, Marcel P rév o st a voulu faire de son œ uvre cc u n hum ble enregistrem ent de la réalité », u n ce tém oignage docum entaire ». Ce polytechnicien ap p o rte dans ses récits des procédés d ’allure scientifique, descen 1. E m ile H e n rio t, Discours de réceptiont 1946.
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d a n t en cela de Laclos, officier d ’une arm e technique, et de S te n d hal, ce polytechnicien m anqué. On tro u v e chez ces trois auteurs le m êm e positivism e am oraliste : « J ’ai éprouvé sur moi-même, d it u n de ses héros, com bien la v e rtu varie selon la santé », et encore : « Les v iv an ts ne doivent pas être sacrifiés a u x m orts. L a san té ne d o it pas être immolée à la m aladie : voilà la vraie loi, la loi sainte. » Il est bien en ten d u q u ’on ne sau rait m ettre en parallèle, sur le plan littéraire, l’œ uvre de P révost, dénuée de. to u t génie rom anesque, absolum ent caduque, avec celle d ’un Laclos ou d ’u n S tendhal. Elle n ’a d ’in té rê t pour nous que dans la m esure, où, docum ent sur une époque e t sur un q u artie r lim ité de la société, elle offre quelque analogie avec Les Liaisons dan gereuses. Le clim at h istorique des Don Juanes n ’est différent qu’en ap p a rence de celui des Liaisons dangereuses. Nous assistons dans le rom an de P rév o st aux m anifestations désordonnées d’une résur rection qui v e u t être victoire sur la guerre et la m o rt : « Toutes les catastro p h es m e tte n t les survivants en folie. » Mais les p ro ta gonistes d u ro m an représentent en réalité une société disparue, celle d ’av a n t 1914. Les q uatre héroïnes so n t nées environ les années 1880, elles sont les survivantes d ’un m onde qui a som bré, beaucoup plus que les annonciatrices d ’un ordre nouveau. Elles célèbrent, sous le règne fou des dancings, la « revanche de l’am our su r la m o rt », elles essayent de s’ad a p te r au ry th m e et au style « 1920 », mais en vain. Comme V alm ont et M erteuil, elles sont nées cc tro p ta rd dans un m onde tro p vieux » : les héros des L ia i sons dangereuses pressentent la catastrophe dans la m esure où ils co n trib u en t à d étru ire une société e t son éthique. U n au tre ro m an cier de la lignée de Laclos, Roger V ailland, dans Bon Pied bon œ il, l ’exprim e fo rt bien : cc L a m orale bourgeoise fout le cam p », d it R odrigue, à quoi Lam balle répond : cc C’est le propre des sociétés en décom position. À la lim ite, il y a a u ta n t de morales que d ’individus. » Les D on Juanes ont franchi les abîm es, m ais elles ont la m en talité de cette grande bourgeoisie ou de cette noblesse d ’a v a n t 1914, qui ap p a raît aussi dans l’œ uvre d’H erm an t ou d ’IIervieu, où elles représentaient, comme V alm ont et M erteuil, des élém ents d ’exception v iv an t en m arge des conventions et libérés de la cc m orale des sexes ». Don Juanes : le term e a é té inventé p a r u n rom ancier qui fré quente la société pour se docum enter. Ce Laclos 1920 p o rte un nom qui vient to u t droit des Liaisons dangereuses ; M ercueil; c’est, un cc roué » cpii excelle dans le cc bouquin à ciel" ». Le personnage 200
no jo u e q u ’un rôle épisodique dans le rom an, m ais P rév o st a voulu sans doute créer ainsi, assez artificiellem ent d ’ailleurs, une am biance cc Liaisons dangereuses ». Les Trois M ousquetaires étaie n t en réalité q u atre , m ais les q u atre Don Ju an e s, do n t les aventures sont rapportées to u r à to u r, ne so n t que trois, si l ’on considère que l ’é ta t, fort étrange en réalité, de Don Ju a n e vierge, dans lequel lan g u it B erthe L orande, en fait nne p aradoxale exception. Son cas relève de la pathologie expéri m entale plus que de la psychologie : cette femme, qui passe pour une Messaline, est en réalité une M me R écam ier-num éro-deux. C’est p eu t-être l’étude d ’E d o u ard H errio t sur l ’amie de C hateau briand, qui a inspiré à Marcel P rév o st la création de ce personnage. B erthe Lorande présente aussi certaines analogies avec Mma de Langeais; elle fera une fin édifiante dans un m onastère de Corse, comme Fhéroïne balzacienne sur son rocher espagnol. B erthe Lorande est une grande rom ancière; H ilda de F insbourg est arch i duchesse; Camille E ngelm ann, propriétaire et directrice d'une l>anque; Albine A nderny a hérité d ’une grosse fortune. Ces q u atre femmes sont absolum ent indépendantes. Elles réalisent les condi tions indispensables à la femme pour se libérer des contraintes que la société fa it peser sur le cc deuxièm e sexe ». On l ’a déjà vu à propos de Balzac 1, et de ses héroïnes veuves ou séparées de leu r mari; celles de Marcel P révost, riches com m e la M erteuil, ou encore exerçant une profession qui les égale au x hom mes, ont franchi une étape supplém entaire sur la voie de l ’indépendance. Elles p o u rro n t lever le m asque et, à visage découvert, vivre comme des hommes. Seulem ent elles représentent, comm e la M arquise, de très rares exceptions. V ingt ans plus ta rd , dans Drôle de jeu , Roger V ailland pourra envisager le problème d ’un point de vue plus réaliste : . >JU.
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m en t. » On v o it où v eu t en venir le R oger V ailland de 1945 : q u an d la société sera organisée selon les norm es socialistes, l ’égalité des sexes dans l ’am our p e rm e ttra de le débarrasser de tous les préjugés bourgeois e t de ne considérer dans l ’am our que le plaisir. Les in ten tio n s de Marcel P rév o st sont to u t autres, on le devine, m ais son analyse, m êm e si elle se situe au niveau des « duchesses », annonce celle de V ailland, comme la série des Jeunes Filles de M o n th erlan t illustre p a r avance la dernière proposition : « T oute la classe interm édiaire couche pour tro u v er un m ari. » Si on re tro u v e dans la bouche d ’Albine A nderny le raisonnem ent même que tie n t Laclos dans U Education des fem m es e t l’écho des reven dications fém inistes de la D elphine de Mme de S ta ë l 1 : « Nous au tres, femm es, condam nées à subir des lois que nous n ’avons ni faites n i m êm e acceptées et qui p a r conséquent n ’obligent point n o tre conscience, nous avons toujours usé vis-à-vis d ’elles des m oyens de défense q u ’on t les faibles contre les forts », dans la réalité, les D on Ju an e s v o n t m êm e beaucoup plus loin : elles ont dépassé cette form ule et conquis l’égalité. Il arrive même que les rôles soient renversés, e t les hommes fo n t souvent figure de femmes ou, m êm e, de jeunes filles! « Le choix qui a p p a rtien t à l ’hom m e, d it Je a n de T révoux, nous l ’abdiquons. Ce sont elles qui nous on t choisis. Elles sont tellem ent des exem plaires hum ains supérieurs à nous que les lois des sexes en sont abolies. » Supérieures, les D on Ju an es le sont d ’ab o rd p a r les qualités d ’intelligence. Camille Engelrnann « supérieurem ent intelligente e t entraînée à la réflexion » su it les phases de la crise q u ’elle su b it, les « analyse », les « discute ». B erthe, on l ’a vu, est « le plus grand écrivain » de son époque. L a comtesse A nderny qui v it dans u n cadre luxueux, ne se contente pas d ’accum uler dans sa bibliothèque les livres précieux : elle les lit, et spécialem ent une riche collection de contes et de rom ans du x v m e siècle. N ’est-ce pas là q u ’elle a tro u v é les principes de son am oralism e, do n t son am ie Camille donne la form ule : cc L a p lu p a rt des êtres vraim ent supérieurs font eux-mêmes leur m orale en la m odelant sur leur tem p éram en t et leurs intérêts. Moi aussi, j ’ai édifié une m orale et cette m orale je l’ai observée scrupuleusem ent depuis v ingt ans. » II s’ag it d ’abord et su rto u t de se libérer des préjugés : cc L’honnê te té fém inine, celle de ce qu’on appelle les cc honnêtes femmes », je la tiens pour une convention et pour u n leurre. » Elles s’orga nisent consciem m ent e t ce sans rem ords » une vie hors cadre de- la I. V o ir p . 41.
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.....mit; cou ran te, en parfaites égotistes, do n t le prem ier souci est dr Nr réaliser, et d ’être constam m ent m aîtresses de leur destin, ro u r ato u t, c’est la volonté. Camille, devant une situation d ra m a tique « rallie to utes ses forces, p a r les procédés de volonté q u ’elle ■M ira it depuis l ’adolescence ». P our Albine, que ses tro is am ies <m isidèrent comme le ty p e p arfait de la Don Ju a n e , séduire, c’est m urlier une volonté rebelle, c’est vaincre les résistances d ’une mitre volonté, en déployant plus de force de caractère, plus d ’éner(fie. Bile v eu t dom iner ses am ants, les réduire à sa m erci, te désarnirn, p antelants ». C’est se conduire en séducteur plus q u ’en séduci rire, et c’est bien aussi le tra it com m un des D on Juanes : « T ra ite r l'iimonr à la m anière des hom m es », telle est leur « doctrine ». i !Vnt su rto u t Camille E ngelm ann, do n t les activités professionnelles non!, les plus m asculines, qui développe des qualités viriles : » l’ispèce de C atherine I I ou de Queen E lizabeth de la finance, • vaut d ’u n hom m e le cerveau, l’énergie, le tem p éram ent. » Q uand •■Ile renvoie D u trier, son collaborateur qui l ’a trah ie, elle réagît rumine un hom m e : « Qu’il est com m un, pensait Camille. E t com ment ai-je pu?... H um iliation fréquente chez les hom m es, à consi nier que la ty ran n ie des sens les asservit à une m aîtresse vulgaire. » Les D on Ju an es on t dépassé le stade de l ’am our-passion, elles mil levé l’in te rd it qui pèse sur les femmes d ’assum er leur sexualité, rejoignant p ar là la m arquise de M erteuil, an n onçant certaines héroïnes de Roger Vailland, ou de Simone de B eauvoir. H ilda de l' trisbourg « se satisfait dans le plaisir aussi ingénum ent, aussi cyniquem ent si vous voulez, q u ’on se satisfait à table... P our elle, lu Kul)tile distinction si chère aux femmes entre l’am our idéal et I am our physique ne signifie rien ». Si le tem péram ent de Camille mi celui de la com tesse A nderny est exigeant, ce n ’est pour elles, pas plus que pour un hom m e, u n handicap; elles n ’ont pas honte dr leurs ap p étits, qu’elles satisfont très sim plem ent. « Si j ’ai mené cette vie ouvertem ent, ce ne fu t p o in t pas ostentation, m ais pur conscience. L ’hypocrisie me fa it horreur. » Le rom an des Don Juanes est le co n stat d ’un échec. D ans l’averi insement au lecteur, Marcel P révost écrit : « L ’étape digne de curiosité dans le voyage voluptueux de D on Ju a n , ce n ’est pas quand il passe d ’E lm ire à C harlotte, ou de C harlotte à M athurine : c'est la dernière étape, la rencontre avec le Convive de P ierre. » <>11 p e u t rem arq u er que le rom ancier a pris ses héroïnes à ce to u r n a n t
l’âge de ses héroïnes, alors que les partenaires q u ’elles on t choisis o n t entre quinze et v ingt ans de moins q u ’elles. Que se passe-t-il à ce m om ent-là? C’est que toutes découvrent l ’am our, et l ’am our au sens le plus classique, le plus rom anesque m êm e : celui do J u lie tte pour Roméo! Tendresse, pudeur, inquiétude, besoin de se dévouer, élans du cœ ur... elles se « v o udraient vierges ». Mais, moins heureuses que la duchesse de M aufrigneuse avec d ’A rthez, elles v o n t à l’échec. D ev an t elles s’est dressée la sta tu e du Com m andeur, c’est-à-dire la « loi m orale », celle du m oins qui tra d i tionnellem ent règle les rap p o rts e n tre les sexes : « Il y a deux sexes qui se com plètent, m ais c’est une chim ère que de vouloir échanger leurs rôles dans l’am our, » Les D on Juanes ont fait fausse route. Elles se sont révoltées contre cc la loi de to u te la n atu re vivante » et, au m om ent où elles reconnaissent leur erreur et où elles vou d raien t cc reprendre leur rôle de femme », il est tro p ta rd pour faire m achine arrière, l’am our ne veut plus d ’elles. Ilild a se fa it escro quer p ar son d anseur m ondain, et son m ari, excédé, la séquestre; B erth e finit au couvent; Albine s’enferm e dans une discrète re tra ite ; Camille qui é ta it la plus virile des D on Juanes est inca p able d ’abdiquer, et son suicide h au tain rappelle celui de M. de Camors le père. E lle écrit a v a n t de m ourir : cc J e goûte une sensa tion de puissance illim itée, une sensation qui est presque joyeuse, à je te r le défi à la figure du destin. »
cc On p eu t citer de m auvais vers quand ils sont d ’un grand poète », écrit V alm ont à propos de deux vers de L a F ontaine x; en nous au to risan t de cette affirm ation du Vicom te, nous citerons de la m auvaise prose, puisqu’elle est due à la plum e d ’u n grand poète. Verlaine a été te n té p ar le rom an et la nouvelle : en 1889, il a préparé u n recueil de sept nouvelles sous le titre Histoires comme çà. Le recueil n ’a jam ais été édité, m ais les nouvelles figurent dans les Œuvres posthumes 2. U H istoire d'u n regard est une de ces nou velles : Verlaine y m et en scène la m arquise de M erteuil. On sait que le x v m e siècle, rem is à la m ode p a r les G oneourt, tie n t une place im p o rtan te dans l ’œ uvre de Verlaine. D ’au tre pari., Verlaine n ’ignore pas Les Liaisons dangereuses, comme en fait foi l’épigraphe de Birds in the night des Romances sans paroles : cc Elle est si jeu n e » ( Liaisons dangereuses). 1. L e ttre IV .
2. Vanicr, éditeur, 1903.
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Mu tu si le x v m e siècle des Fêtes galantes est libertin, il ne l ’est iimt dans le grand sens du term e, le sens philosophique, celui de I .hcIuh ou de Sade; le libertinage des Fêtes galantes, c’est u n éroh 'me superficiel, aim able, et déformé dans le sens rom antique, «nipoudré de m élancolie et de vague à l ’âm e. I, Histoire d 'u n regard est d ’ailleurs sans ra p p o rt avee les Fêtes l'iihuUi's. On. le co n statera dès le déb u t d u conte : « Aime allait un lait », tel est-il. D orm itat et aliquando H om erus... L ’har...... ie (im itative?) de cette phrase lim inaire donne le to n de la nouvelle. Aline a six ans, elle p orte « des vêtem ents m onstrueuse ment pauvres pour son âge si frêle » et « le p o t au la it lui b a t au lioul de son ch étif bras c h a rm a n t» . Elle rencontre u n carrosse « ' Munissant, doré aussi, lui, et p einturluré comme to u t », Une s leille dam e se m ontre à la portière : ém ue p a r la grâce de l ’enfant* i Ile la ram ène chez elle, com blant sa fam ille de friandises et de citdoaux, puis d isp araît. Le poète raconte alors l’histoire de la marquise de X ... qui av a it été « l ’une des plus belles personnes qui un 1 1 û l. voir; une des plus coquettes aussi, en am our, s ’entend ». INiMMons sur les détails, Verlaine fait u n résum é des Liaisons dan gereuses. Il écrit d ’ailleurs : « L a m arquise p assait aussi pour m al conseiller les jeunesses et M. Chauderlos ( sic) de Laclos ne fu t pas uns iui em p ru n ter quelques tra its pour sa détestable héroïne des Liaisons dangereuses. » L a rencontre avec Aline se situe au m om ent oii « la vieillesse l ’investit d ’une sorte de sagesse et d ’une façon de lionl.é... m ais un fond d ’am ertum e lui re sta it au cœ ur et dans I Ame ». L'H istoire d 'u n regard : voici la m orale d u co n te: la vue d'Aline a fa it épanouir chez la vieille m arquise « une sorte de fraîcheur et de purification », et parallèlem ent et le p e tit cœ ur et la petite âme d ’Aline changèrent comme p ar enchantem ent... elle ne mima plus, elle ne m en tit plus, clic fu t sage et propre, obéissante i l réservée... en sorte qu’on peut dire q u ’un échange de vie av ait m lieu p a r le sim ple échange d ’un regard entre la m ignonne e t l'aïeule ». Ainsi se tro u v e justifiée l’épigraphe du conte : « L e m al i nlre p a r les yeux, d it un auteur sacré, le bien aussi. Car to u t est réciproque. » Soyons sûrs que Laclos e û t été à la fois ravi et étonné de v oir la m arquise de M erteuil transform ée en bonne vieille fée; peu t-être eût-il compris le sens profond de cet apologue... nouh avouons, nous, notre im puissance. Lu vie et la société parisiennes, de 1880 à 1914, cette société a la lois aristocratique e t bourgeoise du rom an de P au l H ervieu 211
et d ’Abel H erm an t, est aussi celle des rom ans e t des comédies d ’H enri L avedan, leur contem porain. Les jeunes générations — et m êm e les m oins jeunes — ignorent cet a u teu r qui connut, sur to u t au th é â tre , d ’éclatants succès, à la fin du XIXe siècle e t ail d éb u t du XXe, avec Le Prince d ’Aurec, Le Vieux Marcheur et s u rto u t Le M arquis de Priola (1902), qui enthousiasm a le publie. V in g t-h u it ans après, Abel H e rm an t évoque avec ém otion la p re m ière et parle des « élus qui eurent le privilège d ’y assister 1 ». Il est v rai que la pièce av a it comme in terp rètes la « divine B a rte t » dans le rôle de Mme de V alleroy, et Le B argy, le « M aître », dans celui du m arquis de Priola. Tous les critiques sont d ’accord p o u r dire que le héros de L avedan s’é ta it littéralem en t incarné dans l ’acteur. Si l ’on en croit d ’ailleurs ses amis et su rto u t sa femm e, Mme Simone, Le B argy jo u a it les P riola à la scène e t à la ville. Mme Sim one raconte une scène im itée d ’un épisode do la pièce de L avedan : elle se tro u v e à Vienne avec son am i Claude C asim ir-Périer au m om ent où Le B argy joue précisém ent dans cette ville Le M arquis de Priola. Le célèbre acteu r qui av a it épousé sa femm e « p o ur son argent 2 » et qui l ’a v a it délaissée dès les prem iers tem ps de leur m ariage 3, poussé ici sans doute p ar une réaction de dépit e t de vanité, essaye de la reconquérir, sans plus de succès d ’ailleurs que le héros de la comédie. P riola, c’est le « D on J u a n » m oderne, 1’ cc hom m e à femmes », mais il est plus ju s te de le ra tta c h e r à la trad itio n libertine du x v n i e siècle q u ’à celle du D on J u a n classique. Il entreprend l ’éducation sentim entale du jeune M orain, qui est en réalité son fils m ais qui l ’ignore. Dès la prem ière scène, il développe les théo ries m aîtresses du te sta m e n t de Camors : cc J e rêvais de faire de to i ce que je n ’ai p u réaliser qu’à demi pour m oi-m êm e : un âpre e t fin voluptueux, riche, élégant, arm é de m épris pour les hom m es et de dédain p o u r les idées, sans scrupule et sans foi, a u ta n t d ’inu tiles bagages. » Ce cynique, m aître de soi, cet égoïste : cc J e suis bon, m ais p o u r moi », envisage donc de poursuivre son œuvre au-delà de la m o rt, grâce à un disciple. L a grande affaire de Priola est de s’occuper des femmes — e t de les trom per. Son b u t, c’est la conquête plus que l’am our. F o rt de sa ré p u ta tio n bien établie, il a je té son dévolu sur Mme de Valleroy, do n t le m ari v it à l ’étra n ger. Légère m ais sans perversité, curieuse su rto u t de sensations 1. Gringoire, 25 ju illet 1930. 2. J*A utre R o m a n. 3 . « J e n 'i g n o r a i s p a s t o u t e s le s i n t r i g u e s g a l a n t e s o ù le b e s o in d e p l a i r e e n tr a ii i u il n o t r e m a r q u i s d e P r i o l a . » (Sous de nouveaux soleils,)
.... . villes, elle accepte, après de molles défenses, d ’aller chez Priola ses alm anachs d u X V I I I e siècle », Or, « qu an d on d it d ’ u n e l< mme à P aris : elle a v u les alm anachs du m arquis, on sait ce <1 m- cela signifie ». Mme de Y alleroy n ’a rien d ’une T ourvel, e t iiiiiind Priola affirme : « Ce qui m ’attire , moi, c’est de jo u er la iliUiculte », il ne le m ontre guère dans son intrigue avec ce tte l'imidde évaporée, victim e im patiente p lu tô t que résignée! Il note liti-même avec dépit q u ’ cc elle s’est défendue à peine com m e une modiste »! E st-ce la raison pour laquelle le séducteur se contenh'i’u d ’une victoire m orale, s’accordant alors « cette vengeance I n u i s e d ’infliger au m onstrueux am our-propre de la femm e le pion terrible des affronts : celui q u ’elle ne pardonne pas »? Mme de Val leroy va jo u er les A ndrée H acquebaut en face de Costals. E lle Mulira in ta c te m ais déçue de la tan ière du loup. P riola conçoit iilurs un « grand dessein », celui de reconquérir sa femm e, devenue, ujirès le divorce, Mme Le Chesne. Ici, l’honnêteté d u disciple Moruin com m ence à se hérisser. Mme Le Chesne a une am ie ce belle ri r i g i d e p ro testan te », Mme Savières, femm e d ’un am i de Priola. I séducteur v e u t m ener de fro n t les deux intrigues, m ais u n complot entre les deux amies qui s’accordent pour le dém asquer, fuit échouer son p ro jet. C’est u n p eu la situ atio n d ’A lm aviva devant l’accord de Suzanne et de la com tesse. La défaite hum iIimite déclenche une crise d ’atarax ie aiguë; M orain, qui estm éderin, et qui a entre-tem ps découvert la v érité sur sa naissance ( m u mère a été séduite p a r Priola et le m ari s’est suicidé) venge HW parents en p réd isant à P riola une fin atroce : la paralysie p/'iicrale : « I l p e u t vivre v in g t ans et avec sa raison. » C’est le piège m élodram atique où tom be la pièce. I.’au tcur, en som m e, n ’a jam ais m ontré Priola dans son rôle de séducteur : sa tâch e avec Mme de Yalleroy, une étourdie, est trop facile, et il échoue dans son grand p ro jet, m algré sa classe. C’eut peu t-être l ’esthétique du th é â tre qui a obligé Lavedan a des rfl'cts un peu gros : le tem ps lui m anque pour conduire u n e analyne plus nuancée. Si l ’im pression sur les spectateurs de 1900 a rie saisissante, la pièce n ’est plus au répertoire, et c’est norm al. < n ’est pas aux Liaisons dangereuses que fait penser M onsieur de l ’riola, mais a u dram e bourgeois d u XVIIIe siècle et à la comédie Inm ioyante et lourdem ent m oralisante, do n t le thèm e du cc fils iiiiiu rel» est u n des accessoires privilégiés. Pour rester dans le dom aine du th éâtre, il fa u t m entionner Monsieur de. Prévan ou le Législateur de Cythère, comédie en tro is iirtes et en vers de Lucien G-umpel et Georges D elaquys, donnée n v o ir
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à FOdéon en 1907. Les auteurs on t fait une ad a p ta tio n très exactis de l’épisode des « Trois Inséparables » tel que V alm ont le raconte à la M arquise (lettre L X X IX ) pour la m ettre en garde contre le» pièges « du très joli P rév an ». Trois femmes à la m ode, nanties chacune d ’un am an t, suscitent la curiosité p ar leur « scandaleuse constance ». Les m auvaises langues « assuraient que les troirt am an ts exem pts de riv au x ne l ’étaie n t pas de rivales : on alla m êm e ju sq u ’à dire q u ’ils n ’avaient été adm is que p ar décence cl n ’av aien t ob ten u q u ’un titre sans fonction ». P rév an intervient alors p o u r « vérifier ces prodiges ». Il obtient des trois belles trois rendez-vous échelonnés le m êm e soir : « Il courut sa trip le ca r rière avec un succès égal; au m oins s’est-il v a n té depuis que cha cune de ses nouvelles m aîtresses a v a it reçu trois fois le gage cl le serm ent de son am our. » P uis il accepte loyalem ent les trois cartels des am ants disgraciés; il les in v ite à déjeuner a v a n t lu com bat : « On p e u t se b a ttre pour de sem blables bagatelles, maiH elles ne doivent pas, je crois, altérer n otre hum eur. » Séduits par les argum ents de P rév an , et la bonne chère aid an t, ils décident au lieu de se b a ttre en duel, de se venger des infidèles. L ’habile P rév a n m onte u n scénario dans sa « p etite m aison » et après unit m û t « d ’éto n n an te orgie », les tro is am ants rom pent cc avec leurs légères m aîtresses et achèvent leur vengeance en p u b lian t leur av en tu re ». D ans la com édie, dont l ’action se passe on ne sait pourquoi, en 1762, P rév a n n ’est plus un officier m ais un journaliste arbitre du bel air, am i de D iderot et de Grim m , et Belleroche est devenu l ’u n des trois am ants. P arm i les personnages figurent M. et Mmo de Genlis d ont la présence, inutile pour l ’action, et d ’ailleurs in v rai sem blable à cette d ate, prouve que les auteurs ont voulu m êler au x fictions des Liaisons dangereuses des personnages réels que Laclos a fréquentés au Palais-R oyal. L a comédie, bien accueillie p ar le public et m algré quelques longueurs, représente une te n ta tiv e qui n ’est pas sans in térêt. E lle prouve en to u t cas combien l’a tte n tio n est alors fixée sur Laclos.
L a m êm e année, le com te R obert de C lerm ont-Tonnerre, dési reu x d ’offrir à ses amis une fête en son château de M aisons-Laffitto dem ande au jo u rnaliste Nozière d ’im aginer u n spectacle. Nozière eu t l ’idée de tire r des Liaisons dangereuses une pièce en trois actes. E lle fu t représentée le 14 octobre 1907 à Maisons, puis Porel, le 214
muri do R éjane, la préscuta au public au T h éâtre Férnina. P our n n dévot des Liaisons dangereuses, l ’a d a p ta tio n de Nozière préMoiite un in térê t très particulier : pour la prem ière fois, les héros de Laclos d o n t nous ne connaissions les visages et les attitu d e s que par les illustrations du rom an, s’incarnent avec ce tte préci sion e t cette réalité de la photographie, si ennemies du rêve. Sur leu deux clichés que nous possédons, V alm ont, do n t le rôle é ta it ionu p ar M. G rand, de la Com édie-Française, arbore P air fa ta l et nuageux d ’u n héros rom antique — et m êm e, ô m iracle de l ’art, quand il q u itte le plateau pour s’a tta b le r d evant une collation nll'orte p ar le m écène, il garde l ’œil profond et vague à la B yron. I ,u M arquise (Jeanne Rolly) dissim ule ses « ardeurs réfléchies » nous un m asque insignifiant; les appas généreux de Cécile (Marie I écoute) e t son air em prunté lu i donnent la tournure d ’une instiluirice de bonne famille, qui serait la sœ ur aînée d ’une Mme de Itoscmonde, singulièrem ent appétissante. Le chevalier de Bellel oehe, « cette charm ante figure », — « comme il est fa it pour l’am our » (lettre X ) — a pris l ’allure d ’un sergent-chef re tra ité de la coloniale, bedonnant, la m oustache en crocs. Seule Mme de Tourvel (Nelly Cormon) garde la grâce et la dignité de la P rési dente. P au v re Laclos! Mais qui p o u rrait incarner le V icom te ou la M arquise? Même la beauté et la finesse de G érard Philipe, l'intelligence et le charm e de Jean n e Moreau, dans le film Les Liaisons dangereuses 1960, on t déçu les vrais fervents de Laclos. Quelle est la v aleur du trav a il de Nozière? Ce n ’est à v rai dire, malgré une intéressante et honnête opération de synthèse, q u ’u n 1 jûle reflet du rom an; si l ’au teu r suit scrupuleusem ent l’intrigue, encore que le rideau tom be sur la m o rt de V alm ont, la psycho logie est sacrifiée. P o rter à la scène ou à l ’écran u n rom an p sy chologique, et de plus écrit sous la form e épistolaire, ap p a raît comme une v éritable gageure. Si Nozière n ’a pas réussi, il a cepen d an t le m érite d ’avoir te n té la prem ière a d a p ta tio n sérieuse. Sa pièce a un a u tre in térê t : elle p erm et de vérifier le degré d ’infor m ation de la critique m oyenne, to u c h a n t Laclos, à cette époque. Dans le Mercure du 1er novem bre 1907, R obert de B ury écrit : « 11 y a u rait une fantaisie bien am usante à écrire sur la découverte des Liaisons dangereuses p a r deux rédacteurs du Temps. L ’u n a mis la chose en dialogue, et de ce beau trav a il je ne connaîtrai rien, car le te x te de Laclos me suffit. Il p araît q u ’on a p o rté cela au th éâtre. E st-ce q u ’on y voit la scène où V alm ont initie Cécile au haiser clandestin? Le second réd acteu r du Tem ps a fa it u n art icle pour blaguer les m oralistes qui on t voulu ferm er à Laclos 215
les portes de la litté ra tu re française. Où allons-nous? » Q u an t à Georges P olti qui rend com pte de la pièce de Nozière dans le Mercure du 1er février 1908, il nous donne un bel exemple à m édi te r su r la lo yauté de certains critiques : « M. Nozière a cru devoir tu e r V alm ont. Laclos l’y autorisait-il? J e l ’ignore, n ’a y a n t jam ais lu q u ’u n volum e dépareillé d u rom an, le troisièm e : on se lasso assez vite des discours recherchés que tien n en t, dans ces élucu b ratio n s érotiques du x v n ie siècle, les héros à demi dépoudrés et la chemise au v en t, to u t en m assant de leurs infortunées victim es les organes génito-urinaires. La m arquise de M erteuil sent déjà son Eugène Sue à plein nez... E t puis que de missives, que de paperasserie!... » On croit rêver d evant l’im pudence et la vulga rité de ce tran q u ille aveu d ’ignorance, qui n ’empêche pas le rédac te u r de tran ch er, d ’u n tra it de plum e définitif... Mais combien de fois le connaisseur, celui qui s’im agine que, pour juger d ’une œ uvre, il fa u t non seulem ent l ’avoir lue, m ais encore avoir une idée précise de l’époque, des circonstances, du clim at, de ses ten an ts e t de ses aboutissants, ne s’étonne-t-il pas des opinions hardim ent portées p ar des critiques d ’hum eur, qui dissim ulent m al sous les term es pseudo-philosophiques à la m ode en 1960 une inform ation très courte! Si on a pu m édire de la m éthode historique avec raison, elle évite a u moins le ridicule de redécouvrir, tous les m atin s, l ’Am érique! Les critiques disposaient cependant en 1908, sur Les Liaisons dangereuses et sur Laclos, d ’une docum entation suffisante. Les années 1900 voient, en effet, ce qu’on p e u t appeler la résurrection de Laclos. D e 1894 à 1914, Les Liaisons dangereuses sont éditées dix fois. Si plusieurs de ces éditions sont m édiocres, le Mercure de France en sort une en 1903, établie p ar les soins de J e a n de G ourm ont et que l’on p eu t considérer comme le prem ier essai d ’édition critique « collationnée sur le m anuscrit original, suivie d ’une notice, de variantes et de lettres inédites ». T o u t ce trav a il se fait alors au to u r du Mercure, et grâee en p artie à l’in térê t que les G ourm ont p o rten t au x v m e en général et à Laclos en p a r ti culier. Dans son com pte rendu sur Les Liaisons dangereuses, Je a n de G ourm ont 1 ap p o rte quelques vues originales. Il voit en Tourvel une sœ ur de W erther, victim e de la passion, une am oureuse déjà rom antique, avec des vertus de piétié e t de charité dans le style 1. Mercure, de France, février 1904.
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«lu \ i x (‘ siècle. Il analyse la situ atio n tragi-com ique de Cécile poussée vers V alm ont par D anceny luî-m êm e. Q uant au Vicom te «i il la Marquise, ils q u itte n t pour la prem ière fois leur m asque de ......reliants » p our devenir des « gens à principes », très repré■- ii i al ifs de l’intelligence et de la culture françaises d u X V I IIe , très m odernes aussi dans leur élaboration d ’une m orale « à n'IuMirs » qui d étru it l’idée d’une m orale naturelle, le bonheur i l mit affaire d ’intelligence et de volonté. Hem y de G ourm ont, ce « Sainte-B euve du symbolisme », ce crilupie (Luit F rance a p u dire « qu’il é ta it un des rares qui n ’eussent (muais écrit de bêtises », s’est intéressé, comme son frère Je a n , à l.aelos. Élève des d ’H olbach, des H elvétius, des Encyclopédistes, "réplique h au tain , U pense que chaque hom m e doit construire sa propre m orale, conforme à son im p éra tif physiologique. Les m ots île vice et de v e rtu n ’ont pas de sens à ses yeux : « Ce qui est .......oral, c’est la bêtise » Plusieurs fois, il donnera son avis sur I .iielos. E n 1903, E douard Cham pion a édité De Véducation des Ivmmes de Laclos, suivi des notes de B audelaire a. R em y de Gourmonl, dans la prem ière série de ses Promenades littéraires,tra ite de lu «i femme n aturelle » et il analyse l ’ouvrage de Laclos : « Laclos, e e r i t-il, est excessivem ent connu p a r ses Liaisons dangereuses, roman qui, après avoir passé pour très im m oral, p o u rrait bien linir par être considéré, m algré quelques tra its fort hardis, comme presque tro p m oral. » D ans la troisièm e série des Promenades, il i raile de « p u r vandalism e » la condam nation, sous la R estaural ion, des Liaisons dangereuses a u n des chefs-d’œ uvre d u rom an français ». E n 1905 encore, G ourm ont indique q u ’il n ’existe pas ■le volume des Poésies fugitives de Laclos, m ais q u ’il fa u t cherelier une édition des Liaisons dangereuses qui renferm e ces pièces (relie île 1788). C’est p eut-être cette rem arque qui a incité A rth u r Symons et A lbert Thom as à publier une ravissante édition des poésies de Laclos en 1908. I ,es bibliophiles s’intéressent aussi à Laclos, trois éditions de luxe paraissent : celle de F erroud, en 1908, avec des lithographies île Lubin de B eauvais; celle de Chevrel (1908) avec vine étude sur Laclos et une bibliographie des Liaisons dangereuses p ar V an I. Dialogue des amateurs sur les choses du tem ps, 1907, ?.. lOdouard C ham pion ann o n çait alors son in te n tio n de consacrer une étu d e à Laclos « miiLhémnticien v o lu p tu eu x e t ra ffin é » q ui réso u t le problèm e de r a m o u r « com m e un théorèm e d e gfiométrie ». E n 1 9 1 2 , il p ublie chez H enri C ham pion, Un projet de
Imclin sur la numérotation des rues de Paris.
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B ev er et des eaux-fortes de M artin Van Maele; celle enfin de C ar te ret en 1914 (elle ne sera m ise en vente q u ’en 1918) avec de» eauxfo rtes de Jea n n io t. Louis de C hauvigny donne au Mercure en 1904 les Lettres iné dites de Laclos. Louis de Chauvigny, qui a v a it épousé une arrièrepetite-fille de Laclos, M arie d ’Avesnes, et qui a in tro d u it, il no un l’a d it, l’édition originale des Liaisons dangereuses dans la famille (car les descendants de Laclos ne possédaient plus Les Liaisons dangereuses!) publie encore en 1912 Le F ils de Laclos (P ayot, Lausanne). E t c’est aussi l’époque des prem iers tra v a u x sérieux sur Laclos. Le Mercure publie en 1904 des Notes sur Laclos et « Les Liaisons dangereuses » de Boisjolin et Mossé x. « Voici un ro m an m oral qui a longtem ps passé pour le plus im m o ra l des rom ans, u n ouvrage où il n ’y a pas l’om bre d ’indécence, qui figure encore dans la litté ra tu re érotique du x v i n e siècle, entre le Sopha de Crébillon le fils e t Les Am ours du chevalier de Faublas. L ’a u te u r a suivi le so rt de son livre. Jam ais il n ’a été te n u pour ce q u’il est en réalité, c’est-à-dire pour u n moraliste. » Voilà Les Liaisons dangereuses définitivem ent sorties de l ’enfer des biblio th èq u es, et cependant u n préjugé persiste : celui précisém ent que dénoncent Boisjolin et Mossé. Si Les Liaisons dangereuses on t ta n t de succès à l’heure actuelle, dans une p artie du public, n ’est-co pas p o u r leur « im m oralism e », parce q u ’on y voit, à to rt, une apologie soit du m al, soit du dilettantism e pervers — et q u ’on b ap tise d’aüleurs « m oral » dans une in ten tio n d ’anticonform ism e naïf? Mais bien des gens, m êm e parm i le grand public qui lit, consi dèrent encore l’œ uvre com m e le faisait M ax de L a R ochetterie en 1906 : « Laclos a p e in t le libertinage le plus rép u g n an t et le plus co rru p teu r 2. » P our Boisjolin et Mossé, Laclos a voulu peindre la décadence de lu noblesse française à la fin du XVIIIe siècle et cette décadence prend tro is formes : « l'effém ination de l ’hom m e tom bé à des fourberies indignes et dénué de to u te élévation d ’esprit : V alm ont; la dévia tio n de la femm e de tê te organisant la dom ination en vue d u plai sir : M erteuil; l ’avilissem ent de l ’héroïne intéressante, vertueuse et ] . E d itées p a r Sevin, 1904, 2, P o ly b ib lio n , 1906. N ous connaissons, p a r exem ple, une fem m e trè s cultivée, a g r é g é (des L e ttre s) à q u i son m ari a in te r d it de lire Les L iaisons dangereuses sous p ré te x te q u e c’e s t une œ u v re im m orale e t d ég o û tan te. L e plus étran g e, c’est q u ’elle a obéi, — en I960!
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pleurarde : Tourvel ». R ejoignant S tendhal e t le d é p a s s a n t1 les mili'ors considèrent Mme de Tourvel « com m e le plus im m oral des personnages du rom an. Les autres b ra v e n t la m orale, celle-ci la dégrade... R avie en adoration du principe m asculin b rillan t et dangereux, elle se joue à elle-même la com édie de convertir le débauché. D ans sa m oralité incertaine elle v o u d rait les agrém ents du vice et les avantages de la v ertu ». E n 1905 paraissent sim idtaném ent le Laclos de C a u ssy 2 et relui de D ard s. Le livre de Caussy est dans sa qu asi-to talité une biographie de Laclos. Seul le prem ier chapitre ébauche le p o rtra it des deux proI agonistes du rom an. V alm ont est u n « p u r intellectuel... m ais sa culture n ’est que médiocre parce que, to u te volontaire qu’elle soit, elle n ’est pas réfléchie ». L’a u teu r lui reproche de gaspiller son éner gie à séduire, « s’il connaissait le bénéfice qu’il p eut en tire r, il choisirait des victim es plus redoutables que les fem m es », to u t en re sta n t m u et sur le genre des victim es adéquates. Mmo de M er teuil, c’est une de ces « femmes naturelles telles q u ’on les re n contre, habillées p a r la B erlin ». P our Caussy, la M arquise cache sous une apparence fort civilisée un fond de sauvagerie; point du to u t cérébrale, elle est su rto u t sensuelle, elle « v eu t être aim ée »; elle aim e 1’
Mercure.
3. P e rrin , 1905. T roisièm e réim pression en 1936, c e tte réim pression a été so u v en t j irise p o u r la p rem ière éd itio n de l’œ uvre.
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le style est lo u rd , guindé, incorrect parfois. Caussy, su rto u t, m ora lise et disserte su r les sujets les plus variés et la lecture
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larm oyante » à la mode vers 1780. Les Amiénois s’intéressent nsiiurellem ent à Laclos, Amiénois de naissance. A lexandre B lan chard fa it une conférence sur Laclos en 1908, à la société des lîosati Picards, exposé aim able, m ais sans profondeur. D ans u n e né rie d'articles parus au Mercure de France eu 1910 e t consacrés aux Origines de la sentimentalité moderne, H e n riette Cliarasson s’arrête un m om ent sur Y alm ont : « Valm ont veut dem eurer le conquérant sans faiblesse, mais qui ne voit pas p o u rta n t q u eso n c œ u r un m om ent est pris, que la présidente le touche — et si to u te la boue de son passé et de son être n ’é ta it rem uée p a r Mme de Mertcuil, nous le verrions pour u n tem ps s’avouer vaincu p a r l ’am our
sont, comme nous le savons assurém ent pour S tendhal, et comme il est probable p o u r Laclos, des hom m es qui n ’on t pas beaucoup réussi auprès des femm es. Ils les désirent, les re b u te n t, ou les laissent échapper p a r ce m anque d ’abandon, de franchise, ou d ’audace q u i est le fa it de toutes les têtes tro p raisonneuses, puis, une fois l ’occasion m anquée, ils perçoivent plus clairem ent que personne, à quel m om ent et de quelle m anière il leur eû t été pro fitable d ’agir. Ils o n t ce q u ’on p o u rrait appeler la stratégie de l ’escalier. » Ainsi Laclos, loin d ’être u n V alm ont, serait dans la m êm e position que S tendhal p ar ra p p o rt à ses héros. B lum rap p ro ch e encore Laclos et S tendhal p a r leur conception rom anesque : il s’élève contre la confusion que B ourget a établie à propos du ro m an d ’analyse. B ourget se donne pour l ’héritier de S tendhal; or, les rom ans de B ourget re ste n t au stade de l’élabo ratio n rom anesque, a u stade de l’analyse pure. Chez Laclos et chez S tendhal, l’analyse préalable n ’ap p araît jam ais que p ar scs résul ta ts cc c’est-à-dire p a r la justesse vérifiée des actes ou des réflexions q u ’ils p rê te n t à leurs personnages. Mais quand il s’agit de choisir ces actes, ils choisissent les plus significatifs, quand il s’agit de form u ler ces réflexions, ils form ulent les plus générales, en sorte que si leur m éthode de prép aratio n est analytique, leurs procédés d ’expression sont synthétiques, com m e d ’ailleurs tous les procédés connus de l ’a r t ». On se dem ande pourquoi Léon B lum n ’a pas rep ris et développé cette am orce de com paraison si intéressante dans son Stendhal et le beylisme. Quelle est chez Laclos, la p a rt de l ’observation, et la p a rt de l ’a rt? Léon B lum estim e que la p a r t de l’observation directe est m inim e, car les caractères sont construits systém atiquem ent p ar u n effort de réflexion et de logique sur u n p e tit nom bre d ’observations. Il reconnaît chez Laclos un don essentiel : l’im agination psycholo gique : cc L a faculté de pousser aussitôt dans to u tes leurs consé quences possibles, dans tous leurs développem ents vraisem blables, les m oindres faits qui, p ar une p articu larité, une saillie quelconque, o n t touché e t mis en m ouvem ent l ’im agination. » H enri de R égnier, enfin, do n t Le M ariage de m inuit s’inscrit dans la descendance m oderne de Laclos p a r le libertinage d ’esprit, et l ’indépendance d ’allure des personnages, évoque plusieurs fois l’a u te u r des Liaisons dangereuses. D ans u n article de la Revue bleue (4 m ai 1912), R égnier considère le rom an de Laclos com m e cc une des plus élégantes et solides m erveilles du rom an français ». Il analyse la m éthode de Laclos qui est d ’abord une m éthode d ’obser v atio n cc procédé fam ilier à ceux cpii ne sont pas rom anciers de
profession ». P o u r différencier les caractères de V alm ont e t de Merteuil, il m ontre com m ent le Vicom te est poussé p ar la v an ité, nlors que c’est l ’orgueil qui com m ande la conduite de la M arquise : n 1,4i v an ité de V alm ont est q u ’on parle de lui. L ’orgueil de Mm<: de Merteuil est q u ’on se taise sur elle. » R égnier pense que Laclos m irait donné u n e suite aux Liaisons dangereuses, com m e l’édition île 1782 l ’annonçait, si la R évolution n ’av a it fait disp araître la tmciété q u ’il dépeignait, et su rto u t s’il n ’av a it été absorbé p a r d'm itres tâches : la politique et la guerre 1. One la critique universitaire (celle des professeurs ou celle que leu professeurs recom m andent à l ’a tte n tio n de leurs élèves) soit n i retrait, c’est une nécessité imposée p ar la prudence; elle se doit d ’offrir à l ’adm iration des jeunes gens des œ uvres incontes tablem ent adm irables, et l’on ad m et que d u ra n t le x ix ° siècle i'IIi* soit restée m u e tte sur un ouvrage d ’ailleurs officiellement condamné, puisque Sainte-B euve lui-m êm e qui a consacre des ( tiivaux im p o rtan ts à des auteurs absolum ent m ineurs, ne fa it que deux ou trois allusions à Laclos, e t p a r hasard. Aussi n ’est-il pas éto n n an t que Cherbulliez 2 ignore Laclos, aussi bien que P a u l Alliert, m aître de conférences à l ’École N orm ale Supérieure. Si ht Littérature française de Godefroy (1879) cite Laclos, c’est pour ■i- plaindre que son rom an soit tro p souvent réim prim é. Em ile l'aguet do n t Les Études sur le X V I I I e siècle (1890) sont en géné ral solides, ne cite pas Laclos. M orillot 3 consacre des notices à M™ de Gomez, à MIle de Lussan, à Mrae de F ontaine (entre autres), et m entionne Laclos en s’excusant et sans dire un m ot de son œuvre. Q uand il rédige en 1898 Le Roman au X V I I I e siècle pour lu grande Littérature de P e tit de Julleville, il conclut ses notes sur Les Liaisons dangereuses p ar cette perle : « On a b âte de fe r mer ce livre, m algré le ta le n t de l ’au teu r, et de se consoler u n peu en relisan t Paul et Virginie, et pour une fois, Estelle et Némorin 4. » E t cela v in g t ans après les tra v a u x des G oncourt! D ans des m anuels destinés, il est vrai, a u x élèves de l ’enseignem ent secondaire, Lanson se borne à n o ter ; « Les Liaisons dangereuses sont un chef-d’œ uvre d ’analyse », et E douard H erriot 5 écrit :
1. Henri do Régnier a repris cette étude dans Portraits et souvenirs , M ercure de France , 1013.
2. L?Idéal romanesque en France de 1610 à 1816. Conférences de Neuchâtel, 1H60. Le R om an en France de 1610 ju sq u 'à nos jo u rs , 1898. I . Rom an pastoral de Florian. 5 . Précis d'histoire de la lütéraluro française, 1904.
« Choderlos de Laclos se signale en 1782 p ar u n rom an scanda leux : Les Liaisons dangereuses. » B runetière to u t en sc bornant: à déclarer que V alm ont n ’est « q u ’un drôle », étab lit un parallèle in téressan t en tre Laclos, B eaum archais, R ivarol et Cham fort, déce la n t dans leurs œ uvres, et sous l ’influence de VEncyclopédie, le m êm e esprit sec, b rillan t, sarcastique. Seuls, René Doumic cl G endarm e de B cvotte osent aborder hardim ent le problèm e, le prem ier, il est vrai, dans un article de revue, l ’autre dans une thèse de d o cto rat. René Doum ic 2 essaye d ’expliquer les relation» de Laclos avec son livre. Laclos av a n t Les Liaisons dangereuses est un officier qui pour trom per l ’ennui de la vie de garnison fré q u en te la bonne com pagnie et s’essaye à la litté ra tu re : « Ce provincial v ertu e u x s’est appliqué à faire œ uvre hardie et bien parisienne. » Le succès des Liaisons dangereuses bouleverse sa vie, il ad o p te alors une personnalité d ’em prunt. S’il arrive souvent, en effet, que les héros et l’a u teu r s’identifient dans l’esprit des lecteurs, et s’ils tran sfo rm en t R abelais en jo y eu x buveur, cf. Molière en m isanthrope, il arrive que parfois l’a u teu r îui-m êm e so it dupe de cette illusion; il s’im agine alors p o rter en lui l’âme de ses personnages. C’est, selon Doum ic, ce qui est arrivé à Laclos, et c’est sous l ’influence de Y alm ont q u ’ü s’est je té dans les intrigues orléanistes et jacobines. La prison de P icp u sle dégrise e t il reprend possession de soi-m êm e: c’est l’adieu définitif à V alm ont. L a thèse de Doum ic est séduisante; elle n ’a q u ’un défaut ; elle ne se fonde su r aucun docum ent. G endarm e de B cvotte, dans sa thèse sur La Légende de Don J u a n (1911), considère Les Liaisons dangereuses comme le Symbole du « donjuanism e m alsain du X V IIIe siècle »; il consacre à V alm ont quelques pages intéressantes, s’efforçant do le distinguer du D on J u a n classique : a H éritier de D on Ju an p ar l’égoïsme, la m échanceté et la science de la corruption, il cal l’ancêtre de Ju lien Sorel p ar la prédom inance de la volonté et de l ’orgueil. » O n p e u t donc bien parler, m algré des réticences, d’une résur rection de Laclos, préparée p ar les études de B audelaire, des Goncourt, de B ourget. Elle s’explique p ar une réactio n antirom antique d ’abord, puis an tin atu ra liste (même si les naturalistes on t reven diqué le parrainage de Laclos). On reprend goût pour le x v m 1', analytique et sec. C’est le règne de l ’intellectualism e qui prend nu revanche sur les sentim ents. Cet intellectualism e au x formes d ’ail leurs très diverses, s’il re je tte to u te m orale, s’appuie en revanche 1. H istoire de la littérature française, 1912, 2. Le Vertueux Laclos , R evue des deux mondes , 15 janvier 1905.
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m - iiiw: esthétique rigoureuse : R em y de G ourm ont incarne cette •Inutile tendance, lui qui, nourri des Encyclopédistes et des Idéo logues, a été en mêm e tem ps a u Mercure de France l’ard en t défen«rur du sym bolism e. I /am oralism e triom phe, avec son double aspect de cynism e et *li* libertinage. Par-dessus la R évolution, P E m pire, la R estau ra tion et la m onarchie de Ju ille t, les m œ urs de la Belle É poque, ln riiièrcs de celles du second E m pire, rejoignent les m œ urs de I Ancien Régim e finissant. « Mais pourquoi donc aim ons-nous Laclos? P ourquoi? Car nous l'uimons », telle est la question que pose Ernest-C harles dans la Htwue bleue d u 14 octobre 1905, en c o n sta ta n t l’éclosion des t r a vaux sur Laclos, cc E st-ce à cause de son im m oralité, de la nô tre, ■■i parce que la liberté des m œ urs du X V I I I e siècle est expressém ent n'présentée p a r Laclos? » Mais le critique estim e que c’est su rto u t ii cause de scs m érites littéraires que Laclos est de nouveau apprérir : ce Considérons n otre goût des écrivains tels que Laclos... rumine u n effort p o u r m aintenir nos trad itio n s littéraires, nous mi lâcher à elles et nous revivifier... O ui, la vogue nouvelle de I .aclos est u n signe de renaissance. E lle atte ste que nous sommes préoccupés enfin d ’écrire purem ent. » E t Ernest-C harles, bon pro|iliète, prévoit que l’œ uvre de Laclos jouira d ’une popularité «lurable... cc C ette popularité ne dépassera guère le m ilieu des letI rés, mais elle s’y m aintiendra. On v erra dans Laclos u n p u r clas sique. »
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CHAPITRE
IV
T R IO M P H E D E LACLOS 1914-1960 Le triom phe de Laclos. Sans doute faudra-t-il a tten d re la fin de la Seconde Guerre m ondiale pour que le rom an de Laclos prenne rang p arm i les chefs-d’œ uvre connus d ’u n public plus vaste. Cepen d an t, le nom bre des rééditions est très révélateur : soixante-trois p o u r la F rance, cinquante-deux p o u r l’étranger de 1914 à 1960. C ette audience élargie des Liaisons dangereuses est due pour u ne p a rt aux études critiques qui renouvellent la vision de Laclos, celles de G iraudoux et de M alraux en particulier et, d ’au tre p a rt, au succès d ’œ uvres rom anesques : a v a n t 1940, le cycle des Jeunes Filles de M ontherlant, après 1945, les rom ans de Roger Vailland. A propos de ces œ uvres, en effet, et d ’autres, nous le verrons, on a constam m ent évoqué Laclos. A v an t d ’aborder avec précision l ’étude des épigones de Laclos, il p araît indispensable pour éclairer la tran sfo rm atio n d u ty p e V al m ont au X X e siècle de faire quelques rem arques plus générales. D u ra n t to u t le x i x c siècle et les v in g t prem ières années du X X e , on p e u t dire que Balzac a régné en m aître incontesté. l i a imposé une vision rom anesque. F la u b ert et les grands n atu ralistes, m algré leurs nouveautés, écrivent des œ uvres dans la lignée b al zacienne; les rom ans cycliques de M artin d u G ard, de R om ain R olland, de Jules R om ains et de D uham el re p résen ten t les der nières grandes ten tativ es dans ce sens. Il s’a g it dans tous les cas d ’insérer des destinées individuelles dans un contexte social, d ’exprim er to u te la signification historique d ’une époque, de rendre sensible enfin le m ouvem ent mêm e de l’histoire. Les Thibault ou
Les Hommes de bonne volonté sont à cet égard des œ uvres très caractéristiques. Mais il semble aussi q u ’on assiste à l ’épuisem ent ou du m oins à l’essoufflement du genre. D éjà dans le dernier tiers du X I X e siècle, l’influence de George E lio t et su rto u t celle de D os toïevski v ien n en t freiner un peu le naturalism e et ram èn en t l’in t é r ê t sur l’individu. L a redécouverte sim ultanée p a r T aine et B ourget de Stendhal e t de Laclos re m e t en honneur la psycho logie; on assistera alors à u n re to u r au rom an trad itio n n el, c’està-dire à la grande veine analytique. Il n ’est plus question, bien sûr, de refaire L a Princesse de Clèves; le progrès des techniques psychologiques, des tra v a u x philosophiques sur l ’in tu itio n e t sur to u t sur i’inconscient, sans mêm e parler de la psychanalyse, o n t reculé les frontières de la connaissance; les héros de rom an ne seront plus to talem en t éclairés p ar les lois d ’une m écanique tro p cartésienne. Comme le faisait rem arquer François M auriac 1, on ne p e u t plus écrire après Dostoïevski com m e av a n t D ostoïevski; les rom anciers veulent laisser à leurs héros « l ’illogisme, l’in d éter m ination, la com plexité des êtres v iv an ts », suivant la leçon de ce prodigieux génie qui s’est appliqué « à ne pas débrouiller cet écheveau q u ’est une créature hum aine », à ne pas introduire dans l ’étu de de l’hom m e une logique et extérieure à l’hom m e », à ne pas lui im poser u n cc ordre arb itraire ». Ce souci de respecter l’hom m e dans son intégrité, dans son intégralité, s’accom pagne d ’un recul de l ’ordre et de la clarté qui ont été si longtem ps les caractéristiques d u génie français; on se réclam e de P ro u st, de Joyce, de K a fk a et de F aulkner. Le personnage de rom an s’en veloppe de m ystère : chaque voile soulevé révèle u n au tre voile et le héros semble en définitive échapper à l’a u teu r lui-m êm e. C ette opacité, ce tte ab su rdité qui vo n t de pair avec une opacité, une absurdité du m onde et des événem ents, que l’hom m e p a ra ît inca pable de contrôler et de com prendre, a b o u tit à un nouveau refus de la psychologie classique : le et N ouveau R om an » se réfugie chez B obbe-G rillet ou chez Michel B u to r dans une description ap p arem m en t photographique des choses ou des événem ents — purem ent subjective en fait, cc rien n ’é ta n t jam ais m ontré du monde m atériel que ce q u ’u n personnage en v o it ou à la rigueur eu im a gine 2 »; ainsi N athalie S arraute explore la vie élém entaire, l ’ cc exis ten ce innom m able 3 », le sous-m onde et la sous-conscience et Claude Simon, le plus doué à n otre sens, le moins volontairem ent 1. Cahiers de la quinzaine, 1928. 2. Déclaration de Robbe-Griilet, Le M onde , 13 mai 1961. 3. Jacques H ow lett, Lettres nouvelles, m ars 1957.
— ou artificiellem ent — original, le plus sensible cle cette géné ratio n de rom anciers, te n te une re stitu tio n de la to talité de l’in dividu, p a r éclairs et comme au hasard, dans l ’illogisme et le désordre des apparences, mais qui finit p ar s’éclairer de l’intérieur, en profondeur, dans la perspective de son histoire propre et de sa vie 1. Nous sommes ici bien entendu très loin de Laclos; et ce n ’est pas dans les rom ans de cette jeune génération q u ’il fa u t chercher une descendance au x Liaisons dangereuses. Le rom an tra d itio n nel cependant ne m eu rt pas : le succès des œ uvres d ’u n Roger V ailland (ou m êm e d ’une Françoise Sagan) pour ne parler que des to u tes dernières années, l’atteste. E t c’est chez ces auteurs plus soucieux de donner leur image de l’hom m e et leur vision des choses que de chercher à renouveler les techniques, ou le style, q u ’on verra réap p araître l’im m ortel V alm ont. U n V alm ont débarrassé de R astignac, de Bel-Ami et du vicom te de Courpière. U n V alm ont au to ta l plus fidèle à lui-même. L ’argent, toile de fond et obsession du rom an balzacien est lié, dans toutes les œ uvres étudiées au chapitre précédent, au problèm e de la séduction. Les émules de V alm ont depuis La Comédie humaine o n t été contam inés p ar R astignac. C’est à trav ers Balzac q u ’on a im ité Laclos. Au x x c siècle, c’est S tendhal qui constitue le chaî non interm édiaire, et les nouveaux V alm ont em p ru n ten t des tra its à Ju lien Sorel, à F abrice del Dongo ou à Lucien Leuwen. V alm ont, to u jours lui, pourquoi? D ’abord parce q u ’U se confond ou p lu tô t parce q u ’on le confond avec Don J u a n , ty p e de héros plus général, plus riche et pour ainsi dire plus international. Peu de rom anciers s’a tta q u e n t à de nouvelles M erteuil : pour refaire la m arquise de M erteuil, il faut être « fém iniste », c’est-à-dire croire q u ’une femm e p eut se hausser p a r ses qualités personnelles au niveau de l ’hom m e, ou p lu tô t que les femm es ne sont pas par n atu re inférieures au x hom m es, qu’elles ne sont pas « l’inessentiel en face de l ’essentiel », « F A utre » en face de cc l’Absolu 2 ». Or très peu d ’auteurs français sont cc fém inistes » dans cette accep tio n du term e. Corneille, Laclos, Stendhal sont de brillantes exceptions. Le duo Chim ène-Rodrigue, celui de l’acte IV , est plus que l ’accord p arfait de deux âmes : il est l ’expression d ’une p a r 1. Noua no prétendons évidemment pas expliquer les tendances du nouveau roman — qui d’ailleurs en est encore à chercher sa voie — par ces quelques lignes, 2. Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe.
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faite égalité; Chimène est à la h a u te u r héroïque de R odrigue. Q uand A uguste, p arvenu au som m et du détachem ent lucide, p a r donne à Cinna, Em ilie seule s’accorde au ry th m e de la générosité : « E t je me rends, Seigneur, à ces h au tes bontés... » Si M athilde de la Môle est l’égale de Julien p ar l ’énergie et le sens de l’honneur, la balance penche du côté de la Sanseverina, puis Lam iel écrasera ses partenaires. On voit ce que nous entendons p a r égalité; il s’agit de femmes qui to u t en n ’é ta n t nullem ent des « garçonnes » se sont dégagées des contingences que la n a tu re , les m œ urs, l’h is to ire faisaient peser sur elles, et qui veulent que leurs actes repré sen ten t ce q u ’il y a en elles de moins subjectif, de plus général et de plus hum ain. Q uand Sim one de B eauvoir écrit 1 : « J e me suis agacée parfois d ’entendre des hom m es m e dire : « Vous pen« sez telle chose parce que vous êtes une fem m e »; m ais je savais que m a seule défense, c’é ta it de répondre : « Je la pense parce « q u ’elle est v raie », nul doute que la M erteud, et la Sanseverina — et P auline l’applaudissent! De tels exemples sont rares : nous verrons que chez Roger V ail lan d lui-m êm e, qui porte très h a u t le drapeau du progressism e et du « libertinage », les femmes sont to u t de mêm e inférieures aux hom m es. Il est le seul cependant à avoir ten té la recréation du couple lib ertin , mais aucune de ses héroïnes ne p eu t se prétendre, et de très loin, petite-nièce de la M arquise! Mme de M erteuil est u n être tro p original, tro p absolu, tro p p arfait pour q u ’on puisse l ’im iter. C’est là sa v e rtu et aussi sa faiblesse ; ce n ’est pas u n ty p e.
Ce qui re tie n t l ’atten tio n des m odernes, c’est le clim at des Liaisons dangereuses. Les leçons de M erteuil ne sont pas perdues, e t d ’ab o rd le m épris d u sentim ent. Cet am our-passion que les ro m an tiq u es o n t voulu diviniser, F la u b ert un des prem iers l’a v a it déjà dém ystifié, et quand M ontherlant écrit L'H am our, c’est à F au teu r de M adame Bovary q u ’il em prunte cette orthographe m éprisante. Mais l ’influence des Liaisons dangereuses, si elle s’exerce dans le m êm e sens, v a plus loin. Il ne s’agit plus de la passion, m ais de l ’am our et mêm e de to u tes les formes de sentim ent. On p o u rrait dire que les épigones m odernes de Laclos, — comme Laclos lui-m êm e — s’appliquent à dém ontrer que l’hom m e peut 1. O p. c it.
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fo rt bien se passer de cœ ur : le corps e t l’esprit suffisent à assurer son bonheur. E t quand l ’esprit et le corps se tro u v en t face à face dans les je u x de l ’am our, il ne s’agit précisém ent plus d ’am our, m ais d ’érotism e ou de libertinage, N 5est-ce pas d ’ailleurs la réhab ilitation de Laclos au X X e siècle qui a a ttiré l ’a tte n tio n sur les auteurs érotiques du X V IIIe siècle et en particulier sur le m arquis de Sade? e t la mode actuelle de Sade fa it chercher du sadism e mêm e chez Laclos; ce qui est certain, c’est que l’influence de ces deux auteurs se recouvre, m êm e si, comme nous avons essayé de le m ontrer, le sens et l’in té rê t des deux œ uvres se situ en t sur des plans différents. A propos de Laclos, comme de Sade, on em ploie sans cesse ces m ots d ’érotism e et de libertinage, qui sont l ’u n e t l’au tre des m otsclefs de la critique contem poraine. M ots-clefs, disons-nous, bien p lu tô t passe-p arto ut : avec « libertinage » ou « érotism e », on entre n ’im porte où, même dans des dom aines qui ne sont spéciale m ent ni érotiques ni libertins et parfois sim plem ent obscènes, — c’est le Sésam e-ouvre-toi de la litté ra tu re d ’au jo u rd ’hui. Les auteurs co n trib u en t à entretenir l’équivoque en em ployant ces m ots sans jam ais les définir d ’une m anière précise. C’est aussi que la définition n ’est pas com m ode e t il ne fa u t pas atten d re grand secours des lexicographes. Un a u te u r a te n té d ’éclairer une de ces notions : Claude Elsen dans Homo Eroticus 1 définit et décrit l’érotism e; m ais son défaut est de n ’avoir pas m arque les lim ites qui séparent l ’érotism e du libertinage, et il sem ble mêm e englober le libertinage dans l’éro tism e. L a grande découverte du libertin, selon Vailland 2, c’est que « les plaisirs de l’am our n ’ont que des ra p p o rts fo rtu its avec les nécessités de la reproduction ». L ’érotism e de m êm e considère l’activité sexuelle détachée de ses fins naturelles. Claude Elsen v eu t étudier « ses m anifestations, son m écanism e et leur insertion dans le com portem ent m oral, sentim ental, spirituel et dans la destinée de l’hom m e ». L'horno eroticus, c’est D on Ju a n , opposé à l ’hom m e de la passion : T ristan , comme d ’ailleurs à celui de la sexualité b ru te : Casanova, 1. N. R . F . , 1 9 5 3 .
2. Dans Esquisse pour le portrait du vrai libertin , qui n’envisage le libertinage que d ’un point de vue très étroit, celui de l’amour, e t qui fausse ainsi les données du pro blème, car le libertinage, c’est bien autre chose. Les rom ans de Roger Vailland sont d ailleurs plus authentiquem ent « libertins » que ses ouvrages critiques, le Laclos p a r lui-même y compris.
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P o u r lui, le p arten aire cesse d ’être l ’unique, il se dépersonnalise, il représente « l ’au tre sexe en ta n t q u ’objet de désir e t de plaisir ». Ce que l ’érotique recherche dans ses ra p p o rts avec l’au tre sexe, c’est « le m oyen de sa propre révélation 1 ». L a sexualité devient une voie privilégiée de la connaissance : celle des autres, de soi, de l ’hom m e. C’é ta it traditionnellem ent le dom aine de l ’am our, aussi M alraux réclam e-t-il q u ’on donne à l’érotism e « to u t ce qui é ta it donné à l’am our » afin de l’intégrer « à la vie ». Dans cette perspective, le bonheur com m e l ’en tendait la tr a d i tion, c’est-à-dire l ’épanouissem ent de l’am our heureux, — e t le m alheur, la passion contrariée, p erd en t leur sens. P our l’érotique, qui s’est dégagé de la notion d ’am our-passion, et, p ar là m êm e, du m ythe de la durée — la passion ne se com prenant que dans la fidélité — il n ’y a q u ’une possibilité de jouissances successives, qui l ’am ènent à la to ta lité dans l ’in sta n t. L ’érotique est en défini tiv e u n solitaire, com m e on le voit paT Don Ju an . Les origines du libertinage sont très différentes. Le libertinage de Laclos, nous le verrons, se ra tta c h e à celui du X V IIe siècle. Roger V ailland a raison d ’insister sur la notion de liberté, qui est fo n d a m entale comme le m o t lui-m êine l’indique. Le libertinage c’est le p rim at de la lib erté dans tous les dom aines, m oral, religieux, poli tiq u e, qui s’applique aussi au dom aine sexuel. Le libertin se dégage des liens de l ’am our et de la fidélité, com m e il se délivre des dogmes religieux ou des préjugés sociaux. Ce qui ne v e u t pas dire q u ’il n ’ait ses dogm es et ses principes; il v a m êm e ju sq u ’à devenir p ro sélyte et form er des adeptes. D ’où l ’existence de cercles ou de sociétés libertines, comme on les a vus a u X V IIe siècle et su rto u t au x v m e, où la vie de société est particulièrem ent brillante. Le libertinage, dans le dom aine sexuel com me dans tous les au tres, c’est d ’abord une revendication de la raison, c’est une m éthode, une politique, u n systèm e de vie. Le libertin organise sa vie érotique selon des norm es rationnelles, celles qui président à sa vie m orale; au contraire, l ’érotism e dom ine la vie de Yhurno eroticus, et la sexualité est pour lui une raison, bien plus q u ’une m anière, de vivre, une fin et, pourrait-on dire, une foi. « I l s’agit, d it M alraux, de faire de l’érotism e une valeur. » Le libertinage n ’est pas une valeur, c’est une philosophie. L ’érotism e, à la lim ite, est une m ystique, le libertinage est toujours une révolte. Si les frontières sont difficiles à tra c e r entre le libertinage et Férotism e, si pour le public ces notions re ste n t très confuses 1» Malraux,
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(libertinage évoque presque autom atiquem ent les estam pes légèrew ou graveleuses du x v ilï6 siècle, érotism e est synonym e d ’obscénité), la fau te en est en p a rtie aux auteurs eux-mêmes qui emploient 1™ épitbètes d ’érotique ou de libertin sans leur donner de videur précise. Seuls les héros de V ailland — D uc ou M ilan — sont nom més « libertins )) p ar l ’a u teu r à ju ste raison; le Costals de Mont lierla n t m érite très peu la qualification de libertin que lui attrib u e l'a u te u r; le D orm ond de R obert M argerit 1 est u n bon exemple d ’érotism e, mêm e s’il se p laît à se p réten d re libertin. D ans to u s les cas, ces héros — et c’est en quoi ils rejoignent le plan Valm ont-M erteuil — sont des êtres asociaux, dégagés de la fam ille, des im pératifs d ’u n e m orale norm ative, en lu tte contre lit société, essentiellem ent égotistes; l ’un d ’eux, Dorm ond, quand 0 1 1 le presse de définir les principes m oteurs de sa conduite, refuse le nom de « m orale » e t lu i préfère celui de a procédés »; il est bien évident que ces procédés ne p ré ten d en t jam ais s’ériger en loi; ils n ’o n t de v aleu r que p a r ra p p o rt à un individu et dans des circons tances précises.
« Qu’il est difficile de parler de M ontherlant », s’écrie B rasillach dans l’article q u ’il a consacré en 1938 a u cycle des Jeunes Filles 3. 1. Mont-Dragon. 2. M argerit, Le D ieu nu. 3. Recueilli dans Les Quatre jeudis.
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Vingt ans après, la difficulté reste la m êm e, ta n t cet a u te u r est plein de contradictions et de contrastes. Aussi bien, n ’est-ce pas l'ensemble de l’œ uvre, — une des plus im portantes de n o tre (•[toque — m ais uniq uem ent Les Jeunes Filles 1 qui seront l ’objet de notre étude; nous ne prétendons pas ju g er M ontherlant m ais .son héros Costals, sans nous préoccuper de savoir si Costals c’est ou non M ontherlant, ni d ’étab lir des ra p p o rts entre Costals et d’autres héros de M ontherlant. Les Jeunes Filles sont peut-être une des œ uvres les m oins étuiliées dans un ensem ble qui s’entoure déjà d ’un appareil critique considérable. L’ouvrage de Jean n e SandéUon 2, m algré son in térêt, reste u n peu suspect dans la m esure où on a voulu voir dans son au teu r (à to r t sans doute) le p ro to ty p e d ’Andrée H acquebaut. Son livre est d ’ailleurs p lu tô t descriptif que véritablem ent critique. 11 n ’est pas non plus essentiel de penser avec H enri P erru ch o t 3 que ee sont des fiançailles rom pues qui on t déterm iné l ’a u te u r à écrire cette œ uvre; sa signification profonde dépasse de très loin l’anecdote autobiographique. Ce qui est certain c’est le succès de l ’œ uvre au m om ent de sa publication : articles critiques, enquêtes dans les jo u rn au x e t dans les revues féminines, débats, dém entis de l ’auteur, discussions sur l’au th en ticité de certaines lettres publiées, sur le droit d ’u n écri vain d ’u tiliser des docum ents réels, etc. T o u t cela n ’est pas sans rappeler l’ém otion provoquée p a r la publication des Liaisons dan gereuses et les cc mises au point » de M ontherlant rejoignent celles de Laclos dans sa correspondance avec Mme Riecoboni. D ans les deux cas, le scandale a été un élém ent certain du succès, et le succès des Jeunes Filles a largem ent débordé les frontières de la France. E n A ngleterre, en Allem agne, en Russie d ’im p o rtan ts articles o n t été consacrés à l ’œ uvre : Stefan Zweig juge que Les Jeunes Filles sont cc un des rom ans les plus im portants de la litté ra tu re contem poraine », Jo h n B rophy écrit dans le D aily Télégraph (12 novem bre 1927) : ce J e tiens Les Jeunes Filles et P itié pour les fem m es p o u r le rom an le plus im p o rtan t, le plus éto n n an t et le plus tro u b la n t tra d u it du français depuis F la u b ert e t M au p assant. » R om ain R olland déclare : cc C’est à m on sens ce qui a été d it de plus cruel et de plus v rai sur les jeunes filles. J e n ’ai rien lu de m eilleur sur ce sujet depuis tre n te ans. » Dès 1936, plusieurs 1. N ous en ten d o n s p a r là q u a tre rom ans : Les Jeunes F illes-, P itié pour les fem m es, Le Dém on du bien , Les Lépreuses. 2. M ontherlant et les fem m es, 1 9 5 0 . 3- M ontherlant, 1 9 5 9 .
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critiques m arq u e n t la p aren té entre Costals et V alm ont; R oger Secrétain 1 esquisse u n rapide parallèle entre Costals et V alm ont; s’il connaît bien le prem ier, il n e possède sur le second que des notions assez vagues. Mme Sandélion a, avec plus de précision, découvert d ’assez nom breux rapprochem ents de détail, m ais son étu d e n ’est ni sy stém atique ni exhaustive. P ierre M oreau, dans le num éro de L a Table Ronde consacré à M ontherlant (novem bre 1960), découvre dans l ’a u teu r des Jeunes Filles a un arrière-neveu de V alm ont ». H enri de M ontherlant lui-m êm e déclare : « Le ra p prochem ent avec V alm ont s’impose évidem m ent mais m on héros est, je crois, beaucoup plus complexe. E n quoi? cela serait intéres sa n t à m o n trer. » « Le caractère de Costals est en p a rtie d u moins un caractère de « libertin » ou de « m auvais sujet » (comme on disait autrefois). » C ette rem arque de l’a u te u r dans l’avertissem ent des Jeunes Filles souligne déjà la com plexité du héros : c’est u n et lib ertin », — mais en p artie seulem ent; Costals d ’ailleurs n ’apprécie guère les êtres to u t d ’une pièce : « On ne l ’intéressait que lorsqu’on é ta it double. » Com plexité ou plus ju stem en t duplicité? C’est, le problèm e fonda m en tal que pose le personnage de Costals et qu'il fau d ra essayer de résoudre. E t d ’abord, Costals « lib ertin ». L ’a u te u r ne définit pas ce term e, il en fa it le synonym e de cc m auvais su jet », c’est-à-dire d ’affranchi au sens fam ilier du mot- Le term e de « lib ertin » ne revient d ’ailleurs que deux fois dans l ’œ uvre, et toujours au sens étro it de séd ucteur sans scrupule : « Il n ’y a que les libertins pour s’intéresser sans cesse à la femm e, parce que la curiosité — qui est l ’âm e du désir — est chez eux sans cesse en éveil », e t plus loin : « Ma ré p u ta tio n de libertin, du fait qu’on ne p eu t pas l’accro cher à des nom s, garde m algré to u t un contour assez vague qui l’em pêche de me gêner dans mes entreprises. » Mais l’œ uvre nous présente le lib ertin dans u n sens plus large; c’est sur ce te rra in du libertinage q u ’une rencontre avec V alm ont est possible. Le p re m ier point de la m orale libertine, on l’a vu, c’est le refus de la m orale to u t court. P our Costals com m e p o u r V alm ont, pas de principes, pas d ’im pératifs, pas de B ien n i de Mal a priori. Dieu n ’existe ni p o u r l ’u n ni pour l ’au tre ; les autres, pris en bloc ou individuellem ent, n ’on t de réalité que d a r la m esure où ils veulent bien s’intéresser à eux. Par-delà le « stupide x ix e siècle », Costals 1. Destin de poêle, 1937.
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retro u v e l’exigence de lucidité du siècle. « Ce n ’est jam ais une hum iliation que garder son sang-froid. E t e’est toujours une gloire que voir ce qui est », m êm e si « ce qui est » tu e l’illusion ou le rêve. Costals v erra, im pitoyablem ent, les autres, dans leur réa lité et p eu t-ê tre est-ce là ce qui, au prem ier chef, lui in terd ira l’am our. Comme l’avait, déjà rem arqué la m arquise de M erteuil, les hom m es v iv en t « p a r habitude sinon p a r hébétude », c’està-dire « p a r inconscience». « L es sots sont ici-bas pour nos m enus plaisirs»,C ostals, comme la M arquise, joue sur la bêtise des autres pour organiser sa vie librem ent et lucidem ent. Mais il va plus loin : « On frém it à la pensée de ce que deviendrait la société, si les hommes se m ettaien t à se gouverner p a r leur raison : elle p é ri ra it... » N ’est-ce pas précisém ent u n e des leçons des Liaisons dan gereuses? L’intelligence tu e la société parce q u ’elle tue la vie. L ’existence de la M erteuil est u n chef-d’œ uvre de raison; c’est bien pour cela q u ’elle est pour les autres e t pour la société to u t entière un danger perm an ent. L a m éthode qui règle les actes des héros de Laclos se retro u v e chez Costals sous la form e de ce q u ’il appelle son « code » : « II p ren ait ce q u ’il convoitait... Ce code é ta it d ’ailleurs sur certains points fo rt strict. Mais sur des points où la m orale du vulgaire est indifférente. Alors q u ’il é ta it lâehe sur les points où la m orale vulgaire est stricte. » Mais déjà, une différence ap p araît, essen tielle : V alm ont e t M erteuil sont fidèles à « leur » m orale et V al m ont m e u rt p o u r s’en être un in sta n t écarté. Ils se soum ettent en apparence a u x coutum es et au x préjugés de leur m onde, c’està-dire à la m orale du m onde, m ais ce n ’est qu’u n m asque indispen sable. E n réalité seuls com ptent pour eux les principes directeurs de leur vie, ceux qu’ils on t librem ent adoptés. Costals, lui, joue sur deux tab lea u x : cc L a m orale de l’honneur ou seulem ent des conve nances a été faite p our donner u n double exactem ent co n traire à la m orale n aturelle, e t nous p erm ettre ainsi de gagner à tous coups, ta n tô t sur l’un, ta n tô t sur l’au tre tableau. » C’est dire que Costals n ’adm et aucune règle a priori, et que dans ces conditions la vic to ire est facile. Q uand V alm ont joue les bienfaiteurs auprès de familles déshéritées, il prend très consciem m ent le m asque de la charité p o u r intéresser la présidente de T ourvel. S’il échouait, il ne p ré te n d rait pas avoir joué sur le tableau de la morale tra d itio n nelle, celle qui im pose le devoir de solidarité. Q uand Costals loue une baignoire à l’Opéra-Com iquc dans l ’intention d ’avancer ses affaires avec Solange et que l ’a ttitu d e très froide de la jeune fille lui in te rd it to u te in itiativ e, il ne m et en procès ni sa m éthode ni 235
son audace, il conclut sim plem ent qu’il s’est conduit selon « la m orale de l’honneur »; s’il a v a it réussi, ç’a u ra it été le triom phe de la m orale n aturelle. L 'am oralism e de M erteuil et de V alm ont est celui de « gens à principes », comme les appelait G ourm ont; celui de Costals est d ’un hom m e sans principes. T out se résum e p o u r lui en quelques « recettes pratiques » très simples; est « m oral » ce qui est « bienfaisant », c’est-à-dire utile. C’est ainsi q u ’il ju stifie les conseils pharm aceutiques q u ’il donne à Solange après l’am our. Comme le Duc de V ailland, il sait que l ’alcool est plus efficace que les grands m ots pour faire n a ître le courage ou p o u r calm er l’angoisse et que les chagrins d ’am our ne résistent pas « à u n vraiment bon repas ». S’il pense avoir la lèpre, et dans ce cas ni l’alcool ni la bonne chère ne peuvent rien, alors il cc reprend de la religion com m e on prend de la quinine ». Il est l ’hom m e ce à qui on ne la fa it pas ». Pour lui, rien n ’est tab o u . Il passe avec la m êm e aisance de l’apologie du divorce, — le divorce cc à la volonté d ’un des deux conjoints sans ju stific atio n de sa p a rt » — à celle de l ’av o rtem en t ou du m eurtre d ’u n nouveau-né indésirable. Il est v rai que dans ce cas, c’est la m ère qui a u rait à accom plir le geste ; cc Si on laissait l’enfant n aître , est-ce que, ensuite, vous feriez le nécessaire pour qu’il ne vive pas? » N on que Costals répugne à Pidée du m eurtre, m ais il n ’aim e pas à se salir les mains! Le m ensonge, la comédie, fo n t p artie de son univers. Il y est poussé soit p a r son in té rê t soit p ar le goût d u jeu. P a r exemple pour éviter de ren co n trer Andrée H acq u eb au t à P aris, il a fa it poster po u r elle p ar son am ie Rachel Guigui une le ttre à C arqueiranne (Var), où il feint, en post-scriptum, de s’accuser d ’u n mensonge b én in afin sans doute de faire passer le m ensonge véritable. Comme V alm ont écrit à Mmc de Tourvel une le ttre passionnée plusieurs fois in terro m p u e p ar les ébats q u ’il prend en com pagnie d ’Em ilie, fille d ’O péra, Costals écrit à A ndrée u n billet galan t au sau t d u lit q u’il v ien t de p arta g er avec Solange. Il déclare d ’ailleurs à la m êm e A ndrée : cc Moi, loyal!... J e m ens toujours. » Le mensonge est u n m oyen, p o u r lui, de préserver son indépendance, et c’est p o u r la mêm e raison qu’il refuse non seulem ent d ’aim er m ais encore d ’être aimé. Ê tre aimé co n tra in t ce soit à feindre des senti m ents de re to u r q u ’on n ’éprouve pas, soit à faire souffrir p ar sa froideur e t ses re b u ts ». E t il ne supporte aucune contrainte. Il v e u t cc rester libre », cc se préserver. U n hom m e qui est aim é est prisonnier ». On reconnaît là l ’un des principes essentiels du liber tinage. Costals ne v it que pour lui, son credo, c’est l ’égoïsme : cc J e ne vis pas p o ur les autres... E t la n a tu re ne com m ande pas 236
de se dévouer. Elle ne com m ande que de vivre. » « Je n ’ai rien à d onner à personne », cc J e ne m ’intéresse q u ’à mes passions », le bien « ça d ev rait être de vivre puissam m ent sans s’occuper des autres », T outes m axim es que ne désavouerait pas V alm ont. On l’a v u en é tu d ian t un personnage comme Julien Sorel, cette forme d ’égoïsme dérive fatalem ent vers l ’orgueil, la solitude, et le m épris des autres. Costals tom be souvent dans le défaut de v an ité q u ’il reproche au com m un des m ortels : une des raisons p a r exemple de son refus de devenir l ’am an t d ’A ndrée, c’est q u ’il a peur que cela se sache : « T o u t P aris d evant u n laideron com m e A ndrée p ourrait s’écrier : Nous savons donc m ain ten an t ce qui le captive! » Dans l’am our physique ce q u ’il dem ande à une femm e, c’est « de lui faire plaisir ». Mais l ’orgueil p ren d des formes plus hautes, il est refus des autres : « Moi, je n ’ai jam ais le m oindre besoin d ’être étayé », le repliem ent sur soi-même a n ’est bon q u ’au x natures singulières et fortes ». Les rap p o rts de Costals avec le m onde s’or ganisent en trois tem ps : cc 1° jo u ir de lui, 2° se protéger de lui, 3° le bafouer. » C’est à peu près ainsi que s’organise la séduction selon V alm ont : 1° séduire, 2° jouir, 3° rom pre. M algré sou goût de la solitude et sou désir de se préserver, Cos tals est am ené à rechercher le co n tact avec les êtres. P ourquoi? parce q u ’il est u n cc hom m e de désir », l ’hom m e qui ne peut pas lire dans les petites annonces m atrim oniales : cc Jeu n e fille, 22 ans » sans avoir un frém issem ent. Il est l’hom m e de la convoitise, celui q u i cc aim e ses désirs », celui qui est avide de to u t réaliser. Comme p o u r V alm ont, comme pour le D uc de Roger V ailland, ou le D o r m ond de M argerit, les femmes sont pour lui objets de désir et de plaisir. Tous ces héros on t en com m un u n don : cette cc puissance su r les êtres » d ont parle A ndrée H acquebaut. De quoi est faite cette puissance? A ttrac tio n physique d ’abord, et plus profondé m ent une fascination qui ém ane de ce mélange de désir puissant et d ’énergie co n stam m ent contrôlée e t qui cc subjugue » A ndrée ou Solange, com m e la P résidente ou Cécile, Hélène ou Lucie, G er m aine ou M arthe, Mme de R énal, M athilde ou Clélia Conti, vic tim es dociles ou rebelles, faciles ou irréductibles, mais qui toutes subissent l’a s c e n d a n t1. Tous d ’ailleurs aim ent à diriger, à conseiller et il y a dan s to u s les rom ans de ce ty p e un aspect cc éducation sentim entale ». Costals conseille Thérèse P an tev in , dirige les lec tu res d ’A ndrée comme D orm ond celles de M arthe, il form e Solange 1. Hélène, Les M a u va is Coups de Roger Vailland. Duc, Lucie, L a Fête. Dorm ond, Germaine* M arthe, M ont-D ragon de R obert Margerit.
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à la vie com m e D uc form e Lucie. A la fia d u rom an, Cécile de Volanges est adulte, comme M athilde de la Môle ou Hélène. Ce pouvoir q u ’exerce le héros sur les autres est volonté de puissance : « Qu’est-ce que le bonheur pour m a race? Le bonheur c’est le m om ent où u n être consent », m ais aussi curiosité des au tres : « J e suis de la race désireuse des hom m es : ce que j ’aim e c’est de savoir com m ent elles sont quand elles cèdent et com parer. » Ce qu’il p eu t y avoir de g ra tu it dans ce tte curiosité chez V alm ont ou chez M üan 1 se double chez Costals com m e chez Duc de l’in térêt que l’écrivain p o rte à to u te expérience vécue, expérience que le héros provoque si elle ne se présente pas d ’elle-même : cc Moi, m on rôle, c’est d ’a tta q u e r », déclare Costals; c’est le m o t d ’ordre com m un. Au « C onquérir est n o tre destin » do V alm ont répond le cri de Ju lien Sorel : « A ux armes! » « Il fa u t l’exciter », décide D uc, au su jet de l’autom obiliste en com pétition avec lui, comme de la femm e qu’il désire; to u t ce que d it D orm ond cache « u n ham eçon » où la victim e doit se prendre; Costals aime à se com parer au torero qui provoque le ta u re a u dans l’arène : pour Roger V ailland l ’aven tu re de la P résidente, c’est une « corrida », une « m ise à m o rt » en form e 2. N ul trouble de conscience chez le héros, q u ’il séduise ou réduise l ’être auquel il s’est a ttaq u é . Les rem ords sont la rançon d u sen tim ent; Costals — e t c’est là un des aspects les plus origi n au x et les plus nouveaux de l’œ uvre à l’époque où a p a ru le livre — a la haine d u sentim ent. Il défend une m orale virile contre la m orale des m idinettes; il v eu t détruire au prem ier chef l ’am our, cette « création des femmes ». Il prend soin de distinguer l ’am our du désir ou de l’am itié : « Sur le plan de l’am itié ou de la sensualité, les choses so n t plus saines », m ais « le cœ ur infecte to u t 3 ». « A im er em poisonne, aim er ronge », et toutes les formes d ’am our sont condam nées; pour Costals, faisant écho au cri fam eux des Nourritures terrestres, les foyers sont « foyers d ’infection, oui, tous! »; il écrit une page féroce et fort d ivertissante sur le com por te m e n t d ’une fam ille, celle d ’un « réaliste d ’Oranie » dans un res ta u ra n t parisien, ré serv an t à la m ère ses tra its les plus durs. Comme 0 1 1 aim erait que Costals allât ju sq u ’au b o u t et écrivît p ar avance Vipère au poing; m ais Costals a eu, lui, uue « m ère très bien », et d n ’ad m et p o in t q u ’on en parle. 1. Roger Vailland. L es M auvais Coups, 2. Laclos, Éditions du Seuil. 3. Cf. Andréa de Nerciat ( Félicia) : « Il n ’y u de réel que l’amitié qui est de tous les temps e t le désir, qui est du m oment. L’amour est Tun e t l’autre réunis dans un cœur pour le même objet, m ais ils ne veulent pas être liés, »
C’est q u ’il y a chez ce contem pteur de to u t am our, une place p o u r l’am our : B ru n et existe, et il aim e B runet, e t les pages les plus au th en tiq u es du rom an, celles qui su rp ren n en t et qui to u ch en t, so n t celles où le père est près de son fils, dans une espèce de cam a raderie sans com plaisance. On pense à l ’adm irahle Ville dont le prince est un enfant et l’on se d it avec R o b ert B rasillach que les adolescents e t les soldats, c’est le véritable dom aine de Mon th erlan t. L a vie, on le voit, se refuse chez Costals à se plier à des systèm es tro p rigides. Ce refus, il existe aussi chez Y alm ont; m ais chez le héros de Laclos, les m om ents d ’abandon auprès de Mma de Tourvel so n t un accident, et qui d ’ailleurs sera m ortel. Chez Costals c’est une ten dance co nstante et fondam entale, c’est là sans doute q u ’il fa u t déceler son vrai visage : u n visage où ne m anquent pas m êm e des tra its tro u b la n ts pour no pas dire troubles. N ’cst-ce pas eu cela que l’a u teu r p eut parler d ’une com plexité plus grande de son héros p a r ra p p o rt à celui de Laclos? Si V alm ont est un de ces hom m es qui n ’e n tre n t jam ais dans u n lit sans avoir u n e idée der rière la tête, ce tte idée est fo rt claire, car V alm ont est m aître de sa sexualité comme de ses idées. Costals ne l’est sûrem ent pas; il y a chez lui, e t de son propre aveu, u n « saty re », en puissance to u t au moins. « D ans la fem m e, déclare-t-il, c’est l’en fan t que je cherche... J e ne puis avoir ni désir ni tendresse pour une fem m e qui ne m e rappelle pas l’enfant... — Avec ça (lui réplique Andrée) 0 1 1 finit en correctionnelle com m e satyre. — Le satyrism e n ’est que l’exagération de la m asculinité. » E ncore que ce tte dernière proposition soit assez discutable, elle est intéressante, car Costals rev ien t à plusieurs reprises sur ce thèm e; il ne p eu t s’intéresser au x fem m es que si elles on t « vingt-six ans en h au t, la lim ite d ’en bas, m ieux v a u t n ’en pas parler ». Il lui arrive aussi de faire p o rter à ses amies p en d an t l’am our, « des têtes de C arnaval re p résen ta n t des tê te s d ’an im au x »; dans ses ébats avec Solange figure parfois « u n troisièm e être couché entre elle et lui, do n t il av a it épais plein la m ain », m ais le lecteur a u rait to rt d ’évoquer N erciat ou G am iani : le troisièm e être n ’est q u ’un très innocent lapin de peluche que « so u vent Costals b aisait au lieu de Solange ». Costals alors « bon dissant hors des lim ites étroites de ce sexe... est en proie à la partie phrygienne de lui-m êm e ». Ce qui est plus sérieux, c’est que Cos tals s’il fa it l’am our p a r besoin, n ’y apporte au fond que peu d ’enthousiasm e. Comme l ’am an t chez Sade, il est incapable de s’oublier dans l’am our et de jam ais parvenir à l ’union avec l’autre. L a prem ière fois que Solange se déshabille d evant lui, il n ote im pi
to y ab lem en t q u ’elle a gardé ses souliers et ses bas pour faire l’am our, — d étail assez peu vraisem blable m ais certainem ent ridicule — , et q u ’elle a « du poil aux jam bes ». cc L a posture » des femmes cc dans l ’acte » lui p a ra ît cc ridicule, grenouillesque ». A u m êm e in s ta n t la tê te renversée de Solange évoque pour lui celle d ’u n m outon décapité, et si elle ouvre la bouche, il pense : cc Est-ce q u ’elle v eu t que je lui arrache une d en t? » Si sa m aîtresse doit cc aller au W.-C. (sic) » a v a n t de rejoindre Costals au lit, il cc se souvient de cette ju m e n t arabe qu’il av a it eue, si fière et si délicate q u ’elle n ’u rin ait ni ne b re n n ait j am ais quand il é ta it sur son dos » : Costals en bonne logique ne dev rait avoir com m erce q u ’avec des ju m en ts ou de purs esprits; Solange, elle, n ’est ni bête ni ange 1! Ce vers de Costals : cc Les baisers des am ants sont des bouses qui to m b en t », qui v o u d ra it peu t-être rivaliser avec le cynism e baudelairien, celui de : cc Je n ’ai pas pour m aîtresse une lionne illustre » ou de : cc U ne n u it que j ’étais près d ’une affreuse Ju iv e », — m ais B audelaire, lui, est trag iq u e — tra h it un te l dégoût q u ’on s’étonne moins de lire sous la plum e de M ontherlant que son héros cc rêve d ’étreintes plus dignes de lui, d ’égal à égal », m êm e si cette asp i ra tio n reste équivoque. Ces aspects troubles suffiraient déjà à distinguer Costals de V al m o n t; m ais p a r des tra its encore plus précis le héros de M onther la n t p o u rrait bien être considéré comme un anti-V alm ont. V alm ont est essentiellem ent un séducteur; Costals n ’est jam ais en position de séducteur. Il est p lu tô t obligé de se défendre des femmes. Sans p arler d ’A ndrée H acq u eb au t ou de Thérèse P a n te v in qui s’ac crochent désespérém ent com m e des noyées, si Costals a préparé to u t un scénario pour séduire Solange, ses pièges o n t été bien inutiles, car la jeune fille est tom bée to u t de suite. D ’ailleurs on se dem ande dans quelle m esure Costals a u ra it persévéré, le cas échéant, p u isqu’il déclare : cc Une femm e qui n ’est pas facile n ’est pas une femme à m es yeux. » cc J e ne suis pas hom m e à insister si 1* « Il lui é ta it insupportable que les hommes pussent passer dans la vie avec des intestins e t des ris, des foies e t des poumons, des rates e t des rognons. Que les êtres hum ains dussent se débarrasser des sous-produits du métabolisme e t de la digestion, c’é ta it là pour Swift une source de souffrance atroce. » (Aidons H uxley, L 'A n g e et la bête,) Remplaçons « hommes » par « femmes » e t « souffrance » par « mépris » et nous aurons à peu près Costals. Cf. encore ces vers du même Swift to u t à fait dans la manière de Costals : E t s’il flotte dans l'air quelque souffle empesté I l conçoit qufune dame est à proxim ité.
