LES LIAISONS DANGEREUSES ET
LA CRÉATION ROMANESQUE CHEZ LACLO S
JEAN-LUC SE Y L A Z
LES
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LES LIAISONS DANGEREUSES ET
LA CRÉATION ROMANESQUE CHEZ LACLO S
JEAN-LUC SE Y L A Z
LES
LIAISONS DANGEREUSES ET
LA CRÉATION ROMANESQUE CHEZ LACLOS TROISIÈME
TIRAGE
LIBRA IRIE DROZ
L IB R A IR IE MINARD
8, rue V e rd a in e
73, rue C a r d in a l L e m o in e
GENÈVE
P A R I S Ve 1965
Si j ’avais à choisir dix romans, sans souci de leur origine, j ’en prendrais deux français : La Chartreuse serait le premier. Les Liaisons Dangereuses de Laclos serait l’autre. André G i d e .
IN T R O D U C T IO N
Depuis longtemps, nous explorions le vaste pays du roman du xvm* siècle, ou du moins d ’un certain roman : Marivaux, Diderot, Crébillon fils, Laclos, Restif de la Bretonne, Nerciat, Dorât, Duclos, etc. Ce qui nous attirait dans la plupart de leurs œuvres, en même temps que des qualités littéraires, c’étaient, inégalement pratiqués et signifiés par les personnages, un certain comportement à l’égard d ’autrui, un certain exercice et même un certain culte de l’intelli gence ; bref une image de l’homme qui transparaît dans ces tableaux de moeurs. Peu à peu un classement s’établit et une évidence s’im posa à nous : celle de la perfection des Liaisons dangereuses. Nous fûmes en effet rapidement convaincu que Laclos était un grand romancier, que son roman était l’incarnation la plus achevée, l’ex pression la plus significative d’une image de l’homme qui a hanté le xvm 6 siècle, et que c’était donc chez lui qu’il fallait l’étudier. C ’est alors que nous découvrîmes les pages éblouissantes que M al raux a consacrées à Laclos et qui constituent l’analyse la plus pénétrante q u ’on ait donnée de la signification des Liaisons. Notre étude est née de cette double découverte, de la qualité exceptionnelle des Liaisons et de la voie qu’indiquait Malraux. On connaît la démarche de cet auteur : dédaigneux de s’expliquer, il procède volontiers par jugements abrupts. Il dit l’essentiel en peu de pages, mais cela ne va pas toujours sans quelque obscurité. Bref, nous avons été tenté d ’y aller voir de plus près, de vérifier par une démarche plus méthodique et plus modeste les affirmations de Malraux, et peut-être de les prolonger. D ’autre part, nous avons voulu étudier la technique même de la création romanesque chez Laclos, ce qu’on pourrait appeler le côté artisanal de cette création : l’utilisation d ’une certaine forme de narration, les ressources qu’il
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en tire, l’agencement du roman, son rythme, le dessin des person nages, etc. Cette étude n ’avait jam ais été faite, si ce n’est fragmentairement. •— La bibliographie de Laclos est d ’ailleurs assez mince. Emile Dard s’est surtout attaché à l’auteur, à son activité sous la Révolution (c’est-à-dire à un aspect que nous avons délibérément négligé). Si l’on excepte les pages de Malraux auxquelles nous devons tant, celles de Giraudoux, qui proposent quelques vues pro tondes mais s’attardent volontiers à broder des arabesques autour des thèmes essentiels, ; les seules études qui nous aient été utiles sont des préfaces (de Dominique Aury, de Pierre Charpentrat, d’Armand Hoog, d ’Edouard Maynial, de Jean Mistler), des notes ou des ouvrages qui ne traitent qu’en passant du roman de Laclos ; bref des études nécessairement fragmentaires et incomplètes. C ’est donc une étude d ’ensemble de ce roman, étude fondée essentiellement sur la critique interne de l’œuvre, que nous avons tenté de mener à chef. Tout d ’abord, prenant le roman tel qu’il se présente, comme un roman par lettres, nous voudrions montrer que c’est le seul où cette forme réponde à une nécessité et devienne un moyen de créa tion artistique, le seul qui semble avoir été pensé et conçu comme un roman par lettres et dont l’auteur ait magistralement utilisé toutes les ressources qu’offrait le genre. Ce sera la première partie de notre travail : le chef-d’œuvre du roman par lettres. A partir de cette étude, grâce à laquelle nous espérons faire sentir combien Laclos était un artiste conscient et un romancier de valeur, nous étudierons ce qui fait du roman une œuvre fascinante, la signifi cation qui s’en dégage et son rapport étroit avec la forme même du roman. Nous avons adopté comme titre pour cette deuxième partie, utilisant un terme commode de la critique contemporaine
une mythologie de l’intelligence. (Disons une fois pour toutes ce que nous entendons par mytho logie : ce qui, à travers et par delà l’anecdote historique, le com portement individuel d ’un être, apparaît comme une image symbo lique de l’homme ; ce qui dessine une attitude significative et pour ainsi dire idéale ou permanente de l’être humain en face du monde et du destin.) Nous nous sommes donc moins préoccupé de rattacher les
Liaisons dangereuses à l’histoire du roman français que nous n’avons tenté de cerner le secret d ’une réussite et les raisons du
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prestige dont l’œuvre jouit aujourd’hui encore. Et nous n’avons utilisé l’histoire littéraire que pour souligner le caractère exception nel du roman de Laclos. En revanche, notre étude nous a amené à préciser ou même à rectifier certaines notions traditionnelles comme celle du romanesque ou celle de la vérité psychologique. La méthode adoptée présente nécessairement des inconvénients. Toute expérience de lecture est une expérience globale alors que l’essai de critique interne est condamné à un ordre discursif et tem porel qui est fatalement systématique, pour ne pas dire arbitraire. Nous avons été contraint de diviser ce qui est uni, de rassembler dans la première partie l ’étude particulière d ’une technique et de moyens d ’expression et de renvoyer dans la deuxième partie celle de la signification éthique, voire métaphysique, qui s’en dégage. L’idéal eût été une espèce de contrepoint grâce auquel les deux plans auraient pu être développés simultanément. Mais une telle démarche nous a paru impossible. Et convaincu que dans une œuvre le « mode d ’apparition », la forme même sous laquelle elle s’offre au lecteur, sont essentiels, désireux donc de respecter le fait que c’est par l’écriture et par la forme d ’une œuvre que nous recevons sa signification ou que nous y parvenons, nous avons pensé q u ’il était plus légitime de commencer par étudier la struc ture, la composition, le mouvement du roman, avant d ’essayer de dégager la mythologie que ces éléments contribuent à révéler et à « signifier ». Une remarque encore. Ce travail est un travail universitaire. C ’est dire qu’il implique un minim um de rigueur, ou du moins qu’il y prétend, et q u ’il n ’échappe pas aux exigences et aux inconvé nients de la démonstration. D ’autre part, la méthode adoptée sup pose une analyse précise des éléments formels, aussi bien de ceux qui frappent à la première lecture que de ceux, moins visibles, qui exigent une lecture plus attentive ou qui se révèlent à une attention dirigée. II en résulte que ce travail, dans sa première partie sur tout, apparaîtra comme excessivement « appliqué » ; les grandes perspectives, les points de vue nouveaux ou ingénieux et les envols y font défaut. Cela ne nous échappe pas. Di o que c’est un essai : celui de l ’efficacité d ’une méthode qui est au fond celle de l'expli cation de texte, mais appliquée à l’ensemble d'une œuvre qui, dès la première lecture, devait à la fois nous étonner par sa perfection
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et nous fasciner par sa signification entrevue. Une telle méthode est-elle valable ? Permet-elle d’atteindre à l’essentiel ? O u bien, à vouloir resté collé au texte, risque-t-on de disséquer vainement sans atteindre au cœur de l’œuvre ? Notre travail permettra peut-être de répondre à ces questions.
P r e m iè r e
il
P a r t ie
C H E F -D 'Œ U V R E D U R O M A N
P A R LETTRES
C h a p it r e
p r e m ie r
LES R E S S O U R C E S D 'U N G E N R E
La forme épistolaire est une convention romanesque extrême ment répandue au xvm 8 siècle. (Elle domine la production de l’épo que, concurremment avec cette autre : la fiction qui se présente comme de prétendus mémoires, au point qu’il n'est guère de roman important du siècle — si l’on excepte les contes philosophiques ou cette parodie de roman q u ’est Jacques le fataliste et son maître — qui n’appartienne à l’un ou l’autre de ces genres.) Sans doute le triomphe de cette forme de narration s’explique-t-il en partie par la mode, par le succès de certaines œuvres : les Lettres de la reli gieuse portugaise (1669), les Lettres persanes (1721), les Lettres péruviennes de Mme de Graffigny (1747), la Nouvelle Hèloïse (1761) et surtout les romans de Richardson, dont Pamela est traduite en France dès 1742 et Clarisse Harlowe dès 1751. Comme nombre de producteurs de films aujourd’hui, certains romanciers de l’épo que pensaient sans doute que la réussite est liée à des recettes : ils adoptaient des formes qui avaient paru plaire, et cela sans se préoccuper avant tout de ce qu’ils avaient à dire et voulaient racon ter. Mais la prédilection des auteurs pour ces conventions tient cer tainement aussi à des causes plus profondes. Yvon Belaval, dans sa postface à Jacques le fataliste, 1 en propose une explication socio logique : Se roman du x v i i i ® siècle, sous l’influence du milieu dans lequel il s’est développé, se serait rapproché tout naturellement des activités mondaines de l’époque en prenant la forme de mémoires ou de lettres. L’explication est intéressante : on sait en effet com
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bien la société du temps cultivait l’art épistolaire, avait le goût des mémoires. Nous croyons surtout qu’en se transformant en épistoliers ou en mémorialistes les auteurs obéissaient à un besoin profond de romancier : au désir de faire oublier qu’ils étaient des « fabula teurs », que leurs œuvres étaient des fictions. Présenter un roman comme une confession recueillie, des mémoires ou une correspon dance qu’on ne fait qu’éditer, est un moyen commode de prêter une certaine vérité aux personnages : le je qui parle dans ces romans paraît moins arbitraire, moins « irréel » qu’un il. Sans compter que le procédé permet de donner une « présence » plus immédiate à ces personnages, qu’il favorise une complicité plus étroite du lecteur avec les héros : celui-ci éprouve en effet le senti ment de communiquer directement avec leur âme, de pénétrer dans leur intimité. Et l’on comprend pourquoi le succès de la forme épistolaire est parallèle à celui du roman du sentiment : elle est un excellent moyen d ’exprimer la sensibilité et la vie lyrique du personnage. Disons enfin que le procédé permet encore au roman cier de ne pas prendre l’œuvre à son compte, de dégager sa res ponsabilité vis-à-vis du public. Et vis-à-vis de la censure ? L'auteur ne devait guère se bercer de l ’illusion que les censeurs, et même le public, seraient dupes du subterfuge. Plutôt que de précautions, il conviendrait sans doute de parler d'un jeu. 11 suffit d ’ailleurs de songer à l ’impertinence désinvolte avec laquelle Laclos fait figurer côte à côte, en tête de s0.0 ouvrage, ces deux affirmations contra dictoires : «.< Nous croyons devoir prévenir le Public que, malgré le titre de cet Ouvrage et ce qu’en dit le Rédacteur dans sa Préface, nous ne garantissons pas l’authenticité de ce Recueil, et que nous avons même de fortes raisons de penser que ce n ’est q u ’un Rom an »
{Avertissement de /’Editeur) 2 et « Cet
Ouvrage,
ou
plutôt
ce
Recueil, que le public trouvera peut-être encore trop volumineux, ne contient pourtant que le plus petit nombre des Lettres qui com posaient la totalité de la correspondance dont il est extrait. Chargé de la mettre en ordre par les personnes à qui elle était parvenue, et que je savais dans l’intention de la publier... » (Préface du Rédac teur) 3 Le jeu consiste à dire aux lecteurs : feignez de croire que
2 Page 29 (nous citons le texte donné par l’édition des Œ uvres com plètes de Laclos, dans la Bibliothèque de la Pléiade). 8 Page 30.
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vous avez affaire à un document, comme moi je feins de ne pas en être l’auteur. Q uoi qu’il en soit, les romanciers manquent rarement de recou rir à certaines habiletés qui font partie du jeu et grâce auxquelles ils semblent intervenir comme pourrait le faire l’éditeur d ’une cor respondance authentique : prétendre que des lettres se sont per dues, laisser des lettres sans réponse ou donner des réponses a des lettres que le lecteur n ’a pas vues. Ils feignent de s’étonner du comportement des personnages ou d ’ignorer ce dont il s’agit. Plus subtilement, l’auteur peut crier à l’invraisemblance ou relever des fautes. Il fait ainsi d’une pierre deux coups : il propose au lecteur un jeu d'intelligence en l’invitant à faire avec lui la critique du îom an en même temps qu’il prévient de cette manière les objections. Dans tout cela, rien que d ’assez ordinaire. Cependant, les lomanciers qui ont adopté ce genre ou suivi cette mode en ont-ils tiré d ’autres ressources ? Ont-ils fait preuve dé qualités romanes ques évidentes dans l’emploi de cette forme ? Il faut convenir que ce n ’est généralement pas le cas. Le procédé reste, le plus souvent, arbitraire. Il suffit pour s’en convaincre de s’arrêter un instant au roman de Clarisse Harlowe dont on répète sans cesse qu’il fut le modèle des Liaisons. On a peine sans doute à comprendre aujour d ’hui le succès de cet interminable roman et, aux yeux des lecteurs du xxe siècle, Richardson n’est qu’un médiocre romancier. Il est intéressant néanmoins d’observer comment il utilise le genre. Ouvrons donc le premier tome de Clarisse Harlowe. Tout le début est de pure narration. Ainsi les lettres 2 à 9 (pages 7 à 89) puis les lettres 16 à 26 (pages 151 à 277) ne sont qu’une suite de lettres de Clarisse à miss Howe qui contiennent le récit, abondamment commenté, d ’événements écoulés. Or, c’est une grave maladresse, de la part d'un romancier épistolaire, que de donner à la suite l’une de l’autre plusieurs lettres du même personnage et adressées au même correspondant. Car le roman plus comme une autobiographie déguisée roman par lettres. (En fait, dans Parnela, les deux genres : le journal de Pamela et
apparaît alors beaucoup que comme un véritable Richardson mêlait encore ses lettres. De Parnela à
Clarisse, le progrès, on le voit, n ’est q u ’apparent.) Et même par la suite, lorsqu'interviennent d ’autres correspondants : Lovelace, Beiford, Mr. Hickmann, ie roman conserve un aspect très linéaire qui pourrait fort bien s'accommoder d’une autre forme de narration.
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C ’est dire que dans Clarisse il n’y a pas d ’accord réel entre la matière et la forme adoptée, que cette forme épistolaire y apparaît souvent comme une convention plus arbitraire que les autres. Et si Richardson peut donner libre cours, dans ces lettres, à ses talents d ’analyste, il faut reconnaître que la forme épistolaire lui permet plus encore de satisfaire, avec une dangereuse facilité, son goût des dissertations. Et c’est ce qui nous vaut un roman sentimental et moralisateur insupportable à notre goût. On ferait les mêmes remarques à propos de la Nouvelle Héloïse. Il est évident que le choix de la forme épistolaire obéit chez Rous seau à des exigences personnelles : à son besoin de confidences et a son goût de la prédication ; et que ses habitudes de style le por taient vers cette forme d ’expression romanesque. Cependant le roman présente, du point de vue qui nous intéresse, les mêmes défauts que celui de Richardson. La matière romanesque n’y est pas liée étroitement à la forme choisie, elle ne fait pas corps avec elle. Rousseau est à l’aise lorsque ces lettres sont l'expression d’états lyriques. Mais il ne sait guère les utiliser comme éléments du mouvement dramatique. Signalons par exemple la maladresse avec laquelle il tente de rendre sensible une accélération ou une aggravation soudaine du drame en insérant de courts billets dans une série de lettres assez longues (F' partie, entre ies lettres 3 et 4 ; I H8 partie, dans les lettres 8 à 11) ; en fait, ces billets « détonnent » et rompent le mouvement de la narration plus qu'ils ne renforcent la tension dramatique. D ’autre part, Rousseau est parfois contraint de tricher assez grossièrement avec la vraisemblance. Voulant nous communiquer les états lyriques de ses héros, il est par exemple obligé d ’introduire dans le roman des lettres de Saint-Preux à Julie dans lesquelles celui-ci évoque des événements, des émotions que sa maîtresse n ’ignore pas ou qu’elle a éprouvées aussi bien que lui, mais que Rousseau désire faire connaître au lecteur. L'exemple le plus frappant est sans doute la lettre que Saint-Preux écrit à Julie dans le cabinet de celle-ci et au moment même où elle vient le rejoindre (Ire partie, lettre 54). Le lecteur attentif ne peut q u ’être gêné par l’invraisemblance de la situation et l'arbitraire du procédé.
Rappelons enfin que si le roman par lettres permet une
« présence » plus immédiate des personnages,
tout autant que
Saint-Preux, Claire ou Julie, c’est Rousseau qui est sans cesse présent dans l’œuvre. Car la principale ressource qu’il tire du genre,
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c’est, hélas, celle d ’introduire dans le roman d ’innombrables dis sertations : sur l’éducation et la culture (1/12), sur la musique ita lienne (1/48), sur le duel et la conception de l’honneur (1/57), sur la noblesse (1/62), sur la vertu et la religion (111/18), etc. Par ce besoin de moraliser, ce goût d ’une vertu prêcheuse, Rousseau se révèle le vrai disciple de Richardson. Nous ne pouvons donc que souscrire à la remarque de Pierre Charpentrat : « Rousseau ni Richardson ne sauraient nous dire au juste pourquoi leurs héros encombrent les boîtes postales de pro ductions volumineuses. » 4 On trouve chez Crébillon fils et chez D orât une utilisation plus habile de la forme épistolaire. Dans les Lettres de la marquise de M. au comte de R. de Crébillon fils, elle rend possible, elle impose même naturellement une incertitude qui fait le piquant du livre et qui retient le lecteur par l’irritation q u ’elle lui procure : celui-ci ne saura jam ais avec certitude si les héros ont été amants ou non. — Il faut reconnaître cependant que cet emploi de la forme épistolaire tend plutôt ici à la virtuosité, et à produire des effets qui n ’ont que peu de rapports avec la qualité de la création romanesque ! Un exemple plus valable nous est offert par les Malheurs de l’incons
tance de D orât, roman dont l’intrigue est par moments inséparable de l’entrelacs des lettres qu’échangent lady Sidley, le comte de Mirbelle, Mme de Sircé, le duc, le chevalier de Gérac. Les lettres deviennent ainsi les ressorts de l’intrigue au lieu d ’en être simple ment le récit, et la forme épistolaire y gagne aussitôt en vérité. Il a fallu néanmoins attendre les Liaisons dangereuses pour voir cette convention romanesque se transformer en un moyen de création et prendre de ce fait un caractère de nécessité et une effi cacité évidents. (C ’est pourquoi il importe peu après tout de savoir si Laclos a été influencé, en choisissant ce genre, par la mode ou par une admiration — bien mal placée — pour Clarisse Harlowe. Ce qui compte, c'est la façon dont il a renouvelé le genre en le fondant en vérité.) L’originalité de Laclos, c’est d’avoir donné une valeur dram a tique à la composition par lettres, d’avoir fait de ces lettres l’étoffe même du roman et d ’avoir réalisé ainsi, entre le sujet du livre et
* Préface aux Liaisons dangereuses, page X III.
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le mode de narration, un accord si étroit que ce mode en devient non seulement vraisemblable mais nécessaire. Et de ce point de vue, le coup de maître, c’est d ’avoir conçu l’intrigue comme une espèce de toile d’araignée que Mme de Merteuil tisse à coups de lettres ; c’est surtout l’invention du couple Valmont-Merteuil. En effet, l’auteur installe, au centre du roman, deux personnages que leurs caractères, leurs « principes » et leur passé déterminent à agir, à sentir, à vivre en quelque sorte par leur correspondance. Deux personnages pour lesquels une telle correspondance, la com plicité qui nourrit cette correspondance, est une raison d ’être. Il ne suffit pas en effet de dire que ces lettres les font exister (car, nous l’avons vu, toute correspondance donne, aux yeux du lecteur, une certaine existence à ceux qui la rédigent). Mais cette « compli cité par correspondance » constitue l’essence même de Valmont et de Mme de Merteuil ; ils ne se conçoivent pas sans elle. S’il subsiste donc dans le roman de Laclos une part d ’arbitraire et de convention qui exige, ainsi que toute convention romanesque, l ’adhésion volon taire des lecteurs, on sent combien ce consentement est plus facile lorsque la complicité des héros trouve comme naturellement son expression dans la forme épistolaire. Remarquons en outre que cette complicité paraît justifier souvent la présence dans le roman des lettres des autres personnages. Si ces lettres figurent dans le livre, c’est moins, semble-t-il, pour les besoins de la narration que parce que cela fait partie du jeu de Valmont et de Mme de Merteuil. En d ’autres termes, le lecteur ne songe plus à la nécessité où se trouvait Laclos de les publier tant il paraît normal que Valmont ou Mme de Merteuil les mette sous les yeux de son complice, et en même temps sous les nôtres. C ’est ainsi que les lettres que se com muniquent le vicomte et la marquise font « passer » les autres (celles de1Cécile à Sophie, par exemple, ou celles de Mme de Tourvel à Mme de Volanges) dont la présence dans le livre est au fond plus arbitraire. Il y a là, de la part de Laclos, une façon assez habile de tricher avec la vraisemblance. De plus, la forme épistolaire est ici étroitement liée au compor tement si particulier de Valmont et de sa complice, au fait qu’ils séduisent, qu’ils corrompent à distance et qu’ils aiment par-dessus tout agir « par bande » comme le disait S ten d h al.5 C ’est parfois » Correspondance, Le Divan, Paris, 1933, tome II, page 169.
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chez eux un réflexe de la prudence; mais c’est bien plus encore le goût des gageures, celui de la virtuosité. Ni l’un ni l’autre n ’aiment les « marches ordinaires ». En veut-on un exemple ? Nous savons que Valmont a beaucoup de charme. Va-t-il l’utiliser pour conquérir Cécile ? Nullement. Il trouve beaucoup plus piquant d’employer le soupirant de Cécile, Danceny, pour se faire remettre la clé de l’ap partement de la jeune fille. Les lettres 88, 89, 92, 93, 94, 95, 96 (les lettres 90 et 91 sont de Mme de Tourvel à Valmont et de Valmont à Mme de Tourvel ; nous reviendrons plus loin sur cette disposi tion) sont un bon exemple de ce travail « par bande ». Et il n’est pas inutile de rappeler en outre que si Valmont peut devenir sans trop de difficulté l’amant de Cécile — • parce qu’il habite sous le même toit qu’elle — c’est grâce à Mme de Merteuil qui a convaincu Mme de Volanges d’emmener sa fille à la campagne chez la tante de Valmont (lettre 63). La corruption de Cécile est donc le résultat d’un double travail « par bande ». Et l’impression produite par les lettres citées plus haut est d ’autant plus marquée que nous ignorons jusqu’à la dernière (96) que tout était prémédité. En effet, Laclos utilise habilement la disposition des lettres pour varier les m ani festations de ces calculs. Parfois il nous donne d ’abord une lettre de Mme dé Merteuil ou de Valmont annonçant comment ils comptent agir et expliquant pourquoi ils ont choisi tel ou tel chemin, pour présenter ensuite une lettre de leur victime qui confirme l ’habileté de leur technique (ainsi les lettres 38 et 39). Mais ce genre de preuve, s’il se répétait souvent, serait vite monotone et perdrait de son efficacité en paraissant trop systématique. D ’où l’emploi de ces révélations « rétrospectives » d ’une préméditation, qui sont peut-être plus convaincantes : ce que nous croyions être l’effet du hasard se révèle celui d ’un calcul. C ’est ainsi que la lettre 63 nous apprend une machination tout à fait inattendue de la marquise : elle a trahi le secret de Cécile et de Danceny pour accélérer le progrès de leur intrigue en dressant entre eux l ’obstacle de la mère de Cécile. De cette machination nous n’avons vu d ’abord que 'es effets (lettres 59 à 62) sans en soupçonner la cause. — C ’est d'ail leurs un élément essentiel du roman, que rien ou presque rien n’y soit le fait du hasard et que tout finisse par manifester l’intervention de Valmont ou de Mme de Merteuil et leur maîtrise sur les évé nements.
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Séduction ou corruption à distance, préméditation et efficacité, tels sont les éléments ou les thèmes que Laclos peut et sait rendre sensibles par la forme épistolaire, tirant de cette forme des res sources inhabituelles. Et ces effets viennent renforcer ou confirmer les calculs innombrables que les héros avouent eux-mêmes, ceux que Mme de Merteuil par exemple révèle à Valm ont dans le récit de son aventure avec Prévan (85) et dans la lettre 81 où elle raconte sa jeunesse et explique comment elle s’est « formée ». Ce n’est pas tout. Pour la première fois, dans un roman par lettres, les lettres deviennent des armes terribles. Jusqu’à la fin, ce sont des lettres qui trompent, qui démasquent, qui vengent ou qui tuent. C ’est une lettre dictée à Valmont par Mme de Merteuil qui tue la Présidente. C ’est par une lettre à Danceny que Valmont se venge de la duplicité de son ancienne partenaire. Ce sont deux lettres qui perdent cette dernière. Laclos crée ainsi l’atmosphère de cruauté sèche et subtile qui colore son roman. Car on sent bien qu’une lettre est souvent plus irréparable que des paroles. L’ironie, le persiflage, la cruauté peuvent y être exactement calculés et dosés. Les mots écrits vont frapper le destinataire sans qu'un regard, un visage, un corps apportent leur contrepoids, une présence et une chaleur humaines, ou encore l’espoir d’un trouble, d ’un regret, d ’un remords. Giraudoux a raison de rappeler, à propos de ces lettres, les dialogues de tragédie.8 Si nous ne pouvons pas le suivre dans les développements ingénieux mais peu fondés dont il prolonge la comparaison, il nous paraît évident, en revanche, que les dialogues par lettres ont le caractère définitif et souvent irrémédiable, la pré cision dans les coups portés, qui distinguent les dialogues de théâtre (ou les mauvais dialogues de roman ; car ce qui se justifie dans la forme épistolaire constitue une faiblesse dans un vrai roman dont le dialogue réclame quelque chose de plus maladroit, de tâton nant). C ’est pourquoi nous ferions nôtre la formule de Jacques de Boisjolin et George Mossé pour définir ce caractère particulier des dialogues dans les Liaisons : « un théâtre lointain. » 7 Nous parlions de préméditation chez Valmont et chez Mme de Merteuil. Mais sont-ils les seuls ? La plupart des lettres du roman ne laissent-elles pas transparaître une certaine préméditation ? Si Valmont (et ce n ’est point un hasard) fait de fréquentes allusions 8 Littérature, page 78. 7 Notes sur Laclos et les « Liaisons dangereuses », page 26.
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aux brouillons de ses lettres, nous croirions volontiers que la Pré sidente a les siens (du moins dans les deux premières parties), et Cécile, quand elle écrit à Danceny. Il faut évidemment mettre à part les lettres que cette dernière envoie à Sophie, dont la compo sition très relâchée évoque la spontanéité et l’innocence un peu niaise du personnage. Distinguons aussi deux ou trois lettres qui sont véritablement des « cris du cœur », comme la lettre de Cécile à Mme de Merteuil après que Valmont est devenu son amant (97), ou celle de la Présidente à Mme de Rosemonde quand elle croit que Valmont lui est infidèle (135). Compte tenu de ces exceptions, on sent bien que la plupart des lettres de ce recueil offrent le même caractère de concerté, de prémédité. Ruses, attaques, défenses ; mots derrière lesquels on se retranche, sophismes, démonstrations : ces lettres sont des moyens de combat et des actes. En d ’autres termes, elles sont la matière même de l’action, et non pas seulement son reflet. C ’est ainsi par exemple que la Présidente n'aurait pas opposé une si longue résistance si elle ne s’était pas défendue par lettres. Sans doute, en lui arrachant la permission d ’écrire, Valmont veut-il empêcher qu’elle ne lui échappe entièrement et lui tend-ii comme un piège 1’ « engrenage » d ’une correspondance. C ’est néanmoins cette correspondance qui permet à Mme de Tourvel de prolonger sa défense et, dans le combat qu’elle mène contre son propre cœur, de parvenir plus longtemps à se mentir, à se con vaincre qu’elle n ’aime pas Valmont. Nous avons donc sans cesse le sentiment que les moindres mots sont pesés ; les lettres, par leur composition même, et non seule ment par leur disposition, créent le climat de tension, de lutte, qui donne au livre sa tonalité. Et nous retrouvons ici l’heureuse utili sation par Laclos de la forme épistolaire. Tout roman de ce genre suggère, par la composition et la disposition des lettres, quelque chose d’apprêté. Mais ce n ’est plus un inconvénient inhérent au genre quand cet apprêt, cette part de concerté, constituent le climat de l’action, caractérisent les rapports qu’entretiennent entre eux les personnages ; quand ce n ’est plus pour nous, mais pour eux, qu’ils écrivent avec tant de soin. Laclos tire encore parti d’une autre entrave du genre : le peu de pittoresque des correspondances ordinaires. Assurément nous sommes loin ici des grandes descriptions lyriques de la Nouvelle Héloise. Mais il y a précisément chez Rousseau une part de con
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vention : la forme épistolaire apparaît souvent chez lui comme un
prétexte à évoquer longuement la Savoie ou les environs de Clarens. Laclos, au contraire, respecte la vraisemblance en supprimant dans (es lettres tout ce qui constitue habituellement la pulpe d ’un roman : évocations de paysages, descriptions pittoresques des êtres et des décors. Mais le respect de la vraisemblance n’a pas pour effet un appauvrissement. Car l’œuvre tend ainsi à une espèce de perfection d ’épure. Et à une « intériorité » peu ordinaire. La suppression du pittoresque, c’est en effet la suppression du « dehors », de ce qui est opaque, de ce qui distrait et de ce qui est inutilisable. Le monde extérieur, dans les Liaisons, n’apparaît donc que dans la mesure où il est utilisable et utilisé : non pas à travers une sensibilité, mais à travers une intelligence. Il semble d ’ailleurs que Laclos ait pris conscience a u ’il fallait « aller jusqu’au bout » dans cette tendance à la nudité. Car ses corrections vont presque toujours dans le sens de la netteté, de la concision, du dépouillement (par exemple il supprime plusieurs détails concrets dans la lettre 23 et il allège sensiblement la lettre 41). — Sans le savoir peut-être, Laclos tra vaillait ainsi au succès futur de son livre, lui assurait une éternelle jeunesse. Si son roman n’a pas vieilli, c’est sans doute en partie grâce à l’absence de cette pulpe, c’est-à-dire de ce qui date le plus rapidement dans une œuvre. Ces premières remarques permettent déjà d ’apercevoir le carac tère particulier des Liaisons et un des secrets de leur perfection : la parfaite adéquation de la matière romanesque et d ’un type de roman que l’époque proposait à l’auteur, la convergence des moyens mis en œuvre, l’utilisation habile de ce qui apparaît souvent ailleurs comme les entraves du genre. Nous allons étudier plus particulièrement, dans les chapitres suivants, les ressources que Laclos tire du genre et les qualités de romancier dont il fait preuve, en ce qui concerne le développement de l’intrigue et la progression dramatique, la création d ’un climat d ’érotisme et la présentation des personnages. Nous voudrions cependant, avant de poursuivre, ajouter ceci : nous avons relevé à plusieurs reprises, comme un mérite important de l’œuvre de Laclos, le fait que l’accord de la matière romanesque et du genre adopté en fait oublier la part de convention ou donne une certaine vraisemblance à cette convention. Or, il est évident que
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la qualité d ’un roman tient à des éléments plus mystérieux et que la vraisemblance n’est pas un critère essentiel. L ’illusion de la vie n ’est pas le dernier mot de l’art du roman. Et l’on est bien revenu du souci de crédibilité cher à Bourget. Néanmoins, l’importance de la vraisemblance est loin d ’être minime. Elle favorise beaucoup le consentement du lecteur et son adhésion à la forme d ’expression adoptée par l’auteur. Plus exactement, nous croyons que le lecteur des Liaisons est sensible, même inconsciemment, à l’impression de naturel et d ’aisance que donne cet accord de la convention et de la matière romanesque. — Cette impression tient d ’ailleurs aussi au fait que Laclos ne cède jam ais à la tentation de la virtuosité dans le maniement de la forme épistolaire. Jamais il ne joue de cette forme, ce qui serait réintroduire la convention et la rendre sensible au lecteur, mais cette fois-ci comme une gageure. Ce que nous venons de préciser au sujet de la vraisemblance, nous pourrions l’appliquer à la convergence des moyens. Ceile-ci ne suffit certes pas à faire un grand roman. Mais nous croyons q u ’elle en est une condition. Et pour la critique, elle est un élément, plus immédiatement sensible et analysable, de ce phénomène mys térieux que constitue la réussite d ’une œuvre.
C
UNE
h a p it r e
G É O M É T R IE
II
S E N S IB L E
Ce qui domine les Liaisons et leur donne une unité organique, c’est donc la complicité du couple Valmont-Merteuil. C ’est aussi leur duplicité, ce double visage des protagonistes : Valmont am ou reux (ou plutôt feignant de l’être) et roué ; Mme de Merteuil femme du monde respectable et femme perverse. C ’est un écheveau d ’in trigues et de confidences, une complexité prodigieusement ordonnée autour du personnage de la marquise et par elle, puisqu’il n’est pas exagéré de dire qu’elle en tient tous les fils et qu’il n’est guère d ’épisode ou de péripétie où l’on ne découvre son intervention efficace. C ’est sur ce point que nous commencerons à étudier dans le détail l’emploi de la forme épistolaire, pour dégager toutes les ressources que Laclos tire de la composition par lettres, et rendre sensible la transformation d’une convention romanesque en un moyen de création. Relevons tout d ’abord que Laclos attaque le roman par une lettre de Cécile à Sophie, toute d ’ingénuité et de vanité puérile, puis par une lettre de Mme de Merteuil proposant à Valmont une ven geance et une rouerie dont Cécile sera l’instrument et la victime, pour revenir ensuite à Cécile. Ainsi les deux plans de l’œuvre sontils donnés dès le début : celui de l’innocence et celui de la cor ruption, celui des victimes et celui des bourreaux. Et, dans le même ordre d’idées, remarquons qu’en moins de vingt pages (les lettres 1 à 9, qui sont toutes des lettres relativement brèves) Laclos pré sente les personnages du drame : Cécile, Danceny, la Présidente, Mme de Rosemonde', Mme de Volanges. Mme de Merteuil et Val-
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mont ; fait entendre les différents tons fondamentaux de l ’œuvre : naïveté, mondanité, rouerie ; et noue les intrigues. Or, il suffit de se rappeler ce q u ’étaient, à l’époque, les techniques romanesques pour que l’évidence éclate : aucune forme de narration ne pouvait, au même degré que celle que Laclos a choisie, suggérer la com plexité et la simultanéité, souligner la duplicité, et permettre ces effets à la fois dramatiques, psychologiques et esthétiques. (Si l’on préfère, nous dirons, en renversant les termes : il est aussitôt évi dent que la matière romanesque des Liaisons s’accordait particu lièrement bien avec la forme adoptée par Laclos.) Ces effets, le lecteur attentif les découvre en grand nombre dans le livre. Mais avant d'en analyser quelques-uns, nous voudrions justifier notre méthode. Il ne nous paraît pas arbitraire d ’isoler dans le roman, sans perdre de vue sa continuité, des groupes de lettres dans lesquels la juxtaposition est particulièrement significative. Nous avons déjà fait allusion précédemment à 1 un de ces groupes (lettres 88 à 96) où nous voyons Valmont manœuvrer pour devenir l’amant de Cécile. Et nous l’avions donné comme exemple de tra vail « par bande ». En fait, celui-ci souligne encore une autre forme de duplicité. En effet, à l’intérieur de ce groupe, les lettres 90 et 91 sont échangées entre Valmont et la Présidente. Ainsi la duplicité de Valmont séduisant Cécile grâce à Danceny se double d ’une autre duplicité : celle du personnage s'attaquant à la fois à la Présidente et à Cécile. C ’est d ’ailleurs précisément parce que son intrigue avec Mme de Tourvel est en bonne voie — la lettre 90 (de la Présidente) reflète et trahit pour la première fois, par son trouble, ses véritables sentiments — que Valmont, l’esprit plus libre, songe à Cécile, à cette autre proie offerte qu’il séduira « en passant ». De tels groupes, et leur disposition, nous paraissent très importants : le lecteur trouve dans la succession des lettres comme le signe maté
riel de la duplicité ; et celle-ci en acquiert une réalité peu commune. Car elle est dès lors présente à tous les échelons : elle est avouée dans presque toutes les lettres q u ’échangent Mme de Merteuil et Valmont ; elle est en acte dans des groupes tels que le groupe 88 à 96 ; elle détermine les parties du livre dans leur ensemble (cela est particulièrement sensible dans la quatrième partie : nous y voyons Valmont mener de front ses deux liaisons tout en s’effor çant de renouer avec la marquise, celle-ci jouer à son complice un jeu de séduction provocante assez ambigu tout en faisant de
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Danceny son amant, Cécile et Danceny se faire mutuellement des infidélités). Cependant, il ne s’agit pas simplement de constater ainsi que la duplicité est partout dans le roman et qu’elle semble y dessiner des cercles concentriques. De la lettre au groupe et du groupe à l’ensemble du roman, il y a comme un passage incessant
de la puissance à l’acte de la duplicité, auquel le lecteur est sensi ble. Ce qui est raconté se matérialise en quelque sorte sous ses yeux. La duplicité prend alors pour lui un surcroît de réalité, ou plutôt une réalité plus concrète. Nous retrouvons ici ce que nous disions précédemment à propos de la séduction à distance, de la préméditation et de l’efficacité des meneurs du jeu : la lecture les fait percevoir d’une façon presque tangible au lecteur en même temps que son imagination les conçoit. Les groupes de lettres, leur disposition, leur entrelacs deviennent ainsi un remarquable moyen de création. De ces groupes de lettres dans lesquels la juxtaposition et l’ordre des missives rendent sensible un comportement ou permet tent des effets esthétiques (et même si le lecteur n ’isole pas ces groupes, il les sent, ceux-ci agissent sur lui), il suffira de donner quelques exemples. Aux numéros 64 et 65, il est assez piquant de trouver côte à côte la lettre de Danceny à Mme de Volanges dans laquelle il promet de rompre tout commerce particulier avec Cécile et la première lettre qu’il fait parvenir à la jeune fille par l’entre mise de Valmont. L ’étonnant récit que Mme de Merteuil nous donne de sa jeunesse, tout occupée à fourbir ses armes : maîtrise de soi, hypocrisie, connaissance du monde {lettre 81) est encore mis en valeur par les lettres qui l’encadrent (une lettre de Danceny à Cécile et une lettre de Cécile à Danceny) dont la tonalité juvénile fait ressortir l’inquiétante précocité de la marquise. Nous pourrions signaler aussi les deux groupes symétriques 97-98 et 104-105 Cécile vient d ’être « forcée » par Valm ont et Mme de Volanges, qui a remarqué son trouble, s’inquiète). Dans le premier, nous voyons la fille et la mère s’adresser simultanément à Mme de Merteuil pour chercher auprès d ’elle recours ou conseils ; et dans le deuxième elles en reçoivent, simultanément aussi, l’une les conseils de la vertu, l’autre ceux du vice. Nous pourrions relever enfin le groupe 116-117-118 grâce auquel Laclos souligne un même comportement chez Cécile et chez Danceny ; en effet, la lettre 117 est une lettre que Cécile écrit à Danceny entre les bras de Valmont, ou presque,
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Danceny son amant, Cécile et Danceny se faire mutuellement des infidélités). Cependant, il ne s’agit pas simplement de constater ainsi que la duplicité est partout dans le roman et qu’elle semble y dessiner des cercles concentriques. De la lettre au groupe et du groupe à l’ensemble du roman, il y a comme un passage incessant
de la puissance à l’acte de la duplicité, auquel le lecteur est sensi ble. Ce qui est raconté se matérialise en quelque sorte sous ses yeux. La duplicité prend alors pour lui un surcroît de réalité, ou plutôt une réalité plus concrète. Nous retrouvons ici ce que nous disions précédemment à propos de la séduction à distance, de la préméditation et de l’efficacité des meneurs du jeu : la lecture les fait percevoir d ’une façon presque tangible au lecteur en même temps que son im agination les conçoit. Les groupes de lettres, leur disposition, leur entrelacs deviennent ainsi un remarquable moyen de création. De ces groupes de lettres dans lesquels la juxtaposition et l’ordre des missives rendent sensible un comportement ou permet tent des effets esthétiques (et même si le lecteur n’isole pas ces groupes, il les sent, ceux-ci agissent sur lui), il suffira de donner quelques exemples. Aux numéros 64 et 65, il est assez piquant de trouver côte à côte la lettre de Danceny à Mme de Volanges dans laquelle il promet de rompre tout commerce particulier avec Cécile et la première lettre qu’il fait parvenir à la jeune fille par l ’entre mise de Valmont. L ’étonnant récit que Mme de Merteuil nous donne de sa jeunesse, tout occupée à fourbir ses armes : maîtrise de soi, hypocrisie, connaissance du monde (lettre 81) est encore mis en valeur par les lettres qui l’encadrent (une lettre de Danceny à Cécile et une lettre de Cécile à Danceny) dont la tonalité juvénile fait ressortir l’inquiétante précocité de la marquise. Nous pourrions signaler aussi les deux groupes symétriques 97-98 et
104-105
(Cécile vient d’être « forcée » par Valm ont et Mme de Volanges, qui a remarqué son trouble, s’inquiète). Dans le premier, nous voyons la fille et la mère s’adresser simultanément à Mme de Merteuil pour chercher auprès d ’elle recours ou conseils ; et dans le deuxième elles en reçoivent, simultanément aussi, l’une les conseils de la vertu, l’autre ceux du vice. Nous pourrions relever enfin le groupe 116-117-118 g râc e a u q u e l L a c lo s s o u lig n e un m êm e c o m p o rte m e n t
chez Cécile et chez Danceny ; en effet, la lettre 117 est une lettre que Cécile écrit à Danceny entre les bras de Valmont, ou presque,
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tandis que les lettres 116 et 118 sont, la première une lettre de Danceny à Cécile, pleine de protestations amoureuses, la seconde, une lettre de Danceny à Mme de Merteuil, pleine de cajolerie. — Un lel groupe rend particulièrement sensible chez les deux jeunes gens ce que Gide 1 considère comme la véritable débauche dans les Liaisons : la dissociation de l’amour et du plaisir. Q uant au début de la quatrième partie, il offre une espèce de contrepoint dessiné par la double correspondance échangée entre Valm ont et la marquise d ’une part, la Présidente et Mme de Rosemonde de l'autre. Ce contrepoint est conduit d ’une façon extrême ment rigoureuse dans les huit premières lettres : Valm ont à Mme de Merteuil, Mme de Rosemonde à Mme de Tourvel, Mme de Mer teuil à Valmont, Mme de Tourve! à Mme de Rosemonde (ce groupe répété deux fois), pour se prolonger, avec un peu moins de rigueur il est vrai, jusqu'à la lettre 145, c’est-à-dire pendant tout le temps que dure la liaison de Valmont avec la Présidente. Cette compo sition a tout d ’abord une valeur esthétique, puisqu’elle unit étroite ment deux voix : ceiie de l’amour vrai et celle de la rouerie. Elle colore tragiquement la passion de la Présidente ignorant encore qu'elle est devenue, dans le jeu de Valmont, une carte, une « valeur d’échange ». Elle contribue de plus à rendre moins décisifs les aveux d'amour qui échappent à Valmont et à conserver ainsi un certain mystère aux véritables sentiments de ce dernier. L’emploi de ces groupes, le recours à ces effets, est-il chez Laclos conscient ou instinctif ? Le problème, en soi, n ’est pas capi tal. Peut-élre même est-ce un faux problème. Le mérite d ’un romancier n’est pas plus grand dans un cas que dans l’autre. Et il est sans doute vain de vouloir déterminer chez lui la part du calcul et celle de l'intuition. (Sans compter que, comme dit M alraux, « les Irucs se découvrent après c o u p » .1') Cependant, nous croirions vo lontiers que Laclos était très conscient de la possibilité d ’utiliser toutes ces ressources de la forme épistolaire pour souligner les caractères ou les principes des personnages et resserrer la com plexité des intrigues qui en découlent. Et cela nous semble confirmé par les déplacements de lettres qu'il opéra après coup et dont le manuscrit a gardé la trace. 1 Morceaux choisis, page 144. 2 Cité par Roger Stéphane, Fin d'une 1954, page 50.
jeunesse, La Table ronde; Paris,
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Ces déplacements sont au nombre de sept. Que révèlent-üs ? Lorsque Laclos déplace la lettre 103, qui figurait précédemment après la lettre 106, le motif est peu visible. Ce pourrait être de rendre sensibles" l’obligeance et l’amitié de Mme de Rosemonde, qui paraît dès iors répondre sans tarder à l’appel de Mme de Tourvel. Lorsque Laclos intervertit les lettres 161 et 160, la raison n ’en est pas plus apparente. Remarquons que ces deux lettres sont envoyées ensemble : la lettre 161 est jointe à la lettre 160, comme une annexe. Dans des cas de ce genre, Laclos fait souvent figurer l’annexe avant la lettre explicative. A-t-il voulu varier une fois cette dispo sition ?... L ’utilité de ces deux déplacements nous échappe donc. En revanche les cinq autres obéissent, pensons-nous, à des motifs du même genre que ceux que nous avons cru déceler dans l’étude ci-dessus. Jean Mistler constate à leur propos : « Ces interversions ont, semble-t-il, pour effet général de donner au progrès de l’in trigue un caractère plus simultanéiste ou plus polyphonique. » 3 Etudions-les de près. Les lettres 15 à 24 se présentaient précédemment dans l’ordre : 15, 21, 22, 23, 20, 16, 17, 18, 19, 24. En modifiant cet ordre, Laclos ménage à Sa fois la vraisemblance et l’intérêt. En effet, la lettre de Valmont (15) apprend à Mme de Merteuil qu’il a découvert que la Présidente veut le faire suivre et qu’il songe à tirer profit de ce soupçon. Elle se termine par ces mots : « je vous quitte pour y réflé chir ». La lettre 21 est le récit de la ruse de Valmont. En intercalant le groupe 16-19 entre 15 et 21, Laclos crée une durée, un intervalle raisonnable entre l’intention et l’acte ; il entretient la curiosité du lecteur au lieu de la satisfaire immédiatement. En même temps, par souci esthétique, il évite la succession de deux lettres du même personnage adressées au même correspondant. D ’autre part, comme la lettre 20 est une réponse de Mme de Merteuil à la lettre 15 de Valmont, Laclos a pu souhaiter qu’elle figure avant une nouvelle lettre de Valmont à la marquise (21). — En fait, les lettres 20 et 21, tontes deux du 20 août, se croisent ; mais le lecteur n’y prend sans doute pas garde et Laclos, malgré une note qui figure dans le manuscrit à la lettre 20, ne cherche pas ou renonce à en tirer un effet.