La sexualité de Swift présentait, on le sait* quelques anomalies.
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une femme se défend, nne de perdue, cent de retrouvées. » M on th e rla n t n o te ailleurs 1 q u ’une « longue défense dim inue de m oitié le plaisir de la capture. La présidente de Tourvel, quand elle cède, c’est la présidente de Tourvel moins six mois d ’a tten te, c’est-à-dire d ’usure ». L’in térê t pour V alm ont c’est ju ste m e n t de voir la P rési dente se défendre; il ne se serait pas a tta q u é à elle si elle n ’a v a it eu une solide ré p u ta tio n de dévotion et de v ertu . Costals ne s’intéresse aux femmes que dans la m esure où elles sont bêtes {« Àh! q u ’elle soit bien bête! » pense-t-il quand il v o it Solange pour la prem ière fois) — ou faciles, alors que V alm ont considère comme indigne de lui la séduction de Cécile présentée p a r Mme de M erteuil comme p articu lièrem en t jolie et naïve. Ainsi le rom an des Liaisons se constru it p ar les actes de V alm ont et de M erteuil; le seul acte réel de Costals, nous le verrons, c’est son œ uvre. Non, Costals n ’est pas u n séducteur, c’est le mâle « en chasse »; c’est le « lion » de M arsay au x Tuileries ou l ’cx-sous-officier de cavalerie Bel-Am i sur les B oulevards, cherchant à « lever » les femmes. Il a d ’elles un besoin p urem ent physique : « A la lettre, une ab o n d an te sécrétion am oureuse é ta it nécessaire à sa santé. » Les femmes so n t « un troupeau... dans l ’arène close... On n ’a q u ’à flécher dans le tas ». On est loin ici de la noble im age du tau re au et du to réador, m êm e si l’a u teu r te n te de relever u n peu ce q u ’a de facile la m ise à m o rt, dans ce cas, p ar une note qui précise : « F lécher : de l ’espagnol flechar, lancer une flèche. » Flécher existe aussi en français, com m e le L ittré l ’atteste, m ais quand Costals flèche, c’est en espagnol! — et cette noblesse du style n ’arrive pas à dissim uler ce q u ’il y a de vulgaire chez lui. Cette muflerie de Costals, soulignée p ar B rasillach et Simone de B eau v o ir2, on en a d ’abondantes preuves; en voici une : au cours d ’une sauterie chez les d ’H au teco u rt, après une danse, pour bien affirmer à la fois son em prise sur la jeune fille e t son m épris des convenances, « il tie n t sa m ain sur (sa) cuisse (par-dessus la robe) puis la tie n t posée au centre de son corps, comme u n lion tie n t sa p a tte étalée su r le q u artier de viande q u ’il s’est conquis ». Ce sont encore les écriteaux qui accueillent ses conquêtes dans sa « p etite m aison » et qui p o rte n t : « Le m onsieur n ’épouse pas », « Le m on sieur ne ren d pas les lettres », etc. Q uand V alm ont fait l ’éducation am oureuse de Cécile, s’il est m éprisable, il conserve toujours une certaine ten u e; il est atroce, m ais il n ’est pas vulgaire. Costals se L Flèche d u S u d , 1 9 3 7 . 2.
L e D euxièm e Sexe.
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conduit tro p souvent comme un potache m al élevé qui prend ses grosses facéties p o u r une m arque d ’intelligence. Ceci nous am ène to u t naturellem ent à définir les lim ites in tel lectuelles de Costals. Nous avons parlé de sa lucidité, cette qualité m ajeure de V alm ont et de M erteuil, q u ’il revendique constam m ent; la possède-t-il réellem ent? On p eu t en d o u ter en analysant le processus de sa pensée. Costals rencontre Solange; il est frappé p ar sa b eau té et p a r sa bêtise : « Quelle jolie p etite bête... » Sa conversation est banale, cc plate comme un tro tto ir », sa voix cc m aniérée n ’est pas intelligente », elle ne lui d it que des sottises. Or, Costals n ’a cc jam ais, jam ais trouvé les deux ensemble dans une femm e : intelligence e t beauté ». D ’ailleurs, cc être sim plette à ses yeux c’est m arq u er u n point ». Donc intelligence et b eau té sont incom patibles chez une fem m e, et il im agine Solange cc pas très intelligente parce que tro p jolie ». Le lecteur conclut lui-m êm e de ce raisonnem ent rigoureux en apparence : to u tes les femmes jolies sont bêtes, to u tes les femmes intelligentes sont laides, Andrée cc personne rem arquable » serv an t d ’exem ple contraire. On voit com m ent en p a r ta n t d’u n fait observé, Costals raisonne d ’une façon p urem ent scolastique, en escam otant la réalité. On assiste à un to u r de passe-passe encore plus n et, encore que fort habilem ent présenté, dans la scène du concert. Costals est assis près de Solange; il a envie de jo u er les V alm ont; il te n te d ’a ttire r l’a tte n tio n d ’une inconnue d ont il est séparé p ar Solange, m ais sans résultat. Il décide alors que cc le je u n ’en v a u t pas la chandelle ». Mais il ajo u te : ce Supposé q u ’il existe une personne assez sotte pour croire qu’il s’é ta it agi là d ’un resquillage, on la confondra en lui répli q u a n t 1° que Costals voulait am orcer réellem ent une aventure sérieuse, une rencontre avec l ’inconnue, 2° que le fait d ’am orcer cela sans évedler l’atten tio n de Solange (par exem ple en passant à l’inconnue u n billet derrière le dos de Solange) é ta it du beau sport. » L a cc personne assez so tte » pour ta x e r Costals de res quillage p o u rrait le confondre très facilem ent en lui ré p liq u an t 1° q u ’il cc voulait » am orcer une aventure, m ais qu’il ne l ’a pas fait, 2° que le fa it de l’am orcer sans éveiller l ’atten tio n do Solange <'i‘i t été du beau sport, m ais que to u t cela est du dom aine de la v irtu alité, le billet y compris (détail qui donne très habilem ent n u caractère d ’au th en ticité à ce qui est purem ent hypothétique), et que Costals n ’a rien dém ontré du to u t, e t su rto u t pas sa virtuosité technique! Costals se laisse-t-il prendre aux séductions de son ra i sonnem ent, ou en fait-il usage comme d ’un trom pe-l’œil ? L ’exemple su iv an t répondra sans doute à cette question. Costals cc n ’av ait 242
pas de van ité littéraire »; dém onstration : il aime Solange parce q u ’elle n e lui parle jam ais de ses livres. Il est vrai que Solange a cc u n cerveau de puce de m er » et que le seul de ses livres q u ’elle ait lu est... de P au l M orand! On com prend bien dès lors pourquoi Costals préfère ne pas connaître les sentim ents de la jeune fille sur son œ uvre, alors q u ’il accepte très bien les com plim ents hyper boliques d ’A ndrée, p ar exemple. On v o it le m écanism e : affirm a tion, dém onstration m ais qui s’arrête a v a n t la conclusion logique, car elle serait ré fu tatio n de l'affirm ation-postulat:. Il serait facile de m ultiplier les exemples de ce genre. D ans ces conditions que v a u t l’assertion de Costals quand il déclare : cc Rien ne p eut faire que je ne sois pas lucide, e t lucide toujours »? Sa lucidité s’exerce à plein sur les au tres et très peu sur lui-m êm e; il est en. cela aux antipodes de Y alm ont. On reconnaîtrait mêm e chez lui ce q u ’A n dré V ia l1 a fo rt bien analysé à propos de Bel-Ami, héritier de R astignac e t de Frédéric M oreau, et q u ’il nom m e cc subterfuge de conscience », B enjam in C onstant en a donné dans Adolphe une définition très exacte : cc Presque toujours pour vivre en repos avec nous-m êm es, nous travestissons en calculs e t en systèm es nos im puissances ou nos faiblesses : cela satisfait cette partie de nous qui est pour ainsi dire spectatrice de l ’au tre »; c’est précisém ent ce que fait sans cesse Costals. Il présente ainsi u n cc com m entaire tech n iqu e » de son cc m atch contre Mile D andillot » : ce A vantage a u x prem ier et deuxièm e rounds. An troisièm e, il v a au ta p is » ; si Solange a v a it profité de son avantage cc il é ta it descendu pour le com pte. Mais elle l’av a it laissé récupérer et il était rem onté, car il é ta it coriace. R em onté ju sq u ’à son K. 0 ... Costals en v in t bientôt à croire que c’é ta it lui qui avait imposé son je u ». E t il finit p ar se réjo u ir de l ’habileté de sa technique : cc La classe a parlé », alors q u ’il n ’a fait preuve que d ’une constante passivité. L a m ythologie grecque sert d ’ornem ent habituel au subterfuge de conscience chez Costals. S ’il se conduit en goujat au concert, il nom m e cela cc le sen tim ent jovien de sa diversité »; s’il entretient Solange de ses bonnes fortunes, cc le Père Zeus dans VIliade n ’av ait pas plus de ta c t avec sa légitim e »; si A ndrée lui reproche sa fai blesse et q u ’il no trouve rien à répondre, il esquisse cc le geste achilléen de s’arrach er les cheveux »; si Solange l’accuse de m au vaise foi, cc E h bien! comme u n Grec du tem ps d ’Hom ère! »; s’il lui écrit des lettres m ensongères : cc Comme tu m ens bien, d it A théna à Ulysse »; s’il fu it Solange enfin, cc les dieux applaudissent»... 1. Op. cit.
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Arrivés là, nous voyons bien ce que p o u rrait nous répondre Cos tals : la vie n ’est pas réductible à un schém a artificiel, Costals est l’être double, son ry th m e est celui de l ’alternance : cc H onnêteté e t rouerie », « gravité et rigolade », cc douceur et cruauté », cc il est m échant m ais il n ’est pas m auvais », cc ü m ent toujours » m ais il est cc l’être le plus loyal, le plus noble qui soit », il est cc trop gentil » avec les femm es, il est h a n té p ar le cc démon du B ien ». L ’explication, il la donne lui-m êm e : cc Si on. suivait en m oi une certaine veine, on tro u v erait une succession constante de choses bien. Si on en suivait une au tre, une succession d ’horreurs. Non pas de petites horreurs selon le code d ’ici ou de là, c’est-à-dire selon des usages locaux : de véritables choses hideuses que la conscience universelle ne pardonne pas. » E st-ce une telle déclaration ou d ’autres du m êm e genre qui on t incité Roger Secrétain à com parer Costals et S tavroguine? Le parallèle entre le héros de M ontherlant et celui de D ostoïevski n ’est pas très pro b an t. Costals, u n cc pos sédé »? Bien p lu tô t M erteuil ou V alm ont. Pourquoi? M auriac nous fo u rn it la réponse : cc Les personnages de D ostoïevski sont capables de presque to u t en bien comme en m al », et d’eux, cc ou peu t to u t atten d re, to u t craindre, to u t espérer ». Stavroguine, comme la M arquise, est possédé p a r le dém on de l ’absolu; c’est là leur m arque, Costals, dans les épisodes de sa vie que ra p p o rte le rom an, p ra tiq u e l’alternance, m ais nous ne le voyons jam ais accom plir de ces cc choses hideuses que la conscience universelle ne pardonne pas », ces choses q u ’accom plissent précisém ent S ta vroguine ou la M erteuil; il se borne à de cc petites horreurs selon le code d ’ici ». Ce fam eux goût de l’alternance p o u rrait bien n ’être au fond que le goût de l’équivoque, — on p o u rrait presque dire de l’astuce. Costals term ine une lettre à Andrée p ar la form ule cc B ien à vous », et M ontherlant précise en note : cc Le B. de Bien est en réalité u n R . cc R ien à vous » m ais griffonné de telle sorte q u ’on p e u t s’y m éprendre. » A quoi sert cette ruse si A ndrée prend réellem ent le B. pour un B .? À rien sinon à p erm ettre à Costals lui-m êm e de se tro m p er su r sa propre attitu d e , d ’une m anière puérile, cc Je n ’aime pas q u ’on ait besoin de moi intellectuellem ent, sentim entalem ent, ou charnellem ent, » déclare Costals. cc Ê tre aim é plus q u ’on aime est une des croix de la vie »; or, il v it entouré de femmes qui ont besoin de lui, qui l ’aim ent, qui s’accrochent à lui, sans q u ’il fasse jam ais le geste décisif pour s’en délivrer. L a situ atio n m êm e dans laquelle se tro u v e Costals est, fondam entalem ent, équivoque. P itié pour les fem m es, Le Démon du bien, voilà des titre s significa 244
tifs. C’est p a r « bonté », p ar « charité », qu’il supporte Andrée, qu’il adm et m êm e l’idée d’un m ariage avec Solange : « J e n ’aime pas refuser aux êtres ce peu de bonheur qu’ils vous dem andent en p assant auprès de vous sur la terre. » C’est la raison que donne Costals pour ju stifier sa conduite envers les femmes en général et A ndrée H acq u eb au t en particulier. A ndrée est si insupportable que, avec Yves Florenne 1, on est p rê t à s’étonner que Costals ne l’étrangle point. « L a pensée du m al q u ’il p ouvait lui faire — en lui d isan t sim plem ent p ar une seule phrase ce qui était, — le p a ra lysait, comme u n hom m e qui s’am use à boxer avec un enfant. » La question est de savoir si on est charitable en ne disant pas au x gens « ce qui est » et en les tra ita n t en enfants. D ’ailleurs, il y a confu sion co nstante en tre bonté, pitié et charité. Costals emploie ces m ots comme des synonym es et bien loin de leur donner leur sens plein, il ne les emploie mêm e pas dans le sens banal, il les affecte d ’un signe n ég atif : on est charitable dans la m esure où 0 1 1 n ’est pas cruel. « Les femmes, dit Costals, sont insupportables, il fa u t « être u n sain t » p o ur ne pas les pousser sous une voiture. » Mais Costals « é ta it ce saint ». C’est, m êm e en faisant la p a rt de la b outade, à p eu près la m esure de la « charité » de Costals. Il y a plus : après l ’incident, si hu m ilian t pour Andrée, du studio de P o rt-R o y al, l ’écrivain av a it un excellent prétex te de se débarrasser de « cette goule 2 ». Bien au contraire, c’est lui qui renoue les rela tions; c’est que sans doute A ndrée lui est, d ’une m anière ou d ’une autre, nécessaire. Il utilise, nous le verrons, les lettres q u ’elle lui envoie; elle représente u n cas pour le « psychologue professionnel » qu’il est, et puis su rto u t, s’il n ’aime pas être aimé, il aime au moins être adoré : « Ce qui m ’au rait charm é, si j ’avais aim é Dieu, c’est la pensée que Dieu ne me rend rien. » Même a ttitu d e équivoque envers Solange. C’est au m om ent où il l ’aime le m oins, et où il l ’a quittée, q u ’il lui écrit les lettres les plus tendres, — p a r « u n charlatanism e p u r et conscient »; cons cient, pourquoi? P arce qu’il veut lui éviter de souffrir, « lui faire faire u n atterrissag e en douceur dans un paysage ria n t : celui de sa vie nouvelle, de ses fiançailles et de son m ariage avec u n a u tre ». E n tre te n ir une fille qui vous aim e, dans l ’idée qu’on l’aime, pour l ’am ener à en épouser un autre, quel « tra v a il d ’archange » en effet! Mais Costals donne la clef un peu plus loin : « Fasciné p ar l’envie de lui faire du m al, de la punir de cette « saison en enfer » q u ’elle 1. Table Rondet novem bre 1960. 2. Jd.
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lui a v a it fa it passer, il lui fallait lu tte r contre cette envie. » On pensera plus sim plem ent que les protestations d ’am our de Costals rép o n d en t à cette envie de faire du mal. E t que penser de cet épi sode où on voit la C harité, la Délicatesse et le D evoir se réunir, et le a dém on du B ien ten ir la chandelle au-dessus de cette sublim e e t sinistre gym nastique » : Costals sem blable au cham eau qui refuse obstiném ent la chamelle, et qui finit p ar s’exécuter! Q uand B audelaire décrit cette « to rtu re », cette « opération chirurgicale » q u ’est l ’am o u r physique, d n ’y fait pas particip er le dém on du Bien. Il est vrai que la volonté de choquer est si évidente ici que l ’effet est nul! E t voici l’au tre aspect de l ’équivoque : ce héros qui se préten d m aître absolu de ses actions m anifeste en réalité la peur de l ’action. Bien entendu, il déguise cette peur sous le m asque d ’une savante politique. C’est to u jours le m ariage avec Solange qui est en ques tio n : « C’é ta it aussi u n principe chez lui que de rem ettre toujours à plus ta r d les décisions pénibles, non p a r faiblesse de caractère m ais parce q u ’il v o u lait donner sa chance à l’hypothèse si, les cir constances changeant, il n ’au rait plus à se décider... Cette poli tiq u e lui a v a it to u jours réussi. » C’est avouer de la m anière la plus ingénue que Costals, bien loin de provoquer l’événem ent, comme V alm ont, e t d ’élim iner le hasard, a tte n d d u hasard une solution. « G rande chose que de réussir dans ce q u ’on m éprise parce q u ’il fa u t vaincre non scidem ent l’obstacle, m ais soi... E t m ain ten an t à moi, terrasser l ’Hippogriffe! » Telles sont les formules exaltantes d ont se re p a ît l’im agination héroïque de Costals quand il envisage le m ariage. Seulem ent, d n ’épousera pas! P o u r u n V alm ont, pour u n Sorel, la vie, nous l’avons vu, c’est une course où les obstacles doivent se p résen ter dans u n ordre de difficulté croissante. Costals, à to u t coup, se dérobe. Le m ariage, l ’avortem ent, le m eurtre de Solange qui auraien t été des tests intéressants, re ste n t toujours à l ’é ta t p otentiel, et on finit p ar penser que Sim one de B eauvoir a bien to it de s’indigner, puisque Costals ne m et que fo rt rarem ent son im m oralism e en pratique. Que peut-on lui reprocher, le livre fermé, sinon de coucher avec une fille absolum ent consentante? D ans to u t cela, rien de grave, au to ta l, rien qui engage ou qui entraîne tro p loin; Costals n ’est ni Sorel, ni V alm ont, ni T artuffe. Ses m auvais coups ne l’am èneront jam ais à l’échafaud, au duel, à la prison. Que risque-t-il avec A ndrée ou Solange? strictem en t rien. C’est bien p lu tô t le Tiers Livre et les interm inables palinodies de P anurge qu’évoquent les hésitations, les décisions, les consul tatio n s de Costals face à l’Hippogriffe. Il ne consulte pas Virgile 246
ni la Sibylle de P an zoust ni R am inagrobis, m ais un avocat et un avoué, dans des pages d’ailleurs excellentes e t de la meilleure veine com ique. Panurgo finit p ar s’en rem ettre au x décisions d ’un fol, et Costals à un coup de dés : « Si j ’ai la lèpre, je Fépouse, pas de lèpre, pas de m ariage. » L a fuite est d ’ailleurs chez lui un besoin de sa n atu re , q u ’il p ré sente comme u n a rt : « Non seulem ent j ’ai toujours su fuir, m ais j ’ai to u jours su fuir à tem ps » — ou comme un effet de son a n ti conform ism e : « J e dédaigne tro p l’opinion du m onde pour ne pas aim er fuir. » Costals lâche? E t pourquoi pas, puisque sa n atu re est double. M aître Jacques pour répondre au x questions d ’H arpagon se m étam orphose ta n tô t en cuisinier et ta n tô t en cocher; Costals pose d ev an t sa figure le cache de la m orale naturelle ou celui de la m orale de l’honneur, à volonté. Il y a des cas où fuir c’est agir : qu an d Mme de Tourvel s’enfuit de chez Mme de Rosem onde, elle résiste, elle agit; quand Costals fu it c’est to u jo u rs p a r peur du risque, c’est en définitive p a r fai blesse. « Après avoir souffert quelques années du déclin de la France, il s’é ta it décidé à aim er ce déclin, m eilleure façon de n ’en pas souffrir... Il av a it agi de même avec l ’injustice sociale, et géné ralem ent p a rla n t avec l’existence du m al. » Si Costals accepte le m al, c’est q u ’il a p eur de lu tte r contre lui et de souffrir com m e tous ceux qui lu tte n t. Q uand M erteuil parie pour le m al, c’est pour gagner le pari. Nous tenons là le te x te essentiel, la clef d u person nage, m ais mille exemples pourraient confirm er cette explication. Q uand Costals, en chasse sur les B oulevards, s’am use à bousculer les p assants, ce sont su rto u t « les fem m es, les rom biers et les ro m bières » q u ’il attaq u e . Q uand A ndrée lui dit très ju ste m e n t : « Le seul m oyen de m e faire renoncer, c’é ta it de m e dire que vous ne m ’aimiez pas. Or, vous ne me l ’avez jam ais dit. E n q uatre ans et n eu f mois, jam ais, pas une seule fois... Costals, vous êtes un faible au fond », Costals ne trouve rien à répondre. U n des prétextes qu’il se donne p o u r refuser le m ariage, c’est que a comme tous les hom m es so uvent m odestes inopiném ent, il croyait que puisqu’elle s’é ta it donnée à lui, elle é ta it prête à se donner à n ’im porte qui » : la faiblesse se camoufle en m odestie; ailleurs elle se cachera der rière le verbalism e p u r : il en tretien t l ’am our de Solange « avec u ne m erveilleuse inconscience qui é ta it d ’a u ta n t plus m erveilleuse qu’elle n ’é ta it pas inconsciente ». Mais, quelquefois, la faiblesse laisse échapper le m ot révélateur et Costals écrit à A ndrée : « II fallait garder to u t cela pour vous et que je puisse continuer de feindre que je n ’avais pas compris. » L ’a rt de feindre, très positif 247
chez la M erteuil, est purem ent n ég a tif chez Costals; Costals, c’est le n ég a tif photographique de V alm ont. « Un V alm ont en simili 1. » Mais il sera beaucoup pardonné à Costals, parce qu’il y a dans Costals, aussi, la m eilleure p a rt de M ontherlant. Costals sera sauvé p a r son œ uvre. cc J ’avais à construire u n hom m e ou à construire une œ uvre, j ’ai choisi l’œ uvre. » C’est pour son œ uvre q u ’il utilise les lettres d ’A ndrée, classées « dans ses dossiers »; c’est pour son œ uvre q u ’il n o te soigneusem ent les réactions de Solange et ses attitu d e s :
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à une clame en prière, elle s’écrie, horrifiée et ravie : cc Ce sera l’A ntéchrist ! » et on lui pardonne aisém ent de prendre son Affreux Jo jo p o u r Al Capone! Il en est d ’ailleurs presque toujours ainsi quand le rom ancier se p ein t lui-m êm e sous les tra its d ’un ro m an cier. T h ib au d et le re m arq u ait à propos de F lau b ert : cc Si F la u b ert utilise en Frédéric M oreau sa vie, son expérience personnelle, son am our pour Mme Schlésinger, il se garde de faire de son héros u n écrivain comme lui, il le soustrait au m écanism e littéraire p o u r le rendre à l ’existence hum aine pure. » C’est le cas de S tendhal avec Lucien Leuw en, de M aupassant avec Georges D uroy, de Tolstoï avec le prince A ndré et P ierre B ézoukhov. Q uand le rom ancier pénètre dans le rom an, cette distance indispensable à l’œ uvre d ’a rt entre le créateu r et le héros est im possible, e t ce caractère est d ’a u ta n t plus sensible dans Les Jeunes Filles que le rom an te n d vers le pam phlet. A u to u r de Costals, comme au to u r de V alm ont, des femmes. Le séducteur v it entouré de partenaires : le choix q u ’il fera nous in té resse dans la m esure où la qualité de l ’élue ou des élues précise la qualité du héros. M erteuil est la p arten aire essentielle et la com plice de V alm ont. P a r sa valeur intellectuelle plusieurs fois affirmée p a r F au teu r, A ndré H acquebaut est la p arten aire essentielle de Costals, présente dans l’ouvrage su rto u t p ar ses lettres qui, moins im portantes dans les deux derniers volum es, ne cessent qu’avec la fin de l ’ouvrage. L a thèse du rom an, l ’a ttitu d e de Costals dépendent en p artie de la qualité réelle d ’A ndrée. Si elle est la cc personne rem arquable » d ont parle F auteur, une cc n atu re », si elle est forte, intelligente, lucide, to u t en se conduisant d ’une m anière puérile, obstinée, stupide, alors c’est q u ’il n ’y a rien à atten d re des femm es, alors Costals a raison. P au v re, orpheline, v iv an t avec u n vieil oncle sourd, A ndrée est
« J e suis une âm e en peine, une fem m e de tre n te ans, nerveuse, m alheureuse, qui n ’a pas les dérivatifs des hommes. » Le trav ail serait un d érivatif, m ais A ndrée m anifeste peu d ’enthousiasm e p o u r cette solution. Costals lui a tro u v é une p etite situation à P aris, elle y renonce très vite. P a r paresse? N on, d it Costals, « elle se refuse à to u t tra v a il m atériel p ar un sens très aigu de la v aleur du tem ps ». Comme Andrée ne fa it strictem en t rien, on p eut penser que ce sens aigu de la valeur d u tem ps est purem ent m é ta physique! C’est dans la lecture qu’elle tro u v e un m oyen d’évasion, et c’est p ar la lecture qu’elle a découvert Costals, à vingt-six ans. C ette découverte ne sera pour elle en réalité ni u n enrichissem ent n i u n rem ède : elle v a p lu tô t précipiter le processus qui condam ne A ndrée à être une ratée. E n effet, elle passe sim plem ent d ’un uni vers clos à u n a u tre et le cham p de sa conscience se ré trécit p ro gressivem ent. A la lim ite, se m anifeste en elle une tendance m onoïdéique qui ab o u tit à une sorte de délire érotique. E lle a d ’abord aim é en Costals l’écrivain, cet am our s’est p o rté ensuite sur l’hom m e, pour se fixer enfin sur le sexe. On p eu t bien dire que déjà a v a n t de connaître son idole, A ndrée é ta it une ra té e, cc ne connais san t que les renoncem ents et les nostalgies dans une vie abom inable, absurdem ent paradoxale puisqu’(elle) a acquis une culture qui reste sans em ploi, ligotée qu’(elle est) p ar le m anque d ’argent et p a r la solitude », si l’on considère que les ratés sont des gens in ca pables de s’a d a p te r p ar défaut de volonté ou de lucidité. E n 1926, une fille cultivée et p au v re p o u v ait si elle le voulait, se construire une vie p a r le tra v a il et une ouverture sur le réel. Il est vrai que Costals p o rte une lourde p a rt de responsabilité dans l ’échec de son am ie; il cc l’en tre tie n t » dangereusem ent cc dans l ’illusion de son am itié » com m e d le reconnaît lui-m êm e dans u n éclair de fran chise ; cc Je sais que cela est im p ru d en t; une bonne action faite à une fem m e c’est to u jo u rs une im prudence. » C’est aussi que l’écri v ain a une conception archaïque de la fem m e : pour lui, xm seul destin s’offre à elle, le m ariage; il le conseille sans cesse à A ndrée et cette solution est inadm issible p o u r elle p uisqu’elle l’aime. Ce qui est p eu t-être plus grave c’est qu’A ndrée refuse d ’an aly ser d ’une m anière lucide la réalité, de voir la réalité, sinon à trav ers la déform ation de ses désirs e t de ses rêves. C ette absence de lucidité provoque une erreur perm anente d ’Andrée sur Costals : il est bien exact que l ’écrivain évite la ru p tu re et prolonge l ’équivoque, cependant sa prem ière lettre, très brève, serait de n a tu re à éclairer A ndrée si elle consentait à ouvrir les yeux : ce V otre le ttre ne m ’a pas été agréable... Cette réponse m ’assom m ait à écrire... Tenez-vous 250
ta !tri de courte. « Les vérités souvent très dures, les refus, les lettres «mis réponse, et elles sont nom breuses, n 'a rriv e n t pas à su rm o n ter l'o b stin atio n d ’Andrée. Ello s ’en tie n t à une im age idéale de Cost iiTs, elle tran sfo rm e ses rebuffades en cc réserve », ou en « gentil lesses », ses b ru talités en « loyauté », sa goujaterie en « noblesse»; h’ü lui avoue q u ’il cc m ent to u jo u rs », elle se récrie ; cc Vous êtes l’être le plus loyal, le plus noble qui soit. Il y a en vous uue absence de fa tu ité tellem en t extraordinaire. » Q uand elle est obligée d ’a d m ettre que Costals ne l ’aim e pas, elle com m ence p ar lui proposer 1111 bail (non renouvelable) de deux mois d ’am our : cc J e vous pro pose d ’échanger cette am itié m oribonde contre deux mois où vous vous donneriez à moi de façon brû lan te. » E n su ite elle ne dem ande plus que de cc se donner », incapable de com prendre que Costals ne veut ni deux mois d ’am our ni une n u it, parce q u ’il ne la désire pas. Acculée à la vérité, elle préfère encore les phantasm es; la lecture de P rou st l’illum ine : Costals est u n M. de Charlus. E lle revient de son erreur pour to m ber dans une a u tre : une poétesse conféren cière lui a appris que tous les grands écrivains sont im puissants, refoulés ou vierges. Costals a le choix. P au v re Andrée! ses erreurs sur les autres se doublent d ’erreurs, encore plus graves, sur ellemême. D ans sa prem ière lettre, elle écrit : cc Quoi que ce soit qui eû t sen ti le désir physique de vous à m oi, de moi à vous, m ’eû t humiliée. » E lle a b eau affirmer q u ’elle a de l’am our physique cc p lu tô t u n besoin cérébral », son idée fixe est de coucher avec Costals (dans son orgueil, elle n ’envisage pas un s u b stitu t pos sible). Elle ne com prendra jam ais que son m anque de beauté, d ’élégance, de p ropreté même, puisque si nous en croyons Costals, ses m ains ne so n t pas plus n ettes que ses dessous, sont p o u r le désir a u ta n t d ’obstacles insurm ontables. E lle explique à son amie R aym onde com m ent la cc réserve » de Costals est une ce preuve de son am our ». Si l ’am ie lui r it au nez, elle écrit : cc J 'a i honte d ’être fem m e, q u an d je vois des femmes d ’une telle grossièreté... A utoriscz-moi à dire non seulem ent à R aym onde, m ais à une ou deux autres amies sûres : Costals est m on am an t. » L a préten d u e intelligence d ’A ndrée, où est-elle? S’il existe mille formes d ’intelligence, on n ’a jam ais com pté parm i elles l’im possi bilité foncière d ’a d a p te r ses m oyens à une fin, l’absence à peu près to tale d ’esprit critique, la volonté de s’aveugler et de s’obstiner stu p id em en t dans une voie sans issue. Serait-elle u n e victim e de la passion, com m e P hèdre ou H erm ione? com m ent se fait-il que jam ais A ndrée n ’évoque pour le lecteur ces grandes figures t r a giques, m ais bien p lu tô t dans son incurable entêtem ent, l ’im payable 251
Bélîse? (On a envie de s’écrier comme C litandre : cc D ian tre soit de la folle avec ses visions! » E t quand Costals dit d ’A ndrée : cc Quelle nouvelle chim ère a-t-elle enfourchée? » d fait écho à Molière : ce De ces chim ères-là vous devez vous défaire. ») C’est que, si com m e Phèdre, A ndrée aim e, elle est, comme Bélise, une in adaptée, com ique comme tous les personnages qu’une idée fixe retran ch e de la réalité. P hèdre et Iierm ione sont lucides dans leur passion, leur affectivité est m otrice : elles fo n t tu er, elles se tu e n t, elles agissent. A ndrée est placée sous le signe de la passivité. Son adoration pour Costals, le cc saint » Costals, bouche to u te représentation. Plus on avance e t plus se ré trécit pour A ndrée le cham p de vision. Nous avons parlé de délire érotique : la le ttre du 29 jan v ier 1928 (une heure du m atin) frise l ’hystérie. Ce n ’est plus ici le m anque de pudeur, souvent adm irable, de la passion, c’est l ’im pudeur de l’obsession. A la lim ite, il ne s’agit plus d ’am our, m ais de l ’idée fixe du cc coït ». La réponse de Costals à cette lettre (prudem m ent reculée ju sq u ’au 17 septem bre 1928) est étonnante. Il reconnaît dans la voix d ’Andrée une cc cantilène perdue comme celle des p etits enfants qui en chantoim ant, se ra co n ten t des his toires ». Plus loin, d v a ju sq u ’à écrire : cc V otre le ttre du 29 expri m a n t v o tre désir du coït avec moi, elle est p arfaite; de qui est-ce? Mlle de Lespinasse? A drienne L ecouvreur? M arie D orval? » Quel que soit le degré d ’audace que la passion p e u t inspirer à une am ou reuse, elle ne provoquera jam ais chez le lecteur l’im pression pénible et ridicule que laissent les râles de frénésie im puissante d ’une vierge m ûre et solitaire. cc B rû lan te et su an t les poisons », A ndrée H acquebaut est une lépreuse, une lépreuse parce que, su iv an t l’optique particulière à M ontherlant, c’est une femme, c’est-à-dire u n être dominé p ar le sen tim en t : cc Q uand la liste des ato u ts de m a vie s’allongerait à l’infini, il suffirait que je place dans la colonne d u passif l’absence de l’am our pour que to u t l ’actif soit ré d u it à néant. »... cc Les femmes, m êm e les moins bêtes et les m oins aim antes, ne savent q u ’aimer. » A ndrée se prosterne devant le principe m âle : cc La femm e aime plus que jam ais après la possession... L’a r t est presque exclusivem ent m âle... J e trouve que nous autres femm es, nous n ’avons qu’à nous taire. » E t ce cc sentim ent de respect et de gra titu d e » d evant le M âle-Roi, c’est l’a ttitu d e de la m idinette. Car cette A ndrée, en qui les critiques, après l’au teu r, on t voulu recon n a ître une fille intelligente, plus : un type d ’intellectuelle, n ’est au fond qu’une m idinette. Sa culture n ’est q u ’u n vernis : elle ne parle jam ais de ses lectures, sauf des œ uvres de Costals; pour elle, les 252
adieux de Mowgli à la jungle se placent « entre H om ère et C hartres ». E lle a de la m idinette le goût d u m ièvre, du gentil : « Q u’on se ferait petite, pour rester auprès de l’hom m e q u ’on aim e »; on croit entendre (par avance) Mme Lucienne B oyer : cc Je me sens dans tes bras si petite, si p etite auprès de to i... » Elle a des gamineries de vieille petite fille : « Personne, n e vous « sent » comme je le fais; non, personne, je ne veux pas! » Elle envoie à Costals des lettres parfum ées, des photos, des échantil lons de son dernier « ensemble ». P o u r l’in citer au m ariage, elle s’écrie : cc V otre fils! Costals! Ses p etits bras au to u r de votre cou... » Elle term ine ses lettres p ar : « Ma m ain... » Nous ne nous étonnons pas d ’apprendre qu’elle a « longtem ps collaboré à la p etite corres pondance des jo urnaux de m ode »; la préciosité, la vulgarité, le goût du cliché sont des tra its assez visibles chez elle : « Vous êtes passé tro p près de moi, vous avez accroché dans votre courbe cette p etite étoile seulette que je suis et vous l ’avez brûlée de v o tre lum ière », voilà qui p ourrait être signé : V iolette tim ide de SaintL éonard (Loiret). A ndrée est incapable de se connaître, de s’accepter telle q u ’elle est, sentim entale et faite pour u n destin m édiocre — ou de se hisser au n iveau intellectuel et m oral qui lui p erm e ttrait de se construire une vie plus libre et plus riche : absence d ’intelli gence, absence de volonté, A ndrée, c’est l ’anti-M erteuil. C’est une Mme B o v ary sans le cc style 1 » — ce style qui fa it q u ’E m m a B ovary excite l’in térêt, la pitié, la sym pathie du lecteur. Q uand Costals ferm e la porte au nez d ’A ndrée, on est soidagé : on ne repensera jam ais à Andrée H acquebaut. A côté de ce fau x V alm ont, de ce tte anti-M erteuil, voici la jolie Solange D andillot; serait-ce une T ourvel? m algré son éducation bourgeoise cc cet ange a perdu pied séance ten an te , à peine avonsnous eu le tem ps de désirer ». Une Cécile? Chez elle ni curiosité, ni sensualité, n i cette naïveté équivoque de l’héroïne de Laclos. C’est Agnès, m ais sans la grâce acide d ’Agnès. Solange, c’est la passi vité incarnée; q u and Costals v e u t la décrire il la com pare à un anim al, une cc ch a tte », ou à un cc poisson silencieux com m e elle, 1. Cf. F la u b e rt, le ttre d u 30 m ars 1857, à propos d ’u n prem ier p ro je t de M adam e Bovary : cc L ’idée prem ière que j ’avais eue é ta it d ’en faire une vierge, v iv a n t au m ilieu de la p ro v in ce, vieillissant d an s lo chagrin e t a rriv a n t ainsi au x derniers é ta ts du m y s ticism e cl de la passion rnvrr. » Mais, ajo u te -t-il, il a in v en te en définitive une « héroïne p lu s h um aine ».
e t froid avec des réflexes de névropathe ». Solange c’est une « carpe », ou m êm e un « a rtic h a u t », expression chèrc à l ’auteur. Si Solange s’élève au-dessus du stade végétal ou anim al, c’est pour attein d re péniblem ent le niveau d ’une héroïne de la com tesse de Ségur; elle est Rosebourg, figée dans l ’im age de l ’enfance, d ’un passé artificiel, refu san t to u te évolution, se réfugiant derrière un 711 as que de fausse ingénuité. Qu’elle n ’ait aucune volonté (cc il é ta it surpris q u ’u n e fille si sérieuse se laissât caresser les cuisses en public »), cola ne la distingue guère des autres personnages du rom an. Mais Solange do n t l ’éducation intellectuelle est nulle, qui répond to u jours « oui » à Costals « avec l’in to n atio n d ’une poupée à qui on presse su r le v en tre », est com m e une sœ ur de Thom as Diafoirus. La p résentation de Solange p a r M ontherlant « une p etite tran quille, silencieuse... A u lycée, xine assez bonne élève, cet « assez bon » d ev an t être éclairé p ar ce détail : q u ’elle é ta it d ’une classe en re ta rd . De douze à quatorze ans, on te n ta de lui apprendre le piano, sans succès. De quatorze à seize, on s’efforça de lui inculquer le violon, peine perdue », etc., c’est celle de Thom as p a r son père : k L orsqu’il é ta it p etit, il n ’a jam ais été ce q u ’on appelle m ièvre e t éveillé. On le v oyait to u jo u rs doux, paisible et tacitu rn e , ne d isan t jam ais m ot... On eut toutes les peines d u m onde à lui apprendre à lire », etc... Sa vie est u n agrégat d ’habi tud es,
lui, elle im agine une tactiq u e assez adroite : « Ne parler jam ais de ce m ariage, a tten d re q u ’il en p arlâ t, afin de pouvoir toujours lui dire : Mais qui a parlé de m ariage le prem ier? » H ébétée p ar l’idée fixe, elle accepte d ’avance le divorce, l’avortem ent, l’infan ticide. E t si elle échoue, c’est p a r m anque d ’énergie; si elle av a it brusqué les choses quand Costals ad m et de l’épouser, « il é ta it descendu p o u r le com pte ». P a r m anque de dignité et p a r m esqui nerie, elle accepte m êm e u n cadeau de ru p tu re , cc prostituée pour se faire épouser, et le m ariage claquant, accep tan t au moins le prix de sa déception ». A vant la ru p tu re définitive, Costals a assiste à cette cc chose m onstrueuse » : Solange se m étam orphosait en A ndrée H acq u eb aut. cc Cette fille jad is si réservée q u ’elle ne télé p h o n ait jam ais la prem ière! L a m êm e frénésie de vous ce faire les p attes » su r le bas du p an talo n pour avoir le susucre, la m êm e rage de ne pas voir ce qui crève les yeux, la m êm e rage de s’accrocher, la mêm e confiance obtuse e t les mêmes stratagèm es inutiles : le m êm e chef-d’œ uvre de volonté vaine. L a vérité éclatait : to u tes les femmes étaien t A ndrée H acquebaut... A ndrée H acquebaut é ta it la Femme. » La Fem m e. P our M ontherlant, u n archétype existe. Ce qui est fondam ental chez la femme c’est cc l ’autom atism e de ses réac tions ». Costals a p u les num éroter. A utom atism e im plique absence de pensée, absence de personnalité. L a preuve, c’est que pour faire en trer les jeunes filles dans la litté ra tu re , il fa u t les cc refaire », les cc in v en ter ». cc Quand l’écrivain n e transfigure pas la jeu n e fille telle qu’elle est, il la ra te . Molière ra te les siennes... Balzac ra te les siennes. » H enriette, Agnès, M arianne ratées? Eugénie G ran det, Ursule M irouet ratées? Quoi qu’il en soit, pour M ontherlant, to utes les femmes se ressem blent; qui connaît Andrée, connaît la Fem m e. D euxièm e p o stu lat : cc U n hom m e lucide lit dans n ’im po rte quelle fem m e à livre ouvert... » Mais cc l’hom m e reste pour la fem m e la plus lucide, im pénétrable. Une preuve... la faiblesse grotesque des caractères d ’hommes dépeints p ar la plum e des rom ancières ». (Grotesque M. de Clèves? F aiblem ent tracés llcatlidifF ou Silas M arner? Invraisem blable, Chéri?) P a rta n t de ces deux prémisses, Costals v a donner une description des femm es, cc Les femmes sont ternes et inform es comme l’est toujours la femelle en regard du m âle dans toutes les espèces. » « L’hom m e fa it la femm e telle q u ’il la v eu t, et la femme l’accepte. » C ette passivité fondam entale se m anifeste su rto u t dans la ty ran n ie
être m otrice, com m e on le Voit dans les héroïnes de Colette, p ar exemple, m ais chez M ontherlant elle est synonym e de sentim en talité bêtifian te : « p athétiques... pleurnicheuses, blessées, éclai rées, m énagées, consolées, dorlotées, apaisées », les femmes se conjuguent to u jours au passif, pareilles te à des chiens abandonnés qiie vous n e pouvez regarder avec un peu de bienveillance sans q u ’ds croient que vous les appelez, que vous allez les recueillir et sans qu’ils vous m e tte n t en frétillant les p attes sur le p antalon », elles n ’o n t d ’existence que p ar référence au x hom m es. Si elles p ré te n d e n t penser, ce ne sont plus des femmes, m ais des « stryges », « des vaches fém inines faiseuses, tran c h an tes et nulles ». E n ré a lité, to u tes les fem m es dignes de cc nom sont des m idinettes, a II y a dans to u te fem m e une grue prête à ressortir »; elles ne s’in té ressent q u ’à l ’argent, elles sont to u tes stupides : « Solange n ’a pas d ’idées, ce qui est la plus sûre façon p o u r une fem m e de n ’en avoir pas de fausses. » E n définitive, il n ’y a que trois catégories de femmes : « Les jeunes filles qui vous em berlificotent avec leur araignée du m ariage et ses toiles. Les p u tain s qui vous corrodent avec leurs dem andes d ’argent. E t les femmes honnêtes qu i vous flanquent la v... » « Ce qui est exagéré ne com pte pas », disait T alleyrand, et peutêtre le cycle des Jeunes Filles est-il une œ uvre com ique, comme le suggère Yves Elorenne 1. Le critique a u ra it donc bien to r t de prendre pour argent co m p tan t des boutades destinées à faire rire, « d ’un rire salubre, p u rg a tif1 », Q u’il y ait des aspects com iques dans Les Jeunes Filles, c’est un fait, m ais de to u te évidence, M on th e rla n t a voulu faire une œ uvre sérieuse, et si Yves F lorenne a ri « to u t au long du D ém on du Bien », on p e u t penser qu’ü a le rire faeüe! La description des femmes procède d ’une m éthode, de formes de raisonnem ent que nous avons déjà analysées dans l’étude de Costals. G énéralisation abusive : « Toutes les jeunes filles sont comme A ndrée, q uand elles se déshabillent, la pièce sent le lion ». 1. Table R ondev novem bre 1960. L a com paraison q u ’é ta b lit Y ves F lorenne en tre M o n th e rlan t e t M olière e s t to u t à fa it abusive : « E t p u is, reproche-t-on à M olière sa c ru a u té à l ’égard de « ces anirnaux-là »? L ui aussi il les a im a it; e t lu i aussi avec luci d ité , avec u n e p itié im pitoyable. » O u tre que l ’expression « ces an im au x -là », dési g n a n t les fem m es, est m ise p a r M olière dans la bouche d ’u n v alet (Covielle d u Bourgeois gentilhomme), e t n ’a aucune p o rté e générale, la m êm e expression, d an s la bouche do F rosine, d© V A v a r e , désigne les hom m es! (acte I I , scène 5). II e s t b ien év id en t d ’a il leurs que les fem m es n e so n t p a s p lu s m al traité es p a r M olière que les hom m es : ÀlccBtc, A rnolphe, O rgon, so n t ridicules, e t non p as Célim ène, A gnès, E lm ire.
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Fausse généralisation : Solange n ’a rien com pris au Journal de Tolstoï; ce n ’est pas éto n n an t, si D ante « lisait en public u n chant inédit de L a D ivine Comédie, il y a u rait des femmes, et des in tel lectuelles, qui ne tro uveraient rien d ’au tre à dire que son p antalon n ’est pas dans son pli ». Oui, mais le m alheur, c’est que Solange n ’est pas une intellectuelle, de l’avis mêm e de Costals. Plus sou v en t, l ’au teu r, dans ses raisonnem ents, procède p ar pirouette : « Une fem m e sans enfantillage est un m onstre affreux »; pour plaire à Costals, les femmes doivent être des « petites filles ». Puis, b rusque volte-face et il leur tie n t rigueur de ce qu’il a exigé en elles : « J u s q u ’à cinquante ans, to u te femm e cherche à faire croire q u ’elle est une p etite fille; il n ’y a pas une femm e sur cent qui n ’ait d it une fois au moins à un hom m e : « Vous savez bien que je « suis une p etite fille. » P our plaire à Costals, les femmes doivent être faciles : « U ne femm e qui n ’est pas facile n ’est pas une femme à mes yeux », ce qui lui p erm ettra de leur reprocher « ce côté grue q u ’o n t en puissance presque to u tes les femmes, mêm e les m eilleures ». Il ne s’agit en réalité pas d ’u n raisonnem ent : Costals exige chez une femm e ce qui lui p erm e ttra d ’exercer à bon com pte sa « pitié », son m épris de toutes les femmes. M aniant enfin avec désinvolture la fausse analogie, Costals tro u v e cette perle : « Les hom m es laids sont aimés, les femmes laides ne le sont pas. Une femme qui aim e ne s’occupe pas si son hom m e n ’est pas rasé depuis deux jours. T andis q u ’aucun hom m e n ’em brasserait la femme à barbe! » La femme à barbe prise com m e ty p e de fem m e -—-m êm e laide — quel m erveilleux paralogism e!... Ou bien l’au te u r plaisante, et sa rem arque est sans im portance, ou bien il est sérieux, et cela n ’a pas plus d ’im portance. Le principe q u ’il v eut établir, c’est l’infériorité absolue de la femm e : « La femme est faite pour u n hom m e, l’hom m e est fait pour la vie, et no tam m ent pour to u tes les fem m es. » « Jam ais la femm e ne se fû t imaginée l ’égale de l ’hom m e si l ’hom m e ne lui av ait d it q u ’elle l ’é ta it p ar cc gentillesse ». » Ce n ’est plus Val m ont qui parle, c’est Àrnolphe — quand ce n ’est pas Chrysale : Votre sexe n'est là que pour la dépendance : D u côté de la barbe est la toute-puissance. B ien qu'on soit deux moitiés de la société, Ces deux moitiés pourtant n'ont point d'égalité : L 'u n e est moitié suprême et l'autre subalterne; L 'u n e en tout est soumise à l'autre qui gouverne...
M ontherlant, il est vrai, dém olit lui-m êm e, d ’une phrase, ces affirm ations et ces raisonnem ents sur les femmes : « Costals les aim ait et n ’av a it jam ais cherché à les com prendre, ne s’é ta it m êm e jam ais dem andé s’il y a v a it en elles quelque chose à com prendre x. » cc Les F rançais, écrit Charles D u Bos dans son Journal 2, — e t j ’entends m êm e ceux de génie — on t toujou rs l’air de postuler que la fem m e n ’est pas en é ta t de com prendre ou de suivre les choses auxquelles ils tien n en t le plus... ils on t toujours l ’air de croire chez la fem m e à une infériorité intellectuelle e t com m e incurable, — et j ’ajouterai q u ’il est très français d ’aim er d av a n tag e la fem m e p o u r cela; com bien d ’entre nos amis qui seraient em barrassés, m écontents, u n peu boudeurs, s’ds ren co n traien t chez une femm e u n esprit avec lequel ils dussent tra ite r d ’égal à égal. » Laclos a écrit trois fragm ents sur U Éducation des fem m es 3. D ans u n prem ier essai, Laclos, élève ici de R ousseau, conclut : cc P a rto u t où il y a esclavage, il ne p e u t y avoir éducation... dans to u te société, les femmes sont esclaves, donc la femm e sociale n ’est pas susceptible d ’éducation, » D ans le deuxièm e fragm ent, comme co n trep artie à cette affirm ation, il décrit les m œ urs, la beauté, le bonheur de la cc femm e naturelle », dans son développem ent spon tan é. D ans le troisièm e 4, il esquisse u n p lan général d ’éducation p o u r une cc jeune fille que son ran g et sa fortune m e tte n t dans le cas de vivre dans la com pagnie la plus distinguée et m êm e d ’y avoir de l’influence ». Les Jeunes Filles p o urraient p o rter en soustitre : cc De l’im possibdité d ’éduquer les femmes. » Laclos, esprit to u rn é vers l’avenir, pense q u ’une réform e de la société am ène u n e réform e des individus; M ontherlant, esprit to u rn é vers le passé, croit à la Fem m e, comme Jea n de Meung. L ’a u teu r des Jeunes Filles, cc arrière-neveu de V alm ont 5 », voilà ce q u ’une étude des q u atre rom ans, entreprise du p o in t de vue de cette parenté, perm et de placer dans une ju ste perspective. On ose à peine p arler de filiation collatérale. Seuls, des observa teu rs bien superficiels peuvent reconnaître chez Costals des tra its de V alm ont. Q uant à M ontherlant et Laclos, jam ais deux auteurs, nous sem ble-t-d, n ’on t été aussi opposés. Laclos, écrivain p a r 1. Cf. C ham fort : « Il fa u t choisir d ’aim er les fem m es, ou de les c o n n aître; il n ’y a p a s de ju s te m ilieu, » Ce te x te a é té de m êm e d istingué p a r Gide qui le in et e n épi g rap h e au ch ap itre V III» I re p a rtie des Faux-M onnayeurs. 2. Jo urnal (1921-1923), Corréa. 3. l/é d itio n Cham pion ne com p o rte que les doux prem iers. 4. P léiade, p. 473 sq. 5. P. M oreau, Table Rondey novem bre 1960.
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accident, a laissé u n chef-d’œ uvre d ’intelligence pure; M onther lan t, écrivain-né, laissera des chefs-d’œ uvre de style an nom bre desquels nous ne com ptons pas Les Jeunes Filles. Ce cycle a p p a raît d éjà com m e fo rtem ent m arqué, d até p ar son to n , p a r ses excès, p ar son aspect de pam phlet, p a r ses outrances voulues Si l’on pense à des œ uvres à peu près contem poraines, comme Le Voyage au bout de la nuit (1932) ou L a Condition humaine (1933), or» est obligé de n o ter le m anque d ’épaisseur, pour ne pas dire la futilité du cycle des Jeunes Filles. P ourquoi, alors, l’œ uvre a-t-elle suscité un tel m ouvem ent d ’a tte n tio n et provoqué ta n t de rem ous? P o u r des raisons elles-mêmes très futiles, comme B rasillach l !a fort bien noté, e t dès la paru tio n du livre. « Les Jeunes Filles et les livres qui en com posent la suite ont été beaucoup lus p ar les femmes qui aim ent qu’on dise du m al d ’elles, et qui ont couvert M ontherlant d ’injures, avec am our. Q uant au x hom mes, tous ceux qui o n t été te em bêtés » p ar une fem m e, conservent à coup sûr, p o u r certaines pages de cc livre, un p e tit sentim ent de reconnais sance et de com plicité. J e ne crois pas que cela soit très suffisant p o u r u n e œ uvre véritable. » On ne sau rait m ieux dire.
E n 1949, Ju lien G racq, dans un bilan très sévère pour la litté ra tu re d ’après-guerre, écrivait : « Le seul rom an qui m ’a it v ra i m ent intéressé depuis la L ibération est u n ouvrage obscur de R o b ert M argerit : Mont-Dragon. » L a date de la publication de ce rom an, 1944, explique peut-être les silences ou les oublis de la critique. Malgré les h u it rom ans qui o n t suivi ce livre, la car rière de R o b ert M argerit rom ancier est l ’une des plus discrètes, des moins fracassantes qui soient, dans ce m ilieu des lettres où une réclam e bien faite réussit souvent à fixer l ’atten tio n sur des ouvrages de v aleu r contestable. E t l ’on p o u rrait mêm e dire, que le jeu u n peu stérile des prix littéraires a couronné en 1.951 un rom an de M argerit : Le Dieu nu, qui n ’a pas le poids et la valeur de Mont-Dragon. L ’a u te u r qui a lu vers sa vingtièm e année Les Liaisons dange reuses a découvert dans ce rom an u n effroyable chef-d’œ uvre; même si d ’au tres auteurs av aien t déjà orienté sa sensibilité et J Oïi p eu t n o te r que d an s M ontherlant vu par des jeunes de 17 à 27 ans (T able R onde, IWW), références au x Jeunes Filles so n t excex>tionnclles. C’est le th é â tre qui a su r to u t retenu l'in te n tio n .
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son im agination, son goût passionné pour S tendhal et en p a rti culier pour Ju lien Sorel, le m ain ten ait dans un clim at proche de Laclos; si bien que, sans qu’il ait jam ais relu Les Liaisons dan gereuses, les héros de Laclos sont constam m ent présents et vivants p o u r lui. Au h asa rd de ses rom ans on tro u v e Laclos cité dans Mont-Dragon, V alm ont évoqué deux fois dans Le Vin des vendan geurs et u n e fois dans Le Dieu nu, la présidente de Tourvel citée dans le m êm e rom an. Les critiques a u dem eurant on t pensé à Laclos en lisan t M argerit. Je a n B lanzat, qui a découvert M argerit, écrit à propos d u Dieu n u 1 :
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connivences, des correspondances existent d ’une œ uvre à l’au tre en tre les héros et les thèm es. L ’univers où se m euvent ses héros est souvent un univers clos; c’est la propriété des Glycines d 'U n été torride, le château de Mont-Dragon, celui des Bois noirs, le dom aine de la Terre aux loups : le Lim ousin, la h au te A uvergne et le Périgord — ce qui perm et à l ’a u teu r de fixer son atten tio n sur des sociétés restreintes où le je u des passions est plus concentré. Dans cet univers ferm é p araissent, au prem ier plan, les séducteurs et les initiateurs. Au centre, un personnage, une fem m e le plus souvent, qui exerce sa séduction et son influence sur d eu x autres. T out le dram e p ro cède d ’u n je u d ’action et de réaction plus ou moins com plexe suiv ant les rom ans. Si les rapports en tre Gléone e t Ju n ie (Les A m ants) , D om inique et Gisèle ( L a Femme forte), Edm ée e t Lazare ( Le V in des vendangeurs) re ste n t dram atiquem ent simples, la situ a tio n de Geneviève (P ar un été torride) , qui exerce son influence sur trois personnages : Michèle, R oland et R ex, et qui est le lieu de ren co n tre de leurs désirs contraires, est déjà plus complexe. L’ac tio n p ar personne interposée, do n t Les Liaisons dangereuses four nissent l’exem ple, est utilisée su rto u t dans Mont-Dragon, où Dorm ond agit directem ent sur ses trois partenaires, e t indirectem ent sur Germ aine p ar P ierrette et sur M arthe p ar Germ aine. D ans Le Dieu nu, M arité possède Bruno p a r Jacqueline et Jacqueline p ar B runo. Le héros principal s’assure une prise physique sur les autres p ar la révélation d u corps et de ses plaisirs, dirige leur éducation sentim entale, il les form e intellectuellem ent e t m orale m ent, en les rév élan t à eux-mêm es; en b risa n t la carapace de l ’enfance, des terreu rs, des préjugés, il en fait des hom m es. E t cette entreprise, égoïste au départ, finit p ar libérer ceux qui faisaient figure de victim es, alors que l’in itiate u r, com m e p ar une revanche d u destin, m eurt et souvent p ar la m ain de son élève : D orm ond est tu é p ar M arthe, Geneviève p a r Rex, M arité d isp araît et sa m ort perm et à B runo de vivre, Dom inique s’efface. D orm ond n ’a apparem m ent rien du séducteur classique : il res semble « à D an to n »... « avec sa lourde carrure, la tê te équarrie à coups de hache, p a r plans massifs ». Il n ’est pas beau m ais « dans ses gros tra its , dans to u te sa personne, il y (a) une force som bre, im posante ». Blondes ou brunes, les séductrices ont to u tes le ty p e Jtm o n , car M argerit sacrifie à u n des m ythes contem porains, celui de la tigresse opulente. Les blondes — Geneviève, Edm ée — sont
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plus fondantes; les brunes — Cléone, Ma ri té, D om inique — plus perfides et dom inatrices : c’est dans cette catégorie que nous tr o u verons, bien, en ten du, les M erteuil. Geneviève B léhaut, qui é ta it professeur a v a n t son m ariage, a conservé de sa form ation et de l ’exercice de son m étier le goût de la pédagogie, si l’on entend p ar là le sens exact du m ot : la direc tio n des enfants, mêm e si elle l’exerce dans des disciplines que ne reco n n aît pas encore l’U niversité! Geneviève B léhaut, c’est l’A lm a M ater idéale... La prem ière qualité du bon pédagogue, c’est de s’intéresser à ses élèves. P our les héros de M argerit, les au tres ex istent : ils sont un cham p co n stan t d ’observation e t d ’expérience. Le prem ier repas que prend l’écuyer D orm ond à M ont-D ragon, lui perm et d ’exercer sa réflexion sur tous les m em bres de la fam ille, d ’étudier leur apparence, et de provoquer leurs réactions. Dès le deuxièm e jo u r, il discerne chez M arthe cc la curiosité, la sensualité », cc dans sa tendance à la gourm andise » et il sau ra p ar la suite utiliser ses observations. Cléone, des A m a n ts, cc possédée p ar la passion des créatures » nous révèle une au tre form e de curiosité : celle des sentim ents e t des secrets; cette curio sité frénétique p rovoque en elle cc le besoin d ’arracher a u x gens ju sq u ’à leur dernier m ystère p o u r les te n ir dans sa m ain, nus, déchiffrés, sans défense, com m e l’insecte sous la loupe de l ’ento m ologiste ». L ’observation, la découverte des au tres, n ’est q u ’u n p alier qui m ène à l ’action : les héros obéissent à des mobiles très divers su iv an t leu r caractère : chez Edm ée Dillon (L e Vin des ven dangeurs), chez Geneviève B léhaut, absence d ’égoïsme et de p e r v ersité concertée; elles offrent le plaisir et elles y p artic ip e n t a c ti vem ent m ais leur influence sur la vie ou la carrière de leurs protégés sera bonne. M arité et Cléone obéissent à des mobiles plus troubles, m ais elles veulent aider Jacqueline à com prendre cc q u ’elle est libre », Ju n ie à cc trio m p h er d ’elle-même ». D orm ond est plus com plexe e t plus riche m ais sous des apparences p urem ent égoïstes, son influence su r M arthe sera aussi libératrice. M arthe, fille lucide et forte, ap p ren d ra de D orm ond, en particulier cc la valeur et la p ratiq u e de la dissim ulation », comme Cécile l ’a appris de la Mer teuil. Elle le b a ttra m êm e sur son propre terrain en lisa n t les livres érotiques qu’il laisse à la portée de sa m ain, sans q u ’il s’en aper çoive et sans que son a ttitu d e envers lui en soit m odifiée.|A près l ’avoir tu é, elle restera im passible et p arfaitem ent m aîtresse d ’ellemêm e, sau v an t ainsi sa m ère, sa famille et le dom aine. Elle ap p ren d ra su rto u t de lui l’exercice de l’énergie et de la raiso n ; grâce à lui, clic réfléchit au problèm e de la condition des femmes, à celui de la 262
p u reté, elle com prend la com plexité e t la difficulté des rap p o rts entre les êtres. Il la détache d ’une tendresse enfantine pour sa m ère, qui l’em pêchait de se développer selon les lois de sa n atu re propre; il fait d ’elle une adulte. A la m ort de D orm ond, elle p ortera son deuil, et elle pourra enfin im poser, sym boliquem ent, sa loi à l ’étalon E rèbe, qui n ’a v a it ju sq u ’alors toléré que l ’écuyer. Tous les héros en to u t cas ont une m arque com m une : leur am o ralism e. Geneviève B léhaut cc ne p o rta it en elle aucune in terd ic tion. T out ce d ont elle av ait eu envie, to u t ce à quoi elle av ait pu goûter sans provoquer le m alheur de quelqu’un, elle l’av ait essayé ». M adeleine B erry 1 voit en elle u n ty p e p arfait de cc païenne », vou lan t indiquer p ar là que le christianism e n ’existe pas pour elle; on d irait plus ju ste m e n t q u ’elle est le m odèle de cette cc femm e n a tu relle » dont Laclos trace le p o rtra it dans U Éducation des fem m es; seulem ent, et c’est là le paradoxe de l ’ouvrage, M argerit in tro d u it cette femm e naturelle dans une société évoluée sans q u ’elle subisse jam ais l ’influence des contraintes sociales : ce J e me m oque de la société e t de sa m orale »; il est vrai que la m orale et les conven tions se vengeront p ar la m ain de B ex. E n face de R ex, to rtu e u x et to rtu ré , Geneviève est sim ple : cc P o u r elle, le désir, le plaisir n ’étaien t pas des choses im portantes : des choses agréables, sans plus, des choses simples. Ça te p laît? Moi aussi. Très bien. » Gene viève, c’est la cc Bonne Déesse » du P an th éo n de M argerit, créée a v a n t le péché. M arité, Cléone d’Aigrem ore n ’on t pas plus de principes, m ais leur égoïsme donne à leur am oralism e une agressivité qui n ’existe pas chez Geneviève. L a prem ière mène une vie apparem m ent irré prochable, tissa n t habilem ent la tram e de ses intrigues sous le couvert de relations m ondaines respectables; la deuxièm e, direc trice d ’ouvroir et demoiselle de h au te v ertu qui fait la p artie de bridge du p réfet e t de la sœ ur de Févêque, se transform e, pour retro u v er le b eau Rico dans sa garçonnière tendue de soie rouge, en courtisane de luxe! Elle garde la dém arche extérieure d u catholi cisme uniquem ent pour les avantages sociaux q u ’elle en retire. Pour D orm ond, héritier des philosophes sensualistes du X V I I I e siècle cc u ne seule chose ne trom pe pas : ce que l’on sent... Le plaisir et la douleur, q u ’avons-nous besoin de chercher plus loin?... E n nous, n o tre n a tu re nous m ontre qu’une seule vérité doit nous diriger : 1.
Robert Margerit,
B o u g e r ie , 1 9 5 6 . P l a q u e t t e t r è s r a p id e .
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celle de noB sensations. » Il suffit, pour eux comme pour M erteuil, de conserver les apparences de la respectabilité que la société im pose; la seule v éritable m esure de chacun est en soi, et c’est en soi que chacun tro u v e le critère de ses actes et la raison de sa conduite. L e Bien et le Mal sont des notions vides : si le m alheur s’ab at sur des êtres « laids, sots ou im purs », nous le nom m ons « justice im m anente », s’il « s 'a tta q u e à la beauté, à la noblesse, à la p u reté », nous le m audissons et nous y découvrons une espèce de volonté satanique. Ce sont là des notions artificielles; pour l ’hom m e fort, il n ’existe comme le déclare Cléone aucune religion tt horm is celle de la volonté ». Si nous com m ettons des fautes, il ne fa u t accuser n i « l ’in ex istan t J u p ite r ni le Sort non moins vague », « il n ’y a d ’au tre responsable que n otre faiblesse ». La prem ière qu alité du héros, c’est donc la qualité de sa volonté. Comme M athilde de la Môle, Cléone regrette les époques d ’énergie, celle de Louis X I I I , de la Renaissance; son instinct est « contrarié p ar une époque qui n ’offre aucune issue à la puissance des caractères ». M arité déclare : « A m on sens, chacun reçoit, non pas dans l’au tre m onde qui n ’existe point, m ais bien dans celui-ci, ce que son caractère m érite. » Comme la Sanseverina, comme M erteuil, elle considère la réussite sociale comme une preu v e de caractère, puisque la société ne perm et pas la faiblesse et qu’elle s’incline to u jours d ev an t le succès. II ne s’agit pas de réussir comme R asti gnac poux obtenir des avantages m atériels m ais pour affirmer sa p ersonnahté comme Julien Sorel. L ’énergie pren d chez ce type de personnage la forme de la volonté de puissance. M arité a « la m anie de trip o ter les destins des autres »; « dans ceux q u ’elle aim e » elle a et besoin de substituer sa fatalité à leur médiocre des tin ». Cléone fait épouser à Ju n ie le docteur M ontignac « afin q u ’il la dégoûte de l’espèce », car Ju n ie ne doit aim er qu’une seule personne au m onde, sa cousine Cléone. Le rom ancier héros de la Malaquaise avoue : « Il y a toujours eu en moi u n secret m épris p o u r les femmes soumises aux œuvres du m âle, pour mes propres am oureuses même »; si bien q u ’il n ’est pas éto n n an t de tro u v er chez une héroïne de M argerit, Dom inique (L a Femme forte), une ardente profession de foi fém iniste : « Les femmes, autrefois pri vées de to u t droit, incapables, perpétuelles m ineures, réduites à la pêche hum iliante d ’un hom m e, m ari ou am an t » on t « enfin acquis la possibilité de vivre par elles-mêmes, le droit au m étier ». Ce qui n ’em pêchera pas D om inique d ’utiliser dans sa lu tte contre R om ain pour la direction du journal, des armes spécifiquem ent fém inines; 264
à R om ain qui lui reproche de se servir de ces m oyens de séduction, elle réplique : « C’est l ’avantage d ’être femm e. Pourquoi n ’em ploie rions-nous pas les ressources que la n a tu re nous donne! Si nous en avons plus que vous, c’est sans doute que nous sommes destinées à m ieux réussir. » C’est p ar volonté de dépassem ent q u ’elle q u it te ra son jo u rn al : « J e lui ai fa it attein d re ses lim ites, il ne se développe plus, il ne p eut que continuer. » Or, pour elle, a vivre ce n ’est pas continuer, c’est recom m encer ». Elle p a rt cc recom m encer au tre p a rt ce q u ’elle a achevé ici ». De m êm e, il est facile d ’im aginer que la m arquise de M erteuil v a se lancer en H ollande dans de nouvelles aventures. D orm ond s u rto u t a le goût de l’énergie; il est cc avide de dom i n er ». Dès son arrivée à M ont-D ragon, il s’im pose à tous les h ab i ta n ts du ch âteau et d ’abord à G aston, l’hom m e de confiance qui dirige les écuries de Mme de Boisménil. P a r cc besoin de déplaire, de blesser, d ’irriter », il tra ite le vieux paysan en serf; G aston essaie de résister m ais il en est incapable. D orm ond trouvera en Germ aine de Boisménil u n te rra in d’élection : cc II se p lu t à jouer d ’elle, à lui faire m o n ter aux pom m ettes une te in te plus rose, en p o rta n t b ru s quem ent ses lourds regards sur elle »; il devient son am an t pour cc assurer son pouvoir », car il apprécie peu le plaisir cc banal, m onotone » ; la séduction est p o u r lui, comme pour Valm ont, u n m oyen privilégié d’im poser sa loi à au tru i. Mais quand, aidée de P ierrette, Germ aine lui résiste, quand M arthe reste en apparence hors d ’a tte in te , sa rage et sa souffrance sont au paroxysm e. Cette volonté de puissance, chez M arité comme chez D orm ond, est le signe d ’une av id ité plus essentielle, d ’une exigence profonde et qui les concerne eux-mêm es bien plus que leurs victim es, ce Ce vide m isé rab lem en t quotidien que chacun rem plit comm e il p eu t, elle le com blait de rêves impossibles, d’appels sans adresse, d ’am bitions q u ’elle eû t q u ittées sans regret... A u-delà de to u t acte, il lui fallait l ’ex altatio n d ’u n défi co n stan t et universel qui é ta it à lui seul sa raison d ’être. » Des êtres de défi, l’expression s’applique à D orm ond com m e à V alm ont, à Cléone et M arité comme à M erteuil. Le geste de D orm ond caressant furtivem ent P ie rre tte p en d an t q u ’elle sert à table, si b ru ta l et vulgaire q u ’il paraisse, c’est celui de Ju lien Sorel p re n a n t la m ain de Mme de R énal; c’est à la fois u n défi à la société, et une épreuve imposée à soi-même. La réaction de P ie r re tte est d ’ailleurs significative : ce Celui-là, on p eu t dire q u ’il n ’a pas peur! » D orm ond est devenu l ’am an t de Mme de Boism énil. U n soir après dîner, quand les hôtes du château p ren n en t le frais dans la pénom bre, D orm ond, to u t en soutenant une conversation 265
avec M arthe, caresse G erm aine, la m ère de M arthe. C’est la situ a tio n inverse m ais exactem ent parallèle à celle de V alm ont racon ta n t à Cécile, p e n d a n t u n en tracte, les aventures scandaleuses qu’il attrib u e à sa m ère. L ’épisode où D orm ond dans un m om ent de colère et d ’exaltation, m onte en pleine n u it E rèbe, l’étalon, sans selle e t sans bride, pour une chevauchée fa n tastiq u e, c’est u n défi au destin et à la créatio n ; c’est encore Ju lien Sorel seul sur u n rocher et co n tem plant les évolutions d ’un aigle. De Julien, il a aussi l’am bition d u plébéien qu i v eu t p énétrer dans une classe sociale supérieure. Fils d ’un p e tit avoué, une gravure figurant à cheval le colonel L ’H o tte, écuyer en chef de Saum ur, a éveillé sa v ocation, qui est l’expression de sa volonté de puissance et de son orgueil p lu tô t q u ’u n goût inné. « Il trav e rserait Toulouse avec cette allure superbe; de son m épris, de sa gloire, il écraserait ses cam arades et to u tes les jeunes filles — qui l ’intéressaient si fo rt — seraien t à ses pieds. » Cela ne l’em pêchera pas de déplorer qu’ « il y a it tro p de gens riches à l ’heure actuelle », et que « les chevaux se dém o cratisen t ». L ’orgueil de D orm ond, petit-bourgeois aux goûts aristocratiques, présente des tra its à la Costals. Les femmes l’in téressen t, il ne p e u t se passer d ’elles, m ais il les m éprise : cc II é ta it presque co n tent : en une soirée, il av a it hum ilié deux femmes. » cc Les femmes sont rarem en t intelligentes, déclare-t-il à Germ aine, ai-je eu to r t d ’a tten d re que votre esprit s’égalât à votre beau té? » Son dédain prend la form e de la muflerie : le prem ier soir q u ’il passe à M ont-D ragon, la charm ante demoiselle H ortense de Boism énil, qui est une virtuose, lui dem ande s’il aime la m usique : cc Non, M adam e », d it D orm ond froidem ent. cc II aim ait ta n t déplaire », cc il aim ait tro p m épriser », telles sont les form ules qui cam pent D orm ond. Il s’agit pour les forts de se servir des au tres q u ’ils dédaignent dans la conscience de leur orgueil. D orm ond a deux ato u ts : com m e V alm ont, comme Julien Sorel, il sait m en tir et il sait ne jam ais tra h ir ses réactions. Il reste con stam m en t opaque au x autres, grâce à une puissance de dissi m u latio n , à une am biguïté savam m ent entretenue. Il in te rd it aux au tres de le connaître parce qu’il est constam m ent m aître de lui et de son apparence. Son im passibilité excite la curiosité et l ’irritatio n d e ceux qui l’en to u ren t ; cc A trav ers son visage im m obile, au x lèvres à peine retroussées p a r u n sourire perpétuellem ent am bigu, sa pensée et ses sentim ents ne se laissaient p oint lire 1. » M arité, 1. Cf. le ttre L X X X I : « R essentais-je quelque chagrin, je m ’étu d iais à p ren d re l'a ir de la sérén ité, m êm e celui de Ja joie.,. C’e s t ainsi que j ’ai su p rendre sur m a physiono m ie c e tte puissance d o n t je vous ai vu quelquefois si étonné. » (M erteuil à V alm ont.)
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com m e Cléone, resteront aussi im pénétrables, même à ceux qui Ica aim ent. T oute action concertée suppose une tactiq u e. Avec D orm ond, hom m e de cheval, c’est le m ot cc dressage » qui s’impose. Il m anie les femmes com m e il m anie les chevaux. Les procédés v a rie n t avec le caractère, et les difficultés sont très variables. Avec Ger m aine de Boisménil, Parisienne frivole que son veuvage laisse sur sa faim , il « m arivaude »; l’affaire est d ’ailleurs facile et ne p ré sente pas d ’in térê t tactiq u e p o u r D orm ond. Il ne s’agit pas ici d ’une technique de la séduction, m ais d ’u n exercice érotique. Avec M arthe, la m an œ u vre est beaucoup plus subtile : il s’im pose d ’abord à elle, qui a la responsabilité de l’élevage de M ont-D ragon, p ar son m étier et les résu ltats q u ’il obtient. E n su ite pour détruire la p u reté de M arthe, il utilise le biais de la lecture, laissant à la portée de sa m ain dans la bibliothèque, riche en ouvrages du x v m e siècle, d ’ab o rd V ivant-D enon, puis N erciat. L ’arrivée de P ierrette, la femm e de cham bre, forte de l’expérience de3 grands palaces in tern atio n au x , v a lui p erm ettre d ’im aginer un sav an t caram bolage. Il s’agit d ’abord de pousser Germ aine e t P ie rre tte dans les bras l ’une de l’autre, afin d ’attein d re MaTthe p a r la révé lation b ru tale de ces am ours singulières. « Cette n u it, M arthe en ten d rait v en ir de chez sa m ère des b ru its étranges... Inquiète, elle e n tre rait. Soudain la lum ière ruissellerait et Georges D orm ond v errait à quelle p ath étiq u e beauté peuvent atteindre trois m agni fiques créatures foudroyées. » Le dernier term e est caractéristique du « sadism e » de D orm ond, que nous aurons à com m enter plus loin. Il fa u t dire cependant que dans Mont-Dragon, rom an qui ne p réten d d ’ailleurs aucunem ent refaire Les Liaisons dangereuses, les procédés de séduction ne sont pas analysés avec la rigueur et la précision que l ’on rencontre chez Laclos. E n outre, si la volonté de la m arquise de M erteuil organise et provoque les évé nem ents, en dehors e t m algré la volonté des autres, D orm ond dans son en treprise a sa tâche simplifiée : il est bien évident, p ar exem ple, que P ie rre tte , déjà initiée au x am itiés particulières, tom be am oureuse de Germ aine sans que D orm ond y soit pour rien ; il se bornera à jouer le rôle de catalyseur. Cléone d ’Aigrem ore, dont l’a u teu r adm et la paren té avec la M erteuil, utilise des procédés de la M arquise; p ar exemple quand elle essaye de provoquer la ru p tu re en tre Ju n ie et son am an t en faisan t in terv en ir un p rêtre auprès de ce dernier, et sous u n p ré te x te to u t à fa it étranger à l ’affaire qui l ’intéresse. P o u r M arité la séduction est un « je u où la sincérité, l’hypocrisie, la passion,
la rouerie, l’in stin ct de tro u b ler et de se tro u b ler s’enchevêtraient inextricablem ent ». Dom inique, pour perdre son rival R om ain au jo u rn al, utilise son « am ie » Gisèle com m e un sim ple pion; Gisèle devra reten ir R om ain à u n m om ent où sa présence est indispen sable au jo u rn al, et ruiner ainsi son crédit. Mais l’in té rê t essentiel des rom ans de M argerit, et c’est l’aspect p ar lequel il se distingue su rto u t de Laclos, c’est leur érotism e. Aussi bien Claude Elsen 1 consacre-t-il à D orm ond quelques pages intéressantes, quoiqu’un peu rapides. Il serait u tile d ’envisager ici le problèm e d ’une m anière plus précise; ce tte analyse p erm e t tr a de distinguer p ar la suite la valeur de l ’œ uvre de Laclos placée sous le signe d u libertinage. P o ur D orm ond, com m e pour V alm ont, il n ’est pas question d ’am our. « N ’aim er personne » est un de ses principes. Mais qu an d , penché sur sa m aîtresse, te il m éprise le ré sid tat » de sa séduction, q u an d « il rêve froidem ent de succès m oins b an a u x », D orm ond ne pense pas à des conquêtes plus difficiles, m ais à des formes de possession plus essentielles. Pas plus que pour V alm ont, « faire l’am our » n ’est son objectif; m ais M erteuil et V alm ont veulent plier leur p arten aire à leur loi intellectuelle et m orale, e t spécia lem ent l’ab andonner après l’avoir séduit. Il s’ag it p o u r eux de dém ontrer l’ascendant de leur énergie e t de leu r technique. Si ces fins ne sont pas étrangères à D orm ond, comme on l ’a vu, son souci m ajeu r est de posséder sa m aîtresse en lu i im posant des p ratiques érotiques. Aussi bien chez lui, com m e chez d ’autres héros m asculins de M argerit, la sensibilité de la vue prim e-t-elle toutes les autres. « E x trêm em en t sensible au x formes », la vue d ’un corps de fem m e en m ouvem ent est pour lui une source de jouis sance aiguë : « Son talon, sa cheville, le tendon, et la naissance insensible du m ollet étaie n t pour Georges des choses absolum ent lyriques, d o n t la splendeur éclatait en lui avec la stridence d ’une sonnerie de tro m p ette... » Il exige de G erm aine q u ’elle se p ro m ène to u te nue dans le parc, au clair de lune et il justifie ainsi son exigence : « J e vous ai fait venir ici pour vous voir. V otre b eau té est un spectacle si ravissant q u ’il surpasse ju sq u ’au plaisir de vous ten ir entre m es bras. A cette jouissance charm ante, m ais néanm oins banale, souffrez que je substitue la volupté pour moi de vous regarder, pour vous de vous sen tir regardée. A pprofon dissez ce trouble — si fréquent et do n t on sait p o u rta n t si m al tire r un raffinem ent de plaisir. Lorsque vous vous sentez saisie 1. Homo Eroticus.
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par un reg ard qui ne perd rien de vous, chaque geste, chaque parcelle de vous-m êm e prend u n e im portance obsédante. Comme mie douleur vous révèle l ’existence d ’un organe, u n regard fait naître en vous vos yeux, v o tre bouche, vos seins, vos jam bes, vos b ras, vos m ains : il vous f a it vivre intensém ent en chacun d ’eux. Je vous ai priée de v en ir ici cc soir afin de vous donner au m axim um cette volupté. » On p eu t reconnaître dans ce te x te très suggestif une idée analogue à celle que S artre venait d ’expo ser, u n an a v a n t la p aru tio n de Mont-Dragon, dans L 'Ê tre et le néant (1943). L a volupté q u ’éprouvera Germ aine ira de p air avec un sen tim en t de gêne et de honte, elle se sen tira sous le reg ard de D orm ond, « o b jet » de son plaisir; elle deviendra ce q u ’il v e u t q u ’elle soit. Ainsi la liberté de D orm ond sera négation de celle de Germ aine, — et c’est bien ce q u ’il recherche, p ar la volupté et au-delà de la volupté. « Le fa it d ’a u tru i est incontestable et m ’a tte in t en plein cœ ur. J e le réalise p a r le m alaise; p a r lui je suis perpétuellem ent en danger 1. » D orm ond est très précisém ent ce danger pour autrui. « Avec des m ots on fa it l ’am our a u ta n t q u ’avec les baisers ou les caresses 2. » L ’écriture est pour D orm ond un a u tre procédé érotique, com m e le m ontre la le ttre dans laquelle il in v ita it sa m aîtresse à cette étrange prom enade, et l’érotism e tra n sc rit est vécu deux fois, am ené à sa réalisation déjà dans les m ots. Il arrive m êm e q u ’u n dessin très suggestif illustre tel passage de la lettre. La connaissance des êtres, en effet, ne procède pas des m oyens habituels. G ustave, le héros du Château des bois noirs, assiste tous les soirs au déshabillage de sa fem m e comme à un spectacle, à u n b allet : « Il n o u rrit un besoin obscur, instinctif, de voir to u jo u rs plus H élène et de la connaître davantage dans la m obüité de ses contours. » D orm ond ne s’intéresse ni aux qualités ni au x défauts des autres sur le plan intellectuel ou sur le plan m oral. L a prem ière fois q u ’d est en présence de Mme de Boism énil, il étudie ses a ttitu d e s, l ’expression de sa bouche, et à trav ers l’étoffe de ses vêtem en ts, les lignes de son corps 3. E t Germ aine sous ce reg ard « se sen t abom inablem ent nue ». Dès q u ’il arrive au ch â te a u , l’insolente fixité de son regard trouble M arthe, « e t pour 3 3 4 . C f . l e t t r e L X X V I d e s Liaisons dangereuses où V a l m o n t possession d e M m 0 d e T o u r v e l p a r le r e g a r d . 2. Le Château des bois noirs. 3. Cf. Liaisons dangereuses, le ttre L X X V I : « ...p u is p a rco u ran t to u te sa personne, je m ’am usai à d ev in er les contours e t les Cormes à tra v e rs u n v êtem en t léger, m ais to u jo u rs im p o rtu n . » 1.
L'Être et le néant, p.
p ren d
ta n t il lui sem blait q u ’il la com prît m erveilleusem ent, tro p bien m êm e : elle sen tait que ses secrets de toujours, do n t certains lui d em euraient inconnus à elle-même, en une heure il venait de les percer ». C ette connaissance de M arthe sera plus com plète encore qu an d D orm ond étudiera son com portem ent à cheval. Il ne p eut av o ir avec les êtres que des rapports érotiques : seules les femmes e t les chevaux l’intéressent; avec les hom m es, la com m unication ne se fa it jam ais. Q uand il poussera Germ aine à devenir l’am ie de P ie rre tte , ce sera aussi pour avoir de sa m aîtresse une connais sance plus profonde, m ais toujours p a r des m oyens et sur le plan érotiques. Le thèm e de l ’inceste qui ap p araît dans Par un été torride, dans L a Terre aux loups, dans Le D ieu nu, s’éclaire s u rto u t dans ce dernier ro m an p ar ce désir de connaissance charnelle. M arité et B runo ne co m m ettent pas physiquem ent l’inceste, m ais Jac q u e line qui n ’ap p a rtien d ra d ’ailleurs ni a u frère ni à la sœ ur, m ais q u ’ils aim ent parallèlem ent est « le lieu de leur rencontre char nelle, le seul dom aine où p û t se donner carrière le désir qui flot ta it depuis to u jo u rs entre eux ». C’est M arité qui pousse B runo e t Jacqueline à s’aim er pour être, comme D orm ond avec P ie rre tte et Germ aine, « le spectateur, le confident, l ’organisateur de leurs tendresses ». Chez M argerit, en effet, l’unité érotique p arfaite se com pose de trois personnes : u n hom m e et deux lesbiennes. Ainsi la vo lu p té devient dram e et spectacle : l’action vécue p ar deux personnages reçoit une réalité objective p a r la p articipation du sp ectateu r, et entre le regard et l’acte s’étab lit un courant qui perm et au x protagonistes d ’introduire la conscience dans ce qui est généralem ent p erte de conscience. D ans l’érotism e, la pensée particip e sans discontinuité au plaisir. Il y a plus dans le trio érotique de M argerit : u n rêve d ’herm aphroditism e, une synthèse d u sexe. D ’ailleurs l ’hom m e du trio, dans Le Dieu nu p ar exemple, B runo, qui re p a ra ît dans L a Malaquaise, est un vénusien, taudis qu’une des deux femmes est une m artien n e, l ’a u tre é ta n t toujours une fem m e-enfant. Il y a ainsi une sorte d’échange et de su b stitu tio n possible qui m arque cette volonté de fondre les sexes en un seul. D e plus, les deux femmes sont u n sym bole d ’absolu, « l’infini s’in carn an t dans la perspective d ’une b eauté am oureuse p ar elle-même reflétée », M argerit tra n s p o san t ici su r le plan des corps le thèm e des « m iroirs jum eaux » de L a M ort des amants. L ’érotism e est ainsi u n m oyen d ’accès au co u ran t de la vie uni270
verselle. D orm ond établi t avec l’étalon É rèbe des rapports que l’on p eu t qualifier d ’érotiques; il prend possession du cheval com m e il prend possession d ’une femm e; il lui parle d ’une voix « basse, char nelle, secrète », il le caresse et c’est l ’accord to ta l entre « l ’hom m e p u issan t et la bête puissante »; dans une prom enade lente cc ch a cun se p én ètre de la présence de l’a u tre ». C’est une affaire réservée aux grands mâles et, sym boliquem ent, cc cette étreinte d ’égal à égal » d o n t rê v ait Costals. M arthe ne s’y trom pe pas, elle cc au rait crié de v oir ce tte m ain forte aux doigts courts et larges éveiller su r cette m oire de ténèbres e t d ’éclairs une traînée de frissons. Sa p udeur étouffait d evant ce spectacle ». L a n a tu re elle-même augm ente p ar ses com plicités l’intensité érotique. L’eau et la forêt sont toujours présentes dans l’œ uvre de M argerit mêlées au x je u x de l ’am our. E n définitive, l ’érotism e est une aspiration confuse, celle cc d ’être la vie m êm e ; non seulem ent une créature, m ais les sentim ents des créatures, non seulem ent la bouche m ais le m ot, la bête e t ses regards, l’arbre et la chute de sa feuille, la respira tio n de la m er, le passé, le présent, l’avenir ». Le Dieu uu de M argerit, c’est le S atyre de H ugo : Sa chevelure était une forêt; des ondes, Fleuves, lacs, ruisselaient de ses hanches profondes... ... I l cria : cc L'avenir tel que les d e u x le font, C'est l'élargissement de l'in fin i sans fond, C'est l'esprit pénétrant de toutes parts la chose!... ... A m o u r! tout s'entendra, tout étant l'harmonie. L 'azur du ciel sera l'apaisement des loups. Place à Tout! J e suis P a n ! Jupiter, à genoux 1! » L ’érotism e a donc son É den, m ais il a aussi son Enfer. C ette ro u te qui m ène vers un absolu lum ineux est traversée parfois p ar des chem ins obscurs. R ex ( Eté torride) est u n dam né de l’érotism e : p u ritain , v oyeur et fétichiste, il finira p a r le m eurtre. G ustave, incapable de posséder une femm e qui lu i échappe, tu e son rival qui est aussi son frère, et donne à son suicide les apparences d ’un m eurtre commis p a r sa femme. Cléone quand elle v a rejoindre Rico s’im pose to u t u n attira il de p ro stitu ée ; cc Elle n ’obéit pas à la lascivité m ais à cet instinct dém oniaque ou sim plem ent cette m aladie qui conduit l’être à détester sa n atu re en lui et dans ses sem blables. » I l fa u t dire aussi que Cléone a uu goût prononcé pour le m élo; elle aussi tue l’am an t de sa cousine très aimée, Ju n ie. 1. L a Légende des siècles, La Salyrc.
D orm ond lui-m êm e est incapable de réaliser cet équilibre de tous les sens qui fait l'harm onie de Geneviève B léh au t; sa sensualité exigeante fa it de lui u n obsédé, un m aniaque : « Il avait besoin des fem m es, com m e à u n m orphinom ane il fa u t chaque jo u r sa dose de poison »; p a r son im puissance à aim er, p ar ce désir per pétuellem ent in satisfait, p ar ce goût d ’un absolu inaccessible, il est le réprouvé, il est « Jo b ... Sisyphe... », c’est un « hom m e de là-bas », d ’un au-delà sans cesse en fuite. « Il ne connaît que le plaisir am er, l ’ard eur to u rm en tan te de voidoir toujours plus et de m ûrir, au m om ent q u ’il réalise une chose apparem m ent im pos sible, une plus impossible encore. » Ce R ené d ’un nouveau genre a m êm e p en d an t h u it mois te n té l’expérience m onastique; et puisque D ieu l ’a rejeté, il sera S atan. Il essaiera alors, p ar l’érotism e, de « to rd re la réalité » e t de « faire jaillir de sa banalité l ’im possible », C’est l ’aspect sadique de D orm ond; il v e u t ra p p ro cher Germ aine et P ie rre tte pour « jo u ir à la fois du spectacle de leur charm e, et de la notion de leur avilissem ent ». Il v eu t leur faire d u m al, un « m al effroyable » : « J e suis décidé à ne rien o b ten ir que p a r la force. » « Né avec le siècle élu du m assacre et de l ’assassinat », D orm ond tém oigne pour son tem ps, comme Gilles de R ais pour le XVe siècle, com m e S ade pour le sien. Le libertin, héros de Sade, s’il se relâche u n m om ent de sa violence et de sa tension, s’il se laisse aller à un sentim ent hum ain, la te n dresse ou la pitié, signe son arrêt de m ort. D orm ond a fait en p ard o n n an t au v alet G aston à la prière de M arthe « une entorse à sa n atu re. S’était-il jam ais m ontré indulgent ju s q u ’alors! T out v en a it de cette faiblesse ». Cette faiblesse, ce tte blessure intim e, c’est M arthe et c’est aussi la m ort de D orm ond : il se laissera tu e r p ar elle sans faire un m ouvem ent. « J ’avais l’impression,, dira-t-elle, de lui obéir. » Sans qn’elle s’exprim e jam ais sous une form e philosophique, on reconnaît dans l ’œ uvre de M argerit une th èse essentielle de Sade : la perversité fondam entale de la n a tu re qui est a u ta n t destruction que création. De cette œ uvre inégale, a tta c h a n te et irrita n te à la fois, une figure se détache p o ur nous, de loin, su r les autres personnages de M argerit : celle de D orm ond. Le héros de Mont-Dragon, encore assez m al connu, m érite largem ent de prendre place parm i les grandes figures du rom an contem porain. Ce qui a pu, et ce qui p o u rrait agacer le lecteur, c’est le style de M argerit. Ce n ’est ni le style du ro m an d ’analyse, ni un sty le actuellem ent à la mode. C’est l’écriture d ’un peintre qui, p ar souci de re n d re sa vision dans sa m obilité, dans sa to ta lité , ab o u tit à la fois à la surcharge et à la
b analité. L ’abus, en particulier celui des épithètes, provoque un effet contraire à celui de la recherche initiale. T rop souvent les seins sont « drus », les pieds « charm ants », les tailles « souples », les jam bes cc som ptueuses ». M argerit a lui-m êm e analysé sa m anière dans L a Malaquaise. Il reconnaît son échec dans sa quête d ’u n style clair et qui cependant cc colle a u x contours des idées ». E t il ajo u te : cc Personnellem ent, je m e m oque de l’écriture »; de la p a rt d ’un écrivain, l’aveu est assez surprenant. B aroque — c’est peut-être le m ot qui définirait le plus ju stem en t M argerit e t qui d onnerait l ’explication de son originalité la plus au th en tiq u e, com m e de ses faiblesses. Il a d u baroque le goût de la surcharge, du décor, des sentim ents frénétiques, du m ystère et su rto u t de la m obilité. P our lui comme pour le B ernin, cc u n hom m e n ’est jam ais aussi sem blable à lui-m êm e que lorsqu’il est en m ou vem ent », e t le jeune peintre, héros du V in des vendangeurs, fa it ce rêve ém inem m ent baroque d ’un écorché en m ouvem ent : cc Q uand vous faites to u rn er u n bras ou u n e jam be, le m ouvem ent se répand à trav ers les m ailles des muscles comme une onde décom posée en ses élém ents... J e voudrais voir u n écorché v iv a n t qui se m euve, m arche. Cet éventail de chair surhum ainem ent nue, n u e ju sq u ’à la source de sa m obilité, tous ces m ouvem ents irisan t les surfaces nacrées... Ce serait fou! il y a u ra it de quoi éclater de folie! » J e a n R ousset a défini dans L a Littérature de l'âge baroque en France 1 ce q u ’d appelle le paradoxe baroque : le principe m êm e de cet a rt qui est de trad u ire le m ouvem ent, lui in te rd it de s’a rrê te r sur une form e; l ’a rrêt serait négation même du baroque; et d ’a u tre p a rt la volonté incessante de dépassem ent ren d im possible l’accom plissem ent de l ’œ uvre d ’a rt. Ces rem arques éclairent l ’œ uvre et les personnages de M argerit et expliquent p eu t-ê tre ce qu’ils ont d ’excessif et d ’inachevé.
Roger Vailland est le prem ier rom ancier, le prem ier écrivain qui hc soit voulu délibérém ent h éritier de Laclos. C’est un fait reconnu. Q uand uu éd iteu r v e u t publier un Laclos par lui-même, il s’adresse à R oger V ailland; quand u n producteur v e u t tire r u n film des Ifa iso n s dangereuses, il dem ande à R oger V ailland d ’en écrire les dialogues. Boisdeffre in titu le son article de L'H istoire vivante de la l. ( u rti, 19S3.
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littérature d'aujourd'hui : « U n Laclos m arxiste : R oger Vailland. » U n des prem iers ouvrages de Roger V ailland s’intitule Esquisse p our le portrait du vrai libertin, le dernier p aru : La Fête ap p araît com m e une explication e t u n com m entaire d ’une série de rom ans p récéd en ts, Drôle de je u , Les M auvais Coups, L a Loi 1, qui sont to us, plus ou m oins, des ouvrages dans la ligne de Laclos. Il existe dans l ’œ uvre de V ailland, deux tendances rom anesques, et nous n ’envisagerons ici que les œ uvres écrites p a r le « fils de Laclos 2 ». Il est bien évident q u ’il n ’y a pas de cloison étanche entre ces deux aspects : Drôle de jeu , e t Bon Pied bon œil en sont u n e preuve où M arat-L am balle est à la fois engagé dans une action p o litiq u e et dans le libertinage. A plusieurs reprises, V ailland évoque Laclos, son rom an, ses personnages, te P o u r moi, d it M arat, ce qui est essentiellem ent, ty p iq u e m e n t français dans notre litté ra tu re , ce qui est unique, inim itable, irrem plaçable, c’est R etz, Laclos, et Stendhal. J ’y ajo u terai p eu t-être Sade... ce q u ’il a de bien français, ce qui l’ap p a re n te au x précédents, c’est sa prodigieuse faculté d ’irrespect. » D ans L a L oi, le juge Alessandro, érudit qui connaît l’histoire locale et qui est ouvert aux idées sociales, évoque te le général Cho derlos de Laclos a p p o rta n t à T arente, à la tê te des soldats de la R épublique française, les idées neuves de la lib erté e t du bonheur ». L a Fête, c’est u n m om ent de la vie d ’u n hom m e, D uc, te à la recherche de sa souveraineté »: cette notion de souveraineté, Duc, que l’a u teu r a voulu rom ancier, l ’a dégagée lentem ent, à trav ers sa p ropre expérience, et su rto u t son expérience d ’hom m e engagé naguère dans la politique. U n voyage en E g y p te au m om ent de la R évolution a été d éterm in an t p o u r lui. Mais pour le lecteur, qui considère l’œ uvre de V ailland dans son évolution, c’est bien p lu tô t à trav ers l ’expérience de M arat-L am balle e t su rto u t de Milan — les V alm ont de V ailland — que s’éclaire la figure du héros de L a Fête et la notion de souveraineté. D e Drôle de je u à L a Fête, c’est l’histoire de l ’aventurier, du et m auvais su jet » cousin de Costals, qui fa it de la résistance p ar d ilettan tism e e t goût d u jeu, pour qui cependant le com m unism e est une te n ta tio n et une nostalgie, qui v e u t croire q u ’ te en 2047, l ’am our-passion ap p a ra îtra vraisem blablem ent aussi périm é que le christianism e », devenu ce souverain, cc Louis X IV du lib erti 1. U r ù k de je u , M arat, M athilde, 1945. Esquisse*. 1946. Le» Mauvais Coups, M ilan, H élène, K o b crtc, 1940. La Fête, D uc, Leone. L ucie, Jean-M are, 1960. L a L o i, 1957. 2. E xpression de M artin-CIiaulfier.
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nage organisant les plaisirs de l’île E n ch an tée dans une hostelleriepalace du M éconnais; de M ilan, oiseau de proie on passe à D uc, grand-duc et duc p arm i ses pairs. M ilan b u v a it du tord-boyaux, abondam m ent, D uc boit, u n peu m oins, du w hisky. L a fem m e de M dan disait « m erde », celle de D uc d it : « m étaphysique », la première s’ap p elait R oberte, comme to u t le m onde, la deuxièm e c’est Léone, la femm e du Lion-Roi. L a voiture anonym e est deve nue une D. S. 19 qui fa it du 160. M ilan é ta it obligé d ’établir stricletnent ses com ptes p o u r réaliser u n séjour à la cam pagne, dans une hum ble dem eure paysanne, D uc fréquente les re sta u ran ts et les hôtels de luxe, sa m aison des cham ps est une oasis de verdure et de paix. D uc, on nous le d it, fu t com m uniste; on ne p eu t s’em pê cher de penser qu’il le fu t à la m anière de M arat-Lam balle, détaché, cynique, jam ais engagé à fond, e t très talon-rouge 1. De Drôle de jeu à L a Fête, l ’univers du h b e rtin se rétrécit de plus en plus, la société libertine s’enferm e dans un m onde clos. Ce n ’est plus Mer teuil et Y alm ont choisissant leurs victim es dans le m onde des autres, et b ra v a n t p ar là-m êm e les lois sociales, c’est l ’univers fermé, c’est l’au tre m onde, celui de Sade, m ais sans violence et sans crime. L a Fête, c’est Sade tran sp o rté dans la paix idéale du dom aine de Clarens : D uc v eut être heureux, il cherche le bonheur, le sien, celui des au tres; comme la fête des vendanges de L a N ou velle Héloïse est u n des som m ets du rom an, et une im age sym bo lique du bonheur que Ju lie fa it régner au to u r d ’elle, la fête que Duc se donne et donne à Lucie, est le couronnem ent de l ’œ uvre, et c’est la fête de la vie. L ’idée de bonheur qui est au centre mêm e des préoccupations philosophiques du x v m e, mêm e si on peut opposer su r ce point les conceptions de R ousseau et celles des Encyclopédistes, p a ra ît en to u t cas étrangère, non à Laclos (sa correspondance le prouve), mais aux Liaisons dangereuses. La Fête, ex altatio n du bonheur du souverain e t description an a lytique de la souveraineté, a l ’avantage de perm ettre au critique de dégager plus n ettem en t les lois qui régissent l ’univers de Vail land. D u lib ertin au souverain : telle est la courbe suivie p ar les œ uvres, et le souverain, c’est le libertin enrichi, apaisé, installé dans son bien-être, dans ses habitudes et ses certitudes tranquilles. On passe de la liberté à l’autorité, de la révolte à l’ordre établi. P eut-être est-ce ainsi que se dessine to u te vie. Duc c’est peu t-être, i * Comme le suggère le rapprochem ent M a rat-L a m b a lle ; le révolutionnaire e t l'a ris to crate.
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to u t sim plem ent, M ilan devenu vieux. Le souverain de Vailland est u n m onarque éclairé, dans le sens que le x v m e, après Voltaire, donne à cette expression. Il a pour objectif principal la recherche du bonheur p ar la m ise en œ uvre d ’un a rt de vivre : « Ce qui nous fa it chérir Fabrice, Lamiel, Lucien ou la Sanseverina, déclare Milan, ce n ’est pas l ’abandon qui soum et à l’am our, m ais la force de carac tè re qui p em iet de l ’assouvir, c’est l’ap p étit de bonheur qui prouve l’hom m e de cœ ur et la tê te froide qui trouve les moyens de le satisfaire. » Comme les philosophes du X V I II e , lecteurs atten tifs et disciples de Lucrèce, le héros de V ailland pense q u ’il fa u t d ’abord détruire les m ythes, ces « rêveries » do n t parle le poète latin , « capables de bouleverser la conduite de la vie e t de troubler p ar la crainte les chances du bonheur 1 »! Sur les traces de M erteuil, sur les pas de Costals, D uc p a rt en guerre contre le plus puissant et le plus noeif des m ythes : F A m our, l ’A m our-Passion, F A m our que le surréalism e a nom m é Fou. L ’A m our n ’est pas u n élém ent privilégié du com portem ent hum ain. M arat le place avec le jeii, 3a drogue, sur le m êm e plan d ’in térê t que la tuberculose ou la syphilis 2. De mêm e q u ’un être hum ain n ’a plus d ’in térê t à ses yeux si son activité est entièrem ent conditionnée p a r la syphilis, de m êm e il ne s ’intéresse pas aux obsédés du je u ou de la passion. M ilan qui, com m e Duc, a fait l’expérience de l ’am our-fou, prononce contre lui u n vigoureux réquisitoire. Passée la période de désir m utuel, l’am our-fou « to u rn e au cauchem ar et les spectateurs sont bien obligés de s’en aperce voir ». La passion hum ilie car celui qui aime ne s’a p p a rtien t plus, n e se possède plus. E t comme l’ivrogne, le drogué, le jo u eu r, d étesten t le vin, la drogue et les cartes qui les tien n en t enchaînés, deux am ants cc qui s’aim ent de passion ne p euvent que se détes te r », et leur passion est u n cc duel à m ort ». E n réalité Fam otir partag é est u n e cc supercherie », une cc convention », Comme Cos tals, Milan pense que cc dans les m œ urs d ’au jo u rd ’hui, la p lu p art des femm es se font honneur d ’avoir leur hom m e, comme les gen tilshom m es de faire la preuve de leur q u artie r de noblesse » et que cc l ’inégalité de la femm e ne peut être com pensée que p ar les a r ti fices et les illusions de l ’am our », ce qui explique que R oberte s’accroche à ces illusions, alors que Milan les re je tte . Il éprouve de la haine p o u r s’être laissé cc ra v ir sa souveraineté ». cc L ’esclave 1.
De Natura Rerum,
I , 105.
2, Cf. Liaisons dangereuses, le ttre CIV : « J e n ’en ten d s pas p lu s q u ’u n e fem m e qui tr a h it [ses principes] puisse ê tre justifiée p ar sa passion préten d u e, q u 'u n voleur ne le se ra it p a r la passion de l'argent* ou un assassin p a r celle de la vengeance. »
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n e p eu t que h aïr son m aître » et la passion fait chacun des am ants « esclave p a r ra p p o rt à l’a u tre ». C ette « supercherie », cette « m ystification », on y échappe p a r le courage, la lucidité, la pos session de soi-même 1. C’est u n entraînem ent, une faiblesse, née de la fatigue, du « désordre du systèm e nerveux et vasculaire », « le fru it de l’inaction, de la solitude et de la continence ». Ainsi, le faible a « l’illusion de la violence », l’im puissant « croit q u ’il ag it ». La m ystification de l’am our-fou, comme celle de l’am our de Dieu « relève de la m entalité prim itive ». Mais, au X X e siècle, l’hom m e p e u t espérer a façonner » ses rêves « dans le visage du réel ». Le réel, c’est l ’am our physique. « N u à nue dans le silence du h t, il n ’y a plus de tricherie possible. Le langage ne perm et plus d ’élu der le réel, le sophiste se tro u v e au pied du m ur : il fa u t faire ses preuves. » L’am our est uniquem ent dans la possession physique, dans 1’ « av en tu re organique ». E t, parce q u ’elle est épurée de to u te espèce de sentim ent, la « brève étrein te » avec une « fille » est plus au th en tiq u e que « l’am our-idée fixe, l ’am our-passion de F abrice pour Clélia ». « Le corps à corps purem ent érotique, étroi tem en t lim ité au tem ps du plaisir n ’adm et pas... de tricherie. » Ce goût des prostituées caractérise su rto u t M arat, il leur dem ande la sorte de plaisir qu’elles sont seules à pouvoiï procurer : le plaisir du corps auquel rien de trouble n e v ien t se mêler. M ilan lui aussi les apprécie, puis le thèm e disparaît dans L a Fête. Les souverains, on le sait, ne fréq u en ten t pas les filles, ils on t à leur disposition un P arc aux Cerfs. L’am our, c’est donc le plaisir; et le désir est au sentim ent ce que le plaisir est à l ’am our : la réalité à la place du rêve. P o u r Lucie, a v a n t la fête, c’est « le sentim ent qui donne une significa tio n aux gestes de l ’am our, le désir dans sa pensée est un am our ap p auv ri, réd u it à ses élém ents physiologiques », tandis que pour D uc, « désirer, au sens où il l’entend, lui, a u n contenu plus riche q u ’aim er, au sens où elle l’entend, vraisem blablem ent, elle », parce que cc chaque geste de l’am our, s’il est exécuté avec bonheur, m et en question l’hom m e to u t entier ». M arat, M dan, Duc sont des Costals, des « hom m es de désir ». L eur devise est la m êm e : « Vivre intensém ent, c’est avoir des désirs et les réaliser. » P our Milan, comme pour le héros de M on th e rla n t, to u te « jeune fille inconnue » est objet de désir. Duc « réclam e l’am our quand il en a envie, to u t de suite, et aussitôt 1. T o u t ce réq u isito ire s’inspire de la le ttre CIY des L iaisons dangereuses.
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après, il pense à a u tre chose ». Si l’activité am oureuse est privi légiée, c’est que « la peau, l’enveloppe sensible du corps, c’est le plus intim e de l’hom m e 1 », c’est parce que « l’afflux du sang, le gonflement du m uscle, l’aiguisem ent des nerfs, exige plus im pé rieusem ent que soit tro u v é le geste ju ste ». L’am our physique est ainsi une épreuve e t une preuve de m aîtrise de soi. D uc est sou verain de son corps parce qu’il a une pleine possession de lui-même. Mais on ne devient danseuse étoile qu’après de longs exercices. L ’am our physique s’apprend, le plaisir s’apprend, il y a une « m anière » pour cela comme pour to u te chose. L a Fêle, c’est l ’éducation et d ’abord érotique, de Lucie. S’il n ’existe pas de sujets tab o u s dans le clim at am oral de V ailland, 1’ « absence de p udeur » de ses rom ans n ’est jam ais ni te im pudeur » ni « im pudence ». M ilan et R oberte, D uc et Léone parlent, d ev an t des tiers, de leurs expériences am oureuses, sim plem ent, tranquillem ent « sur u n to n n atu re l » et il semble tt aller de soi » de leur répondre. L ’a rt de vivre chez V ailland ne se borne cependant pas à u n a rt d ’aim er. Si l’am our est u n dom aine privilégié, parce que c’est celui où les m ythes sont le plus difficiles à réduire, on p eu t déga ger les principes, les procédés d’un a rt de vivre plus ouvert. tt Ce qui m e touche p a r excellence d it M arat, c’est la lu tte consciente e t volontaire de l ’hom m e contre le m onde sous tous les aspects. » Ceux qui v iv en t ce sont ceux qui lu tte n t, ceux qui agissent, D uc d ira it : ceux qui vivent ce sont ceux qui vont. Q uand, su r la ro u te qui le m ène à Lucie et à la fête, il fa it une revue de sa vie passée, tous ses actes lui apparaissent comme dès m ouvem ents vers des objectifs précis. « Il n ’est pas un hom m e qui se com plaît, qui accepte, qui se m orfond, pour qui la to rp eu r succède au sommeil, l ’am ertum e à la ferveur, qui reste dans. Il est u n hom m e qui v a à. » Chaque action efface l ’action précé dente, et l’on retro u v e ce ry th m e de la course d ’obstacles que nous avons déjà rencontré bien des fois. L ’allégresse anim e ces pages, e t le style bondissant, précis, p ercu tan t, s’accorde au rythm e de la voiture et à celui du désir. Les trois syllabes qui scandent le passage te Duc v a à » (et où V ailland tire u n effet rem arquable de l’hiatus) trad u isen t la répétition entêtée de l ’acte volontaire et la certitu d e de la m aîtrise de soi dans l’ivresse consciente de la lu tte . Si l’im age du risque s’interpose entre la volonté e t l ’acte, risque de la prison, de la to rtu re , de la m ort, quand Duc évoque 3. F o rm u le de Gide d ans Les F aux-M onnayeurs : « Ce que l ’hom m e a de p lu s p ro fond* c’e s t sa peau* » ( I I I e p a rtie , chap. Y .) Ce m o t, a jo u te l’a u te u r, serait de « P au lÀ m broise », c’est-à-d ire de Valéry.
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non passé de m ilitan t et de résistan t, ce tte im age n ’in terro m p t |>:is l ’élan, car c’est « pour se faire à soi-m êm e la preuve de sa souveraineté sur soi-même » q u ’il a pris ce risque. C ette action volontaire que n ’a rrê te n t pas des considérations de prudence fait de M arat et de D uc les frères de M erteuil et de Julien Sorel. Mon action est le ré su lta t de mes principes : ainsi pourrait-on résum er la le ttre L X X X I, de M erteuil. Ce qui, chez la M erteuil, <-Ht philosophie avec, pour valeur essentielle, la raison, devient chez M arat, M ilan ou Duc u n a rt de vivre, une m éthode em pi rique. La M erteuil a des principes, eux, une technique. P our tro u ver la p a ix de l’âm e, com m e pour conduire u n e auto, ou faire ( am our, il s’agit de connaître la technique adéquate. Léone n ’u ti lise (( ni la prière, ni les génuflexions, ni le rosaire » m ais « l’équanil et le fau teu il relaxing. C’est sans am biguïté ». Le sage est celui qui sait agir sur son corps pour m odifier ses passions ; « 7 verres do w hisky et 2 cachets d ’im m énoctal et u n b ain chaud donnent la sagesse. » A v a n t de se retro u v er d ev a n t son m anuscrit, Duc absorbe du m ax ito n . T o u t cela est très sim ple, on le voit. On doute néanm oins de l'efficacité de ces recettes dans des circons tances graves! D eux cachets d ’im m énoctal ne re n d raien t pas le repos à la présidente de Tourvel; sep t pastis n ’em p êch en t pas R oberte de se suicider. Il est vrai q u ’elles sont l ’une et l ’a u tre victim es des m y th es auxquels elles croient; il est v rai aussi que jam ais on ne v o it les héros de V ailland a u x prises avec u n m alheur au th en tiq u e. Cette tech n iq u e ne résout cependant pas tous les problèm es. Son utilisatio n exige deux qualités prem ières, celles que nous avons trouvées constam m ent chez les descendants de Valmont. : lucidité e t volonté. L a m arquise de M erteuil dans la lettre L X X X I dresse d ’elle-même u n p o rtra it critique e t donne une vision d ’en semble de sa propre histoire; c’est l ’a ttitu d e de D ue qui recherche « une v u e comme de l ’extérieur, capable m a in te n a n t de réfléchir sur sa propre histoire, comme sur n ’im porte quoi qui lui serait étranger m ais qui l ’intéresserait ». Ainsi, M ilan fait l’histoire de sa vie avec R o b erte et l ’un com m e l’a u tre apporte à cette réflexion su r le passé le détach em ent critique, l’absence de passion, l’acuité de coup d ’oeil qui caractérisent M erteud ou V alm ont juges d ’euxmêmes. L a règle essentielle de la souveraineté c’est d ’ordonner les rap p o rts avec au tru i, de prendre une décision quelconque, non « p ar passion ou p a r am itié » m ais te politiquem ent », c’est-à-dire en exerçant son ju g em en t sur les faits en dehors de to u t élém ent m oral ou affectif. Il pourra se faire que le souverain choisisse la 279
voie héroïque, m ais c’est alors pour vivre intégralem ent, pour s’éprouver; « il est absurde de m ourir pour quelque chose », il s’agit seulem ent de « se prouver, que dans un certain nom bre de circonstances, on est capable de m ourir pour quelque chose ». C’est le principe d u Service inutile de M ontherlant; on sert pour se d ém ontrer à soi-même q u ’on est libre. L ’essentiel p o u r D uc est de préserver ou de conquérir sa liberté dans to u s les dom aines. Milan a v a it donné de cette liberté son synonym e cartésien, qui est « v e rtu », c’est-à-dire te possession de soi ». « J e ne rem arque en nous q u ’une seule chose qui nous puisse donner ju s te raison de nous estim er, à savoir l ’usage de n o tre libre arb itre et l ’em pire que nous avons sur nos volontés. » Cette affirm ation de D escartes dans le Traité des passions, le souve ra in , comme les héros de Corneille e t ceux de Laclos, la p re n d rait à son com pte. I l est m aître de lui : « Il a appris à ne plus expri m er sur-le-cham p ses désirs; quand il é ta it plus jeune, il n ’y résis ta it pas... M aintenant, il sait se contrôler. » Il ne se laisse aller n i à l’irrita tio n ni à la facilité; Duc sait que le rom an q u ’il écrit est m auvais, m ais il se force à le continuer, « pour faire la lum ière en soi et tire r la m orale de l ’affaire ». L a volonté s’exerce aussi dans le sens du désir q u an d il est action et accom plissem ent, et la fête, c’est la réalisation du désir grâce à ïa volonté. À l’objec tio n de Lucie : « E t si les fêtes ra te n t? Je le m épriserais. J e serais tro p m alheureuse d ’être obligée de le m épriser », Léone répond : « M étaphysique », comme le bon derviche à Pangloss. U n p oint essentiel de l’a rt de vivre, c’est le thèm e lib ertin de la ru p tu re , ou p lu tô t ici le thèm e m ontanien d u détachem ent : « Au prix du com m un des hom m es, écrit M ontaigne au livre I I I , chapitre X , peu de choses m e to u ch en t, ou pour m ieux dire, me tien n en t; car c’est raison qu’elles to u ch en t p o urvu q u ’elles ne nous possèdent. » Ainsi D uc ne s’est laissé posséder ni p ar l’am ourfou, — il a su éviter q u ’il ne devienne ty ran n ie subie ou im posée, — n i p a r la drogue, ni p a r la passion politique qui « se change en hargne et p ren d le goût am er de la trah iso n » si on ne dégage à tem ps. Mais on ne dégage à tem ps que si on ne s’est jam ais engagé à fond, si on s’est toujours m énagé une p o rte de sortie 1. C’est ce qui provoque l ’indignation de Frédéric : a M. M arat est u n d iletta n te de la R ésistance... il raffole des Liaisons dangereuses, I . La conduite de M ontaigne, rep o u ssan t, p a r exem ple, les offres d ’H enri de N av arre, com m e son passage à la m airie de B ordeaux, le m o n tre n t assez. C’e s t aussi u n e des règles de vie de Costals. M algré les apparences, il ex iste b ien des p aren tés e n tre V ail la n d e t M o n th erlan t.
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V alm ont à la m anque... bourgeois pourri... »; e t R odrigue tra ite ce m êm e M arat d ’ « aventurier » et l’accuse d ’avoir « une concep tio n fasciste du m onde ». Son goût d u jeu, son d étachem ent cynique pro v o q u en t l ’indignation des « purs ». Même après sa blessure, devenu b oiteux, il reste u n d an d y ; qu an d il voyage en Italie, il descend dans les hôtels où av a it séjourné B yron. D élais sa n t les jeu x de la politique, il v it en riche éleveur de ta u re a u x sur le p lateau de l’A ubrac. Ce V alm ont, d ’ailleurs, est cruellem ent p uni puisque, sa blessure lui in te rd it désorm ais de cc connaître » les femmes. D uc, comme M arat, a dû se lancer dans l’aventure politicpie avec le cynism e d ’u n Fouclié, q u ’ils adm irent : cc efficace... irres pectueux... », p a r goût de l’action et de la puissance effective, m ais sans jam ais to m ber dans le panneau de l ’idéal. C’est cet aspect qui am ène G aétan Picon à re tro u v er chez V ailland ce le to n des écrivains de droite », et P . de Boisdeffre à le com parer à B rasil lach, à D rieu ou à R oger N im ier, cc J e suis m aître de moi com m e de l ’univers », proclam e u n souverain célèbre. Duc v e u t être m aître de l ’univers com m e U est m aître de lui-m êm e. C ette volonté de puissance face au x autres est illustrée dans cette page presque épique où M ilan lu tte contre un grand corbeau blessé. Le thèm e de l’auto qui se retrouve dans plusieurs rom ans de V ailland est encore u n exem ple de cette volonté. Il semble que la v irtu o sité au v o lan t soit u ne m anifestation de virilité et de puissance. M ilan s’am use à p rendre les virages à la lim ite de stab ü ité de s a v o i tu re , M arat pilote une D elahaye G rand S port, la réussite sociale e t l’aspect bourgeois de Duc sont symbolisés p ar une D. S. 19, q u ’il échangera b ien tô t contre une voiture am éricaine ou m êm e une Mercédès. D ans u u jeu absurde m ais qui l ’am use énorm ém ent, Duc provoque p a r u ne série de m anœ uvres dangereuses le conduc te u r d ’une 403. I l risque sa propre vie m ais il pousse les autres cc à la m o rt ». Si Léone essaye de le m odérer, il se justifie en répli q u a n t que les autres n ’on t q u ’à refuser le jeu. Mais le jeu privilégié, c’est la séduction. A ttilio, de L a L o i, qui a lu le Laclos de V ailland, décompose comme lui la séduction en q u atre figures : cc Séduction, possession, dépravation, ru p tu re . » L a séduction se double chez D uc du goût des expériences; a u d éb u t du rom an, l ’épisode de Torchis bifolia que D uc v e u t tra n s p lan ter et transform er p a r une n o u rritu re spéciale, annonce la tran sfo rm atio n futu re de Lucie. M arat, M ilan, Duc veulent c<éveil ler délibérém ent » l’am our chez la fem m e qu’ils ont choisie, e t c’est ce qui les rapproche de V alm ont. Mais la séduction de M athilde, 281
d ’H élène ou de Lucie n ’est en rien com parable à celle de la P ré sidente; les procédés de V alm ont sont lucides, rationnels, la séduc tio n est pour lui une dialectique. Chez V ailland, c’est une fasci n atio n érotique. C’est la présence du désir qui éveille le désir : cc D u c est là avec son désir, c’est to u t, aucun de ses gestes n ’est équivoque, le désir est cependant présent dans to u t geste, to u te parole, et s u rto u t dans son silence. » C’est p ar les convictions de son intelligence que V alm ont entraîne T ourvel, c’est p ar une p ré sence physique en v o û tan te que D uc pren d possession de sa p a rte naire. Le ch ap itre V est to u t à fait caractéristique à cet égard. Les deux p artenaires n ’échangent que quelques répliques et Vail lan d décrit leurs a ttitu d e s avec une grande m inutie : cc Ainsi placé il e u t le visage de Lucie au-dessus du sien à sa droite, envi ro n 50 centim ètres au-dessus de lui, environ 75 centim ètres à sa droite. » On a l ’im pression d ’un ballet parfaitem en t réglé, d’une danse rituelle de ces anim aux qui se fascinent m utuellem ent a v a n t l’am our. On retom be sur les procédés les plus classiques de la séduc tio n : le prestige physique. M ilan ccprend sa voix de velours» comme Bel-Ami, et si Léone n ’accuse pas Duc, comme R oberte accuse Milan, de ccfaire sa p u ta in » avec Lucie, c’est q u ’elle est tro p bien élevée. V ailland rejo in t Laclos dans le thèm e de l’éducation. L ’influence de M arat sur M athilde n ’a p ro d u it que des effets négatifs et l’on p eu t p arler ici de dépravation; elle le lui reproche d ’ailleurs en term es très am ers : cc Toi le prem ier hom m e avec lequel j ’ai trom pé m on m ari, et si tu avais voulu coucher avec m a fille qui av ait dix ans, et je crois bien que t u en as eu envie, je t ’aurais laissé faire... toi qui m ’as ôté le respect que j ’avais encore pour m on père... toi qui m ’as appris à fum er l’opium ... » Le seul ré su lta t de la séduction c’est la déchéance physique et m orale de M athilde. Elle devient p rostituée et indicatrice de la G estapo. H élène est beaucoup plus jeu n e que M athilde, elle n ’a pas v in g t ans. Milan qui, d ’après R oberte, adore conseiller les lectures des jeunes filles, v a pouvoir exercer sur elle son influence. L a présence de M ilan, ses leçons d ’am oralism e qui ne p ren n en t jam ais u n to u r didac tiq u e ou agressif — la vie est présentée com m e une réalité sim ple e t norm ale, et n atu relle — agissent su r la je u n e in stitu tric e avec une efficacité rem arquable. C’est elle qui la prem ière dira à M ilan : cc J e vous aime. » M ilan n e pousse pas son av an tag e : il ne fait pas d ’H élène sa m aîtresse et il justifie son a ttitu d e dans une le ttre très grave, ce tte le ttre qui provoque le suicide de R oberte. R oberte a u ra it toléré q u ’H élène devienne la m aîtresse de M ilan, elle ne p e u t supporter l ’idée que c’est pour préserver cc la droiture, la 282
Munl.é, l'in tég rité » m orales de la jeune fille q u ’il renonce, e t surI ont que la présence d ’Hélène lu i ait Tendu in s u p p o rta b le sa vie avec elle-même. Hélène cependant sort transform ée de l ’aventure, plus libre et p lu s forte. Lucie, au d éb u t du rom an, est encore une adolescente, elle a « une voix e t des pensées enfantines », « des tra its et ime dém are! j de femme ». Elle a « le cœ ur ten d re et fragile ». Gomme H élène, elle a des qualités de droiture, d ’au th en ticité su rto u t, m ais elle est encore incapable d ’ad m ettre les faits dans leur réalité sans que les sentim ents o u ïe s préjugés viennent faire écran. Ses ressources morales so n t insuffisantes pour faire fro n t, elle a besoin d’un appui; mais ni Jean-M arc son m ari, ni Léone ne veulent l’aider : il fa u t q u ’elle apprenne à lu tte r seule. Sa chute sera rapide, infinim ent plus rapide que celle de la Présidente, m ais elle apprendra, ce que la P résidente n ’a pas fait, à dépouiller l ’am our des faux prestiges du sen tim en t, elle apprendra que l ’am our, c’est le désir et le plai sir, e t elle s’en ira sans regret vers l’avenir. C’est en cela que L a Fête est un livre heureux. L a fête d ’am our lui apprend à dom iner scs hontes enfantines, et ses dégoûts, à se contrôler et à vouloir. « T o u t s’épure dans le plaisir », disait M erteuil, le chapitre X d u rom an de V ailland est u n com m entaire et une dém onstration de cette form ule. D ans le plaisir, le fro n t de Lucie « est u n e m er sans rides, à la naissance du m onde, a v a n t la création d u v en t, p ar u n m atin d ’été ». E t Lucie à la fin de l ’après-m idi déclare ; cc M aintenant je ne courberai plus jam ais les épaules », et pour illustrer im m éd iatem ent cette résolution, elle propose de dîner au vin rouge, ce q u ’elle ne pouvait souffrir au p a rav a n t! Il fa u t dire que ce vin rouge, to u t sym bolique q u ’il soit, n ’est pas une m arque bien convaincante pour le lecteur des résu ltats de l ’éducation de Lucie! T o u t cela ne v a pas très loin, et le p o rtra it que D uc, com plai sam m ent, se trac e de Lucie devenue Lucienne, com m erçante avisée, séparée de son m ari et choisissant des am ants q u ’elle ne laisse pas s ’im p lan ter, n ’a rien de très a ttra y a n t! On p o u rrait penser que la gentille Lucie, dans sa grâce spontanée, é ta it peut-être aussi heureuse avec son poète de m ari, et sans doute plus riche que ce tte fem m e cc qui sait ce q u ’elle v e u t », sèche et banale. Mais D uc — pas plus que M erteuil ou V alm ont — ne se dem ande s’il a le d ro it d ’infléchir la destinée d ’un être; cependant les héros de Laclos n e p ré ten d en t pas rendre les autres heureux, D uc exige qu’ils p a rta g e n t sa conception du bonheur, e t on a b o u tit à ce paradoxe et à ce tte am biguïté, le Souverain règne sur une R épu blique, la R épublique des É gaux. 283
U n des leitm otive de L a Fête, c’est le thèm e d ’A ntoine et de C léopâtre e t de la société d ’amis qui les en to u ren t : la « B ande de ïa vie inim itable », la « B ande des com m ourants ». Duc attire au to u r de lui des êtres qui on t le m êm e ty p e physique que lui : il est u n « rapace », le cc visage comme un bec »; Leone a u n nez cc de b ête de proie »; Jean-M arc est rem arquable lui aussi p ar 1’ cc agressivité du nez ». Cet air de famille tra h it une agressivité de caractère, une volonté égoïste qui les rapproche. D ans leur univers clos, qui est un univers d ’adultes, le tu to iem en t est de rigueur; les ra p p o rts sont d ’une franchise apparem m ent lim pide; n i Jean-M arc ni Lucie 1 1 e sont en adoration devant Duc rom ancier de valeur. Ils essaient de réaliser une société libertine; D uc, Leone et Jean-M are se ra co n ten t sans pudeur m ais sans forfanterie leurs expériences am oureuses. Lucie, la dernière initiée aux règles du club, refuse de donner des détails sauf q u an d elle est seule avec Leone; c’est q u ’elle n ’est pas encore arrivée à cette m aîtrise de soi qui lui donnerait le sentim ent de l ’égalité. D uc semble avoir renoncé à croire comme M ilan que la société fu tu re, c e lle du X X I e siècle, sera enfin débarrassée de l ’am our-passion en m êm e tem ps que du christianism e, et que les peuples sculp te ro n t leur destin dans le réel : la raison, l ’am our-plaisir. II se co n tente d ’u n microcosme, d ’u n em bryon de société libertine, réduite à q u atre individus. P cut-on mêm e parler de société liber tin e? D ans aucun des rom ans de V ailland, on n ’assiste aux ébats aim ables de couples qui, dans quelque abbaye de Thélèm e liber tin e, se fo n t et se défont au caprice du désir, comme on le v o it par exem ple dans le film de P ierre K a st ; Le Bel Age. D uc e t Lucie so n t les seuls à p articiper à la fête. Jean-M arc p a r politesse d ’hôte plus que p a r goût fa it des ouvertures discrètes à Leone, m ais sans ré su lta t : Léone est arrivée à l ’âge de la fidélité. S auf avec Duc, la cérémonie de l ’am our, cc cette gym nastique », lui p a ra ît m ain te n a n t ridicule. Jean-M arc est contraint p ar les lois de la R épublique des É g au x à laisser Lucie libre; m ais c’est p ar conform ism e de l’anticonform ism e beaucoup plus que p ar conviction, cc D uc me déçoit, déclare-t-il à Léone, la séduction de Lucie ne constitue pas pour D uc une entreprise glorieuse!... Il d étru it m a m aison... » Jean-M arc, connaissant Duc, a pris un risque en lui p ré sen tan t sa femm e; il doit subir la loi de D uc : cc T u as joué... T u as perdu. Paie! », lui d it Léone. D ans ces conditions peut-on m êm e parler d ’égalité? D uc exerce sa souveraineté au x dépens de la liberté des au tres; et Jean-M arc apprend à ses dépens, com m e le K yo de La Condition humaine, q u an d M ay lui annonce q u ’elle a couché avec 284
Langlen, que la vie résiste au x théories. Léone, la partenairecomplice de Duc, mêm e si elle n ’ose pas s’insurger ouvertem ent contre le souverain, n ’en souffre pas m oins d ’assister au x am ours de D u c e t de Lucie. Ici se pose précisém ent le problèm e du couple chez V ailland. Les M auvais Coups et L a Fête m e tte n t en scène deux couples m ais de n atu re très différente. Milan et R oberte, qui on t connu l’am ourfou, v iv en t m ain ten an t dans un clim at de haine, de peur, de com pli cité trouble, de violence; qiiand ils ont b u , il leur arrive de se b a ttre sauvagem ent. « Le x x e siècle : la guerre to tale et les scènes de m énage », dira Duc en pensant à l’époque où il é ta it M ilan. Q uand R oberte favorise les am ours de M dan et d ’Hélène, quand elle coiffe la jeu n e fille, la m aquille, Phabille en entraîneuse, ce n ’est pas du to u t avec l ’é ta t d ’esprit de la m arquise de M erteuil d étail la n t à V alm ont les charm es de Cécile, m ais dans u n vertige de désespoir grim açant, et qui annonce son suicide. Fille d ’A lexandre, souverain anachronique, — do n t l ’éloquence pérem ptoire tran c h e des problèm es délicats d ’histoire et de cui sine, — fem m e de D uc, souverain, Léone est souveraine elle-même. Elle l’affirme, ainsi que D uc, assez souvent pour q u ’on pense que c’est là u n e idée chère à l’a u teu r : a Nous nous respectons com m e des rois égaux. » Léone, intelligente, expérim entée, énergique et virüe, est la digne épouse de Duc. Ils échangent leurs réflexions sur ce q u ’ils voient et ce q u ’ils ressentent, sur les hom m es e t les fem m es q u ’ils connaissent, sans jam ais se quereller. Q uand D uc re v ie n t de la fête, Léone ne lui pose aucune question, se b o rn a n t à expri m er sa satisfaction de le voir se re m e ttre a u travail avec ardeur. Il est bien évident que V ailland a voulu peindre là le couple idéal, dans l’égalité absolue des sexes : M erteuil-V alm ont im posent leur exemple. L a M arquise e t le Vicom te jouissent d ’une égale liberté : ils accordent souvent leurs actions m ais chacun des deux p eut jouer su r u n tab lea u personnel sans dem ander la perm ission à l ’au tre ; V alm ont en trep ren d de séduire la P résidente m algré les avis contraires de M erteuil et M erteuil, p assa n t outre à ceux de V al m ont, séduit P rév an. Léone a passé l ’âge des aventures, soit; c’est une facilité que se donne l’auteur. Mais Léone n ’a que le titre de souveraine sans la fonction et sans les attrib u ts. E t d ’abord elle n ’est pas indépendante, en ce sens q u ’elle n ’a pas de m étier et q u ’elle dépend m atériellem ent d u tra v a il de D uc 1. Le rom an ne I. D ans un article de L a N e f (cahier n° 5t jan v ier-m ars 1961» consacré à L a Femme et l'am our), .Roger V ailland exécute rad icalem en t les femm es qui ne tra v a ille n t p as :
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donne aucune précision à ce sujet, m ais on p eut penser qu’elle ml loin d ’avoir réalisé l ’idéal de la fem m e ém ancipée dont Lucie, devenue Lucienne, sera l ’image, Léone est une bourgeoise qui s’occupe de son in térieur; pour faire plaisir à Duc elle fait le m énage e t mêm e la vaisselle, exercice qu’elle a v a it en horreur, m ais pur volonté elle a dom iné son dégoût. Au m om ent où D uc pousse « ù la m o rt » le conducteur de la 403, Léone, que cela ne d iv ertit pim, n ’ose que de tim ides rem arques b ru talem en t coupées p ar Duc : « Ce je u t ’am use v raim en t? — É norm ém ent. » Elle se ta it et ferm e les yeux. C’est l’a ttitu d e q u ’elle adopte quand Duc courtise Lucie. U n seul reg ard du m aître suffit à réprim er toutes les velléi té s de sa fem m e; p en d an t la soirée où les q uatre amis écoutent du jazz , Lucie dénoue ses cheveux, Léone « eut un dem i-sourire et; p o rta la m ain à son sage chignon com m e pour le défaire; main elle v it D uc qtii l ’observait, l ’œ il m auvais, et rem it la m ain su r se» genoux ». P o u r d étourner Duc de Lucie, Léone, avec beaucoup de précautions oratoires, présente une série d ’argum ents, sans jam ais faire jo u er ses propres sentim ents : cc T u n ’es pas généreux... JeanM arc et Lucie so n t fragiles... Je suis surprise : Lucie n ’est pas une fem m e p o u r un week-end... Ce n ’est pas une femm e qui couche... Elle aim e son m ari... Elle est fidèle... Ils sont très gentils tous les deux. » Mais la décision de D uc est prise, et Léone fait contre m au vaise fortune bon cœ ur, avec u n sang-froid p arfait, car elle est m aîtresse d ’elle-même, m ais là s’arrête sa souveraineté. Elle cède to u jours d ev an t Pégoïsme de D uc sans doute parce q u ’elle l’aim e et q u ’elle a p eu r de le perdre, m ais su rto u t parce q u ’elle a peur de lui. C’est u n despote que la m oindre contrariété irrite et son épouse épie su r son visage ses plus p etits changem ents d ’hum eur. « J ’aime m ieux q u ’il te fasse la cour, dit-elle à Lucie, que de le voir de m a u vaise hum eur. » L ’expérience de l ’am our-fou que Duc a faite avec R oberte, lui a inspiré l ’horreur d ’être possédé, contraint, et Léone su bit la liberté de D uc sans que jam ais l ’inverse seproduise. Comme le note Gorki dans son essai D u cynisme, cc la com plète liberté d ’u n « m oi » en traîn e l ’esclavage de tous les autres pronom s. » Léone cède donc sans cesse devant les « caprices », d evant les désirs du « roi-enfant. »; encore quelques tours de roue sur la voie de la résignation et Léone finirait comme la baronne H ulot. les « croqueuses d ’hom m es ». I l est v rai q u ’il s’a g it de fem m es de m ilieux m odeste», d o n t le m a ii se tu e en tra v a u x supplém entaires e t varies p o u r au g m en ter le confort (m achine à lav er, a s p ira te u r, frigidaire). F a u t-il croire que le» grandes bourgeoises, é ch ap p a n t; grâce à leur fo rtu n e, à la conditiou de croqueuses d ’hommes* p eu v en t légi tim em en t n e rieu faire?
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C’est que V ailland a voulu transposer dans le couple la complid e V alm ont e t de M erteuil. D éjà dans Esquisse pour le portrait il u vrai libertin, l ’a u te u r in tro d u isait une notion qu’ü reprend dans non Laclos, et d ont nous aurons à parler plus longuem ent, c’est celle du lien qui im it M erteuil et V alm ont, e t où il v e u t vo ir une espèce de « tendresse » désespérée, une « des formes les plus pures île l’am our ». Disons que cette in te rp ré ta tio n nous p a ra ît to u t à fait fausse; cependant elle explique com m ent V ailland transform e cette association de com plicité en quelque chose d ’au tre , où il in tro d u it la notion de sentim ent, et p a r la suite celle de couple, e t même de couple m arié. D ans l ’a d a p ta tio n ciném atographique q u ’il a fa ite des Liaisons dangereuses, il a m arié M erteuil et V alm ont; les nécessités techniques ne ju stifie n t pas seules cette union, m ais aussi la volonté de présenter u n m énage libertin, comme celui de Duc et de Léone. Le risque très réel c’est de fausser le je u e t c’est ce qu i arrive effectivem ent dans L a Fête. Le m ariage crée forcé m ent des liens qui n ’existent pas entre M erteuil et V alm ont; ceuxlà seuls tra ite n t réellem ent cc de puissance à puissance », cc politi q uem ent », cc en souverains ». Si la M arquise exige de V alm ont q u’il rom pe avec la P résidente c’est en v e rtu d ’un article du pacte lib rem en t conclu entre eux; qu an d ils se fâchent, ce n ’est pas la haine et les scènes de m énage, c’est l’u ltim atu m et la guerre. < il r
In d é p en d an t, orgueilleux, égoïste, incapable de voir dans les au tres des égaux, et à peine des sem blables, D uc se rapproche d ’a u ta n t plus des héros de Laclos. B ien entendu, Vailland n ’a pas voulu refaire Les Liaisons dangereuses ; ce qui est intéressant, c’est de voir dans quel sens il a in terp ré té le rom an de Laclos, et com m en t resurgissent dans une conscience m oderne, les caractères et les tra its d u chef-d’œ uvre. Les vraies m otivations de Duc diffèrent de celles de V alm ont et de M erteuil; ses actes et ses attitu d e s res sem blent à ceux de ses modèles, ses m otifs d ’agir et d ’être sont autres. C’est la raison qui crée chez M erteuil le besoin et le désir de l ’indépendance; chez Duc, c’est p lu tô t une réaction instinctive : cc Sa m ère é ta it jalouse... ensuite il s’est m arié avec ime fem m e jalouse, ...il s’est m arié avec une a u tre fem m e jalouse... » On com prend alors que, trois fois victim e de la fu reur de possession exclusive, il m ette sa liberté au-dessus de to u t. Il est très im por t a n t au co n traire p o u r com prendre Les Liaisons dangereuses de considérer que la revendication de liberté de la M arquise n ’est pas l’explosion d ’une personnalité tro p longtem ps contenue p ar les liens de la famille et du m ariage, puisque, veuve environ sa 287
vingtièm e année, e t veuve d ’u n m ari libéral, elle n ’a jam ais subi de co n train te pénible 1. Il s’agit chez elle d ’une revendication a priori, celle de l’esprit. L ’orgueil de Duc, l ’assurance tranquille de l’hom m e supérieur {« T u es beaucoup tro p sûr de to i », répète Lucie... « Il est tellem en t sû r de lui, on a envie de le quereller »), se justifie si l’on v eu t p a r son passé politique, évoqué dans le rom an, et p a r son tra v a il de création rom anesque; il ne se justifie pas p a r sa conduite présente. L a Fêle raconte la séduction très facile de Lucie qui est arrivée au bon m om ent : Due av a it besoin « d ’être aimé p ar une jeu n e fem m e ». Lucie, pleine d ’adm iration pour les œuvres de Duc, est conquise dès le prem ier regard; elle « se rend sans avoir co m b attu ». Si bien que l ’habileté, l ’hypocrisie, qui étaient c h e z \ al m o n t des arm es tactiq u es contre l ’adversaire, deviennent chez Duc un. pau v re m oyen do n t il est lui-m êm e gêné, car Lucie est faible, et Jean-M arc, de bon cœ ur ou non, consentant. P o u r provoquer le re to u r de Lucie, D uc téléphone à Jean-M arc : « Au fait, dit Due, je crois avoir com pris que Lucie ne travaille pas le sam edi. D em andelui de te rejoindre à la maison. Elle p laît beaucoup à Léone. » La comédie est ici petitesse : Jean-M arc ne peut pas prendre le change. Les dés sont d ’ailleurs pipés dès le début; l ’ad m iratio n du jeune couple pour Duc fausse les données du problèm e; Lucie que son m ari a initiée à l ’œ uvre de Due, qui en connaît des passages p a r cœ ur, « n ’ose pas dire non » au rom ancier « comme à u n gam in ou à u n chef de bu reau ». On com prend dans la suite du rom an que to u tes les jeunes fem m es désirables qui re n d en t visite à D uc sont invitées à la te fête ». C’est sans doute, si l ’on en croit Costals, une des servitudes de l’é ta t de rom ancier! Le jeu est au trem en t diffi cile pour V alm ont qui, p ar degrés calculés, crée chez la Présidente d ’abord l’am our, puis le désir. D ans le com bat q u ’il m ène, V alm ont est en lu tte non pas seulem ent contre une femm e m ais contre un univers; ce so n t les conventions m ondaines, fo rt opportuném ent rappelées p a r Mme de Volanges, c’est l’existence du m ari, c’est la v e rtu , c’est le confesseur, c’est D ieu. Lucie, elle, est seule et faible, c’est la place idéale, la ville ouverte, et l ’on se dem ande pourquoi Duc qui se com pare au x grands généraux d u x v n e siècle, a « m obi lisé contre elle to u tes ses arm ées et son artillerie lourde ». Il p a r tage avec V alm ont le goût des m étaphores m ilitaires, e t su rto u t, il aim e jo u er au V alm ont. C’est l ’aspect d u je u que Vailland a retenu en étu d ian t Les Liaisons dangereuses. Q uand M erteuil et V alm ont jouent, leur jeu n ’est pas seulem ent J. Kl le n ’a même pas connu l'éd u ca tio n conventuelle (cf. le ttre L X X X I).
ce ballet, p arfaitem ent mis au point, cette corrida aux figures classiques que V ailland a voulu voir dans l’œ uvre de Laclos, la p riv a n t ainsi de sa profondeur et de son tragique. P our lui, Les Liaisons dangereuses sont u n « je u dram atique » c’est-à-dire une action en form e de jeu, et cela seulem ent; nous pensons qu’il y a bien au tre chose chez Laclos et particulièrem ent cette notion du risque qui n ’est pas seulem ent dram atique mais tragique. Ni Cécile ni Mme de Tourvel, victim es de V alm ont et de M erteuil, ne sont initiées au x règles du jeu. Ces règles, Lucie et Jean-M arc les connaissent et ils acceptent de jouer. T o u t risque est donc exclu p o u r D uc; là est to u te la différence. C’est L a Fête qui est u n je u dram atique, et c’est peut-être ce qui donne au rom an son caractère plus n et, m ais moins authentique, moins spontané que celui des M auvais Coups. Les procédés et l ’intelligence tro p présente de l ’au teur, sa volonté de m ettre en scène des théories plus que de faire vivre des personnages ont quelque chose de systém atique et d ’artificiel. Malgré ce q u ’il y a d ’un peu fruste dans le personnage de Milan, il « fa it le poids » plus que D uc, et Léone p araît absolu m en t schém atique si on la com pare à R oberte. S’il arrive à D uc de prendre u n risque dans l’épisode déjà évoqué de la 403, c’est p ar une perversité p urem ent gratuite, à la Lafcadio plus q u ’à la V alm ont. « T u te sers des événem ents pour faire tes preuves, d it Lucie, les autres en crèvent. » Duc pousse « à la m ort » le conducteur de la 403 p ar volonté de puissance, m ais aussi parce que « sa femm e a une sale gueule » et «: son m oujm gue une to u t à fait sale gueule ». Ce genre d ’argum ent p a ra îtra it absurde à M erteuil, dont tous les actes sont raisonnables et raisonnés, sinon généreux! D uc doit d ’ailleurs ressentir quelque gêne d ’une conduite aussi ex trav ag an te et g ratuitem ent in h u m aine, car, un peu plus ta rd , il renonce à te jouer » avec une D auphine. On n ’est pas « irrespectueux » a u ta n t qu’on le voudrait car les m ythes résistent. « Ces souvenirs, va-t-il falloir les re tu e r? » L’am our-fou est un de ces souvenirs contre lesquels il fa u t lu tte r sans cesse. L ’am ourfou est sans doute pour Duc ce qu’il est pour R odrigue et Annie de Drôle de je u , le « reliquat de leur passé rom anesque et de leurs lectures surréalistes ». « D ans ses rom ans, d it Jean-M arc, il fait l’éloge du libertinage, comme m aîtrise de soi, liberté, souverai n eté dirait-il m ain ten an t, mais il dem eure fasciné p ar l ’am ourfou. » E t m êm e si Duc n ’est pas d ’accord, cette nostalgie se recon n aît à plusieurs signes. Elle se reconnaît à l ’ém otion qu’il éprouve en ap p ren an t que Lucie lit les Lettres de la Religieuse portugaise :
« Il é ta it au com ble de la joie que Lucie fû t tellem ent émue par ce tte belle langue, ce grand am our. » Lui-m êm e a passé une soirée à lire et à relire ces Lettres, et il s’est arrêté d ev a n t ce passage : « Adieu! Je ne puis q u itte r ce papier... Adieu, je n ’en puis plus. Adieu, aim ez-m oi to u jo u rs; et faites-m oi souffrir encore plus de m aux. » L a Religieuse portugaise, u n des som m ets de l’am ourpassion. Duc, p en d a n t sa période surréaliste, a « consacré to u t le loisir d ’une aimée à transposer le C hâteau in térieu r de sainte T hé rèse d ’Avila, su p p rim an t Dieu, do n n an t chair à l’extase, ne conser v a n t de l’itin éraire spirituel e t corporel de la sainte, q u ’une ascèse de la joie ». Qu’est-ce que la fête, sinon cette ascèse vers la joie p ar le plaisir? L a notion d ’am our-plaisir n ’est en rien com parable chez Laclos et chez les libertins du x v m e. P eu t-être dans une œ u v re libertine du XVIIe siècle, Francion de Charles Sorel, pourrait-on tro u v er la m êm e volonté de faire de l’am our « une force cos m ique, indép en dante de toutes les m orales inventées p ar Fhoinm c, et qui pousse sans cesse les individus en a v a n t, vers un b u t q u ’ils ig n o re n t1 ». Mais Les Liaisons dangereuses sont l’œ uvre caracté ristique où le plaisir est absolum ent dissocié de l ’am our, et c’est to u t. Il n ’y a jam ais dans le rom an de Laclos cette ex altatio n de Pam our-plaisir q u ’on tro u v e chez V ailland, pour qui le libertinage ab o u tit logiquem ent à Papologie de Pam our-plaisir. M erteuil et V alm ont séduisent pour im poser leur loi et se rendre m aitres de leur victim e, p ar des m oyens érotiques; leu r b u t essentiel n ’est pas le plaisir de l’am our. Ils éprouvent du plaisir en faisant l’am our, bien entendu, m ais leur objectif véritable est au-delà du plaisir et d ’une au tre n atu re . Il s’agit de cette et érotisation de la volonté » do n t parle M alraux : la volonté s’exerce dans le dom aine érotique et l’érotism e sert les fins conscientes de la volonté. Chez V ailland, on ab o u tit à une m ystique du plaisir qui n ’est au tre que la tra n s position de la m ystique passionnelle, et quand D uc donne cette définition de la fête à Lucie : cc Se rem ettre dans les m ains de l ’autre si absolum ent que la douleur se change en orgueil et la honte en plaisir », il retro u v e les thèm es traditionnels de l ’am our : oubli de soi, perte de conscience, don de soi, transfiguration. On est beaucoup plus près du chevalier des Grieux que de V alm ont, e t la M erteuil ne se rem et jam ais en aucune circonstance entre les m ains d ’au trui. Même si le cœ ur de Duc so rt in ta c t de l’avenJ. A ntoine A dam , H istoire de la littérature française au X V I I e siècle, t. I , p. 159» ï) e même la « b an d e des co m m o u ran ts » de L a Féie évoque la « b an d e îles g én é reux » de Francion. Cf. p. ,132.
tu rc , on a l'im pression que te ces fêtes dém esurées » sont pour lui une m anière de se consoler de ne plus croire à Fam our-fou, et de le retro u v er m algré to u t. Le bonheur, celui des autres, c’cst encore un m ythe d o n t il est difficile de se débarrasser. Duc, égoïste et suffisant, garde to u t de m êm e la nostalgie d ’une fratern ité heureuse e t v eu t faire le bonheur des au tres en les associant au sien. C’est to u t le paradoxe de La Fête, te n ta tiv e m anquée de réaliser le bonheur, m êm e dans u n cercle très étro it. L a fête, c’est le bonheur de D uc seid. V ailland, quand il lit Laclos, p a ra ît su rto u t préoccupé de re tro u ver dans Les Liaisons dangereuses les idées de V ailland. Voilà p o u r quoi il donne l’im pression de s’être arrê té a u x contours, à la surface de Laclos. L’au teu r de L a Fêle a v u d ’une p a r t dans Les Liaisons dangereuses la mise en œ uvre d ’une m orale, m ais il am p u te le ro m an d u su b stra t de ce tte m orale. Les Liaisons dan gereuses,, œ uvre de logicien, supposent une philosophie, m ie idéo logie. D ’a u tre p a rt, il ré d u it le rom an à ce jeu dram atiq u e d o n t nous avons déjà p arlé; il fa it ainsi la p a rt tro p belle à cet aspect b rillan t de m écanism e im peccable et savam m en t réglé, qui existe en effet dans Les Liaisons dangereuses; m ais il oublie le m oteur qui anim e ce m écanism e : ce tte union intim e de l’inteUigence et de la volonté, qui est l’originalité essentielle des personnages de Laclos. Si bien q u ’en lisan t le Laclos de V ailland, com m e ses rom ans de la lignée de Laclos, on se d it sans cesse : « C’est ça, e t ce n ’est pas ça. » Laclos est grand, V ailland est brillant. Les Liaisons dangereuses c’est une tragédie, Les M auvais Coups un dram e réaliste, L a Fête une com édie-ballet : « Seuls les souve rains peu v en t devenir héros de tragédie, déclare M dan. Les am ours de leurs sujets form ent le n œ u d des comédies. » Si on a pu ju s tem en t écrire que les comédies de M arivaux s’a rrê te n t au point où com m enceraient les tragédies raciniennes, on p o u rrait dire de m êm e que les œ uvres libertines de V ailland s’a rrê te n t là où com m ence l ’œ uvre de Laclos. Ce qui postule u n p o in t de contact : sécheresse du tra it, acuité du coup d ’œ ü, lucidité froide, m ortelle po u r to u te s les form es de la sentim entalité, p rim at de l’intelli gence e t s u rto u t peut-être m aîtrise du style, ce style sec, nerveux, aigu, qui sait rester n atu re l e t près de la langue parlée, to u t en g ard an t une lim p idité classique, ce style qui est le m eilleur de V ailland. D ans la vie des deux hom m es enfin, existent des lignes p aral lèles : deux rom anciers ten tés p ar l’action politique, chez qui la 291
création artistiq u e n ’a pas fa it disparaître le goût et le sens de la réalité seul.
Un des signes qui m arq u en t l’entrée de Laclos au P an th éo n idéal des auteurs classiques, ce sont les pastiches q u ’on a faits de son œ uvre. D ans Les Correspondances apocryphes, de Louis M artinCliauffier (1923), on p eu t lire une lettre de Laclos à Mme Riccohoni; l ’a u teu r des Liaisons dangereuses y défend son livre au nom de la m orale; com m e Laclos l ’av a it déjà fait lui-m êm e à plusieurs occasions, e t com m e M artin-Chauflier n ’apporte aucun argum ent in éd it, on ne p eu t guère voir dans son essai q u ’u n p u r exercice de style. Plus intéressants sont les Vrais mémoires de Cécile de Volanges, rectification et suite aux a Liaisons dangereuses ». Ces deux p etits volum es parus chez Goidet en 1926, sans nom d ’au te u r, sont l’œ uvre d ’un éru d it bibliophile, au teu r de rom ans et de poèmes oubliés, Lucas de Peslouan. Ce polytechnicien, ingénieur de m étier, am i e t com pagnon de Péguy, a voulu, p ar gageure, défendre Cécile de Volanges. Il reprochait à Laclos d ’avoir p ré senté la victim e de V alm ont et de M erteuil com m e un personnage tro p statiq u e, comme u n « p an tin de sottise et de n aïv eté ». Cécile raconte à sa m anière son aventure avec les héros des Liaisons dangereuses et com m ent, très avertie depuis le couvent, elle a dû feindre l’innocence pour laisser à son p ré te n d u séducteur l’illu sion d ’une victoire! Ce passage des Mémoires est très vivem ent enlevé; l’a u teu r est m oins heureux quand il im agine la vie de Cécile après la m o rt de V alm ont; le rom an prend alors ce to n à la fois sen tim ental et égrillard qui est très souvent celui des im i ta te u rs de R ousseau. L ’u n ité des Mémoires est assurée p ar le style qui pastiche assez bien celui de Laclos. Peslouan, grand collec tio n n eu r de vig n ettes du x v m e, s’est am usé, avec un go rit très sûr, à orner son livre de très jolies gravures. L a d ate de ces deux essais n ’est pas un effet du hasard. Crès p ublie en 1919 l’édition des Liaisons dangereuses avec la péné tra n te étude de V an B ever 1, et B ossard donne en 1925 l’édition préfacée p ar R ené de P lanhol; au mêm e m om ent paraissent l ’édi tio n L em erre (1.921) e t les réim pressions de G arnier (1922) et du M ercure (1925) 2. 1. R éim pressions en 1920, 1921, 1926 e t 1927. 2. l>ans ces m êm es années p a ra isse n t deux ro m an s sans in té r ê t q u i re p re n n en t le titre de Laclos : L a Liaison dangereuse d ’À lban M allet (1924) e t Les Nouvelles Liaisons dangereuses de M arcel B arrière (1925).
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Il existe, nous l’avons d it, u n co u ran t de psychologie lucide et cynique dans le rom an français. Il est parfois difficile de préciser dans les rom ans du x x e siècle la p a rt exacte qui revient à l ’in fluence des Liaisons dangereuses. Mais peu de livres sont aussi souvent cités dans les rom ans m odernes et dans les com ptes rendus des critiques, comme si une référence au x Liaisons dangereuses éta it une garantie de valeur. P our certains critiques, qui ont lu rapidem ent l ’œ uvre de Laclos, il suffit q u ’un rom an ait p o u r cadre une société d ’oisifs dont la principale occupation est l’am our : ils évoquent au ssitô t Les Liaisons dangereuses. C’est ainsi q u ’une œ uvre aussi insipide que Furieusement tendre de Louis C hauvet (1949) s’est vue inscrire dans cc le droit fil de la tra d itio n des Liaisons dangereuses 1 », sim plem ent parce que l’héroïne m ène une vie très libre, sans pour cela avoir aucun ra p p o rt avec Mme de M erteuil. cc Laclos en jupons, un Laclos aux cheveux courts, m achiavélique e t pervers, et de d ix-huit ans », te l est le p o rtra it de la Françoise Sagan de Botijour tristesse en 1954 2, le jo u r où son ro m an re çu t le grand prix de la Critique. Bien sûr, on retro u v e dans Bonjour tristesse le clim at des conteurs du x v m e : am ora lisme, sécheresse de cœ ur, goût d u plaisir, ennui, lucidité, — et to u t cela p a ra ît très natu rel, et facile. D ans Les Liaisons dange reuses rien n ’est cc facile ». G aétan Picon 3 pense que l’œ uvre de Françoise Sagan offre line im age décolorée des rom ans de S artre et de Simone de B eauvoir, à l’iisage des lecteurs de Paris-M atch. On im agine aisém ent que cette œ uvre puisse évoquer Les Liaisons dangereuses p o u r le lecteur m oyen d u X X e siècle qui ne connaît Laclos que p a r le cinéma. Plus récem m ent on a rapproché du rom an de Laclos L ’A n n ’aura p lu s d ’hiver (1960), de Gilles Sandier. Ce rom an p ar lettres décrit des liaisons à la fois dangereuses et très particulières; un des héros, B ern ard, ce v e u t jo u er les M erteuil au p e tit pied, les M achiavel de lycées et collèges ». Son jeu a b o u tit au suicide. Les héros de Sandier étaie n t sans doute élèves à l ’Ecole N orm ale Supé rieure au m om ent de l ’enquête de L a Revue de Paris (mars 1953) : cc Que lit-on au jo u rd ’hui à l ’École N orm ale? — Les Liaisons dan gereuses so n t mises unanim em ent au ran g des trois ou q u atre chefs-d’œ uvre français. » Si le livre de Sandier n ’est pas sans in té rê t, c’est de Sagan qu’il procède bien p lu tô t que de Laclos. 1. Claude E lsen , Réform e, 11 février 1950. 2. P ierre M azars, Figaro littéraire. 3. Panorama de la littérature française, N . R . F .
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Pour étab lir des liens de parenté, d ’autres œ uvres paraissent plus à leur place dans cette généalogie littéraire. P a r exemple, certains aspects des Hommes de bonne volonté de Jules R om ains. P lu tô t q u ’à l ’épisode du litté ra te u r B ergam ot et de la p etite Claude \ où B rasillach v o it un rapprochem ent possible avec Laclos dans la cru au té sèche et cynique du récit, —• ou bien à la p e r versité cérébrale du rom ancier A llory 3, c’est à G ilbert N odiard, le héros de Naissance de la bande que l’on p o u rrait se référer. Ce D on J u a n d ’u n ty p e nouveau — Don J u a n p a r im puissance — qui aim e déjeuner au re sta u ra n t d ’u n grand m agasin, parce q u ’il se cro it alors dans un harem , est a ttiré p ar un av en tu rier politique, D ouvrin, d o n t il adm ire la puissance physique, et qui serait le « com plém ent idéal >3. G ilbert, qui a l’am bition de fonder un grand p arti politique, a im aginé de créer entre les m em bres de l’E ta tM ajor des com plicités sexuelles. Son grand p ro jet, après certaine soirée londonienne d ’u n caractère très spécial, est de lier la bande p a r des coucheries : « T oute la comédie de l ’hum anité, c’est la dom ination, la possession de ceux qui croient en les autres p ar ceux qui croient en eux-m êm es d ’abord. » A to u te époque, G ilbert « eû t été un roué, un libertin; il eiït te n u l’emploi non de disciple, m ais de m aître et d ’in itiate u r ». Nous assistons en p articu b er à son tra v a il sur le jeu n e Daniel Escouchy; selon la m éthode employée p a r la M arquise vis-à-vis de Cécile « l’en traînem ent spécial auquel il so u m ettait D aniel Escouchy devait com porter to u t naturelle m en t de la p a rt du su jet des phases de résistance... Il fallait d ’abord user ou briser en lui, p a r degrés, certaines répugnances m orales, plus encore, certaines stupéfactions ». Si N odiard arrive à orga niser des « p arties » en tre ses complices, ceux-ci, sans se préoccu per de fins politiques, ne sont sensibles q u ’à l ’aspect érotique de la situ atio n e t b ien tô t le m etteu r en scène sera exclu de son propre jeu . C’est un fiasco de plus; Jules R om ains a voulu im aginer u n V alm ont u tilisan t les procédés d ’un libertinage érotique pour ins ta u re r u n ordre fasciste; Laclos fasciste chez Jules R om ains, Laclos progressiste avec V ailland, l’équilibre est parfaitem en t réalisé et le vrai Laclos, com m e il est d ’usage en pareil cas, re ste en tre les deux. La mêm e année, 1947, Je a n O rieux public Les Ciseaux d'argent. Ce rom an m et en scène deux m onstres à propos desquels Je a n B lan zat parle de la m arquise de M erteuil et dxi vicom te de V al m o n t. L ’originahté de ces nouveaux descendants, c’est qu’il n ’y a L Recours « Vabîme.
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<;ntre eux aucun lien sexuel; ils ont d’ailleurs quatre-vingt-cinq ans l ’un e t l ’autre. Mais leur rivalité a com m encé tren te ans plus tô t. L a m arquise de Sornay qui et u n it le m axim um de lucidité au m axim um d ’am oralité », souveraine de l’aristocratique quartier des Trois-Piliers, a voulu d ’abord reconnaître en K ruger un pair dans ïa m échanceté, et lâcher son complice dans la h au te société « pour jo u ir de spectacles rares et excitants ». K ruger prend v ite goût à des jeu x plus personnels; il enlève la fille de Mme de Sornay et c’est la guerre à m ort entre les deux complices. K ruger n ’a rien d ’un V alm ont, mais on p eut im aginer, p eut-être, que la m arquise de M erteuil obligée p ar son âge à renoncer à to u te activité amou* reuse, utilise, com m e Mme de S ornay sa lucidité, son orgueil, son dédain pour ses cc dissem blables » à régenter, à tro u b ler unique m ent pour son plaisir, en artiste, la société aristocratique q u ’elle méprise. « Si je suis devenue ce que je suis, c’est uniquem ent parce que j ’ai été l’artisan de m a fortune et de mon honneur : les homm es ne m ’y o n t pas aidée. Je me suis p lu tô t servie d ’eux. » C’est ainsi q u ’Agnès, l ’héroïne des Scorpionnes de M aurice Toesca (1947), commence le récit de son ascension. Il existe bien chez cette fille quelques tra its de la M erteuil; elle est lucide, même dans l ’am our, elle aim e diriger les autres, elle a le goût de la lu tte , un désir de dépassem ent, une loi : l ’activité et non pas l ’action m onotone, inhérente au tem ps qu’il fau t passer, non! m ais la recherche inces sante du perfectiouncm ent ». E n réalité, Agnès est p lu tô t une des cendante de M™*3 de Langeais et de Michèle de B urne; c’est une M erteuil p ar frigidité, et elle cherche moins à séduire q u ’à se ré a liser. M aurice Toesca, dans les carnets de com position de son œ uvre, donne la définition de la cc seorpionne » : c’est la femm e qui a conscience de la « préém inence que la n atu re a depuis to u jours accordée daus d ’autres séries anim ales, à la femelle sur le m âle ». Il fa u t dire que dans le rom an les personnages m asculins n ’o n t aucun relief et que l ’héroïne p eu t sans peine jouer les scorpionnes avec succès. Danielle H unebelle a construit P hilippine (1953) au to u r d ’un trio. L ’héroïne qui donne son nom au rom an a seize ans; elle s’est in tro d u ite dans l ’in tim ité d ’un couple : Julie, ancienne comédienne encore très séduisante, Antoine son m ari, un Anglais très distingué, pianiste virtuose. Philippine s’est exercée dès sa jeunesse à diriger sa volonté : « P ouvoir sur ordre disposer de mes facultés selon mon bon plaisir, te l est le jeu où s’em ploya m on enfance. » Elle est d ’abord attirée physiquem ent p a r Julie, m ais c’est A ntoine qui 295
lui révélera le plaisir. Cet a rtiste d ’apparence si réservée, se tra n s form e parfois en lib ertin. Il fait, p a r lettres, u n cours d ’éducation sexuelle à la jeu n e fille : « La crudité des term es, l ’audace des im ages, me su rp riren t un tem ps sous la plum e d ’un bom m e aussi h a u ta in et élégant... A l’échange de confidences succéda celui des objets intim es. J ’étais effrayée parfois du goût d ’A ntoine pour le bizarre. » Philippine est un peu comme Cécile en tre M erteuil et Y alm ont, m ais Ju lie et A ntoine ne sont pas com phees, et le clim at de l’œ uvre, intéressant en lui-m êm e, est très différent de celui des Liaisons dangereuses. a On n ’av a it jam ais a tte in t depuis Les Liaisons dangereuses à ta n t de raffinem ent, de charm e et d’esprit dans la description des ravages de l ’am our », c’est ainsi que Les Lions sont lâchés, rom an de Nicole (1955) est présenté p ar Le Figaro littéraire. L ’enthousiasm e de D om inique A u ry n ’a tte in t pas de telles hauteurs : elle m en tionne p o u rta n t la M erteuil dans son com pte rendu de l’œ uvre à la N . R . F. 1. E t après avoir évoqué Peints par eux-mêmes d ’H er vieu et Les Demi-Vierges de Marcel P révost, D om inique A ury conclut : « Cette curieuse constante dans les thèm es (et parfois les m oyens : le rom an p ar lettres) m ontre bien que chaque génération cherche à se p ay er de la même m onnaie que Les Liaisons dange reuses. D om m age que les pièces soient toujours fausses. » On ne p eu t que souscrire à ce jugem ent. L ’a u te u r — ou les auteurs, car Nicole est bicéphale — a repris le thèm e très ancien d u danger des liaisons. A lbertine, fatiguée d ’un m ari ennuyeux et débonnaire, q u itte B ordeaux sur les conseils de son am ie Cécile; elle cherche à Paris un lion p o u r se faire dévorer m ais les lions, hélas, m anquent de m o rd an t, m êm e dans ce m dieu élégant, facile et im m oral où A lbertine a été adm ise grâce à Cécile; celle-ci, de B ordeaux, la guide et com m ente pour elle les événem ents et les caractères. Le livre, d ’un style dépouillé, fourmille de rem arques pertinentes, il est constam m ent — tro p constam m ent mêm e — spirituel. « Grâce à toi, écrit Cécile, j ’ai participé à des aventures qui m ’on t divertie. » C’est ce que p eu t dire le lecteur de Nicole, m ais ce que ne d irait certainem ent pas celui de Laclos. L ’influence des Liaisons dangereuses sur certains rom anciers de second plan, les m entions du chef-d’œ uvre de Laclos dans des œ uvres aussi variées que Les M iens de G ilbert de Voisins (1927), Mademoiselle de M urville de P eyrefitte (1947) ou Les Enfants tristes de Nim ier (1951) ne justifieraient pas à elles seules la valeur to u X. N ovem bre 1955.
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jours actuelle des Liaisons dangereuses. Or, presque tous les grands rom anciers contem porains se sont intéressés à Laclos : Gide, G iraudoux, M alraux, Maurois lui on t consacré des pages critiques que nous aurons à étudier. P ro u st le cite, ainsi que R adiguct, Louis Guilloiix et François M auriac et cette diversité atte ste la présence de Laclos au rang des grands auteurs; il sert de référence, comme R acine ou Stendhal. P our R adiguet, Les Liaisons dange reuses sont le chef-d’œ uvre des « m auvais » rom ans du X V I I I e ! . Le J u if polonais K am insky d u Sang noir de Louis Guilloux (1935), disciple de V alm ont, fait lire à Simone P oint, fille d ’un riche n otaire, p o u r la séduire, Lam iel et Les Liaisons dangereuses. Hortense Voyod, de L a Pharisienne de M auriac (1941), essaie de p er v e rtir une jeune in stitu trice; contrariée dans ses desseins p a r l’abbé Calou, elle séduit et enlève Je a n de M irbel, pensionnaire chez le curé qui lui a voué une affection paternelle, dans F intcntion de se venger. E t l’abbé écrit à cc propos ce tte n ote : cc Science inexpli cable dans une cam pagnarde; c’est que le vice est éducateur à sa m anière. Il n ’est pas donné à tous de contem pler le m al face à face. Nos pauvres défaillances individuelles, que nous appelons le cc m al » n ’o n t rien de com m un avec cette volonté de détruire une âme. L ’esprit du m al, tel que le x v m e siècle Fa connu et décrit dans Les Liaisons dangereuses, je sais q u ’il respire à quelques m ètres de m on presbytère... » Mais p lu tô t que cette H ortense Voyod q u ’on ne vo it jam ais agir directem ent dans le rom an et qui reste une silhouette à peine dessinée, la vraie M erteuil de l ’ouvrage, n ’est-ce pas la P harisienne, cette B rigitte P ian , qui allie à la volonté de puissance la ruse, l’hypocrisie, l ’intelligence, qui déteste les enfants de son m ari, qui provoque le suicide de son m ari en lui ré v élan t l ’infidélité de sa prem ière femme, qui crée le m alheur au to u r d ’elle, pour savourer cc ce plaisir qui n ’ap p a rtien t q u ’à Dieu, de to u t connaître du destin d ’une personne, e t de se sentir m aîtresse de l ’incliner dans un sens ou dans l’autre »? II est vrai que la grâce finira p ar toucher B rigitte P ian, pharisienne m ais sincèrem ent croyante. Une M erteuil pieuse, c’est bien la dernière m étam orphose qu’on eû t pu im aginer pour l’héroïne de Laclos. Les thèm es développés dans L a Pharisienne, François M auriac les rep ren d ra au th é â tre dans Passage du m alin, pièce créée en 1947; l ’épigraphe le prouve : cc M. de Saint-C yran disait q u ’il fallait 1. L e B al du comte d ’Orgel} 1924.
bien se d o n n er de garde de cette am bition secrète qui porte insensi blem ent à dom iner sur les âmes {Lancelot, Mémoires). » Emilie, l ’héroïne de la pièce, qui possède ce goût de dom iner sur les âmes, comme B rig itte P ian , et d ’infléchir les destinées, se tro u v e un peu dan s la situ atio n de Mme de Tourvel, d ev a n t un séducteur profes sionnel, sorte de V alm ont au p e tit pied; m algré son effroi du péché, Em ilie succombe dès la prem ière attaq u e , m ais son am an t, parce qu’il a l ’im pression de posséder son corps sans posséder son âm e, l ’abandonne. Mais voici de nouveau Les Liaisons dangereuses sur les tréte au x . E n 1951, Jacques R o b ert prépare une a d a p ta tio n pour le th é â tre du rom an de Laclos (Nouvelles littéraires, 18 octobre 1951). Cette pièce n ’a — à n otre connaissance — jam ais vu le jour. P au l A chard, l’ad ro it a d a p ta te u r de L a Célestine de F ernando R ojas, renouvelle la te n ta tiv e de Nozière, après, dit-on, dix-huit ans de m éditations. La pièce destinée d ’abord à la Com édie-Française, a été présentée à la R adio le 29 octobre 1950 p ar les Com édiens-Français, m ais c’est au T h éâtre M ontparnasse q u ’elle a été créée le 15 m ars 1952 x. Le découpage en h u it tab lea u x est assez ingénieux et cependant on ne p eu t pas p arler de réussite. A la lecture 2, on a l’im pression d ’un « digest » des Liaisons dangereuses, les personnages sont réduits à de purs m écanism es dans u n univers de m élodram e. La M erteuil en particu lier ém et des aphorism es pédants chaque fois q u ’elle ouvre la bouche : on n ’a plus devant soi cette m erveille de grâce et de perfidie q u ’est le personnage de Laclos, m ais une M agdclon revue p ar Eugène Sue. L ’ad a p ta te u r a voulu, dit-il, respecter l ’esprit des Liaisons, et il a truffé son te x te de phrases em pruntées au rom an, m ais qui, tronquées, d én a tu ren t absolum ent le to n de l’œ uvre. V eut-on u n exem ple? L a M arquise donne à V alm ont le m odèle d ’une le ttre de ru p tu re à l’usage de Tourvel; Laclos av a it écrit : « Crois-moi, choisis u n au tre am ant, com m e j ’ai fa it une au tre m aîtresse. Ce conseil est bon, très bon; si tu le trouves m au vais, ce n ’est pas m a faute. » Cela devient : cc Crois-moi, choisis un au tre am an t et si tu le trouves m auvais, ce n ’est pas m a faute. » On voit com m ent trav aille u n a d a p ta te u r, m êm e de bonne foi. De la scène à l ’écran, il n ’y a q u ’un pas. Ici encore, de nom breux tâto n n em en ts ont précédé la réalisation. E n 1946, les élèves de 1T. D. H . E . C. trav a illen t à m ie ad a p ta tio n des Liaisons dange1. Avec la d istrib u tio n su iv a n te : M arguerite Jarnois : M erteuil, D aniel L ecourtois : V alm o n t, N a th a lie N erv al : T ourvel, C hristine C arère : Cécile. 2. N ous n ’avons p as v u la pièce» m ais le com pte ren d u de R o b e rt K em p (Le M onde, 20 m a rs 1952) est tr è s sévère.
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rcuses, sans pouvoir se m ettre d ’accord m êm e sur le principe, d ’après P au l G uth 1. Clouzot, qui a p orté M anon Lescaut à l’écran, a été te n te p ar le roinan de Laclos, de mêm e que Claude A u ta n t I ,ara. H ais c’est à V adim que rev ien t l ’honneur de la réalisation 2. Nous n ’avons p as qualité pour ju g er de la v aleu r technique du film; notis n ’évoquerons pas non plus le procès in te n té p ar la Société des Gens de L ettres, ni les démêlés avec la censure. L ’avo cat général fu t sévère pour Vadim : cc P ro d u cteu r et m e tte u r en scène ont voulu p ro fiter de la notoriété d ’un titre », déclara-t-il. II nous sem ble que le fdm de V adim — très habile — é ta it le moins m auvais q u ’on p û t tire r du livre de Laclos. Il est vrai que la lecture du scénario 3 fait ap p a raître plus n ettem en t non des libertés — qui étaie n t fatales et m êm e nécessaires pour des raisons techniques et artistiques — m ais des trahisons de la pensée de Laclos. On a déjà tra ité du problèm e du couple libertin i . U n au tre exemple suffira sans doute : les ad a p ta teu rs im aginent que V al m ont révèle à M arianc (Tourvel) le secret qui l’u n it à Ju lie tte (M erteuil) : cc J u lie tte et moi nous form ons u n couple abom inable... D ans l ’am our nous ne cherchions que le plaisir, tous les plai sirs », etc., et que, parallèlem ent il révèle à Jid ie tte : cc Je lui ai to u t raco n té de toi e t de m oi... N otre pacte de to u t se dire... de to u t se p erm ettre, de to u t oser... » C’est ici le sens m êm e et la portée du rom an de Laclos qui sont trah is. Il y a m ieux : l ’in tro d u ctio n que R oger V ailland a écrite pour l’édition du scénario est u n chefd ’œ uvre de désinvolture consciente — nous voulons dire à l ’égard d u m alheureux a u teu r des Liaisons dangereuses, q u ’il ém ascule proprem ent. Qu’on en juge : cc L ’artilleur-géom ètre de 1782, y est-il d it, e t le jeu n e cinéaste de 1958 (il fa u t entendre Vadim ) se re tro u v aien t dans la m êm e ingénuité à l’égard d u style et de l’am our... N otre cœ ur (celui des ad a p ta teu rs réunis) b a tta it sur le même ry th m e candide que celui de Laclos. » Laclos ingénu, Laclos can dide, voilà l ’artilleur-géom ètre bon pour la Bibliothèque rose, et Les Liaisons dangereuses 1960 deviennent un film pour patronages! Bien en ten d u , nous com prenons ce que V ailland entend p ar cc ingénuité » à l ’égard de l ’am our : c’est de l’am our sans passion, de l ’am our-plaisir, sans com plexe e t sans péché, qu’il parle; bien 1. Le Littéraire, 20 ju ille t 1946. 2. Les L iaisons dangereuses 1960f film de V adim , a d a p ta tio n : H. V aillan d , V adim e t Cl. B rû lé. D ialogues r R . V ailland. M erteuil : Je a n n e M oreau. V alm ont : G érard P h ilip e, T o u rv el : À n n e lte V adim . 3. Ju llia rd , 1% 0. 4. Cf. p . 287,
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en ten d u aussi, R oger V ailland s’am use et il le d it lui-même : « Nous nous sommes bien d iv e rtis 1! »
Laclos est enfin p arv en u au x x ° siècle au ran g de classique; l’U n iv ersité elle-même l’adopte. Des professeurs consacrent aux L iaisons dangereuses des articles ou des études 2. Les m anuels d ’histoire de la litté ra tu re font une place à Laclos mêm e si leurs ju g em en ts re ste n t encore u n peu réservés 3. Ceux consacrés au second cycle v o n t parfois ju sq u ’à citer des ex traits du rom an 4. Si bien que P ierre A udiat (Figaro, 2 ju in 1954) p eu t écrire une le ttre de Nicole de Volanges, arrière-petite-nièce de Cécile, candi d ate au b accalau réat : te II n ’est pas exact que Choderlos de Laclos soit nom m ém ent au program m e du bac, m ais il est vrai q u ’une explication orale p o rta n t sur Les Liaisons dangereuses n ’a rien d ’inconcevable », d ’a u ta n t que b ien tô t Laclos sera rangé parm i les vieilles perruques : cc Moi, déclare un jeune hom m e, je présente à l’oral Ju stin e, vous savez? le chef-d’œ uvre du m arquis de Sade. Les Liaisons, c’est bien vieux jeu... » Depuis q u ’A ndré Gide, dans un article fam eux de la N . R . F. d u 1er avril 1913 a cité Les Liaisons dangereuses au deuxièm e rang des dix rom ans français q u ’il préférait, ju ste après L a Chartreuse, — et cc Après ces deux rom ans, ajoutait-il, si l ’on ne re strein t pas m on choix à la F rance, je n e cite plus que des étrangers » — to u s les critiques et presque tous les écrivains ont d it leur m ot sur Les Liaisons dangereuses. P alm arès do n t nous n ’extrairons que les 1. Laclos d an s le ro m an , L aclos a u th é â tre , L aclos a u ciném a, L aclos p a r to u t : en 1949* u n e m arq u e de p arfum s im agine com m e p u b lic ité un e le ttre de V alm ont à M er te u il acco m p ag n an t Fenvoi d ’u n üaeon « de c e tte eau d o n t use la présid en te » e t « je p u is vous dire en connoissance, a jo u te-t-il, q u e loin d ’affoihlir l'a m o u r com me dev ro it le faire une eau , celle-ci en stim u le les feux ». Si l’on en c ro it Georges S u fïe rt, Un technocrate, qu est-ce que c'est? ( France-Observaleur, 25 fév rier 1960), les élèves de T E cole N a tio n a le d 'A d m in istra tio n deviendraient d e p a rfa its h a u ts fonctionnaires en se n o u rrissa n t de S ten d h al, de B alzac e t de Laclos. 2. P a r exem ple, P ierre M oreau, Les Stendhaliens avant Stendhal, 1927, — A ndré M onglond, Le Préromantisme français, 1930. — P ierre T ra h a rd , Les M aîtres de la sen sibilité française au X V I I I e siècle, t . IV , 1933. 3. B éd ier-H azard , 1924-, d o n t l'a rtic le de quelques lignes, rédigé p a r D aniel M ornet. est trè s superficiel. R ené Ja sin sk i, 1947, q ui tran sfo rm e M erteuil en V em euil! Cepen d a n t P h . V an T ieghem , 1949, C astex e t S urer, 1949, H enri B e rth a u t (Littérature de C alv et, 1958) m e tte n t Tceuvre à sa place v éritab le to u t en re s ta n t dans les généralités. 4. Celui de G endrot e t E u stach e, 1951, les le ttre s XC e t X C I; celui de C larac, les le ttre s X X I e t X X I I.
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jugem ents les plus significatifs, soit p ar ra p p o rt à Laclos, soit p ar ra p p o rt aux auteurs. « Les Liaisons dangereuses, le chef-d’œ uvre des livres de deuxièm e classe » : Je a n C octeau ( Préface de « M anon Lescaut ») entend-il p ar là ce q u ’Ém ile H enriot a appelé les Livres du second rayon? Plus vraisem blablem ent, il estim e que Les Liaisons dan gereuses ne so n t pas le trè s grand rom an q u ’y voit, p a r exem ple, A ndré S u a rè s1 : « Les rom ans des autres peuples sont puérils près de celui-là. » A u problèm e de la valeur des Liaisons dangereuses s’ajoute celui de leur sens. P o u r V ailland (Nouvelles littéraires, 30 octobre 1949), Les Liaisons dangereuses rejoignent les rom ans am éricains m odernes : « Les Liaisons dangereuses sont non u n rom an d ’an a lyse m ais un rom an d ’action, les lettres renferm ent des com m uni qués, des conseils stratégiques : au lecteur d ’en faire le tra v a il de synthèse, com m e dans le rom an am éricain... » Le livre de Laclos im plique ainsi ccune nouvelle conception de l ’hom m e et du m onde » et c’est en quelque sorte une œ uvre prophétique. J e a n P au lh an 2 a tro u v é la clef d u m ystère des Liaisons dangereuses : cc Les Liaisons dangereuses enferm ent discrètem ent un p e tit cours d ’histoire de la litté ra tu re à l ’usage des grandes personnes : c’est la jo u te de l ’am our courtois (car to u t le problèm e est de savoir si V alm ont sau ra m ériter Mme de M erteuil) m enée p a r des héroïnes raciniennes (il n ’y m anque ni P hèdre ni A ndrom aque) dans la société facile des Crébillon, des N erciat et des V ivant-D enon. » Les Liaisons dange reuses sont ainsi le lieu de rencontre de personnages venus d ’œ uvres les plus éloignées les unes des autres et c’est ce qui explique leur étran g eté. Il n ’y fa u t donc rien chercher qu’u n exercice de style — à moins q u ’il ne s’agisse dans to u t cela que d ’u n de ces exercices où Je a n P au lh an excelle. Pierre C h arp e n trat en to u t cas 3 a v a it déjà émis une opinion à peu près identique, e t pour lui, en défini tive, l ’in té rê t des Liaisons dangereuses, c’est d ’être u n m anuel d ’éloquence à l ’usage des jeunes F rançais, com parable à ces tra ité s grecs ou latin s en usage dans les écoles de rhéteurs, u n cc A rt de p ersuader qui ne sent pas l ’a p p a ra t ni la chicane, qui tire ses exemples d ’une affaire où nous nous trouvons tous com pro mis ». E n tre ces opinions extrêm es, s ’insère to u te une gam m e des ju g e m ents. Les Liaisons dangereuses sont d’abord un rom an de m œ urs; 1. X én ies, 1923. 2. Le marquis f/c Sade cl sa complice, 1951.
3. Préface au x Liaisons dangereuses, E d itio n D elm as, 195U.
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A ndré M aurois y voit « un pam phlet contre la noblesse dépravée... u ne p iè c e à charge au dossier de la classe q u ’a tta q u e ra la R évolu tio n 1 ». É d o u ard M aynial 2 estim e que « plus q u ’un rom an d ’an a lyse nous y voyons u n rom an de m œ urs, e t nous lui dem andons do nous ren d re le caractère, l ’esprit e t l’atm osphère d ’une époque ». F . V andérem 3 tro u v e ra it ce point de vue bien étro it, lui pour qui Les Liaisons dangereuses « sont un rom an m agistral... un chefd ’œ uvre du ro m an psychologique de to u s les pays e t de to u s les tem ps ». P o u r Em ile H enriot 4, Laclos a su « caractériser si n e tte m en t les visages de ses héroïnes » qu’elles sont devenues des types e t q u ’elles figurent parm i a les images les plus représentatives de l’innocence abusée e t rouée, de la v ertu sublim e e t de la perfidie atroce ». Léon D a u d et 5 voit dans l’œ uvre de Laclos « le prem ier des rom ans d u x v u i e siècle » et il y décèle une m anière neuve do com prendre la psychologie, annonciatrice de F la u b ert et de M au p assan t : « Cet ouvrage extraordinaire p o u rrait avoir comme titre : In tro d u c tio n à l’am our expérim ental, et il est, je pense, le prem ier en d ate e t en v aleu r des rom ans que j ’appelle cliniques. » O pinion que P. C h arp e n trat est loin de p arta g er : pour lui, la psychologie des Liaisons dangereuses, très classique, m arque une régression sur celle de R ousseau, qui a v a it senti le besoin d ’une « psychologie relativ iste », celle-là m êm e de S tendhal. Laclos se borne à reprendre les ty p es des personnages classiques et les schèmes psychologiques les plus trad itio n n els, qu’il ra id it encore en les so u m ettan t à u n cartésianism e étroit. C’est une « psychologie a priori » et V alm ont n ’a guère plus de vie que l’au to m ate de V aucanson. F rancis Carco 6 se range dans la catégorie des adm irateurs p as sionnés de Laclos, et s’il découvre les liens qui l ’unissent au x clas siques, il aperçoit aussi ceux qui le joignent à S tendhal et à P ro u st p a r Dostoïevski. Je a n G iraudoux 7 reprend la m êm e idée. Il voit d ’abord en Laclos im p u r disciple de R acine. Le ro m an p a r lettres est l’équivalent de la tragédie, la le ttre é ta n t « aveu », « im provi sation », « confidence » c’est-à-dire « lyrism e et poèm e ». Laclos, com m e Racine, « se m eu t dans la vérité », et il a à son service un voeabidaire aussi délim ité et aussi originellem ent p u r que celui de 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7.
Sept visages de Vamour, 1946. Préface au x Liaisons dangereuses. É d itio n B u d é , 1943. Bulletin du bibliophilet 1928. L ivres du second rayon, 1925. A ctio n fra n ça ise, 5 ju in 1939. Préface a u x Liaisons dangereuses, E d itio n C ite des L ivres, 1931. Préface au x Liaisons dangereuses, E d itio n S te n d h a l, 1932.
Racine 1. Los oisifs que m et en scène la tragédie deviennent ces séducteurs du rom an d o n t l ’activité est une activité de jeu. Mais Laclos va plus loin que R acine « en élim inant l ’am our du person nage am oureux et en lui su b stitu a n t l’érotism e »; il va plus loin que R acine dans l ’exaltation, l’excès et le déchaînem ent, si bien « que ce livre re ta rd a ta ire est u n livre de précurseur. Pas p récu r seur certes pour la F rance, où il reste encore unique, m ais il est à croire que la co n statatio n d ’une analogie en tre Y alm ont, Mme de M erteuil, la p etite Volanges et certains frères et soeurs aussi célèbres mais étrangers et plus récents, viendra subitem ent à l’esprit et s’y im posera en dép it de toutes autres différences si nous disons d ’eux que ce so n t des « possédés ». Mlllc de M erteuil, sœ ur de Stavroguine, T artu ffe, Cromwell femelle, peut-elle aim er son complice, le vicom te de V alm ont? G iraudoux ni Carco ne le pensent; pour le prem ier, c’est « non l’am our m ais l ’accouplem ent » qui cc a scellé le couple sur u n e ottom ane »; pour le second c’est la vengeance seide et non la j alousie qui anim e la m arquise contre la présidente de T ourvel. D om inique A ury ne partage pas ce tte opinion 2 : « P our le reste d u m onde, Mmc; de M erteuil s’avance m asquée, p o u r V alm ont seul, elle m arche à visage nu. E t l ’on se dem ande si elle Faim e... E lle incarne le m ensonge, elle est un m ensonge v iv an t, e t cependant d it chaque jo u r la vérité à quelqu’un e t s’enferre chaque jo u r davantage. » D ans ce tte perspective, la M arquise devient une « nouvelle Iierm ione », envoyan t son jeune am an t « tu e r le seul hom m e q u ’elle ait sans doute jam ais aim é ». É tiem ble répond à D om inique A ury en cita n t Laclos : la M erteuil « cœ ur incapable d ’am our 3 ». V alm ont pose un problèm e parallèle : aim e-t-il, oui ou non, la P résidente? Il l’aim e à tel p o in t, d ’après Jacques F aurie 1 « q u ’il se laissera tu e r » p ar D anceny, dorm ant ainsi à Mme de T ourvel « le seul tém oignage indiscutable de son rep en tir e t de son am our ». Cette in te rp ré ta tio n du dénouem ent s’oppose à celle d ’A rm and Iloog 6, qui y v o it cc une in terv en tio n to u t à fa it dérisoire de la m orale sociologique », la logique exigeant que le cc sadism e im pé rialiste du séducteur, pourvu des techniques intégrales de la séduc 1. On tro u v e ra u n e bonne é tu d e de la langue e t du sty le de Laclos faite p a r Y ves Le H ir d an s sa Préface à l ’É d itîo n G arnîer, 1952. 2. Cahiers de la Pléiade, 1951. H istoire des littératures, N . R . F. -1. Vissai su r la séduction, 1943, f>, Littérature en Silêsie, 1944.