3 Introduction aux Liaisons dangereuses, page XX .
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Plus loin, Laclos déplace la lettre 45 (l’ordre primitif était : 44, 46, 47, 48, 45, 49). Grâce à ce déplacement, le lecteur passe immédiatement de la lettre dans laquelle Valmont apprend à Mme de Merteuil q u ’il a quitté le château de sa tante à celle de la Prési dente qui informe Mme de Volanges de ce départ. La hâte que la proximité des deux lettres suggère est significative. 11 apparaît ainsi que ce départ occupe l’esprit de la Présidente. Et cela donne plus de poids aux demi-aveux dont sa lettre à Mme de Volanges est pleine. 11 nous semble donc qu’en déplaçant la lettre 45, Laclos renonce à un effet facile ou un peu gros (le lecteur aurait lu la lettre de la Présidente, pleine d’éloges de Valmont, aussitôt après la lettre délirante et même choquante que celui-ci a rédigée pour elle dans le lit d ’Emilie) mais pour obtenir un effet plus discret et peutêtre plus juste. Laclos déplace aussi la lettre 67 (l’ordre primitif était : 63, 67, 64, 65, 66, 68). En regroupant les lettres 63-66, dans lesquelles nous voyons Mme de Merteuil et Valmont « travailler » Cécile et Danceny, pour donner ensuite les lettres 67 et 68, échangées entre la Présidente et Valmont, Laclos nous paraît rendre plus sensible la coordination des efforts des deux complices, donner plus de promptitude et d ’efficacité à l’intrigue qu’ils nouent autour des deux jeunes gens. En même temps, en regroupant 67 et 68, il souligne l'empressement de Valmont à répondre à la Présidente ou son désir de profiter de l'avantage qu’il vient d ’obtenir. (Pour la première fois, en effet, la Présidente a demandé à Valmont de lui ecrire et sa lettre 67 se termine par ces mots : « Adieu, Monsieur ; vous sentez qu’après avoir parlé ainsi, je ne puis plus rien dire que vous ne m ’ayez répondu. ») Un autre déplacement intéresse le groupe 88-96 dont nous avons déjà parlé. L’ordre primitif était : 90, 91, 88, 89, 92,... Pré cédemment, l’intrigue entre Valmont et la Présidente était juxta posée à celle que Valmont noue avec Cécile. Grâce au déplacement, la simultanéité des deux intrigues et la duplicité de Valmont sont évidemment plus visibles encore. Signalons enfin un dernier déplacement qui affecte les lettres 144 à 148. La disposition primitive était : 144, 147, 146, 145, 148. En rapprochant 145 de 144, Laclos obéit sans doute à des raisons de psychologie. En effet, le cri de triomphe de la marquise succède dès lors immédiatement à la lettre de Valmont qui lui annonce sa
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rupture avec la Présidente, le silence de celle-ci et son départ préci pité pour un couvent. Et, en déplaçant aussi !a lettre 146, Laclos conserve l’effet de duplicité obtenu par la première disposition : il maintient côte à côte la lettre 145 dans laquelle Mme de Merteuil promet de renouer avec Valmont dès son retour et la lettre 146 où celle-ci, en écrivant tendrement à Danceny, se prépare à en faire son am ant à l’insu de Valmont. Enfin, grâce à sa place actuelle, la lettre 147 encadre avec ia lettre 149 (ce sont deux lettres de Mme de Volangos à Mme de Rosemonde pour lui raconter la maladie de la Présidente) le cri de joie et d ’amour de Danceny am ant com blé ; et c’est là un de ces effets de contraste que Laclos ménage à plusieurs reprises dans son livre. Ce sont évidemment des interprétations que nous proposons ici. 11 n ’en reste pas moins que ces déplacements nous permettent de surprendre le romancier au travail. Et nous croyons n ’avoir pas forcé l ’analyse ni « tiré à nous » en interprétant ces déplacements comme nous l’avons fait et en affirmant que le romancier s’y révèle soucieux de resserrer la trame des lettres, et attentif à ne négliger aucun moyen de souligner des comportements psychologiques ou de créer des effets de contraste. — Remarquons en passant que Laclos n’utilise pas les effets visibles qui pourraient résulter de deux lettres qui se croisent. Par contre, il fait jouer habilement (et une seule fois, ce qui conserve au procédé toute son efficacité) l’effet que provoque le retard d’une lettre : il s’agit de la lettre 126, de Mme de Rosemonde à la Présidente. Pour la première fois, croyant sa jeune amie « guérie » ou du moins assez forte désormais pour supporter la vérité, Mme de Rosemonde ne déguise plus rien : sa lettre est pleine de réserves sur le caractère de Valmont et de considérations sur le grave danger auquel Mme de Tourvel a, pense-t-elle, échappé. Or, la Présidente reçoit cette lettre au mo ment où elle vient de céder au vicomte. Nous pourrions dire, pour résumer et conclure cette étude par tielle, que la composition crée dans le livre une espèce de géométrie sensible, géométrie qui a l’avantage de ne pas être trop « appuyée », puisque un tel découpage paraît normal dans un roman par lettres, *
* Thibaudet remarquait, dans ses Réflexions sur le roman, page 23, que le roman implique un minimum de composition, mais qu’il ne peut réaliser le maximum de composition sans tomber dans l'esthétique drama 3
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mais qui est servie par le rythme assez rapide de la succession des lettres. Géométrie sensible à l’intelligence surtout, donc au lecteu; attentif, mais aussi au sentiment du lecteur ordinaire. Car même si ce dernier ne dirige pas son attention sur la composition, celle-ci lui impose un mouvement, la lecture crée en lui comme une cons cience agile. Elle le fait passer, non seulement d ’un personnage à l'autre, mais d ’une tonalité à l ’autre, d’un monde à l’autre. Et dans sa mémoire s’inscrit sans effort le double visage des êtres et des actes. Or, ce sont précisément cette géométrie et ce rythme qui manquent aux romans par lettres qui passent pour les modèles de Laclos. Clarisse, miss Howe, Julie, Saint-Freux sont d ’une telle prolixité que celle-ci brise tout rythme réel du livre et qu’elle sup prime la possibilité pour le lecteur d’être sensible à la mosaïque ou à l’entrelacs des lettres. (Dans un roman de Barthe, la Jolie femme, paru en 1769, on trouve, à propos des romans de Richardson
et
particulièrement
de
Clarisse,
cette
remarque
piquante : « Je n ’ai jam ais pu les achever... Il m ’est quelquefois arrivé de sauter un volume par mégarde, et cela sans m ’en aper cevoir. Je me trouvais au même point où je m’étais crue la veille. » 5 Relevons à ce propos que le rythme des lettres n’a pas seule ment pour effet, chez Laclos, de rendre sensible une « mosaïque ». Il donne de plus aux Liaisons un « tempo » qui est remarquable. C ’est grâce à lui que Laclos peut écrire le long roman d ’une lente conquête sans que le lecteur éprouve le sentiment qu’il y a des longueurs ou que le roman piétine ; c’est la succession rapide des lettres qui anime le roman, alors même que les progrès de l’intri gue sont parfois assez lents. Et c’est elle qui fait qu’il y a dans les Liaisons une pulsation régulière du temps, alors qu’un livre comme la Nouvelle Héloise flotte dans une durée incertaine. (Et nous découvrons peut-être ici l’utilité des dates au bas des lettres chez Laclos : même si le lecteur n’y prête guère attention, elles enracinent le roman dans un temps réel.) Ce temps ne subit d ’ail leurs, dans les Liaisons, ni contraction, ni dilatation. C ’est un temps qui progresse sans à coups, une durée homogène. Si l’on y regarde tique. Or, le passage à la limite, le maximum de composition compatible avec la création romanesque, c’est le roman par lettres qui peut se le permettre, de par sa nature même. s Cité par Servais Etienne, Le Genre romanesque en France depuis l’apparition de la « Nouvelle Héloise » jusqu’aux approches de la Révolu tion, Colin, Paris, 1922, page 299.
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de près, on constate que les parties, de longueur égale, s’étendent chacune sur un mois environ (pour autant qu’on néglige dans la quatrième partie les dernières lettres, c’est-à-dire les derniers remous de la catastrophe). Le roman s’inscrit ainsi dans ce qu’on pourrait appeler un déroulement objectif et régulier du temps. Si la disposition des lettres semble fréquemment intentionnelle, la composition générale du livre n ’est pas moins calculée. Les intri gues y sont en effet organisées en contrepoint et présentent tout un jeu de symétries. C ’est tout d ’abord ceux de Cécile et de la Présidente. Le roman est fait, poui une bonne part, de leur double séduction. Or, ces deux séductions se développent selon un parallélisme frappant. C ’est ainsi que nous trouvons, chez la Présidente (11) et chez Cécile (18), le même genre de sophismes, le même refus d ’écouter les conseils de la raison et de la prudence (ceux de Mme de Volanges et ceux de Sophie Cam ay). Plus tard, à la fin de la première par tie, le même sursaut de défense fait que la Présidente demande à Valmont de s’éloigner et que Cécile signifie à Danceny sa décision de rompre tout commerce avec lui. —
Cécile renouera d ’ailleurs
bien vite avec le chevalier, comme Mme de Tourvel répondra quand même aux lettres du vicomte. Leur défaite survient presque simul tanément au début de la troisième partie : la lettre 90, de la Prési dente, est l ’aveu, évident par le désordre de la lettre, qu’elle est sur le point de succomber ; et la lettre 96 nous apprend comment Val mont est devenu l’am ant de Cécile. Défaite morale pour l’une et physique pour l’autre. Et certes, là où l’une cède d ’un coup à Yoccasion, c’est-à-dire à l’appel de la sensualité, l ’autre se débat, tente d ’échapper. Mais l’aveu de la Présidente témoigne d ’une défaite aussi irrémédiable que l’abandon de Cécile. Enfin, dans la quatrième partie, c’est presque côte à côte que nous trouvons la fausse-couche de Cécile, point extrême de sa dégradation (140) et l’annonce que Valmont a envoyé à Mme de Tourvel la lettre de rupture qui la tuera (142). Ainsi Laclos entrelace-t-il sans cesse les deux aventures. Le parallélisme a d’abord une valeur esthétique : il maintient l’un à côté de l’autre deux visages ou deux voix, celui d ’une très jeune fille et celui d’une femme adulte, celle de l’innocence naïve et celle de la vertu avertie. M ais il y a plus. Malgré tout ce qui les dis
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tingue, Cécile et la Présidente ont en commun quelque chose d ’es sentiel : c’est d ’être des victimes, des victimes de Valmont, ou plus exactement d ’une fatalité que Valm ont sait utiliser (pour l’une, celle de la passion et pour l’autre celle de la sensualité).6 Le rap prochement obtenu entre les deux personnages, la marche égale de ces deux drames de l’âme et du corps, ont une valeur presque démonstrative. Ils suggèrent que la vertu avertie ne résiste ni plus efficacement ni beaucoup plus longuement que l’innocence naïve, qu’elles sont également vulnérables ; bref, qu’il n’y a pas de femme insensible ou invincible. C ’est la vérification même des prin cipes de Valmont et de Mme de Merteuil. —
On nous objectera peut-être le fait que Cécile est d ’abord
courtisée par Danceny, puis séduite « en passant » par V alm ont ; et l’on nous reprochera d’introduire une fausse régularité, une fausse unité dans son aventure. Mais Valmont achève ce que D a n ceny a entrepris. Cécile est beaucoup plus sensuelle que passion née ; comme le dit Mme de Merteuil (106), sa nature et son peu de caractère la condamnent à n ’être « qu’une femme facile ». Et c’est cette révélation de la sensualité et de la facilité que son drame propose. N ’oublions pas d ’autre part qu’elle apparaît dès le début comme une victime choisie. Il faut qu’on la déniaise et qu’on la déshonore. Peu importe dès lors que ce soit l’œuvre de Danceny ou celle de Valmont. C ’est ce qui nous permet d ’affirmer que les deux projets exposés dans les premières lettres de la marquise et de Valm ont : corrompre Cécile et remporter sur Mme de Tourvel une victoire éclatante, se développent parallèlement et se réalisent simultanément. Nous pourrions relever aussi la symétrie qui apparaît entre les lettres de Danceny à Cécile et celles de Valm ont à la Présidente. De l’une â l’autre, il y a la distance qui sépare une rhétorique naïve, une hypocrisie plus ou moins inconsciente, d ’une rhétorique cyni quement utilisée et de la lucidité. Car, en fait, ce que Danceny n’ose demander ouvertement à Cécile n’est guère différent de ce que Valm ont veut obtenir de la Présidente ; de sorte que la symé trie paraît, ici aussi, intentionnelle. Les lettres de Danceny à Cécile, nous les traduisons à l ’aide de la correspondance de Valm ont et des
a Comme le remarque justement Dominique
Liaisons dangereuses, page 12).
Aury
(Introduction
aux
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motifs qui l’animent. Elles vérifient l’affirmation brutale de V al mont (66) : II est encore bien jeune, ce Danceny ! croiriez-vous que je n’ai jamais pu obtenir de lui qu’il promît à la mère de renoncer à son amour ; comme s’il était bien gênant de promettre, quand on est décidé à ne pas tenir 1 Ce serait tromper, me répétait-il sans cesse : ce scrupule n’est-il pas édifiant, surtout en vou lant séduire la fille ? Voilà bien les hommes ! tous également scélérats dans leurs projets, ce qu’ils mettent de faiblesse dans l’exécution, ils l’appellent probité.
(Effectivement, lorsque Valmont, à la fin du livre, ménage une entrevue nocturne entre Cécile et Danceny, il ne pervertit pas ainsi l’amour soi-disant vertueux et respectueux de Danceny pour Cécile, mais il lui fait révéler son vrai visage, de même qu’il avait démas qué la véritable nature de Cécile.) Rappelons enfin la similitude que nous avons déjà signalée entre Danceny et Cécile, qui dissocient avec la même facilité l’amour et le plaisir, les exigences du cœur et celles du corps : de même que, dans la troisième partie, Cécile est devenue la maîtresse de V al mont sans cesser de penser à Danceny, celui-ci devient, dans la quatrième partie, l’am ant de Mme de Merteuil sans oublier Cécile, Et sans doute les exigences de la démonstration psychologique rejoignent-elles ici celles du dessin de l’œuvre. C ’est en même temps pour des raisons de simple symétrie esthétique que Laclos équi libre l’aventure Valmont-Cécile par celle de Mme de Merteuil avec Danceny. La liaison Danceny-Merteuil est la dernière figure du ballet qui groupe les quatre personnages. Le lecteur éprouve ainsi, devant les mouvements des personnages principaux du roman, un plaisir qui rappelle celui que donnent les évolutions de danseurs. 11 y a le quadrille entre les deux couples Merteuil-Valmont et CécileDanceny. Et il y a d ’autre part le pas de deux de la Présidente et de Valm ont : ils sont réunis au château de Mme de Rosemonde ; Valm ont s’en va ; ils sont à nouveau réunis au château ; la Prési dente s’enfuit ; Valmont la rejoint à Paris et devient enfin son amant. Ces figures de ballet, ces symétries visibles, témoignent sans doute, chez Laclos, d’une esthétique plus théâtrale que romanesque ; et nous sommes à l’opposé du roman qui suit sa pente, tel que le souhaitait Gide. En fait, nous saisissons ici le caractère particulier
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des Liaisons, ce qu’on pourrait appeler leur style : un dessin net, une architecture visible et dépouillée, un équilibre rigoureux. Et n’oublions pas que ces figures n ’ont rien de gratuit, qu’elles sont liées à la signification profonde du roman : ce n ’est pas le hasard qui mène le jeu, un hasard qui fait trop bien les choses (comme dans le vaudeville) ; ce sont Mme de Merteuil et Valmont — et pour finir la fatalité (comme dans la tragédie). Si la volonté démons trative en même temps que le goût des figures poussent Laclos à faire de Danceny l’am ant de Mme de Merteuil, ces motifs s’accor dent aux exigences dramatiques de l’œuvre puisque la dernière figure du ballet sera aussi celle qui provoquera la catastrophe. Nous touchons ici au dernier aspect que nous voudrions étudier, en ce qui concerne la structure et la composition du roman : son mouvement dramatique. Signalons tout d ’abord qu’à l’origine le manuscrit de Laclos comprenait deux parties dont la première s’arrêtait à la lettre 70. Cependant, le passage de la lettre 70 à la lettre 71 ne constitue nullement un pivot du livre ; c’est dire que cette division ne répon dait à aucune nécessité interne de l’œuvre. Laclos a ensuite adopté la division définitive en quatre parties. Il est très probable qu’il l’a fait à la demande de l’éditeur ou pour se conformer aux usages : le goût et les habitudes du temps n’allaient ni aux gros volumes ni aux grands formats, et les premières éditions sont toutes en quatre volumes in-12. Or, ce qu’il y a de remarquable, c’est qu’en répar tissent, pour des raisons vraisemblablement toutes pratiques, la matière du roman en quatre volumes d ’une longueur égale, Laclos, bien loin de nous donner une œuvre dont la division paraîtrait arbi traire, nous offre un roman dont chaque partie forme un tout, où les divisions coïncident avec les charnières de l’action. C ’est dire combien, à la naissance même de l’œuvre sous la plume de Laclos, la progression dramatique était régulière et heureusement ménagée. La première partie voit se nouer et progresser les deux intri gues, de Cécile avec Danceny et de Valm ont avec la Présidente, jusqu’au même geste de défense des deux femmes à la fin de cette partie. La deuxième partie est la moins dramatique en apparence. Les progrès de Valmont auprès de la Présidente et ceux de D an ceny auprès de Cécile sont, pour des raisons différentes, très lents. Cette partie est néanmoins animée par l ’activité incessante de Mme
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de Merteuil. Elle occupe la scène sans cesse. C ’est elle qui trahit Danceny et Cécile auprès de Mme de Volanges pour précipiter les choses et introduire Valmont dans leur intrigue. C ’est elle qui, suggérant à Mme de Volanges d ’emmener Cécile au château de Mme de Rosemonde, ménage à Valmont la possibilité d ’y retourner sans effaroucher la Présidente. Elle couronne de plus cette partie par son extraordinaire « profession de foi » (81). Enfin, dans cette partie d ’attente, l’intérêt est soutenu par des épisodes qu’on a par fois considérés comme secondaires parce q u ’ils ne concernent ni Mme de Tourvel ni Cécile : l’aventure de Valmont et de la vicom tesse, celle de Prévan avec les inséparables, celle de Mme de Mer teuil avec Prévan. La progression dramatique reprend très nette ment dans la troisième partie. Celle-ci s’ouvre par une double vic toire de Valmont sur la Présidente et sur Cécile ; et les deux intri gues progressent dès lors rapidement. D ’une part, Mme de Tourvel avoue qu’elle aime Valmont, cherche un dernier refuge dans la fuite, et nous voyons Valmont préparer la manœuvre finale grâce à la complicité involontaire du Père Anselme. D ’autre part, et simultanément, l’innocence un peu niaise de Cécile se corrompt avec une rapidité effrayante. Pendant ce temps, Danceny manifeste les premiers signes de son goût pour Mme de Merteuil. L’intensité dramatique atteint enfin son comble dans la quatrième partie. C ’est la passion, aux deux sens du terme, de la Présidente, de sa défaite à la rupture et à la mort ; la fin de la liaison Cécile-Valmont, avec une espèce d ’invasion du « physiologique » (début de grossesse, fausse-couche) ; la brève idylle Danceny-Merteuil qui fait éclater la brouille entre Mme de Merteuil et Valmont. Et le livre se ter mine dans une bousculade d’événements : le duel de Danceny et de Valmont, la mort de Valmont, celle de la Présidente, l’entrée de Cécile au couvent, le départ de Danceny pour Malte, la maladie, la iuine et la fuite de Mme de Merteuil. Cependant, une telle analyse, qui ne retient que les éléments les plus visibles du mouvement, est incomplète. Rappelons tout d ’abord que dès les premières lettres le lecteur est amené à se demander : Valmont et Mme de Merteuil renoue ront-ils ? Ce ne sont donc pas deux mais trois entreprises amou reuses, trois attentes qui constituent la matière et le ressort du roman. Et même, de ces trois projets, celui qui réunirait les deux
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complices est sans doute celui qui excite le plus vivement la curio sité du lecteur. Car plus il apprend à connaître les héros et plus il est porté à se demander ce que pourrait bien être une liaison renouée entre ces deux êtres aussi habiles au plaisir mais aussi clairvoyants et aussi orgueilleux l’un que l’autre. Aussi la vaine attente d ’une scène d’amour entre Valm ont et Mme de Merteuil a-t-elle quelque chose de particulièrement irritant, de « tantalisant », pour le lecteur. C ’est dire qu’elle est un élément important de la tension dramatique ; elle crée de plus chez le lecteur (du moins chez le lecteur masculin) un sentiment de frustration et celui-ci nourrit la complicité qui doit l’unir à Valmont. — De ce point de vue, il était évidemment essentiel que Valmont et Mme de Merteuil ne renouent pas, et même qu’ils ne se revoient jam ais avant la cir constance qui provoquera entre eux la rupture (lorsque Valm ont trouve Danceny chez Mme de Merteuil). Il fallait que les hasards de leurs intrigues ou simplement de la vie sociale mettent sans cesse entre eux un espace, une distance à travers lesquels ils échangent des offres, des promesses, des provocations. Et voilà une nouvelle justification du roman par lettres, une preuve supplémentaire que la forme épistolaire est chez Laclos un ressort important du roman i Prenons garde surtout que si le projet de renouer peut provo quer finalement la guerre entre Valm ont et Mme de Merteuil, c’est que la solidité de leur association n’est pas parfaite et que — cela est visible dès les premières pages — leur complicité n’exclut pas la susceptibilité, l’agressivité et le défi. Ainsi, dès le début, ce n’est pas seulement le sort de Cécile et celui de la Présidente qui sont en jeu, mais c’est encore celui de l’amitié qui unit Valm ont et la marquise ; et le projet amoureux ne fait que précipiter un conflit latent. C ’est pour avoir négligé cet élément du mouvement dram a tique que plusieurs critiques ont parlé d ’une brouille soudaine entre Valmont et Mme de Merteuil et ont reproché à Laclos d ’avoir m ala droitement introduit dans le roman un conflit que rien ne motive, si ce n’est le désir de donner au livre un dénouement moral (mais fort peu vraisemblable). En fait, la brouille entre Valmont et Mme de Merteuil dans la quatrième partie n’est pas un rebondissement qui permet a Laclos de plaquer sur son roman une conclusion pro pre à satisfaire la morale. Bien au contraire, cette brouille est l'aboutissement d’un conflit qui enveloppe tous les autres. Et ce
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conflit est le vrai draine du roman, 7 celui qui lui donne ses véri tables dimensions. Le mot clé, nous le trouvons dans la lettre 169, de Danceny à Mme de Rosemonde, dans laquelle il fait allusion à un dossier trouvé chez Valm ont sous le titre : Compte ouvert entre
la Marquise de Merteuil et le Vicomte de Valmont. C ’est dans ce compte, nous allons le voir, que s’inscrivent finalement toutes les intrigues, et même tous les épisodes en apparence secondaires. Et c’est en quoi ce roiinan est si prodigieusement organisé (ce que Tilly avait senti, mais sans chercher à analyser son sentiment, quand il remarquait : « Toutes les parties de l’intrigue rentrent l’une dans l’autre, avec une facilité qui cache le travail » ) . 8 C ’est pourquoi il convient de suivre attentivement le progrès de ce conflit qui, englobant le drame de Cécile et celui de Mme de Tourvel, entraîne le roman vers la catastrophe finale. La complicité qui unit Mme de Merteuil et Valmont apparaît donc dès le début comme périlleuse, leur amitié comme menacée. 11 suffit, pour s’en convaincre, de relire les premières lettres qu’ils échangent. Elles frappent par le ton de persiflage, un mélange de badinage et de violence. Malgré l’ironie dont elle les enveloppe, ce sont des ordres que Mme de Merteuil prétend donner à Valmont, c’est une puissance qu’elle veut exercer sur lui ou lui faire avouer. Et, sur le même ton, c’est un refus très net que lui oppose Valmont. Orgueilleux l’un et l’autre, jaloux de leur indépendance, mais encore maîtres d ’eux-mêmes, ils déguisent leur agressivité sous la cajo lerie. Pourtant, leurs deux premières lettres nouent le conflit. En efiet, Mme de Merteuil demande à Valm ont de séduire Cécile et celui-ci répond en se vantant de conquérir la Présidente. Il dénigre Cécile ; elle dénigre Mme de Tourvel. — Et cette symétrie se pour suivra tout au long du roman. Q uand Valmont aura, pour finir, défloré et corrompu Cécile, et qu’il s’en vantera, Mme de Merteuil rabaissera ce succès. Q uand elle lui avouera qu’elle se propose de séduire Danceny, il se récriera d’un air scandalisé et prétendra que ce projet est indigne d ’elle. La virtuosité dont la marquise fait preuve dans son aventure avec Prévan ne lui vaudra que des
7 Nous rejoignons sur ce point Emile Dard (Le Général Choderlos de Laclos, page 37). 8 Cité dans les Appendices aux Œ uvres complètes de Laclos, Biblio thèque de la Pléiade, page 734. — Nous donnerons désormais nos références pour ces appendices sous l’indication : Pléiade.
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applaudissements sans chaleur de Valmont. Et lui-même, après sa victoire sur la Présidente, victoire dont il souligne la « pureté de méthode », attendra vainement les félicitations de Mme de Merteuil. Chacun se fait ou se prétend le juge, la conscience de l’autre. Mais il ne saurait être un juge impartial. C'est qu’en effet la jalousie n’est jam ais loin. Jalousie qui est à la fois leur arme et leur faiblesse. Jalousie amoureuse mais surtout jalousie d ’orgueil : ces associés ne supportent pas de devoir reconnaître la supériorité de l’autre, ni même d’être classés ex-æquo. Et c’est pourquoi le compte ouvert entre les deux complices sera clôturé tragiquement. Ces sentiments qui se précisent et s’accusent à mesure que l’on avance dans le roman sont déjà sensibles dans la première partie ; mais ils y sont admirablement mesurés, mêlés à une complicité loyale, à une estime et à une amitié réelles. Au point qu’il est pres que impossible de faire exactement, dans les premières lettres, la part du jeu, de l’esprit, et celle de l’amour-propre blessé, de préci ser la nuance exacte de l’ironie. Et c’est bien ce qui rend fasci nantes les lettres de Valmont et surtout celles de Mme de Merteuil, ce qui en fait un chef-d’œuvre : cette escrime subtile, ces brusques éclats de poignard au milieu du dialogue le plus amical, ces coups de griffe rapides et sûrs pour clore une lettre. Le danger qui menace l’amitié qui unit Valmont et Mme de Mer teuil, cette ambiguïté d’un jeu qui frôle le conflit, nous les voyons s’accentuer dans la deuxième et dans la troisième partie. Même un événement qui semble appartenir à l’anecdote, comme celui de l’invitation de Valmont chez le comte de B***, provoque chez Mme de Merteuil une réaction d ’agressivité (voyez son coup de griffe à la fin de la lettre 63 : « Plaignez-vous de inoi à présent, si vous l’osez ; et allez revoir, si vous en êtes tenté, le bois du Comte de B***. Vous dites qu’il le garde pour le plaisir de ses amis ! Cet homme est donc l’ami de tout le monde ? Mais adieu, j ’ai faim. ») Q uant à l’aventure de Mme de Merteuil avec Prévan. hier loin d ’être, comme on l’a prétendu, un intermède, elle es: e r i ; : i r du sourd conflit qui oppose les deux complices. V a’. r.:r.: a fait pour dissuader Mme de Merteuil de se nes_-e: ; r; celle-ci persévère, c’est sans doute ~i: ■z:~~ >
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secouer sa tutelle et l’irriter parce q u ’elle a senti sa jalousie. Inci dent où l’agressivité et l’hostilité s’accusent, où la vanité se hérisse, où l’on en vient déjà aux défis, et qui annonce de loin la brouille finale. Ainsi la menace se précise de plus en plus et nous sentons toujours mieux la fragilité de cette amitié jusqu’au moment où nous abordons la quatrième partie. Celle-ci débute par la victoire tant attendue de Valmont sur la Présidente. Mais cette victoire passe très rapidement au second plan, cédant la première place au conflit entre Valm ont et Mme de Merteuil, qu’elle envenime. Que se passe-t-il donc exactement dans ces soixante à soixante-dix pages qui vont de la victoire de Val mont sur Mme de Tourvel à la déclaration de guerre entre V al mont et Mme de Merteuil ? Pour la plupart des critiques, la marquise a simplement trompé Valmont. Jouant habilement de l ’amour-propre de ce dernier, pri sonnier de l ’image qu’il se fait et veut donner de lui-même, elle l’a contraint de sacrifier à cette vanité une femme dont elle était jalouse (parce que celle-ci menaçait de lui ravir la première place q u’elle veut occuper dans le cœur de son ancien amant) ; mais elle ne songeait qu’à se venger et était fermement décidée à ne pas tenir la promesse faite à Valm ont de renouer avec lui à condition qu’il rompe avec Mme de Tourvel. Une telle interprétation est-elle satisfaisante ? Que Mme de Merteuil ait été jalouse de la Présidente, cela est hors de doute (elle l’avoue elle-même dans la lettre 145). Comme il est évident, malgré toutes les explications et les dénégations de Valmont, que cette jalousie n ’est pas sans fondement. — Il suffit, pour s’en assurer, de relire les lettres de Valm ont dans lesquelles, alors même qu’il s’évertue à convaincre Mme de Merteuil q u ’il n ’est pas am ou reux, un mot, un sophisme lui échappent, qui prouvent qu’il est plus attaché à la Présidente qu’il ne le dit. Il est certain aussi que nous sommes en présence d’un conflit d’orgueil : Mme de Merteuil s’irrite d ’être considérée par Valm ont comme une simple associée de plaisir ; c’est sa liberté qu’elle reconquiert en refusant d ’être à la disposition de Valm ont et en niant l’emprise qu’il croit ou pré tend exercer sur elle par le plaisir. Il est incontestable, enfin, que Mme de Merteuil est coupable de duplicité à l’égard de Valmont, duplicité que les lettres 145 et 146 font éclater. Elle écrit à V al mont, 16*29 novembre, dans la lettre 145 :
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Ce n’est pas vous remettre à un temps éloigné, car je serai à Paris incessamment. Je ne peux pas vous dire positivement le jour ; mais vous ne doutez pas que, dès que je serai arrivée, vous n’en soyez le premier informé. Adieu, Vicomte ; malgré mes querelles, mes malices et mes reproches, je vous aime toujours beaucoup, et je me prépare à vous le prouver. Au revoir, mon ami. Et à Danceny, le même jour, dans la lettre 146 : Enfin, je pars, mon jeune ami, et demain au soir, je serai de retour à Paris. Au milieu de tous les embarras qu’entraîne un déplacement, je ne recevrai personne. Cependant, si vous avez quelque confidence bien pressée à me faire, je veux bien vous excepter de la règle générale ; mais je n’excepterai que vous : ainsi, je vous demande le secret sur mon arrivée. Val mont même n ’en sera pas instruit. Mais, précisément, quelle est la nature exacte de cette dupli cité ? Voulait-elle seulement se passer sa fantaisie pour Danceny (elle a d ’autant plus de raisons de le vouloir que Valm ont s’en irrite) et tenir le vicomte en haleine encore un certain temps ? Etaitelle décidée à ne pas respecter les conditions qu’elle lui avait im po sées ? Pour Baudelaire, il n'y a pas de doute ; il affirme sans hési ter : « La Merteuil a tué la Tourvel. Elle n’a plus rien à vouloir de Valmont. » 9 Mais n ’est-ce pas oublier que les lettres 145 et 146 sont prises dans un réseau très dense de lettres échangées entre Valm ont et Mme de Merteuil, et que ce contexte est extraordinai rement complexe ? Certaines lettres de la marquise à Valmont (131 et 134) reflètent une espèce de tendresse pour lui ou tout au moins un attendrissement devant leurs souvenirs d ’amour. Ainsi, c’est peut-être par lucidité que Mme de Merteuil refuse d ’être à nouveau la maîtresse de Valmont, sachant combien serait fragile une liaison renouée sans illusion. Ce pourrait être pour se protéger elle-même, ou pour protéger le souvenir de leur bonheur passé, et non pour se jouer de lui, qu’elie se déroberait ; et elle ne se piquerait que lorsqu’il insiste, se fâche et devient menaçant Et Valmont ? Jusqu’à quel point a-t-il aimé la Présidente ? Nous avons vu q u ’il la sacrifie à ses principes. M ais jusqu’à quel Pléiade, page 740.
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point le regrette-t-il et par conséquent se rersie-f-ii ? Avec son instinct très sûr de romancier, Laclos a supprimé une lettre, qui aurait été if numéro 155, et dans laquelle Valmont suppliait Mme de Volanges de iui permettre de revoir la Présidente en l’assurant de son repentir et de son amour pour Mme de Tourvel. Une telle lettre aurait permis de parler d ’une « conversion » de Valmont. Mais ne connaissant sa démarche que par une allusion de Mme de Volanges, nous en sommes réduits aux conjectures. A-t-il éprouvé des remords et voulait-il renouer pour de bon ? O u n’est-ce pas tout simplement que, voyant Mme de Merteuil lui échapper, il a songé, pour ne pas tout perdre, à reprendre la Présidente ? Plus on se penche sur ces pages et plus il paraît difficile de conclure. Les lettres de Mme de Merteuil sont un mélange si prodigieux de persiflage, de mensonges et d’aveux sincères que le personnage, finalement, nous échappe. Et. à un moindre degré il est vrai, il en est de même pour Valmont. Un critique 10 a été jusqu’à suggérer que celui-ci se laissait tuer par Danceny. Quoique rien ne le laisse entendre dans le texte, l’hypothèse du suicide n ’est pas plus dérai sonnable qu’une autre. Or, c’est précisément cela que nous voudrions relever pour conclure.
Ce
qu’il
y
a
d ’admirable
dans
ce
roman,
ce
qui
1’ « achève », c’est le mystère qui plane sur son dénouement, c’est cet épaississement du monde et cette obscurité qui l’envahit pour finir. Et nous pensons que Laclos obéit à une exigence esthétique profonde en agissant ainsi, en faisant passer l’intérêt à l’intérieur des deux personnages qui mènent le jeu, et en réintroduisant dans le roman une part de ténèbres. Jusque-là, nous étions dans un monde transparent. Et, en ce qui concerne les autres personnages, nous savons jusqu’au bout quand ils mentent et quand ils sont sincères, nous les déchiffrons facilement. Mais voici que pour les meneurs du jeu, pour ceux qui ont paru longtemps les plus lucides, les plus cyniques, par conséquent les plus « ouverts », nous ne sau rons jam ais pour finir ce qu’ils étaient exactement. En réalité, nous assistons à un phénomène mystérieux, au cours de ce combat où s’affrontent Mme de Merteuil et Valm ont : le grand, le vrai combat, après que nous les avons vus si longtemps
io Jacques Faurie, Essai sur ta séduction, La Table ronde, Paris, 1948, page 225.