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tio n , ne se brise sur aucune révolte, ne rencontre aucun désordre d ’indépendance ». P ierre T rah ard estim e cependant que « la sensi b ilité n ’est pas absente du bvre, et que c’est ignorer l’époque, c’est faire in ju re à Laclos que de ne p oint voidoir la découvrir », sensi b ilité qui n ’est pas l’apanage de Mme de T ourvel ou de Cécile : « Tous les personnages sont sensibles, m êm e V alm ont, même M me de M erteuil » qui se qualifie elle-même « d ’am ie généreuse et sensible ». Il est v rai que quelques lignes plus loin, l’a u teu r juge « factice » cette a ttitu d e et q u ’il avoue que le m élange de dureté e t de sensibilité « est si supérieurem ent réussi q u ’on le discerne à peine »! Bien a u contraire, d ’après A ndré Suarès : « Jam ais livre n ’a plus outragé la p a rt sensible de l’hom m e. Les Liaisons dange reuses so n t le seul livre dangereux... parce q u ’il n ’en est sans doute pas u n a u tre qui tienne si peu com pte du sentim ent, e t qui l’ose exclure à tel p o int m êm e de la passion, q u ’elle n ’a plus rien de com m un avec la sensibilité... Livre redoutable... livre qui a tte n te à la vie. » Le ro m an serait-il donc une apologie du m al? « Il n ’y a p o in t de doute que Laclos n ’ait été la m ain dans la m ain avec S atan », te l est l ’avis d ’A ndré Gide x. D éjà en 1913, il inclinait à voir dans Les Liaisons dangereuses « le v rai m anuel de la débauche », il est vrai que « la débauche n ’est pas du côté de la M erteuil et de V alm ont, m ais bien de D anceny et de la p etite Volanges; la débauche comm ence où comm ence à se dissocier de l’am our le plaisir ». V alm ont n ’est pas sans grandeur, lui qui « ne recherche pas son bonheur », qui « se voue corps et âm e à une sorte de p erversité idéale 1 ». C ette ascèse m orale à rebours, Marcel À rland 2 la résum e en ra p p elan t le m ot de Claudel : « Le m al ne compose pas. » Le m al, ajoute-t-il, est pour M erteuil et V alm ont u n « devoir et presque une m ission ». P our Marcel A rland, sans aucun doute, l’œ uvre de Laclos, « qui ne propose guère que des scènes de d ép rav atio n » est une « p einture du m al », e t le lecteur « s’il n ’est pas tro p blasé » se sent « parfois ju sq u ’au m alaise », u n peu de la m auvaise conscience du « voyeur ». C ependant, q u ’on n ’aille pas chercher dans Les Liaisons dangereuses des scènes d ’alcôve, l’œ uvre n ’est pas
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peint en soi et ponr soi, e t com m e une vérité fondam entale. » D ans la séduction de Mme de T ourvel « la cruauté de Laclos v a se m on tre r sans égale et sans égale aussi ce que l’on p eut nom m er sa per fidie ». E n effet, c’est « ce q u ’elle a de m eilleur en soi qui am ène la P résidente à sa perte : un coeur sensible, uue in a p titu d e à feindre et à jo uer, une h au te conception de l ’am our, une confiance obstinée, m algré tous avertissem ents, dans la bonté de l ’hom m e, un besoin de dévouem ent e t de sacrifice, et cette loyauté, cette conscience q u ’elle apporte dans sa faute, et qui re n d en t sa fau te irrévocable ». Si Valmont. est touché p a r l ’am our, il lu i reste cepen d a n t « assez d ’orgueil, d ’esprit et de frénésie pour figurer honora blem ent dans la galerie du m al ». A ndré M aurois pense au contraire que « Laclos adm ire ses m onstres m ais les condam ne ». Le je u que joue la M erteuil ne p e u t donner le bonheur et le rom an « le m ontre ju sq u ’à l’évidence ». Les Liaisons dangereuses sont « u n livre de m oraliste », qui nous m et en garde contre le m onde tel qu’il est : « E voquez à t r a vers L a R ochefoucauld les rom ans q u ’il au rait p u écrire, vous trouverez cent Liaisons dangereuses. » C’é ta it déjà l ’avis de Pierre T ra h ard : « E n peignant le vice ju sq u e dans ses conséquences extrêm es, Laclos nous en détourne p ar l’horreur de ses excès : il n ’est que de savoir lire et réfléchir : se corrom pt d ’ailleurs qui v eu t. » E t si ce qui semble vice é ta it v e rtu ? Marcel A rland indique une voie dans laquelle s’engagera D om inique A ury : « P arm i toutes les héroïnes de rom an, dit-il de la M erteuil, c’est la prem ière fem m e qui ne soit pas soumise à l ’hom m e, la prem ière qui rom pe avec les servitudes de son sexe, affirme son indépendance, revendique et exerce ses droits. » Sa révolte contre la condition imposée aux femmes, précise D. A ury « est une révolte personnelle e t non géné rale, une révolte de caractère et de tem p éram en t plus q u ’une révolte de raison. L a raison, chez elle, in terv ien t pour réduire à n éan t, après les avoir exam inés, les préjugés e t les règles de conduite q u i so n t injustes et absurdes ». D. A ury reste pru d em m en t au x abords d ’un te rra in que d ’autres, sans parler de R oger V ailland d o n t l’œ uvre a été étudiée, prospecteront en tous sens : celui du libertinage conçu comme une libération. L a M erteuil, chem in faisan t, p erd ra son m asque « épouvantable », infernal, cessera d ’être ce « R ichard I I I » que R o b ert K em p 1 reconnais 1. Nouvelles littéraires, 22 av ril 1948.
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s a it en elle, p o u r devenir chez Jacques F au rie « la séduction m êm e... M erveilleusem ent jolie, cela se sent jusque dans sa m anière d ’écrire. E lle donne de la grâce aux pires défauts ». Simone de B eauvoir 1 v o it en elle une sœ ur des héroïnes de S tendhal ou d ’H em ingw ay, une femm e « sans m ystère », parce que « d ’une époque où les hom m es conçoivent dans les femmes des sem blables... Elles n ’en sont pas moins a ttac h an tes ». Jacques F aurie dém ontera le m écanism e de la séduction, selon V alm ont, conçu comme une technique, sans prolongem ents m oraux ou m étaphysiques. L a plus grande habileté de V alm ont, c’est q u ’il réussit avec les « m oyens les plus simples », p a r des cc voies p u rem en t sentim entales »; sa conduite est to u jo u rs des plus correctes et il arrive à ses fins sans avoir m êm e cc serré le p e tit doigt de Tovirvel ». (Ce qui n ’est à v rai dire pas très exact, car V alm ont prend la P résidente dans ses bras p o u r lui faire sau ter u n fossé le 9 août, il lui tâ te le pouls, en profi ta n t pour cc parcourir son bras frais et potelé » le 1 9 , après l’avoir cc em brassée » le m êm e jo u r, en présence de Mme de Rosem onde, il est v ra i; le 28, il lui baise la m ain, dans l ’in tim ité ce tte fois, et le 2 octobre, au cours d ’une soirée qui a u ra it p u être décisive, elle cc to m b e dans ses b ras ». Il fa u t avouer, p o u r rendre justice à J . F aurie, que c’est v raim en t fort peu!) L ’essayiste d ’ailleurs estim e que V alm ont, q u ’on v eut représenter diabolique, l’est bien moins que te l personnage d ’Aldous H uxley : V alm ont v e u t o btenir de la P résidente q u ’elle aim e et q u ’elle se livre, Obispo de Jouvence co n tra in t sa victim e à avouer q u ’elle se donne, non p ar am our (ce à quoi elle est prête), m ais sim plem ent parce q u ’elle a envie de coucher avec lui! R oger V ailland av a it dégagé les q uatre tem ps de la corrida-séduction, H u b e rt J u in 2 en énonce les ciuq règles : 1° choisir sa victim e, 2° ne pas être séduit, 3° être capable de longues continences, 4° obtenir la victim e, 5° rom pre. Plus loin éta it allé Jean -Jacq u es Salom on do n t l’article cc L iberté et L iber tin ag e » 3 est u n des plus intéressants e t des plus denses qu’on ait écrits su r ce sujet. Le lib ertin identifie liberté et v ertu , et la v ertu exige que les rap p o rts du lib ertin avec les êtres se placent en deçà de l’ordre coutum ier. Les êtres qu’il fréquente, il les rend libres et v ertu eu x comme lui; il en fa it ses égaux, m ais l ’innocence se refuse au je u de la com phcité q u ’il lui propose et devient victim e. Ainsi, cc Les Liaisons dangereuses sont celles qui lien t le m ystificateur au m ystifié, le m aître du je u au dupé, celui qui pren d à celui qui 1, Le D euxièm e sexe, 1949. 2. Mercure de France, a v ril 1960, 3* Tem ps modernes, ju ille t 1949.
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donne, enfin l’hom m e libre à l’esclave des contingences. Il est donc clair que sa n atu re mêm e condam nait dès l ’abord le rom an de Laclos en lui d o n n an t u n pouvoir de scandale qui n ’aura jam ais d’égal que celui de Sade ». Le m aître e t l ’esclave v o n t s’affronter dans le cham p clos de Férotism e 1. L’érotism e n aît d ’une double co ntrainte, celle qtie le libertin im pose à autrui, celle q u ’il se donne à lui-m êm e, en s’im posant de n ’être pas lui-m êm e, en su b stitu a n t au n atu re l une im age, une ém otion, u n désir artificiels. Ce sadism e est défi et révolte : « L a v ertu est l ’ennemi, car c’est la liberté des autres, laquelle n ’est guère q u ’une duperie. » L a v e rtu sans précé dent du lib ertin semble donner cc en dressant contre Dieu la gran deur du destin de l’hom m e, une leçon au ciel », puisque le propre du libertinage est de m ontrer com bien peu les hommes on t besoin d ’un juge, et, s ’il s’agit d ’en tro u v er un, q u ’il fa u t le chercher en eux-mêmes. Bien loin d ’être ce rom an de m œ urs q u ’on voulait y voir, ou m êm e u n chef-d’œ uvre du rom an psychologique, Les Liaisons dan gereuses se chargent ainsi d ’un sens plus lourd. Charles M aurras 2 av a it peint un Laclos « grand psychologue » mais « extrêm em ent dénué de philosophie générale ». A rm and Hoog souligne, au contraire, l ’influence de L ’Homme-M achine de L a M ettrie sur F au teu r des Liaisons dangereuses ; D escartes et le m arquis de Sade se rejoignent dans le rom an : cc Le sadism e de M erteuil et de V alm ont est u n sadism e de la connaissance... Im p o ser à a u tru i, non la loi de ses to rtu res m ais la loi de ses calculs. D éto u rn er non ses soupirs m ais son indépendance et son histoire. T yrannie analytique, le plus cartésien des sadismes 3. » Sur un au tre plan, Camus estim e que cc la com position des L ia i sons dangereuses est purem ent chronologique, il n ’y en tre pas de recherche d ’a rt 4 ». Jean-L uc Seylaz 5 consacre la m oitié d ’u n ouvrage très im p o rtan t à dém onter le m écanism e de l’ordre re la tif des lettres, m écanism e extraordinairem ent subtil qui fait de Laclos le plus conscient des cc artistes 6 ». Mais cette technique, cc ces m oyens de création rom anesque do n t disposait Laclos, on t été comme portés p ar une certaine idée de l’hom m e et ils sont venus 1. Comme l ’a v a it d éjà souligné J e a n Mi s1 1er ^ Introduction a u x L iaisons dangereuses, K d itio n d u R o ch er, 1948. 2. Q uand les F rançais ?te s'aim aient p a s, 1916. 3. Préface au x L iaisons dangereuses, E d itio n B a te a u Iv re , 1946. 4. Confluences, ju ille t-a o û t 1943. 5. « Les L iaisons dangereuses » et la création romanesque chez Laclos, D roz, 1958. (i. S ur ce p o in t p récis, nous renvoyons à cel ouvrage q u i épuise la question.
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donner corps à la fascination im périeuse d ’un m ythe ». La deuxième p artie du livre de J.-L . Seylaz s’in titu le « Une m ythologie de l ’intelligence » et l ’a u teu r explique les personnages et l’œ uvre à p a rtir de l’intelligence et p a r ra p p o rt à elle. L ’a u teu r entend p ar cc m ythologie », cc ce qui, à trav ers e t par-delà l’anecdote histo rique, le com portem ent individuel d ’un être, ap p a raît comme une im age sym bolique de l ’hom m e, ce qui dessine une a ttitu d e signi ficative et, p o u r ainsi dire, idéale ou perm anente de l ’être hum ain en face du m onde et du destin ». Les Liaisons dangereuses rejoignent ainsi M onsieur Teste de P au l V aléry au x plus h au ts som m ets, ceux des cc rom ans de Fintelligence pure ». C’est très ex actem ent de 1939 et de l ’article d ’A ndré M alraux sur Les Liaisons dangereuses 1 q u ’on p eu t d ater le renouvellem ent des études sur Laclos et l ’élargissem ent des perspectives. On p o u r ra it dire, sans excès, que M alraux, à sa m anière ab ru p te et percu ta n te , dédaigneuse des développem ents faciles, a dit sur Laclos to u t ce que les au tres ne feront que ré p éter après lui. Il est dans l ’histoire des Liaisons dangereuses le deuxièm e, après B audelaire, à avoir affecté l’œ uvre d ’u n signe nouveau. Q uand u n créateur se livre à une étu d e critique sur un au teu r, il va souvent beaucoup plus loin que les critiques les plus inspirés. P our les m odernes, Corneille est inséparable de Péguy, R acine de G iraudoux, Balzac ou V aléry d ’Alain, Vinci de Valéry, Poe de B audelaire e t Laclos de M alraux. Le danger, c’est que des personnalités très fortes ne sachent pas s’effacer derrière l ’œ uvre étudiée et ce qu’il y a de significatif ce sont les rap p o rts d ’un a u te u r avec un autre. II est bien évident, p ar exemple, que M alraux retro u v e chez Laclos ce qui est d ’abord chez M alraux; le m iracle c’est que Laclos ne soit pas trah i, m ais renouvelé et rajeuni. cc Le problèm e technique du livre est de savoir ce qu’u n person nage v a fa ire croire à u n a u tre afin de gouverneur son action. » Au centre m êm e des Liaisons dangereuses se pose donc le problèm e de l ’intelligence : ce Le m onde, saisissable p ar la raison, est objet de lois. » Tel est le p o stu lat d ’où p a r t Laclos, e t d ’où p a rte n t la M ar quise et V alm ont. cc L ’hom m e supérieur est celui qui doit étab lir ces lois... De to u s les rom anciers qui on t fa it agir des personnages lucides et prém édités, Laclos est celui qui place le plus h a u t l ’idée q u ’il se fait de l ’intelligence. Idée telle, q u ’elle le m ènera à cette création sans précédent : faire agir des personnages de fiction en 1. Tableau de la littérature française, N. H. F ., 1939.
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fonction de ce qu'ils pensent. L a M arquise et V alm ont sont les deux premiers d o n t les actes soient déterm inés p a r une idéologie. P our voir l ’im portance de leur création, il n ’est que de voir leur postérité, où se ren co n tren t Julien Sorel e t R askolnikov. On perdra cette l>elle confiance en la puissance de l’esprit sur la vie. De Valm ont à Ivan K aram azov, la p a rt organique e t souterraine de l’hom m e ne cessera de grandir. L ’intelligence qui, dans Les Liaisons dangereuses, ne s’oppose som m e to u te q u ’à la bêtise (ou à la v ertu ) finira par rencontrer chez les Mères u u plus redoutable ennemi. » Les per sonnages de Laclos comme après eux Julien Sorel, V autrin, R as kolnikov, « accom plissent des actes prémédités en fonction d ’une conception générale de la vie. L eur force rom anesque vient de ce qu’en eux, cette conception est exactem ent comme une passion; elle est leur passion ». Ils s’efforcent donc de vivre selon cette conception ou de ressem bler à cette im age idéale d ’eux-mêm es, qui est leur « im age m y thique ». Ainsi « l ’im age m y thique inform e l’im age v iv an te; cellc-ci d evenant son modèle en action, confronté à la vie, incarné ». V alm ont et M erteuil, gouvernés p ar l’intelligence et gouvernant le destin des autres personnages, sont comme des dieux « des cendus de l ’Olympe de l’intelligence pour trom per des m ortels ». M alraux en arrive ainsi à la notion de m ythologie de l’intelligence qui sera, nous l’avons dit, développée p ar J.-L . Seylaz. Mais cette m ythologie, différente en cela des autres m ythologies m odernes — Les Misérables, Jean-Christophe ou Eugène S u e — n ’est ni poétique ni sentim entale. L a m atière des Liaisons dangereuses est celle d ’une « expérience hum aine », d ’une psychologie. D ans une deuxièm e partie, M alraux va explorer la psychologie des Liaisons dangereuses; elle est apparem m ent classique, m ais « to u te psychologie, to u te expérience viennent de l’hom m e res senti com m e m ystère ». Quel est le m ystère — « la p a rt de l’hom m e incontrôlable, ingouvernable p ar lui, sa fa ta lité » — des Liaisons dangereuses ? « C’est l ’érotism e. » « U y a érotism e dans un livre dès q u ’au x am ours physiques, q u ’il m et en scène, se mêle l ’idée d ’une contrainte. » D ans Les Liaisons dangereuses, « volonté e t sexualité se m êlent, se m u lti p lien t, fo rm en t un seul dom aine, précisém ent parce que Laclos, re sse n tan t et ex p rim ant la sexualité avec d ’a u ta n t plus de violence q u ’elle est liée à une contrainte, la volonté ne se sépare pas de la sexualité, devient, au contraire, une com posante du dom aine éro tiq u e du livre ». Cette « érotisation de la volonté » est donc un des aspects ty piques d u livre. 309
Les Liaisons dangereuses « m ythologie de l ’intelligence », sont, lourdes d ’un m ystère, celui que constitue « le lien de la contrainte e t de la sexualité ». Or, « to u te m ythologie est une victoire sur le m ystère ». Les Liaisons dangereuses sont donc une te n ta tiv e pour vaincre p ar l ’intelligence la p a rt incontrôlable de l’hom m e, sa fatalité. Une te n ta tiv e , ou p lu tô t un rêve, « celui où les hom mes prom is à la m o rt contem plent avec envie les personnages u n ins ta n t m aîtres de leur destin ». Ce qui laisse entier d ’ailleurs le pro blèm e de Laclos, « aussi in trig u an t peut-être que celui de R im b au d ». On au ra reconnu au passage les thèm es essentiels de la critique contem poraine su r Les Liaisons dangereuses, — le libertinage excepté, encore que l ’idée de l’intelligence contrôlant Pérotism e exprim e un aspect fondam ental du Hbertinage. M alraux retro u v e dans Les Liaisons dangereuses ce qui est au cœ ur mêm e de son œ uvre : l’intelligence, la volonté, l’érotism e, comme V ailland le libertinage, comme B audelaire le problèm e du mal. A u trem ent d it, comme toutes les œ uvres classiques, le rom an de Laclos est u n m iroir où chacun essaie de re tro u v er sa propre image. P o u r A ndré M alraux, l ’étude que lui a consacrée Claude M auriac, M alraux ou le mal du héros (1946), m et en lum ière dans la prem ière p artie, « Eros », la parenté spirituelle qui u n it l’au teu r des Liaisons dangereuses et celui de La Condition humaine, l’au tre pôle é ta n t constitué p ar D. II. Law rence : « M alraux reconnaît ses plus familières ten tatio n s dans l ’érotism e intellectuel et raffiné de Laclos et dans celui p rim itif et to u t anim al de D. II. Lawrence. » M alraux lui-m êm e, préfacier de L 'A m a n t de L ady Chatterley, com pare les deux formes d ’érotism e, opposant « le subtil sadism e des Liaisons dangereuses » à la « conscience exaltée de la sensua lité » qui « p e u t seule co m b attre la solitude hum aine », de Law rence; et lui-m êm e, sem ble-t-il, a essayé de concilier dans son œ uvre ces deux a ttitu d e s 1. Nous pourrions arrêter ici la revue des études consacrées à Laclos au x x e siècle 2. C ependant, l’in terp ré tatio n que donne des Liaisons dangereuses Georges Poulet 3 p araît m ériter une place à p a rt. P o u r Georges P oulet, la conscience est expérience intérieure, a v a n t d ’être expérience des choses et des êtres. Cette expérience est d ’abord celle des formes générales : l’espace et le tem ps, — conçu 1. 2. sons 3.
P o u r l ’influence de Laclos sur l ’œ uvre de M alraux, voir F ouvrage de C. M auriac. U ne b ibliographie com plète des tra v a u x , des préfaces, des articles sur Les L ia i dangereuses, re m p lira it plusieurs pages de ce livre. L a D islance intérieur c, 1950,
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comme durée — et le critique v eut plonger dans la conscience de I ' i i u L c u x éludié, explorer puis définir sou expérience d e l’espace et du tem ps. Que v o n t donner ces m éthodes de l ’analyse existenlirile appliquées au rom an de Laclos? Georges P oulet p a rt du concept de cc p rojet », dont voici la définition : ce L a pensée commence p ar être une pure pensée, c’est-à-dire p ar être, dans un certain esprit, la présence d ’une certaine idée, qui n ’est encore i|u'une idée, qui n ’est pas encore réalisée, m ais qui est réalisable, <1 qui, vo u lan t se réaliser, constitue, en dehors du tem ps m ais vis-à-vis du tem ps, ce q u ’on appelle u n projet. » Le p ro jet ainsi défini est
On pensera sans cloute qu’après ta n t d ’opinions aussi riches que différentes il fa u t soit de la présom ption soit île l’ingénuité p o u r vouloir dire encore u n m ot sur Les Liaisons dangereuses. Nous en acceptons le risque; d ’ailleurs les dés ne seront pas pipés, puisque nous avons libéralem ent cité nos sources. Ce trav ail, qui n ’a d ’au tre am bition que de se soum ettre, — m inutieusem ent et hum blem ent — au te x te mêm e de Laclos pourra peut-être, ici ou là, ap p o rter d'utiles mises au point. 1. Les étu d es et les tra v a u x faits à F é tran g er sur L aclos sero n t tra ité s en appendice.
CHAPITRE
V
E T M A IN TEN A N T, LA C LO S?...
« J ’ai vii les m œ urs de m on tem ps, et j ’ai publié ces lettres » (J .-J . Rousseau, Préface de L a Nouvelle Héloïse). Telle est la p re m ière énigm e que Laclos, jo u a n t les Sphynges, pose au lecteur dès l’épigraphe de son rom an. Moins heureux q u ’Œ dipe, le v o y a geur qui s’engage dans le lab y rin th e des Liaisons dangereuses d ev ra résoudre encore celles que posent l ’A v erLissement de PEdite u r et la Préface du R édacteur; il lui sera loisible ensuite d ’abor der l ’œ uvre p a r la bonne route, d ’y p énétrer et d ’en ressortir — ou de s’y perdre. Q uand Laclos, à l’île d'A ix, com pose son œ uvre, pourquoi invoque-t-il R ousseau, dont l'Héloïse a p aru vingt ans a u p a ra v a n t? P ourquoi dans une esquisse mêm e rapide d u rom an fran çais de 1760 à 1782 fau t-il com m encer p a r 1''Héloïse? P arce que le ro m an de R ousseau a inauguré avec éclat le renversem ent d ’une tendance; il s’est dressé contre le courant cynique illustré p ar les œuvres de Duclos, de Crébillon fils, de G odard d ’A ucourt. Quels sont, depuis le succès de VHéloïse, les rom ans préférés d u public, si nous prenons comme te st le nom bre des éditions? De 1760 à 1780 1, l’Héloïse est éditée 44 fois; dans le même tem ps, Candide — dans la m esure où l ’on peut appeler Candide un rom an — est réim prim é 42 fois. Le fait est déjà significatif de voir les deux grands adversaires du x v m e siècle à égalité 2. Lesage conserve u n 1. T o u s les chiffres que nous donnerons s’in sc riv en t e n tre ces deux dates. 2. On com pte p o u r la période envisagée environ 80 contes philosophiques à la m anière de V oltaire e t 65 ro m an s où prédom ine Tinfluence de VHéloïse,
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prestige très honnête ; 14 éditions, ce qui le place à peu près sur le m êm e plan que l ’abbé P révost. M arivaux est très en re tra it avec 5 éditions seulem ent; les rom ans de M arivaux, pas plus d ’ailleurs que son th éâtre, n ’on t tro u v é un écho im m édiat. Laclos qui cite plusieurs fois les œuvres rom anesques de M arivaux, juge ainsi sa m anière : « M arivaux, qui a v a it beaucoup d’esprit e t qui é ta it u n gran d disséqueur de m ots, connaissait fort bien la p re m ière p eau du cœ ur hum ain et en av a it exam iné tous les replis avec soin et avec succès, m ais il n ’av a it pas pénétré plus a v a n t » (L ettre du 27 floréal a n II). Q uant à D iderot, si l’on excepte Les B ijo u x indiscrets parus en 1748, il est sans influence sur la pro duction contem poraine, puisque L a Religieuse et Jacques le Fata liste o n t été connus seulem ent en 1796 et Le Neveu de Ram eau en 1821. Sur le p lan de la création trois influences paraissent indiscu tables : celle de R ousseau bien entendu, c’est-à-dire la tendance à la fois psychologique, lyrique et autobiographique; celle de l’abbé P rév o st qui, au co u ran t psychologique de M anon, ajoute la com plaisance m élodram atique de ses autres œ uvres, dont l’effet est beaucoup plus n e t; celle de R ichardson enfin, qui a déjà for tem en t m arqué R ousseau et l ’abbé P rév o st avec son goût de la v e rtu et des larm es 1. Ces trois influences sont souvent com binées et de telle m anière q u ’il est difficile de déterm iner exactem ent la p a rt de chacune. L ’anglom anie caractéristique et persistante du x v iii0 siècle — de la Régence à la R évolution — se m anifeste de 1760 à 1780 p a r 70 trad u ctio n s (si l’on p e u t appeler traductions des ad ap tatio n s plus ou moins fidèles) et p ar 30 rom ans prétendus tra d u its ou im ités de l ’anglais, ce qui représente environ le dixièm e de la production française. Le public p a ra ît friand de ces rom ans m oralisants et sen tim en tau x ; Le Voyage sentimental de Sterne dont l ’effusion larm o y an te ra v it les lecteurs prolonge l’influence de Cla risse Harlowe, E v o q u a n t le succès de ces rom ans anglais ou p ré te n dus tels le réd acteu r de L 'A nnée littéraire de F réron écrit en 1782 : « On régale de cette fange la province e t les cam pagnards. » Cepen d a n t, Fielding s’oppose aux poncifs verbeux, v ertu e u x et senti m en tau x de R ichardson; il parodie Paméla dans Joseph Andrews et Clarisse dans Tom Jones 2. Cette opposition entre Fielding et Richardson n ’est pas sans analogie avec l’opposition entre Laclos et R ousseau; et si R ichardson connaît 9 rééditions en F rance L Laclos considère Clarisse com me « celui des rom ans où il y a le plus de génie » (u rticle su r Cécilia) e t M me de T ourveï le lit. 2. « T om Jones, le ro m an le m ieux fait », L aclos, id.
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de 1760 à 1780, les œ uvres de Fielcling on t en un succès égal avec 10 éditions. Il est in téressant aussi de voir se com biner l'influence de R ous seau et celle de Crébillon fils dans des rom ans com m e ceux de D orât, Les Sacrifices de l'am our p a r exem ple (1771). Le style « Louis X V I » a pour m arque spécifique un courant prude, sen tim en tal, so u ten an t une m orale souvent d ’ailleurs inconséquente, affirm ant avec em phase des sentim ents nobles, u n « réchauffé de Clarisse e t de L a Nouvelle Héloïse », com m e l'indique à plusieurs reprises L ’Année littéraire de Fréron. « De la passion, de l'infortune, de la v ertu par-dessus to u t, que de belles choses! A u m ilieu de ce b rillan t cortège, on s’ennuie quelquefois à la v érité, mais on le re n d bien! » Tel est le jugem ent de Laclos \ qui fa it encore dire à V alm ont : « J e n ’ai pour to u te lecture q u ’un ro m an nouveau qui ennuierait m êm e une pension naire a. » P o u r critiquer le style de D anceny, de M erteuil évoque le sty le des rom ans à la m ode 3. L a sensibilité envahit to u t et gâte to u t, en im posant une psychologie en surface, des intrigues rom anesques et m élodram atiques, u n style larm oyant, boursouflé, scandé de points d ’exclam ations et de points de sus pension, des to rren ts de larm es enfin. Car la v ertu se m esure aux pleurs versés. Ce n ’est plus R ousseau, c’est sa caricature : « On d irait que les F rançais ont perdu leur gaieté n atu relle et on t rem placé les ris p ar des pleurs », note le réd acteu r du Mercure de France (janvier 1778). « Il y a v ingt ou tren te ans, écrit M eister (août 1773), q u ’on ne v o y ait que des rom ans dans le goût d u Sopha, de M isapouf, de Tanzaï; au jo u rd ’hui, tous nos rom anciers ont la p ré ten tio n d’une philosophie som bre, larm oyante et sentim entale. » « T ou jours au m ilieu des tom beaux, dans les cachots les plus obscurs, su r les échafauds, toujours Je poignard à la m ain... Plusieurs au teu rs se d isp u ten t la gloire d ’avoir inventé un genre q u ’ils appellent « som bre » », déclare Le Spectateur français en 1774. Il serait facile de m u ltiplier les citations de ce genre, e t les critiques soulignent aussi, com m e L a H arpe que « le natu rel dans le style est devenu bien rare et que la m auvaise rhétorique est bien à la m ode. Les auteu rs font parler à leurs personnages u n langage em phatique dont le modèle n ’est nulle p art... Le goût de la décla m ation et de l’em phase est la m aladie de toutes les jeunes têtes 1. L e ttr e CV, 2. L e ttr e L X X IX . 3. L e ttr e C X X I,
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e t beaucoup d ’auteurs, en ce sens, sont longtem ps jeunes 1 3), C’est le trio m p h e de B acuhird d ’A rnaud, successeur a ttitré de l’abbé Prévost^ avec Les É poux malheureux (6 éditions de 1764 à 1780) et Les Epreuves du sentiment (5 éditions de 1770 à 1780). « É preuve s u rto u t de patience pour le lecteur », éerit La H arpe, C’est le trio m p h e de Loaisel de Trégoate, im itate u r à la fois de P révost e t de B aculard, avec Les Soirées de mélancolie (1777) et su rto u t la célèbre Comtesse d'A ligre (1779), l’ancêtre du rom an noir français. Si le lecteu r désire passer du noir au gris ou au m auve, il a devant lui l’im posante cohorte des rom ans d ’analyse m orale, des rom ans sen tim en tau x oii se distinguent su rto u t les auteurs féminins. Mme de Graffigny, rom ancière des Lettres d'une Péruvienne dont le succès est co n stan t, a eu une nom breuse p o stérité : Mme Leprince de B eaum ont, Mme Élie de B eaum ont, et su rto u t Mme Riccoboni 2. « Où est la femm e, dans n o tre siècle, qui, née avec quelque esprit, orné p ar une éducation un peu suivie, et douée d ’une im agination ardente et d ’une âm e sensible, n ’a été ten tée d ’écrire son histoire? », lisons-nous dans le Journal encyclopédique (m ai 1777) à propos d ’un ro m an obscur de M1Ie M othe. E t le Mercure est plus sévère encore qui écrit en 1781 en re n d an t com pte d ’un ouvrage de Mme Beccary : cc L a m u ltitu d e des brochures de ce genre qui inonde le public depuis v in g t ans suffirait seule pour produire le dégoût. » La ten dance vertueuse du règne de Louis X V I va accentuer le succès du rom an et du conte m oral 3 où excellent B erquin (Romances, 1776), et su rto u t M arm ontel i , cc l’universel e t m édiocre M armontel » comme l ’appelle Lanson, dont les Contes moraux, d ’ailleurs assez peu m oraux, seront édités douze fois de 1761 à 1780. Ces Contes moraux u tilisen t beaucoup le cliché du lib ertin redressé au con tact d’une fem m e vertueuse s. Une résurrection à signaler : celle des rom ans de chevalerie et des rom ans tro u b adours. C’est u n aspect im p o rta n t de cette fin du x v iii 0 siècle. Malgré une croyance tro p étabbe, ce n ’est pas le rom antism e qui a remis le Moyen Age à la m ode, m ais le der nier tiers du x v m e siècle. On p eu t n o ter que Mme de M erteuil et V alm ont font de nom breuses allusions à ce goût nouveau, à 1. C om pte ren d u de Jezennemours de M ercier, 1776, 2. T ren te-tro is éd itio n s, d o n t seize p o u r le seul rom an de Catesby. 3. U n dixièm e en v iro n de la p ro d u ctio n rom anesque. 4. Laclos qui a to u t lu a lu aussi M arm ontel. U n passage de la le ttre C X L V I se so u v ien t d u co n te m oral d ’A lcibiade, e t L aclos c ite une p h rase de M arm ontel dans une le ttr e du 15 p rairial a n II. 5. Cf. B astid e. Contes, t . 4 : « Le pouvoir de la v e rtu . »
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« ces preu x chevaliers » (1. X X ) à « nos anciens tournois » (1. X ) 1, et to u jo u rs dans une in ten tio n m oqueuse. Les modes nouvelles n ’on t pas fait disparaître le goût des rom ans cyniques et galants dans la trad itio n de Duclos et de Crébillon fils. On vo it mêm e, p ar réaction, se dresser, p a r an tip ath ie pour l ’ex a gération et le galim atias, des œ uvres légères qui se m oquent du sen tim en t et de la v ertu . Les rom ans de Duclos : Acajou et Zirphile, Les Confessions du comte de *** sont rééditées sept fois de 1760 à 1780. Crébillon fils conserve to u t son prestige 2. Cet a u teu r do n t la production s’échelonne de 1729, Le Sylphe, à 1771, Les Lettres athéniennes, est édité ou réédité vingt-trois fois de 1760 à 1780. L a Correspondance de Grim m définit ainsi sa m anière : « Son pin ceau est vif, voluptueux, léger, efféminé. Il connaît peu les hom m es, mais on convient que jam ais personne n ’a peint les femmes comme lui. » Aussi plaît-il aux femmes. L’héroïne de L a Jolie Femme de B arth e (1769) s’écrie : « J e suis idolâtre de cet au teu r et pour la vie! » E t Grim m d ’ajouter : « Le succès de Crébillon a tourné la tê te à mille sots qui on t voulu faire des rom ans dans son genre. » Même si le v ertu eu x L i n g u e t b a n n i t l ’a u te u r du Sopha du nom bre des auteurs utiles, Crébillon est souvent im ité. La valeur réelle de ses rom ans est assurée en grande p artie p a r son style, le style des Contes de L a F ontaine. C’est là u n signe très particulier. Les ro m an ciers m oralisant écrivent m al, ils fo n t des pastiches grossiers de R ousseau; les rom anciers libertins o n t conservé, m êm e sous Louis X V I, le style léger et spirituel de Voltaire, le style de la bonne com pagnie. Ces écrivains aux mœurs impures, Ces petits Pétrones nouveaux, Qui déshonorent leur pinceau Par de lascives miniatures, comme les appelle D o rât dans une Épître à Mrae la com tesse de B eauharnais, au teu r des Lettres de Stéphanie (Mercure, ao û t 1778) font les délices de beaucoup de lecteurs fatigués du genre la r m o y an t et sombre. D u ro m an g alan t et cynique on passe vite au genre licencieux ou érotique : c’est A ndréa de N erciat, avec Félicia ou mes Fredaines (5 éditions de 1775 à 1782) « catéchism e de libertinage et de cor 1. Cf. au ssi le ttre s I I , L X X X V , CVI. 2. M erteuil p o u r se m e ttre en tr a in a v a n t de recevoir le chevalier de B ellerochc l i t u n p assage d u Sopha (le ttre X ). 3. A n nales de L in g u e t, 1777.
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ru p tio n », selon la Correspondance de G rim m ; N ougaret e t Les Faiblesses d'une jolie fem m e (1776); la réim pression en 1776 de Thêmidore de G odard d ’A ucourt, ou celle d 'Angola de L a M oilière, en 1771 et 1782; les rom ans de l ’abbé du L aurens, ceux de Chcvrier. On ré u n irait aisém ent plus de cinquante titres. UH éloïse donc, m algré son éc la tan t succès, et la vague des rom ans sen tim en tau x e t m oralisants q u ’elle a fait n aître, n ’a pas fa it d isparaître le courant cynique et licencieux que Rousseau av ait te n té d ’endiguer. P a r ailleurs, il est bien évident q u ’entre l 'Héloïse e t Les Liaisons dangereuses, — R étif e x c e p té 1 — il n ’existe aucun rom ancier v raim en t original. A utour des Liaisons dangereuses, on ne tro u v e aucun rom an qui ressem ble au x Liaisons dangereuses. Les Liaisons dangereuses sont, com m e F Héloïse, une des pierres d ’angle du ro m an français. Encore pourrait-on dire que ce sont Les Confessions -—le plus beau rom an de R ousseau — publiées la mêm e année que le rom an de Laclos, qui vo n t, bien plus que L a Nouvelle Héloïse, orienter to u t un large secteur de la litté ra tu re française. L a Nouvelle Héloïse est m orte, Les Confessions, comme Les Liaisons dangereuses, vivent toujours. Le problèm e des rap p o rts de Laclos et de R ousseau a été posé — non résolu — p ar u n certain nom bre de critiques. On s’y heurte fatalem en t. L a donnée en est sim ple : Laclos est-il un disciple ou un adversaire de R ousseau? U n ad m irateu r en to u t cas. E n 1784, dans la série d ’articles que Laclos donne au Mercure sur Cécilia, rom an de Miss B urney, il est d it que L a Nouvelle Héloïse « est le plus beau des ouvrages pro duits sous le nom de rom ans ». Mais c’est s u rto u t dans les lettres adressées à sa fem m e que le nom de R ousseau v ien t sous la plum e de Laclos, et to u jours avec de grands éloges. Sur la ro u te qui conduit le général de Laclos de Grenoble à Lausanne, il écrit : te C’est le ro m an de Julie mis en paysage. T o u t y rappelle les sou venirs de cet ouvrage délicieux 2. » Le 14 prairial an I I , il note : « T u tro u v es que R ousseau et moi écrivons de même! T u me fais assurém ent beaucoup d ’honneur e t toi, beaucoup d ’illusions... » C’est su rto u t q u an d le prisonnier de Picpus s’a tte n d rit que les références à R ousseau se m ultiplient ; te C’est le cas de citer cette ph rase si vraie de R ousseau : « Terrible é ta t que l’absence, où l'o n 1. L ’œ u v re de R é tif encore tr o p pe*i étudiée est à p a r t. Ceux de ses rom ans an té rieu rs à 1780 so n t éd ités ou réédités tre n te -six fois à c e tte d ate.
2. H messidor au V III.
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« ne v it que dans le passé, où le p résen t n ’existe pas encore » « J e pourrais dire avec R ousseau et comm e S aint-P reux : Julie, Julie, nos cœ urs n ’ont jam ais cessé de s’entendre 2. » Laclos a été un lecteu r si a tte n tif du rom an de R ousseau q u ’il est le prem ier et le seul à son époque, com m e l ’a noté D aniel M ornet, à s’apercevoir que l’œ uvre est en p artie autobiographique : la m arquise de Mer teuil critiq u an t le style des rom ans à la m ode écrit 3 : cc L ’au teu r se b a t les flancs pour s’échauffer et le lecteur reste froid. Héloïse est le seul q u ’on en puisse excepter; et m algré le ta le n t de l ’au teu r, cette observation m ’a toujours fait croire que le fond en é ta it vrai. » Le 16 germ inal an IX , Laclos, depuis M ilan, fait p a rt à sa fem m e d ’un p ro jet de rom an qui développerait cet axiom e : cc II n ’existe de bonheur que dans la fam ille », et p o u r tra ite r ce thèm e rousseauiste, Laclos sent bien qu’il lui fa u d rait cc le style des prem iers volum es des Confessions », m ais, ajoute-t-il, cc cette idée est décou rageante ». Laclos en fu t effectivem ent découragé, et on s’en réjouit. E n 1788, Mme de S taël publie ses Lettres sur les ouvrages et le caractère de J .-J . Rousseau, œ uvre très favorable au philosophe mais où elle se fa it l’écho d ’un b ru it selon lequel il se serait suicidé à E rm enonville. Le problèm e intéresse Laclos; en effet, dans les m anuscrits de Laclos à la B ibliothèque N ationale 4 figurent trois copies n o n datées et non signées, de lettres sur ce sujet. C ertains auteurs, T ra h ard en particulier, a ttrib u e n t faussem ent une de ces lettres à Laclos. Ce cjui est exact c’est cpie la prem ière le ttre annonce, à Laclos vraisem blablem ent, l ’envoi de deux docum ents : une le ttre écrite p ar une fem m e à Mme de S taël pour p ro tester contre l ’in te rp ré ta tio n q u ’elle donne de la m o rt de R ousseau, et la réponse de Mme de Staël. Mme de S taël n ’est pas convaincue p a r les argum ents de sa correspondante. Celle-ci disait : cc Non, M adame, R ousseau n ’a p o in t term iné volontairem ent sa vie... Les preuves cjue je m ’offre à vous donner, M adam e, sont la copie du procès-verbal fait p ar les chirurgiens, le tém oignage de m on père, celui de M. Lebègue de Presle 5, am i intim e de R ousseau et qui é ta it à E rm enonville à cette fatale époque. » L a m ention d u père de la m ystérieuse correspondante ne laisse pas le choix : il s’agit ce rtai n em ent de Mme de Yassi, fille d u m arquis de G irardin, hôte de 1. 2. 3. 4. 5.
19 p ra iria l a n I I . 12 fru c tid o r a n I L L e ttr e X X X 111. N° 12.846, f 08 30, 31, 32. M édecin de Rousseau,
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R ousseau à E rm enonville et grand adm irateur d u philosophe. C’est donc elle qui, selon to u te vraisem blance, écrit la prem ière le ttre à Laclos : « Je vous envoie, Monsieur, les deux lettres que je vous ai prom ises, l’une m ’ap p a rtien t, j ’en puis disposer et je vous la donne [ü s’agit de la réponse de Mme de Staël], J e vous confie l ’au tre [sa le ttre à Mmu de Staël] sous la condition expresse d e là brûler quand vous l’aurez lue. Le m o tif qui m ’a déterm inée à écrire à Mme de S taël n ’a donné que tro p de publicité à m a lettre... » P ourquoi Mmo de Vassi a-t-elle écrit à Laclos? L a suite de la lettre l’indique : « J ’ai rem pli m a tâch e ; qu’un a u tre plus habile que moi l’en tre prenne. S u rto u t q u ’il réussisse, voilà le v œ u le plus ard en t de m on âm e... » Laclos avait-ii l ’in ten tio n de défendre la m ém oire de R ousseau? Ces quelques lignes sem blent l’indiquer. R était en to u t cas dans le vrai, puisque de l’avis de Je a n Guéhenno, spécialiste de R ousseau, « il n ’y a pas lieu de parler d ’u n suicide de Jean -Jacq u es ». L ’Académ ie des Sciences, A rts et Belles-Letlres de Châlons-surM arne propose pour sujet du prix qu’elle donnera le 25 août 1783, les M oyens de perfectionner l’éducation des fem m es en France l . Le su jet est d ’actu alité depuis VÉm ile et a provoqué une abondante litté ra tu re . L ’œ uvre qxû a fait le plus de b ru it, peut-être à cause de sa ré fu tatio n p ar D iderot, a été Y Essai sur le caractère, les mœurs et l'esprit des fem m es de Thom as, de l ’Académ ie française, en 1772. E n 1778, l ’Académ ie de Besançon av a it proposé u n sujet analogue. Le problèm e ne p ouvait pas laisser Laclos indifférent. On pourrait déjà relever dans Les Liaisons dangereuses, à propos de Cécile de Volanges, quelques rem arques sur l’éducation des filles, m ais elles so n t sans véritable portée pédagogique. E n 1783, Laclos décide de particip er au concours ouvert p a r l’Àcadém ie de Châlons; de cette te n ta tiv e , il nous reste deux essais inachevés. Le prem ier nous m ontre un Laclos disciple de l ’a u teu r de Y Em ile, auquel il em prunte m êm e le procédé de raisonnem ent p a r syllogisme : « P a rto u t où d y a esclavage il ne p eu t y avoir éducation : dans to u te société les femmes sont esclaves; donc la fem m e sociale n ’est pas susceptible d ’éducation. » Conclusion : « Il me sera facile de p rouver qu’il n ’est aucun m oyen de perfectionner l ’éducation des femmes. » D ans le deuxièm e essai, suivant d ’assez près les théories exposées p ar R ousseau dans le Discours sur l'origine de l'inégalité (on p e u t n o ter la sim ilitude des expressions : « L a n a tu re ne crée que des êtres libres; la société ne fa it que des ty ra n s et des esclaves », 1. Jo u rn a l de B ouillon, ja n v ie r 1782.
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« 'fo ute société suppose un c o n tra t, to u t c o n tra t une obligation respective »), Laclos décrit les m œ urs de la fem m e naturelle, heurmiHc et libre. U s’appuie sur de nom breuses relations de voyages pour affirmer la réalité historique de l ’é ta t de n atu re . Ces disserta tions sur le m ode rhétorique des discours de R ousseau ne vo n t pas très loin : Laclos lui-m êm e ne devait pas avoir beaucoup il illusions su r l’originalité de ses théories puisqu’il n ’a pas préné ii lé cette œ uvre au concours. Le troisièm e essai a été composé beaucoup plus ta rd pour « une jeune personne que son ran g et sa fo rtu n e m etten t dans le cas de vivre dans la com pagnie la plus distinguée e t mêm e d ’y avoir de l'influence », Ce tra v a il présente des solutions pratiques, beaucoup fins neuves et beaucoup plus m odernes que celles de Rousseau. I ,aelos est ici en contradiction avec lui-mê.rae et avec son affirmaI ion du prem ier essai. C’est q u ’il se dégage des théories et de l ’im ii.ition servile de Rousseau, et dans ce troisièm e essai on reconnaît l'esprit de l ’a u te u r des Liaisons dangereuses et aussi celui du père i | i i i dirige, d ’une m anière réaliste, l’éducation de ses trois enfants. A utant l ’au teu r de Y É m ile expose des vues intéressantes et h a r dies su r l’éducation des garçons, a u ta n t il est tim oré et étroitem ent traditionaliste q u an d il s’agit des filles. Les filles cc doivent apprendre beaucoup de choses m ais seulem ent celles qu’il leur convient de savoir », car ce plus elles voudront ressem bler aux hommes, moins elles les gouverneront, et c’est alors q u ’ils seront vraim ent les m aîtres ». Il s’ensuit paradoxalem ent que, pour saiivegarder leur n atu re , il fa u t que cc to u te l’éducation des fem m es soit relative aux hom m es ». Sophie saura donc tailler ses robes, les coudre, faire la cuisine, elle connaîtra les qualités des denrées, sau ra te n ir les com ptes; sa bibliothèque se compose uniquem ent de deux ouvrages : le Télémaque et les Comptes fa its deB arrèm e. Ut c’est bien suffisant puisque cc la croyance d ’une fem m e est asservie à l’au to rité ». Ce n ’est pas le Vicaire savoyard qui révé lera D ieu à Sophie, m ais sa bonne. Bien au contraire pour Laclos la lecture joue u n rôle prim ordial dans l’éducation des filles ; cc L a lecture est réellem ent une seconde éducation qui supplée à l’insuffisance de la prem ière. » L’observa1ion et la m éd itatio n personnelles sont nécessaires m ais uc suf fisent pas : cc Les livres nous fo n t jo u ir des observations et des m édi tations des hom m es de tous les tem ps et de tous les lieux. » La jeune fille devra lire su rto u t les m oralistes, les historiens et les littérateu rs (poètes, rom anciers, au teu rs dram atiques, orateurs). Les lectures do iv ent suivre un ordre chronologique ; cc Nous 221 21
Croyons q u ’il est bon de com m encer p a r les Grecs et les R om ains parce qu’ils o n t été nos in stitu teu rs en to u t genre 1. » P lu ta rq u e sera en particu lier un guide précieux. V iendra ensuite l ’étude du peuple ju if, axe de l’histoire universelle pour Laclos comme pour B ossuet, les tem p s m odernes enfin. C’est ici su rto u t que les rom ans p o u rro n t suppléer à l’insuffisance de l’histoire pour connaître les hom m es. À l ’étude des civilisations est liée celle de la géographie m oderne. Les langues vivantes, anglais et italien en particulier, viend ro n t s’ajo u ter à l ’étude du latin 2. E nfin Laclos, scientifique, m énage une place im p o rtan te aux m athém atiques, à l’astronom ie, à la physique, à la chimie et à l’histoire naturelle. E ncore faut-il que ces nom breuses lectures, menées avec m éthode, donnent lieu à des exercices de style, p a r exem ple sous la form e de com ptes rendus. Ce p ro jet place les jeunes filles sur le mêm e p lan in tel lectuel que les garçons et c’est su rto u t cela qui est nouveau à l’époque de Laclos. On av a it bien connu a u xviïi® siècle des femmes n o n seulem ent instruites m ais ouvertes aux sciences, com m e Mme du C hâtelet, m ais Laclos élève l’exception en règle générale, son originalité est d ’en faire une théorie d ’éducation. C’est suivant ces principes q u ’il conduit l’éducation de ses enfants, et on le voit p articulièrem ent a tte n tif à l ’éducation de sa fille. C’est q u ’il a des vues m odernes su r la place de la fem m e dans la société : cc J e vois le m om ent s’approcher où la guerre, l'agriculture e t la p artie active du commerce réclam eront les soins de tous les hom m es, et où les ouvrages sédentaires autres que la législation et le gouvernem ent seront abandonnés au x femmes 3. » Aussi veut-il préparer sa fille cc au x ouvrages de son sexe : l ’économie rurale e t les écritures du commerce 4 ». P lus ta rd , il parlera m êm e de la lancer ce dans la carrière des sciences 5 ». On p eu t m esurer l’abîm e qui sépare sur ce p oint Laclos de Rousseau. Celui qui organise l’éducation de Soulange d ’une m anière que ne désavoueraient pas les pédagogies du x x ° siècle, c’est bien le rom ancier qui a conçu la M erteuil dont l’intelligence et la culture peu v en t rivaliser — e t victorieusem ent — avec celles de V alm ont. Aussi bien les deux héros des Liaisons dangereuses portent-ils sur L Les au te u rs anciens les p lu s fréquem m ent cités dans les œ uvres de L aclos sont Sénèque e t P lu ta rq u e , O n y tro u v e aussi des allusions à T ite-L ive (la continence de Scipion l ’A fricain, le ttr e X L IV ), à S alluste, le ttre L X X Y I, à L ucrèce, le ttre L V I . 2. Laclos d an s u n e le ttr e du 30 vendém iaire on I X d istingue l’av an tag e de l ’anglais « langue d ’in stru c tio n » su r l’ita lie n « langue d ’agrém ent », 3. L e ttre du 20 p rairial an IL 4. 4 th erm id o r au IL 5. 28 vendém iaire an IX .
Kotisscau des jugem ents sévères ou im pertinents. V êtue d ’un déshabillé galan t « qui ne laisse rien voir et p o u rta n t fait to u t deviner », Mme de M erteuil dans sa p etite m aison a tte n d Bcllerochc : « Je lis, dit-elle, un chapitre du Sopha, une le ttre d'Héloïse ci. deux Contes de L a F ontaine pour recorder les différents tons que je voulais p re n d re 1. » Voilà Ju lie en bonne compagnie! On pourrait penser avec Je a n M istler q u ’il s’agit uon d ’une le ttre ex traite de L a Nouvelle Héloïse, m ais d ’une lettre d ’Héloïse à Abél a r d ; le genre de l ’héroïde fleurit en effet au X V I I I e siècle et Ton fabrique des lettres d ’Héloïse à A bélard, de D idon à Enée, d ’Her■uione à P y rrh u s, etc., su rto u t depuis le succès des Lettres de la religieuse portugaise; mais com m e Laclos appelle toujours Héloïse le rom an de R ousseau, nous pensons q u ’il s’agit bien de Julie. La preuve en est d ’ailleurs dans le « discours sentim ental » p ar lequel la M arquise accueille son a m an t et qui pastiche évidem m ent le style de R ousseau : « O m on am i! lui dis-je, pour vouloir te m énager la surprise de ce m om ent, je me reproche de t ’avoir affligé p ar l ’apparence de l ’hum eur, d ’avoir p u im in sta n t voiler m on cœ ur à tes regards. P ardonne-m oi mes to rts : Je veux les expier à force d ’am our. » V alm ont, à son to u r, s’essaie au m êm e pastiche : dans sa déclaration de la le ttre X X I II, il s’inspire très précisém ent de la lettre V ( l r® partie) de L a Nouvelle Héloïse, d ont il citera tex tu ellem ent le d ébut dans la le ttre CX. Q uand il est surpris p a r Mme de Tourvel en com pagnie d ’Emilie, V alm ont écrit à la P résidente pour lui dem ander pardon. Cette le ttre C X X X VI est une parodie de la lettre X X V I {2e partie) de L a Nouvelle Héloïse où S ain t-P reux qui s’est enivré au vin blanc, en cro y an t boire de l ’eau, s’excuse d ’avoir cédé au x charm es d ’une fille de p etite vertu ! Q uand Mme de Tourvel pour rassurer Mmu de Volanges sur la conduite de Valm ont lui écrit (1. X I) que le Vicom te « e s t devenu bon enfant... et que c’est apparem m ent l’air de la cam pagne qui a p ro d u it ce m iracle », Laclos ne saurait m ieux se m oquer des théories de R ousseau sur les vertus m oralisantes des cham ps! L a cam pagne, pour V alm ont est « ennuyeuse comme le sentim ent et triste comme la fidélité 2 »! Laclos ne résiste pas au plaisir d ’intervenir directem ent dans 1. L e ttre X . 2, L ’a u te u r des Liaisons dangereuses n ’a im a it p as la n atu re : s’il trav erse le pays d u V audois, ce q u i le frap p e, c’est « la p erfe ctio n de la c u ltu re, la b rav o u re des h a b i ta n ts e t la p u re té des m œ u rs » (21 fru c tid o r a n V l l i ) . « J ’ai é té voir cet après-m idi la belle c a ta ra c te d u R h in , fam euse dans les voyages en Suisse.,. C’est une ch arm an te p ro m eu ad e e t uu superbe spectacle » (16 floréal an V III).
deux notes, to u jours à propos de Rousseau, S’il veut rassurer Mme de T ourvel, V alm ont lui écrit (1. L V III) : « U n Sage a d it que p o u r dissiper ses craintes il suffisait presque toujours d ’en approfondir la cause, » Laclos ajoute en note : « On croit que c’est R ousseau dans Em ile, mais la citation n ’est pas exacte, et l’application q u ’en fait V alm ont est bien fausse; e t puis Mmo de Tourvel avait-elle lu E m ile? » La lettre CX de V alm ont qui com m ence com m e celle de S aint-P reux : « Puissances du ciel, j ’avais une âme p o u r la douleur, donnez-m ’en une pour la fébcité », où V alm ont d it encore, p aro d ian t S aint-P reux : cc Elle n ’aura pas les plaisirs du vice et les honneurs de la Vertu », est accom pagnée de cette note de Laclos : « M. de V alm ont p a ra ît aim er à citer J .-J . R ousseau et toujours en le p ro fan an t p ar l’abus q u ’il en fait. » Le to n de cette note, comme c’est généralem ent le cas dans Les Liaisons dangereuses, souligne l’in ten tio n satirique de F auteur. « Le public sait ce q u ’il doit penser de la bonne foi des préfaces, de l ’au th en ticité des découvertes de vieux m anuscrits », note le Journal encyclopédique en 1778. C’est, en effet, la trad itio n to u t a u long du X V I I I e . Les auteurs, dans leurs avertissem ents et leurs préfaces, rep ren n en t à l’envi les mêmes poncifs : réalité de l’aven tu re, corruption du siècle, utilité des rom ans, insuffisance dit style. R ousseau e t Laclos ne fo n t pas exception à la règle, e t Laclos reprend les thèm es de Jean-Jacqucs. Que d it R ousseau? Qu’il n ’est que l ’éditeur de son recueil, bien qu’d ait cc trav aillé » lui-m êm e à ce bvre. Laclos a été ce chargé de m ettre en ordre » la correspondance q u ’il édite et d ’élaguer to u t ce qui lui paraissait inutile. R ousseau invite le lecteur à 1 1 e pas rechercher les modèles réels de ses personnages, il a mêm e modifié la topographie. U ne note de Laclos av e rtit le lecteur : cc J ’ai supprim é ou changé tous les nom s des personnes do n t il est question daus ces lettres. » cc Ce livre doit déplaire, ajoute Rousseau, aux dévots, aux libertins, aux philosophes : il doit cho quer les femmes galantes et scandaliser les honnêtes femmes. » Laclos : cc Ce recueil doit plaire à peu de m onde. » 11 se heurtera à l’hostilité ce des dépravés, des rigoristes, des esprits forts, des dévots et des puristes ». Si on établit l’égalité libertins — dépra vés, philosophes = esprits forts, ou voit q u ’il 1 1 e reste au x L ia i sons dangereuses comme à La Nouvelle Héloïse q u ’u n public dos plus restreints. lîousscau continue sa préface p a r dos considérations sur le style, i! parle des ce fautes de langue », du c< style em phatique e t p lat »
des « term es am poulés » de ces lettres, et il fait allusion p a r oppo sition a u style des académ iciens. Laclos s’excuse d ’avance sur li ft style tro p simple et tro p fa u tif de plusieurs de ces lettres ». On tro u v e d ’ailleurs des fautes, dit-il, chez les m eilleurs auteurs et m êm e dans les œ uvres de quelques académ iciens; il est vrai que son ouvrage a au moins un m érite : celui de la cc v ariété des styles, m érite q u ’un au teu r a tte in t difficilement ». cc Ce livre p eu t être utile au x femmes qui dans une vie déréglée o n t conservé quelque am our pour l’honnêteté. Q uant au x fille;», c’est a u tre chose. Jam ais fille chaste xx’a lu de rom an; et j ’ai mis à celui-ci u n titre assez décidé pour q u ’en l ’ouv ran t on sû t à quoi s’en ten ir. Celle qui m algré ce titre osera lire une seule page est une fille perdue. » Voilà les mères de famille mises en garde par l’a u teu r lui-m êm e : une fille est perdue si elle lit une page de YHéloïse. cc J e croirais rendre un vrai service à m a fille en lui d o n n an t ce livre le jo u r de son m ariage. Si toutes les mères de famille en pensent ainsi, je me féliciterai éternellem ent de l’avoir publié. » Une fille — le jo u r de son m ariage, il est vrai! — est sauvée si elle lit Les Liaisons dangereuses. Tel est d u moins l’avis de l’au teu r 1! Si le lecteur se dem andait dans quel esprit Laclos a écrit sa Préface, il semble que la com paraison qui précède p o u rrait l’éclairer. Mais Laclos lui-m êm e l ’av a it fa it d’avance dans l’Avertissem en t de P E d iteu r, où il pren d soin de critiquer la Préface du R édacteur : 1° Cet ouvrage n ’est q u ’un rom an, e t non un au th en tiq u e recueil de lettres. 2° L ’époque où se placent les événem ents d étru it to u te la v rai sem blance du h v re : cc Plusieurs des personnages q u ’il m et en scène o n t de si m auvaises m œ urs q u ’il est impossible de supposer q u ’ils aient vécu dans notre siècle; dans ce siècle de philosophie où les lum ières, répandues de to u te p a rt, on t rendu, comme cha cun sait, tous les hom m es si honnêtes et toutes les fem m es mi m odestes et si réservées. » 3° Laclos répond p ar avance aux critiques q u ’on p eu t faire ail dénouem ent des Liaisons, en reconnaissant son invraisem blance : cc Nous ne voyons point au jo u rd ’hui de demoiselle avec soixante 1, F la u b e rt à Louis B o n e n fan t, 12 décem bre 1856, à propos de M adam e Bovary « J e tro u v e , m o i,q u e je suis trè s m oral e t que je m érite le p rix M ontyou, car il «I^hhih11de ce ro m an u n enseignem ent clair, e t « si la m ère ne p e u t e n p e rm e ttre la lerlim .t « sa fille », je crois bien que des m aris ne feraien t pas m al d ’en p e rm e ttre In Ini'hU»* à leu r épouse, »
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mille livres de ren te, se faire religieuse, ni de présidente jeune et jolie, m ourir de chagrin. » « J ’ai v u les m œ urs de m on tem ps et j ’ai publié ces lettres », affirm ait l ’épigraphe, après R ousseau. E n isolant la form ule du co n texte, Laclos en dénature le sens; R ousseau voulait dire : J ’ai v u les m œ urs de m on tem ps et j ’ai publié ces lettres pour donner une leçon de vie simple et pure à mes contem porains. Laclos en ten d : ces lettres sont la fidèle im age de la réalité. E nsuite l ’A vertissem ent de l’É d ite u r nous prévient de n ’en rien croire, m ais la P réface du R édacteur étab lit gravem ent l’auth en ticité et la véracité des lettres. Laclos s’am use au x dépens de R ousseau, il s’am use a u x dépens du lecteur. Il y a cependant dans la Préface des Liaisons dangereuses u n passage où Laclos cesse de plaisanter pour présenter son livre sous son vrai jo u r, q u and il déclare : « Presque tous les sentim ents q u ’on y exprim e (dans ce recueil de lettres) é ta n t feints ou dis simulés, ne p eu v en t m êm e exciter q u ’un in térê t de curiosité to u jours bien au-dessous de celui de sentim ent, qui, su rto u t, porte moins à l’indulgence, et laisse d ’a u ta n t plus apercevoir les fautes qui s’y tro u v e n t dans les détails que ceux-ci s’opposent sans cesse au seul désir q u ’on veuille satisfaire. » Les Liaisons dangereuses intéressent non pas le sentim ent, comme 1''Héloïse e t tous ses dérivés, m ais la curiosité; c’est dire que l ’in té rê t qu’on y p eu t prendre est d’ordre purem ent intellectuel. C’est à l’intelligence du lecteur que Laclos s’adresse, non à sa sensibilité, R place du mêm e coup son ro m an p arm i les œuvres difficiles puisque ce qui porte le lecteur à l’indulgence, ce qui l’entraîne d ’ordinaire c’est un élan du cœ ur, c’est la sym pathie q u ’il éprouve pour le héros. D ans Les Liaisons dangereuses, l’intelligence critique du lecteur, q u ’au cun élém ent affectif ne vient troubler, est sans cesse en éveil, ou du moins dev rait l’être. De plus, le lecteur m oyen habitué au style sentim ental des rom ans à la m ode risque d ’être déconcerté p ar la sécheresse an a lytique du récit où se tro u v e « un assez grand nom bre d ’observa tions ou nouvelles ou peu connues ». Voilà le lecteur prévenu : Les Liaisons dangereuses ne sont pas une œ uvre facile, elles exigent de la p a rt du lecteur un effort que les rom ans habituels et même le ro m an de R ousseau ne requièrent pas. Laclos conclut en p ré sen tan t la défense du livre p ar le h v re : « On doit sentir que pour q u ’il fû t nécessaire de répondre à to u t, il fa u d rait que l ’ouvrage ne p û t répondre à rien, et que si j ’en avais jugé ainsi, j ’aurais supprim é à la fois la préface et le livre. » Voilà définie, e t par
m
l’au teu r, la lignée dans laquelle s’inscrivent Les Liaisons dange reuses : c’est celle des philosophes rationalistes et non pas celle de jean -Jacq u e s, L’opposition à L a Nouvelle Héloïse est soulignée d ’une m anière plus nette encore p ar Laclos dans sa correspon dance avec Mme Riccoboni. Cette correspondance que les critiques de Laclos négligent, que M alraux considère de très h a u t {où a-t-il pris que Mme Riccoboni a été tra ité e cc d ’idiote opiniâtre » par Laclos?) m érite u n m eilleur sort. Cette polém ique avec Mme Riccoboni, rom ancière très aimée du public, qui a été en relations avec la fam ille de Laclos 1, suit im m édiatem ent la publication du rom an; c’est le seul docum ent cpve nous possédions de Laclos sur son œ uvre. E n outre, nous avons avec Mme Riccoboni le jugem ent d ’une rom ancière, grande adm iratrice de R ousseau : elle tém oigne d u cc b rillan t succès du rom an » que cc to u t Paris s’empresse à lire ». Mais elle reproche à Laclos de cc donner aux étrangers une idée révoltante des m œ urs de sa n atio n e t du goût de ses com patriotes ». Laclos préten d dans sa Préface que ce c’est rendre u n service aux m œ urs que de dévoiler les m oyens qu’em ploient ceux qui en on t de m auvaises pour corrom pre ceux qui en ont de bonnes ». A quoi Mme R ic coboni réplique dans sa prem ière le ttre : cc On n ’a pas besoin de se m ettre en garde contre des caractères qui ne peuvent exister. » Cette critique v a perm ettre à Laclos de distinguer devix classes de rom anciers : les uns, com m e lui, se bornent à observer et à puiser dans la réalité la m atière de leurs créations : cc P o u r lui, éclairé p a r une expérience plus m alheureuse, ü assure avec ch a grin m ais avec sincérité q u ’il ne p o u rrait effacer aucun des tra its q u ’U a rassem blés sur la personne de Mme de M erteuü, sans m entir à sa conscience, sans taire au moins une p artie de ce q u ’il a vu. » Il précise dans une autre lettre : cc Mme de M erteuil et V alm ont excitent dans ce m om ent une clam eur générale. Mais rappelezvous les événem ents de nos jours et vous retrouverez une foule de tra its sem blables dont les héros des deux sexes ne sont et n ’ont été que m ieux accueillis et plus honorés... Le tab leau est a ttris ta n t, je l’avoue, m ais il est vrai. » Laclos se place donc dans la catégorie des rom anciers objectifs q u ’ü oppose au x auteurs de rom ans personnels et lyriques : cc Q uand ses lecteurs fatigués d ’une im age a ttris ta n te voudront se reposer sur des sentim ents plus 1. Laclos a tiré d ’un rom an de M me R iccoboni u n opéra-com ique : Ernestine (1777), pièce q u i m alg ré la p ro te c tio n de la R eine, de M adam e, e t de la com tesse d ’A rto is, to m b a lam en tab lem en t : « Ce n ’est p as que cet ouvrage so it bête, d ira plus ta r d L aclos, m ais je ne le crois pas coupé pour le th é â tre . »
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doux, q u an d ils rechercheront la n atu re embellie, quand ils vou d ro n t connaître to u t ce que l ’esprit et les grâces peuvent ajouter de charm e à la tendresse, à la v ertu , M. de Laclos les in v itera à lire Ernestine, F n n n y, Catesby, etc. e t si à la vue de si charm ants tab lea u x ils d o u taien t de l ’existence des m odèles, il leur dira avec confiance : ils so nt tous dans le cœ ur d u peintre. » R ousseau et ses im itateurs ne fo n t en quelque sorte « que nous donner une contre-épreuve d ’eux-mêm es ». Ce qui est intéressant dans ces déclarations, c’est moins le p ro blèm e que pose Laclos ou p lu tô t celui que Mme Riceoboni l’oblige à poser, celui du réalism e de l’œ uvre, et qui est le ty p e mêm e du fau x problèm e, mille fois d é b a ttu p a r les critiques (Tartuffe, Ju lien Sorel, M016 B ovary ont-ils existé, sont-ils vraisem blables?) que l’opposition de deux formes d ’esprit : celui de R ousseau qui explique dans Les Confessions com m ent il a composé L a Nouvelle Héloïse, dans 1’ « extase », dans le « déhre », « oubliant to u t à fait la race hum aine », p la n a n t « dans l ’em pyrée », celui du «m onde enchanté » créé p a r son im agination et peuplé « d ’êtres selon son cœ ur » — et celui de Laclos qui déclare : « J e donne la préférence aux faits 1 » et : « Q uand je n ’ai pas les données je ne m ’occupe pas de résoudre le problèm e 2. » C’est que Laclos, qui n ’est pas ro m an cier de profession, m anque d’invention. Aussi bien a-t-il écrit un seul rom an. Mme Riccoboni soulève une deuxièm e objection, elle « proteste comme femm e, com m e Française et comm e p atrio te zélée contre l’im m orahté de Mme de M erteuil ». Laclos est donc am ené à pré ciser ses intentions. Les Liaisons dangereuses sont-elles la dém ons tra tio n indirecte des théories de L a Nouvelle Héloïse? Mme de Toxirvel, une nouvelle Julie, la fem m e naturelle selon le cœ ur de Rousseau, et la m arquise de M erteuil, cet « anim al dépravé » que devient 1! « hom m e qui m édite 3 »? Laclos a-t-il voulu faire œ uvre de m oraliste? Il le p rétend mais ses argum ents sont très peu convaincants, sans doute parce que lui-m êm e n ’est pas très convaincu. Mme Riccoboni s’était étonnée que Laclos eû t « orné le vice des agrém ents q u ’il a prêtés à Mme de M erteuil ». Laclos tro u v e cette réplique : « Il a cru q u ’en peignant le vice il pouvait lui laisser tous les agrém ents do n t il n ’est que tro p souvent orné. » 11 est d ’ailleurs impossible d ’être utile si d ’abord on ne plaît pas. E t si Mme Riccoboni lui fait observer que le peintre doit choisir 1. 24 p rairial an II. 2. 4 frim aire a n IX . 3. Discours sur l'origine de l'inégalité.
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« les vues qu'il dessine », il répond : « La paisible h a b ita n te de Paris sera-t-elle autorisée à reprocher au peintre d u Vésuve «le calom nier la n atu re ? » Le Vésuve m êm e en éruption 11 e p e u t Être qualifié d'im m oral, donc Mme de M erteuil dans la m esure où elle est une force de la n atu re n ’est pas non plus im m orale; en to u t cas, Laclos reco n n aît im plicitem ent q u ’il ne s’est pas placé sur le te r rain de la m oralité pour créer ses héros. Il trace ainsi le p o rtra it de la M arquise : « P a rto u t où il n a îtra une femm e avec des sens actifs et un cœ ur incapable d ’am our, quelque esprit et une âm e vile, qui sera m échante et do n t la m échanceté aura de la profon deur sans énergie, là existera Mme de M erteuil. » S’il existe des auteurs indulgents pour leurs créatures, Laclos n ’est pas du nom bre et on p e u t penser ju stem en t que la M erteuil dépasse infinim ent le p o rtra it q u ’il en fait. II est vrai qu’il fa u t ten ir com pte de la m odestie d ’un honnête hom m e, des concessions q u ’il v e u t faire à son interlocutrice, comme de l ’usage de la litote dont l ’expression « quelque esprit », est un exemple. C ependant pour com prendre exactem ent le sens de « profondeur sans énergie », il fa u t se référer à une phrase précédente : Mmtî de M erteuil « se perm et un grand m al pour u n très léger in té rê t ». L a notion d ’acte g ra tu it n ’é ta it pas définie à l’époque de Laclos et p o u rta n t il semble bien que l’au teu r des Liaisons dangereuses l ’ait suggérée dans ce passage. La M arquise 1 1 e poursuit pas de fins utiles, pas mêm e pour ellem êm e; l’in térê t q u ’elle p e u t tire r de ses actes est infime p ar ra p p o rt au je u des forces q u ’elle m et en m ouvem ent. Son intelligence et ses vues so n t profondes m ais elle n ’a pas l ’énergie de les utiliser à de grands desseins. « Ou le m ot éducation ne présente aucun sens, ou l’on ne p eu t l’entendre que du développem ent des facultés de l’in d iv id u qu’on élève et de la direction de ces facultés vers l’u tilité sociale, déclare Laclos dans Y Essai sur l'éducation des fem m es... Si au lieu de les diriger vers l ’u tilité sociale, on les replie sur l ’individu (ce n ’est plus éducation), c’est seulem ent alors in s tin c t perfectionné. » Si M erteuil est crim inelle, c’est pour avoir négligé les règles fondam entales de la solidarité sociale, bien plus que pour avoir provoqué le m alheur de quelques individus. Son crime est dans ce q u ’elle s’est refusé à faire plus que dans ce q u ’elle fait, et dans cette perspective le problèm e m oral que pose la Mer teu il change de niveau. Les destins individuels, le salut des âmes, — celle de T ourvel ou eelle de Céeüe — n ’intéressent pas Laclos; ce qui est im p o rtan t, c’est cette « utilité sociale », objectif prem ier des Encyclopédistes. Le ro m an de Laclos se présente donc com m e une réplique à La 329
Nouvelle Héloïse exactem ent comme le Don Quichotte critique les aventures invraisem blables et le style am poulé des rom ans de chevalerie, comme Tom Jones du réaliste e t cynique Fielding répond aux vertueuses et verbeuses constructions de R ichardson. Com ment com prendre alors l'ad m ira tio n m anifestée p a r Laclos pour R ousseau? Sans être aussi affirm atif que D ard ou que T rah ard , qui nous m o n tren t u n Laclos p leu ra n t en lisant VHéloïse, on p eu t penser que le rom an de R ousseau, le rom an des vingt ans de Laclos, a été pour lui une de ces découvertes qui vous m arquent pour la vie. Mais comm e le d it Tilly, L a Nouvelle Héloïse, c’est Ce livre qu'à vingt ans nous savons tous p a r cœur E t qu'à quarante ans l'on oublie... Le Laclos de q u aran te ans, qui écrit Les Liaisons dangereuses, n ’a pas oublié l'Héloïse, m ais il a pris de la distance, agacé peutêtre p ar to u s le3 sous-produits dérivés de Rousseau, et il a écrit l’Anti-H éloïse. Plus ta rd encore, il reviendra à ses prem ières am ours, p eu t-être sous l’influence de sa fem m e, do n t il célèbre à l’envi dans sa correspondance l’extrêm e sensibilité. Le m ariage rom anesque de Laclos, nous Pavons d it, c’est celui de S aint-P reux avec JuHe : « J ’assure que je ne connais que lui (R ousseau) de digne d’être auprès de toi l ’in terp rète de mes sentim ents, et peutêtre, lui et moi, étions-nous les seuls êtres capables de parler à to n cœ ur le langage qui lui convient » (14 prairial an II). Solange D uperré a ram ené Laclos à Rousseau, e t la postérité n ’a parfois reten u que cette im age d ’un Laclos sensible et vertueux, m ais c’est celui d ’après le m ariage et d ’après Les Liaisons dangereuses.
Considérer Les Liaisons dangereuses com m e une anti-H éloïse, cela ne signifie nullem ent qu’on doive placer Laclos sur le mêm e plan que Crébillon fils ou A ndréa de N erciat. Bien sûr, on tro u v era chez eux, chez Crébillon su rto u t, de fines observations psychologiques et il serait in ju ste de le m ettre au m êm e ran g que D u Laiirens ou Chevrier, auteurs p urem ent érotiques; m ais ils font une p a rt très large au x scènes licencieuses ou lascives. On p e u t rencontrer chez eux des situations ou des m axim es à rapprocher de telles situations ou de telles pensées des Liaisons dangereuses, m ais ces rapproche m ents nous laissent à la surface du rom an de Laclos. U ne an th o logie b b ertin e des Liaisons dangereuses, — au sens b an al du m ot — se réd u irait à deux ou trois scènes ; l ’épisode de la femm e de 330
cham bre de Mme de Tourvel, celui d'É m ilie, et la n u it de V alm ont avec Cécile. L ’étude du m anuscrit nous m ontre mêm e que Laclos a souvent attén u é certaines expressions tro p crues : cc Cette femm e v a u t bien dix louis, et l’ay a n t payée d ’avance... » écrit V alm ont de Mme de T ourvel (1. X X I); dans le te x te im prim é, Laclos su p prime « cette fem m e v a u t bien dix louis ». « P ar hasard, espérezvous prouver à cette femm e q u ’elle doit coucher avec vous » {1. X X X III de M erteuil à V alm ont), devient : « P ar hasard, espérezvous p rouver à cette femm e q u ’elle doit se rendre. » D ans le récit que V alm ont fait de son entrevue avec la femm e de cham bre (1. X L IV ), Laclos supprim e to u t u n passage où la chambrière, devait, to u te nue, reconduire chez lui le vicom te, u n flam beau à la m ain. Enfin, Laclos a mêm e supprim é com plètem ent une lettre de la P résidente au V icom te 1 et qui m e tta it l ’accent sur le caractère sensuel de l’am our de Mmo de Tourvel. Si l ’on v eu t ra tta c h e r Laclos à une trad itio n libertine, c’est à celle du x v iie siècle q u ’il fa u t rem onter. Le libertinage a été défini, d’une m anière très générale, dans un chapitre précédent. C'est une notion com plexe, difficile à cerner, et qui, bien entendu, a évolué depuis le XVIe siècle. C’est en effet à cette époque, dans u n te x te de François de L a Noue, que nous en trouvons peut-être la p re mière définition ; cc Nos libertins, qui ne discordent guère en p a r ticulier, s’accom m odent très bien entre eux en général à m épriser et rejeter la sain te profession de la vie chrétienne. » Le m oraliste p u ritain envisage donc uu aspect du libertinage : l’indocilité aux croyances religieuses. Les guerres de rebgion ont, en effet, p orté un coup à la vie religieuse e t provoqué en m êm e tem ps une tra n s form ation de la vie m orale en exacerbant le désir de jouir de la vie, comme to u jours dans les périodes de troubles. Le terrain d ’ailleurs av a it été préparé p ar l ’H um anism e R enaissant. Un des prem iers tab leau x que nous possédions du libertin se trouve dans L a Doc trine curieuse des beaux esprits de ce temps p ar le jésuite François Garasse, en 1623; c’est une a ttaq u e en règle contre l ’athéism e épi curien de V anini et de Théophile de Viau. C’est aussi en 1622 que Charles Sorel publie L'H istoire comique de Francion, le prem ier rom an libertin. Comme Les Liaisons dangereuses on t été écrites contre le senti m entabsine v ertu e u x de l’Héloïse, Francion est une satire des fades e t conventionnelles pastorales de YAstrée. Sorel, com m e Laclos, v e u t faire œ uvre réaliste e t vraie : cc L ’histoire 1. É d itio n de la P léiade, p. 841.
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véritable ou fein te doit représenter les choses au plus près du n a tu rel, au tre m en t c’est une fable qui ne sert q u 'à en treten ir les enfants au coin du feu, non pas les esprits m ûrs dont la vivacité pénètre p arto u t. » La satire, com m e il est norm al chez u n adm irateur de Rabelais, prend souvent une allure très joviale; c’est ainsi que Sorel s’am use à transposer les déclarations d ’am our de Céladon : ce Or bien donc, belle N ym phe, puisqu’il fa u t vous louer, je dis que vous m 'avez captivé, c’est assez, car vous ne m e captiveriez pas si vous n ’aviez plus d’appas que la N orm andie n ’a de pom m es... Le Diable vous em porte, M ademoiselle... si je ne suis plus am ou reu x de vous qu’un gueux ne l ’est de sa besace : quand je vous vois, je suis rav i comme u n pourceau qui pisse dans du son. » Mais cet aspect qui sera su rto u t souligné dans l ’œ uvre suivante : Le Berger extravagant ou Vanti-roman (1628) n ’est pas l’essentiel du Francion. Selon A ntoine A dam 1, Francion cc est u n m anuel d ’indivi dualism e »; on d irait aussi bien que l ’œ uvre de Sorel est pour le x v n e ce que Les Liaisons dangereuses sont pour le X V I II e : un m anuel de libertinage sous la form e rom anesque. A trav ers les aventures, les anecdotes, les récits pittoresques et variés dont est tissée l 'Histoire comique de Francion, une pensée se dégage, une doctrine se dessine. Depuis son adolescence, F rancion s’est appli qué à raisonner de to u t, ou p lu tô t à soum ettre tous les faits au critère de la raison : « Je m ’étudiai, dit-il, à savoir la raison n a tu relle de to u tes choses et à avoir de bons sentim ents en to u tes occa sions sans m ’arrêter au x opinions vulgaires. » C’est l ’a ttitu d e car tésienne a v a n t la le ttre , avec peut-être un souvenir de la form ule de C harron : « Vox populi, vox stu lto ru m . » Les opinions, les cou tum es, les croyances du vulgaire, les trad itio n s seront ainsi passées au crible du ju g em ent : « Le coutum ier exercice » de F rancion est de « châtier les sottises, de rabaisser les vanités et de se m oquer de l ’ignorance des hom m es ». Il s’a tta q u e à toutes les classes sociales : « Il me sem blait que, comme Hercule, je ne fusse né que pour chas ser les m onstres de la terre. » Il a mêm e form é, avec des cam arades, la « bande des généreux », « personnes to u tes braves et ennemies de la sottise et de l’ignorance ». Ainsi se dégage la notion d’asso ciation, de secte, que le couple V alm ont-M erteuil reprendra à son com pte; cette notion est essentielle, com m e l’a m ontré A ntoine A dam , dans l ’histoire de la libre pensée au x v iie siècle 2. La société secrète se développe en réaction contre la grande société, contre 1. H istoire de la littérature française au X V I I e siècle. 2. Théophile de V ian et la libre pensée française m lt)20.
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les puissants, contre l ’Église en particulier. Mais F rancion est p r u d e n t — en 1621, F ontainier est brûlé à M ontpellier pour athéism e — et ne s’a tta q u e guère au x prêtres : m ieux v a u t n ’en pas parler, F rancion a décidé « de ne pas songer seulem ent q u ’il y en eû t au m onde »! Le m épris du vulgaire, bestialem ent soumis à la coutum e, se tra d u it en orgueil e t en hypocrisie, indispensable pour sauvegarder la liberté intérieure. Comme M erteuil, F rancion p orte u n m asque : « Me délibérant de suivre en apparence le tra c 1 des autres, je fis provision d ’une science trom peuse pour m ’acqué rir la bienveillance d ’un chacun. J e m ’étudiai à faire dire à m a bouche le contraire de ce que pensait m on cœ ur... » Seid R aym ond p ro tecteu r et am i de F rancion sera son confident et ils v iv ro n t ensemble en to u te franchise et liberté, généreusem ent. L ’un et l’autre sont des hom m es de désir : « J ’ai plus de désirs, déclare Francion, q u ’il n ’y a de grains de sable en la m er : c’est pourquoi je crains grandem ent que je n ’aie jam ais de repos. » Cette dispo sition n aturelle le fait courir de risque en risque et d ’aventure en aven tu re, ca r p o u r F rancion, le plaisir est dans la conquête, dans le désir, e t sa passion s’affaiblit à m esure q u ’elle est comblée. Si la liberté sexuelle des héros de Laclos est to tale, F rancion ne leur cède guère sur ce point, mêm e si ses raisons sont moins systém atiques que les leurs. L ’œ uvre de Sorel est une apologie du plaisir, du caprice am oureux, de la liberté naturelle, de la fan taisie sans règles, et F rancion est arrivé à cette m êm e dissociation de l’am our et du plaisir q u ’on re tro u v era chez Laclos : comme Cécile de Volanges, L au rette éprouve d u plaisir avec u n au tre que celui q u ’elle aim e; il est vrai q u ’il faisait n u it et q u ’elle s’y est trom pée; cependant « le plus doux rem ède qu’elle su t appliquer sur son m al, e t celui qui eut de plus rem arquables effets, fu t que celui q u ’elle av a it pris pour F rancion lui av a it fait goûter des délices q u ’elle n ’eû t pas goûtés possible plus savoureux avec F rancion m êm e et d o n t elle ne se pouvait repentir d ’avoir joui ». F rancion revendique très h a u t le droit d ’aim er librem ent, to u t en é ta n t am oureux passionné de la belle Naïs. Sorel s’élève su rto u t contre le m ariage et si son héros finit p a r se soum ettre à cette coutum e, il av a it au p a rav a n t déclaré à plusieurs reprises « son horreur pour de si fâcheuses chaînes ». L’é ta t idéal serait celui où « l ’on ne sau rait ce que c’est que ce m ariage », et où « l ’on n ’en observe ra it jam ais les lois ». Le m ariage, en effet, exige q u ’on se soum ette au préjugé de la fidélité, à celui de l ’honneur « ce cruel T y ra n I. allure.
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de nos désirs ». « Il v a u d ra it bien m ieux que nous fussions tous libres : l ’on se jo in d rait sans se joindre avec celle qui plairait le plus, et lorsque l ’on en serait las, il serait perm is de la quitter. Si s’é ta n t donnée à vous elle ne laissait pas de pro stitu er son corps à quelque au tre, quand cela vien d rait à votre connaissance, vous ne vous en offenseriez point, car les chimères de l’honneur ne seraient p o in t dans v o tre cervelle. Il ne vous serait pas défendu d ’aller de m êm e caresser toutes les amies des autres. Vous me représen terez que l ’on ne saurait pas à quels hom m es app artien d raien t les enfants q u ’engendreraient les femmes : m ais qu’im porte cela? L au rette qui n e sait pas qui est son père ni sa m ère, ni qui ne se soucie p o in t de s’en enquérir, peut-elle avoir quelque ennui p o u r cela, si ce n ’est celui que lui p o u rrait causer une so tte curio sité? Or, cette curiosité-là n ’a u rait point de lieu, parce que l’on considérerait qu’elle serait vaine, et n ’y a que les insensés qui souh aiten t l’im possible. Ceci serait cause d ’u n très grand bien, car l’on serait co n tra in t d’abolir to u te préém inence et to u te noblesse, chacun serait égal, et les fruits de la terre seraient com m uns. Les lois naturelles seraient alors révérées to u tes seules. » Tel est l’idéal de société naturelle que R aym ond tâche à réaliser dans cette abbaye de Thélème qu’est son château, sur la porte duquel est gravée cette sentence : Que personne ne prenne la hardiesse d ’entrer ici, S 'il n ’a Pâme véritablement généreuse, S ’il ne renonce aux opinions du vulgaire E t s’il n ’aime les plaisirs de Vamour. Mais comme p our les Thélém ites, une distinction naturelle, une qualité d ’âm e, celle de gens « libères, bien nés, conversant en com pagnie honnête », — les « généreux » com m e les nom m e F ra n cion — em pêchent que la liberté ne dégénère en basse paillardise. Francion a bien soin de distinguer le plaisir, qui vient de cette association du corps et de l’âme dont p arlait déjà M ontaigne, de la satisfaction d’un « ap p étit stupide qui ne diffère en rien de celui des bru tes ». Car la générosité est aussi exercice d ’intelli gence et de volonté, lucidité et force d ’âm e, m épris de la m ort, m épris de la fortune — cc c’est avoir une âm e qui résiste à tous les assauts que lui p eu t livrer la fortune, et qui ne mêle rien de bas parm i ses actions ». C’est déjà le langage de Ju lien Sorel! Ainsi les hom mes, su iv an t les principes de cet. individualism e orgueilleux, peuvent se libérer des chaînes qui les en tra v en t, et te vivre comme des dieux » — am bition en définitive com m une à 334
tous les héros libertins, de F rancion au Duc de Vailland, en pas sa n t p ar M erteuil e t V alm ont, ou les héros de Sade. B ien évidem m ent, le Francion ne ressem ble pas aux Liaisons dangereuses; c’est une œ uvre à la fois picaresque e t de la trad itio n p an tag ruélique. Le goût de l ’anecdote, la facilité du récit, unecertain e surcharge en accord avec l’esthétique baroque qui caracté rise l’époque de Sorel, et qui lui perm et de brosser u n tab leau v aste et m o u v an t de la société de son tem ps, to u t cela est à l’op posé d u classicisme des Liaisons dangereuses. Mais la pensée neuve e t hardie qui s’y exprim e, sans attein d re ni la profondeur, ni la rigueur, ni l ’un ité, ni la portée de celle de Laclos, en font cepen d an t une œ uvre digne d ’être rapprochée des Liaisons dangereuses et su rto u t parce que Sorel et Laclos sont des esprits tournés vers l ’avenir; le Francion comme Les Liaisons dangereuses rend u n son m oderne. Les principes q u ’on p eut dégager du rom an de Sorel s’accordent évidem m ent avec ceux de la libre pensée au déb u t du X V I I e siècle, et q u ’illustre aussi l ’œ uvre de Théophile de Viau. C ependant, en m arge de la vie, en m arge des œ uvres, le bbertinage te n d à s’ériger en doctrine philosophique. Les francs-tireurs, — ceux su rto u t qui allaient ju sq u ’à l’athéism e — on t payé cher leurs audaces : outre F ontainier, déjà cité, V anini est brûlé vif à Toiüouse en 1619 et Théophile de V iau est condam né p a r contum ace à la m êm e peine en 1623. L a prudence s’im pose, e t le m asque « In tu s u t iibet, foris u t mos est » : « A l’in térieu r m arche à to n gré, à l ’extérieur suis les usages », telle sera la devise de Guy P atin . Quels seront les nouveaux m aîtres? Le chanoine C harron d ’abord, dont le Traité de la sagesse, p a ru en 1601, fortem ent inspiré des Essais, pose les fondem ents d ’une auth en tiq u e m orale laïque, seule digne d ’un homme raisonnable; l ’expérience m ontre que la v ertu p e u t aller sans la religion, et la religion sans v ertu : « Le sage jugera de to u t; rien ne lui échappera q u ’il ne m ette sur le bureau et en la balance. » Sans doute le bon chanoine m et-il à p a rt les vérités religieuses, — comme le fera D escartcs — mais les Hbertins v o n t plus loin vers le déism e e t la b b re pensée. Après C harron, c’est M ontaigne, celui du troisièm e livre, de la volupté épicurienne, qui deviendra le m aître des libertins. E n raison m êm e de l’individualism e qui est la m arque propre d u libertinage, il n ’existe pas de doctrine j i c I l e. On p eu t seulem ent dégager quelques tra its caractéristiques et com m uns, d o n t l ’essentiel est le naturalism e, celui de Moni aigne et celui îles Italiens, V anini en particulier, infinim ent plus 335
audacieux. L ’hom m e n ’est pas d ’origine divine, la Providence ne veille pas su r lui, il est une forme parm i d ’autres, il est une créa tio n de la n atu re , source de vie éternellem ent jaillissante. La m orale consiste donc à suivre la n atu re , à en accepter le cours; nous devons non pas im iter les autres en su iv an t docilem ent les lois arb itraires et artificielles, les dogmes sans fondem ents ou les cou tum es absurdes que l ’autorité a établis arbitrairem ent, mais faire effort pour nous réaliser, apprendre à nous connaître et à cultiver n o tre être pour m ieux en jouir. L ’a rt de vivre existe, le libertin su iv an t M ontaigne l ’a tte in t p ar l’exercice de la raison, qui n ’est pas rationalism e m ais utibsation d u jugem ent pour dégager les lois de l ’être, et à trav ers elles les lois de la n a tu re et du m onde. Il est acceptation de la vie non dans la démission mais dans l’adhé sion lucide. P a r là, l’individualism e n ’est pas abandon à l’instinct mais gouvernem ent de soi-même et et purification intérieure 1 ». Tels sont les principaux aspects du libertinage, vers les années 1630. Le public n ’est sensible q u ’à la licence apparente des m œ urs, mais des observateurs plus atten tifs soulignent l’a ttitu d e intellec tuelle de la secte; c’est ainsi que le jésuite P hilibert M onet 2 défi n it « lib ertin » : « Licencieux, aequo liberior, ju sto solutior » (libre à l ’excès et qui s ’abandonne à sa pente naturelle). T o u t un trav ail se fait en profondeur dans ce m ilieu que René P in ta rd 3 appelle le « libertinage érudit ». L ’exem ple le plus caractéristique est celui de l ’Académ ie P u téan e 4 où l ’influence de Gassendi est déci sive, avec son approfondissem ent du naturalism e m ontanien. Des cartes lui-m êm e a été en rapports avec le m ilieu des frères D upuy; on l’y a d ’abord adm iré pour son audace individualiste et sa vigueur mais la ru p tu re s’est produite assez v ite quand on a vu que l’effort de D escartes te n d a it à re sta u rer l’illusion rationaliste dans un esprit où Gassendi et ses amis percevaient les signes d ’une scolastique nouvelle. Il s’agit pour eux non de dresser un p o rtra it de l ’IIo m m e, m ais de connaître les hom m es « ondoyants e t divers ». D escartes, Gassendi ont vécu au sein d ’une génération d ’av e n tu riers, dans un tem ps où le Moi p eu t encore s’opposer à la société e t mêm e à l ’auto rité. R ichelieu e t Louis X IV ne tolèrent plus les individualités tro p fortes; sans doute n ’ont-ils pas fait dispa ra ître le co u ran t libertin, m ais il faut bien n o ter que S aint-É vre-
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1. A n toine A dam , op. cit. 2. Inventaire des deux langues, française et la line, .1635. 3. Le Libertinage érudit dans la prem ière moitié du X V II® siècle, 1.943, 4. Académie d e » frère» D upuy. O n y ren co n tre beaucoup de scientifique» : le e r a e u u e , P ascal le père, M ydorge, D esargues, R o b e rv al, Le P a ille u r e t Pascal.