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se battre côte à côte (et l ’on serait tenté, empruntant une image au langage sportif, de dire que c’est une véritable finale). Nous nous étonnons tout d ’abord que des personnages que nous avons connus si prudents (la marquise surtout) et qui possèdent chacun un secret de nature à perdre l’autre,11 en viennent à se déclarer la guerre. Certes nous pouvons nous expliquer la chose en considérant que, au point où ils en sont et étant donné ce qu’ils sont, Valmont ne peut pas ne pas essayer de reconquérir à tout prix Mme de Mer teuil, et que celle-ci ne peut pas ne pas se dérober. Nous pourrions aussi nous contenter d ’affirmer que le dénouement prouve simple ment qu’il n’y a pas d ’âmes sans faiblesse, même, parmi les âmes méchantes. Mais le mystère ne serait pas entièrement dissipé. En fait, dans ce passage de l'escrime au duel, dans ce mouvement qui accule Valmont et Mme de Merteuil à la guerre, mouvement souli gné par une accélération sensible du rythme dans les lettres 151, 152 et 153 — les lettres sont de plus en plus courtes et la dernière est renvoyée avec ces quatre mots : « Hé bien ! la guerre » — ie phénomène à la fois visible et mystérieux, explicable et néanmoins obscur, auquel nous assistons, c’est le passage à l’irrémédiable, c’est le mouvement de la fatalité. ( D ’ailleurs, le renversement que nous relevions plus haut, la transformation de la victoire de Valmont sur la Présidente et de celle de Mme de Merteuil sur Valmont en leur commune défaite, est un schéma typiquement tragique.) Ces personnages qui étaient des meneurs, les voici menés à leur tour. Encore une fois, les explications semblent évidentes. Le ressort de la jalousie et surtout celui de la vanité sont visibles sans cesse. Cela n ’en conserve pas moins tout son mystère, son mystère tragique, à cet instant où des êtres aussi lucides, aussi avertis des dangers de l’humeur et de la vanité, aussi conscients des risques d ’une rupture, choisissent de se perdre pour perdre l’autre, cèdent à la fatalité dont ils ont si brillamment montré jusqu’alors qu’ils l’utilisaient ou la secondaient avec beaucoup d ’habileté chez leurs victimes mais q u ’ils y échappaient eux-mêmes. C ’est pourquoi la conclusion du roman ne nous paraît pas, ainsi q u’on l’a prétendu, maladroitement amenée ou désinvolte. Préci
ii Signalons en passant un petit mystère qui joue ici son rôle : nous ne saurons jamais exactement quel est le secret de Valmont que Mme de Merteuil a surpris et grâce auquel elle pourrait le perdre.
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sons. Nous reconnaissons volontiers que certains événements : la maladie de Mme de Merteuil ou la perte de son procès, sont con ventionnels ou « romanesques ». Par contre, le dénouement lon guement préparé, l’espèce d’enchaînement inéluctable qui amène Valm ont et Mme de Merteuil à commettre des maladresses et à se perdre, n’ont rien de convenu ni de maladroit. Et, dans la mesure où nous sentons à la fin leur liberté « se prendre », nous acceptons, autrement que comme une convention ou un salut plus ou moins ironique à la morale, la mort de Valmont et l’écroulement de la situation sociale de la marquise. Sans compter que la conclusion adoptée par Laclos permet l’admirable dernière image de M m e de Merteuil : son départ pour la Hollande, défigurée, démasquée et humiliée, mais sans un mot. Silence de Mme de Merteuil, silence de Cécile, mort de la Prési dente et de Valmont : il n’était pas mauvais q u'à l’issue de cette tragédie, il ne reste en scène, pour parler, que des comparses. Et que, de ce livre qui paraît si transparent, le dernier mot semble nous échapper.
C h a p it r e
III
UNE CO RRESPO N DAN CE
É R O T IQ U E
Nous avons évoqué, dans le chapitre précédent, la tension que fait naître, à travers le roman, le vain effort de Valmont pour renouer avec Mme de Merteuil. Or, il convient d ’analyser de plus près, et dans son rapport avec la forme épistolaire, le comporte ment devant 1’ « amour » de la marquise et du vicomte. Et nous commencerons par nous arrêter aux lettres qui racontent les quel ques épisodes galants qui figurent dans le roman. Ce qui frappe immédiatement, à la lecture de ces lettres, c’est sans doute une forme particulière et comme significative d ’im pu deur. Certes, le lecteur à qui la littérature du x vm 9 siècle est fam i lière n’ignore pas que la discrétion est inconnue des roués et que la publicité de leurs aventures paraît indispensable à leur plaisir. Et l’on pourrait citer nombre de mémoires ou de pseudo-mémoires dont les auteurs ne sont guère plus discrets. Nous ne nierons pas qu’il y ait dans cette impudeur un élément d ’époque par lequel les
Liaisons se distinguent peu en apparence des romans du temps. Il nous semble néanmoins que dans les pseudo-mémoires celle-ci est atténuée par le fait que les aventures amoureuses appartiennent à un passé plus ou moins lointain ; elle y est tempérée par une espèce d’indulgence amusée (celle qu’on éprouve pour des aven tures de jeunesse) dont témoignent les auteurs et qu’ils nous font partager. Dans les Liaisons, l’impudeur est plus frappante, paraît plus totale. Elle a en particulier ceci d ’exceptionnel que nous voyons la femme rivaliser sur ce plan avec l’homme, se montrer vraiment son égale : •l’impudeur n ’est pas moindre chez Mme de
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Merteuil que chez Valmont. Laissons de côté, bien qu’il faille ne pas négliger entièrement cet élément dans le succès du roman — « les messieurs sont ainsi, même profonds », disait Mme Emilie Teste — le caractère piquant de ces confidences quand elles sont féminines. Ce qui compte ici, c’est que cette impudeur, nous le sen tons, est un élément essentiel de la complicité qui unit Mme de Merteuil et Valmont, et qu’elles s’éclairent ou se nourrissent l’une l’autre. — C ’est pourquoi nous négligerons, dans notre analyse, l’aventure de Prévan et des inséparables que Valmont raconte à Mme de Merteuil dans la lettre 79. Si cet épisode suggère un climat de rouerie propre à l’époque et intéressant en tant que tel, si d ’autre part il a sa place dans l’économie du livre (il légitime les craintes de Valmont ; de plus, mettant en relief l’habileté de Prévan, il fait paraître plus éclatante la victoire que Mme de Merteuil va rem porter sur lui), il est cependant moins significatif. Car cette aven ture est la seule qui soit vue et racontée en quelque sorte de l’exté rieur et à laquelle manque l’élément de complicité qui nous intéresse. Essayons donc de définir l’attitude particulière que révèle chez les héros cette complicité dans l'impudeur et le climat qu’elle crée, qui tiennent à la fois à la nature du besoin qui les engage à ces confidences, au plaisir qu’ils en éprouvent, aux motifs avoués de leurs aventures amoureuses et au ton même de leurs récits. Q u ’il s’agisse de la lettre 10 où Mme de Merteuil raconte à Valmont la nuit q u ’elle a passée avec Belleroche dans sa « petite maison », de la lettre 71 dans laquelle Valmont narre son aventure avec la vicomtesse de M..., de la lettre 85 qui nous apprend celle de la marquise et de Prévan, ou encore de la lettre 96 où Valmont raconte la conquête de Cécile, ce qui frappe tout d ’abord, c’est un ton de persiflage, ce sont des mots d’esprit, ce sont des références ironiques ou railleuses au jeu qu’ils jouent et à leurs talents amou reux. Or, il est évident que l’esprit et le persiflage, comme peutêtre aussi l’impudeur, suggèrent une distance prise à l’égard du simple plaisir, impliquent un certain détachement à l’égard de la sensualité. Et celle-ci paraît en effet, chez les deux complices, plus contrôlée que subie. S’ils sont habiles à cultiver leur désir, ils sont aussi capables de le gouverner (cf. la lettre 10 de Mme de Mer teuil ou la lettre 96 de Valmont). Comme le rappelle Sartre : « Seul un roué se représente son désir, le traite en objet, l’excite, le met en
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veilleuse, en diffère l’assouvissement, etc. » 1 Ces lettres révèlent de plus que la sensualité est rarement le ressort ou le principe de leur comportement. Valmont avoue (lettre 47) que ce qui l’a tenté, ce sont moins les charmes d ’Emilie que le désir de troubler le bon heur de son protecteur hollandais. Il reconnaît aussi (lettre 71) que la vanité seule l’a déterminé à obtenir à nouveau, pour une nuit, les faveurs de la vicomtesse de M... Q uant à la marquise, on voit (dans la lettre 85) que ce qui l’anime, c’est avant tout le désir de se venger de Prévan, ou plutôt de triompher de lui, et aussi celui de remporter une victoire sur Valmont qui a prétendu la mettre en garde contre Prévan et la détourner de cette aventure. Le plaisir apparaît donc chez eux cavantage comme un moyen que comme une fin ; et parmi les motifs qui les animent, les plus ordinaires sont le goût de la difficulté, celui de la virtuosité et le plaisir que procure la maîtrise de soi et des autres. Il est significatif, à ce pro pos, que dans la lettre 125, où Valmont peut enfin annoncer à Mme de Merteuil sa victoire sur la Présidente, l’allusion à la défaite même de Mme de Tourvel soit suivie immédiatement d ’un commen taire qui débute par ces mots : « Jusque-là, m a belle amie, vous me trouverez, je crois, une pureté de méthode qui vous fera plaisir... » De même, dans le récit que Mme de Merteuil fait de son aventure avec Prévan (85), l’attention est portée presque uniquement sur la prodigieuse maîtrise de soi de la marquise, sur ses innombrables précautions, sur son art de faire d’une pierre deux coups ; bref sur une réussite due essentiellement à sa connaissance exacte des autres, des moyens de les faire agir, et des lois ou des réactions habituelles de la société. Mieux que toute autre, cette lettre révèle que si Mme de Merteuil a du goût pour les hommes et un tempé rament ardent, ceux-ci ne lui font jam ais commettre de fautes ; et que d ’autre part la sensualité est inséparable chez elle d ’autres motifs. Ces confidences nous apprennent ainsi que ce qui les mène, c’est moins le goût du plaisir que certaines idées ; ou, si l’on pré fère, que leur plaisir appartient davantage à l’imagination q u ’aux sens. « Rien ne les excite [les roués] comme l’idée qu’ils se font
i L ’Etre et le néant, NRF, Paris, 1943, page 454.
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des choses. » 2 Nous comprenons bien dès lors ce qui motive ces confidences entre Mme de Merteuil et Valm ont : ils éprouvent le besoin, et c’est le moyen pour eux, de se voir et d ’être vus d ’une certaine façon ; mais l’autre n ’est pas convié à être le témoin d ’ébats amoureux ; il sera un juge, et un public prié d ’applaudir l’habileté et de partager le plaisir que procurent des manœuvres précises et efficaces. Ce sont des idées et non des sensations que ces lettres communiquent, et c’est un plaisir d ’im agination que les héros veu lent faire partager à leur correspondant. — Cela est particulière ment sensible dans la façon dont Valm ont avoue avoir joui et invite Mme de Merteuil à jouir avec lui de la conquête de Cécile et de sa corruption (lettres 96 et 110). Cette attitude particulière à l’égard des rapports amoureux est encore soulignée dans ces lettres par le caractère discret, allusif, périphrastique, des brefs passages qui évoquent l’acte même de l ’amour. Sans doute faut-il tenir compte ici aussi des habitudes du temps. Nous sommes au siècle de la périphrase érotique. Les romans galants du x v m e siècle, ceux du moins qui méritent le nom d ’œuvres littéraires, ignorent ou refusent le réalisme, la crudité de langage auxquels la littérature contemporaine nous a habitués. Le caractère abstrait du style y est frappant : la description y est presque toujours remplacée par l’allusion ; les auteurs recourent volontiers à un langage figuré traditionnel. (Et il faut le reconnaître, les périphrases de Laclos sont très conventionnelles.) Néanmoins la brièveté et la discrétion sont telles dans les Liaisons qu’elles devien nent significatives. Ce sont elles qui contribuent à créer le senti ment que le plaisir est « dévalorisé », et que la sensualité est uti lisée par les héros à d ’autres fins qu’elle-même. Alors que, chez Crébillon fils ou chez Nerciat, l'attitude des personnages, le ton, la place faite aux ébats amoureux suggèrent presque toujours un goût « naïf » pour le plaisir. C ’est pourquoi la formule de Baudelaire : « Beaucoup de sen sualité. Très peu d ’amour excepté chez Mme de T o u r v e l» 3 nous paraît inexacte. Le comportement de Cécile et de Danceny témoi gne certes de la force de leur nature sensuelle. Et il serait évidem ment absurde de prétendre que Valmont et Mme de Merteuil sont 2 Pierre Lièvre, Préface aux Œ uvres de Crébillon fils, Le Divan, Paris, 1929, tome 1, page V III. 3 Pléiade, page 740.
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dépourvus de sensualité. Mais chez ces derniers elle n’est pas essen tielle. Ils témoignent même à son égard d’un certain mépris. — Avec quelle brutalité Mme de Merteuil parle des êtres qui ne voient rien au delà du simple plaisir, traitant Cécile de « machine à plaisir » et Belleroche de «M an œ uvre d ’a m o u r» (lettre 106 et lettre 113) ! Impudeur cynique où il entre peut-être, comme dans les p lai santeries, du détachement à l’égard du plaisir, ton de persiflage, goût de la virtuosité et de l’art de manœuvrer autrui (à ce propos, nous pourrions relever encore dans ces lettres la fréquence carac téristique des termes qui évoquent la stratégie et la guerre et qui, liés au contexte et à tout un comportement, cessent d ’être des expressions convenues ou de simples clichés), présence constante de préoccupations qui vont au delà de la sensualité et désir de goûter, de partager avec un correspondant des plaisirs d ’im agi nation ; tous ces éléments correspondent exactement à ce qu’on appelle aujourd’hui, en donnant au terme un sens à la fois plus restreint et plus précis, l'érotisme. Un être érotique ne s’abandonne jam ais dans le plaisir ; au contraire tout se passe comme s’il se dédoublait sans cesse et que ce fût à la partie de lui qui est en quelque sorte spectatrice de l’autre que dût être réservé le plaisir. L’amour est chez lui perpétuellement pensé et « cérébralisé ». Refusant, ou incapable de trouver une communion charnelle, il cherche dans les rapports amoureux l’occasion d ’exercer un pou voir dont il s’enivre plus que de la satisfaction des sens. Nous rejoignons ainsi la définition de M alraux : « Il y a érotisme dans un livre dès qu’aux amours physiques q u ’il met en scène, se mêle l’idée d ’une contrainte »,4 ou cette affirm ation d ’Alfred Fabre-Luce : « La possession physique n ’est plus [pour don Juan] une ivresse ardemment convoitée, mais seulement un moyen de vérifier son pou voir et de libérer son imagination. Il joue des parties figurées. » 5 On aperçoit à ce propos l ’importance de la forme épistolaire et l’on retrouve ici l’accord d ’une forme et d’une signification, la trans formation d ’une convention en moyen de création. La forme épis tolaire « signifie » admirablement l’érotisme en même temps qu’elle lui obéit. C ’est grâce à elle que nous voyons les héros « se voir », ce qui est le propre de l’attitude érotique. Elle rend particulière 4 Tableau de la littérature française, page 425. 8 Cité par Claude Elsen, Homo eroticus, page 224.
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ment sensible une autre exigence typiquement érotique : le besoin qu’éprouve la conscience spectatrice de s’associer un correspondant pour partager avec lui ces plaisirs et les redoubler ainsi. Elle m ani feste enfin une autre arrière-pensée, de nature également érotique : la volonté d'augmenter son plaisir en excitant la jalousie de l’autre. Une scène d'amour simplement vue, décrite ou racontée « objecti vement », n’est pas érotique. Elle ne le devient que si elle est réduite à son reflet dans une conscience. Et c’est précisément ce seul reflet que les lettres nous donnent. Sans doute la forme épis tolaire n'est-elle pas la seule grâce à laquelle l’érotisme puisse se manifester et se donner libre cours. Mais c’est l’une des plus favo rables puisqu'elle permet mieux qu’une autre la complicité dont il se nourrit. Ces lettres obéissent donc à une exigence érotique et c’est pour n avoir pas voulu ou su voir cette exigence que La Harpe 8 pouvait condamner l'invraisemblance de cette correspondance. Elles met tent le destinataire en situation d ’érotisme ; le destinataire, c’està-dire aussi le lecteur. Nous ne partageons pas sur ce point l’opi nion de Jean Mistler quand il affirme 7 que l’érotisme du roman par lettres tient en particulier au fait que celui-ci transforme le lecteur en spectateur ou même en acteur. En réalité, la lecture de ces lettres impose au lecteur une optique des choses de l’amour qui est celle de l’érotisme, elle le rend complice de cet érotisme ; et d ’autant plus fortement que rien dans le roman ne vient corriger cette optique, que c’est à travers elle que nous interprétons l’attitude des autres personnages devant le plaisir : ceux-ci apparaissent alors comme les victimes d'une mystification (ainsi Danceny, après que Mme de Merteuil en a fait son amant, lettre 148). Cependant, l’érotisme n ’est pas limité, dans les Liaisons, à ces quelques scènes que nous venons d ’étudier. Celles-ci ne sont que des moments plus intenses d ’un érotisme qui baigne tout le livre. En effet, les trois actions dont l’entrelacs constitue le mouvement et la matière du livre sont trois projets érotiques. Dans le cas de Cécile et de Mme de Tourvel, ce que la lecture nous fait attendre, craindre ou espérer comme une issue inévitable, ce n ’est pas leur découverte du plaisir ou leur bonheur, mais c’est leur défaite ou 0 Pléiade, page 728. 7 Op. cit., page X X X !
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même leur humiliation. Malraux affirme encore : « L ’érotisme ne paraît vraiment dans toute sa force que dans les pays où existe la notion du péché. » 8 Et nous en trouvons ici la preuve ou l ’illustra tion. La volonté de Valmont {et de Mme de Merteuil) est d ’obliger Cécile et surtout Mme de Tourvel à avouer leur sensualité, c’està-dire à consentir à une part d’elles-mêmes que leur éducation, leurs convictions ou leurs préjugés ne peuvent leur faire concevoir que comme honteuse ou coupable. II ne s’agit donc pas pour V al mont de les convertir au culte du plaisir (si Mme de Merteuil et lui y ont songé pour Cécile, ils y renoncent) mais bien de les humilier. Cette humiliation sera d ’autant plus forte qu’existera chez elles une conscience chrétienne du monde de la chair. C ’est pourquoi il est possible que la ruse de Valmont, qui consiste à utiliser le Père Anselme pour conquérir Mme de Tourvel, obéisse aussi à un mobile érotique. Q uant au conflit qui oppose Valmont à Mme de Merteuil, con flit qui s’accuse à mesure que les efforts du vicomte pour renouer avec son ancienne maîtresse se font plus insistants, il est fonda mentalement érotique. Nous avons signalé, dans le chapitre précé dent, le rôle joué dans ce conflit par ce que nous appelions la vanité et la susceptibilité. Mais nous pouvons maintenant discerner ce qui se cache derrière cette vanité, ou plutôt ce qui la nourrit, ses racines les plus profondes. C ’est précisément l’érotisme. Car la volonté mal déguisée de Valm ont est de contraindre Mme de Mer teuil à avouer sa soumission, la force du désir qu’elle éprouve encore pour lui. De son côté, celle-ci s’efforce d ’enchaîner Valmont, de le mener à sa guise par le désir qu’il a d ’elle. C ’est donc une victoire érotique qu’ils se disputent. Et l’érotisme s’exaspère ici du fait de la situation particulière des deux rivaux. C ’est en effet à lui-même qu’il se heurte. Parce que Mme de Merteuil est une femme facile, que Valmont et elle ne font pas mystère du goût qu’ils ont l’un pour l’autre, mais que chacun est conscient en même temps des intentions érotiques de l’autre, l’érotisme apparaît à l’état pur. 9 Et s’il devient plus agressif, c’est que la coquetterie provocante dont Mme de Merteuil use à l’égard de Valm ont est plus irritante
8 Rapporté par Julien Green, Œ uvres complètes, lournal /, Pion, Paris, 1954, page 52. 9 Giraudoux, op. cit., page 83 : « II a situé la vraie lutte entre l’homme et la femme non dans la’ résistance, mais dans la facilité.»
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pour îui qu’une résistance véritable et que, rendue ainsi à îa fois plus proche et plus insaisissable que Cécile ou la Présidente, Mme de Merteuil nargue l’érotisme de Valm ont tout en satisfaisant le sien. L ’érotisme trouve sa plus grande tension quand il est ainsi mis en échec, inapaisé et inquiet. Il « fallait » donc, pour que le drame éclate, que Mme de Merteuil et Valm ont veuillent et ne puis sent pas renouer. Nous découvrons ainsi que l’érotisme est un élément capital des
Liaisons. C ’est lui qui donne au roman sa tonalité si particulière. Sans doute ce thème n ’est-il pas inconnu au x vm e siècle et Laclos s’apparente-t-il ici à certains auteurs du temps. Nous avons d ’ail leurs signalé en passant ce qui, dans le ton, l’expression ou le com portement, appartient à une tradition, rappelle un climat de l’époque. Cependant, chez les autres romanciers, l’érotisme est le plus souvent déguisé ou peu conscient. Dans les Liaisons, et grâce en particulier à la forme épistolaire, il se manifeste au contraire avec une netteté et une ampleur singulières. E t si le roman paraît exceptionnel, s’il exerce sur les lecteurs une espèce de fascination, cette impression et cet effet sont inséparables, on le devine déjà, du rôle primordial que l’érotisme y joue. Mais allons dès maintenant jusqu’au bout de notre analyse. Nous avons évoqué l ’espèce de fatalité qui semble s’emparer des héros, dans la quatrième partie, pour les conduire à leur perte, faisant de leur brouille un conflit irréparable. Ne pouvons-nous pas maintenant donner un nom à cette fatalité ? Cet instinct profond et obscur auquel ils ne sauront pas finalement résister, n ’est-ce pas l’érotisme ? C ’est dire que nous tiendrions là une des clés de l’œuvre.
C h a p it r e
IV
D E S F IG U R E S Q U I T O U R N E N T
Dans la mémoire, souvent incertaine, de ceux qui ont lu une fois le roman de Laclos, quels souvenirs éveillent la vue ou le sim ple énoncé du titre : les Liaisons dangereuses ? C ’est quelquefois celui d ’une caractéristique formelle (un roman par lettres) ; c’est généralement celui d’un sujet (on se souvient qu’il s’agit d ’une entreprise de séduction). Mais il est rare que le rappel du titre ne fasse pas surgir l’image ou la présence d ’un certain nombre de per sonnages : Mme de Merteuil, Valm ont, Mme de Tourvel, Cécile. C ’est dire que ces personnages existent, que Laclos a su les faire vivre. Sans doute, cette vie qu’ils trouvent dans la mémoire du lecteur, la doivent-ils pour une bonne part à leur signification, à la mythologie qui les porte, c’est-à-dire à une image de l’homme qui se dégage de leurs pensées, de leurs actes et de leurs rêves : celle-ci choque ou fascine le lecteur (même s’il n ’est pas toujours conscient de ce qui provoque son dégoût ou son admiration) et fait s’inscrire ces personnages dans sa mémoire profonde. Sans doute doivent-ils aussi l’existence, comme la plupart des personnages romanesques de l’époque, à l’analyse psychologique à laquelle l’auteur les sou met. lis vivent d’une vie surtout intérieure, celle que leur donnent les mouvements de l’âme. Car ceux-ci créent chez le lecteur, pour reprendre la formule de Valéry, « l’illusion... de la connaissance précise d ’individus inventés » . 1 M ais la signification
elle-même
et la vie de l’âme doivent, pour être agissantes, recevoir un m ini mum d ’incarnation, prendre appui sur des visages ou se lier à une
1 Variété, NRF, Paris, 1924, page 153.
présence ree.le des personnages. Or. s: 's : :r ~ z éctstrlsfrc offre au romancier, comme te monologue intérieur a^~ je ’ rscicrt Sten dhal. I avantage de faire exister les personnages au préseat et to n au passé, de permettre la présence plus « immédiate : d '_re â~.e. elle lui impose aussi, sur ce point, des difficultés supplémentaires. Lorsque, comme le fait Laclos, on respecte rigoureusement la vrai semblance du genre et qu’on pousse à l’extrême sa tendance, en supprimant dans l’œuvre toute description de l’apparence physique des individus, tout élément pittoresque, ie problème technique est le suivant : comment susciter néanmoins l’incarnation des person nages, leur donner une certaine autonomie et en faire, selon le mot de Thibaudet, des « figures qui tournent » ? C ’est la solution que Laclos a donnée à ce problème, c’est ce dernier aspect de l’art du romancier que nous allons étudier maintenant, en nous attachant au style et à la présentation des personnages dans les Liaisons. Si nous commençons par étudier plus particulièrement le style, c’est qu’il est chez les personnages l’élément le plus immédiatement sensible de leur individualité, puisqu’ils n’ont de visage que celui que le lecteur leur prête à sa guise, et que le langage seul peut leur donner un âge, une situation sociale, une personnalité, et souligner leurs particularités psychologiques. Laclos était d ’ailleurs conscient de l’importance, pour son œuvre, de la multiplicité des tons et des voix. 11 demandait, dans ia Préface du Rédacteur, 2 que l’on recon nût au moins à son recueil le mérite de la « variété des styles » (avec une satisfaction voilée de fausse modestie puisque, feignant de ne pas en être l’auteur, il pouvait ajouter : « mérite qu’un Auteur atteint difficilement, mais qui se présentait ici de lui-même »). Et nombre de lecteurs et de critiques de l’époque : Grimm, Moufle d’Angerville par exem ple,3 lui reconnurent volontiers ce mérite, le considérant même comme l’un des principaux du roman. L’éloge pourtant ne fut pas unanime. Laissons de côté Tilly dont le goût s’offusquait d ’une diversité qui fait « qu’à côté d ’une page supérieurement écrite, on trouve des naïvetés déplacées, ou des négligences sans excuse, qui sont bien moins des contrastes que des taches » . 4 M ais certains critiques ont contesté que cette diver-
2 Page 32. 3 Pléiade, page 726 et page 730. 4 ld.. page 733.
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sité fût aussi réelle, et le mérite de Laclos aussi grand, qu’il parais sait le croire. Ils ont reproché à l’œuvre une certaine monotonie. Et l ’on retrouve ce reproche sous la plume de critiques contempo rains. Alexis François écrit par exemple : Les grammairiens, tout occupés de la liaison des phrases, ignorent le prix des constructions brisées. Il en est de même, dans une très large mesure, de la littérature. La phrase « écrite » du dix-huitième est sans secousse, sans imprévu, toujours droite et unie, même lorsqu’elle est censée se laisser aller à l’inspi ration. Rien n’est plus apprêté, à ce point de vue, que le style épistolaire d’une Graffigny ou d’un Laclos,... Le roman même et la correspondance familière sont gagnés par cette uniformité qui ne laisse pas de dégénérer en mono tonie. 6 Or, nous touchons ici à un problème im portant. Il est indénia ble qu’il y a chez Laclos, comme le remarque fort justement Alexis François, une part d ’époque, un langage hérité, dans l’emploi duquel il se distingue peu, en apparence, de ses contemporains et qu’on retrouve dans sa propre correspondance (avec Mme Riccoboni par exemple). C ’est pourquoi il convient, pensons-nous, d ’in troduire à ce propos la distinction entre langage et style. En fait, nous sommes en présence, dans les Liaisons, d un langage et non d’un style. Si nous sentons cependant la présence d ’un style, cela tient à l’impression que donne l’ensemble du livre, à la netteté d ’une composition rigoureuse, à une perfection dépouillée, plus qu’à une écriture qui saisit le réel pour le métamorphoser. D ’ailleurs, si le style est cè qui manifeste la puissance de déformation d ’un roman cier, il est normal que, dans un roman par lettres, celle-ci s’exerce davantage sur la composition que sur les lettres elles-mêmes. (Le cas de Rousseau est différent car la Nouvelle Hêloise est en réalité un roman lyrique ; c’est le lyrisme qui provoque chez Rousseau, qui appelle la naissance d ’un style.) Le plus souvent donc — mais nous verrons que dans une certaine mesure Cécile, Mme de Merteuil et Valmont font exception — nous avons affaire, dans les Liaisons, à un langage qui obéit à l’idéal de « bien dire » du temps. Langage à la fois psychologique et m ondain, où se manifeste le goût des balan cements, des formules élégantes et antithétiques. Langage sans 5 Ferdinand Brunot, Histoire de la langue française, tome VI, 2* partie, page 2049.
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boursouflure mais sans nerf, aisé plus encore qu’élégant, langage qui n’est pas amorphe, mais où dominent ies cadences molles, qui ignore la musique, mais non pas le nombre, et même le nombre poé tique. Ce langage produit une espèce de ronronnement qui a pu paraître monotone. Mais il ne représente qu’un des registres du livre. Il est un fond sur lequel se dégage assez vivement le langage de Cécile, celui de Mme de Merteuil ou de Valmont. E t voici qui est plus important mais qui n ’a pas toujours été remarqué. D u fait qu’il s’agit d’un roman épistolaire, et grâce au contraste des tons, ce langage ronronnant cesse d’être le langage de l’auteur pour rede venir celui des personnages. En d’autres termes, ce langage con ventionnel est ici en situation. Car il est évident qu’il y a inter action du ton et de la situation des personnages. Si le ton fait exister le personnage, nous l’interprétons aussi en fonction de ce que nous savons de la situation de celui qui écrit. Ce langage est ici celui Yune classe ou d ’un milieu, une façon d ’être ou de p araî tre tout autant qu’une façon d’écrire. Il définit des rapports entre les individus, ou la façon dont ils se conçoivent. L ’affirmation d ’Alexis François nous paraît donc inexacte dans la mesure où elle néglige ce point que nous avons déjà observé . c’est que le côté apprêté du langage, qui existe effectivement dans les Liaisons, prend une signification dans ce roman, c’est-à-dire dans une cor respondance où chacun se « donne à voir » dans son langage et, le plus souvent, pense à l’autre en écrivant, se compose un visage plus qu’il ne se démasque, ne s’abandonne pas à l’inspiration ou aux effusions, mais cherche à offrir de lui-même l’image qui con vient à ses intérêts ou aux conventions sociales. E t si Laclos prend à plusieurs reprises ses distances à l’égard de la façon d’écrire de ses personnages (dans la Préface du Rédacteur et à plusieurs occa sions dans des notes qui figurent au bas de certaines lettres — cf. lettres 2, 6, 81), il y a là plus qu’une coquetterie d ’auteur ou la volonté de se mettre à l’abri des critiques des puristes ; il fallait que chacun, dans le roman, parût responsable de son langage puis que c^lui-ci l’habille et lui donne une certaine existence sur le plan mondain, révèle une attitude ou une intention. — C ’est ainsi, par exemple, que dans ce roman où tout est vu « de l’intérieur », Laclos rétablit une perspective dans les rapports sociaux par l’emploi mesuré qu’il fait du véritable « style épistolaire ». Il mêle aux lettres
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de « conversation monologuée » (comme dit Alexis F rançois)6 des lettres plus officielles ou plus mondaines dans lesquelles les for mules de politesse habituelles reprennent tout leur sens ; quelquesunes de ces lettres (19, 107, 111, 112, 162, 163) sont même signées. Certes, la première habileté d’un romancier est de supprimer le « style épistolaire » qui serait vite insupportable. Mais il est plus habile encore de ne pas le supprimer entièrement, de l’utiliser à bon escient, comme le fait Laclos, de créer ainsi entre les person nages une distance variable qui suggère l’univers social autour d ’eux. Il nous paraît donc que reprocher à Laclos un style apprêté, c’est mal poser le problème. De plus, l’accuser d ’uniformité, c’est n’être pas assez attentif à la variété des tons, et aux nuances que l’auteur introduit à l’intérieur d ’un ton fondamental. Chaque per sonnage a sa voix, plus ou moins reconnaissable, qui le fait exister et dont les modulations soulignent son évolution. C ’est ce que nous voudrions montrer par quelques exemples. De Mme de Rosemonde, on serait tenté de dire qu’elle « habite son nom », et que son caractère s’identifie, pour le lecteur, à ces syllabes suggestives. Le beau langage, l’expression élégante sont chez elles plus naturels, plus aisés que partout ailleurs. Ils n’étouffent pas la voix de l’affection réelle, celle d ’une sagesse souriante, et conservent une simplicité de bon ton : ... en me parlant de lui tout le temps, vous n’avez pas écrit son nom une seule fois. Je n’en avais pas besoin ; je sais bien qui c’est. Mais je le remarque, parce que je me suis rappelé que c’est toujours là le style de l’amour. Je vois qu’il en est encore comme au temps passé... (lettre 103) Je vous quitte, ne pouvant plus remuer les doigts : et puis, si Adélaïde savait que j ’ai écrit, elle me gronderait toute la soirée. Adieu, ma chère Belle, (lettre 119) Elle est spirituelle sans affectation : La petite Volanges, surtout, vous trouve furieusement à dire, et bâille, tant que la journée dure, à avaler ses poings. Parti culièrement depuis quelques jours, elle nous fait l’honneur de s’endormir profondément toutes les après-dîners, (lettre 112) 6 Op. cit., page 2061.
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Et lorsque Danceny lui révèle, pour se justifier, les dessous de la brouille entre Valmont et la marquise, sa réponse, à la fois sim ple et discrètement balancée, peint parfaitement sa qualité d ’âme et sa dignité dans la douleur : Après ce que vous m’avez fait connaître, Monsieur, il ne reste qu’à pleurer et qu’à se taire. On regrette de vivre encore, quand on apprend de pareilles horreurs ; on rougit d’être femme, quand on en voit une capable de semblables excès, (lettre 171) Mme de Volanges occupe dans la société une place qui n’est pas très différente de celle qu’occupe Mme de Rosemonde. Les valeurs qu’elles incarnent sont les mêmes. L’une et l’autre sont femmes du monde, vertueuses. L ’une et l’autre sont, successivement, les conseillères de Mme de T ourvel L ’une et l’autre sont fam ilia risées avec le beau langage. Les différences entre elles sont pour tant sensibles et l’on ne pourrait confondre leurs lettres. La lettre 32, par exemple, que Mme de Volanges écrit à Mme de Tourvel, frappe quents, à nous dont la
aussitôt par des balancements plus sensibles ou plus fré des cadences plus marquées. Ainsi Mme de Volanges s’offre comme une femme qui se « regarde écrire » davantage, sagesse est prêcheuse, et dont la sollicitude a quelque chose
d ’ostentatoire, de phraseur ou de gourmé.
Et la lettre qu’elle
adresse à Danceny après qu’elle a découvert son commerce de lettres avec Cécile (lettre 62) révèle en effet au lecteur que les conventions régnent dans son esprit comme dans son langage. Q uand il la voit céder à un certain automatisme des mots : « retraite austère et éternelle », quand il voit les fausses symétries créer chez elle le sentiment : « un événement dont nous ne pour rions garder le souvenir, moi sans indignation, elle, sans honte, et vous sans remords », le lecteur ne peut que se faire d ’elle l’image d’une mère conventionnelle et bornée. Si nous passons, maintenant, à Mme de Tourvel, nous consta tons que son caractère, le conflit douloureux qui la déchire, sa « passion », sont parfaitement suggérés ou reflétés par son écriture et par l'évolution de son « style ». Toute sa correspondance maniteste en effet que le beau langage peut être une discipline de l’âme, mais aussi que le langage finit toujours par nous trahir. Son effort pour résister à l’amour, c’est en même temps son effort pour garder le contrôle de son écriture et pour maintenir entre Valmont et elle
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la distance du langage mondain. Et nous suivons au cours du roman cette tentative pathétique d’utiliser le langage pour protéger un secret ou pour se le cacher à soi-même. — Valmont sait fort bien d ’ailleurs ce qu’il fait quand il lutte longtemps pour obtenir d ’elle un seul mot : l’aveu qu’elle aime. C ’est ainsi que des deux premières lettres à Valm ont (lettres 26 et 41), riches en périodes, en grands rythmes ternaires, en symétries, mais avec quelque chose de farouche déjà dans les dénégations : Accoutumée à n’inspirer que des sentiments honnêtes, à n’en tendre que des discours que je puis écouter sans rougir, à jouir par conséquent d’une sécurité que j ’ose dire que je mérite, je ne sais ni dissimuler ni combattre les impressions que j ’éprouve. L’étonnement et l’embarras où m’a jetée votre procédé ; je ne sais quelle crainte, inspirée par une situation qui n’eût jamais dû être faite pour moi ; peut-être l’idée révoltante de me voir confondue avec les femmes que vous méprisez, et traitée aussi légèrement qu’elles ; toutes ces causes réunies ont provoqué mes larmes, et ont pu me faire dire, avec raison je crois, que j ’étais malheureuse. Cette expression, que vous trouvez si forte, serait sûrement beaucoup trop faible encore, si mes pleurs et mes discours avaient eu un autre motif ; si au lieu de désapprouver des sentiments qui doivent m’offenser, j ’avais pu craindre de les partager. Non, Monsieur, je n’ai pas cette crainte ; si je l’avais, je fuirais à cent lieues de vous ; j ’irais pleurer dans un désert le malheur de vous avoir connu. Peut-être même, malgré la cer titude où je suis de ne point vous aimer jamais, peut-être aurais-je mieux fait de suivre les conseils de mes amis ; de ne pas vous laisser approcher de moi. J’ai cru, et c’est là mon seul tort, j ’ai cru que vous respecte riez une femme honnête, qui ne demandait pas mieux que de vous trouver tel et de vous rendre justice ; qui déjà vous défen dait, tandis que vous l’outragiez par vos vœux criminels. Vous ne me connaissez pas ; non, Monsieur, vous ne me connaissez pas... (lettre 26) nous passons à la lettre 43, d’un style différent : si le mouvement reste assez oratoire, et les phrases cadencées abondantes, les gran des périodes ont disparu en même temps que les formules de salu tation cérémonieuses. Et la lettre 56 présente un changement beau coup plus sensible encore : alors que les trois premiers alinéas témoignent, par la cohérence du raisonnement et une certaine régu larité du rythme, du contrôle que Mme de Tourvel exerce sur elle-
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même, le dernier paragraphe révèle un trouble de plus en plus visible. Le raisonnement tourne à une espèce de rêverie inquiète, de monologue passionné ; la coupe des phrases devient d ’une mono tonie obsédante, et la lettre s’achève sur le rythme désarticulé d ’une conscience affolée : Que m’importe, après tout? pourquoi m’occuperais-je d’elles ou de vous ? de quel droit venez-vous troubler ma tranquillité ? Laissez-moi, ne me voyez plus ; ne m’écrivez plus, je vous en prie ; je l’exige. Cette Lettre est la dernière que vous recevrez de moi. Lorsqu'enfin la défaite morale de la Présidente est consommée (lettre 90), on croit entendre par instants, s’élevant d’un voca bulaire plus sentimental et d ’une cadence plus musicale, le chant même de Rousseau, le chant de la passion : 0 vous, dont l’âme toujours sensible, même au milieu de ses erreurs, est restée amie de la vertu, vous aurez égard à ma situation douloureuse, vous ne rejetterez pas ma prière I Un intérêt plus doux, mais non moins tendre, succédera à ces agitations violentes : alors, respirant par vos bienfaits, je ché rirai mon existence, et je dirai dans la joie de mon cœur : Ce calme que je ressens, je le dois à mon ami. Les lettres de Mme de Tourvel illustrent ainsi avec une netteté particulière un art q u ’on pourrait définir comme l’utilisation intelli gente des ressources du langage traditionnel. Car il est évident aussi que le ton mondain qui règne dans les lettres que Mme de Tourvel adresse à Mme de Volanges (lettres 8, 11, 22, 37, 45) révèle, sous la déférence cérémonieuse, beaucoup de réserve, un refus d ’intimité et la volonté de cacher le véritable état de son cœur. Q uant à l'image que nous nous faisons de Cécile, elle est insépa rable de sa voix, une des plus immédiatement reconnaissables dans le roman, celle aussi qui s’éloigne le plus du beau langage tradi tionnel. Le « style » de Cécile frappe en effet par son caractère enfantin et par sa négligence. L ’abondance clans ses lettres de mots parasites (en particulier l’adverbe bien), la présence de formes familières (je vas), d ’incorrections (« je suis bien fâchée que vous êtes encore triste »), une syntaxe naïve (l’adverbe est presque tou jours placé sans élégance, mais spontanément, en tête de la phrase : « sûrement en général on ne doit pas répondre »), une coupe de la
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phrase qui manifeste souvent, non une conscience organisatrice de là pensée, mais de simples associations d’idées — la phrase pro cède par rebondissements de et puis : Par bonheur, Maman va mieux aujourd’hui, et Madame de Merteuil viendra avec une autre personne et le Chevalier Dan ceny : mais elle arrive toujours bien tard, Madame de Mer teuil ; et quand on est si longtemps toute seule, c’est bien en nuyeux. Il n’est 'encore qu’onze heures. Il est vrai qu’il faut que je joue de la harpe ; et puis ma toilette me prendra un peu de temps, car je veux être bien coiffée aujourd’hui. Je crois que la Mère Perpétue a raison, et qu’on devient coquette dès qu’on est dans le monde. Je n’ai jamais eu tant d ’envie d’être jolie que depuis quelques jours, et je trouve que je ne le suis pas autant que je le croyais ; et puis, auprès des femmes qui ont du rouge, on perd beaucoup. Madame de Merteuil, par exemple, je vois bien que tous les hommes la trouvent plus jolie que moi : cela ne me fâche pas beaucoup, parce qu’elle m’aime bien ; et puis elle assure que le Chevalier Danceny me trouve plus jolie qu’elle... (lettre 14) tels sont les éléments qui dessinent pour le lecteur l’image pré cise d ’un être très jeune, qui ne sait pas encore analyser ses pro pres sentiments ou leur donner pour autrui un visage apprêté, et qui n ’a ni l’usage du monde ni le sens de la langue. E t ce ton est encore plus significatif par la suite, du fait qu’il ne change guère après que Valmont lui a révélé le plaisir et les gestes de l ’amour (lettre 109). Grâce à ce langage, en effet, le lecteur saisit d ’une manière concrète que l’expérience sexuelle ne s’accompagne chez Cécile d’aucune maturité de l’esprit, que ce n ’est que par le corps qu’elle est devenue femme. Le ton souligne alors la dissociation du plaisir et de l ’amour dont nous avons déjà parlé et rend extrême ment sensible la perversité ingénue que fait naître en elle la cor ruption de Valmont. Ainsi, d ’une façon apparemment paradoxale, et à l'inverse de ce qui se produit chez Mme de Tourvel, c’est la permanence d ’un langage résistant à l’épreuve des expériences les plus redoutables qui rend perceptible l’évolution de Cécile et sa dégradation. C ’est donc peut-être par fidélité à sa méthode de création du personnage que Laclos aura recours, dans les dernières pages, au silence de Cécile (et à sa fuite) pour exprimer sa tardive maturité et suggérer ce qu’on peut appeler sa tragédie, le boule versement q u ’elle éprouve en prenant enfin conscience de la signi fication véritable de son aventure. — C ’est d ’ailleurs un des effets
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les plus réussis du dénouement que l’impression de catastrophe silencieuse que Laclos fait naître ainsi. La correspondance de Valmont et de Mme de Merteuil fournit enfin le meilleur exemple d ’un langage sans cesse en situation, grâce auquel on attaque, on se défend, on construit et on offre de soi une certaine image. 11 fallait évidemment, pour l’idée que Laclos veut que nous nous fassions des meneurs du jeu et pour la mytho logie qu’ils doivent incarner, que l’usage de l ’écriture fût, chez eux, plus efficace que chez les autres, qu’ils réussissent là où leurs victimes échouent, et qu’ils témoignent d ’une maîtrise presque parfaite dans le mimétisme qui est, sur le plan de l’écriture, le signe de leur duplicité. C ’est ainsi par exemple que la victoire de Valmont sur Mme de Tourvel est pour une bonne part la victoire de sa « rhétorique amoureuse ». C ’est chez Mme de Merteuil et chez Valm ont que se révèle le plus clairement ce pouvoir du lan gage qui est un des thèmes caractéristiques du roman. E t du fait que la rhétorique de Valmont est consciente, méthodique, elle reprend son plein sens et donne en même temps sa vraie signifi cation à la rhétorique plus inconsciente, plus innocemment men songère, des autres personnages. Ici aussi, du fait qu’elle se détache sur d’autres tons, la rhétorique ne signale plus un style (celui de Laclos) mais un comportement des personnages. Elle redevient vraiment « l’art de bien dire, de parler de manière à persuader » . 7 Et si l ’habit ne fait pas le moine, le succès de Mme de Merteuil et de Valmont illustre par contre, d ’une façon particulière, l’apho risme de Buffon : le style est l’homme même ; il révèle de quelle arme efficace disposent ceux qui savent prendre tous les styles. Cependant, ce que nous voudrions étudier ici, c’est le langage de Mme de Merteuil et de Valmont qui leur appartient en propre, c’est-à-dire celui dont ils usent l’un à l’égard de l’autre. Il y a tout d ’abord, dans leur langage, un élément, d ’époque aussi, qui les rattache à un type : celui du roué, et qui les classe socialement. Langage que caractérisent certains néologismes (« ottomane », à la mode vers 1774 ; «p e rs ifla g e », que Voltaire condamnait à cause de sa nouveauté ; « capucinade », que Rousseau avait lancé ; « sentimeritaire », inventé par Laclos ; « un coup de partie », « une femme
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à prétentions », « parler délicatesse et sentiment », néologismes qui appartiennent au langage précieux du temps, etc.) ; l’emploi parti culier de certains mots (« espèce », pour désigner une personne sans mérite ; 8 « cela », pour désigner une femme) ; un goût des redou blements (« il est joli, au moins, mais très joli ») ou des hyperboles (« la tête m ’en tourne » ; « point d ’hommes qui aient figure hum ai ne » ) .— Il est d ’ailleurs intéressant de signaler que lorsque Alexis François, étudiant dans l’ouvrage que nous avons cité 9 l’évolution du langage au x v iir siècle, aborde le proDÎème des néologismes et du jargon qui s’introduisent dans la langue, il ne se réfère jamais, à propos de Laclos, à d’autres lettres q u ’à celles de Mme de Merteuil et de Valmont. Cela confirme ce que nous avancions plus haut : à savoir que Laclos est moins contaminé par les modes du temps qu’il ne les utilise pour faire exister ses personnages. Mais ce qui, bien plus que le langage de roué discrètement intro duit dans cette correspondance, dessine d ’une façon concrète la marquise et le vicomte, c’est leur ton alerte, familier (sensible en particulier dans l’attaque des lettres : « Me boudez-vous, Vicomte ? ou bien êtes-vous mort ? ou, ce qui y ressemblerait beaucoup, ne vivez-vous plus que pour votre Présidente ?... * (lettre 10), « A h ! fripon, vous me cajolez, de peur que je ne me moque de vous ! Allons, je vous fais grâce : vous m ’écrivez tant de folies, qu’il faut bien que je vous pardonne la sagesse où vous tient votre Prési dente... » (lettre 20). C ’est une phrase plus légère et plus rapide. Nous découvrons là un autre élément dont Laclos s’est servi pour rompre l’uniformité du livre : la variation des rythmes. Passer d ’une lettre de la Présidente à une lettre de Mme de Merteuil, ou d ’une lettre de Valmont à Mme de Tourvel à une lettre de Valmont à la marquise, c’est passer du largo à l’allegro vivace. Et ce rythme plus rapide est le signe même de l’activité des héros, de leur supériorité. Ce sont leur élan, la promptitude de leurs réflexes, leurs ressources inépuisables qui se manifestent ainsi. Ce qui est frappant enfin dans leur langage, c’est la part impor tante de l’esprit et surtout d ’un jeu, la présence d ’un code qu’on
8 Relevons en passant que le mot apparaît encore chez Proust, comme « tic » d’un langage mondain : celui des Courvoisier (4 la Recherche du temps perdu, Bibliothèque de la Pléiade, NRF, Paris, 1954, tome II, page 442). 8 Pages 1060 à 1125.
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devine au respect de certaines conventions. Il ne faut pas s’y trom per : malgré le caractère en apparence spontané et détendu de la plupart de ces lettres, celles-ci sont très concertées ; nous sentons que les personnages se surveillent dans leur langage, qu’ils res pectent certaines règles, qu’ils rivalisent dans un certain jeu. Celuici prend souvent la forme du persiflage, d’un emploi du vocabulaire qui fait que les mots chez eux sont rarement « innocents ». Notre attention est d ’ailleurs attirée par des : sérieusement, au vrai, etc., qui marquent le retour à des propos moins ambigus. Or, ce jeu sensible dans leur langage, l’emploi de certaines formules ou le respect de certaines conventions signalent des aspects très parti culiers, très importants aussi, de leur caractère. Ils révèlent tout d ’abord qu’il y a chez eux, sinon du mépris, du moins une espèce de détachement à l’égard de leur propre comportement (le même que celui dont ils témoignent à l’égard du plaisir ; et un détache ment qui existe peut-être aussi à l’égard de ce langage de roué dont nous signalions la présence dans leurs lettres : il semble souvent que Mme de Merteuil l’utilise ironiquement). Plus exactement, par leurs références désinvoltes à un jeu convenu, par ces formules : vous pensez bien que..., vous avez deviné que..., par de fréquents « cela va sans dire » plus ou moins explicites, ils prennent leurs distances à l’égard de ce que leurs roueries ont de traditionnel, leurs habiletés de « classique ». Ils s’élèvent au-dessus d ’une vanité qui se satisferait de ces méthodes et semblent donc jouir d ’une cer taine liberté à l’égard de ces principes. Mais nous sentons surtout que ce n ’est pas seulement dans l ’amour qu’ils se dédoublent et que sans cesse ils se regardent agir. Et ce dédain à l’égard d ’habiletés ordinaires suggère, entre les lignes de leur correspondance et dans leur esprit, la présence d ’une rouerie idéale qui serait l’objet de leur vraie passion, et que le code qui semble commander leurs let tres laisse aussi entrevoir. C ’est pourquoi, comme l’ont remarqué G iraudoux et Malraux, ils donnent le sentiment de s’imiter euxmêmes. Plus qu’il n ’est spontané, leur langage, sans cesse contrôlé, leur est aussi une façon de se concevoir, de se « donner à voir » d ’une certaine façon. — Et l’on sait l’importance de cet idéal pour eux, de cette « fascination » par eux-mêmes, comme dit M a lra u x ,10 puisque c’est d ’elle q u ’ils seront finalement victimes l'un et l’autre.
Op. cit., page 421.
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C ’est à ce j eu -là que Mme de Merteuil, jusqu’à la fin du roman, se montre nettement supérieure à Valmont. Dans ses lettres, le per siflage est non seulement plus fréquent, mais plus habile et moins lourd. Son style est plus net, plus nerveux. Il suggère une intelli gence plus aiguë, une lucidité et une sécheresse presque idéales, plus de méchanceté aussi. Lorsque, dans la lettre 81 par exemple, elle s’abandonne à l’éloquence de l’orgueil, cette éloquence n’est jam ais molle ni gonflée. Elle ne perd jamais la maîtrise de son langage ; il n’y a pas dans le roman une lettre d ’elle qui soit faible, ou seulement inférieure aux autres. Valmont au contraire est inégal dans ses lettres comme dans son comportement. Son éloquence, dans la victoire, suggère un personnage un peu faraud, souligne sa présomption. Son persiflage est souvent pesant. II lui échappe des mots qui contredisent ce qu’il veut faire accroire. Par exemple, si nous sentons qu’il perd la maîtrise de lui-même et q u ’il est, dans une certaine mesure et quoi qu’il en dise, amoureux de Mme de Tourvel, ce sont précisément des faiblesses de langage qui nous en avertissent : l’apparition dans ses phrases de formules convention nelles du langage galant, d ’épithètes usées et fades (« mes regards furtifs, mais pénétrants, en ont déjà saisi les formes enchante resses... femme adorable... figure céleste... les charmantes illusions de la jeunesse », etc.). Nous pourrions prolonger l’étude de ces lettres. M ais cette analyse, toute sommaire q u ’elle est, des différents « styles » qu’on trouve dans les Liaisons nous paraît mettre en lumière, avec assez d ’évidence, les qualités d ’écriture de ce roman et l’art de Laclos. Beaucoup plus qu’il n’obéit aux modes de l’époque, il les utilise pour créer ses personnages. Ce langage mesuré, uni, que la tradi tion lui offrait, il en tire le maximum d’effets. Et il sait fort bien y introduire des nuances, parfois subtiles, pour individualiser ses héros. Par la variation du rythme, par le dosage des périodes, par l’emploi contrôlé des cadences, il crée sur le plan du langage cette
géométrie sensible dont nous avons déjà montré comment elle naît de la composition du roman. C ’est grâce à cette géométrie, à ces registres différents, à ces nuances, que le roman n’est ni uniforme ni monotone. Et ce sont eux qui, pour une bonne part, donnent aux personnages leur présence et leur autonomie. Remarquons enfin que nous retrouvons le souci de donner à chacun un langage qui le peigne et qui lui appartienne en propre
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jusque dans les lettres des personnages les plus épisodiques : dans celle d ’Azolan, le chasseur de Valmont, comme dans celles de Bertrand, qui est son homme d’affaires. Le langage de celui-ci (lettre 163) permet d ’imaginer à la fois l’intendant et l’homme de cœur. Le recours à certaines formules pompeuses (« ce précieux appui d ’une maison si illustre »), l’essai du beau style (« mais il paraît... il paraît, dis-je... »), le ton sentencieux, peignent le vieux serviteur qui cherche à se mettre à l’unisson d ’un deuil nobiliaire, en même temps que l’homme de cœur apparaît dans l’expression plus maladroite d ’une émotion sincère (« c’est avec bien du regret... faut-il que j ’afflige tant une si respectable dame... Bon Dieu ! quand j ’ai reçu dans mes bras... ») ; et ce mélange de deux tons est très suggestif. Q uant à Azolan, sa lettre à Valm ont (lettre 107) révèle un être inhabile à écrire et à organiser sa pensée : Si je n’ai pas su le départ de Madame la Présidente, c’est au contraire mon zèle pour le service de Monsieur qui en est cause, puisque c’est lui qui m’a fait partir à trois heures du matin ; ce qui fait que je n’ai pas vu Mademoiselle Julie la veille, au soir, comme de coutume, ayant été coucher au Tournebride, pour ne pas réveiller dans le Château... Le ton est celui d ’un domestique que sa complicité avec son maître n ’a pas habitué à garder ses distances, qui mêle non sans naïveté à son rapport des commentaires de son cru et des flatteries un peu grosses : Mais pourquoi donc est-ce qu’elle s’en est allée comme ça ? ça m’étonne, moi ! au reste, sûrement que Monsieur le sait bien ? Et ce ne sont pas mes affaires... Quant à ce que Monsieur me reproche d’être souvent sans ar gent, d’abord c’est que j ’aime à me tenir proprement, comme Monsieur peut voir ; et puis, il faut bien soutenir l’honneur de l’habit qu’on porte ; je sais bien que je devrais peut-être un peu épargner pour la suite ; mais je me confie entièrement dans la générosité de Monsieur, qui est si bon Maître. Toutefois, le langage n ’était pas le seul moyen dont disposait Laclos pour dessiner ses personnages. Le roman par lettres lui offrait, davantage q u ’une autre forme, cette ressource ; la fréquence variable des apparitions de ses héros. La forme épis: : ’a :r e per~:et en effet au romancier de faire apparaître et disparu’ ::; les ;:::;S pondants sans explication ni préparation. Mais si e
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facilement cet arbitraire, parce qu’il ne choque pas la vraisem blance, cela ne signifie pas qu’il soit insensible à la densité des correspondances. Il y avait là une ressource que Laclos n’a pas négligée et dont il tire certains effets, pour les personnages de Cécile et de Mme de Tourvel. La correspondance de Cécile présente ceci de particulier qu’elle est très inégalement répartie dans le roman, et qu’il y a davantage de lettres de sa plume dans la première partie (treize) que dans l’ensemble des trois autres (douze ; encore les deux dernières sontelles dictées par Valmont). Il est possible que l’abondance des let tres, dans la première partie, réponde à une nécessité esthétique : il fallait peut-être, pour faire exister ce personnage un peu mince, sans beaucoup de poids, davantage de lettres que pour imposer au lecteur la présence d ’un Valm ont ou d ’une marquise de Mer teuil. Et le climat d ’innocence (relative), d’ignorance ingénue, que créent les lettres de Cécile était nécessaire pour donner tout son pathétique au mouvement du livre. ÏI est évident néanmoins que la diminution du nombre des lettres de Cécile, que cet effacement progressif, manifeste concrètement pour le lecteur sa transfor mation de personnage actif en personnage passif. Et en effet on ne l’entend plus à partir du moment où elle n ’est plus q u ’un « objet » entre les mains de Valmont. Q uant à Mme de Tourvel, l’espacement de ses lettres et son relatif silence au cours de la deuxième partie donnent tout son effet à la lettre 90 qui révèle pour la première fois l’ampleur de son trouble et presque son affolement. Cet aveu inattendu après un long silence suggère au lecteur, croyons-nous, le cheminement sou terrain de la passion ; et celle-ci semble échapper soudain au contrôle que Mme de Tourvel a essayé de garder sur elle. D ’ail leurs la lettre 100 de Valmont, qui nous apprend sa fuite, produit le même effet. Et ces deux effets de surprise, obtenus par des moyens différents, donnent quelque chose de farouche et de vio lent a ces derniers efforts d ’un être pour échapper à une passion triomphante. Nous avons véritablement le sentiment d ’assister à un combat pathétique, à des sursauts de bête blessée. En fait, c’est à partir de ce moment-là que Mme de Tourvel n’a plus la force de lutter seule contre son amour, q u ’elle cherche de l’aide auprès de Mme de Rosemonde. Et nous touchons là à une autre ressource dont Laclos disposait pour dessiner l’évolution psychologique de
— 12 — ses personnages : le changement d ’interlocuteur. Le début de la correspondance avec Mme de Rosemonde (lettre 102) est une étape dans la passion de Mme de Tourvel ; la fin de celle de la Prési dente avec Mme de Volanges (après la lettre 45) en est aussi une : elle confirme que Mme de Tourvel ressent désagréablement l’hosti lité de Mme de Volanges à l’égard de Valmont et qu’elle lui en veut un peu de l’avoir quasiment obligée à éloigner celui-ci. De même, le moment où Cécile cesse d’écrire à son amie Sophie (après la lettre 75) correspond au moment où Valmont intervient dans son intrigue avec Danceny. Et le changement de confidente (Cécile ne se confiera plus dès lors qu’à Mme de Merteuil) permet d ’imaginer que la jeune fille, malgré son amoralisme ingénu, éprouve ce qu’a d’inavouable à une amie innocente la complicité sans scrupules de Valmont (sans parler, bien entendu, de leur liaison). 11 est une dernière ressource que le roman par lettres offre au romancier : celle d'utiliser les lettres comme un jeu de miroirs pour obtenir ce que Thibaudet appelait une « vision oinoculaire » des personnages et des événements, c’est-à-dire pour présenter d ’eux différents aspects et leur donner une réalité « tridimensionnelle ». Cette ressource a pourtant été souvent négligée, du moins par les romanciers médiocres. Godfrey Frank Singer, qui a étudié 11 toute la production romanesque de ce genre en Angleterre et ailleurs, reproche à beaucoup de ces récits d ’être one-sided, de ne présenter des êtres et des événements qu’un seul et même visage. Sans doute laut-il, pour tirer le parti en question du roman par lettres, que celui-ci se compose de multiples correspondances, et que les lettres soient relativement brèves (faute de quoi la « mosaïque » n ’est plus visible). Et nous avons vu que c’est précisément le défaut de nom bre de romans par lettres, à commencer par Clarisse Harlowe, de se distinguer mal d’une autobiographie dont les lettres seraient comme autant de chapitres. Chez Laclos, au contraire, la brièveté des lettres et la multiplicité des correspondants favorisent ce jeu de miroirs dont nous parlons. Celui-ci n’est utilisé, évidemment, que pour les personnages principaux. De tous, Mme de Tourvel est l’un de ceux qui sont le mieux dessinés grâce à ce moyen-là et elle nous en fournit un très bon exemple. 11 The epistolary novet, its origin, development, décliné, and residuary influence. Thesis, University of Pennsylvania. Philadelphie. 1933.
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Nous avons relevé à plusieurs reprises, dans les pages précé dentes, combien les lettres étaient, pour leurs auteurs, un moyen d ’offrir d ’eux-mêmes un visage composé. Or, c’est précisément ce visage composé que le jeu de miroirs peut à la fois rectifier et enri chir. Ce visage composé n ’est pas seulement un masque : ce que je souhaite paraître fait partie de moi autant que ce que je suis. Mais cette image, idéale même si elle est conventionnelle, s’enrichit d ’autres images. Ainsi la réalité de Mme de Tourvel se compose de ce qu’elle dit à ses correspondants, de la façon dont elle le dit, et aussi de ce qu’elle ne dit pas et que nous apprenons par ailleurs, de ce qu’elle fait et de ce que les autres disent d ’elle ; et ces diffé rents témoignages s’éclairent l’un l’autre, permettent au lecteur de déchiffrer l’un grâce à l’autre — ce déchiffrage nous étant sou vent presque imposé par la proximité de certaines lettres et par la composition du livre. Dans la première partie, par exemple, après que Mme de Volan ges a mis la Présidente en garde contre Valmont, insinuant que celui-ci est sans doute retenu au château de Mme de Rosemonde par quelque intrigue dans les environs, nous voyons Mme de Tour vel (lettre 11) prendre longuement la défense du vicomte tout en prétendant se soucier peu de la façon dont il occupe ses journées. Valm ont nous apprend, dans la lettre 15, comment il a découvert que Mme de Tourvel a décidé de le faire espionner, et, dans la lettre 21, la comédie de charité qu’il a jouée. Dans la lettre 22, la Prési dente, sous le coup de l’heureuse surprise que lui a procurée l’action charitable du vicomte, raconte sans tarder l’aventuie à Mme de Volanges, en lui cachant toutefois qu’elle avait fait suivre Valmont. Enfin la deuxième partie du récit de Valmont (lettre 2 3 ) 12 nous permet de déchiffrer ce qui se cache sous les raisons grâce auxquelles Mme de Tourvel prétend justifier, à ses propres yeux comme aux yeux de Mme de Volanges, son intérêt pour Valmont, et de déceler l ’amoureuse dans ces « sophismes du cœur ». C ’est ainsi qu’une certaine défiance de Mme de Tourvel à l’égard de Mme de Volanges, un réflexe de défense qui la pousse à protéger son secret, mais aussi une hâte significative et un besoin irrépres sible de parler de Valmont et de le réhabiliter, bref ce que l’on 12 Le jeu de miroirs se doubie ici du procédé du groupe analysé dans le chapitre II. En intercalant le récit de la Présidente entre les deux parties du récit de Valmont, Laclos accentue visiblement l’effet de « mosaïque ».
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pourrait appeler les « étages de sentiments » chez Mme de Tourvel, nous sont donnés dans le jeu des différentes lettres. La même complexité se manifeste ensuite, lorsque la Prési dente demande (comme le lui a conseillé Mme de Volanges) et obtient le départ de Valmont. Mme de Tourvel a parfaitement conscience du danger (les récits de ce dernier nous le prouvent) ; son instinct de vertu est alarmé et elle a de bonnes raisons d’exiger le départ du vicomte. Et pourtant ses lettres à Mme de Volanges tendent à faire croire que c’est autant par complaisance pour cette dernière que par crainte d ’un danger réel qu’elle éloigne Valmont (sa lettre 37, en particulier, est pleine de réticences significatives, et même de mensonges, qui sont pour nous autant d’aveux). Si bien que si elle accuse Valmont, quand elle lui écrit, de justifier par sa conduite vis-à-vis d ’elle sa mauvaise réputation, elle conteste par ailleurs le jugement hostile que Mme de Volanges porte sur lui. Nous découvrons donc qu’elle essaie de sauvegarder, contre V al mont sa vertu, et contre Mme de Volanges son amour et l’idée charmante qu’elle se fait du vicomte. Et avec la même duplicité naïve, elle donne satisfaction au monde et à la vertu en éloignant Valmont, et elle cède à la tentation, au charme de l’amour, en per mettant à celui-ci de lui écrire et en lui répondant. C ’est ainsi dans l’entrelacs que composent ses lettres à Mme de Volanges, celles qu’elle adresse à Valmont et les récits de ce dernier, que nous déchiffrons le vrai visage de Mme de Tourvel, ce mélange de vertu et d’amour, et que nous suivons en elle la victoire de l’une ou de l’autre. N ’oublions pas enfin que si Mme de Tourvel se défend d ’écouter Valmont parce qu’elle est mariée et heureuse, cette attitude est corrigée, non par d ’autres lettres, mais par l’absence, tout au long du livre, d ’une voix : celle de ce couple. Il y a bien une allusion aux lettres que la Présidente reçoit de son mari ; mais ce mari, nous ne l’entendons jamais, pas plus que nous n’entendons la voix de l’épouse parlant à son mari, si ce n’est dans le délire qui précède sa mort (lettre 161). De sorte que le bonheur et les devoirs conju gaux apparaissent, dans ce roman où toute une voix, sinon comme des prétextes, du chose d’abstrait, comme une réalité pensée mement par Mme de Tourvel — d ’ailleurs il
réalité est portée par moins avec quelque plus que vécue inti semble parfois (lettre
78, dernier alinéa) qu'elle éprouve le besoin de se convaincre elle-
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même de la force de son attachement à son mari et de son désir de lui rester fidèle. On voit donc comment le jeu de miroirs des lettres nous renvoie différentes images de Mme de Tourvel et comment leur superpo sition dessine son vrai visage et donne au personnage son épais seur. Et nous voudrions ajouter ici une remarque. Gustave Lanson, dans son Art de la prose, 13 relève que, dès l’époque de la précio sité, le portrait est devenu une partie obligatoire du roman et que ce portrait obéit à certaines lois : il est analytique, plein de conces sions et de distinctions. — La plupart des romans du x vm e siècle sont effectivement encombrés de tels p o rtraits.14 Or, nous pensons que la forme épistolaire permet à Laclos d’offrir à ses lecteurs des portraits fouillés et nuancés mais sans que ceux-ci brisent le m ou vement du récit, puisqu’ils sont morcelés, répartis entre les lettres de plusieurs correspondants ; qu’elle lui offre donc la possibilité d ’obéir à cette exigence du roman de l’époque mais d ’en éviter les inconvénients, et de donner au lecteur le plaisir d ’entrer dans le jeu, de recomposer lui-même le portrait à l’aide des différentes facettes qu’on lui fournit. Si donc le roman par lettres permet à tout auteur de faire parti ciper étroitement le lecteur à l’activité de l’âme des personnages, et d ’exercer les qualités de perspicacité et de précision qui font les grands romans d ’analyse, la réussite, dans les Liaisons, est néanmoins inséparable de l’art particulier avec lequel Laclos joue des tons, de la densité èt du jeu de miroirs des lettres pour créer une « présence » des êtres et pour dessiner leur nature complexe. Sur le point de conclure, nous voudrions dire encore ceci. Que cette psychologie, comme le langage dont use Laclos, soit traditionnelle, qu’elle appartienne au bagage de l’homme cultivé du x vin6 siècle, cela est indéniable. (Giraudoux a pertinemment rappelé que ce siècle fut plus- consommateur que créateur et qu’il avait si bien assimilé la leçon d ’un Racine, en était si généralement imprégné, que « tout Français, après 1700, à part les Français
13 Pages 126 à 133. 14 Ainsi les Confessions du comte de *** de Duclos (1742). Le roman, qui se présente comme de pseudo-mémoires, n'est qu’un prétexte commode pour faire défiler une série de portraits de femmes (et non sans système, puisque chacune incarne un type particulier)
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poètes, à part Dorât, était capable, même si ses habitudes étaient de verbiage ou de minutie, de créer soudain entre des ouvrages médiocres un modèle d ’analyse humaine. » ) 13 Que cette psychologie soit parfois conventionnelle, en particulier dans un certain langage des corps, dans sa façon de déchiffrer les soupirs, la langueur, de s’en servir comme de signes irréfutables ; qu’on puisse lui repro cher un certain schématisme ou un certain arbitraire et q u ’elle jus tifie quelquefois le mot de Gide selon lequel ce qui permet de croire aux sentiments simples, c'est une façon simple de considérer les sentiments, cela n ’est guère plus contestable. N ’oublions pas cependant que ce que cette psychologie peut avoir de conventionnel est souvent dénoncé à l’intérieur du roman et par les héros eux-mêmes. Prenons par exemple l’attitude de Cécile après sa première expérience amoureuse ou celle de Danceny aussitôt après que Mme de Aterteuil en a fait son amant. Rien de plus conventionnel que leurs réactions, que la confusion de Cécile ou que l’espèce d ’exaltation de Danceny. Mais grâce au jeu de miroirs, grâce surtout à ce que nous disent Valm ont ou Mme de Merteuil, nous apercevons ce q u ’il y a de convenu dans ces com portements. Nous découvrons que les sentiments dont ils témoi gnent sont moins leur vérité que ce qu’ils croient devoir éprouver. Laclos crée ainsi dans le roman ce qu’on pourrait appeler une double intériorité, ou une intériorité à deux degrés, qui n’est pas sans vertu ; car c’est elle surtout qui contribue à donner au lecteur !e sentiment, ou l’illusion de la profondeur de l’analyse. Et nous voudrions surtout signaler dès maintenant une carac téristique capitale de cette psychologie chez Laclos : elle est sans cesse orientée vers l’action, elle est devenue une arme. En faisant de la connaissante des mécanismes psychologiques la raison prin cipale du succès de ses héros, Laclos installait en eux le destin des autres personnages ; il supprimait le hasard. C’est alors que cette psychologie trouve sa plus grande force de conviction : en deve nant le fondement d ’une mythologie.
15 Op. cit., page 77.
C h a p it r e
P R E M IÈ R E S
V
C O N C L U S IO N S
« Chef-d’œuvre du ‘roman pur’ », écrit Marcel Arland 1 à propos des Liaisons. L’affirmation pourrait nous étonner : depuis la tentative de dans l 'Education sentimentale, depuis les Faux-Monnayeurs et le journal des Faux-Monnayeurs de Gide, le terme de
Flaubert
roman pur paraît convenir à un idéal tout différent : celui d ’un roman qui ne serait pas noué autour d ’une intrigue mais qui sem blerait refléter la vie dans son cours lent et capricieux, et imiter son inépuisable surgissement dans un développement plus concen trique que rectiligne ; celui d ’une œuvre où se manifesterait le don, que les Français reconnaissent volontiers aux romanciers anglais, de créer peu à peu, comme de mille riens, l’épaisseur de la vie. Il est certain néanmoins que c’est bien une impression de pureté que donne le roman des Liaisons. Mais il s’agit d ’une pureté d ’un tout autre ordre : celle d ’une œuvre parfaitement gouvernée. Une composition rigoureuse et où rien n’est laissé au hasard, alors que nombre de romans de M arivaux, de Crébillon fils, sont des romans à tiroirs ou sont simplement restés inachevés (et jam ais l’œuvre de Laclos ne tombe dans la prolifération, dans l’excès de psychologie ou de raffinement, qui est l’ordinaire tentation des romanciers d ’analyse) ; un dépouillement et une sécheresse exceptionnels si l’on songe à la facilité avec laquelle les romans de l’époque se per daient dans le bavardage, dans la dissertation, ou s’engluaient dans un débordement de sentimentalité ; une habileté constante, 1 Préface à la Vie de Marianne, Stock, Paris, 1947, page 20.
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non pas à s’accommoder des lois du genre, mais à tirer parti d ’une forme et à la transformer en moyen de création ; la construction d’une espèce d ’univers autonome où la complexité s’ordonne en géométrie, la fragmentation en contrepoint ; tous ces éléments jus tifient, dans un sens particulier, le jugement de Marcel Arland. Ce sont eux, nous l’avons vu, qui donnent au roman de Laclos son style. Et nous croyons avoir le droit d’affirmer, à la fin de notre analyse, que Laclos nous a donné le grand roman par lettres de la littérature française, que les Liaisons constituent le chef-d’œuvre du genre. Si l’on songe que cet officier d ’artillerie, qui n ’avait com mis jusqu’alors que des vers de salon, devait atteindre d ’un seul coup à cette espèce de perfection, il est difficile de ne pas recon naître à Laclos (malgré l’affirmation de Giraudoux que nous avons citée à la fin du chapitre IV) des dons inhabituels. Et même si, comme le veut Gide, « toute œuvre d’art n’est que la somme ou le produit des solutions d ’une quantité de menues difficultés succes sives » , 2 —- cela est vrai sans doute, mais en partie seulement — il est permis d ’admirer l ’aisance avec laquelle cet amateur a résolu tous les problèmes de !a forme épistolaire. E t d ’affirmer qu’il a donné la preuve d ’une intelligence ou d ’une intuition exceptionnelle des lois de la création romanesque. (Il est imprudent sans doute d ’apprécier absolument les mérites d’un romancier quand il est comme Laclos l’auteur d ’un seul livre ; et cela seul peut-être nous interdit de prononcer ici le mot de génie.) C ’est pourquoi le problème des sources des Liaisons, et des modèles qui ont pu servir à l’auteur, est un problème secondaire. O n sait que le romancier lui-même a laissé entrevoir à Tilly ceux qui lui avaient, disait-il, servi de modèles : un officier qu’il avait connu en garnison, une marquise de L .T .D .P.M . (de la Tour du Pin M ontauban ?). On sait aussi que certains, dont Stendhal, ont dit avoir vu une liste de ces modèles, établie par l ’auteur. Enfin de nombreux lecteurs du temps ont cru reconnaître en Mme de Merteuil et en Valmont des mondains qu’ils avaient rencontrés. Mais nul n’ignore que, pour reprendre la formule d ’Oscar W ilde, la nature imite l’art : que c’est le propre des héros de romans d ’avoir une postérité qui court les rues. Et ce qui explique
2 Les Faux-Monnayeurs, NRF, Paris, 1925, page 24)
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les Liaisons en tant qu’œuvre achevée, ce n’est pas la vie de Laclos, ni ce petit trésor de secrets, d ’anecdotes, d’aventures, qui compose l’expérience d ’un officier de garnison ; mais c’est un tempérament et des dons de romancier. Q uant à la part de l’imitation ou des influences, il est tout aussi difficile d ’apprécier son importance réelle dans la genèse de l’œu vre. Laclos avait lu Clarisse Harlowe, la Nouvelle Héloise. La forme et le succès du roman de Rousseau, le sujet de celui de Richardson, et un personnage comme Lovelace, ont pu sans doute déposer en lui les germes de son œuvre, alimenter ses rêves ou susciter le désir de rivaliser avec ces auteurs {« Toute imitation féconde est une imitation superficielle, l’imitation d ’une forme, d ’un dehors », disait T hibaudet).3 Laclos a même emprunté à Lovelace certaines ruses qu’il prête à Valmont. De toute façon, nous ne saurons jam ais exactement comment cette influence a agi sur lui ; et surtout nous ne devons pas en surestimer l’importance. Car il ne suffit pas d’admirer un roman, de désirer l’égaler, de trouver chez d ’illustres devanciers les éléments d ’un caractère ou d’une intrigue, pour devenir soi-même un créateur. La réussite du personnage de Valmont, sans compter la réussite de celui de Mme de Merteuil, personnage unique dans la littérature, appartiennent en propre à Laclos et constituent la preuve d’une création originale. Cette réussite, comme toutes celles de l’art, a quelque chose de mystérieux, puisque l’habileté à nouer des intrigues, à dessiner des personnages, à tirer parti des ressources du langage ou d ’une forme, bref la convergence des moyens mis en œuvre, ne suffit pas à l’expliquer. Et c’est ce mystère que la critique littéraire am bi tionne de percer. Pour G irau d o u x ,4 le secret des Liaisons réside en partie dans une jalousie de l’auteur à l’égard des méchants : dans son désir de montrer qu’un homme vertueux pouvait faire mieux que tous les roués. Ce sont ces sentiments qui donneraient vie aux personnages et au livre. Mais plutôt que de jalousie, c’est de fascination qu’il conviendrait de parler. Le secret de la réussite des Liaisons, nous voudrions le montrer dans la deuxième partie de notre étude, c’est que les moyens de création romanesque dont
* Réflexions sur le roman, page 10. * Op. cit., page 70.
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disposait Laclos ont été comme portés par une certaine idée de l'homme qui appartenait à la rêverie profonde de l’auteur plus qu’à son expérience, et qu’ils sont venus donner corps à la fascination impérieuse d’un mythe.
D
e u x iè m e
UM i MYTHOLOGIE
P a r t ie
DE L'INTELLIGENCE
C h a p it r e
p r e m ie r
L A V R A IE N A T U R E D U S C A N D A L E
« J ’ai vu les mœurs de mon temps, et j ’ai publié ces Lettres. » Telle est l’épigraphe, empruntée à Rousseau, qui figure sous le titre des Liaisons. Ainsi, c’est en moraliste que Laclos se présenta au public, en écrivain qui prétendait dénoncer les mœurs de son temps. Et lorsque Mme Riccoboni, offusquée comme beaucoup de lecteurs et surtout de lectrices, lui reprocha d ’avoir donné aux étran gers « une idée si révoltante des mœurs de sa nation et du goût de ses compatriotes » 1 et contesta même la vraisemblance d ’un carac tère comme celui de Mme de Merteuil, Laclos îépondit qu’il avait réuni dans le portrait de la marquise les traits épars d ’un même caractère, empruntés aux femmes dépravées du temps, et qu’il était d ’ailleurs resté au-dessous de la réalité ; mais qu'il se réjouissait d ’avoir provoqué une salutaire indignation publique et que
le
devoir d ’un romancier est précisément de dénoncer ce que les lois ne peuvent punir : en l’occurrence des mœurs dissolues et une rouerie trop en honneur à l’époque. C ’est donc bien par la vérité et l’utilité de ces peintures qu’il prétendait justifier son œuvre et se défendre du reproche d ’immoralité. L ’argumentation de Laclos ne parvint pas à convaincre Mme Riccoboni, pas plus que le châtiment des coupables héros ne parut suffisant, aux yeux de beaucoup, pour contrebalancer l’effet pernicieux d ’un roman où l’art de tromper et de corrompre se parait de tant de grâce et de séduction. Et le roman fut presque unanimement considéré comme plus scandaleux qu’utile. 1 Pléiade, page 711.
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Nous ne nous attarderons pas à ce problème de la « moralité » de l’œuvre (au sens étroit que Laclos donne à cette notion : « c’est rendre un service aux mœurs, que de dévoiler les moyens qu’em ploient ceux qui en ont de mauvaises pour corrompre ceux qui en ont de bonnes » ) . 2 La « moralité » était de mise dans les romans du temps (et souvent les titres la proclament : les Malheurs de
l’inconstance, par exemple, ou les Dangers du monde, ou encore les Dangers de la ville). Et nous savons que le thème du « danger des liaisons » était à la mode à cette époque. Dans sa thèse sur
YEsprit du mal et l’esthétique baudelairienne, Marcel A. Ruff sig n ale 3 qu’en 1763 Mme de Saint-Aubin publia le Danger des liaisons, ou Mémoires de la baronne de Blémon, et qu’en 1772 la Gazette des Deux-Ponts remarquait, à propos d ’un roman anglais, The Indiscrète connection : « Le danger des liaisons est une riche matière qui a fourni déjà le canevas d ’une multitude de romans, et qui n ’est point encore épuisée. » Mais cette « moralité » n’était sou vent qu’un prétexte et il ne faut pas croire sur parole un auteur quand il affiche un tel souci. — En fait, l’ambition déçue n ’était sans doute pas étrangère au coup d’éclat des Liaisons. S’il faut en croire les propos que rapporte Tilly, Laclos aurait, pour survivre, misé sur le scandale que devait soulever son roman (« je résolus de faire un ouvrage qui sortît de la route ordinaire, qui fît du bruit et qui retentît encore sur la terre quand j ’y aurai passé. » ) 4 Q uoi qu’il en soit, que Laclos ait été ou non sincère quand il prétendait avoir voulu faire œuvre utile et susciter une indignation salutaire, le succès de scandale du livre fut immense. Mais, au moment d ’entreprendre l’étude de la signification du roman, de tenter de déterminer son importance et de percer le secret de l’at trait insolite q u ’il exerce sur les lecteurs, le premier problème qui se pose est le suivant : quelle était la nature exacte de ce scandale, quelle en était la portée ? Est-ce dans la vigueur avec laquelle Laclos dénonçait les mœurs du temps qu’il faut chercher l’expli cation de son retentissement ? En d ’autres termes, est-ce vraiment comme un roman de mœurs qu’il convient d’étudier les Liaisons ? Est-ce lui donner ses justes dimensions que de le considérer comme tel ? 2 Pléiade, page 32. s Page 44. * Id., page 732.
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A lire les échos du temps, nous n’avons pas le sentiment que les lecteurs y aient vu autre chose, ou davantage, qu’une espèce de chronique scandaleuse ; 5 et il semble bien que ce soit comme un roman de mœurs plus licencieux que beaucoup d ’autres que le public de 1782 a lu les Liaisons. Certes, la société refusa de s’y reconnaître ; mais les personnages en parurent si ressemblants, les allusions qu’on y voyait semblèrent si transparentes, que des clés presque aussitôt commencèrent à circuler. Si donc le succès fut grand, c’était le genre de succès réservé aux œuvres de circons tance. Q uant à ceux qu’on peut appeler les critiques littéraires de l’époque, ils parlent aussi des Liaisons comme d ’un roman d ’actua lité piquant, ingénieux, sur lequel le public, alléché par le scan dale, s’est précipité. S ’ils contestent la généralité de la peinture (à les en croire, ce ne sont pas les mœurs du siècle, mais celles d ’une minorité d ’individus), ils conviennent en général de la vérité « historique » de cette peinture. — D ’Allonville prétend m êm e 6 q u’elle est plus exacte que chez un Crébillon fils ou un Marmontel, que Laclos avait sur ces derniers l’avantage de connaître le monde qu’il peignait. Et l’exactitude du tableau leur paraît expliquer pour une bonne part le retentissement du livre. Il est certain que ce roman offre au lecteur moderne l’intérêt que présentent nombre de romans du siècle : celui de ressusciter une société disparue. Encore que très peu pittoresque, il dessine le visage d’une certaine société française de la Régence et de Louis XV. Il évoque un climat d’amoralisme, de libertinage, de rouerie, qu'on retrouve chez Nerciat, chez Crébillon fils, chez Vivant-Denon. Il y a d’ailleurs, dans la situation ou le comportement des person nages, des ressemblances notables entre la matière des Liaisons et, par exemple, l’histoire de Mme de la Pommeraye dans Jacques le
fataliste et son maître de Diderot, l’histoire de Clitandre et de Luscinde dans la Nuit et le moment de Crébillon fils, certains épi sodes des Confidences du comte de *** de Duclos ou des romans de D orât (les Sacrifices de l’amour ou les Malheurs de l’incons tance). Et Jean Mistler a relevé 7 la similitude des noms des per sonnages dans les romans de l’époque : Germeuii, Versac, Pré 5 Les lecteurs et la censure : celle-ci n’intervint qu’après que des clés, ettant en cause des noms connus, eurent commencé à circuler. 6 Pléiade, page 735. 7 Op. cit., page X X V II.