P è re
m ond, le lib ertin-type du x v iie, est obligé d ’aller vivre en Angle terre. A la fin du siècle, S aint-É vrem ond c’est la liberté d ’un esprit qui n ’accepte que sa propre loi; il représente si l’on v e u t pour le xvne siècle le libertinage trio m p h an t. Son épitaphe est caractéristique : Écrire et bien manger f u t son double talent. I l nourrit pour la vie u n amour violent, Connut à peine Dieu mais point du tout son âme. A la fin d u X V I I e siècle, le Dictionnaire de R ichelet (1690) défi n it le m o t lib ertin : « Coquin, débauché. Qui su it sa p en te n a tu relle sans s’écarter de l’honnêteté », em brassant ainsi les deux aspects essentiels du bbertinage, le désir d ’indépendance, la libre pensée, et le goût d ’une vie voluptueuse. P our bien m arquer la différence entre les deux tendances, Bayle définit ce qu’il appelle les « libertins d ’esprit ». La Régence avec sa réaction cynique contre la m orale officielle imposée p ar Louis X IV finissant, avec l’indécence des m œ urs, — et l’exem ple vient de h a u t — , v a tra n s form er le lib ertin en roué. C’est le règne de la débauche, sans su b strat philosophique cette fois; c’est la liberté to tale des sens. Mais l ’au tre aspect du libertinage su rv it et après les débordem ents de la Régence, il va rep araître et s’infléchir dans une direction nouvelle qui conduit à ce q u ’on peut appeler la m orale des E n cy clopédistes, et où en tre n t des élém ents très com posites. Locke, fo n dateur de l’em pirism e, — « T oute connaissance dérive de l’expé rience » — a éclipsé D escartes philosophe, comme la physique new tonienne a plongé dans l ’oubli la physique cartésienne. E t cependant, D escartes est to u jo u rs là. Les bbertins du x v i i 0, après avoir adm iré des formules comme celle-ci : « E n suivant la raison, nous ne dépendons que de nous-m êm es et nous devenons p a r là en quelque façon des dieux », l ’av aien t ensuite renié. B ossuet et La B ruyère o n t p u tro u v er dans l ’arsenal cartésien des armes efficaces contre les « esprits forts ». P a r u n nouveau renversem ent, le x v iiie siècle em prunte à D escartes sa m éthode du doute, sa façon de raisonner et su rto u t ses règles lum ineuses. Il oublie avec une rem arq u ab le inconséquence que D escartes a fondé la valeur de la raison su r les a ttrib u ts de D ieu et les philosophes v o n t appli quer au dom aine « réservé » p ar D escartcs, — la politique et la religion, — l’a ttitu d e critique et l ’esprit cartésien. Le cartésia nisme, en effet, n ’est plus conçu com m e philosophie, mais comme disposition d ’esprit et la raison cartésienne sera essentiellem ent imc faculté critique. 337
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H obbes a posé comme principe que le bien et le m al ne sont pas des notions objectives et universelles. U ne chose est « bonne » qu an d elle est l ’objet d ’u n désir, e t « m auvaise » quand elle est l’o b jet d ’une aversion. Le bien et le m al varien t donc suivant les individus et les in terp rétatio n s subjectives q u ’ils donnent des évé nem ents. L ’Éthique de Spinoza a je té les fondem ents d ’une psychologie égoïste : «: A ucune v ertu ne se p e u t concevoir supérieure à l’effort de préserver son p ropre être », l'individualism e sera donc roi et il n ’y aura plus une m orale m ais des m orales puisque chaque être tro u v e en lui la m esure des choses. Voilà pourquoi en fait p lu sieurs tendances m orales coexistent dans VEncyclopédie, œ uvre collective. Quelques principes p o u rta n t s’im posent à tous. L a vie a son b u t en elle-même et sur cette terre, ce qui im plique une n ég a tio n de to u te vie religieuse, q u ’on soit déiste ou athée : L 'E n fer s’anéantit, le Ciel est sur la terre. L ’hom m e est créé p o u r le bonheur, ce bonheur qui est u n e des idées-forces du tem ps, qui est conçu com m e un droit supérieur à l’idée de devoir. L a passion est u n fa it natu rel, or « on entend p ar m oral ce qui, auprès d ’un hom m e de bien, équivaut à n a tu rel 1 », et le plaisir est u n don de l’E tre Suprêm e. U n nouvel a rt d ’aim er s’étab lit qui m et à la prem ière place la volupté; Condillac v o it dans le désir le m oteur essentiel de l ’hom m e; H elvétius et d ’H olbach fo n t l ’apologie du plaisir : le libertinage n ’est un vice q u ’aux yeux de la religion, la douleur et le plaisir, selon H elvé tius, sont les seuls m oteurs de l ’univers m oral, et ce philosophe écrit m êm e une apologie de la corruption. « Mais que de m aux, dira-t-on, attach és à cette espèce de corruption! A ucun, répondrai-je. Le libertinage n ’est politiquem ent dangereux dans l ’É ta t que lorsqu’il est en opposition avec les lois d u pays ou qu’il se tro u v e uni à quelque au tre vice d u gouvernem ent... J ’en conclus que la corruption des m œ urs n ’est p oint incom patible avec la prudence et la félicité d ’un É ta t 2. » Des anim aux-m achines de D escartes, L a M ettrie passe to u t naturellem ent à l ’hom m e-m achine; la voie est ainsi ouverte au m atériabsm e athée, à la négation de to u te m orale n orm ative : « Nous ne sommes pas plus criminels en su iv an t l’im pulsion des m ouvem ents prim itifs qui nous gouvernent que le Nil ne l ’est de I. ICncyclopédic, article Leibniasism e. '2. Discours* 11, chap. X IV .
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nés inondations ou la m er de ses ravages » Nous arrivons ici aux conséquences du libertinage logiquem ent développé non selon la pensée cartésienne, m ais selon la m éthode du cartésianism e. Il ab o utirait à u n individualism e absolum ent égoïste et à l’anarchie; mais pas plus que les libertins du XVIIe, qui voyaient le re to u r à l’é ta t de n atu re s’accom plir dans le m épris des richesses, des h o n neurs, des hiérarchies, s’épanouir dans l ’égalité e t dans l’am itié, comme le rê v ait F rancion, les Encyclopédistes ne p erd en t le souci «lu bien com m un. L ’idée de solidarité sociale est une des idées maîtresses de leur œ uvre. D iderot pose en principe q u ’il n ’existe pas de bonheur individuel sans b o nheur collectif; c’est en pro m irent du bonheur aux autres que l’individu a tte in t son propre bonheur. L ’hom m e aura donc deux devoirs fondam entaux : épi curisme et bienfaisance; cette notion de bienfaisance rem place depuis l’abbé de S aint-P ierre le concept chrétien de charité. E n 1762, le Dictionnaire de VAcadémie définit le lib ertin : cc Qui aime tro p sa b b erté et l ’indépendance. — Qui fait une espèce de profession de ne p o in t s’assujétir aux lois de la religion. » L ’irréli gion fa it en effet des progrès su rto u t dans l’aristocratie et même dans la bourgeoisie. Nous en donnerons un seul tém oignage. U ne dam e B u tte t, de N ogent-le-R otrou, écrit en 1771 à Linguet, à p ro pos d u Système de la nature, du b aro n d ’H olbach, cc m anuel d ’athéism e : « J e ne suis pas surprise du déchaînem ent que ce Système a p ro d u it parm i les défenseurs de la superstition... S auf la théologie païenne, qui a prêté ta n t de charm e à la poésie, les opi nions refigieuses n ’on t servi q u ’à flétrir l ’âm e, engourdir l’esprit des hommes, affliger les sociétés, dévaster les nations, ensanglanter lu terre et, au nom du ciel, placer l’enfer sur le globe. » Mais pour ceux qui ne s’intéressent guère aux systèm es philoso phiques, cet effort de libération se tra d u it, mille anecdotes en sont la preuve, p a r une extrêm e licence des m œ urs, su rto u t dans l’aris tocratie. Telle est la tra d itio n à laquelle se ra tta c h e Laclos, celle du libcrliuage philosophique qui se construit et s’épanouit dans la pensée encyclopédiste. Tel est le clim at, celui du libertinage des m œ urs, dans lequel Les Liaisons dangereuses paraissent. E sprit, clim at dont Vuléry a fait lalu m ineuse synthèse dans une page écrite à propos de M ontesquieu et des Lettres persanes, m ais qui s’applique to u t aussi bien sinon m ieux à Laclos et aux Liaisons dangereuses : « La fin presque toujours som ptueuse et voluptueuse d’u n édi 1. 1/Homme-machine.
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fice politique se célèbre p ar une illum ination où se dépense to u t ce q u ’on av ait crain t de consum er jusque-là. Les secrets de l’état, les pudeurs particulières, les pensées inavouées, les songes long tem ps réprim és, to u t le fond des êtres surexcités et joyeusem ent désespérants so n t produits et jetés à l’esprit public. « Une flamme encore féerique, qui se développera en incendie, s’élève et court sur la face du m onde. Elle éclaire bizarrem ent la danse des principes et des ressources. Les m œ urs, les patrim oines fo ndent. Les m ystères et les trésors se fo n t vapeurs. Le respect se dissipe et toutes les chaînes s’am ollissent dans cette ardeur de vie et de m ort qui v a croître ju sq u ’au délire... « T1 ap p a ru t alors un esprit si svelte et si p u r que tous les liber tinages de to utes espèces lui sem blaient les exercices sans consé quence d ’une créature subtde qui ne se laisse prendre à rien, pas m êm e au pire. Même l ’obscène ne l ’engluait pas. On é ta it si spiri tuels, si incrédules, si am oureux de lum ières que l ’on se sen tait ne pouvoir être souillés, ni dégradés, ni affaiblis p ar les idées, p arle s propos les plus hardis, ni p ar les expériences les plus chaudes. Ils allèrent ju sq u ’au suprêm e artifice, qui est d ’inventer la n atu re et de p rétendre à la sim plicité. Ce genre de fantaisie m arque toujours la fin d u spectacle et le dernier m om ent du g o û t 1. »
Les Liaisons dangereuses com portent cent soixante-quinze le ttres. L a plus célèbre, la lettre L X X X I, se situe donc au centre de l ’œ uvre. Le dram e s’y noue définitivem ent, qui v a consacrer la riv ab té de M erteuil et de V alm ont. Mais, au-delà de l ’in té rê t d ra m atique, la lettre L X X X I se dresse com m e un phare pour éclairer à la fois le chem in déjà parcouru et la ro u te qui m ènera au dénoue m ent. D ans cette lum ière, l’univers des Liaisons dangereuses trouve to u tes ses valeurs et to u t son relief. E t c’est la m arquise de Mer teuil, d ont Laclos m ontre ici q u ’elle est bien le personnage-clef, qui in tro d u it le lecteur dans cet univers. D épouillant les artifices, dédaignant l ’arsenal habituel des ruses et des mensonges, elle se livre to u t entière, avec ses secrets. E t cette confession, bien loin de la dim inuer, lui donne ces dimensions terribles que p rennent A grippine ou Cléopâtre quand elles font pour N éron, ou pour A ntiochus et Séleucus 2 le récit de leur vie. Mais si les créatures de ï. Préface a u x Lettres persanes. Variété, I L 2. firitannicus > IV, 2. — Rodogutte, II, 3.
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Ibieine et de Corneille ressem blent su r plus d ’un point à la M ar quise, c’est l ’histoire d ’une âm e qui s’inscrit dans leur aveu; la Marquise, elle, fait l’histoire de son esprit. A grippine e t Cléopâtre, ce Himt d ’abord des volontés au x prises avec le m onde, Mme de MerI m il, c’est d ’abord une intelligence; chez les unes, c’est le p rim at île la volonté, dont l’intelligence servira les desseins, chez l’au tre, c’est le p rim at de l ’intelligence qui m et en branle la volonté. Le vicom te de Y alm ont a mis en garde sa complice contre les entreprises possibles de P rév an , séducteur notoire, qui a form é le dessein de la conquérir et de révéler ainsi q u ’elle n ’est pas inacces sible com m e 0 1 1 le p rétend : « P o u r moi, a-t-il déclaré, je ne croirai à la v ertu de Mme de M erteuil q u ’après avoir crevé six chevaux à lui faire m a cour. » Ainsi prévenue, to u te au tre que la M arquise choisirait la voie la plus sûre : dédaigner P rév a n ou le fuir. Elle, au contraire, p réten d dém ontrer sa v irtuosité d ’une m anière plus difficile et écraser l’audacieux, mais sans préciser quels m oyens elle com pte utiliser. V alm ont s’inquiète e t exprim e des craintes : P ré van est fo rt habile, comme l’épisode des Trois inséparables l’a prouvé, la M arquise risque d ’échouer. E t c’est l ’occasion pour [\Tmu de M erteuil d ’écrire la lettre L X X X I. D ans u n prem ier tem ps, la M arquise affirme son invulnérabilité : elle 1 1 e p eu t pas ne pas réussir, elle n ’a rien à craindre quoi q u ’elle entreprenne. Dans u n deuxièm e tem ps, elle expose les m otifs de son assurance. Seule une analyse schém atique de la le ttre p o u rra donner une idée à la fois de sa subtilité et de sa rigueur. I. — « Que vos craintes m e causent de pitié! » T el est le p re mier m ouvem ent de la lettre. 1. Suite logique : « Combien elle me prouve m a supériorité sur vous. » V alm ont est écrasé à la fois sur le plan de la technique et sur le plan de la m aîtrise. Mais la M arquise v a donner plus de h au teur au déb at en posant le problèm e de la rivalité des sexes dans la société. 2. D ém onstration. a ) V alm ont joue sur le velours et les femmes n ’on t pas la p artie facile avec lui : « Vous avez séduit, perdu mêm e beaucoup de femmes : mais quelles difficultés avez-vous eues à vaiucre? » b) G énéralisation. — La société est ainsi faite que les hom m es n ’on t pas besoin d ’acquérir des qualités puisque leur conduite avec les femmes n ’en exige pas : « Croyez-moi, Vicom te, on acquiert rarem en t les q u a lités d o n t on p eu t se passer. » — An contraire, les difficultés pour la femm e sont énormes. « A 341
la merci de son ennem i, elle est sans ressource s’il est sans géné rosité. » c) C ependant, il existe un exem ple unique, u n p ro to ty p e de femm e qui m aîtrise les hom m es, qui est née pour venger son sexe : la M arquise. « J ’avais su m e créer des m oyens inconnus ju sq u ’à moi. » Mme de M erteuil se sépare des femm es « à sentim ent » qui confondent les plaisirs de l ’am our et l’am our, qui sont soumises au x sens, les sensuelles; et des fem m es cc sensibles », soumises au cœ ur, les passionnées. D eux catégories que leur absence de m aîtrise sur leur corps ou sur leur cœ ur soum et à l’hom m e. Com m ent la M arquise est-elle arrivée à cette m aîtrise qui la ren d invulnérable? C’est q u ’elle est cc son ouvrage ». II , — Le deuxièm e tem ps v a exposer les principes et leurs apphcations, non dans l ’ab stra it m ais p a r leur insertion dans la vie de la M arquise. 1. cc Règles e t principes », découverts dès l’enfance et qui cc ne doivent rien au h asa rd ni à l’h ab itu d e », c’est-à-dire à l’irrationnel ou au conventionnel, m ais qui sont le fru it des cc profondes réflexions » de la M arquise. D eux règles essentielles : ce observer et réfléchir ». D ’où : a) « Curiosité » toujours en éveil : l’activité intellectuelle s’exerce sur tout. b) D issim ulation pour échapper à l’a tte n tio n des autres, qui tro u b leraien t en s’y opposant le libre exercice de l’intelligence. c) Exercice de la volonté et tra v a il sur soi-même : cc J ’ai porté le zèle ju sq u ’à m e causer des douleurs volontaires, pour chercher p en d a n t ce tem ps l’expression du plaisir. J e m e suis travaillée avec le mêm e soin e t avec plus de peine p our réprim er les sym ptôm es d ’une joie in atten d u e. » Ainsi l’affectif absolum ent m aîtrisé ne viendra jam ais tro u b ler l’exercice de l'intelligence, et la création des a u to m atism es rendra possible l’efficacité d ’une volonté capable d ’or donner sa vie, puis celle des autres. d) Volonté de préserver son intégrité et affirm ation de l’absolu de la liberté intérieure : cc Je n ’avais à m oi que m a pensée, e t je m ’indignais q u ’on p û t me la ra v ir ou m e la surprendre contre m a volonté. » R ésu ltat : cc Dès ce m om ent, m a façon de penser fu t pour moi seule... J e n ’avais pas quinze ans, je possédais déjà des talen ts a u x quels la plus grande p artie de nos politiques doivent leur ré p u ta tion, et je ne m e trouvais encore qu’au x prem iers élém ents de la science que je voulais acquérir. » 2. A pphcation de ces résultats. 342
Les principes v o n t être mis à l ’épreuve des faits, et on choisira pour que la dém onstration soit déterm inante, le dom aine où ils «ont le plus difficile à appliquer celui, où régnent le hasard, l ’affec tivité, l’irrationnel : l ’am our. n ) M erteuil a quinze ans quand se pose pour elle le problèm e de l'am our, cc Ma tê te seule ferm entait, je ne désirais pas de jouir, je voulais savoir. » Elle décide alors d ’obtenir des précisions de non confesseur, en s’accusant cc d ’avoir fait to u t ce que fo n t les femmes ». E lle conclut des reproches d u bon Père que « le plaisir devait être extrêm e; et au désir de le connaître succéda celui de le goûter ». b) Le m ariage. L a n u it de noces est pour Mme de M erteuil cc une occasion d ’expérience ». ce D ouleur et plaisir, j ’observai to u t exac tem en t et ne voyais dans ces différentes sensations que des faits à recueillir et à m éditer. » L ’événem ent est ainsi dépouillé de to u te son aura affective et de to u te sa signification m ythique, il devient fa it p u r et simple, objet de réflexion, p â tu re pour l ’intelligence, puis leçon de vie. Les sens s’éveillent chez la jeune fem m e, mais elle est si m aîtresse de son corps q u ’elle réussit à ne jam ais m ani fester son plaisir, afin de ne donner à son m ari aucune prise sur elle. c) La jeune m ariée étend le cham p de ses expériences am ou reuses et conclut à la dissociation de l’am our et du plaisir ; cc L’am our que l ’on nous vante comme la cause de nos plaisirs n ’en est au plus que le prétexte. » 3. M erteuil, jeune veuve, perfectionne son systèm e. A y an t véri fié ses principes p ar l’expérience de l’am our, elle les étend à la vie. a ) Volonté de rester libre : elle refuse d ’en trer au couvent ou de vivre avec sa m ère. L ’indépendance est la condition nécessaire à la poursuite de ses expériences. b) Recherche d ’une m éthode rationnelle capable d ’assurer le b o n h eu r» . Il s’agit, p a r la réflexion, aidée de la lecture des rom ans, des philosophes et des m oralistes, qui lui enseignent cc ce q u ’on p eu t faire, ce q u ’on doit penser et ce q u ’il fa u t p araître », de tro u v er une règle de conduite puis de la vérifier dans l ’action. L a M ar quise a appris p ar exemple q u ’on ne pouvait « feindre l’am our ». Elle v eu t se dém ontrer à elle-même q u ’il suffit p o u rta n t pour cela de faire preuve d ’invention et de jo u er la comédie. E t elle procède successivem ent à deux vérifications opposées : 1° elle feint l ’incon séquence; 2° elle feint la pruderie; avec succès dans les deux cas. P a r ces m anœ uvres concertées, elle arrive à se concilier à la fois les et A m ants », et le « P a rti des Duègnes ». Elle a ainsi étabb sa m aîtrise su r les autres après l’avoir assurée sur elle-même. L a voilà 343
prête cc à déployer sur le G rand T héâtre les talen ts q u ’elle s’é ta it donnés ». 4. Le G rand T héâtre, L ’application rigoureuse de sa m éthode, la perfection de sa tech nique p e rm e tte n t à la M arquise la réussite la plus com plète. a ) Elle v it très librem ent et elle a de nom breuses aventures. Ceci ne serait que très b an a l dans u n m ilieu où les femmes affichent p u b liquem ent leurs am ants. Il s’agit p o u r la M arquise, to u t en ex e rça n t sa puissance sur les hom m es et en leur faisant subir le so rt q u ’ils réservent d ’ordinaire aux femmes, de conserver sa ré p u ta tio n d ’ cc Invincible », c’est-à-dire de garder intactes toutes ses possibilités d ’action dans tous les secteurs de l’opinion : Mme de Volanges, p ar exem ple, n e confierait pas sa fille à une fem m e décriée et Mme de M erteuil n ’a u ra it pas l’occasion de se venger de Gercourt. b) Le succès des principes appliqués est g aran ti p ar la mise en œ uvre des règles p ratiques que Mme de M erteuil a découvertes. Ces règles p ratiq ues ont essentiellem ent pour objet d ’élim iner le hasard , c’est-à-dire to u t ce qui vien d rait s’opposer à la prévisi bilité des événem ents : — Celui qui p o u rrait n aître des événem ents accidentels, p ar la rap id ité de l’action, ce toujours m oins dangereuse que l ’h ésitation ». — Celui que re p résen ten t les sentim ents et les réactions d ’au -' tru i, p a r la connaissance des autres qui perm et de surprendre les secrets p a r lesquels on les tien t. D ans deux cas précis, la M arquise p o u rrait sem bler en défaut : V alm ont et sa fem m e de cham bre connaissent ses secrets. Mais elle a b arre sur sa servante, q u ’elle p o u rrait le cas échéant faire m ettre en prison pour infanticide. V alm ont, lui, est le complice, et s’il la tra h it, il risque sa propre perte. c o n c l u s i o n : et Q uant à P révan, je veux l ’avoir et je l ’aurai, il v eu t le dire et il ne le dira pas : en deux m ots, voilà n otre rom an. » Adm irable conclusion qui, bien loin de retom ber au niveau de l’intrigue, insère la pensée dans le réel, anim e la doctrine, sculpte l ’idée dans la form ule. A ucune com plaisance lyrique, aucun ro m an tism e dans cette vision de l’avenir. L a volonté de puissance ne se n o u rrit pas au x chimères de l’im agination, m ais s’étab lit sur les fondem ents inébranlables de la raison. Les événem ents ne peuvent pas avoir un cours différent de celui que m arque Mme de M erteuil, parce q u ’ils sont déterm inés p a r la raison, n o n pas la raison a priori, m ais le jugem ent constam m ent confronté au réel, et constam m ent susceptible d ’être m odifié p a r l ’expérience. Mme de 344
Merteuil, ce n ’est ni cette intelligence pure que certains on t vue en elle, ni cette parfaite m écanique, dans une fausse perspective cartéHÎcnne, comme d ’autres l ’ont expliquée. Elle ne procède jam ais p a r a priori; a tte n tiv e au x événem ents, m êlant sans cesse l’observation critique au déroulem ent des actes, la M arquise construit sam éthode en la co n fro n tan t sans cesse au x résu ltats de l’expérience. Elle se trouve dans la situ atio n du physicien qui, après une longue suite de recherches, est certain d u succès de l ’expérience q u ’il v a ten ter. Libre, m ais d ’une liberté sans arb itraire, car pour Laclos pas ]>lus que pour Descartes, la liberté n ’est caprice, elle a a tte in t le « bonheur », celui de l ’hom m e m aître de son destin, « cette sou veraine félicité que les âmes vulgaires atte n d e n t en v ain de la fortune et que nous ne saurions avoir que de nous-mêmes 1 »; elle tém oigne que l’hom m e n ’est pas une réalité donnée com m e le pensaient les psychologues classiques, m ais une construction sans cesse renouvelée; et cette construction n ’est l ’ouvrage ni de Dieu ni du h asa rd m ais de l ’hom m e m êm e. L’hom m e est capable, p ar l’exercice de ses plus hautes facultés, de se m odeler lui-m êm e, en utilisant les événem ents sans se laisser dom iner p ar eux. L’hom m e capable de se créer possédera alors les qualités qui rendent pos sible sa dom ination sur le m onde. Pas plus que l ’hom m e, le m onde n ’est une réalité donnée; la cité des hom m es, ce sont eux-mêm es qui la co nstruisent; elle dépend d ’eux et d ’eux seuls. L a m arquise de M erteuil, le seul personnage des Liaisons dan gereuses d o n t Laclos éclaire le passé, n ’a pas reçu l ’éducation conventuelle des filles de son rang. L’a u teu r a sans doute voulu m arquer ainsi que la M arquise, préservée de to u te influence exté rieure, a, p a r le seul exercice des facultés que to u t hom m e possède, su se construire et dom iner. D ans cette perspective purem ent hum aine, il n ’est jam ais question de Dieu. L ’athéism e de la M ar quise n ’est ni passionné ni tragique : chez elle jam ais de blasphèm e, jam ais l ’om bre d ’une inquiétude. D ieu n ’existe pas; peut-être est-il dans ce dom aine réservé p a r Des cartes, et de toute m anière, l ’hom m e organise sa vie sans s’occuper de lui. La volonté,'le librearb itre fa it de l ’hom m e un Dieu : « U nous rend en quelque sorte sem blables à D ieu en nous faisant m aîtres de nous-m êm es 2. » « Le libre-arb itre est de soi la chose la plus noble qui puisse être en nous, d ’a u ta n t q u ’il nous ren d en quelque façon pareils à Dieu et semble nous exem pter de lui être sujets 3. » 1. D e s c a rte s , 2. D e s c a rte s , 3. D e s c a rte s ,
Lettre à j l a j p r i n c e s s e E l i z a b e t h . Traité des passions , a r t i c l e 1 5 2 . Lettre à l a r e i n e C h r i s t i n e , 2 0 n o v e m b r e
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A ce n iv eau de pensée, le problèm e du bien et. (lu m al ne se pose pas p o u r la M arquise dans les term es tle la m orale courante. Le bien et le m al ne so n t plus des notions objectives, ils n ’on t de sens que p a r ra p p o rt à l'exercice p ar le héros de son libre-arbitre. Le mal p o u r Mme de M erteuil serait de 1 1 e pas être fidèle à sa Uberté e t de ne pas agir dans le sens de cette liberté. Il est perm is, bien entendu, de condam ner la M arquise au nom des principes tra d i tionnels de la m orale ou m êm e au nom de la solidarité sociale, — gran d principe de son siècle q u ’elle m éconnaît — m ais alors 031 déplace le problèm e et mêm e on en fausse com plètem ent les données. Le clim at des Liaisons dangereuses est u n clim at d ’amora lité : Mme de M erteuil, comme l ’hom m e de science, se place en dehors de la morale. L a le ttre L X X X I, centre lum ineux des Liaisons dangereuses, éclaire l’esprit des Liaisons, l ’esprit m êm e du x v m e; le rom an de Laclos, bien plus, bien m ieux que les Lettres persanes, Candide ou Jacques le fataliste, est le rom an des Lum ières, le rom an d ’un siècle qui, passionném ent, a cru à la Lum ière. « Il fa u t bien savoir ce q u ’on v e u t bien faire », écrit V alm ont (1, L X X X IV ), C ette form ule, on p eut la considérer com m e un axiom e qui lie l ’action à la connaissance. Car la connaissance, pour V alm ont et p o u r M erteuil, doit précéder l ’action et la rendre pos-' sible e t efficace; le succès de l ’acte est déterm iné p ar la rectitu d e du ju g em en t; aussi voyons-nous V alm ont s’indigner (1. XV) du bonheur du chevalier de Belleroche qui « sans raisonner, en sui v a n t to u t b êtem en t l'in stin c t de son cœ ur » semble m ieux réussir que lui-m êm e. V alm ont reste cependant bien persuadé, com m e son am ie, q u ’il est nécessaire devant le réel, d ’utiliser une m éthode : celle que définit la le ttre L X X X I, la m éthode inductive. D ans u n prem ier m om ent, on observe les faits, et cette observation p eu t être com plétée ou élargie, nous l’avons vu, p a r la lecture. On passe ensuite à l’expérim entation soit pour vérifier les données de l’observation, soit pour provoquer des réactions. Au com m en cem ent se place l ’observation. Ce m ot rev ien t constam m ent sous la plum e de la M arquise et du Vicom te : « J ’ai fini m a lettre p ar une cajolerie, et c’est encore une suite de m es profondes observa tions. Après que le cœ ur d ’une femm e a été rem ué quelque tem ps, il a besoin de repos » (1. L X X ). D ans la scène à la Greuze où il fait la charité à une famille de paysans, V alm ont comm ence par régler les d ettes des m alheureux, p rovoquant ainsi cc u n chœ ur de bénédictions »... cc T om bons tous au x pieds de cette im age de 346
Dieu », s’écrie le patriarche. P uis il leur donne ilix louis et il note : « Ici ont recom m encé les rem erciem ents, m ais ils n ’avaient plus ce mêm e degré de p a th étiq u e : le nécessaire av a it prodviit le grand, le v éritab le effet; le reste n ’é ta it q u ’une sim ple expression de reconnaissance et d ’étonnem ent pour des dons superflus » (I. X X I). Q uand il arrive inopiném ent chez Mme de Rosem onde, chez qui Mme de Volanges est allée su r le conseil de la M arquise, le regard p erçan t d u V icom te lui révèle « d u m êm e coup d ’œil la joie de sa vieille ta n te , le dépit de Mme de Volanges, et le plaisir décon tenancé de sa fille » (1. L X X V I). A u m om ent où Mme de Tourvel v a lui céder, il observe avec une précision presque m édicale « le m aintien m al assuré, la respiration h au te, la contraction de to u s les muscles, les bras trem b lan ts et à dem i élevés » (1. CXXV). L ’observation aiguë n ’est pas émoussée m êm e au m om ent où l ’o b servateur est ém u : « T o u t en m e consolant, une m ain é ta it restée dans la m ienne, le jo b corps é ta it appuyé sur m on bras, e t nous étions extrêm em ent rapprochés. Vous avez sûrem ent rem arqué com bien, dans cette situ atio n , à m esure que la défense m ollit, les dem andes e t les refus se passent de plus près; com m ent la tê te se détourne et les regards se baissent, tan d is que les dis cours, to u jo u rs prononcés d ’une voix faible, deviennent rares et entrecoupés » (1. X C IX ). Mais « ces sym ptôm es » s’ils annoncent « le consentem ent de l ’âm e » ne so n t pas pour a u ta n t la m arque de celui « des sens », e t ce m om ent qui sem blerait décisif à un ob servateur superficiel incite au contraire V alm ont à redoubler de (c prudence ». L a découverte d’un fait nouveau ou in a tte n d u est pour le sa v a n t une source de joie intellectuelle. C ette découverte provoque chez V alm ont u n plaisir bien plus précis encore. U écrit à Mme de Mer teu il (1. X C V I) : « Ah! laissez-moi d u m oins le tem ps d ’observer ces to u ch an ts com bats entre l’am our et la v ertu », spectacle auquel les précédentes conquêtes de V alm ont ne l ’o n t pas habitué. « Voilà les délicieuses jouissances que ce tte fem m e céleste m ’offre chaque jo u r. » On com prend alors pourquoi V alm ont et Mrae de M erteuil sont constam m en t à l ’affût, com m ent leur curiosité est sans cesse en éveil. L a M arquise est à la recherche do « docum ents » : dans la le ttre X X , elle im pose comme condition à V alm ont, pour rede venir sa m aîtresse, qu’il lui com m unique la prem ière le ttre de Mme de T o uïvel après la chute : « Sérieusem ent, je suis curieuse de savoir ce que p e u t écrire une prude après un tel m om ent, et quel voile elle m et su r ses discours après n ’en avoir plus laissé sur sa personne. » B ien plus que la satisfaction de l ’am our-propre ou Ml
la cru auté, c’est l ’avidité de to u t connaître, le désir insatiable d ’explorer le réel to u t entier qui est ici rem arquable. E n outre, comme la M arquise ne se contente pas d ’affirm ation gratuite, cette le ttre de la P résidente lui ap portera la « preuve » que Y alm ont ne m en t pas! Mais l ’observation n ’est pas suffisante, il fa u t la com pléter p ar l ’ex p érim entation. L a lettre L X I II donne un très bon exem ple de ce tte m éthode scientifique. Cécile et D anceny paraissent s’engour d ir dans le bo n h eur d ’un am our sans histoire. L’a ttitu d e de D a n ceny, qui joue les Céladons, ne perm et pas d ’espérer qu’il aura l’audace de déshonorer Cécile. V alm ont (1. L V II) a analysé les causes de cette conduite : « Il au rait fallu, pour échauffer n o tre jeune hom m e, plus d ’obstacles q u ’il n ’en a rencontrés, su rto u t q u ’il eû t eu besoin de plus de m ystère, car le m ystère m ène à l ’audace. » « Persuadée, rép o nd la M arquise, que vous aviez très bien indiqué la cause du m al, je ne m ’occupai plus qu’à tro u v er le m oyen de le guérir. » Ce m oyen, c’est de révéler à Mme de Volanges l ’existence d’une « liaison dangereuse » entre D anceny et sa fille, et de lui indiquer mêm e le tiro ir du secrétaire où elle tro u v era les lettres de D anceny. Elle relance ainsi l’action en décidant Mme de Volanges à accepter l’in v ita tio n de Mme de R osem onde; cette m anœ uvre éloigne Cécile de D anceny qui « anim é p a r les obstacles v a redou bler d ’am our » ou « si ce n ’est q u ’u n sot, il sera désespéré et se' tien d ra pour b a ttu ». On avisera alors à tro u v e r une au tre solu tio n p o u r se venger de Gercourt. R affinem ent de perfidie, serait-on te n té de penser; il s’agit en réalité d ’une expérience destinée à provoquer des réactions, et ces réactions doivent être conformes aux prévisions, d’après le p rin cipe de causalité : « La m êm e cause produisit le mêm e effet », note la M arquise (1. X ). Les phénom ènes obéissent à des lois, c’est le principe m êm e du déterm inism e : « L ’événem ent... est m on ouvrage », et la M arquise a prévu le détail de son déroulem ent, elle a passé la n u it à c< concerter son plan ». L a conquête de Mme de Tourvel représente pour V alm ont un « tra v a il », p o u r lequel il av a it besoin « d ’une fem m e délicate et sensible », élém ent indispensable à l ’in té rê t de son « observa tio n » (1. C X X X III). Cécile, de mêm e, représentera un objet « d ’expérience »; aussitôt après q u ’elle au ra été menée à bien, il se désintéressera de la jeu n e fille et la « re m e ttra » à D anceny (1. CXLIV). La conduite des expériences dem ande une précision to u te m ath ém atique : « J ’exige, écrit la M arquise à Valm ont (1. II), que dem ain à sept heures du soir vous soyez chez moi... À 348
h u it heures je vous rendrai votre liberté, et vous reviendrez à dix souper avec le bel objet. » De même, la lettre CI de V alm ont à sou chasseur Azolan est u n modèle de précision dans la recherche du renseignem ent. Azolan devra in stru ire son m aître de to u t ce qui. se passe chez Mme de Tourvel : « de sa san té; si elle d o rt; si elle est triste ou gaie; si elle sort souvent et chez qui elle va... ce q u ’elle fait quand elle est seule. Si quand elle lit, elle lit de suite ou si elle in terro m p t sa lecture pour rêver; de mêm e q u an d elle écrit. » V al m ont insiste sur le fait que « souvent ce qui p araît indifférent ne l’est pas ». Comme u n renseignem ent n ’a de v aleur que s’il est transm is rap id em ent, V alm ont a prévu u n relais de poste en tre Paris et le ch âteau de Mme de Rosem onde. C’est un principe de Mme de M erteuil q u ’il fa u t agir « avec ordre quoiqu’avec rap id ité » {1. X ), m ais ra p id ité n ’est pas syno nym e de p récip itation : « Une occasion m anquée se retrouve tandis q u ’on ne rev ien t jam ais d ’une dém arche précipitée » (1. X X X IÏI). Mme de M erteuil a retenu la leçon cartésienne : la précipitation est une cause d ’erreur. Q uand l ’observation a fourni des faits et des docum ents, l ’esprit de m éthode entreprend de les classer. À une rem arque de V alm ont qui lui p a ra ît inexacte sur le com portem ent des femmes vieillissantes, la M arquise répond eu étu d ian t l ’évo lu tio n du caractère des femmes avec l ’âge et en les classant; clas sem ent qui se fait d ’abord d ’après l ’âge, ensuite d ’après la person nalité. L a M arquise dégage deux périodes : de q u aran te à cin q u an te ans, le désespoir de vieillir rend cc toutes les fem m es bégueules e t acariâtres »; après cin q u an te ans, cc to u tes se p a r ta g e n t en deux classes », ccla plus nom breuse, celle des femmes qui n ’ont eu pour elles que leur ligure et leur jeunesse, tom be dans une imbécile ap athie... celle-là est to u jo u rs ennuyeuse, souvent gron deuse... L ’a u tre classe, beaucoup plus rare, est celle des femmes qui a y a n t eu un caractère e t n ’a y a n t pas négligé de n o u rrir leur raison, sav en t se créer une existence quand celle de la n atu re leur m anque. Celles-ci rem placent les charm es séduisants p ar l’a tta c h a n te bonté et encore p ar l’enjouem ent dont le charm e augm ente en propor tio n de l’âge » (1. C X III). P o u r dégoûter V alm ont de Mme de T ourvel dès le d éb u t de l ’aventure, la m arquise analyse le caractère des prudes; une p re m ière classification distingue les cc prudes de bonne foi » et à l ’in té rieur de cette catégorie les cc prudes dévotes »; les prem ières cc n ’offrent que des dem i-jouissances », les autres sont condam nées cc à une éternelle enfance ». D es classifications, on passe facilem ent à l ’énoncé de lois ou 349
d ’idées générales. Mme de M erteuil qui est de to u te évidence, sur ce p lan au m oins, le porte-parole de Laclos érige en m axim es le ré su lta t de ses observations. On p o u rrait faire u n véritable recueil de ces m axim es, qui n ’év iten t pas toujours le pédantism e inhérent au genre; il est vrai que la finesse de l ’observation et l’esprit de la M arquise tem p èren t le didactism e des form ules, cc L a haine est to u jours plus clairvoyante e t plus ingénieuse que l’am itié » (1. C X III). « L a v raie façon de vaincre des scrupules est de ne laisser rien à perdre à ceux qui en o n t m {1. L I). « La parole a plus d’action que l’écrit en am our » (1. X X X II). « Le m om ent est favorable pour la confiance : c’est celui du m alheur » (1. L I). « Q uand une fem m e frap pe dans le cœ ur d ’une au tre elle m anque rarem en t de tro u v er l ’endroit sensible, et la blessure est incurable » (1. CXLV). Le ra p prochem ent s’im pose évidem m ent avec L a B ruyère et L a R oche foucauld m ais il ne sau rait être que superficiel : chez la M arquise la form ule n ’est pas le ré su lta t statiq u e d ’une observation, m ais l’énoncé d ’une règle qui tro u v e son application directe dans l ’ac tio n , et dans l’in trigue du rom an. L a pensée de la M arquise n ’est jam ais prisonnière des form ules, elle ne se fige jam ais dans une raison m écanique; au contraire, elle est capable de créer et d ’inventer. Ici encore, Mme de M erteuil m arq u e elle-même sa supériorité sur Y alm ont. « R éellem ent, vous n ’avez pas le génie de votre é ta t; vous n ’en savez que cc que vousen avez appris et vous n ’inventez rien. Aussi dès que les circons tances n e se p rê te n t plus à vos form ules d’usage et q u ’il vous fa u t so rtir de la ro u te ordinaire, vous restez court com m e u n écolier » (1. GVI). E t encoi‘e : cc E n vérité, Y icom te, vous n ’êtes pas in v en tif : moi, je me répète aussi quelquefois com m e vous allez voir, m ais je tâch e de me sauver p ar les détails, et su rto u t le succès me justifie » (1. C X III). A ucune situ atio n ne pren d la M arquise au dépourvu. Elle av a it décidé d ’em ployer Y alm ont p o u r perdre Cécile : le V icom te est occupé aüleurs. Qu’à cela ne tienne, la M arquise s’ad a p te im m édiatem ent aux circonstances : elle v a utiliser D an ceny à son insu. Q uand elle s’apercevra que D anceny est tro p lent à son goût, elle fera à nouveau intervenir V alm ont. Lassée de l’am our encom brant du chevalier de Belleroehe, elle v e u t rom pre avec lui. R ien de plus facile apparem m ent, c’est l ’aboutissem ent de to u te aventure; d’ordinaire la ru p tu re , b ru tale, est provoquée p ar le séducteur, comme on le v o it dans la liaison de V alm ont avec M me de Tourvel. Or la M arquise, désireuse de m éna ger l’am our-propre de Belleroehe, pour éviter q u ’il ne devienne son ennem i et ne se range dans le cam p de P ré vau, m et en œ uvre 350
une tactiq u e im prévue; elle le « surcharge à tel point d ’am our et de caresses », que c’est lui qui désirera la fin de la liaison. L a m anière d o n t la M arquise conduit son av en tu re avec P ré v a n est un exem ple de sa m aîtrise dans l’im provisation sur le terrain . Im p rovisation ne v eu t pas dire abandon désordonné aux e x tra vagances de l ’im agination pure ou de l’hum eur. Les im provisa tions de Mme de M erteuil ne réussissent que parce q u ’elles sont préparées. Comme une œ uvre d ’a rt, qui sem ble jaillir sans effort, sans trav a il, de la spontanéité créatrice, est en réalité le ré su lta t d ’une longue m atu ra tio n , d ’une longue patience, la conduite de Mme de M erteuil, ce tte allure, ce tte facilité apparente q u ’elle apporte dans to u t ce q u ’elle fait, m êm e quand elles paraissent in atten d u es, s’expliquent p ar to n t un su b s tra t d ’observations, d’expériences, de raisonnem ents. Elle s’adapte sans effort au x cir constances parce que sa réflexion logique a analysé tous les déve loppem ents possibles d ’une situ atio n donnée. Ce qui em pêche l’action de réussir, c’est ou bien la faute de l’exé c u ta n t, p a r faiblesse ou p ar m anque de jugem ent, ou bien la fau te de circonstances fortuites. C’est dire que si la M arquise a élim iné to u te faiblesse, si son jugem ent est aussi sûr que possible, il lui fa u t encore élim iner les circonstances fortuites : le hasard! Le h asard, ainsi com pris, peut prendre deux form es : il p eu t être extérieur à nous-m êm es, inhérent a u x événem ents dans la m esure où leurs causes nous échappent, ou p ro d u it p ar l’action in atte n d u e ou im prévisible des autres — il p eu t être aussi in tro d u it p ar ce qui, en nous, échappe au contrôle de l ’intelligence réfléchie, c’està-dire les sentim ents, les ém otions, l ’affectivité, pro v o q u an t les actes p o u r lesquels on invoque les excuses classiques : « Je ne l ’ai pas fa it exprès », « Ce n ’est pas m a fau te » (1. CX LI). « J e n ’ai rien mis au hasard » {1. CXXV), te J e n ’ose rien don ner au h asard 3» (1. V I), « J e ne veux rien devoir à l ’occasion » (1. X C IX )V« D evais-je comme le com m un des hom m es, me laisser m aîtriser p ar les circonstances » {1. L X X I), déclare V alm ont. E t cependant, la M arquise qui contrôle exactem ent to u tes les actions de V alm ont, lui fa it reproche de se conduire « sans principes, et do n n an t to u t au h asa rd ou p lu tô t au caprice » (1. X ); V alm ont luim êm e rep ren d ra le m êm e m otif : « Vous-même, m a belle am ie, dont la conduite est u n chef-d’œ uvre, cent fois, j ’ai cru vous voir plus de bonheur que de bien joué » (1. L X X V I). E t quand Mme de Tourvel au ra cédé, V alm ont dem andera à sa complice de le féli citer sur « la p u reté de sa m éthode » (1. CXXV). Il s’agit, en effet, 351
tl’être m aître absolu de l’événem ent, d ’en être absolum ent res ponsable. Aussi voit-on Y alm ont et M erteuil qu an d ils p rép aren t une action, en calculer to utes les possibilités, en prévoir tous les rebon dissem ents possibles, dans le m oindre détail. V alm ont dem ande à Cécile la clef qui ouvre la porte de sa cham bre pour faire fabriquer u n double. Or, cette clef se trouve en perm anence dans la cham bre de Mme de Volanges. Il fa u t donc la rem placer m om entaném ent p ar une au tre elef qui lui ressem ble et qui devra p o rter « un ru b a n bleu et passé » com m e celui de la prem ière (1. L X X X IV ). Il recom m ande de m êm e à Cécile d ’ « huiler la serrure e t les gonds de la porte » en u tilisan t une b u re tte e t une plum e qu'il a glissées sous une arm oire, et « en p re n an t garde a u x taches qui déposeraient contre elle... Si p o u rta n t 0 11 s’en apercevait, n ’hésitez pas à dire que c’est le fro tte u r du château. Il fa u d rait dans ce cas spécifier le tem ps, comme les discours q u ’il vous aura tenus : comme p ar exem ple, q u ’il pren d ce soin contre la rouille, pour to u tes les ser rures d ont on ne fait pas usage ». Q uand il décide d ’intervenir en fav eu r d ’une fam ille de paysans, il s’assure « q u ’il n ’y ait dans ce tte m aison aucune fille ou femm e do n t l’âge ou la figure puisse ren d re son in ten tio n suspecte » (1. X X I). Après avoir révélé à Mme de Volanges l ’intrigue qui existe entre sa fille et D anceny, p o u r accélérer une évolution qu’elle juge tro p languissante, Mme de M erteuil refuse à Cécile de faire parvenir une le ttre à D anceny : « J e ne serais pas fâchée de les obliger à mêler quelques dom es tiques dans cette av en tu re : car enfin, si elle se conduit bien comme je l’espère, il fa u d ra bien q u ’elle se sache im m édiatem ent après le m ariage (avec G ercourt) e t il n ’y a pas de m oyens plus sûrs pour la répandre; ou si p ar m iracle, ils ne p arla ien t pas, nous parlerions nous; et il sera plus facile de m ettre l’indiscrétion sur leur com pte » (1. L X III). É v idem m ent, Cécile a u rait pu penser à utiliser la petite poste 1. « Soit tro u b le, ou ignorance de sa p a rt », elle ne l’a pas fait. Mais p o u r éviter cette éventualité qui lui ferait perdre le contrôle des événem ents, Mme de M erteuil décide Mme de Volanges à éloigner sa fille quelque tem ps e t à la conduire à la cam pagne chez Mme de Rosem onde. V alm ont prendra ainsi le relais et servira d ’interm édiaire entre D anceny et Cécile : « Jugez du m om ent où il faudra réu n ir les acteurs. L a cam pagne offre mille m oyens... une nu it, u n déguisem ent, une fenêtre, que sais-je, m oi? » (1. L X III). Ainsi la progression du dram e se fa it p a r étapes successives e t 1- Celle i[ui lo rictim m ait p o u r Itî courrier à 1 in térie u r
toujours prévues à l’avance. N ’y a-t-il q u ’une chance sur mille d’incertitu d e, encore fau t-il l’envisager, pour la réduire. « II y a mille à p arier contre un que la chance ne to u rn era pas ainsi; mais il fau t to u t prévoir », et Y alm ont prévoit to u t (1. L X V I). L ’habilctc suprêm e consiste à faire passer pour un hasard, avec to u tes les apparences du h asard, u n événem ent soigneusem ent prém édité. L’intrigue de Mme de M erteuil avec P rév a n en fo u rn it de nom breux exemples et V alm ont ne néglige pas cet effet, m êm e dans une action m ineure : pour surprendre les hôtes de Mme de Rosemonde, il rev ien t au château à l’im proviste : « P o u r m ’assurer de voir les prem iers m ouvem ents, je ne m ’étais fait précéder p a r p er sonne, et j ’avais calculé m a ro u te pour arriver p en d a n t qu’on serait à table. E n effet, je tom bai des nues com me une divinité d ’Opéra qui vient faire un dénouem ent » (1. L X X V I). L’obscur, le hasardeux, que représentent les autres, e t leurs réactions im prévisibles, V alm ont l’éprouve comme u n affront et une souffrance. Mme de Tourvel a brusquem en t q u itté le château, déjouant ses prévisions, et la cohérence de l’univers organisé p ar l'intelligence est brusquem ent d étru ite : « Non, je ne conçois rien à cc d ép a rt », déclare-t-il; la M arquise lui répond : « V otre lettre ne m ’a p o in t étonnée... cela ne p o u v ait pas être au trem ent... je peux vous ju re r que je m ’y atten d ais. » Le V icom te a perdu le contrôle de l ’événem ent parce q u ’il a d’abord perdu le contrôle de lui-même : « E n lisant le b eau récit de ce tte scène tendre 1 et qui vous av ait si visiblem ent ém u; en v o y an t cette retenue, digne des plus beaux tem ps de n o tre chevalerie, j ’ai d it v ingt fois : Voilà une affaire m anquée » (1. GVI). V alm ont s’est laissé, p a r relâche ment d ’énergie, prendre au piège ten d u , to u t au long des Liaisons aux victim es, — ces « autom ates », — et dans lequel elles to m b en t : celui de 1’ « occasion ». « Sérieusem ent j ’étais bien aise, déclare V alm ont, en com m en çan t le récit de sa prem ière n u it avec Cécile, d ’observer une fois la puissance dc l ’occasion, et je la tro u v ai ici dénuée de to u t secours étranger. E lle a v a it p o u rta n t à com battre l ’am our, e t l’am our Houtenu p a r la p u d eur ou la honte; et fortifiée su rto u t p ar l’hum eur que j ’avais donnée et do n t on av a it beaucoup pris. L ’occasion é ta it seule, m ais elle é ta it là. Toujours offerte, toujours présente, et l’am our é ta it absent » (1. X C V l). C ontrairem ent à l'in te rp ré tatio n q u ’on donne généralem ent de ce te x te , très souvent cité, mais ré d u it à sa prem ière phrase z, il ne s’agit pas ici d ’une occa1. A l l u s i o n à u n e s c è n e q u i a p r é c é d é l e d é p a r t d e l a P r é s i d e n t e .
2. S pécialem ent Georges P o u le t, p. 75.
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sion offerte à Y alm ont et à laquelle, pour une fois, il céderait, mais bien de l’effet de l ’occasion sur Cécile, com m e le contexte le m ontre évidem m ent. L ’occasion provoquée et offerte p ar le séducteur a à co m b attre l ’am our et la pudeur, elle est cependant victorieuse. Telle est la cc puissance de l’occasion » sur les autres. Il fa u t donc que le m eneur de jeu sache fournir à la victim e l ’occasion au m om ent voulu. Cela suppose la connaissance d ’a u tru i, fru it de l’observation et de l’expérience. T oute l’intrigue des Liaisons dangereuses repose sur cette pén étratio n d ’au tru i p a r la M arquise et le V icom te; la séduction de Mme de Tourvel en p a r ticulier l’ülustre. I l est facile à la m arquise de connaître Cécile et de surprendre ses secrets, en jo u a n t sur la com préhension et la confiance, la tendresse dont Cécile a besoin et q u ’elle ne tro u v e pas auprès de sa mère. Mme de Volanges « si clairvoyante » quand il s’agit des au tres, est « aveugle » q u an d il s’agit de sa fille. Sa conduite q u an d elle apprend l’intrigue avec D anceny accum ule les m aladresses et pousse Cécile dans les bras de M erteuil. cc Ma seule in q u iétu d e é ta it q u ’elle ne p ro fitât de ce m om ent pour gagner la confiance de sa fille; ce qui eût été très facile, en n ’em ployant avec elle que le langage de la douceur e t de l ’am itié, et en don n a n t au x conseils de la raison l’air et le to n de la tendresse indul gente. P a r bonheur, elle s’est arm ée de sévérité; elle s’est- enfin si m al conduite que je n ’ai eu qu’à ap plaudir » (1. L X III). E t quand la victim e est du m êm e bord que le séducteur, quand la M arquise s’a tta q u e à u n égal, l’affaire devient paradoxalem ent plus facile encore, car les cc gens à principes » n ’on t pas de secrets pour elle com m e le m ontre l’aventure avec P révan. ce Quelquefois, u n brouillon d ’am oureux nous déconcerte p ar sa tim idité ou nous em barrasse p a r ses fougueux tran sp o rts; c’est une fièvre qui, comme l’au tre, a ses frissons, et son ardeur, et quelquefois varie dans ses sym ptôm es. Mais v otre m arche réglée se devine si faci lem ent! L ’arrivée, le m aintien, le ton, les discours, je savais to u t dès la veille » (1. L X X X V ). Ainsi s’explique et se justifie l ’en tre prise de séduction. Séduire c’est prendre possession des autres, c’est cc disposer » de leur sort, c’est réduire à n é a n t l’obstacle que rep résen tait l ’autonom ie de leur volonté, et ainsi élim iner le fo rtu it en les am en an t à agir su iv an t le p lan établi. D ans cette perspec tiv e, l’érotism e devient un in stru m en t de l’intelligence organisa trice. Les autres sont esclaves de leurs sens ou de leurs sentim ents, e t c’est p a r là q u ’il fa u t les attaq u er. Ainsi la M arquise e t V alm ont établissent-ils des rap p o rts éro tiques avec des êtres do n t les réactions im p o rten t à leurs e n tre 35J
prises. On v o it mêm e Mme de M erteuil em ployer ce m oyen pour « 'attacher plus fo rtem ent Cécile. Non q u ’elle pousse les choses très loin, mais elle crée une com plicité d ’ordre sexuel, car elle a reconnu iilioz la jeune fille l ’existence d ’une fo rte sensualité laten te. Dès Ici d ébut du rom an, elle écrit à V alm ont : « C ependant si j ’avais moins de m œ urs, je crois que le chevaber a u rait en ce m om ent un rival dangereux; c’est la p etite Volanges. J e raffole de cet enfant, o’ost une vraie passion » (1. X X ). cc T out annonce chez elle les «(irisations les plus vives... elle est naturellem ent très caressante, ut je m ’eu am use quelquefois : sa p etite tê te se m onte avec une facilité incroyable » (1. X X X V III), Plus ta r d : « Il m ’a pris fanluisie de savoir à quoi m ’en ten ir sur la défense do n t elle é ta it capable, et moi, sim ple femm e, de propos en propos, j ’ai m onté n u tête au point... enfin vous pouvez m ’en croire, jam ais personne ne fu t plus susceptible d ’une surprise des sens » (1. LIV ). L ’expé rience de Mme de M erteuil servira à V alm ont quand il en trepren dra la séduction de Cécile : on p ren d Cécile p ar les sens, com m e on pren d Mme de T ourvel p a r le sentim ent. Ainsi l’érotism e est-il moyen de connaissance, et p a r là m oyen d ’action sur les autres; et il est le m oyen privilégié parce q u ’il assure la prise la plus Holide, la plus essentielle d ’u n être su r u n autre. Sans le conflit qui surgit à la fin du rom an entre les deux complices, on p eu t (lire que to u s les événem ents se seraient déroulés exactem ent selon le plan p réétabli p ar Mme de M erteuil. L a vengeance contre G er court ab o u tira it inéluctablem ent, la science de Mme de M erteuil ay an t ré d u it to u s les obstacles que le hasard pouvait opposer à ses desseins, to u s les personnages d o n t les réactions pouvaient la gêner : d ’u ne p a rt Gécile (qu’on am ène non seulem ent à adm ettre d’aim er u n hom m e et de coucher avec un autre : « Comme vous dites, c’est peu t-être u n bonheur » (1. C IX ), m ais à envisager le m ariage com m e l ’occasion de prendre librem ent D anceny pour am an t : cc J e ne craindrai plus ta n t le m om ent de m on m ariage, .le Te désire m êm e, puisque j ’aurai plus de liberté e t j ’espère qu’alors je pourrai m ’arran g er de façon à ne plus songer q u ’à D anceny» (1. C IX ); D anceny d ’autre p a rt devenu l’a m a n t dévoué de Mme de Merteuil : cc Que p eu x -tu vouloir, écrit-il à M erteuil, que p a r cette raison m êm e je ne le veuille aussi » (1. CL); e t p ar ricochet, enfin, Mme de Volanges, dont la confiance en la M arquise est absolue après la rév élation de la lettre L X III. Bien entendu, la prise érotique du séducteur sur sa victim e est aussi l’expression de sa volonté de puissance. Mais p lu tô t que d ’une éro ti sation de la volonté, il s’agit d ’une érotisation de l’intelligence. 355
L ’au tre aspect du hasard, celui dont les m anifestations sont pro voquées p a r des sentim ents incontrôlés, celui qui, de lucide et hardi, ren d un hom m e « tim ide e t esclave », la M arquise le dénonce dès la lettre X : « Vous voilà donc vous conduisant sans principes, et d o n n an t to u t au hasard ou p lu tô t au caprice. Ne vous souvient-il plus que l’am our est, comme la m édecine, l’a rt d ’aider à la n atu re. » L’am our, le sentim ent, c’est le hasard. P our sc guider « selon les principes », il fa u t donc élim iner ce hasard-là com m e les autres. L a M arquise ne condam ne pas l’am our parce qu’elle est incapable d ’aiiner, parce qu’elle souffre d ’une espèce d ’infirm ité, elle l’élim ine p ar principe et p ar raison. Ce q u ’elle conteste d ’abord, c’est le caractère fa ta l de l’am our : « P our moi, je l ’avoue, je n ’ai jam ais cru à ces passions entraînantes et irrésistibles, dont il semble q u ’on soit convenu de faire l’excuse générale de nos dérèglem ents » (1. CIV). « U n sentim ent involontaire ne p eu t pas être un crime », tel est le ccraisonnem ent » de to u t am oureux, et celui que D an ceny tie n t à Cécile (1. LI). La M arquise objecte qu’ ccil cesse d ’être involontaire, du m om ent qu’on cesse de le com battre » (1. LI). P o u r résister, il suffit de le vouloir et l’am our ne saurait pas plus ju stifier les égarem ents de la passion que le désir de l’argent ne justifie le vol, ou la vengeance l’assassinat. Le to r t essentiel de l ’am our, comme de to u tes les passions, puisque pour la M arquise il n ’en est pas de privilégiée, c ’est qu’il paralyse le jugem ent, q u ’il bloque le m écanism e de la réflexion objective, c’est u n cc m al d a n gereux », qui plonge ces victim es dans 1’ cc aveuglem ent » (1. CIV), c’est u n cc caprice », u n cc délire » où l’on se dupe soi-même. L ’hom m e en proie à la passion, privé des lum ières du jugem ent, perd aussi l’exercice de son libre arb itre : ce E n cet é ta t d’ivresse il ne cesse de faire des sottises, ne cessant de dire après : cc Ce n ’est pas m a fa u te » (1. C X LI). L a conduite de D anceny, le cc sentim en taire » D anceny, celui des héros des Liaisons le plus éloigné des principes et du caractère de M erteuil, éclaire à l’évidence le bien-fondé de l’analyse que la M arquise fa it de la passion. L’am our qui le cc dom ine », 1’ cc a b ru tit » (1. C X X X III) si bien q u ’il pousse lui-m êm e la femm e qu’il aime dans les bras de son rival. Il conseille à Cécile de prendre en V alm ont cc la confiance qu’il m érite » et de le cc voir d ’un œ ü plus favorable » (1. L X X II), et V alm ont n ’a pas de m eilleur agent auprès de Cécile que lui! C’est que l ’am our fait cc déraisonner » — cc sans déraisonnem ent point de tendresse » (1. C X LI), affirme V alm ont, faisant écho à M erteuil : cc Que cette ridicule distinction est bien un vrai déraisonnem ent de l’am our » (1. X ). Il fa u t prendre ce term e dans sou sens étym ologique : 356
l'iimour suspend l’exercice norm al de la raison, il est inconcevable une vie où la raison fait loi. L a raison, la « m éthode » , les nr de savantes m anœ uvres le choix du terrain et celui des dis positions, etc. » (1. CXXV). Après la chute de Mme de Tourvel, Valmont entonne un Te Deum à la gloire de 1’intelhgenee souve raine cpii a triom phé de tous les élém ents irrationnels que Mme de Tourvel représente : sensibilité, dévotion, v ertu . V alm ont ne souscHtime pas la puissance de ces élém ents puisque lui-m êm e à pluNiours reprises s’accuse d ’avoir été sur le point de céder à ces « premiers m ouvem ents » (1. X C IX ), c’est-à-dire à une réaction Hpontanée, instinctive, prércflexive. Q uand il est suivi à la chasse par u n dom estique m alhabile de Mme de T ourvel, q u ’elle a chargé «le l’espionner, il est cc te n té u n m om ent de lui envoyer u n coup de fusil... heureusem ent pour lui, je me suis ressouvenu qu’il était utile, et m êm e nécessaire à mes p rojets; ce tte réflexion l ’a sauvé » (I. X X I). A ce prem ier m ouvem ent né du hasard et qui provoque ■me réaction en chaîne d ’actes im prévisibles, il fa u t substituer l'acte raisonnable d o n t on contrôle les effets. On verra en analy sant les rap p o rts de l ’action et de l’intelligence p ar quels processus s’opère in stan tan ém en t cette substitution. Ainsi au m onde du hasard incom préhensible, anarchique, d an gereux, se su b stitu e l ’univers de l’intelligence, logique, discipliné, lu ruineux. L a M arquise devient une cc fée bienfaisante » cpii d ’un m ot, d ’un geste, recom pose le réel : ce Vous languissiez loin de la beauté qui vous engage, je dis un m ot, et vous vous retrouvez auprès d ’elle. Vous voulez vous venger d ’une femm e qui vous n u it; je vous m arque l ’endroit où vous devez frap p er et la livre à votre discrétion. E nfin, pour écarter de la lice un concurrent redou table, c’est encore moi que vous invoquez, et je vous exauce » (l. "LXXXV). te D isposant des événem ents et des opinions... » « N ’é ta n t em portée p ar aucune passion » (1. L X X X I), la M ar quise est cc comme la D ivinité... ne changeant rien à ses décrets im muables » (I. L X IÏI). Le hasard n ’existe pas pour Dieu. Dans Funivers de Mme de M erteuil c’est la raison qui joue le rôle de Providence, dans la m esure où l’hom m e se fa it Dieu. ilüus
Le héros qui se v eu t m aître de ses actes, qui v eut se hisser au niveau de Dieu, conçoit l ’idée d ’une responsabilité absolue et assum e pleinem ent sa liberté, sans chercher de justification à ses
actes en dehors de lui-m êm e et de sa propre action. T out cc qui est extérieur à l ’hom m e, à son libre arbitre, doit être éliminé et p o u r ainsi dire exclu : c’est un a u tre univers qui est donné, et contre lequel se dresse l’univers autonom e de l’individu. Le héros v a donc créer p o u r hii, e t pour lui seul, une m orale personnelle, individualiste, qui s’opposera fatalem ent à la m orale courante. Les Liaisons dangereuses m o n tren t d ’ailleurs d ’une m anière élo q u en te la faiblesse de la m orale courante, incapable d ’organiser logiquem ent une existence. La présidente de Tourvel, Cécile, D an ceny, non seulem ent ne tro u v en t que peu de secours dans les p rin cipes traditionnels, m ais encore finissent p ar agir en opposition déclarée contre ces principes : peu t-être m êm e « ce que nous ap p e lons les gens v ertu eu x » ne « font-ils le bien » que parce q u ’ils en « éprouvent d u plaisir », e t « n ’ont-ils pas t a n t de m érite q u ’on se p laît à nous le dire » (1. X X I). Sous les coups que leur p o rten t V alm ont et M erteuil, les préjugés les m ieux étabUs s’écroulent. Ni l ’innocence, ni une éducation austère, ni la dévotion sincère ne préservent une femm e de ce que cependant la société considère comme une fa u te des plus graves, e t la religion comme un péché. B ien plus, Mmo de Tourvel cède après deux mois et demi de résis tan ce. « Cela m e rappelle, note V alm ont, que Mlle de B... a résisté les trois mois com plets. Je suis bien aise de voir que la franche coquetterie a plus de défense que l’austère v e rtu » (1. X C IX ). Le candide D anceny, chevalier de M alte, ne v e u t pas p ro m ettre à Mme de Volanges de renoncer à son am our pour Cécile. Bel exem ple de franchise et de loyauté! « Ce serait trom per, m e répétait-il sans cesse », m ais V alm ont ajoute : « Ce scrupule n ’est-il pas édifiant, su rto u t en voulant coucher avec la fille? Voilà bien les hom m es! Tous égalem ent scélérats dans leurs projets, ce q u ’ils m e tte n t de faiblesse dans l’exécution, ils l ’appellent p robité » (1. LX V I). On p o u rrait objecter que D anceny a déjà une certaine expérience du m onde, que ce p u r disciple de Jean -Jacq u es a été m arqué, m êm e à son insu, p ar les m œ u n de la société. Mais que dire de Cécile? L a voici, quinze jo u rs après sa sortie du couvent : elle n ’en tend rien au x intrigues et aux facüités de la vie m ondaine et cependant si son am ie Sophie C am ay la blâm e d ’écrire à D an ceny, elle répond : « T u vois bien que je ne peux pas m e dispenser de lui écrire, puisque je le lui ai prom is... Si c’é ta it pour quelque chose de m al, sûrem ent je ne le ferais pas. Mais quel m al peut-il y avoir à écrire, su rto u t quand c’est pour em pêcher quelqu’un d ’être m alheureux? » (1. X V IIÏ). Cécile tro u v e d ’instinct cette rh éto riq u e de la faiblesse, qui lui perm et de to u rn e r les préceptes 358
qu'on lui a inculqués au couvent. P our les forts, aucun dom aine imihI in terd it. V alm ont, hôte de sa ta n te , la bonne Mme de Rosemonde, n ’bésite pas à a inspecter » les cham bres des autres invités. « .l’en trai aussi chez les autres, p o u r reconnaître le te r r a in » (I. L X X V I). Mais si transgresser les principes de la civilité puérile ri honnête n ’est q u ’un péché véniel, l ’indiscrétion devient atten I n l aux lois sociales qu an d il s’ag it de dérober la correspondance
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som m e de to u t ce q u ’il y a d’autom atism e et de grotesque dans l ’intelligence et la vie du bourgeois m oyen, de l’hom m e dans la rue, d u conform iste dans la société 1 ». te Le sous-titre p o u rrait être, déclarait F lau b ert : Du défaut de m éthode dans les sciences 2. » De ce p o in t de vue, les héros du rom ancier réabste pourraient ser vir de repoussoirs au Vicom te et à la M arquise, et le rom an de F lau b ert, de n égatif au x Liaisons dangereuses. P arm i « les préjugés qui affligent » (1. VI) le com m un des hom m es, figure au prem ier chef celui d u respect dû aux liens n atu rels, et au x institutions qui sont fondées sur eux : la famille, le m ariage. L a M arquise s’étonne du long séjour de V alm ont chez une vieille ta n te do n t tous les biens lui sont déjà substitués (I. II). Les deux complices réussissent à élever une barrière entre Cécile et sa m ère; leur tâche est d ’ailleurs facilitée p ar Mme de Volanges qui s’occupe très peu de sa fille. Quinze jours suffisent à la M arquise p o u r ten ir dans le cœ ur et dans l’esprit de Cécile la place' que sa m ère dev rait naturellem ent occuper. L a m ère et la fille resten t étrangères l’une à l’au tre alors que M erteuil et V alm ont possèdent to u s les secrets de Cécile. Les cc réflexions tardives » de Mme de Volanges qui garde cependant ju sq u ’à la fin l’illusion d ’avoir cons tam m en t trav aillé au bonheur de sa fille sont d ’une ironie involon taire; persuadée qu’elle n ’est pas directem ent en faute, elle accuse « le tourbillon de nos m œ urs inconséquentes » (1. CLXXV) 3. Si les liens du sang sont si fragiles, que dire de ceux d u m ariage? P as un seul m énage dans Les Liaisons dangereuses : Mrae de M erteuil est veuve ainsi que Mme de Volanges et M11113 de Rosem ônde, et M. de Tourvel n ’existe que pour mémoire. On a déjà vu sous quelles couleurs la M arquise peint à Cécile les joies du m ariage : « P our ce q u ’on fa it d ’un m ari, l’un v a u t toujours bien l’au tre : et le plus incom m ode est encore moins gênant q u ’une m ère » (1. CV). D ’ac cord avec L a R ochefoucauld, elle pense des m ariages, « qu’il n ’y en a p o in t de débeieux »; en est-il mêm e de ccbons »? M. et Mme de T ourvel form ent bien u n couple apparem m ent modèle : cc dévo tion, am our conjugal, principes austères » sem blent préserver leur union de to u s les accidents; après deux ans de m ariage Mme de Tourvel q u ’mx veuvage m om entané cc afflige » et ren d cc inconso lable » (1. IV), est si cc encroûtée » que de l ’avis de la M arquise, il 1. T ïu b a u d et, Histoire de la littérature française. 2. L e ttre
d u 16 d é c em b re
1879.
3 . I l y a c e p e n d a n t u n e p a r t d e v é r i t é d a n s c e t t e e x c u s e . Q u ’o n l i s e s e u l e m e n t d a n s le s
Mémoires
d e L a u z u u le r é c it d e s o n e n fa n c e e t d e sa je u n e s s e .
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Inut ccl’abandonner à son sort; ce ne sera jam ais q u ’une espèce » (I. V). E t cependant... Valm ont, pas plus que la M arquise, n ’est tourm enté d’inquiéi.udes m étaphysiques. M ourant, c’est à la vengeance qu’il songe, et à prolonger sa vie, à se survivre dans l ’action, non à la destinée <1<- son âme. L ’irréligion des Liaisons dangereuses em prunte volon tiers le to n voltairien. La lettre IV en particulier, parodie le la n gage m ystique : « Depuis que, nous sép aran t pour le bonheur du monde, nous prêchons la foi chacun de notre côté, il me semble «pie, dans cette m ission d ’am our, vous avez fait plus de prosé lytes que moi. Je connais v otre zèle, votre ardente ferveur; et si ce D ieu-là nous ju g eait sur nos œ uvres, vous serez un jo u r la patro n n e de quelque grande ville, tau d is que votre am i sera un sain t de village, » Mme de M erteuil badine à propos de l’am our m onastique, dans l ’exercice duquel cc les chevaliers de Malte ne m ériteraient assurém ent pas la préférence » (1. LI), mais quand il s’agit du confesseur, le to n devient plus dur : Cécile a commis l’im prudence de révéler à son confesseur ses sentim ents pour Danceny, la M arquise co n tre-attaq u e vigoureusem ent : cc P our que cette scène ridicule ne se renouvelât pas, je n ’ai pas m anqué d ’élever quelques doutes dans l ’esprit de la p etite fille, sur la discrétion des confesseurs... elle n ’ira plus raco n ter ainsi ses sottises au p re m ier venu. » E t Laclos, bon apôtre, souligne d ’une note le peu de respect de son héroïne pour la religion. C’est la crainte qui p ré cipite les m ortels au pied de la divinité (1. X X ). L a dém onstra tio n que la présidente de Tourvel fait de la Toute-Puissance divine et de la P rovidence est pleine d ’h um our involontaire : V alm ont a fait la charité, cc Dieu p erm e ttrait-il, s’écrie la Présidente, qu’une fam ille vertueuse reçû t de la m ain d ’un scélérat des secours d o n t elle re n d rait grâce à sa divine Providence? et pourrait-il sc plaire à entendre des bouches pures répandre leurs bénédictions su r u n réprouvé? N on ». Il s’ensuit donc ou bien que V alm ont n ’est pas le libertin q u ’on prétend, ou bien... Au lecteur de tire r la conclusion qui s’im pose. Les ferventes prières que les p én iten tes adressent à Dieu ne sont d ’après la M arquise q u ’un m oyen hypocrite de savourer le péché : cc T ourm entée p a r le désir de s’occuper de son am ant, et p a r la crainte de se d am ner en s’en occupant, e l l e a im aginé de prier Dieu de le lui faire oublier; et com m e elle renouvelle cette prière à chaque in stan t du jo u r, elle tro u v e l e m oyen d ’y penser sans cesse j> (1. LI). Jo u a n t la difficulté, c’est au confesseur de Mme de Tourvel, le Père Anselme, que V alm ont, et avec quelle intim e satisfaction, va s’adresser pour 361
o b ten ir de revoir sa victim e : « J e crois pouvoir sans indiscrétion, m ’adresser à vous p o u . obtenir un service bien essentiel, vraim ent digne de v o tre sain t m inistère, et où l ’in térê t de Mme de Tourvel se tro u v e jo in t au m ien... » La le ttre to u t entière est à double sens et Laclos, q u i ra rem en t se laisse aller aux facilités de la litté ra tu re du second ray o n , succombe quand il s’agit de ridiculiser le pauvre F eu illan t : « Puis-je espérer, M onsieur, que vous ne me refuserez pas des soins si nécessaires e t si précieux? e t que vous daignerez sou ten ir m a faiblesse et guider m es pas dans un sentier nouveau, que je désire très sincèrem ent de suivre, m ais que j ’avoue, en ro u gissant, ne pas connaître encore? » Le Père Anselme ouvre ses bras au pécheur rep enti, et p ar ses instances pressantes et ses sages conseils, il convainc la P résidente de revoir V alm ont, car son refus risque de cc s’opposer en quelque sorte aux vues m iséricordieuses de la Providence... faibles pécheurs que nous sommes, nous ne pou vons rien p a r nous-m êm es! Mais le Dieu qui vous rappelle' peut to u t » (I. C X X III). Ainsi c’est le P ère Anselme qu i pousse la vic tim e dans les b ras du séducteur, puisque V alm ont arrivera à ses fins grâce à l ’entrevue m énagée p ar le p rêtre, et c’est bien en effet « avec l ’aide de D ieu » que le Vicom te est finalem ent vainqueur! P ar-delà Tourvel c’est avec D ieu que V alm ont, dès le déb u t du rom an, a v a it conscience de lu tte r : cc J ’oserai la ra v ir au Dieu q u ’elle adore... Que ses fautes l’ép o u v an ten t sans pouvoir l ’arrêter, et q u ’agitée de mille terreu rs, elle ne puisse les oublier, les vaincre que dans mes bras. Q u’alors, j ’y consens, elle me dise : je t ’adore; elle seide entre to u tes les femmes, sera digne de prononcer ce m ot. J e serai v raim en t le D ieu q u ’elle aura préféré. » O n est loin ici de l’ironie et des pointes voltairiennes; c’est le to n du blasphèm e (« seule en tre to u tes les femmes »), le to n do l ’orgueil satanique qui annonce la révolte byronienne. On p o u rrait ju stem en t s’étonner que la hardiesse de V alm ont et de M erteuil ne s’étende pas au dom aine social et au dom aine politique. Sans d o ute V alm ont rem arque-t-il que, p o u r exécuter son p lan : faire rechercher p a r Azolan des m alheureux à secourir, « cette com m ission n ’é ta it pas difficile à rem plir ». E t il paie cinquante-six livres cc pour lesquelles on réduisait cinq personnes à la paille et an désespoir » (1. X X I). On a pn voir, dans Les Liaisons dangereuses, dans la peinture d u m ilieu où évoluent M erteud et V alm ont, une critique de l’é ta t social e t politique de la noblesse à la veille de la R évolution, et d ’une a ttitu d e qui explique et justifie la R évolution. Mais cette critique, on ne la tro u v e jam ais dans les propos des deux héros. Ils ne fo n t jam ais é ta t de leurs privilèges 362
sociaux, niais ils n ’exercent jam ais leu r esprit critique dans ce dom aine. On p eu t penser que le vicom te de V alm ont e t la m arquise de M erteuil, isolés dans leur égoïsme, n e voient pas au-delà de leur situ atio n personnelle, et s’accom m odent fo rt bien d ’u n é ta t social qui leur perm et de vivre à leur guise sans s’in q u iéter d u sort d’au tru i. Ce so nt des requins qui évoluent à leur aise dans les eaux troubles de la fin de l’Ancien Régim e. On p eu t penser aussi, et plus ju stem en t sans doute, que, si l’individu re je tte to u te a u to rité, s’il se v e u t absolum ent libre, s’il secoue tous les jougs im po sés de l’ex térieur, il finira bien u n jo u r ou l ’au tre p a r aborder le problèm e de l ’au to rité politique. S’il fonde sa supériorité u n i quem ent su r la v aleur personnelle et l ’intelligence, il p o rte en lui un germe m ortel pour to u s les absolutism es e t pour to u s les p ri vilèges. E n ce sens, l’a ttitu d e des béros de Laclos est bien rév o lutionnaire; ce qui ne v eu t pas dire q u ’elle annonce la R évolution •le 1789. D evançant Nietzsche, la M arquise, loin de représenter un ty p e d ’aristocratie décadente, annonce ce tte aristocratie nouvelle, qui se recru tera u n ité p ar unité, celle des hom m es libres que n ’en trav e aucun préjugé. C ette liberté s’exercerait sous n ’im porte quel régime p o litique; Mme de M erteuil représente un danger pour to u t E ta t, to u te loi, to u te police, quelle q u ’elle soit. Elle est la revendi cation p erm anente de l ’individu. E n ce sens, elle porte en elle u n ferm ent perm anent de révolution. Mais la raison véritable qui explique que les héros de Laclos ne disent m o t de politique, c’est que le te rra in q u ’ils o n t choisi est celui des rap p o rts de l’individu avec l ’individu. Le couple : te l est le thèm e fo ndam ental des Liaisons : V alm ont-M erteuil; V alm ontT ourvel; M erteuil-Cécile; Valm ont-Cécile, etc.; ce qui ne v eu t pas dire q u ’il n ’y ait pas interactions, m ais on n ’a jam ais une scène M erteuil-V alm ont-Tourvel ou V alm ont-Cécile-Danccny. T o u t se passe au n iv eau élém entaire, essentiel, des rap p o rts d ’un être avec un au tre, dans le cham p clos de l’am oiir, d u corps à corps. E t c’est dans ce dom aine d ’élection du libertinage que la lu tte contre les préjugés sera la plus active, parce que c’est précisém ent le dom aine où les idées reçues, les in terd its sont les plus profondém ent enra cinés, les plus archaïques, q u ’ils font p artie, pour ainsi dire, de la réalité physique de chaque individu, si bien que même; au jo u rd ’hui, l’a ttitu d e de M erteuil et de V alm ont révolte nom bre de lecteurs. « Seul u n b b ertin a p u in v en ter l’histoire d ’une en fan t q u ’on viole et qui glapit ensuite de volupté... » É prouver de la volupté à la prem ière expérience, quelle invraisem blance, plus, quel scan 363
dale, indigne cl’une vraie jeune fille! E t voilà Cécile rabaissée au niveau de la renarde en rut. p ar un com m entateur fiorrifié 1! Ce com m entaire — si révélateur — tom be d’ailleurs à faux puisque — e t Laclos donne assez de précisions pour q u ’il n ’y ait aucun d o ute à cc su jet (1. XCVI) — Cécile n ’a pas été violée. De plus, on joue ici su r le m ot cc enfant » : à quinze ans, au X V IIIe siècle, une jeune tille n ’é ta it plus une cc enfant ». C’est que, pour lire Les Liaisons dangereuses, il fa u t considérer d ’un œil n o uveau les problèm es que pose à l’hom m e l’existence du corps et du plaisir physique. Une des grandes leçons des Liaisons dangereuses c’est l ’im portance du plaisir; et nous entendons ce m ot au sens le plus précis. Sans parler de M erteuil, D anceny et Cécile en tém oignent, et aussi la P résidente dont l’am our devient passion exclusive après q u ’elle a reçu de V alm ont la révélation du plaisir. P eu t-être la véritable histoire de Mme de Tourvel est-elle celle d ’une fem m e qui hésite d ev an t le plaisir, parce q u ’elle pres sent quel bouleversem ent cette rencontre va provoquer dans sa vie. C’est une R enée de l ’E storade qui devient Louise de Chaulieu 2. L a M arquise, — et c’est un des aspects les plus neufs du rom an — accepte et assum e sa sensualité avec l’a ttitu d e d ’un hom m e, et d ’u n hom m e to u t à fait dépourvu de préjugés. De ce p o in t de vue, c’est une création absolum ent originale, u n p ro to ty p e, et sans doute mêm e u n exem ple unique. Elle v e u t punir P rév an de sa présom ption, m ais ce il est très joli, de tra its fins et délicats! Il doit gagner à être vu de près » (1. L X X IV ), aussi n ’appellera-t-elle ses gens q u ’après l ’avoir cc v u » d ’aussi près que possible. Sa sexualité a d ’ailleurs u n aspect viril, elle est touchée p ar la grâce, la joliesse, plus que p a r des qualités purem ent m as culines. Belleroehe possède une cc charm ante figure » à laquelle il est difficile de résister, D anceny a cc les grâces de la jeunesse »; Cécile elle-même cc c’est le bouton de rose ». On a souvent répété que Mme de T ourvel illu strait le ty p e de la cc fem m e natu relle » que Laclos décrit dans VEssai sur l'éducation des fem m es, Mme de M erteuil re p résen ta n t p a r excellence la femm e sociale. C’est faux au moins su r le p lan de la sexualité. Laclos a ttrib u e une liberté sexuelle to ta le à la fem m e naturelle : cc E lle a senti les prem iers feux de l’am our (entendons : du désir)... C’est alors q u ’à quelque distance, elle aperçoit u n hom m e; un in stin c t p uissant, un m ouve m ent involontaire la fa it courir vers lui; plus près, elle devient 1. Le H ir, É d itio n G araier, 1952. 2. Balzac-, Mémoires de deux jeu n es mariées.
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timide, elle s’arrête. Mais em portée de nouveau, elle le jo iu t et le «erré dans ses bras... Jouissance débeieuse, qui osera te décrire? » (ebap. 5.) Cette fem m e qui a en ten d u « le cri de la n a tu re », qui lui obéit sp o ntaném ent, et qui prend l ’in itiativ e pour satisfaire une exigence profondém ent n aturelle, c’est la m arquise de M erteuil. D ans Les Liaisons dangereuses si l ’on excepte la P résidente de Tourvel, qui aim e V alm ont d ’am our, les béros ont pour p arte n aire de lit des gens q u ’ils n ’aim ent pas, ce qui ne les empêcbe pas d'éprouver du plaisir. Laclos sem ble avoir p articulièrem ent insisté mir cette dissociation de l’am our et du plaisir q u ’on a eu l ’occasion d ’évoquer nom bre de fois, aussi bien à propos de la descen dance d e Laclos q u ’à propos des œ uvres libertines du X V IIe siècle. Les aveux de Cécile sont clairs : « Sûrem ent, je n ’aim e pas M. de Valmont, bien au contraire; et il y av a it des m om ents où j ’étais comme si je l’aim ais... » (L. X C V II.) « C’est p o u rta n t p laisan t (|ue ce soit D anceny que j ’aime e t que M. de V alm ont... » (L. CIX.) « J e vois très bien que ce que je croyais u u si grand m alheur n’en est presque pas u n ; et il fa u t avouer q u ’il y a bien d u plai sir... » (L. CX.) E t V alm ont confirme ; « La ten d re am oureuse oubliant ses serm ents a cédé d ’abord et fini même p ar consentir : non pas q u ’après ce prem ier m om ent les reproches e t les larm es ne soient venus de concert; j ’ignore s’ils étaien t vrais ou feints : mais comme il arrive toujours, Us on t cessé dès que je me suis occupé d ’y donner lieu de nouveau. E nfin, de faiblesse en reproche et de reproche en faiblesse, nous ne nous sommes séparés que satisfaits l ’u n de l ’au tre » (1. XCVI). D anceny fa it la mêm e décou verte quand il est devenu l ’am an t de Mme de M erteuil; dans l ’em barras que lui causent les plaisanteries de V alm ont sur ses « n o u veaux principes » il v a mêm e ju sq u ’à prétendre q u ’il n ’a jam ais a u ta n t aim é Cécile que dans les bras de la M arquise : « Engagé dans une au tre aventure, pour ainsi dire sans m ’en être aperçu, ' souvent le souvenir de Cécile est venu m e tro u b ler jusque dans les plus doux plaisirs; et peut-être mon cœ ur ne lui a-t-il jam ais rendu d ’hom m ages plus vrais que dans les m om ents où je lui étais infidèle » (1. CLVII). On ne p e u t reconnaître plus naïvem ent que le plaisir se passe fo rt bien de l’amour! P eu t-être même, débarrassé des scories d ont l’am our le trouble — les pudeurs, les doutes, les arrière-pensées, tous ces phantasm es que le sentim ent traîn e avec soi, qui peu t-être sont le sentim ent — décanté, lim pide, chi m iquem ent p u r, le plaisir est-il la suprêm e récom pense réservée aux seuls initiés : « Cet entier abandon de soi-même, ce délire d o la volupté où le plaisir s’épure p a r ses excès » (1. V). Car la iï(ïtî
M arquise et V alm ont on t su forcer l'am our à ouvrir les yenx et à ad m ettre la réalité essentielle du plaisir, délivré des vaines illu sions du sen tim en t : « Ne s avez-vous pas que la seule volupté a le d ro it de d étacher le bandeau de l ’am our? » (L. VI.) « Laissezm oi l ’espoir de re tro u v er ces m om ents où nous savions fixer le bonheur sans l ’enchaîner p ar le secours des illusions, où après avoir d étaché le bandeau de l’am our, nous le forcions à éclairer de son flam beau le plaisir do n t il é ta it jalo u x » (1. XV). Ce qui ne v e u t pas dire q u ’il suffise de s ’abandonner à une sensuahté b ru te : la M arquise m éprise les « fem m es facdes » qui ne sont que des ce m achines à plaisir » (1. CVI) et les am oureux comme Belleroehe qui ne sont que des ccm anœ uvres d ’am our » (1. C X III). L ’em ploi de ce vocabulaire : « m achines, m anœ uvres », im plique l’idée d ’une m écanique purem ent corporelle; pour M erteuil l’in tel ligence e t la volonté doivent re ste r lucides; ü n ’y a jam ais dém is; sion, soum ission de l ’esp rit au corps, m ais association dans la jouissance, car le corps et ses réactions re ste n t sons le contrôle de l ’esprit. P rév an est caché dans u n cabinet a tte n a n t à la cham bre de la M arquise, d o n t les invités ne sont pas encore tous partis. « Le diable m e te n ta it et je succom bai au désir d ’aller consoler l ’im p atien t prisonnier quand je réfléchis q u ’une fois rendue to u t à fait, je n ’aurais plus sur lui l ’em pire de le te n ir dans le costum e de décence nécessaire à m es projets. J ’eus la force de résister. » E t que dire de la réaction qui suit im m édiatem ent l ’am our : cc Écoutez-m oi, lui dis-je; vous avez ju sq u ’ici u n assez agréable récit à faire au x deux com tesses de P ... e t à m ille autres : m ais je suis curieuse de savoir com m ent vous raconterez la fin de l ’aven tu re. E n p a rla n t ainsi, je sonnai de to u tes mes forces » (1. LX X X V ). P eu t-o n dém ontrer plus clairem ent l ’em prise de la volonté sur les sens? V alm ont en treprend la séduction de la P résidente sans que le désir physique ou l ’ém otion in terv ien n en t d ’abord. L a m arquise de M erteuil lui rappelle expressém ent com bien il av a it tro u v é ridicule cette femm e la prem ière fois q u ’il l’av a it vue (1. V). Le Vicom te, inversant l ’ordre habituel des opérations, tro u v e Mme de Tourvel séduisante et désirable, après avoir décidé de la séduire. L ’a ttitu d e de V alm ont, le récit détaillé p a r la M arquise de sa propre éducation m o n tren t que chez eux le corps est à la dispo sition de l ’esprit, q u ’il est l ’in stru m en t docile et efficace de la volonté. On en p o u rrait tro u v er m ille exem ples dans le ro m an ; en voici deux peu t-être m oins connus. V alm ont surprend d an s le iit de son v alet la femm e de cham bre de Mme de T ourvel, dans 366
le plus simple appareil : « ...je m ’assis à côté d’elle sur le lit qui était fo rt en désordre, et je com m ençai m a conversation. J ’avais besoin de garder l’em pire que la circonstance me donnait sur elle : aussi conservai-je un sang-froid qui eû t fa it honneur à la conti nence de Scipion; e t sans prendre la plus p etite liberté avec elle, ce que p o u rta n t sa fraîcheur et l ’occasion sem blaient lui donner le d ro it d ’espérer, je lui parlai d ’affaires aussi tranquillem ent que j’aurais p u faire avec n n procureur » (1. X LIV ). D ans u n château ami, V alm ont a passé la n u it avec la vicom tesse de M... An p e tit jour, celle-ci v e u t regagner sa cham bre qui est placée entre celle de son m ari e t celle de Vressac, son am an t en titre ; elle a oublié la clef à l ’in térieu r e t la p o rte est ferm ée : « J ’eus b ien tô t reconnu que la porte en question pouvait s’enfoncer, en se p e rm e tta n t de faire beaucoup de b ru it. J ’obtins donc de la vicom tesse, non sans peine, qu’elle je tte ra it des cris p erçan ts e t d ’effroi, comme au voleur, à l’assassin, etc. E t nous convînm es q u ’au prem ier cri, j’enfoncerais la p orte et q u ’elle courrait à son lit. » Le m ari, l’am ant e t la fem m e de cham bre accourent : « J ’étais seul de sang-froid e t j ’en profitai pour aller éteindre une veilleuse qui brûlait encore et la renversai p a r terre; car jugez com bien il eû t été ridicule de feindre cette te rre u r panique, en ay an t de la lum ière dans sa cham bre. J e querellai ensuite le m ari e t l ’am an t sur leur sommeil léthargique, en les assu ran t que les cris auxquels j ’étais accouru, et mes efforts pour enfoncer la p orte avaient duré au moins cinq m inutes » (1. L X X I). Mais ce ré su lta t ne p e u t être obtenu q u ’au p rix d ’u n long et pénible en traînem ent, de cette « gym nastique » dont Alain, après P lato n , fera u n des piliers du gouvernem ent de soi : « Q uand des actions sont assez familières, quand les muscles sont dressés e t assouplis p a r gym nastique, on agit comme on v e u t 1... » cc T oute v e rtu consiste à se diriger soim ême; j ’entends p a r là que ce soit la tê te qui conduise le reste. J£ t cela ne v a pas toujours sans peine, parce que nous traîn o n s, comme enfermés dans u n sac, u n p aq u e t d ’anim aux rebelles, qui, sem blables à des chevaux rétifs, nous en traîn en t souvent à l’op posé de n o tre vouloir, quelquefois à côté, quelquefois au-delà. Ê tre hom m e, c’est m ener le troupeau des muscles, en bon ordre, ju stem en t là où on v eu t aller 2. » M erteuil et V alm ont gouvernent si bien le tro u p eau rebelle des m uscles q u ’ils sont arrivés à la p a r faite disciphne des réflexes : « Sûre de mes gestes, j ’observai mes 1. Esquisses de Vhomme, 1930. 2. Cent u n propos.
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discours; je réglais les uns et les autres, su iv an t les circonstances... » (L. L X X X I.) Mais ce qui est chez le philosophe un m oyen de m aîtriser l ’ém otion et de gouverner les passions devient chez les héros de Laclos, dans u n propos encore plus délibéré, m oyen de feindre des sentim ents qu’on n ’éprouve pas. S’agit-il de ten ir des discours am oureux : cc L ’h ab itu d e de trav ailler son organe lui donne de la sensibilité, la facilité des larm es y ajo u te encore : l ’expression du désir se confond dans les yeux avec celle de la tendresse; enfin le discours moins suivi am ène plus aisém ent cet air de tro u b le et de désordre qui est la véritable éloquence de l ’am our » (1. X X X III). On arrive ainsi à créer des autom atism es, des réflexes disciplinés, qui p erm e tte n t à la pensée de se trad u ire im m édiatem ent en acte. P eu t-être la plus grande différence qui existe entre M erteuil et V alm ont et le com m un des hom m es, est-elle que ceux-ci agissent presque to u jours sous l’im pulsion des sentim ents, des ém otions, des passions, tandis que chez ceux-là la pensée déterm ine l’action. On répète assez volontiers que la réflexion provoque des inhibitions qui p araly sen t l’action, on oppose l’hom m e de pensée et l’hom m e d ’action. Mais, comme l ’a m ontré Alain 1, la pensée n ’est pas cc ce genre de m éd itation sur les possibles qui seraient m ieux nom m és im possibles... J ’appelle abstraites ces pensées qui n ’offrent jam ais passages ni solutions... Q uand on d it que la pensée souvent p a ra lyse l’action, on entend m al la pensée, v o u lan t toujours que la pensée soit une m éditation sur les possibles. D’où l ’on v ien t à adm irer ceux qui poussent en aveugles, et à m épriser les faibles et hésitantes pensées, m ais ce ne sont p oint des pensées ». L ’hom m e d ’action c’est celui chez qui la pensée n e reste pas au stad e de l’idée, comme chez l ’hom m e faible, m ais est jugem ent. Ce ju g e m en t qui est prise de position, déterm ination, p ro jet, contient déjà en germe l’acte, il est com m encem ent de réalisation d ’acte. La pensée s’engage dans l ’acte qui en est le prolongem ent logique. Si bien que la distinction elle-même est arbitraire. La pensée ab stra ite , à l ’é ta t p u r si l’on p eu t dire, n ’est pas concevable pour Mme de M erteuil. Son intelligence suit une dém arche dialectique : la pensée est fécondée p a r l’acte et retourne sans cesse à l ’acte pour se contrôler e t pour prom ouvoir de nouvelles actions, o u vrant ainsi des perspectives sans cesse renouvelées et pour ainsi dire infinies. 1. Souvenirs concernant Jules Lagneau.
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Kn outre, ainsi conçue, la pensée est irréversible. Elle se fait «•livre
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d ’in terv en ir elle-même. E lle se fa it l ’interm édiaire entre les deux jeunes gens, d evient la confidente e t le conseil de Cécile. Le deuxièm e obstacle se présente alors : Cécile, prise de rem ords, se confesse; elle v e u t rom pre. D ouble parade de M erteuil : dans l’im m édiat, elle empêche la ru p tu re en m énageant un rendez-vous en tre Cécile e t D anceny; p a r les révélations de la lettre L X III, elle place D anceny devant le dilemme : agir ou disparaître; elle gagne l’absolue confiance de Mmc de Volanges; elle assure ses prises sur une Cécile désespérée; enfin, en envoyant Mme de Volanges et sa fille chez Mme de Rosem onde, elle réin tro d u it V alm ont dans le circuit. Le prem ier b u t sera alors rapidem ent a tte in t : Cécile devient la m aîtresse de V alm ont. Troisième obstacle : MmG de Volanges envisage la possibilité d ’ab andonner le p ro je t do m ariage avec G ercourt et de m arier Cécile et D anceny. L a p arade e st facile : grâce à la confiance que la m ère et la fille on t en elle, Mme de M erteuil conseille à Mmc de Volanges de ne pas céder à un caprice de Cécüe; elle dem ande à Cécile de ne pas accepter les propositions de sa m ère, q u ’elle p ré sente comme u ne ruse. V alm ont, cependant, poursuit son tra v a ü de déprav atio n su r la jeune fille e t à la le ttre CVI, on p e u t dire que tous les objectifs de M erteuil sont a tte in ts : Cécile arrivera perdue et pervertie au m ariage avec G ercourt. Ainsi la pensée de la m arquise de M erteuil n ’est-elle jam ais g ra tuite. Elle ne reste jam ais au stad e de la « m éditation sur les pos sibles », elle n ’est jam ais une idée qui se satisfait de son propre jeu, m ais u n ju g em en t qui sans cesse s’affronte au réel e t se fa it œ uvre. Chez elle, jam ais de doute, jam ais de rem ords, jam ais d ’irrésolution, te ce qui est fa it est fait » (1. L I). Elle p e u t très bien te n ir com pte d ’une suggestion de V alm ont, comme on le voit au d éb u t de la lettre L X I II, m ais elle ne lui dem ande jam ais u n conseil. Ses lettres p ren n en t la form e soit d ’ordres d ’opérations, soit de com m uniqués ou de bulletins de victoire, sans que nous voyions jam ais le processus psychologique p a r lequel elle arrive à prendre ses déci sions; jam ais chez elle d ’analyse de sentim ents ou d ’états d ’âme. C ette analyse tie n t une grande place dans la correspondance V alm ont-Tourvel. C ependant chez V alm ont aussi, bien que d ’une m anière moins n e tte , on p eu t saisir le m écanism e des ra p p o rts constants en tre la pensée et l ’action. L a séduction de la présidente s’accom plit à p a rtir d ’une résolution du Vicom te et progresse régu lièrem ent p a r les actes du Vicomte. Dans une le ttre du 3 octobre, après la fuite de T ourvel, V alm ont résum e pour la M arquise les étapes déjà parcourues : cc A quoi me 370
cri. tic u rè tr e étab li dans son cœ ur, de l ’avoir em brasé de tous les l'rnx de l ’am our, d ’avoir p o rté ju sq u ’au délire le trouble de ses ons arrivé là, il pouvait logiquem ent prévoir la chute de la l'résidente. Les q u atre étapes successives m arq u en t très ex acte ment les m om ents de la séduction. Il s’ag it de faire n aître dans l'ordre : l ’in té rê t, l’am our, le désir; e t c’est la chute. l'rentier objectif : Vintérêt, 1 temps : — V alm ont provoque d ’abord chez Tourvel u n trouble physique dès le d éb u t (9 août), en la serran t dans ses bras. Il en tre tien d ra ce tro u b le p a r la suite en l’em brassant (18 août), en lu i re n d a n t v isite alors q u ’elle est au lit (19 août). — Mise en confiance p a r l ’aveu des fautes passées (9 août). —- N aissance de la sym pathie : épisode des paysans (1.8 août). — N aissance de l ’cm otion p ar la déclaration de la prem ière lettre e t l ’appel à la p itié (19 août). À ce inom ent-là, le m écanism e de l ’échange de lettres est m is en place m ais Mme de T ourvel ne consent à jouer le jeu q u ’au prix du d ép art de V alm ont (29 août). Deuxième objectif : Vamour. 2 temps : — L ’absence provoque chez Mme de Tourvel l’é ta t de a m an q u e» ; elle est jalouse (1er septem bre); c’est la cristallisation. — V alm ont joue l’am our fa ta l (3 septem bre); il se livre à u n chantage m oral : allusion à u n suicide possible (7 septem bre). R ésu ltat : le 9 septem bre, Mrae de T ourvel offre son « am itié ». Jlcfus de V alm ont le 10. Mme de Tourvel acculée n ’écrit plus et Valm ont re p a ra ît au château (14> septem bre). Troisième objectif : le désir. 3 temps : — J u s q u ’au 23 septem bre, V alm ont im pose une présence p h y sique obsédante. — A p a rtir d u 23, V alm ont o b tien t une série d ’entretiens. — 27 septem bre, l ’aveu de l ’am our. Les entretiens deviennent de plus en plus fréquents. R ésu ltat : le 2 octobre, Mme de Tourvel est p rê te à succom ber, mais V alm ont n ’exploite pas son avantage, car il v e u t am ener la P résidente à réaliser e t à avouer son désir, il ne lui accordera « le bonheur de l ’avoir dans ses bras q u ’après l ’avoir forcée à n ’en plus dissim uler le désir ». Mme de Tourvel recule d ev a n t le danger et fu it (3 octobre). 371
Quatrième objectif : la chute. Mme de T ourvel est incapable de résister à la présence physique de V alm ont; il s’agit donc pour V alm ont de la revoir. 3 temps : — Siège m oral de Mme de Tourvel et guerre d’usure au m oyen de lettres très fréquentes. — V alm ont cesse d ’écrire. Mais Mme de Tourvel apprend p ar Mrae de Rosem onde que le V icom te est m alade et q u ’il fa it des visites de plus en plus nom breuses à la chapelle du châ teau . D ’où sentim ent d ’inquiétude e t de culpabilité chez Mme de Tourvel. — 22 octobre, dém arche de V alm ont auprès du confesseur de Mme J c T ourvel. V alm ont feint de vouloir se convertir et d o btien t un rendez-vous p ar l ’interm édiaire du P ère Anselme. R ésu ltat : 28 octobre, dès la prem ière rencontre Mme de Tourvel cède dans les conditions que V alm ont av a it fixées : elle avoue son désir — « Je désire votre bonheur » — e t c’est elle-même qui, re te n an t V alm ont avec force, se « précipite dans ses bras ». La différence entre la scène du 2 octobre et celle du 28 est essentielle. L a prem ière fois, Mme de Tourvel cédait, s’abandonnait. La deuxièm e fois, les rôles sont renversés : V alm ont feint de s’en aller, elle le re tie n t : c’est donc lui qui cède. C’est le triom phe de la m éthode, et V alm ont p eu t entonner son ch an t de victoire : « La voilà donc vaincue, cette femm e superbe, qui avait osé croire q u ’elle p o u rrait me résister... » Toujours présente, nous l ’avons vu, l ’intelligence du héros cons tru it l ’acte libre. La conscience lucide toujours atten tiv e accom pagne et critique l ’acte. On assiste ainsi à une sorte de dédouble m en t : le héros est constam m ent acteu r et juge; il doit sim ultané m en t réaliser l’acte et en assurer le contrôle. La conduite to u t entière de la m arquise de M erteuil, to u t au long du rom an, illustre ce fait. V alm ont, à deux ou trois exceptions près — poussé p ar des m ouvem ents incontrôlés de l’ém otivité, il lui arrive parfois d ’oublier ses principes — procède de la m êm e m anière. On arrive à ce paradoxe : chez eux, le n atu re l n ’est pas le spontané m ais le calculé, e t si on m anque de n atu rel, c’est fau te d ’a rt : « J e me suis aperçu, d it V alm ont à propos d ’une lettre destinée à Tourvel, que je ne m ’y étais pas assez observé; que j ’y m ontrais plus d ’ardeur que d ’am our et plus d ’hum eur que de tristesse » (1. X X III). Aussi une atten tio n « pénible e t continuelle » (1. CXXV) est-elle indis pensable dans toutes les dém arches et dans tous les gestes. Le lec te u r p o u rrait être sceptique d evant l ’extrêm e précision des com ptes 372
rendus que se font M erteuil et V alm ont (et q u ’on ne trouve jam ais sous la plum e des autres personnages). C’est ju stem en t la cons cience suraiguë qui rend vraisem blable pareille exactitude : cc J ’étudiais si a tten tiv em en t mes discours e t les réponses que j ’obtenais <[tie j ’espère vous rendre les uns et les autres avec une exactitude dont vous serez contente » (1. CXXV). Cette espèce de dédouble m ent, ce contrôle p erm anent exigé p ar l ’intelbgcuce enlève à l ’acte cette spontanéité, cette auth en ticité que lui confère le jaillissem ent créateur; bien loin de se perdre dans l ’action, M erteuil et V alm ont sem blent incapables de connaître cette ivresse, cet élan qui est l’essence mêm e de l’acte, que nulle analyse ne rend, q u ’il faut sentir et non com prendre. A la lim ite u n danger ap p araît, un écueil qui p o u rrait être fatal : le héros aussi strictem en t organisé pourrait devenir sem blable à une m écanique, à ce fam eux au to m ate de Vaucanson auquel on a com paré \ralm ont. Mais précisém ent le dynam ism e, la griserie de Pacte in stin ctif sont rem placés chez les deux héros p a r un désir p erm anent de dépassem ent. Le goût du risque sollicite la volonté et mobilise toutes les énergies vitales, encore que ce goût du risque soit de n atu re purem ent intelligible et, en définitive, représente le m oyen pour l ’intelligence m otrice d ’échapper à un autom atism e vidé de sens. La solution d ’une difficulté, si elle provoque naturellem ent un sentim ent d ’orgueil, fait jouer exclusivem ent les ressorts de l’in tel ligence si bien q u ’on n ’a jam ais dans Les Liaisons dangereuses d ’épreuve de force, m ais uniquem ent des épreuves d ’intelligence. L’intelligence y fait ses preuves e t chaque obstacle dominé n ’a de sens que p ar l ’obstacle qui lui succède; l ’obstacle n ’est jam ais a rrê t m ais élan dans l’inquiétude exigeante que l'intelligence en tretien t en elle-même au su jet d ’elle-même, ce J e n ’ai pas eu p lu tô t trouvé un obstacle, que je b rûlai de le franchir. J ’étais hum ilié su rto u t q u ’un enfant m ’eû t joué » (1. X C IX ). cc Ce m ot d ’impossible me révolta comme de coutum e. Je me sentis humÜié d ’être sacrifié à Vressac et je résolus de ne pas le souffrir » (1. L X X I). Ces deux exemples m o n tren t assez com m ent la réaction d ’orgueil ou de défi est bée à celle d ’une démission ou d ’une hum iliation de l ’intelligence : V alm ont v e u t coucher avec la vicom tesse de M... non p ar am our ni p ar désir, m ais p ar défi et pour affirmer la supériorité de son intelligence, car il faudra beaucoup d ’habileté, sur celle du m ari et l’am an t réunis, cc Moi qui aime les m éthodes nouvelles et difficiles » (1. L X X ), affirme le vicom te et M erteuil le confirme p ar avance : cc J e reconnais bien là votre m auvaise tê te qui ne sait désirer que ce q u ’elle croit ne pouvoir pas obtenir » (1. V). C’est ce goût du 373
risque, de la difficulté inédite qui glisse parfois vers le « bizarre » V alm ont le signale à propos de M erteuil : « Adieu, m a belle amie méfiez-vous des idées plaisantes ou bizarres qui vous séduisent trop facilem ent » (1. L X X IX ), et lui-m êm e reconnaît q u ’il n ’y a plus que les « choses bizarres » qui lui plaisent. Le bizarre n ’est pas chez eux un goût décadent pour l ’insolite ou l ’inédit, m ais la diffi culté où s’affirme la m éthode et qui confère à l’acte l ’élégance suprêm e e t la m arque de l ’a rt. Q uand M erteuil séduit D anceny, elle présente ainsi la situ atio n étrange qui se crée : « Une infidélité réciproque ren dra le charm e bien plus puissant. » Le refus que V alm ont oppose à Mme de T ourvel de devenir son am i, et d ’accepter le voile commode sous lequel il p o u rrait conti nuer ses m anœ uvres est aussi u n défi à la facilité. Q uand Mme de M erteuil v e u t faire répandre la version officielle de son aventure avec P révan, elle choisit précisém ent comme confidente la p e r sonne d o n t elle doit se défier le plus : Mme de Volanges, poussant l’audace ju sq u ’à lui dem ander conseil; et, dans le même tem ps, elle travaille activem ent à perdre sa fille. V alm ont présente la conquête de Cécile comme une série ascendante d ’obstacles surm ontés : « Comme si ce n ’é ta it rien que d ’enlever, en une soirée, une jeune fille à son am an t aim é, d ’en user ensuite t a n t qu’on le v eu t, et absohim eut comme de son bien e t sans plus d ’em barras, d ’en obtenir ce q u ’on n ’ose pas m êm e exiger de to u tes les filles dont c’est le m étier... E n sorte qu’après m a fantaisie passée, je la rem et tra i entre les bras de son am an t pour ainsi dire sans q u ’elle se soit aperçue de rien. E st-ce donc là une dém arche ordinaire? » Les ravages de l ’am our chez la P résidente, œ uvre du même V alm ont, sont décrits comme une suite de sacrifices et de chutes de plus en plus profondes, qui sont a u ta n t d ’exploits et d ’ascensions de plus en plus difficiles pour le séducteur : « J e la m ontrerai... oubliant ses devoirs e t sa v ertu , sacrifiant sa ré p u ta tio n et deux ans de sagesse, pour courir après le bonheur de m e plaire, pour s’enivrer de celui de m ’aim er; se tro u v a n t suffisamm ent dédom m agée de ta n t de sacrifices p a r un m ot, p a r un regard, qu’encore elle n ’obtiendra pas toujours. J e ferai plus, je la q u itte rai; e t je 1 1 e connais pas cette femm e, ou je n ’aurai p o in t de successeurs... U ne fois parvenu à ce triom phe, je dirai à mes rivaux : voyez m on ouvrage, e t cher chez-en dans le siècle un second exem ple! » (L. CXV.) L a m arquise de M erteuil ne prend pas le tem ps de dessiner la courbe ascensionnelle de son activité, m ais on p o u rra it facilem ent la tracer : utiliser u n complice pour séduire une victim e est facile; utiliser à son insu l ’am oureux de la victim e, est une entreprise 374
«léjù plus risquée; plus périlleux encore m ener l'éducation àreb o u rs de Cécile sous les yeux de sa m ère sans que cette dernière s’en doute, puis révéler à ce tte même m ère la liaison de sa fille sans perdre la confiance de personne. Il s’agit cependant dans to u te l ’histoire de Cécile d ’une action indirecte, menée sous le m asque; avec P révan, lu Marquise agira à visage découvert et se m ontrera à lui sous son vrai jo u r, m ais sans qu’il puisse révéler ce q u ’il sait — bien plus, « cruellem ent p u n i d ’un to r t q u ’il n ’a pas eu » (1. CXXV), il passe pour crim inel et celle qui a m onté to u te l ’affaire, p o u r victim e. La rivalité Valinont-M erteuil p o rtera à son comble le goût du iléfi : dans ce tte lu tte pour l ’hégémonie les deux cham pions v o n t couronner leux carrière ou an éan tir d ’u n coup la gloire déjà acquise. Dans cette épreuve suprêm e, — volonté contre volonté, défi contre défi — c’e st à qui m ontrera le plus d ’esprit de décision, le plus d ’audace lucide. Ainsi ce tte ascèse, cette v ertu q u ’on a souvent signalée chez eux, n ’est pas ta n t v e rtu contre la « v e rtu » — le Mal, v ertu à rebours, conservant tous les caractères du Bien, effort, exercice, m ais en les affectant d ’un signe contraire — que v e rtu intrinsèque, indispensable à l ’exercice de la conscience. C ette m êm e conscience d o n t la présence est presque obsédante va régler les rap p o rts du héros avec les autres. E t d ’abord elle étab lit une sorte d ’écran qui rend im possible to u te sym pathie et toute union réelle. L a sym pathie c’est la faculté d ’éprouver avec et, p a r conséquent, de com prendre, non p ar la raison discursive et de l’extérieur, m ais p ar u n e sorte d ’in tu itio n qui crée des liens affectifs. V alm ont e t M erteuil refusent l ’a ttitu d e de sym pathie considérée comme un élém ent irrationnel, et la conscience q u ’ils o n t d ’eux-mêmes et des autres, les sépare irrém édiablem ent des autres. Tourvel prêche « avec candeur » V alm ont q u ’elle désire convertir : cc E lle est loin de penser q u ’en p laid an t (pour p a r ler comme elle) p o u r les infortunées que j ’ai perdues, elle parle d ’avance dans sa propre cause. C ette idée m e v in t hier au milieu d ’u n de ses serm ons, et je ne pus m e refuser au plaisir de l’in te r rom pre pour l’assurer q u ’elle p arla it comme u n prophète » (1. V I). Même dans l’am our le héros n ’est jam ais au rythm e du p arten aire, incapable q u ’il est de s’oublier, de perdre conscience et d ’entrer en com m union avec l ’autre. Les autres ferm ent les yeux, lui, les garde constam m ent ouverts et ce regard critique porté à la fois sur lui e t su r le partenaire, lui évite l ’aliénation de la conscience m ais lui in te rd it une to tale p articipation. T out le récit de la scène à la p etite m aison m arque ce décalage entre M erteuil et Belleroehe, et cela m algré l ’accord ap p a ren t des deux am ants. M erteuil est, 375
suiv an t l ’expression «le S artre « corps en acte », elle refuse de
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la prem ière fois, la m ienne survécut ou plaisir. « Y a lm o n t aurait-il, pour la prem ière fois, découvert au tre chose? La distance, pour lu première fois, se serait-elle abolie entre lui et l’antre ? C’est un problème q u ’il fa u d ra poser. Comme chez le Néron de R acine, les larm es de la victim e pro voquent une jouissance esthétique, d ’un ordre intellectuel. Ce n ’est pas la volupté obscure de la com passion m ais le plaisir de l’am a teur d ’a rt. V alm ont considère à loisir la cc charm ante figure » de ]y[me de Tourvel cc embellie p a r l ’a ttr a it puissant des larm es » (1. X X III). cc Vous ne sauriez croire, écrit M erteuil à propos de Cécile, com bien la douleur l ’em bellit!... F rappée de ce nouvel agrém ent que je ne lui connaissais pas, et que y étais bien aise d'observer, je ne lui donnai d ’abord que de ces consolations gauches, qui augm entent plus les peines q u ’elles ne les soulagent; et p ar ce m oyen, je la m enai au point d ’être véritablem ent suffoquée » (l. L X III). T oute la fam euse tirad e de Nerou exprim e d ’une m anière to u t à fa it analogue cette espèce d ’autonom ie du regard, tém oin d ’im e conscience toujours en éveil : Excité d'u n désir curieux, Cette nuit je l'ai vue arriver en ces lieux... ... Quoi qu'il en soit, ravi d'une si belle vue... ... De son im age en vain j'a i voulu me distraire. Trop présente à mes yeux, je croyais lui parler : J'a im a is ju sq u'à ses pleurs que je fa isa is couler. E tc. Le reg ard d n bourreau m ain tie n t la victim e à distance, p ré serve rélo ig n em en t et in te rd it to u te com m unication affective. J.-P . S artre, dans une page qui éclaire les attitu d e s p récéd en tes1, décrit les regards différents q u ’on pose sur l’a u tre q u ’on aime, ou sur l ’au tre q u an d on ne l’aime pas : ce ... Mon être doit échapper au regard de l ’aim é, ou p lu tô t d doit être l’objet d ’un, regard d ’une a u tre stru ctu re ; je ne dois plus être v u sur fond de m onde, com m e u n cc ceci » p arm i d ’autres ceci, m ais le m onde doit se révéler à p a rtir de moi... J e dois être celui do n t la fonction est de faire ex ister les arbres et l ’eau, les villes e t les cham ps et les autres hom m es p o u r les donner ensuite à l ’au tre qid les dispose en m onde. E n ce sens, si je dois être aimé, je suis l ’objet p ar procuration sur quoi le m onde existera pour l ’autre. Au lieu d ’être un ceci se d éta c h a n t su r fond de m onde, je suis l’objet-fond sur quoi le m onde se détache. Ainsi suis-je rassuré.,, le regard de l ’au tre ne fige plus 1,
L'Être et k néant,
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sq.
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m on être en ce que je suis sim plem ent... p a r là je cesse d ’être l’être qui se com prend à p a rtir d ’autres êtres ou à p a rtir de ses actes; m ais dans l ’in tu itio n am oureuse que j ’exige, je dois être donné comme une to ta lité absolue à p a rtir de laquelle tous les êtres e t to u s ses actes propres doivent être com pris. » L a P rési dente, Cécile, Ju n ie sont précisém ent vues comme des objets se d étac h an t su r fond de m onde, séparés e t isolés du reste du m onde, figés p ar le regard de V alm ont ou de N éron. Bien loin d ’essayer d ’en trer en com m unication avec les autres, on les observe, on les perce à jo u r, on les juge, sur leurs com por tem en ts et su r leurs actes, sous le seul regard de l ’intelligence. Le v erd ict est n e t : les au tres sont de « m auvaise foi » : « Allons, u n p eu de bonne foi! », s’écrie M erteuil dans u n e le ttre à Cécile (1. CV). L a bonne foi de la m arquise de M erteuil, quelle gageure! E t, p o u rta n t, il ne s’ag it pas là d ’une b o u tad e de Laclos. L a M ar quise e t V alm ont u tilisen t le m ensonge comme u n in stru m en t indispensable, ils ne se m en ten t pas à eux-m êm es. La m auvaise foi est m ensonge à soi-même, faiblesse de caractère et refus de la vérité. Les autres veulent q u ’on leur m ente et se m en ten t sans cesse à eux-m êm es. V alm ont parle à la M arquise de 1’ « insigne fausseté » avec laquelle la P résidente « affirme » q u ’elle n ’a point d ’am our (1. X X V ); entendons que la fausseté porte sur le m en songe fa it à soi-même : « T oute sa le ttre annonce le désir d ’être trom pée », ajo u te-t-il ailleurs (1. LX X ). L a M arquise décèle chez Cécile cc une certaine fausseté naturelle » — qui n ’est pas hypo crisie consciente et voulue, comme chez elle-même, m ais incons ciente et spontanée. Ce que D anceny appelle « probité », V alm ont le nom m e plus ju ste m e n t m auvaise foi e t « faiblesse » (1. LX V I). C’est cette te faiblesse de caractère » de Cécile, « faiblesse presque to u jo u rs incurable et qui s’oppose à toxit » (1. CVI), qui fera renon cer M erteuil à son p ro jet initial de faire de la jeune fille une élève e t p eu t-être sa complice. E t V alm ont confirme : te Oh! celle-là n e p erd pas son tem ps à réfléchir! » (L. CXL.) Le V icom te e t la M arquise peu v ent donc p arier sur la m auvaise foi et la faiblesse des au tres e t ils gagnent à to u t coup car les au tres agissent confor m ém ent au caractère q u ’on leur p rête : les autres sont réellem ent de m auvaise foi. M erteuil, n i pour elle-même ni pour V alm ont, ne drape ses actes dans de faux p rétextes com plaisants ou v er tu eu x . V alm ont en use de m êm e — ju s q u ’à u n certain point, ou p lu tô t ju sq u ’à u n certain m om ent du dram e. Au contraire, Mme de Tourvel écrivant à Mme de Volanges, Cécile dans ses confidences 378
Sophie C am ay essayent de donner d ’elles-mêmes une image (compense, pour se ju stifier à leurs propres yeux. D anceny écrit ii décile : doit-elle répondre? « Q u’est-ce que tu me conseilles? mais tu n ’en sais pas plus que m oi... On nous recom m ande ta n t d ’avoir bon cœ ur! e t puis ou nous défend de suivre ce q u ’d m sp ire quand c'est poux u n hom m e. Dame! ça n ’est pas ju ste non plus. Kst-ce q u ’un hom m e n ’est pas n o tre prochain comme une femme 1 1 plus encore? car enfin n ’a-t-on pas son père comme sa m ère, non frère comme sa sœ ur? il reste toujoxirs le m ari de plus » (I. X V I).L a le ttre de la P résidente à Mme de Volanges du 13 août, «i on pense à l ’anecdote racontée p a r V alm ont le 9 (le passage il il fossé), anecdote que la P résidente se garde bien de m entionner, e.st déjà révélatrice d u désir de se faire illusion ou de m entir. T oute pleine de V alm ont d o n t elle parle longuem ent, Mme de Tourvel va jusqu’à reg retter, pour convaincre sa correspondante, q u ’il ne liti tém oigne pas une a galanterie plus m arquée ». Si la m auvaise foi règle les ra p p o rts de Cécile avec Sophie et de Mme de Tourvel avec Mme de Volanges, on ne s’étonne pas de la ren co n trer q u an d l’am our est en jeu. Après avoir écrit une lettre d élirante (1. C X LV III) à Mme de M erteuil, D anceny, qui n"a pas cessé, dit-U, « d ’adorer » Cécile, fa it cet aveu à V alm ont : « C ependant, m on am i, ménageons sa délicatesse, e t caclions-lui mes to rts ; non p o u r la surprendre, mais pour ne pas l ’affliger. Le bonheur de Cécile est le v œ u le plus ard en t que je form e; jam ais je ne me pardonnerais une fau te qui lui a u rait coûté une larm e » (1. CLV II). 11 est v ra i que, s o rta n t du lit de V alm ont, Cécile écrit à D anceny des lettres d ’am our fo rt pressantes : « Venez donc, mon am i, m on cher am i, que je puisse vous ré p éter cent fois que je vous aim e, que je vous adore, que je n ’aim erai jam ais (pie vous » (I. CLVI). La faute q u ’ils com m ettent l’u n e t l ’autre n ’est pas ta n t de m entir que de se m entir, ds se jo u cu t à euxrnêmçs la comédie de l ’am our-passion. Ce refus de se v oir tel q u ’on est entraîne l'incapacité à voir les autres tels q u ’ils sont : Cécile e t D anceny s’aveuglent à plaisir sur l’a ttitu d e de V alm ont et de M erteuil. Le personnage de D anceny en p articulier est ridicule, ta n t sa bêtise faedite la tâche d u V icom te et de la M arquise. L a bonne Rosem onde elle-même n ’échappe pas au ridicule de la sottise aveugle : c’est quand Mme de Tourvel a déjà .succombé q u ’elle la m et en garde contre les entreprises de V alm ont! (L. C X X V I.) « Si j ’en crois ce q u ’on m ’en d it, m on neveu... n ’est ni sans danger pour les femmes, ni sans to rts vis-à-vis d ’elles, et m et presque un p rix égal à les séduire et à les perdre. » 379
L a « m auvaise foi » de Mme de Tourvel est d ’une n a tu re plus subtile. P a r éclairs, elle m esure de loin en loin to u te la gravité du danger, elle a conscience de sa faiblesse : cc Quand vous faites to u t ce qu’il fau t p o ur m ’obliger à rom pre cette correspondance, c’est m oi c p ii m ’occupe des m oyens de l ’en treten ir » (1. L X V II). Mais le plus souvent, elle se cc livre en aveugle au destin qui l ’en traîn e ». Dès le d ébut, Mme de Volanges lui fait — e t à deux reprises — un p o rtra it de V alm ont qui ne laisse aucune place au doute. Elle est in stru ite dès l’abord de l ’bypocrisie de V alm ont, e t de ses desseins su r les femmes : cc E ncore plus fau x e t dangereux q u ’ü n ’est aim able et séduisant, jam ais, depuis sa plus grande jeunesse, il n ’a fait un pas ou d it u n e parole sans avoir de p ro jet, et jam ais il n ’e u t u n p ro jet q u ’il ne fû t m alhonnête ou crim inel... » Incapable d ’am our, cc il sait calculer to u t ce q u ’un hom m e p eut se p erm ettre d ’horreurs sans se com prom ettre ». Bref, le p o rtra it est d ’une précision extrêm e, e t d ’une extrêm e vérité. Il fa u t dire que Mme de Volanges, si lucide quand il s’agit de Mme de T ourvel, agit de la m anière la plus stupide q u an d il s’agira de sa fille. Or, dans sa réponse, Mme de T ourvel n ’envisage m êm e pas l ’hypo thèse de l ’hypocrisie, q u ’elle écarte d ’emblée. Elle pose en principe que V alm ont s’est transform é, q u ’il est devenu cc bon enfant », c’est u n cc m iracle » Si bien q u ’elle p e u t ad m ettre sa présence sans in q u iétu d e : cc Ce que je puis vous assurer, c’est q u ’é ta n t sans cesse avec moi, p araissan t même s’y plaire, il ne lui est pas échappé u n m o t qui ressem ble à l ’am our, pas une de ces phrases que tous les hom m es se p e rm e tte n t sans avoir, comme lui, ce q u ’ü fa u t p o u r les justifier. » M me de Tourvel présente une de ces cc conduites de m auvaise foi » do n t S artre donne u n exem ple 1 qui s’applique exactem ent à son cas : cc Voici p a r exem ple une fem m e qui s’est rendue à u n prem ier rendez-vous : elle sait fort bien les in tentions que l ’hom m e qui lui parle n o u rrit à son égard. Elle sait aussi q u ’U lu i faudra prendre tô t ou ta rd une décision. Mais elle n ’en v e u t p as sentir l’urgence : elle s’attac h e seulem ent à ce q u ’offre de respectueux ou de discret l ’a ttitu d e de son partenaire... L ’hom m e qui lui p arle lui semble sincère e t respectueux, comme la tab le est ronde ou carrée, comme la te n tu re m urale est bleue ou grise... elle refuse de saisir le désir pour ce q u ’il est, elle ne lui donne m êm e pas de nom , elle ne le reconnaît que dans la m esure où il se transcende vers l’adm iration, l’estim e, le respect... » D épassant de loin la m auvaise foi de la femme d o n t parle S artre, Mme de 1.
Op. cit.,
p . 94.
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Tourvel va, dans la mêm e le ttre , ju sq u ’à invoquer l ’au to rité du m ari pour refuser de q u itte r le château : « Q u an t à moi, M. de Tourvel est in stru it de m on p ro jet de rester ici ju s q u ’à son re to u r, et il s’éto n n erait avec raison de la légèreté qui m ’en ferait chan ger » (1. X I). Mme de Volanges qui ne croit pas au m iracle, renou velle ses conseils d ’une m anière très pressante. Mme de Tourvel cède en apparence : elle oblige V alm ont à q u itte r le château, m ais elle cache à son am ie la déclaration en règle que V alm ont lui a faite et l’existence entre eux d ’une correspondance régulière. V alm ont s’est déclaré, la m auvaise foi, qui ne p e u t plus p ré tendre au « m iracle » de la coexistence fraternelle, va prendre une au tre forme. Mme de T ourvel v a a d m ettre comme une évidence, et avec le m êm e refus de to u te réflexion critique, la sincérité de l’am our, sans vouloir envisager la possibilité d ’une erreur, ni tire r de son erreu r initiale une leçon salutaire. Bien plus, elle adm et cette sincérité alors que V alm ont souligne à plaisir son hypocrisie. P our obliger la P résidente à lire ses lettres il a déguisé son écriture et co n trefait sur l ’enveloppe le tim bre de D ijon : « J e choisis cette ville parce que je tro u v ai plus gai, puisque je dem andais les m êm es droits que le m ari, d ’écrire aussi du m êm e beu : et aussi parce que ma belle a v a it parlé to u te la journée du désir q u ’elle a v a it de rece voir des lettres de D ijon. Il m e p a ru t ju ste de lui procurer ce plai sir. » D ans ce tte le ttre « de D ijon », si hum iliante pour l ’am ourpropre de Mme de Tourvel, V alm ont écrit : « E t j ’ajouterai, avec la sincérité cpii m e caractérise... » On ne sau rait pousser plus loin le cynisme! L a troisièm e conduite de m auvaise foi consiste pour la P rési dente à cc abandonner sa m ain, m ais ne pas s’apercevoir qu’elle l ’abandonne. E lle ne s’en aperçoit pas, parce q u ’il se tro u v e p ar h asard q u ’elle est, à ce m om ent, to u t esprit... E lle entraîne son in terlo cu teu r ju sq u ’aux régions les plus élevées de la spéculation sentim entale 1 ». C’est le m om ent où la P résidente offre son am itié à V alm ont. T o u t en cc consentant au flirt », en cc s’engageant », elle exige, p o u r le repos de sa conscience, d ’oublier q u ’elle a uu corps. La m auvaise foi refuse d ’accepter la réalité du désir, cc le divorce du corps e t de l ’âme est ac co m p li1 ». E nfin, q u an d s’impose cette réalité du désir, la P résidente se réfugie dans un dernier m ensonge à soi-même : celui de la générosité de V alm ont, de sa m agnanim ité : cc Que vous dirai-je enfin, j ’aime, oui, j ’aime éperdum ent... E nivrée du plaisir de le voir, de l’entendre, dans la 1, S a rtre , op. cil.
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douceur de le sentir auprès de inoi, du bonheur plus grand de potivoir faire le sien, j ’étais sans puissance e t sans force; à peine m ’en re sta it-ü p o u r com battre, je n ’en avais plus pour résister; je fré m issais de mon danger, sans pouvoir le fuir. E h bien! il a v u m a peine, et il a eu pitié de moi. Com m ent ne le chérirais-je p as? J e lui dois bien plus que la vie » (1. C il). C ette le ttre est adressée à Mme de Rosem onde; ce changem ent de confidente prouve bien que la P résidente au fond d ’elle-même, a m auvaise conscience : elle n ’ose plus écrire à l’amie tro p clairvoyante, exactem ent comme Cécile abandonne Sophie C am ay au m om ent où elle serait co n train te à la sincérité. )y;mu de T ourvel, finalem ent éclairée sur le véritable V alm ont, ne trouve d’a u tre issue que la m o rt; finalem ent acculée à la v érité , elle la refusera définitivem ent, en m ourant. Percée à jo u r p a r le regard im pitoyable de MerteuU et de Val m ont, la victim e, p ar faiblesse, p ar m anque de caractère, tom be comme à plaisir dans le piège ten d u ; si bien que l ’a ttitu d e de la M arquise et d u Vicom te trouve une justification dans la m anière m êm e d o n t les autres se conduisent. Le stad e le plus ordinaire est l ’indifférence; le Vicom te n ’a pour sa ta n te , qui l ’adore, aucun sentim ent d ’affection : elle ne p ré sente p o u r lu i aucun in té rê t : « Elle n ’a plus qu’à m ourir » (1. C). L a M arquise p arle de Belleroehe comme elle fe ra it d ’u n étalon, d ’u n chien fam dier, ou m êm e d ’un objet q u ’elle ne v e u t pas « user » tro p v ite (1. X). L a chute de Cécile n ’est p o u r V alm ont qu’une « d istraction que sa solitude lui re n d ait nécessaire » (1. XCVI) e t il rappelle à la M arquise q u ’elle la lui a « offerte », comme on offre u n objet quelconque. L a « fantaisie passée » (1. CXV) on la re je tte sans se préoccuper de son sort : « Elle deviendra ce qu’elle vou d ra » (1. 106). V alm ont emploie p o u r Cécde comme pour Mme de T ourvel, la même expression : il v e u t les « trav ailler à sa fa n ta i sie » (1. C), car « il fa u t bien s’am user » (1. L X III). A propos de Cécde, la M arquise a ce tte form ule : « N ’oublions pas que ces m achines-là, to u t le m onde p arv ien t b ien tô t à en connaître les ressorts et les m oteurs; ainsi, que pour se servir de celle-ci sans danger, d fa u t se dépêcher, s’arrêter de bonne heure, et la briser ensuite » (1. CVI). De l ’indifférence le héros glisse facilem ent au m épris. Si la souffrance des autres se m anifeste, elle ne l ’a tte in t en aucune m anière dans sa sérénité : « R ien ne m ’am use comme u n désespoir am oureux. R m ’appellerait perfide, e t ce m ot de perfide m ’a toujours fa it plaisir, c’est, après celui de cruelle, le plus doux à l ’oreille d ’une fem m e, et il est moins pénible à m ériter » (1. V). 382
I/accid en t de Cécile est intéressant dans la m esure où « c’est un urticle à réserver ju sq u ’au lendem ain d u m ariage pour la g az ette de m édisance » (1. CXLI). Mais parfois, les autres offrent une résistance; il s’ag it alors de les briser. Des orphelins fo n t u n procès à Mmc de M erteuil : « J e serais donc bien m aladroite si je ne savais pas gagner u n procès, où je n ’ai pour adversaires que des m ineurs encore en bas âge, e t leur vieux tu te u r! » (L. C X III.) G crcourt a eu l ’audace de rom pre le prem ier, il p ré te n d épouser une p etite cousine de M100 de Meri euil : cc Qui m ’a u rait d it que je deviendrais la cousine de G ercourt? .l’on suis dans une fureur... » (L. II .) C’est le mêm e m ot qui v ien t soiis la plum e de V alm ont quand il découvre que Mme de Volanges a osé le peindre sous son v ra i jo u r à la P résidente. Le Vicom te éclate de cc fureur » : cc Quelle furie supposez-vous assez m échante pour tram e r une pareille noirceur?... Vous n ’im aginez pas cjuel tissu d ’horreurs l’infernale m égère lu i a écrit sur m on com pte... Ah! Sans doute, il fa u t séduire sa fille : m ais ce n ’est pas assez, il fau t la perdre. E t puisque l ’âge de ce tte m audite femm e la m et à l’ab ri de m es coups, il fa u t la frapper dans l ’o b jet de ses affec tions » (1. X L IV ). L ’inoffensif D anceny lui-m êm e qui n ’est cou pable d ’aucune fau te volontaire provoque chez M erteuil cet éclat : ce Oh! J e m ’en vengerai, je le prom ets » (1. LIV ). La vengeance c’est la réaction contre ce que l ’orgueil in tran sig ean t considère comme une hum iliation; il fa u t alors hum ilier les autres, les faire souffrir, les réduire à n éa n t. L a rage de la vengeance explose dans la le ttre C après le d ép a rt inopiné de Mme de T ourvel : cc Quel plai sir j ’au rai à me venger... J e serai sans p itié... J ’ai le cœ ur rem pli de rage... D evais-je donc être hum ilié à ce point. Mon sang b o u t dans mes veines... » Il fa u t donc pour que le héros retro u v e son estim e p o u r lui-m êm e q u ’il rétablisse son cc em pire » sur l’a u tre : cc J e ne su p p o rterai m on so rt que du m om ent où je disposerai du sien », et q u ’il enlève aux autres, définitivem ent cc les m oyens et ju sq u ’à l’envie de se rebeller ». Il re tro u v era ainsi sa to tale liberté, c e tte absolue autonom ie à laquelle l’au tre a p o rté a tte in te en lui im po san t, pour un in sta n t, sa loi. Il convient de cc régler le so rt » (1. X X III) de l ’au tre, d ’en disposer à son gré : ce Qu’elle croic à la v ertu , m ais q u ’elle m e la sacrifie : que ses fautes l ’épouvan te n t sans pouvoir l ’arrê te r e t q u ’agitée de m ille terreurs, elle ne les puisse oublier, les vaincre que dans mes b ras » (1. VI). Le héros to u tp u issan t m odèle la destinée de la victim e et il lui fait expier la fau te q u ’elle a commise dans une velléité d ’indépendance : cc Mon p ro je t... est qu’elle sente, q u ’elle sente bien la valeur et l’étendue de 383
chacun des sacrifices q u ’elle me fera, de ne pas la conduire si v ite que le rem ords ne puisse la suivre, de faire expirer sa v e rtu dans une lente agonie... E t puis-je m e venger moins d ’une fem m e h a u tain e, qui sem ble rougir d ’avouer q u ’elle adore? » (L. L X X .) V al m ont ne v eu t pas que Mme de T ourvel devienne sa m aîtresse, i l v e u t forcer u n cœ ur v ertu e u x à désirer la faute qu’il condam ne; c’est ainsi seulem ent q u ’d affirm era sa to tale possession; après quoi, « dégradée p a r sa chute », la P résidente « ne sera plus p o u r lui q u ’une femm e ordinaire » (1. XCV1). L ’am our, te l que le conçoivent M erteud et V alm ont, e’est « posséder ce q u ’on désire » (1. XV). E t ce tte possession doit être to tale ou n ’être pas : « Ce n ’est pas mêm e, à vrai dire, une entière jouissance, d it M erteuil à V alm ont à propos de la conquête de Cécde : vous ne possédez absolum ent que son corps. Vous n ’occupez seulem ent pas sa tê te » (1. C X III). L a confiance m êm e que l’au tre a en lui-m êm e, comme P rév an , ou en celui q u ’d aim e, est in su lta n te : Belleroehe excède la M arquise « p a r son ench antem ent éternel. J e rem arque s u rto u t l ’in su lta n te confiance q u ’il prend en moi, et la sérénité avec laquelle d m e regarde comme à lui pour toujours. J ’en suis v raim en t hum iliée » (1. C X III). H um iliation, vengeance, ces deux m ots reviennent sans cesse dans les lettres de M erteuil et de V alm ont, et les deux concepts sont to u jours liés l ’u n à l ’autre. Ce sont des term es-clefs. Mais h u m d iatio n n ’a pas pour eux son sens habituel. Qui se sen tirait hum diée, comme la M arquise, de l’adoration d ’un am an t? C’est q u ’elle considère comme une hum diation to u te a tte in te à sa liberté; Costals le dira : cc U n hom m e qui est aim é est prisonnier. » Se venger, c’est réaffirm er sa dom ination, et p a r là, reconquérir sa liberté en alién ant la liberté de l’autre, conçue comme une menace perm anente et intolérable : cc J e chéris ce tte façon de voir qui me salivera de l ’hu m diation de penser que je puisse dépendre en quelque m anière de l ’esclave mêm e que je m e serais assuré; que je n ’aie pas en moi seul la plénitude de m on bonheur » (1. CXXV).
cc Descendus de l ’Olympe de l ’intelligence p o u r tro m p er des m ortels *? » P eu t-être v au d rait-il m ieux dire : pour donner a u x m ortels l’im age et le v iv a n t exem ple de ce que p e u t l’hom m e sur l’homme, su r soi et sur les autres, quand il sait utiliser son in telli I, M alraux, op. cit.
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gence à « se vaincre soi-même et ordonner sa vie sans se d é te r m iner p a r aucune affection qui soit désordonnée » : telle est la glose qui accom pagne le titre des Exercices spirituels. M alraux encore l ’av a it déjà noté : seul Loyola croit à la puissance de l'hom m e sur lui-m êm e a u ta n t que la m arquise de M erteuil. Le che m in tracé p ar la lettre L X X X I — les Exercices spirituels de la M arquise — est long, difficile, semé d ’em bûches : le hasard y te n d à chaque pas ses pièges, à chaque pas le héros risque de to m b er dans la ten tatio n . L ’ascète subit la te n ta tio n de la chair et il essaie de la dom iner; Y alm ont, dans une a ttitu d e exactem ent sem blable mais diam étralem ent opposée, v a subir la te n ta tio n de l’am oursen tim en t, péché que sa raison et son esprit condam nent. T o u t au long de sa te n ta tiv e de séduction sur Mme de T ourvel, V alm ont v a subir la séduction de Mme de Tourvel. L ’aventure V alm ont-Tourvel considérée non plus sous l’angle de la séduction de la P résid en te m ais du p oint de vue de la ten tatio n du V icom te s’éclaire d ’un jo u r très différent. Cette progression savante, assurée, où les figures s’enchaînent m éthodiquem ent, ce ballet bien réglé qu’on a si souvent décrit, nous ne le voyons plus dans la perspec tiv e glacée d ’une représentation sur la scène du « G rand-T héâtre ». Chaque réussite de V alm ont, chacun des objectifs atte in ts, c’est une victoire de V alm ont sur sa propre ten ta tio n , m ais une victoire sans cesse rem ise en question. Le b allet se fa it dram e. E t cette ap p aren te m aîtrise du héros sur lui-m êm e, cette apparente froideur recouvre une réalité beaucoup plus complexe et plus riche : la lu tte to u jours recom m encée de l’intelligence e t de la volonté contre les élém ents irrationnels e t instinctifs do n t la m enace est perm anente. Les lettres de V alm ont à la P résidente le m ontrent uniquem ent sous le m asque du séducteur à froid. C’est dans la correspondance avec la M arquise q u ’il nous fa u t chercher sa véritable figure : ici les phases de sa lu tte se dessinent. C’est en face de M erteuil que V alm ont pren d conscience de la ten ta tio n , parce que sans doute le p acte qui les lie est celui d ’une franchise to tale, indispensable dans leur lu tte contre les autres; parce que p lu tô t, V alm ont en face de M erteuil, c’est V alm ont en face de lui-m êm e, V alm ont sous le regard de sa conscience. E t il fa u t entendre ici ce m o t au sens où Ju n g le com prend : « Le fait mêm e de s’éloigner de l’in stin ct ou de se dresser contre l u i 1. » « Vous, avoir la présidente de Tourvel! m ais quel ridicule caprice! J e reconnais bien là v o tre m auvaise tê te qui ne sait désirer que ce q u ’elle croit ne pas pouvoir o btenir » 1. Seehnproblemc der Gegenwarl, Zurich, 1932.
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(1. V). Cette explication, p a r le goût du risque, que la M arquise suggère, dès q u ’elle connaît le p ro je t de V alm ont, sa lucidité la lui fera ab andonner rapidem ent e t, dès la le ttre X , elle affirme : « Vous êtes am oureux. » E t V alm ont reconnaît : « E n effet, si c’est être am oureux que de ne pouvoir vivre sans posséder ce q u ’on désire, y sacrifier son tem ps, ses plaisirs, sa vie, je suis bien réellem ent am oureux » (1. XV). Il e s t v ra i que dans cette m êm e le ttre V alm ont reproche à son amie son « caprice » tro p « exclu sif » p o u r le chevaber de Belleroche : « Savez-vous que vous m ’avez ren d u jalo u x de lui? » Les deux forces qui lu tte n t en lui se précisent et on vo it ici com m ent V alm ont fa it appel à M erteuil p o u r com b attre la P résid en te: M erteuil-le libertinage contre Tourvel-Pam our. Cet antagonism e de forces est déjà v irtu el dans la le ttre V I où le V alm ont froid, calculateur, laisse ap p araître u n V alm ont ém u p a r le charm e de la Présidente. D ans to u te une série de lettres à la M arquise, on saisit très bien le processus : V alm ont qui a subi dans la jou rn ée la séduction de Mme de T ourvel commence le soir son com pte rendu à la M arquise en exprim ant cette séduc tio n ; puis il prend conscience du danger e t, dans un deuxièm e m ouvem ent, réagit. La le ttre X X I I I , p a r exemple, fa it un récit circonstancié de la journée qui se term ine sur cet aveu : « Ma tê te s’échauffait et j ’étais si peu m aître de m oi que je fus te n te de profiter de ce m om ent. » Le deuxièm e m ouvem ent suit im m é d iatem en t : « Quelle est donc n o tre faiblesse! Quel est l ’em pire des circonstances! », et cette prise de conscience v a déclencher une résistance à la facilité : « Ah! q u ’elle se rende, m ais q u ’elle com batte! » L a le ttre X L IV présente le m êm e m o u v e m e n t : V al m ont a éprouve « cette ivresse de l ’âme do n t on parle toujours e t q u ’on éprouve si rarem en t », il a jo u i de cet é ta t am bigu, où « assurés de l ’am our d ’une fem m e, nous ne le sommes pas encore de ses faveurs ». E n u n m ot, il a jo u i d ’un cc tra n sp o rt », d ’un trouble d o n t il ne se croyait plus susceptible. L a reprise de soi p T e n d la form e de la volonté de p u i s s a n c e , de l’ivresse d e Faction. Le V alm ont conquérant e t dom inateur re p a ra ît : « J e suis aimé; j ’ai triom phé de ce cœ ur rebelle... j e me retrouve dans m on élé m ent, j ’ai repris to u te m on existence... J e volerai de plaisirs en plaisb’s... :» L a lettre X C IX m ontre plus n e ttem en t encore com m ent l’exemple de la Marcpdse m ain tie n t le Vicom te dans les principes q u ’ils se sont fixés. V alm ont qui a v a it l ’occasion de term iner son aven tu re avec la P résidente a cédé à ses prières : « J ’étais, je l ’avoue, violem m ent ém u »; puis c’est le re to u r sur soi, l ’exam en 386
pardonner; sa gêne à Fégard de la M arquise est révélatrice : « J ’ai fait mes preuves hier, e t elles ne p euvent être d étruites p ar ce qui se passe au jo u rd ’hu i » : l ’aveu est clair. Que penser dès lors de Paffirmation réitérée : « Non, je ne suis point am oureux? » (L. C X X X V III.) Quelle est la n atu re véri tab le du sentim ent de Y alm ont? U serait difficile de s’en faire une idée précise d ’après les lettres à la Présidente. Là, en effet, V alm ont p o rte le m asque, il se guindé, il joue l’am our-passion, e t son style se guindé, se déguise, surchargé d ’exclam ations, d ’in terjections, d ’interrogations, de répétitions, d ’épithètes, suivant le modèle mis à la mode p ar l 'Héloïse. L a P résidente s’y laisse prendre : elle n ’a pas de point de com paraison. Mais le lecteur connaît, grâce à la correspondance avec la M arquise, le vrai visage et le style véritable du Vicomte. De ce point de vue, les lettres X X X lV p a r exemple et X X X V I sont révélatrices : en effet, ces deux lettres sont jointes, V alm ont envoyant à la M ar quise la copie de la lettre destinée à Mme de Tourvel. Le style de la lettre X X X IV est la lim pidité m êm e, c’est celui de la conver sation du X V IIIe , simple, raffiné, direct, sans recherche d ’effet; la phrase se déroule suivant les règles de la syntaxe la plus simple, sans aucune rhétorique; le verbe principal est suivi des subor données indispensables en nom bre restrein t, souvent mêm e il s’en passe. Mais la lettre X X X V I, même en te n a n t com pte q u ’il ne s’agit plus là de ra p p o rter des faits, mais d ’exprim er des sentim ents, est u n modèle de rhétorique et de fabrication. La recherche du vocabulaire, le redoublem ent des expressions, l’u tilisation des m étaphores classiques (Votre suffrage... « Je le cherchais dans vos discours, je l ’épiais dans vos regards; dans ces regards d ’où p a r ta it un poison d ’a u ta n t plus dangereux q u ’il é ta it répandu sans dessein et reçu sans méfiance ») se double du recours constant à une prose rythm ée où fourmille le vers blanc (« V otre sévérité augm ente chaque jo u r... Je ne connaissais pas ies tourm ents de l’am our... J ’adm irais la beauté, j ’adorais la v ertu ... J e le cher chais dans vos discours, je l’épiais dans vos regards... Vous absen tiez-vous un m om ent? Mon cœ ur se serrait de tristesse... Le p re m ier m ot que vous prononcerez décidera pour jam ais de mon sort », etc.). Laclos, rem arquable prosateur, utilise ju stem en t le vers blanc pour souligner ce q u ’a de fabriqué la prose du Vicomte. E n effet, to u te grande prose a un ry th m e : il existe un rythm e propre à Pascal, à Bossuet, à R ousseau, m ais l ’utilisation du vers blanc est évitée p a r les grands prosateurs comme une négligence qui in tro d u it une am biguïté e t Laclos le sait bien, qui écrit 3S8
dans une note de la le ttre L X X X I que l ’in tro d u ctio n de vers dans la prose est une faute et que seul le chevalier D anceny en ■•ut. exem pt : « P eu t-être que comme il s’occupait parfois de poéiiie, son oreille plus exercée lui faisait éviter plus facilem ent ces défauts. » Cependant, les lettres du Vicom te à la P résidente donnent au moins une indication négative sur la n a tu re du sentim ent qu’il lui p o r te : l’am our q u ’il feint, ou q u ’il se force à feindre c’est évidem ment celui q u ’il n ’éprouve pas : l’am our-passion qui em brase et pénètre l’être to u t entier,- celui de S aint-P reu x ou de Des Grieux. Mais dans cette série de lettres qui sonnent si faux, p ar in term it tence le vrai V alm ont p arait, celui p ar exemple qui v e u t obtenir de Mme de Tourvel le nom de ses accusateurs; et le style, de bourH o u flé , devient ironique, précis, p e rc u ta n t : cc Moi seul je me sou m e t s , disait le fau x V alm ont, je souffre to u t et ne m urm ure point, vous frappez et j ’adore », le vrai V alm ont écrit : cc Quels sont donc ces amis officieux? Sans doute ces gens si sévères et d ’une vertu si rigide consentent à être nom m és; sans doute ils ne vou d raient pas se couvrir d ’une obscurité qui les confondrait avec de vils calom niateurs? » (L. X X X V .) Il arrive cependant q u ’entraîné par la force du sentim ent, V alm ont l ’avoue : on est frappé à la lecture de la le ttre L X X X III p ar l ’accent d ’un passage qui, après un long développem ent d ’allure très rhétorique, tra h it la v érité : « Vous le dirai-je, cette puissance invincible à laquelle je m e livre sans oser la calculer, ce charme irrésistible, qui vous rend souve raine de mes pensées comme de mes actions, il m'arrive quelquefois de le craindre. » Le rapprochem ent des term es : cc calculer » et cc charm e » est significatif : ce que su b it V alm ont c’est un charm e sans rien de la b ru ta lité du coup de foudre à la P hèdre, sans rien du caractère e n v o û tan t d ’une fascination à la Mme de R énal, sans rien non plus de ce tte fa ta lité sublim e et terrible qui accable et sauve T ristan ; c’est quelque chose d ’indéfinissable qui le pénètre peu à peu, d ’in q u iétan t aussi, car il n ’en com prend pas la n atu re qui échappe à la conscience lucide. C’est la franchise, le natu rel, une grâce aussi spontanée que celle d ’u n anim al ou d ’une plan te, la ce naïveté » d ’u n enfant. Qu’on relise le p o rtra it que trace V al m ont de la P résidente dès la le ttre V I, on y retrouvera tous ces élém ents. Mme de Tourvel c’est la femm e sans m aquillage, telle m ent différente des créatures artificielles que Valm ont rencontre h abituellem ent dans les salons parisiens : cc P our être adorable, il lui suffit d ’être elle-même... to u te p aru re lui n u it; to u t ce qui la cache la dépare. C’est dans l’abandon du négligé q u ’elle est 389
v raim en t ravissante. » Certes l’élém ent de nouveauté joue, il est im p o rtan t, m ais il n ’explique pas l’essentiel. Mme de T ourvel ne s’étudie pas. Elle n ’exerce pas sur elle le contrôle perm an en t de la pensée, elle v it selon l’in stin c t du cœ ur :
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lui com plète e t réciproque; et pour la prem ière fois la m ienne nrvécut a u plaisir. J e n e sortis de ses bras que pour tom ber à hi'k genoux, p o u r lu i ju rer u n am our éternel; il fa u t to u t avouer, je pensais ce que je disais. E nfin, m êm e après nous être séparés, non idée ne m e q u itta it p o in t et j ’ai eu besoin de m e trav ailler pour m ’en distraire. » P our la prem ière fois. "Valmont a associé le sentim ent et le plaisir. La te n ta tio n de V alm ont n ’est pas d ’ordre charnel m ais non plus d ’ordre spirituel; la présidente de Tourvel n ’est pas pour lui cette fem m e idéale, objet, peut-être, de la quête am oureuse de Don J u a n ; d ne rêve d ’am our p u r n i d ’union des âm es; son désir de Mme de T ourvel n ’est pas non plus identique à celui qui pousse T artuffe vers E lm ire ou Casanova vers une nouvelle conquête. Le cas de V alm ont est différent. Sa fonction essentielle, celle q u ’ü a développée, c’est la pensée dans le dom aine rigide de la logique; il a refoulé dans la p a r t inconsciente de son être les valeurs du sentim ent; le sentim ent, c’est cet inconnu plein de m ystère et de zones d ’om bres q u ’d a ju sq u ’à p résen t co m b attu et voici que l’in conscient se m anifeste e t revendique ses droits; tô t ou ta rd , « les formes vitales refoulées p a r l’activité intellectuelle se fo n t sen tir indirectem ent dans la gêne q u ’elles causent à la conduite consciente 1 ». Ce qui, involontairem ent, inconsciem m ent, l ’attire, c’est ce processus subjectif, ce chem inem ent inanalysable qui m odifie le ju g em en t et lui impose des valeurs e t des couleurs n o u velles, cet élém ent réfractaire et irrationnel qui provoque ce que les philosophes appellent un « affect » et qui échappe au contrôle de la pensée réflexive e t de la volonté. Chez le vicom te de V al m ont les fonctions intellectuelles on t accaparé, absorbé toutes les forces actives de l ’être; le sentim ent, dès lors, ne p eu t être chez lui que passif. V alm ont n ’aim e pas, cela im pliquerait une p a rti cipation active, volontaire; V alm ont est amoureux : il su b it le sentim ent. C ette passivité qui échappe au contrôle, à la direction de la pensée, est d ’a u ta n t plus dangereuse pour cet être form é au x disciplines et aux attitu d e s actives. C’est dans ce sens, et dans ee sens seulem ent q u ’on p eu t dire de V alm ont q u ’il est am oureux de Mme de Tourvel, A bien prendre les choses d ’ailleurs, ce n ’est pas de la P résidente que V alm ont est am oureux; ce n ’est pas la personne de Mme de Tourvel qui le charm e et le séduit, m ais une a u tre a ttitu d e d ev an t la vie; V alm ont n ’est pas te n té p ar un être, m ais p a r une m anière d ’être. C’est le m onde, c’est l ’univers de X. Jung, Types psychologiques,
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Mme de Tourvel, aux antipodes de son univers, de l'univers de la M arquise, qui le tente. Le froid logicien qui a voulu organiser sa vie selon les règles d'une psychologie m écaniste et sensualiste, l ’idéologue, entrev o it des régions inexplorées dont son regard ne soupçonnait mêm e pas l’existence. D ’où cette curiosité, m ais une curiosité inquiète, ces hésitations quand il fa u t s’engager dans les avenues d ’un nouveau m onde, où rien n ’obéit plus aux lois de la m éthode, où les lum ières s’estom pent, où l ’ordre se défait — le m onde des brum es d ’Ossion, des orages de René; c’est bien d ev an t ce m onde nouveau du rom antism e, qui se fondera sur les valeurs d u sen tim ent, que Y alm ont recule. Que le Vicom te ait subi une transform ation, Mrae de Tourvel en tém oigne : « J e l ’aime, dit-elle, avec idolâtrie et bien moins encore q u ’il ne le m érite. » Y alm ont depuis q u ’il n ’a plus rien à obtenir « est devenu plus tendre, plus em pressé... je lui trouvais au p a rav a n t un air de réflexion, de réserve q u ’il abandonnait ra re m ent... Mais depuis q u ’il p e u t se Uvrer sans contrainte aux m ou vem ents de son cœ ur, il semble deviner tous les désirs du m ien » (1. C X X X II). L a le ttre suivante dans le rom an est de V alm ont à la M arquise. Le Vicom te y donne son explication du changem ent d ’a ttitu d e que la P résidente a noté : d lui fa u t p o u r vaincre la tim id ité de sa m aîtresse e t cc m esurer sa puissance » des soins qui ne seraient pas nécessaires avec une autre. D ans la même lettre, il donne, comme m algré lui, d ’autres raisons de 1’ « espèce d ’em pressem ent » q u ’il m anifeste à l ’égard de Mme de Tourvel et que la possession n ’a pas fait disparaître. La to u rn u re em barrassée de l’expression précédente tém oigne de la gêne de V alm ont, ou peutêtre de la difficulté q u ’il éprouve à déünir exactem ent ce q u ’il ressent : Mme de T ourvel, ajoute-t-il, cc a le m érite d ’être d ’un genre q u ’on rencontre rarem ent... une femm e débeate et sensible qui fait son unique affaire de l’am our e t qui dans l ’am our même ne voit que son am an t; dont l ’ém otion c o n tra ria n t la ro u te ordi naire p a rt toujours du cœ ur pour arriver aux sens » (1. C X X X III), alors que p o u r beaucoup de femm es, « le plaisir est toujours le plaisir et n ’est jam ais que cela ». E t V alm ont en arrive à la conclu sion que le cc trav a il » q u ’il v eu t faire exige q u ’il rende la P résidente cc heureuse, p arfaitem en t heureuse ». L a réponse de la M arquise est im m édiate, et on p e u t n o ter que ces trois lettres se suivent sans in terru p tio n , ce qui est rare dans Les Liaisons dangereuses où les fils s’entrecroisent sans cesse. Laclos dont le trav a il de com position est si m inutieux et si précis a sûre m en t ici donné un sens à cette continuité. Le diagnostic de la 392
M arquise est d ’une im placable sûreté : V alm ont est am oureux et — ce qui est plus grave encore — il est de m auvaise foi : « Or est-il vrai, Vicom te, que vous vous faites illusion sur le sentim ent qui vous attac h e à Mme de T ourvel? C’est de l ’am our ou il n ’en exista jam ais... Qu’est-ce p ar exem ple que ce subterfuge d o n t vous vous servez vis-à-vis de vous-même, car je vous crois sincère avec moi, qui a fa it ra p p o rter à l ’envie d ’observer le désir que vous ne pouvez n i cacher ni co m b attre de garder ce tte femme. » A y an t ainsi défini le m al, la M arquise en indique aussitôt la cause : a T o u t sim plem ent v o tre cœ ur abuse v o tre esprit. » V alm ont est donc tom bé dans la fa u te capitale que la M arquise et lui-même rep rochent aux au tres, la fau te qui a ttire su rto u t leur m épris. Le déb u t de la le ttre C X X X V III est significatif : « Je persiste, m a belle am ie : non je ne suis p o in t am oureux; et ce n'est pas ma faute si les circonstances me forcent d ’en jo u er le rôle. » V alm ont, en traîn é p ar le sentim ent, perd son sens critique, n ’assum e plus la responsabilité de ses actes, il est l ’esclave des circonstances, le voilà livré aux puissances troubles d u hasard, le processus est en m arche. La M arquise le lu i dit: il a p erd u la liberté avec la raison (1. C X LI). Placé d evant l ’évidence, le V icom te sacrifie Mme de Tourvel; il tu e l ’am our, ou du m oins ü croit tu e r l ’am our. Mais plus que la v an ité, ou l’orgued, ou le désir de faire du m al, c’est la volonté, désespérée p eu t-être, de re ste r fidèle à soi-même qui explique ce geste. V alm ont tu e Mme de T ourvel pour sauver ce q u ’il cro it être la m eilleure p a rt de lui-m êm e; c’est le m obile qui poussera Ju lien Sorel à tire r sur Mme de R énal. Mais le sacri fice de Mme de T ourvel n ’an é a n tit pas to u tes les puissances que le sen tim en t a déchaînées en V alm ont. L a preuve en est dans l’étrange p ro je t q u ’il fa it de renouer avec sa victim e. Ce serait, d it-il à la M arquise, « U n m oyen de plus de renouveler, à votre v olonté, u n sacrifice qui a p aru vous être agréable ». Mme de M erteud refuse avec h au teu r to u te com prom ission et c’est alors que com m ence le conflit aigu en tre V alm ont e t la M arquise, ou p eu t-être de V alm ont avec lui-m êm e. E n to u t é ta t de cause, le V icom te est déjà perdu. Le problèm e des rap p o rts entre V alm ont e t Mme de M erteud nous fa it p én é trer au cœ ur des Liaisons dangereuses. Le couple V alm ont-M erteuil, c’est l ’invention géniale de Laclos, qui donne au ro m an u ne dim ension to u te nouvelle, et que ses successeurs o n t depuis vainem ent te n té de reproduire. E t dans la m esure où la n a tu re de ce ra p p o rt est d ’une originalité essentielle, dans la 393
m esure où on est ten té, pour la com prendre, de se référer à des exemples plus connus et plus faciles, on court le risque d ’en don n er une im age déformée. C’est aussi que les deux amis, sans cesse occupés de pro jets nouveaux, se to u rn e n t rarem en t vers le passé p o u r expliquer la naissance ou la qualité de leur liaison. Une des rares allusions à ce passé est faite p ar la M arquise : a Rappelezvous le tem ps où vous m e rendîtes vos prem iers soins : jam ais hom m age ne m e flatta a u ta n t; je vous désirais av an t de vous avoir vu. Séduite p ar v o tre ré p u tatio n , il me sem blait que vous m an quiez à m a gloire; je brûlais de vous com battre corps à corps » (1. L X X X I). Ce te x te est court m ais la M arquise, do n t le style est d ’une brièveté très expressive, uc nous livre-t-elle pas ici l ’es sentiel? Aucune trace d ’affectivité chez cette femm e qui m ani feste une a ttitu d e v irde : elle parle du désir physique que lui inspire V alm ont, elle parle de sa gloire, de sa volonté ardente de lu tte r corps à corps, d ’égal à égal, de puissance à puissance. D epuis q u ’elle déploie sur le
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pouvoir se consacrer à des actions plus utiles. E n s’ofl’r a n t comme récompense, elle excite l’am our-propre de V alm ont. D ’ailleurs la M arquise, sau f dans ce cas précis, ne répond jam ais ii u désir de V alm ont : to u t sim plem ent parce q u ’elle v e u t respec ter le p acte qu’ils on t conclu ce si gaiem ent » sur la fam euse o tto mane de la p etite m aison (1. X ). Les deux héros ne précisent jam ais les term es exacts de ce pacte ce d ’éternelle ru p tu re », m ais on voit 1res bien en quoi il consiste e t pourquoi il a été scellé. Les deux am ants sont arrivés à u n accord p a rfa it; V alm ont, plusieurs fois, insiste sur la réalité, sur la qualité exceptionnelle du plaisir p a r tagé avec la M arquise : cc P réparez-vous à me rendre les délicieux plaisirs de n o tre prem ière baison » (1. CXV), ce Qui p o u rrait l ’em porler su r les délicieux plaisirs que seule vous savez rendre toujours nouveaux comme toujours plus vifs? » (1. C X X IX ), cc A près avoir essayé to u s les plaisirs dans nos courses différentes, jouissons du bonheur de sentir qu’aucun d ’eux n ’est com parable à celui que nous avions éprouvé » (1. C X X X III); les deux am ants é ta ie n t accordés su r le m êm e ry th m e, ds com m uniaient dans le désir e t le plaisir, leur entente su rto u t é ta it celle de la conscience dans le désir. Ils av aien t réalisé l’absolu libertinage : ds avaient a tte in t le bonheur cc sans l ’enchaîner p a r le secours des dlusions ». P ourquoi alors ce p acte de ru p tu re , cc prononcé dans le délire » (1. XV) ? L ’accord en tre V alm ont et M erteud é ta it devenu u n cc é ta t » : ds n ’av aien t pas la possibilité d ’u n dépassem ent puisqu’ils avaient a tte in t une sorte de perfection. L eur volonté créatrice et dy n a m ique risq u ait de se dissoudre, de se perdre, cc De plus grands in térêts nous appellent; conquérir est n o tre destin, il fau t le suivre » (1. IV). Conquérir, c’est se re m e ttre sans cesse en question, la m aîtrise de soi et la m aîtrise sur les autres est une construction sans cesse renouvelée; on n ’a pas une fois pour toutes fa it ses preuves : la stab d ité c’est la décadence. E t M erteuil précise ; cc Ne perdons pas ensemble le tem ps que nous pouvons si bien em ployer aüleurs » (1. C X X X I). Ils ne seront plus am an ts m ais amis. V alm ont, comme M erteuil, parle souvent de ce tte am itié, de cette cc am itié inviolable », de cette cc longue et p arfaite am itié », de cette ce entière confiance », et quand M erteud écrit ; cc Tel est le charm e de la confiante am itié : c’est elle qui fait que vous êtes toujours ce que j ’aime le m ieux; m ais en vérité le chevalier est ce cpii m e p laît d avantage », on v o it sur epiel plan elle place ses rap p o rts avec V alm ont. S ’ds o n t renoncé aux liens charnels, ils p ré servent cette entente intellectuelle et m orale, qui exige la confiance, la loyau té, parce qu’elle est fondée su r l ’estim e m utuelle. Ils n ’on t
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1 rien de caché l’u n p our l’au tre e t pour cela, ds se gardent d ’éprou v er te u n caprice exclusif pour un autre »; ce serait « tra h ir l ’am i tié inviolable » q u ’ils se sont jurée : « Tenez, m a belle amie, ta n t que vous vous p artagez entre plusieurs je n ’ai pas la m oindre jalousie... Mais que vous vous donniez entièrem ent à l ’un d ’eux, je ne le souffrirai pas. » Dans ce tte course q u ’est leur vie, ils doivent franchir les obstacles ensemble, m ener leurs conquêtes au mêm e ry th m e; to u te préférence, to u t tem ps d ’a rrê t d étru it ce ry th m e de l ’accord, de l'am itié. M erteuil, cependant, prononce une fois le m ot « am our » à pro pos d ’elle-même et de V alm ont dans des circonstances qui rendent ce m ot très am bigu (1. C X X X I) 1. Quoi q u ’il en soit, il est diffiede de p réten d re que la M arquise e t le Y icom te s’aim aient, que le Vicom te a tra h i cet am our, e t que la M arquise se venge; car Valm ont, lé prem ier, m anifeste de la jalousie à propos de Belleroehe, bien a v a n t que M erteuil en fasse a u ta n t à propos de Tourvel; d ’a u tre p a rt, c’est encore lui qui réclam e sans cesse la ru p tu re du p ac te et la reprise des relations physiques. Or, ü est bien évident que V alm ont est en traîné vers la P résidente p ar un m ouvem ent qui ressem ble beaucoup à ce que d ’ordinaire on nom m e am our, e t que ce m ouvem ent est d ’un ordre absolum ent différent de celui qui l’a ttire vers Mme de M erteud. On sait bien q u ’il existe diverses formes d ’am our et que le même m ot recouvre des réalités très différentes; en to u t cas, le lien qui existe entre V alm ont e t Mer teuil est d ’une n atu re absolum ent étrangère à l ’affectivité, à l ’am our-sentim ent. D ’autre p a rt, d est difficile de prétendre que Mme de M erteuil aim e Valm ont comme H erm ione aim e P yrrhus, q u ’elle est une victim e de l ’am our-passion. L ’am our-passion eat une to ta lité : H erm ione to u t entière v eu t posséder P yrrhus to u t entier, il n ’y a pas de dom aine réservé ou exclu; peut-on même dire q u ’H erm ione éprouve de la passion pour P yrrhus? Herm ione est cette passion, elle s’identifie à cette passion. Rien de te l chez la M arquise et le raisonnem ent de D om inique A ury : Mme de M erteuil a révélé tous ses secrets à V alm ont, et on dem ande si elle l ’aim e? semble p lu tô t un a priori (Q uand une femm e d it to u t d ’elle-même, c’est q u ’ede est folle d ’am our), qu’une preuve fournie p a r les faits. E n tre V alm ont et M erteuil c’est u n « com pte o u v ert », qui existe (1. C LX IX ); e t puis V alm ont a lui aussi révélé tous ses secrets à M erteuil, serait-ce une preuve d ’am ourpassion? D ’aiUeurs la M arquise prend bien soin de préciser dans 1. Voir p. 404,
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la le ttre L X X X I q u ’elle « tie n t » V alm ont : a Vous savez quels intérêts nous unissent, et si, de nous deux, c’est m oi q u ’on doit tax er d ’im prudence. » L a fascination q u ’exerce le personnage de Laclos, et qui p e u t être com parée à celle q u ’exerce une Herinione, vient bien aussi de ce q u ’il est h ab ité p a r une passion, m ais d ’un au tre ordre, et plus rare : pour la m arquise de M erteud, il est une seule passion : elle s’est créé des principes d ’existence, e t elle cc les v it comme une passion 1 ». La passion qui l ’hab ite est celle de R askolnikov, non pas celle de P hèdre ou d ’Herm ione, L ’historique du conflit entre V alm ont et la M arquise p erm e ttra de décrire plus exactem ent les élém ents qui en tre n t dans leurs relations, de te n te r ensuite d ’expliquer le sens de ces relations. Le p acte conclu sur l ’ottom ane, ce p acte de collaboration e t d ’as sistance m utuelle dans la com pbcité, p révoit une sorte de tra v a il d ’équipe, — a Je m e charge du m oral, le reste vous regarde », d it p a r exemple M erteuil à propos de Cécde — des échanges de ren seignem ents et de services. Mais, dans l ’égalité souveraine de ce d u u m v irat, s’insinue très v ite une inégalité de fa it : l ’aigle n ’est pas v raim en t bicéphale. E n v oulant dém ontrer que les femmes ont a u ta n t de puissance que les hom m es, la M arquise en arrive v ite à ce tte conclusion que les femmes sont supérieures aux hom m es. C’est en fait d ’u n conflit d ’influence q u ’il s’agit. Laclos n ’a pas voulu q u ’on s’y trom pe : le to n des rap p o rts entre les deux alliés est étab li dès la prem ière le ttre de la M arquise : cc R evenez, m on cher Vicom te, revenez... P artez sur-le-cham p; j ’ai besoin de vous. I l m ’est ven u une excellente idée et je veux bien vous en confier l’exécution » (1. II). V alm ont doit venir prendre les ordres « à genoux » : cc J ’exige que dem ain à sept heures du soir vous soyez chez moi. » Ces im pératifs, ce tte brièveté m arq u en t bien que la M arquise est la tê te d u couple, q u ’elle revendique l’hégémonie, c’est-à-dire la direction des opérations. V alm ont sera u n exécutant, b rillan t sans doute, m ais u n sim ple exécutant. I l est l ’acteur d ’une pièce écrite p a r son amie : cc D onnez-m oi les réclam es de m on rôle », lui écrit-d (1. L IX ). cc Adieu, m a belle am ie, je pars dem ain. Si vous avez des ordres à m e donner... faites-m oi passer vos sublimes in stru ctions (1. L X X ). V alm ont doit poursuivre sa liaison avec Cécile cc ju sq u ’à nouvel ordre » (1. C X X X IV ); car la M arquise aim e à cc abuser de son em pire ». Aussi bien, a v a n t d ’éclater ouvertem ent, le conflit est-il laten t. L a M arquise ne se prive pas de m arquer les distances, d ’affirmer sa 1. Malraux.
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supériorité condescendante : « Que vous êtes heureux de m ’avoir p o u r amie! J e suis pour vous une fée bienfaisante » (1. LX X X V ). Q uand elle ju g e V alm ont, elle le fa it sans aucun m énagem ent, en to u te o bjectivité : « U ne belle figure, p u r effet du hasard; des grâces, que l ’usage donne presque toujours; de l ’esprit, à la vérité, mais auquel du jarg o n suppléerait au besoin; une im pudence assez louable, m ais p eu t-être uniquem ent due à la facilité de vos p re m iers succès; si je ne m e trom pe, voilà tous vos m oyens. » Ne croi ra it-o n pas en ten dre Figaro quand il m e t en parallèle dans son monologue les m érites du com te A lm aviva et sa propre valeur? L analyse est lucide, aucun élém ent affectif ne la trouble. A ux lenteurs inhabituelles et presque tim ides de V alm ont devant la P résidente, à ses vains soupirs, la M arquise oppose ses initiatives hardies, les plaisirs q u ’elle prend avec Belleroehe. V alm ont se v an te-t-il d ’une aventure, p iquante p a r ses détails, avec la vicom tesse de M .,.?, la m arquise riposte p a r son aventure au trem en t périlleuse avec P révan. Aux am ours de V alm ont avec Cécile, elle oppose sa liaison avec D anceny. C’est to u t au long du rom an ce m êm e ry th m e de contraste, ces effets de sym étrie calculée où Mme de M erteuil m arque plus de points que son allié. « Vous me suivez au m oins d ’un pas égal », écrivait V alm ont au début du rom an (1. IV). Mais b ien tô t c’est M erteuil qui v a prendre la tête. Le long plaidoyer de V alm ont dans la le ttre X L , sa pénible ju s ti fication des lenteurs de sa dém arche pro u v en t bien q u ’il redoute le ju g em en t de la M arquise. Les égaux ne sont pas vraim ent des égaux; ce n ’est pas l ’ironie, m ais une adm iration sincère qui fait dire à V alm ont : « On ne p eu t que s’hum ilier d ev an t la profondeur de vos vues si on en juge p a r le succès de vos dém arches » (1. LX V I). Bref, le v éritab le sujet des Liaisons dangereuses c’est la rivalité \ alm ont-M erteuil. E t la déclaration de guerre entre les deux alliés a des racines profondes dans les escarm ouches du début. L ’é ta t de guerre, en fa it, est v irtu el dès le d ép art : « Vous ne craignez pas de m ’a tta q u e r dans l ’objet de mes affections!... Quel hom m e n ’e û t p o in t payé de sa vie cette insolente audace?... De grâce ne m e m et tez plus à d ’aussi rudes épreuves; je ne répondrais pas de les sou te n ir » (1. VI). L a M arquise, surprise e t dépitée p a r l’a ttitu d e de V alm ont — il a refusé d ’exécuter le program m e de séduction de Cécile — se soucie peu des menaces. P a r degrés subtils, l ’harm onie très instable se défait, on en arrive à la fissure : « Nous ne sommes plus du mêm e avis sur rien », écrit V alm ont le 19 octobre en réponse à des critiques très précises : le V icom te sacrifie sa rép u ta tio n de lib ertin et de séducteur à « u n am our rom anesque e t m
m alheureux », à cc u n caprice puéril », il s’obstine m algré les avis •le son am ie, dans une cc ridicule av en tu re ». Q uant à la M arquise, «'Ile v ien t de pren d re une décision : l'encom brant et tro p ten d re lielleroche aura pour successeur D anceny, d o n t cc l’esp rit » e t cc la délicatesse » m ériten t m ieux que de cc s’a b ru tir auprès de cette p etite im bécile de Volanges! ». V alm ont, n aturellem ent cc désap prouve ce choix » : cc Laissez là le doucereux D anceny pour ne vous occuper que de m oi. » E t il renvoie l’ép ith ète ce ridicule » : ce P our v o tre m otif, à vous, je le trouve, à v rai dire, d ’un ridicule rare. » Le fossé se creuse; la M arquise répond seulem ent le 31 octobre à la le ttre d u 19 : ce Si je n ’ai pas répondu, V icom te, à v otre le ttre du 19, ce n ’est pas que je n ’en ai eue le tem ps; c’est to u t sim plem ent q u ’elle m ’a donné de l’hum eur. » E n tre-tem p s, il est vrai, elle a eu le récit de la chute de Tourvel, fait p a r un V alm ont cc encore tro p plein de son bonheur pour pouvoir l ’apprécier », u n V alm ont étonné ce du charm e inconnu » q u ’il ressent, u n V alm ont qui réclam e enfin le p rix de son succès. Mme de M erteuil refuse ce d ’a t tendre son to u r en esclave soumise » et persiste dans son p ro jet de devenir la m aîtresse de D anceny cc qui p ourrait, m algré ses v in g t ans, trav ailler plus efficacement que vous à m on bonheur e t à m on plaisir ». Les orages m o n ten t m ais V alm ont fa it sa soumission le 3 novem bre : ce D ites seulem ent u n m ot, et vous verrez si tous les charm es et to u s les attachem ents m e retien n en t ici, n o n pas un jour, m ais une m inute. J e volerai à vos pieds et dans vos bras e t je vous prouverai, mille fois e t de m ille m anières, que vous êtes, que vous serez toujours la v éritab le souveraine de m on cœ ur. » C’est la paix, m ais une paix arm ée : la M arquise fa it rem arquer le 6 novem bre q u ’elle n ’a pas encore reçu la preuve écrite de la chute de T ourvel, cc la prem ière le ttre de la céleste prude », — condition d u ce m arché » précédem m ent conclu. C ependant que V alm ont e st dans l’ivresse de son triom phe, Mme de M erteuil p ré pare de sang-froid la suite des opérations : les m ots ne lui suffisent pas, elle v eu t des actes; pour redevenir la m aîtresse d u Vicomte elle exigerait de lui ce des sacrifices que sûrem ent il ne p o u rrait ou n e v o u d ra it pas lui faire ». La flèche lancée d ’une m ain sûre, a tte in t son b u t : V alm ont dem ande le 8 des précisions sur ces sacrifices m ais la M arquise le laisse habilem ent dans l ’in certitu d e, pose comme un fa it que V alm ont aime Tourvel, et conclut : ce N e soyons q u ’am is e t restons-en là. » V alm ont Tefuse cette solution le 1!> novem bre, sa volonté de plaire; à la M arquise est évidente : il n ’aim e p as M,no de Tourvel, il vient de la trom per avec Em ilie. Fâché de n ’avoir pas de réponse, il annonce le 21 cc son raccom m
fnodem ènt avec la P résidente », fait le récit «le l'accident de Cécile e t term ine su r ces m ots :
ru ltim a tu m en règle : cc Le m oindre obstacle mis de v o tre p a rt sera plis de la m ienne p o u r une véritable déclaration de guerre : vous voyez que la réponse que je vous dem ande n ’exige ni longues ni belles phrases. D eux m ots suffisent. » R éponse de la M arquise écrite au bas de la m êm e le ttre : cc E h bien! la guerre. » Y alm ont engage les hostilités dès le 5 décem bre en convainquant Danceny de ne p o in t aller à u n rendez-vous de la M arquise; celle-ci apprend à son réveil le rôle de V alm ont p a r un billet très ironique, cc Q uand j ’ai à me plaindre de quelqu’un, répond Mrae de M erteuil le 6, je ne le persifle pas; je fais m ieux : je me venge. » E lle révèle à D anceny la conduite de V alm ont avec Cécile; le lendem ain, c’est le duel. Mais la m o rt de V alm ont n e m arque pas la fin des h o sti lités; av a n t d ’expirer, le V icom te a rem is à D anceny le dossier des lettres de la M arquise et l’a cc expressém ent chargé de le venger ». Danceny fa it circuler les lettres les plus com prom ettantes (la lettre L X X X I e t celle de l ’aventure P révan, en particulier); il envoie les au tres à Mme de Rosem onde. La M arquise est alors abandonnée et m éprisée de tous. Le 12 jan v ier, elle fuit. Les deux alliés devenus ennemis se sont b a ttu s à m ort, m ais sans qu’on puisse a ttrib u e r la victoire à l ’u n ou à l ’au tre : ils sont à égalité dans la ruine ou la m ort. Ce passage de l ’am itié, de l ’alliance a u conflit et à la guerre, com m ent s’exphque-t-il? Nous avons déjà d it com m ent l ’ém ulation dans les conquêtes av a it exacerbé chez les deux amis le sens et le goût de la riv alité; com m ent la M arquise, très consciente de sa supériorité réeUe, ne m énageait pas toujours suffisam m ent l’am ourpropre de V alm ont. C ependant, le prem ier réflexe du lecteur devant certaines réactions de la M arquise est de donner l ’explication clas sique, p a r la jalousie. On est mêm e allé ju sq u ’à voir en elle la jalo u sie la plus élém entaire, la plus instinctive, celle de la cc femelle ». On p eu t ad m ettre le term e de jalousie, à condition d ’en définir la qualité exacte. Ce n ’est pas sur le plan physique, puisque le p ac te consiste précisém ent dans la séduction et la possession érotique du plus grand nom bre possible d ’êtres; serait-ce sur le plan sentim en tal? E t la M arquise trahirait-elle p ar cette jalousie un am our (jvfelle condam ne, m ais qu’elle su b irait? L a jalousie serait ici preuve d ’am our, et la seule en fait. Or, chaque fois que cette jalousie se m anifeste, elle prend la form e d ’une réaction d ’am ourpropre. La M arquise ne souffre pas de l’existence d ’une rivale; ce
considère presque comme un monopole : dans son esprit, les autres ne sont capables que de vanité, e t V alm ont lui-m êm e est l ’esclave de ce sen tim en t; c’est p a r v an ité q u ’il a sacrifié Mme de T ourvel a u x exigences de la M arquise : « Où nous conduit p o u rta n t la v an ité! Le Sage a bien raison quand il d it q u ’elle est l ’ennem ie du bonheur » (1. CXLV). A ce bonheur p arfait dans la plénitude des m oyens intellectuels, l’orgued seul p e u t contribuer. Que la jalousie de la M erteud soit d ’abord une blessure d ’orgued, ses affir m ations répétées le d ém o n tren t : « Je n ’ai pas oublié que cette fem m e é ta it m a rivale, que vous l ’avez trouvée un m om ent préfé rable à moi, e t q u ’enfin vous m ’aviez placée en-dessous d ’elle » (1. CXLV). V alm ont m et Mme de T ourvel « dans une classe à p a rt, e t place to u tes les au tres en second ordre » (1. C X LI); « cette rare, ce tte éto n n an te Mme de T ourvel n ’est en ré alité q u ’une femm e ordinaire » (1. C X X X IV ). L a personne de T ourvel n ’est m êm e pas en cause. C’est l ’idée de venir après, qui est insupportable à la M arquise; la jalousie d ’H erm ione ou de P hèdre est une obsession, u n envoûtem ent, une douleur physique : P hèdre fa it plus q u ’évo qu er le bonheur du couple, elle v o it H ippolyte et Aricie a se p a r ler..., se chercher..., se cacher »; H erm ione « dévorée » de chagrin, revoit sans cesse le visage im passible de P y rrh u s; elle ordonne le m eu rtre dans l ’éclair noir de la folie; et P hèdre retrouvera les m êm es m ots : A h ! fa lla it-il en croire une amante insensée? (Andromaque, 1545.) Ils bravent la fureur d'une amante insensée. ( Phèdre, 1254.) Rien de com m un entre ce tte jalousie to tale où s’engage l ’être to u t entier, corps et âm e, cette jalousie de l ’am our qui m ène au crim e q u an d la douleur devient intolérable, et la jalousie lucide, calculatrice, to u jours m aîtresse d’elle-même, de l’am our-propre; la jalousie de la M arquise est d ’ordre intedectuel : ce n ’est pas une vision concrète qui la déclenche, m ais une idée, l'idée que Valm ont p e u t lui préférer un a u tre être. Même quand d s’agit de Cécile, l ’orgueil se révolte, la M arquise refuse de jo u er « les troisièm es rôles ». Céder aux instances de \ alm ont quand il v eu t rom pre le p acte d ’éternelle ru p tu re , ce serait accepter l ’idée d ’être m ise sur u n pied d ’égalité avec la P résidente. B ien m ieux, on p eu t dire que Mme de M erteuil est jalouse de V alm ont, m ais dans un sens précis : elle v e u t être traitée au moins en égale p ar son allié : « J ’ai pu 402
avoir quelquefois la prétention de rem placer à moi seule to u t un sérail, m ais il ne m ’a jam ais convenu d ’en faire partie. J e croyais que vous saviez cela... Qui, moi, je sacrifierais u n goût e t encore un goût nouveau pour m ’occuper de vous! E t pour m ’en occuper com m ent? E n a tte n d a n t à mon to u r e t en esclave soumise, les sublimes faveurs de V otre H autesse. Q uand, p a r exemple, vous voudrez vous distraire un m om ent de ce charme inconnu, que l'adorable, la céleste Mme de Tourvel vous a fait seule éprouver, ou quand vous crain drez de com prom ettre auprès de l'attachante Cécile l ’idée supérieure que vous êtes bien aise q u ’elle conserve de vous : alors descendant ju sq u ’à m oi, vous y viendrez chercher des plaisirs, moins vifs, à la vérité, m ais sans conséquence; et vos précieuses bontés quoiqu’un peu rares suffiront de reste à mon bonheur » (1. C X X V II.) Cette com paraison avec le sultan disposant à son caprice des femmes de son harem revient ailleurs (1. CXLI), e t M erteuil reproche à V al m ont de ne pas savoir aim er dans l ’égalité : « Jam ais vous n ’êtes ni l ’am i n i l’am an t d ’une femme, m ais toujours son ty ra n ou son esclave. » Elle est offensée, non parce que V alm ont est l’am ant de Tourvel m ais parce q u ’d s’est « bien hum ilié, bien avili pour re n trer en grâce avec ce bel objet », alors q u ’il prétend lui donner des ordres à elle-même. C’est bien la voix de l ’orgued qui se fait entendre ici e t non pas celle de l ’am our; l ’orgued p o u rta n t n ’exphque pas to u t. Les refus de Mme de M erteuil ont des racines plus profondes. Q uand elle a choisi le vicom te de V alm ont comme un partenaire digne d ’elle, quand elle a décidé de l ’associer à ses projets, la M arquise av ait tro u v é en lui des quabtés très proches des siennes. Elle entrevoyait à ce m om ent-là la possibilité de réaliser un rêve, celui du couple : non pas bien entendu le couple classique, ni même le couple libertin, m ais u n couple d ’u n genre absolum ent nouveau, formé à l ’insu de to u s, unique p a r sa conception, e t m ystérieux p ar le secret do n t d s’entoure. D ans ce couple, chacun retrouve en l’a u tre non son contraire, son com plém ent, m ais son double, son pair. Car c’est sans doute cette ten tatio n du double qui est le mobile le plus n e t de la m arquise de M erteud. A v an t de rencontrer V alm ont pendant, to u t un cycle de sa vie, la M arquise a vécu enfermée dans sa soli tu d e, elle é ta it seule à connaître sa v aleur e t ses actes. C ette cons cience de soi, pure id en tité avec elle-même, cette certitude de soimêm e é ta it privée de réalité, de vérité. P our que cette certitude soit vraie, il fa u t que sa propre existence lui apparaisse comme un objet in d épendant. V alm ont est le m iroir où la M arquise p e u t à lu fols contem pler son propre visage, e t p a r là-même exister. « I .t* 403
conscience de soi est réelle seulem ent en ta n t q u ’elle connaît son écho e t son reflet dans une autre 1. » Le m onde ne voyait que l ’im age fausse; pour que l’im age vraie existe, V alm ont est indis pensable. Il est le m iroir où se reflète le visage secret, le visage au th en tiq u e de la M arquise; M erteuil-V alm ont réfléchiront alors leurs doubles lum ières Dans (leurs) deux esprits, ces miroirs jum eaux 2. C’est alors une époque de bonheur, dans une harm onie, une ala crité, une d éten te que les prem ières lettres du rom an laissent devi ner. Ce clim at n ’est ni celui de l ’am our, n i celui de la seule en ten te érotique; c’est, dans la m esure où la M arquise est virile sans pour cela que V alm ont soit fém inin, une espèce de fratern ité heureuse, que le pacte v a sceller. Puis V alm ont su b it la te n ta tio n du senti m en t ou p lu tô t la te n ta tio n du contraire en re n co n tran t Tourvel. Le dram e de V alm ont, c’est de tra h ir les principes, et à trav ers eux, de tra h ir son double, son égal, son au tre lui-m êm e, lui-m êm e en définitive. E t s’il réclam e la ru p tu re du p ac te , c’est que, conscient d u danger q u ’il co urt, il v eu t se retrouver p a r M erteuil et en Mer teu il; le plaisir physique pris avec son am ie serait l ’antidote du sentim ent. Les refus de M erteuil s’expliquent : pour elle, être ten té, c’est déjà tra h ir. E lle m et en garde V alm ont dès le d ébut du rom an contre cette trahison : « R evenez à vous » (1. V). V alm ont a beau répliquer : « Vous voyez que je ne suis pas perdu sans ressource » (1. VI), la M arquise précise : « Vous qui n ’êtes plus vous... Vous êtes am oureux, vous parler au trem en t, ce serait vous trahir » (1. X ). Ce thèm e essentiel ré ap p araît plus n e ttem en t encore dans la le ttre C L II : « Au v rai, vous accepter te l que vous vous m ontrez au jo u rd ’hui, ce serait vous faire une infidélité réelle. » V alm ont v e u t se retro u v er dans M erteuil, M erteuil se refuse précisém ent parce que V alm ont s’est perdu, la situ atio n est sans issue. U n te x te cependant p araît très curieux, il éclaire d ’un jo u r in atten d u les relations de la M arquise e t du vicom te; dans la le ttre C X X X I, au bord de la ru p tu re , Mme de M erteuil prononce à plusieurs reprises le m ot « am our » : « N ’avez-vous donc pas encore rem arqué que le plaisir, qui est bien en effet l ’unique m obile de la réunion des deux sexes, ne suffit p o u rta n t pas pour form er u n e liaison entre eux? e t que, s’il est précédé du désir qui ra p proche, il n ’est pas moins suivi du dégoût qui repousse? C’est une 1. Hegel, cité par Sartre, L'Être et le néant. 2. Baudelaire, La Mort des amants.