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vannes, Pressac, Mme de Sénanges, Mme de Meilcour (chez Cré billon fils) ; Geicourt, Mme de Merteuil, Mme de Volanges, Prévar.. Vressac (chez Laclos) ; Blamont, Valcour, Valrose, Emilie de Vo!nanges (chez Sade). — 11 y a même dans une des nouvelles des
Crimes de l’amour, Eugénie de Franval, un scélérat du nom de Valmont. 8 Ces personnages aux noms presque interchangeables tant ils sont proches, ces personnages qui, dans les romans, peu plent les salons ou hantent les alcôves et auxquels notre mémoire associe la même situation sociale, la même existence oisive et plus ou moins libertine, constituent pour nous une certaine « bonne société » du temps. Et que cette société ait'réellement existé, que les romans en offrent une image assez fidèle, c’est ce que confirme la lecture des Mémoires de Tilly, de Richelieu ou de Lauzun 9 Nous sentons bien pourtant que la portée des Liaisons dépasse de beaucoup celle d ’un simple roman de mœurs, que le scandale ne tenait pas seulement au fait que Laclos aurait publié des aventures qui constituaient la chronique scandaleuse du temps. — Et les lecteurs de l’époque le percevaient peut-être aussi, mais confusé ment ; car ils étaient obnubilés par l’actualité du livre et trop occu pés sans doute à donner libre cours aux médisances. Par quel motif plus profond pouvait donc s’expliquer le retentissement de l’œuvre ? Que contenait-elle qui dût, plus que ies mœurs dissolues dont elle offrait le tableau, effaroucher les lecteurs ou leur paraître dan gereux ? Tilly fut le premier — mais il jugeait le livre avec un certain recul (ses Mémoires ont été écrits en 1804 et publiés en 1828) — à dénoncer le caractère révolutionnaire du roman. A ses yeux, Laclos 8 A ce propos, relevons un fait curieux. Dans Vidée sur les romans publiée en tête des Crimes de l’amour, e n ‘ l’an VIII (1799), Sade, passant -en revue le roman français depuis le début du x v n r , parle de Marivaux, de Crébillon fils, de Dorât, de Mme de Qraffigny, de Mme Riccoboni, de Restif de la Bretonne, de l’abbé Prévost, de Richardson. Mais il ne dit mot de Laclos. 11 paraîtrait étonnant qu’il n’ait point connu les Liaisons, et la présence du nom de Valmont dans Eugénie de Franval nous semble difficile à expliquer par une simple coïncidence. Or si, comme on peut le supposer, Sade avait lu les Liaisons, quel motif a pu le déterminer à taire le nom et l’œuvre de Laclos ? ... Quoi qu’il en soit, l’art de Laclos n’ a nullement marqué les œuvres de Sade et un roman épistolaire comme Aline et Valcour (paru en 1788) n’a rien hérité des qualités formelles, de l’art de fabrication des Liaisons. 8 11 est possible que Lauzun, Tilly, Richelieu, qui ont beaucoup de fatuité, qui se racontent avec complaisance, en aient rajouté. Mais cela ne contredit pas notre opinion : il fallait bien que ££tte rouerie fût à la mode, une espèce d ’idéal du temps, pour qu’ils soient tentés d’en rajouter.
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participe à une « vaste conjuration ». Son livre est « un des flots révolutionnaires qui a tombé dans l’océan qui a submergé la cour ». C ’est « un des mille éclairs de ce tonnerre,... un de ces météores désastreux qui ont apparu sous un ciel enflammé, à la fin du xvm 6 siècle ». 10 Et ce point de vue a été adopté ensuite par plusieurs cri tiques. Baudelaire, par exemple, insiste sur le même aspect. Les
Liaisons sont pour lui un « livre d ’histoire,... livre de sociabilité, terrible ». 11 Et, pour Roger Vailland, le roman est un grand livre parce qu’il est Sa « peinture réaliste d'une classe sociale à la veille de sa chute ». Laclos, affirme-t-il, est « l’ennemi de classe des V alm o nt», et son roman, « une bombe destinée... à servir d ’arme à la bourgeoisie, classe montante, contre l’aristocratie, classe pri vilégiée » . 12 La signification politique du livre, son caractère révolutionnaire seraient donc, s’il faut en croire ces critiques, essentiels. Ce sont eux qui donneraient son vrai sens à la dénonciation de Laclos et qui expliqueraient les réactions qu’elle a suscitées. La bonne société aurait refusé le roman de Laclos dans la mesure où elle s’y sentait attaquée en tant que classe, par un ennemi plus que par un mora liste vertueux. Une telle explication ne nous satisfait guère. Il est certes difficile d ’oublier que les Liaisons ont paru sept ans avant que n ’éclate la Révolution ; il serait excessif de leur dénier toute signification historique (encore que celle-ci soit surtout rétrospec tive) et nous comprenons qu’on puisse être particulièrement sen sible à cet aspect du livre. Cependant, outre le fait que cet aspect politique n ’explique guère la fascination que le roman exerce, aujourd’hui encore, sur les lecteurs, quelles que soient leurs opi nions, il est gênant de voir Baudelaire puis Roger Vailland recourir, pour confirmer leur hypothèse, à un argument spécieux. Ils pré tendent en effet trouver une preuve de ce qu’ils avancent dans le fait que le seul personnage vertueux du livre (Mme de Tourvel) appartient, non à l’aristocratie, mais à la grande bourgeoisie. Or, à aucun moment le lecteur ne prend conscience de ces différences
de classe. Mme de Tourvel qu’il voit liée à Mme de Volanges et à Mme de Rosemonde lui paraît naturellement appartenir au même
milieu que celles-ci. Et il n ’éprouve pas le sentiment que les quali 10 Pléiade, page 734. 11 ld., page 738 et page 740. 12 Laclos par lui-même, page 138 et page 8.
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tés que Mme de Tourvel incarne dans le roman : la pudeur, la vertu, soient le propre de sa classe puisqu’il constate que la tante de Valmont (Mme rie Rosemonde) et, dans une moindre mesure il est vrai, la cousine de Mme de Merteuil (Mme de Volanges) les cultivent comme elle. On voit que la thèse est bien fragile. 11 est sans doute normal qu’un historien s’intéresse aux Liaisons comme à une oeuvre prérévolutionnaire : elles reflètent un relâchement des mœurs, un libertinage aristocratique, qui constituent un facteur sociologique susceptible d ’expliquer en partie les origines de la Révolution ou son succès. Mais c’est surestimer la portée révolu tionnaire des Liaisons que d ’en faire la clé du livre, l’explication de sa violence et de son retentissement.13 Cependant, on a publié (en 1903 puis en 1908) les discours inachevés de Laclos groupés aujourd’hui sous le titre De l’éducation des femmes. Et certains ont cru y découvrir de quoi élucider le sens profond des Liaisons ou les véritables intentions de l’auteur. Quelles sont donc, relativement à l’éducation des femmes, les thèses de Laclos qui éclaireraient le dessein du roman ?
De l’éducation des femmes comprend trois fragments. Le pre mier est le début du Discours par lequel Laclos songeait à répondre à une de ces questions que les Académies de province proposaient volontiers comme sujets de concours. Celle de Châlons-sur-Marne avait choisi le sujet suivant : Quels seraient les meilleurs moyens
de perfectionner l’éducation des femmes ? La réponse de Laclos, qui n ’est qu'ébauchée, se réduit à cette affirmation : « il n’est aucun moyen de perfectionner l’éducation des femmes » ; 14 en effet, la société a fait d'elles des esclaves, c’est-à-dire des êtres qui ne sont pas susceptibles d ’éducation ; et les femmes, dégradées par une longue habitude de l ’esclavage, en ont « préféré les vices avilis sants, mais commodes, aux vertus plus pénibles d’un être libre et respectable » . 13 Depuis, Roger Vailland a d’ailleurs nuancé et rectifié son jugement. Dans le dernier texte qu’il ait publié sur Laclos (Préface aux Liaisons dangereuses. Le Club français du livre, Paris, 1957, page X IX ), il écrit : « M a is Valmont est aussi l'homme que Laclos aurait voulu être... Le capi taine-commandant de L?: -S - hait-adore le Vicomte de Valmont. C ’est sans doute une des causes qui ont permis au pamphlet de se transformer en roman. » C’est ramener à sa juste mesure la part de l’inspiration révolu tionnaire dans la création romanesque chez Laclos, r i pléiade, paee 427. is ld., page 428.
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Le second fragment, publié sous le titre Des femmes et de leur éducation est le plus étendu. Reprenant le problème, Laclos se propose d’y étudier l’influence pernicieuse de la société sur les femmes, et l’évolution de celles-ci quand elles passent de l’état de nature à l’état social. La première partie est une de ces construc tions de l’esprit comme on en trouve beaucoup au xvm e siècle et qui frappent aujourd’hui par le sérieux naïf avec lequel les auteurs prétendent reconstituer rigoureusement un état disparu (et qui n’a peut-être même jam ais existé). Laclos y évoque longuement ce que devait être la femme dans l’état de nature, sa découverte de l’amour et ses rapports avec l’homme. Puis il passe à une analyse de ces mêmes rapports dans l’état social. Celui-ci a eu pour effet d ’as servir la femme à l’homme et de transformer leurs rapports d ’éga lité en une guerre entre les sexes. En effet, la servitude a créé chez les femmes des réflexes de défense : esclaves des hommes, elles ont appris à les enchaîner à leur tour, en éveillant leur désir par la coquetterie, la parure, les refus, la jalousie. Ainsi tous les défauts que l’on reproche aux femmes sont la conséquence de l’état social, et la femme naturelle telle que Laclos l’a « reconstituée » les ignorait. Le dernier fragment, enfin, YEssai sur l’éducation des femmes, pourrait vraiment constituer
l’esquisse
d’un
traité
d ’éducation.
Q uittant les théories et les vues de l’esprit, Laclos y développe en effet des considérations sur l’utilité des livres, la nature et l’ordre des lectures les plus propres à former l’esprit et le caractère d ’une jeune fille de la bonne société. Ces trois fragments sont postérieurs aux Liaisons et sont nés dans des circonstances qui n ’ont peut-être rien à voir avec le roman. Certains critiques (Roger V ailland, Pierre Charpentrat) ont cru néanmoins pouvoir établir un lien étroit entre les thèses soutenues par Laclos dans les deux premiers fragments et le roman des
Liaisons. Celui-ci serait le pendant et l’illustration de celles-là. Les Liaisons peindraient cette « guerre perpétuelle » que la société a suscitée entre les sexes. Mme de Merteuil serait le type même de la « femme sociale », produit de la tyrannie masculine et qui se venge par ses noirceurs de la sujétion que la société impose à son sexe. Q uant à Mme de Tourvel, elle serait pour Roger V ailland la femme idéale, c’est-à-dire la « femme naturelle », et pour Pierre Charpen trat une femme qui mérite la haine de Mme de Merteuil parce
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qu’elle accepte sa condition servile et q u ’elle sacrifie au bonheur de l’homme aimé son propre salut. Laclos serait ainsi un réformateur et un féministe. Et son roman serait en fait un roman à thèse dans lequel, par delà les mœurs d ’une classe, c’est toute la structure sociale qui serait mise en cause. Pierre Charpentrat et Roger Vailland déploient beau coup d ’ingéniosité pour défendre leurs vues ; le rapprochement q u ’ils établissent ainsi nous paraît néanmoins hasardeux, et l’éti quette de « roman féministe » est bien la dernière, pensons-nous, qui vienne à l’esprit du lecteur non prévenu des Liaisons. En effet, à l’exception d ’un seul passage (lettre 81) où Mme de Merteuil se dit solidaire des autres femmes, « née pour venger mon sexe et maîtriser le vôtre », I’érotisme (qui est bien une forme de la « guerre des sexes ») n ’apparaît jam ais dans les Liaisons comme une con séquence de l’ordre social, comme ce qui permettrait à Laclos de dénoncer cet ordre. L’attitude de Valmont et de Mme de Merteuil à l’égard de ceux qui ne sont que les instruments de leurs plaisirs, ieur manque de solidarité envers ceux de leur sexe (Valmont n’est pas moins prompt à trahir la confiance de Danceny que Mme de Merteuil à abuser de celle de Mme de Volanges et de sa fille), leur complicité de bourreaux en face de leurs victimes des deux sexes, tous ces sentiments posent d ’autres problèmes que ceux de l ’iné galité sociale de l’homme et de la femme et se situent sur un tout autre plan. Laclos n’a d’ailleurs jamais proposé ni même suggéré cette interprétation, que ce soit dans sa Préface ou dans ses lettres à Mme Riccoboni. Si bien que la thèse du féminisme de Laclos nous paraît peu fondée. A supposer que Mme de Merteuil symbolise la femme sociale et ses défauts, l’auteur serait un curieux fém i niste, qui fait d ’elle, non une victime ou un personnage repoussant, mais l’héroïne de son roman, et qui suscite chez le lecteur, à l ’égard de celle-ci, non le dégoût, la réprobation ou la pitié, mais la com plicité, l’admiration. On nous opposera peut-être le fait qu’à cer taines époques les lecteurs ont été plus sensibles au charme de la Présidente qu’à l’attrait de Mme de Merteuil ; que Tilly pouvait écrire : « Le portrait de Madam e de Tourvel est adorable, et a fait verser bien des larmes à la jeunesse des deux sexes », 16 et que cette préférence répondait au vœu de Laclos. Il n ’en reste pas
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Pléiade, page 733.
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moins que Mme de Merteuil est une héroïne du livre, et nôn pas une cible. S’il y a une verve satirique dans le roman, elle s’exerce sur les victimes de Valmont ou de Mme de Merteuil (et surtout sur Mme de Volanges, sur sa bêtise) et non sur les meneurs du jeu. Laclos n’a privé la marquise d ’aucun des éléments qui permettent la com plicité du lecteur avec elle. Et il nous paraît évident que ce qui rend possible la réussite romanesque d’un personnage comme elle, ce n’est pas l’agressivité du dénonciateur, mais bien la fascination du romancier par ses propres personnages. En fait, les diverses œuvres de Laclos appartiennent à des « systèmes » fort différents. On voit se manifester dans les Liaisons une éthique dont nous aurons à analyser la nature et la portée. Alors que les écrits théoriques de Laclos sont nourris de vues de l’esprit, d’une « philosophie » chères à beaucoup d ’auteurs du xvin6 siècle qui se mêlent de sociologie ou d’économie politique. Et ces deux « systèmes » nous obligent à imaginer deux Laclos très diffé rents aussi. Il y a un Laclos disciple de Rousseau, qui connaissait sans doute l ’Emile et qui avait certainement lu et relu la Nouvelle Hèloise, un Laclos bon époux et bon père : c’est celui qui apparaît dans les traités et dans les lettres qu’il adressait à sa femme, celui aussi qui songeait en 1801 à écrire un roman qui démontrât qu’il n ’y a de bonheur que dans la famille. Et il y a un Laclos qui, volens nolens, apparaît comme l’anti-Rousseau par excellence, et qui écrit un roman dont l’intrigue, le comportement des personnages aussi bien que la netteté dépouillée, la rigueur et les mécanismes impec cables suggèrent une vue de l’homme et un goût de l’intelligence qui se situent à l’opposé du tempérament comme des théories de Rousseau. C ’est dire que si la publication tardive de YEducation des femmes a apporté des lumières, celles-ci éclairent l’homme Laclos beaucoup plus que les Liaisons. Roman de mœurs, roman révolutionnaire, roman féministe, aucune de ces étiquettes ne nous paraît donc convenir essentielle ment au livre de Laclos. Elles ont toutes, à nos yeux, l’inconvénient de réduire la portée des Liaisons à celle d ’un événement historique, de localiser l’œuvre dans le temps et de restreindre ainsi sa signi fication. Or, l’importance accordée au roman par le public, la place qu’on lui fait dans la littérature n’ont cessé de grandir. Laclos con naît un destin posthume comparable à celui de Stendhal. Et de
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même que le beylisme a conquis peu à peu son public, il semble que la signification profonde des Liaisons se soit progressivement dégagée. Le retentissement de l’œuvre n ’a pas diminué ; mais nous croyons en distinguer mieux aujourd'hui les raisons, précisément parce que nous en sommes plus éloignés, que l'actualité du livre ne nous aveugle plus et que celui-ci a pu prendre ainsi ses véritables dimensions et livrer son véritable secret. En réalité, et Giraudoux a été le premier à en faire la remarque dans l’étude qu’il écrivit en 1932 pour servir de préface aux Liai
sons, le livre n’a cessé de faire scandale parce qu’il trahissait un secret, parce qu’il révélait des vérités compromettantes. Mais encore faut-il s’entendre sur les termes. Trahir le secret, faire écla ter une vérité scandaleuse, ce n ’était pas révéler le comportement réel de cette société ou publier ses aventures (ce que nombre de romanciers de l’époque avaient déjà fait, sans provoquer le scan dale que firent naître les Liaisons). Mais c’était mettre à nu la signi fication profonde d ’une attitude, le vrai visage des êtres et la véritable portée de leurs gestes. Pour la première fois, dans la lumière indiscrète que ces lettres projettent sur des secrets d’alcôve, ce qui peut se cacher sous l’ap parente complicité de l’amour-goût, sous l’escrime de l’homme et de la femme, du désir et de la coquetterie, révélait sa vraie nature : l’érotisme. Les êtres croyaient rechercher des plaisirs, sinon inno cents, du moins sans danger, des plaisirs « à fleur de peau » ; l'homme et la femme s’imaginaient, dans ce jeu traditionnel de l’attaque et de la défense, communier dans le goût du plaisir tout en donnant satisfaction aux convenances ; et Laclos leur apprenait, avec une évidence inconnue avant lui, la gravité et la cruauté de ce jeu, tout ce qu’il peut y entrer de volonté d ’humilier et de con traindre. Et jam ais livre n’avait ruiné à ce point ce que Suarès appelle « l’ingénuité sacrée du désir et sa candeur nécessaire » . 17 Ces êtres s’enchantaient de la liberté de leurs mœurs et de leur conduite. Et Laclos leur révélait la toute-puissance de la sensualité. Celle-ci apparaissait presque toujours, dans les livres légers du temps, comme un appel auquel il était bien agréable de céder. Et voici que ceux qui convenaient de la « v é r it é ^ des Liaisons devaient reconnaître par là-même la force terrible de cet instinct dont 17 Xénies, page 144.
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l’homme est la proie et la puissance redoutable qu’elle donne à ceux qui connaissent le secret et l’exploitent sans scrupule. Nous avons relevé au chapitre II la similitude de comportement chez Cécile et chez Danceny : l’un et l’autre, bien qu’amoureux, cèdent presque sans résister à l’appel de la sensualité. Et nous compre nons maintenant pourquoi les Liaisons ont fait scandale. Ce n’était pas le système de Valmont et de Mme de Merteuil qui était particu lièrement scandaleux. M ais c’était que ce système parût vrai, que son succès fût vraisemblable. C ’était que, en soulignant comme il l’a fait le comportement de ces deux adolescents, Laclos attaquât ouvertement un des préjugés du temps : la croyance traditionnelle en l’innocence et en la pureté des êtres jeunes. Cécile et Danceny peuvent bien, au dénouement, s’enfuir l’une dans un couvent et l’autre à Malte. Ce qu’ils renient, ce n ’est pas un moment d ’égare ment incompréhensible, mais c’est le vrai visage de leur nature humaine, tel que Valm ont et Mme de Merteuil l’ont fait apparaître : un visage dépouillé du masque que l’hypocrisie, le conformisme, les conventions sociales s’entendent à lui donner. Et la défaite de Mme de Tourvel ruinait une autre croyance : celle de la supériorité de la vertu sur le vice. Clarisse était violée par Lovelace ; Mme de Tourvel se donne à Valmont. Et sa défaite était scandaleuse par ce que Giraudoux appelle justement « cet oubli complet ou cette négligence de la légende de la résistance féminine » . 18 —
Il est intéressant d ’ailleurs de rappeler qu’on a
retrouvé dans les papiers de Laclos le brouillon inachevé d ’une lettre que Mme de Tourvel aurait adressée à Valmont alors q u ’elle était sa maîtresse. Cette lettre est assez obscure ; néanmoins l’in terprétation qu’en propose Jean M is tle r19 nous paraît convain cante : nous y aurions vu Mme de Tourvel demander pardon à son amant d ’avoir pris en songe avec lui un plaisir qu’il n ’a pas par tagé. Nous ignorons pourquoi Laclos a renoncé à introduire cette lettre dans le roman ; nous pouvons imaginer que c’est parce q u ’elle aurait « tranché » excessivement sur le ton des autres lettres de la Présidente, et pour conserver une certaine unité au ton de cette correspondance. Ce brouillon n ’en révèle pas moins que Laclos a songé à accentuer le côté charnel de la passion de Mme de
i 8 Op. cit., page 85. i» Op. cit., page XXX.
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Tourvel, et à faire plus nettement encore de celle-ci une proie, comme Cécile, de la toute-puissante sensualité. Ainsi « Laclos met en cause la liberté de ceux que la société qualifie de libres ; l’innocence de ceux que la société qualifie d ’in nocents » . 20 Poussant jusqu’à l’extrême un comportement dont la société du temps lui offrait l’exemple, il arrache à celle-ci son mas que et révèle la vraie nature de l’homme et la véritable signification de ce comportement. N ’est-il pas permis, dès lors, d ’affirmer que la forme épisto laire du roman se charge pour le lecteur d ’un surcroît de signifi cation ? Il n ’est pas sans importance, en effet, que ce livre terrible imite l’activité typique d ’une société policée : la correspondance, et que la violence ou la cruauté y conservent ainsi quelque élégance mondaine. Car c’est dans celle de ses occupations qui lui était la plus familière, derrière l’apparence la moins susceptible de la dépayser, que Laclos obligeait cette société à déchiffrer le vrai visage de l’humanité. Et si le lecteur moderne est dépaysé, lui, par ce q u ’ii y a d ’historique, et donc de révolu, dans l’œuvre ou dans la forme même du roman, il n’en est pas moins sensible à ce con traste de la mondanité et du déchaînement, au sentiment de cruauté civilisée que donne la lecture du livre. Ainsi, et pour employer un terme cher à la critique contemporaine, les Liaisons sont une œuvre de démystification. Pour s’en convaincre, il suffit de se reporter à la lettre 48 que V alm ont écrit à Mme de Tourvel en se servant comme d’un pupitre de la courtisane Emilie. On peut ne pas aimer cet épisode et en trouver l'effet douteux (ce serait d ’ailleurs une des seules fautes de goût dans le roman). Il est loisible aussi d ’y voir avant tout un morceau piquant et d’expliquer l’espèce de virtuosité dans l’équivoque qui s’y manifeste par l’attrait que Valmont et Mme de Merteuil avouent pour ce genre de virtuosité. Cependant, ce morceau ne constitue-t-il pas une entreprise typique de mystifi cation, c’est-à-dire, pour le lecteur, de démystification ? N ’oublions pas en effet que Mme de Tourvel croit entendre dans cette lettre le langage même de la passion. Or, le lecteur auquel le privilège de sa position permet de voir à la fois la parodie de ce langage et l’efficacité de cette parodie nous paraît porté, pour ne pas dire contraint, à mettre en doute la sincérité de tout langage amoureux, 20 Jean-Jacques Salomon, Temps Modernes, juillet 1949, page 60.
- 95 — à se demander si toute expression de la passion ne comporte pas une part de comédie et si l’hypocrisie consommée de Valm ont n’est pas au fond la forme évidente d ’une fausseté inséparable de toute correspondance de ce genre. Q uand les mêmes mots peuvent servir également à la passion la plus brûlante et à ce qui est la dérision de toute passion, que reste-t-il en effet d ’unique à la passion vraie qui puisse la distinguer du simulacre qu’en donne le libertin ? Cette extraordinaire dégradation du langage, par l’emploi qu’en fait V al mont, implique une dégradation du sentiment même que ce langage prétend en général exprimer et ne peut que vider de leur contenu les mots traditionnellement chargés d’exprimer fidèlement une pas sion sincère. Dès lors, les circonstances de cette lettre, le fait que Valm ont introduit dans le jeu, comme complice, un personnage tel q u ’Emilie, le fait qu’il humilie la passion de Mme de Tourvel jus qu’à en faire un piment de l’amour vénal, tout cela a pour effet d ’accuser encore la violence de la dégradation et de la dérision. Et lorsqu’on se rappelle que les mots ne sont presque jam ais innocents sous la plume de Mme de Merteuil ou de Valmont, que le persiflage, bien loin d ’être limité à cet épisode, constitue le ton ordinaire de leur correspondance, on découvre alors que ce persi flage universel obéit à des motifs plus importants que le simple jeu, ou, si l’on préfère, que ce jeu a une efficacité redoutable ; et que le roman entier peut être considéré comme une entreprise de démystification, dans la mesure où les valeurs attachées tradition nellement ou conventionnellement à l’image de l’homme classique se trouvent sans cesse récusées et soumises à l’action corrosive du persiflage. Si donc les Liaisons ont une portée révolutionnaire, ce n’est pas dans le sens historiquement restreint qu’on a donné à cette dénon ciation. Pas plus que l’érotisme n ’apparaît dans le roman comme un phénomène social, ce ne sont simplement une classe ou un régime révolu qui sont mis en cause par la matière scandaleuse du livre. Et c’est pourquoi la minceur du sujet, au nom de laquelle nombre de critiques ont prétendu restreindre la portée du roman, importe peu. L’anecdote qui constitue la trame des Liaisons garde aux yeux des lecteurs modernes une importance insolite, parce qu’au delà des mondains c’est l’homme qui est en cause, parce qu’au delà des mœurs d’une société libertine de l’Ancien régime, c’est une éthique, presque une métaphysique qui est mise à jour. Non seulement, en
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effet, la toute-puissance de la sensualité, que le livre nous impose comme une évidence, est un secret compromettant pour les hom mes de tous les temps ; non seulement la défaite de Cécile et de Mme de Tourvel remet en question certaines valeurs essentielles de là civilisation chrétienne ; mais le comportement de Mme de Merteuil et de Valmont, leurs goûts, leur méchanceté, leur terri fiante efficacité, impliquent une vue de l’homme, une échelle de valeurs, un idéal qui devaient troubler profondément les lecteurs de 1782 (même si ceux-ci n ’en prenaient pas clairement conscience) et qui n ’ont rien perdu, en 1958, de leur caractère inquiétant. En d ’autres termes, le scandale que le roman provoque, la fascination q u ’il exerce, naissent bien moins des mœurs que Laclos dénonçait, que de ce qui triomphe chez ces personnages sans âge et sans pittoresque : ce que nous appellerons provisoirement, pour reprendre une expression de Marcel A. Ruff, « l’esprit du mal ». Celui-ci n’était pourtant pas inconnu dans la littérature du x v m a siècle. Dans la première partie de sa thèse, Marcel A. Ruff en relève des manifestations tout au long de ce siècle. Il le trouve déjà dans le thème de l ’innocence persécutée cher à Marivaux {La Vie de Marianne), à Diderot (La Religieuse), à Richardson ou à son traducteur l’abbé Prévost (Parnela, Clarisse Harlowe). II conclut donc que le roman de Laclos a été longuement « préparé » par ces prédécesseurs et que celui-ci s’inscrivait en quelque sorte dans une tradition. (Reconnaissons toutefois que Marcel A. Ruff corrige un peu l’optique historique qu’il a adoptée quand il ajoute, à propos de Laclos, qu’il était « peut-être le premier à distinguer clairement où elle [cette voie] mène » . 21 Or, il faut se méfier ici des perspectives de l’histoire littéraire, car elles peuvent être trompeuses. A rattacher Laclos à une tradi tion littéraire, nous risquons de négliger un point capital, celui pré cisément par où Laclos devait faire scandale. C ’est que, chez Richardson ou Marivaux, ce sont Clarisse, Parnela, Marianne qui donnent leur ton aux œuvres du même nom ; elles y introduisent un ordre de valeurs qui n’est ni contesté ni fondamentalement remis en question ; l’innocence peut être martyre dans ces romans, elle n ’en perd rien de sa supériorité. Alors que ce ne sont ni Cécile ni Mme de Tourvel, ni l’innocence ni la vertu, qui donnent leur ton aux 21 Op. cit., page 45.
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Liaisons, mais bien ceux qui incarnent l’esprit du mal : Mme de Merteuil et Valmont. Ce qui dut choquer déjà les lecteurs de 1782 plus encore que l’obligation de reconnaître dans l’homme la tyrannie de la sensualité ou la tentation de l'érotisme, ce qui transforma à leurs yeux un petit officier d ’artillerie en une espèce d ’être démo niaque, d ’homme aussi dangereux que ses héros, ce qui distingue radicalement pour nous le roman de Laclos des autres romans du temps, c’est que Laclos écrit son roman, non du point de vue de l’innocence persécutée (comme ses prédécesseurs), mais de celui du mal triomphant. Avec le changement de perspective, c’était toute une éthique aussi qui se trouvait renversée. Ainsi, beaucoup plus qu’il ne donnait à ses lecteurs une version française de Clarisse Harlowe, c’est en réalité une Anti-Clarisse qu’il avait écrite (comme Restif avait voulu écrire une Anti-Justine). La beauté, le sujet et le scandale du livre, c’est le couple, le mariage du mal. Le libertinage n’est plus une occupation d’égoïste et de solitaire, le mal n’est pas un Don Juan soutenu par un comparse ridicule et tremblant ; il est le couple parfait, celui que forment l’homme le plus beau et le plus intelligent et la femme la plus charmante et la plus fine... Rien de plus émouvant dans les histoires d’animaux que celle du couple chas sant, qu’il s’agisse du renard ou du lion. Rien de plus satisfai sant aussi pour l’esprit de mal que la vue de la belle Merteuil et du beau Valmont rabattant chacun l’un pour l’autre...22 Rien de plus satisfaisant pour l’esprit de mal... Quel besoin, quel rêve le mal triomphant flatte-t-il en nous ? Sur le lecteur, même bon époux et bon père comme le fut Laclos lui-même, quel est donc cet attrait du mal, cette fascination qui l’emporte sur la réprobation ou qui la neutralise ? En quoi la méchanceté est-elle séduisante ? Derrière ce problème, un des grands problèmes de l’art, se cache, pensons-nous, le vrai secret des Liaisons. Bien plus, le pro blème se pose avec une telle netteté dans l’œuvre de Laclos que celle-ci devrait nous permettre mieux qu’aucune autre de le résoudre.
22 Giraudoux, op. cit., pages 85-86. 7
C h a p it r e II
U N E M Y T H O L O G IE F A S C IN A N T E
Le romancier n’est plus alors... un singe de Dieu acharné à créer des hommes, c’est un homme qui aperçoit des dieux. Kléber Haedens.
« La cruauté n ’est point, tant s’en faut, ce qu’il y a de plus profond. Il y entre souvent beaucoup de vanité. » Péguy a beau dire. L’attrait que la méchanceté peut exercer par le sentiment de profondeur inquiétante qu’elle excite souvent est indéniable. Et lorsque Alain remarquait q u ’un des moyens de donner de la pro fondeur à des personnages secondaires, de les douer d’une certaine intensité romanesque, c’est de les faire méchants, il exprimait une vérité à la fois psychologique et littéraire que Stendhal et Balzac par exemple n ’ignoraient pas. Mais pourquoi donc la méchanceté ou du moins une certaine méchanceté est-elle séduisante, pour des auteurs et des lecteurs que rien n ’autorise à considérer comme pervers ? L ’hypothèse la plus simple, c’est néanmoins que la méchanceté nous séduit parce qu’elle est le Mal. Parce que, quoi que nous en ayons, si libérés que nous nous croyions des convictions chrétiennes, nous restons marqués par elles ; que le mal exhale pour tout homme cette odeur de soufre qui dénonce le Prince des Ténèbres ; bref, que la tentation du mal, la postulation vers Satan sont des vérités humaines éternelles. Il en irait donc du mal comme des passions ; son expression littéraire exercerait ou constituerait la catharsis chère à Aristote. L’explication n’est certes pas à dédaigner. Nous
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connaissons d’ailleurs des âmes pures, qui n’éprouvent point sans doute le désir d ’assouvir virtuellement un goût du mal, ou qui y résistent, et qui réagissent violemment à la lecture des Liaisons. Remarquons cependant que parler de catharsis, c’est recon naître que notre nature morale n’est pas seule en cause et que la séduction du mal est en partie un problème artistique. Et il con vient, à ce propos, de se demander ce qui rend possible cette fameuse catharsis. Elle résulte tout d ’abord, semble-t-il, de Yirréa lité propre à l’œuvre d ’art, qui fait que les coups portés, le sang ou les larmes versés, n’y auront jam ais exactement le caractère sensible, la présence physique parfois intolérable, qu’ils ont dans la réalité. Certes, le départ est souvent difficile à faire. 11 est, par exemple, des morts romanesques qui nous bouleversent au même degré que celle d ’êtres réels. Et nous connaissons tous des lecteurs inconsolables. Néanmoins, même pour les lecteurs les plus doués de sensibilité et d'imagination, et qui se donnent avec le plus de ferveur à l’illusion romanesque, la violence, la douleur ou la mort sont nimbés dans les romans d ’une certaine lumière. Elles suscitent une sourde jubilation qui est le propre du phénomène artistique parce q u ’elle est inséparable des moyens artistiques mis en œuvre, de leur qualité. Ce sont cette lumière et cette jubilation qui intro duisent, entre la réalité de la vie et celle de l’art, une distance plus ou moins perceptible. Tout comportement humain bénéficie donc, dans un roman, de la stylisation, de la pureté inhérentes à l’expres sion artistique. Cependant, nous ne pensons pas que notre nature morale et la catharsis propre à l’œuvre d’art suffisent à expliquer le prestige d ’une certaine méchanceté (et à expliquer qu’il soit si grand dans les Liaisons). Il nous paraît queTeffet produit sur le lecteur par la méchanceté d ’un personnage est inséparable des motifs qu’il y décèle. Ces motifs introduisent une certaine causalité psychologique et par làmême déterminent une certaine tonalité dans le monde du mal. — Cette tonalité, remarquons-le, est souvent tragique. Liée à certains motifs, la méchanceté apparaît comme un comportement plus imposé que choisi, presque comme une fatalité qui fait des bour reaux, à l’égal de ceux qu’ils torturent, des victimes. Des person nages comme la cousine Bette, comme Ivan Karamazov et même comme Pierre Stépanovitch font preuve d’une méchanceté peu ordi naire. Cependant, celle-ci est visiblement motivée par la rancœur,
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l’humiliation subie, la souffrance ou la révolte contre !a condition humaine. Si bien que la tenace rancune de la cousine Bette, toute nourrie de déceptions amoureuses, la méchanceté des héros dostoïevskiens qui laisse transparaître une interrogation si anxieuse, un tel besoin de croire en Dieu, font d ’eux des personnages tra giques et suscitent chez le lecteur un sentiment où l’effroi se mêle à la pitié plus qu’à l’admiration. (Le cas des personnages de Sade est un peu différent, dans !a mesure où, pour beaucoup de lecteurs, il ressortit tout simplement à la psychopathie, ce qui exclut toute séduction. Mais, pour ceux qui n’éprouvent pas une certaine répulsion à l’égard de 1’ « anormalité », et qui sont capables de sympathie pour les personnages de Sade et Sade lui-même, cet acharnement dans la cruauté éro tique a quelque chose de désespéré. Q u ’on y voie, comme Armand Hoog, un vain effort pour établir le contact avec autrui, comme Pierre Klossowski la réaction d ’un homme obsédé par le problème du mal, par la pureté inaccessible, et s’efforçant vainement de se débarrasser de son âme, qu’on estime comme Camus que la cruauté de Sade a été pour lui un moyen de poser et même de vivre le pro blème de l’irresponsabilité de l’homme sans Dieu, de toute façon cette cruauté a une couleur tragique qui l’empêche d ’être sédui sante. N ’oublions pas enfin que Sade n’est ni un grand romancier ni même un bon écrivain, ce qui exclut son œuvre de la catégorie qui nous intéresse ici : celle d ’écrits dans lesquels le prestige de la méchanceté est inséparable de leur qualité d ’œuvre d ’art.) Or, le caractère singulier des Liaisons, de ce point de vue, c’est que la méchanceté y paraît autonome, arbitraire. 11 y a en effet une telle disproportion entre l’origine des sentiments que Mme de Mer teuil porte à Gercourt ou à Prévan et la vengeance qu’elle tire d ’eux, que ce motif paraît secondaire aux lecteurs, q u ’il semble un prétexte plus qu’un motif véritable. En même temps, il y a chez Valmont et Mme de Merteuil, au lieu de haine, une telle insouciance à l’égard de Cécile ou de Mme de Tourvel (du moins, pour Mme de Merteuil, jusqu’au moment où, à la fin du roman, elle semble être véritablement jalouse de la Présidente) que le lecteur éprouve le sentiment d ’être en présence du mal pur, d’une méchanceté gratuite mais sans faille. Certains critiques ont reproché à Laclos le m an que de motivation de cette méchanceté. Alors que c’est précisément ce qui lui donne un caractère exceptionnel. D ’être liée d ’un nœud
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si lâche à ses motifs ordinaires, de s’exercer ainsi méthodiquement mais presque à froid, la méchanceté en devient, en quelque sorte, de la « méchanceté pour la méchanceté » (comme on dit l’art pour l’art). C ’est alors qu’elle peut exercer une fascination où se mêlent l’effroi et l ’admiration. D ’autant plus que son autonomie lui assure une espèce de perfection et que nous pouvons admirer ici une méchanceté pure de toutes les bavures, les imperfections ou les demi-repentirs qui sont le lot des individus ordinaires. Cette méchanceté méthodique ignore la vie saccadée des passions, les intermittences que nous connaissons tous, elle est un démenti à notre peu d ’acharnement habituel. Elle offre une espèce de pléni tude soutenue ; elle est comme un état naturel ; elle a quelque chose de souverainement libre. Si bien que, paradoxalement, c’est dans la mesure où nous croyons que l’homme n’est pas totalement dépourvu de bons sentiments, où nous croyons du moins à la dualité humaine, que nous admirons Mme de Merteuil ou Valmont. N ’est pas méchant qui veut, surtout à ce degré-là. La constance, la pureté, le carac tère absolu de la méchanceté dont ils font preuve leur donnent le prestige dont se parent à nos yeux les êtres exceptionnellement doués. C ’est pourquoi le lecteur peut admirer un comportement qui lui est peut-être très étranger, qui lui ferait horreur dans la réalité. Et l’on voit que l’opposition réelle qui existe entre Choderlos de Laclos, bon époux et bon père, grand admirateur de la vertu et du sentiment, et l’auteur des Liaisons n’est pas aussi inexplicable et mystérieuse qu’elle ne le paraît au premier abord. La fascination que Laclos a dû éprouver et sans laquelle il n’aurait sans doute pas pu créer Mme de Merteuil et Valm ont (nous préférons, nous l’avons dit, ce terme de fascination à celui de jalousie que propose G irau doux), c’est celle que peut exercer sur nous un sentiment mené ainsi à un achèvement, à une perfection presque inhumaine. La pureté propre à l’expression littéraire se double donc ici de ce q u ’on pour rait appeler la pureté psychologique de la passion. La méchanceté dans les Liaisons est ainsi idéale, dans les deux sens que l’on donne communément à ce terme. Le mal est encore paré chez Laclos, on l’a souvent remarqué, de toutes les grâces humaines. Comme le dit G iraudoux : « ...le couple parfait, celui que forment l’homme le plus beau et le plus intelligent et la femme la plus charmante et la plus fine... Toutes les qualités demandées au couple parfait lui sont dévolues, confiance absolue,
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secret vis-à-vis de l’humanité entière, sans compter une jalousie gênante mais toujours excitante. » 1 Nous touchons ici à un autre point qui nous paraît capital. Si la séduction de la méchanceté est inséparable des motifs qui la déterminent, elle l’est encore moins des moyens qu’elle met en œuvre, de ce qui lui donne en quelque sorte son style. II est des méchancetés médiocres' et peu séduisantes, parce qu’elles s'assou vissent dans la brutalité, grâce à des ruses, à des calculs imparfaits ou mesquins, q u ’elles s’exercent sans préméditation, à la faveur d ’un hasard. Par contre, il est évident que ce que la méchanceté de Valmont et de Mme de Merteuil manifeste incessamment, ce qui la rend si terriblement efficace — car ils ne sont pas seulement plus méchants que nous ne saurions l’être, ils le sont encore avec infiniment plus de succès, ce qui règne dans tous leurs actes, c’est plus que l’habileté, la patience, l’application soutenue, l’esprit de méthode, l’insensibilité ou la maîtrise de soi : c’est l’intelligence. Le mal pur, c’est ici l’intelligence pure. Leur méchanceté n’est donc grevée d ’aucune de ces hypothèques qui rassurent le lecteur et le confirment dans le sentiment qu’il a de la supériorité des bons sentiments et de la faiblesse des méchants. —
On comprend dès lors que les Liaisons aient provoqué un
tel scandale. La littérature psychologique avait habitué le public à voir dans l’intelligence une puissance d’ordre, elle glorifiait sa fonction régulatrice, grâce à laquelle le vrai et le bien marchaient la main dans la main. Or, si Laclos conserve à l’intelligence son pou voir de vérité, celui de dissiper les illusions, de percer le secret des cœurs, il fait par contre triompher ce couple : celui de l’intel ligence mariée au mal. Et n ’oublions pas qu’ici aussi nous restons peut-être marqués, plus ou moins consciemment, par la mythologie biblique. Parmi les associations de mots presque automatiques, les formules devenues banales, ne trouvons-nous pas celle-ci : une intelligence
diabolique ?
N ’est-ce
pas
dire
que
Laclos
avait
retrouvé le plus vieux secret de la séduction ?... Quoi qu’il en soit, en mettant au service du mal tout le prestige de l’intelligence et en illuminant cette intelligence de la lumière inquiétante, et peut-être infernale, du mal, Laclos offrait à ses lecteurs un livre qui dépassait de beaucoup une simple histoire de
1 Op. cit., pages 85-86.
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roués. En même temps qu’il dénonçait la tyrannie de la sensualité et l’érotisme caché sous le libertinage, il proposait une image de l’esprit du mal paré du prestige le moins susceptible de pâlir aux yeux des Français et peut-être des Européens, le plus irréfutable de leur propre aveu : celui de l’intelligence. Le x vm 0 siècle était hédoniste ; son amoralisme n’allait généralement pas au delà du mot d ’Agnès : « Le moyen d’empêcher ce qui fait du plaisir ? » Le péché y était rose, couleur de boudoir, couleur aussi d ’incarnat. Et cette lumière colorait souvent jusqu’aux « noirceurs » dont les libertins relevaient leur plaisir. Mais jam ais on n ’avait eu, avant Laclos, le spectacle d’un esprit du mal aussi méthodique, ni sur tout justifié ou glorifié par un tel triomphe de l’intelligence. Laclos révélait ainsi le terrible pouvoir que procure la connaissance des secrets du cœur et du corps. Mais c’était précisément un pouvoir, avec tout ce que ce mot peut flatter dans le cœur des hommes. Nous voici ramenés au mot de Péguy. Celui-ci dénonçait, pour en contester la profondeur, la part de vanité qui entre dans la cruauté. Certes, la vanité de Mme de Merteuil et de Valmont ne fait de doute pour personne. Et l’on pourrait croire que cette méchanceté en apparence autonome, gratuite, que nous évoquions précédemment, est en fait motivée tout simplement par la vanité, et qu’elle n ’a donc de particulier que sa démesure. Sans doute cette méchanceté n’est-elle pas aussi arbitraire que nous ne le disions ; elle a un motif profond. Cependant, quand la vanité se manifeste comme elle le fait chez Valmont ou chez Mme de Merteuil, qu’elle nourrit un esprit du mal aussi méthodique, qu’elle exige des ven geances aussi impeccables, qu’elle s’achève si évidemment dans le triomphe de l’intelligence, elle mérite un autre nom : la volonté de puissance. Et si nous avons parlé de méchanceté autonome, c’est précisément que, pour la marquise et Valmont, autrui est beau coup moins un ennemi dont on se venge qu’un moyen d ’éprouver son pouvoir, 2 que l ’occasion d’une affirmation de soi, de sa liberté, de sa puissance, — l’occasion, en d ’autres termes, de jouir de sa propre intelligence.3 II suffit d ’ailleurs, pour s’en convaincre, de se rappeler comment Mme de Merteuil saute sur l’occasion, que 2 Comme l’ont bien vu Janine Marat (Revue de Suisse. 20 novembre 1951, pages 138 à 140) et Emile Dard (op. cit.. page 82). s « Dès que la vengeance fut résolue, elle sentit sa force, chaque pas de son esprit lui donnait du bonheur » (Stendhal, La Chartreuse de Parme. chapitre X X !).
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lui procure Prévan, d ’exercer son pouvoir et d ’en jouir. Ce qui l’anime à ce moment, plus que la vanité blessée ou le désir de ven geance, c’est une espèce d’allégresse. Il suffit aussi de songer à l’atroce bonhomie satisfaite avec laquelle Valmont annonce à Mme de Merteuil (lettre 142) qu’il a envoyé à la Présidente la lettre de rupture que lui avait proposée la marquise. La méchanceté idéale de cette lettre lui a plu. Il n ’y a pas chez lui l’ombre d ’un souci d ’autrui : Ma foi, ma belle amie, je ne sais si j ’ai mal lu ou mal en tendu, et votre Lettre, et l’histoire que vous m’y faites, et le petit modèle épistolaire qui y était compris. Ce que je puis vous dire, c’est que ce dernier m’a paru original et propre à faire de l’effet : aussi je l’ai copié tout simplement, et tout simplement encore, je l’ai envoyé à la céleste Présidente... Les sots sont ici-bas pour nos menus plaisirs, dit encore Mme de Merteuil, citant Gresset dans sa comédie du
Méchant (lettre 63). Or, cela ne vaut pas seulement pour les plaisirs du corps, bien au contraire.4 La méchanceté est donc chez eux l’exercice de cette volonté de puissance, l’occasion d ’un plaisir d ’intelligence. N ’oublions pas en effet que ce pouvoir veut s’exercer dans la prévision autant, si ce n’est plus, que dans la réalisation, qu’ils ne se satisfont que de démarches infaillibles, de la pureté de leur méthode, et que la justesse du calcul leur procure un plaisir sans mesure avec l’importance réelle du succès remporté. Nous voyons donc q u ’il faut faire intervenir, pour expliquer le phénomène qui nous intéresse, les motifs de la méchanceté, ses moyens, et ses fins (c’est-à-dire ce qui se cache sous ses motifs immédiatement visibles). Et pour regrouper ce que nous avons dû séparer par la néces sité même de l’analyse, nous arriverions à cette conclusion : la séduction de la méchanceté est liée à tout un ensemble de facteurs qui tiennent en partie à notre nature morale et aux moyens artisti 4 Remarquons que l’érotisme s’inscrit parfaitement dans la volonté de puissance intellectuelle qui anime Valmont et Mme de Merteuil. Nous avons vu, au chapitre III, la part d’intelligence, de plaisir de l'intelligence, qui entre dans le comportement érotique. D ’ailleurs, la Voie royale ou la Condition humaine de M alraux ont rendu familière aux lecteurs contem porains cette vérité : sur le plan amoureux, la volonté de puissance s'assou vit plus volontiers dans l’érotisme que dans la simple jouissance et la sensualité n’est pour elle qu’un moyen de se donner libre cours.
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ques mis en œuvre, et en partie à ce qu’on pourrait appeler le sys tème de cette méchanceté. Si la méchanceté est particulièrement séduisante chez Laclos, c’est dans la mesure où les motifs et les fins qu’on y discerne, les moyens utilisés, constituent l’affirmation d ’une valeur incontestable, l’exercice incomparable d ’un pouvoir humain ; dans la mesure donc où ils dessinent une image glorieuse de l’homme. Ce qui, ailleurs, reste le plus souvent à demi incons cient (puisque toute vengeance, toute cruauté impliquent au fond une affirmation de soi), ce qui n ’est ailleurs qu’ébauché et ne va pas au delà d ’un simple réflexe psychologique, est ici pleinement conscient, assumé, signifié. La méchanceté chez Laclos est donc séduisante à la fois par la perfection des moyens employés et par l’image de l ’homme qui la nourrit et qu’elle laisse entrevoir. Et pour en revenir à nos exemples précédents, on voit bien que dans la Cousine Bette, les Karamazov ou les Possédés, cette image est tout autre. D ’autre part, Armand Hoog a bien vu que si l’on peut rapprocher Laclos de Sade et voir chez lui un « sadisme de la connaissance » (qui consiste à « im po ser à autrui, non la loi de ses tortures, mais la loi de ses calculs »), il y a entre eux une différence essentielle : c’est que la cruauté est chez Laclos « satisfaite », ce qui n’est pas le cas chez S a d e .5 Cependant, et sur un autre plan, nous voudrions encore ajouter ceci. Il est courant de donner à Laclos le parrainage de Racine. « C ’est Racine aidé par Vauban », dira Giraudoux dans une for mule pour le moins ingénieuse.6 Et l’on voit bien ce qui, chez Laclos, justifie le rapprochement : la lucidité de l’analyse et le spectacle de la sensualité toute-puissante. Mais on n ’a guère jus qu’ici, si ce n ’est Martin T u rn e ll7 et Dom inique Aury, 8 signalé une autre parenté, un courant qui, après avoir baigné Laclos, irri guera au xixe siècle le domaine stendhalien : le souvenir de Cor neille. II nous semble pourtant évident que la volonté de puissance, la fidélité à soi (qui va jusqu’à la fascination par son propre per sonnage) dont témoignent les héros des Liaisons sont l’écho de l’appel cornélien à la grandeur humaine. Et lorsque Valm ont ou Mme de Merteuil parlent de leur gloire (par exemple, pour celle-ci,
s 6 i 8
Préface aux Liaisons dangereuses, pages X X I à X X IV . Op. cit., page 87. The Novet in France, page 62. Op. cit., page 17.
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dans la lettre 81), le mot nous paraît impliquer dans leur esprit, comme pour leurs ancêtres du xvne siècle, l’estime qu’on veut pou voir s’accorder à soi-même, la satistaction de l'orgueil, tout autant que la réputation aux yeux du monde. {Il est d ’ailleurs possible de considérer sociologiquement les libertins comme les héritiers de cette société de Louis XI I I à laquelle l’orgueil cornélien offrait une compensation à la perte de ses privilèges féodaux. C ’est ainsi que Denis de Rougemont écrit : « De la Régence à Louis X V I, Don Juan a régné sur le rêve d ’une aristocratie déchue de l’héroïsme féodal. » ) 9 Sans doute la distance est-elle grande entre les valeurs morales qu’implique l ’héroïsme cornélien et l’esprit du mal poussé à sa perfection que l’on trouve chez Laclos. Et Martin Turnell ne relève la parenté que pour déplorer la décadence de la vraie gloire cornélienne ; il est sensible avant tout à la distance qui sépare un « Je suis maître de moi comme de l’univers » 10 de ces victoires remportées dans des alcôves. Cependant, l’idéal d ’un Valm ont ou d ’une Merteuil, c’est-à-dire une volonté de puissance trouvant sa satisfaction dans le pouvoir de l’intelligence, ne nous paraît pas si dégradé, quel que soit l’objet de ses conquêtes. Plus exacte ment, nous pensons que le lecteur peut être plus séduit par le spec tacle d ’une intelligence souveraine que déçu par la disparition des valeurs morales qui ont pu, à une autre époque, orienter chez l’homme la conquête de ses pouvoirs. C ’est pourquoi nous estimons que cette volonté de puissance dent l’intelligence est à la fois le ressort et le moyen, ce qui l'anime et ce qui lui permet de s’assouvir, constitue un des secrets de la fascination que les Liaisons n ’ont cessé d ’exercer depuis leur publication, fascination que ni les anec dotes scandaleuses ni le climat d ’érotisme du livre ne suffisent à expliquer. L ’esprit du mal, nous l’avons vu, n’était pas inconnu dans la littérature du xvm e siècle. Et sans doute la méchanceté im pli que-t-elle toujours un m inim um d’intelligence. Mais jam ais encore l’esprit du mal n’avait pris à ce point la forme impérieuse de la volonté de puissance de l’esprit. Jamais il n ’avait présenté des héros aussi fascinants. Car jam ais livre n’avait offert, dans l’exer cice du mal, des personnages plus susceptibles de flatter en tout homme le vieux rêve d’un pouvoir infaillible de l’esprit : en d ’autres termes, une si séduisante mythologie de l’intelligence. L’Amour et l'Occidcnt. page 203. !0 Cinna. aetf V, sccne 3.
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Ce sont les éléments créateurs de cette mythologie que nous voudrions dégager maintenant en analysant le comportement et les procédés de Valmont et de Mme de Merteuil. Chez celui-ci, nous étudierons surtout la conquête de Mme de Tourvel. En effet, s’il manifeste d ’une façon éclatante, dans son aventure avec Cécile, l’esprit du mal, le plaisir de corrompre qui le caractérisent, la séduction de la jeune fille ne lui a demandé ni beaucoup de temps ni beaucoup d ’habileté. C ’est pourquoi nous préférons le suivre dans ce q u ’il considère lui-même comme son exploit : la conquête de la Présidente. Il Valmont,
serait fastidieux de relever les innombrables habiletés de les exemples incessants q u ’il donne de prudence, de
présence d ’esprit, de maîtrise de soi, de connaissance des méca nismes psychologiques. Il suffit de se reporter à la lettre 36 pour voir avec quel art Valm ont « recompose » le passé, se servant d’une sincérité apparente et qui semble devoir lui être défavorable pour rendre vraisemblables ses mensonges et faire d ’une série de gestes concertés les témoignages convaincants d ’une passion insurmon table. C ’est au point qu’il donne le sentiment de disposer vérita blement de la réalité à sa guise dans la meilleure tradition des sophistes grecs. (Mais ces sophistes ne furent-ils pas justement les premiers à dissocier méthodiquement l’exercice de l’esprit de la recherche du vrai pour mettre l’intelligence au seul service des passions humaines ?) L ’on pourrait aussi s’attacher à la .lettre 125, dans laquelle Valmont raconte sa victoire. Il y révèle l ’ensemble de ses dons et en particulier son art de comédien, celui de jouer de tous les registres de la voix et du sentiment sans se laisser entraî ner à son propre jeu. En un mot, nous le voyons conduire la scène d ’un bout à l’autre et il nous y donne, plus que partout ailleurs, le sentiment de l’infaillibilité, d’une victoire dans laquelle le hasard ou la chance n’ont joué aucun rôle. Cependant, c’est surtout à certaines caractéristiques des lettres que Valm ont adresse à Mme de Tourvel que nous voudrions nous arrêter. Il est clair, en effet, q u ’en l’éloignant et en se dérobant, c’est-à-dire en le condamnant à n’avoir avec elle que des rapports épistolaires, Mme de Tourvel lui rendait la tâche particulièrement difficile. Or, en quoi cette correspondance mérite-t-elle notre adm i ration ?
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Relevons tout d’abord une objection : on a reproché 11 à ces lettres de Valmont d ’être trop visiblement fabriquées. Sans doute le sont-elles, du moins pour nous lecteurs qui sommes dans le secret du jeu. Et Laclos songeait peut-être à se garantir de ce reproche quand, utilisant la plume de Mme de Merteuil, il rappelait dans la lettre 33 que rien n ’est plus difficile à feindre que la passion véritable. 11 n ’est guère possible pourtant d’y voir une maladresse de l’auteur : celui-ci saura mettre dans les lettres de Mme de Tourvel quelques beaux cris de passion. C ’est pourquoi nous nous demandons si l’artifice apparent de cette correspondance n’est pas voulu. Rappelons-nous en effet que les Liaisons sont une entre prise de démystification. Laclos a pu souhaiter que nous n’oubliions jam ais que ces lettres sont fabriquées « à froid » ; il a peut-être voulu que le contraste entre leur artifice et leur effet soit toujours sensible. Cela permettait de souligner la valeur de la méthode de Valm ont plus que de dénoncer son insuffisance. Cela confirmerait les commentaires que Valm ont nous donne lui-même de ses lettres, dans lesquels il attire l’attention sur les calculs qui motivent telle ou telle phrase et se félicite à l’avance de l’effet de telle ou telle manœuvre. Quoi qu’il en soit, en tentant d ’exercer cette séduction à distance si caractéristique des Liaisons et si propre à nourrir leur mytho logie, Valmont fait preuve de qualités indéniables. C ’est tout d ’abord l’aptitude à s’adapter à un type d ’adversaire particulier et assez nouveau pour lui. En ce qui concerne Cécile, il lui suffira de mettre à profit l 'occasion, c’est-à-dire de jouer sur la sensualité. Mais Mme de Tourvel n ’est pas une femme chez qui la sensualité domine ; elle ne se donnera vraiment qu’après avoir donné son cœur. C ’est pourquoi la technique de Valmont est la bonne, qui consiste à pratiquer une guerre d’usure, à jouer l’homme senti mental qui ne souhaite qu’un aveu ; et cet aveu, à l’appeler peu à peu en faisant de ses lettres comme un refrain et en y glissant sans cesse le mot amour, mais environné de termes rassurants : con fiance, vertu, enthousiasme, vénération, douceur. Et surtout I'habilelé de Valmont consiste à ne pas effaroucher Mme de Tourvel : il ne change pas de refrain, il feint de ne pas remarquer les vic toires qu’il remporte ; il se fait même de plus en plus platonique à
11 Dominique Aury, op. cit., page 15.
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mesure qu’il progresse.
C ’est
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ainsi
qu’il
construit
patiemment
l’image du soupirant parfait qui sera son complice et son meilleur allié dans le cœur de Mme de Tourvel. Et quoi qu’en dise Mme de Merteuil, qui lui reproche de piétiner et de ne pas forcer la décision, la patience de Valmont n ’est pas si critiquable puisqu’elle lui per mettra de remporter sur la Présidente la victoire même qu’il se flattait d ’obtenir, et que Mme de Tourvel se donnera à lui corps et âme. D'autre part, si Valmont a su tendre à sa victime le piège d ’une correspondance, il sait surtout empêcher que ce piège ne se rouvre. Nous songeons à ce qu'on pourrait appeler sa technique de provo cation. Non seulement i! feint régulièrement d ’accepter « en gros » les demandes de Mme de Tourvel pour les refuser ensuite « e n détail » (et rien n ’est plus contagieux que l’ergotage). Mais encore il y a dans ses lettres une telle accumulation de mensonges, de duplicité, de sophismes, unis à des affirmations si répétées de sa sincérité, un tel refus de reconnaître q u ’il a toujours abusé de tou tes les permissions, de toutes les situations, que cela en est irritant et que Mme de Tourvel ne résiste pas à la tentation de répondre, de se disculper, de rectifier, de montrer qu’elle n’est pas dupe, en un mot de défendre son innocence et la vérité. Elle veut qu’on lui rende justice, elle veut avoir le dernier mot. Et c ’est ainsi, en partie du moins, qu’elle se perd (Valmont torr.bc-ra dans le même piège, tendu cette fois-ci par Mme de Merteuil, dans ia quatrième partie De même, certaines lettres de Valmont son: évidemment destinées à toucher la femme amoureuse tout en paraissant s'adresser à l'in différente. Mme de Tourvel lutte contre son propre sentiment ; cette lutte, nous le sentons, est douloureuse. Combien il doit être dès lors pénible pour elle de se voir accuser d'insensibilité, d ’enten dre Valmont lui dire : vous ignorez les souffrances d’un cœur sensible ! Quelle tentation, ici aussi, de rectifier ! C ’est ainsi que, même éloigné d ’elle, Valmont lui impose sa présence en l’empêchant d'interrompre leur correspondance et rend par là-même illusoire le remède de l’éloignement. On peut certes se demander jusqu’à quel point tout cela cons titue effectivement une séduction à distance. Comme nous le mon trons plus loin, la passion de Mme de Tourvel est en fait un monde autonome et les manœuvres de Valmont ne jouent pas, dans son progrès, un rôle aussi grand qu’il n’y paraît et que lui ne semble le
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croire. Il n’en reste pas moins que ces lettres contribuent à la perte de Mme de Tourve! en lui imposant la présence de Valmont et en la privant du seul remède : l ’oubli. Et qu’elles y contribuent par leur texture même. Pierre Charpentrat a fort bien marqué le pou voir de cette rhétorique amoureuse : Les phrases balancées du Séducteur inspirent à la Présidente une sécurité trompeuse ; en la persuadant qu’il subsiste des lois au royaume de la passion, elles la conduisent plus sûrement à sa perte que des couplets lyriques. En même temps, les anti thèses simplificatrices la fascinent, et les divers procédés d’am plification prêtent à la tentation mille visages nouveaux.12 C ’est-à-dire que la rhétorique retrouve toute son efficacité et que nous rejoignons ici un des thèmes profonds des Liaisons : le pou voir du langage. II est peu d’œuvres qui donnent autant que le roman de Laclos le sentiment ou l’illusion de ce pouvoir : parce qu’il est, nous l’avons vu, un véritable roman par lettres et que les lettres y sont autant un moyen d’action q u ’un procédé de narra tion. Or, ce thème du pouvoir du langage nous paraît essentiel à la naissance de la mythologie de l’intelligence que nous étudions ici. Valm ont et Mme de Merteuil triomphent en effet, non pas grâce à des armes secrètes, mais parce qu’ils maîtrisent plus souverai nement que nous le langage. C ’est dire que, par là aussi, leur pouvoir est dé nature intellectuelle. Parm i les caractéristiques du comportement de Valmont, nous voudrions encore relever celle-ci : la forme que prend chez lui l’athéisme. O n se souvient que c’est grâce au Père Anselme que Valm ont peut triompher. Et l’on serait tenté de rapprocher son attitude de celle du Don Juan de Molière. Il nous paraît néanmoins qu’il y a loin de l’athéisme tendu, provocant, revendicateur, du héros de Molière à celui de Valmont. Combien celui-là est plus agressif ! Don Juan veut « marquer des points » contre Dieu. L ’ho rizon de Valm ont est libre de préoccupations religieuses : l’athéisme chez lui est triomphant et non pas militant. Et l’épisode du Père Anselme n’est qu’une ruse efficace. Il ne s’agit pas pour Valmont d'arracher à Dieu une créature, mais de rendre Mme de Tourvel jalouse de Dieu. Le héros de Laclos fait entrer Dieu dans son jeu
12 Op. cit., pages X III et XIV.
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beaucoup plus q u ’il ne le provoque. Et cet athéisme serein ren force évidemment l’impression d’autonomie, d ’entière liberté de l’esprit que nous donne le personnage. Rappelons enfin l’existence, en filigrane, dans la correspon dance de Valmont d’une rouerie idéale, signalée par des références plus ou moins ironiques, par les commentaires qu’il donne de son propre comportement, et qui vient corriger sa complaisance à mettre en valeur son habileté. Car si Valm ont se regarde volontiers dans le miroir de ses lettres, c’est surtout une image idéale qu’il y cherche, nous permettant ainsi de rêver, nous incitant même à rêver à ce que serait un Valmont parfait. Et comme le dit M alraux : Les deux personnages essentiels agissent donc avec d’autant plus de virulence qu’ils le font à deux degrés, sous leur image mythique et leur image vivante, et que c’est l’image mythique qui informe l’image vivante ; celle-ci devenant son modèle en action, confronté à la vie, incarné ; l’œuvre d’art bénéficiant à la fois de la méthode nécèssaire à cette image incarnée pour agir, et du prestige permanent de l’image mythique.13 Tels sont les éléments qui, dans le personnage de Valmont, nous paraissent le plus susceptibles de nourrir une mythologie de l’intelligence. Certes il ne faut pas qu’ils nous cachent les faiblesses réelles du personnage. De l’Olympe de l ’intelligence, il n ’est qu’un demi-dieu. A aucun instant, par exemple, Valm ont n ’a prévu la fuite de Mme de Tourvel, et la rage qu’elle provoque en lui a quel que chose de puéril (lettre 100). Souvent la volonté de puissance cède le pas chez lui à la simple vanité. Ce séducteur n’est pas tou jours insensible à la séduction de sa victime. Et cet homme habile à manier les autres se laisse à son tour manœuvrer par Mme de Merteuil. Aussi, passer de Valmont à la marquise, est-ce accéder aux sommets de l’intelligence et contempler la figure la plus impor tante de cette mythologie. De Mme de Merteuil l’on serait tenté de tout citer ; nous avons eu déjà l’occasion de dire combien sa supériorité éclate dans le ton de ses lettres, dans ce qu’il a d’alerte, de bondissant, de nerveux, et qui le rend inimitable ; de plus il n’est pas une lettre d ’elle qui ne nous donne une haute idée de son intelligence et de ses pou
13 Op., cit., page 421.
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voirs. —• Il est intéressant d ’ailleurs de rappeler un détail signifi catif : des trois personnages principaux du roman, c’est Mme de Merteuil qui écrit le moins (il n’y a que vingt-sept lettres d ’elle contre trente-deux de Mme de Tourvel et cinquante et une de Valmont) mais c’est de ses lettres qu’on garde le souvenir le plus vif. C ’est qu’en effet il n ’y a pas une lettre de la marquise qui soit faible ou simplement de moindre intérêt que les autres. Il faut évidemment tenir compte des circonstances : rien, dans les intrigues de Mme de Merteuil, ne la condamnait aux redites que connaissent Mme de Tourvel et Valmont. On constate néanmoins que Laclos a visiblement favorisé ce personnage et que tout tend à faire de cette correspondance une correspondance exemplaire. Exemplaire comme le comportement de son auteur. Q u ’il s’agisse de prendre ou de quitter un homme (Belleroche ou Danceny) sans q u ’il se doute un instant des mœurs réelles de sa compagne ; ou mieux encore, qu’il s’agisse de faire d ’une pierre cinq ou six coups : à la fois de corrompre Cécile, de précipiter l’intrigue avec Danceny, de jouer auprès de Mme de Volanges le rôle d’une amie respectable et vertueuse, et de rendre service à Valmont (cf. la lettre 63, une des grandes lettres de la marquise), Mme de Merteuil se révèle insurpassable. Il n ’est guère besoin de rappeler q u ’elle est le per sonnage le plus agissant du roman et qu’il n ’est pas une intrigue dans laquelle ses conseils ou son intervention ne se montrent utiles ou efficaces. Elle joint même à ces dons une qualité assez rare : celle de juger avec équité, avec sympathie, ce qui semble lui être le plus étranger. Le portrait qu’elle trace de Mme de Rosemonde (lettre 113) est remarquable, et en tous points conforme à ce que nous apprendra la correspondance de cette dernière avec la Pré sidente. La correspondance et le comportement de Mme de Merteuil se maintiennent donc sans cesse sur les sommets. Obligés de choisir, nous retiendrons son aventure avec Prévan, sa correspondance avec Valmont dans la quatrième partie et sa lettre autobiographique. L ’épisode Prévan, nous l ’avons vu dans la première partie de cette étude, n’est pas une intrigue secondaire. Outre q u ’il rend nettement sensible le conflit latent qui couve depuis le début entre Valmont et Mme de Merteuil, il est particulièrement fait pour mettre en valeur la maîtrise de la marquise. Ce n ’est point un hasard d ’ailleurs si Valm ont insiste sur l’habileté de Prévan et s’il raconte
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longuement son exploit le plus fameux : l’histoire des inséparables. Ainsi présentée, l’aventure avec Prévan apparaît comme une double victoire magistrale que Mme de Merteuil remporte sur celui-ci et sur Valmont. Comme le récit de la victoire de Valmont sur Mme de Tourvel (lettre 125), celui du triomphe de Mme de Merteuil (lettre 85) évoque une suite de calculs et de manœuvres. Symétrie bien naturelle puis que dans les deux cas c'est l’intelligence calculatrice qu’il s’agit de mettre en lumière. Cependant, du vicomte à Mme de Merteuil, quelle différence de qualité ! Tout d’abord, la lettre 85 est un chef-d’œuvre de narration « à la Merteuil ». Puis tout y présente un caractère comme idéal et superlatif. L’aventure offre un risque maximum étant donné la personnalité de Prévan et le fait que le moindre contre-temps, le moindre « raté » dans la combinaison peut tout faire échouer. L ’entreprise est particulièrement ardue puis qu’il s’agit de faire les apparences plus vraies que la réalité, de transformer une série d’avances dangereuses (car elles sont faites en public et par une femme) en autant de preuves d’innocence ; et ainsi chaque calcul doit être à double ou à triple effet. Enfin l’effi cacité, l’infaillibilité des manœuvres de Mme de Merteuil a quelque chose de surhumain. C ’est plus qu’une exacte prévision : c’est la négation du hasard et de la liberté d'autrui. Il n'y a pas un mot ou un geste de Prévan, indispensable au succès, qui n'ait été escompté et qui ne soit effectivement prononcé ou accompli au moment prévu. Rien ne manque ainsi pour rendre exemplaire la conduite de Mme de Merteuil, pas même la tentation surmontée de l’impatience, qui révèle qu’elle est aussi maîtresse de son tempé rament que des actions d ’autrui. Et pour achever la réussite, nous avons la lettre 87 (qui donne à Mme de Volanges la version officielle de l’événement), remarquable par le naturel des explications et cette suprême habileté de la marquise qui consiste à ne pas com promettre, par trop d ’insistance, la vraisemblance de ce qu'elle veut faire accroire. Considéré du point de vue de la mythologie de l’intelligence, l’épisode Prévan apparaît donc comme une scène importante. Mais, nous l’avons dit, Mme de Merteuil ne descend guère de ses som mets, et on le voit bien dans la quatrième partie. On se rappelle que cette partie est dominée par le conflit qui oppose Valmont et Mme de Merteuil. Or, si rien n ’est plus satis
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faisant pour l’esprit du mal que le couple paré de toutes les grâces humaines, rien n’est plus propre par contre à nourrir la mythologie de l’intelligence que ce dernier combat où la rouerie n’affronte plus l’innocence ou la vertu, ni même une rouerie ignorant à qui elle a affaire (comme dans l’épisode Prévan : Mme de Merteuil avait là un avantage certain sur son adversaire), mais où, à visage décou vert, s’affrontent deux roueries. Seul combat qui ne soit pas tru qué : la supériorité y désignera sans contestation possible le plus intelligent. Le combat se termine par une double défaite, mais ce qui compte ici, tout autant que l’issue, c’est l’habileté dont les adversaires font preuve au cours de ce dernier duel. Et il n’est pas douteux que Mme de Merteuil s’y révèle nettement supérieure à Valmont. Tout d ’abord par la lucidité : elle est beaucoup plus consciente que lui du danger qu’il y aurait pour eux à renouer. Elle seule se montre capable de mesurer, au delà de ce qui les tente, du plaisir q u ’ils y trouveraient l’un et l’autre, le risque d ’une liaison dans laquelle aucun des partenaires ne pourrait compter sur les illusions de l’autre ; elle seule se rend compte de l’espèce d ’engrenage que constituent leurs caractères, leurs principes et même leur compli cité passée. Elle est surtout supérieure dans le combat : on sait avec quelle maestria elle mêle la provocation, la coquetterie, la sincérité, les réticences et le persiflage. La façon dont, en feignant de se laisser forcer la main, elle amène Valm ont à envoyer à Mme de Tourvel la lettre de rupture q u ’elle lui propose est impeccable. — Sans doute l’adm iration ne doit-elle pas nous aveugler et ne faut-il pas exagérer la victoire de Mme de Merteuil. En fait, ce n ’est pas uniquement à la marquise que Valm ont sacrifie la Présidente. Cette rupture, envisagée dès le début, est dans la ligne de conduite chère au vicomte ; et s’il veut rester fidèle à lui-même, il doit rompre pour manifester sa maîtrise de soi et sa liberté. Mais il menaçait précisément d ’oublier ces exigences. L ’habileté de Mme de Mer teuil consiste à enfermer Valm ont dans ses principes et dans son personnage, et à faire servir à ses propres fins une rigueur de con duite qu’elle lui impose par une espèce de chantage. Et surtout l’enjeu du conflit doit être cherché bien au delà d ’une vengeance que réclame la jalousie : c’est leur liberté à chacun qui est en cause. Ce qui compte, c’est que Mme de Merteuil garde l’initiative, se ménage jusqu’à la fin la possibilité de choisir entre la réconciliation
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et la rupture. Et, quelles que soient ses véritables intentions, le seul fait qu’elle reste libre de récompenser Valm ont ou de se dérober, alors que lui n ’a plus en main une seule carte maîtresse, suffit à révéler la supériorité de la marquise. D ’ailleurs, l ’impossi bilité même où nous sommes en définitive de la juger, de décider si oui ou non elle était disposée à tenir ses engagements, et jusqu’à quel point elle s’est tout simplement jouée de Valm ont ; cette résistance qu'elle oppose à nos tentatives d ’élucidation ; ce qu’elle a finalement d’insaisissable ; tout cela donne à sa virtuosité quel que chose de vertigineux. (On comprend que Robert Kemp ait pu contester le pouvoir corrupteur des Liaisons en disant que Mme de Merteuil décourage l’imitation.) 14 On voit donc que la marquise de Merteuil est le personnage capital de cette mythologie, que chez elle la figure mythique se confond presque avec la figure réelle, qu’elle réalise presque la rouerie idéale qui ne fait que nimber le personnage de Valmont. Et, pour achever cette image, Laclos l’a encore parée d ’un prestige dont il a privé Valm ont : celui que lui donne son autobiographie, la lettre 81 dans laquelle elle raconte comment elle a acquis ses pouvoirs (cette lettre est placée à proximité de i’épisode Prévan qui est ainsi la confirmation des déclarations orgueilleuses q u ’elle con tient). Un grand mouvement d ’éloquence emporte le début de cette lettre, où Mme de Merteuil revendique sa supériorité non seulement sur les compagnes de son sexe mais aussi sur tous les hommes. (Et nous songeons, en l’entendant réclamer qu’on reconnaisse ce qu’elle a d’unique, à ce mot qui ravissait Valéry : « Croyez-vous que je me sois donné la peine de me lever tous les jours de ma vie à quatre heures du matin pour penser comme tout le monde ? » ) 13 Passé cet élan oratoire, commence le récit de son adolescence. Ecoutons la marquise : Ressentais-je quelque chagrin, je m’étudiais à prendre l’air de la sérénité, même celui de la joie ; j ’ai porté le zèle jusqu’à me causer des douleurs volontaires, pour chercher pendant ce temps l’expression du plaisir. Je me suis travaillée avec le
14 La Vie des livres, Albin Michel, Paris, 1955, page 32. is Propos me concernant, dans Présence de Valéry de Berne-Joffroy, Pion, Paris, 1944, page 60.
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même soin et plus de peine, pour réprimer les symptômes d’une joie inattendue... ... sûre de mes gestes, j ’observais mes discours ; je réglais les uns et les autres, suivant les circonstances, ou même sui vant mes fantaisies : dès ce moment, ma façon de penser fut pour moi seule, et je ne montrai plus que celle qu’il m’était utile de laisser voir... J ’étudiai nos mœurs dans les Romans ; nos opinions dans les Philosophes ; je cherchai même dans les Moralistes les plus sévères ce qu’ils exigeaient de nous, et je m’assurai ainsi de ce qu’on pouvait faire, de ce qu’on devait penser, et de ce qu’il fallait paraître... Je fus donc obligée, pour rappeler les uns [les hommes aimablesj et éloigner les autres [les prétendants ennuyeux], d’affi cher quelques inconséquences, et d’employer à nuire à ma répu tation, le soin que je comptais mettre à la conserver. Je réussis facilement, comme vous pouvez croire. Mais n’étant emportée par aucune passion, je ne fis que ce que je jugeai nécessaire, et mesurai avec prudence les doses de mon étourderie... Ces précautions et celle de ne jamais écrire, de ne délivrer jamais aucune preuve de ma défaite, pouvaient paraître exces sives, et ne m’ont jamais paru suffisantes... Pas dë tendres rêveries d’adolescente dans cette vie ; pas une rencontre décisive, pas même une de ces brusques révélations sur le monde des adultes qui bouleversent les êtres jeunes et les mar quent pour la vie. Mais un goût inné de la puissance la plus rare : celle que donnent la maîtrise de soi et la connaissance des méca nismes psychologiques ; une capacité peu commune de dissimu lation et d ’attention ; une vue exacte des difficultés à résoudre ; et, sans même qu’elle ait eu besoin pour cela d ’une expérience fâcheuse, une prudence jam ais en défaut et de la méthode jusque dans ses dérèglements. Cette biographie presque idéale se confond ainsi avec la conquête systématique d ’un pouvoir. Et l’affirmation de Mme de Merteuil nous paraît dès lors légitime : « Je puis dire que je suis mon ouvrage. » L ’intelligence apparaît donc comme une des seules valeurs dans ce livre qui saccage tant de valeurs traditionnelles. Et tout le roman tend à en imposer la puissance irréfutable. — La lecture des
Liaisons (disons la première lecture) constitue d ’ailleurs à ce pro pos une expérience curieuse. Lorsque le lecteur voit, dès le début, Valm ont et Mme de Merteuil considérer comme allant de soi la
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défaite de Mme de Tourvel et la corruption de Cécile, et témoigner d’une si tranquille certitude, il est tenté, nous semble-t-il, de se récrier. Plus qu’une exacte prévision, cette négation de la vertu et de l’innocence lui paraît le fait d’une confiance excessive et con testable en l’infaillibilité d ’une méthode. Bref, le lecteur ne croit guère à cette double victoire. Cependant, à mesure q u ’il avance dans sa lecture, il voit peu à peu la vie se conformer au système des héros, les événements vérifier une affirmation en apparence outrecuidante. E t rien n’est plus convaincant que cette progressive soumission du réel aux projets des meneurs du jeu, que cette réduc tion du vivant au systématique. C ’est ici qu’il nous faut reprendre certaines remarques faites sur le caractère formel de l’œuvre. La mythologie de l’intelligence qui constitue ce qu’on pourrait appeler l’âme des Liaisons récla mait, pour être convaincante, plus que des personnages comme la marquise ou Valm ont : elle ne pouvait naître que de la rencontre du mythe avec certains caractères formels du roman, elle devait bénéficier de la convergence des moyens que nous signalions au chapitre I. « L’intrigue... d'un roman policier vaut par ce qu’elle multiplie. » 16 Et l ’on pourrait en dire autant des moyens mis en œuvre par tout romancier. C ’est pourquoi nous voudrions replacer maintenant ces éléments multiplicateurs à leur vraie place, les rat tacher au contenu ou au sens du livre, après les en avoir, artificiel lement mais par nécessité, détachés. Rappelons tout d’abord combien le roman par lettres est sus ceptible, de par sa nature même, de servir la mythologie, puisqu’il rend particulièrement sensibles la duplicité des personnages, le tra vail « par bande » auquel ils se livrent, la préméditation et l’efficacité de leur action ; combien aussi l’effacement apparent de l’auteur dans un tel roman multiplie l ’autonomie des meneurs du jeu aux quels il semble laisser la responsabilité et le mérite de leurs actes, de leurs calculs et de leurs succès. N ’oublions pas non plus à quel point le roman par lettres favo rise l ’expression de l’érotisme ; il permet, mieux qu’un autre, de « désensualiser » l’amour au profit des plaisirs d ’intelligence qu’il peut procurer et de nouer étroitement l’exercice de l’intelligence 18 Malraux, Préface à Sanctuaire de W illiam 1949, page 1.
Faulkner,
NRF,
Paris,
— 119 — et l’instinct sexuel : c’est-à-dire de faire bénéficier celui-là de tout l’attrait un peu trouble de celui-ci. D ’autre part, le’ dépouillement du livre, l’absence de pittores que, la nudité en un mot, sont favorables au mythe par le carac tère abstrait, ou plutôt intellectuel, qu’ils donnent à l’œuvre et qui î'éloigne du roman de mœurs. C ’est parce que ces héros sont sans âge et sans visage, parce q u ’ils se meuvent dans un univers réduit au rôle d’ustensile et qu’ils so suffisamment détachés de leur contexte historique, qu’ils peuvent apparaître davantage comme des figures de l’intelligence que comme des roués du x v i i i 8 siècle, ou du moins que leur rouerie peut laisser transparaître le mythe dont elle se nourrit. Il convient surtout de rappeler tout ce que « signifie » la com position du livre. Nous avons vu que la forme épistolaire permet le maximum de composition compatible avec le roman. Or, la composition rigoureuse des Liaisons, tout le jeu de figures, de symétries, de synchronismes qui s’y dessine, sont essentiels. Cette géométrie sensible, jointe à l’absence dans le récit de temps morts, c’est-à-dire de moments où la vie, les événements et les êtres sem blent obéir à leur rythme propre, contribue fortement à donner au lecteur le sentiment que la vie n’est pas une prolifération confuse mais que les meneurs du jeu lui imposent véritablement leur ordre ou leurs prévisions, qu’ils la m aîtrisent.17 Cette géométrie est comme la présence sensible de l’intelligence qui gouverne le roman et l’intrigue. Il y a ainsi un accord profond entre la rigueur de composition du roman et le système des personnages, une multi plication de l ’un par l ’autre. On voit donc à quoi tendaient, par delà leur signification appatente, tous les moyens mis en œuvre par Laclos. Les Liaisons devaient, de par leur dessein, se présenter sous l’aspect d’un univers autonome ; mais c’est la convergence des moyens dont nous parlions plus haut qui pouvait, dans une certaine mesure, rendre cet univers convaincant.
« Mais le temps des Liaisons est tout le contraire de cet instantanéisme. Il est significatif. Il a de l’homogénéité, de la cohésion, de la cohérence. Il est le champ d’exécution du projet. Il mesure la distance rétrécissante qui sépare le séducteur du but qu’il s’est proposé. Il est une progression visible.vers une fin dès l’abord visée et concue. (Georges Poulet, La Distance intérieure, page 75.)