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loi de la n atu re , que l’am our seul p eu t changer... », et, plus loin : « Dans le tem ps où nous nous aim ions, car je crois que c’é ta it de l’am our, j ’étais heureuse, e t vous, Vicom te? » On p ourrait bien penser q u ’il s ’agit ici d ’une sim ple question de vocabulaire, et que la M arquise nom m e am our (avec une restriction significative cepen d a n t e t faute d ’u n m ot plus exact) l’espèce d ’am our qui existait entre elle et V alm ont. C ependant, arrivée à ce m om ent du dram e où elle m esure la puissance du charm e qui entraîne V alm ont vers la P résidente, peu t-être la M arquise subit-elle p a r contrecoup la même a ttra c tio n , peut-être, elle aussi, entend-elle l ’appel de l ’am our-sentim ent, l ’appel d ’u n m onde qui lui est ferm é, q u ’elle m éprise, q u ’elle v e u t nier, m ais do n t elle pressent la fascination inconnue. Ce m ouvem ent fo rtu it, cette ém otion se m arquent p a r le to n de la fin de la lettre : cc ...et puis com m ent vous fixer? Oh! non, non, je ne veux pas seulem ent m ’occuper de cette idée; et m algré le plaisir que je tro u v e en ce m om ent à vous écrire, j ’aim e m ieux vous q u itte r bru sq u em en t ». V alm ont répond dans l ’enthousiasm e, d a sen ti la M arquise faiblir, il emploie une im age qui tra d u it très précisém ent ce tte coexistence des deux univers, et son désir de retro u v er le clim at serein dans lequel il a vécu avec la M arquise : « Semblable au voyageur qui rev ien t détrom pé, je reconnaîtrai, comme lui, que j ’avais laissé le bonheur pour courir après l’espé rance et je dirai comme d ’H a rco u rt : Plus je vis d'étrangers, p lu s j'a im a i ma patrie. Mais il ajo u te : « Ne com battez plus l’idée ou p lu tô t le sentiment qui vous ram ène à m oi » et ce m o t singuber m arque la volonté — obscure sans doute — de retro u v er chez la M arquise ce qui le charm e chez Mme de T ourvel, la volonté de l ’en traîn er et de la p e r v ertir. La réaction de Mme de M erteuil est b ru tale , car elle a claire m en t m esuré le danger : V alm ont v e u t lu i faire « partager malgré elle ses désirs étourdis », l ’arrangem ent q u ’d lu i propose est cc réel lem en t im possible ». E lle com prend que V alm ont est perdu, et la ru p tu re mêm e ne changera rien : il cc aim ait beaucoup » Mme de T ourvel, depuis q u ’il a rom pu, il cc l’aim e com me u n fou » (1. CXLV). Le problèm e des relations M erteud-V alm ont, c’est celui de l ’estim e e t de la fidélité non à un au tre , m ais à soi-même : même quand la M arquise exige la ru p tu re entre V alm ont et la P résidente, elle ne fait q u ’obliger ce dernier à être fidèle à sa parole, renouvelée encore à la le ttre CXV : cc J e ferai plus, je la q u itterai. » E t c’est dans la fidélité a u x cc principes » auxquels on a consciem m ent 405
adhéré que l’on préserve sa liberté. Or, cette liberté n ’a de sens que dans l ’égalité, on n ’est libre qu'avec ses égaux, — comme on n ’a de devoirs q u ’envers ses pairs, comme le dira Nietzsche. Le jeu n ’a de sens e t de v aleur qu’à ce prix. C ette égalité dans la liberté, V alm ont la d étru it. L ’om bre dou teuse des sentim ents vient se p o rter sur le m iroir qui n ’a d m e tta it que l ’éclat de la lumière. La M arquise ne reconnaît plus son im age, elle s’en détourne à jam ais. E t elle retourne à sa solitude; deux épisodes du rom an sym bolisent m atériellem ent cette solitude : quand elle p a ra ît à la Com édie-Italienne après la m ort de V alm ont, c’est le vide au to u r d ’elle; quand elle p a rt pour la H ollande, elle est seule « dans la n u it », « aucun de ses gens n ’a voulu la suivre ». Mais cette te n ta tiv e de la M arquise, ce tte te n ta tio n de se re tro u v er dans l ’au tre , repose en fa it sur une am biguïté. E n cherchant son double, c’est elle-même q u ’elle cherchait : M ais moi, Narcisse aimé, je ne suis curieux Que de ma seule essence. Tout autre n'a pour moi qu'un cœur mystérieux. Tout autre n'est qu'absence 1. Narcisse, c’est l’effort de l’esprit pour « se surprendre soi-même e t soi-même saisir »; il repousse l’am our de la N ym phe qui lui offre « les ressources d ’am our de notre différence »; il n ’a pour s o if qu'un amour sans mélange Qui, ses yeu x dans ses yeux, s'enivre de l'échange Entre soi-même et soi des plus secrets souhaits... ... Qui sauverais-je donc qu'un autre que moi-même S i j'im m olais Narcisse à l'amour étranger? 0 N ym phe, j'appartiens à mon divin danger Je ne vous p u is aimer, que je ne me trahisse 1... M erteuil-Valm ont, c’est le Narcisse de V aléry dialoguant avec lui-m êm e; c’est Narcisse perdu dans la contem plation de sa propre im age; comme lui, le héros des Liaisons dangereuses préfère la m ort à l ’infidélité à soi-même. E t c’est ju stem en t dans la m ort que V al m ont redevient V alm ont. D édaignant les secours de la religion — car ce n ’est pas lui mais B ertran d qui a fa it venir un p rê tre — , sans rem ords n i démission, V alm ont n ’a q u ’une volonté : accom plir sa vengeance, continuer la lu tte , se m esurer par-delà la m ort avec la M arquise dans un com bat où chacun est la m esure de 1. V aléry. F rag m en ta du Narcisse (C harm es).
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l'autre. Dans la m ort de Valm ont, d isp arait ce tte p a rt de lui-m êm e
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n it ainsi la m arquise île M erteuil. Ce m ot p eu t ad m ettre deux in te r p rétatio n s. L a M arquise est-elle incapable de se laisser aller à l'am o u r parce q u ’elle a l’âme tro p h au te, ou bien est-elle incapable d ’aim er parce q u ’elle a d étru it en elle to u te possibilité d ’am our? Le livre de Laclos ferm é, le problèm e dem eure : celui du conflit de l ’intelligence organisatrice et des puissances obscures — « cette p a r t organique e t souterraine de l ’hom m e 1 » — , entre l’esprit et la vie. D ’une m anière plus générale, c’est u n problèm e de valeur, v aleur d ’une m éthode qu i place Fintelligence au rang de souve raine de la vie. E n p re n an t la le ttre L X X X I comme p o in t de d ép a rt dans l ’ex plication des Liaisons dangereuses, c ’est le m onde de M erteud qui s’éclaire. L ’au tre m onde, celui do n t l’attira n c e a provoqué la perte de V alm ont, est resté dans l ’om bre, ou plus exactem ent, ses pers pectives o n t été faussées p ar l ’in te rp ré ta tio n in tellectualiste d e là M arquise. Les valeurs du sentim ent jo u e n t un rôle dans le rom an de Laclos : il fa u t m ain ten an t essayer de voir les choses non plus de l ’extérieur, non plus à trav ers le regard de la M arquise, m ais de l ’in térieur, com m e les v o it, comme les sent Mme de T ourvel. Le m onde de Mme de M erteuil, c’est celui de la pensée et de l ’objecti v ité, le m onde de Mme de T ourvel, c’est celui de l’affectivité et de la subjectivité. L ’observation objective, expérim entale, scienti fique presque, m ène la M arquise à la connaissance; c’est p ar le sen tim en t, p a r l’ém otion que la P résidente com m unique avec les autres. Ce sont deux ordres différents de genre, hétérogènes et, à la lim ite, sans relations possibles. Ce sont les deux lois universelles qui d éterm in en t les stru ctu res psychologiques et, p ar conséquent, la conduite des individus 2. L ’être de Mme de M erteuil est incom préhensible à Mme de Tourvel, com m e Mme de T ourvel est une énigme p o u r la M arquise. Elles représentent, en effet, les deux attitu d e s extrêm es, leurs critères sont d ’ordres essentiellem ent dif férents. V alm ont, lui, bien q u ’il appartienne au m êm e ty p e que la M arquise, est a ttiré vers l ’univers psychique de Tourvel, dans la m esure où d libère, mêm e inconsciem m ent, les v irtu alités sub jectives de son être, v irtu alités q u ’d n ’a pas réduites, refoulées com plètem ent p ar une exagération du point de vue conscient; un phénom ène de com pensation se p ro d u it en lui qui lui perm et d ’échapper à la rigueur systém atique de la M arquise. X, M alraux. 2. Cf. Ju n g , T yp es psychologiques, p. 337 sq.
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« Expérience, réflexion, volonté, o bservation..., j ’observais..., je réglais..., j ’étudiaîs..., je n ’avais à m oi que m a pensée... m a façon de penser fu t pour m oi seule... » : tels sont les m ots-clefs de Mme de M erteuil. E n face, la P résidente te sent ». « Quelle femme honnête p e u t se déterm iner à faire ce q u ’ebe sent q u ’elle serait obligée de cacher? » (L X L III). a II v a u t m ieux m ourir que de vivre coupable. D éjà, je le sens, je ne le suis que tro p . » « Le to u rm en t inexprim able, celui q u ’il fa u t avoir sen ti pour en avoir l ’idée, c’est de se séparer de ce q u ’on aim e... tan d is q n ’on souffre ces douleurs insupportables, sen tir à chaque in sta n t q u ’on p eu t les faire cesser d ’u n m ot... H ier encore, je l ’ai bien vivem ent senti », etc. (I. C V III). « Ne devais-je p as sentir que, p uisqu’il m ’é ta it défendu de l ’aim er, je ne devais pas m e p erm ettre de le voir » (1. CX X IV ). D ans la le ttre XC, en p articulier, écrite dans n n m om ent d ’ex altatio n , ce term e rev ien t sans cesse : a Ne craignez pas que v o tre absence altère jam ais m es sentim ents ponr vous... cet em pire que j ’ai perdu sur mes sentim ents, je le conservais sur m es actions... je vous devais la douceur de goûter sans rem ords un sentim ent délicieux. A présent, au contraire, effrayée de m es sentim ents, de mes p e n sées... J e ne vous reproche rien, je sens tro p p a r moi-m êm e com bien il est difficile de résister à u n sentim ent im périeux », etc. La dernière phrase citée est à cet égard to u t à fa it caractéristique. D ans la le ttre C X X IV , une expression curieuse tra d u it aussi cette réaction prim ordiale, instinctive, de la P résidente : il s’agit des lettres q u ’elle a envoyées à V alm ont e t q u ’il v a lu i rendre : « E t mes m ains trem b lan tes, en recev an t ce dépôt honteux, sentiront q u ’il leur est rem is d ’une m ain ferm e e t tranquille. » La pensée, le ju g em ent essaient d ’étab lir des distinctions entre le v rai e t le faux, le sentim ent tra d u it des im pressions agréables ou désagréables : « Penser désavantageusem ent de qui que ce soit », ce n ’est pas utile on désavantageux, bien ou m al, c’est « pénible » p o u r Mme de Tourvel; « tro u v e r des vices chez ceux qui au raien t to u te s les qu ab tés nécessaires pour faire aim er la v e rtu », ce n ’est pas une simple co n statation, d ’où on tire une ligne de conduite ni u n jugem ent de valeur, cela cause du chagrin, c’est « si fâchenx » (1. X X II). Au contraire, la bienfaisance est u n « plaisir sacré ». D ieu po u rrait-il p erm ettre q u ’u n m échant g o û tât ce plaisir? Non. L a P résid en te « aim e m ieux » croire que si V alm ont a fa it le bien, c’est q u ’il est revenu à la v e rtu ; elle « s’arrête à cette idée qui lui p la ît » (I. X X II). Ce qui serait une absurdité non seulem ent pour la M arquise, m ais pour toute pensée rationnelle, devient évidener po u r le . D ev ant le problèm e à résoudre : pourquoi V alm oni, c c b u t
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dont, la ré p u ta tio n est si m auvaise, a-t-il été charitable? la P rési dente ne réfléchit pas, elle ne cherche pas les processus logiques, rationnels. Elle en appelle aux certitudes de la foi, au cc m iracle ». P a r le m ouvem ent d u cœ ur elle modifie les rap p o rts, elle change le m onde; elle ne pose pas le m onde dans sa réalité, elle le v it dans sa p o ten tialité. D ans cc l ’attendrissem ent » et « les larm es », elle transform e la vision que Mme de Volanges lui im posait : celle d ’un V alm ont h y p ocrite; elle refuse l ’univers objectif des faits, et dans l’ém otion, perçoit d ’une au tre m anière, b rusque et directe, l ’exis tence d ’un a u tre Valm ont dans un au tre m onde. L ’ém otion, c’est une cc tran sfo rm atio n du m onde 1 ». E t ce tte opération se fa it p ar m u tatio n s brusques, dans l ’élan irrésistible e t incontrôlé d u « p re m ier m ouvem ent ». Des m odifications organiques trah issen t im m é d iatem en t l’ém otion : la prem ière scène avec V alm ont, quand il l’aide à sau ter le fossé, m ontre Mme de Tourvel rougissante, le cœ ur b a tta n t; Mme de Rosem onde d it : cc l’enfant a eu peur »; la P résid en te répond : cc Oh! non, m ais... » Livrée au prem ier m ou vem ent, Mme de T ourvel cc ne sait ni dissim uler ni com battre les im pressions q u ’elle éprouve » (1. X X V I). Q uand V alm ont arrive inopiném ent au ch âteau, la sensible dévote cc reconnaît sa voix... il lui échappe un cri » (1. L X X V I). Q uand, à P aris, on lui rem et son courrier, elle reconnaît de loin, sur l ’enveloppe, l’écriture du V icom te, cc je me suis levée involontairem ent : je trem blais, j ’avais peine à cacher m on ém otion » (1. C V III). La m anifestation la plus fréquente qui tra d u it indifférem m ent une ém otion agréable ou désagréable, ce sont les larm es. Mmc de Tourvel a vingt-deux ans au m om ent des Liaisons dangereuses : elle est contem poraine de L a Nouvelle Héloïse, de la comédie larm oyante et du dram e b o u r geois. Il est in téressan t d é n o te r que la P résidente représente p ré cisém ent dans le rom an de Laclos la noblesse de robe, c’est-à-dire u n milieu plus proche de la bourgeoisie. V alm ont a fait la charité? E de en est cc atten d rie ju sq u ’aux larm es ». V alm ont se déclare : ede cc fond en larm es », e t passe la soirée cc baignée de larm es, p ria n t avec ferveur » (1. X X III). Elle le reconnaît : cc J ’ai pleuré, je l ’avoue. » Si elle craignait de céder, ede cc ira it pleurer dans u n désert le m alheur d’avoir connu V alm ont » (1. X X V I). V alm ont q u itte le château; Mme de Rosemonde pleure, Mme de T ourvel est touchée au point q u ’ede cc a u ra it volontiers mêlé ses larm es » à eedes de son amie (I. XLV). Elle offre son am itié à V alm ont; c’est après avoir passé cc une n u it dans les larm es » (1. XC). R evenue à 1. S artre, Esquisse d'une théorie des émotions. 1939.
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Paris, en proie au x tourm ents de l’am our « tous les m om ents de sa triste existence sont m arqués p ar ses larm es » (1. C V IIÏ). V al m ont continue à lui écrire : elle n ’ouvre pas ses lettres, elle « pleure en les reg ard an t » (1. CXIV); quand il lui ren d ra les lettres q u ’elle lui a écrites, elle les relira ce ju sq u ’à ce que ses larm es en aient effacé les dernières traces ». L ’ém otion p eu t provoquer deux réactions différentes. L a S an severina trouve dans son ém otion un m o tif d ’agir, l ’énergie po ten tielle libérée p a r la crise ém otionnelle se tra d u it en actes. Mme de Tourvel, elle, sous le cboc, se replie sur elle-même comme une sensi tive. Elle est presque incapable d ’exprim er son sentim ent; chez elle le sentim ent n ’est pas extensif, m ais intensif, il se développe en profondeur. Sous l’effet du re to u r im prévu de V alm ont au château, elle « trouve u n p ré te x te pour être seule et se livrer sans contrainte à la douce ém otion de son cœ ur ... E lle av a it besoin de solitude » (I. L X X V I). Q uand le sentim ent l ’envahit, la P résidente laisse une phrase en suspens : « Oh! non, m ais... » (1. V I), cc E h bien! oui, je... » (1. X C II), cc Vous m e plaignez, Ah! si vous connais siez... » (L. C X LIX .) C’est le phénom ène d ’inhibition classique d o n t R ousseau a donné dans Les Confessions, une description adm i rable : cc Le sentim ent plus p ro m p t que l ’éclair v ien t rem plir m on âm e; m ais au beu de m ’éclairer, il m e brûle et m ’éblouit. J e sens to u t e t je ne vois rien. Je suis em porté, m ais stupide. » (Confes sions, livre II I.) Le sentim ent s’exprim e sans le secours du langage car d est p ar essence difficilement com m unicable; la parole est incapable de trad u ire la profondeur de l ’ém otion, qui ja illit spon tan ém en t, sans ordre, souvent sous forme exclam ative, incohé rente. P o u r se com m uniquer à au tru i, le sentim ent tro u v e une au tre forme, q u i tra d u it to u te sa richesse e t qui te n d à développer chez au tru i u n processus analogue. D ans les m anifestations p h y siques de l ’ém otion, le corps exprim e to u te l ’intensité du sentim ent auquel Mme de T ourvel cc se bvre » (1. L X V II). La prem ière fois q u ’elle s’abandonne à son am our pour V alm ont, cc son regard s’étein t », elle tom be dans les bras du V icom te, puis cc se dégageant avec une force convulsive, la vue égarée, e t les m ains élevées vers le ciel : cc D ieu, ô m on Dieu, sauvez-m oi », s’écrie-t-elle. Elle tom be à genoux, suffoque, baigne de pleurs les m ains de V alm ont et à trav ers ses sanglots, balbutie des phrases sans suite : cc Sauvezm oi, laissez-moi. » Puis les pleurs cessent et de cc violentes convulsions » succèdent cc à cet O T age ». V alm ont su b it la conta gion de l ’ém otion et renonce à son p ro je t (1. X C IX ). L a scène de la 411
chute est précédée d ’une crise ém otive d ’une violence extrêm e; Mme de T ourvel tom be évanouie entre les bras de V alm ont et ne rev ien t à elle que « soumise et déjà livrée à son heureux v a in queur » (1. CXXV). On voit ici com m ent l ’évanouissem ent est ce tte cc conduite d ’évasion », ce cc refuge » do n t parle S artre, et qui nie le danger dans l ’anéantissem ent. Ces crises ém otionnelles qui trah issen t la violence du sentim ent provoqueront b ien tô t des m anifestations psychasthéniques. L a M arquise le prévoit, qui, dès la lettre X X X III, écrit : « Ce qui me p a ra ît encore devoir vous rassu rer sur le succès, c’est q u ’elle use tro p de forces à la fois; je prévois q u ’elle les épuisera pour la défense du m ot, et q u ’il ne lui en restera plus pour celle de la chose. » Mais av a n t d’être sous l ’em prise de la passion am oureuse, la P ré sidente p ré sen tait cet harm onieux effacem ent, ce calme agréable, cette égalité d ’h um eur d ’une femme qui, p re sse n tan t quel terrible bouleversem ent la violence des sentim ents provoquerait en elle, s’en g ard ait avec soin : « Ce que vous appelez le bonheur, n ’est q u ’un tu m u lte des sens, u n orage des passions, dont le spectacle est effrayant, mêm e à le regarder du rivage. E h! com m ent affronter ces tem p êtes? Com m ent oser s’em barquer sur une m er couverte des débris de m ille et m ille naufrages! E t avec qui? Non, Monsieur, non, je reste à terre... » (1. L V I )1. P our la P résidente, com m e pour R ousseau, « Il fa u t que le cœ ur soit en paix et q u ’aucune passion n ’en vienne tro u b ler le calme 2. » Elle m et au-dessus de to u t la « tran q u illité ». Ce m ot revient avec une insistance presque aiguë sous la plum e de la P résidente. Elle crain t que l ’am our n ’altère « la tran q u illité de son cœ ur ». Cela laisse à penser q u ’elle n ’éprouve pas pour son m ari ce q u ’elle nom m e cc am our ». Au som m et de la passion, elle écrira à Mme de R osem onde : cc J ’aim e, oui, j ’aime éperdum ent », et elle avoue que c’est cc la prem ière fois » qu’elle prononce ce m ot. cc Cessez, écrit-elle à V alm ont, de vouloir tro u b ler u n cœ ur à qui la tran q u illité est si nécessaire » (1. LV I), et encore : cc Laissez-moi reprendre quelque tran q u illité. » A Mme de Rosem onde : cc J e vous devrai m a tran q u illité , m on bonheur, m a v e rtu » (1. CXXIV ). La tran q u illité de Mme de Tourvel, c’est un rem p a rt qui protège une sensibilité excessive, c’est u n refuge à l ’abri des passions; le rapprochem ent des trois term es : tran q u illité, bonheur, v ertu , tra d u it très exactem ent leur v aleu r réciproque et éclaire leur sens profond. Mme de Tourvel a, d ev a n t l’am our, la 1. S ouvenir possible du fam eu x passage de Lucrèce, I I , 1 e t 2. 2. Rêveries, 5e P rom enade.
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même réaction de défense e t p eut-être cette peur de la vie q u ’av a it eue av a n t elle la princesse de Clèves refusant d ’épouser Nem ours, cc N ’êtes-vous pas entouré de femmes qui, toutes, pins aim ables que moi, ont plus de d ro it à ces hom m ages?... Vous dem ander de ne plus vous occuper de m oi, ce n ’est donc que vous p rier de faire au jo u rd ’hui ce que vous aviez déjà fa it et ce q u ’à coup sûr vous feriez eneore dans quelque tem ps, quand mêm e je vous dem ande rais le contraire » (1. L). Ce calme u n peu m élancolique : « Vous savez que j ’ai n atu relle m ent peu de gaieté » (1. XLV), cette égalité d ’hum eur, paraissent inexpressifs à Mme de M erteud; elle ne com prend pas la n atu re contem plative de Mme de Tourvel qui lui semble figée dans une « éternelle enfance »; elle pren d pour de la banalité cette douceur caressante qui précisém ent séduit V alm ont. F luidité, grâce m élan colique, b eau té sensuelle m ais to u te de sérénité et d ’harm onie, la présidente de Tourvel n ’évoque pas comme Cécile les charm es équi voques d ’un Greuze; elle n ’évoque pas non plus les fascinations snbtdes de W atteau . Mme de T ourvel est anim ée de ce rythm e len t e t ondoyant qui est pour nous celui de certaines figures de B otticelli x. Comme les Grâces, ou les Filles de Jé th ro des fresques de la Sixtine, elle se pose sur le sol sans poids et presque sans m ouve m en t : cc C’est que leur n a tu re n ’est pas terrestre m ais céleste 2 »; Mme de Tourvel a quelque chose d ’ cc angélique » (1. LX X V I) et si V alm ont e t la M arquise la nom m ent la cc céleste prude », c’est p a r dérision m ais non sans motif. P our une n a tu re de cette qualité, la valeur essentielle réside dans les sentim ents profonds. L ’ém otion, c’est l’expression du cœ ur, c’est le n atu rel, c’est la vérité. Q uand cc le voile est déchiré », quand la « funeste v érité l ’éclaire », la P résidente coupable est incapable de pleurer : cc Depuis hier, je n ’ai pas versé une larm e. Mon cœ ur flétri n et» fo u rn it plus » (1. C X L III). C’est que, comme p o u r Rousseau, pour le D iderot des dram es, ou Nivelle de L a Chaus sée, pour Mmo de T ourvel, les larm es sont signe de v ertu . Elles exprim ent un m ouvem ent du m oi profond; or, la v ertu consiste à re n tre r en soi-même, à retro u v er au fond de son cœ ur la v érité m orale. A un concept objectif de la v ertu , imposé p a r la société, Mme de Tourvel préfère une v ertu intérieure ; le Moi n atu re l é ta n t ju stem en t le critère d ’une telle v ertu . A la te voix pubhque » qui accuse V alm ont, elle préfère la cc voix de l’am itié », la voix du L P o u r des raisons év id em m ent trè s différentes de celles q u i, pour Sw ann, évoquent Zépliora à tra v e rs O d ette de Crécy ( U n amour de S w a n n ). 2, G iulïo C arlo À rgan, BotticcHi, S kira, 1957.
dis
cœ ur. Son prem ier m ouvem ent, jailli du cœ ur, la pousse à croire les au tres sincères. Ce besoin de com prendre, ou p lu tô t d ’être à l ’unisson, ce don de sym pathie lui dicte toujours la solution de 1’
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« J e n e sais n i dissim uler ni com battre les im pressions que j ’éprouve » (1. X X V I), cet aveu de Mmc de Tourvel fa it éebo à une affirm ation plusieurs fois proclam ée de J .- J . R ousseau : « Mon cœ ur, tra n sp a re n t comme le eristal, n ’a jam ais su cacber d u ra n t une m inute entière, u n sentim ent un p eu v if qui s’y fû t réfugié 1 »; il est « dans l ’im possibilité to ta le : ...de te n ir caché rien de ce q u ’il sent et de ce q u ’il pense 2 ». Mme de Tourvel ne conçoit de ra p p o rt véritab le avec a u tru i que dans une to ta le au th en ticité : cc Vous le savez, je vous dis to u t : je crains moins d ’avoner m a faiblesse que d ’y succom ber », écrit-elle à V alm ont (1. XC), et à Mmc de R osem onde : cc Ce n ’est pas à vous que je veu x dérober aucun des m ouvem ents de m on cœ ur » (1. CXXIV ). L a pensée que V alm ont puisse avoir d ’elle une im age différente de la réalité la fait souffrir : « U v a douter encore de m es sentim ents, il croira avoir à s’en plaindre. J e sids bien m alheureuse! Que ne lui est-il aussi facile de lb’e dans m on cœ ur que d ’y régner? » (L. C ÏI.) Cette form ule que la P résidente reprend ailleurs : te Vous venez, M adam e, de lire dans nion cœ ur » se retrouve exactem ent sous la plum e de R ousseau : « J e veux que to u t le m onde lise dans m on cœ ur 3. » P o u r Mme de T ourvel comme pour l’a u teu r des Confessions, et le sentim ent intérieur, im m édiatem ent évident » doit cc tro u v e r son écho dans une reconnaissance im m édiatem ent accordée 1 », e t V alm ont, h ab itu é à évoluer dans le m onde du m asque, est frap p é dès le prem ier co n tact avec la P résidente p ar sa transparence : les m oindres sentim ents a se peignent » sur son visage (1. VI) / « Elle n ’a point comme nos femmes coquettes ce regard m enteur... » T out l’a rt de M erteuil consiste à dissim uler ses sentim ents p a r son regard, à percer les autres à jo u r sans rien livrer d ’cîîe-même, le charm e de T ourvel c’est que son regard cc annonce » ses sentim ents et d it to u t d ’elle-même; à tel p o in t cpie V alm ont saisit dans ses yeux l’évolution exacte de son am our 5. Mme de T ourvel le sait bien : elle essaie, pour ne pas tra h ir les ém otions q u ’elle éprouve, de baisser les yeux pour les dérober à 1 observation aiguë du vicom te; m ais V alm ont la fascine e t l’oblige binski. (»/--./. Uousseau, L a 'rransparence et l'obstacle, P io n , 1957.) C e tte rem arq u a b le étu d e nous a p erm is d ’éelairer certain s asp ects du personnage de Muie de T ourvel. 1. Confessions, IX . 2. ïd ., X I I. Laclos n e connaissait évidem m ent p as les Confessions q u a n d il a écrit son ro m an , p u isq u e les deux œ uvres o n t été publiées la m êm e année. 3. Correspondance générale. 4. S taro b in sk i, p. 228. 5. Cf. le ttre L X X V I en p articu lier.
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à se livrer. E t c’est bien u n des aspects intéressants du com bat, du dram e de la P résidente : peut-elle p erm e ttre à ses yeux de tra d u ire les ém otions qui l’ag iten t? Sans doute peut-on penser q u ’elle red o u te de tra h ir son m ari; sans doute les problèm es m oraux e t religieux o n t p o u r elle u n sens. Mais ce qui la déchire, c’est le conflit de l’être et du p araître. A v an t V alm ont, sa vie é ta it plate e t unie, sans problèm e, grâce à une coïncidence — superficielle m ais commode — entre le devoir et les sentim ents. Mais ju s q u ’alors jam ais le problèm e de la coïncidence entre la v e rtu du m onde et la v e rtu intérieure ne s’é ta it posé à elle. E n fa it, elle v iv ait u ne vie terne, dans une sorte d ’é ta t léthargique sur le plan passionnel. Sa vie sentim entale é ta it bornée à l ’am itié. Orpheline, c’est dans l ’am itié q u ’elle a trouvé des ressources précieuses; elle parle avec une sincérité sans équivoque de son « affection », de sa « reconnaissance », de sa « tendresse » pour Mme de Volanges qui a eu pour elle une « bonté m aternelle ». Ce sont les m êmes sentim ents q u ’elle éprouve pour Mme de Rosem onde. Puis V alm ont est arrivé : V alm ont l’oblige p a T son a ttitu d e à prendre conscience du problèm e posé p a r la transparence. Mme de T ourvel est in ca pable de dissim uler ses sentim ents et, cependant, son devoir exi gerait qu’elle le fît. De là, cet é ta t de crise q u ’elle finira p ar résoudre en accep tan t l’am our, c’est-à-dire en réalisant de nouveau la tra n s parence, l ’id en tité de l ’être et du p araître. Ainsi elle retrouvera la v ertu , non pas celle du dehors, m ais celle qui exprim e la réalité du moi intim e, e t découvrira l ’existence d ’une m orale individuelle : la v érité n ’est plus la v érité des principes reçus, m ais la vérité du cœur. Mais a v a n t ce choix définitif, les étapes de la crise qu’elle tr a verse sont a u ta n t d ’essais p athétiques p o u r exprim er les sentim ents q u ’elle éprouve, pour les sauver, bien plus que pour sauvegarder les apparences e t les obligations de la m orale traditionnelle. C’est dans ce sens q u ’il fa u t com prendre l ’ofl’r e q u ’elle fa it à V alm ont de son am itié. La « m auvaise foi » réside dans les regards des autres, celui de M erteuil, de V alm ont, de Mme de V olangesï . Mme de Tourvel offrant son am itié à V alm ont est to u te « franchise », to u te « confiance », elle lui « donne » to u t ce qui est à elle, to u t ce d o n t elle p eu t disposer. Elle n ’a tte n d q u ’u n m ot de V alm ont pour « se livrer à u n sentim ent si doux, si bien fa it pour son cœ ur ». D ’ailleurs, la présidente de Tourvel donne-t-elle au m ot am itié l. Cf. R ousseau : « J e vois p a r la m c^ ière d o u t ceux qui p en sen t m e conuaîfcre in te r p rè te n t m es actions et m a co n d u ite q u ’ils n ’y connaissent rien. » (Confessions^ X II.)
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un sens très précis? Il recouvre p o u r elle to u te la réalité complexe du « sen tim en t », q u ’elle éprouve m ais q u ’elle n ’analyse pas.Valm ont refuse cette am itié p a r tactiq u e d ’abord, mais aussi parce que son esprit exige des concepts précis, des situations nettes; tandis que Mme de Tourvel se m eu t de préférence dans la nébu leuse du sentim ent, ce q u ’on appellera b ien tô t le vague des pas sions. E t, précisém ent, l ’em ploi co n stan t q u ’elle fait du term e très général de « sentim ent » m arque ce to u r d ’esprit si opposé à l’intelligence analytique. Le besoin de s’exprim er et de com m uniquer justifie aussi le changem ent de confidente. Mme de Volanges m éconnaît Y alm ont, elle serait incapable de croire à la sincérité de l’am our du Vicom te; Mme de Rosem onde, « sensible amie » qui a pour son neveu une tendresse m aternelle est capable de « sen tir » p a r le cœur ce qui se passe entre V alm ont et Tourvel et ce qui se passe en Mme de Tourvel. U n m om ent arrive où la réalité de l’am our s’impose à l ’évidence. Si le charm e de x\Ime de Tourvel s’insinue en V alm ont et le pénètre insensiblem ent, pour la P résidente, le processus est très différent : la révélation se fa it pour elle p a r m utations brusques, dans les convulsions, dans l ’orage et la transe ém otionnelle, dans l’ébran lem ent de to u t l ’être. A chacune de ces crises (1. X X I II, XCV I, CXXV) correspond u n progrès définitif dans l’histoire de son am our : Y alm ont s’impose, l’am our s’im pose, la chute. Lorsque, après la deuxièm e de ces crises, la P résidente reconnaît l’am our, elle décide de fuir. Elle écrit à Mme de R osem onde moins p o u r s’expliquer ou p o u r se justifier que pour « épancher sa douleur ». E n p aria n t de son am our, en en com m uniquant la réalité à une amie, elle espère soulager 1’ (c oppression de son cœ ur ». Le besoin d ’exprim er des sentim ents d ’une intensité d ’a u ta n t plus doulou reuse q u ’ils re ten tissen t plus profondém ent dans cette âme si sen sible et si pudique est irrépressible. Mme de Tourvel éprouve une souffrance intolérable à l ’idée q u ’d lui est in te rd it d ’avouer son am our à V alm ont, q u ’d lui est in te rd it d ’établir entre eux cette com m unication im m édiate que la n a tu re mêm e de cet am our exige absolum ent, de réaliser la transparence. « Je paierais de m a vie la douceur de pouvoir une fois seulem ent le faire entendre (le m o t « am our ») à celui qui l ’inspire. » Elle fuit mais elle tom be dans u n é ta t m orbide; ede est accablée p a r une « oppression » q u ’elle ne p eu t dissiper. C ette im pression d ’étouffem ent, sur laquelle Laclos insiste, puisque Mme de Volanges reprend la même expression dans sa description de l ’agonie de la P résidente, tra d u it très p ré 417 27
cisém ent l’é ta t pathologique de Mme de Tourvel : solitude, replie m en t to ta l, aném ie; le sentim ent intensif, ferm é à to n te expres sion provoque un épuisem ent physique et nerveux. Laclos note ex actem ent les sym ptôm es du m al et, de loin, nous prépare an dénouem ent. C’est cependant dans l ’exaltation de la dernière crise, celle qui provoque la chute, que la P résidente reçoit la révélation qui, pour un tem ps, et a v a n t que le voile se déchire, lui perm et d ’être v raim ent elle-même, en ad m e tta n t la réalité de l’am our et la coïncidence de l’am our et de la v ertu . La P résidente, après la chute e t dans le laps de tem ps très court où elle croit à la sincérité de Y alm ont, ne prononce ni u n m ot de rem ords ni m êm e de regret, ne fa it aucune allusion au devoir trah i, à la m orale bafouée. Égoïsm e de la passion comblée? Non, m ais bien au contraire don to ta l et oubli to ta l de soi : « Mes souffrances m e seront chères si son bonheur en est le prix. » cc Ne croyez pas que v o tre lettre ait pu faire n a ître un regret en moi, ni q u ’elle puisse jam ais me faire changer de sentim ent ni de conduite. Ce n ’est pas que je n ’aie des m om ents cruels; m ais quand m on cœ ur est le plus déchiré, quand je crains de ne pouvoir plus supporter mes to u rm en ts, je m e dis : V alm ont est heureux; et to u t disparaît d evant cette idée, ou p lu tô t elle change to u t en plaisirs » (1. C X X V III, à Mme de Rosem onde). Mme de Tourvel s’est cc consacrée » à V alm ont, elle n ’a plus d’existence personnelle, cc un a u tre en est possesseur », E t c’est ce sacrifice de soi, ce don m ystique qui sanctifie la pas sion. Ainsi l ’am our e t la v ertu ne font q u ’un : ce On n ’est point coupable avec a u ta n t d ’am our » (1. C X X X IX ). L ’am our considéré comme une union m ystique, par-delà les conventions et les lois sociales, la douleur régénératrice, l’âme tro u v a n t son salut dans le sacrifice, l’idée d ’une fa ta lité inexo rable 1, sont a u ta n t de thèm es rom antiques. L ’am our de Mme de T ourvel la p erd m ais la sauve, la régénère m ais la tue. I l en fa it la sœ ur de W erth er et de M arion D elorm e. D ans sa m ort, qui su it im m édiatem ent celle de V alm ont, Mme de Tourvel accomp b t le sacrifice suprêm e en assum ant to u tes les responsabilités et en se chargeant de to u tes les fautes : cc D ieu to u t-p u issan t... je me soum ets à ta justice; m ais pardonne à V alm ont. Que mes m alheurs, que je reconnais avoir m érités, ne lui soient pas un sujet de reproche, et je bénirai ta m iséricorde! » D éjà se dessine î. Ce th èm e, aussi rac inion que ro m an tiq u e d 'ailleu rs, a p p a ra ît â plusieurs reprises. Cf. le ttre s C II, C V III, C X IV , C X X V III, de de T ourvel.
le symbole du Pélican qui s’offre en sacrifice pour la rédem ption du pécheur. Mais, par-delà les thèm es rom antiques, le personnage et l’his toire de Mme de T ourvel opposent, com m e on l ’a déjà d it, un univers à un au tre : cet univers du sentim ent, de l’affectif, du subjectif, cet univers où se préfigurent les m otifs rom antiques, c’est, plus généralem ent, face à l’univers de l'intelligence e t de la logique, celui de la magie 1. M erteuil v e u t dém ontrer que le hasard n ’existe pas, ou du moins que l'intelligence p eu t l ’élim iner, Tourvel tém oigne que le m iracle, c’est-à-dire l’insertion de l ’iinprévisible dans l’ordre natu rel existe, q u ’il répond à la foi. E t le m iracle s’accom plit : dès les prem ières pages du rom an, à peine Valm ont a-t-il v u Mme de T ourvel, q u ’d est touché p a r la grâce, — conversion aussi éto n n an te et moins préparée que celle de Félix! ■ — car enfin V alm ont écriv an t cette phrase : « P o u r la trom per le m oins possible... » (1. V I), V alm ont gêné de p o rter le m asque et désireux d ’ap p a raître te l q u ’il est, tra n sp a re n t à Mme de Tourvel, c’est bien un m iracle. E t la réponse de la M arquise : cc Vous qui n ’êtes plus vous... » m arque q u ’elle a com pris quelle tran sfo rm atio n , quelle conversion la sim ple présence de Mme de Tourvel a déjà opérée. L a scène de la chute v erra se réaliser la transparence et V alm ont arracher le m asque et dépouiller le vieil homme : cc J e ne sortis de ses bras que pour tom ber à ses genoux, p o u r lui ju re r un am our éternel, et, il fa u t to u t avouer, je pensais ce que je disais » (1. CXXV). Certes, ce tte transform ation n ’est pas définitive, V alm ont reviendra aux cc principes », m ais qu’elle ait été possible infirm e évidem m ent l ’opinion d ’A ndré Suarès quand il écrit : cc Jam ais livre n ’a plus outragé la p a rt sensible de l’hom m e. Les Liaisons dangereuses sont le seul livre dangereux parce q u ’il n ’en est sans doute pas u n a u tre cpii tien n e si peu com pte du sen tim ent 2. » Que le sentim ent existe dans Les L ia i sons dangereuses sous sa form e la plus absolue, la plus pure, que po u r u n tem ps, le cceur triom phe de l ’espTit, Mme de T ourvel en tém oigne, et V alm ont. Les am ours de Cécile et de D anceny nous offrent mêm e le sentim ent, celui q u ’on tro u v e dans les rom ans directem ent dérivés de l'Hcloïse, superficiel et pleurard, et cette ém otivité à d e u r de peau que Laclos a voulu radier et qui contraste 1. « Il ne fa u t p as v o ir d«ins ré m o tio n u n désordre passager de l'o rg an ism e e t de l'e s p rit q u i v ie n d ra it tro u b le r du dehors la vie psychique. C’e s t au co n traire le reto u r de la conscience à l’a ttitu d e m agique, one des grandes a ttitu d e s q u i lui so n t essen tielles... L ’ém o tio n n ’est p a s un accid en t, c’est un m ode d ’existence de la conscience. » {Sartre, Esquisse d'une théorie des émotions.) 2. Cf. p. 301*
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avec la profondeur authentique de la sensibilité de Mme de T our vel. Que Laclos a it voulu, au départ, écrire une anti-H éloïse, cela nous semble évident, mais il p araît se réconciber avec le « cœ ur » grâce à Mme de T ourvel x; c’est comme si Mme de Tourvel, p ré figurant e t p ré p ara n t Solange D uperré, — e t seule héroïne des Liaisons dangereuses qui apparaisse dans la correspondance de Laclos 2 — ram en ait l ’a u te u r à R ousseau, non pas au R ousseau de l 'Héloïse, m ais au R ousseau le plus vrai, celui des Confessions do n t les six prem iers bvres paraissent ju stem en t en 1782, comme Les Liaisons dangereuses. L ’historien de la b tté ra tu re p o u rrait p eu t-être tro u v er m atière à réflexion dans la publication sim ul tan ée de deux œuvres si différentes, si opposées même, et p o u r t a n t si fécondes p ar leur influence et do n t l ’accent dem eure si ex trao rd in airem en t m oderne. Bien loin de p arta g er l’indignation de Marcel A rland, do n t la sensibilité s’accorde avec celle de Mme de Tourvel — car il existe deux catégories de critiques des Liaisons dangereuses : ceux qui sont fascinés p a r M erteuil, ceux qui sont charm és p a r T ourvel — et qui stigm atise la cc perfidie » de Laclos p re n an t plaisir à perdre la P résidente p ar ce ce q u ’elle a de m eilleur en soi 3 », il nous semble que ce qui p erd la P résidente, c’est l’excès d ’une sen sibilité éch ap p an t à to u t contrôle critique; Laclos, en effet, écrira plus ta rd : te II fa u t donc, non pas essayer de détruire sa sensi bilité, ce qui est impossible, m ais trav a iller à la diriger et à la contenir, m êm e à la sacrifier au besoin. Les deux prem iers sont l’ouvrage de la sagesse, le deuxièm e l ’est de la v ertu . » (L ettre du 22 floréal an II.) Ce n ’est pas ce q u ’il y a de m eilleur en ellemêm e qui provoque la perte de Mme de T ourvel, c’est l ’absolu q u i est en elle; en ce sens, elle est to u t à fa it com parable à la M arquise d ont l’excès de rationalism e provoque la chute. E n créant le couple V alm ont-Tourvel, Laclos a-t-il voulu faire de cette union le sym bole d ’un équilibre un in s ta n t réalisé entre les contraires, d ’une conscience plus large, d ’une vie plus riche? Victim es et bou rreaux : le schéma trad itio n n el des Liaisons dan gereuses place au x côtés de Mme de T ourvel la jeim e Cécile de Volanges, que la p lu p art des critiques exécutent som m airem ent : 1. Cf. l ’opinion de Ju lie n Green su r Mme de T ourvel : « I l m e p a r a ît évident que le personnage a échappe à L aclos e t q u ’il v it d ’une existence to u t à fa it in d ép en d an te des in ten tio n s de l ’a u teu r, » (Journal, I l ju in 1943.) 2. L e ttre d u 16 floréal a n II. 3. Cf. p. 305,
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c’est une « gam ine vicieuse » do n t Fhistoire a perm is au rom an cier de dessiner des estam pes galantes dans le goût polisson du X V IIIe .
Le personnage a, cependant, une v aleur intrinsèque; son p ro blème n ’est pas d u to u t celui de Mme de T ourvel : la P résidente représente cet a u tre mode d ’existence de la conscience, cette p a rt d ’eux-mêmes que l’intelligence de M erteuil et de V alm ont a des sein d ’élim iner. Le conflit M erteuil-V alm ont-Tourvel pose l ’hom m e en ta n t que lib erté : selon Laclos l’hom m e p eut m odeler son destin, il est libre. Avec Cécile se pose à cette lib erté le problèm e de la liberté des au tres, e t à l’intelligence, le problèm e de 1’ « in v en tion » — au sens bergsonien — de valeurs m orales. C’est à Cécile de Volanges que revient l ’honneur du lever de rideau des Liaisons dangereuses. Laclos a voulu — et to u t com m en taire est superflu — que son livre s ’ouvre sur un tableau de genre : une « innocente pensionnaire », douce, fraîche, jolie comme un p astel, écrit à une am ie restée au couvent scs prem ières im pres sions d ’ingénue dans le m onde. Cécile est en trée au couvent à onze ans, au P en th em o n t sans doute, ou bien à l ’A bbaye-au-Bois, — les deux établissem ents les plus aristocratiques de Paris. Elle en sort à quinze ans pour épou ser le colonel-comte de G ercourt qui a trente-six ans et q u ’elle n e connaît p as; c’est le sort hab itu el des filles de sa condition. Qu’a-t-elle appris? P ratiq u em en t rien; quelques élém ents de cal cul, u n p eu d ’histoire, un peu de gram m aire, m ais su rto u t la danse, la m usique e t le dessin. E lle se rend com pte im m édiate m ent de son ignorance : « Conviens que nous voilà bien savantes! » écrit-elle à Sophie et elle désire to u t apprendre. Au couvent, son existence a été facile e t douce, elle é ta it heureuse parm i des amies de son âge; dans le m onde, elle est seule et dès la prem ière le ttre , il est visible q u ’elle s’ennuie. Mmc de Volanges lui a fixé un emploi du tem ps et a réglé très précisém ent leurs rap p o rts : Cécile v o it sa m ère à heures fixes et dans des situations prévues à l ’avance (1. I). A ucune spontanéité, aucune in tim ité en tre edes. Cet isole m ent, ce tte distance, Cécile les ressent dans tons les contacts qu’elle a avec le m onde des adultes : « H om m es e t femmes, to u t le m onde m ’a beaucoup regardée, et puis on se p a rla it à l ’oreille; e t je voyais bien q u ’on p arla it de m oi... J ’ai encore entendu, après souper, un hom m e que je suis sûre qui p arlait do m oi et qui disait à u n a u tre : Il fa u t laisser m û rir cela, nous verrons cet hiver. » P erdue dans cet univers dont ede ignore les règles, où son n atu rel devient gaucherie, sa spontanéité, sottise, elle 421
cherche in stin ctiv em ent un signe de sym pathie, u n regard moins critique. E lle le tro uve : Mme de M erteuil fait très discrètem ent les prem iers pas. Mais dans ce m onde indilférent des adultes, Cécile v a tro u v er un a u tre « enfant », c’est D anceny. Il a une « douceur ch arm ante », il est gentil, il fa it de la m usique et cause avec elle, il a, comme elle, la larm e facile, elle retrouve en lui l’am ie q u ’elle a perdue, parée d ’u n a ttra it supplém entaire. Ce qui la pousse d ’abord vers D anceny, ce n ’est pas la sensualité qui se révélera si puissante chez elle, mais quelque chose de to u t diffé re n t et qui donne à ce d éb u t de liaison u n caractère to u ch an t et profondém ent v rai : avec D anceny, Cécile retrouve e t préserve son enfance. Mais la M arquise v a révéler u n autre aspect de Cécile : en elle, l ’enfance n ’est pas sim plem ent un stade de la vie, m ais u n caractère fondam ental, cc E n elle to u t annonce les sensations les plus vives » (1. X X X V III). L a M arquise a d ’un m ot caracté risé l ’être de Cécile : elle est to u te cc sensation », comme les enfants — e t comme les prim itifs; deux term es reviennent sans cesse, to u t n aturellem ent sous la plum e de Cécile : cc peine », cc plaisir ». Ce sont comme les deux pôles de sa vie. Ses réactions sont d ’ail leurs aussi im m édiates que superficielles; la m oindre peine pro voque u n déluge de larm es, q u ’u n m ot de consolation suffit à arrêter. Le plaisir l ’envahit to u t entière et se tra d u it en m ani festations excessives : cc Depuis que j ’ai lu sa le ttre (la prem ière lettre de D anceny), j ’ai ta n t de plaisir que je ne peux plus songer à au tre chose... J e ne me suis endorm ie que bien ta rd ; et aussitôt que je me suis réveillée (il é ta it encore de bien bonne heure), j ’ai été reprendre sa lettre pour la relire à m on aise. J e l’ai em portée dans m on h t, e t puis je l’ai baisée comme si... C’est peut-être m al fait de baiser une le ttre comme ça, m ais je n ’ai pas pu m ’en em pêcher 1 » (1. X V I). Les sensations sont si puissantes chez Cécile que jam ais elle ne p eu t cc s’em pêcher » d ’y céder : cc C’é ta it plus fo rt que moi » (1. X V III), cc J e n ’ai pas pu m ’en em pêcher » (1, X X V II), cc Je ne po u rrai pas m ’en em pêcher plus longtem ps » (1. X X IX ), cc Si j ’avais pu m ’en em pêcher » (1. X X X ), etc. E lle m anque de cc consis1. O n p o u rra com parer les réactio n s d u n a rra te u r de A la recherche du temps perdu, recev an t la prem ière le ttre de G ilberte : <
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tance » comme le n otera Y alm ont (1. C X X IX ), de volonté. C’est q u ’on a laissé en friche chez elle to u t ce qui p o u rrait s’opposer aux sollicitations des sens, to u t ce qui p o u rrait utiliser à d ’autres fins l ’énergie q u ’elle dépense si libéralem ent au profit de m oti vations inconscientes. Ce n ’est pas q u ’elle soit bête : sous la naïveté de l ’écriture apparaissent parfois des rem arques très fines. Est-ce un mal d ’aim er quelqu’un, dem ande-t-ede à la M arquise : « Ou bien est-ce que ce n ’est un m al que pour les demoiselles? Car j ’ai entendu m am an elle-même dire que Mme D ... aim ait M. M..., et elle n ’en p a rla it pas comme d ’une chose qui serait m al; et pour t a n t je suis sûre q u ’elle se fâcherait contre m oi, si elle se d o u tait de m on am itié pour M. D anceny » (1. X X Y II). E lle va même ju sq u ’à enferm er la M arquise dans une contradiction : « Il y a p o u rta n t une chose qui m ’a bien surprise dans votre le ttre ; c’est ce que vous m e m andez pour quand je serai m ariée, au sujet de D anceny e t de M. de Y alm ont. Il m e semble q u ’u n jo u r, à l ’Opéra, vous me disiez au contraire q u ’une fois m ariée, je ne pourrais plus aim er que m on m ari, e t q u ’il m e fa u d rait même oublier D an ceny : au reste, p eu t-être que j ’avais m al entendu, et j ’aim e bien m ieux que cela soit autrem ent, parce q u ’à présent, je ne craindrai plus ta n t le m om ent de m on m ariage » (1. CIX). Mais comme le rem arque Y alm ont : « Celle-là ne perd pas son tem ps à réfléchir » (1. CXL). Son intelhgence, son jugem ent n ’on t jam ais été déve loppés ni mêm e formés. C ritiq u an t l ’éducation des couvents, VEncyclopédie écrit : « Des femmes qui ont renoncé au m onde av a n t que de le connaître, sont chargées de donner des principes à celles qui doivent y vivre. » Cécde sait q u ’il fa u t se garder de « m al faire », mais elle n ’a évi dem m ent aucun critère pour ju g er du bien ou du m al; to u te sa m orale se résum e dans la « p eu r du diable ». A défaut d u couvent, son éducation a u rait réclam é de Mrae de Volanges une a tte n tio n q u ’elle est incapable de lui consacrer : « EUe m e tra ite to u jo u rs comme un enfant, m am an, ede ne me d it rien du to u t » (1. X X V II). Comme l ’intelhgence, la sensibdité, qui p ourrait orien te r la conscience est restée, faute d ’éducation, à l ’é ta t laten t. Cécde v it dans u n univers clos, où ne pénètre rien, qui puisse l ’ouvrir ou l ’ex alter : n i le sentim ent religieux ni l’am our filial ; on ne lui a jam ais appris à avoir avec les autres d ’autres contacts que super ficiels e t pour ainsi dire épiderm iques. E t comme, à l ’opposé de la M arquise, elle n ’a aucune vie intérieure, q u ’ede ne lit ni les rom anciers, n i les philosophes, ni les m oralistes, que son am itié avec Sophie s’est bornée à des bavardages et des rires, que le
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couvent ne l’a enrichie que des gronderies de la Mère P erpétue et des radotages de la bonne Joséphine, elle est restée un p etit anim al « sans caractère ni principes ». L ’absence d ’in tu itio n , — intuition qui, à défaut d ’intelligence ou de sensibilité, p o u rra it lui faire com prendre les autres p ar la sym pathie — fa it d ’elle comme un m iroir qui ne v o it pas au-delà de l’apparence des choses. Si bien q u ’en définitive c’est p ar son corps q u ’elle v a, si l’on p eu t dire, com m uniquer avec les êtres. M erteuil qui a saisi son cc regard langoureux », qui la décrit comme cc très caressante », la lie à elle, d ’une m anière assez trouble, p ar la sensualité. C’est à trav ers la sensualité de Cécile que M erteuil s’em pare de l ’esprit de la jeune fille; Laclos n ’a pas hésité devant deux ou trois scènes assez risquées qui préfigurent e t expliquent l’a ttitu d e de Cécile à sa prem ière n u it avec Y alm ont. Posséder le corps de Cécile, c’est posséder la p a rt la plus réelle e t la plus au th en tiq u e de Cécile, et V alm ont v o it ju ste quand il déclare se m oquer d ’occuper son esprit. Cécile sera donc très influençable : pour elle u n seul critère : cc Mme de M erteuil m ’a d it... » Bien précieuse, cette M arquise pour la jeune fille : cc Elle m ’est bien utile; car le peu que je sais pour m e conduire, c’est elle qui m e l ’a appris » (1. X X X IX ). Comme les leçons de M erteuil v o n t toujours dans le sens qui flatte le p lai sir de Cécile, e t son égoïsme, — car elle est naïvem ent égoïste — on juge si elles sont bien apprises et mises en pratiq u e. La M arquise c’est le confesseur com plaisant e t discret qui n ’a eu aucun m al à je te r le discrédit sur les confesseurs. Il lui arrive de gronder, m ais c’est ce to u t doucem ent » et un échange de baisers efface to u t : cc Au moins, celle-là, je peux bien l’aim er ta n t que je voudrais, sans q u ’il y ait du m al e t ça me fait bien du plaisir » (1. X X X IX ). Cécile donne au V icom te la clef de sa cham bre : cc Puisque to u t le m onde le v eu t, il fa u t bien que j ’y consente aussi » (1. XCV). L a peur du risque s’évanouit devant la double insistance de D an ceny et de V alm ont. Le Vicom te p eu t alors in itier Cécile à l’am our : cc Ah! Mon Dieu, M adame, que je suis affigée! que je suis m alheu reuse!... Ce M, de V alm ont... » et elle fa it à la M arquise le récit véridique des événem ents, sans trich er : il est rem arquable que ce récit coïncide p o u r l ’essentiel avec celui de V alm ont ; la réponse de M erteuil, d ’u n p arfait cynisme, m ais d ’une absolue lucidité dans l ’analyse des réactions de Cécile, rassure pleinem ent la jeune fille, et c’est elle qui fera les prem iers pas p o u r p erm ettre à V al m ont de renouveler l ’expérience. E n somme, Cécile est parfaitem ent naturelle et Laclos l ’a voulue 424
ainsi. Le rom ancier faisant preuve d ’une hardiesse que les bonnes âmes lui reprochent a voulu m ontrer l’im portance de la sensualité chez un adolescent. Il reprendra cette idée et il la développera dans le deuxièm e E ssai sur VÉducation des femm es. (De la puberté.) Cécile est dans cet âge où l ’activité et la curiosité sexuelles sont intenses; elle n ’a pas voulu, elle n ’a pas cherché son aventure avec V alm ont, m ais après u n e très courte crise d ’h ésitation, — on ne p eu t mêm e pas p arler de rem ords — elle accepte sa sensualité comme une chose naturelle et norm ale, source de plaisir, ce plaisir qui, pour elle, est la réalité. Ce sens de la réalité pure qui caractérise aussi la M arquise explique sans doute l ’espèce d ’attiran c e qui s’exerce entre les deux personnages. B ien sûr, les expériences sont pour Mme de M erteuil m atière à réflexion et source d ’enseignem ent, tan d is que ce q u ’éprouve Cécile lui servira to u t au plus de guide vers de nouvelles sensations sans assurer ni enrichir son jugem ent. Cependant, cet aspect du caractère de Cécile n ’est p eu t-être pas étran g er au pro jet u n m om ent formé p ar la M arquise : entreprendre son éducation. Ce problèm e, que pose l’éducation de Cécile, est simple. F au t-il y voir soit le triom phe du m al, — consciem m ent organisé p ar des volontés dépravées ou imposé p ar une sorte d ’aveugle m achinism e déterm iniste — , soit le triom phe de la liberté? L ’hypothèse d ’une volonté élém entaire de faire le m al ne résiste pas à l ’étude des héros de Laclos. Le m al n ’est ni ce qui m otive ni ce qui explique les actes de la M arquise, ni le b u t où ils ten d en t. Au contraire, la M arquise et le Vicom te procèdent-ils à l ’éducation de Cécile dans le sens du libertinage, c’est-à-dire en lui ap p ren an t la liberté? C’est l’avis des adeptes m odernes du libertinage; R oger V ailland cependant n ’est pas ici d ’u n grand secours; il se borne à citer les tex te s : « I l sera plus p iq u an t de laisser raconter par les deux complices com m ent ils on t éduqué la jeune Cécile de Volanges 1 », en d o n n an t à ses ex tra its des titres comme « L a M ar quise commence l ’éducation », « Le V icom te prend la suite », « Cours com plém entaire » : plus p iq u an t sans doute, m ais on a u rait aimé que V ailland n ’escam otât pas le problèm e. Ce problèm e J .- J . Salomon l ’aborde au fond : « Il n ’est pas d ’innocence n i de culpabilité absolue pour le libertin, car il ne voit n i le bien ni le m al dans les choses et ne croit pas que la vie a it, p ar elle-même, des exigences définies... Il se donne pour tâche de proL Laclos, op. cit.
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tester contre le monde en form ulant une expérience, un combul avec les êtres qui précède de loin le moindre m ouvem ent vers lu liberté que les hommes aient jam ais su im aginer... Les menace», les interdits, les blâmes, lui donnent en somme raison et Faidcnl; à s’élever toujours davantage contre les notions morales qui sont très précisément l’inverse des siennes. Le libertin est l’homme du défi, par quoi il est celui de l’audace. E t si curieux que cela parais.se de prime abord, il tend vers la liberté parce qu’il l’identifie à lu vertu. Aussi n ’est-il vertueux que s’il interrom pt son commerce habituel avec les choses et les êtres, et que s’il retrouve ces dernier» en deçà de l’ordre coutum ier, sous leur aspect le plus confondant mais à ses yeux le plus naturel. Tel qu’il se réclame de la vertu, co monde qu’il abhorre, il le transform e au m ieux de son talent, et les êtres qu’il fréquente, il les rend, en les perdant, aussi dignes que lui de la roue : non pour en faire des victim es et les confondre dans l’abjection de leur sort, mais bien plutôt pour les élever à lui-même et les rendre aussi libres et vertueux que lui : l’innocence est un instrum ent moral qui remédie aux défaillances de la vertu. Mais l’innocence qu’il se donne si souverainement l’air d’éduquer ignore com m ent se résigner au sort qu’il lui fait, et se refuse au jeu de la complicité qu’il lui propose. Ainsi se borne-t-elle à tenir le rôle de victim e. Le libertin n ’y est pour rien : au contraire, il prétend faire de ceux qu’il séduit ses égaux 1. » Telle est l’introduction qui résume son argum entation. Cette argum entation est très intéressante en soi, mais elle a le défaut d ’être une construction de l’esprit, une m éditation à partir des Liaisons dangereuses, plus qu’une explication exhaustive du roman. C’est une vue cavalière que nous donne J.-J. Salomon, sans jam ais descendre à l’analyse pure et simple des actes. Essayons, au contraire, de nous en tenir aux actes et au texte. La lettre L X X X I, longuem ent étudiée, nous a m ontré comment la m arquise de M erteuil rem et en question toutes les notions morales et, par conséquent, toutes les notions sociales; dans cette perspective, qui se rattache bien au courant libertin, les m ots de «: bien », de « m al », de « vertu », d’ « innocence » se vident évi dem m ent de to u t leur contenu traditionnel. On peut bien dire par exemple qu’en perdant son innocence au sens social du m ot, Cécile de Volanges a retrouvé sa vérité, et l’innocence naturelle. Comme Mme de Tourvel a été amenée par Valm ont à accepter la réalité de son désir, Cécile a eu la révélation de son être véritable. Mais quel 1. Tempt modernes, juillet 1949.
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était vraim ent le dessein de la M arquise? É duquer Cécile, la for mer pour l’adm ettre sur un pied d’égalité dans une société liber tine? Il est bien perm is d’en douter. Au départ, Mme de Merteuil s’intéresse à la jeune fille uniquem ent parce que la vue de cette adolescente jolie et naïve lui a fourni le moyen de se venger de G ercourt. Le thèm e de la vengeance, qui apparaît dès la lettre II, se retrouvera tout au cours du rom an (1. LI, LX X IV , LX X X V , etc.). Chemin faisant, séduite par certains aspects de Cécile, Mme de Mer teuil découvre d’autres motifs d’intérêt : elle a rem arqué chez Cécile « une certaine fausseté naturelle... qui réussira d’autant m ieux que sa figure offre l’image de la candeur et de l’ingénuité » (1. X X X V III). Si bien qu’elle en arrive à l’idée de a form er » Cécile (1. L I), d ’en faire son « élève » (1. L X III) : « Je me suis souvent aperçue du besoin d’avoir une femme dans m a confidence, et j ’aim erais m ieux celle-là qu’une autre » (1. LI). Or, une connais sance plus complète de la jeune fille, le fait aussi sans doute que V alm ont paraît en faire trop de cas, m odifient les projets de la M ar quise : « J ’avais eu quelque envie d’en faire au moins une in tri gante subalterne et de la prendre pour jouer les seconds sous moi : m ais je vois qu’il n ’y a pas d’étoffe. Elle dénote surtout une fai blesse de caractère presque toujours incurable et qui s’oppose à to ut... Nous n ’en ferions qu’une femme facile » (1. CVI). Le des sein de la Marquise est clair : elle forme un m om ent le projet de faire de Cécile une confidente, une « intrigante subalterne », un second rôle; il ne s’agit pas de lui faire partager le grand secret, de lui donner le dernier degré de l’initiation, de lui révéler les
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les valeurs du libertinage. Deux faits cependant peuvent éclairer les véritables intentions du Vicomte : l’éclat de fureur contre Mmcî de Volanges (1. C) : « Mon Dieu, que je la hais! oh! je renouerai avec sa fille, je veux la travailler à ma fantaisie. » D ’autre p art, le Vicomte, quand il prononce le m ot de dépravation, a déjà reçu la lettre où la Marquise dit sa résolution d’abandonner l’idée d’éduquer Cécile. Il ne s’agit plus pour lui que de réaliser les projets de la Marquise : se venger de Gercourt, et les siens : se venger de Mme de Volanges ; la vengeance est bien le m oteur essentiel de Valm ont comme de M erteuil, la vengeance qui s’abat, im pitoyable, sur celui qui a osé porter atteinte à la liberté du héros en s’opposant à ses projets. V alm ont 11e déprave Cécile ni par «v ertu» libertine nipar goût de la dépravation, bien que « le contraste de la candeur naïve avec le langage de l’effronterie» qu’il a très exactem ent enseigné à la jeune fille, « ne laisse pas de faire de l’effet ». E t le Vicomte ajoute : « Je ne sais pourquoi, il n ’y a plus que les choses bizarres qui me plaisent » (1. CX). Plus que la recherche blasée de sensations iné dites, — qui serait le goût delà dépravation— ce « je ne sais pour quoi» m arque une inquiétude, trahit chez Valm ont, si habituellem ent lucide, la présence d’impulsions aveugles. Ce « je ne sais pourquoi », cet aveu d’incertitude ne serait-ce pas la riposte inconsciente, incon trôlée, du Ubertin, pris, sans s’en douter, au piège, par le charm e du sentim ent que lui inspire la Présidente? E t comme pour mieux contrebalancer la puissance de ce charm e, il se jette dans l’excès inverse et, par une espèce de sur compensation du doute, dépassant les principes, débouche dans l’étrange, l’extravagant, le « bizarre ». Quoi qu’il en soit, le sort de Cécile est réglé, le « catéchisme de débauche » que Valm ont a composé à son usage est volontairem ent m uet sur les « précautions », si bien que le Vicomte peut se réjouir bientôt à l’idée « que le chef de la maison de Gercourt ne sera à l’avenir qu’un cadet de celle de Valm ont ». Quand un « accident » fait évanouir ces espoirs, rien n’est cependant perdu : « C’est un article à réserver jusqu’au lendem ain du m ariage pour la gazette de médisance » (1. CXLI). Si l’on en croit J.-J. Salomon, l’innocence devient victim e par sa faute, parce qu’elle se refuse au jeu de la complicité. Mais à quel m om ent Cécile s’est-elle refusée au jeu? Il paraît, au contraire, qu’elle a été la partenaire idéale; mais la partie était faussée au départ : la Marquise et le Vicomte se sont bien gardés d’enseigner les règles à Cécile. Comme le dira Valéry : « Il n ’y a de liberté par faite qu’à l’intérieur des règles d’un jeu. » Comment adm ettre et respecter ces règles si on les ignore?
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L’épisode Prévan-M erteuil illustre parfaitem ent cette notion de jeu : les deux partenaires s’engagent en parfaite connaissance de cause, à risque égal; la Marquise enlève brillam m ent la partie et personne ne songerait à s’apitoyer sur le sort de Prévan : il a joué, il a perdu. Mme de Tourvel elle-même s’engage dans un jeu dont elle connaît les dangers; l’acte initial : accepter le dialogue avec Valm ont est un acte conscient et libre; jam ais, même à son lit de m ort, elle 11e refusera de l’assumer. Cécile n’accomplit jam ais un acte libre; jam ais V alm ont ni M erteuil n ’ont tenu com pte de sa liberté, jam ais ils ne se sont posé le problème de Cécile comme finalité. Elle est pour eux l'instrum ent de la vengeance, un moyen de parvenir à une fin. Valm ont s’intéresse d’abord à la Présidente pour la séduire et en tirer gloire, puis il finit par s’intéresser à l’être de Tourvel. Rien de tel ne se produit de la part de la M arquise et de Valm ont vis-à-vis de Cécile. Bien plus, à aucun m om ent, Cécile ne réalise ce qui lui arrive et aucun personnage ne donne au tan t qu’elle l'im pression d ’être le jouet de forces dont elle ne soupçonne même pas l’existence. Libre de choisir, ce n’est pas avec V alm ont mais avec Danceny qu’elle aurait découvert l’am our. E t si elle s’accommode aisém ent de ce qui lui arrive, c’est comme le dit M ar cel Axland « qu’en s’abaissant, elle suit encore sa nature », m ais c’est aussi que son aventure si simple, si logique, si nécessaire du point de vue de Valm ont et de M erteuil, reste pour elle obscure, incompréhensible, inexplicable : la raison des choses lui échappe. Même au dénouem ent, Laclos laisse dans l’ombre les réactions de Cécile; le lecteur ignorera toujours ce qu’elle a vraim ent compris, sans doute parce qu’elle l’ignore elle-même. Pleine de sens si 011 la considère du haut de l’Olympe de l’intelligence, l’histoire de Cécile est, pour elle, absurde. Le dénouem ent la laisse pervertie, brisée, alors qu’elle n ’a jam ais accompli un acte libre; elle est punie pour des fautes où sa responsabilité n’était pas engagée. En face des héros m aîtres de leur destin, Cécile est « comme une ombre errante, un pauvre acteur qui se démène et joue son p etit bout de rôle d'une heure et dont on n ’entend plus parler », sa vie « est une histoire contée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, qui ne signifie rien 1 ». Quand cette absurdité lui apparaîtra, incapable de la sup porter, elle fuira au couvent pour se replonger dans le monde de l’enfance. Cécile perdue, ni Valm ont ni Merteuil n’ont pour elle un m ot de regret : la « machine » a rem pli son rôle, elle est « brisée », tout rentre dans l’ordre. I. Shakcspoure, Macbeth, acte V, scène 5.
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L’ordre selon la m arquise de Merteuil c’est l’ordre selon Sade 1, c’est déjà l’ordre selon Raskolnikov, déjà l’ordre selon Nietzsche. « L’idée capitale » de Raskolnikov « consiste en ce que les hommes, conformément aux lois de la nature, se divisent en général en deux catégories : l’une, inférieure, celle des hommes ordinaires, qui n’existent qu’en ta n t que m atériaux servant uniquem ent à la pro création d’êtres semblables à eux; l’autre catégorie, celle des gens qui ont t c ç u le don ou le talent de prononcer dans leur milieu une parole nouvelle... La première, c’est-à-dire la catégorie servant de m atériaux, pour parler en gros, est celle des conservateurs-nés, des gens disciplinés, obéissants et qui se plaisent à vivre dans l’obéissance... Pour ceux de la deuxième catégorie, tous tra n s gressent la loi, tous sont destructeurs ou bien ont. une propension à l’être conformément à leurs facultés » (Crime et châtiment). C’est l’ordre établi, par-delà le bien et le mal, par la morale des seigneurs et des esclaves ; « L’aristocrate sent qu’il déterm ine lui-même ses valeurs, il n ’a pas à chercher l’approbation; il juge : « Ce qui m ’est « nuisible, est nuisible en soi. » Il a conscience que c’est lui qui confère de l’honneur aux choses, qui crée les valeurs. Tout ce qu’il trouve en soi, il l’honore; une telle m orale consiste dans la glorifi cation de soi... L’aristocrate révère en soi l’homme puissant et m aître de soi, qui sait parler et se taire, qui aime exercer sur soi la rigueur et la dureté, et qui respecte ce qui est sévère et dur... Les aristocrates et les braves qui pensent ainsi sont aux antipodes de la m orale qui voit dans la pitié ou dans le dévouem ent à autrui ou dans le désintéressem ent la m arque distinctive de l’acte m o ral2...» La remise en question libertine de toutes les idées reçues s’est faite pour la m arquise de M erteuil dans la solitude. C’est la m arque propre de son libertinage; pas plus que son féminisme, il n’est m ilitant. La solitude est pour elle une des vertus essentielles de l’aristocratie de l’intelligence comme elle sera une des vertus car dinales du surhomme : « Car la solitude, chez nous, est une vertu, une sorte de penchant sublime et violent, un besoin de propreté qui devine to ut ce qu’il y a d’inévitablem ent m alpropre dans le contact d’homme à homme, a en société ». Toute com m unauté rend un jour ou l’autre, d’une manière ou d’une autre, commun 2. » La solitude est une sorte de penchant violent : inventée et mûrie dans la solitude, farouchem ent préservée, la pensée de la M ar quise se charge de toute l’énergie de son être; il lui arrive ce qui 1. Cf. p. 50 sq. 2. Par delà le bien et le mal.
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arrivera à Raskolnikov et à Nietzsche : elle devient toute pensée, elle devient sa pensée; elle confond les principes et sa personne. Toute atteinte aux principes est une atteinte à sa personne, comme on le voit avec "Valm ont, toute atteinte à sa personne, un atten ta t contre les principes, comme on le voit avec Gercourt. A cette hauteur de solitude, l’égoïsme est « partie intégrante de l’âme aristocratique... C’est la justice même 1 ». Loin d’être cette m éca nique impassible, cet autom ate supérieur que certains voient en elle, la m arquise de Merteuil est toute passion, mais sa grande, sa première originalité, c’est que sa pensée est sa passion. Elle v it sa pensée comme Hermione vit son amour, dans l’em porte m ent et la violence, en étant toute pensée, comme Herm ione est tout amour. Sa responsabilité dans le crimc contre Cécile ou dans le crime contre Tourvel est ni plus ni moins engagée que celle d’Herm ione dans la m ort de Pyrrhus; les crimes de système peuvent aussi être des crimes passionnels. La fusion en une seule réalité de la pensée et de la passion est source d’am biguïté. Plus la pensée est lucide et froide, plus s’exalte la passion. La Marquise cc brûle à la manière de la glace 2 ». Elle provoque par là des sentim ents mêlés d’adm iration et d ’effroi. On admire sa cc vertu », on est saisi d ’effroi devant la rigidité dogm atique d’une pensée à laquelle « m anque cette pointe de diam ant, le doute, qui creuse toujours 3 ». Il arrive, en effet, un m om ent où la logique même des principes outrepasse les principes. Laclos ici procède comme nos grands tragiques : il prend la M ar quise à un stade précis de son évolution, au m om ent où la crise est inévitable. Enivrée par les succès de sa m éthode, Mme de Mer teuil est arrivée au point où sa pensée, qui gouverne parfaitem ent l’être to u t entier, ne se gouverne plus elle-même. La déclaration de guerre à Valm ont, malgré les concessions successives du Vicomte qui fait exactem ent tout ce qu’exige sa complice, m arque le to ur nant décisif où les actes deviennent absurdes dans la mesure même où ils restent absolum ent logiques, — où on aboutit à la déraison de la raison. La fidélité aux principes provoque la destruction de ce que les principes avaient si patiem m ent, avec ta n t de lucide ingéniosité, fini par construire. E t le seul personnage qui, en défi nitive, sorte indemne de la catastrophe, c’est le comte de Gercourt, première et seule victim e désignée au départ; son m ariage avec Cécile est m anqué, mais il est d’autres héritières jeunes, blondes, 1. Par delà ïn bien et la mal. 2. Baudelaire. 3. Alain, Libres Propos, Minerve ou de fa sagesse.
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élevées au couvent... L’égoïsme aristocratique de la Marquise limite forcém ent son champ de vision; dans le domaine où la règle exerce son empire, toute vie qui ne lui correspond pas, m eurt. E t l’énergie qui par des contacts plus généreux, se serait renouve lée et enrichie, finit par se tendre uniquem ent vers Pacte gratuit, vers le jeu. Mais si on peut bien jouer sur un schéma rigoureux et logique, on ne peut pas vivre sur un tel schéma. Le dénoue m ent des Liaisons dangereuses est absurde, mais il n’est ni postiche ni fabriqué pour sauver la morale traditionnelle. Il est absurde parce qu’il est logique, dans la lu tte de l’individu pour m aintenir et sauver sa loi, — aux dépens, non pas de sa vie, car c’est le risque qu’il doit accepter de courir, mais de la vie. Les Liaisons dangereuses, rom an des lumières. La marquise de Merteuil proclame orgueilleusement dans la lettre LX X X I l’ab solu des principes, la lumière prétend pénétrer partout et rendre toute chose explicable. Mais la vie dans sa totalité refuse de se plier aux lois de la raison, et l’intelligence, en la découvrant et en l’éclairant toujours plus loin, rend plus profonde et plus inquié tan te la p a rt d’ombre encore inexplorée. La Marquise révèle en somme le même état d’esprit que les savants de son époque : les progrès de l’analyse m athém atique avaient permis d’approfondir l’œuvre de Newton; les physiciens assim ilaient le monde à un ensemble de points matériels soumis à l’action newtonienne, et on allait bientôt trouver dans la célèbre formule de Laplace, la charte du déterm inism e : « Une intelligence qui pour un instant donné connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée, et la situation respective des êtres qui la composent, si d’ailleurs elle était assez vaste pour soum ettre ces données à l’analyse, em bras serait dans la même formule les m ouvem ents des plus grands corps de l’univers et ceux du plus léger atom e : rien ne serait incertain pour elle et l’avenir comme le passé serait présent à ses yeux. » N ’est-ce pas précisém ent cette intelligence que la M ar quise a voulu être dans l’univers des Liaisons dangereuses ? Laplace, c’est l’apogée du déterm inism e; mais la théorie des quanta for mulée par Planck vers 1900, et plus tard , les découvertes de la microphysique avec, par exemple, la relation d’incertitude d ’IIeisenberg, viennent rem ettre en question les postulats du déter minisme classique. C’était une erreur de croire que le monde était simple; il est extrêm em ent complexe et la nature, comme le disait
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Fresnel à Laplace, ne se soucie pas de nos difficultés analytiques. Laclos, bien entendu, n ’a pas pressenti, dans une fulgurante illum ination, la crise que le développement de la science allait faire subir à des principes considérés comme absolus à une époque où les sciences affectaient l’allure de systèmes term inés; mais l’aventure intellectuelle de la m arquise de Merteuil, les obstacles auxquels elle se heurte dans la confrontation des principes avec le réel, la réintroduction de la notion de hasard là même où l’in telligence avait voulu l’éliminer préfigurent en quelque sorte les crises que le déterm inism e subit dans la physique moderne. Dans les deux cas, il s’agit non d’une faillite mais de la remise en question du problème. Malgré l’échec m om entané de la Marquise, le lecteur sait bien cependant que l’instrum ent qu’offre la lettre L X X X I est le seul qui perm ette à la connaissance de progresser et à l’homme d’organiser l’univers. Par-delà les indéterm inations, l’homme de science recommence obstiném ent la quête de la certitude. Laclos n’a pas non plus tué la marquise de M erteuil; rien n’indique qu’elle renonce à scs principes; mais, enrichie par les leçons de l’expé rience, elle essayera encore de réajuster les lois à une connaissance plus précise des phénomènes. Cette attitu de est dans la logique même du personnage comme elle est dans la logique de l’histoire des sciences. A l’apogée du rationalism e, le roman de Laclos ne se présente pas comme la dernière étape et le term e de la recherche; au-delà des assurances tranquilles et des affirmations sereines des E ncy clopédistes et des Idéologues, il fait entrevoir — comme d’ailleurs souvent l’œuvre de Diderot — des problèmes qui vont s’imposer dès le X IX e siècle. La géométrie apparem m ent impassible, l’har monieuse construction est sourdem ent parcourue de courants irra tionnels. André M alraux voyait une des limites du rom an de Laclos dans la « confiance » qu’il affirme cc dans la puissance de l’esprit sur la vie » : « L’intelligence qui dans LeS Liaisons dange reuses ne s’oppose somme toute qu’à la bêtise (ou à la vertu) finira par rencontrer chez les Mères un plus redoutable ennemi. » Mais il semble bien que déjà les Mères étendent leur ombre redoutable sur le inonde des Liaisons dangereuses, et que dans sa lutte contre les forces obscures de la nature et de la vie, c’est elles que la m ar quise de M erteuil découvre ou plutôt devine, et dont elle pressent la puissance. Livre de la fin d’un monde, a-t-on dit des Liaisons dangereuses, oui, m ais aussi livre où s’élabore obscurément une autre figure du monde. Livre fondam entalem ent ambigu, livre double, irri tan t, inquiétant, et qui laisse le lecteur troublé et insatisfait. m
Que l’am biguïté soit, sous des apparences limpides, eu défini tive la m arque essentielle des Liaisons dangereuses, on peut bien le découvrir en la décelant au cœur même du héros, non pas dans les interm ittences de la raison troublée par le sentim ent,— comme c’est le cas pour V alm ont en face de Tourvel — , mais dans les rapports mêmes de l'intelligence et de l’érotisme. L’intelligence utilise l’érotismc comme moyen de connaissance et de possession d’autrui, mais le désir naît aussi chez celui qui le provoque, dans un contrepoint subtil. E t la faiblesse qu’Étiem ble reproche à Laclos, l’invraisem blance de héros toujours physiquem ent dispo nibles 1, disparaît quand on fait la double rem arque suivante : l’amouT physique tient au total assez peu de place dans Les L iai sons dangereuses, et surtout Valm ont comme M erteuil ont toujours pour partenaires des êtres jeunes et séduisants; la m arquise de Merteuil n ’est pas une Valérie Mameffe, ni Valm ont un vicomte de Courpière. Il ne s’agit pas d’une faiblesse de l’œuvre mais bien d’une am biguïté. Ceux que la volonté désigne comme victimes sont désirables; et le problème se pose de savoir si, en définitive, c’est bien la volonté qui déterm ine le choix ou si c’est le désir qui a d’abord incité la volonté. Le chevalier de Belleroche, Prévan, Danceny, la comtesse de B..., Emilie, sont tous beaux et jeunes, et n’est-ce pas d ’abord le désir qui, obscurém ent, est m û avant tout, quand la Marquise rencontre la grâce sensuelle de Cécile? Si Cécile était laide, la Marquise songerait-elle à se venger de Ger court; si Mme de Tourvel était contrefaite, Valm ont entrerait-il en lice avec Dieu? Comment suivre le chem inem ent de ces « racines obscures 2 » que l’intelligence enfonce dans la partie la plus ani male de l’être? Le désir se fait pensée et l’intelligence s’incarne, dans un mouvement sim ultané, dans un élan to tal de l’être. Cette fécondation mutuelle de l’intelligence par le désir et du désir par l’intelligence c’est cette p art du héros et de l’œuvre qui résiste à l’analyse et qui reste constam m ent au-delà de la continuelle investigation que le personnage fait de lui-mêm e. Il y a chez la Marquise une p art d’elle-même qui lui échappe comme elle échappe au lecteur; c’est là un des m ystères des Liaisons dangereuses. L’ambiguïté est encore inhérente à la forme même que Laclos a choisie. Le rom an par lettres peut ne pas être ambigu; c’est le cas de La Nouvelle Héloïse, où la forme épistolaire perm et l’intro 1. Article île VHistoire des littératures, t. III. 2. Malraux.
duction du lyrisme autobiographique. Laclos, lui, a prétendu faire une œuvre objective; il n ’intervient jam ais directem ent et, cepen dant, la subjectivité reparaît sous plusieurs formes. Chaque lettre présente les événements réfléchis par la personnalité du rédacteur et déformés par sa vision subjective. V alm ont confessant à Mme de Tourvel ses erreurs passées, s’amuse de la « candeur» de la P ré sidente; pour Mme de Tourvel la candeur est toute du côté de V alm ont : « Il s’accuse de ses torts avec une candeur rare », ellemême le prêche « avec beaucoup de sévérité ». Mme de Volanges fait écho en reprenant le même term e : ce Vous me parlez; de su rare candeur. Oh! oui, la candeur de Valm ont doit être en ellel très rare! » E t les trois lettres présentent trois portraits succes sifs de Valm ont : V alm ont vu par lui-même, le séducteur à prin cipes, Valm ont vu par Tourvel, le libertin sur le chemin de la conversion, puis vu par Mme de Volanges, l’homme « aux projets malhonnêtes ou même criminels ». La scène du pauvre est ainsi présentée par Valm ont comme une scène de comédie m ontée pour im pressionner Mme de Tourvel, puis interprétée par la Présidente comme « le projet formé de faire du bien ». E t les deux images opposées finissent par se sup erp oser quand Valm ont avoue : « Mes yeux se sont mouillés de larm es, et j ’ai senti en moi un mouve m ent involontaire mais délicieux. » L ’attitu de de Mme de Tourvel avant sa fuite est d’abord interprétée par Valm ont comme une m arque de perfidie : « Ce regard si doux! cette voix si tendre! et cette m ain serrée! et, pendant ce tem ps, elle projetait de me fuir », alors que Mme de Tourvel n’y reconnaît que l’aveu de sa faiblesse et de son am our : « Enivrée du plaisir de le voir, de l’entendre, j ’étais sans puissance et sans force. » La rencontre à la sortie de l’Opéra que Mme de Tourvel fait de Valm ont accom pagné d ’Emilie est racontée d’abord par la Présidente, ensuite par Valm ont à Mme de Tourvel, puis par Valm ont à Mme de Mer teuil. On a de même un double récit de la première nuit de Valm ont avec Cécile fait par chacun des partenaires, une double description — l’une objective d ’Àzolan, l’autre subjective de la Présidente — de la vie de Mme de Tourvel à Paris après sa fuite. Le problème du mensonge vient encore ajouter à la complexité; et il ne s’agit pas, bien entendu, seulement du mensonge volontaire, mais encore de cette déformation inconsciente que font subir aux événem ents les rapports qui existent entre le rédacteur de la lettre et son correspondant. Les deux versions de l’épisode de Prévan perm ettent d’apprécier la transform ation que le mensonge volon taire fait subir au réel.
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Il est plus difficile de prendre la mesure exacte de la mauvaise foi de Mmu de Tourvel ou de Cécile, dans leurs confidences incom plètes à Mme de Volanges ou à Sophie. Chacun joue un personnage pour les autres, leur offrant de soi-même l’image qu’ils en attendent. Valmont jouant le rôle de l ’am oureux sentim ental, et non pas seu lem ent parce qu’il joue ce rôle, m ais parce que l’exercice de réflexion, d’expression, de « style » enfin que représente la rédac tion d ’une lettre et l’effort de volonté imposé par le calcul, colore et transform e le psychisme même du héros; Valm ont « m oulant sur soi cette figure » finit par ressembler au personnage qu’il veut représenter. A un degré de plus, dans les transform ations que le jeu impose à l’acteur, l’image idcale de lui-même que Valm ont brosse dans ses lettres à la M arquise aboutit à lui faire prendre une conscience plus aiguë de son être : il lui a fallu, comme à M ontaigne, te si souvent se composer pour s’extraire, que le patron s’en est fermi et aucunem ent formé soi-même. Se peignant pour autrui, il s’est peint en lui de couleurs plus nettes que n’étaient les siennes premières 1 ». Plus l’aventure progresse, plus vivem ent se des sinent les deux images opposées, le V alm ont de Tourvel, le Val m ont de Merteuil et de plus en plus nette est la conscience qu’en prend Valm ont, jusqu’à ce que le conflit entre les deux êtres devienne inévitable. Ainsi Laclos obtient la profondeur grâce à la superposition d ’images sim ultanées prises à différents angles de vue, par des regards différents (M erteuil vue par Cécile, par Mme de Volanges, par elle-même, etc.) et par la superposition d ’images que le même personnage donne de lui-même, au même m om ent, à des corres pondants différents (Cécile à Danceny, Cécile à Sophie, Cécile à Merteuil, etc.). A cette profondeur spatiale s’ajoute l’impression de relief (pie donne la transform ation d ’un personnage dans la durée par l’utilisation constante du retour en arrière dans l’ordre de pré sentation des lettres; on passe ainsi (1. XXV) de la scène où Mme de Tourvel rem et à V alm ont sa première lettre, à celle, antérieure, où elle écrivait cette même lettre (1. X X V I); la lettre X X X IV est postérieure aux lettres X X X V et X X X V I, synchronisée avec la X X X V II; la lettre L X III décrit des événem ents antérieurs aux lettres LX , L X I, et L X II, et il en est de même pour les lettres CII et C, etc. Le procédé du retour en arrière superpose plusieurs images d’un même personnage prises à des m om ents différents. Dans La Nouvelle Héloïse par exemple, le lecteur se 1. Essais* II» 1H.