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Nous disons : dans une certaine mesure. Car encore faut-il que le lecteur lui apporte son adhésion, sa complicité. Elles sont ici indéniables. Or, le reconnaître, c’est reconnaître que l’intelligence est dans les Liaisons l’élément romanesque le plus agissant. — Ce mot de romanesque peut étonner ici car il a mauvaise presse : il évoque le plus souvent des prestiges assez bas, des illusions gros sières. Et l’on nous dira que le roman de Laclos est bien peu « romanesque ». Prenons garde cependant que si le mot romanesque a pris un sens péjoratif, c’est dans la mesure où il dénonce non pas l’illusion en soi, mais la qualité souvent médiocre de cette illusion. Car l’attrait d’un roman implique nécessairement que l ’œuvre répond à certains rêves du lecteur, à certaines nostalgies ; il suppose nécessairement le consentement du lecteur à certaines
illusions. Comment la mythologie des Liaisons fait de cette œuvre la manifestation exemplaire d’un romanesque propre à toute une famille de romans français, c’est ce que nous voudrions montrer maintenant en nous attachant à ce que nous appellerons le roma
nesque de l’intelligence.
C h a p it r e
III
LE R O M A N E S Q U E DE L 'IN T E L L IG E N C E
L’idée qu’un Français contemporain peut se faire de la virilité (et naturellement, elle n’a que faire du tambour), il la doit peutêtre à cette suite d’œuvres sèches et brû lantes où se déroule sans .une défaillance, jusqu’à l’échafaud, l’exercice supérieur d’une intelligence qui n’a de cesse qu’elle domine. Albert Camus.
« Dans cinquante ans, on s’étonnera du roman psychologique comme aujourd’hui de l’alchimie... » 1 Rien n’est plus répandu, de nos jours, qu’une attitude critique, et même sarcastique, à l’égard d ’une des grandes traditions du roman français. E t un essai comme celui de Nathalie Sarraute reflète visiblement cette méfiance à l’égard de la psychologie traditionnelle : « Le mot psychologie est un de ceux qu’aucun auteur aujourd’hui ne peut entendre pro noncer à son sujet sans baisser les yeux et rougir. Quelque chose d ’un peu ridicule, de désuet, de cérébral, de borné, pour ne pas dire de prétentieusement sot s’y rattache. » 2 Cependant, si cette crise de confiance correspond à quelque chose de très profond de nos jours, il ne nous semble pas que les motifs en ont toujours été clairement entrevus, que la nature de cette contestation a été net tement analysée. Quoi de plus ambigu, en particulier, que la notion de « vérité » qu’on a si souvent fait intervenir ici ? En effet, parler
1 Roger Vailland, Drôle de jeu, Corréa, Paris, 1945, page 65. 2 L ’Ère du soupçon, NRF, Paris, 1956, page 83.
— 122 de vérité psychologique et faire de celle-ci un critère de valeur littéraire, c’est négliger un point essentiel : le système psycholo gique d ’un roman se propose au lecteur, ou du moins en est reçu, non pas tant comme le résultat d ’une analyse méthodique, scien tifique, de l’être humain que comme l’incarnation ou l’illustration d ’un postulat propre à l’auteur, à son milieu ou à son temps. Ce postulat, comme tout postulat, est indémontrable. Et ce qu’on appelle sa « vérité » est en fait l’adhésion du lecteur à l’image de l’homme qu’il implique : sa conviction est proportionnelle à la force de l’illusion romanesque qu’un tel postulat entretient. « Nous ne racontons que notre songe de la vie humaine », disait Bourget. Et Sartre : « Une technique romanesque renvoie toujours à la métaphysique du romancier. » N ’est-ce pas reconnaître que ce qu’on appelle le « réalisme psychologique » est, comme tout réa lisme, un choix, une interprétation de la réalité à partir d ’un certain point de vue, plus qu’une prétendue — et sans doute impossible — soumission au réel. Certes le lecteur de romans croit-il souvent vérifier en lui-même le bien-fondé de telle ou telle psychologie que lui propose un roman. Et sans doute toute psychologie reposet-elle, en partie du moins, sur une expérience. Mais dans quelle mesure n’est-ce pas ici aussi la nature qui imite l’art ? Jusqu’à quel point Racine, Dostoïevski ou Proust n’ont-ils pas créé des lecteurs qui peuvent se croire, de bonne foi, raciniens, dostoïevskiens ou proustiens dans leur comportement ? Et surtout n’est-il pas évident que la psychologie cornélienne, par exemple, est la justification a posteriori d’une image héroïque de l’homme beaucoup plus que son fondement ? Comme celle de Dostoïevski est l ’expression d ’une image tragique de l’être humain beaucoup plus qu’une justification de cette image. On a glorifié en Dostoïevski une « vérité » psycho logique plus grande que celle d’un Stendhal par exemple, parce q u’elle se fondait sur une part de l’homme généralement négligée par ce dernier. Et pourtant — Jacques Rivière l’avait déjà rappelé au moment où commençait en France l’engouement pour le roman cier russe — la psychologie des profondeurs qu’on trouve chez lui est finalement aussi systématique, aussi conventionnelle, que la psychologie « transparente » d’un Stendhal. De sorte que la con ception de Dostoïevski, bien loin d’être, à l’égal de ce qui se passe dans le monde scientifique, une explication de l ’homme plus exacte et qui ruine les interprétations antérieures, est, tout autant que les
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précédentes, une vue partielle de l ’homme, mais une vue qui s’atta che à une autre partie de notre être. E t professer la supériorité de Dostoïevski sur Stendhal, ce n’est pas adhérer à une vue plus juste de l’homme, mais c’est avouer de quels mythes on se nourrit. C ’est pourquoi l’affirmation de Roger Vailland que nous citions plus haut est contestable. Ce qui sépare les alchimistes moyenâgeux des chimistes contemporains n’est pas du tout de même nature que ce qui oppose les tenants du roman psychologique traditionnel à ceux du roman moderne. Si la chimie a prouvé objectivement la vanité des espoirs qui donnèrent naissance autrefois à l’alchimie, et rejeté définitivement celle-ci au rang des chimères, on ne saurait en dire autant du roman moderne (que celui-ci piofesse une certaine obscurité de l’âme ou qu’il implique même l’impossibilité de toute analyse psychologique) quand il conteste le roman traditionnel. Car il s’agit ici de deux images opposées de l’homme entre les quelles le choix est commandé davantage par le tempérament, la sensibilité, les préoccupations ou les convictions du lecteur que par sa raison. « Un mythe n ’est pas objet de discussion : il vit ou ne vit pas. II ne fait pas appel en nous à la raison, mais à la com plicité. Il nous atteint par nos désirs, par nos embryons d ’expé rience... les mythes ne se développent pas dans la mesure où ils dirigent les sentiments, mais dans celle où ils les justifient... » 8 Le roman moderne est celui de « l’homme en procès ». Il est né de la mise en question angoissée des pouvoirs de l’homme et en particulier de son intelligence, dont Dostoïevski fut un des pre miers à donner le signal (pour ne pas remonter jusqu’à Adolphe, où l’intelligence s’avoue vaincue alors même qu’elle paraît triom pher). Il devait donc nécessairement récuser les œuvres qui im pli quent la pocsibilité pour l’homme de voir clair en lui-même ou en autrui, le principe de causalité psychologique, l’algèbre des senti ments. — Sartre a brillamment montré, à propos de YEtranger de Camus, qu’il suffisait de supprimer ce principe de causalité jusque dans la syntaxe pour donner le sentiment de l’absurde. Et que cette image tragique de l’homme, à laquelle les événements récents semblent apporter une évidente confirmation, ait été jugée plus vraie, q u ’elle ait fait paraître sommaire et chimérique l’image
3 Malraux, Préface à L ’Am ant de lady Chatterley de D. H. Lawrence, NRF, Paris, 1932, pages 10-11.
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de l’homme dont se sont nourris les siècles précédents, cela est compréhensible. Devons-nous croire cependant que ce procès de l'hom me est définitivement perdu ? Est-ce à dire que la grande contestation entre ce qu’on pourrait appeler le rêve d ’une grandeur de l’homme et le cauchemar de sa misère soit tranchée une fois pour toutes en faveur du second terme ? Le romancier moderne croit nécessairement à la « vérité » de son monde, de sa vision du monde et de l’homme. (Sinon écrirait-il ses romans ?) Prenons garde néanmoins que le roman moderne implique, tout autant que l’ancien, une illusion romanesque, mais que cette illusion est sim plement d ’une nature et d ’une couleur différentes (romanesque noir, romanesque du désastre, où tout va pour le pis dans le pire des mondes possibles) et que rien ne nous assure de la victoire définitive de cette forme d ’illusion. Ces remarques vont nous légitimité et la permanence du pliquer dans quelle mesure il adressés et pourquoi il a peu
permettre de mieux comprendre la roman d ’analyse traditionnel, d ’ex échappe aux reproches qu’on lui a perdu de sa puissance d ’illusion.
On a reproché à ce roman d ’analyse d’être conformiste, de s’être satisfait trop longtemps d’une image convenue de l’homme. Mais, s’il ne faut pas négliger la force de la tradition (le respect de celle-ci offre à l’auteur un ensemble d ’évidences acquises, de références, propres à donner à son œuvre une audience et un le conformisme ne suffit pas à expliquer le très long règne psychologie « transparente » dans la littérature française. qu’elle se m aintînt si longtemps, il fallait qu’elle répondît
écho), de la Pour à un
besoin et à un rêve essentiels chez l’auteur et son lecteur, qu’elle fût à la fois appelée et portée par eux. Or, de tous les besoins de l’homme, un des plus profonds, un des plus durables, est bien celui de comprendre, de pénétrer au cœur des êtres, de simplifier et d ’or ganiser le monde des apparences en découvrant les lois qui le régissent. Et des formules magiques aux lois scientifiques, de l’astrologie aux mathématiques, c’est le même rêve qui se fait jour : celui d ’un pouvoir de l’esprit sur le monde. C ’est pourquoi il con vient, pensons-nous, de considérer l’homme tel que nous le pré sentent les romans d ’analyse moins comme l’homme réel, que comme le rêve dont s’est nourrie une civilisation, comme l’image glorieuse dans laquelle elle voulait se reconnaître. Ces motivations impeccables, ces analyses subtiles dont on a successivement admiré
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et contesté la profondeur et la justesse, il faut y voir l’expression d ’un monde idéal. Le roman d ’analyse propose un monde qui pour rait être plutôt que le monde tel qu’il est. II répond, comme les constructions des philosophes, à une exigence de clarté. Il satisfait en nous le goût des explications, des schémas, des mécanismes purs. En d ’autres termes, l’attrait ou le prestige de la psychologie traditionnelle, avec son postulat de transparence et l’euphorie qu'il nous procure, a été la manifestation la plus répandue du roma
nesque de l’intelligence. Et c’est pourquoi, si les théories psychologiques modernes ont paru, aux yeux de beaucoup, ruiner la psychologie classique, elles n ’ont pas entamé profondément le plaisir procuré par les romans traditionnels, ni dévalorisé ceux-ci — au point que Stendhal a atteint à la popularité à peu près en même temps que Dostoïevski. Tout romanesque est évasion. Il peut être fuite dans un monde où les inégalités sociales ne jouent plus et ou les princes épousent des bergères ; dans un monde où l’aventure remplace l’existence quoti dienne ; plus curieusement dans un monde où le malheur et la soli tude de l’homme atteignent à une espèce de perfection. Faut-il s’étonner que, pour un peuple chez lequel le respect des intellectuels a toujours été plus grand qu’ailleurs, l’évasion, non pas dans un monde où le bonheur serait à la portée de chacun, mais dans un monde plus perméable à l’intelligence de l’homme, ait constitué un des prestiges les plus fréquents et les plus durables du roman ? Ce romanesque de l’intelligence nous paraît donc la vraie raison du succès et de la permanence du pur roman d’analyse. C ’est grâce à lui que la psychologie parfois sommaire sur laquelle repose un tel roman a pu survivre à l’irruption, dans le monde moderne, de ces vues opposées que sont le behaviorisme, la psychanalyse, la psychologie existentielle. Et c’est lui qui attache les lecteurs con temporains à des œuvres déjà anciennes : elles échappent à leur historicité dans la mesure où leur psychologie {avec tout ce qu’elle peut avoir de partiel et même de suranné) reflète un rêve qui n ’a pas cessé d’être fascinant. Pour saisir le mécanisme de cette illusion, ses exigences et ses effets, il est peu de périodes plus favorables que le x v i i i 6 siècle, que cette grande famille de romanciers qui va de Marivaux à Laclos en passant par Crébillon fils et parfois Diderot ou même Restif
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de la Bretonne (sans compter les écrivains mineurs que sont Duclos, D orât, le Nerciat de Félicia). C ’est dans ce siècle que l’analyse psy chologique, jusqu’alors exercée principalement dans d ’autres genres (tragédie, comédie, portraits ou maximes), devient un des grands ressorts de la création romanesque. C ’est dans ce siècle aussi qu’on peut trouver de cette illusion des manifestations extrêmes ou exem plaires. Nous avons eu déjà l’occasion de signaler l’abondance des romans français du x v m e siècle qui se présentent comme de pseudo mémoires ou comme de pseudo-correspondances. E t nous avons évoqué les raisons possibles de ce phénomène : influence des acti vités mondaines du temps, du roman anglais, effet de la mode ; ce serait une façon pour l’auteur de faire oublier à son lecteur q u ’il est en présence d ’une fiction. Nous pensons cependant que le romanesque de l’intelligence n'est pas étranger à la prédilection des auteurs pour ces formes de narration. En effet, si le roman a hérité du théâtre le goût et même une technique de l’analyse psy chologique, il se heurtait à une difficulté que le théâtre ignorait : le décalage entre le personnage et l’interprétation de ses actes qu’en propose le narrateur. Dans le roman à la troisième personne, l’ana lyse risque de paraître plaquée sur le personnage, de ne pas faire corps avec lui. Alors qu’elle prétend pénétrer et nous faire pénétrer au cœur du personnage, elle donnera le sentiment de rester et de nous maintenir au dehors. Elle a beau sembler d’une justesse admirable, elle garde quelque chose d’irréel, pour ne pas dire d ’arbitraire, chaque fois que le personnage ne participe nullement à l’explication qu’on nous donne de son comportement et que la perspicacité paraît être le privilège du seul romancier. De là au sentiment que l’auteur en sait trop et ses personnages pas assez, que les cartes sont truquées, il n ’y a q u ’un pas. — Il est amusant de constater l’irritation qu’au xxe siècle même excitent certains auteurs chez lesquels la subtilité de l’analyse psychologique est trop visiblement coupée des personnages et semble par là virtuosité gratuite. Claude-Edmonde M agny reproche par exemple à Radiguet ce qu’elle appelle « cet air ‘ m ’as-tu vu ’ ». * Or, n ’est-ce pas parce qu’ils étaient plus ou moins conscients de ce danger, pour obéir à la nécessité d ’incarner l’intelligence,
* Histoire du roman français depuis 1918, page 112.
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d ’en faire un élément proprement romanesque, que les auteurs du x v m e siècle, avant que Stendhal n’inventât le monologue intérieur, ont éprouvé le besoin de transférer à un ou à plusieurs personnages, et d ’installer ainsi à l’intérieur de leurs romans, cette perspicacité et cette connaissance des êtres propres à nourrir le romanesque de l’intelligence ? N ’est-ce donc pas par une espèce de nécessité interne de ce romanesque que le roman d’analyse devait trouver à cette époque son achèvement dans le roman d ’autoanalyse ? L ’effort des romanciers tend donc, nous semble-t-il, à donner à l’analyse une vérité romanesque ou une vérité de situation. Car c’est de cette vérité particulière, beaucoup plus que de l’exactitude scientifique, q u ’a besoin le romanesque de l’intelligence. Cela est sensible dans la Religieuse de Diderot. Seule l’héroïne, qui dit je, nous est intimement connue. Les autres personnages sont vus du dehors, ils nous sont donnés dans une apparence que l’héroïne ne peut q u ’interpréter. Cette « transparence » variable des personna ges semble annuler le privilège du romancier ; elle réduit l’arbi traire de son analyse. Et l’exemple des romans de Marivaux paraît ici particulière Dans la Vie de Marianne comme dans le Paysan parvenu, le décalage, grâce à la forme autobiographique ment convaincant.
du récit, disparaît au profit d’un élément extrêmement efficace : la distance entre le personnage « narré » et le personnage « nar rateur », et le passage incessant de l’un à l’autre, mais à l’intérieur
du roman. Nous avons sans cesse devant les yeux une double image : celle de Marianne ingénument coquette et celle de Marianne analysant cette coquetterie, révélant avec un sourire amusé tout ce que cette apparente ingénuité cachait de rouerie ; et une double présence : celle d ’un cœur qui se répond naturellement par des sophismes et celle d ’une intelligence qui nous apprend à déchiffrer ces mêmes sophismes. Mais la distance de l’une à l’autre n’est plus celle du personnage à l’auteur : elle est une distance dans le temps ; elle apparaît comme ce qui sépare l’adolescente de la femme lucid e .5 Si bien que, toute subtile qu’elle est, l'analyse prend une très grande force de conviction. Elle n’est plus le privilège de l’au teur, mais celui de l’âge. Elle semble avoir été acquise, et non
® René Lalou va jusqu’à déceler ici une influence cartésienne, la sou mission du roman à la démarche même du Discours de la méthode (Défense de l’homme, page 153).
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plus reçue d ’on ne sait quelle fée. Elle paraît justifiée, authentifiée par cette dimension temporelle du roman. Sans compter que l’excès de subtilité de l’analyse se confond, toujours grâce à la forme auto biographique, avec le caractère raisonneur et volontiers ergoteur de la narratrice, et que l’auteur transfère ainsi à son héroïne à la fois ses privilèges et ses défauts. La technique des pseudo-mémoires a donc permis au rom an cier (cela est surtout sensible dans la deuxième partie de la Vie de
Marianne) d'incarner parfaitement ce qu’on peut appeler l’intel ligence explicative, celle qui s’exerce rétrospectivement sur une aventure achevée Et de donner ainsi toute sa force à ce que nous appelons le romanesque de l’intelligence : c’est lui qui séduit les lecteurs d’aujourd'hui, alors même qu’ils sont moins sensibles que ceux d ’autrefois au thème de l’innocence menacée, de la jeune fille déclassée. Q uant au roman par lettres, il a pu servir, nous l’avons vu, dans un siècle qui goûtait autant les beaux cris d ’amour que les analyses subtiles, à faire pénétrer le lecteur dans le monde de la passion pure. Lyrique et non plus analytique, il révèle le modèle qui le fascine : les Lettres de la religieuse portugaise. E t quand le goût des effusions lyriques s'accompagne de celui des prédica tions morales ou sociales, cela donne la Nouvelle Héloïse. Cepen dant, utilisé habilement, ce type de narration pouvait favoriser une forme encore plus agissante du romanesque de l’intelligence. En effet, plus encore que l’autobiographie, le roman épistolaire peut créer l’illusion d ’une histoire « en train de se faire »: 11 fait coïn cider, sans décalage dans le temps, l’acte et sa motivation. Il n ’y a plus entre l’événement et nous la voix d ’un narrateur : nous sommes au cœur de chaque démarche, nous participons immédia tement à la conception de l’acte. Des attaques, des parades, des entreprises naissent sous nos yeux, immédiatement transparentes, que nous lisons comme un spécialiste suivrait une partie d ’échecs. Dès lors, au lieu d’être la narration, commentée avec perspicacité, d ’une action passée, le roman par lettres peut incarner une intel ligence active ; il peut permettre de mimer véritablement l’intel ligence en action. Or, on voit bien que les Liaisons dangereuses présentent, de ce point de vue, le genre porté à sa perfection et le triomphe du romanesque de l’intelligence. En douant l’analyse psychologique
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d ’une vertu jusque-là insoupçonnée, puisque la connaissance du cœur humain est l’arme la plus efficace de Valmont et de Mme de Merteuil, et en nous associant étroitement, par le jeu des lettres, à l'exercice de ce pouvoir ; en faisant du roman la réalisation pro gressive .d’un projet, à laquelle nous participons sans décalage, installés à l'endroit même où l’intelligence tend ses pièges, fait ses calculs, exécute ses manœuvres efficaces ; en faisant ainsi de "intelligence dans son roman, non seulement le moyen d ’expliquer les êtres et leur passé, mais celui d ’agir sur eux et de maîtriser le futur, Laclos a créé avec une puissance rarement égalée l 'illusion de ce monde où l’homrne pénétrerait véritablement au cœur des êtres et où savoir serait vraiment pouvoir. « Connaître les êtres pour agir sur eux. » Ce mot, que Stendhal avait relevé chez un idéologue, résumerait assez bien le roman et le rêve auquel il semble donner réalité. — Stendhal avait lu les Liaisons ; il a peutêtre même connu Choderlos de Laclos (il prétend du moins l’avoir rencontré à Milan). Et l’on peut se demander si la lecture du roman de Laclos n ’a pas été pour quelque chose dans la confiance presque illimitée q u ’il accordait à l’idéologie du x v m e siècle, et s’il n’a pas trouvé dans les Liaisons la réalisation même de ses rêves. Le roman de Laclos constitue donc bien, comme on l’a dit so u vent, un aboutissement du roman d’analyse ; et même une fin, en ce sens qu’il n ’était guère possible, sans doute, d ’aller plus loin dans ce sens. Non pas qu’il ne le fût de pousser l’analyse : celle de Marivaux est beaucoup plus subtile que celle de Laclos. Mais parce qu’on imaginerait difficilement un univers plus soumis que celui des Liaisons à la causalité psychologique, un livre dans lequel la connaissance des secrets du cœur rendît l’action des héros plus efficace. Nombre de romans d ’analyse sont am bigus : la perspi cacité n’exclut pas l’opacité, la prévision est rarement souveraine, la part est grande, qui est laissée aux ténèbres et au hasard. En réduisant à peu de chose le rôle de la chance et la part des ténèbres, en faisant des meneurs du jeu de véritables démiurges, et de son roman une mythologie de l’intelligence, Laclos nous a donné ce a u ’on pourrait appeler le roman hyperbolique de l’intelligence, celui qui répondrait absolument, bien que d ’une façon particulière, à la définition qu’Alain proposait du roman : « le poème du libre arbitre. » 8 6 Système des Behux-Arts, NRF, Paris, 1920, page 326. e
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II
n’est pas
étonnant,
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dès
lors,
que l’illusion
romanesque
s’exerce avec autant de force sur les lecteurs des Liaisons, qu’elle nous permette une complicité si étroite avec Mme de Merteuil et Valmont. Pour que nous puissions les suivre jusqu’au bout et que la méchanceté atroce de certains épisodes ne nous rejette pas brusquement dans un refus horrifié de cette complicité, il ne suffi sait pas en effet que Laclos jouât sur un goût du mal dont bien peu d’hommes se défendent. Il fallait encore, il fallait surtout que ce fût dans un rêve d’intelligence souveraine que nous nous identi fiions à eux ; que la complicité qui nous lie à eux fût avant tout celle d’une ivresse intellectuelle. Et même si cette ivresse n’est pas toujours pure, qu’elle réveille en nous des présences moins avoua bles : la tentation du sadisme, celle de l’érotisme, il n ’en reste pas moins que l’intelligence n ’est jam ais ici un alibi : au contraire, c’est à son triomphe que contribuent finalement la cruauté ou la contrainte érotique. Les Liaisons sont sans doute un livre dange reux ; elles ne sont pas un livre dégradant, précisément grâce à la nature de leur romanesque, à cette saveur de l’intelligence qui leur tient lieu d’âme. De la puissance romanesque de l’intelligence dans ce roman, il est cependant d ’autres preuves que l’adhésion de tant de lecteurs. Et tout d ’abord la nature de certaines réactions, et les interpréta tions tendancieuses qu’on propose de l’œuvre. Il est frappant, par exemple, de constater combien souvent les lecteurs ne « voient » pas, n ’ « entendent » pas la présidente de Tourvel ; combien l’attrait exercé par Mme de Merteuil et par Valmont les rend insensibles à la mélodie toute différente de cette voix : voix de la passion vraie, d’un monde qui échappe au sys tème des meneurs du jeu. Si bien que ces lecteurs fascinés n ’aper çoivent en elle qu’un personnage de prude assez mal venu et lui refusent dans le roman la place importante que Laclos lui a donnée. Il est difficile d ’autre part, à la lecture de certains critiques, de se défendre du sentiment qu’ils ont cédé à la tentation de substituer au roman existant une œuvre idéale encore plus rigoureuse, où le triomphe de l’intelligence serait encore plus complet. Cela est par ticulièrement visible dans les interprétations qu’on donne du dénouement. Nous avons analysé dans la première partie, au chapitre II, la lente préparation et le mécanisme de la rupture entre Valmont et Mme de Merteuil. Nous avons montré que ce dénoue-
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ment était rigoureusement amené. Plusieurs critiques refusent pour tant d ’en reconnaître la nécessité et n ’y voient qu’une conclusion conventionnelle. Armand Hoog écrit par exemple : ... cette Justice impossible est le vrai visage du Diable... L’échec de Valmont, la chute de Mme de Merteuil, tant de mala dresses chez -ces acteurs consommés, tant d’incohérence en un monde si bien réglé, garantissent tout au contraire la victoire des démiurges dans un système de forces logiques. L’absurdité ne fait ici que reniorcer le pouvoir des lois... Au moment où, contre toute vraisemblance, Valmont est couché sur le terrain, le fer dans le ventre, où la marquise prend la chaise de poste pour la Hollande, nous connaissons enfin, par l’impossible même d’une défaite à quoi nous ne pouvons pas croire, qu’ils avaient signé un pacte avec le démon de l’analyse, avec le sei gneur de la connaissance.7 Ce refus d’accepter la défaite de Valm ont et de Mme de Merteuil est en fait un bel hommage à la force du romanesque qui porte les
Liaisons. Il faut en effet que l’illusion soit puissante pour qu’elle empêche de voir la gravité du conflit qui oppose la marquise au vicomte tout au long de la quatrième partie du roman, la fatalité erotique de leur rupture, et pour que le lecteur, non pas ne puisse pas croire, mais ne veuille pas croire à l’échec final de l’intelligence (laissons de côté la maladie et la ruine de Mme de Merteuil ; l’es sentiel est que les deux complices en viennent à se trahir et à se perdre réciproquement). Et ceux qui accusent Laclos d ’avoir accro ché à son roman une fin conventionnelle et « romanesque » (desti née à donner satisfaction à la morale puisque les méchants sont punis) devraient convenir que c’est au nom d’un autre romanesque q u ’ils condamnent un dénouement qui n’est en fait pas plus « invraisemblable » que certains épisodes du roman. Or, nous retrouvons ici ce que peut avoir de subjectif, d ’incer tain, le critère de la vraisemblance (ou, pour reprendre le mot de Bourget, de la crédibilité) dont on fait souvent grand cas. On l’oppose généralement à la notion de romanesque (ce dernier terme devenant synonyme d invraisemblance) comme si la vraisemblance, pour le lecteur de romans, résultait d ’une estimation objective de
7 Op. cit.. pages XVII-XV1I1.
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ce qui peut ou ne peut pas se produire dans la réalité. En fait, la vraisemblance est étroitement liée à l ’acceptation ou au refus, par le lecteur, d ’une certaine forme de romanesque ; elle est déterminée par la puissance de cette illusion. Denis de Rougemont fait à ce propos des remarques pertinentes. Etudiant, dans l 'Amour et
l’Occident, un romanesque particulier : celui de la passion, il écrit : ... la vraisemblance dépend, pour un ouvrage romanesque donné, de la nature des passions qu’il veut flatter. C’est dire que l’on acceptera le « coup de pouce » du créateur, et les en torses qu’il fait subir à la « logique » d'observation courante, dans la mesure exacte où ces licences fourniront les pretextes nécessaires à la passion que l’on désire éprouver. Ainsi, le vrai sujet d ’une œuvre est révélé par la nature des « trucs » que l’auteur fait intervenir, et qu’on pardonne dans la mesure exacte où l’on partage ses intentions.8 De cette loi du romanesque, il est facile de trouver ici l’appli cation. Nous avons déjà vu que le lecteur accepte le caractère par fois conventionnel, sommaire, excessivement schématisé, de l’ana lyse psychologique dans la mesure où il veut croire à la possibilité d ’une telle algèbre sentimentale, où il rêve d ’un monde dans lequel il serait possible de réduire la vie des sentiments à des lois infail libles. De plus, il est facile de relever dans les Liaisons des exem ples précis d ’une vraisemblance déterminée par le romanesque de l'intelligence. Nous pensons, en particulier, à la brève aventure de Mme de Merteuil avec Prévan. On pourrait en effet chercher que relle à Laclos à propos de la victoire éclatante que la marquise remporte à cette occasion. Malgré l’extrême prudence de Mme de Merteuil, le soin qu’elle a eu de se faire une réputation de vertu (alors que Prévan s'honore d’une réputation détestable, et que les apparences sont donc contre lui), malgré toute l’habileté de Mme de Merteuil, il pourrait sembler incroyable que Prévan ne parvienne ni à se justifier ni même à faire naître le moindre doute sur la prétendue respectabilité de celle qui se dit sa victime. E:. d'une façon plus générale, on pourrait s'étonner qu'aucun de ses amants n ’ait trahi la marquise et que rien jam ais n'ait transpiré de ses débordements. Une réussite si constante, au milieu d'une s:ciété avide de médisances, devrait donc susciter quelques doutes. Si les 8 Op. cit.. pages 25-20
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lecteurs n’élèvent guère d ’objections, c’est bien évidemment parce q u’ils veulent croire à l’infaillibilité de Mme de Merteuil et qu’il suffit que cette réussite ne soit pas totalement incroyable pour que nous lui donnions une réalité de toute la force de notre consen tement. M ais il est un autre aspect du livre dans lequel il est encore plus facile de discerner ce que Denis de Rougemont appelle un « truc » : une tricherie de l’auteur que seule notre complicité rend possible. Nous voulons parler de la conquête de Mme de Tourvel par Valmont. Cette séduction, qui constitue la principale intrigue du livre, apparaît au premier abord comme une démonstration éclatante de la maîtrise de Valmont, de l’efficacité de ses principes et de sa méthode. Dès le début du roman, celui-ci affirme, non sans fatuité, sa certitude de remporter la victoire. E t la matière du livre est faite, pour une bonne part, des lettres et des manœuvres au terme desquelles la Présidente s’abandonne à son vainqueur. Comme cette correspondance entre Valm ont et Mme de Tourvel est sans cesse entremêlée d’autres lettres qui, elles, constituent véritablement des manœuvres efficaces ; comme d ’autre part Valm ont n ’a pas de peine à percer la défense de Mme de Tourvel, à déchiffrer ses sophismes et qu’il peut donc mesurer les progrès qu’il fait dans son cœur et parfois même les prévoir, tout tend à nous faire croire que c’est bien lui qui amène la Présidente là où il se vantait de la conduire, que c’est lui qui a rendu cette défaite inévitable en por tant la passion de Mme de Tourvel jusqu’au point où plus rien ne peut la réfréner. O n serait même tenté de dire que Valm ont a inoculé cette passion à la Présidente en mimant lui-même l’amour, q u ’il la lui a « passée » comme on transmet une maladie contagieuse. M ais il suffit de s’arracher à la fascination que les meneurs du jeu exercent sur nous pour découvrir que, victimes du romanesque, nous accordions à Valm ont plus de pouvoir q u ’il n’en a effective ment. Que, comme M alraux l’a fort bien vu quand il reproche à Laclos de vouloir nous faire prendre une gradation pour une psy chologie,9 la passion de Mme de Tourvel constitue en réalité un univers autonome. Et qu’il a suffi que Valm ont ne lui permette pas de l’oublier et lui impose sa présence, réelle ou par lettres, pour 9 Op. cit., page 419.
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que cette passion, se développant selon ses lois propres, triomphe de la résistance de la Présidente. Celle-ci est donc en fait un per sonnage racinien : elle est victime de l’amour beaucoup plus que des manœuvres de Valmont. C ’est dire q u ’elle ne se situe pas sur le même plan que les autres personnages du livre, qu’elle n’est pas dans la même situation qu’eux à l’égard des protagonistes. Mme de Merteuil et Valm ont manœuvrent Cécile, Danceny, Mme de V olan ges, Prévan, etc. Mais Valm ont ne peut que profiter de la passion de Mme de Tourvel. Et s’il dispose sur elle d ’un pouvoir immense (qui lui permet, par exemple, de la reconquérir sans difficulté après la première tentative de rupture), il s’agit d’un pouvoir involon taire : celui dont jouit tout être aimé sur la personne qui l’aime. La tricherie de Laclos consiste donc ici à nous faire oublier que la victoire de Valm ont était impossible sans la complicité de Mme de Tourvel, c’est-à-dire sans sa passion, et que si Valm ont pouvait favoriser cette complicité par son attitude et ses manœuvres, il était impuissant à la faire naître. A nous cacher que chaque fois que Valm ont dit Je (Je triompherai de cette femme... je la forcerai à...), c’est en fait Yamour qu'il faudrait lire. A nous laisser croire que cette victoire est celle d ’un système qui nie l’amour alors qu’elle est un triomphe de la passion. Mais l'on voit bien aussi à quoi tend cette tricherie et ce qui la rend nécessaire. C ’est un pauvre mérite que d ’être aimé en comparaison de la victoire que Valmont veut et croit obtenir. Dans la mesure où les Liaisons tendent à des siner une mythologie de l’intelligence, il fallait que le mérite de la défaite de Mme de Tourvel parût revenir à Valmont. Le roma nesque exigeait, et rendait possible en même temps cette tricherie. Et, de fait, Laclos est assuré ici de notre complicité. Dans le mouvement de la lecture, portés par l ’ivresse intellectuelle que nous communiquent Valm ont et Mme de Merteuil, nous ne voyons plus que les habiletés de Valmont, nous partageons ses illusions ; et quand éclate son cri de victoire : « La voilà donc vaincue, cette femme superbe qui avait osé croire qu’elle pourrait me résis ter ! » (lettre 125), quelque chose jubile en nous, qui est bien la satisfaction de l’intelligence victorieuse.10
10 Comment ne pas songer ici au cri de Julien Sorel qui semble, cin quante ans plus tard, lui faire écho : « La voilà donc, cette orgueilleuse, à mes pieds. » (Le Rouge et le Noir. II* partie, chapitre XXIX') 7
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On voit que ce romanesque de l’intelligence marque profon dément, jusque dans leur composition, plusieurs des œuvres m aî tresses du xviii8 siècle et que ce sont sans doute ses exigences qui, beaucoup plus que la mode ou la simple imitation, ont fait prévaloir certaines formes de narration, certains types de sujets, une certaine image de l’homme. Même dans les œuvres mineures comme les dialogues de Crébillon fils ou les romans lisibles de Nerciat, c’est lui qui sauve de l’an'ècdote ces jeux menus et infiniment répétés du désir et de la coquetterie, et qui donne au moins une ombre de profondeur à un univers souvent limité à l’alcôve. C ’est pourquoi il nous paraît un point de vue assez favorable pour considérer ces œuvres. Il figurerait assez bien, dans la création romanesque que nous étudions, le point de fuite qui détermine une perspective. Cependant, si ce romanesque est au xvin" siècle une « veine * essentielle, au bout de laquelle les Liaisons apparaissent comme une œuvre-limite, cette tradition ne devait pas mourir en 1789. Nourrie, nous l’avons vu, par un rêve permanent de l’homme plus que par les conceptions ou la mentalité d’une société historique ment limitée, il était normal q u ’elle se m aintînt jusqu’à notre épo que. Et nous voudrions évoquer, plus près de nous, certaines œu vres propres à révéler, même par leur échec, le mécanisme, la force et les limites de cette illusion. Ce romanesque, nous serions tentés de le chercher, au xix* siè cle, dans l’œuvre de Balzac. Des grands rêves qui l’habitaient et dont il a marqué la Comédie humaine, l’un des plus importants n’est-il pas précisément celui d’une possession imaginaire de toute chose par l’esprit, d’une connaissance totale et du pouvoir qu’elle procurerait ? Et sans doute, dans Gobseck, dans la Peau de cha
grin, Balzac nous fait-il participer à l’espèce de griserie intellec tuelle que l ’or verse à l’usurier ou à l’antiquaire. De même qu’il nous offre, à plusieurs reprises, le spectacle de l’intelligence au service de la passion (de l’envie, de l’ambition ou de la haine). L ’admirable conversation de Mme de Listomère et de l’abbé Troubert dans le Curé de Tours, la révélation progressive des m anœ u vres de la cousine Bette tissant patiemment sa vengeance, les leçons de Vautrin à Rastignac dans le Père Goriot, la rigueur de sa con duite et l’extrême habileté de son jeu dans Splendeurs et misères
des courtisanes, éveillent chez le lecteur l’euphorie que procure le sentiment de participer à l’exercice d ’une intelligence efficace. A
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la lecture de ces scènes, nous éprouvons le sentiment qui faisait dire à Baudelaire : « ...chacun, chez Balzac, même les portières, a du génie. » 11 Ce qui nous frappe pourtant, c’est l’impuissance, singulière chez ce romancier obsédé par l’homme de génie, à donner vie, dans ses romans, au génie proprement dit ; à faire exister véritablement la puissance intellectuelle, l’intelligence souveraine ; à mener donc à son achèvement le prestige romanesque qui nous intéresse ici.
Q u ’on songe à un Daniel d ’Arthez, par exemple. Ce n ’est pourtant pas faute d ’efforts, de la part de Balzac, pour nous convaincre de l'extraordinaire puissance intellectuelle dont il prétend douer son héros. Mais nous ne sentons pas l’intelligence d ’Arthez (et comme le disait malicieusement Proust à un autre p ro p o s,12 nous sommes « obligés de croire Balzac sur parole »). De cet échec du romanesque de l’intelligence, il n’est pas d ’exemple plus frappant que celui de Louis Lambert. Si intéres sant que soit le roman pour un balzacien, par ce qu’il reflète de la jeunesse et des convictions de l’auteur, il faut bien avouer que Louis Lambert est un roman en partie raté et que de tous les monomanes qui peuplent la Comédie humaine, son héros est un des seuls qui trouvent difficilement en nous de quoi lui donner vie. Sans doute ne restons-nous pas insensibles au pathétique de cet être dévoré et tué par sa passion, à ce drame qui évoque les angoisses qu’a connues son auteur. Mais nous voyons mal ce que le monde balzacien a perdu par la mort prématurée de ce « génie ». Balzac a beau, ici aussi, multiplier les affirmations ; le lecteur n ’éprouve jamais le sentiment de contempler une intelligence qui « a prise » sur le monde, de participer à une aventure intellectuelle exaltante. Ce royaume de l’intelligence que Balzac voulait nous faire par courir avec son héros reste irréel. Et, paraphrasant Baudelaire, nous serions tentés de dire : chacun, chez Balzac, a du génie, sauf les génies. Pourtant, cet échec était inévitable et l’on en distingue les raisons. Tout d ’abord Balzac semble avoir ignoré ce qu’on pourrait appeler une des limites du roman : à savoir que si celui-ci peut
11 L’Art romantique, Conard, Paris, 1925, page 168. 12 Contre Sainte-Beuve, NRF, Paris, 1954, page 215.
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parfaitement donner le spectacle d’une intelligence active, aux prises avec les êtres et les événements, il est quasiment impuissant à faire vivre le génie dans son intimité, c’est-à-dire à faire parti ciper le lecteur, d’une façon convaincante, à la spéculation intel lectuelle proprement dite d ’un personnage fictif. L ’impuissance de Balzac s’explique sans doute aussi par l’idée même q u ’il se faisait de l’esprit : son penchant pour l’illuminisme, le magnétisme, le mesmérisme, était à l’opposé de la conception proprement intellectuelle d ’une lucidité qui ne doit rien à la « magie ». Selon la formule de Gaétan P ic o n ,18 le mysticisme de Balzac est un « rapt de puissance » ; c’est-à-dire le contraire d ’une conquête méthodique du monde par l’intelligence. Le génie intel lectuel pour Balzac — et cela est particulièrement sensible dans
Louis Lambert —
ne se distingue pas de l’intuition, de la « voyance ». Or, cette conception est trop étrangère à beaucoup de lecteurs pour que ceux-ci puissent partager les extases de Louis Lambert et l’admiration du narrateur. Dès lors, les affirmations de Balzac et jusqu’au vocabulaire auquel il recourt : puissance intel lectuelle, concentration d ’esprit, etc., ne recouvrent pour eux aucune réalité sensible. Et c’est évidemment dans les œuvres où
Balzac a voulu incarner systématiquement ses convictions, dans les Etudes philosophiques, que leur caractère fuligineux et peu convaincant rend difficile la complicité du lecteur. Sans compter que le côté périmé de certaines « découvertes » prétendues génia les de Louis Lambert en ce qui concerne la nature des phénomènes psychiques a pour effet de dévaloriser l’intelligence dont elles devraient illustrer le pouvoir. — Et nous découvrons ici une autre loi du romanesque : rien n ’est plus dangereux que de vouloir incar ner dans un roman une intelligence « scientifique », car rien ne paraît plus vite suranné. La science vieillit plus vite que l’homme et l’image qu’il se fait de lui-même. Mais la relative inefficacité du romanesque de l’intelligence tient tout autant à la technique de Balzac et à la nature même de ses dons de romancier. Balzac n’est pas un romancier d ’analyse : sa psychologie est beaucoup plus explicative, descriptive, qu’ana lytique et il s’intéresse davantage aux effets destructeurs d ’une passion q u ’à son mécanisme. Ce qui fait exister les personnages
13 Balzac par lui-même, Ed. du Seuil, Paris, 1956, page 116.
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balzaciens, ce n ’est pas la connaissance intime que nous avons d ’eux ou la participation à l’exercice de leurs facultés. Balzac nous impose leur présence par l’élan vital qu’il leur communique, par cette transfiguration du réel qui donne quelque chose de fascinant aux passions, aux grandes forces qui animent la société, et qui se manifeste dans ces extraordinaires accélérations du destin. Or, si l’argent, le désir, l ’ambition ou la corruption sociale ne pouvaient que bénéficier de cette transfiguration qui fait d’eux des person nages géants de la Comédie humaine, c’était au détriment du romanesque de l’intelligence, car rien ne lui est plus contraire que ce climat de paroxysme, que ce rythme du récit où, comme le disait Alain, « l’aventure va vite et écrase les pensées. » 14 Dans l’ascen sion fulgurante de l’abbé Troubert à la fin du Curé de Tours, ce qui nous fascine, c’est moins la réussite de l’intelligence que la « vitesse initiale » de ce boulet de canon, où nous reconnaissons le fantastique balzacien, sa vision hallucinée du réel. Et c’est pourquoi le romanesque de l’intelligence occupe une place restreinte dans la Comédie humaine. « Je fais partie de l’op position qui s’appelle la vie. » 15 Cette admirable formule de Balzac définit bien la nature de son œuvre. L’illusion qu’elle nous donne, c’est beaucoup plus celle de participer au mouvement forcené de la vie que celle de pénétrer dans les sphères privilégiées, limitées à quelques individus, où l’esprit joue contre la vie des parties idéales. A certaines critiques que lui faisait Balzac, Stendhal répon dait : « Je ne vois qu’une règle : être clair. Si je ne suis pas clair, tout mon monde est anéanti. » 16 Le mot est éloquent. Il révèle avec quelle rigueur Stendhal appliquait le postulat de la psychologie traditionnelle ; il témoigne de la conscience que notre auteur pre nait des exigences qu’il impose. Il suffirait à mesurer le rôle pré pondérant du stendhalienne.
romanesque
de
l ’intelligence
dans
la
création
Et il est de fait qu’un roman comme le Rouge et le Noir en est la manifestation éclatante, que nous pouvons y suivre facilement les mécanismes et les effets de cette illusion particulière. La technique
14 Avec Balzac, NRF, Paris, 1937, page 123. 15 Cité par Gaétan Picon, op. cit., page 116. 18 Correspondance, Le Divan, Paris, 1934, tome X, page 279.