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m eut dans une durée indéterm inée et il ne voit pas plu.s passer le tem ps que dans la vie. A cette description linéaire et continue, Laclos substitue la confrontation du passé et du présent, en contrai gnant le lecteur à inverser l’ordre chronologique, et par ces m uta tions brusques la notion de tem ps devient sensible. P ar cette science des éclairages, par cette conception de l’esthétique rom a nesque, Laclos annonce les rom anciers modernes : qu’on pense à cette conversation entre Gide et M artin du Gard où l’auteur des Faux-M onnayeurs oppose sa m anière à celle de l’auteur des Thi bault : a Pour m ieux se faire comprendre, il a pris une feuille blanche, y a tracé une ligne horizontale, toute droite. Puis, sai sissant m a lam pe de poche, il a prom ené lentem ent le point lum i neux d’un bout à l’autre de la ligne : cc Voilà votre Barois, voilà vos Thibault... Vous imaginez la biographie d’un personnage, ou l’histoire d ’une famille, et vous projetez là-dessus votre lumière, honnêtem ent, année par année... Moi, voilà comment je veux composer mes Faux-M onnayeurs... » Il retourne la feuille, y des sine un grand demi-cercle, pose la lampe au milieu et, la faisant virer sur place, il promène le rayon to u t au long de la courbe, en m aintenant la lampe au point central : te Comprenez-vous, cher? Ce sont deux esthétiques. Vous, vous exposez les faits en histo riographe, dans leur succession chronologique. C’est, comme un panoram a, qui se déroule devant le lecteur. Vous ne racontez jam ais un événem ent passé à travers un événem ent présent, ou à travers un personnage qui n’y est pas acteur. Chez vous, rien n’est jam ais présenté de biais, de façon im prévue, anachronique. T out baigne dans la même clarté, directe, sans surprise. Vous vous privez de ressources précieuses!... Pensez à R em brandt, à ses touches de lumière, puis à la profondeur secrète de ses ombres. Il y a une science subtile des éclairages; les varier à l’infini, c’est to u t un art. » (R. M artin du Gard, Notes sur André Gide, Pléiade, t. 2, 1371.) A cette am biguïté inhérente à la structure même du rom an correspond l’am biguïté du style. Laclos signale dans la Préface du rédacteur une qualité de son rom an « qui tient à la nature même de l’ouvrage : c’est la variété des styles, m érite qu’un auteur attein t difficilement ». E n effet, les personnages des Liaisons dangereuses parlent tous cette langue du X V IIIe que deux siècles de classicisme ont amenée à un dépouillement, une élégance, une aisance qu’on reconnaît chez tous les bons prosateurs de l’époque, mais chacun adapte cette langue à sa personnalité, chacun a son style; de plus,
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Valm ont et Merteuil adaptent leur style à la personnalité de leur correspondant : V alm ont n’écrit pas à Cécile comme il écrit au père Anselme, il n ’écrit pas à la Marquise comme il écrit à la P ré sidente. Cependant c’est moins le pastiche du style de La N ou velle Héloïse ou celui que Laclos s’amuse à fabriquer quand il fait s’exprimer B ertrand annonçant la m ort de V alm ont comme Bossuet celle de Madame, qui im porte, que l’évolution du style d’un personnage en fonction des événements. La gaucherie de Cécile qui, à la m anière des enfants, écrit comme elle parle (« J ’ai vu tin monsieur en noir... Je me suis levée en jetan t un cri perçant, tiens, comme ce jour du tonnerre ») — dont les phrases sont élé m entaires ou au contraire lourdes ou encombrées de subordonnées (« Cependant, m am an m ’a dit si souvent qu’une demoiselle devait rester au couvent jusqu’à ce qu’elle se m ariât, que puisqu’elle m ’en fait sortir, il faut bien que Joséphine ait raison ») — cette gaucherie, sans disparaître complètem ent se dissipera peu à peu pour donner place à une expression plus fine et plus ferme. Dans la lettre CIX, par exemple, les enfantillages ne m anquent pas : « Il ne m ’a grondée qu’après, et encore bien doucem ent; et c’était d ’une manière... T out comme vous », ni les expressions familières : « C’est bien pour le coup qu’elle m ’aurait remise au couvent », ni les tours incorrects : « Pour là, il n ’y a rien à craindre; j ’y ai déjà été hier, et actuellem ent que je vous écris... », ou : « C’est ce que vous me mandez pour quand je serai m ariée... », mais Cécile, élève de V alm ont et de Merteuil, a appris l’usage de l ’el lipse suggestive e t de l’ironie légère : « Ce qui me console un peu, c’est que vous m ’assurez que Danceny m ’en aim era davantage : mais en êtes-vous bien sûre?... Oh! oui, vous ne voudriez pas me trom per. C’est pourtant plaisant que ce soit Danceny que j ’aime et que M. de Valm ont... Mais, comme vous dites, c’est peut-être un bonheur! Enfin, nous verrons. » Il y a même dans ia fin de la lettre un ton d ’assurance et de désinvolture : cc Je n’ai pas trop entendu ce que vous me m arquez au sujet de m a façon d’écrire. Il me semble que Danceny trouve mes lettres bien comme elles sont. Je sens pourtant bien que je ne dois rien lui dire de tout ce qui se passe avec M. de Valm ont; ainsi vous n’avez que faire de craindre. » Pour la prem ière fois, l’élève traite même le pro fesseur d’égal à égal : « Adieu, m a bien bonne amie » m arque les progrès de Cécile dans l’usage du monde. Malgré une parenté superficielle, le style de V alm ont et celui de Merteuil sont très différents. On peut discerner sous l’aisance de Valmont, première m anière, une sorte de tension, un travail dont la
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lettre IV donne l’idée. Il s'agit pour le Vicomte de repousser les ordres de la Marquise, de refuser Cécile et d'annoncer ses projets sur la Présidente : « Vos ordres sont charm ants; votre façon de les donner plus aimable encore; vous feriez chérir le despotisme. » Le m ouvem ent ternaire assez typique du style de Valm ont, l’opposition des term es, l’utilisation du chiasme m arque déjà le travail du per sonnage sur lui-même. Le développement qui suit est bâti sur une deuxième opposition, celle d’esclave à conquérant. Ainsi un des thèmes de la lettre est introduit; « conquérir », thèm e cornélien qui sera développé en contraste avec un thèm e pseudo-religieux : le conquérant s’oppose alors au missionnaire. Les deux motifs vont se répondre dans to u t le cours d elà lettre, entrelaçant savam m ent leurs développements et leurs effets contraires. La parole du conquérant est brève, bien frappée, les formules y abondent, et les répétitions, les superlatifs, les contrastes :
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traiter ainsi l’affaire en badinage sans im portance : « J ’ai dans ce m om ent un sentim ent de reconnaissance pour les femmes faciles, qui m ’amène naturellem ent à vos pieds. Je m ’y prosterne pour obtenir mon pardon. » A cet exercice supérieurement enlevé, la réponse de la Mar quise est d ’un to u t autre style; il s’agit pour Mme de Merteuil d ’obtenir de V alm ont qu’il renonce à son projet présenté comme un « caprice », et abandonne Mme de Tourvel pour se consacrer à Cécile. La lettre V se présente comme un raisonnem ent objectif qui doit déboueber sur l’action. La dém onstration débute par un portrait de Mme de Tourvel, lui-même introduit par une phrase qui place brutalem ent face à face le Vicomte et la Présidente, pour faire jaillir comme une évidence l’absurdité d ’un tel rappro chement. « Vous, avoir la présidente de Tourvel! » Mrae de Mer teuil accumule ensuite les détails pittoresques dans un croquis rapide, mais très aigu, où les notations volontairem ent vulgaires donnent l’impression du style parlé : « Toujours mise à faire rire! avec ses paquets de fichus sur la gorge et son corps qui remonte au m enton... Je crois la voir encore; donnant la m ain à ce grand échalas en cheveux longs, prête à tom ber à chaque pas, ayant toujours son panier de quatre aunes sur la tête de quelqu’un, et rougissant à chaque révérence. » La rapidité du tour, l’emploi du style direct, la phrase laissée en suspens comme dans l’impatience d’exposer ce qui se présente comme une évidence : « Qui vous eût dit alors, vous désirerez cotte femme? »..., — l’utilisation de l'allitération et de l’im pératif soulignant la brutalité énergique et la précision de l’attaque : « Allons, Ficom te, rougissez vous-même et revenez à vous », — la phrase finale enfin, prononcée d ’une voix plus basse et plus unie, et qui ram ène la lettre au ton de la complicité : « Je vous prom ets le secret » — donnent un exemple privilégié du naturel, du dynamisme, de la vie intense qui carac térise le style de la Marquise. Après un bref tem ps de repos, le m ouvem ent reprend, très vif, par petites phrases incisives, d ’une précision calculée, qui chacune porte un m ot : celui qui doit atteindre à chaque coup Famourpropre de Valmont dans une série de bottes légères, rapides, qui se succèdent sans laisser à l’adversaire le tem ps de la parade : « E t puis, voyez donc les désagréments qui vous attendent! quel rival avez-vous à com battre? un mari! Ne vous sentez-vous pas humilié à ce seul mot! Quelle honte si vous échouez! sans que le succès puisse vous faire le moindre honneur. Je dis plus, n ’en espé rez aucun plaisir », etc. Aucun style ne peut donner autant que
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celui-là l’impression du naturel : le lecteur le plus gauclir ri lr moins cabotin ne peut lire tout h au t un passage comme relui lu sans y « m ettre le ton », et si on lit to u t bas c’est par 1rs yeux si l’on peut dire, que l’on entend la voix véhém ente et rieusr de la Marquise. Puis le m ouvem ent retom be, se calme, s’élargit. Lu dém onstration s’organise sur la description des inconvénients qu’offre l’am our des prudes; et la M arquise, qui n ’a forcément de ces réalités qu’une connaissance théorique, de seconde m ain, affirme cependant, tranche, présente des hypothèses comme des évidences, comme des faits vérifiés. Cette dém onstration d’une netteté géométrique emploie le futur pour présenter comme des réalités s’enchaînant logiquem ent la série d’ennuis divers qui attendent V alm ont; la M arquise connaît l’avenir de façon certaine : « Je vous le prédis », car les prémisses étan t ce qu’elles sont : « Votre prude est dévote et de cette dévotion de bonne femme qui condamne à une éternelle enfance », les conclusions sont iné vitables : « Quand, ten ant votre m aîtresse dans vos bras, vous sentirez palpiter son cœur, ce sera de crainte et non d’am our. » La dernière phrase de ce paragraphe entraîne Valm ont, détaché de son projet, jusqu’au dégoût par l’emploi m éprisant de term es familiers : « Cela a vingt-deux ans... quand une femme s’est encroû tée à ce point... ce ne sera jam ais qu’une espèce... » Le dernier m ot clôt le passage sur le dédain, non de l’aristocrate pour une rivale moins titrée, mais de la femme à principes pour la pauvre ilote stupide. Le reste de la lettre, en decrescendo, offre très discrètem ent à Valm ont par petites touches à peine marquées, sur le ton de la conversation, trois tentations successives : l’am our-propre : « P ar quelle fatalité faut-il donc que Gercourt garde toujours de l’avan tage sur vous », — la sensualité : « Sachez pourtant que la petite Volanges a déjà fait tourner une tête... », — une rupture possible avec le chevalier : « Sérieusement, je vais m ’occuper de cette rupture. » Ce decrescendo se term ine par une pirouette, une pointe qui clôt la lettre sur un de ces m ots dont V alm ont et M erteuil ont le secret : « Adieu. Recommandez-moi aux prières de votre Présidente. » En face du scherzo, du badinage léger, brillant, supérieurem ent habile, de Valm ont, mais où l’on sent l’effort de composition, la complaisance à soi-même, la conscience de jouer un rôle et de le jouer bien, Vallegro vivace de la Marquise entraîne, em porte dans un m ouvem ent continu mais toujours contrôlé; les effets ne donnent jam ais l’impression d’être plaqués, oratoires; jam ais d’éloquence,
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d'ornem ents extérieurs, très peu d ’images, de m étaphores, de jeux de m ots, c’est la brièveté, la variété, le naturel enfin, qui naît de la m aîtrise absolue du style, signe de la m aîtrise absolue de soi. C’est un style d’action, fait non pour séduire, mais pour convaincre et pour entraîner, où déjà l’acte se dessine et vibre, mais jam ais la Marquise ne se laisse em porter par le m ouvem ent propre de son style, par la force interne du m ot, plus loin qu’elle ne le veut. Pour elle le verbe reste l’instrum ent de la pensée, et l’interm é diaire nécessaire entre la pensée et l’action qu’elle veut déclencher, — c’est tout. On pourrait retrouver ces mêmes caractéristiques au m om ent où la comédie se fait dram e. Quand Valm ont est par tagé entre la M arquise et Mme de Tourvei, la dualité du person nage se retrouve dans le style qui reproduit le m ouvem ent du monologue classique — celui d’Auguste ou celui d’Hermione — dans l’oscillation systém atique entre deux pôles, et utilise les pro cédés traditionnels d ’interrogations oratoires, d ’outils gram m ati caux (conjonctions, adverbes) qui soulignent les articulations de la pensée et le passage d ’une hypothèse à l’autre : « Je suis encore trop plein de m on bonheur... mais je m ’étonne... Serait-il donc vrai que la vertu augm entât le prix d’une femme?... Mais non... Ne rencontre-t-on pas presque partout une résistance?... Ce n ’est po urtan t pas... car enfin... Quand même... et cependant... », etc. (1. CXXV). Ce processus d’investigation logique qui éclaire tour à tour les deux pôles entre lesquels oscille la pensée, tradu it évidem m ent ici l’inquiétude du Vicomte, et son désir de voir clair, mais aussi une tension, une recherche caractéristiques de sa manière. Au contraire, la réponse de la M arquise, écrite cependant dans un m om ent de colère e t d ’orgueil bafoué, reste d’une simplicité rem arquable d’exécution, d ’une clarté souveraine. « Si je n ’ai pas répondu, Vicomte, à votre lettre du 19, ce n ’est pas que je n ’en aie eu le tem ps; c’est to u t simplement qu’elle m ’a donné de l’hum eur, et que je ne lui ai pas trouvé le sens commun. J ’avais donc cru n ’avoir rien de m ieux à faire que de la laisser dans l’oubli; mais puisque vous y revenez, que vous paraissez tenir aux idées qu’elle contient, et que vous prenez mon silence pour un consentement, il faut vous dire clairem ent mon avis » (1. CXXVII). La sobriété, la densité de l’expression défient ici to u t com m entaire; ce sont les m ots les plus communs, les tours les moins recherchés : la phrase se déroule selon son schéma le plus clair, le plus logique, le plus prosaïque si l’on veut, mais elle fait mouche à to u t coup. Si l’on avait besoin encore d’une preuve supplém entaire de l’absence de passion amoureuse chez Mme de Merteuil, l'analyse du
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style de la lettre CX XV II (la plus « passionnée » du recueil) la fournirait. Ce ne sont pas les cris de l’am our blessé mais l’expres sion la plus froide de l’orgueil : c’est Forgucil de l’orgueil : « Certes, vous êtes riche en bonne opinion de vous-même, mais apparem m ent, je ne le suis pas en modestie », dans l’affirmation cinglante d’une supériorité lucide, et la décision irrévocable de la rupture. Même dans ce m om ent dram atique, la m arquise de M erteuil ne laisse jam ais échapper un m ot qui trahisse un m ouvem ent invo lontaire de l’affectivité; l’ironie n ’est jam ais amère ou douloureuse — comme celle d’Ipbigénie en face d ’Agamemnon — c’est l’ironie la plus détachée, la plus distante : « Je veux pourtant bien, par politesse, vous m otiver mon avis. Il me semble que vous auriez trop de sacrifices à me faire; et inoi, au lieu d’en avoir la recon naissance que vous ne manqueriez pas d’en attendre, je serais capable de croire que vous m ’en devriez encore! » La différence éclate quand on relit les lettres de la Présidente, La langue, à quelques nuances près, est bien la même, le style est tout différent. La première lettre de la Présidente à Valmont présente des phrases longues, qui se développent comme par à-coups; alors que chez M erteuil ou Valm ont la phrase est amenée très précisém ent ju sq u ’à son point de chute, on a ici l’impression d’une phrase à repentirs, hésitante, comme si la rédactrice s’ar rêtait, réfléchissait, pesait ses term es, toujours soucieuse de nuances et de scrupules : « L ’étonnem ent ou l’em barras où m ’a jetée votre procédé; je ne sais quelle crainte inspirée par une situation qui n ’eût jam ais dû être faite pour moi; peut-être l’idée révoltante de me voir confondue avec des femmes que vous m éprisez, et traitée aussi légèrement qu’elles; toutes ces causes réunies ont pro voqué mes larmes, et ont pu me faire dire avec raison, je crois, que j ’étais m alheureuse. » « P eut-être même, malgré la certitude où je suis de ne vous point aim er, de ne vous aim er jam ais, peutêtre aurais-je m ieux fait de suivre les conseils de mes am is; de ne pas vous laisser approcher de moi. » Les expressions seminégatives, qui atténuent les affirmations, abondent (je ne sais quelle crainte... peut-être... ...toutes ces causes ont pu; avec raison je crois... Peut-être même... peut-être aurais-je m ieux fait », etc.) — les reprises de termes (j’ai cru, et c’est là mon seul tort, j ’ai cru... Vous ne me connaissez pas, non, vous ne me connaissez pas) — l’emploi du conditionnel (vous n ’auriez eu... qui n ’eût jam ais dû... je fuirais... vous me forceriez..., etc.), donnent l’im pression de l’hésitant, de l’incertain. L ’imprécision, le flou du style trahissent une analyse qui se fait dans l’inquiétude et, plus
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profondém ent, les valeurs essentielles que la nuance comporte pour Mme de Tourvel. Au contraire, quand Mme de Tourvel a trouvé sa vérité dans l’acceptation de l’am our et dans le sacrifice consenti, le style acquiert une lim pidité, une assurance tranquille (I. CX X V III) : cc Je n ’ai reçu qu’hier, Madame, votre tardive réponse. Elle m ’aurait tuée sur-le-champ si j ’avais eu encore mon existence en moi, mais un autre en est possesseur; et cet autre est M. de Valm ont. » La Présidente a attein t la paix des profon deurs, elle dit « sim plem ent ce qui est ». Elle ouvre son cœur et sa lettre la livre to u t entière, sans lyrisme, sans éclat. Ce ton si uni, si direct, transform e l’im pudeur de la passion qui s’avoue, se proclam e, en droiture et en pureté. Quelle prodigieuse habileté! Le style des Liaisons dangereuses est adm irable dans sa réelle variété et Laclos est à son aise dans tous les registres; mais, il faut le dire, on a souvent l’impression que la mémoire de ce grand liseur amène naturellem ent sous sa plume des réminiscences nombreuses. L ’amalgame est parfait mais les références sont là; sans rappeler à nouveau Horace ou Britannicus on retrouve Pauline (cc E t ton cœur insensible à ces tristes appas Se figure un bonheur où je ne serai pas ») derrière : « Ah ! cruelle, me suis-je écrié, peut-il exister pour moi un bonheur que vous ne partagiez pas » (1. CXXV). La Présidente s’écriant : cc Ah Dieu! sans vous eut-elle jam ais été réduite à cette hum iliante dém arche? » (1. XC), c’est Aiulromaque : cc ... Andromaque sans vous, N ’aurait jam ais d’uu m aître embrassé les genoux. » cc Je m ’égare encore dans des vœ ux criminels » (1. C il), c’est Phèdre : cc O ù laissé-je égarer mes vœ ux et mon esprit? » cc J ’aime, oui, j ’aime éperdum ent... », c’est encore Phèdre : cc J ’aime, à ce nom fatal, je brûle, je frissonne, j ’aime... » E t quand Mme de Tourvel je tte ses cris les plus ém ouvants et les plus vrais, c’est encore Bérénice : cc Mais le tourm ent inexpri mable, celui qu’il faut avoir senti pour en avoir l’idée, c’est de se séparer de ce qu’on aime, de s’en séparer pour toujours... Oui, la peine qui m ’accable aujourd’hui reviendra dem ain, après-demain, toute ma vie! » (L. CVIII.) Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous, Seigneur, que tant de mers me séparent de vous; Que le jour recommence, et que le jour finisse, Sans que jam ais Titus puisse voir Bérénice, Sans que de tout le jour je puisse voir Titus... Par un raffinement supplémentaire, Mme de Tourvel évoque
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Bérénice vue par Rousseau : ce J ’y pleurerai mes fautes, si je puis pleurer encore! Car depuis Lier je n ’ai pas versé une larme! Mon cœur flétri n ’en fournit plus » (I. CXLII) rappelle évidem m ent : « Au cinquième acte, où cessant de se plaindre, l’œil sec et la voix éteinte, elle faisait parler une douleur froide approchante du désespoir, les spectateurs, vivem ent touchés, commençaient à pleurer quand Bérénice ne pleurait plus 1... » (Lettre à d’Alembert.) E t sans parler du pastiche fréquent du style sentim ental de La Nouvelle Héloïse chez Valm ont et Danceny, les contes galants de Valm ont ne sont pas sans rappeler la m anière de Vol taire, et la lettre L X X X I, par la plénitude et l’autorité de son style, n’évoque-t-clle pas l’allure romaine du M ontesquieu des Considérations? C’est bien là à la fois l’art de Laclos et sa limite. Quand Tourvel est incom parable, elle retrouve les accents de Phèdre ou de Béré nice, M erteuil ceux de M ontesquieu, Valm ont, ceux de Voltaire et Les Liaisons dangereuses sc présentent comme l’échantillon le plus parfait peut-être et le plus naturellem ent stylisé de l’expres sion française au x v in e siècle, le dernier chef-d’œuvre où s’épa nouissent, avant la proche rupture de la Révolution, la simplicité, l’équilibre et la clarté classiques. Dans la mesure donc où Laclos a réussi à donner à chacun de ses héros sa m anière propre de s'exprim er, dans la m esure aussi où il n ’a pas créé un style, ce n’est pas là qu’on peut trouver la clef des Liaisons dangereuses. P ar ailleurs, quiconque lirait les critiques avant d’aborder l’œuvre, se ferait du ton des Liaisons dangereuses une idée très fausse, s’attend ant à trouver un rom an noir, effrayant et constam m ent tendu. Or, à l’exception de rares passages (l’agonie de Mme de Tourvel par exemple), le ton général du rom an, bien loin d’être sinistre, est enjoué. Ce n ’est pas ce comique artificiel et grinçant que les rom antiques ont plaqué dans le dram e pour lui donner les dimensions de la vie, par le mélange des genres; c’est l’esprit spontané, allègre, de ce siècle où les grands écrivains savent écrire des œuvres légères sans tom ber dans la pornographie, où la philosophie s’exprime par Candide ou par Jacques le fataliste; le siècle où l’on pouvait traiter les problèmes les plus sérieux sans pédantism e et sans raideur, avec la légèreté de l’ironie. Le 1. Cf. encore lettre X X Ill et Phcdre, 280 sj.; lettre Cil et. Phèdre, 267 sq., lettre CXXIV et Phèdre, 1.291 sq.; lettre X et Le Cid, 194, etc.
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ton général du rom an est celui de la désinvolture que lui im prim ent la m arquise de M erteuil et le vicom te de V alm ont et jam ais, même dans la guerre et la haine, ils ne se départent de cette aisance ironique, de ce bon ton de race qui dédaigne les effets faciles du pathétique; Mmo de Tourvel elle-même, on l’a vu, se garde des grands éclats que la littératu re sentim entale avait mis à la mode. Laclos a ménagé au cours du rom an, des interm èdes franche m ent comiques, des entractes destinés à faire rire le lecteur : l’épisode de la comtesse de B..., celui des Trois Inséparables ou du Hollandais. Mais il s’agit là de m orceaux assez extérieurs, alors que le rom an exploite constam m ent le comique de situation. Laclos esquisse en passant de véritables scènes de comédie mais si discrètem ent que to u t est fini quand nous commençons à nous en apercevoir : c’est Cécile prenant le cordonnier pour son fiancé; c’est Mme de Rosemonde engageant vivem ent son neveu, dont elle vante les connaissances en médecine, à tâte r le pouls de Mrae de Tourvel, sans se rendre com pte qu’il tâte un peu plus haut; c’est Mme de Volanges e t la présidente, alarmées du changem ent de physionomie de Cécile, s’em pressant tendrem ent autour d’elle après sa première nuit avec V alm ont; c’est le père Anselme prê chant à Mme de Tourvel le pardon et la générosité, et lui conseil lan t de recevoir le Vicomte. On pourrait même dire que to u t le rom an est construit sur l’effet dit par Bergson du cc pantin à ficelles » : « Un personnage croit parler et agir librem ent et conserver par conséquent l’essentiel de la vie, alors qu’envisage d’un certain côté, il apparaît comme un simple jouet entre les m ains d’un autre qui s’en amuse. » C’est cet aspect que traduisent souvent les critiques par l’image de la partie d’échecs ou de la corrida : les autres sont les pions, ou le taureau, m anœ uvrés par le m aître du jeu. Or, cc to u t le sérieux de la vie lui vient de notre liberté » (Bergson), mais si la liberté apparente recouvre un jeu de ficelles, nous sommes sur le plan d’une comédie supérieure, où toute scène même sérieuse, prend une résonance comique. Le comique des Liaisons dangereuses naî trait de la situation même des personnages les uns par rapport aux autres : Cécile et Danceny sont de parfaits pantins à ficelles, et Mme de Tourvel elle-même, bien que le mécanisme ici soit moins apparent et moins rudim entaire. Comme à la comédie, le lecteur prend instinctivem ent parti pour le tireur de ficelles même si le dupé excite sa pitié, et il participe à ce détachem ent du m on treur de m arionnettes qui considère la vie comme un spectacle auquel il prend part sans s’y engager ni s’y com prom ettre.
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Cette explication est valable pour le rom an de Laclos mais elle ne rend pas com pte du caractère profondém ent original de ce que — faute d ’un autre m ot — on peut appeler le « comique » des Liaisons dangereuses, du caractère essentiellement ambigu de ce comique. La chute de la présidente de Tourvel en fournit un bon exemple. Voici Valm ont arrivant chez la Présidente, et « exam i n an t soigneusement le local » qui sera « le théâtre de sa victoire » : « J ’aurais pu en choisir un plus commode : car dans cette même cham bre il se trouvait une ottom ane. Mais je rem arquai qu’en face d ’elle était un po rtrait du m ari... » Il va donc falloir faire l’amour sous l’œil sévère du Président. Toute la scène est de ce ton : que Valm ont ponctue ses serments d’am our éternel en ajoutant cc d’un ton bas et sinistre », mais de façon que Mme de Tourvel puisse entendre : « E h bien! la m ort! », qu’il cc se rapproche insensible m ent » to u t en filant une tirade grandiloquente, et cjue cc feignant l’effroi » quand Mme de Tourvel tom be évanouie, a to u t en s’ef frayant, il la conduise ou la porte vers le lieu précédem m ent dési gné pour le champ de sa gloire », le lecteur voit la scène par i’ceil de Valm ont, avec cette distance qui n ’est plus seulement celle qui existe entre le tireur de ficelles et le pantin, mais qui naît de l’exercice de l’intelligence, cc Le comique exige pour produire tout son effet, quelque chose comme une anesthésie m om entanée du cœur; il s’adresse à l’intelligence pure... Dans une société de pures intelligences, on ne pleurerait probablem ent plus, mais on rirait peut-être encore; tandis que des âmes invariablem ent sensibles, accordées à l’unisson de la vie, où to u t événem ent se prolongerait en résonance sentim entale, ne connaîtraient ni ne compren draient le rire. » La thèse fondam entale de Bergson trouve dans Les Liaisons dangereuses une justification idéale. Cette société de pures intelligences (cc car le rire cache une arrière-pensée d’entente » et même de cc complicité ») que form ent Merteuil et Valm ont, qui bannit l’émotion comme mode de vie, trouve dans le rire une m ani festation naturelle de son style, inhérente à sa conception même de la vie, à son être. Dans la scène évoquée plus hau t, l’cxercice de l’intelligence imposée par le récit de Valm ont rend seule sensible la situation comique de la dévote qui va céder. Si le lecteur, par sym pathie, v it la scène avec Mme de Tourvel dans la soull'rance et dans l’amour, s’il sent avec elle, le comique disparaît, la scène prend un poids et une coloration tragiques. D ’ailleurs au m om ent précis où Valmont em porté par la sym pathie, communie avec Mme de Tourvel dans le sentim ent, to u t comique disparaît. Ainsi le comique des Liaisons dangereuses ne naît pas des évé
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nem ents, des situations, il est inhérent à la conception même du livre et à l’excrcice de l'intelligence tu an t l’émotion et créant les conditions d’insensibilité qui accompagnent le rire. Mais le lecteur, dans la mesure où il n’adhère pas exactem ent à la vision de M erteuil ou de Valm ont, où le monde du cœur lui impose aussi sa réalité et où, de pantins, Mme de Tourvel et Cécile deviennent des
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qui ne peut « exciter qu’un intérêt de curiosité ». Les Liaisons dangereuses sont une œuvre de réflexion, non une œuvre de foi; et la distance, l’absence d’engagement, est la condition prim or diale qui perm et l’exercice de la réflexion. Il s’agit non pas d’en traîner le lecteur, de le convaincre ou de le séduire, mais de le placer devant des problèmes que, par paresse intellectuelle, par ignorance, ou par crainte, il préférerait le plus souvent esquiver. Le rom an de Laclos, à chaque lecture, oblige à une dém ystifi cation, à une révision des principes, des idées reçues, — ces écrans qu’on interpose entre soi et le monde, entre soi et soi. C’est un livre qui décape, et qui contraint le lecteur à faire son procès, à repenser les rapports du corps et de l’âme, de l’esprit et du cœur, les rapports entre la morale individuelle et la morale sociale, à repenser le destin de l’homme. Mais, et c’est là le point essentiel, Laclos n ’apporte pas de réponse : il se contente de poser le problème; au lecteur de le résoudre, et le lecteur souvent répète après Gide : « Tout, dans Les Liaisons, me déconcerte 1... » Peu d’œuvres sont aussi inquiétantes que Les Liaisons dange reuses par leur refus d’enseignement : le troisième livre des Essais, le second Faust de Gœthe, le Thésée de Gide finissent par répondre aux questions longtemps laissées en suspens. Mais Les Liaisons dangereuses sont une œuvre unique. Là encore le rom an de Laclos occupe une place à part. Rien qui annonce Les Liaisons dangereuses dans ce qu’on sait de la vie de Laclos avan t 1782, rien qui rappelle Les Liaisons dangereuses après cette date; aucune confidence, aucune explication de l’auteur ou de ses familiers. La Princesse de Clèves est une œuvre unique, mais elle s’éclaire par la vie intellectuelle et mondaine de Mme de La F ayette, par ses relations et sa correspondance. Adolphe est une œuvre unique, mais Benjam in Constant fait partie d ’un groupe, celui de Coppet et son œuvre devient significative par toute une littérature posthum e : le Journal intime, le Cahier rouge, Cécile. L ’absence de contrepoint littéraire 2 fait des rapports entre Laclos et son livre une énigme. Le critique est réduit aux conjec tures et les conclusions opposées que D ard et Vailland ont tirées de l’attitude de Laclos pendant la Révolution et, partan t, du sens des Liaisons dangereuses : livre d ’am bitieux pour le prem ier, 1. Morceaux choisis, Galimard, pl. 143, 2, Les œuvres mineures de Laclos, —- ses poésies, ses articles, ses essais — sont sans commune mesure avec le roman. La correspondance présenterait plus d’intérêt, mais elle commence douze ans après Les Liaisons dangereuses.
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livre « progressiste » pour le second, le m ontrent assez. Cepen dant, le fait essentiel reste inexpliqué : Laclos avec Les Liaisons dangereuses attein t du prem ier coup les sommets, après Les L iai sons dangereuses, il n ’écrit plus rien d’im portant. Après Phèdre, Racine n’écrira plus que beaucoup plus tard , et sur ordre, et dans un genre to u t à fait particulier; R im baud se ta it après les Illum i nations; la transcendance de Mme de Merteuil a, semble-t-il, anéanti chez Laclos les forces créatrices. Mais ce que d’autres atteignent par paliers — d'Andromaque à Bérénice, du Bateau ivre à Alchimie du verbe — Laclos l’attein t d’un coup, si du moins il n ’a pas détruit de nom breux essais antérieurs. Que M erteuil ait tué Laclos, l’adm i rateur des Liaisons dangereuses ne le déplore pas et Laclos luimême a eu ce m érite de comprendre qu’il ne pourrait rien produire de plus grand, et de renoncer. Le prem ier contact avec une œuvre de cette qualité risque de provoquer des réactions élémentaires dont le caractère simple et entier fausse les perspectives. Le lecteur est ou borrifié ou enthou siasmé. Mais il ne suffit pas de lire Les Liaisons dangereuses, il faut les relire en faisant l’effort réclamé par Laclos : celui d’une réflexion critique. Car pour la raison il n ’existe pas de domaine interdit, il n’est pas de sanctuaire inviolable pour la pensée. C’est cette cc prodigieuse faculté d’irrespect » dont parle M arat qui fait des Liaisons dangereuses une œuvre à part, et Vailland place Laclos aux côtés de Retz et de Stendhal, mais dans ce domaine, Laclos ne va-t-il pas infinim ent plus loin que Retz ou Stendhal? Au m anque de docilité envers les valeurs consacrées — les lieux communs de la pensée, les règlements de police, les interdits sociaux : le devoir — , s’ajoute le m anque de révérence envers les valeurs sacrées — la vertu, l’amour, la foi : le bien — ; c’est l’ir respect inhérent à toute pensée qui essaie d ’aller au fond des choses; c’est l’ironie socratique. Une pareille attitude prend to ut son sens si l’on considère que Laclos écrit son rom an à un m om ent historique où il sent vaciller un monde; dans le désordre et la violence des époques de crises, l’esprit doit se garder libre, l’individu doit défendre avant to u t son indépendance, sauver son intégrité. Q uand les fanatism es se déchaînent, M ontaigne proclame la nécessité de cc rester libre »; 1. Roger Vailland, Drôle de jeu.
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quand l’absolutisme prétend s’imposer, le héros cornélien place sa « gloire » au-dessus de tout. Cette revendication passionnée des valeurs individuelles, que la m arquise de Merteuil incarne, sans doute est-elle plus sensible pour le lecteur de 1960. Quand tout ce qui écrase l’individu se fait plus pesant, quand les autorités, les E tats, les blocs se dressent et se raidissent, quand les hommes désemparés cherchent un refuge dans l’aveuglement et la soumis sion au conformisme de systèmes et de superstitions, quelques individus se lèvent pour protester et pour exalter la valeur du moi, en face de collectivités qui toutes exigent d’abord son anéan tissem ent. Quand un monde m eurt pour faire place à un autre, dans l’incohérence et la violence qui accom pagnent nécessaire m ent un tel changement, c’est le rôle de quelques-uns, de rester lucides, de se m aintenir au-dessus de la mêlée, de se faire anar chistes de la pensée et de l’action, pour sauver l’essentiel de l’homme. On comprend ainsi que Laclos ait trouvé depuis une vingtaine d’années — et non seulement en France — un public passionné et fe rv e n tl. Les Liaisons dangereuses deviennent une bible du libertinage : un nécessaire m anuel de liberté. Mais un livre qui fait le procès de toutes les fois, et qui m et en procès l’instrum ent même de sa critique : la raison, — exige du lecteur qu’il se garde de l’enthousiasm e, car cette attitu de suppose une aliénation de l’esprit critique. Il faut, pour lire Les Liaisons dangereuses, garder ses distances, faire un effort de déta chem ent, d ’irrcspect envers le livre lui-même. Cette attitu de qui serait un contresens devant VHéloïse ou les Rêveries, oeuvres qui dem andent l’adhésion du cœur, et l’élan, est indispensable devant le rom an de Laclos. E t voici l’ultim e am biguïté des Liaisons dangereuses. Peut-on vraim ent garder sa distance avec la Marquise de M erteuil? Le lecteur ne succombe-t-il pas à la séduction de la m arquise, der nière victim e de la fascination qu’elle exerce sur tous ceux qu’elle approche? Fascination de l’énergie, quand elle engage la totalité de l’être et lui donne son unité. Fascination qui émane du per sonnage qui « se fait », qui dessine la trajectoire de son destin, dans l’affirmation de sa liberté et de sa puissance, qui devient homme sans le secours des dieux, Auguste, Richard III, Julien 1. Voici, en janvier 1963, les chiffres de tirage de quelques ouvrages parus au Livre de Poche : Les Liaisons dangereuses arrivent en tête : 224.590, suivies par La Dame aux camélias : 181,395 et par Le Rouge et le noir : 179.146. Madame Bovary est à 123.000, La Chartreuse de Parme : 100,000. Manon Lescaut : 81.776, Adolphe : 62,823. En avril 1964, les Liaisons sont toujours en tête (28U.OÜO).
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Sorel. Mais aussi fascination de l’absolu, fascination de tous ceux qui ont voulu cc réinventer l’amour », « voler le feu », refaire le geste prom éthéen pour retrouver « l’état de fils du soleil ». Mme de M erteuil, sœur luciférienne de Rim baud, que Verlaine a dressé, dans Crimen Amoris, « le plus beau d’entre tous ces m auvais anges », qui, dans la folie lucide de l’orgueil, proclame : « Ob! Je serai cclui-là qui créera Dieu », cette M erteuü, « belle affreu sem ent », poursuivra longtemps le lecteur des Liaisons dangereuses, longtemps le tiendra sous l’emprise de son m ystère et de son obsession.
APPENDICE
LACLOS A L ’ÉTRANGER
Nous ne prétendons pas présenter ici un travail exhaustif. Notre étude comporte certainem ent des lacunes, peut-être im portantes; elle perm ettra cependant d’avoir une idée de l’audience de Laclos en Europe et dans le monde. M ontrer la diffusion des Liaisons dangereuses à l’étranger est sa seule justification. L ’Allemagne vient indiscutablem ent en tête des pays qui ont lu et aimé Laclos. La première traduction des Liaisons dan gereuses est une traduction allemande, celle de von Bonin, en 1783. Ce fait s’explique très bien si l’on pense que les Alle m ands lisaient la Correspondance de Grimm, et que cette Corres pondance a consacré un long article élogieux au rom an de Laclos. Depuis 1783 et jusqu’en 1959, on com pte au moins trente-deux éditions du rom an; deux remarques s’im posent : de 1823 à 1898 pas une seule édition; cet arrêt correspond en gros à l’éclipsc de Laclos au x ix e siècle; nouvel arrêt de 1931 à 1950, provoqué cette fois par le régime hitlérien et par la Deuxième Guerre mondiale. On verra le même phénomène se produire en Italie pendant la période fasciste. Quelle meilleure preuve du danger que présente l’œuvre de Laclos pour tous les totalitarism es? Le lecteur allemand dispose à la fois d’éditions populaires, comme celles d’H elm ut Holscher (1951) et de W alter W idmer (1959) et d’éditions illustrées. Ces dernières reproduisent en géné ral les illustrations de 1796; ce sont celles de F. Blei (1909,1918) et de H ans K auders (1959); d’autres paraissent avec des dessins
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originaux d ’Erich M. Simon (1914), de K arl Stændinger (1950), de Hans Georgi (1955). Douze Allemands, dont deux femmes, M aria von Steigentesch (1811), et Marion Lorme (Frau D oktor von Adler) (1899) ont tradu it Laclos. Les traducteurs les plus connus sont Heinricli Mann (sa traduction de 1903 a été rééditée au moins huit fois, la dernière en 1958), Franz Blei (1909, 1918) et W alter W idmer (1950, 1955, 1959). Heinrich Mann, August Brücher (1914) e t Peter Amelung (1959) ont écrit des préfaces pour le rom an. Les grandes bibliothèques allemandes ont à leur catalogue Les Liaisons dangereuses et les principales études sur Laclos; la Biblio thèque universitaire de Bonn possède même Les Vrais Mémoires de Cécile de Volanges. Le prem ier ouvrage consacré à Laclos, paru en 1804 à Francfort-sur-Oder : Notes biographiques sur Laclos, général d'artillerie est depuis longtemps introuvable en Allemagne. Franz Blei dans son livre L'Epoque galante et sa fin (1904) consacre plusieurs pages à Laclos. H einrich Mann a écrit pour sa traduction une préface qu’il a reprise dans un recueil d’essais sur la littérature française, paru en 1931 sous le titre Geist und Tat (Laclos, Stendhal, Hugo, F laubert et Sand, Zola, France, Soupault). H einrich Mann, frère du grand rom ancier Thomas Mann, est surtout connu en France par le film L'Ange bleu tiré de son rom an Professor Unrat (1905). A l’époque où il s’intéressait à Laclos, il écrivait des romans et des nouvelles « immoralistes », par exemple, en 1903, Les Trois romans de la duchesse d'Assy où l’on voit la duchesse successive m ent en Diane, chaste inspiratrice d’un m ouvem ent révolution naire, en Minerve, protectrice à Venise des artistes et des écrivains, puis en Vénus, organisatrice dans sa villa du Pausilippe de per verses et inim itables orgies. Dans son analyse des Liaisons dan gereuses, le romancier allemand m et bien en relief cette psycho logie qui est essentiellement une « psychologie en action » et l’étude des caractères se term ine sur ces m ots : « La m arquise de M erteuil est une des plus hautes figures de la littérature mon diale. » Les pages consacrées à Laclos, — « Laclos était-il donc Valm ont? » — à L'Education des femmes, à la Correspondance, au destin des Liaisons dangereuses au x ix e, sont toujours dans une note juste, mais n ’apportent rien d’essentiel. Heinrich Mann pense cependant que Laclos serait étonné de voir quels sont ses actuels adm irateurs : « Il croyait les conduire vers la douce Mme de Tour vel, et ils adm irent la perverse Mme de M erteuil. » Mais comme Laclos, ajoute Mann, avait le sens de l’ironie, il accepterait en riant
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la célébrité, même si elle repose sur une erreur d ’interprétation 1 F. Scliürr, Baroque, classicisme et rococo dans la littérature fran çaise (1928); K ürt Waiss, L'Im age antiphilosophique du monde dans le préromantisme français (1934), consacrent quelques notes aux Liaisons dangereuses; Hugo Friedrich, Immoralisme et idéal de vertu dans « Les Liaisons dangereuses » (Romanische Forschungcn, t. 49, 1935), voit dans Les Liaisons dangereuses, — œ uvre sans rapport avec les autres productions — l’expression classique d ’un siècle qui finit. C’est un m alentendu qui fait ranger Laclos aux côtés de Duclos, de Crébillon fils et de Louvet. V alm ont et Mer teuil incarnent la volonté de puissance soutenue, surtout chez la Marquise, par une véritable ascèse jésuite, par un stoïcisme qui recherche Fataraxie indispensable à l’exercice de l’acuité psycho logique. Le rationalism e éthique de Mme de Merteuil — très supé rieure à Valm ont — a ses fins dans la personne même, d ’où le danger et l’attirance vers l’absurde. M1116 de Tourvel c’est le monde de la vertu à la Rousseau. Tous les thèmes m ajeurs du Rouge et noir sont déjà dans Les Liaisons dangereuses. L’auteur term ine son étude par des remarques très intéressantes sur le vocabulaire et sur la variété des styles. Mina Lohse a présenté en 1950 un diplôme de philologie, « Les Liaisons dangereuses » de Laclos dans leurs rapports avec les romans de Richardson et de Crébillon fils. Victor Klem perer, Histoire de la littérature française au X V I I I e siècle (1954), fait une étude géné rale sur Laclos. K ürt Waiss, déjà nommé, écrit en 1958 un essai sur Les Sommets de la littérature française, de Racine à Saint-John Perse, où Laclos trouve sa place x. Goethe connaissait-il Les Liaisons dangereuses ?A vant de répondre à cette question, on peut faire la rem arque suivante : la duchesse Anne-Amélie de Saxe-W eimar reçoit régulièrement et lit la Cor respondance de Grimm; ce journal est donc à la disposition du poète; nous savons de Gœthe lui-même (lettre à Mme de Stem) qu’il lisait les principales nouveautés françaises signalées par Grimm, et Grimm a longuem ent parlé des Liaisons dangereuses, traduites en allemand dès 1783. Gœthe, qui lit d’ailleurs les F ran çais dans le texte, a certainem ent lu Laclos. Quand on demande à Gœthe quels sont les auteurs français du x v m e qu’il connaît, il cite plus de vingt noms, de M ontesquieu à Rétif, en passant par D orât et Mme de Lussan. Il ne cite pas Laclos; mais ne faut-il 1. Ajoutons encore : Erwin Koppin, « Les Liaisons dangereuses » devant la critique (1792-1850), 1961.
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pas dire avec Léon D audet : « Goethe ne parle pas de Laclos, précisém ent parce qu’il l’avait beaucoup pratiqué »? Il est fré quent, en effet, que les écrivains évitent de m entionner les auteurs dont ils ont subi l'influence. E n outre, le cynique Behrisch, qui passe pour un des modèles de Méphisto, qui affecte des allures libertines, est une sorte de Valmont. C’est lui, dit-on, qui passe pour avoir initié son jeune ami Gœthe à la stratégie amoureuse. D ’A nnette Schônkopf à L otte Buff, l’inspiratrice de Werther, de Christiane Vulpius qu’il finira par épouser après dix-huit ans de liaison, à Minna Herzlieb, l’Ottilie des Affinités électives et à Ulrique von Levetzow, la dernière muse, celle de M arienbad, la liste est longue, des femmes conquises et trahies. On peut prétendre, sans forcer les textes, que Méphisto s’appa rente de loin à Valm ont, séducteur à froid; c’est F aust qui séduit M arguerite, mais c’est Méphisto, le psychologue roué, qui combine tout. C’est sans doute avec les Affinités électives (1809), son chefd ’œuvre en prose, que Gœthe se rapproche le plus de Laclos : « L ’espèce de rigueur stratégique et sentim entale des Affinités, écrit Léon D audet, est comme un écho adouci, humanisé, de la fête dionysiaque et tragique des Liaisons dangereuses. » Le baron Edouard et sa femme Charlotte m ènent une vie calme et heureuse dans une magnifique propriété. Mais Édouard fait venir chez lui son am i le capitaine et Charlotte sa nièce Ottilie. E t c’est le jeu des affinités : Charlotte aime le capitaine et Édouard Ottilie. Le capitaine décide de partir pour lutter contre son am our; Édouard, au contraire, favorise sa liaison avec Charlotte dans l’espoir de divorcer et séduit Ottilie. Ottilie se laissera m ourir d ’inanition et Édouard l’im itera. Le baron Édouard a su persuader O ttilie que sa femme aime le capitaine et désire le divorce car il veut la jeune fille : « Je saurai m ’en saisir, et certes ce sera bientôt et prom pte m ent. » Cynique, il offre Charlotte à son ami : « Prends-la de m a m ain », et la m ort de son fils, le jeune Othon, est pour lui « comme un don du ciel qui écartait to u t obstacle à son bonheur ». Ni remords, ni respect de la foi jurée, ni obligation morale, Édouard, c’est l’individu dressé contre toutes les contraintes. Même les héros de second plan, comme le comte et la baronne, ont les allures très libres du monde aristocratique des Liaisons dangereuses. Le comte, qui se fait conduire la nuit chez la baronne, professe qu’on n ’est heureux qu’après deux divorces; quant à la baronne, « per sonne ne se possédait mieux que cette femme, et cet empire qu’on a sur soi-même dans les occasions extraordinaires accoutume ceux
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qui en sont doués à user de dissimulation même dans les cas ordi naires », n ’est-ce pas une m arquise de M erteuil au p etit pied? Ottilie, une des plus gracieuses créatures féminines de la litté rature, serait une sœur de Cécile de Volanges, mais par son am our total, son abnégation et sa m ort tragique, elle rappelle plutôt Mme de Tourvel : « Elle ne souhaitait que le bonheur de son ami; elle se croyait capable de renoncer à lui; même de ne jam ais le revoix, si elle le savait heureux. Mais elle était absolum ent décidée de ne jam ais appartenir à un autre. » Laclos a-t-il inspiré Nietzsche? Nous ignorons si l’auteur de Zarathoustra a lu Les Liaisons dangereuses, mais par leur volonté de puissance, par leur position aristocratique Au delà du bien et du m al, V alm ont et Merteuil sont bien des précurseurs du grand m aître de l'immoralisme moderne. Plus récemm ent, l’intérêt des Allemands pour Laclos se justifie paT la curiosité pour les auteurs érotiques, — ou considérés comme tels — surtout depuis les travaux de Freud et des psychanalystes. Bien qu’ils aient pris le départ cent trente ans après les Allemands, les Italiens sont aujourd’hui au second rang pour le nombre des éditions de Laclos. et A utant que j ’ai pu m ’en assurer chez les libraires de T urin et de Milan, Les Liaisons dangereuses ne sont point traduites en italien. Elles ont été beaucoup lues en français », écrit Laclos à sa femme, le 28 brum aire an IX . La première édition italienne est celle de 1914 1, traduite par R. Almagia et préfacée par Paolo Orano. Vient ensuite, en 1917, une traduction de Donna Paola; la collection cc Les Classiques de l’Amour » donne en 1927 une édition traduite et préfacée par Valerio Folco; 1942, traduction de Fernando Palazzi; 1949, traduction d’Adolfo R uata avec une préface d’Arrigo Cajumi. Le rom an est publié en 1951 dans la cc Collection des Romans français du x v n e et du x v ra e siècles »; en 1959, les Éditions de l’Union typographique de T urin annoncent une traduction des Liaisons dangereuses par F. Cacchini Giari. L’édition R uata a été publiée de nouveau en 1961 en tirage de luxe. Notons enfin 1. Sara Croce, La première édition ignorée des « Liaisons dangereuses » dans une tra duction inachevée (Belfagor, 1958) signale une édition de 1909 (Casa Editrice Àbruzzese) qui s’arrête au troisième volume sur les cinq que devait comporter l’édition. Cet arrêt fut sans doute provoqué par des difficultés financières. La Casa Editrice Abruzzese céda ses droits d’édition à la Casa Carabba, qui fit paraître l’édition de 1914.
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qu’en 1926 a été publiée à Spoleto une édition du texte français avec les illustrations de 1796. On trouve dans le livre de G. C. Spesdale Histoire militaire de Tarente au cours des cinq derniers siècles (1930), quelques pages sur le séjour de Laclos en Italie du Sud. Libero Solaroli a écrit, en 1952, un livre sur Laclos (Éditions delP Ateneo), ouvrage surtout consacré à une biographie de l’au teur des Liaisons dangereuses, qui suit de très près le travail de D ard; livre bien docum enté (la bibliographie de Solaroli en témoigne), mais qui esquive souvent les problèmes fondam entaux. Le professeur A m aldo Pizzorusso, excellent spécialiste italien de la littérature française, a consacré deux études à Laclos. La prem ière Un Roman classique, «Les Liaisons dangereuses » a paru en 1950 dans les Annales de la Faculté de Cagliari; elle est essen tiellem ent consacrée à la psychologie des personnages. La seconde La Structure des Liaisons dangereuses, écrite en 1952 a été publiée en 1956 dans un recueil d’essais sur la littérature de l’âge prérom antique en France. A. Pizzorusso examine les notions de nature, de vertu, de raison chez les personnages; il analyse la m éthode et la morale de Merteuil en l’opposant au sentim ent. L ’étude est très précise, subtile; c’est certainem ent un des essais les plus riches qu’on ait écrits sur Les Liaisons dangereuses et un des plus utiles, grâce aux références constantes au texte et à la connaissance, dans toutes ses nuances, du style de Laclos. L’in ter prétation est solide et personnelle; Pizzorusso, par exemple, consi dère la lettre L X X X I comme une reconstruction du réel;7 il s’agit O de rendre « l’invraisem blable vrai et le vrai invraisem blable », et désorganisant la réalité, de la reconstruire d’après des schémas intellectuels. On trouvera dans le Solaroli rém unération des critiques italiens qui depuis 1818 (Erm es Visconti dans le Conciliatore, novembre 1818) ont fait m ention de Laclos. Les Liaisons dangereuses étaient si connues en Italie au X IX e que, d’après Solaroli, « on pouvait dire Liaisons dangereuses et Valm ont sans crainte de ne pas être compris ». Il s’est même trouvé un critique, Emilio Bodrero, pour relever chez Manzoni, l’influence de Laclos. Plus près de nous, on a rapproché l’A nnette de Une vie d’Italo Svevo, de Cécile de Volanges, la « Signora » de Chronique des pauvres amants de Pratolini, de la Merteuil. On a beaucoup parlé — même en F ran ce— des Liaisons dangereuses à propos de La Novice de Guido Piovene (1949). Piovene, qui était correspondant à Paris du Corriere délia Sera, a choisi comme Laclos la forme épistolaire.
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Son rom an est une œuvre d’analyse classique et R obert Kem p écrivait à propos de la variété du style des personnages : « Laclos dans Les Liaisons dangereuses a donné le modèle inégalé de cette virtuosité, de ce frégolisme. M. Piovene peut lui être com paré » (Nouvelles littéraires, 2 juin 1949). Il semble bien que les Italiens, — avec l’hiatus 1927-1942, pro voqué par la période mussolinienne — soient surtout intéressés par la subtilité psychologique et les problèmes d’art, c’est-à-dire par l’aspect intellectuel de l’œuvre. La première traduction anglaise des Liaisons dangereuses, sans nom d ’auteur, a été publiée en 1784; en tête du prem ier volume, se trouve une étude sur l’utilité des rom ans et sur la m oralité des Liaisons dangereuses par l’abbé Kentsinger. Rappelons que l’édition de 1796, dite édition de Londres est la deuxième édition illustrée du rom an (la première ayant été publiée à Genève en 1792). Deux écrivains anglais ont trad u it le rom an de Laclos : le poète E rnest Dowson qui a longtemps vécu en France dans sa jeunesse, qui a été hé avec les poètes français, Verlaine en particulier dont il a été le disciple. Le m anuscrit de sa traduction de Laclos est à la Bibliothèque du B ritish Muséum; elle a été éditée en 1922 à Paris (Black Sun Press), avec des illustrations d’A lastair; en 1929 et en 1940, avec une préface en anglais d’André Gide et des illus trations de Chas Laborde. Le poète et rom ancier R ichard Aldington, qui avait lu le m anuscrit de Dowson, a traduit à son tour le rom an de Laclos en 1924; cette édition est précédée d’une préface : « Je pense, nous écrivait Richard Aldington, que les intellectuels anglais lisent et adm irent Laclos, mais ce n’est qu’une impression personnelle. Q uatre mille exemplaires ont été vendus, ce qui est très bien pour un tel livre » (1937). Cette traduction a été publiée aussi en 1946 dans un volume où figurent La Princesse de Clèves, Manon Lescaut et La Duchesse de Langeais, et en 1952. Dans sa préface, Richard Aldington donne un résumé de la vie de Laclos, — d’après D ard — puis il analyse le rom an cc le plus m oderne de tous les rom ans du x v n ie, plus proche de nous que La Nouvelle Héloïse ou même que Manon ». Parm i les influences possibles subies par Laclos, Aldington signale Rousseau, M arivaux et Crébillon fils et naturellem ent, Richardson. Considérer Les Liaisons dangereuses comme un rom an érotique ou même comme un simple rom an d’am our est une vue très étroite. C’est essentiellement un rom an psychologique ce si par ce term e plutôt lâche nous entendons
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un roman dans lequel l’intérêt principal réside dans l’analyse des caractères plutôt que dans le récit des événements ». Parm i les supporters anglais de Laclos au début du XXe siècle, Aldington cite A rthur Symons, l’éditeur avec Louis Thomas, des poésies de Laclos; ce poète, ami de M allarmé, qui a fait de longs et fréquents séjours en France, — il a été lié avec le groupe du Mercure — ce critique à qui nous devons des études sur les Goneourt, sur Nerval, sur Verlaine, sur les symbolistes, écrivait en 1905, dans un article sur Une édition perdue des a Liaisons dan gereuses » ( The Outlook) : « J ’espère quelque jour faire une étude particulière de l’une des plus intéressantes figures du X V IIIe siècle, » Il voyait dans Les Liaisons dangereuses, a un des chefs-d’œuvre du rom an français ». Tel n ’est pas l’avis de George Saintsbury, qui dans son Histoire du roman français (1917-1919) consacre une demi-ligne aux L iai sons dangereuses, contre cinquante pages au Grand Cyrus! Pour répondre aux critiques qu’on lui fait à ce propos, Saintsbury explique dans une note à la deuxième édition de son livre que son silence était justifié et que Les Liaisons dangereuses ne valent rien du to u t : « rom an prosaïque et grossier ». Au prem ier rang des Anglais qui avaient protesté contre l’oubli de Saintsbury, il faut signaler Sir Edm und Gosse, considéré comme un des critiques les plus intelligents de sa génération. Il a réuni, en 1925, dans un ouvrage intitulé Silhouettes, une série d’articles et d’essais. Dans une pénétrante chronique du Sunday Times, à propos de la traduction de Laclos par A ldington, sir Edm und Gosse défend le livre de Laclos contre la légende d’obscénité qu’il juge sans fondem ent : « La langue est parfaitem ent décente d’un bout à l’autre... Le rom an est une satire cynique et hum iliante certes, mais inflexiblement sévère du relâchem ent des mœurs qui prévalait alors. » D ’une manière assez curieuse mais intéressante, Gosse identifie Valm ont au chevalier de La Morlière, l’auteur à'Angola, un Grenoblois qui fu t chassé des M ousquetaires ÎNoirs poux sa m auvaise conduite et dont Laclos a pu entendre parler, s’il ne Fa pas connu. F. C. Green, professeur de littérature française à l’Université de Cambridge, parle des Liaisons dangereuses dans un essai sur Les Romanciers français de la Renaissance à la Révolution (1928), et dans M inuet (1935), aperçu critique des idées littéraires en France et en Angleterre au x v in e siècle. Après avoir comparé Gil Blas au Roderick Random de Smolett, la Vie de Marianne à Parnéla, il confronte Clarisse Harlowe, La Nouvelle Héloïse et Les Liaisons dangereuses, avec un esprit fin et souvent malicieux.
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Dans un ouvrage universitaire, sage et ordonné, Le Roman en France (1950), M artin Turnell fait de rapides parallèles entre le X V IIe siècle où l’on étudie l’homme en général, le X IX e, tourné vers l’individu, et Laclos qui envisage surtout le champ de l’action hum aine. De même le X V IIe pose le conflit amour-devoir, le x ix e le conflit amour-réussite sociale, Laclos le conflit des sexes. Les Liaisons dangereuses, c’est le rom an de la guerre des sexes dans une société où les exploits am oureux tenaient la place qu’occupent les exploits sportifs dans la nôtre. Dans quelle mesure le roman de Laclos a-t-il inspiré des auteurs anglais? A la lin du x v m e siècle on peut relever l’influence conju guée de Richardson et de Laclos dans quelques rom ans de seconde zone : le duc de Durcé, héros de Le Danger d'aimer un étranger, rom an épistolaire publié en 1783, est une pâle im itation de Valm ont. Dans le rom an de Miss Pultney (1785), Camille ou deux filles de ce siècle paraît une Lovelace femelle ou une sous-Merteuil. Même rem arque pour Clara et Emmeline de Miss Elisabeth Helme (1788), etc. L ’im itation, dans ces rom ans, est tout extérieure et purem ent formelle. Nous avons déjà noté (p. 64) com m ent André Maurois relevait l’influence de Laclos sur Byron. A vant lui, Charles Du Bos (Byron ou le besoin de la fatalité, 1929) évoquait Laclos et Les Liaisons dangereuses à propos d ’un épisode précis de la vie du poète. E n 1813, lady Melbourne entreprend de détacher Byron de son am our incestueux pour A ugusta; elle se souvient de son adm i ration pour Mme de Merteuil et « m obilisant toute l’expérience de celle-ci au bénéfice du triom phe de la vertu (dans l’acception rela tive du term e), elle dépêche à Byron des instructions détaillées constituant une m anière de code de l’art de séduire » — dans le style de Mme de Merteuil. Il s’agit de lancer le poète dans une nou velle intrigue. E t c’est l’épisode de lady Frances, à propos de laquelle Byron écrit à lady Melbourne (1er octobre 1813) : « La dame de la maison s’attend évidem m ent à être attaquée et semble toute prête à une brillante défense; m a réputation de « roué » m ’a précédé e t l’insouciante tranquillité de mou attitude la surprit à tel point que je crois qu’elle commença à penser qu’elle était laide ou que j ’étais aveugle ou je ne sais quoi de pire... » Ne dirait-on pas V alm ont faisant à Merteuil le compte rendu des prem ières réactions de la présidente? Mais pour Du Bos, Valm ont, le séduc teur-né, c’est l’anti-Byron. Le poète est étonné et presque scan dalisé de son succès auprès des femmes et il exige que ses parte naires aient fait plus de la moitié du chemin avant qu’il parte à l’attaque. A propos de lady Frances, Byron écrira pour la première
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et peut-être l’unique fois : « I love her », peut-être précisément parce? qu’il l’avait épargnée. Le grand poète Swinburne, que la critique a comparé à Byron, qui se com parait lui-même au m arquis de Sade, Swinburne, qui aim ait Baudelaire, — il a écrit un essai sur Les Fleurs du mal — connaissait bien Les Liaisons dangereuses et les réminiscences de Laclos sont assez nombreuses chez lui; il a le goût des compli cations sentim entales et de la cruauté perverse, m al contenues par la respectabilité du masque victorien. P arlant de Lélia, personnage de The Captain, comédie de Beaum ont et Flecbter, héroïne d ’une « m onstrueuse et amorale crim inalité », d ’une hypocrisie « m agni fique et passionnée », Swinburne la compare à cc l’immortelle Valé rie Marneffe de Balzac, et à l’incom parable Mme de M erteuil ». Plus loin, à propos de Barkilphédro, Swinburne écrit que cet esprit diabolique est un « bâtard de Iago e t de sa sœur, Mme de Mer teuil ». Mme de M erteuil, dont Swinburne admire « la parfaite tranquillité d’esprit ». Love's Cross Currents, rom an épistolaire de Swinburne, édité en 1905, a paru d ’abord sous le titre A Year's Letters, dans le pério dique The Tattler (août-décembre 1877), sous le pseudonym e de Mistress Horace Manners. La publication du rom an était précédée d ’une lettre de Swinburne à l’auteur, où l’écrivain s’amuse, à la m anière de Laclos dans la Préface du rédacteur. Il s’indigne ver tueusem ent de voir traiter un pareil sujet. Le livre, en effet, m et en scène cc au moins une Anglaise mariée qui préfère un autre homme à son m ari ». Swinburne ajoute : cc Ceci peut se produire sur le continent, en Angleterre, c’est impossible », le peuple anglais étant ce chrétien et m atrim onial ». Il faut donc retirer le livre de la circulation et même le détruire cc car c’est une peinture inexacte de la vie domestique anglaise... Le livre est dépourvu de b u t et de signification car la morale est l’âme de l’art ». Pour justifier la forme épistolaire, l’auteur se réclam ait de l’exemple de Richardsou, de Laclos, et du Balzac des Mémoires de deux jeunes mariées. Dans cc rom an, satire très nuancée de toute une société et de toute une littérature, le critique Joseph K night reconnaissait la m arque tic Choderlos de Laclos. L ’édition de 1905 a supprim é l’épisode de la présidente de Montreuil, dont le nom est une contam ination évidente de ceux des personnages de Laclos, et où l’auteur se souvenait encore des Liaisons dangereuses. Lesbia Brandon est un rom an inachevé de Swinburne, recueilli par Randolph Hughes et publié par Gallim ard en 1956 dans la traduction de Lola Tranec. Le souvenir de Mme de Merteuil y est
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encore présent. Lord W ariston dit de Mme Marnefïe : a Valérie est une copie à la détrem pe de Mme de Merteuil en bourgeois, la m oitié des traits en est effacée », et lady M idhurst réplique : « Pas du tout! Elle ne ressemble pas plus à la M erteuil que moi... E n vrai T itan, la Marquise com bat les cieux; enfin l'ennem i est obligé de l’attaquer par la bande et cette petite vérole ne fait, à m on avis, que déparer les traits du livre lui-même. Cette Marquise est épique, gigantesque. La petite nym phe de Balzac est pour suivie par des bergers et des satyres, les H ulot, les Crevel et les Steinbock, mais l’autre a les dieux contre elle et elle domine les autres de loin. C’est un Prom éthée en jupon; elle aurait sa place dans les œuvres de Milton comme mère du péché et de la m ort. Il faut to u t le poids du cicl pour l’écraser; d ’ailleurs, je ne la crois pas battue pour autant. » Magnifique et très véritable por tra it de la Merteuil ! L ady M idhurst ajoute plus loin en parlant des Liaisons dange reuses : « C’est le plus grand livre du siècle et le plus sérieux, si l’on veut bien lire le texte et non regarder par-dessous ou p ar dessus. D ’ailleurs un ém inent écrivain allemand pesam m ent et notoirem ent vertueux, — Schiller, je crois, — n ’a-t-il pas reconnu que c’était une excellente lecture pour les femmes, adm irable et très sain par-dessus le m arché? » Nous ne garantissons pas la sûreté de la mémoire de la Lady sur cette opinion prêtée à l’auteur de Guillaume Tell; Swinburne, m ort en 1907, avait-il lu dans la Correspondance de Laclos, publiée en 1904, l’opinion prêtée par Laclos à l’évêque de Pavie, bien que la confusion paraisse un peu étrange? Dans son rom an Contrepoint (1930), Aldous Huxley a peint une société brûlante, cynique, anarchiste, qui pourrait se réclam er de la société des Liaisons dangereuses. Lueie T antam ount est, selon l’expression du rom ancier Quarles, « une dévoreuse d’hommes ». Franck Illidge, un c< Julien Sorel de laboratoire » parle d’elle en ces term es : « Quelle pourriture! la fleur achevée de notre char m ante civilisation, — voilà cc qu’elle est! une im itation raffinée et parfum ée de sauvage et d’animal... C’est à quoi aboutissent logiquem ent les gens qui disposent d’argent et de loisirs. » Avec plus de m éthode et de rationalism e, Lucie pourrait être la rivale de Mme de M erteuil; le dessinateur Ram pion — en qui la critique a voulu reconnaître D. H. Lawrence — avoue :
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force de sou esprit, sans en laisser affecter en quoi que ce fût, ses pensées et ses sentim ents. » Lucie a le goût de l’énergie et la pas sion des expériences : « Il faudrait avoir passé par to ut, avoir to u t fait. » Pourquoi est-elle devenue la m aîtresse de W alter? « Parce que ça m ’am usait, parce que ça m e plaisait. » L ’idéal, le romanesque, c’est trop lourd à « trim baller avec soi »; et comme le note Klinor Quarles, Lucie possède « la faculté masculine de ne pas s'attacher. Elle a le pouvoir de séparer son appétit du reste de son âme ». Pour écrire sa lettre de rupture à W alter Bildlake, Lucie em prunte la plum e de la marquise de M erteuil : « Je fais cc qui me plaît, et je ne reconnais à personne le droit de discuter mes actes. La semaine dernière j ’ai pensé qu’il serait am usant d’al ler à M adrid avec toi; cette semaine j ’ai changé d’avis... », et loin de s’en excuser, elle raconte à son am ant congédié qu’elle te fait l’am our avec un Italien » qu’elle a rencontré à Paris, et Elle vou lait être elle-même, Lucie T antam ount, en plein commandement de la situation, s’am usant consciemment jusqu’à la lim ite extrêm e, prenant son plaisir sans aucun égard pour qui que ce fût, libre non seulement financièrement et légalem ent, mais ém otivem ent aussi. » Spandrcll, l’intellectuel sarcastique — H uxley se serait inspiré de Baudelaire pour peindre ce personnage — s’est fixé un idéal : corrompre la jeunesse, plus spécialement féminine : « J ’ai pour mis sion de l’éduquer dans le chemin qu’elle ne devrait pas prendre. » Sa « technique » est calquée sur celle de Valm ont. A propos de ses te expériences » sur la jeune H arriet W atkins, il s’exprime comme le héros des Liaisons dangereuses : « Vous leux développez leur p etit tem péram ent, vous les initiez — toujours si savam m ent, si doucement, si patiem m ent — à tous les excès de la sensualité. Ça peut se faire, je vous assure, et d’autant plus facilement qu’elles sont plus innocentes. Vous pouvez les am ener, en toute ingénuité, au degré le plus étonnant de la dépravation. » Le peintre Bildlake enfin, un vieux viveur libertin, souvent cruel avec les femmes qui prennent l’amour trop au sérieux, se souvient peut-être d’une rem arque de Laclos à Mme Riccoboni. A Lucie T antam ount qui lui dit : « J ’ai rem arqué que les hommes qui aim ent beaucoup les femmes sont précisém ent ceux qui exprim ent le plus grand m épris pour elles », il explique en rian t : tt Parce que ce sont eux qui connaissent les femmes le plus intim e m ent. » Toute cette société, nous l’avons dit — et on trouverait des exemples analogues dans M arina di Vezza — rappelle assez celle
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des Liaisons dangereuses et 011 com prend les critiques amères et violentes et les colères d’Illidge, le plébéien. L’intérêt du public anglais pour Les Liaisons dangereuses n ’est pas épuisé : la Royal Shakespeare Company a présenté en mars 1962 à PAkhvych Theatre Y A rt de la Séduction, adaptation des Liaisons dangereuses par M. John Barton. Signalons pour term iner la richesse en œuvres de Laclos de la Bibliothèque du B ritish Muséum : Les Liaisons dangereuses depuis l’édition de 1782 jusqu’aux éditions les plus récentes, le Journal des amis de la Constitution, la Galerie des Etats généraux, la Galerie des femmes françaises, les Poésies, etc. et même de nom breux apocryphes comme les Mémoires de la duchesse de Morsheim et la plupart des pam phlets politiques attribués à Laclos. Aux Etats-U nis, a paru une seule traduction américaine, enl933, sans nom d’auteur : a poor american translation, d’après Aldington, dont la propre traduction a été publiée quatre fois aux U. S. A. Nous bornerons à deux exemples la richesse des bibliothèques américaines pour le rayon Laclos. A Boston, la Bibliothèque de la H arvard Ûniversity et la Public Library possèdent 3 éditions anglaises, dont celle de 1784, 3 éditions américaines, 1 allemande, 1 espagnole, 9 françaises; L'Education des femmes, la Lettre sur Vauban, la Galerie des Etats généraux en traduction anglaise, etc. Sous le nom de Laclos figure même au catalogue VAmitié dange reuse ou Célimaure et Amélie (1786). La Bibbothèque du Congrès à W ashington possède l’édition anglaise de 1784, les traductions d’Aldington et de Dowson, et 10 éditions françaises. L ’Américain John Garber Palache a publié en 1926 en Angle terre son essai : Quatre romanciers de l'ancien régime (Crébillon fils, Laclos, D iderot, Rétif). L’auteur a lu et largem ent utilisé le travail de Dard. Pour lui, Laclos a décrit l’aspect tragique d’une société brillante et corrompue alors que Crébillon fils ne s’était attaché qu’à son aspect comique. Palache fait des rapprochem ents entre Lovelace, le comte de Versac (de Crébillon fils) et Valm ont; entre Mme de Pommeraye, de Jacques la fataliste et Mme de Mer teuil. Il pense que Le Neveu de Rameau aurait aimé les héros des Liaisons dangereuses. Il établit enfin un rapprochem ent entre Laclos et le Tom Jones, de Fielding. Ben R ay Redm an (Tribune Book, janvier 1928) a écrit un article sur Gourm ont et Laclos. Le professeur William H. F. Lernont dresse en 1947 la liste des 100 meilleurs rom ans m ondiaux : 15 fran çais y figurent, de Manon Lescaut à La Condition humaine en pas sant par Les Liaisons dangereuses.
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Louis Bromfield dans son rom an, La Mousson, paru en 1937, s’est souvenu des Liaisons dangereuses et leur attribue un pouvoir érotique. La vieille m abarani de R anchipur retient sa lectrice Maria Listinskaïa cc palpitante et troublée par le désir » pressée de rejoindre son am ant Bauer : cc Vous pourriez prendre ce livre français, ce classique, dit-elle à Maria. — Les Liaisons dange reuses? -— Oui, cela m ’intéresse de connaître les idées des F ran çais sur ce sujet. Au fond, ils ressemblent beaucoup aux Chinois. » E t Maria cc lu t ces pages où l’am our, l’intrigue, la jalousie, les réconcilierions, sont analysées avec un art subtil et passionné, où chaque term e est un aphrodisiaque, chaque virgule, un stim ulant du désir ». La ponctuation des Liaisons dangereuses allum ant les sens du lecteur, voilà un aspect qui, jusque-là, avait échappé à la critique! Jusq u’où l'érotism e n ’ira-t-il pas se nicher,.. La censure impériale a im pitoyablem ent interdit Les Liaisons dangereuses en Russie au cours du X IX e siècle Cela n ’est pas étonnant quand on voit les passages to u t à fait anodins qu’elle faisait supprim er dans les œuvres russes — dans les Contes de Gogol par exemple, dont la traduction française, parue chez Gallimard, donne en note le texte prim itif. Les Russes cependant, nous le verrons, lisaient Laclos. Les Soviets ont enfin autorisé la traduction des Liaisons dangereuses; elle a été publiée, en 1933, à Moscou; le traducteur est N. D. Efross; la préface de l’édition (illustrée) est due à A. Efross. Efross figure parm i les intellectuels que stigm atise le fam eux article de la Pravda (1947), et où il est question de « cet art formaliste bourgeois, pourri, de l’Occident, qui empeste de son venin l’air pur de l’a rt soviétique ». Voici un court résumé de la Préface russe : Les Liaisons dan gereuses sont le type même du cc livre unique ». Pour la vie de Laclos, Efross suit de très près le livre de Dard. L’auteur russe analyse avec beaucoup de m inutie la conduite de Laclos sous la Révolution et le rôle actif qu’il a joué auprès du duc d ’Orléans : cc Laclos ten ait entre ses mains tous les fils de la stratégie et de la tactique orléanistes, les tiran t comme bon lui sem blait. » Laclos — et ici Abraham Efross n’est pas de l’avis de Vailland — fut un contre-révolutionnaire, désirant simplement le changem ent de dynastie. Si Laclos a perdu la cause du duc, ce c’est que les buts historiques de la Révolution se situaient beaucoup plus loin qu’il ne l’avait prévu ». Après l’épuration dirigée contre les orléanistes, Laclos devint par opportunisme, un bon républicain et un patriote, cc 11 n ’avait aucune envie de se laisser guillotiner, »
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Sur le plan littéraire, Efross rem arque que Rousseau, accaparé par Robespierre, ne peut de longtemps reprendre sa place; il reste Laclos e t Bernardin de Saint-Pierre. Bernardin qui conduit à Cha teaubriand; Laclos qui transm et au x ix e siècle la tradition de V oltaire et de M arivaux et qui annonce Stendhal avec son goût de l’analyse, sa psychologie, son réalisme. Le message littéraire de Laclos est donc essentiel : son rom an sert de transition entre le X V IIIe et l’avenir. Les Liaisons dangereuses sont aussi un docu m ent historique : on y voit défiler toutes les classes sociales; Val m ont et Merteuil c’est l’aristocratie régnante, avec sa corruption et sa bassesse morale. Tourvel et Danceny : le tiers état, la bour geoisie et la petite noblesse vertueuse. Cécile : la jeune génération aristocrate, innocente, sensuelle, coupable sans méchanceté. Mme de Rosemondc : pastel de La Tour, type parfait d’une femme du grand monde. Le peuple : paysans et artisans sont absolument passifs. Il n’est pas utile d’insister sur le caractère un peu sché m atique et systém atique de ces classifications. L’ensemble de l’étude n ’en est pas moins intéressant dans la mesure où Laclos, pour la première fois, était jugé et critiqué par un m arxiste russe. Sur l’influence de Laclos en Russie, Efross écrit : cc Le valmonisme se répandait dans la génération de Stendhal comme une épidémie. C’était, une maladie fréquente, une poussée de fièvre envahissant la société, et pas seulement en France. Il est signifi catif que Pouchkine rejoigne en cela Stendhal. La dédicace qu’il adresse à W ulf : cc Le Lovelace de Tver au Valm ont de Saintcc Pétersbourg » était moins que jam ais un jeu littéraire. Pouchkm e et ses amis étaient eux aussi formés par Les Liaisons dange reuses; et c’étaient de bons élèves. Le journal intim e de W ulf témoigne de la mise en pratique soigneuse des recettes de Laclos. L’aristocratie russe de la capitale s’y appKquait avec la même fureur que les gentilshommes de province en France. » La bio graphie de Pouchkine par H enri T royat (Albin Michel, 1946) apporte sur ce point des précisions intéressantes. Pouchkine, sur nommé au lycée le cc Français », qui est noté comme cc excellent en littérature française » dans son Certificat de Fin d’É tudes, a lu dès l’âge de huit ans, dans le texte, les auteurs français, de La Fontaine à Parny, sans oublier les libertins et les érotiques du x v in e! D ’après son frère Léon, il savait par cœur à onze ans, toute notre littérature; et puisqu’il connaît même les rom ans de Mme Cottin, il est bien évident qu’il a lu aussi Laclos. E n 1818, — il a dix-neuf ans — on le trouve parm i les cc jeunes roués » de la société cc la Lampe verte ». Plus tard en 1825, il est reçu
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chez les "Wulf à Trigorskoïé : to u t lui est bon, la mère, les filles, les cousines. Alexis Wulf, son ami, prétend tenir de Pouchkine les secrets de la séduction : « Cynique, voluptueux, calculateur, il abordait les femmes comme des ennemis à défaire. Point de sentim ent. De la m éthode ». Le Journal de W ulf, publié à Moscou en 1929, est très révélateur sur les mœurs galantes de son époque et de son milieu : « H ier j ’ai commencé à enseigner à ma belle (il s’agit d’une jeune cousine) les termes techniques de l’amour. » Aline, sa sœur par alliance, lui sert aussi de « cobaye docile ». Pouchkine lui sc livre à des cc expériences » sur A nnette W ulf, la sœur d ’Alexis. Le domaine des W ulf à Maliniki, gouvernement de Tver, devient en 1828 et 1829 un véritable château des Liaisons dangereuses. Alexis qui est d’abord à Saint-Pétersbourg exprime ses craintes pour la vertu des jeunes filles de Tver (Zizi W ulf qui a dix-neuf ans brûle de suivre les traces de sa sœur Annette), il vient ensuite au domaine et son Journal raconte des scènes dignes de Laclos, par exemple sa visite nocturne à cc une gamine très vive, fille d’un pope ». La formule cc Le Lovelace de Tver au V alm ont de Saint-Pétersbourg » sous la plum e de Pouchkine en 1828 n ’est donc pas une simple réminiscence littéraire, mais bien l’expression de la plus authentique réalité. Pouchkine a transposé sur le mode lyrique, dans son roman en vers Eugène Onéguine (1833) sa vie mondaine et dissolue, suite d ’intrigues amoureuses et de duels; est-il utile de rappeler que Pouchkine est m ort des suites d ’une blessure reçue en duel en 1837? La première et seule traduction polonaise des Liaisons dange reuses a été faite par Boyd (le Dr Tadeusz Zelinski) en 1912; cette traduction a été rééditée en 1922, 1937 et 1959. L’édition de 1912 avait suscité à Varsovie des feuilletons enthousiastes; Les Liaisons dangereuses furent un m om ent, nous écrivait Boyd, cc le livre à la mode ». Il raconte aussi dans ses Confessions qu’il fu t accusé à ce titre, d’être le cc corrupteur de la jeunesse ». Boyd a été fusillé dans la nuit du 3 au 4 juillet 1941 à Lwow où il s’était réfugié; il avait tradu it environ cent cinquante chefs-d’œuvre de notre lit térature. Lors d’une conférence à Paris, dans le grand am phi théâtre de la Sorbonne en 1927, il déclarait en parlant de son tra vail de traducteur : cc Toujours, pendant le travail, je sentais en moi comme le frém issem ent d ’un rythm e, comme qui dirait un chant; si je savais chanter, je vous chanterais ici la musique non seulement des Femmes savantes, m ais des Provinciales, mais de Candide... » E t encore : cc II me tenait au cœur de vous persuader
46S
d’une chose, c’est que, si je me suis donné à la littérature française, je m ’y suis donné non pas à la m anière froide et m éthodique d ’un pion, mais comme il faut se donner à elle, — avec am our, avec passion, avec joie. » Dès 1922, un savant polonais constatait que de jeunes critiques avaient eu la révélation d e la « forme » en lisant Laclos. Boyd nous disait enfin que le X V IIIe siècle était l’époque de la langue française la plus difficile à traduire, plus difficile que celle de Rabelais ou de Brantôme. Il était juste de rendre ici un hommage particulier à ce et Mon taigne polonais », serviteur fidèle et zélé de la pensée française, tom bé sous les balles hitlériennes. Il n ’existe, à notre connaissance, aucune traduction des Liaisons dangereuses en langue balte; mais avant 1940 l’exemplaire des Liaisons dangereuses de la Bibliothèque de l’in stitu t français de T artu en Esthonie était constam m ent en lecture. Pas de traduction non plus en Roumanie. D ans ce pays où l’influence française fut si profonde, les intellectuels lisaient Laclos dans le texte. Laclos était aussi bien connu des lettrés hongrois. Benedek Mar cel! a fait paraître, en 1921, à B udapest, une traduction hongroise des Liaisons dangereuses dans la collection « Grands Écrivains, Grandes CEuvres ». Quelle est la situation dans les pays Scandinaves? En 1832, le rom an de Laclos a été traduit au D anem ark par H. F. Hellesen, qui a écrit aussi une petite préface sans intérêt. La traduction de 1918 publiée à Copenhague avec une courte préface de K ai Friis Maller, a été faite par un Norvégien, Jens Zetlitz Kielland, fils de l'écri vain Alexander Kielland. Cette édition illustrée, à tirage lim ité (700 exemplaires) a fait l’objet de comptes rendus très élogieux dans la presse danoise, norvégienne et suédoise. La Suède a vu paraître la première traduction des Liaisons dangereuses en 1955, c’est Arvid Enckell qui a traduit le rom an. Dans quelle mesure Les Liaisons dangereuses — traduites en danois en 1832 — ont-elles pu inspirer le Soren Kierkegaard du Journal du séducteur? C’est difficile à préciser, car si Joliannès Climmacus a des traits de Valm ont et de M erteuil, il a pratiqué aussi le Don Juan de Mozart. Intellectuel d’abord, « il épie le
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m urm ure secret de ses propres pensées », même quand il a l’air de s’intéresser aux paroles de la bien-aimée; dilettante, — « il faut jouir à longs traits » — il a le goût des expériences : « Il s’enten dait à tenter une fille, à l’attirer à lui sans souci de la prendre. Je me figure qu’il a su m ener une jeune fille à ce point culm inant où il était sûr qu’elle se donnerait toute. » On peut noter à ce propos que la rupture de K ierkegaard avec sa fiancée en 1821 avait scan dalisé son entourage comme une cruauté expérim entale. Climmacus a élaboré une m éthode de séduction; comme la m arquise de M erteuil il se dispose à l’action par la lecture : « Je n’ai cessé ces jours-ci de me préparer en relisant le passage connu de Phèdre sur l’amour. » Il m et à profit, comme Valm ont, les avantages d ’un été à la campagne : « Q uand la vie a repris au-dehors, on achète d ’un coup une foule de petites privautés qu’on paie cher dans le monde en hiver. » « Cette année je ne collectionne guère; cette fille m ’oc cupe trop. Mon gain sera pauvre en un sens, mais quand on court la chance du gros lot! » N ’est-ce pas ainsi que Valm ont justifie aux yeux de Mme de Merteuil sa liaison avec la Présidente? Les lettres sont aussi un moyen très efficace pour le séducteur : « Mes lettres atteignent leur but. Elles développent son âme, sinon son éro tisme. » Il invente des « situations » pour laisser à sa victim e l’illusion de la liberté; il faut surtout « surprendre l’énergie de la fille qu’on attaque, créer la surprise par l’extraordinaire comme par le banal ». Enfin, « toute liaison cesse dès les dernières faveurs ». Le séducteur a le goût de former des disciples : Johannès forme Édouard, comme Merteuil, Cécile. Il pousse Édouard vers Cordélia, et l’aide de ses conseils : « Édouard me prend pour le bon génie de son am our » : c’est l’ironie de Valm ont dictant à Cécile des lettres destinées à Danceny. Nous ne connaissons pas d’étude belge sur Les Liaisons dange reuses autre que celle de Georges Poulet, dont nous avons déjà parlé. L ’édition du roman de 1869, celle de Rosez, a été faite à Bruxelles. La Bibliothèque Royale de Bruxelles possède de nom breuses éditions du rom an. En Hollande, le roman a été traduit pour la prem ière fois en 1954 par Adriaan Morrien; cette traduction a été rééditée en 1957. Les Espagnols, semble-t-il, s’intéressent peu à Laclos. Il n’existe que deux traductions espagnoles, publiées la même année, en 1822; la première p ar Don C. G. a été imprimée à Paris; la deuxième sans
470
nom
INDEX
*
I
Œuvres étudiées (Paul) Les Liaisons dangereuses, adaptation théâtrale, 298,
ACHÀRD ALAIN
Esquisses de Vhomme, 367. Cent un propos, 367. Souvenirs concernant Jules Lagneau, 368. Libres Propos, 369» 431.
ALTON SHEE
Le Mariage du duc Pompée, 61.
Le Père Goriot, 100. Honorine, 101. La Muse du département, 103. Mémoires de deux jeunes mariée -, 361. BAUNOIR (de) Le Danger des liaisons, 33. BEAUVOIH (S. de) Le Deuxième sexe, 228, 229. b iè v r e (Marquis de) Le Séducteur, 34,
ANCELOT
BOURGET
BALZAC
b r o m f ie l d
Le Disciple, 159-166.
Les Liaisons dangereuses, 74, 75.
Jean-Louis, 82. Michel et Christine, 82. Le Corrupteur, 82. Le Mulâtre, 82. La Femme abandonnée, 83, 101. La Vieille Fille, 83. Le Cabinet des antiques, 83, 84, 86, 91. Splendeurs et misères des courtisanes» 83. Histoire des Treize, 81-84, 94-95. La Cousine Bette, 85, 96-99. La Femme de trente ans, 86. Le Contrat de mariage, 88. L'Interdiction, 89. Les Secrets de la princesse de Cadignan, 91, 93.
La Mousson, 466.
CHAUVET
Furieusement tendre, 293.
c o l l in d ’h a r l e v il l e
Les JVfœurs du jour, 35.
CONSTANT
^4dolphe, 44-46.
DOSTOÏEVSKI
302, 309, 430,
ELSEN
Homo eroticus, 230,268.
FEUILLET
47Ô
Monsieur de Camors, 166-173.
FLAUBERT
MAURIAC
GAUTIER
m ontes s on
GCETHE
MONTHERLANT
GUILLOUX
MUSSET
Dictionnaire des idées reçues, 359, Bouvard et Pécuchet, 359.
Le Pharisienne, 297. Passage du malin, 297-298.
Mademoiselle de Maupin, 76-80. Les Affinités électives, 456.
Cycle des Jeunes Filles, 232-259.
Le Sang noir, 297.
Confession d'un enfant du siècle, 67. Namouna, 68, André del Sartoy 69. La Quenouille de Barberinet 69. Les Deux maîtresses, 69-70. Emmcline, 70. Lorenzacdo, 71-72.
HERMANT
Le Vicomte de Courpière, 196-205.
HERVIEU
Peints par eux-mêmes, 185-196.
HUNEBELLE
Philippine, 295.
NICOLE
Contrepoint, 463-464.
NIETZSCHE
Journal d'un séducteur, 469-470.
NIMIER
Une Liaison dangereuse, 74.
NOZIÈRE
Les Lions sont lâchés, 296.
HUXLEY
363, 406, 430, 431, 457,
KIERKEGAARD
Les Enfants tristes, 297,
LACROIX
Les Liaisons dangereuses, théâtrale, 215-216.
LAVEDAN
Le Marquis de Priola, 212-214.
LAYA
Derniers moments de la présidente de Tourval, 36.
LOAISEL DE TREGOATE
Faublas, 38. Émilie de Vannant, 38.
LOYOLA
Exercices spirituels, 385.
MARGERIT
Les Amants, La Femme forte, Le Fin des vendangeurs, Par un été torride, Le Z)£e« nu, Mont-Dragon, 259-273.
MARTIN-CHAUFFlER
Correspondance apocryphes, 292.
MAUPASSANT
Bel-Ami, 173-180. Notre cœur, 180-185.
a d a p ta tio n
ORIEUX
Les Ciseaux d'argent, 294-295.
peslo u a n
(de)
Les Vrais Mémoires de Cécile de Volanges, 292.
Dolbreuse, 38-39,
LOUVET
(M me de)
La Comtesse de Chazelles, 35.
PEYREFITTE
Mademoiselle de Murville, 297.
PIOVENE
La Novice, 458-459. 467-468, p r e v o s t (Marcel) Les Don Juanes, 205-210. POUCHKINE, PROUST
422.
(H. de) Le Mariage de minuit, 222-223. r o m a in s (Jules) Recours à l'abîme, 294. iVatssance de la bande, 294.
REGNIER
ROUSSEAU
La Nouvelle Hélotse, 313-330.
476
SADE 47-56. SAGAN
Bonjour tristesse, 293.
SAINTE-BEUVE
Volupté, 60-61.
SANDIEK
U A n n'aura plus d'hiver, 293. s e g u r (Vicomte de) La Femme jalouse, 37-38, SOREL
Francion, 290, 310, 331-335, 354-357. so u z a (Mme de) Émilie et Alphonse, 39-40. s t a ë l (Mme d e) Delphine, 40-44. STENDHAL
Journal, 104, 109. Brulard, 104, 106, Souvenirs d*égotisme, 107. Armance, 107-108. Le Coffre et le revenant, 108. Lucien Leuiven, 108, 113. Lamiei, 108, 115-122. Catéchisme d*un roué, 109.
La Chartreuse de Parme, 109 sq. Le Rouge et le noir, 114 sq. Les Cenci» 116. Journal d'Italie, 116. SiiE
Les Mystères de Paris, 73.
s w in b u r n e
A Year's letters, 462.
TILLY
Mémoires, 26-32.
TOESCA
Les Scorpionnes, 295.
VADIM
Les Liaisons dangereuses, 299-300.
VAILLAND
Drôle de jeu, Les Mauvais Coups, La Fête, 273-292.
VALÉRY
Narcisse, 406-407.
VERLAINE
Histoire d'un regard, 210-211.
VIGNY
Eloa, 63-65. Quitte pour la peur, 65.
II
Principaux critiques ADAM (Antoine), 290, 332, ALDINGTON, 459. a r l a k d , 46, 304, 305, 420. AUDIAT, 300. a u r y , 303, 305, 396, b a r r é s (Maurice), 195. b a t a il l e (Georges), 48
*q.
336.
BAUDELAIRE, 139-150, 431. B e a u v o ir (S. de), 48, 228, 241, 306. BERGSON, 446 sq. BERTHAUT, 300. BILLY (André), 196. BLANCHOT, 48 sq. BLANZAT, 260. BLIN, 141, 149. BLUM (Léon), 112, 124, 166, 221-222. b o is jo l in et m o s s é , 218-219. BOS (Charles du), 258, 461. b o u r c e t , 131, 156-166, 174-175. BOY (Zelinski), 468-469. B r a s il l a c h , 232, 248, 259. BRUNET1ÈRE, 165, 224. CAMUS, 307. CARCO, 302. c a u s s y , 219-220. CÉARD, 151. c h a m p io n (É d o u a rd ), 217. CHARASSON, 221. CHARPENTRAT, 301, 302. COCTEAU, 301.
17-26, 219-220, 449. (Léon), 19,151,174,185,302,456. DELACROIX (Henri), 112. d o u m ic , 224. DRUJON, 138. e f r o s s , 466-467. ERNEST-CHARLES, 197, 225. ÉTIEMBLE, 303, 434. FAURXE, 303, 306. FLORENNE, 245, 256. FRANCE, 165, 195. FRIEDRICH, 455. GAY, 137. GENDARME DE BEVOTTE, 224. GIDE, 300, 304, 449. GIRAUDOUX, 302. GLATIGNY, 150-151. CONCOURT, 153-156. GOSSE, 460. g o u r m o n t (Jean et Remy d e ), 217. GRACQ, 259. CEOSIER, 8-9. HENRIOT, 28, 44, 205, 302. HERRIOT, 224. HŒFFER, 137. h o o g , 303, 307. JA L, 137. j a n in (Jules), 138. JASINSKI, 300. JU IN (Hubert), 306. DARD,
daudet
478
385, 391, 408. 260, 298, 305, 459. KLOSSOVSKI, 48 .iti., 143. ju n g , kem p,
p iz z o r u s s o ,
LA HARPE, 7 , 8 , 9 , 31 5. LANSON, 224.
poulet
la uo csse
(Dictionnaire), 137.
LEGENTIL, 137. l e h i r , 14, 3 0 3 , 364. LELY, 47. m a l r a ü x , 112, 161, 165,
384, 397, 407, 434. MANN (Heinrich), 454.
458.
PL1SNIER, 13. POLTI, 216.
(Georges), 310-311, 353.
HAD, 59. RADIGUET, 297. REGNIER (Henri
de), 222. (Mme), 327-329. RIVAROL, 17, 25. R o l l a n d (Romain), 233. KOUSSET, 273. SAINTE-BEUVE, 60-62, 248. s a in t - v ic t o r (Paul de), 138. sa l o m o n , 306-307, 425-426, 428. SAND, 136. SANDELION, 233-234. SARTRE, 147, 149, 269, 376-378, 410. SECRET AIN, 234. SEYLAZ, 56, 307. SOLAROLI, 458. s t a a f , 138. STAËL, 319. STAROBIN SKI, 414. s u a r è s (André), 301, 304, 419. t a in e , 138. TniBAUDET, 61, 103, 131, 173, 360. TRAIIARD, 300, 304, 305. VAILLAND, 17, 230, 273-292, 301, 425, 450 et passim. VALÉRY, 149, 339. VANDEREM, 302. VAN TIEGHEM, 300. VIAL, 176, 184, 243. s w e ic , 233.
m ccoboni
231, 308-312,
M ARTIN-CHAUFEIER, 27 4, 292. MARTIN DU GARD, 437. M a u r ia c , 19 7, 22 7, m a u h o is , 14 5, 3 0 2 , 305. MAtlRHAS, 307. MAYNIAL, 302. MEISTER, 7, 8, 9, 315. MICHAUD, 57. MICHELET, 62. MISTLER, 56, 307, MONTGLOND, 45, 300. m o r e a u (Pierre), 234, 25 8 , 300. m o r n e t , 10, 300. m o u f l e d ’a n g e r v il l e , 7 , 8 , 9. NADAL, 128. NODIER, 60. PALACHE, 465. PAULHAN, 301. PËLTIER, 17. PETIT DE JULF/VILLE, 223. p ic o n , 55, 29 3 . PILON, 220. PINTARD, 336,
TABLE
Chapitre premier LE DÉPART EN FLÈCHE (1782-1815)
LA CRITIQUE IMMÉDIATE.......................................................................... « LES LIAISONS » ET LES MŒURS DU TEMPS...................................... LE SUCCÈS DES « LIAISONS » ................................................................. LACLOS ET LA RÉVOLUTION. .................................................................. TILLY OU LE PREMIER ESSAI D’EXPLICATION ................................... l ’influence des « liaisons » 1782-1815 .......................... .... Œuvres m ineures................................................................ Delphine ................................................................................................... A d o lp h e .......................................................................................... .... . Satie............................................................................................................
7 10 14 17 26 32 32 39 44 47
Chapitre deuxième LA DESCENTE EN ENFER (1815-1850) LA CRITIQUE ET LES ÉDITIONS........................................... .... LACLOS ET LES ROMANTIQUES................................................................. V ig n y ........................................................................................................ Musse t ......................................................................................................... Le roman pop u laire.............................................................................. Gautier........................................................................................................ LACLOS ET BALZAC..................................................................................... Les Valmont (chevalier de Valois, Vidante de Pamiers, Crevel et Hulot, Rastignac, Vandenesse, de M arsay)..........................
483
57 63 63 66 72 76 80 82
Les Merteuil (marquise d’Espard, duchesse de Maufrigneuae, duchesse de Langeais, Valérie Mameffe, Lisbeth, Mme de Beauséant, Mme de La B audraye)................................................ 89 STENDHAL OU LE PREMIER DISCIPLE AVOUÉ...................................104 Influence de Laclos sur la formation de Stendhal.........................104 L’idéologie....................................... ....................................................... 110 La méthode stendhaliennc........................................................ .... . 112 L’a c tio n ....................................................................................................118 Les formes de la v e r tu ......................................................................... 122 Conclusion................................................................................................132 Chapitre troisième LACLOS RETROUVÉ ET TRAVESTI (1850.1914) LES CRITIQUES..............................................................................................136 BAUDELAIRE : LACLOS ET SATAN .................................................... .... 139 Baudelaire et le XVIIIe siècle................................................................140 Les notes sur L aclos..............................................................................142 Le dandy....................................................................................................147 LES PROJETS « LACLOS » DE GLATIGNY ET DE CÉARD..................150 LES GONCOURT : LACLOS, AUTEUR MAUDIT........................................153 BOURGET : LACLOS OU LA VIVISECTION...............................................156 Sensations d'Italie..................................................................................157 Le Disciple, un Valmont positiviste...................................................159 OCTAVE FEUILLET.......................................................................................166 Monsieur de Camors .............................................................................. 167 MAUPASSANT................................................................................................173 Le roman de m œ u rs..............................................................................174 Bel Am i, un Valmont « sous-off ........................................................ 175 Notre cœur, une Merteuil vue à travers la duchesse de Langeais. 180 h e r v ie u ........................................................................................................ 185 Peints par eux-mêmes, une société de Liaisons dangereuses. . . 185 HERMANT........................................................................................................196 Le Vicomte de Courpière, Valmont 1900 ou l’Ami des femmes . 197 MARCEL PRÉVOST.......................................................................................205 Les Don Juanes, triomphe et faillite de M erteuil.......................... 205 VERLAINE........................................................................................................210 Histoire d'un regard..............................................................................211
484
LAVEDAN ...................................................................................................212
Le Marquis de P riola,.......................................................................212
N O Z IÈ R E ....................................................................................................215
La preinière adaptation théâtrale des Liaisons.............................215
LE MOUVEMENT AUTOUR DU « MERCURE DE F R A N C E » .................216
Les Gourmout.............................................................................. .... 217 Les rééditions....................................................................................... 218 Les études sur Laclos {Causssy, Boisjolin et Mossé, Dard) . . . 218 Les critiques....................................................................................... 220 Chapitre quatrième TR IO M PH E D E LACLOS (1914-1960)
ÉVOLUTION DU HOMTAN DEPUIS BALZAC ..............................................226
Persistance du roman dit d’analyse.............................................. 228 Persistance des types Vahnont-Merteuil.........................................228 ÉROTISME ET LIBERTINAGE .............................................................. .... 229 MONTHERLANT OU LA TRADITION L IB E R T IN E ................................. 232 Le cycle des Jeunes Filles......................................................... 233 Costals, un Valmont en sim ili..........................................................234 Andrée Hacquebaut ou l’anti-Merteuil........................................... 249 Ni Tourvel, ni Cécile : Solange D andillot......................................253 La Femme selon Montherlant, ou l’anti-Laclos............................ 255 MARGERIT OU LA TRADITION ÉROTIQUE. ..........................................259 L’u n iv e rs............................................................................................261 Amoralisme et énergie...................................................................... 263 Erotisme et panthéisme.....................................................................268 Un auteur baroque.............................................................................273 VAILLAND OU LE FILS DE LACLOS ...................................................... 273 L’art d’aimer et l’art de vivre..........................................................275 Le problème du couple.......................................................................285 Les personnages de Laclos et ceux de V aililand.........................287 Vailland et Laclos............................................................................. 291 LACLOS PARTOUT, . . . . .............................................. . . . . . 292 Romans, théâtre, cinéma...................................................................292 LACLOS DEVANT LA CRITIQUE C O N TEM PO R A IN E ............................. 300 Valeur et sens des Liaisons................ .............................................302 L’amour et le m a l.............................................................................. 303 L’amoralisme et la séduction...................................................... . 305 Une étude qui fait date, celle d’André M alraux.........................308
48ô
Chapitre cinquième
ET MAINTENANT, LACLOS ?... LACLOS ET R O U S S E A U ....................................................................................
De VHéloïse aux Liaisons dangereuses................................ Laclos, disciple ou adversaire de Rousseau?....................
LACLOS ET LA TRADITION LIBERTINE. . ........................................
Francion ................................................................................... Les libertins du X V IIe siècle.................................................. Les libertins du xvm e siècle................................................
« LES LIAISONS DANGEREUSES » , ROMAN DES LUMIÈRES .
I. — Description. LA LETTRE LXXXI OU LES P R IN C IP E S .............................................
Observation, expérimentation et classement des faits. . Elimination du h asard .......................................................... La lutte contre les préjugés.................................................. Pensée et action.................................................................. . L’attitude envers a u tru i......................................................
PORTRAIT DU HÉROS.............................................................. , . . . ,
Valmont-Tourvel ou la tenta lion du sentiment................ Valmont-Merteuil ou le conflit du héros avec lui-même . II. — Examen.
LE SENS DE L’Œ U V R E ...................................................................
Le monde de la subjectivité et les valeurs du sentiment. Le problème du m a l.............................................................. Le problème de la liberté..................................................... L’ordre nietzschéen.............................................................
UNE ŒUVRE A M B IG U Ë ............................ .......................................................
La crise de Fintelligence ...................................................... Intelligence et érotisme.......................................................... La structure du rom an. . . ...................................... Le s ty le ................................................................................... Un certain comique Les notes de Laclos . . K(/7 Le problème, de l’œuvr^^ifiifuc . . . 1 ^
CONCLUSION......................f / - W • * ..........................‘4 Appendice.
— Laclos jàr i t; l’étipifgt^H^O ue •^$ S KÜfÜPHANE
ACI1EVÉ d ’ im p r im e r — LE 24 AVRIL 1964 — par l ’imprimerie floch A MAYENNE (FRANCE)