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même de la narration en est modifiée. Ayant choisi ce qu’il appelle la « narration philosophique » (qu’il oppose à la « narration narra tive »), Stendhal s’est trouvé placé devant le même problème que ses prédécesseurs du x v i i i 6 siècle : comment, pour donner toute sa force à cette illusion, faire entrer l’analyse dans l’étoffe du roman ? Comment installer le lecteur dans le mouvement même d ’une pen sée ? Dans le Rouge, Stendhal devait pour la première fois recourir constamment au monologue intérieur. C ’est-à-dire qu’il découvrait vers 1830 une des solutions les plus satisfaisantes à ce problème (parce que plus souple, moins systématique que celles du siècle précédent), et une des techniques les plus efficaces. Non seulement nous pouvons ainsi participer à l’activité de la pensée de Julien et non au récit de cette activité ; mais encore, placés à l’endroit où ces sentiments naissent à la conscience de Julien, nous avons le sentiment ou l’illusion de les saisir dans leur jaillissement, dans leur élasticité, avant q u ’ils ne se figent : nous avons le spectacle d ’un mécanisme vivant. Alors que tant d ’analyses rappellent la dis section, tout se passe chez Stendhal comme si l'on travaillait « sur le vif ». Ou, si l’on préfère, Stendhal remplaçait les diapositifs par le film, y gagnant la puissance d’illusion que l'on sait. Sans doute l’analyse dans le Rouge n ’est-elle pas confiée uni quement au soliloque, bien au contraire. Mais ce qu’on a appelé la
technique du discontinu supprime toute discordance : le passage incessant de ce que Stendhal nous dit de son héros à ce dont celui-ci prend conscience lui-même, de l’analyse à l’autoanalyse, a pour effet d ’authentifier ou du moins de vivifier ce que dit l ’auteur. Réci proquement, comme il n ’y a presque pas de décalage entre l’auteur et son héros, que Stendhal ne se contente pas de lui appliquer son intelligence mais q u ’il la lui donne, cette intelligence devient une réalité romanesque convaincante. En faisant de la lucidité et de l’analyse une valeur aux yeux de Julien et une exigence de son caractère, Stendhal les a fait bénéficier de toute la force de con viction romanesque du personnage. M ais Stendhal ne s’est pas contenté de donner à son héros, d ’incarner en lui, sa lucidité et son goût de l’analyse. Il devait lui communiquer encore le rêve même auquel cette lucidité prête corps : celui du pouvoir de l’esprit, et l’allégresse que procure une intel ligence active et efficace. Jamais le monologue intérieur n’apparaît chez Julien comme une rumination incessante et parfois oiseuse de
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la pensée (ce qu’il est souvent chez les romanciers contemporains). Il est tout entier tourné vers l’action. Ce que nous saisissons ici, ce n'est pas seulement le personnage dans l’acte même de l’introspec tion, dans la volonté de voir clair en lui ; mais c’est encore l’intelli gence aux prises avec le réel, l’activité d’un esprit qui prévoit, projette, choisit et triomphe. Et l’élan prodigieux qui anime l’ana lyse stendhalienne se confond souvent avec le bonheur de l’intel ligence qui maîtrise le monde. De ces instants d ’exaltation qui constituent les moments culminants du livre, il est peu de meilleurs exemples que le chapitre XTII de la seconde partie (Un complot) dans lequel nous participons aux réactions de Julien après qu’il a reçu de M athilde de la Mole sa première déclaration d ’amour. Ces pages d ’un tempo frénétique (le récit galope vraiment au rythme de la pensée de Julien) nous portent d’un seul élan jusqu’au final : « Il n ’était encore que dix heures ; Julien, ivre de bonheur et du senti ment de sa puissance, si nouveau pour un pauvre diable, entra à I’Opéra italien. Il entendit chanter son ami Geronimo. Jamais la musique ne l'avait exalté à ce point. Il était un dieu. » O n l'a souvent dit, Stendhal a créé Julien « par compensation », réalisant dans la destinée de son héros les rêves qui habitaient Henri Beyle. De ces rêves dont le roman permit à l’auteur de vivre l’accomplissement, l ’un des plus visibles est bien celui d ’une effica cité quasi infaillible de l’idéologie, de la connaissance de la méca nique des sentiments. Comment ne pas être frappé, à ce propos, par le parallélisme des deux scènes, l ’une à la fin de la première partie, l’autre juste avant la catastrophe, dans lesquelles nous voyons Julien reconquérir Mme de Rénal et M athilde de la Mole ? Dans ces deux scènes dont la symétrie multiplie les échos, qu’en tendons-nous si ce n’est le vieux thème de l’orgueil de l’esprit ? Que nous offrent-elles si ce n’est le spectacle fascinant de victoires où le hasard n ’a guère de part et qui récompensent la maîtrise de soi, la méthode et la connaissance du cœur ? Et même si l’humour n ’est pas absent de ces scènes, si le prince Korasoff et Mme de Fervaques sont dessinés par Stendhal comme des personnages de comédie, cet humour n ’entame nullement le prestige de Julien, la qualité des victoires qu’il remporte grâce à eux. Nous voyons même, dans la seconde de ces scènes, Stendhal tabler sur une complicité totale du lecteur — c’est-à-dire que nous y retrouvons un des mécanismes du romanesque que nous avons déjà étudié. En effet, le
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caractère foudroyant et achevé de la victoire de Julien, le symbole, en particulier, de Mathilde évanouie aux pieds de son vainqueur, ne « passent » que,si nous voulons croire à un tel pouvoir de l’es prit. Et, de fait, il fallait les centaines de pages qui précèdent créant peu à peu chez le lecteur comme un courant, une aimantation du romanesque, il fallait que Stendhal provoquât en nous, par les péripéties antérieures, l’attente d ’une épreuve décisive et l’espoir d ’une telle victoire, pour que celle-ci, en comblant notre attente, ne nous laisse pas le loisir ou le désir de douter. Certes, nous n’oublions pas que ce n ’est là qu’un des aspects du rcman. Le Rouge, comme toute l’œuvre de Stendhal, est né d ’une double exigence : la sécheresse et la tendresse, le goût de l’analyse more geometrico et l’amour de l’amour. Et le rêve de l’intelligence cède finalement au rêve du bonheur. Il n ’en reste pas moins que ce rêve d ’intelligence éclaire tous les romans stendhaliens ; c’est lui qui, pour une bonne part, fait vivre en nous le père de Lucien Leuwen, la Sanseverina, le comte Mosca. Et si, après la Chartreuse, Stendhal entreprend Lamiel, n’est-ce pas pour donner enfin à Julien Sorel un double féminin digne de lui, et parce qu’il n ’était jamais las de ce rêve : un être unissant au charme féminin la liberté d ’es prit et la vigueur de l’intelligence ? Il est permis de supposer que
Lamiel achevée nous aurait offert, comme tous les romans stendha liens et en particulier comme le Rouge, ce que Jean Prévost appelle, en une formule heureuse, « cette fête de l’intelligence ». 17 S ’il fallait enfin, sur cette ligne où nous avons marqué quelques jalons, fixer le point limite, le lieu où la courbe rejoint presque son asymptote, et où le romanesque culmine et s’anéantit, ne pour rait-on pas choisir Monsieur Teste ? On s’étonnera peut-être de voir mentionner ici l’œuvre d’un auteur célèbre pour son mépris, ou du moins son indifférence, à l’égard de la création romanesque. Remarquons cependant que M. Teste est un personnage, qui a un passé, une activité, une situa tion sociale, si vagues soient-ils. Valéry a d ’ailleurs eu recours, pour le faire exister, à des techniques typiquement romanesques : présentation par le narrateur, dialogue, vue oblique donnée par
17 La page 153.
Création
chez
Stendhal,
Ed.
du
Sagittaire,
Marseille,
1942,
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Mme Teste, fragments de journal intime. Bien plus, on peut, croyons-nous, considérer Monsieur Teste comme une gageure du romanesque que nous étudions ici. En effet, ainsi que le narrateur prend soin de nous le dire dans les premières pages, M. Teste représente le véritable génie, dans ce q u ’il a de solitaire, de silencieux, de dédaigneux de s’exprimer. En d’autres termes, le propre de l’intelligence de M. Teste est d ’être indescriptible, incommunicable. — Et, sur le plan proprement lit téraire, Valéry n ’ignorait pas la difficulté d ’incarner une « intelli gence pure ». Or, l’habileté, ou la coquetterie, de Valéry consiste ici à utiliser l’impossibilité même d ’incarner l’intelligence pure pour faire exister cette intelligence. (Ce dont il était conscient, écrivant dans sa préface 18 que M. Teste vit « d ’une certaine vie, — que ses réticences plus que ses aveux ont induit quelques lecteurs à lui prêter ».) C ’est en réduisant au minim um les preuves de cette intelligence, en nous présentant comme des faiblesses les quelques aveux de M. Teste et l’admiration du narrateur, qu’il fait exister cette intelligence suprême. Le vrai Teste existe ainsi au delà de ce q u ’on peut dire de lui. Claude-Edmonde M agny relève 19 que nous ne pouvons nous empêcher de rêver à ce roman que Valéry refusa d ’écrire : la véritable histoire de M. Teste. M ais ce roman ne pou vait être écrit. L ’astuce de Valéry consiste donc à nous donner la forme en creux de ce roman et du personnage. Et comme le Tom beau du Soldat inconnu tire toute sa force de ce que chacun y met ce q u ’il avait de plus cher, Monsieur Teste est le moule du « génie inconnu». Nous serions tentés de dire que Monsieur Teste est un pré-roman (plus qu’un roman pur comme le voudrait ClaudeEdmonde Magny). Il nous offre le matériel à partir duquel nous pouvons rêver le roman d ’une intelligence pure, l’échafaudage ou le rebut d ’un monument idéal. Et c’est ici que se manifeste, sous sa forme limite, le romanesque de l’intelligence. Il suppose, nous l’avons vu, une complicité du lecteur avec l’auteur : le personnage tire sa « réalité » de nous tout autant que de l ’ensemble des traits qui constituent son portrait, des événements qui constituent sa biographie, des preuves qu’il donne de ses dons. Or, il est évident que Valéry est parvenu à réduire au minimum ce qu’on pourrait appeler le substrat objectif du personnage, et à demander presque 18 Monsieur Teste, nouvelle édition, NRF, Paris, 1946, page 7. 19 Op. cit., page 293.
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toute sa vie au lecteur. « Pourquoi M. Teste est-il impossible ? — C ’est son âme que cette question. Elle vous change en M. Teste... »20 Sans doute ; mais Valéry ne disait pas toute la vérité. Ce n ’est pas seulement cette question qui est l’âme de M, Teste. Son âme et sa vie, c’est d’abord en nous un rêve sans lequel cette question n ’aurait guère d’intérêt à nos yeux. Mais si, en faisant de l’impossibilité de l’existence « matérielle » de M. Teste le ressort de son existence romanesque, Valéry nous offre une illustration éclatante du romanesque de l’intelligence, il nous propose peut-être encore une autre leçon dans le sujet qui nous intéresse ici. On se rappelle sur quelle pensée s’achèvent les
Extraits du Log-book de Monsieur Teste : « Dégoûté d ’avoir rai son, de faire ce qui réussit, de l’efficacité des procédés, essayer autre chose. » 21 Ce qui limite l’existence romanesque de M. Teste, ce qui explique que Valéry ne l’ait évoqué que brièvement, c’est que la perfection est décevante, ou ennuyeuse, par sa perfection même. Et en effet, il faut, au roman de l’intelligence, un minimum d ’opacité, de mystère, de « résistance ». Il s’accommode mal de < la douce facilité du soleil dans un univers de cristal » . 22 C ’est ce qu’ont bien compris les romanciers de l ’intelligence, dont l’œuvre illustrerait cette vérité en apparence paradoxale : c’est qu’un relatif échec de l’intelligence est presque nécessaire au romanesque du même nom. Toute illusion romanesque exige, pour être efficace, l’obscur sentiment qu’il s’agit d ’un paradis perdu, ou inaccessible. Et c’est l’échec qui empêche le roman de l’intelligence de tomber dans le conte de fées. Le lecteur de Marivaux, de Laclos, de Stendhal, reviendrait-il à leurs romans s’il ne gardait la conscience que ce n ’est qu’un rêve ? N ’est-il pas ce Tantale qui ne vit éternellement que pour refaire un geste qu’il sait voué à l’échec et pour lequel les choses n’ont de prix que par l’impossibilité même de les atteindre ?
20 Op. cit., page 11. 21 ld., page 74. 22 ld., page 88.
C h a p it r e
L 'A M O U R
ET LE L IB E R T IN A G E ;
IV
LE S Y S T È M E ET L A V IE
II n’y a ni vie sans illogisme, ni chair sans mouvement, ni sang qui ne charrie de la passion. Albert Thibaudet.
Le romanesque de l’intelligence, nous venons de le voir, est si agissant dans l’œuvre de Laclos que de nombreux lecteurs sousestiment le rôle de Mme de Tourvel et sont portés à refuser le dénouement des Liaisons. Ce sont ces éléments pourtant qu’il faut étudier pour dégager le sens global du livre. Si nous essayons de prendre, du personnage de la Présidente, une vue d’ensemble et en quelque sorte objective, nous constatons que le spectacle que nous offre son aventure est celui d ’une lutte pathétique entre la vertu et l’amour (et non pas entre la vertu et les manœuvres de Valmont). Et ce qui nous paraît important, c’est que si la défaite de la Présidente ruine une croyance traditionnelle : celle de la vertu invincible, et confirme les principes des héros, cette même défaite tend par contre à valoriser ce que tout le système de ces héros nie : la passion vraie. Laclos n ’est pas parvenu à dessi ner parfaitement le mouvement de cette passion (Mme de Tourvel est peut-être le personnage qui lui a donné le plus de peine ; on peut du moins interpréter dans ce sens ce que l’auteur dit à Mme Riccoboni dans la lettre VI de leur correspondance). Mais ce qui est évident, c’est l’impartialité de Laclos à l’égard de ce personnage si étranger au système du livre : jam ais en effet il ne le tourne en ridicule ou ne nous invite à le juger sévèrement. Et lorsqu’on relit, 10
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dans la quatrième partie, la correspondance de la Présidente, on est frappé par la qualité des sentiments qu’elle révèle. Ecoutons par exemple la lettre 128, sa première lettre à Mme de Rosemonde après son abandon : Tout ce que je puis vous dire, c’est que, placée par M. de Val mont entre sa mort ou son bonheur, je me suis décidée pour ce dernier parti, je ne m’en vante, ni ne m’en accuse : je dis sim plement ce qui est... Ce n’est pas que je n’aie des moments cruels : mais quand mon cœur est le plus déchiré, quand je crains de ne pouvoir plus supporter mes tourments, je me dis : Valmont est heureux ; et tout disparaît devant cette idée, ou plutôt elle change tout en plaisirs. C’est donc à votre neveu que je me suis consacrée ; c’est pour lui que je me suis perdue... Certes nous n’oublions pas que Valmont a eu recours à l’un des plus vieux chantages qui soient et qu’il a précipité la défaite de Mme de Tourvel en simulant la dévotion et en ouvrant devant son esprit cette perspective intolérable : je lui suis devenue indiffé rente et il va s’éloigner pour toujours. Mais ce qui n’en est pas moins sensible ici, c’est la dignité avec laquelle Mme de Tourvel assume sa nouvelle condition, et le sentiment de plénitude que nous donne alors sa passion. Quelle différence entre la confusion avec laquelle Cécile prend conscience de sa facilité et ce consentement de Mme de Tourvel à l’amour ! Elle n’en ignore pas les consé quences, elle voit la gravité de ce choix. Mais il n ’y a pas place en elle pour le repentir : comment regretter d ’avoir tout sacrifié à Valm ont quand le don de soi réserve un tel bonheur ? L’ampleur de ce sacrifice qu’elle ne regrette pas donne ainsi la mesure du bonheur vrai qu’elle a découvert. Ce bonheur sera de courte durée. Cependant, même si Mme de Tourvel doit reconnaître bientôt sur quelle illusion il reposait, cela ne dévalorise pas sa conversion. Q u ’elle se soit trompée sur le vrai caractère de Valmont, qu’elle ait découvert qu’il ne méritait pas les sentiments q u ’elle avait pour lui et le sacrifice de sa vertu, inscrit son amour dans une perspective tragique. Mais ceia ne dis qualifie pas l’acte même par lequel un être joue son va-tout sur un autre être, l’exigence à laquelle il obéit en agissant ainsi. — On trouve dans une lettre de Mlle de Lespinasse à M. de Guibert ce
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mot : « Adieu, adieu, je vous aime, et je crois que ce n ’est pas parce que je vous ai aimé. » 1 Elle affirmait ainsi que l’amour est un acte absolu, et que ce n’était pas parce qu’elle refusait de renoncer à certaines illusions ou de se déjuger qu’elle continuait à aimer cet homme, même après avoir reconnu qu’il ne le méritait pas. C ’est pour la même raison que Mme de Tourvel peut, au moment de mourir, demander à Dieu de pardonner à Valmont. Elle pleure son erreur mais elle ne condamne pas en soi le sentiment qui en est l’ori gine. E t le lecteur partage cette attitude. 11 voit la Présidente se perdre. Il prend intérêt et même plaisir aux manœuvres de Valmont. M ais à aucun moment l’amour de Mme de Tourvel ne cesse de lui apparaître comme un sentiment authentique, valable. D ’ailleurs, Ses meneurs du jeu ne sont-ils pas contraints euxmêmes d ’en convenir ? Mme de Merteuil serait-elle jalouse de la Présidente si l’amour vrai n ’était à ses yeux qu’une illusion ? Cer tains mots qu’on trouve sous sa plume, en particulier dans la lettre 131, font penser qu’en exigeant la rupture, elle obéit à la nostalgie de l’amour q u ’elle a connu avec Valmont, qu’elle veut être le seul amour du vicomte comme il a été le seul pour elle. Q uant à Valmont, son attitude est encore plus frappante. On disputera pour savoir jusqu’à quel point il a été amoureux de Mme de Tourvel. Nous avons vu qu’il est impossible de le mesurer exactement, de décider avec certitude s'il s’est converti à l’amour ou s’il n ’y a pas eu jusqu’à la fin de la comédie chez lui. M ais il est indubitable que la Présidente a été pour lui davantage que l’occasion d ’exercer son pouvoir et d’accomplir un exploit libertin. Et même si, comme nous le pensons, il a rompu avec elle pour obéir à une exigence de sa nature et de ses principes tout autant que sous l’effet des sarcasmes de Mme de Merteuil, il n ’en reste pas moins qu’il a éprouvé de l’amour pour Mme de Tourvel et qu’il a été tenté de ne pas sacrifier totalement cet amour à son idéal d ’in sensibilité et de maîtrise de soi. L’amour existe donc dans le roman. 11 nous est donné comme une valeur, au même titre ou presque que l’intelligence. Mais quelle signification donner à sa présence ? Il nous paraît difficile de voir avant tout dans ce thème une concession de l’auteur au mythe de
i Lettres de Mlle, de Lespinasse, éditées par Eugène Asse, E. Fasquelle, Paris, 1906, page 227.
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l’amour-passion, comme le voudrait Claude E lse n .2 Ii est indé niable, d ’autre part, que le livre présente une certaine ambiguïté puisque si, comme le remarque M a lra u x ,3 Laclos n ’attaque pas les héros dans leur prestige (et cela est surtout vrai pour la marquise de Merteuil), il ne déprécie pas non plus l’univers de Mme de Tour vel et la valeur qu'il représente. Faut-il voir là une contradiction mal résolue entre les deux Laclos : le Laclos vertueux, qui croyait à l’amour et songeait à écrire le roman du bonheur fam ilial, et le romancier fasciné par ses personnages, première victime du roma nesque de l’intelligence ? Le dualisme naîtrait-il de deux exigences opposées : celle de la volonté démonstrative et celle de la création romanesque ? Nous ne pensons pas que les Liaisons soient un roman à thèse, que Laclos ait tenté, sans y réussir, de prouver la supériorité de l’amour vrai sur le libertinage (pas plus qu’il ne sou tient la thèse contraire ; la seule thèse du livre, celle q u ’annoncent le titre et la Préface, est une simple précaution, de pure conven tion). Nous croyons q u ’il convient de parler de complexité plutôt que de contradiction : obéissant aux tendances qui coexistaient en lui, Laclos ne pouvait s’empêcher de faire entendre aussi la voix de l ’amour vrai, de situer l’intelligence par rapport aux valeurs qui la limitent et de nous rappeler qu’il est d ’autres formes de bonheur, d ’autres vocations humaines que l’exercice du pouvoir de l’esprit. Beaucoup moins qu’il ne cherche à nous dicter une conclusion, Laclos dit ce qui est. Et quelle que soit la leçon que chacun dégage à son gré du roman, c’est à nos yeux un signe de la richesse du livre, d ’un respect par l’auteur de la complexité de notre nature h um ain e ,4 que cette présence dans le roman d ’un autre royaume que celui de l’intelligence. Mais si l’amour apparaît dans les Liaisons comme une tentation à laquelle Valmont ne saura entièrement résister, comme une limite à l’intelligence, ce n ’est pas la seule. Valmont écrivait à Mme de Merteuil, au début du roman (lettre 4) : « conquérir est notre des tin ». 11 ne croyait pas si bien dire. Car viendra un moment où, au lieu d ’avoir devant eux un futur indéterminé, les héros seront pri 2 Op. cit., page 86. 8 Op. cit., page 422. 4 Edmond Maynial (Introduction aux Liaisons dangereuses, page IX) propose une remarque intéressante : rappelant que le livre de Laclos, s’il est celui d’un débutant, n’est pas une œuvre de jeunesse, il voit dans cet âge du roman une explication de la complexité de l'œuvre.
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sonniers de leur passé et d ’un instinpt de conquête qui a été toute leur vie et qui est leur principal motif d ’orgueil. Au moment où, pour renouer, l’un devrait céder à l’autre, ils seront incapables de le faire ; mais ils seront aussi incapables de renoncer à leur projet parce q u ’ils y ont engagé l’essentiel d ’eux-mêmes. Alors leur escrime amicale deviendra un différend irrémédiable, lis se per dront, victimes d une fatalité qui est l’érotisme. Et cette fatalité n’a rien d’un « deus ex machina ». Elle est installée au cœur des per sonnages dès le début du roman, dès le moment où Valm ont pro pose à Mme de Merteuil de renouer et où celle-ci, à la lettre 20, accepte aux conditions que l’on sait. Ce projet contient leur perte parce que, par définition, ii ne peut y avoir entre deux amants de complicité érotique et que les héros ne pourraient renouer qu’en renonçant à ce qu'ils sont. Mme de Merteuil l’entrevoit dans la quatrième partie, mais la volonté de puissance est trop vive en elle pour qu’elle sache renoncer à la tentation de poursuivre sur Valmont l’exercice d ’une contrainte érotique. Et d’ailleurs il est trop tard : Valm ont lui a déjà sacrifié virtuellement la Présidente et Mme de Merteuil ne peut donc désormais ni interrompre le jeu ni céder au vicomte. Il en va de même pour ce dernier. Au moment où tout pourrait encore être sauvé, il a déjà trop sacrifié à l ’espoir de renouer et la supériorité de la marquise est déjà trop visible pour q u ’il ne cherche pas à reprendre à tout prix l’avantage et q u ’il n’en vienne pas à adresser à son ancienne partenaire l’ultim atum qui provoquera leur perte réciproque. L ’intelligence trouve ainsi, au terme d’un roman où elle a triomphé constamment, sa défaite dans la forme de sexualité où elle se donne libre cours. Et, avec le couple Valmont-Merteuil, c’est le couple de l’intelligence et de l’esprit du mal qui se détruit. Si nous reprenons maintenant le dénouement, nous constatons q u ’il offre ce qu’on pourrait appeler des étages de signification et que ceux-ci sont très inégalement valables. Le dénouement répond tout d’abord aux exigences de la thèse que Laclos feignait de défendre et qui lui permettait de justifier son œuvre, aux yeux du public, par l’enseignement moral qui devait s’en dégager. Nous avons vu que les romanciers du x vm 9 siècle affichaient souvent, jusque dans leurs titres, des intentions ver tueuses et que Laclos était du nombre. Un livre qui prétendait attirer à son tour l’attention du public sur le « danger des liaisons »
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devait donc se terminer par une catastrophe. Il devait nous mon trer la punition des méchants. Car c’est toujours ainsi que la « morale » est censée trouver son compte : dans la preuve renou velée que le crime ne paie pas et que la méchanceté finit toujours par se retourner contre ses auteurs. La thèse exigeait donc que Valm ont et Mme de Merteuil fussent punis et que nous vissions leurs victimes, Cécile et Danceny, retrouver le chemin de la vertu et chercher à racheter leur conduite passée en prenant la route du couvent et de Malte. Et c’est pour les mêmes raisons que Laclos nous offre, par la plume de Mme de Volanges, la scène qui se déroule au foyer de la Comédie Italienne. C ’était donner satis faction à la société. Et dans la mesure où les lecteurs de l’époque se sentaient solidaires de cette société, ils se vengeaient ainsi d ’avoir été si longtemps joués par la marquise et son complice. être
Ce dénouement n ’a jam ais satisfait personne et il ne pouvait en autrement. Les lecteurs du temps sentaient peut-être ce
qu’avait d’ironique un dénouement social qui leur montrait la société conspuant Mme de Merteuil et applaudissant Prévan. En faisant cause commune avec celui-ci, la bonne société du livre avouait à quel point elle était elle-même peu vertueuse. Il est évi dent que la réhabilitation de Prévan ne marque pas le triomphe de la vertu : celui-ci ne vaut guère mieux que celle dont il a été la victime. Ce que ce dénouement insinuait, c’est que la société du temps avait toujours été indulgente à ce genre de « mauvais sujet », que ce qu’elle ne pouvait pardonner à Mme de Merteuil, c’était de l'avoir si longtemps privée du plaisir de médire, d ’avoir joui abusi vement des avantages de la bonne réputation et d’avoir pu se livrer à ses débordements sans en payer le prix à l’opinion publique. D ’autre part, les lecteurs furent et sont encore aujourd’hui cho qués par la « gratuité » des malheurs qui s’abattent sur les cou pables. La petite vérole qui défigure Mme de Merteuil, la perte de son procès qui la ruine, n ’ont aucun rapport avec ses fautes. De même, si le duel entre Valmont et Danceny est «vraise m b lab le », que ce fût Valm ont qui dût succomber semblait arranger trop bien les choses. L’arbitraire du dénouement dévalorise ainsi la morale que Laclos prétendait faire triompher. Les lecteurs éprouvent donc le sentiment que Laclos s’est moqué d’eux, que le but moral du livre n ’était qu'une feinte et que ce dénouement plaqué n ’entame pas le prestige des héros : au contraire il semble resserrer la com
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plicité de l’auteur avec la marquise et le vicomte. (A ce sentiment n’est sans doute pas étranger le fait que Laclos réserve à Mme de Volanges le soin de présenter la moralité du dénouement ; c’est-àdire à un personnage qui n’a pas compris grand’chose à ce qui s’est passé, qui nous est toujours apparu borné et prétentieusement sot.) Cependant, ce dénouement en recouvre un autre et Laclos est parvenu à accorder avec les exigences d ’une thèse, à laquelle il ne croyait pas plus que nous, d ’autres exigences plus profondes. Der rière les nécessités de la morale conventionnelle qui exigeait la ruine du système, se font jour les véritables nécessités : celle de ce que nous serions tenté d ’appeler la vie, et celle de l’œuvre. Celles qui veulent que l ’intelligence et l ’esprit du ma! trouvent leur défaite, non pas dans l’intervention de la société et oour rassurer celle-ci, mais en eux-mêmes et par leur logique propre. 8 Ainsi, par delà les conclusions apparentes et plus ou moins ironiques, apparaît la vraie leçon que nous propose l ’œuvre : ce qui limite la suprématie de l’intelligence, ce n ’est pas seulement une valeur comme l’amour, c’est encore une fatalité à laquelle nul esprit humain n ’échappe. Car aussitôt que l’intelligence cesse d ’être con templative, désintéressée, qu’elle prétend agir sur les êtres, elle est contrainte de mettre en œuvre des forces qu’elle sera finalement impuissante à maîtriser mais sans lesquelles elle n’aurait pas de prise réelle sur autrui. De plus, dans un monde qui refuse la cha rité et dans lequel l’intelligence ne veut s’exercer que pour ellemême, pour sa propre satisfaction, il n ’y a pas de place pour deux exigences totalitaires et l’intelligence dominatrice ne peut finale ment que se heurter à elle-même (et tel est sans doute le motif pro fond qui a poussé Laclos à inventer le couple Vaimont-Merteuil). On comprend dès lors pourquoi Giraudoux pouvait, à la fin de sa préface,6 malgré tout ce qui sépare les deux romanciers, inviter à un rapprochement entre les héros de Laclos et ceux de Dostoïevski. L’œuvre de Laclos paraît en effet annoncer l’échec de l’intelligence à maîtriser la vie qui sera un thème constant du lomancier russe. Elle révèle comme lui que, si l’intelligence est 6 « II est logique que « la volonté de puissance » finisse par opposer la Merteuil et Valmont... Plus encore que l’instinct moralisateur, ce châ timent satisfait l’esprit, s (René Lateu, op. cit., pages 168-169.) 8 Op. cit., page 88.
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supérieure aux passions, la passion de l’intelligence, elle, peut être aussi dévorante que les autres et faire de ceux qui l’éprouvent des possédés que l’orgueil de l’esprit pousse à leur perte. Comme lui, elle affirme que la vie est finalement plus forte que le système qui la nie. Et cette vérité morale du livre s’accorde avec les exigences esthétiques de l’œuvre. Nous avons vu qu’une certaine opacité, qu’une certaine « résistance » n ’étaient pas incompatibles avec le romanesque de l’intelligence et qu’elles lui étaient même favorables. C ’est cette part obscure qui donne sa réalité à l’intelligence, comme l’ombre souligne la lumière. Et ce sont ces limites à l’intelligence qui maintiennent entre l’œuvre et la vie, entre la réalité et le romanesque, le lien faute duquel la complicité du lecteur ferait place à l’incrédulité. C ’est pourquoi nous ne pensons pas que la résistance de l ’amour au libertinage, de la vie au système, que nous avons dégagée et qui enrichit le sens du livre, ruine la mythologie de l’intelligence qui est à nos yeux l ’essentiel des Liaisons. Une fois le livre refermé, le lecteur ne renonce pas au rêve que le roman lui a permis de vivre quelques heures, même si ce rêve s’est terminé tragiquement. Le plus mythique des héros du livre, Mme de Merteuil, ne meurt pas. Et nous verrions volontiers dans ce fait un symbole. Mme de Merteuil a perdu sa beauté et sa fortune ; elle a même perdu la partie. Mais pas plus que l’intelligence elle n’a perdu son prestige.
C hapitre
V
POUR CONCLURE
On ne consacre pas impunément des mois à écouter une œuvre, à l’interroger incessamment, à tenter de lui arracher son secret. « Lire, c’est créer peut-être à deux », disait Balzac. Le risque que comporte un trop long commerce avec une seule œuvre, c’est qu’on en vienne à créer tout seul, à apporter à l’œuvre ce qu’on croit y trouver. L ’attention soutenue qu’on lui prête suffit à lui donner une valeur, toute subjective, et rien n ’est plus difficile alors que de conserver un sens exact d’une hiérarchie des valeurs. C ’est à rétablir cette hiérarchie que nous voudrions consacrer notre brève conclusion. Toute notre étude a tendu à objectiver l’admiration que, dès notre premier contact avec les Liaisons, nous avons ressentie, ainsi que beaucoup de lecteurs, pour l’unique roman de Laclos. Nous espérons avoir prouvé tout d ’abord que c’est un roman fort bien fait — ce qui n’est pas commun au x vm e siècle — et ensuite qu’en dehors de toute considération historique l’œuvre tire sa valeur d ’un thème essentiel dont elle se nourrit. Q u ’elle porte témoignage de ce que l’homme peut avoir de terrible pour l’homme et aussi de ce qu’il y a de grand en lui ; de ce que l’exercice de l’intelligence a de corrosif et d ’inhumain, mais aussi de ce que son pouvoir a d’exaltant. Et la qualité de « fabrication » du roman comme l’importance de sa signification nous ont paru justifier le titre de chef-d’œuvre. Cependant, si nous professons une admiration décidée pour l’ouvrage de Laclos, cette admiration ne nous aveugle pas. Nous n’oublions pas que tout ce qui a permis à Laclos de faire de son roman la perfection d,’un genre : sa volonté de nudité, de dépouil-
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lement, de schématisme, en un mot son parti pris, en marque aussi les limites. Il exclut « cette qualité, faite à la fois de densité et d ’obscurité, de richesse et de gaucherie •», que Claude-Edmonde M agny propose d ’appeler 1’ « opacité romanesque » 1 et qui est un des grands charmes de certains romans. Le registre des Liaisons est restreint, la résonance de l’œuvre est un peu grêle. Si notre moi intellectuel y trouve plus qu’ailleurs son compte, c’est au détriment de cet autre moi qui cherche vainement dans l’œuvre la mélodie déchirante ou profonde, la plénitude d’émotion, la délectation sen suelle que procurent les grands styles de roman, et qui distinguent les œuvres les plus hautes. C ’est pourquoi nous reconnaissons volontiers que, si les Liaisons sont la perfection d ’un genre, ce genre, lui, n’est pas le plus grand. Lorsqu’on proposa à Gide, en 1913, le fameux questionnaire : quels sont les dix romans français que vous préférez ?, il commença par nommer la Chartreuse de Parme et les Liaisons dangereuses, allant même jusqu'à dire : « Après ces deux romans, si l’on ne restreint pas mon choix à la France, je ne cite plus que des étrangers. » 2 Nous ne serions pas aussi généreux que lui. Certes, il y a quarantecinq ans que Gide proposait son choix. Et depuis lors, plusieurs romanciers se sont révélés auxquels nous songerions immédiate ment pour partager avec Stendhal les premières places : Proust, Malraux, Sartre peut-être. Aujourd’hui, où placerions-nous Laclos ? Serait-il, comme dans les élections, un des « viennent ensuite » ? Tout bien considéré, non. Nous lui réserverions sans doute la neuvième ou la dixième place. Et notre ambition serait satisfaite si la présente étude contri buait à faire reconnaître que Laclos est digne d ’occuper ce rang, qu’il mérite en tout cas beaucoup plus et beaucoup mieux que les allusions condescendantes d’auteurs de manuels qui consacrent plusieurs pages à Atala ou à Paul et Virginie.
1 Lettre sur le pouvoir d’écrire, Pierre Seghers, Paris, 1951, page 26. 2 Op. cit., page 145.
BIBLIOGRAPHIE
d e L a c l o s . — Œuvres complètes. Texte établi par M. Allem, 2* édition. Bibliothèque de la Pléiade, NRF, Paris, 1943. Cette édition donne entre autres, dans les appendices, la cor respondance de Laclos et de Mme Riccoboni au sujet des Liaisons dangereuses, les jugements portés sur l’œuvre par certains contemporains de Laclos (Grimm, La Harpe, Moufle d’Angerville, Tilly, D ’Allonville), les Notes de Baudelaire sur les Liaisons dangereuses.
Choderlos
On trouvera ci-dessous, non pas une bibliographie complète, mais la liste des ouvrages et des articles touchant de près à notre sujet et auxquels nous nous référons plus particulièrement dans notre étude. D. A u r y . — Introduction aux Liaisons dangereuses. La Guilde du livre, Lausanne, 1950. Y. B e l a v a l . — Quelques mots d’accompagnement, en postface à Jac ques le fataliste et son maître de Diderot. Le Club français du livre, Paris, 1953. J. DE B o i s j o l in et G. MossÉ. — Notes sur Laclos et les « Liaisons dangereuses ». Sevin et Rey, Paris, 1904. F. B r u n o t . — Histoire de la langue française des origines à 1900, tome- VI, 2” partie, fascicules 1 et 2. Colin, Paris, 1932 et 1933. (Cette partie est l’œuvre de A. François.) P. C h a r p e n t r a t . — Préface aux Liaisons dangereuses. Delmas, Paris, 1950.
Le Général Choderlos de Laclos, auteur des Liaisons dangereuses, nouvelle édition. Perrin, Paris, 1936.
E. D a r d . —
C. E l s e n . —
Homo eroticus, esquisse d’une psychologie de l’érotisme.
NRF, Paris, 1953.
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A, G id e . — Les dix romans français que... Paru dans la Nouvelle Revue Française, 1" avril 1913, repris dans Morceaux choisis, N R F . P aris. 1921, puis dans Incidences, NRF, Paris, 1924. C'est au texte des Morceaux choisis que nous nous référons. J. GIRAUDOUX, — Choderlos de Laclos. Destinée à servir de préface au x Liaisons dangereuses (Stendhal, Paris, 1932), cette étu de a été pu b liée dans la Nouvelle Revue Française, 1" décerr.'rrs 1932, et reprise avec quelques modifications dans L iîté ra :j'i, G rasset, Paris, 1941 C.’est ce dernier texte que nous citons.
A. HOOG. — P~é~r.ce aux Liaisons dangereuses. Ed. du Bateau ivre. P aris. 1946. R. L a l o u . — Défense P aris. 1926.
de. l’homme (Intelligence et sensualité). S. Kra,
G. L a n so n . — L’A 't de la prose. Arthème Fayard, Paris, s.d. (1908). C.-E. M a g n y . — Histoire du roman français depuis 1918. Ed. du Seuil, Paris. 1950. A. M a lr a u x . — Laclos, dans Taoleau de la littérature française, XVITX V III‘ siècles, de Corneille à Chénier. NRF, Paris, 1939.
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R. V a il l a n d . — Laclos par lui-même. Ed. du Seuil, Paris, 1953.
TABLE
I n t r o d u c t io n
DES
MATIÈRES
..................................................................................
P r e m iè r e
9
p a r t ie
LE CHEF-D’Œ U V RE DU ROMAN PAR LETTRES Chapitre Chapitre
I. — Les ressources d’un genre II. —■Une géométrie sensible
....................■
15
..........................
27
Chapitre III. — Une correspondance é ro tiq u e .................
49
Chapitre IV. — Des figures qui to u rn e n t..........................
57
Chapitre
77
V. — Premières con clusion s.............................
D e u x iè m e
p a r tie
UNE M YT H OLOG IE DE L’INTELLIGENCE Chapitre
I. — La vraie nature du sc a n d a le ....................
Chapitre
83
II. — Une mythologie fa s c in a n te ....................
99
Chapitre III. — Le romanesque de l’intelligence..............
121
Chapitre IV. — L’amour et le libertinage ; le système et la v i e ........................................................
145
V. — Pour c o n c lu re ............................................
155
B i b l i o g r a p h i e ....................................................................................
Chapitre
155
IM P .
«LE S
PRESSES
DE
S A V O IE » ,
A M B IL L Y - A N N E M A S S E
(F R A N C E )